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French Pages 405 [406] Year 2007
Michel Houellebecq sous la loupe
FAUX TITRE 304 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Michel Houellebecq sous la loupe
études réunies par
Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007
Illustration couverture: Photo Murielle Lucie Clément Maquette couverture / Cover design: Pier Post. The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence’. ISBN: 978-90-420-2302-4 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007 Printed in The Netherlands
Introduction Murielle Lucie Clément et Sabine van Wesemael
Depuis plusieurs années, les romans de Michel Houellebecq dominent le paysage littéraire français. À chaque parution, une avalanche d’articles pro ou contre s’abat sur les médias entraînant une polémique dont le cercle germanopratin se régale. Aussi, l’intérêt suscité par l’auteur s’est-il traduit en quelques ouvrages d’approches diverses : Thomas Steinfeld : Das Phänomen Houellebecq (2001), Dominique Noguez : Houellebecq, en fait (2003), Olivier Bardolle : La Littérature à vif (Le cas Houellebecq) (2004), Éric Naulleau : Au secours, Houellebecq revient ! (2005), Jean-François Patricola : Michel Houellebecq ou la provocation permanente (2005), Denis Demonpion : Houellebecq non autorisé, enquête sur un phénomène (2005), Fernando Arrabal : Houellebecq (2005). Cependant, force est de reconnaître que cet intérêt dont témoignent les titres précités n’est en rien comparable à l’engouement du public et le succès commercial avenant. Par ailleurs, exception faite du colloque d’Édimbourg en octobre 2005, qui donna lieu à la superbe publication Le Monde de Houellebecq, Gavin Bowd (dir.), l’auteur ne semble pas avoir énormément stimulé la recherche académique. En effet, seules quelques analyses d’envergure lui ont été consacrées à ce jour : Murielle Lucie Clément : Houellebecq, Sperme et sang (2003), Sabine van Wesemael (études réunies par) : Michel Houellebecq (2004), Sabine van Wesemael : Michel Houellebecq, le plaisir du texte (2005), Murielle Lucie Clément, Michel Houellebecq revisité (2007). Les contributions réunies dans le présent ouvrage tentent de combler quelque peu le fossé béant entre Michel Houellebecq et la critique universitaire. En outre, ce recueil projette sur l’œuvre un nouvel éclairage dû en grande partie à l’approche des sujets peu explorés à ce jour. Ainsi, l’esthétique générale des écrits, la poésie, l’écriture houellebecquienne, la réception et la philosophie sous-jacente passent-elles dû-
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ment la revue dans des études approfondies après avoir été négligées jusque-là. D’autre part, bien que l’amour, l’exotisme et l’abject aient été précédemment discutés, ces thèmes se teintent aujourd’hui d’un jour nouveau par l’angle original sous lequel ils sont abordés et la perspicacité des réflexions qui leur sont accordées. Enfin, plusieurs articles interpellent le dernier roman : La Possibilité d’une île (Fayard, 2005) ce qui confère à ce recueil un atout supplémentaire sur tous les ouvrages précédents. Il se peut qu’aux yeux de Michel Houellebecq, la célébrité culturelle ne soit aujourd’hui qu’un médiocre ersatz de la gloire médiatique comme l’illustre le destin du scénariste Daniel1 dans le dernier roman de l’auteur. Cela n’empêche aucunement son oeuvre d’être bel et bien imprégnée des idées de ses prédécesseurs. Dans tout texte subsistent toujours les traces de textes antérieurs, ce que démontrent plusieurs articles. Jacob Carlson, à travers une analyse d’Extension du domaine de la lutte (1994), propose de rapprocher l’écriture houellebecquienne à la tradition de la satire ménippée dont toutes les particularités, distinguées par Bakhtine, se retrouvent, selon lui, dans les romans de Houellebecq : tonalité comico-sérieuse, ridicule des savants. Par exemple, la démonstration scientifique et burlesque de Michel des Particules élémentaires (1998), le chien philosophique, dystopie, ce procédé utopique utilisé uniquement pour persifler avec humour et malice notre société actuelle, et cetera. D’autres partent de l’idée que Houellebecq est au fond un dixneuvièmiste. C’est le cas de Bruno Viard qui explore les côtés balzaciens de l’auteur. Selon lui, Houellebecq écrit des romans sociologisants qui réactualisent les conventions du roman réaliste (mimésis, déterminisme, caractérisation conventionnelle, couleur locale et cetera) mais parodient en même temps le ton académique des romancierssociologues du XIXe siècle. La critique du libéralisme rapproche aussi Houellebecq de Balzac. Tous deux enregistrent sa faillite. Les Paysans (1844) de Balzac et Extension du domaine de la lutte reposent sur la même idée : libéralisme équivaut violence, inégalité et la réduction de l’être humain aux lois de l’offre et de la demande. Rien d’étonnant alors à ce qu’un leitmotiv de Balzac comme de Houellebecq soit le parallèle entre le monde animal et la société humaine. Mais c’est aussi au niveau de la biographie qu’on peut établir une parenté entre Balzac et Houellebecq : la séparation avec la mère. Honoré fut mis en pension, Michel élevé par ses grands-parents. En résulte un terrible res-
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sentiment envers la mère et envers toute sa génération. Chez les deux auteurs la famille constitue l’idéal perdu. Quant à elle, Sandrine Rabosseau se demande ce que recouvre le terme de ‘néo-naturalisme’ dans l’oeuvre romanesque de Houellebecq. À l’instar de Zola, considéré comme l’inventeur du roman expérimental, Houellebecq adopte un discours sociobiologique. L’observation du milieu dans les manifestations intellectuelles, le poids de l’hérédité et la mise à jour des bas instincts sous couvert de discours scientifique peuvent être considérés comme autant de clins d’oeil au maître du naturalisme. De plus, la provocation anthropologique du romancier s’amusant à réduire la vie des hommes à des échanges sexuels, n’est pas sans rappeler la démarche de Zola. L’écriture de Houellebecq serait ainsi un prolongement du roman naturaliste, et certains passages faisant référence à la science ou à la bestialité pourraient être lus comme des pastiches des romans zoliens. Parmi les poètes du XIXe siècle qui ont influencé Houellebecq, Julia Pröll signale avant tout Baudelaire et dans son étude de la « poésie urbaine » de Houellebecq, elle établit une filiation avec celui-là. Ces deux écrivains oscillent entre « spleen » et « idéal » : pour chacun d’eux l’articulation poétique de la douleur pourrait conduire à une « renaissance » du sujet (lyrique) dans une absurdité devenue créatrice. Houellebecq, exprimant à plusieurs reprises sa haine de la nature, se fait comme Baudelaire le poète des grandes villes, bien que se profilent, bien sûr, aussi de nettes différences : les métropoles postmodernes ne garantissent plus les rencontres bouleversantes avec des « passantes » mystérieuses, mais dévoilent la logique impitoyable du système capitaliste et « du mouvement non-arrêté ». Chez Houellebecq, le paysage urbain désoriente le sujet et lui ôte tous les repères par un excédent d’informations. Simon St-Onge développe le rapport entre Lautréamont et Houellebecq. Leurs textes ont en commun un caractère hybride qui relève de différents types de discours : ils utilisent tous les deux le langage lyrique et scientifique dans leurs textes littéraires. Houellebecq, en s’appropriant le langage scientifique et en intégrant la démarche poétique de Lautréamont, consent à métamorphoser la textualité en une multiplication discursive où chaque ligne de rupture constitue autant de réorientations de sens et d’expériences littéraires. Selon St-Onge, il nous est donné de comprendre les oeuvres de Houellebecq comme des
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lieux de rencontre de divers espaces littéraires qui, dans leurs collisions, déploient des possibilités d’expériences esthétiques. Elisabetta Sibilio, pour sa part, démontre le rapport entretenu par H.P. Lovecraft (1991) avec un texte modèle : l’étude de Baudelaire sur Edgar Allan Poe. Elle révèle une correspondance intime entre Houellebecq et Baudelaire : l’enfance et le guignon. De façon générale, Sibilio vise à identifier les raisons du choix d’un biographe pour son sujet, d’expliquer la fascination d’un écrivain pour l’autre. Relevées dans les textes houellebecquiens, les citations sont parfois explicites, mais souvent aussi moins évidentes et il est possible de découvrir des filiations assez lointaines. Murielle Lucie Clément s’y applique et fait, entre autres, le lien entre un fragment des Particules élémentaires et Roméo et Juliette (1595) de William Shakespeare en transitant par Brave new world (1932) d’Aldous Huxley. Selon Clément, qui expose aussi plusieurs relations avec certains auteurs contemporains, les citations de Houellebecq sont des hommages, conscients ou inconscients, rendus aux écrivains et poètes dont la trace se retrouve dans les fictions houellebecquiennes. Toutefois, Houellebecq n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il cite ses propres écrits. À plusieurs reprises, Houellebecq a évoqué Schopenhauer comme l’un de ses maîtres spirituels. Walter Wagner n’en est guère surpris car leurs œuvres se rejoignent sur certains points. Les deux auteurs partagent, selon lui, une aversion profonde du monde et pour eux le désir sexuel représente l’expression la plus immédiate du vouloir-vivre. Le Monde comme volonté et comme représentation, de même que l’oeuvre de Houellebecq, repose sur une métaphysique pessimiste selon laquelle toute existence est souffrance. Selon Schopenhauer, celleci, causée par une volonté à l’origine de laquelle se trouve un manque que l’être humain cherche en vain à satisfaire, produit la douleur inhérente à la vie. La libération totale du joug de la volonté ne peut résulter que de l’abolition du vouloir-vivre qui tyrannise les hommes. Or, les personnages houellebecquiens se révoltent contre la prédominance écrasante du vouloir-vivre : ils sombrent dans la dépression et refusent la procréation à titre personnel. Le « vide sidéral » dans lequel Michel des Particules élémentaires, ce positiviste mâtiné de Schopenhauer, a vécu sa vie est l’expression d’un quiétisme proche du « nirvâna » des religieux indiens. Le Meilleur des mondes, rêve de Michel, se composera d’une race dépourvue de notre individualité génétique, source de
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la plus grande partie de nos malheurs. Il est légitime de se demander si Schopenhauer aurait envisagé de résoudre le problème du vouloirvivre de la sorte. Floriane Place-Verghnes est également d’avis que Houellebecq réactualise les thèses de l’oeuvre-phare du philosophe allemand. Contrairement à Walter Wagner, elle fait surtout référence au dernier roman de l’auteur, La Possibilité d’une île, mais elle se concentre plus ou moins sur le même sous-thème, à savoir la question de la volonté. Selon elle, chez Houellebecq de même que chez Schopenhauer, la question du vouloir-vivre – et celle, consubstantielle, de la misère de l’homme – revêt trois aspects fondamentaux : la vie est une somme de souffrances qui ne se conclut que dans la mort, les deux auteurs reconnaissent pourtant en même temps que la souffrance peut être positive : la souffrance naît du désir ; le désir est avant tout corporel, le corps étant le siège premier de la volonté. Bien sûr, l’œuvre houellebecquienne est aussi tributaire des auteurs du vingtième siècle. Jean-Louis Cornille, dans sa contribution, insiste également sur le caractère emprunté de l’oeuvre de Houellebecq. Comme sources, il cite Kafka, Ionesco : Le Solitaire (1973) et, surtout, Camus : sans L’étranger (1942) il n’y aurait simplement pas d’Extension du domaine de la lutte selon lui. Le signe le plus évident de cette réécriture, est la scène cruciale où le narrateur incite Tisserand à tuer le nègre qui répond à la scène-clé du roman de Camus : l’assassinat de l’Arabe. Dans un cas comme dans l’autre une femme est la cause de l’accélération des événements et le décor est plus ou moins le même : les abords de la mer. Toutefois, chez Camus l’acte n’est pas prémédité, il est gratuit, tandis que Tisserand ne se sent pas la force de commettre le crime et se défend contre l’absurde. En fin de compte, Extension du domaine de la lutte, c’est l’anti-Étranger. Frédéric Sayer, quant à lui, estime que Houellebecq semble vouloir égaler le succès obtenu à la sortie d’American Psycho (1991) par Bret Easton Ellis, un auteur qu’il apprécie particulièrement. Les Particules élémentaires, Plateforme et le roman d’Ellis se distinguent par les scandales provoqués et les succès commerciaux d’envergure consécutifs à ces scandales : si American Psycho fut accusé d’inciter au meurtre, Les Particules élémentaires représentèrent pour certains un pamphlet pour une société autoritaire et eugéniste. Selon Sayer, ces textes très contemporains ont un puissant impact social : une telle réaction de la part des médias et du public constitue l’indice d’une culpabilité su-
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blimée et celui de l’enracinement de peurs modernes qui se laissent radiographier avec l’outil d’une « symbolique du mal ». En effet, la question du mal se révèle déterminante dans une société marquée par le matérialisme athée, dont l’éthique semble se dissoudre au profit des seules règles du marché. La transposition esthétique de cette problématique éthique peut s’appréhender en analysant les tensions entre la traditionnelle représentation apocalyptique ou infernale du mal et son inefficacité dans le cadre contemporain ou moderne : comment un récit froid et clinique, quasiment behavioriste chez Ellis ou analytique/rationaliste chez Houellebecq, peut-il s’accorder d’ornements mythiques bibliques si ce n’est en les périmant, en les transformant en béquilles narratives, en plats motifs culturels ? Cependant, Houellebecq a, lui aussi de son côté, beaucoup influencé le paysage littéraire français. Nombreux sont les écrivains qui semblent suivre le même chemin, tels Frédéric Beigbeder, Virginie Despentes, Yann Moix, Fabrice Pliskin ou Florian Zeller pour ne citer que ceux-là. Alain-Philippe Durand discute le roman le plus récent de Pascal Bruckner : L’Amour du prochain (2004). Bruckner se rapproche de l’écriture houellebecquienne. Il partage avec Houellebecq un attrait certain pour le mélange des genres littéraires et discursifs et il dénonce, lui aussi, la notion de désir et sa manipulation obsessionnelle comme l’une des plus grandes calamités de la société contemporaine. Tous les deux s’aventurent dans plusieurs genres littéraires dans les zones frontalières où la littérature s’associe aux autres arts. Sabine van Wesemael examine un autre cas d’écriture houellebecquienne : le roman Existence (2004) d’Éric Reinhardt dont le protagoniste, Carton Mercier, est un malade sexuel tout comme le narrateur d’Extension du domaine de la lutte. Les deux personnages manifestent des symptômes névrotiques indubitables en corrélation avec leur vie sexuelle. Ainsi, Houellebecq et Reinhardt rejoignent-ils les théories de Freud pour qui l’étiologie des névroses réside dans la sexualité. Leurs romans, malgré des réticences, illustrent effectivement le retentissement considérable des théories du maître de la psychanalyse. Le noyau conflictuel exprimé, aussi bien dans Existence que dans Extension, est le complexe de castration : Carton Mercier et le narrateur de Houellebecq ont peur de l’émasculation. Les deux auteurs flirtent également avec les théories freudiennes concernant la conception de l’angoisse comme libido inutilisée et ils montrent comment certains symptômes hystériques, tels le vomissement et l’hypocondrie, sont des
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simulations d’orgasmes. Également, dans le sillage de Freud, ils insistent sur l’importance du complexe de castration sur la perception de la féminité : la femme est châtrée et c’est pourquoi elle rebute l’homme. Houellebecq et Reinhardt, pratiquent-ils un freudisme infantile ou leurs romans constituent-ils plutôt des satires féroces de la psychanalyse freudienne ? Chez Houellebecq, la libido serait donc dominée par des mécanismes d’autopunition. Or, selon Freud, les rêves de punition sont des accomplissements de l’instance critique, de censure et de punition, dans la vie psychique. La sexualité de la majorité des hommes comporte une composante d’agression, une pulsion d’autodestruction mais chez le mélancolique ce penchant est renforcé ce que montre AnneMarie Picard-Drillien dans sa contribution fondée sur les théories de Freud et de Lacan. Selon elle, l’oeuvre houellebecquienne éclaire « la passion de l’être » (Lacan) post-moderne que représente la mélancolie constituée autour du noyau dur d’un vide, celui du moi dévalorisé. La mélancolie est principielle à la condition du petit humain dont l’existence est perte de totalité, perte d’amour. Le Niederkommen (le laisser tomber) du mélancolique est un révélateur de l’ineptie de toute construction humaine, de tout discours face à l’inéluctabilité de la séparation et de la mort. La parole est vaine. Seul le désêtre est vérité. La mélancolie serait donc bien de l’ordre d’un recyclage du désêtre de l’humaine condition, une reviviscence jouissive de la violence de la Chute. Trace à rebours donc d’une recherche de l’être. La souffrance joue également un rôle central dans la poésie de Houellebecq. David Evans a donné pour titre à son article : « Structure et suicide ». Dans son essai Rester vivant (1991) Houellebecq constate : « La métrique est le seul moyen d’échapper au suicide », ce qui permet de concevoir la forme poétique chez lui comme une façon de se protéger contre le désespoir qui le ronge. Au long de ses trois recueils, en effet, cette lutte se lit dans la tension entre formes fixes traditionnelles – surtout le rythme rassurant de l’alexandrin – et des vers amétriques, problématiques, où l’impulsion suicidaire réaffirme sa domination : dès que la souffrance reprend le dessus, des failles apparaissent dans la forme. A l’instar du poète hésitant entre la vie et la mort, le lecteur hésite de même devant des syllabes rythmiquement inconciliables (je, société) où jeux d’ellipse, de synérèse ou de diérèse se font les symboles d’un malaise, celui d’un sujet aux prises avec une structure sociale qui tantôt l’attire, tantôt le révulse.
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La poésie comme dernier ressort ? De toute évidence, Houellebecq ne tolère aucune échappatoire et le sexe se révèle, somme toute, une consolation bien fragile. Le nihilisme houellebecquien se manifeste notamment en matière d’amour et de sexualité. Complexe de castration, mélancolie, pulsions auto-destructrices et cetera, l’auteur illustre sans cesse l’aspect douloureux de la sexualité. Selon lui, la société occidentale trempe dans une misère sexuelle insurmontable. Il esquisse une société dans laquelle les désirs sexuels des adultes ne sont plus guère endigués, mais cette libération n’apporte pas le bonheur. Selon lui, le sexe est de nos jours intrinsèquement lié au monde du marché et conséquemment le malheur est immense. Nathalie Dumas présente une analyse contrastive d’Extension du domaine de la lutte et de 99 Francs (2001) de Frédéric Beigbeder. Selon elle, les deux auteurs nous présentent un univers fortement sexualisé d’où l’amour et l’entité « couple » ont été exclus pour laisser place au pouvoir et à l’économie. Dans notre société de consommation, tout devient marchandise : la femme, l’homme, aussi bien que l’amour. Par conséquent, les héros de Houellebecq et de Beigbeder se sentent séparés du monde environnant par une sorte de barrière mentale et sentimentale qui devrait les protéger mais qui, au vrai, éveille chez eux des émotions d’une morbidité terrifiante. Ils sombrent dans la dépression, s’auto-détruisent et nourrissent une haine profonde contre leurs contemporains : le narrateur de Houellebecq incite Tisserand à tuer un jeune nègre tandis que Octave, Charlie et Tamara de 99 Francs, afin de se venger du capitalisme, assassinent sans scrupules une retraitée de Floride, actionnaire des fonds de pension. Houellebecq et Beigbeder exposent la dégradation de l’être moral, et surtout sexuel, dans notre société capitaliste contemporaine. Néanmoins, Houellebecq écrit des pages débordant de sexualité évidente dont la portée n’est pas sans rappeler les produits pornos. Ainsi, comme dans la pornographie, le corps chez lui est souvent un système de fonctions sexuées disposées pour la jouissance. Neli Debrova s’interroge sur cette perception de la sexualité et la mise en valeur d’une poïétique corporelle propre au roman. Houellebecq illustrerait les théories de Lacan qui dit que « l’homme a un corps et c’est par le corps qu’on l’a » ; tout est de l’ordre de la rencontre des corps. Chez Houellebecq on assiste à une instrumentalisation du corps au service d’une jouissance frénétique, voire pornographique. Les personnages sont sujets de l’excès de désir, de sa plus-value. Il y a quel-
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que chose de l’ordre de la substitution du désir par le corps et l’auteur semble vouloir les en punir puisque, le plus souvent, ce corps ardemment désiré régresse jusqu’à l’état de déchet, de reste inhumain. Annabelle meurt du cancer, Valérie est assassinée et Isabelle et Christiane, ne pouvant supporter la déchéance physique, se suicident. Les héros houellebecquiens aiment les films pornos, les peepshows, les clubs échangistes et sont presque tous exhibitionnistes, mais cherchent souvent autant à voir qu’à être vus. Comme le constate Mads Baggesgaard, le voyeurisme est fréquemment au coeur des scènes sexuelles de Houellebecq, ses protagonistes faisant preuve d’une nécessité croissante de stimulation visuelle. Cependant, une des lois fondamentales de la sexualité houellebecquienne, selon Baggesgaard, est qu’une sexualité basée sur la visualité implique la suppression de soi. Le narrateur d’Extension vomit dans les toilettes après avoir contemplé les danseuses de l’Escale et Bruno des Particules élémentaires et Michel de Plateforme sont plus ou moins castrés : la libido du premier est tempéré par les médicaments et le second se retire dans un petit village en Thaïlande, un havre pour occidentaux névrosés. Selon Baggesgaard, Houellebecq, par l’emploi du tableau pornographique, avance une critique de la visualité. Mais un érotisme non visuel seraitil envisageable ? Le dernier roman de l’auteur formule une réponse bien claire à cette question. Le concept de homöotechnik, que Houellebecq aurait repris de Peter Sloterdijk, et qui désigne les capacités de la technologie nouvelle à modifier le corps humain, semble régler le problème de la représentation effectivement. Puisque le corps luimême devient l’intermédiaire, par clonage ou par mémorisation directe, d’informations par le cerveau, la primauté de la vue est levée. Néanmoins, la fin du roman illustre fort bien que la révolution homöotechnologique ne présente pas une réelle possibilité de libération : Daniel25, mécontent de son existence purement virtuelle et ascétique, décide de quitter son enclave afin d’éprouver à nouveau les désirs de ses ancêtres les humains. Sara Dania Kippur, en s’appuyant sur la psychanalyse de Lacan et les critiques de cinéma telles Kaja Silverman et Laura Mulvey, s’intéresse également au voyeurisme chez Houellebecq, surtout dans Les Particules élémentaires. Selon elle, ce roman enscène une tension dramatique entre la visibilité et l’invisibilité, entre un monde dans lequel tout acte voyeuriste semble autorisé, sans risque de transgression, et un monde qui, destiné à sa propre destruction, cessera d’être recon-
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naissable. En fin de compte, l’illusion de voyeurisme total signale paradoxalement l’impossibilité de la vision chez Houellebecq. Dépravés, frustrés, misanthropes, nihilistes par choix et par philosophie, les héros houellebecquiens montrent un intérêt minime pour l’Autre et ne sont pas vraiment fascinés par l’Ailleurs. Selon Daniel Laforest, le monde diégétique houellebecquien est un réseau d’une mobilité extrême propre à l’unique convoiement d’individus dont le seul mode d’être est la séparation. Il constate une spatialisation de l’angoisse dépressive faisant éclater l’illusion postmoderne d’un rapport harmonieux à l’altérité. On assiste à une redéfinition en acte, dans le contexte entravé de ce qui est perçu comme le suicide occidental, de l’écrivain comme voyageur, et du roman comme illustration réactualisée d’un impossible exotisme. L’espace mondial selon Houellebecq est « de taille moyenne » ; on le parcourt selon la vision fonctionnelle des guides touristiques, assommé aux somnifères sur des vols interminables. Dans l’espace du roman, on laisse alors place au jeu des mécanismes impersonnels, économiques ou sociaux, dont les mutations rapides gouvernent aujourd’hui la mondialisation de l’être. Maud Granger Remy est, elle aussi, d’avis que Houellebecq ridiculise l’appareil romantico-réaliste associé au voyage. Chez l’auteur, l’exotique, l’ailleurs devient un produit monnayable. Plateforme dévoile les arcanes de l’industrie touristique. Aux scènes comiques des voyages en groupes correspondent celles, théoriques, dans les bureaux du groupe Aurore. D’un côté, le point de vue exclusif d’un narrateur satiriste, de l’autre le dialogue de deux professionnels. Le tourisme correspond donc à la fois à l’élément principal de l’intrigue romanesque, et à une réflexion critique plus large, plus documentée. Selon Granger Remy, le touriste construit l’image d’un post humain, désaffilié, déraciné et nomade, marqué par la passivité du spectateur. Le tourisme comme activité économique définit les contours d’un monde post-capitaliste uniformisé et soumis à la logique des flux, dans lequel tout authenticité s’avère pure simulation. Julie Delorme, étudie Plateforme en tant que roman-guide touristique. Selon elle, cette parole romanesque fait appel, dans une sorte de jeu spéculaire, à des stratégies de séduction empruntée au discours publicitaire des guides touristiques. Michel souvent nous parle comme une brochure. Tout en remettant en question les images vendues par le guide du Routard, le guide Michelin Bleu, Plateforme a recours au cliché et au stéréotype dans sa représentation de l’altérité. La Thaï-
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lande en tant qu’espace étranger est représentée dans une perspective en trompe-l’oeil qui brouille ses spécificités de sorte que le lecteurtouriste n’ait accès qu’à son ‘exotisme’. Il est ainsi difficile de se libérer de l’emprise du stéréotype. Benjamin Verpoort, qui étudie le premier récit de voyage de l’auteur, Lanzarote, estime également que Houellebecq ne fait pas preuve d’un esprit ouvert à la présence d’une Altérité quelconque. L’auteur réduit le voyage à une entreprise égoïste dont le but consiste à isoler le touriste dans un potemkine de faux palmiers afin de le protéger contre la menace de l’Autre exotique. Mais Lanzarote est aussi un texte testamentaire ; Houellebecq y accuse la génération soixantehuitarde d’avoir directement causé l’individualisme et l’indifférence typiques de notre ère : l’île est un Eden décadent. Une troisième lecture met en lumière le mouvement descendant du roman à partir de deux éléments textuels concrets, à savoir le culte corporel perverti d’une part et la figure du perdidor (ou loser) de l’autre. L’étranger inquiète et dérange les héros de Houellebecq. Christiaan van Treeck analyse l’image des Allemands véhiculée par les textes de notre auteur. Houellebecq s’amuse à jouer avec des stéréotypes tel celui d’une Allemagne fonctionnelle et froide et il ironise sur la soidisant profondeur allemande (l’Allemagne pays des philosophes) mais il reprend également des clichés négatifs : les Allemands sont des porcs qui ont un manque général de savoir-vivre et de culture. Ainsi Houellebecq, dans Les Particules élémentaires, met-il en relation le militarisme allemand, le nazisme et ce que l’auteur appelle cette « sexualité social-démocrate ». Dans les romans de Houellebecq, les Allemands se distinguent notamment par leur attitude très libre à l’égard de la sexualité ; ils sont, non seulement particulièrement décontractés par rapport à l’échangisme (Pam et Barbara, Rudi et Hannelore), mais également par rapport à la commercialisation de la sexualité : Andreas a épousé une prosituée thaïe qui lui a donné deux enfants et Daniel1 s’achète une crème allemande pour remédier à son problème d’éjaculation précoce. « Soyez abject, vous serez vrais », commande Rester vivant, mais une oeuvre ne s’épuiserait-t-elle pas à opter pour le saccage non-stop ? Selon Patrick Roy, l’intelligence de Houellebecq romancier, c’est de ne pas aimer le monde, mais en adoptant, nous dit François Ricard « la position de l’exilé [...] qui s’est enfoncé dans une distance, dans un éloignement définitif », ce sont ces héros aux identités vacillantes qui
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y sont sans y être, qui ont fait ce pas de côté dont parle « Approches du désarroi ». L’intelligence de Houellebecq, c’est aussi de transposer ce désamour distant dans le corps même de l’écriture, de disséquer son temps sans oublier que l’ultime provocation n’est pas d’autopsier le cadavre, mais d’oser s’en détacher et s’en jouer pour atteindre l’inusité et l’excentré. C’est l’histoire du poisson des Particules élémentaires qui, sorti de nulle part, renferme dans son bondissement et sa replongée le voeu lyrique de Michel Houellebecq et l’ironie qui le travaille, la poésie d’une présence qui n’est possible que par le regard décalé du roman. Y loge l’étrangeté fondamentale de l’oeuvre, son irréductibilité à une simple critique d’époque. La déchirure fait la beauté malaisée de Houellebecq ; son oeuvre est une fantastique machine à « désublimer ». Ce qui devient tout à fait apparent lorsqu’on confronte son oeuvre avec celle de Proust. Roger Célestin étudie cette combinaison Proust-Houellebecq et constate que leurs conceptions stylistiques sont tout à fait divergentes : avec Proust nous sommes dans le long, le sédimenté, la profondeur plutôt que dans le concis et le plat de Houellebecq. Ce passage du style où la métaphore est essentielle à une conception où, au contraire, le plat, le morne dominent, est non seulement le résultat du passage d’une société à une autre mais aussi de la divergence de point de vue des deux auteurs : Proust croit en la capacité salvatrice de l’écriture tandis que Houellebecq n’est pas du tout platonicien : pas de profondeur chez lui. Olivier Bessard-Banquy est également d’avis que l’absence de grâce rhétorique chez Houellebecq exprime la solitude grise et le désarroi contemporain. Houellebecq est un auteur qui fait peu de cas de l’artisanat littéraire et de la luxuriance poétique. Dans tous ses romans on trouve le même cocktail : un style alliant discours, caricature et tartufferie. Ce qui rapproche les textes de Houellebecq du roman à thèse, c’est d’abord la composition globale qui semble reposer sur une méthode discursive. Par exemple, l’intrigue des Particules élémentaires est dominée par un projet assertif et démonstratif. De plus, les narrateurs et les personnages commentent sans cesse le récit des événements ce qui renforce encore la dimension didactique de l’oeuvre. Commentaires qui expriment souvent une même morale : on y retrouve la plupart des thèses de Houellebecq sur la novicité du libéralisme tant économique que moral. Mais, l’auteur a le sens de l’humour et en tire parti avec un brio incomparable. Il ne fait pas de doute que son oeuvre doit sa coloration particulière à l’attitude satirique qui la
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sous-tend. Le rire et l’ironie constituent sa réponse globale face au réel décevant. L’anti-monde de Houellebecq est un univers ludique. Pourtant, selon Bessard-Banqui, la pensée comique chez Houellebecq est difficile à saisir tant sa langue, économique et rapide, paraît incolore ou neutre et tant ses exagérations semblent à mi-chemin de la pensée brute et des conversations de café. La littérature de Houellebecq n’est rien sans ses soubassements argumentateurs et abstraits qui bluffent les uns et découragent les autres. John McCann est d’avis que dans Plateforme les personnages s’engagent avec le monde non pas directement mais à travers des connaissances abondantes qui leur proviennent grâce à des sources toujours linguistiques : téléfilms (Xena la Guerrière), brochures, guides et cetera. Plateforme nous livre de nombreux pastiches. Les théories de Michel concernant les bienfaits du tourisme de charme sont inspirées par les pages « psycho » et les pages « témoignage » de Marie-Claire, par les catalogues « Nouvelles Frontières », par l’étude sociologique Sightseeing tours d’Edmunds and White et par les traités économiques de Marshall. Ce genre de pastiches offrent, non seulement une portée satirique aux romans, mais ils permettent à l’auteur d’attirer, par le biais de l’humour, l’attention sur les dangers de la pensée acceptée sans réflexion ni jugement. Quoi qu’il en soit, on reste le consommateur du langage d’un autre. Or, le langage est multiple. Les discours ne sont pas toujours cohérents – d’où la complexité de l’existence avec ses conflits, tensions et frustrations. Les personnages de Houellebecq sont tous à des degrés différents soumis aux autres et ils luttent contre cette soumission – d’où l’importance réelle de l’Islam. Houellebecq montre peu de sympathie pour ceux qui comme les anciens soixante-huitards des « Nouvelles Frontières » proposent une vision bien-pensante, voire simpliste et utopique du monde. Pour Vincent Bruyère qui, lui aussi, concentre son exposé sur Plateforme, l’œuvre houellebecquienne est avant tout synonyme de solitude ; solitude instaurée par une prise de parole sur le monde. La fable houellebecquienne, dit-il, prolonge une perspective machiavélique en ce qui concerne la « déchiffrabilité » du politique. Bruyère interroge la place assignable au fabuliste du regard à l’intérieur de la cartographie autofictionnelle mise en orbite dans l’espace existentiel diégétique. Malgré tout, Houellebecq pointe les rencontres entre violence et apaisement. L’écriture de Plateforme se fait l’écho de la tectonique des lieux de l’idéologie ce qui lui assure une marge d’inscription dans
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l’espace représentatif. Toutefois, ce sont peut-être les passages avec référentialité à l’acte sexuel qui traduisent le mieux l’effet de territorialités dans une optique cartographique des corps. En cela, le discours houellebecquien sur le sexe serait, selon Bruyère, le prolongement du discours foucaldien inauguré dans La Volonté de savoir (1976), et Plateforme met en scène la substitution au « sexe-désir » qui fait valoir le plaisir du texte à l’égale du désir de récit. Michel Houellebecq ne chemine donc pas seul sur cette carte, conclut Bruyère. Sylvie Loignon, finalement, estime que de façon générale Houellebecq questionne le roman comme genre. Dans Extension du domaine de la lutte, le narrateur évoque l’entrée du lecteur dans le « domaine de la lutte » par opposition au « domaine de la règle ». On pourra s’interroger sur le rôle de l’apostrophe au lecteur, et en particulier sur le paradoxe d’un appel au lecteur au sein même d’un texte qui revendique la « déliaison » et la transgression comme « poursuite du bonheur » et mort annoncée. Cette revendication apparaît donc non seulement comme une peinture sociale empreinte d’un certain cynisme mais aussi comme cette nouvelle forme de roman, ou plutôt cette destruction du roman, faite « d’articulation plate » et ouvrant sur le néant. L’extension du domaine de la lutte n’ouvrirait finalement que sur l’Ennui, ce « monstre délicat » dont parle Baudelaire.
Écriture houellebecquienne, écriture ménippéenne ? Jacob Carlston Université de Göteborg, Suède L’article propose de rapprocher l’écriture houellebecquienne à la tradition de la satire ménippée telle qu’elle a été décrite par Northrop Frye et surtout par Mikhaïl Bakhtine. Ce « genre fantôme » d’origine antique offre, nous semble-t-il, une perspective intéressante sur l’œuvre de Houellebecq – sur sa tonalité (comico-sérieuse), ainsi que sur certains de ses thèmes et de ses motifs récurrents (utopisme, ultimes questions, ridicule des savants).
Les romans de Michel Houellebecq suscitent un vif intérêt et le succès commercial est incontestable. Mais en France – comme à l’étranger – les critiques restent divisés au sujet de ses romans. Houellebecq est-il, avec des romanciers comme Marie Darrieussecq et Iégor Gran, le représentant d’une « nouvelle tendance en littérature », une tendance « post-naturaliste » démasquant « le discours humaniste qui justifie les valeurs de notre modernité1 » ? Ou est-il le reproducteur des clichés les plus datés du « dix-neuvièmisme (naturalisme, populisme, nihilisme) [...] dont l’histoire sera libre de faire l’usage le plus barbare2 », un romancier qui renoue avec « la conception la plus traditionnelle de la littérature, d’un côté le vers poétique, chargé prophétiquement de chanter l’ineffable, de l’autre la prose romanesque, satirique et sociologique3 » ? Nous n’avons pas l’ambition, ici, de répondre à ces questions. Or, pour mieux saisir l’originalité de Houellebecq, nous estimons qu’il convient de le situer dans l’histoire de la littérature et d’examiner son œuvre par rapport aux courants littéraires dont il est proche. Parmi ceux-là, on a déjà signalé les romans réalistes et naturalistes du XIXe siècle : Houellebecq n’hésite pas à renouer avec le grand roman clas1
Frédéric Badré, « Une nouvelle tendance en littérature », Le Monde, 3 octobre 1998. Philippe Forest, « Le roman, le rien », in ArtPress 244, 1999, p. 56. 3 Marie Redonnet, « La barbarie postmoderne », in ArtPress 244, 1999, p. 60. 2
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sique à la Balzac, et comme l’a suggéré Van der Poel il y a peut-être aussi un parallèle entre les œuvres de Houellebecq et le roman célibataire des auteurs décadents de la fin du XIXe siècle4. D’autres ont vu en Houellebecq un « Moraliste of the French Augustinian variety (Arnauld, Pascal, La Rochefoucault)5 » ; ou encore le disciple de Camus, les héros de ses premiers romans ayant souvent été comparés à Meursault6. De plus, on trouve, surtout dans Les Particules élémentaires – œuvre qui ne cesse de faire référence au roman de science-fiction de Huxley Brave New World – ainsi que dans La Possibilité d’une île, d’incontestables éléments d’utopisme et de science-fiction. Finalement, à en croire l’auteur lui-même, Houellebecq s’inscrit, avec Les Particules élémentaires, dans la tradition du roman total des romantiques allemands : Pour les romantiques, le roman était l’instrument le plus complet de l’art, l’œuvre par excellence, tous les genres devaient y intervenir. Je m’inscris dans cette filiation même si, comme Novalis, je me suis heurté à la difficulté d’intégrer la poésie au roman7.
Les textes houellebecquiens les plus marqués par cette parenté avec le roman total sont, à notre avis, Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île qui accordent tous les deux un rôle important à la poésie. Toutefois, l’ironie et les effets comiques sont présents à un degré important dans tous les romans de Houellebecq : les sous-genres et les discours intégrés, y compris les passages poétiques, n’échappent pas à la parodie. Nous ne sommes pas le premier à signaler ces qualités satiriques – elles ont été relevées par des critiques comme Jourde8 et Van Wesemael9. Mais il nous semble que le versant satirique de 4
Ieme van der Poel, « Michel Houellebecq et l’esprit ‘fin de siècle’ », in CRIN 43, Amsterdam et New York, 2004, pp. 47-55. 5 Jack I. Abecassis, « The Eclipse of Desire : L’Affaire Houellebecq », in MLN 115, The Johns Hopkins University Press, 2000, p. 822. 6 Voir p. ex, Jack I. Abecassis, op. cit., p. 810, ou R. Dion R. & É. Haghebaert, « Le cas de Michel Houellebecq et la dynamique des genres littéraires », in French Studies 55:4, Montréal, 2001, p. 516. 7 Catherine Argand, « Michel Houellebecq », in Lire, septembre 1998. 8 « La principale vertu de Houellebecq, quelle que soit par ailleurs l’opinion que l’on puisse avoir de son idéologie, est d’être un grand satiriste » (Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’Esprit des Péninsules, 2002, p. 234). 9 « La satire est non seulement l’un des aspects les plus attrayants, mais encore l’un des plus essentiels de l’œuvre de Houellebecq » (Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le Plaisir du texte, L’Harmattan, 2005, p. 198). Ou encore : « Les Par-
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l’écriture houellebecquienne mériterait d’être examiné de plus près. Nous allons, pour cette raison, rapprocher l’écriture houellebecquienne d’une autre tradition dans l’histoire du roman, qui, elle aussi, a une prédilection particulière pour le mélange des genres : la satire ménippée10. Dans un contexte contemporain, le terme de « satire ménippée » fut introduit par Northrop Frye dans Anatomy of Criticism11 et par Mikhaïl Bakhtine dans La Poétique de Dostoïevski12. Frye fait remarquer que ce type de texte en prose, dont les origines remontent à l’Antiquité13, a toujours déconcerté les critiques (« baffled critics ») en ajoutant que « there is hardly any fiction writer deeply influenced by it who has not been accused of disorderly conduct14 ». Pour Bakhtine, ce genre « comico-sérieux » est l’une des lignées les plus importantes de la littérature occidentale : même si Dostoïevski ne s’est pas consciemment inspiré de la satire ménippée antique, elle a profondément influencé son œuvre. Pour le cadre de cet article, nous allons surtout nous référer à l’analyse de Bakhtine qui, dans sa remontée jusqu’aux origines antiques du genre, distingue quatorze « particularités » de la ménippée de l’Antiquité15. 1. La première de ces particularités est l’élément comique. Il est, selon Bakhtine, essentiel à la ménippée, « avec des fluctuations notables toutefois », car s’il est « très fort chez Varron [il] disparaît, plus exactement se réduit chez Boèce ». Pour Bakhtine, ce rire « réduit […] ticules élémentaires est une énorme satire, une critique caricaturale de la science » (Ibid, p. 201). 10 Pour Les Particules élémentaires, ce rapprochement a aussi été fait (en langue allemande) par Wolfgang Lange, « Houellebecqs Elementarteilchen und die menippeische Satire » dans G. Theile (éd.) : Das Schöne und das Triviale, Fink, Munich, 2003, pp. 173-209. Cette information nous étant parvenue in extremis nous n’avons pas eu le temps de lire l’article de Lange. Nous avons également effleuré le sujet nous-mêmes dans Jacob Carlson, « Les Particules poétiques », in Gavin Bowd (éd.), Le Monde de Houellebecq, University of Glasgow French and German publications, Glasgow, 2006, pp. 41-57. 11 Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton University Press, 1957. Frye appelle aussi ce type de texte satirique anatomy. 12 Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, traduit en français par Isabelle Kolitcheff, Éditions du Seuil, 1970. (Éditions russes en 1929 et en 1963.) 13 Frye (comme Bakhtine) relève les origines antiques de la satire ménippée, notamment ses racines dans l’école cynique, dont un des membres, Menippe de Gadare, est à l’origine du terme. (Northrop Frye, op. cit., p. 230). 14 Northrop Frye, op. cit., p. 313. 15 Mikhaïl Bakhtine, op. cit., pp. 159-165.
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ne ‘résonne’ pas […] mais sa trace persiste dans la structure de l’image et du mot ». Le rire est un aspect important de tous les livres de Houellebecq. C’est souvent une arme satirique, comme dans Les Particules élémentaires, où le récit du séjour de Bruno au « Lieu du Changement » sert, entre autres, à brocarder des phénomènes comme les soixante-huitards (qui, dans les années 90 avaient souvent atteint les élites), les hippies et le New Age. Le même type de satire revient dans La Possibilité d’une île, mais cette fois-ci elle vise la secte élohimite. De façon plus subtile, le comique est également un composant constitutif du caractère des personnages principaux. Dans Les Particules élémentaires, par exemple, cela est vrai pour Bruno aussi bien que pour Michel, anti-héros particulièrement ambigu (ou oxymorique, voir ci-dessous), à la fois sage – voire un saint – et ridicule. Les héros houellebecquiens sont tous des anti-héros. Lorsque les narrateurs d’Extension du domaine de la lutte ou de Plateforme étalent leurs défauts pour ensuite les détourner contre le monde et le lecteur, sans vraiment s’en distancier, cet anti-héroïsme va même jusqu’à revêtir les traits d’un certain cynisme. Houellebecq serait-il un cynique ? L’exemple le plus connu de la littérature française d’un héros cynique, le « fondateur du cynisme moderne » selon Goulet-Cazé16, est peut-être le Neveu du Neveu de Rameau de Diderot. Ce texte est rangé par Bakhtine parmi les ménippées « dépourvu[es] d’élément fantastique17 », et l’attitude du Neveu, qui ne reconnaît que « la vérité éhontée », peut sembler proche de celle des personnages houellebecquiens. Cependant, on retrouve aussi chez Houellebecq une sensibilité que l’on n’associe peut-être pas avec le Neveu. Ainsi a-t-on l’impression que, quelque part en lui-même, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte est touché par la beauté du jeune couple qu’il aimerait voir assassiné : « Ils formaient un couple magnifique. […] Elle blottit son corps, avec confiance, dans celui du type18 ». Insouciant de tout, le Neveu ne souffre pas non plus comme les héros houellebecquiens, personnages déplorant non seule16
Marie-Odile Goulet-Cazé, « Cyniques », in Monique Canto-Sperber, (éd), Dictionnaire d’étique et de philosophie morale, Paris, Presses universitaires de France, 350358, 1996, p. 356. 17 Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 194. 18 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Édition J’ai lu, 1997, p. 117.
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ment leur propre situation mais également celle des autres, victimes des injustices de la lutte pour la vie. Toutefois, à en croire Goulet-Cazé, le cynisme de l’Antiquité n’était peut-être pas incompatible avec une certaine sensibilité pour la situation de l’autre : À l’égard de ces contemporains [le cynisme antique] manie avec vigueur trois armes : la provocation, la franchise, et le rire. […] la provocation est pour lui un outil pédagogique qui oblige l’autre à réagir […] Diogène en se masturbant sur la place publique, Cratès et Hippardia en faisant l’amour aux yeux de tous, disent non à ces conformismes et signifient que ce qui est honteux, ce n’est pas ce qui est naturel, mais bien ces effets de la déraison sociale que sont l’injustice, la cupidité ou l’amour de la vaine gloire.19
Cette combinaison de sexualité ouverte et de critique sociale radicale ne la retrouve-t-on pas dans les romans de Houellebecq ? Bakhtine parle de l’attitude « classique du sage ménippéen détenteur de la vérité (Diogène, Ménippe [des cyniques !] ou Démocrite) à l’égard des autres hommes qui prennent la vérité pour la folie ou la sottise20 », attitude qui, passée dans la littérature, a donné naissance à l’« image ambivalente, comico-sérieuse du “sage stupide” et du “bouffon tragique” de la littérature carnavalisée21 ». En effet, si l’on se rappelle les origines cyniques de la ménippée, on pourrait peut-être considérer les personnages houellebecquiens comme des représentants d’un type de héros comico-sérieux prenant ses racines littéraires dans cette école de l’Antiquité. Mais les textes de Houellebecq sont aussi traversés par une critique de l’humour, de l’ironie et du cynisme. Dans La Possibilité d’une île, il va même jusqu’à faire de la critique de l’humour un des sujets principaux du roman. Notamment, il y est fait référence à Diogène : le comique Daniel1 écrit un scénario intitulé « DIOGENE LE CYNIQUE » basé sur une anecdote selon laquelle les cyniques de l’Antiquité auraient préconisé « aux enfants de tuer et de dévorer leurs propres parents dès que ceux-ci, devenus inaptes au travail, représentaient des bouches inutiles22 ». Selon Daniel1, l’humoriste a en commun avec le révolutionnaire d’assumer « la brutalité du monde » et de lui répondre 19 20 21 22
Marie-Odile Goulet-Cazé, op. cit., p. 353. Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 203. Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 202. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 53.
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avec « une brutalité accrue23 ». Le caractère autofictionnel des romans de Houellebecq laisse cependant soupçonner qu’il s’agit, dans La Possibilité d’une île, non seulement d’une critique de l’humour en général, mais également d’une réflexion sur son œuvre. C’est sans doute l’une des qualités du romancier Houellebecq : ses romans sont toujours conscients d’eux-mêmes, encore un paradoxe, pour un auteur qui avait jugé dans Rester vivant qu’une représentation naïve du monde était « déjà un chef-d’œuvre24 ». À notre avis, il faudrait consacrer tout un article au discours de Houellebecq, souvent contradictoire, sur l’humour. 2. La deuxième particularité de la ménippée relevée par Bakhtine se rapporte à la prédilection de ce type de texte pour le fantastique. Il s’agit, selon Bakhtine, d’un genre très libre « en fait d’imaginaire et de fantastique ». Si l’invention fantastique n’est pas très marquée dans Extension du domaine de la lutte, elle est en revanche de premier ordre (quoique sous la forme démystifiée de science fiction) dans Les Particules élémentaires où est créée une nouvelle version immortelle de la race humaine dont la peau est couverte de corpuscules de Krause, ainsi que dans La Possibilité d’une île où les clones sont couverts de cellules chlorophylliennes. 3. Tous les éléments de la ménippée « sont soumis à la fonction purement idéelle de la provocation et de la mise à l’épreuve25 ». La provocation et la mise à l’épreuve de nos idées morales et philosophiques apparaissent comme une des premières fonctions des romans de Houellebecq. Les polémiques en sont la preuve, ainsi que l’expérience des lecteurs : quand on a lu un roman de Houellebecq, on en discute. 4. Dans les ménippées on retrouve souvent « un naturalisme des bafonds […]. Les aventures de l’idée se déroulent sur les grands chemins, dans les lupanars, les repaires des brigands, les tavernes, les pri23
Ibid., p. 158. Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, EJL, coll. « Librio », 1999, p. 27. 25 On peut comparer cette particularité avec la description de Frye selon laquelle la ménippée ne s’intéresse pas aux exploits des héros mais au fantastique intellectuel, à l’observation humoristique et à la caricature. La satire ménippée « presents people as mouthpieces of the ideas they represent ». Frye relève aussi le motif du « philosophus gloriosus » (Northrop Frye, op. cit., p. 309). 24
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sons, sur les places de marché, au sein d’orgies érotiques, au cours des cérémonies secrètes, etc. ». La juxtaposition d’idées et d’orgies se poursuit à travers tous les romans de Houellebecq, sauf peut-être dans Extension du domaine de la lutte qui en manque. 5. C’est « le genre des “ultimes questions” », de la mise à l’épreuve des « dernières positions philosophiques ». Cependant, l’élément comique pénètre toute cette recherche philosophique26. La science fiction ainsi que les thèmes du clonage et de la prostitution permettent à Houellebecq d’aborder les « ultimes questions », qui apparaissent comme le vrai sujet de ses romans. Houellebecq pousse en effet sa réflexion sur l’homme – et sur sa valeur – jusqu’à mettre à l’épreuve les « dernières positions philosophiques ». Jusqu’où nous mèneront-elles, nos connaissances scientifiques ? Faudrait-il cloner l’homme ? Pourrait-on envisager une gestion sociale-démocrate des plaisirs sexuels ? Ou faut-il accepter le libre échange dans ce domaine ? Or, chez Houellebecq, cette recherche est d’un haut comique. Comme l’a fait remarquer Van Wesemael, Les Particules élémentaires est « une critique caricaturale de la science27 ». 6. Les ménippées débouchent sur « une structure à trois plans : l’action et les syncrèses dialogiques nous conduisent de la terre sur l’Olympe et aux enfers ». Dans les ménippées antiques les héros font souvent des voyages aux cieux ou aux enfers. Certes, les personnages des romans houellebecquiens n’effectuent pas de voyages aux enfers ni aux cieux de l’Antiquité. Des traces de cette « structure à trois plans » semblent néanmoins persister à travers les paradis réalisés par la science dans Les Particules élémentaires et dans La Possibilité d’une île. 7. On y expérimente souvent avec un « point de vue inhabituel, d’une hauteur par exemple, d’où l’échelle des phénomènes est brusquement modifiée ». Bakhtine compare aussi avec le point de vue sati26
Pour Frye, « Insofar as the satirist has a “position” of his own, it is the preference of practice to theory, experience to metaphysics. When Lucian goes to consult his master Menippus, he is told that the method of wisdom is to do the task that lies to hand, advice repeated in Voltaire’s Candide […]. Thus philosophical pedantry becomes, as every target of satire […] a form of romanticism or the imposing of the oversimplified ideals on experience » (Northrop Frye, op. cit., pp. 230-231). 27 Sabine van Wesemael, op. cit. p. 201.
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rique créé grâce aux géants des œuvres de Rabelais et de Swift ou dans Micromégas de Voltaire. On peut se demander si l’introduction, dans Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, de narrateurs néo-humains ne crée pas un prisme satirique rappelant les grands romans philosophiques du XVIIIe siècle, comme Micromégas de Voltaire (où le narrateur est un extra-terrestre) ou, pourquoi pas, les géants ou les nains des Voyages de Gulliver de Swift. Il est d’ailleurs intéressant de noter que Jourde cite, à propos des Particules élémentaires, les contes philosophiques de Voltaire : Personne ne songe à reprocher à Voltaire d’avoir jugé la société de son époque en la présentant par le truchement du regard d’un innocent ou d’un « bon sauvage », Candide, Huron ou Micromégas. Ce que Voltaire a fait pour la civilisation occidentale du XVIIIe siècle, Houellebecq l’accomplit pour l’humanité de notre siècle. À la fin du roman, « l’autre espèce » nous juge.28
8. L’« expérimentation morale et psychologique » y est importante. On retrouve dans les ménippées des « états psychiques inhabituels [comme la] démence, [des] dédoublements de la personnalité, [des] rêveries extravagantes, [des] songes bizarres, [des] passions frisant la folie, [des] suicides, etc. ». Quand aux états psychiques inhabituels, on citera d’abord l’exemple du narrateur d’Extension du domaine de la lutte dont la jalousie le pousse au désir d’assister au meurtre d’un jeune couple d’amoureux. Ce personnage songe aussi à « trancher [s]on sexe » pour se retrouver, quelques semaines plus tard, dans une « maison de repos29 ». On notera aussi que Bruno des Particules élémentaires finit dans une clinique psychiatrique, et que Michel, dans ce même roman, se suicide. Ajoutons que presque tous les personnages houellebecquiens ont des rêves bizarres, souvent marqués par la cruauté, et que Michel des Particules élémentaires a des expériences mystiques. 9. L’expérimentation morale « affectionne les scènes de scandale, les conduites excentriques, les propos et les manifestations excentriques ». Les scènes de scandale apparaissent comme une véritable spécialité houellebecquienne. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte
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Pierre Jourde, op. cit., p. 231. Michel Houellebecq, op. cit., pp. 143-144.
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gifle sa collègue lorsqu’elle lui demande de ne pas fumer30 et, arrivé à la maison de repos, il demande à sa psychiatre si elle n’aimerait pas faire l’amour avec lui31. Dans ce roman on retrouve aussi un prêtre qui a une relation sexuelle avec une jeune fille32 ainsi que la fameuse scène de strip-tease qui ouvre le premier chapitre : À un moment donné il y a une conasse qui a commencé à se déshabiller. Elle a ôté son T-shirt, puis son soutien-gorge, puis sa jupe, tout ça en faisant des mines incroyables. Elle a encore tournoyé en petite culotte pendant quelques secondes, et puis elle a commencé à se resaper […]. D’ailleurs c’est une fille qui ne couche avec personne. Ce qui souligne bien l’absurdité de son comportement.33
Parmi les scènes scandaleuses des autres romans de Houellebecq, on peut citer le comportement irrespectueux de Bruno devant sa mère mourante dans Les Particules élémentaires et la très embarrassante fête d’anniversaire d’Esther dans La Possibilité d’une île. Les scènes de scandale ont, selon Bakhtine, la fonction de libérer « la conduite humaine des normes et des motivations prédéterminantes34 ». Pourtant, chez Houellebecq, les scandales sont empreints d’une tonalité tellement tragi-comique que l’on arrive à se demander si leur fonction n’est pas autant d’exorciser un mal. 10. « La ménippée est faite de contrastes violents, d’oxymorons : l’hétaïre vertueuse, le sage profondément libre et prisonnier de sa situation matérielle, l’empereur devenant esclave, la déchéance et la purification [...]. La ménippée aime jouer avec les transformations brusques [... ] le haut et le bas, l’élévation et la chute [...] les mésalliances de tout ordre35 ». Dans les romans de Houellebecq, les structures oxymoriques sont nombreuses. Il a déjà été question ci-dessus du prêtre catholique qui, 30
Ibid., p. 133. Ibid., p. 148. 32 Ibid., pp. 137-140. 33 Ibid., p. 5. 34 Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 164. 35 Milowicki et Wilson soulignent que le discours ménippéen se caractérise par une structure qui « asserts and then denies ; holds up high, then tears down », une structure que l’on voit surtout dans le traitement de la philosophie, notamment dans le motif du « philosophus gloriosus who undercuts, in reflective second thoughts and metacommentry, his own philosophical achievements » (Edward J. Milowicki & Robert Rawdon Wilson, « A Measure for Menippean Discourse: The Example of Shakespeare », in Poetics Today 23, 2002, p. 302). 31
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ayant été séduit, puis abandonné par une jeune fille, perd la foi36. On rappellera également les très vertueuses prostituées thaïes de Plateforme et le contraste entre les deux demi-frères des Particules élémentaires : Bruno, obsédé par le sexe mais incapable d’aimer, finira dans la déchéance totale, alors que Michel, purifié par sa vie d’ascète scientifique, connaîtra à la fin du roman quelque chose qui ressemble à une apothéose. On notera finalement que, dans La Possibilité d’une île, l’essor de la secte élohimite est basé sur une escroquerie de la pire espèce : même si, plus tard dans le roman, le clonage humain est réalisé, le prophète, lui, n’est jamais ressuscité mais tout simplement remplacé par son fils. Le « miracle » est en effet fondé sur une succession d’actes peu honorables : lorsque le fondateur de la secte est assassiné par un de ses jeunes fidèles (après avoir séduit sa fiancée), les hauts dirigeants de la secte, pour cacher la mort de leur gourou, ont l’idée de le substituer par son fils en prétendant que c’est le père qui a pu être rajeuni grâce au clonage. La nouvelle religion se fonde même sur le crime. Car pour s’assurer de leur succès les dirigeants tuent à leur tour la fiancée, témoin de l’assassinat du prophète. 11. « On rencontre souvent dans la ménippée des éléments d’utopie sociale. » Les utopies – ou plutôt les contre-utopies (la création d’une nouvelle race humaine immortelle par clonage, les eldorados sexuels des Particules élémentaires et de Plateforme) – reviennent dans tous les romans de Houellebecq, sauf peut-être dans Extension du domaine de la lutte.37 12. « La ménippée use abondamment de “genres intercalaires” [...] de mélanges de prose et de vers38 ». 13. « Les genres intercalaires renforcent le pluristylisme et la pluritonalité. » Nous croyons déjà avoir assez insisté sur l’importance du mélange des genres dans les romans de Houellebecq. On ne s’étonnera d’ailleurs pas que ce mélange contribue à la tonalité caractéristique 36
Voir Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 137-140. Pour une analyse des (contre-)utopies houellebecquiennes, voir Sabine van Wesemael, op. cit., pp. 67-97. 38 Selon Frye, « The Menippean satire appears to have developed out of verse satire through the practice of adding prose interludes, but we know it only as a prose form, though one of its recurrent features […] is the use of incidential verse » (Nortrop Frye, op. cit., p. 309). 37
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des textes houellebecquiens, considérée par l’auteur lui-même comme une combinaison du « pathétique » et du « clinique39 ». Ce ton crée des revirements soudains entre deux attitudes opposées vis-à-vis des personnages : d’un côté il y a l’analyse distanciée, souvent ironique, de l’autre, la compassion et la participation. 14. Les ménippées optent « pour les problèmes socio-politiques contemporains. C’est […] le genre “journalistique” de l’Antiquité qui brasse vigoureusement l’actualité idéologique […] elles sont pleines de polémique ouverte et cachée avec différentes écoles, tendances, courants philosophiques et religieux, d’images d’hommes illustres […] de “maîtres à penser” [...] l’auteur [y] essaie de deviner [...] l’esprit général et les tendances de l’actualité en devenir40 ». Les problèmes socio-politiques contemporains ont une présence très marquée dans les romans de Houellebecq, textes saturés de polémiques contre les philosophes (surtout contre Nietzsche et les philosophes français post-structuralistes influencés par lui), contre les religions (contre l’Islam mais également contre les sectes et le New Age), contre le féminisme, contre les intellectuels de gauche et les idées des soixante-huitards en général. Il ne semble pas impossible non plus d’affirmer à propos de Houellebecq qu’il tente de « deviner [...] l’esprit général et les tendances de l’actualité en devenir ». Comme on l’a souvent remarqueé, ses romans sont généralement d’une légère anticipation et Les Particules élémentaires raconte une « mutation métaphysique », à savoir celle qui débouchera sur la décision de l’humanité de remplacer sa race par une nouvelle espèce41. À supposer que Houellebecq ait raison et que nous vivions actuellement une époque où quelque chose de nouveau se prépare, on verrait donc la similitude avec la ménippée, genre qui, selon Bakhtine, s’est formé au cours d’une de ces mutations justement, plus précisément « à l’époque […] de la désagrégation de ces normes éthiques qui constituaient l’idéal antique “du bienséant” […] ; le temps
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Michel Houellebecq, Interventions, Flammarion, 1998, p. 45. Pour Milowicki et Wilson, le discours ménippéen « promotes a radical demystification » (Edward J. Milowicki et Robert Rawdon Wilson, op. cit., p. 304). 41 Les deux autres mutations métaphysiques de l’histoire de l’Occident, étant, selon le narrateur, les apparitions du christianisme et de la science moderne (Michel Houellebecq, op. cit., p. 10). 40
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de gestation et de préparation d’une nouvelle religion universelle : le christianisme42 ». Nous pensons avoir retrouvé, dans les romans de Houellebecq, toutes les particularités de la satire ménippée distinguées par Bakhtine. Toutefois, il faut reconnaître les difficultés liées à toute tentative de définition d’un genre constitué nommé « satire ménippée » (surtout dans le cadre d’un contexte moderne). En effet, selon Milowicki et Wilson, « [t]he only literary type more difficult to define than the novel is one of its presumptive ancestors, Menippean satire43 ». Nous allons donc éviter de conclure que les romans de Houellebecq sont des satires ménippées. Nous considérerons plutôt ce « genre fantôme44 » comme un outil théorique nous permettant de jeter quelque lumière sur certains aspects déconcertants des textes de Houellebecq, notamment sur leur tonalité caractéristique. La satire ménippée semble également pouvoir constituer un lien entre certains de leurs thèmes et de leurs motifs récurrents (comme par exemple le traitement des ultimes questions, le ridicule des savants et – pourquoi pas – le chien philosophique45). Nous croyons ainsi rester proches de Milowicki et de Wilson selon lesquels : Menippean discourse possesses sufficient outstanding features, displayed in European literature over more then two millennia, to justify […] that it is a distinctive way of writing, though not precisely a “genre” in any normal sense of the term.46
Par cet article, nous espérons avoir montré toute la richesse et la complexité d’une tradition sur laquelle semble s’aligner Michel Houellebecq.
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Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 166. Edward J. Milowicki & Robert Rawdon Wilson, op. cit., p. 291. 44 Sophie Duval & Marc Martinez, La Satire, Paris, Armand Colin, 2000, p. 174. 45 Rappelons la fiction animalière d’Extension du domaine de la lutte, intitulée « Dialogues d’un teckel et d’un caniche » ainsi que le très fidèle Fox de La Possibilité d’une île. 46 Edward J. Milowicki & Robert Rawdon Wilson, op. cit., p. 298. 43
Faut-il en rire ou en pleurer? Michel Houellebecq du côté de Marcel Mauss et du côté de Balzac Bruno Viard Université de Provence Par delà l’auteur cynique et abject qui inspire une réaction de dégoût ou de révolte chez certains, il existe un Houellebecq sentimental et moraliste. Seule une lecture fondée sur l’analyse d’un constant procédé d’ironisation permet de rendre compte de cette apparente contradiction et de ne pas se méprendre sur l’intention profonde d’une oeuvre qui procède largement par antiphrase. Houellebecq peut, de cette manière, être lu comme décrivant une funeste crise du don en Occident, c’est-à-dire une généralisation des critères de l’économie politique au domaine de la famille, de l’affectivité et de la sexualité. Ce propos à caractère sociologique se laisse analyser à partir des notions établies par Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Il rejoint aussi le projet panoramique de Balzac, auteur auquel La Possiblité d’une île se réfère plusieurs fois. Mal aimé par sa mère comme Michel Houellebecq, Balzac déplorait l’atomisation de la société et la réduction du mariage à une forme de prostitution. Telle est bien la problématique de Plateforme, éloge ironique, ou procès austère, de la confusion de la sexualité et de l’économie.
Du côté de Marcel Mauss On pleure beaucoup avec Michel Houellebecq. Lui-même a la larme facile comme en témoigne son biographe qui rapporte ses pleurs dans les bras de Frédéric Beigbeder à l’écoute de Night in White Satin, rappel de ses soirées d’adolescence : « Ils dansaient tous le slow et moi, j’étais tout seul1 ». Dans les Particules, Michel, quarante ans, retrouve une photo de son enfance à l’école et se met à pleurer. « Assis à son pupitre, l’enfant tenait un livre de classe ouvert à la main. Il fixait le spectateur en souriant, plein de joie et de courage ; et cet enfant, chose incompréhensible, c’était lui ». Au colloque Michel Houellebecq d’Edimbourg en octobre 2005, Fanny, une étudiante, confiait avoir lu
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Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé. Enquête sur un phénomène, Paris, Maren Sell Editeurs, 2005, p. 301.
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dix fois les Particules et pleurer chaque fois plus fort à certains passages2. Alors Michel Houellebecq auteur sentimental ou cynique ? Car incontournable est la question : n’y a-t-il pas matière à s’indigner bien plus qu’à pleurer devant ce qu’ose écrire ce type? Une lecture en diagonale peut être accablante. On se contentera d’un petit coup d’écumoire à la surface de Plateforme. Au retour de ses obsèques, traiter son père de « vieux con3 » qui a « bien fait de crever », prendre la défense de l’URSS et trouver ennuyeux le cimetière d’Omaha Beach4, inventer un personnage qui a cessé d’aller en Espagne après la mort de Franco, un autre qui traite l’Islam de « néant absolu » inventé par des « bédoins crasseux5 », organiser commercialement le tourisme sexuel et oser en faire l’éloge jusqu’à n’avoir « aucune objection à ce que la sexualié rentre dans le domaine de l’économie de marché6 », ne parler que de bites à masturber et à sucer (passim), faire du vagin des jeunes femmes l’enjeu de la lutte des races7, avouer sa répugnance pour les bébés8, souhaiter la mort de son propre fils, ce « petit trou-du-cul », par accident de mobylette, nier que chaque être humain possède une singularité précieuse9, s’enthousiasmer chaque fois qu’une balle frappe un enfant ou une femme palestiniens10, tout y est pour faire de Michel Houellebecq un vrai dégueulasse, et on ne jouera pas à ce petit jeu de cache-cache consistant à dire qu’un auteur n’assume pas tout ce que disent ses personnages, et qu’il ne faut pas confondre le narrateur et l’auteur. Des odeurs nauséabondes se dégagent bel et bien de chaque roman de Michel Houellebecq. Ce qui doit pourtant alerter le lecteur exigeant, c’est l’existence de phrases qui délivrent un message tout opposé, par exemple : « En l’absence d’amour, rien ne peut être sanctifié11 ». Propos répété, pour ceux qui n’ont pas bien entendu : « L’amour seul sanctifie12 ». Ou en2
Le Canard enchaîné, 2 décembre 2005. Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 31. 4 Ibid., p. 38. 5 Ibid., p. 261. 6 Ibid., p. 306. 7 Ibid., p. 121. 8 Ibid., p. 332. 9 Ibid., p. 18. 10 Ibid., p. 357. 11 Ibid., p. 123. 12 Ibid., p. 190. 3
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core : « Il y a la sexualité des gens qui s’aiment et la sexualité des gens qui ne s’aiment pas. Quand il n’y a pas de possiblité d’identification à l’autre, la seule modalité qui demeure, c’est la souffrance – et la cruauté13 ». Le moulin de Pologne de Jean Giono s’achève par ces paroles du narrateur : « Vous ai-je dis que j’étais bossu? » Ces mots obligent à reconsidérer les 300 pages pleines de méchanceté, de ressentiment et d’envie qu’on vient de lire. Ce n’est pas à la dernière page de son dernier roman que le narrateur houellebecquien avoue sa disgrâce, il la hurle à chacune. Lire Michel Houellebecq sans tout comprendre de travers, c’est d’abord tenir compte du processus d’ironisation, ou d’antiphrase, qui relativise la plupart des affirmations qui y sont proférées. On ne dira pas que l’auteur lucide et serein fait dire à son narrateur et à ses personnages sciemment le contraire de ce qu’il pense, c’est beaucoup plus ambigu, mais plutôt que ses romans sont une longue plainte sur le naufrage d’une civilisation dont l’auteur se donne lui-même explicitement comme le meilleur représentant, c’est-à-dire comme le pire! A partir de là, toutes les ambiguités sont possibles, et même le pire cynisme, mais on passerait à côté de l’essentiel en cédant à l’indignation vertueuse, en ne comprenant pas que la voix qui s’exprime est celle d’un grand mutilé de la modernité. La voix de Michel Houellebecq n’est pas une autre voix, c’est au contraire une voix familière qui vient du tréfonds de notre société, même s’il ne nous plaît pas de nous y reconnaître et même s’il est vrai qu’elle exagère beaucoup. On pourra dire tout ce qu’on voudra sur la présence de Schopenhauer dans l’oeuvre de Michel Houellebecq, la question se posera toujours : Pourquoi? Pourquoi aborder l’existence sous l’angle de la décomposition et du morbide? Il se trouve que les romans de Michel Houellebecq contiennent la généalogie de leur propre décomposition, c’est-à-dire la réponse à la question du « Pourquoi? ». Tous les matériaux sont là pour une archéologie aussi bien psychologique (la mort de la famille) que sociologique (le suicide de l’Occident), et cette archéologie peut se résumer en un mot : crise du don. « Les Occidentaux ont complètement perdu le sens du don14 ». L’extrême pertinence de la problématique du don, tient à ce qu’elle possède un versant psy13 14
Ibid., p. 200. Ibid., p. 254.
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chologique et un versant sociologique. Côté sociologique, le don a progressivement été supplanté en Occident par l’économie politique, c’est-à-dire par le commerce, ou le marché, avec les phénomènes de paupérisation qui en résultent. La critique de l’économie politique n’est plus à faire. Les romans de Michel Houellebecq s’y raccordent directement ; leur originalité se trouve dans l’extension du domaine de la lutte au champ sexuel. Une crise du don se manifeste là aussi, qui affecte la personne entière avec des effets de paupérisation qui relèvent cette fois de la psychologie. La grande originalité des romans de Michel Houellebecq est d’avoir décrit en parallèle les effets délétères de la loi du marché au plan socio-économique et au plan psychosexuel. Dans les deux cas, il y a des gagnants et des perdants. On sait que la méthode sociologique s’est construite, à partir de Comte et de Durkheim, en rupture avec la psychologie, et que la psychanalyse freudienne, en dépit de quelques tentatives, se développe de façon autarcique en tournant le dos à la société et à la sociologie. Sociologie et psychologie des profondeurs se tournent donc le dos. Active dans les quatre romans de Michel Houellebecq, la problématique du don est efficace aussi bien pour décrire les rapports sexuels et affectifs que les rapports économiques et sociaux. Marcel Mauss a montré : 1) que l’alternative au don est la concurrence. 2) que le don fonctionne, quand il fonctionne, sur la base de la réciprocité : on donne, on reçoit et on redonne. Ce mouvement de navette sans fin produit et entretient la convivialité, l’amitié et l’amour. Tout le problème de Michel Houellebecq et de ses personnages, c’est que n’ayant pas reçu, ils sont de mauvais donneurs. Le premier don, c’est l’amour maternel. Les héros de Michel Houellebecq en ont tous été frustrés. N’ayant pas été aimés par leur mère ni par leur père, ils se sont convaincus qu’ils n’étaient pas aimables. Ils n’ont rien à donner, puisqu’ils n’ont rien reçu, et se trouvent incapables d’amorcer la moindre dialectique du don. Voilà pourquoi Bruno se masturbe dans le train et éjacule sur ses équations du second degré, les charbons d’URSS et les schémas d’insectes, face à une fille à qui il n’envisage pas de dire un seul mot. La masturbation, c’est ce qui demeure quand on a perdu tout le reste, quand les relations humaines ont atteint leur degré zéro. Quand il sera un peu plus hardi, Bruno obtiendra quelque fois une fellation. La crise du don produit une crise de l’attachement, car ce dernier ne peut se produire que si un mouvement de navette s’institue et que les dons et les contre-dons alternent. Pour Bruno,
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l’amorce n’a pas eu lieu qui aurait permis la fabrication d’un moi doué de suffisamment d’auto-estime pour ouvrir un espace de dialogue avec qui que ce soit. Le monde de Michel Houellebecq est un monde où tout le monde abandonne tout le monde. Des relations sexuelles purement utilitaristes se nouent de temps en temps. Les garçons ne cherchent qu’à se faire sucer la queue. Il arrive pourtant qu’à partir de là, un couple commence à se former si la partenaire est capable d’un peu de générosité, comme Christiane ou Valérie, à la manière ancienne. Une reconnaissance mutuelle commence même à s’instaurer. Mais La Possibilité d’une île illustre l’idée que le lien ne survit pas à l’attraction sexuelle. Dès que le ou la partenaire vieillit ou tombe malade, on le vire impitoyablement, sans parler des enfants éventuels qui ont été éjectés comme des importuns. Les héros houellebecquiens abandonnent leurs partenaires et leur progéniture comme ils ont été eux-mêmes abandonnés par leurs géniteurs. Autre manière de rendre ce qu’on a reçu! Ne lisait-on pas sur les murs en 1968 le slogan fouriériste « Géniteurs choux-fleurs » ? Michel Houellebecq enseigne que « la disparition de la tendresse suit toujours de près celle de l’érotisme. [...] Quand l’amour physique disparaît, tout disparaît15 ». Les quatre romans de Michel Houellebecq sont l’illustration de cette idée navrante. Mais il importe de souligner: 1) que cette affirmation est donnée explicitement comme navrante: « Jeunesse, beauté, force: les critères de l’amour physique sont exactement les mêmes que ceux du nazisme16 ». Il y a des causes psychologiques et sociologiques. La disparition de la tendresse n’est donc pas un phénomène universel relevant d’on ne sait quelle philosophie schopenhauerienne: « Cette opposition de l’érotisme et de la tendresse [est] l’une des pires saloperies de notre époque, l’une de celles qui signent sans rémission l’arrêt de mort d’une civilisation17 ». Du côté de Balzac Les mêmes questions seront à présent reprises à partir des côtés balzaciens de Michel Houellebecq. Le XIXe siècle est bien le siècle de référence de Michel Houellebecq. Des allusions parsèment ses romans, Comte en philo, Baudelaire 15
Michel Houellebecq, La Possiblité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 74. Ibid., p. 2. 17 Ibid., p. 95. 16
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en poésie, Balzac pour le roman. Ce dernier est cité trois fois dans La Possibilité d’une île. Daniel1 en fait la « relecture18 ». Constatant la brutalité des putes des anciens pays de l’Est, il a ce mot : « En comparaison, la société balzacienne, issue de la décomposition de la royauté, semble un miracle de charité et de douceur. Il est bon de se méfier des doctrines de fraternité19 ». On est heureux au passage de constater que l’auteur a fini par jeter par-dessus bord ses illusions collectivistes. A la fin, complètement désillusionné, Daniel1 pense à sa dette en tant que comique envers Balzac20, son grand modèle, et particulièrement au personnage de Nucingen, le baron amoureux dans Splendeurs et misères des courtisanes. Sans vouloir accorder une importance excessive à ces trois occurences, on verra qu’elles peuvent éclairer certaines intentions des textes. Trois points seront distingués. Mimésis D’abord, Michel Houellebecq écrit des romans comme on n’a plus le droit d’en faire depuis Durkheim: la sociologie est l’affaire des sociologues ; que les littéraires s’occupent de littérature ! Les peintres ont bien cessé de faire concurrence à la photographie. Avec ses romans sociologisants à l’ancienne, Michel Houellebecq a mis en fureur les évolutionnistes qui croient irréversible le cliquet installé par Nathalie Sarraute entre l’ancienne et la nouvelle manière. On ne prendra pour exemple que le chapitre 10 des Particules : « Tout est la faute de Caroline Yessayan ». Après le bel épisode de la main posée sur la jambe dénudée de la jeune fille pour cause de mini-jupe, l’auteur se livre à un magistral tour d’horizon des années 50/60. Il dit sa nostalgie de la trop brêve époque heureuse où, le mariage de raison ayant enfin disparu et où, l’anomie sexuelle soixante-huitarde n’ayant pas encore débarqué de Californie, le mariage d’amour était possible pour le plus grand bonheur des garçons et des filles, sous la double bénédiction de l’Eglise catholique et du Parti Communiste. La chanson et les magazines féminins sont convoqués comme témoins de ces noces. C’était l’« âge d’or du sentiment amoureux21 ». Mais il convient aussi de sentir l’humour de ces pages, qui devrait empêcher de dire que Michel Houellebecq fait des romans à 18
Ibid., p. 84. Ibid., p. 105. 20 Ibid., p. 387. 21 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 70. 19
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l’ancienne. En réalité, il parodie le ton académique des romancierssociologues du XIXe siècle, et revêt, avec une fausse innocence en fait très insolente, le rôle doublement infâmant du romancier ringard et du penseur anti-féministe, s’offrant à la bronca des critiques bien pensants. Malgré cette ironie mal comprise, Michel Houellebecq est bien un disciple de Balzac convaincu que le roman est investi de la passionnante responsabilité aristotélicienne de refléter mimétiquement les problèmes de la société. On n’a rien dit quand on a dit qu’une cafetière écrite et décrite avec des mots dans le temps d’une page n’a rien à voir avec une cafetière de fer émaillé déployant son volume dans l’espace d’une cuisine. Cette remarque trop élémentaire fait écran à beaucoup plus important : le roman est bien l’écho de la seule alternative qui nous intéresse, celle qui sépare l’angoisse et la joie, et de leurs conditions psycho-sociologiques. Michel Houellebecq et Balzac sont bien d’accord sur cela. Centralisation Deuxième point, Michel Houellebecq partage entièrement l’idéologie anti-libérale de Balzac. On peut dire qu’ils ont la même bête noire, l’individualisme, la concurrence, le capitalisme, s’il faut l’appeler par son nom. Un exemple suffira dans chaque cas. Côté Houellebecq, il existe dans Extension du domaine de la lutte un rond-point d’où rayonnent toutes ses thématiques secondaires. Ce rond-point est la page de protestation22 adressée à la loi du marché qui sévit dans le domaine sexuel comme dans le domaine économique en l’absence d’une organisation du travail de type communisme ou d’une organisation sexuelle de type « famille où l’on s’aime ». Les quatre romans de Michel Houellebecq ne sont que l’illustration de cette dramatique paupérisation sur fond de nostalgie communiste et familiale. « Comme l’indique le beau mot de ménage, le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale23 ». Cette position est fort originale car une bizarrerie du paysage politique français est que la gauche est dirigiste en économie et laxiste en sexualité, la droite l’inverse. Michel Houellebecq a au moins le mérite de la cohérence.
22 23
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai lu, 1994, p. 100. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 144.
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Il en va de même pour Balzac : à l’échelle de la famille comme de l’Etat, il lui faut un centre et une structure. On ne prendra que l’exemple du roman de 1840, Les paysans, qui met en scène le dépeçage d’un domaine fertile et plein de poésie par une meute de paysans avides. Rien de plus balzacien que ce drame centrifuge qui blesse au plus profond le sens de l’unité et de la hiérarchie du romancier. Les classes sociales se dévorent les unes les autres comme les espèces animales. C’est un leitmotiv de Balzac comme de Michel Houellebecq que le parallèle entre le monde animal et la société humaine. On s’y entre-dévore dans l’un comme dans l’autre : « Il faudra vous dévorer les uns les autres comme des araignées dans un pot », avertit Vautrin quand il découvre le désir de parvenir de Rastignac. Bruno est épouvanté par la « Vie des animaux » à la télévision, cette « répugnante saloperie24 ». Balzac est un adepte aussi fervent du dogme du péché originel que Michel Houellebecq de l’ubiquité du mal façon Schopenhauer : même pessimisme ontologique et politique. Les sympathies communistes de Michel Houellebecq sont presque, exactement, superposables avec les options monarchistes et saintsimoniennes de Balzac : substituer l’ordre et la hiérarchie à l’anarchie des concurrences, y compris au plan sexuel. Le Père Enfantin y avait pensé chez les saint-simoniens, et Michel Houellebecq a rêvé du remboursement de la prostitution par la Sécurité Sociale25 ou d’obliger les jeunes à se prostituer aux vieux26. Demi-frère « J’ai plus de 10 à chaque œil, a affirmé Michel Houellebecq. Le monde m’apparaît donc de manière très nette27 ». Pour pertinentes qu’elles puissent paraître à beaucoup d’égards, les visions de Michel Houellebecq et de Balzac trahissent une obsession et une outrance qui annoncent une blessure cachée, laquelle n’est d’ailleurs pas tellement cachée, car ces auteurs s’en ouvrent largement. On passe donc de la sociologie à la psychologie. En 1824, Balzac publia une brochure, Du droit d’aînesse, qui stupéfia tout le monde à commencer par M. de Balzac père qui entreprit même d’en écrire une réfutation sans savoir que son fils en était 24
Ibid., p. 48. Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé, op. cit., p. 201. 26 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 217. 27 Ibid., p. 361. 25
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l’auteur. Le jeune Balzac se met à utiliser des arguments légitimistes en disant que le droit d’aînesse qui réserve au fils aîné la portion la plus considérable d’une succession au détriment des cadets est un besoin de la France moderne. Cette brochure de jeunesse consonne avec les opinions monarchistes que Balzac affichera à partir de 1831. Elle comporte un double versant : à côté de sa dimension politico-sociale, ce texte renvoie à la situation d’Honoré, aîné lésé par sa mère au profit de son demi-frère adultérin. A partir d’ici, c’est donc l’histoire de Michel Houellebecq qu’on racontera à travers celle d’Honoré. On sait que la mère d’Honoré, Laure, épousa, par arrangement, à 19 ans, un homme qui en avait 51, c’est-à-dire 32 de plus qu’elle, et qui, d’ailleurs, sera toujours occupé par ses affaires. Dans ces conditions, certaines femmes reportent tout leur besoin affectif sur leur progéniture, quitte à l’étouffer, d’autres s’en désintéressent. Laure de Balzac appartient à cette seconde catégorie. Elle mit Honoré en nourrice jusqu’à 4 ans. Il s’en plaint dans Le lys dans la vallée, roman semi-autobiographique : « Mis en nourrice à la campagne, oublié par ma famille pendant 3 ans, quand je revins à la maison paternelle, j’y comptais pour si peu que j’y subissais la compassion des gens ». Honoré fut alors confié à une gouvernante fort sévère, le père étant toujours absent, et la mère tenant salon et menant grand train à Tours. Laure prit des amants, spécialement, Jean de Margonne, qui la mit enceinte. Honoré fut mis en pension, dès le début de la grossesse, à Vendôme à l’extérieur de Tours de juin 1807 à avril 1813 soit 6 années complètes sans rentrer à la maison. Il n’en sortit que pour raisons de santé, et fit alors connaissance avec son demi-frère, Henry, 5 ans, objet de toutes les attentions de sa mère. Mais il fut remis en pension la même année à Paris, dans le Marais. Sa mère vint le chercher lorsque les armées coalisées envahirent la France et le ramena à Tours. Le lys dans la vallée témoigne de ce retour : « Ma mère s’était chargée de me reconduire pour me soustraire aux dangers dont la capitale semblait menacée. […] Je ne vous parlerai point du voyage que je fis de Paris à Tours avec ma mère. La froideur de ses façons réprima l’essor de mes tendresses ». La blessure est profonde, cruelle, inoubliable : « Si vous saviez ce qu’est ma mère, écrira-t-il à madame d’Abrantès le 17 octobre 1842. C’est à la fois un monstre et une monstruosité. […] Elle me haît pour bien des raisons. Elle me haïssait avant que je fusse né » et « Je n’ai
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jamais eu de mère ; aujourd’hui, l’ennemie s’est déclarée », confiera-til à Eve Hanska, le 2 janvier 1846. Comment Du droit d’aînesse aurait-il pu être écrit sans interférences avec la plaie ouverte dans le coeur du fils aîné de Laure de Balzac, et jamais refermée, toute l’oeuvre ultérieure en témoignera. Cette oeuvre porte la marque d’une obsession tenace, la volonté de résister à la décomposition. Un organisme a besoin d’un coeur dont la puissance insuffle la vie à la périphérie. Dans la famille Balzac, c’est tout le contraire. Le père est vieux et l’aîné est mis en nourrice puis en pension. Mais l’énergie ne saurait remonter des extrémités vers le coeur. Henry est complètement aboulique, il ne fera rien de sa vie, ni au collège ni aux îles (Maurice, Bourbon) où il tentera la fortune sans succès. Le contraste est total entre la suractivité d’Honoré et l’incurie d’Henry. Les personnages de Michel Houellebecq seraient plutôt du genre Henry. On l’aura compris, le triangle Honoré/Laure/Henry ne diffère pas du triangle biographique Michel/Janine/Catherine ni du triangle romanesque Bruno/Janine/Michel. La différence, c’est qu’il n’y a pas de complexe de Caïn chez Michel Houellebecq comme chez Balzac. Michel Houellebecq s’est simplement désintéressé de sa demi-soeur Catherine, elle-même aussi délaissée que lui28. Mais la ressemblance, c’est un terrible ressentiment envers la mère adultère et envers toute sa génération, un « Crève salope » qui répond au « Famille je vous hais » dont on a été victime. La biographie de Denis Demonpion met vraiment mal à l’aise quand il évoque telle affreuse lettre de Michel Houellebecq à sa mère29 ou le désespoir de celle-ci après la parution des Particules où elle s’est reconnue, sous son nom de jeune fille, rentrée précipitamment de la Réunion, errant dans Paris à la recherche de son fils. Comme Balzac, Michel Houellebecq est un auteur qui assigne au roman la tâche de donner à voir la société, une société moderne travaillée par de redoutables forces centrifuges qui ne font que relayer celles qui mettent à mal le noyau familial, multipliant par millions les individus sans appartenances : « La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison30 ». La prostitution pointée par Michel Houellebecq dans Splendeurs et misères des courtisanes est le sujet 28
Denis Demonpion, op. cit. , p. 51. Ibid., p. 169. 30 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 377. 29
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commun aux deux auteurs. Dans Extension, le marché du sexe était parallèle au marché tout court, c’est-à-dire que les luttes y restaient symboliques. Dans Plateforme, les parallèles se croisent, c’est-à-dire que le sexe devient carrément une marchandise. Il en va de même chez Balzac, et pas seulement dans Splendeurs et misères des courtisanes. Balzac est le romancier du mariage : or, en raison de la dot, le mariage apparaît dans La comédie humaine comme « une prostitution légale31 », sauf que ce sont les filles qui payent. C’est donc une économie politique généralisée que décrivent les deux auteurs. Généralisée à la famille, ce qui ruine l’amour, le couple et la filiation. La prostitution, c’est en effet le contraire de la famille. L’idéal commun aux deux auteurs, c’est le mariage d’amour, mis à mal par la société de concurrence moderne. Balzac a très bien dit cela dans sa Physiologie du mariage. Quant à Plateforme, roman de la prostitution, la famille y constitue l’idéal perdu, que Michel n’a pas connu, mais qu’il rêve de reconstituer avec Valérie. D’un côté, Michel Houellebecq s’indigne de la prostitution puisqu’elle est le point où se téléscopent l’économie politique et la famille, ou si on préfère l’argent et le sexe. Ainsi, Aïcha, la femme de ménage se prostituait au père de Michel. Les sentiments les plus précieux, ceux qui permettent la formation du couple, mais aussi la sécurité affective de l’enfant, se désintègrent au profit d’un échange marchand éphémère et anonyme. Mais en même temps, la prostitution résout tous les problèmes, en tout cas les problèmes de la société individualiste mondialisée. L’individualisme affectif a totalement isolé les Occidentaux les uns des autres tandis que l’individualisme économique a projeté les autres peuples dans le besoin matériel. La prostitution des seconds au profit des premiers résout tous les problèmes à la fois. C’est en tout cas bien mieux que la misère affective et la masturbation pour les premiers, et que la misère tout court pour les seconds. C’est là une fiction poétique et humoristique fondée sur un diagnostique outré mais non absurde des choses. Le clonage est une autre hypothèse pour remédier à la souffrance causée par la frustration sexuelle et affective, pour pallier les dégas de l’individualisme : on supprime carrément la sexualité et la reproduction sera assurée par d’autres moyens. Puisque vous n’êtes plus capables de faire bon usage
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Honoré de Balzac, La Femme de trente ans, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 747.
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de votre sexe, on va le supprimer ou alors en confier la gestion aux commerciaux. Avis aux hôtes de la société alvéolaire moderne!
Houellebecq ou le renouveau du roman expérimental Sandrine Rabosseau Université de La Sorbonne nouvelle Université de La Rochelle Entre Zola et Houellebecq, la parenté est évidente : à l’instar du romancier naturaliste, Houellebecq adopte systématiquement un discours sociobiologique dans son œuvre romanesque. L’observation du milieu dans les manifestations intellectuelles, le poids de l’hérédité et la mise à jour des bas instincts sous couvert d’un discours scientifique peuvent être considérés comme autant d’hommages appuyés au naturalisme dans chacun des romans houellebecquiens. La provocation anthropologique du romancier s’amusant à réduire la vie des hommes à des échanges sexuels n’est évidemment pas sans rappeler la démarche de Zola, qui fait de l’écriture romanesque une arme de combat contre le Second Empire en voulant dénoncer la démesure des appétits de ses contemporains.
L’ensemble de la création romanesque houellebecquienne est très largement influencée par l’œuvre de Zola, même si l’auteur de Plateforme1 revendique prioritairement l’héritage balzacien ou flaubertien, ne se plaçant pas d’emblée sous le patronage du maître du naturalisme2. Néanmoins, Houellebecq a rendu hommage à Zola et a souligné qu’il avait été un des premiers romanciers à avoir érigé le travail d’enquête et d’observation comme le préalable indispensable à toute création romanesque3, inventant une forme unique, à savoir le roman expérimental. Face à Hugo, Zola fonda un nouveau roman qu’il voulait expérimental, manifesta son exigence d’une littérature romanesque lucide, débarrassée des conventions romantiques. Le roman zolien devint un outil permettant d’aborder la société occidentale dans ses ambiguïtés et ses contradictions. Entre Zola et Houellebecq, la parenté est évidente : à l’instar du romancier naturaliste, Houellebecq adopte systématiquement un dis1
Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. Les Inrockuptibles, hors série Houellebecq du 27 mai 2005. 3 Dans l’entretien accordé à Laure Adler, diffusé 30 septembre 2005 sur Arte, Houellebecq évoque « l’héritage zolien ». 2
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cours sociobiologique dans son œuvre romanesque. L’observation du milieu dans les manifestations intellectuelles, le poids de l’hérédité et la mise à jour des bas instincts sous couvert d’un discours scientifique peuvent être considérés comme autant d’hommages appuyés au naturalisme dans chacun des romans houellebecquiens. La provocation anthropologique du romancier s’amusant à réduire la vie des hommes à des échanges sexuels n’est évidemment pas sans rappeler la démarche de Zola, qui fait de l’écriture romanesque une arme de combat contre le Second Empire en voulant dénoncer la démesure des appétits de ses contemporains. Zola et Houellebecq abordent en toute liberté les sujets explosifs de la vie sociale occidentale : le travail, l’argent, la sexualité, la famille. Tous deux sont mus par la même exigence morale. Le roman doit être un appel salutaire et tonique. Nous voudrions étudier plus précisément cette intertextualité dans l’œuvre houellebecquienne, que certains qualifient de « néo-naturaliste4 ». La force polémique de Zola et de Houellebecq Parler du citoyen moyen, trop longtemps oublié des romanciers qui lui préféraient l’ouvrier ou le bourgeois, voilà le sujet d’observation et de réflexion du roman houellebecquien, se situant au carrefour du sarcasme et de la compassion. Usant de l’ironie pour décrire l’univers social occidental, Houellebecq s’inscrit dans la lignée des écrivains naturalistes. Le roman houellebecquien marque le retour du roman social au début du XXIe siècle. Le réalisme de ses romans, servi par la précision chirurgicale de l’écriture qui se veut faussement neutre ou objective, est un des éléments stylistiques les plus frappants. Dans la lignée du roman naturaliste, Houellebecq décrit l’univers quotidien du travail occidental minutieusement autopsié dans toute son imbécillité et son aliénation triomphantes : l’effacement des relations humaines, la vacuité et l’inutilité du travail tertiaire5, l’importance ridicule don4 Ce terme de « néo-naturalisme » est emprunté à Monsieur Badré, qui l’emploie dans un article du Monde, daté du 3 octobre 1998 pour définir l’originalité des Particules élémentaires. 5 Le narrateur de Plateforme remarque à ce sujet : « Ce qui était particulier à Cuba c’était cette difficulté, aveuglante, de la production industrielle. Moi-même, j’étais parfaitement adapté à l’âge de l’informatisation, c’est-à-dire à rien. Valérie et JeanYves, comme moi, ne savaient utiliser de l’information et des capitaux ; […] aucun de nous trois, ni aucune personne que je connaisse, n’aurait été capable, en cas par exemple de blocus par une puissance étrangère, d’assurer un redémarrage de la production industrielle. […] Nous vivions dans un monde composé d’objets dont la fabri-
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née à certains de ses acteurs6, le libéralisme sauvage nécessitant de licencier une partie des employés, conduisant les travailleurs les plus fragiles à la dépression ou au contraire apportant une jouissance perverse aux petits chefs et favorisant l’individualisme le plus forcené. La description houellebecquienne du monde du travail rappelle celle de Zola dans L’Assommoir, Germinal ou Au bonheur des dames. Certes les formes d’aliénation, comme la machine et les horaires de travail inhumains, dénoncées par Zola, ont sensiblement changé depuis plus d’un siècle et demi, à l’instar de la masse salariale. La classe ouvrière, principale héroïne du roman naturaliste, disparaît progressivement du monde du travail occidental au profit de la classe moyenne tout aussi aliénée. Mais l’écriture de Houellebecq est similaire à celle de Zola tant la dimension sociologique et polémiste leur est commune. La critique du monde occidental, dans l’oeuvre de Zola comme dans l’œuvre de Houellebecq, est acerbe. Le refus d’un réalisme aux effets de manche politiquement corrects, l’évocation de la misère sans le filet de la bonne conscience sociale, la volonté de pratiquer systématiquement l’art de la désillusion, tout cela ne va sans provoquer quelques polémiques et agacements dans la presse et dans l’opinion publique. Selon les plus farouches détracteurs de Houellebecq, il s’agit de la voix subjective d’un écrivain malade. A grands coups d’ironie, les romans de Houellebecq dérangent comme ceux de Zola en son temps, dénonçant la démesure des appétits des financiers et de la bourgeoisie sous le Second Empire. Tous deux conçoivent le roman expérimental comme une provocation utile et salutaire7, comme un texte programmé pour susciter une réception troublée, comme une arme de combat et de résistance. C’est pourquoi la réception de leurs fictions décrivant le monde du travail occidental a toujours provoqué dans la presse des polémiques virulentes. Ainsi, en choisissant de retracer le soulèvement de mineurs dans le bassin houiller du nord de la France, de mars 1866 à avril cation, les conditions de possibilité, le mode d’être nous étaient absolument étrangers », Plateforme, op .cit., p. 234 6 Voir le portrait drolatique de Schnäbele, jeune chef de service informatique de la Direction départementale de l’Agriculture à Rouen, dans Extension du domaine de la lutte, sorte de bouledogue chargé de surveiller ses employés, le narrateur et Tisserand lors d’une réunion d’information. 7 Nous empruntons cette terminologie à Jean Kaempfer, dans « Zola, puis Houellebecq : le roman expérimental comme provocation », séminaire consacré à Zola, à l’Université de La Sorbonne nouvelle, le 25 janvier 2002.
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1867, Zola ose-t-il prendre le contre-pied des discours paternalistes bourgeois et de « l’humanitairerie » lénifiante de la gauche afin de rendre sensible la dureté des conditions de travail des mineurs, ravalés par le capitalisme à une vie de bêtes dans les ténèbres de l’enfer, tandis que Houellebecq décrit sans ambages l’extrême cruauté de la mondialisation des biens et des individus, met à nu l’extrême perversité d’un système économique libéral avide permettant que dans une société postindustrielle certains accumulent des fortunes considérables et que d’autres croupissent dans le chômage et la misère, afin de démythifier notre « social-démocratie », qui, désormais, n’en a plus que le nom. Le monde de l’entreprise tel qu’il est disséqué par Houellebecq apparaît comme un lieu sinistre et sinistré, comme le monde de la mine dans Germinal. Le héros houellebecquien est semblable à « une particule solitaire, égarée dans un monde sans repères8 », dans une société capitaliste moderne qui dégrade psychiquement et moralement les individus. Nul salut ne semble exister dans l’univers houellebecquien, même en dehors des heures de travail, car le temps libre ne peut empêcher le retour de plus en plus fréquent de ces moments où la solitude, la sensation de l’universelle vacuité, le pressentiment que l’existence se rapproche d’un désastre douloureux et définitif se conjuguent pour nous plonger dans un état de réelle souffrance. Examinant les relents dix-neuviémistes dans l’œuvre de Houellebecq, Sandrine SchiannoBennis remarque « des procès-verbaux d’expérience martelant l’idéologie de l’inéluctable ennui, le rabattage du spirituel vers l’éthologique, le point de vue pessimiste sur le futur, apportant, tels les Rougon-Maquart, la mauvaise nouvelle de la bête humaine9 ». Néanmoins, à l’instar de Germinal, dont la fin bascule vers l’espoir d’un avenir de justice grâce au Progrès et à la Révolution, les textes de Houellebecq sont tous empreints d’une même nostalgie militante de l’élan révolutionnaire10 qui seul permettrait de lutter contre les inégalités engendrées par l’économie de marché, de combattre 8
Sabine Van Wesemael, « La hantise du néant », in Le Monde de Houellebecq, Gavin Bowd dir., Glasgow, Université de Glasgow, 2006, p. 214. 9 Sandrine Schianno-Bennis, « Relents dix-neuviémistes », Le Monde de Houellebecq, op. cit., p. 137. 10 Lire à ce propos l’entretien de Michel Houellebecq avec Marc Weitzmann, publié en 1996 dans le n° du mois d’avril des Inrockuptibles, lors de la publication de son recueil de poèmes Le Sens du combat.
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l’individualisme, d’empêcher la désagrégation du lien social. Le rêve d’une société communiste qui organiserait la collectivisation des moyens de production afin de fonctionnariser l’ensemble de la masse salariale, et qui répartirait équitablement les femmes entre les hommes afin d’assouvir leurs fantasmes et leurs besoins sexuels, revient de manière obsédante dans les discours du narrateur ou du héros houellebecquien, et ce notamment dans Plateforme. S’il est un point qui déclenche nombre de polémiques lors de la publication des romans de Houellebecq, c’est sans nul doute la description de la misère sexuelle de certains d’entre nous, résultant de la libéralisation des mœurs et de l’âpreté de la compétition économique dans laquelle s’est engagé l’ensemble de la planète. Le romancier historien sociologue retrace dans chacun de ses romans « l’extension progressive du marché de la séduction, l’éclatement du couple traditionnel11 » et conte de quelle manière certains de ses personnages profitent de cette énième mutation de la société pour s’enrichir considérablement, comme par exemple le père de Bruno, chirurgien plasticien dans Les Particules élémentaires, ou conte au contraire comment certains en sont les pauvres victimes. Michel et Bruno illustrent deux extrêmes de la souffrance affective et sexuelle actuelle : Bruno est un être de désir tentant de trouver une femme qui le satisfasse, alors que Michel ne l’est pas. Comme Zola qui considère le « derrière de la femme » comme un capital économique à part entière, et ce notamment dans Nana, Houellebecq perçoit quant à lui le corps féminin de la même manière, frôlant parfois avec la misogynie. Dans les romans houellebecquiens, on entend une voix qui est indubitablement celle d’un polémiste. Zola comme Houellebecq, tous deux confinent au génie, sont étrangement puissants et brutaux dans leurs écrits fictionnels. Ils ont cette parenté d’avoir osé peindre la sexualité dans toute sa bestialité. Très souvent, les personnages féminins houellebecquiens renvoient au type de la « jeune fille accomplie du XIXe siècle12 » ou bien à celui de la prostituée, qui sont des personnages récurrents dans l’univers romanesque des deux hommes. Dans l’oeuvre de Houellebecq, les femmes peuvent réussir socialement par leur pouvoir de séduction dans la sphère privée ou professionnelle et connaître la même destinée 11 12
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 36. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 179.
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que Nana, qui triomphe sous le second Empire. Le désir sexuel se portant essentiellement sur les corps jeunes et beaux condamne les travailleurs occidentaux âgés et les chômeurs. Par conséquent, « la sexualité est un système de hiérarchie sociale13 ». Du déterminisme économique découle le déterminisme sexuel. Sans argent, pas de sexe pour l’homme occidental. Comme le montre La Possibilité d’une île, il ne lui reste que la masturbation ou le sexe virtuel via le minitel rose ou Internet. Houellebecq n’hésite pas à montrer qu’à notre époque le sexe est l’enjeu principal des rapports hommes-femmes. Dans Nana, Plateforme et La Possibilité d’une île, les deux romanciers posent comme postulat une phobie du sexe : parce que les femmes occidentales ne veulent plus faire l’amour de manière généreuse et spontanée (en cela les personnages de Valérie et d’Esther14 constituent une exception remarquable dans l’œuvre de Houellebecq), les hommes se lancent frénétiquement à la recherche d’une sexualité extrême, sado-masochiste, ou fréquentent régulièrement des prostituées. Le transfert du sexe du quartier de la Goutte d’Or au beau monde opéré par Nana est similaire à celui décrit dans Plateforme, seule la zone géographique a été modifiée pour être considérablement élargie puisque, comme le constate Houellebecq, les échanges sexuels s’opèrent à présent entre les pays du Tiers-monde et le monde occidental pour le plaisir du plus grand nombre d’hommes et de femmes. Le tourisme sexuel permet de pallier la souffrance affective et sexuelle des occidentaux et de nourrir les familles des prostituées. « C’est une situation d’échange idéale15 », comme le constate Michel dans Plateforme. La description audacieuse des rapports amoureux amorcée par Zola est ainsi de nouveau reprise par Houellebecq, et désormais vue sous le prisme de la mondialisation des corps et du sexe. À l’instar de Zola qui, selon les critiques les plus virulentes, écrit des « romans de pot de chambre » parce qu’il peint l’instinct sexuel s’emparant des hommes et des femmes, Houellebecq n’hésite pas à décrire l’acte sexuel dans toute sa crudité et sa bestialité. La plume du 13
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai lu, 1999, p. 93. Dans La Possibilité d’une île, le personnage d’Esther, qui porte le même prénom que l’héroïne des Splendeurs et misères des courtisanes et qui donne son corps généreusement permet d’établir une correspondance entre l’univers houellebecquien et l’univers balzacien. La filiation est ici clairement identifiable, comme la filiation zolienne est tout aussi manifeste pour les raisons invoquées précédemment. 15 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 252. 14
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romancier ne s’interdit rien dans ce domaine : masturbation, fellation, éjaculation, partouze, pratiques S.M., sont légion dans ses romans. Toutes ces scènes sexuelles, qui semblent multipliées à l’envie, participent à l’esthétique néo-naturaliste. Il s’agit d’une nouvelle mise en scène dramatisée souvent à outrance de la misère du sentiment amoureux, puisque la vie humaine telle qu’elle est représentée se réduit à des échanges sexuels. On peut noter une divergence entre Zola et Houellebecq quant à la finalité de la sexualité : pour le romancier naturaliste, la sexualité est synonyme de fécondité alors qu’elle est synonyme de plaisir et de sentiment dans les textes houellebecquiens. A la différence de la langue de Zola qui est expressive et puissante, la langue de Houellebecq s’attache à décrire le plaisir sexuel de manière clinique et biologique, sans envolées lyriques et métaphores. Autre temps, autres mots, autres découvertes scientifiques pour décrire ou expliquer la jouissance sexuelle car l’origine de ce phénomène biologique est avant tout à rechercher dans le domaine du physicochimique. L’invention du roman scientifique Les termes d’« hypothalamus », d’« endorphines », de « néo-cortex », de « corpuscules de Krause16 » employés par le narrateur des Particules élémentaires sont les signes de ces dernières découvertes scientifiques, qui sont au centre de la réflexion que propose le roman néonaturaliste au lecteur. Tandis que dans le roman zolien les personnages sont marqués du signe de la bestialité et de la frustration et placés dans un biotope afin de les observer, les personnages de Houellebecq évoluent, quant à eux, au sein de la sphère privée et professionnelle, marqués des mêmes signes. Houellebecq se réclame de Claude Bernard comme jadis Zola, qui fut fortement influencé par L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ; preuve en est lorsque le narrateur intérieur d’Extension du domaine de la lutte disserte sur le sentiment amoureux et rend hommage à l’inspirateur du roman expérimental, autrement dit du roman naturaliste : Quoi qu’il en soit l’amour existe, puisqu’on peut en observer les effets. Voilà une phrase digne de Claude Bernard, et je tiens à la lui dédier. O savant inattaquable !
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Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 273.
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Sandrine Rabosseau […] Physiologiste inoubliable je te salue, et je déclare bien haut que je ne ferai rien qui puisse si peu que ce soit abréger la durée de ton règne.17
Les références à la science et à la médecine se retrouvent à la fois chez Zola et chez Houellebecq pour débattre de l’homme matérialiste, dans un même désir de provocation anthropologique. On peut ainsi établir un parallèle entre le docteur Pascal et Michel, le héros des Particules élémentaires, qui est chercheur au CNRS. Le personnage de Pascal Rougon poursuit depuis trente ans un travail sur l’hérédité, prenant pour champ d’observation l’histoire naturelle et sociale de sa propre famille qui transmet aux générations suivantes un certain nombre de tares, tandis que Michel, le « Rimbaud du microscope18 », depuis le début de sa carrière, fait de piètres recherches en biologie moléculaire, se focalisant sur l’ADN, avant de s’intéresser à la mécanique quantique pour « envisager dans toute sa généralité l’être vivant comme système autoreproductible19 » et être à l’origine de découvertes majeures. Le romancier imagine ce qui pourrait se passer si les deux domaines d’étude entraient en collision, ceci étant de la sciencefiction selon Houellebecq puisque « la biologie moléculaire n’utilise pas du tout la physique moderne20 ». Comme Zola avec les théories balbutiantes sur l’hérédité, Houellebecq fait une utilisation romanesque de la physique et de la biologie moléculaire. Zola dissèque les passions comme le médecin les corps ; le roman zolien doit être scientifique. A la différence de Zola dans la Préface de la seconde édition de Thérèse Raquin ou dans Le Roman expérimental, Houellebecq ne fait montre d’aucune thèse. On note même l’utilisation du second degré, notamment lorsque le narrateur des Particules élémentaires retrace l’évolution de la puberté d’Annabelle, parodiant l’écriture naturaliste : la sensualité du discours sous couvert d’un discours scientifique n’échappe pas au lecteur. Il s’agit là d’un détour éthologique pour expliquer l’absence de contact et la timidité de Michel vis-à-vis d’Annabelle. L’esprit scientifique des romans de Houellebecq s’inspire donc de celui des romans de Zola. Pourtant, on note une cer17
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 94. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 23. 19 Ibid., p. 340. 20 Lire pour plus de détails l’entretien accordé à Bertrand Leclair et Marc Weitzmann en août 1998 pour la revue Les Inrockuptibles. 18
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taine mise à distance : il s’agit plutôt de pastiches de romans naturalistes. Les écrits de Houellebecq et de Zola présentent de nombreuses similitudes thématiques en partie explicables par une utilisation commune du roman comme expérimentation, provocation et dénonciation. Les romans houellebecquiens proposent une relecture amusante des théories naturalistes et usent, « sous couvert de mode et de modernité, des recettes les plus éprouvées du dix-neuviémisme romanesque21 » mais le projet romanesque de Houellebecq est d’offrir sa propre poésie noire et moderne du désenchantement.
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Lire l’article de Philippe Forest, « Le roman, le rien », Art Press, 244, 1999.
La poésie urbaine de Michel Houellebecq : sur les pas de Charles Baudelaire ? Julia Pröll Université d’Innsbruck L’objectif du présent article est d’étudier la « poésie urbaine » de Michel Houellebecq et d’établir une filiation de Baudelaire à Houellebecq. Une première partie sera vouée à la description du « spleen » : Mal de vivre ontologique chez Baudelaire le spleen est rattaché à la société de consommation chez Houellebecq. Contrairement à Baudelaire la métropole postmoderne n’est plus la scène pour des rencontres bouleversantes mais elle dévoile, au contraire, la logique impitoyable du système capitaliste (seconde partie). Dans une troisième partie nous essayons un rapprochement entre les deux écrivains en ce qui concerne le rapport entre poésie et souffrance.
Introduction Dominique Noguez était le premier à souligner une filiation littéraire menant de Baudelaire à Houellebecq. Dans sa monographie sur Michel Houellebecq il désigne celui-ci comme le « Baudelaire des supermarchés1 ». Dans un poème en prose Houellebecq nous rappelle de sa part que ce rapprochement est bien justifié : « [...] je reste un romantique, émerveillé par l’idée d’envol (de pur envol spirituel, détaché du corps)2 ». Et dans un entretien l’auteur exprime ouvertement son admiration pour Baudelaire et sa poésie : J’ai parfois le sentiment que Baudelaire a été le premier à voir le monde posé devant lui. En tout cas, le premier dans la poésie. En même temps, il a considérablement accru l’étendue du champ poétique. Pour lui, la poésie devait avoir les pieds sur terre, parler des choses quotidiennes, tout en ayant des aspirations illimitées vers l’idéal. Cette tension entre deux extrêmes fait de lui, à mon sens, le poète le plus important. Ça a vraiment apporté de nouvelles exigences, le fait d’être à la fois terrestre et céleste et de ne lâcher sur aucun des deux points.3
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Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 30. Michel Houellebecq, « La Poursuite du bonheur », dans Michel Houellebecq, Poésies, Paris, Flammarion, 2004, p. 174. 3 Marc Weitzmann, « Zone dépressionnaire », dans Les Inrockuptibles: Hors série Houellebecq (2005), p. 53. 2
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Notre article a pour but de comparer la poésie urbaine baudelairienne et houellebecquienne et d’élucider les ressemblances et les différences entre les deux poètes. Dans leurs poésies, Baudelaire et Houellebecq parlent de préférence de la capitale française et non pas d’une métropole quelconque. Chez Baudelaire des titres comme Tableaux parisiens ou Spleen de Paris font explicitement référence à Paris et suggèrent une poésie concrète décrivant la capitale. Le lecteur va, cependant, tout de suite reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une description mimétique de la ville mais d’un recueil de textes focalisant sur les influences de la ville moderne sur le sujet. Compagnon4 affirme que « vers et prose rendent manifeste la perte de la subjectivité et de l’identité provoquée par la ville, par la vie modernes ». Et il poursuit : « Les tableaux parisiens auraient donc moins Paris pour objet que la “capitale du XIXe siècle” comme expérience de la ville moderne par antonomase ». L’emploi restreint d’indices spatiaux concrets témoigne de cette abstraction : Hazan souligne que « le seul lieu parisien […] précisément nommé » est le Carrousel du Louvre dans Le Cygne5. Les autres lieux évoqués sont, par contre, des endroits interchangeables, « typiques » de toute métropole : les boulevards et leur circulation, les parcs, les rues « assourdissantes », les hôpitaux, et cetera. Chez Houellebecq, la ville de Paris n’est pas évoquée dans les titres de ses recueils, mais cinq poèmes l’évoquent dès leur début : Différenciation rue d’Avron6, Après-midi, Boulevard Pasteur7, Station Boucicaut8, Les marronniers du Luxembourg9 et Paris – Dourdan10. Malgré l’ancrage explicite de ces poèmes dans la réalité parisienne, Houellebecq partage avec Baudelaire le même goût pour la généralisation et l’allégorie11. Nous verrons lors de l’analyse que, chez Houelle-
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Antoine Compagnon, Baudelaire devant l’innombrable, Paris, PUPS, 2003, p. 116. E. Hanzan, « Le sombre Paris », dans Magazine littéraire 418 (2003), p. 30. 6 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, Paris, Flammarion, 1996 , p. 22. 7 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 178. 8 Michel Houellebecq, Renaissance, Paris, Flammarion, 1999, p. 11. 9 Michel Houellebecq, Renaissance, op. cit., p. 22. 10 Ibid., p. 40. 11 Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 22: « C’est le principe de la généralisation qui m’intéresse [...] ». 5
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becq aussi, Paris (« la ville ») est un lieu qui symbolise la société postmoderne. À travers la description de la ville les deux poètes « antimodernes12 » se font les critiques acerbes de la (post-)modernité. La première partie de cet article étudiera les souffrances de l’individu provoquées par le spleen : celui-ci engendre chez l’individu l’impossibilité de s’intégrer dans la société et il le pousse à la périphérie sociale. Dans une seconde partie, il sera question des remèdes au spleen qui se cachent « dans les plis sinueux de vieilles capitales13 ». La troisième partie examinera finalement les « confiteor » des deux artistes : Pour tous les deux l’aventure urbaine splénétique apparaît comme la conditio sine qua non d’une poésie authentique. Le spleen Au moment de quitter Honfleur pour Paris Baudelaire parle dans une lettre de 1860 du « retour dans son enfer14 ». Le sentiment d’enfermement est une composante essentielle du « spleen » baudelairien – sentiment d’un profond ennui qui condamne l’homme à la passivité absolue. Baudelaire lui-même a été obsédé par ce « démon noir » comme en témoigne sa correspondance : Ce que je sens c’est un immense découragement, une sensation d’isolement insupportable, une peur perpétuelle d’un malheur vague, une défiance complète de mes forces, une absence totale de désirs, une impossibilité de trouver un amusement quelconque [...]. Je me demandais sans cesse : à quoi bon ceci? A quoi bon cela? C’est là le véritable esprit du spleen.15
Même si le spleen est un sentiment « universel », indépendant d’un lieu précis, une métropole comme Paris le favorise et en renforce encore l’intensité : car dans la « fourmillante cité16 » semblabe à un colosse puissant qui chante, rit et beugle17, le sujet rongé par le spleen se sent très vite exilé18. L’affairement de la ville auquel l’individu est 12
Cf. Antoine Compagnon, Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, 2005. 13 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, 1972, p. 217. 14 Antoine Compagnon , Baudelaire devant l’innombrable, op. cit., p. 125. 15 Cf. G. Minois, Histoire du mal de vivre: de la mélancolie à la dépression, Paris, 2003, p. 303. 16 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 214. 17 Ibid., p. 222. 18 Dans les poèmes intitulés Spleen de nombreuses images qui évoquent la claustra-
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incapable de participer intensifie encore chez lui le sentiment d’inactivité et de passivité. Cet écart, souvent exprimé à l’aide d’antithèses et d’oxymores, fait de l’individu ennuyé le fameux « roi d’un pays pluvieux/Riche, mais impuissant, jeune et pourtant trèsvieux19 ». Un être déchiré entre rêve et réalité perd vite son intégrité de sujet et son « élan vital ». C’est ainsi que la mort s’insinue petit à petit dans sa vie et transforme l’individu – pour employer une expression houellebecquienne – en un « suicidé[s] vivant[s]20 ». Dans Spleen de Paris, l’ennui est explicitement associé à la capitale française et le sentiment splénétique de l’inaction devient palpable dès le premier poème, bien que de manière allusive. L’étranger Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? Ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère? Je n’ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère. Tes amis? Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. Ta patrie? J’ignore sous quelle latitude elle est située. La beauté? Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. L’or? Je le haïs comme vous haïssez Dieu. Et qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger? J’aime les nuages...les nuages qui passent...là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!21
L’étrangeté de l’ « homme énigmatique » du poème résulte de son attitude de non-engagement au monde – posture incompréhensible pour les autres, les pourparleurs de la modernité auxquels appartient aussi l’interlocuteur. Celui-ci semble bien enraciné dans les différents domaines de la vie active tels que la famille, les amis et surtout le tion témoignent de cet exil. Par exemple « les lourds flocons des neigeuses années » (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 90) ; « le ciel bas et lourd [qui] pèse comme un couvercle »( Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 92); « la pluie « imit[ant] les barreaux » d’une vaste prison (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 93). 19 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 91. 20 Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, 2002, p. 29. 21 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, Paris, 1995, p. 12.
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monde de l’argent. Le poème démontre que l’accumulation des capitaux a remplacé la religion. Mais le désir de transcendance n’a pas disparu chez l’ « homme énigmatique » qui plaide pour un « au-delà », un espace « illimité, émotionnel22 » comme contrepoids à la prison urbaine. Avec ces attentes, déçues par la grande ville, l’étranger se met de son gré à l’écart de la société et cultive sa solitude. Ainsi, son attitude devient un geste de révolte contre la modernité, le capitalisme et le progrès – triade qui caractérise le Paris baudelairien qui « change plus vite [...] que le coeur d’un mortel23 » et dont le tohu-bohu confus est décrit à plusieurs reprises, comme au début de Un plaisant : C’était l’explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel d’une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort.24
Pour toute âme sensible, « étrangère » aux impératifs de la modernité, il s’agit de « faire un pas de côté25 », de prendre ses distances aux bruits de la ville. De même que L’étranger, le je lyrique du poème À une heure du matin s’enfuit26. Cette fois il s’agit d’un retrait plus concrèt du je lyrique, d’un retrait dans la solitude de sa chambre. Par l’acte de l’enfermement volontaire (cf. le « double tour à la serrure »), il souligne sa personnalité extraordinaire de dandy, mais il doit finalement reconnaître que le repos souhaité reste irréalisable et que le spleen persiste : « Enfin! la tyrannie de la face humaine a disparu, et je ne souffrirai plus que par moi-même! [...]. Horrible vie! Horrible ville!27 ». Dans la poésie houellebecquienne le spleen n’est jamais explicitement nommé. Mais comme ce sentiment échappe à toute définition précise, il peut être évoqué par tout un faisceau d’associations. Nombreux sont, par exemple, les poèmes qui décrivent un « processus d’immobilisation28 » du sujet et qui montrent la transformation de 22 Cf. aussi un intertitre du roman Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Cf. Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 329. 23 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 211. 24 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 16. 25 Michel Houellebecq, Interventions, Paris, Flammarion, 1998, p. 80. 26 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris op. cit., p. 29. 27 Ibid. 28 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p.123.
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l’être humain en un être sans vie, en un demi-mort. Cela se traduit particulièrement dans l’emploi fréquent d’images qui évoquent la mort. Il est question de « vêtements trop larges [qui] abritent des chairs grises29 », d’un refroidissement progressif30, de la nuit qui tombe comme « un arrêt de mort31 ». Le poème Monde extérieur réunit ces caractéristiques d’une façon exemplaire : Monde extérieur Il y a quelque chose de mort au fond de moi, Une vague nécrose une absence de joie Je transporte avec moi une parcelle d’hiver, Au milieu de Paris je vis comme au désert. Dans la journée je sors acheter de la bière, Dans le supermarché il y a quelques vieillards J’évite facilement leur absence de regard Et je n’ai guère envie de parler aux caissières. [...] Rien n’interrompt jamais le rêve solitaire Qui me tient lieu de vie et de destin probable, D’après les médecins je suis le seul coupable. C’est vrai j’ai un peu honte, et je devrais me taire; J’observe tristement l’écoulement des heures; Les saisons se succèdent dans le monde extérieur.32
Le poème reprend plusieurs caractéristiques du discours splénétique de Baudelaire – discours qui désigne le spleen souvent comme un mal ontologique, inhérent à la condition humaine. Dans la première strophe Houellebecq utilise des mots appartenant au champ sémantique de la mort pour décrire le pouvoir destructeur du spleen sur le sujet (cf. « mort », « nécrose », « absence », « désert »). Comme le poète du 19e siècle, Houellebecq emploie des anthithèses pour témoigner de l’écart insurmontable qui sépare le sujet splénétique du reste du monde : À la ville fourmillante de Paris s’oppose le désert – un « lieu
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Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 204. Ibid. 31 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 9. 32 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 147. 30
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de solitude » d’après Macho33 - où le néant a remplacé la lutte néolibérale. La troisième strophe évoque une autre caractéristique du spleen baudelairien : le je lyrique houellebecquien s’est retiré du monde dans son (for) intérieur où l’imagination s’est substituée à la réalité décevante. Le retrait dans son studio rappelle le je lyrique baudelairien qui s’enfuit du bruit de la ville dans le calme de sa chambre (souvent en position élevée34) pour y laisser libre cours à sa rêverie. Dans la dernière strophe Houellebecq reprend le thème baudelairien35 de la fuite du temps et de la succession monotone des instants pour décrire le lien perturbé de l’homme splénétique au temps. La seconde strophe du poème rompt avec le disours splénétique baudelairien et donne au mal d’être une dimension historique et sociale : Le spleen est associé à la société de consommation et n’apparaît plus comme un sentiment intemporel et universel : le je lyrique houellebecquien quitte sa chambre pour aller au supermarché, ironiquement désigné par Houellebecq comme « l’authentique paradis moderne36 ». Cet endroit, plaque tournante de l’oeuvre et de la pensée houellebecquienne, nous montre l’aggravation du paradigme capitaliste depuis le 19e siècle. Pour Baudelaire le libre jeu des forces du marché concerne seulement le domaine économique : aux riches s’opposent tous les démunis, qui n’ont pas les moyens financiers pour se lancer pleinement dans l’aventure urbaine37. Dans la « société d’autonomie », décrite par Houellebecq, non seulement les marchandises mais aussi les êtres humains sont dotés d’une valeur d’échange. L’individu est – comme le constate Minois – « plus que jamais confronté à l’obligation de faire des choix en permanence ». Il doit se présenter, voire se pros33 Thomas Macho, « Mit sich allein. Einsamkeit als Kulturtechnik», dans: A. Assmann/J. Assmann (éds.), Einsamkeit. Archäologie der literarischen Kommunikation VI, München, 2000, p. 40. 34 Par exemple dans Paysage, où le poète-rêveur contemple la ville du haut de sa mansarde (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 210). 35 Cf. l’image de la « pendule enrhumée » (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., 89) et de « la cloche fêlée » (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 88). 36 Michel Houellebecq, Interventions, op. cit., p. 42. 37 Mais il faut se rappeler dans ce contexte que le manque d’argent est – selon Biasi – à l’origine du spleen baudelairien. Cf. Pierre-Marc de Biasi, Baudelaire/Flaubert: « La chute d’Adam et celle du baromètre », dans: Magazine littéraire 400 (2001), p. 35: « Le Spleen, l’Ange noir de Baudelaire a beaucoup à voir avec une difficulté d’être qui tient à la pauvreté, à l’absence rigoureuse et constante de moyens de subsistance [...] ».
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tituer et vanter sans cesse sa valeur : « Dans une société où tout est affaire de séduction, il faut savoir se vendre, faire preuve de motivation, de dynamisme, donner une image positive de soi. Le culte du look et du corps, la hantise des signes de vieillissement et des traits disgracieux sont une obsession supplémentaire [...]38 ». Le je lyrique dépressif et alcoolique du poème est un cas modèle pour l’illustration des mécanismes d’exclusion à l’oeuvre dans la société néolibérale : en se détruisant par l’alcool, en refusant de prendre des antidépresseurs qui le réintégraient à la société, il minimise son capital (sexuel et économique), se met à l’écart et devient « inutilisable ». L’instant d’une renonciation, un poème en prose, reprend l’image du supermarché et le désigne comme un lieu de circulation non seulement de denrées mais aussi de capitaux sexuels. Nous sommes encore une fois en présence d’un je lyrique qui se détruit par l’alcool, la bouteille de rhum serrée entre ses bras. Ses dents, qui s’effritent, soulignent son inadaptation au « look » exigé : il n’est donc guère étonnant qu’il soit exclu du grand « système de différenciation39 » qu’est devenu, selon Houellebecq, la sexualité : Des jeunes bourgeoises circulent entre les rayonnages du Monoprix, élégantes et sexuelles comme des oies. Il y a probablement des hommes, aussi ; je m’en fiche pas mal [...] Pourquoi aussi, mon regard fait-il fuir les femmes? Le jugent-elles implorant, fanatique, coléreux ou pervers? 40
Sans moyens financiers et repoussé par les femmes, le je lyrique n’éprouve que de l’horreur face à « la rumeur subtile des échanges sociaux41 », « les bustiers qui fourmillent aux terrasses des cafés42 » ainsi que les « boulevards qui charrient des coulées d’or mobile43 » ; la 38
Georges Minois, Paris, La Martinière, 2003, p. 389. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p. 114 où Houellebecq expose sa théorie de l’extension du domaine de la lutte : « Tout comme le libéralisme économique sans frein […] le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la “loi du marché” […] ». Cf. aussi Extension du domaine de la lutte, p. 106, où la sexualité" est désignée comme « un système d’hiérarchie sociale ». 40 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 16. 41 Ibid., p. 7. 42 Ibid., p. 11. 43 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 165. 39
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ville, comme le lieu où « tout fonctionne, tout tourne44 » mène au bord de la folie celui qui est malade et incapable d’agir. L’impossiblité de contribuer à l’enrichissement des flux des capitaux économiques et sexuels fait de lui un « étranger » au sens baudelairien du terme qui ne trouvera sa place qu’ « anywhere out of the world45 ». Dans le poème Hypermarché – Novembre46, Houellebecq comprend cette expression au sens littéral, c’est-à-dire l’utopique « anywhere out of the world » coïncide avec la mort : le je lyrique s’y écroule « au rayon de fromage » et se sent « pour la dernière fois un peu en marge ». Mais arrivé à cette fin de parcours provisoire, il faut se poser la question si la grande ville ne rend pas possible – comme chez Baudelaire – des moments d’extase mystique47. Quelques poèmes de Houellebecq indiquent au moins la présence d’un vague espoir : Je porte au fond de moi une ancienne espérance Comme ces vieillards noirs, princes dans leur pays, Qui balaient le métro avec indifférence; Comme moi ils sont seuls, comme moi ils sourient.48
Le merveilleux quotidien Dans la poésie de Baudelaire, Paris garantit au promeneur solitaire, qui s’adonne à la flânerie, des moments d’extase. C’est pourquoi l’épilogue au Spleen de Paris est une déclaration d’amour à la « femme fatale – capitale » : « Je voulais m’enivrer de l’énorme catin / Dont le charme infernal me rajeunit sans cesse49 ». Malgré « la tyrannie de la face humaine50 » qu’il ressent parfois, le poète puise ses inspirations de sa « prostitution » dans la foule. Son « bain de multitude » décrit dans Les foules rappelle une expérience mystique : 44 Les comparaisons de la ville à une machine sont d’une fréquence étonnante. Cf. p. ex. Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 17 où le monde « tournera souplement, avec un ronflement léger ». Et dans le poème Dans l’air limpide (Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 25) il est question d’une machinerie qui fonctionne, une technologie de l’attirance. Cf. aussi Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 48: « Dans le métro, sur le périf,/La machine commence à tourner ». 45 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 132. 46 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 113. 47 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 44. 48 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 176. 49 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 142. 50 Ibid., p. 29.
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Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l’égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. 51
Pendant sa promenade à travers la ville, le poète s’intéresse à tous ceux qui sont des défavorisés comme lui : les aveugles, les petites vieilles, les pauvres, les chiffonniers. La description de ces exilés n’est jamais un témoignage desespéré mais elle est imprégnée d’idéalisme. Les aveugles, éloignés du fourmillement de la ville par leur cécité même, semblent plus proches de l’ «essentiel52 » ; les vieilles, elles, apparaissent dans leur innocence comme des êtres purs53. Toutes ces figures enivrent le poète et lui procurent des moments d’exaltation puisque il se sent l’un d’eux. Les déshérités apparaissent aussi dans la poésie houellebecquienne où l’image du mendiant est d’une fréquence étonnante. Dans le poème Cet homme sur l’autre quai est en bout de course54, qui met au centre un clochard, l’étrange beauté de la situation émane de la fugitivité de son apparition. Mais outre sa valeur esthétique l’image du mendiant prend une valeur symbolique pour la condition humaine dans les capitales. Elle est caractérisée par ce « manque monstrueux et global » dont Houellebecq parle dans sa Lettre à Lakis Proguidis55. Un autre individu démuni décrit par Houellebecq est l’aveugle, comme par exemple dans le poème Un désespoir standardisé56. Il a perdu la vue – un manque qui n’apparaît pas comme coup de sort. Car l’univers urbain dépeint par Houellebecq ne donne rien à voir et ôte au regard sa fonction communicative. Le cycle Répartition – Consommation57, qui peut être considéré comme une réécriture (négative) des Tableaux parisiens58, est une suite d’atrocités. Contrairement à Baudelaire, la ville 51
Ibid., p. 34. Cf. p. ex. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 222 où le je lyrique parle de leurs yeux toujours levés vers le Ciel, qui, avec sa majuscule, devient l’allégorie pour l’idéal. 53 Cf. Les petites vieilles (Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 217). 54 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 49. 55 Michel Houellebecq, Interventions, op. cit., p. 56. 56 Michel Houellebecq, Renaissance, op. cit., p. 25. 57 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 41. 58 Des indices topographiques tels que la Tour Gan ou l’hypermarché permettent l’identification de Paris. 52
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a perdu sa force magique transformant le laid en chose sublime59. Dans les trois poèmes du cycle tous les « niveaux » de la vie urbaine – les logements (I.), les commerces (II.), la rue (III.), sont imprégnés d’horreur. Le premier poème décrit le meurtre dans un HLM60 ; dans le second le « je » essaie, désespérément, de consommer ; dans le troisième poème le je lyrique erre plutôt qu’il se promène à travers la ville, sans que le « merveilleux quotidien » se dévoile. Pour Baudelaire le regard de la fameuse « passante », « exception radieuse61 » parmi les foules, constituait encore un lieu de renaissance : Un éclair... puis la nuit! – Fugitive beauté Dont le regard m’a fait soudainement renaître, Ne te verrai-je plus que dans l’éternité?62
Chez Houellebecq, par contre, la promenade est une errance cauchemardesque. Au début le je lyrique croise un chat mort dont le cadavre est déjà à demi putréfié (« des légions d’insectes » sortent de son ventre63). Contrairement à Baudelaire, la présence féminine, évoquée dans la 2e et la 4e strophe, n’est plus une protection contre les images atroces qui s’offrent au regard de l’errant. L’amour a perdu sa puissance magique, sa capacité d’inciter à l’ « envol » au-dessus de la misère64. Comparée à une otarie, la femme est dégradée à une caricature et n’a rien en commun avec la femme « agile et noble, avec sa jambe de statue65 » évoquée par Baudelaire. Pour la femme-otarie, il s’agit de la séduction pure et simple – dessein dont témoigne son collant résillé qui est aussi transparent qu’elle-même. Sans mystère, son regard n’est plus un lieu de survie mais se trouve associé à un outil de guerre : 59
Cf. par exemple: Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 214 « Les sept vieillards », qui s’ouvre comme suit : « Fourmillante cité, cité pleine de rêves,/Où le spectre en plein jour/raccroche le passant!Les mystères partout coulent comme des sèves/Dans les canaux étroits du colosse puissant »; cf. aussi Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 21 « Les petites vieilles »: « Dans les plis sinueux des vieilles capitales/Où tout, même l’horreur tourne aux enchantements ». 60 Chez Baudelaire, par contre, le dedans (sa mansarde) est un lieu de rêverie. 61 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 368. 62 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 223. 63 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 43. 64 Cf. par contre La Chevelure de Baudelaire où le poète trouve un chez-soi provisoire. 65 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 223.
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Tes yeux glissaient entre les tables Comme la tourelle d’un char; Tu étais peut-être désirable, Mais j’en avais tout à fait marre.66
Pour un être aussi désillusioné la liberté absolue, que pourrait offrir la flânerie dans la capitale, n’est plus une source de plaisir67. Une fuite dans « l’envers » de la ville, dans le réseau souterrain du métro, aboutit également à une errance. L’ennui qui en ressort se montre dans l’assoupissement du je lyrique lors du trajet : [...] Frappé par l’intuition soudaine D’une liberté sans conséquence Je traverse les stations sereines Sans songer aux correspondances. Je me réveille à Montparnasse Tout près d’un sauna naturiste, Le monde entier reprend sa place, 68 Je me sens extrêmement triste.
Si les bas-fonds du réseau métropolitain n’aident pas à s’élever au dessus du spleen, peut-être la nuit pourrait apaiser le sujet. Il suffit de se rappeler dans ce contexte le renversement de l’ordre traditionnel entre jour et nuit chez Baudelaire. Dans Le Crépuscule du Soir le je lyrique formule un plaidoyer aux ténèbres : O nuit! ô rafraîchissantes ténèbres! vous êtes pour moi le signal d’une fête intérieure, vous êtes la délivrance d’une angoisse! Dans la solitude des plaines, dans les labyrinthes pierreux d’une capitale, scintillement des étoiles, explosion des lanternes, vous êtes le feu d’artifice de la déesse Liberté!69
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Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 43. La foule est désignée chez Houellebecq par des termes négatifs comme par exemple « boule de haine », « boule de sang » dans le poème du même titre. Cf. Michel Houellebecq, La Poursite du bonheur, op. cit., p. 179. 68 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 73. 69 Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 64. 67
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Chez Houellebecq la nuit a perdu son pouvoir régénérateur. Malgré son caractère de « zone de protection » dans le poème en prose Fin de soirée70 la « montée de l’écoeurement » – qui apporte « épuisement », « incertitude » et « horreur » – « est un phénomène inévitable ». Tourmenté par la peur, le sujet houellebecquien ne quitte pas sa chambre pour essayer de surmonter son angoisse. Dans cette immobilité il ressemble au « paresseux, interné comme un mollusque » à jamais privé des plaisirs de l’ambulance nocturne que Baudelaire évoque dans Les foules. L’être houellebecquien n’a pas gardé son intégrité nécessaire pour la promenade. Il s’agit d’un être malade et immobile (« couché sur la moquette71 », « se roulant par terre72 », etc.), souvent tourmenté par des cauchemars nourris par les souvenirs atroces d’un séjour en hôpital psychiatrique73. Mais une promenade nocturne finalement entreprise aboutit à l’échec comme le montre le poème La mémoire de la mer. « Le brouillard de plomb » transforme la ville tranquille en prison et en source d’angoisse. Les mendiants qui se tortillent au milieu des décombres font de la ville un endroit dévasté semblable à un champ de bataille. Cette fragmentation cruelle de la réalité urbaine ne peut plus être source de plaisir. Ce qui persiste, c’est le souvenir d’une autre réalité, diamétralement opposée au paysage urbain : « Traversant les années, au fond de moi, elle bouge, la mémoire de la mer74 ». La présence simultanée de deux lieux contradictoires, l’un repoussant (« ville »), l’autre attirant (« mer »), indique la nécessité de deux pôles (« spleen » et « idéal ») pour toute poésie authentique. Le confiteor de l’artiste : « Tu m’as donné la boue... » Le confiteor de l’artiste de Baudelaire apparaît – d’après Doetsch75 – comme un « intrus » dans un recueil en soi hétérogène. Le lecteur s’attend à une méditation poétologique dévoilant l’esthétique de Baudelaire – mais il doit reconnaître « le droit à la contradiction » cher au poète, qui y parle de la nature. Cette fois-ci, le je lyrique a quitté la 70
Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 17. Ibid., p. 96. 72 Michel Houellebecq, Renaissance, op. cit., p. 20. 73 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 123. 74 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 93. 75 Hermann Doetsch, « Flüchtigkeit. Archäologie einer modernen Ästhetik bei Baudelaire und Proust », Duisburg-Essen, Tübingen, Romanica Monacensia, 70, 2004, p. 208. 71
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ville pour se plonger dans la contemplation de « l’immensité du ciel et de la mer ». Mais il est vite déçu et comprend d’un seul coup que la beauté de la nature est un leurre qui ne le rapproche pas de l’idéal. Désillusioné, il se détourne du spectacle et affirme : Et maintenant la profondeur du ciel me consterne, sa limpidité m’exaspère. L’insensibilité de la mer, l’immuabilité du spectacle me révoltent... Ah! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau? Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil! L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu.76
Cette expérience décevante le réoriente vers « l’enivrante monotonie/du métal, du marbre et de l’eau77 » qu’il retrouve à Paris : c’est la boue de cette ville dont il a besoin pour la transformer en l’or de sa poésie78. Chez Houellebecq la haine de la nature concerne seulement la campagne où le fourmillement d’espèces végétales et animales fait preuve de la volonté de vivre, égoïste par essence. La mer, par contre, et avec elle tous les endroits sans bornes, tels que les prairies par exemple, attirent son admiration. Dans le poème Parlons de foin et de foetus il exprime son désir d’un contrepoids aux villes comme suit : « J’aurais aimé une prairie/Immense et grise sous le vent/J’aurais aimé une patrie ; quelque chose de fort et de grand79 ». Dans sa vaste étendue la mer ressemble à la prairie : un tel lieu « illimité, émotionnel », où aucune borne ne s’oppose au regard, envahit le sujet d’un sentiment pathétique – prémisse idéale pour la poésie selon Houellebecq : c’est ainsi que le protagoniste de La Possiblité d’une île, Daniel, écrit un poème d’amour à son amante Esther loin des métropoles en contemplant la mer : [...] je descendis jusqu’à la Playa de Monsul. Observant la mer, et le soleil qui descendait sur la mer, j’écrivis un poème. Le fait était déjà en soi curieux : non seulement je n’avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n’en avais même pratiquement jamais lu, à l’exception de Baudelaire.80
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Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, op. cit., p. 14. Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 231 (Rêve parisien). 78 Ibid., p. 293. 79 Michel Houellebecq, Le Sens du combat, op. cit., p. 30. 80 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 185. 77
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Chez les clones de Daniel, la poésie, et avec elle, la mer, a disparu. Ces néo-humains n’écrivent plus, mais sombrent dans l’ennui de l’immortalité, ne connaissant ni la peur de la mort, ni l’amour passionnel. L’absence de toute poésie de leur univers nous montre que toute poésie a besoin de bouleversement, de passion, d’hurlement. Marie23, touchée par un poème d’amour de Daniel1, est le seul clone mécontent de son sort qui veut « redevenir humain ». Pour témoigner de son désir de fortes émotions, elle articule dans un poème son besoin « de briser la coquille / Et d’aller au devant de la mer qui scintille/Sur de nouveaux chemins que nos pas reconnaissent/Que nous suivons ensemble, incertains de faiblesse81 ». Marie cherche donc, après avoir traversée la surface lisse de la mer, un lieu qui la bouleverse, comparable aux métropoles depuis longtemps disparues. Toute poésie authentique a donc besoin de la boue des villes, de ses atrocités – prémisse que Houellebecq a déjà formulé dans son « manifeste poétologique » Rester vivant : Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.
La poésie urbaine houellebecquienne peut être considérée comme cette « synthèse », synthèse qui raconte une série ininterrompue d’échecs et de blessures. Mais en même temps elle tend à l’homme postmoderne le miroir de ses souffrances et se fait ainsi le critique de ses idéaux douteux. Il en résulte le statut bien contradictoire du poète comme fossoyeur (c’est-à-dire comme critique de la société) et comme cadavre (c’est-à-dire comme sa victime)82. Cette position ambiguë du poète rappelle le « je » baudelairien qui est simultanément la « plaie et le couteau, la victime et le bourreau83 ». La poésie constitue donc, pour les deux, une stratégie de survie qui malgré tout, ne fait pas disparaître la souffrance, mais, au contraire, en naît. C’est pourquoi elle ne se transforme jamais en chez-soi, mais désigne toujours l’ « anywhere out of the world » : 81
Ibid., p. 384. Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 26. 83 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, op. cit., p. 79 : (L’Héautontimorouménos). 82
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Julia Pröll Ce pays que recherche l’âme pour échapper au spleen, le poète sait qu’il est dans une utopie et une u-chronie, anywhere out of the world, et que ce pays de nulle part, est l’unique objet de son désir. 84
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Agnès Verlet, « Le spleen, une vanité profane », dans Magazine littéraire 418 (2003), p. 38.
De l’esthétique houellebecquienne1 Simon St-Onge Université du Québec à Montréal
L’œuvre de Houellebecq donne à lire le rapprochement de discours qui s’excluent, une textualité dans laquelle ce concept trouve comme lieu d’aboutissement l’hétérogénéité. C’est en cernant la confrontation même des espaces discursifs, ainsi que les métamorphoses infligées par leurs rencontres, que s’ouvre la possibilité de saisir l’un des principaux motifs esthétiques de l’écriture houellebecquienne.
Alors que l’on ne compte plus les ouvrages et les articles qui tentent de démontrer la fin de l’esthétique, il apparaît aventureux de s’engager sur le terrain miné que constitue aujourd’hui ce domaine partagé entre la philosophie et les théories des arts et des lettres. Depuis plus d’une vingtaine d’années, les théoriciens de l’approche analytique ont repris la question de l’esthétique, en laissant certes de côté les réponses insatisfaisantes des théories spéculatives des deux derniers siècles, mais leurs critères évaluatifs n’ont de commun qu’un caractère relativiste2. D’autres, comme Lyotard et Ferry, ont trouvé dans le criticisme matière à repenser le modernisme. Or, plutôt que de conduire à la fondation d’un nouveau paradigme, cette perspective a, si l’on en croit Schaeffer3, contribué à condamner tout discours servant à légitimer l’art et, toujours selon ce dernier, elle est en partie responsable de la crise même de l’art. Dans ce contexte, on reconnaîtra qu’il est plus prudent de s’intéresser à la valeur esthétique de certains motifs, plutôt que de s’attaquer de front à la question hasardeuse et généraliste « qu’est-ce que l’art ? », et, dans le cas qui est le nôtre, d’étudier si le roman houellebecquien correspond à ce qu’est une œuvre littéraire d’un point de vue esthétique. Outre le fait que cette approche est avi1 Cet article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et le Fond québécois sur la culture et la société. 2 Selon les propres termes de Gérard Genette, dans sa présentation de l’ouvrage Esthétique et Poétique. 3 Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, 444 p.
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sée, elle est aussi plus économiquement viable dans le cadre d’un article, et conséquemment plus à même de justifier une courte analyse. Ainsi, c’est en refusant d’adopter un regard totalisant sur l’œuvre de Houellebecq, donc en proposant préférablement l’étude d’un seul motif, qu’il apparaît profitable d’entreprendre ici l’étude d’un des pans de l’esthétique houellebecquienne. Un des éléments qui paraît faire l’unanimité lorsqu’il est question de l’écrit houellebecquien, c’est le caractère hybride qui relève de l’amalgame de différents types de discours – incluant ici les genres littéraires – au sein d’un même texte. Il s’agit là de la disposition de fragments hétérogènes dans un ensemble de prime abord stable et homogène, à savoir le roman. Or, ces fragments, loin de participer au nivellement de la textualité, sont à la source de la dynamique interactionnelle des discours, à savoir, ce qui entraîne inévitablement le texte dans de véritables tensions à la base d’une des expériences esthétiques4 de l’œuvre houellebecquienne. Puisque ces tensions sont essentiellement occasionnées par la coprésence de pratiques discursives qui n’entretiennent aucune relation de parité ou de complémentarité entre elles, l’écrit houellebecquien développe un lieu de cohabitation d’antagonismes, ce qui ne peut que conduire à une textualité paradoxalement segmentée et à la fois unifiée par divers espaces de discours5. À titre d’exemples, Houellebecq réactualise le genre naturaliste tout en pratiquant l’explicitation pornographique au cœur de l’expérience romanesque, et ce, en s’appropriant également le discours scientifique à des fins narratives. Au sein d’une même entreprise littéraire, ces différents types de discours empêcheraient a priori un texte d’être une totalité unie par des unités fonctionnelles tendant vers une même visée. Toutefois, prise dans l’ensemble de l’organisation tex4
Ici, il faut être prudent avec la notion d’expérience esthétique. Contrairement à Dewey, on ne prétend pas définir une œuvre par l’expérience esthétique qu’elle procure. On est d’accord avec Richard Shusterman, que penser en ces termes, par exemple, ne fait que déplacer le problème de l’esthétique (voir L’art à l’état vif, la pensée pragmatique et l’esthétique populaire). Toutefois, on ne peut pas négliger délibérément l’expérience que procure une œuvre et l’implication de celle-ci dans une analyse visant le caractère esthétique d’une oeuvre. 5 Un espace discursif est, selon la définition de Liana Pop, un « lieu d’activation d’un type d’information sur la pluralité d’informations qui se manifeste dans le discours et qui est constitutive de ce que l’on appelle hétérogénéité discursive. » Liana Pop, Espaces discursifs, pour une représentation des hétérogénéités discursives, Paris, Éditions Peeters, 2000, p. 1.
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tuelle, l’apparente inadéquation des différents types de discours devient, chez Houellebecq, un motif esthétique qui, au lieu de se dissimuler sous un travail rhétorique et stylistique singulier, se met à jour dans des dérivations discursives et des manipulations ostensibles de la langue. Entretenir le dialogue dans l’agôn : pour une esthétique de l’entrave On rencontre dans l’œuvre houellebecquienne la manipulation de la langue de telle sorte que surgissent du récit des espaces discursifs qui menacent le procès narratif en mettant en relief une crise sévissant au sein de l’ordre langagier. Houellebecq utilise par exemple la langue normalisée de façon à ce qu’il y ait une mise en évidence de la précarité des pratiques langagières. Comme le remarquait à juste titre Marek Bieńczyk, Extension du domaine de la lutte « donne l’impression de n’être composé que de citations, d’emprunts, jusqu’à la parole du narrateur lui-même. On y sent une méfiance totale envers le langage, comme le soupçon que chaque mot est suspect, impur, inauthentique, fourvoyé, repoussé de son sens, d’un sens, du sens6 ». Or ce n’est ni l’illustration de ce qui advient à la langue dans une société de communication, ni l’exploitation de formules dépersonnalisées et préfabriquées qui apparaît comme étant le plus déterminant quant à cette précarité du langage. En effet, même si Houellebecq intègre au sein d’Extension du domaine de la lutte des expressions figées, ceci ne saurait suffire à mettre en évidence le véritable état de crise dans lequel se trouve l’ordre langagier. Par contre, l’attitude propositionnelle qui accompagne ces formules conduit tout droit à une tension dialogique relevant de l’hétérogénéité des discours. Dans les romans de Houellebecq, de véritables dislocations s’opèrent entre le contenu informationnel de certains énoncés et leur support phraséologique. Ce rôle opératoire appartient à des discours qui s’inscrivent le plus souvent au sein même des séquences narratives, sinon des phrases, qui sont commentées. On se retrouve donc avec des emboîtements où divers plans discursifs contribuent à former une structure instable, car les matériaux langagiers utilisés sont accusés d’être inappropriés, s’ils ne sont pas tout simplement retour6
Marek Bieńczyk, « Dimanche dernier à Varsovie avec Michel Houellebecq », in L’Atelier du roman, no. 11, pp. 134-135.
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nés sur eux-mêmes dans des effets parodiques ou comiques7. Le regard de Houellebecq sur l’utilisation actuelle de la langue le pousse jusqu’à la dérision et, comme le remarquait Christian Monnin, « la dérision semble embrayer à l’approche de points de rupture, de zones sensibles jusqu’à l’intolérable ou l’indicible et qui produisent des disjonctions, puis des synthèses disjonctives8 ». De plus, la manipulation de la langue chez Houellebecq fait toujours intervenir au minimum deux discours : l’un montrant la malléabilité des pratiques langagières – publicitaires, bureaucratiques, scientifiques… –, l’autre signalant, de différentes façons, le doute qui devrait peser contre ces pratiques. Ce second type de discours démonte les articulations fallacieuses de la logique langagière en usage, faisant ainsi éclater en pleine lumière les déformations du sens et les détournements que subissent des concepts appartenant à tous les domaines. Au début d’Extension du domaine de la lutte, une conversation est particulièrement révélatrice de ce phénomène. Il s’agit du troisième appel téléphonique de Patrick Leroy, celui dans lequel ce dernier prend connaissance de l’accident de voiture de deux amis : « le Fred » qui était conducteur et une certaine Nathalie qui n’a pas survécu : Tout cela, en théorie, est plutôt déprimant, mais il [Patrick Leroy] réussira à escamoter cet aspect de la question par une sorte de vulgarité cynique, pieds sur table et langage branché : “Elle était supersympa, Nathalie… Un vrai canon, en plus. C’est nul, c’est la dèche… T’as été à l’enterrement ? Moi, les enterrements, je crains un peu. Et pour ce que ça sert… Remarque je me disais, peut-être pour les vieux, quand même. Le Fred y a été ? Tu peux le dire qu’il a un sacré cul, cet enfoiré”.9
Ce que l’on retrouve ici, c’est tout le contraire de ce que Barthes entendait par le « bruissement de la langue10 » dans le collectif Vers une esthétique sans entrave. Par les propos de Michel, la séquence 7
Sans s’avancer trop loin en ce qui a trait à l’humour chez Houellebecq, on se permettra de renvoyer à un article de Dominique Noguez où il fait valoir que le langage humoristique est le produit d’une duplicité et qu’il est fondamentalement bipolaire. Dominique Noguez, « Structure du langage humoristique », in Revue d’Esthétique, no. 22, 1969, pp. 37-54. 8 Christian Monnin, « l’Atelier du roman, le roman comme accélérateur de particules », in L’Atelier du roman, no. 22, 2002, p 134. 9 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Éditions J’ai lu, 1997, p. 29. 10 Roland Barthes, « Le bruissement de la langue », in Œuvres complètes tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 800.
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parenthétique de cet extrait et ce qui la suit accusent une défaillance, et de là, la bruyante détonation de ces formules sous lesquelles Patrick Leroy voulait dissimuler l’aspect tragique de l’accident. Le discours du narrateur marque, donne une indication de lecture et, ainsi, réinjecte du sens là où la langue fonctionne librement, sans attache à un énonciateur, ainsi qu’à la signification que demande un « sujet en soi assez triste11 ». Dans ces conditions, les collocations et les expressions figées énoncées par Patrick Leroy rencontrent l’espace discursif développé par Michel, à savoir un espace de discours dont le fondement n’est pas dépourvu de toute relation avec le polémique. Il y a confrontation entre deux discours et, comme la collision entre ces deux espaces discursifs s’effectue au sein d’une même séquence narrative, le procédé qui permet à la langue de fonctionner d’elle-même est d’autant plus ébranlé. La « machine communicationnelle » – ce réservoir articulant des formes fixes tout usage, qui autorise également le flottement du sens et qui devrait techniquement faciliter la communication – devient non seulement extrêmement suspecte, mais également dysfonctionnelle. Ce n’est pas au « bruit de la jouissance plurielle12 » que l’on est convié dans Extension du domaine de la lutte, mais bien au déraillement des rouages d’une langue aseptisée et parfois à l’écoute d’un borborygme défaillant : Je feuilletai rapidement l’ouvrage, soulignant au crayon les phrases amusantes. Par exemple : “Le niveau stratégique consiste en la réalisation d’un système d’informations global construit par l’intégration de sous-systèmes hétérogènes distribués”. Ou bien “Il apparaît urgent de valider un modèle relationnel canonique dans une dynamique organisationnelle débouchant à moyen terme sur une database orientée objet”.13
Ainsi taxé « d’amusant », ce jargon pompeux, qui pourrait être composé à l’aide de la formule que Jean Epstein présente dans son Petit guide de conversation usuelle pour changer le monde sans fatigue14, est contrecarré. Pour reprendre ici la formule de Wittgenstein, ce qui se déroule sur l’échiquier du jeu de langage15, c’est une ren11
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 28. Roland Barthes, « Le bruissement de la langue », dans Œuvres complètes tome IV, Paris, Seuil, 2002, p. 801. 13 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 31. 14 Jean Epstein, Petit guide de conversation usuelle pour changer le monde sans fatigue, Paris, Éditions universitaires, 1987, 125 p. 15 Ludwig Wittgenstein, « Investigations philosophiques », in Tractatus logico12
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contre qui pousse cette combinatoire lexicologique à sortir de la technicité pour venir s’affaisser au creux de l’absence de tout sémantisme. Plus encore, ce que laisse entendre le jugement du narrateur concernant ces phrases tirées d’un rapport du ministère de l’Agriculture, c’est que le sens n’est même plus un point de fuite, une perspective vers laquelle cette langue spécialisée pourrait prétendre à aspirer. Par son discours, le narrateur veut sensiblement asséner le coup de langage qui mettra à jour l’aporie du jargon technique, et, conséquemment, c’est bien encore une fois de la collision entre deux espaces discursifs que se déploie toute la tension dialogique ; une tension qu’il faut manifestement placer sous l’étiquette de l’agôn de préférence à celle de la communication16. L’hétérogénéité discursive ne se fait pas entendre dans une douce pluralité, dans un bruissement de la langue, soit l’utopie vers laquelle, selon Barthes, aurait dû tendre le projet moderniste de l’avant-garde. Houellebecq affirme « [qu’] il [lui] […] est devenu indifférent de ne pas être moderne17 »18, en reprenant en exergue ce même Barthes qui, deux ans auparavant, affirmait : « c’est le frisson du sens que j’interroge en écoutant le bruissement du langage – de ce langage qui est ma Nature à moi, homme moderne19 ». Alors, l’esthétique de Houellebecq est bien celle de l’entrave – pour reprendre en son contraire le titre de l’ouvrage dirigé par Mikel Dufrenne – et cette esthétique fait résonner le pluriel des voix jusque dans l’entrechoquement des discours qui habitent Michel. Dans une de ses nouvelles, Borges a écrit : « Il ne nous reste plus que des citations. Le langage est un ensemble de citations20 ». À en croire Houellebecq, nul besoin d’attendre la réalisation de l’« Utopie d’un homme qui est fatigué » : le langage n’est déjà plus que citations. Dans ces conditions, il faut reconnaître qu’il peut apparaître extrêmement difficile de saisir philosophicus, Paris, Gallimard, 1961, 364 p. 16 Lyotard concluait d’ailleurs ses trois observations sur l’étude du langage chez Wittgenstein en affirmant que « parler [c’]est combattre, au sens de jouer, et que les actes de langage relèvent d’une agonistique générale ». Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 23. 17 Roland Barthes, « Délibération », in Œuvres complètes tome V, Paris, Seuil, 2002, p. 676. 18 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 106. 19 Roland Barthes, op. cit., « Le bruissement de la langue », p. 803. 20 Jorges Luis Borges, « Utopie d’un homme qui est fatigué », in Le Livre de sable, Paris, Gallimard, 1978, p. 108.
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une véritable esthétique houellebecquienne et même de maintenir que l’auteur qui nous intéresse participe à une esthétisation de l’entrave. Or, chez Houellebecq, le langage n’est pas ruiné même s’il ne semble être que des fragments d’autres discours usés et vidés de leur sens. Les romans de cet écrivain contiennent d’authentiques opérations dialogiques qui impliquent différentes positions discursives et ceci marque l’opposition de Houellebecq à participer à une esthétique reposant sur « l’hypostase du plaisir individuel et sur le refus total de tout fondement des pratiques qui, pour exciter le sentiment du sublime, doivent se disséminer, s’éparpiller, se fracturer comme les étincelles d’un feu d’artifice, figure de l’œuvre d’art que devrait être [apparemment] une vie post-moderne21 ». Le dialogue houellebecquien ne tend pas vers l’entente, mais bien à la résistance face au phénomène de standardisation du langage, ainsi qu’aux dérapages absurdes de l’utilisation d’une langue dans laquelle tout est permis. Pour le remarquer, il n’y a qu’à lire « [l’]intéressante description d’êtres humains22 » que constitue la publicité des Galeries Lafayette. Certes, cette esthétique est bruyante, inégale, et donc pas très classique, mais là où l’on s’est habitué à lire évasivement des formules où le sens profond manque à la compréhension, Houellebecq sait ramener au sémantisme ces pratiques langagières tout usage ou encore accentuer le fait que la signification fait défaut. Dérives des espaces discursifs : de la collision du littéraire et de la science Le motif de l’hybridité n’est pas réductible aux jeux de langage et à la manipulation de la langue. Il ne s’agit là que d’un seul aspect de l’expérience esthétique dépendante de l’hétérogénéité discursive et, comme on l’a laissé entendre en début d’article, on se propose ici d’étudier deux facettes de ce motif. Les dérives discursives que fait subir Houellebecq à des types et des genres de discours sont également au cœur de l’expérience esthétique à laquelle on s’intéresse et c’est pourquoi on suggère ici d’en analyser la portée. Dominique Noguez, dans un article sur la stylistique houellebecquienne23, signale un rapprochement de notre auteur avec Lautréamont. Le rapport effectué 21
Herman Parret, L’esthétique de la communication, l’au-delà de la communication, Bruxelles, Éditions Ousia, 1999, p. 201. 22 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 123. 23 Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 103.
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par Noguez met en relation les Chants de Maldoror avec certains passages d’Extension du domaine de la lutte24 et ce sont ce type d’occurrences qui constituent les meilleures illustrations en ce qui a trait à la dérivation des discours. C’est qu’elles ont le double avantage d’être à la fois des exemples d’un travail sur un type, ainsi qu’un genre discursif, et ils ont comme origine un texte qui fait déjà intervenir un déplacement par agencement avec l’espace de la discursivité scientifique. Comme les Chants de Maldoror accueillent des espaces discursifs qui s’excluent, ce texte nécessite quelques commentaires avant que l’on s’intéresse proprement à l’écrit houellebecquien. À titre d’introduction à ces commentaires, on peut entendre celui que Paul Valéry considérait comme « un savant et un artiste alternatif25 » : Pius Servien. Dans son ouvrage Principes d’esthétique, problème d’art et langage des sciences, Servien a écrit : Notre effort provient tout entier d’une répugnance à utiliser les zones mixtes du langage, et ces travaux qui correspondent à une conception du langage non analysée, globale, vague. Il semble meilleur d’en utiliser que les pôles extrêmes, en faisant soigneusement le point où se situe notre effort, par rapport à ces pôles. S’il s’agit donc d’arriver à quelque chose de profond, de général […], il faut que nous sachions bien si nos propositions finales seront du langage lyrique, ou du langage des sciences. Si elles doivent être du langage lyrique, alors il est préférable d’aller le plus loin possible vers ce pôle, là où ce langage est plus réellement lui-même, plus intense, d’une neige plus intacte : que ce soit franchement du lyrisme, et non ces sous-produits qui ne le réalisent qu’imparfaitement : sous-philosophie, sousmorale, sous-histoire, sous-critique, etc.26
Visiblement, Lautréamont et Houellebecq ne partagent pas le même point de vue esthétique que Servien, même s’ils défendent, à travers leurs textes, une perspective qui s’oppose à cette position tran24
Noguez retient plus précisément trois exemples, soit deux passages des fictions animalières, ainsi que la description du ciel lorsque Michel est près de Bab-elMandel : « L’horizon ne se départ jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où s’épanouit, comme suspendue dans l’atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d’acier liquide. » Houellebecq, op. cit., p. 51. 25 Paul Valéry, « Le cas Servien », dans Pius Servien, Orient, Paris, Gallimard, 1982, p. 88. 26 Pius Servien, Principes d’esthétique, problème d’art et langage des sciences, Paris, Boivin, 1935, p. 222.
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chée quant à l’utilisation du langage lyrique et scientifique dans un texte littéraire. Considérer les Chants de Maldoror comme de la sousscience, parce que l’on y retrouve la transition du langage scientifique dans du littéraire, est intenable comme position27, et le même raisonnement vaut pour Houellebecq. Cependant, Servien établit clairement où se joue la tension relative à l’hétérogénéité discursive. La rencontre entre les deux pôles du langage entraîne une expérience textuelle qui fait vivre l’étrangeté du discours scientifique, du moins quand celui-ci est inséré sur le plan articulatoire d’un discours de nature littéraire. À l’instar de Laurent Jenny, on doit admettre qu’il s’agit de la poétisation de la scientificité chez Lautréamont, c’est-à-dire que c’est « le discours poétique [qui] reste le plus puissant qui soit, même s’il emprunte à la science, le caractère opératoire, la nécessité logique, et l’instauration de différentes sémantiques exactes [, de sorte que] […] les niveaux d’enchâssement constituent […] autant de niveaux de sens orientés28 ». Ce sont précisément ces niveaux de sens qui occasionnent les dérives auxquelles on s’intéresse. En effet, de l’organisation et de la dynamique de la structure hiérarchique des discours – il s’agit de la poétisation de la scientificité et non l’inverse –, il résulte que la poésie s’aventure à l’extérieur d’un espace discursif déjà conquis, sans toutefois se dissoudre : « le nomadisme discursif levé par l’intertextualité doit se résoudre en un texte, il n’est pas synonyme d’une dissolution de la littérature dans le discours. Sans doute déplace-t-il jusqu’à un certain point l’ordre poétique, mais il ne l’abolit pas29 ». En nous penchant ainsi sur “la topographie” des espaces discursifs des Chants de Maldoror, on peut bien saisir comment Houellebecq procède à des dérives discursives ; des dérives qui avaient déjà débuté dans le texte de Lautréamont. Ce dernier et Houellebecq « intègre[nt] des modes discursifs scientifiques qui menacent la poésie [chez Lautréamont, et le roman chez Houellebecq,] d’une alternative, et, de la 27 Ici, on doit reconnaître que la position de Servien se heurte à la reconnaissance institutionnelle de la valeur esthétique des Chants de Maldoror. Sans nécessairement entériner la position esthétique de George Dickie, il faut convenir qu’il serait insensé de tenter de remettre en question la valeur esthétique des textes de Lautréamont, et ce, tout particulièrement à cause que l’on se confronterait à l’arrière-plan institutionnel qui confère et maintient le statut aujourd’hui reconnu à la poésie de cet auteur. Cette perspective analytique de Dickie est exposée dans son ouvrage Aesthetics. 28 Laurent Jenny, « Sémiotique du collage intertextuelle ou La littérature à coups de ciseaux », in Revue d’Esthétique, 31, 1978, p. 176. 29 Ibid., p. 179.
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sorte, relance[nt] une rhétorique “enrayée”30 ». Conséquemment, on retrouve encore une fois une esthétique de l’entrave, mais une entrave différente de celle que nous avons identifiée lorsqu’il était question de la manipulation de la langue. L’espace de la scientificité fait subir au texte littéraire un saut de registre, une transition qui ne s’efface pas dans l’ordre de la narration. Au contraire, cette transition marque bel et bien le passage à un autre espace discursif ; ce qui oblige le lecteur à réinitialiser son parcours de lecture ou son rapport au texte : Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d’elle ; puis ils s’abattaient dans l’herbe fraîchement coupée. Ils se blottissaient contre sa poitrine chaude ; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d’environ deux millimètres. […] La Linguatulia rhinira, ou linguatale, vit dans les fosses nasales et les sinus frontaux ou maxillaires du chien, parfois de l’homme…31
Ce qui se joue ici, c’est bel et bien un effet de bascule entre deux logiques discursives distinctes et ce sont celles-ci qui unissent et divisent à la fois des espaces du texte : le trait qui unit la science et la littérature, et « qui les divise plus sûrement que toute autre différence, [c’est que] toutes deux sont des discours […], mais le langage qui les constitue l’une et l’autre, la science et la littérature ne l’assument pas, ou, si l’on préfère, ne le professent pas de la même façon32 ». Le passage du littéraire au scientifique, sous-tendu par un hommage à Lautréamont, donc une dérive parcourant déjà plus d’un espace discursif, fait entrer en jeu une expérience esthétique qui relève de l’ouverture et de la mobilité du roman houellebecquien. Houellebecq, en s’appropriant le langage scientifique et en intégrant la démarche poétique de Lautréamont, consent à métamorphoser la textualité en une multiplication discursive où chaque ligne de rupture constitue autant de réorientations de sens et d’expériences littéraires. Avec ces transitions d’un ordre du discours à un autre, il ne peut pas être question d’une tension identique à celle que l’on a abordée au point précédent, mais il n’en demeure pas moins que ces dérives im30
Ibid. p. 178. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 33. 32 Roland Barthes, « De la science à la littérature », in Œuvres complètes tome II, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 1264. 31
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pliquent initialement des rencontres d’espaces qui ne sauraient avoir lieu sans impact et sans conséquence. Les textualités hétéroclites houellebecquiennes que l’on a identifiées trouvent comme lieu d’aboutissement d’étonnantes collisions qui font éclater les différents prismes de lecture fondés sur la généricité. Ainsi, avant de faire de Houellebecq un auteur à thèse par exemple, ne faudrait-il pas interroger plus avant les modes d’écritures et les différents espaces discursifs où circulent et transitent des voix inconciliables ? Sinon, autant être d’accord avec Rainer Rochlitz33 et faire de Houellebecq un second Sloterdijk qui a mieux réussi, voire employer le même qualificatif que celui utilisé par Philippe Forest et certains des membres de Perpendiculaire – car Rochlitz, par une acrobatie argumentative, ne tarde pas à suggérer ce qualificatif et faire le pont entre Heidegger et Houellebecq ; un pont déjà effectué dans le numéro 244 de Art Press. Si Les Particules élémentaires et Règles pour le parc humain traitent tous deux de la post-humanité, il serait étonnant de trouver chez Sloterdijk des voix qui désamorceraient et altéreraient délibérément la visée thétique du discours que tient ce philosophe34. D’ailleurs, le dernier roman de Houellebecq semble très loin de proposer que le mode d’existence des post-humains soit de l’ordre de l’utopie. Chez Houellebecq, le passage d’un espace du discours à un autre devient une combinatoire qui introduit dans le même texte des voix divergentes qui s’opposent et qui ébranlent nécessairement tout projet thétique potentiel. Ceci ne peut qu’engendrer des expériences littéraires à la fois inédites et déstabilisantes, mais dont les formes génériques demeurent paradoxalement reconnaissables, donc sécurisantes. En nous intéressant à l’expérience de l’écrit houellebecquien, nous sommes non seulement conviés à écouter une multitude de voix qui nous fait passer par diverses logiques discursives, mais également à un déplacement sur des espaces qui ont tout lieu d’engendrer de véritables débats — comme celui entourant l’eugénisme, la religion et la technoscience dirigée par un évolutionnisme nouveau genre pointant vers « 33 Rainer Rochiltz, « Sloterdijk, Houellebecq et la fin de l’homme », in Feu la critique, essais sur l’art et la littérature, Bruxelles, La Lettre volée, 2002, pp. 89-96. 34 À ce sujet, on se permet de renvoyer le lecteur à l’article Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne, où Liesbeth Korthals Altes soulève, entre autres, que la voix polyphonique du narrateur mine toute univocité d’une possible thèse en faveur de la post-humanité. (Liesbeth Korthals Altes, « Persuasion et ambiguïté dans un roman à thèse postmoderne », in Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq, Amsterdam – New York, CRIN, 2004, pp. 29-45.)
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La Possibilité d’une île ». La question de l’esthétique houellebecquienne déborde donc largement du cadre de la forme textuelle et démontre une fois de plus la portée de la littérature, mais une portée d’une couleur singulière par rapport à celle des autres types de discours.
« Je ne savais absolument rien de sa vie » Écrire l’autre : Houellebecq, Lovecraft et... Elisabetta Sibilio Université de Cassino (Italie) Cet essai veut montrer que dans son premier livre, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie (1991), Houellebecq n’a pas choisi comme sujet son vrai modèle. Il a conçu son livre comme le parallèle moderne de l’essai de Baudelaire sur Edgar Allan Poe, en mimant la « relation biographique » institué dans cet ouvrage. Et, en effet, tout comme Baudelaire utilise cet essai pour exposer sa propre poétique et sa vision du monde, Houellebecq, en analysant la vie et l’œuvre de Lovecraft, pose les bases de sa future production romanesque et expose les principes de son idéologie, d’ailleurs très discutée. Il y a des destinées fatales ; il existe dans la littérature de chaque pays des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leurs fronts. (Baudelaire, Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages)
Insérer H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie (1991)1, premier ouvrage de Michel Houellebecq, dans le genre « biographique » peut paraître comme un forcement des limites du genre et de l’ouvrage mais, en analysant attentivement le texte, on y repère presque toutes les caractéristiques de la biographie considérée dans sa longue tradition2. C’est Houellebecq même, dans sa préface à la réédition du livre, en 1998, à nous faire apercevoir le premier ce problème de la vie, de la matérialité de l’existence de l’autre. Vie dont la connaissance se révèle
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Michel Houellebecq, H.P.Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Paris, Editions du Rocher, 1991. 2 Pour l’histoire et la critique du genre biographique on se réfère ici, en particulier, à : Daniel Madelénat, La Biographie, Paris, PUF, 1984 et François Dosse, Le Pari biographique, Paris, La Découverte, 2005.
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indispensable pour une appréciation correcte (on dirait même « loyale ») de l’œuvre. De temps en temps, assez souvent, je revenais aux « grands textes » de Lovecraft ; ils continuaient à exercer sur moi une attraction étrange, contradictoire avec le reste de mes goûts littéraires ; je ne savais absolument rien de sa vie. Avec le recul, il me semble que j’ai écrit ce livre comme une sorte de premier roman. Un roman à un seul personnage (H.P. Lovecraft lui-même) ; un roman avec cette contrainte que tous les faits relatés, tous les textes cités devaient être exacts ; mais, tout de même, une sorte de roman.3
Ce topos de la biographie comme roman « à contrainte réaliste » parcourt l’histoire du genre à l’époque moderne comme peuvent le montrer maints exemples. Je ne citerai ici que le plus récent à ma connaissance, contenu dans De la biographie et du roman considérés comme un : l’introduction de François Bon à son Rolling Stones. Une biographie, paru chez Fayard en 2002 : [...] les archives proposent des séries de lieux, de chiffres et de faits, le roman va devoir inventer sans attendre. Pourtant, si le roman croyait un seul instant en luimême, il perdrait aussitôt les faits, les hommes, et sa mesure du juste. Il sera fort s’il accepte de n’être tout d’abord, même en gardant ses outils et ses techniques, qu’à l’épreuve sûre de cette part déjà vérifiable des faits et des chiffres.4
Dès le titre, l’ouvrage de Houellebecq se réclame de la tradition biographique, par le nom du « biographié5 » inscrit en tête, et un soustitre qui contient significativement les mots « vie » et « monde » qui identifient les deux dimensions de toute entreprise biographique : la dimension individuelle, singulière du sujet et la dimension collective, relationnelle dans laquelle il est inséré, son contexte. Comme le dit Madelénat : Le dessein du biographe consiste en un mouvement du nom à la personne, des approximations périphériques à la vérité centrale.6
Il y a, en plus, ces « contre » qui, encore une fois, touchent à un topos consolidé de l’écriture biographique : on a toujours à faire à un 3
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, op. cit., pp. 10-11. François Bon, Rolling Stones. Une biographie, Paris, Fayard , 2002, p. 10. 5 Ce terme à été créé par Madelénat, op. cit. 6 Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, op. cit., p. 87. 4
Écrire l’autre : Houellebecq, Lovecraft et...
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sujet unique, particulier, exceptionnel, qui a vécu en naviguant debout à la vie, debout au monde. La seconde règle est de ne jamais trop s’excentrer par rapport au héros de la biographie, de ne pas l’engluer jusqu’à le faire disparaître dans la toile de fond.7
Mais surtout il y a ce que la critique présente comme le « risque » du biographe : l’identification au « biographié », ou du moins la mise en page d’un rapport personnel, particulier, exclusif, entre l’un et l’autre. Mise à part la préface, à la première personne, le texte de Houellebecq accède souvent à l’intrusion du je (presque toujours masqué derrière un « nous » qui se voudrait impersonnel), au commentaire personnel. Rapport d’identification que, en général, les critiques de Houellebecq donnent pour acquis, telle est la ressemblance, de plusieurs points de vue, entre les deux auteurs. Sabine van Wesemael, dans son tout récent essai consacré à l’intertextualité dans les romans de Houellebecq, traite le sujet en ces termes : Chez Houellebecq, comme chez Lovecraft, une haine absolue de la vie, aggravée d’un dégoût particulier pour le monde moderne, préexiste à toute littérature [...]. La science fiction fonctionne chez Houellebecq, comme chez Lovecraft, comme échappatoire à la réalité quotidienne.8
Et il faut dire que le tout dernier roman de notre auteur, La Possibilité d’une île, ne fait que soutenir ces affirmations même si, dans le texte sur Lovecraft, Houellebecq prend ses distances par rapport à l’auteur que maints critiques indiquent comme son « modèle » : Paradoxalement, le personnage fascine en partie parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre.9
Je n’irai pas plus loin sur ce sujet : plusieurs lecteurs de l’œuvre de Houellebecq ont déjà signalé que presque tous les personnages de ses romans se rallient aux opinions de Lovecraft en ce qui concerne le racisme ou la haine de la réalité et du réalisme en littérature.
7
François Dosse, op. cit., p. 58. Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le Plaisir du texte, Paris, l’Harmattan, 2005, pp. 18-19. 9 Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, op. cit.p. 22. 8
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Je ne suis pas d’accord avec Dominique Noguez quand il écrit, dans un livre dont on aura encore l’occasion de parler plus bas : Comme toujours, tout est dans le premier livre (si l’on met le Lovecraft entre parenthèses) [...] 10
« Le Lovecraft » est à mon avis, justement dans le sens de Noguez, en tout et pour tout, un premier livre. Tout Houellebecq est là, implicitement, explicitement ou par négation. On y repère même les noms des auteurs qui vont apparaître ensuite dans les pages des romans, jusqu’à La Possibilité d’une île (Proust, Fielding, Céline entre autres). En particulier, je crois que l’on peut apercevoir dans ce texte les traces d’une réflexion sur la composition du texte. Je ne citerai ici que l’exemple le plus évident et le plus utile à mon propos : Pourtant, Lovecraft n’est pas insensible [et Houellebecq non plus] à la question des procédés de composition. Comme Baudelaire, comme Edgar Poe, il est fasciné par l’idée que l’application rigide de certains schémas, certaines formules, certaines symétries doit pouvoir permettre d’accéder à la perfection.11. L’italique est dans le texte)
Il serait sans doute superflu de citer ici toutes les références à Baudelaire présentes dans l’œuvre de Houellebecq. Je n’en rappellerai que deux, et je soulignerai en passant la ressemblance entre passages et personnages impliqués. On lit, dans Les Particules élémentaires : [...] et j’ai fini par me tourner vers Baudelaire. L’angoisse, la mort, la honte, l’ivresse, la nostalgie, l’enfance perdue... rien que des sujets indiscutables, des thèmes solides.12
Suivent les deux quatrains de Recueillement. Dans La Possibilité d’une île Vincent a été « énormément aidé » par Baudelaire dans le projet des « salles de la mort » : « Ç’a été un travail difficile... dit-il. J’ai beaucoup pensé à La Mort des pauvres de Baudelaire ; ça m’a énormément aidé. » Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s’ils avaient toujours été présents dans un recoin de
10
Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 11. Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, p. 35. 12 Ibid., p. 193. 11
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mon esprit, comme si ma vie entière n’avait été que leur commentaire plus ou moins explicite : C’est la mort qui console, hélas ! [...]13
Et c’est Daniel1/Michel, notre contemporain, qui récite à soi-même, comme une prière, les deux célèbres quatrains. Comme on voit dans ces deux cas, il s’agit du héros, dans lequel on reconnaît souvent l’auteur, s’identifiant à son tour à Baudelaire. Baudelaire hante les pages de l’œuvre poétique et romanesque de Houellebecq si bien que Noguez n’hésite à écrire : [...] si on veut lui chercher un modèle au XIX siècle, ne serait-ce qu’au sens de quelqu’un qu’on admire, ce serait Baudelaire.14
Pour revenir à mon propos, ce qui m’intéresse ici est de montrer le rapport que le texte de Houellebecq sur Lovecraft entretient avec un texte modèle : l’étude de Baudelaire publiée sous les deux titres Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages et Edgar Poe, sa vie et son œuvre. Il s’agit, comme on le sait, d’un essai critique construit sur le modèle que Antoine Compagnon a nommé « vieuvre »15 : on dissout la tension entre fiction et vérité en expliquant l’œuvre par la vie. Et Baudelaire, conformément à son titre, écrit : Tous les contes d’Edgar Poe sont pour ainsi dire biographiques. On trouve l’homme dans l’œuvre. Les personnages et les incidents sont le cadre et la draperie de ses souvenirs.16
Tandis que Houellebecq avance : Sur l’ensemble de l’édifice conçu par HPL plane en outre, comme une atmosphère aux mouvances brumeuses, l’ombre étrange de sa propre personnalité.17
Mais il faut revenir à ce que Houellebecq appelle, comme on l’a vu plus haut, « les procédés de composition ». Au-delà des titres, la structure des essais est semblable : dans les chapitres (auxquels Houellebecq donne des titres) on résume les œuvres, en s’appuyant sur de lon13
Ibid., p. 109 Ibid., p. 9. 15 Antoine Compagnon, La troisième République des Lettres, Paris, Seuil, 1983. 16 Charles Baudelaire, Edgar Allan Poe. Sa vie et ses ouvrages, in Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 254. 17 Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft, op. cit., p. 25. 14
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gues citations qu’on commente ensuite en utilisant des épisodes de la vie ou des traits de la personnalité des auteurs. Des considérations d’ordre général sur la littérature sont approfondies et illustrées par les textes et les propos des biographiés18. Les matériaux dont se servent les biographes sont de même nature. On se réfère aux biographies précédentes : en ce qui concerne Poe, Baudelaire réfère aux travaux biographiques de John M. Daniel, en soulignant « je crois avoir déjà suffisamment mis le lecteur en garde contre les biographes américains » ; pour Lovecraft, la référence presque obligée est à Lyon Sprague de Camp, H.P. Lovecraft. Le roman d’une vie, étude qui, selon Houellebecq, a : « Toutes les qualités de la biographie américaine ». Mais surtout, dans les deux cas, on a à faire à une correspondance énorme où les biographes puisent abondamment, en disposant d’un grand choix : de la correspondance intime, qui est utile à déterminer le caractère des personnages, à celle « professionnelle » qui explique souvent des positions théoriques ou des choix stylistiques. La troisième analogie se situe au niveau des contenus. Analogie qui va, à mon avis, bien au-delà de la ressemblance évidente entre les deux auteurs et leurs ouvrages, en révélant une correspondance profonde, presque intime entre Houellebecq et Baudelaire. On est ici dans le cadre de ce que Madelénat définit comme une dominante de la relation biographique : [...] l’expérience intime du biographe. Imitari-immutare : imiter, se transformer en autrui ou assimiler l’autre, se construire en construisant ; ces phénomènes de projection ou d’introjection finissent par se coder dans la trame biographique. [...] L’enquêteur ne se perd que pour se retrouver et se rêver : il s’analyse, ou s’« aliénalyse », dans un transfert efficace où ses pulsions se subliment.19
Cette correspondance se manifeste à mon avis dans l’attitude commune par rapport justement à la relation biographique, et dans le choix des thèmes. Encore une fois je n’en aborderai ici que deux, sans doute les plus significatifs pour montrer l’étroit lien que Houellebecq découvre peut-être lui-même avec son vrai modèle, Baudelaire. Il s’agit de deux thèmes majeurs dans la poétique baudelairienne, apparemment 18
Voir, par exemple, Littérature de décadence, dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe (op. cit, p. 319 sq), et Littérature rituelle, dans le livre de Houellebecq, p. 19 sq. 19 Daniel Madelénat, op. cit., p. 93.
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négligés, mais justement non moins importants, dans l’œuvre romanesque de Houellebecq : l’enfance, un « sujet indiscutable », un « thème solide » comme on l’a vu plus haut, et ce que Baudelaire nomme très efficacement « le guignon ». C’est justement lorsqu’il commente un propos de Lovecraft sur son enfance que Houellebecq prend position avec une chaleur peu adéquate pour la mission impartiale du biographe : Dans une lettre de 1920, il reviendra longuement sur son enfance. [...] puis vient ce passage, qui conclut la lettre : « Je m’aperçus alors que je devenais trop âgé pour y prendre du plaisir. Le temps impitoyable avait laissé tomber sur moi sa griffe féroce, et j’avais dix-sept ans. [...] ces opérations s’associent pour moi à trop de regrets, car la joie fugitive de l’enfance ne peut jamais être ressaisie. L’âge adulte, c’est l’enfer. » L’âge adulte, c’est l’enfer. Face à une position aussi tranchée, les « moralistes » de notre temps émettrons des grognements vaguement désapprobateurs [...]. Peut-être bien en effet que Lovecraft ne pouvait pas devenir adulte ; mais ce qui est certain c’est qu’il ne le voulait pas davantage. Et compte tenu des valeurs qui régissent le monde adulte, on peut difficilement lui en tenir rigueur. Principe de réalité, principe de plaisir, compétitivité, challenge permanent, sexe et placements... pas de quoi entonner des alléluias.20
On connaît d’ailleurs la valeur, même artistique, voire esthétique, que Baudelaire attribuait à l’enfance (il suffit de rappeler ici le chapitre du Peintre de la vie moderne, titré L’Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant) qui a toujours constitué pour lui le noyau le plus caché de toute pudeur autobiographique. Après en avoir rappelé le caractère autobiographique, Baudelaire cite un long morceau, tiré d’une des nouvelles de Poe et le commente ainsi : Pour moi, je sens s’exhaler de ce tableau de collège un parfum noir. J’y sens circuler le frisson des sombres années de la claustration. Les heures de cachot, le malaise de l’enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge, Edgar Poe ne les a pas éprouvées. Tant de sujets de mélancolie ne l’ont pas vaincu. Jeune, il aime la solitude, ou plutôt il ne se sent pas seul ; il aime ses passions. Le cerveau fécond de l’enfance rend tout agréable, illumine tout.21
Il me parait évident que Baudelaire, comme Houellebecq, commente ici le souvenir de sa propre enfance et la mélancolie à son âge adulte. Le sujet du discours n’est plus Lovecraft ou Poe et il ne s’agit 20 21
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, op. cit., pp. 11-12. Daniel Madelénat, op. cit., pp. 257-258. En italique dans le texte.
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pas d’une réflexion généralisante ; c’est la vie du biographe qui fait irruption. Quant au guignon, il s’agit là aussi d’un thème central pour la poétique baudelairienne, thème qui, enraciné dans la réflexion critique, et pas seulement sur Poe, retentit jusque dans les vers de Spleen et idéal. Composante majeure du spleen propre de l’artiste, l’incompréhension de la part de ses contemporains tourmente tout poète, surtout à l’époque moderne. Houellebecq consacre à ce problème presque toute la dernière partie de son livre, dont voici quelques lignes assez significatives : La critique finit toujours par reconnaître ses torts ; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés par d’autres. Ainsi, après trente années d’un silence méprisant, les « intellectuels » se sont penchés sur Lovecraft.22
Mais voilà, dans l’avant-dernière page de l’essai, un passage que je définirais révélateur : Comme disent les biographes, « Lovecraft mort, son œuvre naquit ». Et en effet nous commençons à le mettre à sa vraie place, égale ou supérieure à celle d’Edgar Poe, en tout cas résolument unique. Il a parfois eu le sentiment, devant l’échec répété de sa production littéraire, que le sacrifice de sa vie avait été, tout compte fait, inutile. Nous pouvons aujourd’hui en juger autrement [...]23
Il est surprenant que Poe revienne ici, surtout si l’on considère qu’il a été « oublié » précédemment, lorsque Houellebecq parlait de l’usage en littérature du lexique et du langage scientifique : A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique.24
Baudelaire, en commentant l’attitude de Poe, toujours en porte-àfaux entre réalité et « idéal », écrivait :
22
Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft, op. cit., p. 87. Ibid., p. 129, c’est moi qui souligne 24 Ibid., p. 71. 23
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Comme Balzac, qui mourut peut-être triste de ne pas être un pur savant, il a des rages de science. Il a écrit un Manuel du conchyliologiste [...]. On dirait qu’il cherche à appliquer à la littérature les procédés de la philosophie et à la philosophie la méthode de l’algèbre. [...] L’air est raréfiée dans cette littérature comme dans un laboratoire.25
C’est que, comme Baudelaire semble plus perspicace que Houellebecq. Il ne s’agit pas, comme dans les Chants de Maldoror de la simple transposition d’un vocabulaire d’un domaine à l’autre (ce qui reste sujet à discussion), mais, comme Houellebecq même nous explique efficacement ailleurs26, de l’utilisation d’une méthode. Et, paradoxalement, cette méthode scientifique qui vise à la construction d’un antimonde, d’un contre-monde dans l’œuvre de Lovecraft, avait été adoptée par les romanciers réalistes du XIXe siècle visant à la représentation de leur monde contemporain. Pour revenir à mon propos, je voulais montrer que dans son premier livre Houellebecq n’a pas choisi comme sujet son vrai modèle. Il a conçu son livre comme le parallèle moderne de l’essai de Baudelaire, en mimant la « relation biographique » instituée entre Baudelaire et Poe. Et, en effet, tout comme Baudelaire utilise cet essai27 pour exposer sa propre poétique et sa vision du monde, Houellebecq, en analysant la vie et l’œuvre de Lovecraft, pose les bases de sa future production romanesque et expose les principes de son idéologie, d’ailleurs très discutée. Il nous soumet, en somme, une équation, une proportion mathématique dont les quatre termes seraient les biographes et les biographiés. Ma dernière remarque concerne des textes qui, dans un certain sens, se présentent comme des biographies des biographes. La vie et l’œuvre de Baudelaire ont suscité, comme on sait, de nombreux essais. A coté de la biographie la plus célèbre et « classique », celle de Pichois et Ziegler28, je voudrais citer la « biographie romanesque », ou « roman biographique », de Bernard-Henri Lévy, Les derniers jours de Charles Baudelaire29, où, à mon avis, on assiste à l’instauration d’un rapport 25
Charles Baudelaire, op. cit., p. 283. Par exemple dans les passages sur l’architecture, dans la première partie du livre. 27 Et presque tous ses essais critiques, littéraires et artistiques, comme la critique a unanimement démontré. 28 Baudelaire, Paris, Julliard, 1987. 29 Bernard-Henri Lévy, Les derniers jours de Charles Baudelaire, Paris, Grasset, 1988. 26
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biographique singulier, intéressant, et de plusieurs points de vue semblable à ce dont on vient de discuter ici. Pour ce qui concerne Houellebecq, même s’il faut se placer dans une optique complètement différente pour d’ évidentes raisons d’ordre chronologique, on peut citer deux ouvrages qui se situent l’une dans le domaine de la biographie « classique » et l’autre dans la même lignée de l’essai sur Lovecraft. Le premier, Houellebecq non autorisé, par Denis Demonpion30, tout en se proposant comme transgressif dès le titre, suit scrupuleusement les règles du genre biographique, de l’ordre chronologique à la proposition d’une documentation soignée et accompagnée d’images, jusqu’à l’annexe qui conclut le volume, rien de moins que le thème astral de Michel Houellebecq par Françoise Hardy. Le deuxième, qu’on doit à Dominique Noguez, déjà cité plus haut, peut difficilement être classé comme une véritable biographie. Cependant ce livre présente plusieurs traits communs avec les ouvrages analysés précédemment. Je n’en citerai ici que deux. Au tout début, la question du « guignon » : [...] je l’entrevoyais plutôt en écrivain à petits tirages, auteur de livres de poésie noire ou de libelles ironiques, un de ces écrivains de chevet comme on les aime, qui sont le sel de la littérature [...] une sorte de néo Boris Vian sans trompette, voué donc, comme l’autre, à une gloire posthume.31 (p. 8)
Le livre est intéressant et par endroits polémique ; il témoigne d’amitié, jusqu’au partage de la condition d’écrivain dans le monde moderne. Dans les dernières pages Noguez aborde une question déjà visée dans l’essai sur Lovecraft : l’appartenance de Houellebecq à la catégorie, comme il la nomme faute de mieux, des « nouveaux réactionnaires ». Noguez nous donne aussi une liste des écrivains inscrits dans cette catégorie. On y trouve Baudelaire mais, paradoxalement, pas Lovecraft. Et cette discussion aboutit à une redéfinition du mot « réactionnaire » qui permet à Noguez de peindre de Houellebecq un portrait magnifique, tout à fait semblable à l’image que ce dernier nous avait donnée de son « biographié » Lovecraft, aussi par rapport au « monde » :
30 31
Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé, Paris, Marin Selle, 2005. Dominique Noguez, op. cit., p. 8.
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Pour revenir à ces mots qui fâchent, [...] « réaction » [... je le rattacherai] non plus à « réactionnaire », ce substantif caricatural, mais au verbe « réagir ». Comme un appel non au passéisme et à la crispation, mais à l’action et à la pensée libre. Comme une manière de ne se situer ni dans le courant ni à contre-courant de l’histoire, mais à son surplomb, comme une vigie, dans une attitude de doute actif et de désespoir surmonté. C’est ainsi que je vois Michel Houellebecq : « au milieu du monde » et tentant de voir loin. Réagissant.32
32
Ibid., p. 257.
Michel Houellebecq. Ascendances littéraires et intertextualités Murielle Lucie Clément Université d’Amsterdam
Dans cet article, l’auteur suit à la trace les empreintes d’écrivains dans Extension du domaine de lutte, Les Particules élémentaires, Lanzarote, Plateforme et La Possibilité d’une île. Ainsi peut-on lire qu’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Bret Easton Ellis, Charles Baudelaire, Clifford D. Simak, Howard Philip Lovecraft, pour ne nommer que ceux-là, ont plus ou moins inspiré Michel Houellebecq. L’auteur confronte aussi le pamphlet de Michel Waldberg (La Parole putanisée, 2002) et l’essai de Dominique Noguez (Houellebecq, en fait, 2003) aux notions d’intertextualité qu’ils esquissent en regard des fictions houellebecquiennes.
Intertextualité Il en est souvent ainsi d’un livre, que nous aimons conjecturer sur son contenu mais, aussi sur les textes qu’il évoque : les intertextes, les hypertextes, les hypotextes : l’intertextualité. Le concept d’intertextualité a été introduit par Julia Kristeva dans sa présentation de Mikhaïl Bakhtine. Ce dernier, dans Esthétique et théorie du roman (1975)1 parle de dialogisme, de plurilinguisme ou de liens entre les textes. Dans tout texte, et partant de là, tout roman ou récit, subsiste toujours les traces de textes antérieurs. Dominique Noguez remarque avec justesse qu’ « il s’agit toujours des rapports d’un texte donné avec un autre, antérieur (l’hypotexte)2 ». Et de citer plusieurs exemples de Houellebecq qui trahiraient des traits balzaciens, baudelairiens, camusiens, flaubertiens ou nervaliens. Et, il stipule : « Pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d’arbitraire3 ». Toutefois, Houellebecq incite à lire les auteurs, les poètes et leur biographie : « L’étude 1
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman (1975), Paris, Gallimard, 2003, traduction : Daria Olivier. 2 Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 102. 3 Ibid., p. 103.
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de la biographie de vos poètes préférés pourra vous être utile4 » d’où, subséquemment, l’apparition inévitable de leurs traces dans l’écriture de leurs lecteurs. Traces qu’il serait vain de considérer uniquement en tant que « rapprochements arbitraires ». Par ailleurs, les références littéraires, les citations d’auteurs et d’ouvrages dans la prose houellebecquienne sont plus fréquentes qu’il n’y paraît au premier abord. Il s’agit parfois de la simple mention d’un nom d’auteur, d’autres fois, ce sont des commentaires émis par un personnage à la suite d’une citation explicite ou implicite. Elles concernent tout autant des ouvrages scientifiques que littéraires, des brochures ou des catalogues. Rien d’étonnant à cela. Dominique Noguez ne remarque-t-il pas la versatilité de Houellebecq : « Au demeurant, homme de paralittérature autant que de littérature. Il a une bonne culture littéraire, il a lu Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Thomas Mann, mais on ne peut rendre compte de son arrière-plan culturel que si l’on évoque des genres apparemment mineurs qui l’ont marqué dès l’adolescence et qu’il assume tout à fait : la chanson, le rock, les magazines pour collégiennes, la science-fiction. Surtout la sciencefiction5 ». Se perçoivent donc à la lecture d’autres auteurs. La rencontre est en fait toujours celle du lecteur et des textes, rarement celle des textes ou des auteurs entre eux, fussent-ils contemporains. Ainsi, sans reprendre le débat suscité par les différences entre l’empreinte et la trace et leurs positions relationnelles au texte, nous nous proposons d’observer quelques cas d’intertextualité et d’ascendance littéraire dans l’œuvre houellebecquienne en prose. Clifford D. Simak Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte (1994)6 écrit des « fantaisies animalières ». Telles « Dialogues d’une vache et d’une pouliche » qu’il considère comme une « méditation éthique7 », « Dialogues d’un chimpanzé et d’une cigogne » constituant « un pamphlet politique d’une rare violence8 » et « Dialogues d’un teckel et d’un caniche » plus ou moins « un portrait d’adolescents9 ». Comme le 4
Michel Houellebecq, Rester vivant (1991), Paris, Librio, 1999, p. 20. Dominique Noguez, op. cit., p. 9, souligné dans le texte. 6 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 1999. 7 Ibid., p. 9. 8 Ibid., p. 124. 9 Ibid., p. 84. 5
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remarque Robert Dion10, la particularité évidente de ces dialogues est principalement de ne pas en être. Cependant, il est possible de voir dans le troisième texte du narrateur l’inspiration de Clifford D. Simak. En effet, « Le recensement », le troisième conte de Demain les chiens (1952)11, contient un manuscrit « Esquisse inachevée et notes sur la philosophie de Juwain » où Nathanael, un chien, peut soutenir une conversation avec les humains. Ceci se passe dans un avenir éloigné de notre époque de plusieurs millénaires. Toutefois, l’influence de Simak est encore plus sensible dans la structure même du roman Les Particules élémentaires (1998)12 où la projection dans le futur permet un regard distancié sur l’humanité. Houellebecq lui-même, à plusieurs reprises et notamment dans l’entretien « Gracias por sur visita13 » avoue avoir été influencé par Simak dans l’élaboration de son roman et pour les mêmes raisons. L’auteur, intéressé par les merveilles technologiques, se préoccupe des drames humains engendrés par le progrès. Un peu Lovecraft, Verne et G.G. Wells à la fois. Cette construction qui place le narrateur au-delà de l’humanité se retrouve dans La Possibilité d’une île (2005)14 où Daniel24 et Daniel25, clones de Daniel1 et néohumains, lisent et commentent les écrits de ce dernier une vingtaine de siècles plus tard après qu’il les ait couchés sur le papier. Néohumains qui à leur tour écrivent, non seulement leur récit de vie respectif, mais aussi leurs commentaires sur ceux de leurs prédécesseurs, ce qui par un jeu de miroirs et de mises en abyme crée une (auto)intertextualité évidente. Bret Easton Ellis, Aldous Huxley et William Shakespeare Plusieurs critiques ont déjà évoqué la ressemblance entre Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis pour des raisons différentes, mais toujours en rapport avec la violence15. Or, Houellebecq a repris à son
10 Robert Dion, « Faire la bête. Fictions animalières dans Extension du domaine de la lutte », CRIN n°43, 2004. 11 Clifford D. Simak, Demain les chiens (1952), Paris, J’ai lu, 1975, traduction : Jean Rosenthal. 12 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998. 13 Sylvain Bourmeau et Céline Hecquet, « Gracias por su visita », Les Inrockuptibles, DVD, 2005. 14 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005. 15 Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le Plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 64-66.
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propre compte quelques traits moins agressifs mais tout aussi typiques de l’écrivain américain. La brochure des Galeries Lafayette, parmi les catalogues que le narrateur d’Extension du domaine de la lutte étudie calmement, décrit une nouvelle sorte d’humains : Dans une brochure éditée par les Galeries Lafayette j’ai trouvé une intéressante description d’êtres humains, sous le titre « les actuels » : “Après une journée bien remplie, ils s’installent dans un profond canapé aux lignes sobres (Steiner, Roset, Cinna). Sur un air de jazz, ils apprécient le graphisme de leurs tapis Dhurries, la gaieté de leurs murs tapissés (Patrick Frey). Prêtes à partir pour un set endiablé, des serviettes de toilette les attendent dans la salle de bains (Yves Saint-Laurent, Ted Lapidus). Et c’est devant un dîner entre copains et dans leurs cuisines mises en scène par Daniel Hechter ou Primrose Bordier qu’ils referont le monde.”16
Cette description des « actuels », incluant leurs marques préférées, pourrait aisément être un résumé des yuppies mis en scène dans un American psycho (1991)17 à la française. Michel Houellebecq avoue ressentir une vive admiration pour le travail de Bret Easton Ellis. Il est indéniable que le passage suivant évoque la trame de Glamorama (1998)18 : « Un peu plus tard, il apparaissait cependant que les tueurs étaient eux-mêmes filmés par une seconde équipe, et que le véritable but de l’affaire était la commercialisation non pas de films pornos, mais d’images d’ultraviolence. Récit dans le récit, film dans le film, etc. Un projet béton19 ». Peut-être moins évident, mais très suggestif tout de même est le mal être du Bruno lycéen des Particules élémentaires inspiré de celui du narrateur dans Moins que zéro20. La drogue de Bruno, tout aussi puissante et destructrice que la cocaïne de Clay, étant la masturbation. Nous avions déjà remarqué l’intertextualité avec Huxley21, toutefois à une nouvelle lecture nous découvrons une nouvelle profondeur à 16 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai lu, 1997, pp. 123-124, souligné dans le texte. 17 Bret Easton Ellis, American psycho (1991), Paris, Seuil, 2005, Traduction : Alain Defossé. 18 Bret Easton Ellis, Glamorama (1998), Paris, 10:18, 2001, traduction : Pierre Guglielmina. 19 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 163. 20 Bret Easton Ellis, Moins que zéro (1985), Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1986. 21 Murielle Lucie Clément, Houellebecq Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, pp. 99-104.
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cette relation. Lorsque Bruno rend visite à Michel il compare son univers diégétique avec la réalité fictionnelle d’Aldous Huxley dans Brave New World (1932)22. Le titre du chapitre, « Julian et Aldous », suggère déjà l’intertextualité avec le roman de Huxley. Dans Le meilleur des mondes, l’utopie réalisée, où l’homme ne connaît plus les turpitudes des désirs inassouvis, est une société divisée en castes avec çà et là des « réserves de sauvages ». Par contre, Les Particules élémentaires ne décrivent que très brièvement l’utopie réalisée dans le récit encadrant relaté par un narrateur homodiégétique, le clone de la nouvelle espèce intelligente, immortelle et asexuée. La Possibilité d’une île présente aussi ces réserves dont les habitants, race quasi-révolue, sont très éloignés des néohumains. À cause de cette reprise de thème, la presse a vu dans ce dernier roman une continuation des Particules élémentaires. Néanmoins, entre ces deux romans les divergences sont plus sensibles que les ressemblances. Ne serait-ce que les clones dont la vie sexuelle se trouve au point mort à l’encontre des corpuscules de Krause et leur propagation épidermiques promise par Michel Djerzinski. La scène où Bruno hésite à toucher la vulve de sa mère est certainement une de celles où se révèle la stratification de l’intertextualité dans le roman : « Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler23 ». Bruno n’a pas osé toucher le corps de sa mère endormie. Sa vulve est-elle le réceptacle sacré qu’un attouchement aussi léger soit-il constituerait un sacrilège ? S’agit-il d’une référence à Shakespeare : « If I profane with my unworthiest hand / This holy shrine24 » ou d’une citation de Huxley ? Le sauvage du Meilleur des mondes regarde Lenina en proie au soma dormir dans sa chambre : « Très lentement, du geste hésitant de quelqu’un qui se penche en avant pour caresser un oiseau timide et peutêtre un peu dangereux, il avança la main. Elle reste là, tremblante, à 22 Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (1932), Plon, Paris, 1977, Traduction : Jean Castier. 23 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 91, nous soulignons. 24 William Shakespeare, Romeo and Juliet, Acte I, Scène 5, cité par Aldous Huxley, op. cit., p. 166.
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deux centimètres de ces doigts mollement pendants, tout près de les toucher. “ L’osait-il ? Osait-il profaner, de sa main la plus indigne qui fût, cette… ” Non, il n’osait point. L’oiseau était trop dangereux. Sa main retomba en arrière…25 ». Cependant, la chute « Je suis ressorti me branler » est typiquement houellebecquienne. Marcel Proust et Charles Baudelaire26 L’analyse littéraire est pour Bruno une occupation professionnelle. Non seulement il travaille Proust avec ses élèves : « La pureté d’un sang où depuis plusieurs générations ne se rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ôté à sa manière d’être tout ce que les gens du peuple appellent « des manières », et lui avait donné la plus parfaite simplicité.27 », il leur déclame aussi Baudelaire à haute voix : Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le soir ; il descend, le voici : Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. Pendant que des mortels la multitude vile, Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, Va cueillir des remords dans la fête servile, Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici…28
Cette citation de Baudelaire n’a rien d’étonnant. N’écrit-il pas : « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau !29 ». En définitive, n’est-ce pas du nouveau que Houellebecq offre au lecteur ? Comment expliquer autrement l’engouement de ce dernier. Supposition nettement tempérée par la tirade de Daniel1 citée plus loin. Baudelaire vient aussi à l’esprit de Michel dans Plateforme (2001)30 : « Et des esclaves nus tout imprégnés d’odeur…31 » lors 25
Aldous Huxley, op. cit., p. 166. Au sujet de Michel Houellebecq et Marcel Proust : Olivier Bardolle, La Littérature à vif (Le cas Houellebecq), Paris, L’Esprit des Péninsules, 2004. 27 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 239, souligné dans le texte. 28 Ibid., p. 240, souligné dans le texte. 29 Charles Baudelaire, « Le Voyage CXXVI » Les Fleurs du Mal (1861), Paris, Gallimard, 1998, p. 182, souligné dans le texte. 30 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. 31 Ibid., p. 264. 26
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d’une séance de brainstorming où il est question de prospectus pour les clubs Aphrodite. En outre, La Possibilité d’une île présente Baudelaire en premier lieu commenté par Daniel1 en référence à ses collègues : En quelques minutes je passai en revue l’ensemble de ma carrière, cinématographique surtout. Racisme, pédophilie, cannibalisme, parricide, actes de torture et de barbarie : en moins d’une décennie, j’avais écrémé la quasi-totalité des créneaux porteurs. Il était quand même curieux, me dis-je une fois de plus, que l’alliance de la méchanceté et du rire ait été considérée comme si novatrice par les milieux du cinéma ; ils ne devaient pas souvent lire Baudelaire dans la profession.32
De ce qui précède, il est clair que Daniel1 lit Baudelaire, ce qu’il confirme après avoir écrit un poème : « Le fait était déjà en soi curieux : non seulement je n’avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n’en avais même pratiquement jamais lu, à l’exception de Baudelaire33 ». Le poète est finalement cité après la visite de Daniel1 à Vincent : Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s’ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n’avait été que leur commentaire plus ou moins explicite : C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ; C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ; À travers la tempête, et la neige, et le givre, C’est la clarté vibrante à notre horizon noir ; C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre, Où l’on pourra manger, et dormir, et s’asseoir…34
Baudelaire, à l’instar des poètes dont il est un des représentants le plus connu, esthétise la mort. L’apprivoise-t-il afin de la conjurer ? Et que signifie cette citation de Houellebecq ? Toujours est-il qu’une filiation certaine s’établit de l’un à l’autre déjà indiquée par l’auteur au cours d’entretiens sur sa lignée littéraire : « j’ai souvent cité Baude32
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 159, souligné dans le texte. Ibid., p. 185. 34 Ibid., p. 409, souligné dans le texte. 33
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laire, Dostoïevski et Thomas Mann, qui ont été des lectures très marquantes35 ». En effet, l’auteur semble entreprendre une critique de la société, parfois dans la lignée baudelairienne. Mais, alors que Baudelaire transcende l’horreur par la musique (La Charogne) ou la transperce d’un rayon lumineux, Houellebecq la fige dans un malaise de noir absolu auquel seul échappe le poème Sur la route de Clifden qui offre une issue de secours et un horizon lumineux. C’est loin d’être l’avis de Michel Waldberg. Dans son pamphlet, La Parole putanisée (2002)36 », il s’en prend violemment à Michel Houellebecq sans lui dénier, toutefois, la richesse de styles entrelacés dans ses romans : « On retrouve chez Houellebecq, mais dilué, réduit à la teneur d’un brouet clair, le mélange, détonant, de plusieurs styles avec le grand art oratoire du XVIIe siècle. Mais l’on y chercherait en vain le mélange, détonnant, de surnaturalisme et d’ironie en quoi Baudelaire quintessenciait le romantisme37 ». Ce en quoi, Waldberg est dans l’erreur. Ce mélange auquel il réfère est la quintessence même de plusieurs pages houellebecquiennes. Dans Houellebecq, Sperme et sang (2003)38, nous évoquons justement Houellebecq et Baudelaire en un souffle au sujet de la description du paysage contemplé par le narrateur d’Extension du domaine de la lutte se rendant à Rouen39. Quant à Proust, il sert d’exemple aux humains, selon Daniel24, pour la rédaction de leur récit de vie : « L’exemple le plus souvent cité par les instructeurs était celui de Marcel Proust, qui, sentant la mort venir, avait eu pour premier réflexe de se précipiter sur le manuscrit de la Recherche du temps perdu afin d’y noter ses impressions au fur et à mesure de la progression de son trépas. Bien peu, en pratique, eurent ce courage40 ». De ce qui précède, de toute évidence, Baudelaire et Proust se profilent d’une manière récurrente au fil des romans. Michel Houellebecq et Isidore Ducasse 41
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Didier Sénécal, « Michel Houellebecq », Lire, n° 298, septembre 2001, p. 36. Michel Waldberg, La Parole putanisée, Paris, La Différence, 2002. 37 Ibid., pp. 38-39. 38 Murielle Lucie Clément, Houellebecq, Sperme et sang, op. cit., 2003 39 Ibid., pp. 21-22. 40 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 93. 41 Sur Michel Houellebecq et Lautréamont voir : Murielle Lucie Clément, « Lautréamont, Houellebecq : une rencontre », Cahiers Lautréamont: livraisons LXXI et LXXII, La Littérature Maldoror, Actes du Septième Colloque International sur 36
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Néanmoins, peut-être le plus significatif de l’unicité de la vision houellebecquienne apparaît-il lorsque La Possibilité d’une île esquisse d’autres romans de l’auteur. Citons quelques exemples : « Un bandeau blanc recouvrait partiellement ses seins, elle portait une minijupe moulante, et c’était à peu près tout42 ». Probablement le costume favori de l’auteur pour la gente féminine : « Ses seins étaient recouverts d’un bandeau de coton minuscule, qu’elle relevait progressivement. […] Elle se mit à quatre pattes sur le sol, releva sa minijupe ; elle ne portait rien en dessous43 ». Dans l’épilogue, Daniel25 arrive à une conclusion sur les qualités de l’être humain : « quel qu’il ait pu être par ailleurs, l’homme avait décidément été un mammifère ingénieux44 ». Assez similaire en son essence à la réflexion du narrateur de Lanzarote (2000)45 à la vue de la pancarte « ESPACE NATUREL PROTEGE » et du péage requis pour y pénétrer : « Pas con, leur truc …soufflai-je à Rudi. Tu prends n’importe quel coin un peu paumé, tu laisses se dégrader la route et tu mets un panneau « ESPACE NATUREL PROTEGE ». Forcément les gens viennent. Il n’y a plus qu’à installer un péage, et le tour est joué46 ». Ce qui prouve la constance de la vision houellebecquienne. Somme toute, c’est probablement la filiation avec Lautréamont qui reste la plus probante dans Extension du domaine de la lutte. Filiation déjà notée par Michel Waldberg47 et Dominique Noguez48. Au sujet de Lautréamont, Noguez écrit : Le poète [ Ducasse ] est explicitement évoqué dans Lovecraft, pour son utilisation du vocabulaire scientifique (LOV 71). Et à qui, de fait sinon à l’auteur des Chants de Maldoror, est-il clairement rendu hommage dans l’étrange description du ciel aux abords de Bab-el-Mandel (description dont le lien avec le récit en cours reste assez énigmatique) : “… l’horizon ne se départit jamais de cet éclat surchauffé et blanc que l’on peut également observer dans les usines sidérurgiques, à la troisième phase du traitement du minerai de fer (je veux parler de ce moment où
Lautréamont, Liège, 4-5 octobre 2004/Bruxelles, 6 octobre 2004, Tusson, Du Lérot éditeur, pp. 203-213. 42 Ibid., p. 111. 43 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 90-91, nous soulignons. 44 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 445, souligné dans le texte. 45 Michel Houellebecq, Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000. 46 Ibid., p. 53. 47 Michel Waldberg, op. cit. 48 Dominique Noguez, op. cit.
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s’épanouit, comme suspendue dans l’atmosphère et bizarrement consubstantielle de sa nature intrinsèque, la coulée nouvellement formée d’acier liquide) ”.49
Noguez voit donc dans ce passage un pur hommage à Ducasse. Nous souscrivons entièrement à son assertion et nous pensons pouvoir signaler plusieurs autres traces du poète non mentionnées. Par exemple, l’aventure du canari qui se fait déchiqueter dans le rêve de Michel des Particules élémentaires rejoint étrangement le « Ah ! l’aigle t’arrache un œil avec son bec […]50 ». Toujours dans le même ouvrage, le rêve de Bruno à qui il reste un œil unique appelle ce passage du troisième chant : « Et mon œil se recollait à la grille51 » ou encore : « Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil52 ». Considérons maintenant, les magasins évoqués par les deux auteurs. « Les magasins de la rue Vivienne53 » où « Une femme s’évanouit54 » que personne ne relève ne bruissent-ils pas dans « la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries55 ». Noguez voit, au contraire, dans ce passage un trait camusien avec : « “Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui…” (EXT 76) qui peut faire penser au célèbre incipit (“Aujourd’hui maman est morte”), sauf que la précision qui suit, “aux Nouvelles Galeries”, est typiquement houellebecquienne”56 ». Ou encore, Michel de Plateforme (2001)57 lorsqu’il nous conte : « Le soir même, j’examinai avec attention le clitoris de Valérie58 » s’inspire-t-il du chant deuxième : « Il est temps de serrer les freins à mon inspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand on regarde le vagin d’une femme […]59 ». Il est vrai que le vagin et le clitoris sont deux organes que l’on ne saurait confondre. Toutefois, fort est de convenir de leur rapprochement géographique incontestable. Dans le même chant, la phrase : « J’avais dit que je voulais défen49
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 142, cité par Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, op. cit., pp. 103-104. 50 Lautréamont, Les Chants de Maldoror (1868-…), Paris, Pocket, 1992, p. 127. 51 Ibid., p. 134. 52 Ibid., p. 228. 53 Ibid., p. 215. 54 Ibid., p. 216. 55 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., 1999, p. 66. 56 Dominique Noguez, op. cit., p. 102. 57 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001. 58 Ibid., p. 313, nous soulignons. 59 Lautréamont, op. cit., p. 113, nous soulignons.
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dre l’homme […]60 » résonne étrangement en écho à la fin des Particules élémentaires : « Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage ; hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme61 ». D’où il ressort, en outre, que l’hommage importe à Houellebecq. Toujours d’une manière toute subjective et pourtant très convaincue, nous citons deux fragments supplémentaires de Lautréamont et leur parallèle chez Houellebecq. En premier lieu dans la prose ducassienne, sans nous arrêter aux différentes versions connues : « Je me propose sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre62 » et tout au début du premier chant : « Il y en a qui écrivent pour chercher les applaudissements […]63 ». Deux fragments auxquels nous comparons maintenant Extension du domaine de la lutte : « Mon propos n’est pas de vous enchanter par de subtiles notations psychologiques. Je n’ambitionne pas de vous arracher des applaudissements par ma finesse et mon humour64 » et sur la même page : « Pour atteindre le but, autrement philosophique, que je me propose […]65 ». Il serait vain de penser que chaque fois qu’un auteur écrit « je me propose » il cite Ducasse. Néanmoins, écrit sur la même page que le fragment sur les applaudissements, il y a matière à interrogation. Cela d’autant plus que les deux fragments relevés chez Ducasse font partie du même chant à quelques pages d’intervalle. De même nous pourrions revenir sur la description du paysage vu du train mentionné plus haut. Cette même description peut aussi rappeler non seulement Agrippa D’Aubigné dont Les Tragiques (1616)66 chantent la Seine rouge de sang de Paris jusqu’à Rouen, comme nous l’avons déjà soutenu67, mais aussi Lautréamont : « La Seine entraîne
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Ibid., p. 113. Michel Houellebecq, Les Particules élementaires, op. cit., p. 394, nous soulignons. 62 Lautréamont, op. cit., p. 34. 63 Ibid., p. 25. 64 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), op. cit., p.16. 65 Ibid.. 66 Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (1616) dans Œuvres complètes V, Paris, A. Legouez, 1873-1892. 67 Murielle Lucie Clément, op. cit., 2003, pp. 21-22. 61
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un corps humain68 ». Corps qui teinte de sang les eaux du fleuve chez D’Aubigné, eaux que le narrateur de Houellebecq pense être sang. De plus, nous voyons une analogie entre Lautréamont et Houellebecq en leur manière de se méconnaître : « Ce n’est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanée de la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, par les inflexibles lois de l’optique, il m’arrive d’être placé devant la méconnaissance de ma propre image !69 ». Ce passage n’est-il pas, en grande partie, reflété dans l’univers houellebecquien avec ses personnages empreints de la méconnaissance de soi malgré la grande lucidité de leur vision. Que l’on se souvienne de Michel de Plateforme qui voit son père dans son visage face au miroir mais reste incapable d’autoréflexion ou du narrateur d’Extension du domaine de la lutte qui échoue dans son entreprise dernière, incapable de se réconcilier avec la vie, par manque de connaissance de soi ou Daniel25 qui se cherche désespérément et ne peut se trouver que dans l’abolition involontaire de son moi. Lovecraft ou Lautréamont ? Enfin, nous pensons également aux « deux piliers » des Chants de Maldoror, « qu’il n’était pas difficile et encore moins possible de prendre pour des baobabs, [et qui] s’apercevaient dans la vallée, plus grands que deux épingles70 ». Ces deux piliers des Chants s’aperçoivent aussi comme « Deux tours énormes71 » dans la vallée. Nous pouvons en déceler la présence intertextuelle dans les tours de la cathédrale de Chartres d’Extension du domaine de la lutte, survolées en rêve par le narrateur : « Je plane au-dessus de la cathédrale de Chartres. […] Je m’approche des tours […] Ces tours sont immenses, noires, maléfiques […]72 ». Le narrateur nous confie que son nez « est un trou béant par lequel suppure la matière organique73 » ce qui renforce l’allusion au texte ducassien. Toutefois, cet univers onirique ressemble à celui que Houellebecq découvre chez Lovecraft : car l’architecture de rêve qu’il nous décrit est, comme celle des grandes cathédrales gothiques ou baroques, une architecture totale. […] Comme celle des grandes 68
Lautréamont, op. cit., p. 106. Lautréamont, op. cit., p.162, nous soulignons. 70 Michel Waldberg, op. cit., p. 38. 71 Lautréamont, op. cit., p. 150. 72 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 141-142. 73 Ibid., p. 142. 69
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cathédrales, comme celle de temples hindous, l’architecture de H.P. Lovecraft est beaucoup plus qu’un jeu mathématique de volumes. Elle est entièrement imprégnée par l’idée d’une dramaturgie mythique qui donne son sens à l’édifice.74
Sans contestation possible, le drame, dans son sens le plus strict, fait irruption dans le cauchemar du narrateur d’Extension du domaine de la lutte, et cela avec toute l’horreur digne d’une prose, ducassienne et lovecraftienne, mais cependant houellebecquienne. Mais lorsque Houellebecq écrit l’une de ses dissertations biologiques, de quel prédécesseur s’inspire-t-il ? Dans son essai, il expose : A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des Chants de Maldoror. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique.75
Un effet que notre auteur utilise largement. Cependant, la question reste ouverte : est-ce H.P. Lovecraft ou I. Ducasse qui transparaît lorsque Michel Houellebecq reproduit le langage scientifique ? Nous optons pour Ducasse. Houellebecq, dans ce passage, détourne l’attention de la filiation ducassienne de ses écrits, pour la projeter sur ses ascendants lovecraftiens. Ascendants indéniables mais nullement exclusifs. Nous avons amplement commenté ailleurs la relation de Houellebecq et Lovecraft76. La tentation est grande de voir dans Extension du domaine de la lutte un style empreint de traces ducassiennes dans ce que Bachelard nomme une « phénoménologie de l’agression77 ». Tout comme Lautréamont, Houellebecq « donne la souffrance78 » mais son narrateur la subit également jusque dans son univers onirique : « A chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffran-
74 Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft (1991), Paris, J’ai lu, 1999, p. 71, souligné dans le texte. 75 Ibid., pp. 82-83. 76 Murielle Lucie Clément, Michel Houellebecq revisité, Paris, L’Harmattan, 2007. 77 Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939, p. 3. 78 Ibid., p. 4.
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ces de la victime79 ». Quant à son agression, elle est auto-agression dans un désir d’automutilation : « Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe80 ». La violence, que nous voyons à l’œuvre dans cette automutilation souhaitée, une agression contre soi est, selon Bachelard un moment ducassien. Car, nous dit-il, la violence possède « toujours un commencement gratuit, un commencement pur, un instant ducassien81 ». Cette tentation de voir un style empreint de traces ducassiennes repose sur le point de départ adopté : Les Chants ou les Poésies. En effet, selon Pierssens, Les Chants sont : « une grande parade diabolique qui mettait tout en œuvre pour susciter chez le lecteur romantique à la fois horreur et jouissance82 à l’aide de multiples scènes de transgression. Une des critiques récurrentes faite à Houellebecq est justement la transgression réitérée des codes, littéraires et sociaux. En ce sens, cette accusation le rapproche de Ducasse si l’on prend les Chants comme point de référence. Un autre aspect de la dialectique maldorienne qui se reconnaît dans l’œuvre houellebecquienne est le processus de spéculation dont parle Pierssens lorsqu’il précise : « Maldoror se présentait déjà au lecteur comme le reflet non censuré des réalités cachées de la nature humaine83 ». Nous avons décrit cette facette dans Houellebecq, Sperme et sang, et stipulé que les héros houellebecquiens « nous tendent un miroir où sonder notre image84 ». Ce processus de spéculation nous renvoie leurs particularités les moins acceptables qui de fait sont les nôtres. « Toute la dialectique de Maldoror repose donc sur l’ostention insistante d’un miroir qui doit annuler la déformation des images que l’homme reçoit communément de lui-même85 ». Cette thèse de Pierssens peut aussi bien s’appliquer à la dialectique houellebecquienne. Quant au miroir, il est formé par le langage. « Le langage-miroir », comme le nomme Jacques Durand, « réfléchit une image insolite, inattendue, disloquée et dérivante86 ». Image qui permet un spectre de lec79
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 142-143. Ibid., p. 143. 81 Gaston Bachelard, op. cit., p. 184. 82 Michel Pierssens, Lautréamont. Ethique à Maldoror, Lille, Presses Universitaires, 1984, p. 16. 83 Ibid., p. 62. 84 Murielle Lucie Clément, op. cit., 2003, p. 194. 85 Michel Pierssens, op. cit., p. 62. 86 Jacques Durand, « Un piège à rats perpétuel », Lautréamont, Paris, Chaleil et Ed. 80
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tures différentes et même contradictoires. Contradictions déjà exemplifiées par Ducasse : Pour construire mécaniquement la cervelle d’un conte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises et abrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur, de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de sa vie ; il faut, en outre, avec du fluide magnétique, le mettre ingénieusement dans l’impossibilité somnanbulique de se mouvoir, en le forçant à obscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Je veux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulement pour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps […].87
Ne serait-ce pas aussi ce que beaucoup reprochent à Houellebecq : intéresser et agacer simultanément ? En fait L’hommage est, à l’origine, un terme de féodalité. Un chevalier rend hommage à un autre et en reconnaît ainsi la suzeraineté. Pour un auteur, il s’agit souvent du témoignage de l’existence d’écrits d’un prédécesseur. Un clin d’œil, si l’on veut. Chez Michel Houellebecq transparaissent les traces d’auteurs divers tels Lautréamont, Charles Baudelaire, Clifford D. Simak, Bret Easton Ellis, Aldous Huxley, Marcel Proust, Howard Phillips Lovecraft, William Shakespeare. Parfois sous forme de citations, parfois plus discrètes, il s’agit d’allusions. Ces références relevées dans cette brève étude sont des éléments du plurilinguisme, du dialogisme et de l’hybridité romanesque, communément appelés « intertextualité » et forment, en partie, l’ascendance littéraire des textes houellebecquiens et constituent des hommages aux auteurs lus et admirés.
Supervie, 1971, p. 172. 87 Lautréamont, op. cit., p. 241, nous soulignons.
Le bonheur du néant : une lecture schopenhauerienne de Houellebecq Walter Wagner Université de Vienne
Antipathique au monde contemporain, Schopenhauer a conçu une philosophie qui a influencé l’œuvre de Houellebecq. Selon le maître à penser allemand, la volonté de vivre ne cesse de créer des désirs que l’homme ne parvient pas à satisfaire, et c’est cette force vitale qui est à l’origine de sa souffrance, unique constante de la condition humaine. Dans l’univers de l’écrivain français, le vouloir-vivre schopenhauerien se traduit par l’instinct sexuel que les héros houellebecquiens cherchent en vain à assouvir. La passion charnelle finit par être vaincue grâce à la génétique qui ne promet qu’une sérénité sans bonheur : Schopenhauer semble bien avoir le dernier mot chez Houellebecq.
À plusieurs reprises, Houellebecq a évoqué Schopenhauer comme l’un de ses maîtres spirituels. Cela ne surprend guère, car l’œuvre du philosophe allemand rejoint celui du romancier français sur certains points. Avant d’analyser cette parenté, résumons brièvement les doctrines du modèle allemand. Le Monde comme volonté et comme représentation, qui contient la quintessence de la pensée schopenhauerienne, repose sur une métaphysique pessimiste selon laquelle toute existence est souffrance. Celle-ci est causée par une volonté à l’origine de laquelle se trouve un manque que l’être humain cherche en vain à combler. D’où une douleur qui est inhérente à la vie. La libération totale du joug du vouloir ne peut résulter que de l’abolition du vouloir-vivre qui tyrannise les hommes. Schopenhauer appelle ce calme de l’âme le « quiétisme » de la volonté, qui seul procure un bonheur durable. Or, la plupart des gens ne parviennent qu’à une suspension momentanée de la souffrance, qui est possible par l’effort de l’intelligence, la contemplation de l’art, l’ascétisme moral et la pitié. Les univers philosophico-esthétiques de Schopenhauer et de Houellebecq ont pour fondement une aversion profonde contre le monde. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’auteur des Particules élé-
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mentaires ait rédigé une biographie de H. P. Lovecraft qui se distingue par « une haine absolue du monde en général, aggravée d’un dégoût pour le monde moderne1 ». Cette attitude est partagée par le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, qui affirme : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas. La société dans laquelle je vis me dégoûte ; la publicité m’écœure ; l’informatique me fait vomir2 ». Valérie, à son tour, dit à Michel dans Plateforme : « Je n’aime pas le monde dans lequel on vit3 ». Finalement, Daniel1, en vrai membre de la famille houellebecquienne, avoue : « Je haïssais l’humanité, c’est certain, je l’avais haïe dès le début, et le malheur rendant mauvais je la haïssais aujourd’hui encore bien davantage4 ». Étant donné ces verdicts acerbes, on se demande ce qui a bien pu provoquer une telle hostilité à l’égard de la société, voire de l’humanité entière. Houellebecq semble nous donner la réponse lorsqu’il s’attaque au néo-capitalisme et à ses conséquences néfastes telles que la compétition déchaînée, le pouvoir des médias et l’utilitarisme comme unique maxime de l’activité humaine et qui envahit jusqu’aux rapports avec nos semblables. Toutefois, la véritable cause de ce malaise dans la culture est « la logique du supermarché5 », corollaire de l’économie de marché libéralisée où toute marchandise a une valeur d’échange. Cette idéologie n’est pas sans affecter les relations entre les sexes et les a plongés dans un système d’attirance érotique où seuls les concurrents les plus séduisants peuvent espérer trouver un partenaire. En revanche, l’amour et le sexe restent inaccessibles aux personnes âgées ou laides, qui sont obligées de se procurer le plaisir sexuel en recourant à la masturbation, à la pornographie et à la prostitution. Cette anomalie s’avère d’autant plus lamentable que l’instinct sexuel est bel et bien la pulsion la plus forte chez l’être humain, comme le constate Daniel1 : Le plaisir sexuel n’était pas seulement supérieur, en raffinement et en violence, à tous les autres plaisirs que pouvait comporter la vie ; il n’était pas seulement 1
Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Monaco, Éditions du Rocher, 1999, p. 46. 2 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994, p. 82sq. 3 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 200. 4 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 417. 5 Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », in Interventions, Paris, Flammarion, 1998, p. 72.
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l’unique plaisir qui ne s’accompagne d’aucun dommage pour l’organisme, mais qui contribue au contraire à le maintenir à son plus haut niveau de vitalité et de force ; il était l’unique plaisir, l’unique objectif en vérité de l’existence humaine [...].6
Frappé par cette évidence, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte médite sur les causes de ce phénomène et commence à « supposer l’existence d’une force plus profonde et plus cachée, véritable nodosité existentielle d’où transpirerait le désir7 ». Ce que l’informaticien a du mal à formuler de façon précise coïncide avec l’un des théorèmes principaux de la pensée schopenhauerienne. En effet, selon le philosophe allemand, le désir sexuel représente l’expression la plus immédiate du vouloir-vivre et le coït son affirmation la plus palpable. Ainsi, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer va jusqu’à faire les éloges du sperme, qu’il qualifie de « quintessence de toutes les sécrétions8 ». La disparition du désir physique, principal élan vital selon les protagonistes de Houellebecq et Schopenhauer, prive les personnes atteintes de leur essence. Il est intéressant d’évoquer encore une fois dans ce contexte Daniel1, lecteur assidu de l’Allemand : Il en va de même pour les hommes ; lorsque l’instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé ; ainsi, note-t-il dans une métaphore d’une terrifiante violence, “l’existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes”.9
La sexualité, centre du vouloir-vivre chez Schopenhauer, se transforme en source primaire de souffrance chez Houellebecq dont les personnages masculins sont pour la plupart des érotomanes qui se sentent tout particulièrement attirés par les jeunes femmes et n’hésitent pas à courtiser des adolescentes le cas échéant. Tisserand, Bruno et Rudi, qui a fréquenté des mineures, sont, pour parler avec Schopenhauer, des objectivations hypertrophes de la volonté de vivre. 6
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 392. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 86 sq. 8 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre IV, chapitre 42, in Sämtliche Werke, vol. II, Stuttgart et Francort, Cotta-Insel, 1960, p. 657. Nous traduisons toutes les citations allemandes. 9 Cf. Arthur Schopenhauer, Parerga und Paralipomena I, chapitre 6, in Sämtliche Werke, vol. IV, Stuttgart et Francfort, Klett-Cotta, 1963, p. 586. 7
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Incapables d’assouvir leur appétit érotique, les protagonistes houellebecquiens cherchent à le sublimer par des activités compensatoires. Selon Schopenhauer, l’art et le plaisir esthétique, passif ou actif, permettent la suppression temporaire du vouloir-vivre et de la souffrance qu’il entraîne. Dans l’univers houellebecquien, l’envie sexuelle frustrée peut déboucher sur l’écriture pratiquée majoritairement par les protagonistes même si celle-ci « ne soulage guère10 », comme l’avoue le collègue de Tisserand. Un autre remède destiné à affaiblir le vouloir-vivre représente le travail intellectuel. Michel Djerzinski, en vrai disciple schopenhauerien, s’adonne avec passion à la recherche et y trouve une satisfaction supérieure aux rares expériences sexuelles qu’il fait au cours de sa vie. Grâce aux équations mathématiques, il parvient à s’élever « jusqu’à un palier de sérénité lumineuse11 ». Après avoir été reçu au baccalauréat, il dérive et plonge dans un mysticisme où « plus aucun événement humain ne semblait en mesure de le toucher vraiment12 ». Enfin, lorsque David embrasse Annabelle sous la tente d’à côté, Michel, loin de pâtir de son échec amoureux, entrevoit son avenir calme et purifié des passions qui tourmentent ses contemporains : Il eut soudain le pressentiment que sa vie entière ressemblerait à ce moment. Il traverserait les émotions humaines, parfois il en serait très proche ; d’autres connaîtront le bonheur, ou le désespoir ; rien de tout cela ne pourrait jamais exactement le concerner ni l’atteindre.13
Une fois que la volonté s’est tue, l’individu accède à la connaissance pure, au nirvâna des bouddhistes, but de tous ceux qui tentent de briser les chaînes qui les lient à ce monde plein de désarroi et de déception. Dans cette phase de contemplation, la subjectivité du moi s’efface et provoque enfin cet état d’objectivité pure de la contemplation lequel élimine automatiquement la volonté de la conscience et dans lequel tous les objets se présentent à nous avec une clarté et une précision accrues ; si bien que nous ne nous apercevons presque que d’eux et presque pas du tout de nous ; c’est-à-dire toute
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Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 14. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 85 sq. 12 Ibid., p. 100. 13 Ibid., p. 109. 11
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notre conscience n’est presque plus rien que le médium par lequel l’objet contemplé entre dans le monde en tant que représentation.14
Cette extase quasi mystique encourage une activité intellectuelle des plus intenses justement parce que l’esprit n’est plus troublé par le moi, subjectif par définition. L’extraordinaire faculté de détachement de Djerzinski est analogue à l’état décrit par Schopenhauer dans le passage ci-dessus et lui ouvre la voie à de spectaculaires découvertes en microbiologie. Dans cette perspective, on comprend que Bruno, dévoré par ses phantasmes érotiques, lui lance d’un air choqué : « Tu n’es pas humain15 ». Le corps inerte de son amie moribonde Annabelle, couchée dans un lit d’hôpital, exemplifie en termes schopenhaueriens la négation du vouloir-vivre, condition sine qua non du bonheur. Voilà pourquoi en la contemplant, Michel est ému par son expression sereine : « Il est vrai qu’il avait toujours eu tendance à confondre le coma et le bonheur ; il n’empêche, elle lui paraissait infiniment heureuse16 ». Voilà le philosophe allemand qui s’exprime à travers le héros des Particules élémentaires et qui enlève à la mort son aspect tragique en la peignant sous l’angle de la réconciliation. Si les uns sont en carence sexuelle en raison de leur faible valeur d’échange sur le marché de la séduction (on penserait surtout à Bruno et à Tisserand mais aussi à Daniel1 après le départ d’Esther), les autres voient leur libido diminuée par une dépression qui correspondrait à une négation de la volonté de vivre, nécessaire à la réalisation du bonheur précaire schopenhauerien. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte appartient à cette catégorie de caractères mélancoliques qui éprouvent « une certaine lassitude à l’égard [...] de ce monde17 ». Michel, lui aussi, est hanté par des crises dépressives et « demeura couché deux semaines entières18 » avant qu’il rebondisse en tant que chercheur. Bruno voit ses impulsions érotiques apaisées sous l’effet de tranquillisants et finit par retrouver son équilibre : « Il n’était pas malheureux ; les médicaments faisaient leur effet, et tout désir était mort en lui19 ». Anesthésié par le décès de Valérie, Michel, 14
Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre III, chapitre 30, op. cit., p. 474 sq. 15 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 225. 16 Ibid., p. 352. 17 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 8. 18 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 202. 19 Ibid., p. 366.
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dans Plateforme, fait preuve d’une résignation pas loin du quiétisme prôné par Schopenhauer : La mort, maintenant, je l’ai comprise ; je ne crois pas qu’elle me fera beaucoup de mal. J’ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses ; j’ai même connu de brefs moments d’amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive ; j’aurai été un individu médiocre, sous tous ses aspects.20
La dépression ou, en l’occurrence un traumatisme, peuvent tempérer l’éternelle naissance de désirs, c’est-à-dire le vouloir-vivre qui, aux yeux de Schopenhauer, correspond à la chose en soi de Kant. Il considère celle-ci comme la seule constante de l’espèce humaine et soutient qu’elle survivra à l’individu. Conformément à ses enseignements, la conception d’un enfant constitue l’affirmation par excellence de la volonté de vivre. En général, les personnages houellebecquiens refusent de procréer ou de s’occuper de leur progéniture, autrement dit, ils se révoltent contre la prédominance écrasante du vouloir-vivre qu’ils cherchent à neutraliser de la sorte. Sur le plan intertextuel, Daniel1 s’approche le plus du maître à penser allemand, lorsqu’il fait lucidement le bilan de son passé : « J’avais quitté ma femme peu après qu’elle avait été enceinte, j’avais refusé de m’intéresser à mon fils, j’étais resté indifférent à son trépas ; j’avais refusé la chaîne, brisé le cercle illimité de la reproduction des souffrances [...]21 ». Notons cependant que la négation du vouloir-vivre peut se manifester d’une manière moins évidente. Qu’il s’agisse des vomissements du narrateur dans Extension du domaine de la lutte ou des éjaculations solitaires de Michel dans Plateforme, on ne peut s’empêcher d’associer ces excrétions à des pulsions refoulées. Franc Schuerewegen insiste à ce sujet sur l’interchangeabilité des fonctions physiologiques en question et propose une lecture métaphorique : « [...] Le phallus est ici comme un prolongement de l’œsophage ; l’éjaculation est
Schopenhauer n’envisage pas les paradis artificiels comme moyen de se soustraire à la souffrance. Freud, quant à lui, reconnaît que « la vie telle qu’elle nous est imposée est trop difficile pour nous ; il nous apporte trop de douleurs, de déceptions, de problèmes insolubles ». Afin de pouvoir la supporter, il propose trois remèdes : « des distractions puissantes », « des compensations », et « des drogues » (Sigmund Freud, Das Unbehagen in der Kultur. Und andere kulturtheoretische Schriften, Francfort, Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, p. 41). 20 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 369. 21 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 394.
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de ce point de vue un phénomène pathologique, elle est le symptôme d’un corps malade et souffrant22 ». Sabine van Wesemael, de son côté, suggère une approche psychanalytique et soutient que les vomissements du héros dans Extension du domaine de la lutte seraient « un substitut de la satisfaction sexuelle23 », résultat du complexe de castration d’après Freud. Au contraire des interprétations données plus haut, nous croyons pouvoir lire les passages citées à la lumière de la philosophie de Schopenhauer, qui écrit : « D’autre part, l’excrétion équivaut à l’expiration et à la perte constantes de matière, et est donc, à une puissance élevée, la même chose que la mort, qui est le contraire de la conception24 ». Vomir et éjaculer sans engendrer d’enfant correspond à une résistance à l’omniprésent vouloir-vivre et vise à tempérer la souffrance inhérente au désir à l’extinction duquel aspirent les personnages houellebecquiens sans pour autant y réussir. Aborder l’écrivain français sans tenir compte de son père spirituel peut entraver le travail herméneutique et produire une exégèse superficielle. Nous renvoyons, dans ce contexte, à l’ouvrage Michel Houellebecq. Le plaisir du texte dont l’auteur constate : « Houellebecq cultive une sorte de néantisation. [...] Presque chacun de ses personnages meurt, est détruit, renvoyé au néant ou plutôt se détruit25 ». Il ressort clairement de l’étude des textes schopenhaueriens que le but du soi-disant nihilisme des héros houellebecquiens n’est que la négation plus ou moins réussie de la volonté de vivre, origine de nos peines. D’après ce que nous avons dit jusqu’à maintenant, il semble que Houellebecq soit impuissant devant la douleur causée par la frustration sexuelle. Certes, il y a des femmes généreuses telles que Barbara et Pam et il y a aussi celles qui se montrent « douées » pour l’amourpassion tout en témoignant d’une bonté naturelle, comme c’est le cas de Christiane, de Valérie dans Plateforme et, à un moindre degré, d’Esther. Il faut, par ailleurs, mentionner la propagation du tourisme de charme en Thaïlande, issue cynique à la crise sexuelle en Occident, 22
Franc Schuerewegen, « Scènes de cul », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 97. 23 Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 107. 24 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung I, livre IV, chapitre 54, op. cit., p. 383. 25 Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, op. cit., p. 186.
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et la polygamie pratiquée par les élohimites dans La Possibilité d’une île. De même, la discussion entre Michel et Bruno à propos de Brave New World est consacrée à la problématique de la liberté sexuelle destinée à garantir le bonheur de tous. Pourtant, aucune de ces initiatives ne débouche sur une multiplication suffisante des rapports sexuels en vue d’une satisfaction durable des besoins érotiques des humains. Il n’en est pas moins vrai que dès Les Particules élémentaires, une solution se profile à l’horizon fictionnel de Houellebecq, et l’on se rend compte qu’elle ne peut être que d’ordre biologique. Il ressort des recherches de Djerzinski que « l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir26 ». Voilà la réponse postmoderne au vouloir-vivre postulé par Schopenhauer. Grâce aux progrès de la génétique et à la mise au point du clonage, le premier représentant des néo-humains est créé le 27 mars 2029, date historique et début d’une ère nouvelle où l’humanité sera enfin réconciliée avec son corps. Avec Les Particules élémentaires, la quête houellebecquienne d’une sexualité épanouie et accessible à tous atteint son premier apogée. Il n’empêche que le ton optimiste sur lequel se termine ce roman s’efface au fil des écrits suivants, car les « dieux » qui succèdent à Djerzinski sont hantés par des doutes dans La Possibilité d’une île. Nous retrouvons les néo-humains dans un isolement glacial, qui n’est interrompu que par les échanges virtuels effectués par ordinateur. Leur énergie vitale est abaissée au point qu’ils n’éprouvent plus ni passion ni manque de quoi que ce soit. Enfermés dans leurs résidences et protégés contre les sauvages qui rôdent dehors dans des villes tombées en ruines, ils évitent le malheur de l’ancienne race des hommes, « qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre27 ». Pacifiés, les néo-humains se plongent avec curiosité dans les écrits transmis par leurs prédécesseurs génétiquement identiques et ajoutent leur commentaire, geste modeste prévu par la tradition. Ils ont dépassé la condition humaine et ne sont plus harcelés par leurs émotions. Voici comment Daniel24 résume son existence statique : « Je mène une vie calme et sans joie ; la surface de la résidence autorise de courtes promenades, et un équipement complet me permet d’entretenir ma mus-
26
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 385. Pascal, Pensées, Pensée 139, éd. Brunschvicg, Paris, Garnier-Flammarion, 1976, p. 86.
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culature28 ». Mais ne nous trompons pas : l’extinction du potentiel ontologique des néo-humains ne procure qu’une sérénité provisoire. Bien que les néo-humains ne connaissent ni l’ennui ni la solitude, un jour, Marie23 et Daniel25, partent à la recherche d’autres clones avec qui entrer en communication directe. Tandis que les traces de sa correspondante se perdent sur le continent européen dévasté et hostile à la vie, Daniel25 continue sa marche jusqu’au bord de la mer. Au terme de son périple singulier, le rêve schopenhauerien d’une négation complète du vouloir-vivre n’est pas réalisée, ce qui veut dire en termes houellebecquiens : « Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. Le futur était vide [...]29 ». L’avenir des néo-humains est glauque : ils restent « très loin de la joie, et même de la véritable paix30 » après avoir approché du nirvâna, qui consiste à contempler le monde sans engagement émotionnel. Par moments, Daniel24 et son successeur parviennent à s’installer dans une sorte de stase où la pure connaissance s’est substituée à la volonté pour régner en tant qu’« éternel œil du monde » (ewiges Weltauge)31. Néanmoins, à la longue, le désir indéracinable d’amour et d’attouchement l’emporte sur ces singes intelligents et les pousse vers un avenir incertain. Même si les romans de Houellebecq fourmillent de débauchés et que les relations humaines deviennent de plus en plus précaires, l’amour romantique y a droit de cité. Selon Schopenhauer, ce sentiment est causé par le vouloir-vivre, force irrationnelle qui se perpétue dans l’espèce par la procréation. Il qualifie ce sentiment de « folie instinctive32 » responsable de tant de mariages malheureux, ce qui n’exclut pas d’ailleurs que l’amitié prenne la place de la passion éteinte. La conception schopenhauerienne de ce mythe typiquement occidental est bien différente et se définit ainsi : « Tout amour (αγαπη, caritas) est pitié33 ». Il naît de l’empathie qui fait que l’aspect 28
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 77. Ibid., p. 485. 30 Ibid., p. 481. 31 Cf. Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre III, chapitre 30, op. cit., p. 479. 32 Ibid., livre IV, chapitre 44, p. 714. 33 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung I, livre IV, chapitre 66, 29
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d’un être souffrant nous touche et nous concerne comme s’il s’agissait de nous-mêmes. Dans l’œuvre de Houellebecq, la pitié s’affirme par une présence discrète. C’est sous l’influence de cette vertu que Djerzinski se décide à faire l’amour à Annabelle, qui veut un enfant. La carapace froide du génie est transpercée par le destin tragique de son amie malade, qu’il accepte de partager et qui finit par le transformer en compagnon d’infortune. Cet engagement le dote d’une facette humaine qu’on n’aurait pas soupçonné chez lui : « Il éprouvait de la compassion pour elle, pour les immenses réserves d’amour qu’il sentait frémir en elle, et que la vie avait gâchée ; il éprouvait de la compassion, et c’était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre34 ». Daniel1 et Esther dans La Possibilité d’une île maintiennent des rapports qui vont au-delà de la passion charnelle, comme le confirme le héros : Le désir physique, si violent soit-il, n’avait jamais suffi chez moi à conduire à l’amour, il n’avait pu atteindre ce stade ultime que lorsqu’il s’accompagnait, par une juxtaposition étrange, d’une compassion pour l’être désiré ; tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu’il est en vie et se trouve par là-même [sic !] exposé à des souffrances sans nombre, mais face à un être jeune et en pleine santé c’est une considération qui paraît bien théorique. Par sa maladie de reins, par sa faiblesse physique insoupçonnable mais réelle, Esther pouvait susciter en moi une compassion non feinte, chaque fois que l’envie me prendrait d’éprouver ce sentiment à son égard.35
Nous voilà en plein bouddhisme, religion si chère à Schopenhauer, qui exhorte notamment à la pitié universelle comprenant les humains et les animaux. Quant à Esther, elle n’est pas exempte de cette vertu, « étant elle-même compatissante, ayant même des aspirations occasionnelles à la bonté36 ». On est surpris de constater que des personnages si dépravés et égoïstes que Daniel1 et Esther montrent des traces d’humanité qui ne s’estompent pas. En vérité, elles refont surface chez leurs successeurs néo-humains qui, du fait de leur mode de vie solitaire, ont rendu obsolète toute notion d’altruisme. Nonobstant leur autonomie affective et
op. cit., p. 510. 34 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 296. 35 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 220. 36 Ibid.
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sensuelle, Daniel24 et Daniel25 tiennent à la compagnie de leur chien Fox qu’ils taxent de « machine à aimer37 ». C’est à travers cet animal que se dessine la possibilité d’une émotion aussi mystérieuse que l’amour et qui dépasse les néo-humains : « Malgré ma lecture attentive de la narration de Daniel1 je n’avais toujours pas totalement compris ce que les hommes entendaient par l’amour, je n’avais pas saisi l’intégralité des sens multiples, contradictoires qu’ils donnaient à ce terme [...]38 ». L’étude des autobiographies rédigées par la lignée des Daniel fait allusion aux textes sacrés dont les fidèles d’une religion s’empreignent pour s’améliorer moralement. De même, le fait de vivre retranchés, les rapproche des mystiques qui cherchent leur salut en dehors de la communauté profane de leurs contemporains. Lorsque Daniel25 met fin à sa retraite, c’est comme s’il partait en pèlerinage. Au terme de son voyage, il est récompensé par le Saint-Graal de la connaissance. Fox meurt, et son maître commence à deviner la nature de l’amour : Je ressentais déjà un manque en pensant aux caresses de Fox, à cette façon qu’il avait de se blottir sur mes genoux ; à ses baignades, à ses courses, à la joie surtout qui se lisait dans son regard, cette joie qui me bouleversait parce qu’elle m’était si étrangère ; mais cette souffrance, ce manque me paraissaient inéluctables, du simple fait qu’ ils étaient.39
Loin d’être une chimère déterminée par l’instinct de procréation, comme le souligne Schopenhauer, chez Houellebecq, l’amour continue à exister. Débarrassé de ses connotations sexuelles, il se transforme en amitié désintéressée, en souci d’autrui et en plaisir innocent d’attouchement. Hélas, cette affection ne peut durer, car les humains et néo-humains, après tout, ne sont pas faits pour le bonheur. La grâce ou le hasard, peu importe sous quel angle on juge de tels événements, touche Bruno, Michel de Plateforme et Daniel25 en les gratifiant au moins temporairement d’un amour qui leur a semblé impossible. Si la mort les replonge dans la solitude, c’est comme pour rendre hommage à Schopenhauer qui nie l’existence d’un bonheur permanent ici-bas. Nous avons déjà vu à quel point l’œuvre houellebecquienne est marquée par le philosophe allemand. Avant de terminer notre étude intertextuelle, nous signalons trois autres points communs qui doivent 37
Ibid., p. 191. Ibid., p. 449. 39 Ibid., p. 469. 38
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compléter ce tableau. Notons d’abord la prédilection des deux auteurs pour le bouddhisme. Schopenhauer remarque à cet égard : « En tout cas, je suis content que mes enseignements comportent tant de concordances avec une religion [= le bouddhisme] qui est majoritaire sur la terre parce qu’elle a beaucoup plus de fidèles que les autres confessions40 ». Dans les écrits de Houellebecq, on peut repérer de nombreuses références au bouddhisme. L’intérêt que l’auteur porte à la sagesse orientale se fait jour dans deux extraits de livres bouddhiques cités en épigraphe dans Extension du domaine de la lutte. Le premier provient du Dhammapada, le second du Sattipathana-Sutta41. À l’hôpital, après avoir rendu visite à Annabelle, Djerzinski « ouvrit un livre de méditations bouddhiques42 ». Dans le tiroir d’un hôtel en Thaïlande, Michel découvre un livre sur le Bouddha dans lequel il lit et qui lui « apporta un soulagement suffisant pour attendre l’heure du petit déjeuner43 ». Conformément aux recommandations de la Sœur suprême, Daniel25 pratique tous les matins « les exercices définis par le Bouddha dans son sermon sur l’établissement de l’attention44 ». Nous n’approfondissons pas la question des rapports de Houellebecq avec le bouddhisme mais nous en tenons à insister sur l’aspect consolateur des leçons du Bouddha, qui contrastent vivement avec la tonalité déprimante des fictions de l’écrivain français. Schopenhauer et Houellebecq partagent en outre une antipathie prononcée pour l’islam que l’Allemand discrédite en l’appelant « la plus mauvaise de toutes les religions45 » et en taxant le coran de « mauvais livre46 », jugements qui font écho à son disciple français. En dehors de ses interventions publiques dans lesquelles il a dénigré l’islam, ses fictions ne manquent pas d’attaques verbales qui s’adressent aux musulmans. Le narrateur de Plateforme estime, par exemple, que « dans l’ensemble, les musulmans c’est pas terrible » et que c’est une « religion déraisonnable47 ». 40
Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre I, chapitre 17, op. cit., p. 218. 41 Cf. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 77 et 152. 42 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 352. 43 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 111. 44 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 440. 45 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre IV, chapitre 48, op. cit., p. 775. 46 Ibid., livre I, chapitre 17, p. 209. 47 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 30 et 259.
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Il convient d’attirer l’attention sur un dernier parallèle entre les auteurs qui font l’objet de cette étude. Il est d’autant plus important qu’il concerne la pénible et vaine quête du bonheur qui éveille chez les personnages houellebecquiens la nostalgie du néant où tous les maux sont neutralisés. Cependant, un tel état bienheureux ne peut être réalisé parce que le comportement humain (qui implique son psychisme) est « aussi rigoureusement déterminé que celui de tout autre système naturel48 », contrainte dont nous ne parvenons à nous échapper que par la grâce. Les réflexions de Djerzinski sont complétées par Daniel25, qui note avec cette clairvoyance caractéristique des néo-humains : La conscience d’un déterminisme intégral était sans doute ce qui nous différenciait le plus nettement de nos prédécesseurs humains. Comme eux, nous n’étions que des machines conscientes ; mais, contrairement à eux, nous avions conscience de n’être que des machines.49
Houellebecq lui-même doute du libre arbitre lors d’une interview avec Martin de Haan : « Il est vrai que tes personnages n’ont pas de liberté. – Très peu50 ». De nouveau, il est recommandé de consulter Schopenhauer où nous lisons : « Car l’homme entier n’étant que la représentation de sa volonté, rien ne peut être plus faux que, partant de la réflexion, de vouloir être autre chose que l’on est : car c’est une contradiction directe de la volonté avec elle-même51 ». De par notre caractère, qui est assujetti au vouloir-vivre, notre marge de manœuvre reste extrêmement limitée, ce qui préfigure les résultats des recherches récentes en biochimie. Autrement dit, et Schopenhauer et Houellebecq nous répètent que l’homme n’est pas maître dans sa maison. Il en découle que le bonheur, qui nécessite un changement au niveau de nos émotions, de nos attitudes et de notre conduite, ne s’acquiert pas par la volonté. Ce concept, fondamental pour Schopenhauer, subit une modification chez Houellebecq dans la mesure où la volonté, qui ne perd jamais sa vigueur selon Le Monde comme volonté et comme représentation, diminue dans l’adaptation houellebecquienne : 48
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 117. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 469. 50 Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq », dans Sabine van Wesemael (éd.), op. cit., p. 23. 51 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung I, livre IV, chapitre 55, p. 420. 49
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La logique du supermarché induit nécessairement un éparpillement des désirs; l’homme du supermarché ne peut organiquement être l’homme d’une seule volonté, d’un seul désir. D’où une certaine dépression du vouloir chez l’homme contemporain ; non que les individus désirent moins, ils désirent au contraire de plus en plus ; mais leurs désirs ont acquis quelque chose d’un peu criard et piaillant : sans être de purs simulacres, ils sont pour une large part le produit de déterminations externes – nous dirons publicitaires au sens large. Rien en eux n’évoque cette force organique et totale, tournée avec obstination vers son accomplissement, que suggère le mot de “volonté”.52
Le principe même de la vie est remis en question par la publicité et la multitude de sensations qu’elle déclenche en nous qui risquons de voir notre individualité remplacée par l’automatisme de l’hommerobot et, peut-être un jour, du cyborg. Houellebecq, cet « éclaireur hyperréaliste de la société d’aujourd’hui et du monde de demain53 » porte un regard extrêmement pessimiste sur le présent sans pour autant détruire les derniers bastions de l’humanité, à savoir l’amour et la bonté. À la différence de Schopenhauer, qui ne croit plus qu’à la pitié, l’éducation sentimentale des héros houellebecquiens ne se limite pas à cela. Ils continuent à être mus par ce désir obstiné d’échanges humains vrais et profonds avec autrui tout en sachant que l’amour n’a pas d’avenir. Si Schopenhauer proclame que le sens de notre destin consiste dans la souffrance et que « notre condition, en revanche, est quelque chose qu’il vaudrait mieux ne pas y avoir54 », Houellebecq, à son tour, aménage des enclaves d’optimisme où l’individu renonce à la tentation du néant au profit d’une présence de l’autre susceptible de combler notre vide existentiel.
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Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », op. cit., p. 72. Franck Nouchi, « Michel Houellebecq, un voyage au bout de l’humanité », in Le Monde des Livres, 2 septembre 2005, p. IV. 54 Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung II, livre IV, chapitre 46, op. cit., p. 739. 53
Houellebecq / Schopenhauer : Souffrance et désir gigognes Floriane Place-Verghnes University of Manchester
Michel Houellebecq avoue très volontiers son admiration pour le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860) et n’hésite ainsi pas à citer ce dernier à tour de bras. « Cette gourmandise à citer1 » se propage en effet à tous les niveaux : lors des interviews de l’auteur, qui omet rarement d’invoquer le nom du philosophe (à titre d’exemple, lorsque Houellebecq confesse « j’aime Schopenhauer2 » ou encore lorsqu’il signale qu’il prépare en ce moment « un long commentaire des textes de Schopenhauer3 »), dans ses poèmes (« Je veux penser à toi, Arthur Schopenhauer)4 », ses essais (« Le monde comme supermarché et dérision », intertitre d’ « Approches du désarroi », RV, pp. 49-52, qui reprend et réactualise les thèses de l’œuvre-phare du philosophe allemand, Le Monde comme volonté et comme représentation, parue en 1818)5 et ses romans. Dernier en lice d’une production néo-schopenhaueriste, La Possibilité d’une île reprend les thèmes – et, dans une large mesure, l’intrigue6 – des ro-
1 Dominique Noguez, « Le style de Michel Houellebecq (Fin) », L’Atelier du roman, 20, décembre 1999, p. 130. 2 Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 22. 3 Jérôme Garcin, « Un entretien avec Michel Houellebecq : « Je suis un prophète amateur », Le Nouvel Observateur, 2129, 25-31 août 2005, p.16. 4 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, Paris, Flammarion, Librio, 1997, p. 53. Les autres œuvres de Houellebecq utilisées dans cet article seront abrégées comme suit : La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005 ; Rester vivant et autres textes, Paris : Flammarion, Librio, 1997 ; Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, J’ai lu, 1994. 5 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF/Quadrige, 2004. 6 Bref résumé de l’intrigue : Daniel1, comique de métier, entre dans la secte des Élohim, attiré par la carotte de la vie éternelle – les Élohim étant à la pointe de la recherche génétique. Puis il s’éprend passionnément d’une jeune actrice espagnole, Esther – amour unilatéral qui le fera beaucoup souffrir jusqu’à ce qu’il décide de se tuer, non sans avoir au préalable retranscrit son parcours d’une plume désabusée dans son « récit de vie ». La narration se partage entre le récit de Daniel1 et le commentaire de ses exégètes successifs : Daniel24, relayé par Daniel25 après le « départ » (suicide) de ce dernier. Ces deux clones de Daniel1 commentent donc son œuvre à deux millénaires de là, alors que les humains, regroupés en hordes éparses et animalisées, végètent
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mans précédents de Houellebecq, mais affirme plus résolument sa parenté avec les théories du philosophe allemand, au point de se présenter comme une fictionnalisation du Monde comme volonté et comme représentation.7 À Mimi
Regards croisés, pourquoi ? De ces multiples exemples, il ressort que l’utilisation de la citation, de la référence directe, assure une certaine visibilité intertextuelle. Ce qui explique que le nom de Schopenhauer apparaît aux côtés de celui de Houellebecq dans de nombreux articles, journalistiques ou universitaires. Ainsi, dire aujourd’hui de Houellebecq qu’il est l’héritier spirituel de Schopenhauer relève franchement du cliché. Or, un point en particulier est frappant : c’est l’absence totale de références à l’œuvre de Schopenhauer pour expliquer les fondements théoriques du monde de Houellebecq. Autrement dit, ce cliché qu’est l’association Houellebecq / Schopenhauer n’est jamais explicitement justifié par l’analyse du texte : il s’agit presque toujours de commentaires superficiels, de « soit dit en passant » – à croire que personne aujourd’hui ne lise conjointement Schopenhauer et Houellebecq8. dans un paysage apocalyptique d’où la mer s’est en grande partie retirée. Daniel24 et Daniel25 sont des « néo-humains », clonés automatiquement après le départ du Daniel précédent, à l’âge adulte (suppression de la reproduction) ; ils vivent de lumière et de capsules de minéraux (suppression de la digestion), quasiment sans contact avec le monde (suppression de la sociabilité et du désir). Le récit se clôt sur la « défection » de Daniel25, qui choisit de quitter le programme pour partir explorer le monde extérieur. 7 Outre une multitude de références indirectes (que j’analyserai plus loin), on trouvera dans La Possibilité d’une île de très nombreuses références directes à Schopenhauer – qu’il s’agisse de le nommer (p. 82, p. 87, p. 166), de le citer (p. 109, p. 222) ou d’évoquer la Volonté, principe central du Monde comme volonté et comme représentation (p. 327). 8 « Il semble malheureusement que, pour parler de Schopenhauer, on ait généralement commencé par négligé de le lire » note Ferdinand Brunetière dans « La philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme », La Revue des deux mondes (1er novembre 1890), p.213. Il faut dire qu’au moment où le critique écrit ces lignes, Die Welt als Wille und Vorstellung vient à peine d’être traduit dans son intégralité (une première traduction voit le jour en 1886, une deuxième en 1890) et que les disciples contemporains de l’auteur se sont jusque-là inspiré de deux versions traduites par Jean Bourdeau et passablement tronquées : Pensées, maximes et fragments de Schopenhauer (Germer-Baillière, 1880) et Arthur Schopenhauer : Pensées et fragments (Germer-Baillière, 1881). Exonération valable pour les auteurs du XIXe siècle, faute inexcusable aujourd’hui.
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Il semble en effet que les deux auteurs fassent les frais de cette « rage de ne pas lire » qu’évoque Dominique Noguez9. De même que les critiques qui fusèrent lors de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’Affaire Houellebecq s’attaquèrent en surface à l’idéologie de l’œuvre en évitant soigneusement toute analyse un peu approfondie du texte, celles qui mentionnent le nom de Schopenhauer font relativement peu de cas d’une filiation complexe qui mérite plus ample développement. De fait, cette rage de ne pas lire se conjugue hélas bien souvent à une rage de ne pas penser : derrière une caution intellectuelle bien faible (citer le nom de Schopenhauer parce qu’il est visible dans l’œuvre), c’est une terrifiante atrophie du raisonnement qui se dessine. Pierre d’achoppement admirablement relevée par Ruth Cruickshank, pour qui le côté « valeur marchande » de la littérature se transmettrait dangereusement de la sphère médiatique à la critique. That the media coverage of such novels dealt predominantly with scandal rather than textual analysis suggests that, likewise, the critical community was increasingly considering a text more in terms of its commercial value than of its metaphysical, ideological or aesthetic interest.10
Commentaire différent, mais non moins intéressant : selon Jack I. Abecassis, l’Affaire Houellebecq tiendrait moins à des considérations sur la valeur littéraire des Particules élémentaires qu’à sa désacralisation systématique du désir, vécu comme le dernier tabou11. Il y a du vrai là-dedans, bien sûr, mais je crois que la question mérite d’être approfondie. Car ce qui est intéressant ici, c’est que le discours de Houellebecq ne présente à proprement parler rien de nouveau, qu’il est au contraire profondément dix-neuviémiste. Là non plus, rien de bien révolutionnaire (ce n’est pas nouveau de dire qu’il n’y a rien de nouveau, si on veut). Wolfgang Asholt parle à ce propos d’un « hyperréalisme qui se situe entre la littérature d’une part et le domaine sociologique et scien9
Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 73. Ruth Cruickshank, « L’Affaire Houellebecq: Ideological Crime and fin de millénaire Literary Scandal », French Cultural Studies, vol. 14, 1, 2003, p. 102. 11 Jack I. Abecassis, « The Eclipse of Desire: L’Affaire Houellebecq », Modern Language Notes, vol. 115, 4 (2000), 801 (« the desecration of the regime of desire, our last idol »). De même, Nicolas Savary avance que ces attaques sont dues au fait que la société supporte mal de voir ainsi vilipendés désir et sexualité. « Houellebecq, le désir, le destin », L’Atelier du roman, 18 (juin 1999), p. 67. 10
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tifique de l’autre et qui propage de nouveau la possibilité d’une mimésis d’inspiration naturaliste12 ». Pour lui, ce « renouveau romanesque » ne serait au fond qu’une ré-appropriation des paramètres naturalistes (selon lesquels prime la documentation). Dominique Noguez repère quant à lui la présence de trois intertextes (balzacien, flaubertien et camusien) et conclut que « pertinents ou pas, ces rapprochements sont de la responsabilité du lecteur et ont quelque chose de facultatif, voire d’arbitraire13 ». Or, nous verrons justement que si l’interprétation intertextuelle est facultative (on peut très bien comprendre la prose houellebecquienne sans avoir lu un traître mot des auteurs précités), elle n’est en aucun cas arbitraire – en tout cas pour les auteurs qui nous intéressent ici. Parce qu’il me semble que le dernier roman de Houellebecq est en passe de subir le même traitement réducteur que Les Particules élémentaires, je ferai surtout référence à La Possibilité d’une île, qu’il ne s’agira bien entendu pas ici de pourfendre ou de défendre. Il conviendra en revanche d’exposer ce qui, au juste, soustend le rapport de son auteur avec Schopenhauer et d’analyser en quoi ce rapport est motivé, non arbitraire. Absurdité de l’existence, illusion de la représentation que l’on s’en fait, analogie de l’humain et de l’animal, désir, souffrance … sur la filiation Houellebecq / Schopenhauer, il y aurait matière à un livre entier (à suivre). Je me bornerai ici à en traiter un sous-thème, à savoir la question de la volonté. Chez Schopenhauer, la volonté (vouloir ou encore vouloir-vivre) est l’élan vital, le principe qui gouverne le monde. Ce noumène (ou chose en soi) s’oppose au phénomène qu’est la représentation, et qu’on pourrait définir – de manière sans doute un peu simpliste – comme le point de vue selon lequel l’homme voit le monde. Le Monde comme volonté et comme représentation est ainsi scindé en quatre livres mettant alternativement l’accent sur le monde comme représentation et sur le monde comme volonté14. La question de la toute-puissance de la volonté – et celle, consubstantielle, de la misère de l’homme – revêt trois aspects fondamentaux : 12 Wolfgang Asholt, « Deux retours au réalisme ? Les récits de François Bon et les romans de Michel Houellebecq et de Frédéric Beigbeder », Lendemains, vol. 27, 107108 (2002), p. 53. 13 Dominique Noguez, « Le style de Michel Houellebecq », L’Atelier du roman, 18 (juin 1999), p. 20. 14 Comme je ne traiterai que de cette dernière, la plupart des réflexions qui suivent seront tirées du livre quatrième.
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la vie est une somme de souffrances qui ne se conclut que dans la mort ; la souffrance naît du désir ; le désir est avant tout corporel (le corps étant le siège premier de la volonté). Parce que c’est là un sujet qui mérite plus ample développement, je n’évoquerai pas ici ce dernier point ; je considérerai en revanche comment les écrits de Houellebecq et de Schopenhauer s’articulent sur une double dialectique de la souffrance et du désir. D’abord, la souffrance La vie, selon Schopenhauer, se définit de prime abord par la souffrance (« la perpétuité des souffrances est l’essence même de la vie »,15), à laquelle on peut ajouter l’ennui : « la vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui »16. Et à supposer qu’on croie en une vie après la mort, la bipartition se fait tout logiquement : la religion chrétienne représentant l’enfer comme un lieu de souffrances sans nom, il ne reste au paradis que la possibilité d’un ennui éternel17. Si les personnages de Houellebecq sont bien souvent marqués du sceau de l’ennui, c’est à la souffrance que l’auteur accorde une importance toute particulière. Ainsi une vie peut-elle se résumer en un crescendo de souffrances : Non, ce n’était pas la maturité qui les attendait, mais simplement la vieillesse, ce n’était pas un nouvel épanouissement qui était au bout du chemin, mais une somme de frustrations et de souffrances d’abord minimes, puis très vite insoutenables.18
Comme chez Schopenhauer, donc, la souffrance est le concept fondateur de l’idéologie houellebecquienne, celui dont tout dérive. Or, cette souffrance n’est considérée ni par l’un ni par l’autre comme une entité uniquement néfaste – et c’est là un point important de la pensée schopenhauerienne, souvent caricaturée, assimilée à tort au nihilisme, à un pessimisme sans issue (Houellebecq fait les frais d’une réduction similaire lorsque Nancy Huston le décrit comme « l’un des champions les plus ardents de la philosophie du désespoir à 15
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, op. cit., p. 361. 16 Ibid., p. 394. 17 Ibid. 18 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 25.
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l’époque contemporaine »19). La souffrance possède en effet chez les deux auteurs des vertus, et pas des moindres : créatrices pour l’un, extatiques (de l’extase) pour l’autre. Houellebecq considère ainsi la souffrance comme la condition sine qua non de l’acte d’écriture : « D’abord, la souffrance » est le premier intertitre de Rester vivant, méthode à l’usage des poètes en herbe, dans lequel on apprend que « toute souffrance est bonne ; toute souffrance est utile20 » et qu’à ce titre, le poète se doit de la cultiver21. Elle ne saurait donc être une fin en soi, mais un outil indispensable qui permet d’atteindre un objectif supérieur. Idée qu’on retrouve chez Schopenhauer : « toute douleur, en tant qu’elle est une mortification et un acheminement à la résignation, possède en puissance une vertu sanctifiante22 ». Toutefois, ce qui importe chez Schopenhauer n’est pas tant la souffrance elle-même (puisqu’elle est l’essence de toute vie, par définition) que le degré de cette dernière chez tel ou tel individu. Poussée à son paroxysme d’intensité, la souffrance individuelle peut conduire à l’ascèse, et par l’ascèse, permettre à l’individu de nier la volonté et ainsi, d’atteindre le nirvana (Schopenhauer, on le sait, fut grandement influencé par la pensée orientale). Il faut donc presque toujours que de très grandes souffrances aient brisé la volonté, pour que la négation du vouloir puisse se produire. Nous ne voyons un homme rentrer en lui-même […] qu’après qu’il a parcouru tous les degrés d’une détresse croissante, et qu’ayant lutté énergiquement, il est près de s’abandonner au désespoir.23
Là aussi, crescendo de souffrances – mais un crescendo dont on voit qu’il n’est pas uniquement destructeur, qu’il peut au contraire générer un état de sérénité contemplative. Il faut, nous dit Schopen19
Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Actes Sud, 2004, p. 279. Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 9. 21 Idée que l’on retrouve en filigrane chez de nombreux auteurs d’inspiration naturaliste. Pour Maupassant, par exemple, la souffrance (au même titre que les autres sentiments) est utile à l’homme de lettres car elle possède une valeur de documentation : « Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des sujets d’observation. […] S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton ». « L’Homme de lettres », in Guy de Maupassant : Chroniques, éd. par Hubert Juin , Paris, Union Générale d’Éditions, 1980, vol. 2, p. 130. 22 Arthur Schopenhhauer, op. cit., p. 496. 23 Ibid., p. 492. 20
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hauer, qu’il n’y ait plus aucun espoir de rédemption de la volonté pour que l’individu puisse parvenir au stade de sa négation. Autrement dit, la poursuite du bonheur, loin de s’opposer à la souffrance, nécessite d’en faire l’expérience aboutie. Ce constat résume parfaitement le cheminement des protagonistes des romans de Houellebecq, qui passent tous par des souffrances morales croissantes avant d’atteindre un seuil au-delà duquel la vie (celle qu’ils ont vécue jusque-là) n’est plus possible24. Il y a alors rupture des paramètres antérieurs et établissement de nouvelles lois métaphysiques : ainsi, dans Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, la possibilité du clonage n’apparaît-elle qu’une fois que le protagoniste est passé par une large gamme de souffrances, qu’il s’est rendu compte qu’il n’existe pas d’autre issue possible (le moment de la réalisation constitue un tournant décisif dans la narration) et qu’il faut donc changer la donne25.
Du désir Poussée dans ses derniers retranchements, la souffrance peut donc être positive. En cela, elle s’oppose au désir qui, selon Schopenhauer, est purement négatif, puisqu’il est toujours le fruit d’un manque. Tout désir naît d’un manque, d’un état qui ne nous satisfait pas ; donc il est souffrance tant qu’il n’est pas satisfait. Or, nulle satisfaction n’est de durée ; elle n’est que le point de départ d’un désir nouveau. Nous voyons le désir partout arrêté, partout en lutte, donc toujours à l’état de souffrance ; pas de terme dernier à l’effort ; donc pas de mesure, pas de terme à la souffrance.26
On touche là à une autre pierre d’angle de la pensée schopenhauerienne : celle de la durée. La satisfaction d’un désir se caractérise par 24
Ces considérations sur la souffrance extrême comme moment-charnière rejoignent celles de Jack I. Abecassis, selon qui le personnage houellebecquien, pour aller du négatif au positif, doit passer par un stade zéro (p. 809). 25 Le suicide est le résultat du même cheminement, mais si les personnages houellebecquiens le considèrent comme un expédient possible à la souffrance, Schopenhauer le condamne fermement (Schopenhauer, op. cit., p. 358, p. 500). Notons toutefois que Houellebecq a par le passé adopté la même position que le philosophe allemand (« le suicide ne résout rien », Rester vivant, op. cit., p. 15). 26 Le terme « lutte » (et son synonyme, « combat »), central dans l’argument de Schopenhauer (et évidemment dans celui de Darwin), est fréquemment employé par Houellebecq, qui lui accorde de surcroît une place de choix dans ses titres (Extension du domaine de la lutte, Le Sens du combat).
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son aspect temporaire, et l’éphémère ne saurait bien entendu se conjuguer avec le bonheur. Toute satisfaction n’est au bout du compte qu’une micro-joie passagère bientôt remplacée par un autre manque, un autre vide. Ces « micro-joies », non seulement ne sont rien au regard de la recherche du bonheur absolu, mais elles ont en outre de fortes chances de le miner (tout désir satisfait en engendrant un nouveau qui ne procure qu’une nouvelle souffrance, frustration, etc.). Notons également que la citation précédente se réfère aux êtres sans intelligence. Le résultat est bien pire, nous dit Schopenhauer, pour les êtres humains, et encore plus dévastateur pour les « hommes de génie », car la souffrance s’accroît à mesure que l’individu prend conscience de cet inassouvissement perpétuel des désirs. Donc, si toute vie est souffrance, le degré de souffrance s’accroît proportionnellement à la connaissance qu’on en a (mais selon le même système de pensée, cette connaissance de la souffrance, on l’a vu, peut amener l’individu à se retirer du monde des désirs pour accéder à la plénitude – et la boucle est bouclée)27. Or, pour Houellebecq, la connaissance de la souffrance n’est pas suffisante pour éradiquer le désir. Toute utopie pour en finir une bonne fois pour toutes avec le désir se solde en effet par l’échec – c’est que le désir, tel un virus, peut muter. Ainsi, La Possibilité d’une île met en jeu deux avatars du désir : tandis qu’on pourrait croire que le désir disparaît avec l’âge, ce dernier se transforme en « désir du désir »28 et alors que la néo-humanité croit être parvenue à l’anéantir, il ressort sous une autre forme : « la nostalgie du désir29 ». Dans les deux cas de figure, la souffrance de ne pas avoir devient alors une souffrance de ne plus avoir. En outre, dans le climat actuel de libéralisme économique / sexuel et de course effrénée à la consommation, le désir et la souffrance ne peuvent selon Houellebecq qu’être exacerbés30. « Augmenter les désirs jusqu’à l’insoutenable tout en rendant leur ré27 Cet isolement renvoie au « pas de côté » préconisé par Houellebecq dans « Approches du désarroi », (Rester vivant, op. cit., p. 54) et rejoint un topos sur lequel je travaille actuellement : celui de l’unicité de l’artiste (et / ou de « l’homme de génie ») face à la multitude grouillante et abrutie des hommes. 28 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 419. 29 Ibid., p. 425. 30 Sur ce point, on se reportera à l’article de Gavin Bowd, « Michel Houellebecq and the Pursuit of Happiness », Nottingham French Studies, vol. 41, 1 (printemps 2002), 28-39.
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alisation de plus en plus inaccessible, tel était le principe unique sur lequel reposait la société occidentale31 ». Ainsi, dans « Approches du désarroi », l’auteur avance que la société contemporaine se caractérise par un « éparpillement des désirs » fort différent de la volonté unifiante de Schopenhauer. Ceci dit, il me semble qu’il y a là une confusion dans les termes : on vient de le voir, Schopenhauer évoque déjà cette multiplication incessante des désirs ; simplement, il la considère comme une des nombreuses manifestations de la volonté32. Conclusions partielles De cette lecture intertextuelle, il ressort que l’œuvre de Houellebecq s’inscrit dans une lignée idéologique très précise. Je souhaitais avant tout balayer quelques idées reçues sur la relation Schopenhauer / Houellebecq. Nul doute qu’il y a encore beaucoup à dire sur le lignage de l’œuvre de Houellebecq ; par exemple que, contrairement aux apparences, tout n’y est pas négatif. J’ai souhaité ici me concentrer sur les aspects les plus fondamentaux de la pensée schopenhauerienne, à savoir la souffrance, la volonté et le désir – il s’agissait, je le rappelle, de déblayer. Il reste par exemple à analyser les diverses possibilités de salut qu’offrent respectivement La Possibilité d’une île et Le Monde comme volonté et comme représentation. Houellebecq, pas plus que Schopenhauer, n’est uniquement le cynique que beaucoup ont peint. Dans un compte-rendu récent du Nouvel Obs sur La Possibilité d’une île, une journaliste conclut qu’« un vieux routier de Schopenhauer y résistera mieux qu’un lecteur de Philippe Delerm qui fait des randos l’été33 ». Vieux routier de Schopenhauer ou non, le lecteur doit se méfier des caricatures outrancières, car la noirceur de l’œuvre de Schopenhauer est contrebalancée par diverses possibilités de rédemption, telles que l’art, l’ascétisme ou encore la pitié (Schopenhauer, selon le bon mot de René-Pierre Colin, est « le philosophe de la douleur, mais aussi de la compassion universelle »)34. Or, ces possibilités sont toutes 31
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 85. Sur le topos de la reproduction cyclique de l’espèce (sans doute la manifestation la plus évidente de la volonté), voir mon article « Houellebecq, Maupassant, Schopenhauer et la métaphysique des tubes », à paraître dans un volume édité par Gavin Bowd (University of Glasgow French and German Publications). 33 Aude Lancelin, « Histoire d’une onde de choc : Après lui le déluge ? », Le Nouvel Observateur, 2129 (25-31 août 2005), p. 21. 34 René-Pierre Colin, Schopenhauer en France : Un mythe naturaliste, Presses Universitaires de Lyon, 1979, p. 212. 32
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explorées dans La Possibilité d’une île. À titre de dernier exemple, la souffrance peut avoir une vertu autre que celle d’enclencher le processus créatif ; elle peut générer la compassion : « tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu’il est en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans nombre35 ». Autrement dit, si je souffre et que j’ai conscience de la souffrance de l’autre, alors je peux le prendre en pitié. Et la pitié est le moteur narratif de La Possibilité d’une île, comme des Particules élémentaires : la recherche d’un monde meilleur et des moyens pour y accéder naît en effet de la reconnaissance de la souffrance universelle. Comme quoi à toute chose malheur est bon.
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Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 220.
Extension du domaine de la Littérature ou J’ai Lu L’Étranger. Jean-Louis Cornille University of Cape Town
Qu’en est-il du mimétisme littéraire dans l’œuvre de Michel Houellebecq ? Tout nous porte à croire qu’à la base de sa première œuvre romanesque il y a (comme une sorte de texte conducteur ou de texte initiateur) un « grand roman de la littérature française ». Celui-ci date de 1942 (soit plus de cinquante ans avant Extension du domaine de la lutte), se présente également comme la première œuvre de fiction de son auteur et fut absolument incontournable en classe dans les années soixante-dix : je veux parler de L’Etranger-de-Camus. A première vue, rien de cette manœuvre obscure ne transparaît dans le livre qui nous occupera, Les Particules élémentaires. Ce serait vraiment trop gênant, pensez donc : Houellebecq, digne successeur d’Albert Camus (auteur par définition « ringard ») ? Il y a eu, sur ce plan, de sa part tout un travail d’effacement : mais celui-ci n’en fut pas moins précédé de tout un travail en sens contraire, d’inscription du texte d’Albert Camus. Et dans cette œuvre du début qui nous est aujourd’hui (un peu rapidement) présentée comme un « texte-culte », se laisse lire tout un reflux de matières hétérogènes et de phrases étrangères – au point que sans L’Etranger, il n’y aurait tout simplement pas d’Extension.
Publier un premier livre, c’est un peu comme passer un examen d’entrée, se présenter à un concours, se soumettre à l’épreuve du feu. Comment s’assurer une entrée décisive, voire fracassante dans un domaine aussi convoité que celui de la littérature ? Comment faire pour être reçu par de futurs confrères toujours méfiants, jaloux de leurs privilèges (il ne s’agit pas de leur marcher sur les pieds, ni de se jeter à leurs pieds, non plus) ? Ce sont là déjà des questions de lutte, de rivalité et de survivance. Le nombre de places au hit-parade des bestsellers est par définition limité, et les éditeurs sont loin de tout publier : entre auteurs potentiels, on est forcément à couteaux tirés. Comme si cela ne suffisait pas, il y a aussi les auteurs des générations précédentes avec lesquels il y a lieu de tenir compte. Comment, dans ces conditions, encore commencer à écrire ? Ma foi, en s’en prenant à quelque chose de solide, de bien établi, d’un peu dépassé, aussi, d’un peu oublié. Rien de tel qu’écrire à partir de quelque chose qui a déjà
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fait ses preuves – en partant d’un classique, par exemple. Cela n’a rien d’une contrainte, notez-le bien. Tout au contraire, cela facilite la besogne terriblement. Dans le cas de Houellebecq, ce problème semble avoir été inscrit au sein même de sa première œuvre : il est, dans Extension du domaine de la lutte, à deux, trois reprises fait état de courts textes qui seraient antérieurs à son actuelle tentative romanesque (ou plutôt celle à laquelle s’adonne sous nos yeux son narrateur anonyme)1. Il s’agit à chaque fois de « animalières » rédigées sous la forme de dialogues – c’est là, dit-il, « un genre littéraire comme un autre, et peut-être même supérieur aux autres2 » ; or on peut difficilement ne pas être sensible au caractère emprunté (ou dialogique, dans le sens où l’entendait Mikhail Bakhtine) de ces brefs morceaux. Ce sont : « Dialogues d’une vache et d’une pouliche3 », « Dialogues d’un teckel et d’un caniche 4», et « Dialogues d’un chimpanzé et d’une cigogne5 ». Si le premier dialogue se présente vaguement comme une version actuelle des Fables toujours moralisantes de La Fontaine (sur l’insémination artificielle des bovidés), dans le second de ses dialogues, la parodie du style luimême déjà parodique de Lautréamont est particulièrement manifeste6. Deux, trois exemples devraient suffire ici à convaincre du bienfondé de cette hypothèse : chacun se souvient que, dès les premières pages du Chant premier de Maldoror, le lecteur est prié de détourner son regard de ce livre, « comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou 1
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994. 2 Ibid., p. 9. 3 Ibid., pp. 9-11. 4 Ibid., pp. 84-96. 5 Ibid., pp. 124-126. 6 Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, nrf, Poésie/ Gallimard, 1973 Les Chants de Maldoror). Ce pastiche fut d’emblée perçu par la critique. Voir à ce sujet, Dominique Noguez, « Un ton nouveau dans le roman », in Quinzaine littéraire, vol . 655, 1994, p.11. Ce choix de Lautréamont, que l’auteur n’a aucune peine à admettre lui-même, s’explique sans doute parce que celui-ci fut le chantre du plagiat. Dans son essai sur H. P. Lovecraft, l’auteur évoquait déjà « Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal » (J’ai Lu, p. 82). On sait par ailleurs que Lautréamont était féru de fictions animalières : poux, coqs, chiens et requins y abondent. On notera enfin que la dernière partie du nom de Lautréamont transparaît à travers la prose de Houellebecq, lorsqu’est évoqué le nom du chanteur de charme, Marcel Amont (Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 152).
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plutôt comme un angle à perte de vue de grues, frileuses, méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon7 ». Voici ce qu’en fait Houellebecq, qui n’hésite pas à renchérir : « ou mieux encore comme une jeune cigogne aux ailes encore trop faibles, née par un hasard malencontreux juste avant l’approche de l’hiver et qui éprouve bien des difficultés – la chose est compréhensible – à maintenir un cap correct lors de la traversée des jet-streams8 ». Et lorsque le narrateur d’Extension proclame, dans le même passage, que « le vagin, contrairement à ce que son apparence pourrait laisser croire, est beaucoup plus qu’un trou dans un bloc de viande9 » il est difficile de ne pas songer au personnage de Lautréamont qui, au Chant troisième, « s’apprête, sans pâlir, à fouiller courageusement le vagin de la malheureuse enfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organes intérieurs10 ». Houellebecq ne laisse d’ailleurs aucun doute planer sur la nature citationnelle de cet extrait lorsqu’il précise que « certains littérateurs du passé ont cru bon, pour évoquer le vagin et ses dépendances, d’arborer l’expression sottement ahurie et l’écarquillement facial d’une borne kilométrique11 ». On notera encore ce ton grandiloquent, et ces images contournées « les pieux de la restriction12 » ; « les océans désagrégés du doute13 » ; « les candélabres de la stupéfaction14 » auxquels nous avait accoutumé Lautréamont – qui parlait par exemple des « bras de la surdité », ou des « grelots de la folie ». Enfin, achèvent de nous convaincre ces ironiques apostrophes : « O savant inattaquable », ou « Physiologiste inoubliable, je te salue15 » – à propos de Claude Bernard, et daté de 1865, alors que Les Chants de Maldoror sont de 1869 ; ou cette façon nonchalante d’interpeller le lecteur : « Il se peut, sympathique ami lecteur, que vous soyez vousmême une femme. Ne vous en faites pas, ce sont des choses qui arri-
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Isidore Ducasse, op. cit., pp. 17-18. Michel Houellebecq, op. cit., p. 125. 9 Ibid. 10 Ididore Ducasse, op.cit., p. 132. 11 Michel Houellebecq, op. cit., p. 95. 12 Ibid., p. 94. 13 Ibid., p. 95. 14 Ibid., p. 93. 15 Ibid., p. 94. 8
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vent16 » – qui rappelle les mises en garde du comte : « Que le lecteur ne se fâche pas contre moi17 ». Il est non moins possible de détecter, dans le dernier des dialogues de Houellebecq, une certaine imitation du fameux singe éduqué de Kafka, qui dans « Rapport pour une Académie », s’efforçait de tenir un discours académique devant une congrégation de savants. Chez Houellebecq, « fait prisonnier par une tribu de cigognes, le chimpanzé […] levait vivement les bras au ciel avant de prononcer ce discours ». Quant à la mort très violente du singe, elle n’est pas sans rappeler le terrible supplice de la herse dans « La Colonie pénitentiaire » : « il mourait dans d’atroces souffrances, transpercé et émasculé par leurs becs pointus18 ». L’anecdote qui a trait à la mâchoire de Robespierre, citée dans ce même passage, n’est à son tour pas sans rappeler un épisode analogue (il y est question de la tête de Danton) dans Locus Solus de Raymond Roussel. Et ainsi de suite. A l’infini, sans doute19. C’est ainsi que certains parmi nous écrivent leurs premiers livres : la formule est loin d’être secrète. Seule l’est son ampleur. La littérature de Houellebecq se signalerait donc d’emblée dans sa dimension la plus mimétique. Mais évidemment, il ne s’agit là que de textes fictifs, fictivement attribués par Houellebecq à son narrateur. Qu’en est-il dès lors du mimétisme littéraire dans Extension à proprement parler ? Aussi improbable et aussi invraisemblable que cela puisse paraître, tout nous porte à croire qu’à la base de cette première œuvre il y a (comme une sorte de texte conducteur ou de texte initiateur) un « grand roman de la littérature française ». Celui-ci date de 1942 (soit plus de cinquante ans avant Extension), se présente également comme la première œuvre de fiction de son auteur et fut absolument incontournable en classe dans les années soixante-dix : je veux 16
Ibid., pp. 15-16. Isidore Ducasse, op. cit., p. 189. 18 Michel Houellebecq, op. cit., p. 126. 19 Les œuvres de Roussel et de Lautréamont figuraient dans les années 1970 au hitparade des listes de lecture Tel Quel (ou teckel ?). Divers commentateurs de Michel Houellebecq ont bien ressenti ce caractère emprunté de l’œuvre de Houellebecq (sans nécessairement viser juste). Ainsi Ph. Eon, dans Sur Michel Houellebecq (L’Infini, automne 1999, pp. 114-120), parle de l’importance des Mots et les Choses de Michel Foucault pour la compréhension de Particules élémentaires. Alain Roger (dans le numéro de Critique consacré à Eros 2000, p. 516) évoque, quant à lui, Huysmans. Enfin E. Fassin, dans ce même numéro de Critique, songe plutôt à Villiers, à Bernanos même, ainsi qu’à une série de sociologues contemporains. 17
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parler de L’Etranger de Camus20. À première vue, rien de cette manœuvre obscure ne transparaît dans le livre qui nous occupe. Ce serait vraiment trop gênant, pensez donc : Houellebecq, digne successeur d’Albert Camus (auteur par définition « ringard ») ? Il y a eu, sur ce plan, de sa part tout un travail d’effacement : mais celui-ci n’en fut pas moins précédé de tout un travail en sens contraire, d’inscription du texte d’Albert Camus. Et dans cette œuvre du début qui nous est aujourd’hui (un peu rapidement) présentée comme un « texte-culte », se laisse lire tout un reflux de matières hétérogènes et de phrases étrangères – au point, par exemple, que sans L’Etranger, il n’y aurait tout simplement pas d’Extension21. Le signe le plus évident de cette réécriture, celui qui ne manque pas de déclencher le soupçon auprès du lecteur moyen que nous sommes, c’est la scène cruciale du livre de Houellebecq, qui comme par hasard répond à la scène-clé de l’œuvre de Camus qu’il semble citer si compulsivement (sans jamais tomber dans le plagiat pur et simple, il va sans dire : l’accent repose sur la transformation, non sur l’imitation). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit du meurtre d’une personne de couleur : ici un Noir (« nègre » ou « métis », c’est un étranger) ; là un Arabe. A chaque fois aussi, c’est à cause d’une fille, d’une femme que les événements se précipitent. Dans L’Etranger, il s’agit évidemment de l’épisode central, abondamment commenté, de la lame de couteau de l’Arabe qui brille au soleil et aveugle Meursault, l’amenant ainsi à tirer. Dans Extension, cette scène est « déconstruite » avant d’être rassemblée différemment : alors que la mort de l’Arabe n’est nullement préméditée (il s’agit plutôt d’un 20
Albert Camus, L’Etranger, Gallimard, Livre de poche, 1957. L’Ecole devait en effet faire à ce texte un sort tout à fait intéressant, pour des raisons essentiellement grammaticales (le style simple, obtenu grâce à un certain usage du passé composé, qui rappelle l’école primaire), comme l’a bien montré R. Balibar, Les français fictifs, Hachette, 1974. On se rappellera également que c’est en référence à cette œuvre de Camus que Roland Barthes parla une première fois d’écriture neutre et du degré zéro de la littérature ; de fait, une citation de Barthes figure en exergue d’un des chapitres du livre de Houellebecq (Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 106). Je me souviens avoir moi-même, encore étudiant, en 1976, publié un premier article sur L’Etranger dans la revue Littérature. 21 Il est significatif sur ce plan que le seul critique qui se soit douté de cette présence camusienne soit un étranger. Il s’agit de Julian Barnes, dans son commentaire de Plateforme (Voir la reprise de son article dans le numéro spécial des Inrockuptibles sur Houellebecq, paru en juillet 2005, pp. 31-32).
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accident) et que Meursault est resté par inadvertance en possession du revolver de son ami Raymond, cette fois, ce n’est pas le narrateur qui est poussé au meurtre, mais son collègue et ami, Tisserand ; celui-ci y est d’ailleurs poussé par le narrateur qui lui a mis lui-même le couteau entre les mains ; seulement, Tisserand se ravise, ne se sentant pas la force de commettre le crime : « la lame luisait doucement ; je ne distinguais pas de taches de sang à sa surface22 ». Dans ce nonaccomplissement, on peut sans doute lire comme un refus de suivre jusqu’au bout le texte de L’Etranger, un souci de divergence, donc. Car sans cesse, tout est inversé dans ce rapport : à l’été algérien s’oppose l’hiver en France, et au jour ensoleillé la nuit qu’éclaire ici la lune ; d’ailleurs les événements se produisent à l’approche de Noël et de Nouvel An ; mais, contre toute vraisemblance, et pour des raisons qui ne tiennent qu’au récit lui-même, cette nuit-là, en plein décembre, il faisait extrêmement chaud : « La température de l’air était de plus en plus douce, anormalement douce ; on se serait cru au mois de juin23 ». Et pour cause ! On est en fait non loin d’Alger. En effet, il n’est pas jusqu’au décor qui ne soit le même ; nous sommes toujours aux abords de la mer : simplement, les plages près d’Alger ont été remplacées par les dunes des Sables-d’Olonne24, 25. Aussitôt admise la possibilité de cette première rencontre entre les deux textes, d’autres similitudes ne manquent pas d’apparaître : ainsi, les héros ont tous deux trente ans. Tous deux travaillent pour un patron, auquel il leur arrive de demander du congé, et aux yeux duquel ils sont promis à un grand avenir. Au physique, on s’aperçoit que Tisserand est « de type vaguement méditerranéen, il est […] “courtaud”, comme on dit26 ». En outre « il a exactement le faciès d’un crapaudbuffle – des traits épais, grossiers, larges, déformés » – à croire qu’il possède ce qu’on appelle un nez camus27. Au moral, ils ne diffèrent guère plus : lorsque Meursault est invité par Raymond à « aller au bordel », il refuse : « j’ai dit non parce que je n’aime pas ça28 » ; quant 22
Michel Houellebecq, op. cit., p. 120. Ibid., p. 110. 24 Ibid., p. 119. 25 Il y a quand même une petite allusion au monde arabe : lorsque l’auteur élabore une comparaison entre son récit et la passe de Bab-el-Mandel (au fait, il s’agit de Bab-elMandeb!), infestée de requins (Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 51). 26 Ibid., p. 54. 27 Ibid. 28 Albert Camus, op. cit., p. 59. 23
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à Tisserand, il explique au narrateur qu’ « un reste d’orgueil l’avait toujours empêché d’aller aux putes. Je l’en ai blâmé29 ». A Marie, la maîtresse de Meursault, répond bien sûr la non moins biblique Véronique (ou la pseudo-Véronique). S’il arrive quelquefois à Meursault d’aller au cinéma avec son ami Emmanuel30, le narrateur d’Extension préfère, quant à lui, se taper un film porno en solitaire31 , 32. Au cas où quelqu’un douterait encore de ce rapprochement, la manière abrupte dont Tisserand trouve la mort devrait mettre tout le monde d’accord : « Je ne devais jamais revoir Tisserand ; il se tua en voiture cette nuit-là, au cours de son voyage de retour vers Paris (…). Il roulait plein pot, comme d’habitude33 ». Est-il besoin de rappeler les circonstances tragiques de la mort de Camus, survenue dans un accident de la route, le 4 janvier 1960, alors que Michel Gallimard et lui remontaient sur Paris dans une voiture de sport ? Certes, le nom de Meursault n’est pas évoqué dans le texte de Houellebecq, mais on peut se demander s’il ne surgit pas « au milieu des Marcel » : en particulier dans ce nom de rue qui nous est d’emblée signalé, « MarcelDassault34 ». Clairement, Houellebecq a voulu donner l’équivalent pour notre époque de ce que fut L’Etranger dans les années cinquante35. 29
Michel Houellebecq, op. cit., p. 99. Albert Camus, op. cit., p. 53. 31 Michel Houellebecq, op. cit., p. 71. 32 On pourrait évidemment multiplier les recoupements. Ainsi, il n’est pas exclu que le dialogue déjà cité du teckel et d’un caniche fasse écho au chien promené en laisse par son maître, Salamano, un « épagneul », dans L’Etranger (Albert Camus, op. cit., pp. 42, 59-60, 68). A chaque motif de L’Etranger correspondrait ainsi un motif analogue (mais inversé) dans Extension. 33 Michel Houellebecq, op. cit., p. 121. 34 Ibid., p. 8. 35 Nous nous trouverions, de nos jours, dans une sorte de pré-existentialisme postmoderne. Le premier acte un peu conséquent du narrateur d’Extension (qui est une « histoire de déchéance », diront ses commentateurs) sera de vomir (Extension du domaine de la lutte, p. 7) ; déjà, La Nausée n’est pas loin. Dans Les Particules élémentaires, l’un des deux héros du livre fera ouvertement mention de Sartre en évoquant sa mère : « Janine Ceccaldi put ainsi vivre d’assez près les années “existentialistes”, et eut même l’occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu impressionné par l’œuvre du philosophe, elle fut par contre frappé par la laideur de l’individu, aux confins du handicap, et l’incident n’eut pas de suite » (Flammarion, 1998, p. 35). Houellebecq emprunte d’ailleurs à Sartre la fameuse théorie de l’illusion rétrospective, longuement élaborée dans La Nausée par Roquentin : « Considérant les événements présents de notre vie, nous oscillons sans cesse entre la croyance au ha30
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Tout cela, bien sûr, demeure dissimulé, voire soigneusement effacé par l’auteur, qui est loin d’avouer ses sources véritables36. Il y a cependant un moment où l’on assiste à une sorte de brèche dans sa défense : il s’en suit un véritable retour du refoulé, comme lâché en vrac sard et l’évidence du déterminisme. Pourtant, lorsqu’il s’agit du passé, nous n’avons plus aucun doute : il nous paraît évident que tout s’est déroulé de la manière dont tout devait, effectivement se dérouler. Cette illusion perceptive, liée à une ontologie d’objets et de propriétés, solidaire du postulat d’objectivité forte, Djerzinski l’avait dans une large mesure dépassée ; c’est sans doute pour cette raison qu’il ne prononça pas les mots, simples et habituels, qui auraient stoppé la confession de cet être larmoyant et détruit, lié à lui par une origine génétique à demi commune « […]. Il se leva, s’enferma dans les toilettes. Très discrètement, sans faire le moindre bruit, il vomit […], revint vers le salon. “Tu n’es pas humain, dit doucement Bruno […]. Je suppose que tu n’as pas été surpris, à l’époque, en recevant mes textes sur Jean-Paul II” » (Les Particules élémentaires, pp. 224-225). On le voit, les allusions sartriennes fourmillent, même s’il n’est plus question de plagiat ici, l’auteur faisant montre d’une plus grande maîtrise. Ainsi, les premiers mots des Particules élémentaires (« Le Ier juillet 1998 tombait un Mercredi ») ne sont-ils peut-être pas sans évoquer ceux qu’on trouve au début de La Nausée : « Lundi 29 janvier 1932 ». Après Camus, voici donc Jean-Paul Sartre aux rayons de la bibliothèque minimale de Houellebecq. Ces deux auteurs apparaissent d’ailleurs liés, formant une sorte d’incontournable binôme scolaire, au point qu’on peut parler à leur égard d’un véritable jumelage culturel. En gros, voilà en quoi consistait le bagage littéraire complet d’un adolescent moyen du milieu des années soixante-dix. Dans La Possibilité d’une île (Fayard, 2005), c’est encore et toujours un héros de type Roquentin qu’on trouve mis en scène (en plus rock), dégoûté d’une humanité qu’il déteste et dont il se sent éloigné, glorifiant le néant : s’il se dit à plusieurs reprises « envahi » par la « nausée », en se regardant dans le miroir, ne serait-ce pas aussi que son écriture elle-même serait littéralement envahie par celle de Sartre ? Ce qui est sûr, par contre, c’est que la présence du nom de Houellebecq dans l’œuvre de Sartre est entièrement à mettre au compte du hasard : dans L’Age de raison, Mathieu Delarue, s’étant emparé du Bottin, “le feuilletait distraitement et lut : « Hollebecque, auteur dramatique, Nord 77-80” », (Œuvres romanesques, Gallimard, Pléiade, 1981, p. 633). 36 A la fin du roman, le narrateur d’Extension s’avance dans la forêt, à la recherche des sources de l’Ardêche mais c’est peut-être aussi la source où Meursault a retrouvé les deux Arabes (Albert Camus, op. cit., p. 84). En fin de compte, il lui faut avouer : « Je ne sais plus où sont les sources » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 156). En conclusion de son parcours, le narrateur a l’impression que la « séparation est totale, je suis désormais prisonnier en moi-même » ; autant dire que l’aliénation est complète, profonde : je suis l’étranger. Derniers mots du romansource de Camus : « je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde (…) ; j’ai senti que j’étais heureux, et que je l’étais encore » (Albert Camus, op. cit., p. 179).
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par l’auteur. Le narrateur d’Extension s’en va rendre visite à son ami Buvet, qui est curé à Vitry. Or voici qu’en route un incident mineur se produit : « Deux jeunes Arabes m’ont suivi du regard, l’un d’eux a craché par terre37 ». L’avez-vous remarqué ? C’est là, très littéralement, une citation non dissimulée, à peine transformée d’une phrase qu’on trouve chez Camus : « deux arabes en bleu de chauffe […] venaient dans notre direction38 ». Il est intéressant qu’un tel « lapsus » se soit produit dans un chapitre intitulé justement « La Confession de Jean-Pierre Buvet ». Car, de fait, l’auteur, sous couvert d’un pseudonyme, passe ici à des aveux complets. On apprend que le curé de Vitry vient de perdre sa meilleure fidèle : une « vieille bretonne ; je crois qu’elle avait quatre-ving-deux ans »; elle avait été agressée et « une semaine plus tard […] elle était morte ». On n’aura aucune peine à reconnaître en elle une parfaite réplique de la mère de Meursault (habitant, cette fois, une Zup, au lieu d’un asile), morte « aujourd’hui sans même qu’il ait été question d’un « enterrement religieux ». Si Meursault fut condamné à mort pour n’avoir pas pleuré à la mort de sa mère, au moins, il était présent à l’enterrement. Mais alors que la vieille de Vitry avait des enfants, « personne de la famille ne s’était déplacé ». Extension du domaine de la lutte, c’est l’antiEtranger (autant dire L’Autochtone), tant l’on dirait que Houellebecq s’efforce de prendre à contre-pied le roman de Camus, de le relire bien en deça du degré zéro, pour nous en offrir le négatif froissé. Comme les autres dialogues dont il est question dans le livre, celui-ci aussi demeurera « inachevé39 », et même s’avèrera proprement interminable40. L’intérêt que l’auteur manifeste à l’égard de ce texte précis de Camus est loin d’être accidentel, et ne se limitera nullement à cette seule occurrence ; il suffit pour s’en persuader de relire les premiers mots de Plateforme : « Mon père est mort il y a un an ». Ceux-ci font indubitablement écho au célèbre incipit de Camus (sans doute l’un des
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Michel Houellebecq, op. cit., p. 137. Albert Camus, op. cit., p. 81. 39 Michel Houellebecq, op. cit., p. 96. 40 La scène initiale du roman (un striptease inachevé) en dit long sur ce point : on n’ira pas jusqu’au bout du dévoilement. Dans cette œuvre, on va d’ailleurs rarement au bout de quoi que ce soit (que ce soit à propos de la mort ou du sexe : suicides et meurtres ratés, détumescences ou éjaculations précoces). 38
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plus mémorables qui soit, pour des raisons grammaticales et scolaires bien analysées par R. Balibar) : « Aujourd’hui maman est morte41 ». On saupoudre son texte de références méconnaissables, habilement choisies, subtilement transformées. Le lecteur cultivé vaguement reconnaît, sans pour autant identifier le passage concerné, et voilà, le tour est joué : un air indéniablement littéraire se dégage de ce texte du seul fait qu’il y est fait allusion à un texte réputé littéraire. La question que tout le monde se pose peut donc se résoudre toute seule : Houellebecq fait-il de la littérature ? Très certainement, oui, puisque c’est avec de la littérature qu’on fait encore et toujours le plus facilement de la littérature42. On peut d’ailleurs aisément rapprocher le projet que 41
Voir aussi l’article cité de J. Barnes. De même, dans Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000, le narrateur, à la recherche d’une destination pour ses vacances (en fait un antilieu, plutôt qu’une utopie), commence par évoquer ces pays arabes où il ne fait pas bon aller – exception faite de Hammamet où se rendent fréquemment des femmes algériennes désireuses d’échapper aux espions de leurs époux. Dans Plateforme, le sort de la jeune Aïcha, qui était au service de son père, provoque chez le narrateur des jugements à l’emporte-pièce : « dans l’ensemble, les musulmans c’est pas terrible ». Les remarques désobligeantes faites par l’auteur dans Les Particules élémentaires et surtout dans la presse concernant Islam et les Arabes (ce qu’on a appelé « l’affaire Houellebecq ») s’inscrivent pour finir dans un contexte peut-être moins immédiatement idéologique que purement littéraire : celui dessiné par L’Etranger de Camus. 42 Voir à ce sujet mes ouvrages suivants : Apollinaire & Cie, Presses du septentrion, Lille, 2000, La Haine des Lettres, Céline et Proust, Actes Sud, Arles, 1996, Bataille Conservateur, L’Harmattan, 2005) – autant d’auteurs à l’intertextualité débordante. Un dernier exemple de tels débordements : dans Extension interviennent deux rêves – chacun d’eux comprenant une leçon intertextuelle. Dans le premier rêve apparaît une jeune fille : « sur ses épaules était perché un perroquet gigantesque, qui représentait le chef de service » ; « elle lui caressait les plumes du ventre » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 6). Comment ne pas songer au perroquet de Flaubert, d’autant plus qu’une partie de l’action se passera à Rouen (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 147) ? Il n’est pas impossible, d’ailleurs, que cette référence à Un Cœur simple soit liée indirectement au choix de L’Etranger comme texte conducteur : dans Les Français fictifs, ces deux ouvrages sont en effet analysés côte à côte par R. Balibar. Dans le second rêve, le narrateur « plane au-dessus de la cathédrale de Chartres » (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 141). Il est beaucoup question de vieilles assassinées (on songe à la mort de la vieille fidèle de Buvet). A son réveil, le narrateur en érection songe à se châtrer, ensuite à se planter des ciseaux dans l’œil (Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 143). Difficile de ne pas songer ici à Georges Bataille (dont le nom évoque précisément la lutte : « Le sens du combat » est un autre titre houellebecquien ) et à l’œil arraché du curé dans Histoire de l’œil. A son tour, Buvet, le curé de Vitry, n’est pas sans évoquer l’abbé C., qui s’enlise lentement lui aussi dans un rapport sexuel. Les thèmes de la scissiparité, de la gémellité, propres
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formule le narrateur d’Extension de « simplifier » la littérature en détruisant « un par un une foule de détails43 », de la recherche d’un « français simple » obtenu entre autre par l’usage du passé composé dans L’Etranger. Et le plus parfait des passés composés, ne serait-ce pas cet énoncé laconique : J’ai lu qui non seulement résume toute la poétique de l’auteur, mais (le hasard faisant bien les choses) lui assigne aussi son lieu de parution. Comme l’auteur lui-même l’exprime, dans l’écriture « on patauge toujours dans un brouillard sanglant […]. Quel contraste avec le pouvoir absolu, miraculeux, de la lecture ! Une vie entière à lire aurait comblé mes vœux44 ». Un dernier mot. On a parlé, au sujet des Particules élémentaires, de mutation métaphysique : mais ce thème de la génétique, qui a tant fait parler au moment de sa parution, n’est peut-être à son tour rien de plus qu’une habile métaphore de l’écriture houellebecquienne. Car l’auteur lui aussi sélectionne, recombine, recopie imparfaitement, bref, se comporte en parfait généticien, en soumettant le texte d’autrui à toutes sortes de manipulations. Existerait-il donc un équivalent littéraire de l’ADN, qui ferait que des mots, des phrases entières d’un auteur continuent de survivre indéfiniment, à des degrés divers de variation, dans d’autres phrases attribuées à d’autres auteurs, mais qui n’appartiennent réellement qu’à elles-mêmes45 ? Peut-être un jour tentera-t-on d’articuler une théorie du texte comme recombinaison de séquences ou de bouts de code préexistants. Un renouvellement de la critique génétique, en somme. à Bataille, seront exploités dans Les Particules élémentaires. Quant aux Sablesd’Olonne où se déroule pour une grande partie Extension, Bataille y a résidé à la fin de sa vie – comme s’en souvient Christine Angot (dans Chère Madame, L’Infini, 64, hiver 1998), que l’on a souvent associé à Houellebecq sur le plan de la transgression sexuelle et textuelle : y ferait-elle aussi allusion à Houellebecq ? Elle-même aurait calqué son fameux livre (L’Inceste) sur L’Ami qui ne m’a pas sauvé la vie de H. Guibert (à ce sujet, voir L. Demoulin, Angot salue Guibert, Critique, p. 663-4, août-sept. 2002). 43 Michel Houellebecq, op. cit., 16. 44 Ibid., p. 14. 45 Si, dans La Possibilité d’une île, le héros s’appelle Daniel, ce n’est pas seulement en raison des possibilités prophétiques ouvertes par le Livre de son ancêtre biblique (Dn). C’est aussi que son nom contient, en nucleus, en abrégé donc, cette structure de base qu’est l’ADN : or, comme par hasard, c’est très exactement à la moitié du livre qu’on trouvera une première mention du terme ADN, qui ne cesse ensuite de revenir.
La transformation de symboles du mal en signes du vide chez Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis Frédéric Sayer Université de Paris-Sorbonne
La question du mal se révèle déterminante dans une société marquée par le matérialisme athée, dont l’éthique semble se dissoudre au profit des seules règles du marché. La transposition esthétique de cette problématique éthique peut s’appréhender en analysant les tensions entre la traditionnelle représentation apocalyptique ou infernale du mal et son inefficacité dans le cadre contemporain : comment un récit froid et clinique, quasiment behavioriste chez Bret Easton Ellis ou analytique/rationaliste chez Houellebecq peut-il s’accommoder d’ornements mythiques bibliques si ce n’est en les périmant, en les transformant en béquilles narratives, en plats motifs culturels ? De cette péremption de la représentation traditionnelle du mal, naît une esthétique nihiliste du mal : le vide comme fléau de l’humanité, l’absolu du néant comme le pire des maux.
Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis se distinguent par les scandales qu’ils ont provoqués et les succès commerciaux d’envergure consécutifs à ces scandales : si American Psycho1 fut accusé d’inciter au meurtre, Les Particules élémentaires représentèrent pour certains un pamphlet pour une société autoritaire et eugéniste. Plateforme fut perçu comme publicité en faveur du tourisme sexuel et vit Michel Houellebecq impliqué dans un procès pour incitation à la haine raciale. Plutôt que de prendre position, nous préférons prendre acte du puissant impact social de ces textes très contemporains : une telle ré1 Bret Easton Ellis, American Psycho, New York, Vintage Books (Random House), 1991, Nous avons utilisé l’édition française, Paris, Le seuil, 1998 ; Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998 ; Plateforme, Paris, Flammarion, 2002.
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action de la part des médias et du public nous semblent constituer l’indice d’une culpabilité projetée sur ces auteurs et celui de l’enracinement de peurs modernes que nous voulons radiographier avec l’outil d’une « symbolique du mal » (titre du deuxième volume de Philosophie de la volonté II de Paul Ricoeur). En effet, il nous semble que la question du mal se révèle déterminante dans une société marquée par le matérialisme athée, dont l’éthique semble se dissoudre au profit des seules règles du marché. La transposition esthétique de cette problématique éthique peut s’appréhender en analysant les tensions entre la traditionnelle représentation apocalyptique ou infernale du mal et son inefficacité dans le cadre contemporain : comment un récit froid et clinique, quasiment behavioriste chez Bret Easton Ellis ou analytique/rationaliste chez Houellebecq peut-il s’accommoder d’ornements mythiques bibliques si ce n’est en les périmant, en les transformant en béquilles narratives, en plats motifs culturels ? De cette péremption de la représentation traditionnelle du mal, naît une esthétique nihiliste du mal : le vide comme fléau de l’humanité, l’absolu du néant comme le pire des maux, surpassant de loin ses conséquences telles que le meurtre et la luxure. Dans une première partie nous souhaitons mettre en évidence une représentation classique du mal par des symboles apocalyptiques ou infernaux. Dans American Psycho, New York est une Babylone vouée au feu de l’Apocalypse. L’incipit du roman est un portique sombre qui annonce une architecture tragique ou infernale : ABANDONNE TOUT ESPOIR, TOI QUI PÉNÈTRES ICI peut-on lire, barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank, presque au coin de la Onzième Rue et de la Première Avenue […]. 2
Ces signes annonciateurs se multiplient et forment un complexe obsessionnel dans l’esprit du héros serial killer (une comédie musicale intitulée Les Misérables le rappelle constamment à sa haine des pauvres, les malades du sida se multiplient…). Les scènes urbaines sont construites selon une esthétique apocalyptique, où la confusion et la fragmentation sont restituées par des procédés d’énumération et de parataxe très efficaces. La représentation urbaine est constamment contaminée par des peurs archaïques au plus proche de la symbolique biblique de la souillure telle que Paul Ricoeur la décrit dans Philoso2
Bret Easton Ellis, American Psycho, Paris, Le Seuil, 1998, p. 9.
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phie de la volonté II. Ces peurs se focalisent sur deux populations qui jouent un rôle de bouc émissaire : les homosexuels ravagés par l’épidémie de SIDA et les clochards. En effet ces deux groupes marginaux sont susceptibles (dans l’imaginaire du héros) de contaminer les gens qui les abordent (par le sida ou tout simplement par leur saleté). L’espace des métropoles du XXe siècle si violent et chaotique semble appeler spontanément l’esthétique d’une malédiction qui vient à point nommé soumettre la prolifération anarchique des signes urbains à la transcendance d’une parole divine qui maudit. Cette tendance générale du roman urbain au XXe siècle nous semble particulièrement avérée dans American Psycho. Les figures convenues du gouffre (par exemple la figure chtonienne de la terre qui s’ouvre pour avaler ses victimes) alternent avec des impressions plus étranges qui se terminent en hallucinations permanentes où le décor urbain lui-même incite le narrateur au meurtre en un cauchemar surréaliste haut en couleurs. La malédiction urbaine est donc un moyen commode de saisir l’irreprésentable chaos d’une ville comme New York et de le saisir à travers l’esprit d’un malade victime d’hallucinations. Les références bibliques ont perdu toute efficacité éthique de condamnation morale. Les scènes de meurtre d’American Psycho ressortent surtout du délire orgiaque partiellement infernal dans ses allures de possession, une possession essentiellement vampirique qui pousse à boire le sang ou inversement à associer toute boisson au sang : « Je m’absorbe dans l’Absolut à la crème d’airelles que je tiens à la main. On dirait un verre de sang dilué, délavé, servi avec un glaçon et une tranche de citron3 ». Un vampirisme qui dote de pouvoirs spécifiques ceux qui en sont atteints notamment celui de se repérer grâce un sens supplémentaire, un radar tel celui des chiroptères : « À l’heure la plus sombre du crépuscule, Price et moi descendons Hanover Street, nous dirigeant silencieusement vers le Harry’s, comme guidés par un radar ». Mais cette possession diabolique est aussi l’objet d’une démystification en règle puisque la frénésie culminante de Patrick est en quelque sorte comparée à un moment de stress très banal qui pousse à quitter la ville pour se réfugier dans une villégiature des Hamptons. Ces représentations infernales ou apocalyptiques sont moins des symboles actifs du mal que leur décor exotique, c’est-à-dire une sorte de 3
Ibid., p. 30.
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liant narratif épicé plein de couleur locale qui frappe l’imagination du lecteur tout en le laissant en terrain connu. Il s’agit de l’espace commun des références a minima, l’espace des motifs culturels quasi universaux, celui des clichés en somme. Nous pouvons remarquer que des allusions plus ou moins implicites comme la mention d’une chanson au titre évocateur ou le choix surdéterminé d’un adverbe font sens à la manière d’artifices plus que comme de véritables références éclairantes : « […] il fredonne la chanson que diffuse le haut-parleur – peut-être une quelconque version de Sympathy for the Devil […]4 ». Et encore : « Sinon comment allez-vous pouvoir conserver ce hâle si diaboliquement séduisant5 ». Plus difficile se révèle le cas des « sept chiffres maudits6 » du Dorsia (le numéro de téléphone du restaurant le mieux coté de Manhattan). Voici l’extrait : - Dorsia”, fait une voix de sexe indéterminé, rendue androgyne par un mur de bruit à l’arrière-plan. “Ne quittez pas” […]. J’attends cinq minutes, la paume moite, douloureuse à force de serrer à mort le téléphone [...]. Alors, j’entends un ricanement, faible tout d’abord, mais qui gonfle peu à peu, allant crescendo jusqu’à devenir un éclat de rire suraigu, interrompu soudain quand on raccroche le téléphone.7
Il est apparent que le texte souterrain est infernal : l’indétermination sexuelle, l’anonymat de la voix lui donne une origine surnaturelle. On pourrait croire que l’apparition de cette inquiétante étrangeté dans American Psycho vient donner une profondeur mythique à l’œuvre. Ce serait le cas si ces motifs récurrents (le Dorsia et la comédie musicale Les Misérables) n’étaient pas les obsessions d’un esprit manifestement malade. Le fantastique n’apparaît jamais vraiment dans ce roman profane : même le désir de tuer, l’envie de retirer la vie, qui semblerait seul capable de « remplir » la vacuité de Patrick, peut se dissoudre dans de futiles divertissements et être par làmême désacralisé : J’ai un couteau à scie dans la poche de ma veste Valentino, et je suis un instant tenté d’éventrer McDermott, là, dans l’entrée de la boîte, ou de lui trancher le visage, peut-être, ou de lui disloquer la colonne vertébrale ; mais Price nous fait si4
Ibid., p. 87. Ibid., p. 91. 6 Ibid., p. 333. 7 Ibid., pp. 101-102. 5
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gne d’entrer, et la tentation de tuer McDermott est remplacée par cette singulière avidité à prendre du bon temps, boire du champagne, flirter avec une mignonne, peut-être trouver de la dope, ou même danser sur des vieux tubes ou sur cette chanson de Janet Jackson, celle que j’aime tant.8
En somme, l’intertexte apocalyptique est dévalué par la focalisation interne du héros : il n’est plus qu’un outil qui vise à fusionner le réel et l’imaginaire du psychopathe. La perte de contact au réel de Patrick s’accomplit à la faveur d’une sorte d’absorption extatique. Cette dissolution du sujet dans son cadre urbain témoigne d’un nihilisme plus fort que les représentations infernales, phénomène que l’on constate également dans les œuvres de Michel Houellebecq. Chez Houellebecq, les représentations traditionnelles du mal se font plus rares sans doute parce que pour lui la révolution matérialiste est consommée ; les crises de ses personnages sont moins apocalyptiques que psychiatriques, moins infernales que dépressives. En direction de Paris, l’autoroute du Sud était déserte. Il avait l’impression d’être dans un film de science-fiction néo-zélandais, vu pendant ses années d’étudiant : le dernier homme sur Terre, après la disparition de toute vie. Quelque chose dans l’atmosphère évoquait une apocalypse sèche.9
Cette apocalypse sèche est bien emblématique des intertextes infernaux chez Houellebecq : leurs symboles sont comme vidés de leur substance. S’agit-il encore de symboles ou, dépossédés de leur attributs, ont-ils déchus au rang de simples signes ? La question est difficile à trancher tant une aura métaphysique plane sur les romans de Houellebecq. N’ouvre-t-il pas ses Particules élémentaires sur l’affirmation d’une nouvelle ère et d’une révolution métaphysique ? Cependant certaines représentations urbaines rappellent encore les mythes bibliques de la ville maudite : ainsi de Pattaya qui rassemble toute une population infernale dans une Sodome thaïlandaise. A Paris, dans Plateforme10 la visite d’un club sadomasochiste où Valérie reconnaît en pleine séance de torture l’épouse de son collègue, fait penser aux très classiques nekuia, ou descente aux enfers. De même Bruno songe au « vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faus-
8
Ibid., pp. 737-734. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 19. 10 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2002. 9
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tien11 ». Mais précisément il songe à Faust comme à un comparant et non comme à une réelle identité substantielle : sa démarche est essentiellement intellectuelle. De même les massacres de David Di Meola relatés à la page 248 ne sont destinés qu’à imiter telle rockstar ; de même les avortement-parties de John di Giorno ne sont pas réellement satanistes : […] Les prétendus satanistes ne croyaient ni à Dieu, ni à Satan […]. Ils étaient en fait, tout comme leur maître le marquis de Sade, des matérialistes absolus, des jouisseurs à la recherche de sensations nerveuses de plus en plus violentes.12
Alors que Bret Easton Ellis semble jouer avec la prothèse narrative des références infernales comme il userait d’un pur artifice, Houellebecq prend la précaution de ne pas en abuser pour proposer une représentation du mal bien différente. À l’opposé du symbolisme biblique du mal, au contraire de la prolifération et de la souillure, Houellebecq développe une représentation du mal comme vide, absence et uniformité. Dans Les Particules élémentaires, Michel Djerzinski, un biologiste moléculaire dépressif se rend compte à un âge avancé qu’il a gâché une chance unique de donner et recevoir de l’amour : cette amertume et un positivisme scientifique à toute épreuve lui font entrevoir la séparation comme symbole du mal. Ses conclusions scientifiques vont dans le sens de la disparition de la reproduction sexuée, son remplacement par la fécondation in vitro et l’uniformisation des génomes – un programme eugéniste qui ne manque pas de faire froid dans le dos. Comme Michel Houellebecq l’écrit au début de son roman : « Nous vivons aujourd’hui sous un tout nouveau règne13 ». Par la suite les indices vers ce projet eugéniste se multiplient comme cet éloge paradoxal de Brave New World : Sur tous les points – contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis, c’est en fait exactement le monde que nous essayons, jusqu’à présent sans succès, d’atteindre.14
11
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 131. Ibid., p. 260. 13 Ibid., p. 12. 14 Ibid., p. 196. 12
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Le projet eugéniste de Michel Djerzinski ne doit éclore qu’à la fin du roman. Toute la narration est tendue vers cet instant à partir duquel le présent devient un passé : Il prit quelques notes qu’il devait retrouver une dizaine d’années plus tard, au moment où il rédigea sa publication la plus importante, Prolégomènes à la réplication parfaite.15
Après ses découvertes, le scientifique se suicide. Il y a chez Houellebecq une sorte de congruence entre l’évolution de notre société occidentale de plus en plus assistée par la technique, employée à développer un secteur tertiaire déconnecté du réel d’une part, et le gel sentimental des héros incapables d’établir un contact réel, d’autre part. De même chez Bret Easton Ellis, la vie quotidienne de Pat Bateman suit un rituel minuté du réveil dans son appartement sophistiqué de Manhattan à la salle de sport en passant par son bureau de Wall Street où le lecteur ne saisit pas exactement en quoi consiste son travail, jusque dans ces restaurants élégants et ces boites de nuits à la mode, entouré par des amis assez inhumains, à la conversation stéréotypée et mécanique. Lui-même ne se perçoit plus exactement comme un être humain mais comme absent de lui-même, incapable de ressentir quelque émotion si ce n’est la sauvagerie animale du carnivore lors des meurtres. De même Michel Djerzinski n’éprouve plus guère de plaisir malgré un miraculeux rapport sexuel : « Ensuite tout s’était déroulé normalement ; il s’était étonné de pouvoir bander, et même éjaculer dans le vagin de la chercheuse, sans ressentir le moindre plaisir16 ». Les scènes de violence sont également décrites de manière clinique tel ce suicide d’une amie de Bruno : Le corps de la jeune fille était écrasé sur le sol, bizarrement distordu. Ses bras brisés formaient comme deux appendices autour de son crâne, une mare de sang entourait ce qui restait du visage ; avant l’impact, dans un dernier réflexe de protection, elle avait dû porter les mains à sa tête.17
Le plus intéressant consiste en cette collusion entre une écriture neutre, blanche, clinique et l’univers rationnel, technique, glacé dans lequel évolue Michel Djerzinski et Patrick Bateman. Surtout le résultat 15
Ibid., p. 206. Ibid., p. 153. 17 Ibid., p. 191. 16
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de ce phénomène de dépersonnalisation est assez spectaculaire et immédiatement visible lors des interactions sociales : Patrick ne cesse d’être pris pour quelqu’un d’autre – ce qui lui donnera un jour un alibi, comble de l’ironie tragique. Ainsi le psychopathe est pour Ellis un homme si bien intégré à l’élite capitaliste qu’il en est comme vampirisé, incapable de se sentir différent de ses innombrables collègues aux vestes et aux coupes de cheveux parfaitement semblables. De fréquents contre-emplois ironiques des adjectifs « diabolic » et « apocalyptic » témoignent de l’inversion des valeurs d’une société exclusivement matérialiste, dont les codes étranges sont souterrainement connus et admis de tous. Une société déjà à l’image des rêves eugénistes de Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires. Dans le passage suivant, Patrick s’identifie à ses pensées ou plutôt aux objets qui le pensent : dans la société matérialiste de l’ère reaganienne les objets remplacent les sujets : Je pense J&B. Je pense verre de J&B dans ma main droite. Je pense main. Charivari. Je pense fusili. […]. L’année prochaine, j’aurai vingt-sept ans. Un Valium. Je voudrais un Valium. Je pense, non, deux Valium. Je pense téléphone cellulaire.18
Quelques deux cents pages plus loin la déshumanisation est constatée par l’intéressé lui-même qui décrit assez bien ce que l’on peut qualifier de faille schizoïde dans la perception de soi et du réel : Je possédais tous les attributs d’un être humain – la chair, le sang, la peau, les cheveux – mais ma dépersonnalisation était si profonde, avait été menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion avait été annihilée, lentement, consciemment effacée.19
Evidemment un critique littéraire qui lit entre les lignes comprend que le propos de Bret Easton Ellis est assez didactique : en forçant le lecteur à aborder le point de vue subjectif du héros psychopathe, l’auteur exhibe les failles de la société américaine. Mais rien n’empêche le lecteur-consommateur de se perdre avec le narrateur. L’absence de médiation ou de réflexivité dans l’enchaînement des évènements, dans l’énumération plate des marques, lieux, heures
18 19
Bret Easton Ellis, American Psycho, op. cit., p. 109. Ibid., p. 363.
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pousse le lecteur à abandonner toute distance critique : le cœur du roman se soutient de cette lacune. Chez Houellebecq l’angoisse du vide est encore rendue tangible par la réflexion : elle est un tourment qui mène au suicide : « Il se sentait séparé du monde par quelques centimètres de vide, formant autour de lui comme une carapace ou une armure20 ». Telle est la malédiction d’une tendance excessivement rationalisante qui, même si elle est censée être l’apanage des humains, ne le transforme pas moins en animal : « Son visage ne reflétait rien qui ressemble au chagrin, ni à aucun autre sentiment humain. Son visage était plein d’une terreur animale et abjecte21 ». Mais surtout c’est la capacité d’aimer qui semble faire le plus cruellement défaut (dès l’adolescence de Michel alors qu’il a laissé sa petite amie partir avec un autre). L’âge adulte n’est que la confirmation tragique des prémisses de l’enfance : […] il éprouvait de la compassion, et c’était peut-être le seul sentiment humain qui puisse encore l’atteindre. Pour le reste, une réserve glaciale avait envahi son corps ; réellement il ne pouvait plus aimer.22
Ainsi les représentations classiques du mal ne s’avèrent être que des masques derrière lesquels se cachent dépersonnalisation et rationalisme poussés à l’extrême. Ce sont eux les véritables visages du mal – si le mot signifie encore quelque chose dans les univers fictionnels résolument amoraux d’Ellis et Houellebecq. Dans une tentative de généralisation théorique dont la fadeur ne manque pas de nous intriguer, Djerzinski décrit le véritable lieu de ces signes du mal : ces derniers sont perceptibles dans les enchaînements rationnels systématiques qui fonctionnent comme des pièges. Un mode d’être au monde purement matérialiste, pragmatique et scientifique, quasiment déréalisant ; parce qu’il exclut le sentiment d’être soi. Une sorte de nouveau mal du siècle que nous qualifierions de postmoderne. La définition du postmoderne que propose JeanFrançois Lyotard est sans doute partielle et partiale mais elle a le mérite de rester claire :
20
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 109. Ibid., p. 118. 22 Ibid., p. 296. 21
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Le postmoderne serait ce qui dans le moderne allègue l’imprésentable dans la présentation elle-même ; ce qui se refuse à la consolation des bonnes formes, au consensus d’un goût qui permettrait d’éprouver en commun la nostalgie de l’impossible […].23
Une rupture radicale apparaît, provoquée par la conception atopique, non substantielle et pourtant intérieure du mal que nous tentons d’analyser dans cet article. A ce sujet l’étude de la représentation spatiale dans ces romans est essentielle. A la fin du XXe siècle, le développement des banlieues font de Paris une ville sans fin et uniforme : les plans d’urbanisme inhumains qui ont conduit à cette situation constituent une source d’inspiration pour Houellebecq. Les sources de la malédiction sont ici bien ancrées dans la rugueuse réalité, dans cette reproductibilité à l’infini de l’espace qui en fait un lieu déshumanisé, un « non-lieu » pour reprendre le titre de l’anthropologue Marc Augé. Voici la définition qu’il en propose : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu24 ». Dans Les Particules Elémentaires et dans Plateforme de Michel Houellebecq, l’espace trop fonctionnel et rationnel de la capitale engendre la dissolution du sujet, la disparition de la notion de personnalité. Michel, par exemple, ne parvient qu’à ressentir la puissance du vide dans le bâtiment impersonnel et interchangeable où sa grand-mère, qui l’a élevé toute seule, vient de mourir : « Dans le bâtiment de béton blanc et d’acier, là même où sa grand-mère était morte, Djerzinski prit conscience, pour la deuxième fois, de la puissance du vide25 ». Le retour de Bruno dans la ville de banlieue de son enfance, où il a subi d’infernales tortures, illustre avec force notre propos : En arrivant à Meaux le dimanche soir, dans mon enfance j’avais l’impression de pénétrer dans un immense enfer. […] Dans ces salles d’autres garçons m’avaient frappé, humilié, ils avaient pris plaisir à me cracher et à me pisser dessus, à plon-
23 Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Ed. Galilée, 1988, p. 26. 24 Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992, p. 100. 25 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 356.
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ger ma tête dans la cuvette des chiottes ; je ne ressentais pourtant aucune émotion, sinon une légère tristesse – d’ordre extrêmement général.26
L’on pourrait croire que l’absence d’émotion de Bruno tient au refoulement des scènes de sadisme qui ont marqué son enfance mais en fait il s’agit bien plus de l’absence d’identité spatiale de Meaux qui soit à l’origine de ce vide tant la notion de subjectivité, de moi freudien, semble avoir disparu dans le monde de Houellebecq. Houellebecq et Ellis sont en définitive éminemment comparables : l’absence de subjectivité réellement singulière des personnages principaux les constituent paradoxalement en monstres à peine capables d’énumérer minutieusement leurs faits et gestes immédiats, les marques, les lieux, des observations cliniques. C’est bien dans ce mode narratif dé-subjectivé, dans la juxtaposition de signifiants vides que se devinent les authentiques symboles du mal, et non dans quelque possession démoniaque ou croyance apocalyptique. C’est dire combien les mythes classiques de l’origine du mal sonnent creux dans ces romans contemporains : leur péremption signe l’avènement de ces nouveaux symboles du mal que l’on souhaite qualifier de postmodernes. Les intertextes bibliques sont vidés de leur portée esthétique, éthique et métaphysique. Il ne reste qu’une tentative de symboliser le mal dans un univers profane d’où la capacité de symbolisation précisément a été évacuée par un rationalisme radical. Les mythes infernaux au XXIe siècle apparaissent comme une tentative postmoderne de représenter l’irreprésentable de notre monde contemporain.
26
Ibid., p. 236.
Pascal Bruckner et Michel Houellebecq. Deux transécrivains au milieu du monde Alain-Philippe Durand Université de Rhodes Island
Philosophe, essayiste et romancier, Pascal Bruckner partage avec Michel Houellebecq un attrait certain pour le mélange des genres littéraires et discursifs. Cet essai analyse le roman le plus récent de Bruckner, L’Amour du prochain (2005), dans le but de présenter les grands axes qui réunissent les textes de Bruckner et Houellebecq. Dans un premier temps, on évoque la place primordiale que prennent les références intertextuelles (et leur manipulation) chez les deux écrivains. Dans un deuxième temps, on examine les principaux thèmes qui reviennent systématiquement dans leurs œuvres.
Michel Houellebecq est régulièrement présenté par la critique comme le chef de file d’une nouvelle génération de jeunes romanciers délibérément connectés sur leur époque, ce qu’on pourrait appeler l’extrême contemporain. Frédéric Beigbeder, Yann Moix, Fabrice Pliskin ou Florian Zeller sont des exemples parmi d’autres de ces auteurs adeptes d’une écriture houellebecquienne. Néanmoins, si le succès des œuvres de Houellebecq en librairie a certainement inspiré et permis l’éclosion de ces jeunes romanciers, d’autres écrivains du même âge que Houellebecq ou plus âgés partagent avec lui le même intérêt pour la science fiction (Maurice G. Dantec), le malaise et la déchéance dépressive qui accablent nos contemporains (Pierre Mérot) et une approche interdisciplinaire de l’art romanesque (Pascal Bruckner). Né à Paris en 1948, auteur d’une quinzaine de livres, Bruckner est un transécrivain pour reprendre la description de Houellebecq par Dominique Noguez : « c’est-à-dire [un écrivain] qui s’aventure […] dans plusieurs genres littéraires, […] dans les zones frontalières où la littérature s’associe à d’autres arts1 ». Bruckner revendique d’ailleurs son attirance pour cette approche interdisciplinaire peu usitée ces derniers temps selon lui : 1
Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 14.
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Il y a quand même un phénomène étrange en France : depuis une cinquantaine d’années, le métier d’auteur doit être compartimenté entre philosophie, critique littéraire, ou bien littérature. On oublie simplement que la tradition française c’est le mélange des genres. […] Je trouve dommage qu’on enferme les gens dans un genre parce que moi j’adore la littérature et j’adore la philosophie et je ne crois pas qu’on puisse dresser une barrière étanche entre les deux.2
Sabine van Wesemael a analysé comment Bruckner, dans L’Euphorie perpétuelle3, partage avec Houellebecq la même dénonciation de « la faillite de notre société contemporaine » ainsi que « les impasses actuelles de l’économie de marché et de l’individualisme […] [dans une] société uniquement dominée par le culte de la consommation, des loisirs et du plaisir4 ». Mais la comparaison mérite d’être approfondie tant les similitudes (et quelques différences) sont nombreuses entre Bruckner et Houellebecq. Dans ce but, nous discuterons ici le roman le plus récent de Bruckner, L’Amour du prochain5, afin de présenter les grands axes qui réunissent les textes de ces deux auteurs. Dans un premier temps, nous évoquerons la place primordiale que prennent les références intertextuelles (et leur manipulation) chez nos deux écrivains. Dans un deuxième temps, nous examinerons les principaux thèmes qui reviennent systématiquement dans les œuvres de Bruckner et Houellebecq. Nous verrons enfin que contrairement au consensus qui semble se dégager chez l’ensemble de la critique, Bruckner soulève des questions graves qui vont bien au-delà la simple farce scatologique. L’Amour du prochain raconte les aventures de Sébastien, un père de famille à qui tout réussit. A trente ans, il a accompli le parcours parfait : Normale Supérieure, l’ENA, un poste de diplomate au Ministère des Affaires étrangères avec des perspectives de carrière des plus brillantes, une femme diplômée de HEC, Suzanne, belle et intelligente, mère de ses trois enfants, six amis de longue date sur lesquels il peut compter et qui se retrouvent régulièrement au sein de Ta Zoa Trekei, une sorte de société secrète qu’ils ont créée et que dirige Julien, le leader du groupe. Or, la vie de Sébastien va être complètement chambou2
Campus, France 2, 13 janvier 2005. Pascal Bruckner, L’Euphorie perpétuelle, Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000. 4 Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 77. 5 Pascal Bruckner, L’Amour du prochain, Paris, Grasset, 2005. 3
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lée lorsqu’une inconnue l’aborde dans un café, déposant devant lui deux billets de cent euros pour qu’il accepte de coucher avec elle. Après la surprise initiale, non seulement Sébastien finit par accepter la proposition mais il devient gigolo à mi-temps sous le pseudonyme de Virgile Coutances. Le matin il va travailler au Quai d’Orsay et l’aprèsmidi il reçoit ses clientes dans un pied à terre qu’il s’est aménagé. C’est le début d’une spirale infernale qui va l’emporter. Lorsqu’on découvre ses activités illicites, il perd tout : sa famille, ses amis, son travail et sa réputation. Après de nombreuses péripéties, dont une période de philanthropie amoureuse en compagnie de sa maîtresse Dora Anse-Colombe et un enlèvement suivi de tortures, Sébastien finit par se repentir lors de sa quarantième année. Il demande pardon à ses amis et vivra de leur aumône jusqu’à ce qu’il apprenne que se sont eux qui l’ont trahi en le faisant enlever et torturer. À la fin du roman, Sébastien renoue le contact avec Dora et contemple la reprise de sa charité amoureuse. D’une certaine façon, Bruckner et Houellebecq sont leur propre intertexte. Les deux se servent de leurs œuvres de fiction pour mettre en pratique les réflexions théoriques qu’ils développent dans des revues, journaux et essais. Si Bruckner demeure le plus actif en alternant depuis longtemps la publication d’essais théoriques et critiques, on retiendra notamment du côté de Houellebecq un essai sur l’auteur américain H. P. Lovecraft ainsi qu’un recueil regroupant plusieurs textes critiques publiés entre 1991 et 19976. Nos deux auteurs s’inscrivent donc dans la tradition d’une écriture romanesque dont le fil conducteur est de retranscrire les grandes lignes de la société moderne dans laquelle ils évoluent. Pour se faire, et afin d’anticiper sur l’avenir (de manière prophétique dans le cas de Houellebecq), ils n’hésitent pas à puiser dans les théories sociologiques, philosophiques et scientifiques de leurs prédécesseurs. Selon Houellebecq, « le monde, c’est aussi l’ensemble de ce qui a été écrit sur le monde7 ». Il n’est alors pas surprenant de constater que la critique parle de « conte philosophique8 » 6
Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft, Paris, Le Rocher, 1991 ; et Interventions, Paris, Flammarion, 1998. 7 Martin de Haan, « Entretien avec Michel Houellebecq » dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 10. 8 Michel Crépu, « L’homme de joie selon Pascal Bruckner », La Croix, 6 janvier 2005, p. 14 ; Anne Bourquin Büchi, « Pascal Bruckner. L’Amour du prochain », Le Temps, 5 février 2005.
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ou de « fable sociologique9 » en référence à L’amour du prochain même si pour certains, tel Michel Crépu, il ne s’agit que d’une « fable décevante qui s’enlise dans le malaise et l’ennui10». Néanmoins, ce serait ne pas faire justice au riche intertexte sur lequel est élaboré le roman que d’accepter telle quelle cette affirmation. Qu’elles soient confirmées par l’auteur lui-même ou qu’elles soient uniquement suggérées par la critique, les références intertextuelles charpentent, à des degrés différents, l’intrigue et la thématique de L’amour du prochain. En premier lieu, le pseudonyme de Virgile Coutances que prend Sébastien lorsqu’il décide de se prostituer ainsi que son appartenance à la société secrète (Ta Zoa Trekei qui « en grec ancien, […] signifie ‘les animaux courent’11 ») qu’il fonde avec ses amis ne vont pas sans rappeler le poète latin Virgile, membre du cercle poétique dirigé par Mécène12. Pour Thomas Régnier, ce choix de pseudonyme est d’ailleurs annonciateur de la prochaine « descente aux Enfers13 » de Virgile/Sébastien. On ne peut également s’empêcher de penser à la manipulation et finalement à la chute du poète Lucien de Rubembré, membre du Cénacle de Daniel d’Arthez dans les Illusions perdues d’Honoré de Balzac14. Ou à Coralie, l’actrice aimée de Lucien, qui comme Dora Anse-Colombe dans L’amour du prochain, « est à la fois prostituée, sainte et martyre15 ». On note d’autres références à l’œuvre de Balzac. Ainsi, à la fin du roman, Gérald l’ami de Sébastien qui lui propose d’écrire l’histoire de sa vie sous le titre « L’Homme de petite vertu, Splendeurs et misères d’un courtisan16 ». Enfin, dans sa recension (féroce) de L’amour du prochain, Angelo Rinaldi voit « une copie de la société des Treize, chère à Balzac17 ». Ce rapprochement avec l’auteur de la Comédie humaine n’a rien de 9
Thomas Régnier, « Les écrivains de l’Obs. Pascal Bruckner », Le Nouvel Observateur, 13 janvier 2005. 10 Michel Crépu, op. cit, p. 14. 11 Pascal Bruckner, L’Amour du prochain, op. cit., p. 29. 12 Je remercie Daniel Carpenter pour ses éclaircissements concernant les références gréco-latines. 13 Thomas Régnier, op. cit. 14 Honoré de Balzac, Illusions perdues, Ed. Philippe Berthier, Paris, Flammarion, 1990. 15 Ibid., p. 29. 16 Pascal Bruckner, L’Amour du prochain, op. cit., p. 326. 17 Angelo Rinaldi, « Gigolos en tout genre », Le Figaro Littéraire, 13 janvier 2005, p. 1.
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surprenant tant son œuvre est représentative d’une approche littéraire dont le but principal est de dépeindre l’époque contemporaine et ses habitants. Sur ce plan, Bruckner rejoint encore une fois Houellebecq dont on a dit qu’il écrivait lui aussi « à la fin du XXe siècle, des romans à la manière de Balzac18 ». La meilleure preuve en est ce passage de La Possibilité d’une île, le roman le plus récent de Houellebecq, dans lequel le personnage principal, l’humoriste Daniel1, avoue son admiration pour Balzac et plus particulièrement pour Splendeurs et Misères des courtisanes, la même œuvre que parodie Bruckner dans L’Amour du prochain : On m’avait souvent comparé aux moralistes français, parfois à Lichtenberg ; mais jamais personne n’avait songé à Molière, ni à Balzac. Je relus quand même Splendeurs et Misères des courtisanes, surtout pour le personnage de Nuncingen. Il était quand même remarquable que Balzac ait su donner au personnage du barbon amoureux cette dimension si pathétique, dimension à vrai dire évidente dès qu’on y pense, inscrite dans sa définition même, mais à laquelle Molière n’avait nullement songé ; il est vrai que Molière œuvrait dans le comique, et c’est toujours le même problème, on finit toujours par se heurter à la même difficulté, qui est que la vie, au fond, n’est pas comique.19
Décidément, ce roman de Balzac ne cesse d’inspirer Houellebecq puisque ce dernier en avait déjà cité l’extrait suivant en épigraphe de Plateforme, son roman précédent : « Plus sa vie est infâme, plus l’homme y tient ; elle est alors une protestation, une vengeance de tous les instants20 ». Enfin, Sabine van Wesemael21 a relevé dans les œuvres de Houellebecq et Bruckner une critique commune de « la faillite des valeurs » dans la société contemporaine et un appel à « une réforme morale » que n’auraient pas renié les moralistes français du dix-huitième siècle22. Bruckner a d’ailleurs repris cette idée à plusieurs reprises lors de la campagne de promotion de L’Amour du pro18
Bruno Viard, « Houellebecq du côté de Rousseau », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 131. 19 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 387. 20 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 8 ; et Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, La Comédie humaine, vol. VI, Ed. PierreGeorges Castex, Paris, Gallimard/Pléiade, 1977, p. 677. 21 Sabine van Wesemael, op. cit., pp. 80-81. Wesemael cite plusieurs extraits de romans de Houellebecq pour illustrer son propos. Voir aussi Bruno Viard, op. cit., qui voit en Houellebecq « un moraliste austère », p. 130. 22 Voir Cyril Le Meur, Trésor des moralistes du XVIIIe siècle, Pantin, Le Temps des Cerises, 2005.
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chain : C’est vrai qu’on est dans une société où nous assistons à un retour extraordinaire de l’ordre moral, c’est-à-dire que nos sociétés émancipées, c’est la coalition des Tartuffes.23 Si les gens restent [ensemble] ce n’est pas simplement par pur amour ou par désir, c’est parce qu’il y a d’autres valeurs qui entrent en jeu et que finalement on en revient un peu à la sagesse de nos ancêtres qui savaient que le désir et la passion se vivaient en dehors du mariage.24
Il devient donc nécessaire d’adopter un système social qui permettra « d’apparier les passions, de les équilibrer, de les harmoniser. Il suffit pour cela de les connaître, de les dénombrer et de donner à tous les possibilités de les satisfaire25 ». Les conséquences directes de cette théorie dans le cas des ouvrages de Bruckner et de Houellebecq sont un recours aux textes d’auteurs du dix-neuvième siècle tel Balzac comme nous venons de le voir, mais aussi à d’autres du dix-huitième siècle et plus particulièrement à ceux de Jean-Jacques Rousseau et Charles Fourier, accompagné d’un affranchissement de la prostitution. C’est en effet Fourier qui écrit qu’en « Civilisation la vérité n’existe qu’avec les courtisanes26 ». C’est donc bien dans les essais philosophiques de Bruckner que se trouvent les références aux écrivains qui s’avèrent primordiaux quant à la structure et au message de L’Amour du prochain. De ce fait, dans La Tentation de l’innocence, Bruckner cite Rousseau qui, selon lui : entremêle deux culpabilités : l’une atteint celui qui se rebelle contre l’ordre social et ses lois ; l’autre, plus insidieuse, témoigne de l’allergie de chacun à être regardé et jugé par autrui. […] Sortir du rang, […] c’est de la part de Rousseau susciter scandale et réprobation surtout chez ses amis qui ne lui pardonneront pas sa volonté d’être à part. […] Autrui m’empêche de jouir de moi-même en toute quié-
23
Campus, op. cit. Tout le monde en parle, France 2, 8 janvier 2005. 25 Jean Lacroix, Le désir et les désirs, Paris, PUF, 1975, p. 69. 26 Cité dans Pascal Bruckner, Fourier, Paris, Seuil, 1975, p. 125. Il faut également ajouter à cette liste des auteurs comme le Marquis de Sade, Benjamin Constant, et surtout Auguste Comte en ce qui concerne Houellebecq. Voir à ce sujet Eric Sartori, « Michel Houellebecq, romancier positiviste », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, pp. 143-151. 24
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tude, là est son crime.27
Cette référence à Rousseau met également en relief la dominance du groupe sur l’individu, mais aussi le fait que nul n’a la certitude d’être accepté par le collectif. Chacun doit en effet d’abord faire ses preuves sans garantie de succès. Ainsi dans L’Amour du prochain, Sébastien crée le scandale comme le souligne cette diatribe de Julien le chef de Ta Zoa Trekei : - Sébastien, tu pratiques un métier nauséabond qui nous salit tous. Tu avais choisi le corps le plus honorable, la diplomatie, tu as sombré dans l’activité la plus déshonorante. Au cas où tu l’aurais oublié, notre groupe suit des règles que tu n’as pas le droit de piétiner.28
En se prostituant et en pratiquant par la suite une sorte de sacerdoce amoureux, Sébastien se rebelle doublement contre les règles de son groupe d’amis et contre celles du Ministère des affaires étrangères (donc l’Etat) son employeur. On retrouve l’influence de Rousseau dans les romans de Houellebecq comme l’ont déjà signalé par exemple Dominique Noguez et Bruno Viard29. Néanmoins, avec le héros houellebecquien, nous avons aussi une illustration des conséquences dramatiques qui s’opèrent sur ceux qui veulent désespérément appartenir au groupe (par exemple Tisserand dans Extension du domaine de la lutte30) ou sur ceux qui n’essayent pas ou plus d’y adhérer (le narrateur d’Extension du domaine de la lutte ou Michel Djerzinski dans Les Particules élémentaires31). Par ailleurs, on perçoit aussi bien chez Houellebecq que chez Bruckner la représentation d’un système gouvernemental usant, d’une alternative marginale et de la même opposition entre collectivisme et individualisme. Comme Sébastien, plusieurs héros houellebecquiens sont des fonctionnaires désabusés (le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, Bruno des Particules élémentaires, Michel de Plateforme). Et à l’instar de la société Ta Zoa Trekei dans L’amour du prochain, si les nombreuses collectivités apparaissant dans les œuvres de 27
Pascal Bruckner, La Tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995, pp. 24, 28. Pascal Brukcner, L’Amour du prochain, op. cit., p. 202. 29 Dominique Noguez, op. cit., p. 9 ; Bruno Viard, op. cit., pp. 136-137. 30 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, 1994. 31 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998. 28
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Houellebecq (voyages organisés, sectes, clubs hôtels, camping new age, clubs échangistes, ou l’unité Proyecciones XXI,13 dans laquelle vivent les nouveaux humains de La Possibilité d’une île) sont a priori des havres de solidarité et de bonheur, elles se révèlent rapidement être des lieux impersonnels et dictatoriaux. Là où on attendait les notions de groupe et de partage, on trouve en fin de compte l’exacerbation de l’individualisme, de la prédominance des intérêts personnels des gourous et de l’isolement et de la solitude des plus faibles. S’il reste encore un espoir, il demeure utopique et il passe, entre autres choses, par la prostitution. Sabine van Wesemael a déjà abordé le sujet de l’influence qu’exercent la littérature utopique et la science fiction (et notamment Aldous Huxley) sur Houellebecq ainsi que sa contestation de l’utopie libérale de Benjamin Constant32. Cependant, l’utopiste qui réunit Bruckner et Houellebecq est certainement Charles Fourier. Brièvement mentionné comme l’un des modèles possibles de Houellebecq par Noguez et Viard33, Fourier a toujours été au centre de la réflexion de Bruckner, ce dernier ayant écrit une thèse et un ouvrage sur cet auteur34. Le projet utopique de Fourier s’organise autour du concept de l’Harmonie universelle dont la composante principale est le Nouveau Monde Amoureux. Dans ce monde, le but principal est de faire et de se faire plaisir : « C’est l’univers où chaque homme peut avoir toutes les femmes et chaque femme tous les hommes35 ». Il s’agit de faire don de son corps sans discrimination aucune : [Le fouriérisme] requiert d’établir des relations amoureuses avec toutes sortes d’espèces et de catégories, hommes, femmes, enfants, vieillards mais aussi végétaux, animaux […] d’être branché de manière amoureuse sur le plus grand nombre de flux possibles, flux génitaux, anaux, érotiques, […] flux marins, cosmiques. Faites l’amour […] avec n’importe qui, n’importe quel corps, aussi bien avec le barbon que le disgracié, le vieillard que le laideron, car il n’y a pas de médiation privilégiée pour accéder au plaisir, la jouissance devant être proclamée anonyme.36
Ce concept de philanthropie amoureuse passe par 32
Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, op. cit., pp. 67-97. Dominique Noguez, op. cit., pp. 238-39 ; Bruno Viard, op. cit., p. 131. 34 Pascal Bruckner, Fourier. Voir aussi Roland Barthes (qui a d’ailleurs dirigé la thèse de Bruckner), Sade Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971. 35 Pascal Bruckner, Fourier, p. 11. 36 Ibid., pp. 87-88, 93. 33
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une autre espèce de prostitution, la prostitution par désir, par épanchement généreux dont le fouriérisme sous le nom d’Angélicat et de sainteté amoureuse a donné le tableau magnifique, forme de prostitution contradictoire avec celle du Capital mais non antagoniste, car la première est dans le prolongement de la seconde.37
Il est évident que Sébastien et Dora, les protagonistes prostitués de L’amour du prochain, mettent progressivement en pratique le modèle de Fourier. Ainsi, ils décident de « développer un évangile de la charité chrétienne38 », de se donner entièrement à leur cause, allant même jusqu’à proposer leur nouvelle forme d’« évangélisme » à l’aumônier de Saint-Antoine à qui Dora précise qu’elle se voit « en Christ femelle, clouée sur sa couche, fouillée, palpée par de multiples mains39 ». Devant le refus scandalisé de l’homme d’église, Sébastien et Dora, loin de se décourager, se lancent corps et biens, si l’on peut dire, dans leur projet de philanthropie amoureuse, atteignant l’apogée de leur dévouement lorsqu’ils acceptent la proposition embarrassée d’une certaine Madame Lesueur. Il s’agit de donner du plaisir à ses deux enfants – Paul et Lorraine – des jumeaux lubriques décrits comme des monstres de 220 kilos chacun, complètement immobilisés. C’est dans ce passage de L’Amour du prochain, où Sébastien doit faire face au corps dénudé et au désir de Lorraine, que l’Angélicat cher à Fourier prend toute son ampleur : Lorraine me rappelait ces mammifères marins, phoques ou lamantins […]. Elle appartenait à un autre ordre de la création, nous étions deux espèces essayant d’entrer en contact en forgeant un langage commun. Cette disposition d’esprit me sauva. Bientôt j’apprivoisai cette masse débordante, goûtai la suavité de cet entassement de gélatine. J’imaginai là-bas, derrière ces collines, la fente roséolée et décidai de partir à sa recherche.40
Contrairement aux descriptions houellebecquiennes dont le graphisme relève parfois de la pornographie41, les nombreuses scènes 37
Ibid., pp. 124-125. Pascal Bruckner, L’Amour du prochain, op. cit., p. 232. 39 Ibid., p. 234. 40 Ibid., p. 245. 41 Il est d’ailleurs significatif que, dans son adaptation cinématographique du roman de Houellebecq Extension du domaine de la lutte, Philippe Harel ait décidé d’insérer l’extrait d’un authentique film pornographique plutôt que de filmer uniquement les expressions faciales du héros à l’intérieur du cinéma. Voir Franc Schuerewegen, « Scènes de cul », dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Ams38
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sexuellement explicites dans le roman de Bruckner sont presque toujours écrites dans un style métaphoriquement riche où prédomine une sorte de sublimation de la nature. En revanche, les détails scabreux et scatologiques abondent dans L’Amour du prochain dans ce qu’il faut bien appeler des « scènes de cul » dans le sens le plus littéral comme par exemple ce passage où le beau-père de Sébastien explique ce qui, selon lui, différencie la France des Etats-Unis : La taille des étrons qu’on y pond. Quiconque apprécie la cuisine américaine se met au bout de quelques jours à chier de véritables matraques dont il ne se croyait pas capable. C’est ça le miracle yankee : le gigantisme jusque dans les boyaux. Ces longs serpents qui vous glissent entre les fesses et s’affalent sur la cuvette, c’est votre acte de naturalisation, ni plus ni moins.42
Par conséquent, si à l’inverse de Houellebecq, la société utopique que Bruckner met en scène ne fait pas appel à la science-fiction, son utilisation du monstrueux et du scatologique lui sert d’équivalent43. Mais malgré quelques différences, Bruckner et Houellebecq se rejoignent dans le sens où, peut-être malgré eux, ils mettent en exergue les limites du modèle fouriériste. Lorsque dans Plateforme, Michel, Jean-Yves et Valérie ont l’idée de relancer les clubs de vacances Eldorador selon le concept du tourisme sexuel, on retrouve la même idée de philanthropie amoureuse (par le biais de la prostitution) proposée par Fourier et déjà entrevue dans L’Amour du prochain, même si contrairement à Sébastien et Dora, c’est avant tout la notion capitaliste de profit qui est recherchée par les gérants de ces clubs. A travers leurs personnages, Bruckner et Houellebecq prônent la prostitution comme une sorte d’œuvre humanitaire, une chance pour les laisser pour compte d’une société qui n’a de cesse de promouvoir le sexe. Mais si l’utopie fouriériste prêche « un monde de purs plaisirs […] qui ne passe jamais à l’acte44 » donc terdam, Rodopi, 2004, pp. 91-98, pour une analyse des scènes dans l’œuvre de Houellebecq. 42 Ibid., p. 50. 43 Ceci dit, on notera que parfois Houellebecq ne se prive pas d’employer lui aussi quelques descriptions scabreuses. Citons en guise d’exemple les « œuvres » de l’artiste Bertrand Bredane qui dans Plateforme « s’était surtout fait connaître en laissant pourrir de la viande dans des culottes de jeunes femmes, ou en cultivant des mouches dans ses propres excréments qu’il lâchait ensuite dans les salles d’exposition », Michel Houellebecq, op. cit., p. 192. 44 Pascal Bruckner, Fourier, op. cit., pp. 80-81.
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sans orgasmes, Bruckner et Houellebecq ne sont pas aussi optimistes et vont même jusqu’à envisager un monde sans organes. C’est le cas dans Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île où le concept d’humanité traditionnel a laissé la place à des clones. Par ailleurs, les romans de nos deux auteurs mettent en scène des personnages qui sont progressivement aliénés par le système et qui en deviennent irrémédiablement les victimes. Comme le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, Sébastien effectue dans L’Amour du prochain un séjour en hôpital psychiatrique. Comme lui encore, il essaye d’impressionner (en vain) son psychiatre. Comme lui, enfin, il envisage l’automutilation par l’intermédiaire de la castration : « Si j’avais osé, je me serais entaillé le sexe avec un rasoir, me serais débarrassé de cet organe inutile et turbulent45 ». Bruckner et Houellebecq partagent donc un intérêt certain pour les textes antérieurs, comme ceux de Rousseau, Fourier ou Balzac, dont ils s’inspirent pour dénoncer dans leurs romans les maux d’une société contemporaine obnubilée par l’omnipotence du désir et les pratiques sexuelles qui en sont dérivées. Dans le cas où l’on acceptera les solutions proposées par Bruckner et Houellebecq, on ne pourra que constater qu’elles demeurent encore utopiques.
45
Pascal Bruckner, L’Amour du prochain, op. cit., pp. 301-302. Voir aussi Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 142-143.
La peur de l’émasculation
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Sabine van Wesemael Université d’Amsterdam
Selon Didier Sénécal dans la revue Lire de septembre 2004 l’ombre gigantesque de Michel Houellebecq plane sur la rentrée littéraire de 2004. Parmi les écrivains qui s’inscrivent volontairement ou à leur corps défendant dans la lignée houellebecquienne il cite Fabrice Pliskin, Florian Zeller, Yann Moix, Simon Liberati et Eric Reinhardt. Bien sûr, ces auteurs ne constituent pas une vraie école. Chacun des écrivains a sa manière propre. Or, le roman dont les thèmes sont les plus houellebecquiens, c’est probablement Existence d’Éric Reinhardt. Chez les deux auteurs le complexe de castration est la racine inconsciente la plus profonde.
Dans son roman, Reinhardt rompt avec le roman traditionnel. Existence constitue un exemple tardif d’un nouveau roman genre La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet. Le roman, de même que La Jalousie, constitue une révolution de la technique du récit. Chez Reinhardt l’intrigue devient une sorte de puzzle qui demande un travail de récomposition intense de la part du lecteur. Elle se constitue en une série de récits enchevêtrés, dominée par une causalité absurde. Reinhardt a en quelque sorte brouillé ses pages. Contrairement à Houellebecq, l’auteur d’Existence s’oppose donc au roman-intrigue traditionnel. Cette absence d’intrigue cohérente et linéaire illustre l’état mental du protagoniste du roman, Jean-Jacques Carton Mercier, qui au cours du roman vit l’ébranlement même de sa personnalité. Le roman raconte l’odyssée d’une conscience évadée qui a largué les amarres de la raison : « Depuis maintenant plusieurs jours, j’ignore pourquoi, je suis le lieu d’une insurrection cérébrale affolante. Pensées, images, dialogues, hypothèses, situations, citations, souvenirs, personnages et inventions diverses traversent mon champ mental en permanence, entrecroisent leurs trajectoires, s’évitent de justesse, sympathisent, se percutent, se séparent, s’associent, se sourient, mûrissent, prolifèrent, 1
Voir également Sabine van Wesemael, « Le complexe de castration » dans Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005.
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s’engendrent les uns les autres, se disloquent en plein vol. Il y autant d’animation dans mon cerveau que dans un bar-PMU2 ». Existence, de même que Extension du domaine de la lutte, présente un être troublé en quête de confident et d’appui. On peut faire un rapprochement entre Reinhardt et Houellebecq sur un point précis : leurs protagonistes ont une constitution psychologique et psychosexuelle analogue. Il s’agit de sujets déséquilibrés, de fous en liberté. Les deux auteurs se présentent comme de brillants disciples de Freud, l’illustre théoricien de la vie affective, mais en même temps comme des contradicteurs de la psychanalyse. Le rapprochement le plus convaincant doit donc s’établir entre Existence et Extension du domaine de la lutte. L’un et l’autre traitent d’une personnalité inquiète, hautement émotive, sur fond de mélancolie, d’insatisfaction et de vide, inventant volontiers des mythes pour s’évader du réel. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte et Jean-Jacques Carton Mercier souffrent d’états névropathiques voisins. Ils présentent de nombreux symptômes et syndromes pathologiques. Leurs affections nerveuses ont des signes communs. Tout d’abord, les deux se complaisent dans la haine et projettent sur les autres leur agressivité excessive. Reinhardt et Houellebecq offrent une analyse sociologique analogue pour expliquer ce déferlement de la violence. Dans notre époque actuelle de décadence tout concourt à augmenter l’agressivité des individus. Ne peuvent qu’y concourir la remise en cause de la famille, la libération de la sexualité et la recherche du plaisir physique et la chute de la religion, remplacée par un matérialisme qui a pour nouveau dieu l’argent. Nous nous enfonçons dans une civilisation scientifique et matérialiste qui ne fait qu’exacerber les composantes de la violence, l’esprit dominateur, l’avidité, la non-tendresse, la violence et nous nous éloignons d’une civilisation spiritualiste et d’amour. Le narrateur houellebecquien et Carton Mercier sont tout à fait symptomatiques de cette évolution. Leur conduite est marquée par la fureur. Ils sont fascinés par la violence avec ce que cette fascination comporte de séduction et d’horreur indissolublement liées. Le narrateur de Houellebecq incite Tisserand à tuer le nègre rencontré dans la discothèque Escale et Carton Mercier déploie également une énorme agressivité envers son entourage. Lui aussi, est dominé par une impression d’hostilité du monde et d’autrui : 2
Eric Reinhardt, Existence, Paris, Stock, 2004, p. 178.
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« Nous touchons là du doigt les limites des idéaux humanistes de la gauche. J’allais dire les limites mêmes de la démocratie. Les trois quarts des gens sont des primates, des débiles mentaux, des chimpanzés habillés3 ». Tout comme le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, il éprouve une peur excessive devant le regard ou la simple présence de l’Autre. Carton-Mercier est incapable de supporter cette présence des êtres humains. A l’inverse du docteur Pangloss, il a une sombre philosophie. Le monde entier et les hommes sont mauvais. Il s’angoisse dès qu’il rencontre d’autres personnes, se sentant alors dépossédé par le regard d’autrui. C’est chez Sartre, dans L’être et le néant et Phénoménologie de la perception, qu’on trouve la formulation radicale du conflit des consciences : autrui me transforme en objet et me nie, je transforme autrui en objet. Carton-Mercier se révèle également un élève docile de Sartre : Moi tel que vous vous me percevez, vous tel que moi je vous perçois, notre ignorance des représentations que cet autre peut avoir de nous, la surprise qui nous submerge quand nous découvrons qu’on nous regarde, qu’on nous représente, alors même que nous pensions qu’on était seul à percevoir et à représenter ! qu’on était à l’abri ! eh bien, docteur Desnos, découvrir les représentations que cet autre peut se faire de nous, se percevoir soudain comme étant aussi un autre, se vivre soudain comme étant l’autre de tous les autres, découvrir qu’on peut se retrouver sous la forme d’une image ou d’un concept à l’intérieur d’un cerveau étranger, c’est cette stupeur, docteur Desnos, le problème philosophique que recouvre l’aventure du Bounty. J’ai découvert que je n’étais pas le seul à voir et à juger. Mais qu’on me regardait, qu’on me jugeait également. J’ai exhumé cette vérité très récemment. Et je puis vous dire qu’elle m’est insupportable.4
Carton-Mercier et le narrateur d’Extension du domaine de la lutte sont misanthropes. Ils sont tous les deux dominés par une volonté de puissance excessive, par un désir d’étonner et de s’imposer, combiné à un sentiment inné de vulnérabilité et de faiblesse. Ils mènent une vie secrète de fantasmes dans laquelle ils s’imaginent puissants, au point d’être invulnérables. Le narrateur houellebecquien s’écrit des fictions animalières et Carton Mercier est également habité par des fantaisies grandioses, des hallucinations de pouvoir ; il rêve qu’il est l’assistant dévoué de Wittgenstein : « Dans une autre vie, je postulerai pour le poste d’assistante de Ludwig Wittgenstein [...] Je rêverais de me lover dans l’atmosphère sidérurgique d’un philosophe de cette stature 3 4
Eric Reinhardt, Existence, op. cit., p. 167. Je souligne. Ibid., pp. 310-311.
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comme un foetus dans le ventre de sa mère5 ». Se sentant supérieur aux autres, ils cherchent à assurer leur esprit dominateur. Ils veulent être satisfaits à tout prix, car ils estiment que tout leur revient de droit. Ils haïssent tout le monde et se considèrent une personnalité de grand talent et d’intelligence élevée : « Un jour j’accompagne ma mère à Carrefour, j’éprouve la sensation d’être entouré d’individus médiocres, ordinaires, inférieurs, négligeables, dégradés, résiduels, nécessiteux. C’est de ce jour que date mon aversion pour la populace et les pauvres, la platitude et l’attristante banalité des classes moyennes et ouvrière6 », s’exclame Carton-Mercier. La fureur découle de la souffrance causée par l’amour-propre atteint et l’honneur blessé. Carton Mercier se sent humilié et ce sentiment le pousse à haïr. Il prend plaisir à exercer sa cruauté sur ses semblables mais surtout sur sa femme. La première source de l’agressivité se trouve en effet dans l’antipathie pour le sexe opposé. La haine se manifeste avec son maximum de puissance destructrice dans l’attitude qu’adoptent le narrateur houellebecquien et Carton-Mercier à l’égard des femmes. Ils ne font pas mystère de leur antiféminisme. La femme représente pour le narrateur d’Extension du domaine de la lutte un mal. Il a horreur de ces créatures mutilées et ressent un mépris triomphant à leur égard. Il les réduit à un trou : Je n’éprouvais aucun désir pour Catherine Lechardoy ; je n’avais nullement envie de la troncher. Elle me regardait en souriant, elle buvait du Crémant, elle s’efforçait d’être courageuse ; pourtant, je le savais, elle avait tellement besoin d’être tronchée. Ce trou qu’elle avait au bas du ventre devait lui apparaître tellement inutile. Une bite, on peut toujours la sectionner ; mais comment oublier la vacuité du vagin ? Sa situation me semblait désespérée, et ma cravate commençait à me serrer légèrement [...] je partis vomir dans les toilettes.7
Le narrateur souscrit à la théorie freudienne du primat du phallus. Les femmes veulent un pénis comme l’homme : « Nous savons aussi toute la dépréciation de la femme, l’horreur de la femme, la prédisposition à l’homosexualité qui découlent de cette conviction que la femme n’a pas de pénis » affirme Freud dans La Vie sexuelle. Le narrateur conçoit les parties génitales de la femme effectivement comme 5
Ibid., p. 131. Ibid., p. 70. Je souligne. 7 Michel Houellebecq, d’Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau, pp. 46-47. 6
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mutilées. La constatation de l’absence de pénis chez la femme, éveille chez lui une agressivité vengeresse et meurtrière et un profond malaise. Confronté à la femme, le narrateur ressent un désir de souillure ; il vomit. Lier la jouissance sexuelle à celle du vomissement, c’est faire jouer dans un même dispositif le corps noble et valorisé et le corps vil, déprécié. Pour le narrateur, la sexualité est un état d’excitation et de tension qui est ressenti comme déplaisir. Les vomissures représentent pour lui un substitut de la satisfaction sexuelle : « [...] je commençais à avoir envie de vomir, et je bandais » constate-t-il8. La libido est donc ressentie comme déplaisante. Houellebecq montre comment l’activité sexuelle, envisagée comme dépense improductive d’une énergie excédentaire, ne peut avoir, par rapport au monde humain, que le sens d’une violence scandaleuse et transgressive. Ainsi se constitue de proche en proche un domaine de l’ordure, qui englobe la mort et la sexualité, et dont les connexions sont à la fois sensibles et profondément ancrées dans l’imagination. Le narrateur voudrait trancher à la hache les belles jambes des jeunes danseuses à l’Escale ; il incite Tisserand à tuer un nègre et dans une de ses fictions animalières il s’imagine un chimpanzé qui est exécuté par une tribu de cigognes : il meurt dans d’atroces souffrances « transpercé et émasculé par leurs becs pointus9 ». Dans Extension du domaine de la lutte l’érotisme apparaît donc comme une figure métonymique de la mort, c’est-à-dire que partout où il est question d’érotisme, il faut deviner la présence lointaine de la mort, comme l’horizon sans lequel l’érotisme ne présenterait pas pour l’homme sa signification particulière. Le sang a résorbé le sexe. Freud a dit à propos de cette composante sadique de la libido dans ses Essais de psychanalyse : « Nous avons toujours affirmé que l’instinct sexuel contenait un élément sadique, et nous savons que cet élément peut se rendre indépendant et, sous la forme d’une perversion, s’emparer de toute la vie sexuelle de la personne ». Nous constatons donc un mélange ou alliage des deux sortes de pulsions, de l’Eros avec l’agressivité. L’érotisation de l’angoisse et de l’horreur tend à substituer celles-ci à l’orgasme normal. Carton-Mercier de même que le narrateur houellebecquien souffre d’un complexe de laideur physique. Sur le plan sexuel, il appartient également au camp des vaincus. Déjà enfant, il doit constater que son 8 9
Ibid., p. 113. Ibid., p. 126.
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physique rebute les femmes : « Est-ce dû à la maigreur de mes membres, à leur blancheur verdâtre et maladive, aux gros poils noirs bouclés qui les gribouillent, à mes lunettes d’énarque, à la manière étrange dont je cours sur le sable, trébuchant sur des coquillages ? Je sens sur moi les regards sarcastiques des jeunes filles, leur poitrine nue qui s’esclaffe sur mon passage10 ». Reinhardt, de même que Houellebecq, met en scène des dépravés. Il coupe Carton-Mercier de la jouissance sexuelle. Celui-ci hait également les femmes et refuse la sexualité. Existence est une déclaration de haine contre la femme. C’est lors de son entretien avec le docteur Desnos qu’il explique les raisons de son acharnement contre la femme ; il n’est jamais parvenu à leur donner du plaisir : J’étais jeune. J’avais l’orgeuil d’être le meilleur. Or, au bout d’un certain temps, il était établi que mon épouse n’avait jamais d’orgasme [...]. Je me sentais diminué, fragilisé. Aujourd’hui, inutile de vous dire, quand j’entends les ébats d’un couple, je vocifère les commentaires les plus désobligeants, je communique aux tourtereaux qui m’importunent les perfidies les plus atroces. [...] Comment survivre à cette humiliation ? [...] Je me suis donc installé dans l’opposition si vous voulez docteur Desnos. J’ai récupéré ma dignité, renoncé à tout jamais. Je dois d’ailleurs vous dire, j’en ai voulu aux femmes, je leur en veux toujours. J’éprouve encore à leur égard un sentiment, un désir de vengeance. Les faire souffrir. C’est un peu, c’est une sorte de guerre vous ne pensez pas ?11
Carton-Mercier déteste les femmes à cause de leurs orgasmes dissimulés : « Nous, les hommes, on bande, on frictionne, le plaisir fuse, vous avez le sperme qui gicle...[...] Sur les lunettes en écaille ou ailleurs, peu importe, c’est public, rationnel, attestable par un huissier, au lieu qu’avec les femmes c’est comme toujours dissimulé, sentimental, ésotérique, aléatoire, oriental, irrationnel, évanescent, conditionnel, équivoque, j’abandonne, elles me font chier, je préfère lire le Tractatus. Dans le fond, j’ai mis du temps à m’en rendre compte, je crois que je déteste les femmes12 ». Il prend une jouissance particulière à blesser sa femme. Son sadisme le conduit à désirer sa femme en larmes. C’est qu’il y a pour lui, dans la vue du malheur, un attrait de dominante érotique. Il cherche à la tenir en sujétion, dans une attitude de douloureuse impuissance. Comme le narrateur d’Extension du domaine de la 10
Eric Reinhardt, op. cit., p. 72. Ibid., pp. 267-273. 12 Ibid., pp. 274-275. 11
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lutte, il lie volupté et douleur. C’est notamment dans la scène où sa femme Francine lui propose de redécorer l’appartement, que le tortionnaire jouit pleinement de sa cruauté. L’agressivité s’accumule comme la vapeur dans une chaudière. Désireux de se venger d’humiliations sexuelles passées, il prend plaisir à prolonger l’agonie de sa victime sans défense et déploie une ingéniosité extrême à inventer des tortures qui provoquent le maximum de douleur en un minimum de temps. Il est autoritaire et despote. Lorsque Francine lui demande de jeter un regard dans un catalogue qu’elle s’est procuré parce qu’elle veut repeindre l’appartement, Carton Mercier la terrorise avec les théories de Wittgenstein et commence à lui poser des questions sur la circonférence de la terre et sur la théorie des ensembles. Il tue une mouche dans les pages du catalogue : « Pour affaiblir Francine, pour rendre sa reddition inéluctable, je rouvre le catalogue à la page du sévice. Francine semble horrifiée par la présence à ses côtés d’un meurtrier d’animal. [...] Ma stratégie d’affaiblissement fonctionne à la perfection. Francine regarde bouche bée l’insecte écrasé, interdite13 ». Sa femme prostrée et gémissante se résigne comme une victime. Elle témoigne d’une docilité servile et dégradante. Carton-Mercier voit sa femme comme une mouche irritante. Pourtant, la vue de l’insecte écrasé éveille chez lui une forte émotion d’angoisse qui se traduit par le désarroi. Il est soudainement frappé d’une impression puissante et catastrophique qui va de pair avec une sensation affreuse d’anxiété. Il est de plus en plus humilié par son besoin sexuel imposant au malade la conviction d’une malédiction terrible de son corps : Page de droite, arrachées, environnées d’une salissure de sang, une patte et une antenne décorent l’émail rosé d’un lavabo ventru. Le mot ventru me met tout à coup nez à nez avec l’angoisse qui m’étreint. Je me lève du canapé. Je secoue les mains tout en marchant comme si celles-ci étaient mouillées. Il me semble que mon angoisse pourrait gicler, liquide, telles des gouttes d’eau, de ces doigts qui sont mouillés d’angoisse, mais sous la peau, intérieurement...Il convient d’ajouter que cette angoisse se manifeste avant tout par des sensations corporelles, et non par des dommages mentaux ou psychologiques, comme on pourrait s’y attendre ou le spéculer. J’ai véritablement un trou dans le ventre, un trou comme une plaie ronde, parfaitement ronde, un trou sensible et plissé sur ses contours, une sorte d’anus, d’anus diffus, nuageux, de grosseur variable, un anus qui respire.14
13 14
Ibid., p. 39 et p. 40. Ibid., pp. 40-41.
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Sexuellement frustre, Carton-Mercier a développé un complexe psychosomatique. Il se perd dans une obsession hypocondriaque et présente des crises anxieuses accompagnées de sensations désagréables ou vraiment pénibles ; il croit qu’il a un trou dans le ventre. L’anxiété prend un caractère d’insécurité hypocondriaque, plus personnellement menaçant. Tout comme le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, il est atteint de troubles qui constituent le fond de la névrose d’angoisse. Les notes dominantes de leur fonds mental sont la tristesse, la crainte et la sensation d’impuissance. Freud a vu juste en relevant dans l’étiologie de l’angoisse l’importance capitale du sentiment d’impuissance. Chez les deux héros l’angoisse est directement déterminée par le déficit de la jouissance terminale dans le coït. Ils se trouvent dans un état de privation sexuelle et sont obsédés par l’image de la femme-sorcière qui menace la virilité du mâle. Or, cette impuissance est le résultat de craintes. Chez le narrateur houellebecquien et chez Carton-Mercier, l’agression est également intériorisée, elle est aussi retournée contre le moi. Le narrateur dépressif d’Existence du domaine de la lutte a en effet peur et ce dont il a peur c’est manifestement de sa propre libido. Le roman illustre la théorie de Freud sur l’angoisse comme libido inemployée telle qu’il l’exposait entre autres dans Inhibition, symptôme et angoisse. Une excitation libidinale est provoquée mais elle ne trouve pas satisfaction, elle n’est pas employée : à la place de cette libido détournée survient alors l’état d’anxiété. L’excitation sexuelle, empêchée de trouver une voie de soulagement, se transforme en angoisse. Le narrateur de Houellebecq fait des rêves terriblement angoissants : Puis, à nouveau, je survole la cathédrale de Chartres. Le froid est extrême. Je suis absolument seul. Mes ailes me portent bien. Je m’approche des tours, mais je ne reconnais plus rien. Ces tours sont immenses, noires, maléfiques, elles sont faites de marbre noir qui renvoie des éclats durs, le marbre est incrusté de figurines violemment coloriées où éclatent les horreurs de la vie organique. Je tombe, je tombe entre les tours. Mon visage qui va se fracasser se recouvre de lignes de sang qui marquent précisément les endroits de la rupture. Mon nez est un trou béant par lequel suppure la matière organique.15
Le narrateur est un cas intéressant pour son psychiatre qui prépare une thèse sur l’angoisse. La névrose dont il souffre est d’origine sexuelle. Or, selon Freud, au principe de la conception de la névrose 15
Michel Houellebecq, op. cit., pp. 141-142.
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d’angoisse, il y a l’idée d’une toxité de la sexualité. En quoi consiste cette toxité ? Quel est l’objet de l’angoisse ? Quelle est au bout du compte la chose tant redoutée ? C’est l’angoisse devant une castration menaçante. Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud insiste à de maintes reprises sur le fait que l’angoisse de mort doit se lire comme un produit d’élaboration de l’angoisse de castration : « C’est pourquoi je m’en tiens fermement à la supposition que l’angoisse de mort doit être conçue comme analogen de l’angoisse de castration16 ». Le premier roman de Houellebecq pivote en effet autour de la castration. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte ne ressent non seulement le désir de trancher les jambes de ces êtres mutilées que sont pour lui les femmes ; il voudrait aussi se couper le sexe. Il est préoccupé par la pensée de la castration : Je me réveille. Il fait froid. Je replonge. À chaque fois, devant ces outils tachés de sang, je ressens au détail près les souffrances de la victime. Bientôt, je suis en érection. Il y a des ciseaux sur la table près de mon lit. L’idée s’impose : trancher mon sexe. Je m’imagine la paire de ciseaux à la main, la brève résistance des chairs, et soudain le moignon sanguinolent, l’évanouissement probable. Le moignon, sur la moquette. Collé de sang.17
La castration au sens psychanalytique signifie la frustration de possibilités de satisfactions sexuelles. Chez Houellebecq, les représentations du complexe de castration sont les plus diverses. Michel des Particules élémentaires rêve d’organes sexuels tranchés et son demifrère Bruno se voit en cochon gras sur le chemin de l’abattoir. Carton Mercier conçoit également des fantasmes d’émasculation d’une terrifiante intensité. L’anxiété provoquée par la frustration sexuelle, emplit son sommeil de cauchemars qui traduisent une régression à un complexe de castration en relation avec une situation œdipienne non liquidée. Ainsi, s’imagine-t-il que sa femme le poursuit avec un coupe-ongles : Francine a pris sa suite, assumant sans faillir ces missions d’incursion coporelle radicale qui transformaient cette ménagère inoffensive en tortionnaire. Il suffit que je ferme les yeux, je la revois qui me poursuit dans tout l’appartement avec son arme à la main, son arme de mère, obus fondants, bec
16 17
Sigmund Freud, Inhibiton, symptôme et angoisse, PUF, Paris, 1993, p. 44. Michel Houellebecq, op. cit., pp. 141-142.
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Sabine van Wesemael de vautour, pince à épiler, cure-dents, poinçons, limes, Coton-Tige, pierre ponce, éponge abrasive, etc.18
Ce rêve constitue un aveu déguisé de l’angoisse de castration. Et aussi dans son délire final la racine la plus profonde s’avère être le complexe de castration. Le rêve révèle des fantasmes inconscients et des punitions redoutées. Carton Mercier en arrive à se croire entouré et menacé de forces hostiles dont il ne se rendra jamais maître. Dans ses rêves nocturnes, la perte du moi est symbolisée par la mort. Il imagine des scènes horribles où il se trouve exposé aux injures, aux persécutions, aux sévices corporels les plus cruels, toutes ces représentations impliquant un danger mortel : « lâchez moi ! laissez-moi tranquille ! Francine ! Francine ! blurk Maman ! à l’aide ! pas elle ! par pitié ! [...] ne fermez pas la porte ! me laissez pas seul avec elle ! regardez ses dents ! elle va me dévorer !19 ». On connaît la célèbre théorie de Freud. Elle se résume en une assertion : le rêve, c’est la réalisation symbolique ou deguisée d’un désir refoulé. Le symptôme névrotique et le rêve sont deux phénomènes connexes. Extension du domaine de la lutte et Existence décrivent l’impuissance affective, le défaut de virilité, l’incapacité d’aimer, la décoloration des jouissances de tout ordre, les déboires et les échecs qui succèdent à l’impuissance sexuelle et la peur de l’émasculation. Les deux romans se prêtent bien à une lecture psychanalytique. Ils illustrent le retentissement considérable de la théorie de Freud. Les deux auteurs flirtent avec les théories freudiennes concernant la conception de l’angoisse comme libido inutilisée et ils montrent comment certains symptômes hystériques, tels le vomissement et l’hypocondrie, sont des simulations d’orgasmes. Dans le sillage de Freud également, ils insistent sur l’importance du complexe de castration sur la perception de la féminité : « L’attitude de rejet, mêlé de beaucoup de mépris de l’homme à l’égard de la femme doit être attribuée au complexe de castration et à l’influence de ce complexe sur le jugement porté sur la femme », constate Freud dans La vie sexuelle. Selon le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, la femme est châtrée et c’est pouquoi elle le rebute. Carton-Mercier, lui aussi, a une haine contre toutes les femmes. Il est distant et rancunier envers les femmes et évite tout rapprochement tendre. Comme Freud donc, 18 19
Eric Reinhardt, op. cit., p. 117. Ibid., pp. 242-244.
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Houellebecq et Reinhardt admettent le rôle primordial de la sexualité dans la névrose. Le narrateur houellebecquien et Carton-Mercier ne se satisfont que sur le mode du fantasme. Dans Essais de psychanalyse appliquée, Freud dit à propos de cette satisfaction substitutive du fantasme : « On peut dire que l’homme heureux n’a pas de fantasmes, seul en crée l’homme insatisfait. Les désirs non satisfaits sont les promoteurs des fantasmes, tout fantasme est la réalisation d’un désir, le fantasme vient corriger la réalité qui ne donne pas satisfaction ». Outre les rêves de castration, le narrateur du premier roman de Houellebecq écrit des fictions animalières dans lesquelles il imagine des satisfaction sexuelles alternatives : une vache qui se fait remplir par insémination artificielle ; les fantasmes érotiques de Brigitte Bardot, une camarade de classe qui ressemble à un boudin ; et le comportement aberrant de certains spermatozoïdes qui nagent à contre-courant et ne participent en conséquence que rarement à la grande fête de la recombinaison génétique. Même dans ses fantasmes, le narrateur se montre incapable d’imaginer l’aspect joyeux, heureux de la sexualité et de l’amour. Son érotisme est sans désir et sans force, un érotisme de désert intimement lié à la violence. Carton-Mercier, lui aussi, se réfugie dans un monde fantasmé. C’est également un frustré sexuel en quête de compensations imaginaires. Dans l’antipathie dont il se croit l’objet, il y a une consolation : c’est justement l’île déserte représentée sur l’emballage du Bounty. Cette image représente pour Carton-Mercier un intense désir amoureux idéalisant. Il se crée un monde idéal pour compenser les désappointements de la réalité. Le désordre d’une affectivité destructrice semble momentanément atténué par la construction d’un univers où l’harmonie domine. Il rêve d’une île tropicale où lui et son épouse s’affranchissent des résistances pudiques qui les séparent : Je me lève et m’oriente vers la mer. Je franchis la petite plage de sable blanc. Hébété par la chaleur, je pénètre dans l’eau étale qui entoure l’île. Mes pieds s’enfoncent doucement dans la matière chocolatée du parterre sous-marin. À mon grand étonnement, l’eau bleue qui entoure l’île est vraiment bleue. Elle n’est pas bleue seulement de loin, elle n’est pas bleue à cause de sa surface parfaitement plane qui refléterait l’étendue infinie du ciel bleu, elle est bleue dans sa masse même, un bleu opaque et matériel qui occulte mes orteils et mes pieds, qui sectionne carrément mes mollets. Planté dans l’eau à mi-mollets, je me retourne et considère Francine allongée nue sur la plage. Elle a les cuisses écartées. Elle humecte son majeur gauche et l’enfonce dans son sexe. Je marche dans l’eau vers mon épouse. Une brise légère agite l’ombre des palmes sur son corps nu. Un crabe
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Sabine van Wesemael timide évolue avec lenteur autour de ses orteils. Elle plisse les yeux. Elle produit des regards polissons. M’acheminant sur le sable vers cette epouse nouvelle formule qui lèche son doigt avec délectation, qui me convoite des ses sous-entendus grivois, qui se caresse avec délicatesse le clitoris, je m’aperçois que je porte des chaussettes de décoloration épidermique qui laissent des empreintes bleues sur le sable.20
Pourtant, la rêverie utopique d’un monde sans agressivité, sans lutte, sans compétition s’écroule. Même dans sa vie onirique et dans ses délires hallucinatoires, des imaginations agressives s’imposent à Carton Mercier. Il éprouve un sentiment d’anxiété générale très pénible : Je m’assois sur le canapé avec le Bounty dans la main. Mon appartement, depuis quelque temps, lui aussi, c’est une île. Ma personne, depuis quelque temps, elle aussi, c’est une île. Insularisé par le virage fatidique, détourné par l’infamie qui en a résulté, je n’ai jamais été aussi circonscrit que depuis cette réclusion forcée dans mon appartement. Mais à l’inverse de l’île ovale que je tiens dans mes doigts, je suis une île que l’on bombarde, une île que l’on insulte, que l’on éventre, que l’on retourne, que l’on saccage, que l’on démonte pièce par pièce sans ménagement ni scrupule.21
Existence, de même que les romans de Houellebecq, a de forts accents contre-utopiques. Ils se présentent tous comme une course vers l’Apocalypse. En effet, rien ne trouve grâce devant ces nihilistes acharnés. Houellebecq et Reinhardt font preuve d’une volonté perverse et maléfique qui s’acharne à tout faire échouer, à tout vouer à la catastrophe et à l’anéantissement. Chez eux, le scénario de la vie semble n’être qu’un énorme ratage. Ils ne proposent pas de vision consolante. Mais, lorsque les perspectives deviennent trop oppressantes, ils se mettent à faire les pitres. On remarque chez eux une constante recherche du bouffon, du dévaluant, qui fait de leurs prophéties sinistres un mélange de trivialité et de mythe. L’intention ludique est très manifeste. Dans l’immense cauchemar de leurs récits, éclatent les lézardes du fou rire ; un rire qui se lève comme une libération. Il ne fait pas de doute que les œuvres respectives de Houellebecq et de Reinhardt doivent leur coloration particulière à l’attitude humoristique qui les soustend. Existence de même qu’Extension du domaine de la lutte témoi20 21
Eric Reinhardt, op. cit., pp. 186-187. Ibid., pp. 179-180.
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gne du retentissement considérable des théories de Freud, il est vrai, mais les deux romans constituent en même temps des satires féroces de la psychanalyse freudienne. Dès son essai sur Lovecraft, Houellebecq a exprimé une profonde aversion pour la psychanalyse et pour Freud qu’il considère le grand psychologue de l’ère capitaliste : « Cet univers de “transactions” et de “transferts”, qui vous donne l’impression d’être tombé par erreur dans un conseil d’administration n’avait rien qui puisse le [Lovecraft] séduire22 ». C’est notamment dans Extension du domaine de la lutte, que l’auteur déverse son mépris de la psychanalyse. Véronique, l’ex-amante du narrateur était en analyse : Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes, devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. Innocence, générosité, pureté...tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leurs soidisant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité.23
Houellebecq accuse Freud de symbolisme puéril et de misanthropie. Ne pourrait-on pas lancer la même accusation à l’égard de sa propre œuvre ? Comme le constatent ses personnages à de multiples reprises, il manque l’essentiel dans leur univers : la chaleur, l’amour et la vie. Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte traîne une vie désenchantée, amère et sans but, attendant comme une délivrance une mort qu’il redoute à la fois et qu’il souhaite jusqu’à penser au suicide. Houellebecq se comporte également en véritable ennemi de l’humanité. Ses personnages son nihilistes et misanthropes par choix et par philosophie. Ce sont des somnambules dans un monde auquel ils sont inadaptés et ils sont le lieu d’une angoisse que rien ne saurait surmonter. L’instabilité psychique domine également dans la vie de CartonMercier. Son affectivité se révèle surtout par son excessivité. Il est sec et froid avec ses proches et semble manquer absolument de coeur. Il 22 23
Michel Houellebecq, H. P. Lovecraft, Paris, Le Rocher, 1990, p. 60. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 103.
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se plaint de poussées d’anxiété et consulte le docteur Desnos qui se révèle un partisan fanatique de la psychanalyse. Son diagnostic en dit long : la névrose de Carton-Mercier est l’expression d’une insatisfaction affective et sexuelle. Il lui conseille d’être plus tendre avec sa femme et de l’embrasser plus souvent. L’entretien du généraliste et de Carton-Mercier est une longue satire de la position relative de l’analysé et de l’analyste. Le médecin est débilité, déprimé et luimême en état de faiblesse nerveuse : « Le docteur Desnos tourne vers moi un visage en désordre secoué de tics nerveux. Il cligne des yeux. Je vois trembler la commissure de ses lèvres. C’est un néon usé qui grésille [...] Je découvre abasourdi le sexe en érection du généraliste24 ». Carton-Mercier finit par être rebuté par la discipline freudienne. La cure psychanalytique ne l’apaise pas. Le généralistepsychiatre révèle des tendances qu’il aurait mieux valu laisser dormir : Embrasser Francine avec la langue ? Mais qu’est-ce que c’est que ce délire ? [...] Les femmes, leur sexe, leurs sécrétions, goûter leurs sécrétions, les baisers, les embrasser, les caresses qui durent des heures, malaxer, leur masser les rotules, susciter des sensations, lisser leur entrecuisse, les soupirs, pétrir, les entendre qui respirent, les stripteases, leur faire durcir la pointe des seins, les embrasser pendant qu’on les pénètre, les laper, les papouiller, leur embrasser les yeux, humecter leurs paupières, ces délires de pleine lune, ces extravagances de linguiste, ce n’est pas mon monde, ce n’est pas mon univers, ça n’a jamais été moi.25
Existence montre à quel point Houellebecq a coloré et a marqué le climat littéraire en France. En fin de compte, la parenté de Houellebecq et de Reinhardt dépasse le cadre psychopathologique et elle se retrouve sur un certain plan moral et métaphysique. Les deux auteurs expriment à travers leurs romans un certain malaise existentiel, cette inquiétude qui marque toute relation et que des phénoménologistes comme Sartre ont bien décrite ou que des écrivains comme Kafka ont éprouvée. En plus, ils rapprochent maladie et société. De même que Deleuze et Guattari, qui ont lancé dès 1972 leur critique de la psychanalyse freudienne, en proposant une approche alternative, la schizoanalyse, Houellebecq et Reinhardt établissent un lien direct entre névrose/psychose et capitalisme. La schizo-analyse se propose de désœdipianiser l’inconscient, pour atteindre aux véritables problèmes. Elle part d’un investissement libidinal inconscient de la production sociale 24 25
Eric Reinhardt, op. cit., p. 257. Ibid., p. 204.
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historique et estime que le capitalisme, dans son processus de production, produit une formidable charge schizophrénique : « Certes, leur affinité est grande : partout le capitalisme fait passer des flux-schizos qui animent “nos” arts et “nos” sciences, autant qu’ils se figent dans la production de “nos” malades à nous, les schizophrènes. Nous avons vu que le rapport de la schizophrénie au capitalisme dépassait de loin les problèmes de mode de vie, d’environnement, d’ideologie, etc., et devait être posé au niveau le plus profond d’une seule et même économie, d’un seul et même processus de production. Notre société produit des schizos comme du shampoing Dop ou des autos Renault, à la seule différence qu’ils ne sont pas vendables26 ». Houellebecq et Reinhard, eux-aussi, semblent d’avis que la schizophrénie, et de façon générale la névrose, sont le surproduit, la tendance développée du capitalisme. Notre monde est malade, très malade.
26
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, L’Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, pp. 291-292.
No Future ! Le Désistement mélancolique de Michel Houellebecq Anne-Marie Picard-Drillien American University of Paris
« Le monde est une souffrance déployée. A son origine, il y a un nœud de souffrance » nous dit Houellebecq dans Rester Vivant : méthode. C’est l’imaginaire mélancolique de l’auteur que nous tenterons d’analyser ici au vu de cette souffrance qui imprègne son écriture et ses récits. La demande formulée dans l’œuvre au paradigme scientifique comme au poème, l’autodérision de l’écrivain et son humour noir éclairent en effet « la passion de l’être » que représente la mélancolie, névrose énigmatique, s’il en est, puisqu’elle reflue avec elle le mythe d’un être humain qui ne serait pas étranger à lui-même, telle cette figure romantique chère à Houellebecq qui apparaît avec lui dans sa version contemporaine, là où finirait l’Histoire : No Future! Et d’étranges rêves, Comme des soleils Couchants sur les grèves, Fantômes vermeils, Défilent sans trêves, Défilent, pareils A de grands soleils Couchant sur les grèves (Paul Verlaine1)
« La poésie édifie l’être de l’habitation » La dernière image de La Possibilité d’une île, paru à l’automne 2005, est celle d’une plage infinie, trouée de flaques d’eau salée. Après un épuisant voyage en solitaire à travers l’Espagne, microcosme d’un monde dévasté par des cataclysmes, le clone n° 25 du héros, Daniel, arrive enfin au bord de la mer. Le narrateur donne voix à la dernière pensée néo-humaine sur une terre dépeuplée deux mille ans après notre ère – même si des groupes d’hommes véritables, devenus des bêtes sauvages, subsistent encore. 1
« Paysages tristes, soleils couchants » dans Poèmes saturniens, 1866.
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Anne-Marie Picard-Drillien
C’est trois jours plus tard, dans les premières heures, que j’aperçus les nuages. Leur surface soyeuse apparaissait comme une simple modulation de l’horizon, un tremblement de lumière. . . . Vers midi je traversais la couche nuageuse, et je faisais face à la mer. J’avais atteint le terme de mon voyage. Ce paysage . . . était un chapelet de mares et d’étangs à l’eau presque immobile, séparés par des bancs de sable ; tout était baigné d’une lumière opaline, égale. . ; . Entre les mares, le sable était creusé d’excavations peu profondes qui ressemblaient à de petites tombes. Je m’allongeai dans l’une d’elles ; le sable était tiède, soyeux. Alors je réalisai que j’allais vivre ici, et que mes jours seraient nombreux. . . . l’univers était enclos dans une espèce de cocon ou de stase, assez proche de l’image archétypale de l’éternité2.
Le temps s’abolit dans un espace sans limite : une mer sans bord, sans littoral, une étendue à perte de vue, un no man’s land absolu. Cette plage des Temps derniers où l’Homme nu se confronte enfin au vide, est-elle donc cet espace de possible promis par le titre ? « Le bonheur n’était pas un horizon possible. . . . le futur était vide ; il était la montagne » réalise en fin de compte le narrateur3 dont le but rêvé, rejoindre l’océan, ne trouvera point l’objet du désir qui l’avait fait naître, celui-là même auquel le poème de son ancêtre humain avait donné forme : Mon premier amour infirmé, Il a fallu que tu reviennes.... Entré en dépendance entière, Je sais le tremblement de l’être L’hésitation à disparaître, Le soleil qui frappe en lisière Et l’amour, où tout est facile, Où tout est donné dans l’instant ; Il existe au milieu du temps La Possibilité d’une île.4
Dans le paysage ultime du dernier livre de Houellebecq, nulle île à l’horizon qui arrêterait le regard, donnerait consistance au désir du voyageur… Sa possibilité n’est que le point de fuite d’un paysage archétypal, originel : un organisme néo-humain y vivra d’eau salée, débarrassé de toute pensée, de toute souffrance5. Le surhomme fan2
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, pp. 479-481. Ibid., p. 485. 4 Ibid., p. 433. 5 Ibid., p. 484. 3
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tasmé par la science génétique et la religion d’un Paradis à venir, demeure sur terre comme un organisme primitif, solitaire. Daniel25 retrouve ainsi l’unité perdue par l’humain, se dissout dans l’infini, se donne au silence avec la fin des mots du livre. Le blanc final représente la dissolution dans l’Un et sa jouissance sans mot : « Quittant de mon plein gré le cycle des renaissances et des morts, je me dirigeais vers un néant simple, une future absence de contenu6 ». Le désir d’une île, d’une possible communauté néo-humaine, est abandonné « aux Futurs ». Le sujet s’absolvant d’en rêver les potentialités. Par son retour au silence, à la pure animalité et sa jouissance fusionnelle avec les éléments, Daniel25 est passé à côté de l’essentiel : c’est le poème de l’homme mortel qui est île, cette habitation de l’être. C’est d’abord ce poème qui avait fait partir Marie23 dans le monde réel à la recherche du bonheur7. « La poésie édifie l’être de l’habitation » disait Heidegger en écho à un poème d’Hölderlin8. La poésie donne mesure, donne la valeur de l’homme en tant qu’habitant de la Terre. Et nulle autre mesure n’existe que cette mensuration de la distance avec le transcendantal, « le Ciel » où règne l’Irreprésentable. L’homme habite en poète lorsqu’il fait appel au « Très Haut », à l’étoile qui donne la mesure de la terre qu’il arpente. L’Autre donne la dimension humaine, dirait Lacan. Et dans le paysage ultime du sujet dans La Possibilité d’une île, le ciel demeure en effet la seule altérité : La surface uniforme et blanche n’offrait aucun point de repère, mais il y avait le soleil. . . .9 .
6
Ibid., p. 481. Ibid., p. 433. 8 « ... L’Homme habite en poète... » in Conférences, Collection « Tel », Gallimard, [1954] 1958, pp. 224-245 ; p. 233. Rappelons le poème d’Hölderlin parlant de la fable poétique (1804) cité par Heidegger (p. 243): « Un homme, quand sa vie n’est que peine, a-t-il le droit / De regarder au dessus de lui et de dire : moi aussi, / C’est ainsi que je veux être ? Oui. Aussi longtemps qu’au cœur / L’amitié, la pure amitié, dure encore, l’homme / N’est pas mal avisé, s’il se mesure avec la Divinité. / Dieu est-il inconnu ? / Est-il manifeste comme le ciel ? C’est là plutôt / Ce que je crois. Telle est la mesure de l’homme. / Plein de mérites, mais en poète, l’homme / Habite sur cette terre. Mais l’ombre de la nuit / Avec les étoiles, si je puis parler ainsi, / N’est pas plus pure que l’homme, / Cette image, dit-on, de la Divinité. / Est-il sur terre une mesure ? Il n’en est / Aucune ». 9 Ibid., p. 479. 7
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La couche nuageuse, très dense, ne permettait le plus souvent pas de distinguer le ciel. ; . . Parfois, un léger espace se dégageait entre deux masses nuageuses, par lequel on apercevait le soleil ou les constellations ; c’était le seul événement, ma seule modification dans le déroulement des jours ...10 Je me baignais longtemps, sous le soleil comme sous la lumière des étoiles, et je ne ressentais rien d’autre qu’une légère sensation obscure et nutritive.11
Daniel25 habite-t-il en poète l’espace terminal du livre ? Sa voix nous donne à voir sa fin, la dissolution de l’être. L’existence d’une île aurait permis l’habitation, la cartographie d’un lieu où l’être aurait puisé une consistance. Mais Houellebecq choisit poétiquement d’en finir avec toute humanité sous la présence silencieuse des constellations, seuls points de repères dans le néant final. Cette fuite vers le Haut du regard du sujet, alors que le livre s’achève, n’est-il pas un déni de la mort qui vient, qui viendra comme un destin inéluctable? L’angoisse terrifiante de la mortalité des personnages « humains » houellebecquiens n’est-elle pas ici sublimée par ce regard serein vers le soleil et les étoiles ? Cette verticalité du regard avant le silence, « une ascension vertigineuse qui, figure[rait], en fait, la verticale suicidaire du destin mélancolique12 » du sujet ? Le dernier paysage de Houellebecq confirme un impossible : l’ancrage vertical de ses personnages. La plage infinie reste un cache, une surface miroir qui n’ensevelira nul corps, où ne pourrira nul cadavre. L’horizontalité « à plat » de ce paysage final, sorte d’envers de l’Apocalypse, est en cela « la négation d’un sol, au sens où ce sol porte mémoire des morts », une négation du corps mortel propre à la structure mélancolique. Le paysage de Verlaine dans l’exergue donnait une vignette paradigmatique de cette mise en scène : grève, soleil couchant, fantôme errant sans sépulture. L’horizontalité absolue du regard de Daniel23 qui ne rencontre pas d’objet, cette île rêvée au moment même où le sujet « hésite à disparaître », dans le poème de Daniel, figure l’angoisse et la passion mélancoliques. C’est structuré par ces dernières que l’imaginaire de Michel Houellebecq puise à la
10
Ibid., p. 481. Ibid., p. 485. 12 Selon l’expression de Pierre Fédida, Des Bienfaits de la dépression. Eloge de la psychothérapie.Paris, Editions Odile Jacob, 2001, cité in Hélène Prigent, Mélancolie. Les Métamorphoses de la dépression, Paris, Découverte/Gallimard, 2005, p. 133. 11
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fois un nihilisme dont l’envers masqué est la négation de la mortalité mais aussi un sadisme, insupportable pour certains lecteurs. La mélancolie, passion de l’être Aimez votre passé, ou haïssez-le ; mais qu’il reste présent à vos yeux. Vous devez acquérir une connaissance complète de vous-même. Ainsi, peu à peu, votre moi profond se détachera, glissera sous le soleil; et votre corps restera sur place ; gonflé, boursouflé, irrité ; mûr pour de nouvelles souffrances.13
La mélancolie est une maladie du désir, nous dit la psychanalyse. Cette maladie se constitue autour du noyau dur d’un vide : celui du moi, dévalorisé, « appauvri », selon le mot de Freud. Cet appauvrissement du moi et ses conséquences sur les rapports à l’objet et à l’autre vont être des révélateurs en négatif du fonctionnement même de la subjectivité humaine, un fonctionnement organisé autour de ce fond de desêtre. Après avoir regroupé sous le nom de libido, ces notions d’énergie psychique et d’énergie somatique, Freud propose presque immédiatement (1895) de décrire la mélancolie comme une atteinte à cette libido, une « hémorragie ». La métaphore renvoie immédiatement donc à l’idée de blessure. Mais s’il y a écoulement, c’est la perte même du moi qui le permet. Ce qui est rompu n’est pas l’enveloppe narcissique qui aurait subi un traumatisme mais la fonction même du narcissisme. Seul ne peut en découler que le renoncement. Ce à quoi renonce le mélancolique n’est pas à un objet perdu (comme le fait celui qui a perdu un être cher et dont le deuil est un travail qui, une fois accompli, permettra au sujet de réinvestir un autre objet). Le mélancolique abandonne le moi lui-même, démissionne, se désiste, rompt toutes les amarres, tous les investissements. D’où le danger de la mélancolie (son terme radical pouvant en être le passage à l’acte suicidaire). Je ne vaux rien, se dit le mélancolique, se prenant ainsi pour objet de haine. Dans ce retournement de la pulsion vers le moi, le sujet se faisant objet se détruit et se perd, rejoint l’objet d’amour perdu auquel il s’identifie dans un mouvement régressif. Plus de désir de vie, parce que plus de manque. L’opposition entre les deux notions, celles de 13
Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 11.
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perte et celle de manque, établie par Lacan, permet d’éclairer les tâtonnements freudiens, dus à la confusion opérée par lui entre mélancolie et dépression, ou mêmes simples états dépressifs. La perte devenue un objet a-« présentifié » est en quelque sorte rendue prégnante. En cela, elle obstrue la fonction même du manque, nous explique Lacan. Le mélancolique se satisfait de cette perte comme d’un objet, s’y reconnaît, s’y complait et en jouit. C’est sans doute qu’il retrouve là un état premier de l’être, un fondement de l’existence en tant qu’elle est perte de totalité. Marc-Léopold Lévy, dans son livre Critique de la jouissance comme Une, le dit ainsi : A l’aube des temps premiers, l’organisme se satisfait de sa consistance d’organe ; consistant au réel, y participant comme la gazelle, la mouche, le lion, etc…, il n’ek-siste pas. . . . Le gain d’existence ne se réalise qu’en manquant à la consistance. Et ce gain s’origine de ce que l’existence est traversée par la parole. C’est la première jouissance perdue, la base du refoulement originaire puisqu’à cette jouissance qui nous a constitué comme sujet, il n’y a plus d’accès. Le fait d’être doué de la parole nous condamne à cette alternative remarquée par Lacan, le “vel” qu’il décrit dans son schéma de l’aliénation14 : “ou je ne pense pas, ou je ne suis pas” ; la disparition de la satisfaction première nous laisse la jouissance comme un reste qui est au cœur de ce qui nous constitue comme être, et c’est pour cela que l’objet de la satisfaction est à jamais perdu. 15
Nous naissons tous mélancoliques, certains le restent ! Freud perçoit la jouissance de la perte en ces termes : c’est « l’amour pour l’objet, qui ne peut être abandonné tandis que l’objet lui-même est abandonné16 ». L’amour pour l’objet, comme si celui-ci avait fait consister le sujet amoureux un temps puis l’avait expulsé de cette consistance, lui faisant revivre le rejet primordial hors du Paradis perdu de la totalité primordiale. Dans cet état d’extrême énamoration, la mourre, dira Lacan, identification narcissique, disait Freud, seules deux solutions semblent apparaître : le suicide ou le sadisme, c’est-àdire la haine pour un objet substitutif, fût-il le moi lui-même : « [s]eul [l]e sadisme vient résoudre l’énigme de la tendance au suicide17 ». Mais faute de pouvoir tuer l’autre, le mélancolique passe souvent à 14
Cf. Les quatre Concepts fondamentaux, Paris, Seuil, 1975. Marc-Léopold Lévy, Critique de la jouissance comme Une: Leçons de psychanalyse, Paris, Erès Editeur, 2003, pp. 73-74. 16 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie (1917) » in Métapsychologie. Trad. Laplanche et Pontalis, Paris, Gallimard, folio / Essais, 1968, pp. 145-171, p. 159. 17 Ibid., p. 160. 15
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l’acte sur lui-même car : « Le moi ne peut se tuer que lorsqu’il peut, de par le retour de l’investissement d’objet, se traiter lui-même comme un objet, lorsqu’il lui est loisible de diriger contre lui-même l’hostilité qui vise un objet et qui représente la réaction originaire du moi contre les objets du monde extérieur18 ». C’est par une régression au fantasme de dévoration prégnant dans la phase orale que Freud tente de s’expliquer cette ambivalente hostilité de la mourre. Reliée au premier choix d’objet établi sous « un mode identificatoire », l’attitude ambivalente du mélancolique à l’égard de l’objet est digne de l’anthropophagie primitive. Je t’aime, je te dévore. Avant la découverte de la pulsion de mort, Freud résiste à l’attraction mélancolique, oppose un refus outré à ce penchant pour l’auto-anéantissement. C’est qu’il vient de découvrir l’amour considérable du moi envers lui-même aux premiers temps de la vie subjective. Comment ce moi peut-il « consentir à son autodestruction ? » On voit que seuls les fondements de la subjectivité peuvent éclairer pour lui cette aberration. Il s’accroche à la théorie. C’est que la douleur d’exister de ces « malades » est un rappel, une enseigne qui clignote au firmament de la pulsion de vie, ces « forces qui résistent à la mort » (Bichat). La mélancolie est principielle à la condition du petit humain dont l’existence est perte de totalité, perte d’amour. Le Niederkommen (le « laisser tomber ») du mélancolique est d’abord le révélateur de l’ineptie de toute construction humaine, de tout discours face à l’inéluctabilité de la séparation et de la mort. La parole est vaine. Le desêtre, seul, est vérité. N’est-il pas le point même d’une fin d’analyse, cet état de décroyance, triste et serein, qui remplace les illusions narcissiques perdues ? C’est elle, cette vérité19, que le mélancolique rejoint dans l’acte du Niederkommen : se laisser choir.
18
Ibid., p. 161. Voir le très convaincant ouvrage de Frédéric Pellion, Mélancolie et vérité Paris, PUF, 2000, pour une approche à la fois philosophique et psychanalytique de « la souffrance de la vérité » dans laquelle se torture le mélancolique. Rappelons avec l’exergue de ce livre ce passage de Deuil et mélancolie qui pose cette énigme : « Lorsque dans son autocritique intensifiée, [le mélancolique] se dépeint comme un homme petit, égoïste, insincère, non autonome, dont tous les efforts ne tendaient qu’à cacher les faiblesses de son être, il pourrait bien, à ce que nous savons, s’être passablement approché de la vérité, et nous nous demandons seulement pourquoi on doit commencer par devenir malade pour être accessible à une telle vérité » (version : Oeuvres complètes, T. XIII, Paris, PUF, 1988, p. 265 citée par Peillon). 19
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Le monde est une souffrance déployée. A son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être : dans un abject paroxysme. . . . Aller jusqu’au fond de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler les frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.20
Loin des illusions idéalisantes de l’imaginaire social que le poète appelle « vivre », la haine et le sadisme seraient-ils la seule sortie possible hors de l’attraction suicidaire ? Une sortie en forme de retour en boucle vers le Tout ou Rien du narcissisme primaire, en deçà donc de toute synthèse et de toute sublimation. Le sujet se déguise en adolescent frustré et rejeté par les filles sur une piste de danse pour aborder de biais la question terrible pour lui de l’érotique et du sexuel, et donc de la castration. Agitation, danse solitaire, Freud notera un autre versant possible à la mélancolie, ce qu’il appellera « sa particularité la plus singulière » : « sa tendance à se renverser dans l’état, symptomatiquement opposé, la manie ». Manie qui « n’a pas d’autre contenu que la mélancolie, les deux affections luttent contre le même “complexe” auquel il est vraisemblable que le moi a succombé dans la mélancolie alors que dans la manie il l’a maîtrisé ou écarté21 ». La notion de « folie cyclique » décrit ainsi pour Freud ces phases d’alternance, mélancoliques et maniaques. Exaltation de l’humeur, décharges de l’affect de joie, propension à faire toutes sortes d’actions sont provoqués par la « suppression des dépenses de refoulement ». Et l’alcool aide à cette suppression : D’une manière générale, vous serez bringuebalé entre l’amertume et l’angoisse. Dans les deux cas, l’alcool vous aidera. L’essentiel est d’obtenir ces quelques moments de rémission qui permettront la réalisation de votre œuvre. Ils seront brefs ; efforcez-vous de les saisir.22
Duras nous l’avait déjà appris. Une œuvre est donc pensable dans ces phases de manie excitée, active, que l’alcool peut aménager en acte créateur ? Pas dans tous les cas : « Le travail permanent sur vos obsessions finira par vous transformer en une loque pathétique, minée 20
Michel Houellebecq, Rester vivant : méthode, op. cit., pp. 9-11. Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, op. cit., p. 166. 22 Michel Houellebecq, Rester vivant : méthode, op. cit., p. 21. 21
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par l’angoisse ou dévastée par l’apathie23 ». Mais tout de même : « il n’y a pas d’autre chemin. Vous devez . . . produire quelques poèmes, avant de vous écraser au sol. Vous aurez entrevu des espaces immenses. Toute grande passion débouche sur l’infini24 ». L’humour noir et l’autodérision de Houellebecq, cité en échos aux notations métapsychologiques, soulève un peu la chape qui pèse sur le sujet contemporain, éclaire la « passion de l’être » (Lacan) postmoderne que représente la mélancolie. Si l’énigme de cette névrose est effrayante, c’est qu’elle est originaire, si elle est fascinante c’est qu’elle reflue avec elle le mythe d’un être humain qui ne serait pas étranger à lui-même. Le poétique mélancolique La mélancolie est de l’ordre d’un rappel du desêtre de l’humaine condition, une reviviscence jouissive de la violence de la Chute. Trace à rebours donc d’une recherche de l’être. En ce sens, elle a partie liée à l’entreprise philosophique, mais aussi à la construction poétique qui travaille en son corps textuel l’impossible coïncidence entre le sens et la signification, entre la plénitude de l’être et l’autonomie du symbolique, les glissements perpétuels des signifiés sous les signifiants. Le poème, en ce sens, est bien du domaine d’une lutte, entre le moi (produit d’une blessure) et l’Autre du langage, implacable et péremptoire, toujours critique de notre jouissance. Il est le lieu d’une subjugation où le mélancolique retrouve son corps comme un déchet, un cadavre de mots. Vous ne pouvez aimer la vérité et le monde. Mais vous avez déjà choisi. Le problème consiste maintenant à garder ce choix. Je vous invite à garder courage. Non que vous ayez quoi que ce soit à espérer. Au contraire, sachez que vous serez très seuls. La plupart des gens s’arrangent avec la vie, ou bien ils meurent. Vous êtes des suicidés vivants. [. . .] Souvenez-vous-en : fondamentalement, vous êtes déjà mort. Vous êtes maintenant en tête à tête avec l’éternité.25
C’est bien là le sujet romantique cher à Houellebecq qui apparaît dans sa version No Future! Le poète est « un parasite sacré » précise l’auteur de Rester vivant : méthode26. On reconnaît aisément les 23
Ibid., p. 25. Ibid., p. 26. 25 Ibid., p. 27. 26 Ibid., p. 20. 24
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charmes et les sables mouvants où le romantique se meut, où il se meurt. Sa jouissance ne semble médiatisée par aucune instance tierce. Aucune valeur phallique, aucun manque n’éclairent l’obscurité de son destin. Le romantisme de Houellebecq, cependant, va tourner à la haine, à l’encouragement à la haine – afin qu’aux yeux du Grand Autre, une des institutions les plus implacables du moi mélancolique, se justifie qu’il ne se suicide pas. Je reste vivant pour dire que nous sommes tous des déchets à venir, sans valeur. La société où vous vivez a pour but de vous détruire. Vous en avez autant à son service. . . Passez à l’attaque ! Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, et de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais. [. . .]. Vous êtes le fossoyeur et vous êtes le cadavre. Vous êtes le corps de la société. Vous êtes responsables du corps de la société. Tous responsables, dans une égale mesure. Embrassez la terre, ordures !27
Fossoyeur et cadavre : dans cette duplicité de la figure du poète, se met en scène la lutte que livre le mélancolique à la vie même. La vie est la mort. La mort est la vie. « La mort » étant à comprendre comme une des figures de la jouissance, évidemment, puisque en tant que telle, la mort demeure de l’ordre d’un inconnaissable pur. « Toutes les nuits, j’apprends à mourir » dit Houellebecq dans La poursuite du bonheur. Le poète est fossoyeur et cadavre donc, fonctionnaire au service de cette mort-jouissance et déchet de viande sans valeur. Il transforme cette terrible et angoissante jouissance en un acte de vengeance contre le moi soi-même. Le sens pur qui s’abat sur ce qui reste en lui d’humain, n’advient à la signification que par le bord de la métaphore, son transport du sens d’un signifiant à un autre, créant a minima une structure. Je suis le corps, tous les corps. Le monde est moi, c’est-à-dire rien. TRASH IT ! « La maladie, l’agonie, la laideur », « la mort, l’oubli », « la jalousie, l’indifférence, la frustration, l’absence d’amour ».... « l’envers du décor ». Qu’est-ce donc que la société détruit dans l’être du poète ? Quelle pureté est remplacée par cette laideur ? La pureté de l’indivision mythique que Houellebecq « réalise » dans Les Particules 27
Ibid., p. 26.
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élémentaires et La Possibilité d’une île, grâce à la fictionnalisation du fantasme mégalomaniaque de la science : un individu28 asexué et immortel, frère génétique de tous les autres, renaît sur les cendres d’une humanité devenue décadente, hantée pas des illusions qui ne les « menèrent » qu’à la plus grande détresse – l’utilisation du passé simple pour parler de notre actualité dit parfaitement l’imaginaire mélancolique : le présent est déjà pollué par le passé. Ainsi s’amuse notre prophète autodestructeur : Le ridicule global dans lequel avaient subitement sombré, après des décennies de surestimation insensée, les travaux de Foucault, de Lacan, de Derrida et de Deleuze [devait] jeter le discrédit sur l’ensemble des intellectuels se réclamant des "sciences humaines" ; la montée des scientifiques dans tous les domaines de la pensée était alors devenue inéluctable.29
La science, prédit le narrateur des Particules, sera devenue le « critère de vérité unique et irréfutable30 ». L’homme devient alors Dieu en créant « à son image et à sa ressemblance », « une nouvelle espèce intelligente31 ». Cinquante ans après cette mutation métaphysique, les quelques humains de l’ancienne race qui subsistent encore à la fin des Particules élémentaires s’éteignent peu à peu, consentant à leur propre disparition dans « la douceur », la « résignation, et peutêtre [un] secret soulagement32 ». On peut le comprendre ! Houellebecq, déguisé en Dr Folamour, appuie sur le bouton rouge et déclare solennellement : Au moment où ses derniers représentants vont s’éteindre, nous estimons légitime de rendre à l’humanité ce dernier hommage ; hommage qui, lui aussi, finira par s’effacer et se perdre dans les sables du temps ; il est cependant nécessaire que cet hommage, au moins, une fois, ait été accompli. Ce livre est dédié à l’homme.33
L’œuvre de destruction suprême est accomplie par l’écrivain informaticien, rapporteur des débats de l’Assemblée Nationale34 qui 28
C’est-à-dire non divisé par aucun désir inconscient, aucun insu. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 314. 30 Ibid. 31 Ibid., p. 315. 32 Ibid., p. 316. 33 Ibid., pp. 316-317. 34 Un lieu sans doute où sa dérision et son désarroi ont pu trouver des preuves tangi29
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s’esclaffe. Acte de haine totale, solution finale parachevée d’un coup de plume. Attendait-on Houellebecq pour en finir avec le XXe siècle, comme on a dû désirer Proust, puis Sartre pour en finir avec le XIXe ? C’est fait. L’attaque terroriste qui achève l’amour, toute possibilité d’amour, dans son livre Plateforme, a pris rétroactivement l’allure inquiétante d’une prophétie du 11 septembre, de la blessure du 11 septembre dont la mort lente et inéluctable du héros de Plateforme semble, déjà, à l’avance, représenter le deuil impossible. La « réussite » de la terreur ouvre un autre paradigme ... Symptôme ou médicament ? Dérision, désarroi, humour glacé, autodestruction, zapping de l’humanité : nous fallait-il Houellebecq pour nous sortir de la phase dépressive de la mélancolie, en la portant jusqu’à son paroxysme, en la faisant passer à l’acte ? Un acte Trash qui va au bout de l’amoralisme décadent « du monde comme supermarché35 » au nom d’une fraternité supra humaine, une fraternité « réelle » c’est-à-dire génétique. N’est-ce pas alors l’annonce que le terrorisme suicidaire et meurtrier représente l’acte pur par excellence du XXIe, l’acte de désistence suprême où l’Homme s’abîme dans l’Autre ? Si « la poésie est le rêve éveillé de la littérature » et « sa démangeaison », comme le suggère Jean-Michel Espitallier36, Les Particules élémentaires et son imaginaire constitue le rêve éveillé de la science, l’eczéma des sciences humaines ! C’est que l’auteur y met en scène le délire mathématique, ce délire mégalomane qui consiste pour le sujet à croire qu’avec ses symboles, il établit un rapport direct avec le Réel (dans le sens lacanien), un rapport sans aucune médiation comme si la langue pure de l’origine, le code animal avait été retrouvé. Les nombres, devenus symboles sans autre signifié ou référent qu’eux-mêmes et pouvant être créés à l’infini si le sujet vient à en manquer, ouvrent vers la conviction folle que l’éternité et l’immortalité sont possibles puisque quasiment représentables. Ainsi, comme tout mathématicien un peu « allumé », Houellebecq fascine et effraie. Croit-il à ce qu’il invente ? Pousse-t-il simplement le bouchon de nos propres délires ? Les « fouilles terrestres » du poète se donnent dans le roman un horibles et irréfutables à son nihilisme. 35 Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 49. 36 Dans son anthologie de la poésie contemporaine, Pièces détachées, Paris, Pocket, 2000, p. 11.
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zon d’espoir que son recours à la science-fiction mettra en scène comme la réalisation d’un fantasme : maîtriser le réel et retrouver la consistance perdue de l’être... par le symbole mathématique. Le plaisir d’organe pur ainsi retrouvé rendra alors possible le rapport sexuel... en éradiquant les sexes tout simplement37. Après nous avoir retracé la « fête servile » et décadente de Bruno, abandonné par ses parents, des hippies New Age indignes, la douleur d’être du héros est en fait soulagée par cette élimination radicale de l’humain. Le projet scientifique de son frère Michel (qui permettra l’élimination de la différence sexuelle) n’est ni plus ni moins qu’un suicide collectif sans cadavre, dont les responsables, les gourous meurtriers, sont en fait les penseurs du XXe siècle nommés et dénoncés : Foucault, Lacan, Derrida, Deleuze.... Dans une autophagie à l’échelle planétaire, l’Homme accomplit une mutation métaphysique en mettant fin à ses jours sous un microscope. La division n’est plus. Vive le Paradis d’avant la Chute, d’avant l’advenue à la Loi et au désir ! Le mélancolique fait imploser l’humain avec lui dans un acte terroriste ultime. Terminator Trash ! Il a rejoint l’avant-humain, dans une parfaite adéquation avec les lois de la Nature (comme le confirmera la non-mort de Daniel25 lové dans son trou de sable). Pure joie de l’inceste où le sujet fait Un avec le Monde dans ce que l’auteur appelle une parfaite « réconciliation38 ». Houellebecq s’esclaffe sans l’ombre d’un sourire sur son visage blême : le succès de Houellebecq ne découlerait-il pas d’une perlaboration : le retour régressif vers la « réalité imaginarisée » de mai 68, dont il est l’héritier et le rejeton, suivi du dire meurtrier qui assassine les idéaux de parents adolescents, parents dégénérés car incestueusement désireux de faire Un avec le Monde et l’Autre ? C’est en effet l’inceste que représente 37
« Un des premiers reproches qui fut adressé au projet de [Hubczejak] tenait de la suppression des différences sexuelles, si constitutives de l’identité humaine. A cela [il] répondait qu’il ne s’agissait pas de reconduire l’espèce humaine dans la moindre de ces caractéristiques, mais de produire une nouvelle espèce raisonnable, et que la fin de la sexualité comme modalité de reproduction ne signifiait – bien au contraire – la fin du plaisir sexuel. Les séquences codantes provoquant lors de l’embryogenèse la formation des corpuscules de Krause avaient été récemment identifiées ; dans l’état actuel de l’espèce humaine, ces corpuscules étaient pauvrement disséminés à la surface du clitoris et du gland. Rien n’empêche dans un état futur de les multiplier sur l’ensemble de la surface de la peau – offrant ainsi, dans l’économie des plaisirs, des sensations érotiques nouvelles et presque inouïes » (Les Particules élémentaires, op. cit., p. 312). 38 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 314.
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pour lui la génération hippie, inceste agi dans sa revendication de jouissance à tout prix39, hors-la-loi. À force de décrire cet envers du décor de la libération sexuelle, afin de tenter par l’écriture de se ressaisir de quelque chose de l’ordre d’un désir, un ressaisissement compassionnel sensible dans les personnages d’êtres meurtris, Houellebecq passe en fin de compte du statut de symptôme de cette « libération », sorte de « parasite sacré » tel l’enfant de douze ans qu’il devait être en 68, à la fonction de médicament : le livre devenant, comme pour Roquentin, pour Sartre, une sortie possible hors de cette nausée sans symptôme qui est la nôtre. C’est que ce que Houellebecq réhabilite est en fin de compte la Loi elle-même car il montre les dangers de sa relativisation. En appeler aux mathématiques n’est-il pas une façon d’en appeler au symbolique ? Le problème demeure que le sujet houellebecquien ne peut structurellement dépasser la perte, cette blessure narcissique qui laisse s’écouler l’encre sans ancrage, une blessure qu’il continuera à refaire saigner par l’écriture même, son acte, son inutilité et sa nécessité simultanées. Nul fantasme de destruction totale ne cicatrisera l’abandon, l’inconsistance paternelle, l’inconstance maternelle. Pour notre plus grand bien, Michel restera Michel, révélateur et repoussoir : Mes ancêtres européens avaient travaillé dur, pendant plusieurs siècles : ils avaient entrepris de dominer, puis de transformer le monde, et dans une certaine mesure ils avaient réussi. Ils l’avaient fait par intérêt économique, par goût du travail, mais aussi parce qu’ils croyaient à la supériorité de notre civilisation : ils avaient inventé le rêve, le progrès, l’utopie, le futur. Cette conscience d’une mission civilisatrice, s’était évaporée, tout au long du XXe siècle. Les Européens, du moins certains d’entre eux, continuaient à travailler, et parfois à travailler dur, mais ils le faisaient par intérêt, ou par attachement névrotique à leur tâche; la conscience innocente de leur droit naturel à dominer le monde, et à orienter son histoire, avait disparu. Conséquence des efforts accumulés, l’Europe demeurait un continent riche : ces qualités d’intelligence et d’acharnement qu’avaient manifestés mes ancêtres, je les avais de toute évidence perdues. Européen aisé, je 39
Voir Plateforme : « [Jean-Yves] s’était plus ou moins attendu à ce qu’[Eucharistie] aborde la question de la légitimité de leurs rapports : après tout elle n’avait que quinze ans, et lui trente-cinq : il aurait pu à l’extrême limite être son père. [. . .] En somme leur relation, se disait-il avec une étrange sensation de relativisme, était une relation équitable. C’était quand même une chance qu’il n’ait pas eu de fille en premier ; et dans certaines conditions, il voyait difficilement comment – et, surtout, pourquoi – éviter l’inceste » (Plateforme, p. 302).
No Future ! Le Désistement mélancolique de Michel Houellebecq
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pouvais acquérir à moindre prix, dans d’autres pays, de la nourriture, des services et des femmes ; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine, et ayant pleinement accédé à l’égoïsme, je ne voyais aucune raison de m’en priver. J’étais cependant conscient qu’une telle situation n’était guère tenable, que des gens comme moi étaient incapables d’assurer la survie d’une société, voire tout simplement indignes de vivre. Des mutations surviendraient, survenaient déjà, mais je n’arrivais pas à me sentir réellement concerné ; ma seule motivation authentique consistait à me tirer de ce merdier aussi rapidement que possible. Le mois de novembre était froid et maussade ; je ne lisais plus tellement Auguste Comte ces derniers temps....40
Rire jaune de notre condition est peut-être alors ce que Houellebecq nous permet de faire sans culpabilité. Cependant, son recours aux fantasmes de la science comme seul horizon ravive l’angoisse plutôt qu’il ne l’apaise. Y a-t-il nécessité, pour le mélancolique, de faire appel à la froideur objectifiante de la science pour sortir du niederkommen, un penchant vers une mort-jouissance toujours séduisante ? Relire Auguste Comte et adhérer à sa religion positiviste ou « se laisser pour compte » : est-ce là l’alternative ? L’univers des possibles est-il si excessivement limité pour « le moi océanique » du héros contemporain ?
40
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 308-309.
Structure et suicide dans les Poésies de Michel Houellebecq David Evans University of St Andrews
À l’encontre de ceux qui considèrent les Poésies de Michel Houellebecq comme une amusette divertissante qui ressasse dans une versification ringarde les thèmes de ses écrits en prose, David Evans propose une lecture thématique et approfondie de ces poésies formellement diverses. A partir du constat que fait le narrateur de Rester vivant – « La structure est le seul moyen d’échapper au suicide » – l’auteur met en évidence le conflit qui caractérise les vers métriques de Houellebecq, la tension insoluble entre une régularité familière, rassurante et protectrice, et des irrégularités où s’articule la récurrente angoisse suicidaire du poète.
Faudrait-il s’étonner de ce que les recueils poétiques de Houellebecq passent quasiment inaperçus du public et de la critique dans la tempête médiatique suscitée par ses seuls romans ? Même les plus ardents de ses admirateurs ne prêtent guère d’attention aux poésies, largement absentes des recherches universitaires et des ouvrages érudits consacrés à l’auteur. Bien que la poésie figure dans les romans et occupe le premier plan dans La Possibilité d’une île, on a négligé de se lancer dans une étude approfondie de l’œuvre poétique houellebecquienne. Ce sont les romans et les polémiques qui dominent les articles recensés sur le site Internet www.houellebecq.info ; et sur les vingt-cinq communications présentées lors du colloque international « The World of Houellebecq », qui a réuni une cinquantaine de chercheurs les 28-29 octobre 2005 à Edimbourg, deux ou trois seulement se portaient sur les Poésies. Pour le peu de lecteurs assez intrépides pour se frotter à ces textes, c’est l’apparente régularité de la forme qui étonne d’abord, et l’on remarque une tendance de la critique à écarter les Poésies comme trop vieillottes. En avril 1996, par exemple, Bertrand Leclair de La Quinzaine littéraire fait très peu pour enthousiasmer un lectorat potentiel, se plaignant de l’emploi de l’alexandrin et des formes versifiées désuètes qui « ne génèrent pas franchement l’excitation
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de la découverte mais plutôt l’impression, au premier abord, d’une étrange platitude1 ». Un an plus tard, dans son compte rendu de la réédition de La Poursuite du bonheur, quelques efforts vers une lecture plus sérieuse sont tempérés par la persistance du dédain initial : Ce premier recueil de poèmes renouait avec des formes de versification obsolètes (au point de provoquer le mépris effrayé, voire la pitié de quelques-uns de ses pairs…) qui génèrent […] une étrange platitude que viennent trouer des fulgurances insolites. Insolites : on voit mieux ici comment son recours fréquent à l’alexandrin n’a rien d’un retour à la plus classique des formes poétiques ; il semble plutôt l’utiliser pour ses vertus mécaniques, ses effets de ressassement […] : d’une part pour provoquer des ruptures bizarres au simple moyen d’un adverbe ou d’un adjectif inattendu dans son rythme et sa signification […] d’autre part pour pratiquer une forme d’écriture automatique.2
Dans un entretien avec Marc Weitzmann des Inrockuptibles, Houellebecq avait déjà confirmé l’importance du rythme régulier à son processus de composition : Vers l’âge de vingt ans, j’ai commencé à écrire en vers. Au départ, c’était presque un jeu de société. On improvisait, les choses allaient très vite, on avait quelques minutes pour écrire et les gens donnaient tout de suite leur avis. La versification m’a beaucoup aidé, je me laissais guider, je ne savais jamais ce que j’allais écrire à l’avance, et le résultat était meilleur. Comme dans le blues, le rythme guidait ce qui était dit. Si paradoxal que cela paraisse, j’utilisais l’alexandrin comme méthode d’écriture automatique.3
Weitzmann, à la différence de Leclair, approuve entièrement l’emploi de formes traditionnelles car : « il y a quelque chose de parfaitement réjouissant, parce que très libérateur, à voir ainsi évoquer en octosyllabes et sonnets le paysage de nos médiocrités mortifères, ses hypermarchés et ses Assedic4 ». En effet, c’est peut-être de la tension entre la forme et le fond que naît l’intérêt de cette poésie ; n’y a-t-il pas une ironie glorieuse à savourer la représentation d’un présent foncièrement médiocre dans une forme jadis employée à faire l’éloge de l’idéal ? Pour Weitzmann, ces formes se prêteraient même à plusieurs interprétations : 1
La Quinzaine littéraire, 16-30 avril, 1996. La Quinzaine littéraire, 16-30 avril, 1996. 3 Les Inrockuptibles, 24-30 avril 1996, p. 52. 4 Compte rendu du Sens du combat, Les Inrockuptibles, 24-30 avril 1996. 2
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Recourir à la versification la plus traditionnelle pour évoquer les supermarchés, les autoroutes, les allocations-chômage et autres perles du chaos postcivilisé dans lequel nous vivons est une trouvaille dont le but n’est ni simplement de faire rire (même si…), ni d’accroître la filiation avec Baudelaire (revendiquée), ni de dresser le constat d’échec des courants formalistes et prétendument modernes de la poésie contemporaine. Il s’agit d’habiter des formes dont on sait qu’elles ont fait leur temps, pour observer un monde qui meurt.5
En effet, la versification de Houellebecq est une source riche d’humour, surtout dans l’emploi du quatrain à vers octosyllabes en rimes croisées où le quatrième vers présente une chute pathétique dont le ton tantôt désespéré, tantôt pince-sans-rire est souligné par l’inévitabilité de la rime. Parfois c’est le conflit entre la grandeur du rêve et la médiocrité écrasante de la réalité qui fait rire : J’admire énormément les vaches Mais les pouliches, le soir, j’y pense. J’aurais aimé être un Apache, Mais je travaille à la Défense.6
Souvent c’est la banalité des tâches ménagères et des slogans publicitaires ou commerciaux qui font irruption dans le vers, submergeant l’individu qui revendique pourtant sa dignité humaine : Sur mon agenda de demain, J’avais inscrit : « Liquide vaisselle » ; Je suis pourtant un être humain : Promotion sur les sacs-poubelle !7
Enfin, quand la routine domestique reprend le dessus après un moment de lucidité avorté, c’est dans le dernier vers du quatrain que le retour à la terre frappe le plus fort. La rime complétant si nettement l’harmonie de l’ensemble, la situation est sans issue : J’ai eu diverses choses à dire Ce matin, très tôt, vers six heures J’ai basculé dans le délire,
5
Les Inrockuptibles, 4-11 juin 1997. Michel Houellebecq, Poésies, Paris, Flammarion, coll. « J’ai lu », 2000, p. 32. 7 Ibid., p. 44. 6
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Puis j’ai passé l’aspirateur.8
Si la simplicité des effets formels incite à rire, ce sont l’apparente facilité et le sentiment de la monotonie qui font horreur à Claire Devarrieux de Libération : « C’est une poésie parallèle à l’autoroute, aux rails, une poésie horizontale. La forme utilisée (alexandrins ou non) réserve peu d’embûches au lecteur9 ». C’est dire que si les Poésies de Michel Houellebecq ne méritent pas une étude approfondie, c’est qu’elles manquent elles-mêmes de profondeur ; pour contrer cet argument paresseux nous proposerons dans cette courte étude quelques pistes pour une lecture moins dédaigneuse. Le poète a lui-même évoqué l’influence de Baudelaire sur son œuvre poétique, et la connaissance des grands poètes du dix-neuvième siècle se lit partout dans ses Poésies. On entend Baudelaire, par exemple, dans le dégoût de la nature, « un chaos végétal10 » et le mépris pour ses congénères avec « leur humanité interchangeable et creuse11 » ; dans l’horreur du gouffre et le « désir de vide, / L’envie d’un éternel hiver12 » ; on pense à « Une Charogne » en lisant ces vers : Le chat gisait dans la poussière, Des légions d’insectes en sortaient.13
Comment ne pas entendre l’auteur des Fleurs du Mal, enfin, dans cet alexandrin : « La nuit grimpe sur moi comme une bête impure14 » ? On repère sans difficulté Laforgue dans « L’hypertrophie du moi qui saigne15 » ou « l’ironique frou-frou du temps qui se dévide16 », Mallarmé dans les « basalte », « glaïeuls » et « aboli » qui rythment « Vocation religieuse17 ». Plus d’un siècle de travaux réfléchis ont confirmé que la lecture de ces textes, débuts de la modernité poétique, 8
Ibid., p. 252. Compte rendu du Sens du combat, Libération, 11 avril 1996. 10 Michel Houellebecq, Poésies, op. cit., p. 201. 11 Ibid., p. 41. 12 Ibid., p. 256. 13 Ibid., p. 45. 14 Ibid., p. 123. 15 Ibid., p. 134. 16 Ibid., p. 170. 17 Ibid., p. 186. 9
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s’enrichit par l’analyse formelle. Il est légitime d’ailleurs de supposer que, en tant que lecteur sensible de ces œuvres, notre poète ait été marqué lui aussi par l’importance de la forme, non seulement comme catalyseur de la composition, mais aussi comme outil incontournable de la construction du sens du texte. Les textes poétiques de Houellebecq offrent-ils donc quelque récompense au lecteur qui se met au défi d’une lecture détaillée ? Rester vivant (1991) représente le point de départ idéal pour notre étude. Comme le laisse entendre son sous-titre, méthode, c’est un court manuel qui offre des conseils aux poètes potentiels, soulignant dès le début l’importance de la souffrance affective qui naît chez l’adolescent. Après l’exposition de cette « discordance idéal-réel particulièrement criante18 », le poète propose : Si vous ne parvenez pas à articuler votre souffrance dans une structure bien définie, vous êtes foutu. La souffrance vous bouffera tout cru, de l’intérieur, avant que vous ayez eu le temps d’écrire quoi que ce soit. La structure est le seul moyen d’échapper au suicide.19
Cette formule typiquement provocatrice nous apprend que la structure protège l’individu de l’intensité de ses propres souffrances en lui offrant un moyen d’expression rigoureux. C’est le poète lui-même qui assimile la structure à la versification, conseillant vivement ses lecteurs : « Croyez à la structure. Croyez aux métriques anciennes, également. La versification est un puissant outil de libération de la vie intérieure20 ». Drôle d’idée que de qualifier de libérateur le mètre contre lequel toute une génération de vers-libristes s’était acharnée. Plutôt que des entraves incommodes dont il faudrait s’émanciper, le rythme régulier apparaît ici comme un apport salutaire au projet poétique. Relire les Poésies à la lumière de ces remarques permettra de déterminer si la théorie chez Houellebecq se marie à la pratique. On constate tout de suite que la souffrance joue un rôle central dans les Poésies. Le poète désespérant de son rang inférieur dans la hiérarchie socio-économique et sexuelle fait référence au suicide à plusieurs reprises, et dans chaque cas, conformément à nos attentes, c’est la forme régulière qui le soulage, qui le retient au bord du gouf18
Paris, La Différence, 1991, Paris, Librio, 1999, p. 10. Ibid., p. 15. 20 Ibid. 19
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fre et lui permet d’articuler sa peine sans passer à l’acte. Lors de ses vacances décevantes où il n’arrive pas à tirer profit du relâchement des mœurs sexuelles, le poète soupire dans un alexandrin parfaitement régulier : Il faudrait que je meure / ou que j’aille à la plage.21
Dans l’exemple suivant le poète emploie la forme régulière afin de nous dire ses efforts pour ménager ses souffrances, comme si le recours aux rythmes rassurants, familiers, consolateurs faisait partie intégrante de ce projet : Je me méprisais tant / que je voulais mourir, Ou vivre des moments / forts et exceptionnels ; Aujourd’hui je m’efforce / à ne pas trop souffrir22
Paradoxalement, la critique lasse de la régularité de ces alexandrins se plaint parfois de quelques inexactitudes, comme si, après avoir choisi d’employer une forme archi-ennuyeuse, le poète devrait avoir le courage de ses convictions : que l’on écrive en alexandrins exemplaires ou pas du tout ! Evidemment, de pareilles objections relèvent d’un snobisme mal fondé, car les mêmes licences rythmiques venant d’un Rimbaud alimentent aujourd’hui encore d’excellentes études. Dans le cas de Houellebecq, cependant, on fait preuve de moins de tolérance, blâmant les vers supposés « bancals » comme les suivants : J’ai envie de me tuer, / de rentrer dans un(e) secte ; J’ai envie de bouger, / mais ce s(e)rait inutile23
Il est vrai que, sur les trois recueils, de nombreux « alexandrins » lus selon les règles prosodiques les plus strictes, compteraient de onze à quinze syllabes. Dans les vers cités ci-dessus, cependant, on retrouve sans problème le rythme binaire de deux hémistiches hexasyllabes en pratiquant l’apocope (« un’ ») ou le syncope (« s’rait »). Le poète crée ainsi un mélange de rythmes artificiels et naturels, relevant à la fois d’un registre littéraire et du français parlé. La présence d’une césure 21
Michel Houellebecq, Poésies, op. cit., p. 39. Ibid., p. 146. 23 Ibid., p. 130. 22
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facilement repérable et de rimes régulières lève le doute sur les exigences rythmiques du texte, et le lecteur attentif s’habitue vite à l’élasticité des e muets, surtout aux endroits nombreux où Houellebecq emploie la césure épique : La petite vaissell(e) / des vieux célibataires24 Et le train vient d’atteindr(e) / sa vitess(e) de croisière25
Selon les règles imposées par la scansion classique, ces vers comprendraient treize ou quatorze syllabes, mais parmi d’autres alexandrins bien marqués, le lecteur s’incline devant la pression métrique et fait les compromis nécessaires pour respecter le rythme préétabli. La récurrence dans les Poésies ainsi que dans La Possibilité d’une île de vers hexasyllabes indique que Houellebecq conçoit ses alexandrins comme la combinaison de ces segments fondamentaux, la césure faisant fonction de pause quasi-rimique26. Le lecteur est ainsi obligé de jouer un rôle actif pour maintenir le rythme qui berce le poète et le retient de la tragédie. Grâce à ces efforts pour donner une structure bien définie à l’expression de ses tourments, le poète réussit à repousser indéfiniment la perspective du suicide : Je tomberai un jour, / et de ma propre main.27
Parfois, cependant, dès que la souffrance reprend le dessus, des failles apparaissent dans la forme. Dans le quatrain suivant, le contexte métrique est établi dès le premier alexandrin, mais au fur et à mesure que l’optimisme s’efface devant le désespoir, le rythme dégringole en trois hendécasyllabes progressivement moins réguliers. Bien que le deuxième vers s’ouvre sur une unité de six syllabes, la régularité est vite défaite : Le matin était clair / et absolument beau ; (6+6) Tu voulais préserver / ton indépendance. (6+5) 24
Ibid., p. 120. Ibid., p. 260. 26 Voir à titre d’exemple les poèmes de Daniel1, « Au fond j’ai toujours su / Que j’attendrais l’amour » (Fayard, 2005, pp. 186-87) et « Il n’y a pas d’amour / (Pas vraiment, pas assez) » (pp. 396-97). 27 Ibid., p. 231. 25
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Je t’attendais / en regardant les oiseaux : (4+7) Quoi que je fasse, / il y aurait la souffrance. (4+7)28
De même, lorsque le poète repense à d’anciens dérapages vers l’automutilation, le vers régulier s’effrite à l’approche de la crise : Et je cherchais des yeux / un couteau de cuisine Du sang devait couler, […] L’angoisse bourgeonnait / comme un essaim de vers Cachés sous l’épiderme, / hideux et très voraces; Ils suintaient, se tordaient. / J’ai saisi une paire De ciseaux. Et puis j’ai / r(e)gardé mon corps en face.29
Bien que le point dans l’avant-dernier vers renforce la césure, soulignant la pause dans notre lecture, celui du vers suivant interrompt le rythme de l’hémistiche pour mettre en relief le rejet « De ciseaux ». Au moment où le désir suicidaire menace de submerger le poète, le rythme qu’il avait qualifié de protecteur se brise, le dernier vers comprenant treize syllabes difficilement récupérables. Ici la forme poétique constitue une mise en scène saisissante du dilemme du poète se contemplant au miroir, hésitant entre action et réflexion. Si le lecteur sent que le contexte métrique est suffisamment fort, il tâchera de respecter le décompte syllabique en réduisant « regardé », non sans difficulté, à deux syllabes ; s’il se laisse influencer par la multiplication des irrégularités rythmiques, il privilégiera peut-être une lecture bancale. En impliquant ainsi le lecteur, la forme poétique peut articuler le conflit entre la douleur et le soulagement qui terrasse le poète. Au lieu de rejeter ces irrégularités rythmiques comme de simples bavures, preuves d’incompétence, nous devons admettre qu’elles enrichissent considérablement notre lecture du poème. Ailleurs, la variabilité du décompte syllabique représente sur le plan formel le conflit insoluble entre une vie insupportable et une mort terrifiante : Je n’ai pas envie de vivre / et j’ai peur de la mort.30
28
Ibid., p. 140. Ibid., p. 151. 30 Ibid., p. 117. 29
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Au premier coup d’œil, nous avons affaire à un alexandrin bien équilibré, la fin de chaque hémistiche étant marquée par l’antithèse « vivre / mort » ; en lisant de plus près, cependant, on découvre treize syllabes sans un seul e caduc à omettre. Pour rétablir le rythme dodécasyllabe on est obligé d’appliquer l’apocope à l’un des e masculins (« je », « de »), procédé non inouï dans les Poésies ; parmi douze alexandrins on retrouve ce vers qui exige la même entorse : Je suis le chien blessé, / le technicien d(e) surface31
Se permettre cette licence dans le vers original entraînerait une incohérence ; si l’on préserve le second « de », que faire du premier ? Introduire un conflit au sein du vers entre « envie d’ vivre » et « peur de la mort » ou faire violence au « je » : J(e) n’ai pas envie de vivre / et j’ai peur de la mort.
Scansion qui ne satisfait qu’à moitié, car Houellebecq aurait pu écrire « J’ai pas envie de vivre » sans choquer l’oreille du lecteur habitué au ton familier de certains vers. On soupçonne que c’est l’indécidabilité même de ce vers sur le plan formel qui fait son importance à l’expression du désaccord entre une structure censée protéger de la souffrance et le « je » du poète en proie à l’angoisse. D’autres exemples démontrent la valeur de l’hésitation métricosyllabique dans le vers houellebecquien, comme ce distique tiré de Renaissance : Si je n’avais pas d’enfants / moi je ferais pareil, On a parfois autant / de journées de soleil.32
Encore une fois, on croit avoir affaire ici à deux alexandrins, impression renforcée par la rime interne qui semble annoncer la césure. Le premier hémistiche, cependant, présente sept syllabes ; puis, après avoir élidé le premier « je », on est obligé de prononcer le second, sans lequel le décompte syllabique ferait défaut. Respecter la métrique (« croyez à la structure ») ou préserver la cohérence du sujet poétique dans son texte ? Cette tension nous amène au cœur des Poésies : les 31 32
Ibid., p. 196. Ibid., p. 222.
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relations épineuses du poète avec une société dans laquelle il n’a pas sa place, où sa valeur sociale, sexuelle ou économique est au mieux instable, au pire, proche de zéro. La précarité du « je » s’exprime en tête du quatrain suivant : Je suis difficile à situer Dans ce café (certains soirs, bal) : Ils discutent d’affaires locales, D’argent à perdre, de gens à tuer.33
Le lecteur conscient du rythme trébuche au troisième vers, comme si le texte articulait les mêmes incertitudes. Le contexte octosyllabique est plus ou moins clair – même au quatrième vers où l’on recourt à la coupe épique – mais le troisième vers contient deux e caducs. Prononcer les deux nous donnerait neuf syllabes, les omettre, sept, comme si le poète mettait à l’épreuve notre dévotion à la structure. Doit-on accepter une incohérence dans la réalisation (retenir l’un, négliger l’autre) commise au profit d’une structure transcendante, abstraite, ou vaut-il mieux plutôt reconnaître l’impossibilité, l’inutilité de trancher, préservant dans notre appréciation simultanée de plusieurs lectures potentielles la position incertaine du poète dans la structure sociale ? Les deux acteurs dans ce conflit, l’individu et la société, provoquent en effet des scansions variables. L’être humain, d’abord, est le plus souvent réalisé avec apocope : Au milieu d’êtr(es) humains / toujours renouvelés34 Les êtr(es) humains se croisent, / on sent glisser leurs corps.35 Est-il vrai que parfois / les êtr(es) humains s’entraident36
Dans « Système sexuel martiniquais », au contraire, le poète se retrouvant sur les marges de la promiscuité estivale, la valeur métrique de l’individu se déstabilise d’un vers à l’autre : Ainsi les êtr(es) humains / échangent leurs muqueuses Avant de tout ranger / dans les valises en fibre, C’est ainsi qu’ils expriment / leur statut d’êtres libres
33
Ibid., p. 241. Ibid., p. 12. 35 Ibid., p. 14. 36 Ibid., p. 165. 34
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Et leur humanité / interchangeable et creuse.37
Le caractère aléatoire, imprévisible de la réalisation prosodique de l’être représente précisément l’interchangeabilité creuse des individus dans le corps social. Qui plus est, le mot « société » se scande différemment sur deux pages contiguës, avec synérèse d’abord puis diérèse dans un contexte octosyllabique : La soc(ié)té pourrit, / se décompose en sectes38 Pourquoi tous ces gens réunis ? C’est la soci-été humaine39
Cette incohérence représente les facettes opposées d’une société qui entraîne tantôt la cohésion tantôt la division ; ainsi se déroule dans la forme même du texte le drame du conflit insoluble entre l’être humain et la structure sociale qui devrait le protéger du suicide mais qui l’y incite au contraire. C’est un drame qui se joue en microcosme entre une structure métrique absolue et des éléments textuels qui sont, comme le poète, « difficiles à situer ». S’ajoute au drame social celui du doute métaphysique. Fidèle au modèle baudelairien, le poète est rongé par le soupçon que tout est vanité en l’absence d’une entité divine conférant un sens à l’univers. De même, l’apparence aléatoire des scansions nous amène à mettre en cause le caractère absolu de la structure métrique qualifiée d’obsolète par ses détracteurs. Les procédés déstabilisants que nous avons déjà repérés soulignent ainsi le conflit de l’individu non seulement avec la société mais aussi avec son angoisse existentielle. On voit, par exemple, le poète chercher en vain une logique rassurante : Il traverse la nuit / à la recherch(e) d’un sens.40
Ici l’incohérence de la valeur métrique des deux e renforce l’impression inquiétante de hasard que le poète cherche à fuir. Ailleurs, persuadé que « Le ciel est vide41 », il passe en un instant du sen37
Ibid., p. 41. Ibid., p. 178. 39 Ibid., p. 179. 40 Ibid., p. 14. 41 Ibid., p. 252. 38
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timent d’une solitude cosmique aux premiers gestes suicidaires : S’il (y) a quelqu’un qui m’aim(e), / sur Terre ou dans les astres Il devrait maintenant / me faire un petit signe Je sens s’accumuler / les prémic(es) d’un désastre, Le rasoir dans mon bras / trace un trait rectiligne.42
Dans La Poursuite du bonheur le doute métaphysique s’accompagne d’un alexandrin typiquement hugolien (4/4/4), écho ironique d’une croyance lointaine : Est-il vrai qu’en un lieu / au-delà de la mort Quelqu’un nous aime // et nous / attend // tels que nous sommes ?43
Ce doute inspire au poète une nouvelle crise, son retrait du monde s’accompagnant de la première irrégularité métrique du texte, la disparition de deux e surnuméraires : Je parle de l’amour, / je n’y crois plus vraiment […] Personn(e) ne me regard(e), / je suis inexistant.44
A la page suivante, ces doutes entraînent la disparition de Dieu luimême, et la régularité formelle disparaît aussitôt en vers hétérométriques et en vers blancs (vv. 1, 3) : (12) (4) (12) (6)
La présence subtile, / interstitiell(e) de Dieu A disparu. Nous flottons maintenant / dans un espac(e) désert Et nos corps sont à nu.45
Les repères formels s’effilochent, ce qui inspire au lecteur la même impression de flottement dans le vide. Ensuite, le passage de la solitude au suicide, du doute au désespoir, suit sa logique fatale, et le poète dit ses adieux à ce monde : (12) (11) 42
Je veux penser à toi, / Arthur Schopenhauer, Je t’aime et je vois dans le reflet des vitres,
Ibid., p. 135. Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 165. 44 Ibid. 45 Ibid., p. 166. 43
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Le monde est sans issue / et je suis un vieux pitre, Il fait froid. Il fait très froid. Adieu la Terre.46
Encore une fois, la structure du vers se défait au moment de la crise. Là où le deuxième vers nous surprend avec seulement cinq syllabes avant la césure, le quatrième détruit de façon catégorique tout sentiment métrique avec ses trois phrases saccadées. Le lecteur, pour sa part, est parfois tenté d’abandonner sa recherche d’une cohérence prosodique, comme le poète exténué de ses angoisses : Je vais retrouver mes poumons, Le carr(e)lag(e) s(e)ra glacial Enfant, j’adorais les bonbons Et maintenant tout m’est égal.47
Le contexte octosyllabique des vers un, trois et quatre devient flou au vers deux, qui nous offre des possibilités de scansion entre six et neuf syllabes. Pour en arriver à huit, il faudrait éliminer l’un des trois : difficile, voire inutile, de trancher. Ce malaise semble être la condition inévitable de la foi dans la structure telle qu’elle est conçue et revendiquée dans Rester vivant. Réclamer la structure à tout prix aboutit à la reconnaissance de sa qualité artificielle, instable, mais dans le vers libre de « Confrontation » le poète persiste à affirmer que « nous avons besoin de croire à quelque chose / Qui nous dépasse, nous tire en avant48 », ainsi que dans le poème en prose « Paris-Dourdan » : « chaque homme a besoin d’un projet, d’un horizon et d’un ancrage. Simplement, simplement pour survivre49 ». Dans la troisième partie de Rester vivant, qui s’intitule aussi « Survivre », le poète affirme sa volonté de résister au désespoir vers lequel la société le pousse, et comme nous l’avons vu, c’est la structure du texte poétique, artifice ou non, qui soutient cette entreprise. Il n’en reste pas moins que, cette volonté s’affaiblissant, l’édifice du vers risque aussi de s’effondrer : J’étais parti en va / cances avec mon fils Dans une auberg // e de / jeuness // e extrêm(e)ment triste […] 46
Ibid., p. 167. Ibid., p. 71. 48 Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 175. 49 Ibid., p. 240. 47
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David Evans
Et la pluie gouttait dou / cement le long des murs […] Et j’avais envie de cesser de vivre.50
Ici, en l’absence d’un contexte métrique dominant, la recherche d’une forme reconnaissable, rassurante, est sans espoir. Après s’être habitué à l’élasticité syllabique du vers houellebecquien, le lecteur pourrait être tenté de lire ces trois premiers vers en alexandrins ; mais la tentative s’avère inutile, le poète renonçant à la lutte en même temps qu’à l’isométrie avec un vers décasyllabe. Après ces esquisses pour une étude approfondie de la poétique houellebecquienne, force est de constater que la lecture peu inspirée que la critique a voulu leur imposer ne convient guère aux formes versifiées des Poésies. Loin de représenter les vestiges d’un art désuet ou les fantaisies d’un versificateur insuffisamment doué, ces vers confirment l’observation très pertinente de Michel Collot, selon qui « le mètre est devenu pour la poésie moderne un horizon : un point de repère, certes, mais mobile et jamais atteint51 ». Le poète, qui reprend le même terme pour noter lui aussi que « l’horizon reste fluide52 », entretient des relations ambiguës avec la forme ; tiraillé entre un désir de protection et le besoin de liberté, il peut écrire l’éloge de la structure puis souhaiter tout d’un coup « Vivre sans point d’appui, entouré par le vide53 », et ceci dans un alexandrin des plus classiques. Accepter les divers défis des lectures thématiques que nous offre l’auteur de Rester vivant révèle dans les Poésies des complexités insoupçonnées qui alimenteront à coup sûr bon nombre de recherches ultérieures.
50
Ibid., p. 233. « Rythme et mètre: entre identité et différence », Protée, 18:1 (1990), pp. 75-80, p. 78. 52 Michel Houellebecq, Poésies, op. cit., p. 144. 53 Ibid., p. 144. 51
Lutte à 99F : La vie sexuelle selon Michel H. et son extension à Frédéric B. Nathalie Dumas Université d’Ottawa, Canada
Chez Michel Houellebecq et chez Frédéric Beigbeder, la sexualité n’est pas encore libérée du carcan que le pouvoir lui force à porter. La société occidentale semble donc tremper dans une sorte de misère sexuelle impossible à surmonter et ces deux auteurs semblent prendre un malin plaisir à laisser leurs personnages, principalement masculins, sombrer dans le plus profond désarroi. De sorte qu’à partir d’Extension du domaine de la lutte et de 99F une hiérarchie de la sexualité prend forme dans l’univers littéraire où l’amour et « l’entité couple » ont été exclus pour laisser place au pouvoir et à l’économie. « La difficulté, c’est qu’il ne suffit pas exactement de vivre selon la règle ». Houellebecq, Extension du domaine de la lutte.
Chez Houellebecq, la règle est ce qui régit toute ligne de conduite. Dans la société occidentale, l’individu vit alors, sous le contrôle de l’argent, à travers une multiplicité de règlements, de codes, de principes, de protocoles et de lois. Le personnage houellebecquien, qui se veut une représentation plutôt pessimiste du mâle occidental, n’échappe pas à cette réglementation sociétaire. Il semble même s’y complaire et s’y ancrer dans une sorte de lucidité fataliste. En fait, pour le narrateur et personnage principal d’Extension du domaine de la lutte, le domaine de la règle se révèle prendre une multitude de formes et opère selon une certaine complexité. La règle touche plusieurs facettes de la vie, dont le quotidien. Et en plus du travail, elle régente la moindre action aussi simple que puisse l’être les petits achats quotidiens. Le problème attribué à ce type de personnage se situe au niveau des temps libres. C’est donc là que réside la faille de la vie sociale bien remplie et c’est à ce moment que la règle se met en branle. En effet, le narrateur de ce roman n’a pas de véritables amis (mis à part peut-être le prêtre avec qui un certain « échange » a lieu)
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Nathalie Dumas
car Raphaël Tisserand ne représente rien d’autre qu’un collègue de travail, un compère d’infortune, un pourcentage dans l’univers du domaine de la lutte. Typiquement houellebecquien, le personnage mâle éprouve fatalement la solitude. Le narrateur explique son isolement en jetant le blâme sur l’individualisme présent dans la société d’aujourd’hui. « Mais au fond, autrui ne vous intéresse guère1 ». Voilà que le lecteur se retrouve lui aussi englobé dans l’univers houellebecquien: « Pourtant, vous n’avez pas d’amis2 ». Par extension, Houellebecq précise à son lecteur que l’individu formant la société contemporaine n’a plus d’amis et n’est plus capable de créer des liens interpersonnels durables. Il précise alors, par l’utilisation du vous, que la faille dont il était question au départ correspond à un moment de solitude et qu’à partir de là, ce moment de « sensation de l’universelle vacuité » est vécu non seulement par les personnages du roman, mais par son lecteur, voire par la société en général. « L’ennui prolongé n’est pas une position tenable : il se transforme en perceptions nettement plus douloureuses, d’une douleur positive ; c’est exactement ce qui est en train de m’arriver3 ». C’est donc au moment où l’individu a l’impression de « se noyer » dans toute cette vacuité que la règle ne suffira plus et qu’il entrera alors dans « le domaine de la lutte ». Dans ce premier roman, la sexualité est sans doute un des domaines les plus touchés par la règle et elle devient cette extension dont il est question dans le titre. Un prolongement de cette théorisation est également perceptible dans les autres romans de l’auteur. Dans Plateforme, où une apologie du tourisme sexuel est dressée, la misère sexuelle du mâle occidental est désormais sentie également chez la femme et ce roman présente un moyen pour y remédier. Le narrateur – il s’appelle Michel – montre que la sexualité devrait désormais être indifférenciée car, peu importe la race, tout le monde se ressemble à peu près physiologiquement. Il est certes possible de différencier les mâles des femelles ou de distinguer les classes d’âge mais la distinction s’arrête là. À partir de ce moment, un désir de pousser plus loin cette différenciation serait selon le narrateur à la limite d’un pédantisme lui-même lié à l’ennui. Et le résultat est probant car « l’être qui
1
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, J’ai lu, 1994, p. 12. Ibid. 3 Ibid., p. 49. 2
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s’ennuie développe des distinctions et des hiérarchies4 ». Dans Extension du domaine de la lutte, c’est effectivement l’effet de la solitude et de l’ennui, grouillant dans la faille, qui semble causer tout ce remueménage intellectuel. Il est certain que la solitude favorise la pensée, car pour Beigbeder dans L’amour dure trois ans, être seul est devenu une maladie honteuse. Pourquoi tout le monde fuit-il la solitude ? Parce qu’elle oblige à penser. De nos jours, Descartes n’écrirait plus : « Je pense donc je suis ». Il dirait : « Je suis seul donc je pense ». Personne ne veut la solitude, car elle laisse trop de temps pour réfléchir.5
Peu importe si l’ennui est derrière toutes les tergiversations mentales du narrateur d’Extension du domaine de la lutte ou de celui de Beigbeder, les deux auteurs semblent apprécier ce que l’un et l’autre produisent, ce qui amène un certain effet de résonance entre leurs romans qui peuvent paraître au premier abord assez éloignés mais qui après analyse sont assez similaires. Quoique la sexualité soit un autre système de hiérarchie chez Houellebecq, elle devient ainsi un second système de différentiation qui est indépendant de l’argent. Beigbeder, dans 99F, voit plutôt la société de consommation comme l’une des hiérarchies sociales possibles. Plus la consommation est grande, plus l’individu s’élève dans les rangs de la hiérarchie. La lecture des pages décrivant l’appartement d’Octave est suffisante pour illustrer le principe. Chez Houellebecq, le sexe et l’argent agissent en tant qu’indicateur dans deux systèmes qui semblent au premier coup d’œil fort éloignés, mais qui fonctionnent au fond de la même façon et qui finiront d’ailleurs par fusionner complètement dans Plateforme. Les deux systèmes fonctionnent de manière aussi « impitoyable » et leur effet est le même. « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolu6 ». Dans « Approches du désarroi », Houellebecq fait la démonstration par laquelle, à partir de deux critères numériques, qui sont le revenu annuel et le nombre d’heures travaillées, « il est possible d’établir une hiérarchie précise entre les statuts sociaux7 ». En compa4
Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 363. Frédéric Beigbeder, L’amour dure trois ans, Paris, Gallimard, Folio, 1997, p. 111. 6 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 100. 7 Michel Houellebecq, « Approches du désarroi », dans Interventions, Paris, Flamma5
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rant la société à un « hypermarché social », il décrit la société comme étant une « société de marché », c’est-à-dire un espace de civilisation où l’ensemble des rapports humains, et pareillement l’ensemble des rapports de l’homme au monde, sont médiatisés par le biais d’un calcul numérique simple faisant intervenir l’attractivité, la nouveauté et le rapport qualité-prix. Dans cette logique, qui recouvre aussi bien les relations érotiques, amoureuses, professionnelles que les comportements d’achat proprement dits, il s’agit de faciliter la mise en place multiple de rapports relationnels rapidement renouvelés (entre consommateurs et produits, entre employés et entreprises, entre amants), donc de promouvoir une fluidité consumériste basée sur une éthique de la responsabilité, de la transparence et du choix.8
Il est facile de remarquer, à la lecture de ses romans, ce jeu du calcul numérique qu’il semble particulièrement apprécier. Ainsi, pour sa théorie concernant l’existence d’une hiérarchie sexuelle, il classe différentes possibilités en deux catégories et qui ne concernent que le mâle occidental. Donc, après le rapport qualité-prix, nous voici devant le rapport fréquence-qualité. En effet, il y a la catégorie de la fréquence des relations sexuelles et la catégorie de la quantité de partenaires sexuelles9. La première catégorie se subdivise en trois sousclasses : il y ceux qui font l’amour tous les jours, ceux qui ne feront l’amour que cinq ou six fois dans leur vie et bien sûr ceux qui conserveront leur virginité toute leur vie. De même que, pour la deuxième catégorie, les deux sous-groupes contiennent ceux qui dans leur vie auront des dizaines de partenaires et puis ceux qui n’en auront aucune10. Ces catégorisations sont à la fois simplistes, extrêmes et ironiques. Dans l’univers houellebecquien, les personnages ont soit une vie sexuelle très active soit une vie sexuelle tout à fait médiocre, voire inexistante. Par conséquent, l’auteur a tendance à écarter la norme. Il est certain que pour démontrer le principe de sa théorie, il a avantage à exclure la norme pour bien mettre en valeur l’effet « paupérisant » de cette hiérarchie créant ainsi deux extrêmes qui font reluire l’exclusion et la misère sexuelle d’une certaine catégorie d’individus. Chez Houellebecq, la norme devient donc marginale. En fait, il exclut les rion, 1998, p. 63. 8 Ibid. 9 Nathalie Dumas, « Économie mondialisée, sexualité et numérisation dans l’œuvre de Michel Houellebecq » dans L’interculturel et l’économie à l’œuvre : Les marges de la mondialisation, Ottawa, Éditions David, 2004, p. 182. 10 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 100.
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gens qui ont une vie sexuelle satisfaisante, et ne tient pas compte des individus vivant en couple. Également, tout comme pour « l’entité couple », Houellebecq se débarrasse bien vite du concept d’amour. De sorte que, dans Extension du domaine de la lutte, il dissocie en fait l’amour de la sexualité. Nous en arrivons donc à la conclusion que dans ces catégories qu’il appelle aussi « loi du marché » , le sens de l’expression « corps social » se transforme simplement en corps au sens matériel du terme. Le corps ne servira ici que d’objet de plaisir, de lieu de plaisir, l’amour et les sentiments étant rapidement exclus. Dans Approches du désarroi, Houellebecq fait le point sur les critères qui ont permis de définir les standards de la sexualité et qui ont été propagés par « l’industrie du porno » puis ensuite dans les « magazines féminins ». Nous pouvons dire que ces standards qui sont pour la femme « âge – taille – poids – mensurations hanches – taille – poitrine » et pour l’homme « âge – taille – poids – mensurations du sexe en érection11 » sont aujourd’hui dans la publicité. C’est également ce qui est retrouvé chez Beigbeder qui explique tout le culte de la beauté et de la consommation. Il est même possible d’affirmer que la beauté devient également un système de hiérarchie sociale. En plus, comme chez Houellebecq, il en résulte une déshumanisation : les hommes deviennent les « produits d’une époque ». En effet, 99F fait un grief au système publicitaire et surtout aux conséquences qui en résultent. La société se modèle par la publicité en créant le désir. L’équation est donc très simple pour ces deux auteurs, la sexualité associée à l’argent donne comme résultat ce qu’est aujourd’hui la société contemporaine. L’amour, ce grand laissé-pour-compte, ce mal-aimé de 99F et d’Extension du domaine de la lutte, est ainsi traité comme un concept particulier. Houellebecq accepte que son raisonnement paraisse contradictoire ou à la limite incohérent, mais il préfère introduire le concept dans une définition bien spécifique. L’amour prend donc sa signification dans ce qu’il appelle « l’entité couple », et ce, en dehors de tout contexte social ou de « fragilité ontologique ». Au moins, il ne nie pas totalement son existence : « l’amour existe, puisqu’on peut en observer les effets12 ». Paradoxalement les effets sont difficiles à observer dans ce roman, et le personnage principal qualifie lui-même 11 12
Michel Houellebecq, « Approche du désarroi », op. cit., p. 66. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 94.
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l’amour comme un sentiment « rare », « artificiel » et « tardif ». Le concept s’oppose à la liberté des mœurs ce qui confirme ce que nous disions plus tôt, la sexualité et l’amour sont deux notions difficilement conciliables d’un point de vue de houellebecquien : « L’amour comme innocence et comme capacité d’illusion, comme aptitude à résumer l’ensemble de l’autre sexe à un seul être aimé, résiste rarement à une année de vagabondage sexuel, jamais deux13 ». Il n’y a que Tisserand qui aura, semble-t-il, cherché un « pseudo » amour jusqu’au bout. Chez Beigbeder, l’amour s’entremêle avec la sexualité car l’auteur ne fait pas à la manière de Houellebecq une dissociation distincte. Les concepts d’amour et de sexualité se transposent dans la prostitution. L’amour est possible mais « coûte 3000f », il y a donc une subdivision du terme « amour » et nous pouvons considérer l’amour à la Beigbeder comme un amour sexuel qui s’oppose à l’amour véritable. Ce dernier demande un effort afin de l’obtenir tandis qu’avec la prostituée, Octave se procure « du plaisir sans la douleur » et « du sexe sans sentiment ». L’amour véritable fait donc peur à ce personnage. Avec la prostituée, l’homme n’a plus à paraître meilleur qu’il ne l’est vraiment. La sexualité, quant à elle, montre le vrai de l’homme tandis que l’amour le range du côté du faux14. Chez Beigbeder, l’amour est délibérément refusé – ou plutôt refoulé – alors que chez Houellebecq, l’amour semble fuir les personnages comme s’ils étaient atteints de quelque infection contagieuse. Dans ce cas, il ne serait pas faux de dire que l’amour fuit la solitude et, qu’une fois écarté le concept de couple, il n’y a de place que pour la sexualité. Cette hiérarchie sexuelle houellebecquienne est donc tirée d’« un système basé sur la domination, l’argent et la peur15 ». Ce système, il l’appelle Mars et sa version féminine, appelée Vénus, serait basée sur la séduction et le sexe16. Nous sommes alors face à une conception moderne où la sexualité a été inventée pour la femme mais où les divisons sociales ont été faites pour l’homme blanc hétérosexuel. Dans Extension du domaine de la lutte l’individu se trouve alors évalué en plus de son efficacité économique, selon son pouvoir de séduction. 13
Ibid., p. 114. Frédéric Beigbeder, 99F, Paris, Grasset, 2000, p. 73. 15 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 147. Voir aussi Nathalie Dumas « Économie mondialisée, sexualité et numérisation dans l’oeuvre de Michel Houellebecq », op. cit., pp. 178-179. 16 Ibid., p. 147. 14
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C’est la double contrainte qui pèse sur l’homme houellebecquien. La psychiatre le confirme quand il demande au narrateur de ce roman depuis combien de temps il n’a pas fait l’amour. Le verdict est catégorique, c’est-à-dire qu’il est impossible pour un individu de prendre un réel plaisir à la vie, d’aimer la vie quand il n’a pas eu de relation sexuelle depuis deux ans. Le lecteur se retrouve donc devant deux systèmes qui sont tous les deux parfaitement libéraux, où dans l’un le licenciement est prohibé et dans l’autre l’adultère. À l’intérieur de ces systèmes, l’individu doit essayer de trouver sa place ou de trouver sa compagne de lit. Bien sûr, certains réussiront mieux que d’autres car ils ont accumulé une fortune considérable. Chez Beigbeder, Octave et ses confrères de travail ont un grand pouvoir économique, tandis que chez Houellebecq les personnages ne tendent plutôt qu’à un certain confort économique. Du côté sexuel, certains auront une vie érotique variée et excitante comme chez Beigbeder – nous sommes cependant encore loin de La Vie sexuelle de Catherine M. – mais cela se retrouve rarement dans le roman de Houellebecq. Il faut tout de même préciser que le personnage principal de 99F doit monnayer sa vie sexuelle. Pour se classer socialement du côté des gagnants, il faut performer sur l’un ou l’autre des tableaux et éventuellement en arriver à le faire sur les deux simultanément. Le côté des perdants équivaut, dans le système économique, à être sans emploi, au chômage et du point de vue sexuel, à être au « chômage sexuel », c’est-à-dire à être relégué à la solitude et à la masturbation. Chez Houellebecq, dans les deux systèmes, c’est l’extension du domaine de la lutte. Une extension qui s’étend à tous les âges de la vie et à toutes les classes sociales17. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’extension concerne principalement la sexualité car, depuis des décennies, l’individu est contraint à un monde où l’argent est « la réalité ultime ». La chance réside maintenant à gagner sur les deux plans, alors l’homme houellebecquien doit doublement performer : au niveau carrière et au lit. Beigbeder démontre aussi le côté hypocrite de l’amour qui, associé à la chance économique, amène inévitablement celle au point de vue sexuel. C’est à ce moment que les deux indicateurs de la théorie houellebecquienne commencent à se confondre. Chez Beigbeder « la plupart du temps l’amour est hypocrite : les jolies filles tombent amoureuses (sincèrement, croient-elles du fond du 17
Ibid., p. 100.
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cœur) de mecs comme par hasard plein aux as, susceptibles de leur offrir une belle vie de luxe18 ». L’argent prend ainsi pouvoir sur la sexualité et crée par la même occasion un ersatz d’amour. En plus de faire l’association amour-sexualité, il ajoute l’association argentsexualité, car pour Octave « tout s’achète ». Comment se fait-il alors que les deux narrateurs perdent à la fois sur les deux terrains ? Le personnage d’Octave a beaucoup d’argent et aurait donc la possibilité d’avoir une vie sexuelle très variée, mais il se limite à la même prostituée, qu’il finira par perdre, tout comme il a perdu la femme qu’il aimait d’un amour sincère. Perdant sur le plan sexuel, il le sera également doublement lorsqu’il perdra son avantage économique en prison. À la fin, chez Houellebecq, les personnages perdent systématiquement d’un côté comme de l’autre autant dans Extension du domaine de la lutte que dans Plateforme ou La Possibilité d’une île. Pour le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, sa « fusion ultime » n’aura jamais lieu et Houellebecq l’abandonne dans la forêt de Mazas. Pour Michel, dans Plateforme, la mort de Valérie l’amène à une vie de reclus en Thaïlande. Le peu d’avance économique qu’ils avaient bascule avec leur insuccès sexuel. Et Daniel1, malgré l’aisance financière, ne pourra pas vivre sans l’amour d’Esther et sans la possibilité de séduire, de sorte qu’il finira par s’enlever la vie. C’est ici que nous voyons qu’entre le système économique et le système sexuel la marge est plus mince que nous aurions pu le croire dans un premier temps. Il faut voir que les deux systèmes fonctionnent au diapason. C’est encore plus perceptible dans Plateforme, car il y a un échange direct entre ceux qui ont de l’argent et ceux qui possèdent le pouvoir de la sexualité. Ainsi, dans ce roman, le sexe se monnaye encore plus que chez Beigbeder. C’est bizarre, le prix du sexe… J’ai l’impression que ça ne dépend pas tellement du niveau de vie du pays. Évidemment, suivant le pays, on obtient des choses tout à fait différentes ; mais le prix de base, c’est à peu près toujours le même, celui que les Occidentaux sont prêts à payer. – Est-ce que tu crois que c’est ce qu’on appelle l’économie de l’offre.19
18 19
Frédéric Beigbeder, 99 F, op. cit., p. 72. Michel Houellebecq, Plateforme, op cit., p. 223.
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Il faudrait également tenir compte du fait que dans les pays où le tourisme sexuel est très populaire, comme la Thaïlande, cela profite également aux riches Orientaux. Si décidément la sexualité devait rentrer dans le secteur des biens d’échange, la meilleure solution étant sans aucun doute de faire appel à l’argent, ce médiateur universel qui permettait déjà d’assurer une équivalence précise à l’intelligence, au talent, à la compétence technique ; qui avait déjà permis d’assurer une standardisation parfaite des opinions, des goûts, des modes de vie.20
Il y a alors déplacement du concept d’Extension du domaine de la lutte à Plateforme. La sexualité comme second système de différentiation devient vraiment associée à l’argent. Pour connaître le succès économique, l’auteur donne plusieurs pistes, mais pour obtenir le succès sexuel les caractéristiques sont forts simples : il faut être beau et jeune. Nous retrouvons le même phénomène chez Beigbeder ; les gens courent après la beauté car « le monde est laid, à vomir », les gens veulent « être beaux parce [qu’ils veulent] être meilleurs » et « la chirurgie esthétique est la dernière idéologie [qu’il leur] reste21 ». Donc, si nous suivons leur raisonnement, une personne dépourvue de beauté a deux possibilités : la première, à la Beigbeder, est de se faire refaire le visage et si le résultat ne plaît pas, il y toujours la perspective houellebecquienne qui est de payer pour des services sexuels. Ces services sont offerts dans certains pays, comme par exemple la Thaïlande, par des gens qui possèdent la jeunesse et la beauté. Avec un effort monétaire, l’individu arrive à posséder d’une manière ou d’une autre la jeunesse, la beauté et la sexualité. Si nous prenons l’exemple de Tisserand dans Extension du domaine de la lutte, il semble que la prostitution ne soit pas une alternative envisageable car il refuse de devoir monnayer pour des gratifications sexuelles que la plupart des gens obtiennent gratuitement. Dans ce cas, aucune des deux perspectives ne devient une option et alors il choisit une troisième méthode beaucoup plus radicale : la mort. De plus, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte se décrit comme un être qui n’est ni beau, ni charmant, de là ses ressemblances avec Tisserand, mais du moins il représente un pis-aller pour les femmes. Il est également vu comme le « symbole d’épuisement vital » qui 20 21
Ibid., p. 307. Frédéric Beigbeder, 99 F, op. cit., p. 170.
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vit avec son propre fantôme. Un fantôme qui théorise et qui essaie d’expliquer le sens (ou souvent le non-sens dans son cas) qu’il doit donner à sa vie en tentant de se catégoriser lui-même dans l’une de ses propres théories. Le personnage principal de ce roman représente donc « le stéréotype de la misère sexuelle du mâle occidental22 ». Le mâle dont les frustrations, principalement sexuelles et surtout amoureuses, explosent et font ressortir le côté masochiste en lui. Ces mêmes frustrations poussées à l’extrême feront naître le côté sadique de sa personnalité. Nous voilà alors dans un domaine au-delà de la sexualité. Le narrateur ne voudra plus du sexe, de l’amour, de la beauté ou, comme il le dit du « vagin », il en viendra à désirer posséder un pouvoir de vie sur les femmes : Et tu peux, dès à présent, posséder leur vie. Lance-toi dès ce soir dans la carrière du meurtre ; […] c’est la seule chance qu’il te reste. Lorsque tu sentiras ces femmes trembler au bout de ton couteau, et supplier pour leur jeunesse, là tu seras vraiment le maître ; là tu les posséderas, corps et âmes.23
Dans The Function of the Orgasm, Wilhelm Reich soutient que l’agression provient du besoin de gratification d’un désir vital24. La tension sexuelle dans laquelle se trouvent les personnages chez Houellebecq fait monter ce besoin de satisfaction sexuelle. La position n’est alors plus tenable pour eux et, toujours selon Reich, ce désir d’agression noie complètement tout besoin d’amour25. Ce désir étant depuis longtemps évincé, nous l’avons vu, il laisse donc place à cette pulsion sadique qui transforme même le désir sexuel initial en désir de mort. Reich explique alors que cette montée de haine est un résultat du rejet du sentiment d’amour26. Il en résulte qu’après l’argent, le meurtre devient l’ultime ressource pour gravir les échelons du système hiérarchique de la sexualité et de son pouvoir. Le narrateur et Tisserand se rendront compte que le meurtre ne changera rien à leur situation et le sang ne changera abso22 Isabelle Rüf, « Michel Houellebecq organise l’orgasme » dans Le Temps, 1er septembre 2001. 23 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 118. 24 « Aggression is always an attempt to provide the means for the gratification of a vital need ». Wilhelm Reich, The Function of the Orgasm (1927), New York, Farrar, Straus and Giroux, 1973, p. 156. 25 « The need for aggression begins to drown out the need for love », ibid. 26 « Hate develops as a result of the exclusion of the original goal of love », ibid.
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lument rien à leur état de misère sexuelle perpétuelle. Houellebecq montre que son personnage principal est si faible qu’il donne l’idée de tuer à son compagnon, étant incapable lui-même de joindre la parole aux actes. Dans 99F, Octave se rendra également compte que le sang n’apportera rien de nouveau à sa situation et qu’agir à la Céline, en cherchant un bouc-émissaire, n’empêchera pas les gens de s’enrichir au profit des autres. Mais au-delà du sexe, le pouvoir de posséder par la vie, le corps de quelqu’un devient attrayant quelques instants car il ne s’agit plus de sexualité ou d’argent. C’est le pouvoir de vie ou de mort, pouvoir généralement attribué à Dieu, c’est donc du pouvoir à l’état brut.
Figures et transformations du corps féminin (en asexué) dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq Neli Dobreva EHESS à Paris
Dans la trame des figures féminines du roman Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, la sexualité, l’amour et le désir révèlent l’aliénation du monde et le morcellement progressif du corps. Or, le désir qui prend corps, saurait-il assujettir l’argument en démontrant une partie obscure, un reste d’intellect qui agit contre ses propres restes et va sombrer dans l’esthétique dépravée des corps asexués ? L’abus excessif du corps aurait marqué le déclin du désir – le pousse-à-jouir frénétique d’après des modèles, des images pornographiques, d’une souffrance silencieuse. La possibilité d’un monde subversif du désir s’ouvre alors dans la logique de l’éthique minimale. Dans le destin de chacun il n’y a rien d’extraordinaire sauf qu’il est toujours unique. Michel Houellebecq.
Michel et Bruno sont frères. Leur lien – la mère. Une tante, une grandmère, puis chacun de son côté – une compagne. Des femmes dont les corps ne sont pas anodins et qui vont se transformer d’objets érotiques en objets pornographiques. C’est à partir du moment où le désir surgit et prend corps pour opérer cette transformation que nous interrogerons l’opposition entre le corps érotique et le corps pornographique. La fonction du premier serait l’intention de donner âme au corps, tandis que le deuxième représenterait les descriptions des activités sexuelles non simulées. Trois conceptions nous aideront à argumenter notre idée de transformation des figures féminines : conception générale de l’art (valeurs littéraires, artistiques), conception émotionnelle (dégoût, excitation), conception morale (déshumanisation, objectification). Notre modèle d’analyse sera celui de la « personnification » étudiée dans « Penser la
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pornographie » par Ruwen Ogien1. Selon ce modèle, les personnages gardent une identité dans l’érotisme, alors qu’ils en sont dépourvus dans la pornographie. Enfin, le désir qui prend corps saurait-il assujettir l’argument, puisqu’il démontre une partie obscure, un reste d’intellect qui agit contre ses propres restes et qui va sombrer dans l’esthétique dépravée des corps asexués ? Les Particules élémentaires nous ouvre un monde intime, des destins qui peuvent se rapprocher de la vie de chacun. Or, la question qui se pose est celle de savoir comment, ou par quelle logique, le corps ardemment désiré, adoré de la personne proche peut régresser jusqu’à l’état de déchet, de reste inhumain ? Le chemin d’accès de notre interrogation sera la perception de la sexualité et la mise en valeur d’une poïétique corporelle propre au roman. Dans son étendu, le roman nous décrit les personnages principaux, féminins comme masculins, ayant quarante ans et un hiatus avec leurs corps. Les deux frères, Michel et Bruno, sont décrits comme confrontés au corps : corps de l’autre, corps propre (de soi). En ce qui concerne Michel : « Il venait d’avoir quarante ans : était-il victime de la crise de la quarantaine ? […] En outre, cette fameuse « crise de la quarantaine » est souvent associée à des phénomènes sexuels, à la recherche subite et frénétique du corps de très jeunes filles. Dans le cas de Djerzinski [Michel], ces considérations étaient hors de propos : sa bite lui servait à pisser, et c’est tout2 ». Pour Bruno, c’était sûr : « Bruno, lui, était certainement victime de la crise de la quarantaine. Il portait des imperméables en cuir, se laissait pousser la barbe. Afin de montrer qu’il connaissait la vie, il s’exprimait comme un personnage de série policière de seconde zone ; il fumait des cigarillos, développait ses pectoraux3 ». Le fil conducteur donc : le corps, le désir qui prend corps, la sexualité, la vie. Que demande alors un homme ou une femme de 40 ans à la vie sinon un plus-de-jouir, une plus-value débordante : un homme, écrit Houellebecq, victime de la crise de la quarantaine demande juste à vivre, à vivre un peu plus ; il demande juste une petite rallonge4.
1
Ruwen Ogien, Penser la pornographie, Paris, PUF, 2003. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 21. 3 Ibid., p. 23. 4 Ibid. 2
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Or, du côté de cette interprétation masculine, nous sommes introduits dans les boudoirs d’un univers féminin. Janine, la mère de Michel et Bruno, l’image féminine qui les unit à tout jamais, est décrite comme une libertine qui connut la vie sans limites, la jouissance dans la souffrance, le mal dans le bonheur. Ce fut une femme ordinaire dans son espèce, qui vit aujourd’hui derrière un visage ridé et a réellement assisté à ladite révolution sexuelle, évoquée dans le roman5. Cependant, rien d’exceptionnel dans cette image car une représentation commune d’un monde libertin fantasmatique aurait nourri depuis toujours le comportement de certains milieux. L’image de la garçonne, de la putain à vertus artistiques, de la Parisienne sophistiquée, sont des figures qui furent ancrées aussi bien dans la littérature que dans le paysage mondain de l’époque. Quand Janine rencontre le père de Bruno, Serge Clément6, il ne saurait être son amour à la vie et à la mort mais le garant de plus de pouvoir et de plus de jouissance. Un autre homme, Marc Djerzinski, aura joué son rôle dans la naissance de Michel. Janine, mère, mais femme d’abord, se heurte dans le sens de sa propre existence et ne s’arrête pas dans l’enclos de la vie familiale. Elle rejoint des Américains de passage en France, des « communautés, […] basées sur la liberté sexuelle et l’utilisation des drogues psychédéliques, censées provoquer l’ouverture de la conscience ». Janine serait ainsi un axe, un point de pivot, une Femme (avec un grand « F ») qui produit le symptôme du corps, non pas comme une Femme, mais comme plusieurs à la fois. Le corps va devenir ainsi ce par quoi l’on tient l’homme, sa vérité et son destin. Pour paraphraser Jacques Lacan : « l’homme a un corps et c’est par le corps qu’on l’a ». Chez Janine, on découvre la figure féminine qui efface les limites du corps : son corps désiré, animé d’une pureté amoureuse, objet d’un érotisme insensé et presque divin, se transforme en déchet, en reste humain, répulsif jusqu’à l’état animalier le plus rejeté : un être terreux, asexué. Janine serait à la fois le point de départ et le point de retour de ses deux rejetons dont le sort est déjà jeté. La vie des deux (demi) frères va se tisser dans une trame de figures féminines dont la portée imagière sera pour toujours leur mère, leurs grand-mères, même après des années de distance.
5 6
Ibid., p. 26. Ibid., p. 27.
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C’est à la grand-mère maternelle que revient de s’occuper de Bruno : « il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassée, sèche, qui le prenait par la main7 ». Des relations tendres et dévouées, à la fois déchirantes, les liaient, et il ne se serait pas passé de sa chaleur maternelle, qui finissait par lui manquer. « Le dimanche matin elle [la grand-mère] se levait un peu plus tard ; il allait dans son lit, se blottissait contre son corps décharné. Parfois il s’imaginait armé d’un couteau, se relevant dans la nuit pour la poignarder en plein corps ; il se voyait ensuite effondré, en larmes, devant son cadavre ; il s’imaginait qu’il mourrait peu après8 ». La seule trace visible, déchiffrable, serait le corps : Bruno devient obèse par le gavage non plus maternel, mais grand-maternel. La grand-mère, elle seule, trouve plaisir dans la préparation de gourmandises, désespérée par ailleurs de « sa vie qui terminait si mal ». Sa fin sera banale, presque naturelle, son corps ne résistera plus aux influences du monde (elle meurt brûlée par l’huile avec laquelle elle préparait les délices pour l’obèse Bruno). Bruno sera hanté, jusqu’à une époque très avancée, par l’image de sa grand-mère, il lui parlera, il l’écoutera jusqu’à l’entrée dans la vie adulte. La grandmère incarne ainsi non seulement le statut protecteur de la mère, mais aussi ce désir du corps maternel qui échoue dans le ravage face à l’impossible objet du désir. De son côté, Michel vécut lui aussi sous le toit de sa grand-mère, paternelle cette fois. Il a également connu le mal de vivre. Un jour, finalement, les deux frères se rencontrent. Ils deviennent même proches. Tous les deux restent fidèles à leurs grand-mères mais en sont aussi aliénés. Parce qu’ils ont été élevés par leurs grand-mères, ils ont substitué au désir du corps maternel, le désir du corps de la grandmère. Dans un dégoût et avec ravage contre la figure maternelle, le corps de la grand-mère, érotisé et fantasmé, est rejeté par des pratiques pornographiques : la dégradation du corps de la grand-mère les heurte à un désir impossible dont le dénouement serait la jouissance autre. Les femmes qui vont apparaître dans leurs vies seront des corps désirés, des êtres recherchés, mais fatalement de mauvaises rencontres. La figure de la femme va défiler dans une diachronie de corps en transformation. Il y aura quelque chose de l’ordre du ravage contre la figure de la mère à travers les difformités des grand-mères, décrites 7 8
Ibid., p. 40. Ibid., p. 47.
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dans une régression incontournable. Dans la vie de Michel, il y aura un hiatus entre ses premières rencontres fantasmatiques avec le corps de la jeune Annabelle et avec celui, réel, d’Annabelle vingt ans après. Annabelle, c’est la métaphore d’un corps qui fait partie de son époque. Beauté plastique, sans défaut, fantasmée. Même dans la pensée d’Annabelle qui devenait « incorporée », qui prenait corps de son corps, il y aurait la banalité d’un corps rêvé, instrumentalisé. La question de l’amour ne se pose pas, tout est de l’ordre de la rencontre des corps, d’une causalité. À la rencontre de Michel « elle se trouvait en présence du grand amour9 ». Serait-ce de l’ordre de l’amour ? Tout laisse à penser que l’on apprend à reconnaître l’amour par le corps, par cette interaction des corps qui provoquent en eux-mêmes les émotions : le goût, le dégoût, le plaisir et le déplaisir. Or, y aurait-il un corps fondateur de ces émotions ? Houellebecq va introduire une hypothèse scientifique (l’observation du comportement des rats en laboratoire) et donc une hypothèse qui va objectiver le corps en le privant de sa subjectivité humaine, mettant en cause « la privation du contact avec la mère pendant l’enfance ». Michel est devant l’interdit du corps, entre lui et Annabelle : « Il se sentait blanchâtre, minuscule, répugnant, obèse10 ». Son corps représenterait la souffrance du monde, celui d’Annabelle sa réussite. Si Jacques Lacan a insisté dans son Séminaire sur le fait que « le rapport sexuel n’existe pas », ne serait-ce justement parce que les humains se rencontrent uniquement par leurs corps marqués par une mauvaise rencontre ou par les corps qui (l’) ont manqué(e) celle-ci. Les corps sont ainsi sexués, mais non pas les humains. Pour Bruno de même : sa pensée était fixée sur son corps, c’était lui qui lui donne l’image de la vie. Se maintenir en vie, c’était entretenir son corps et rencontrer le corps de l’autre : « Il [Bruno] allait régulièrement au Gymnase Club, et franchement, pour un homme de quarante-deux ans, il ne se trouvait pas si mal11 ». Puis, il nourrissait ses envies du corps par la jouissance frénétique d’ images pornographiques de films, par l’habitude de fréquenter des prostituées. Sa première rencontre dudit amour était avec une fille obèse, Annick, « franchement pas belle » qui s’est refusée d’habiter son corps en se donnant la mort. La tenta-
9
Ibid., p. 56. Ibid., p. 59. 11 Ibid., p. 101. 10
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tive de Bruno de fonder une vie familiale était catastrophique, elle aussi, et s’est terminée par un déni. La vie de Michel tournait aussi autour de la perception du corps du seul être aimé. La fin de sa grand-mère l’amène à l’observation d’un fait simple – le corps médical : « cette chair dénudée, ridée, blanchâtre, terriblement vieille. […] Avec ses longs cheveux gris dénoués, ce n’était plus tout à fait sa grand-mère ; c’était une pauvre créature de chair, à la fois très jeune et très vieille, maintenant abandonnée entre les mains de la médecine12 ». Il connut en ce moment non pas la transformation d’un seul corps, mais la transformation de tout vivant, une logique simple qui le hanta à tout jamais. Vingt ans plus tard ce même corps fera l’objet de ses retrouvailles avec Annabelle, ce même corps sera reporté sur l’image d’Annabelle lors de l’excavation de sa grandmère. Au cimetière, vingt ans plus tard, Michel sera encore une fois seul avec sa grand-mère. Au bout de vingt ans, le corps s’inscrit dans le registre d’un désir brisé, d’une transformation à tout jamais, où l’amour, la sexualité, sont dénués de sens. La confrontation à la mort rend toujours compte de l’état de choses, ou sombre dans le délire. Nous sommes toujours enclins à donner âme au corps pour qu’il vive, pour que le désir ne s’arrête pas, pour qu’on garde la jouissance du corps jeune. Or, l’abus excessif du corps aurait marqué le déclin du désir, un pousse-à-jouir frénétique d’après des modèles inscrits dans les images pornographiques d’une souffrance silencieuse. Ce sera le cas de Michel et Annabelle. L’amour pour Michel représente quelque chose qu’il a manqué, qu’il a connu de la part de sa grand-mère, mais c’était tout. Serait-ce par le biais du corps, cet amour-là, à qui, adolescent encore, il a dû renoncer puisqu’il n’acceptait pas son corps. Il n’était plus capable de rien, ce n’était même plus une histoire de corps. Le trop de perfection du corps d’Annabelle l’avait poussé dans le gouffre de l’étude du corps scientifique. Sa jouissance, il l’avait trouvée dans l’observation et la recherche scientifique. Sa vie professionnelle, c’était tout, il n’y a pas eu d’autre chose. Or, les vingt ans écoulés de la vie d’Annabelle faisaient partie d’une histoire du corps parallèle. Elle a beau avoir connu les enjeux du corps, rien ne l’a amenée à reconnaître l’amour. Il était là, avant même qu’elle n’ait jamais pu l’admettre – à attendre Michel. Anna12
Ibid., p. 90.
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belle se trouvait dans la situation d’Annick, le premier amour de Bruno. Le soir, elle lit, elle se prépare des infusions, des boissons chaudes13. Cloîtrées chez elles, les deux femmes ont connu quelque chose de commun : Annick ne supportait plus le poids du monde enfermé dans son corps lourd et difforme ; Annabelle était incapable de soutenir le désir de l’autre pour son corps objectivé, relatif à celui qui fait l’abject de la pornographie. Elle en fait part à Michel : « Même la sexualité a fini par me dégoûter ; je ne supportais plus leur sourire de triomphe au moment où j’enlevais ma robe, leur air con au moment de jouir, et surtout leur muflerie une fois l’acte accompli. Ils étaient minables, veules et prétentieux. C’est pénible à la fin, d’être considérée comme du bétail interchangeable – même si je passais pour une belle pièce, parce que j’étais esthétiquement irréprochable, et qu’ils étaient fiers de m’emmener au restaurant14 ». Pour Annabelle, son corps est un outil, il lui reste encore un dernier espoir, quelque chose pour s’accrocher à la vie et essayer d’être heureuse. Elle veut un enfant, du moins elle le demande. Son désir d’enfant est peut-être le dernier signe qu’elle pourrait être autre chose qu’objet du désir, avant de se transformer en corps asexué, fluide. Serait-ce une volonté de transformer son corps, une volonté de s’accrocher à la vie ? Ils essaient. Hélas, le corps humain est assujetti à d’autres lois et non uniquement à celle du désir. La sexualité, l’amour, le désir s’avèrent d’un autre ordre : une aliénation du monde qui n’a plus lieu d’être au sujet du corps. Le couple qui se forme, non plus par amour ou par un enlacement érotique des corps, mais par un acte sexuel à terme reproductif, devient inhumain même dans le but de donner vie. La monotonie d’une vie à deux est maintenue pour donner jour à un corps et non à un être humain. Annabelle insiste : « Fais-moi un enfant. J’ai besoin d’avoir quelqu’un près de moi15 ». Michel accepte avec une froideur qui n’est plus humaine ; lui-même s’objective, il réagit en scientifique : « On fait un enfant, ou on ne le fait pas […]. J’accepte16 ». Or, une transformation rapide et insaisissable envahit le corps d’Annabelle. La seule façon de rester maître de son corps, de rester un corps désiré, est alors le suicide. Il n’y a pas d’autre logique. Après avoir sombré dans le coma Annabelle se transforme en corps heureux, 13
Ibid., p. 234. Ibid., p. 233. 15 Ibid., p. 274. 16 Ibid., p. 275. 14
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épanoui. « Son visage aux yeux clos, juste un peu plus pâle que d’habitude, semblait infiniment paisible17 ». Elle se transforme en preuve de bonheur pour Michel ; le corps d’Annabelle prend un élan expressif. Le leurre de ce bonheur marque le dernier trait humain de l’être sexué. Maintenant Annabelle est un corps pur, faisant partie de l’état des choses. Elle l’a désiré, maintenant c’est fait. Il n’y aura pas d’autres transformations. Du moins pas pour elle. Or, l’importance de cette transformation sera renforcée par le dernier souvenir de Michel, juste avant sa disparition, évoquant Annabelle. Sans confusion, il est entremêlé avec celui de sa grand-mère : « [le 31 décembre 1999] A plusieurs reprises sa mémoire fut traversée par des images d’Annabelle, adoucies et paisibles ; des images, également de sa grand-mère18 ». Dans une logique comparable, le même souvenir va hanter Bruno tout au long de son histoire. La figure de sa grand-mère revient dans ses récits d’enfance et dans ses fantasmes sexuels ainsi que l’image de leur mère19. Mais ce retour imagé est non seulement le retour d’un signifiant fort important, mais il est aussi incorporé. L’image prend corps, en effet, pour être toujours un point de départ, une référence et un point de retour. Dans sa vie, Bruno va souffrir de cet effet du corps en se tournant justement vers ce qu’on a annoncé comme définition : la jouissance du corps à partir des images de l’acte sexuel, non simulées. Il ne trouve pas d’autres sources, il se refuse d’autres jouissances. Il prend la première possibilité venue, il est frustré. Il cède à son désir, il fait des propositions à des élèves de sa classe, il se marie même. Dans cette jouissance autre, il s’est fait victime de ses propres fantasmes du corps. Pour une fois il a réussi, ou peut-être la vie l’a voulu ainsi : il rencontre Christiane. Il la rencontre en criant sa souffrance, son droit à la jouissance : dans le lieu de vacances, un lieu fameux, connu pour sa pratique de jouissance des corps. Bruno s’impose, il surprend l’acte sexuel de deux inconnus. Il entre dans le jacuzzi, il vient déranger, il vient dénoncer sa souffrance. Christiane vient à lui, Bruno accepte. De la souffrance, Christiane en sait quelque chose. Elle agit en corps qui se prête à la jouissance, la sienne ou celle de l’autre. Elle n’arrive pas non plus à donner réponse à l’avènement de la vie. Elle est rejetée par une logique incompréhensible. 17
Ibid., p. 283. Ibid., p. 294. 19 Ibid., p. 141 et p. 147. 18
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La rencontre de Bruno avec Christiane est une rencontre de corps qui portent la marque de l’abjecte de la vie. La première émotion, qu’ils peuvent éprouver l’un envers l’autre, passera par un sentiment de dégoût. Le sentiment amoureux sera autre chose : un sentiment éduqué par la jouissance du corps. Une compassion qui, potentiellement, pourrait se transformer en amour par le biais du corps. Or, celuici fait apparaître les incidences du temps ; son corps est souffrant. Mais, comme dans un pressentiment, elle se donne à la vie avec Bruno de toute la générosité dont elle est capable. À quarante ans, elle initie Bruno à des modes de jouissance auxquelles il n’a jamais eu accès. « Tu as le droit de jouir et d’être heureux », dit-elle. Dans cette démarche, il y aurait quelque chose qui va à l’encontre, et avec ironie, des exigences que la société leur impose : elle dénonce l’esprit d’aventure et de séduction. Et c’est dans cette même société, comme en marquant son déclin et en criant son artificialité, son leurre, que le corps de Christiane ne supporte plus le poids de la vie. Dans une mise en scène sadienne, dans une société qui a poussé à bout l’intellect humain, le corps, perd sa totalité, il devient morcelé. Lors d’une de ces nombreuses orgies auxquelles Christiane et Bruno prennent part régulièrement, sociologiquement classifiées de « club d’échangistes », tout avenir de leur bonheur va se réduire à un corps asexué, morcelé, coupé en deux. Il existe peu de situations dans la vie de chacun qui marquent un avant et un après dans son histoire, tel un accident qui change tout. Christiane sera paralysée des jambes20. Ce symptôme du corps, à venir, morcelé fait surgir le réel en tant qu’impossible à supporter. La « perspective du déclin physique », « de vivre dans un corps amoindri21 », prend les traits de l’inhumain, d’un reste que l’intellect ne peut plus englober. La demande de réponse de l’autre tarde, Bruno hésite. Comme Annabelle et Annick, Christiane ne trouve pas les moyens de supporter cette transformation, ce refus de la vie par son corps entier. Elle se tue. Le corps de Christiane se transforme en son double solidifié où cristallisaient son âme, son amour et son désir, comme dans une cavité transparente mais impénétrable. Bruno rentre à l’asile psychiatrique, il y est revenu pour n’en ressortir que pour veiller au chevet de sa mère mourante et assister à l’enterrement. Comme un fluide, sous l’effet des psychotropes, Bruno n’est plus dans un corps humain : sa 20 21
Ibid., p. 246. Ibid., p. 248.
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sexualité a disparu, les balbutiements qu’il sort sont d’une agressivité atavique et animalière. À l’occasion, il rencontre Michel. Le seul lien qui reste entre les deux serait le dégoût commun de ce tas de restes humains qui leur a donné la souffrance du monde : Janine, leur mère, « la créature brunâtre, tassée au fond de son lit22 ». Avec la mort de Janine, une transformation irréversible des corps s’opère : plus aucun désir, aucun sentiment, aucune frustration ne peuvent être reprochés. Le corps était là pour jouir, pour donner corps à un autre corps, la vie était structurée ainsi. Ni Michel, ni Bruno n’ont réussi à faire de même. Le fantasme du corps parfait les a menés lentement mais sûrement vers leur régression physique et mentale. Maintenant leur devenir est sûrement celui d’un corps morcelé, délirant et asexué. La seule responsable de leur malheur n’existe plus, du moins pas physiquement. Maintenant, ils peuvent porter leur agressivité contre euxmêmes, il n’y a personne d’autre. Ainsi, la narration démontre par quel moyen les figures féminines ont évolué d’un objet du désir, de l’amour et de l’érotisme jusqu’à la formation d’une histoire propre de leurs corps. Et si l’idée de la pornographie était évoquée, il est temps d’illustrer qu’il s’agit d’un rapprochement conceptuel de la notion de pornographie et non pas d’une analyse historique ou sociologique de la réception de l’image (sexuelle) du corps. De même le concept de la pornographie est pensé comme trait qui s’applique à des situations particulières du corps en se rapportant à des aspects universels. Celles-ci concernent la réflexion de Houellebecq sur la condition féminine choisie dans le roman et les conséquences qui en découlent. Dans cette interprétation, le désir au féminin est présenté comme point de régression du désir du corps par le biais de l’appréciation de son image. L’avènement du corps (sa sacralisation) est confronté à sa propre image, d’où le refus du corps, son instrumentalisation au service d’une jouissance frénétique, pornographique, sans pour autant aboutir à une vie satisfaisante, encore moins heureuse. Ce que le sujet n’arrive pas à admettre, c’est la transformation du corps : de l’objet du désir en abject du désir. De fait, il est incapable de supporter la vie. En outre, le livre est traversé par la suggestion de la notion de pornographie en tant que condition du juste, opposé au bien avec
22
Ibid., p. 255.
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l’argument de l’éthique minimale, proposé par Ruwen Ogien23, et qui s’applique à l’histoire subjective de l’être humain. Certainement la conceptualisation de la pornographie poserait un problème parce que le terrain d’exploration se trouve forcément ancré dans une démarche sociologique ou historique du corps. Néanmoins, nous pouvons nous tenir à l’utilisation de l’image non simulée de l’acte sexuel pour la provocation de la satisfaction du corps. Selon cette conception, parmi les nombreux énoncés de la pornographie, nous sommes confrontés au moment où il n’y a plus de désir. Elle peut être considérée aussi comme usage pervers de la sexualité. Or, la problématique des figures présentées dans ce livre est qu’elles sont sujettes au ‘trop’ du désir, à la plus value du désir du corps. Il y aura donc quelque chose de l’ordre du substitut du désir par le corps. Le désir s’arrête là où le corps prend pouvoir sur la jouissance. Ce pouvoir du corps va aussi annuler la sexualité puisqu’il ne s’agira plus d’un être sexué mais d’un corps asexué. D’où l’existence subjective dans la logique de l’esthétique sadienne, qui demande une sorte de juxtaposition continuelle des corps. Et, à ce sujet Houellebecq fait le rapprochement d’une logique spécifique de l’art avec l’affirmation de l’héritage hippie, le serial killer, le body art des actionnistes viennois et l’œuvre de Sade24. Le point de capiton de ces relations glisse explicitement dans la logique de la condition humaine questionnant toute relation de figures qui forment le double de la sexualité, de l’amour et du désir. Le désir est pensé avec le plaisir, la sexualité avec la condition de l’être asexué, l’amour non pas avec la haine, mais avec le dégoût. Houellebecq en conclut qu’« en soi le désir – contrairement au plaisir – est source de souffrance, de haine et de malheur25 ». Dans ce cas, dès que nous sommes confrontés aux enjeux du corps entremêlés avec la sexualité, il y a quelque chose de l’ordre de la pornographie et qui diffère de l’érotisme. Or, dans le sens des figures féminines, une transformation s’opère, et elles deviennent de plus en plus aliénées, et à leurs personnages et à leurs corps. Finalement, elles deviennent des corps morcelés et sans identités. Et cela dans le sens de l’isolation d’un corps érotique de ce que l’on peut appeler corps pornographique. « Les hommes et les femmes qui fréquentent les boîtes pour couples renoncent rapidement à la recherche du plaisir (qui demande finesse, sensibilité, 23
Ruwen Ogien, Penser la pornographie, op. cit., p. 74. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 211. 25 Ibid., p. 161. 24
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lenteur) au profit d’une activité sexuelle fantasmatique, assez insincère dans son principe, de fait directement calquée sur les scènes de gang bang des pornos “mode” diffusés par Canal+26 ». Notre attention est attirée ainsi sur un effet négatif des mimétismes des acteurs de films pornographiques, comme annulation complète du désir, jusqu’à l’effacement du plaisir. Néanmoins, Bruno a connu le désir et le plaisir après des années d’expériences liées à des actes pornographiques. Ceux-ci lui auraient suffi pour vivre, pour lui c’était juste. À cet état de choses, nous pourrions opposer une conception radicalement différente de celle qui vise à condamner l’usage (pornographique) de la sexualité. Cette transformation se réalise par le biais de la disparition du désir qui prendrait corps pour devenir corps-œuvre ou corps-objet. L’attribution poïétique de l’âme au corps est ainsi donnée ou supprimée. Or, ces deux corps font l’objet d’une construction réelle, ancrée dans le quotidien. La question à poser est celle de savoir par quelle logique nous en sommes arrivés là ? S’agirait-il d’une pathologie sociale spécifique ? Contrairement à ce que Houellebecq souligne27, nous sommes enclins à conclure qu’il n’y aurait pas de facteur social dans l’emprise du désir et du plaisir par le corps, justement parce que ce qui est sociologiquement déterminé doit faire face à ce qui est sociologiquement correct. Néanmoins, il est impossible de ce faire car les lois du désir, du plaisir et de l’amour sont assujettis au corps. Ainsi, la pornographie pourrait être une solution, une béquille pour la vie aux « obsédées par le rythme frénétique des actrices du porno institutionnel […]28 ». Elle se justifie par la logique qui suppose l’enlèvement de l’angoisse, là où « le désir s’ébauche, où la demande se déchire de besoin » (Lacan) dans le contexte de l’éthique minimale. Nous pouvons donc conclure que les transformations du corps se reportent à des traits, que l’on peut appeler, pornographiques, d’une trame impossible à dénouer de la sexualité, de l’amour et du désir qui sont destinés à la réception du plaisir dans le sens du juste et de l’éthique minimale. Ainsi, les couples Michel - Annabelle, Bruno Christiane, font des figures doubles et à la fois parallèles. Michel et Annabelle ont pu faire face à la formation d’un couple sociologiquement correct, Bruno et Christiane ont pu vivre l’amour. Ils se sont cependant déployés dans le double de leurs corps. Ce sont ces mêmes 26
Ibid., p. 243. Souligné dans le texte. Ibid., p. 243. 28 Ibid., p. 245. 27
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corps qui ont fait la loi dans leurs vies. Bruno fait le choix de l’asile psychiatrique ; là son corps n’est plus en question. Michel disparaît, on ne prononce pas son suicide. Il a peut-être rejoint ces corps fluides et invisibles qui font partie de son activité de recherche scientifique. Pour toutes les figures féminines : la grand-mère de l’un comme de l’autre, Annabelle, Christiane, Annick, il y aurait eu un basculement, un quelque chose qui se serait mal passé dans leurs vies. Peut-être pas pour la mère : elle est arrivée à sa fin, comme le remarque Hippie-leGris29, naturellement, elle est passée à un autre niveau spirituel : horscorps. Janine, la mère, fait partie d’un monde subversif du désir et se trouve dans la logique de l’éthique minimale ; les autres s’inscrivent dans l’esthétique universelle du monde des corps.
29
Ibid., p. 254.
Le corps en vue – trois images du corps chez Michel Houellebecq Mads Anders Baggesgaard Université d’Aarhus, Danemark
On a souvent taxé de pornographiques les descriptions que Michel Houellebecq fait du corps. Un examen plus attentif nous montre toutefois que Houellebecq ne cherche pas à stimuler sexuellement le lecteur, mais emploie plutôt l’image pornographique dans la perspective d’explorer les possibles et les limites de la description corporelle. A partir du court récit Lanzarote, cet article identifie trois types de descriptions du corps dans l’écriture de Houellebecq, tout d’abord le tableau pornographique, puis la description sensuelle et enfin la description dépersonnalisée d’un futur post-humain dans La Possibilité d’une île, pour montrer que la manière dont Houellebecq traite la problématique s’inscrit dans la tradition réaliste française tout en s’en détachant.
Pornographie et visualité On a souvent accusé Michel Houellebecq de misogynie et d’objectivation du corps féminin. Ses romans ont sans doute un caractère pornographique : il est rare qu’un chapitre s’écoule sans référence aux organes génitaux. On peut ainsi affirmer sans trop de difficulté que ses descriptions explicites participent à l’apparente sexualisation de l’art et de la sphère publique. Néanmoins, les accusations d’objectivation ne semblent pas toujours fondées. Les descriptions pornographiques de Houellebecq ne sont jamais pure pornographie ; elles sont accumulation consciente d’images et de clichées pornographiques pour permettre l’examen des conditions de la sexualité humaine dans la société d’aujourd’hui. En fait, l’emploi de clichés pornographiques s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont le but principal est la description du corps féminin. Cette tradition remonte au réalisme français du XIXe siècle. L’emploi du tableau pornographique de Houellebecq attire l’attention sur la relation entre vision, sexualité et corps ; une relation qu’examine Houellebecq dans l’ensemble de son œuvre dans une tentative de créer une nouvelle image du corps sexuel humain.
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Mads Anders Baggesgaard
Peut-être l’emploi du tableau pornographique est-il le plus évident dans le récit Lanzarote, qui raconte le séjour estival d’un jeune homme sur cette île. Les vacances du personnage principal culminent lorsque, sur une plage déserte, il prend part à la réalisation d’un fantasme pornographique classique avec deux lesbiennes larges d’esprit. La description de leurs ébats, qui s’étend sur plusieurs pages, est de toute évidence inspirée de l’imagerie pornographique, comme dans ce dernier passage : Elle dirigea ma queue vers la poitrine de Barbara et recommença à branler par petits coups très vifs, ses doigts en anneau à la racine du gland. Barbara me regarda et sourit ; au moment où elle pressa ses mains sur le côté de ses seins pour accentuer leur rondeur, j’éjaculai violemment sur sa poitrine. J’étais dans une espèce de transe, je voyais trouble, c’est comme un brouillard que je vis Pam étaler le sperme sur les seins de sa compagne. Je me rallongeai sur le sable, épuisé ; je voyais de plus en plus trouble. Pam commença à lécher le sperme sur les seins de Barbara. Ce geste était infiniment touchant ; j’en eus les larmes aux yeux1.
La description correspond aux caractéristiques que l’historien de l’art danois, Rune Gade, propose dans son ouvrage, Staser, sur l’imagerie pornographique. Staser est une étude très poussée de l’histoire de l’image pornographique, des tableaux érotiques du XIXe siècle aux récits hard-core du XXe. Gade considère la pornographie comme une mise en scène complexe de regards. Le regard de la femme est essentiel parce qu’il reflète le regard contemplatif auquel elle s’expose : « Elle “expose” son savoir par l’anticipation du regard de l’observateur : si quelque chose est “dévoilé”, c’est le regard désirant de l’observateur, qui est ici défié par la connaissance (phallique) de la femme2 ». Le regard de la femme révèle qu’elle se sait observée, et, ainsi, que son désir est comparable au désir de l’observateur masculin. Cette description de l’imagerie pornographique est en accord avec le passage extrait de Lanzarote cité plus haut. Il ne reste rien à l’imagination, tout est visible, jusqu’au money-shot final, quand l’homme éjacule non pas dans la femme, mais sur la femme, exposant le liquide séminal au regard de l’observateur. La vue joue ici un rôle 1
Michel Houellebecq, Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000, p. 58. Rune Gade, Staser – Teorier om det fotografiske billedes ontologiske status & Det pornografiske tableau, Århus, Passepartout’s Særskriftserie, 1997, p. 192. (Ma traduction.)
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déterminant, qui est souligné par les jeux de regards entre les amants. Les femmes regardent le personnage principal : Barbara me regarda et sourit, mais s’exposent tout d’abord à son regard, qui est clair jusqu’au moment de l’éjaculation où il devient trouble au point que le narrateur ne peut plus prendre plaisir au spectacle. Les deux femmes s’exposent, montrent leur désir et affirment de cette manière le désir du personnage principal, désir confirmé par l’éjaculation : L’éjaculation exprime le point où le regard de l’homme trouve le repos en ce qu’il est définitivement cédé à la femme. Le récit y prend fin car le regard est épuisé, laissé sur la femme, qui à partir de ce moment le détient, c’est-à-dire que le désir de la femme est aussi satisfait par la spermatisation.3
Au moment de l’éjaculation, le regard masculin est cédé à la femme, ce qui est souligné par l’ingestion orale de la semence, et comme cela le regard masculin s’épuise. Ainsi, le regard du personnage principal se trouble, et il retombe passif dans le sable ; le regard brouillé par des larmes de bonheur. Cette scène réalise tous les fantasmes sexuels qu’entretenait le personnage principal avant son départ. Les jeux de regards intensifient le désir qui culmine dans la satisfaction absolue. Mais cet état extatique ne dure pas. En effet, les ébats amoureux se déroulent en l’absence d’un quatrième membre du groupe, Rudi, qui ne désire pas prendre part. On en découvre la raison à la fin du récit, dans une lettre que Rudi laisse derrière lui au moment de son départ pour adhérer au culte azraëlien. La réticence de Rudi n’est pas due à des scrupules moraux, mais est la conséquence du fait que sa femme l’a quittée pour devenir musulmane à la suite d’une sursaturation de leur vie sexuelle très active. Autrefois ils fréquentaient souvent des boîtes échangistes, mais la nécessité croissante de stimulation visuelle finit par les amener à n’être plus que de simples spectateurs : Nous en sommes venus à des situations humiliantes où nous nous contentions d’assister en spectateurs passifs aux exhibitions de monstres sexuels parfaits dont nous ne pouvions plus faire partie, vu notre âge.4
3 4
Ibid., p. 219. Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 69.
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Cette description introduit un trait décisif de la sexualité telle qu’elle est décrite chez Michel Houellebecq : l’expérience qu’une sexualité basée sur la visualité implique la suppression de soi5. Pour avoir la certitude du désir de l’autre on exige des manifestations de plus en plus marquées, un processus qui mène la sexualité au-delà des limites du corps. Et la conscience seule de cette relation conduit à un relâchement de la tension sexuelle entre le personnage principal et ses amies lesbiennes autant que plusieurs des personnages de Houellebecq se trouvent castrés à la suite d’affaires sexuelles qui ont mal tourné. Par l’emploi du tableau pornographique, Houellebecq avance une critique de la visualité et met en évidence le processus par lequel une sexualité basée sur la visualité appelle nécessairement à une explicitation toujours plus grande ; ou, comme le dit Linda Williams dans son étude sur la pornographie Hard Core : « If sex is the problem, then in hard core more, better or different sex is the solution6 ». Cependant, comme l’étude de photographies médicales des parties génitales humaines le prouve, la sexualité absolument explicite n’est pas une alternative, et la sexualité visuelle mène donc invariablement à la rupture. La critique de Houellebecq peut être vue comme le résultat de l’adaptation d’un problème fondamental de l’histoire littéraire : celui de la description du corps humain. Houellebecq appartient en cela à la tradition réaliste française. L’écrivain américain Peter Brooks décrit ainsi dans Body Work l’obsession des réalistes français pour la description du corps féminin nu. De Balzac, à Zola, en passant par Flaubert, le corps féminin est objet de désir, un fétiche qui, parce qu’indescriptible, devient le point fixe de la narration, comme on le voit, par exemple, dans Madame Bovary et Nana. Chez Flaubert, des fragments épars se substituent à la description du corps, allusions métonymiques suggérant la nudité, on mentionnera à ce titre la fameuse « main nue7 », qui apparaît de la fenêtre de la voiture dans laquelle 5 Le terme visualité sert comme traduction du terme anglais visuality utilisé primairement par l’historien de l’art Martin Jay dans Downcast Eyes: The Denigration of Vision in Twentieth-Century French Thought, (1993) Berkeley/Los Angeles/London : University of California Press. Visualité décrit ici la sorte particulière de connaissance fondée sur la vue et le regard qui a prédominé dans les sociétés occidentales depuis le siècle des lumières. 6 Linda Williams, Hard Core: Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 1989, p. 228. 7 Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Gallimard, 2001, p. 328.
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Emma trompe son mari avec Léon. Même chez Zola, qui est beaucoup moins pudique, la nudité de Nana est voilée : « un duvet de rousse faisait de son corps un velours8 ». Cependant, cette discrétion n’est pas l’effet de pudeur, mais, comme l’indique Brooks, une nécessité, pour que le désir qui pousse la narration se soutienne : Zola’s narratives of unveiling the female body sooner or later reach the problem of unveiling the female sex, which they find to be itself a veil – perhaps from the anxiety that its final unveiling would reveal that there is nothing to unveil.9
Le plus important ici est la similarité entre la pudeur des réalistes et l’échange de regards qui produit l’effet de la pornographie selon Gade. Il met en avant que le rôle incitant du regard remonte au premier érotisme visuel qui parut avec la naissance de la photographie, à la même époque que l’écriture des œuvres réalistes ; une époque où la vue était la garantie première de la vérité. Dans ce contexte, on peut considérer les descriptions du corps chez Flaubert et Zola comme autant de variations sur les limites et les possibles du regard. Si les réalistes s’intéressent au corps, ce n’est pas d’abord comme motif ou comme mode d’être, mais comme endroit où l’économie de la représentation est mise en évidence. La description du corps est en même temps la représentation du but du regard désirant et la réflexion du regard contemplatif en regard du motif, et permet ainsi la mise en scène du désir lui-même. Mais le corps lui-même devient alors indescriptible, puisqu’une telle description démantèle le circuit des regards nettement équilibré et laisse le corps dénudé, sans intérêt. Le titre esthétique du réalisme est exactement l’effet de cette distanciation du motif, le résultat d’une discrétion dans la description qui est un précurseur de mise en scène efficace du désir dans la pornographie. Le réalisme, tout comme la pornographie, est soumis à un paradoxe insoluble, dans lequel le désir d’explicitation s’oppose à la nécessité esthétique et sexuelle d’une distanciation pour soutenir le désir ; exactement comme Rudi en fait l’expérience dans Lanzarote. 8
Émile Zola , Nana, Paris, Classiques Garnier, 1994, p. 177. Peter Brooks, Body Work – Objects of Desire in Modern Narrative, Cambridge, MA/London, Harvard University Press, 1993, p. 159. Je me contente ici d’étudier les aspects techniques de la description, excluant volontairement l’interprétation freudienne du fétichisme que propose Brooks, malgré les perspectives intéressantes qu’elle ouvre. 9
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Vers un érotisme non visuel Le paradoxe de la visualité est parfaitement clair dans l’œuvre de Houellebecq, et c’est peut-être pour cela, que l’on peut y voir plusieurs tentatives de créer des descriptions du corps qui s’échappent de ce dilemme. Un bon exemple est la scène dans Les Particules élémentaires où Bruno rencontre Christiane pour la première fois dans un jacuzzi. Les premières lignes de la description, qui se poursuit sur plusieurs pages, nous suffisent : Elle allongea les jambes dans l’eau. Bruno fit de même. Un pied se posa sur sa cuisse, frôla son sexe. Avec un léger clapotis, elle se détache du bord et vint à lui. Des nuages voilaient maintenant la lune ; la femme était à cinquante centimètres, mais il ne distinguait toujours pas ses traits. Un bras se plaça sous le haut de ses cuisses, l’autre enlaça ses épaules. Bruno se blottit contre elle, le visage à hauteur de sa poitrine ; ses seins étaient petits et fermes.10
Le contraste avec la scène pornographique de Lanzarote est frappant. Si l’épisode avec les deux lesbiennes était basé sur une visualité absolue, tout était visible, dans cette scène-ci Bruno ne voit rien : le plus important est immergé, il fait nuit, et au moment où Christiane se penche sur lui, un nuage couvre la lune pour absorber le dernier résidu de lumière. Ainsi leur rencontre sexuelle n’est-elle pas l’effet d’une stimulation visuelle du désir mais le produit du plaisir que procure le toucher. Cette relation se reflète dans la description de la scène. Le rythme de la narration est nettement plus lent par rapport à la description de la scène sur la plage, qui était forcée, centrée sur les échanges d’actes sexuels. Ici, la description suit patiemment les attouchements, le pied sur sa cuisse, le frôlement de son sexe, le clapotis de l’eau, le bras sur ses cuisses etc.. Le rythme de la lecture et de la description s’unissent pour donner à la scène une plénitude sensible, vivifiée par le temps que se donne le lecteur pour parcourir le texte. Houellebecq essaie de capter la matérialité temporelle du texte en laissant les attouchements et la tendresse de Christiane mener la narration. La description de la rencontre de Bruno et de Christiane se distingue ainsi de la plupart des descriptions sexuelles dans les romans de Michel Houellebecq. Le passage cité évoque une tendresse qui sera à l’origine de l’amour entre Bruno et Christiane. Mais cet état de plaisir pur ne se 10
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, 1998, J’ai lu, p. 138.
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maintient pas. Comme il a été dit plus haut, leur liaison est marquée par la poursuite de stimulations toujours plus fortes, une poursuite qui se termine par la dépression de Christiane puis son suicide subséquent. Le plaisir pur est et reste une exception, qui avec le temps s’engouffrera dans le vortex du désir ; comme dans le cas de Rudi dans Lanzarote. De la même manière, la patiente description à laquelle s’essaie Houellebecq n’est pas une réelle alternative à la description réaliste, mais une exception provisoire. Le passage cité désavoue le regard, mais est néanmoins basé sur une structure de visualité. Bien que les deux personnages soient cachés par l’obscurité, les signes visuels constitutifs de la sexualité, seins et sexes, sont parfaitement clairs dans la description et organisent la narration, ce qui met en évidence que la rencontre de Bruno et Christiane n’est pas la redécouverte d’une sexualité pré-visuelle, mais au contraire la mise en scène de la sexualité visuelle. L’aventure dans le spa est particulièrement excitante parce qu’elle implique la conscience de la suspension de la visualité. La confirmation du désir par le regard est impossible de sorte que l’obscurité elle-même devient une confirmation du désir de la femme et de la puissance de l’homme. Cette dynamique est ègalement évidente dans un passage du texte « Cléopâtre 2000 », qui décrit une sortie de Houellebecq et de sa femme, Marie-Pierre, dans une boîte échangiste, Cléopâtre, sur le Cap d’Agde. Le point culminant de la visite est un glory hole, un trou par lequel l’homme passe son pénis pour être satisfait anonymement, sans qu’il puisse voir la personne de l’autre côté11. Aussi bien ici, que dans le spa, la satisfaction n’est pas directement liée à la visualité, mais indirectement parce qu’on imagine ce qui pourrait être de l’autre côté. Ainsi, la structure schématise le scénario pornographique dans sa forme la plus pure. Le phallus se substitue à l’homme, le regard de la femme est intériorisé dans la conscience de l’homme, et l’attouchement du pénis confirme ce regard, comme la preuve d’un regard désirant capté par le phallus de l’autre côté du mur. Dans le jacuzzi tout comme à la Cléopâtre, l’expérience sexuelle qui serait purement tactile et sensuelle, est en réalité dépendante d’une culture visuelle, tout comme la description que fait Houellebecq de la scène. C’est justement cette cécité qui permet au narrateur de transférer ses 11
Michel Houellebecq, Lanzarote et autres textes, op. cit., p. 82.
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propres conceptions de la pureté du désir à l’autre, de sorte que l’attouchement réel, la véritable rencontre entre deux personnes, s’efface. La description tactile, sensuelle, dépend des mêmes procédés que la pornographie et court le risque de représenter l’idéal d’un désir pur, plutôt que de décrire la sensualité dans son apparition. Retrouver une innocence perdue est un projet oxymorique qui s’appuiera toujours sur les prémisses de la culpabilité et de la conscience. Le mécanicité du paysage Si la description d’une sexualité pure n’est pas une réelle alternative, Houellebecq porte toutefois un coup bien plus radical à la visualité, sapant ses fondements, dans une série de paysages. La possibilité d’un tel sapement apparaît dans ce passage de la fin de Lanzarote, où le narrateur quitte ce qu’on pourrait appeler le véritable personnage principal du récit : l’île elle-même et son paysage volcanique millénaire : Au moment du décollage, je jetai un dernier regard sur le paysage de volcans, d’un rouge sombre dans le jour naissant. Étaient-ils rassurants, constituaientils au contraire une menace ? Je n’aurais su le dire ; mais quoi qu’il en soit ils représentaient la possibilité d’une régénération, d’un nouveau départ. Régénération par le feu, me dis-je.12
Houellebecq propose ici une autre possibilité pour se dégager de l’histoire de la représentation ; mais cette fois-ci ce n’est pas sous les douces formes de la sensualité, mais sous les contours inexorables des roches volcaniques : la régénération par le feu. Lanzarote n’est pas la destination touristique la plus évidente. Les plages sont belles et le climat y est doux, mais la majeure partie de l’île est recouverte d’un paysage impitoyable, « d’une brutalité totale13 », qui résiste à l’industrie du tourisme qui cherche à le domestiquer et le commercialiser. Un paysage insoumis que personne n’a façonné et qui ne laisse aucune place à la vie, mais suspend tout ordre, tout discours qui essaierait de le saisir. Cela explique sans doute pourquoi Houellebecq ne tente pas de décrire visuellement le paysage, mais focalise la narration sur les occupations absurdes des personnages et le contraste avec l’environnement dans lequel ils évoluent. C’est uniquement dans une série de photographies, prise par Houelle12 13
Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., pp. 74-75. Ibid., p. 23.
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becq, qui accompagne l’édition que nous trouvons une représentation directe du paysage volcanique. Les photos ne sont pas artistiques, mais sont composées de paysages simples, montrant les formations volcaniques qui donnent à l’île un caractère lunaire et hostile. Ce n’est pas la grandeur du paysage qui est au centre mais le rocher et sa formation géologique que marque le paysage. Les photos de Houellebecq ne représentent pas le paysage comme un ensemble intelligible mais rendent compte avec exactitude de la structure du rocher grâce à la mécanique de la caméra. Cette approche du monde s’oppose de manière significative à différentes sortes de descriptions du corps humain mentionnées plus haut. Quoiqu’il s’agisse de photos, la représentation n’est pas de nature visuelle. Les photos ne sont pas structurées pour la vue humaine, mais sont des indices, des empreintes de la réalité présente, qui suivent leur structure. Il n’y a pas de construction de perspective cavalière, au contraire, la structure stratifiée de la roche subvertit toute tentative de vue d’ensemble. L’observateur est obligé de suivre la structure du rocher pour percevoir l’image, ce qui rend le procès de voir lui-même tactile. La vue, le regard change de caractère et n’y est pas une manifestation du désir totalisant, mais une contemplation désintéressée qu’observe l’objet avec humilité, qui fait la matière expressive elle-même : l’immobilité du rocher forgé par l’explosion volcanique rend le paysage expressif, non qu’il nous parle, mais il murmure doucement en lui-même l’histoire du temps où la lave coulait à flots. Ces descriptions d’une nature non humaine se fondent dans la description du corps dans les utopies qui imaginent le développement de l’espèce humaine, comme celles que l’on trouve à la fin des Particules élémentaires et surtout dans La Possibilité d’une île. Dans ces deux romans, Houellebecq décrit une société du futur où les progrès de la technologie ont rendu possible la modification de l’espèce humaine. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk a construit le concept de Homöotechnik, qui désigne les capacités de la technologie nouvelle à modifier le corps humain ; les technologies nouvelles inscrivent l’information dans le corps lui-même et le rendent ainsi expressif d’une autre manière :
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Die Homöotechnik hingegen kommt, weil sie es mit real existierender Information zu tun hat, nur noch auf dem Weg der Nicht-Verwaltigung des Seienden voran; sie greift Intelligenz intelligent auf und erzeugt neue Zustände von Intelligenz; sie hat Erfolg als Nicht-Ignoranz gegen verkörperte Information.14
L’intelligence incorporée a une fonction immanente, et non pas transcendante, en la relation aux autres intelligences, ce qui règle le problème de la représentation effectivement. Puisque le corps luimême devient l’intermédiaire par clonage ou par mémorisation directe d’informations par le cerveau, la primauté de la vue est levée, en faveur d’une transmission ouverte d’informations. Ainsi, la révolution homöotechnologique représente une réelle possibilité de libération, comme le montre Les Particules élémentaires. L’espèce humaine nouvelle mène une vie heureuse dans laquelle tous les désirs sont instamment satisfaits par l’effet d’une quantité augmentée de corpuscules de Krause, ce qui rend possible : « des sensations érotiques nouvelles et presque inouïes15 ». L’économie sexuelle devient inutile à cause de la modification du corps humain et du dépassement du paradoxe réaliste du désir qui est inscrite dans la chair même, dans la séquence ADN de l’homme. Cependant, le dernier roman de Houellebecq, La Possibilité d’une île, peut être conçu comme un correctif à cette conception optimiste des possibilités de la technologie. Dans ce roman aussi, une espèce nouvelle fondée sur le clonage est créée mais cette fois pour recevoir les âmes d’individus qui existent déjà. Quand les individus atteignent un certain âge, on les transfère dans un nouveau corps déjà adulte. Un procédé qui peut être répété à l’infini rendant l’homme immortel. Ce transfert nécessite toutefois que la mémoire et les pensées du mourant puissent être communiquées au nouveau corps ; un procédé qui, dans le roman, se trouve être impossible. À titre alternatif, les nouveaux corps sont munis de rapports écrits sur la vie des générations précédentes, pour assurer une sorte de continuité au-delà de la continuité physique. Néanmoins, ce développement souligne un point très important : si le corps est modifié et devient de ce fait expressif, la relation entre corps et âme est bouleversée. Le corps n’est plus le récipient de l’âme, mais la chose même, et n’est par conséquent plus le corps dans 14
Peter Sloterdijk (2001) Das Menschentreibhaus – Stichworte zur historischen und prophetischen Anthropologie, Weimar, Verlag und Datenbank für Geisteswissenschaften, p. 73. 15 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 312.
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le sens où nous l’entendons. Michel Serres a décrit comment les technologies nouvelles transforment le corps en « un virtuel incarné16 ». Le corps cesse d’être un objet pour se faire virtualité qui s’exprime, non pas en langage, mais en codes : pointures, tour de poitrine, mots de passe, mais surtout et avant tout en codes ADN. Le corps est écrit et s’écrit dans le langage simple des mathématiques, ce qui marque la transition vers une visualité fragmentée, qui néanmoins élève la vue à sa plus haute puissance. La métamorphose est manifeste dans La Possibilité d’une île, où l’espèce nouvelle a à peu près renoncé son existence physique en faveur d’une vie solitaire dans laquelle l’unique contact avec le monde extérieur s’opère par médias visuels et le désir sexuel est presque éteint. Il ne reste que des souvenirs écrits du désir, souvenirs qui en soi peuvent exciter des sentiments : « Ce qu’elles avaient par contre connu, et cela de manière singulièrement douloureuse, c’était la nostalgie du désir, l’envie de l’éprouver à nouveau, d’être irradiées comme leurs lointaines ancêtres par cette force qui paraissait si puissante17 ». Le résultat n’en est pas un érotisme nonvisuel, mais au contraire une visualité sans désir, dont l’expérience se révèle insupportable. La fin du roman oppose ainsi les abstractions pures que sont les néo-humains et la corporalité pure des humains restants, les sauvages, une opposition qui culmine, quand le narrateur Daniel25 tente d’avoir des relations sexuelles avec une jeune sauvage mais renonce, repoussé par : « l’odeur pestilentielle qui émanait de son entrecuisse18 ». Cette scène comprend le contraste entre sexualité prévisuelle et la visualité postsexuelle, comme Houellebecq l’a mis en scène dans La Possibilité d’une île, et indique ainsi, que ce paradoxe fondamental combattu par les réalistes du XIXe siècle est toujours intact. Daniel25 arrive à la même conclusion, quand il atterrit sur l’île de Lanzarote dans les derniers chapitres du roman. Si dans Lanzarote l’inhumanité volcanique de l’île représente pour le narrateur un impératif : renaissance ou mort ; dans La Possibilité d’une île, l’île est un endroit tranquille, qui expose dans sa monotonie l’impossibilité du bonheur. Néanmoins, le narrateur trouve, dans cette absurdité absolue, une gravité dont sa non-corporalité jusqu’ici l’avait dépourvu. Seulement dans cet état, entre corps et non-corps, entre vie et non-vie, le 16
Michel Serres, Hominescence, Paris, Éditions Le Pommier, Le Livre de Poche, 2001, p. 50. 17 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 425. 18 Ibid., p. 460.
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narrateur peut être. La fin du roman pose peut-être ainsi une solution au paradoxe de la représentation : le maintien du paradoxe : « J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle19 ».
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Ibid., p. 485.
Le voyeurisme impossible chez Houellebecq : l’œil, le regard, et la disparition de l’humanité Sara Kippur Université d’Harvard
Les Particules élémentaires crée une tension dramatique entre la visibilité et l’invisibilité – entre un monde qui à la fois encourage le voyeurisme total, sans risque de transgression, et qui, destiné à la disparition, cessera d’être repérable. Cette intervention propose que ce « voyeurisme total » signale paradoxalement l’impossibilité de la vision. Les deux stratégies voyeuristes des demi-frères Michel et Bruno évoquent l’écart lacanien entre « l’œil » et « le regard » et finissent par faire face à l’illusion d’accès visuel. Ce renversement reflète la position du lecteur à la fin du roman, ainsi que dans La Possibilité d’une île, où Houellebecq joue avec notre regard face à la nouvelle espèce.
Tout est visible dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq. Le roman met en scène un monde de voyeurisme total, où l’œil du lecteur est encouragé à errer partout sans risque de transgression – à être témoin des scènes d’orgies sexuelles dans tous ses détails, de fantaisies érotiques inassouvies, d’adolescents qui violent leurs camarades pour affirmer leur pouvoir, et de films projetés sur un écran dans lesquels des corps sont démembrés pendant qu’un spectateur se masturbe en extase. Le plaisir se mêle à la violence, et rien ne semble refusé au regard du spectateur. Comment le roman fait-il donc la transition entre cette fantaisie voyeuriste et la rupture violente de vision, accompagnée de l’impression de la perte totale du pouvoir oculaire dont souffre le lecteur dans les dernières pages ? L’illusion de « voyeurisme total », il me semble, signale paradoxalement l’impossibilité de la vision chez Houellebecq. Cette tension entre la puissance et la dissolution oculaires, entre la valorisation et le dénigrement des yeux, occupe une position significative dans la pensée théorique française du vingtième siècle. L’ouvrage remarquable Downcast Eyes de Martin Jay étudie l’évolution du dis-
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cours oculocentrique dans la pensée française et suggère que la primauté de la vue en tant que sens privilégié s’est muée en « méfiance profonde de la vue et de son rôle hégémonique dans l’époque moderne » (« a profound suspicion of vision and its hegemonic role in the modern era »)1. La pensée française du vingtième siècle, d’après Jay, lutte entre une fascination pour le plaisir visuel et une critique virulente contre la primauté de l’œil, ce qui a fait surgir un discours antioculaire manifeste sous différentes formes dans tous les grands mouvements français du siècle : du surréalisme et la phénoménologie jusqu’à la psychanalyse lacanienne, la déconstruction, et le féminisme. En effet, sans abandonner les métaphores visuelles et les références explicites au regard – justement, à travers un engagement actif de ce discours – la pensée théorique récente cherche à souligner les limitations de l’œil. Comme Michel de Certeau l’énonce de manière concise dans son analyse de l’espace et de la construction verticale de la ville : « Echappant aux totalisations imaginaires de l’œil, il y a une étrangeté du quotidien qui ne fait pas surface2 ». Houellebecq fait l’épreuve de ce phénomène récent qui consiste à engager un langage visuel pour souligner le désir de chercher ce qui reste au-delà du domaine visible. C’est par un engagement dans le monde visuel que son roman cherche à découvrir ce qui « ne fait pas surface ». Les Particules élémentaires traverse la deuxième moitié du vingtième siècle et expose l’effet des développements technologiques, scientifiques, et esthétiques sur les comportements sociaux et érotiques. Le roman parle au nom de toute une génération affligée – qui éprouve une « réelle souffrance issue d’une dislocation psychologique, ontologique et sociale3 » – mais met l’accent surtout sur les demi-frères Michel et Bruno, le premier un généticien reconnu, imperméable au désir physique, et le second un enseignant, fanatique du sexe, qui ne perd son appétit sexuel qu’au moment où il s’enferme de plein gré dans un hôpital psychiatrique et prend des doses quotidiennes du lithium. Les frères ont très peu de points communs, hormis leur mère, mais d’un point de vue textuel, tous les deux sont souvent figurés de façon visuelle – Michel, comme
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Martin Jay, Downcast Eyes, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 14. Je fais la traduction de toutes les citations des textes écrits en anglais. 2 Michel de Certeau, L’invention du quotidien: 1. arts de faire, Paris, Gallimard Folio, 1990, p. 142. 3 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 311.
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celui qui fixe les yeux sur la mort, et Bruno, comme celui qui cherche le regard désireux d’autrui. Ces deux stratégies visuelles évoquent la distinction lacanienne entre l’œil et le regard dans ses conférences sur la vision publiées dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Lacan élabore sa théorie de la vision qui revendique un schisme incontournable entre l’œil et le regard. Cette rupture, à laquelle Lacan se réfère comme « objet [petit] a », sépare l’organe de sa fonction et parvient ainsi à instaurer une dialectique interminable entre le pouvoir de la vue, et l’acte d’être regardé. Selon lui : « Dès le premier abord, nous voyons, dans la dialectique de l’œil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand, dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que – Jamais tu ne me regardes là où je te vois4 ». Voir et regarder ne s’entrecroisent pas. Pour Lacan, « le regard » provient de sites imprécis, multiples et externes, tandis que « l’œil » se situe intérieurement, d’un point fixe : « …je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout5 ». Un gouffre sépare les actes de voir et de regarder – une rupture que suggère le roman de Houellebecq non seulement à travers les différentes stratégies visuelles de Bruno et de Michel, mais aussi, au niveau plus symbolique, par leur statut de demi-frères. Tracer les deux possibilités oculaires telles qu’elles se présentent dans le texte nous mènera sur le chemin de la décomposition visuelle, nous rendant conscients finalement de la précarité de nos propres yeux. « La possibilité de vivre commence dans le regard de l’autre6 », annonce Bruno à Michel tout au milieu du roman. La remarque n’étonne pas le lecteur, habitué à ce stade-ci aux nombreuses scènes dans lesquelles le voyeur Bruno cherche le regard réciproque : dans les trains il se masturbe devant les filles pour voir si elles le regarderont ; il passe des vacances au « Lieu du Changement » – une sorte de colonie de hippies où les résidents s’exhibent nus sans réserve – et où il est facilement frustré si une femme refuse de reconnaître sa présence. En plus de souligner le désir d’être regardé, le texte suggère une tendance à déplacer le regard désiré d’une personne à un autre 4
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 118. 5 Ibid., p. 84. 6 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 176.
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objet. La première tentative que fait Bruno pour susciter l’affection d’une femme – le moment où il frôle la cuisse de Caroline Yessayan qui répond en repoussant délicatement sa main – se répète de manière traumatique tout au long du roman. Le refus du désir hante la mémoire de Bruno, à tel point que « Trente ans plus tard, Bruno en était persuadé : donnant aux éléments anecdotiques de la situation l’importance qu’ils avaient réellement eue, on pouvait résumer la situation en ces termes : tout était de la faute de la minijupe de Caroline Yessayan7 ». Au lieu de diriger sa colère provoquée par l’amour refusé vers Caroline elle-même, Bruno rejette la faute sur la « minijupe ». Certes, la « minijupe » devient un leitmotiv, le trait que Bruno observe avant tout sur les femmes, même jusqu’au point de commenter son absence. Le déplacement renforce l’importance du regard, lorsque Bruno, impuissant à supporter l’idée de ne pas avoir été regardé ou désiré par l’Autre, transfère son intérêt vers un objet incapable de voir – un objet qui ne risque pas d’évoquer le refus visuel. Le déplacement, qui marque à la fois le désir du regard et la crainte de son absence, devient dangereux lorsqu’il s’attache aux êtres vivants. Abandonné par sa mère quand il n’était qu’un bébé, Bruno en fait sa connaissance pendant l’adolescence. Il entre un matin dans sa chambre, comme il raconte à son psychiatre, et dévisage son corps nu et dormant : J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir, ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler. Elle recueillait de nombreux chats, tous plus ou moins sauvages. Je me suis approché d’un jeune chat noir qui se chauffait sur une pierre. Le sol autour de la maison était caillouteux, très blanc, d’un blanc impitoyable. Le chat m’a regardé à plusieurs reprises pendant que je me branlais, mais il a fermé les yeux avant que j’éjacule. Je me suis baissé, j’ai ramassé une grosse pierre. Le crâne du chat a éclaté, un peu de cervelle a giclé autour.8
La scène glisse sans hésitation du sexe de la mère aux yeux du « chat », un transfert symbolique qui joue nettement avec les mots. Le plaisir devient violent, précisément au moment où le chat ferme les yeux. La tentative de déplacement est dans un sens ratée, puisque le 7 8
Ibid., p. 53. Ibid., pp. 70-71.
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désir de Bruno d’être regardé – qu’il manifeste en recherchant activement le regard du chat après avoir quitté la chambre – n’aboutit qu’au refus. Ce qui est sans doute l’aspect le plus pénible dans cette scène, et ce qui pousse Bruno au meurtre, est justement un sentiment d’existence niée, de négation. Le regard extérieur confirme l’identité, ou comme le constate mieux Lacan, « Ce qui me détermine foncièrement dans le visible, c’est le regard qui est au-dehors9 ». L’entrée dans le monde visible requiert un rite de passage, une affirmation de subjectivité que seulement l’Autre peut conférer. La portée et le caractère de la subjectivité peuvent être problématiques soutient Kaja Silverman dans son livre The Threshold of the Visible World : Lacan insists that the gaze by which the voyeur is “surprised” not only constitutes him as spectacle, and divests his look of its illusory mastery, but reveals to him that he is a “subject sustaining himself in a function of desire.” Lacan thus imputes a self-conscious subjectivity rather than a self-conscious objectivity to the voyeur at the moment at which he is made aware of himself, and severs the connection between subjectivity and transcendence. [Lacan insiste sur le fait que le regard qui « surprend » le voyeur non seulement le constitue en tant que spectacle, et prive son propre regard de son pouvoir illusoire, mais lui révèle qu’il est un « sujet se soutenant dans une fonction de désir ». Ainsi Lacan impute au voyeur une subjectivité consciente au lieu d’une objectivité consciente au moment où il se présente dans l’action de regarder, et coupe le lien entre la subjectivité et la transcendance].10
Le voyeurisme d’après Lacan, et à l’encontre de la notion d’« objectivité » que l’on trouve dans la pensée sartrienne, constitue le voyeur simultanément en tant que sujet qui désire et objet du spectacle ; et cette dualité, alors qu’elle permet la possibilité de la subjectivité, signale un clivage fondamental. La subjectivité implique un manque et ainsi ne peut jamais atteindre la transcendance. Chez Silverman, l’interprétation lacanienne est productive parce qu’elle réclame une conception de la subjectivité comme autre ; l’instant de la reconnaissance du moi est relié à la prise de conscience de son altérité. La difficulté de reconnaître son altérité inhérente, suggère Silverman, déclenche souvent le déplacement – la pulsion de transférer à autrui ce qu’on craint le plus chez soi-même. Tuer le chat dévoile chez Bruno 9
Jacques Lacan, op. cit., p. 121. Kaja Silverman, The Threshold of the Visible World, New York, Routledge, 1996, p. 168. 10
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non seulement son angoisse profonde d’insuffisance comme sujet de désir – son incapacité à provoquer le désir d’autrui – mais aussi la recherche impossible d’une subjectivité transcendante. Il désire le regard complet, celui qui jamais ne cille ni se détourne, et celui qui peut combler le vide de son moi. Ce désir, néanmoins, est voué à l’échec. Pendant un certain moment, Bruno trouve le désir réciproque, à travers le regard de Christiane, une femme dont il fait la connaissance au Lieu de Changement. Pour la première fois de sa vie, raconte-t-il dans une lettre à Michel, il éprouve du bonheur. Mais ce bonheur n’est qu’éphémère : Christiane sera irréparablement paralysée des jambes après un accident dans une boîte pour couples. Bruno déclare sa propre vie terminée – maintenant « tout restait sombre, douloureux, et indistinct11 » – et il s’installe définitivement dans un hôpital psychiatrique. Ce langage lugubre et pessimiste reflète le style de ses poèmes, éparpillés tout au long du texte. Un de ces poèmes en particulier, qui décrit l’échec inévitable de l’amour, fait un écho remarquable à ses sentiments lors de la perte de Christiane : Notre seule possibilité de réalisation et de vie, c’est le sexe…Le mariage et la fidélité nous coupent aujourd’hui de toute possibilité d’existence…Ainsi nous essayons de rejoindre nos destinées à travers des amours de plus en plus difficiles/Nous essayons de vendre un corps de plus en plus épuisé, résistant, indocile/Et nous disparaissons/Dans l’ombre de tristesse/Jusqu’au vrai désespoir/Nous descendons le chemin solitaire jusqu’à l’endroit où tout est noir.12
Chez Bruno, alors que le plaisir sexuel peut offrir la possibilité momentanée de la vie, la fidélité et l’engagement amoureux ne conduisent qu’à la disparition, à la tristesse, et à l’obscurité de l’amour. L’acte sexuel est figuré en tant que commodité – le corps un objet qui, prêt d’une part à être vendu, est en même temps en train de mourir. Ni le sexe ni l’assouvissement du désir ne peuvent préserver le corps de sa dégénérescence inévitable ; le regard – cette source de réalisation potentielle du désir – n’empêche pas la descente vers l’obscurité, où « tout est noir, » et rien ne reste dans le domaine du visible. Aucun personnage ne comprend mieux que Michel cette trajectoire de la visibilité à l’obscurité. Contrairement à Bruno, Michel ne parle 11 12
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 250. Ibid., p. 182.
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guère dans le roman, et il n’assume jamais une position narrative. Son silence communique une certaine froideur – une insensibilité totale au plaisir physique, une indifférence par rapport aux autres dans les situations sociales, et une prédilection pour les chiffres et pour les combinaisons génétiques aux dépens des mots. Le texte présente un Michel qui voit, mais qui ni ne parle ni ne ressent d’émotion, et ses yeux se fixent fréquemment sur des images de la mort. A l’hôpital, il regarde le corps de sa grand-mère, en train de se décomposer : « C’était une chambre d’observation intensive, où sa grand-mère était seule. Le drap, d’une blancheur extrême, laissait à découvert ses bras et ses épaules ; il lui fut difficile de détacher son regard de cette chair dénudée, ridée, blanchâtre, terriblement vieille13 ». La position de Michel, comme spectateur de la mort, est renforcée par son lieu physique, nommé explicitement une chambre d’observation. C’est à la fois l’intérêt et le dégoût qui le poussent à regarder ce corps mourant. Le texte répète cette image lors de l’exhumation et du transfert des restes du corps de la grand-mère, des années plus tard. Michel, impuissant à détourner son regard, fixe les yeux sur les orbites vides de sa grandmère. La mort tente les yeux. Le corps mort s’érige comme spectacle, empêchant le spectateur de détacher le regard. Dans son analyse du rapport entre le voyeurisme et l’amour dans les films de Fassbinder, Kaja Silverman observe qu’ « il n’est pas plus possible de mourir sans un regard de confirmation que d’assumer une identité » (« it is no more possible to die without a confirming gaze than it is to assume an identity »)14. S’il faut le regard pour valider la mort, les yeux de Michel réalisent donc ce que Bruno cherche constamment : le pouvoir de l’affirmation, ou d’une impression de subjectivité acquise par le regard de l’Autre. Michel affirme l’existence – ou, dans ce cas-ci, une existence antérieure – qui accorde une identité posthume à sa grandmère. Les tendances voyeuristes de Michel apportent la possibilité de vie, après la mort. Alors que le regard de l’Autre peut déterrer la vie de la mort, les images spéculaires – les moments de l’auto-regard – dévoilent souvent la possibilité de la mort. Michel rêve une nuit d’un homme qui se regarde dans un miroir et prévoit sa chute imminente dans un abîme. Le rêve s’organise par des binarités – par le reflet de l’image de l’homme, 13
Ibid., p. 90. Kaja Silverman, Male Subjectivity at the Margins, New York, Routledge, 1992, p. 129. 14
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par son rôle incontestable comme double de Michel, et par la distribution de l’espace. Adoptant une perspective extérieure, Michel observe la scène dès le moment où l’homme trouve sa mort : « Il vit le cerveau de l’homme mort…Il vit le conflit mental qui structurait l’espace, et sa disparition. Il vit l’espace comme une ligne très fine qui séparait deux sphères. Dans la première sphère était l’être, et la séparation ; dans la seconde sphère était le non-être, et la disparition individuelle. Calmement, sans hésiter, il se retourna vers la seconde sphère15 ». Michel passe de spectateur actif, dont le pouvoir visuel est évoqué à de nombreuses reprises, à participant, qui opte pour la disparition plutôt que la vie. L’espace se divise entre l’être et le néant, et l’observation attentive lui fait choisir ce dernier chemin. Son rêve annonce le destin catastrophique de l’humanité que l’on découvre à la fin du roman en même temps qu’il offre une analogie textuelle de la lecture lacanienne du tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein. Lacan s’appuie sur l’usage de l’anamorphose oblique chez Holbein – une technique qui dénature une image et exige que le spectateur se mette à un certain angle précis par rapport au tableau pour le déchiffrer. Dans une telle position, on découvre au premier plan l’image d’un crâne. Lacan voit le tableau comme étant une représentation symbolique de notre subjectivité clivée, puisque « Holbein nous rend visible quelque chose qui n’est rien d’autre que le sujet comme néantisé16 ». Le spectateur est témoin de son propre clivage entre l’être et le néant – un clivage inhérent à la subjectivité et qu’évoque, chez Lacan, la scène primitive et la crainte de la castration. Sans trop nous perdre dans les détails de ses origines possibles et de sa signification psychanalytique, le rêve de Michel, en démarquant clairement les sphères de « l’être » et du « non-être », signale ce schisme fondamentalement humain ; l’acte de voir la mort cède à la réalisation de cette faille. Contrairement à ceux qui s’approcheraient du « non-être » avec angoisse, Michel entre calmement dans cette sphère. Son choix suggère le caractère inéluctable de la disparition, la clarté de la vision qui reconnaît sa propre obscurité ultime. Certes, les stratégies voyeuristes ne se limitent pas à Michel et à Bruno. Elles prennent une forme d’autant plus brutale dans le personnage de David di Meola, dont la collection personnelle de films repré15 16
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 236. Jacques Lacan, op. cit., p. 102.
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sentant la torture sadique de femmes prouve, devant un tribunal de justice, sa participation incontestable à un groupe satanique. Le texte non seulement décrit en détail ces scènes cinématographiques, mais aussi représente les policiers et la jurée en train de regarder les films. Ce public interne de voyeurs fonctionne comme métaphore textuelle de nous, les lecteurs, et parvient ainsi à faire ressortir le problème de notre complicité dans le voyeurisme. La capacité des policiers à regarder les films dans son ensemble, contrastée avec l’horreur de la jurée qui ne voit pourtant que quelques extraits, évoque le conflit interne au voyeurisme, le désir de regarder et de détourner le regard17. Cependant, les lecteurs houellebecquiens n’ont pas le choix. Même après que la jurée réussit à faire éteindre les films, le texte continue à raconter, pour nous seuls, les particularités explicites du style de tourment de David de Meola. Le lecteur ne peut pas éteindre la projection. Et, malgré tout, nous n’avons pas l’impression d’être des voyeurs. Comme aucun détail ne nous est refusé, et comme toutes les actions semblent au moins permises d’un point de vue textuel, rien ne fait rompre notre impression de pouvoir oculaire ; il n’y a aucun moment qui nous surprend dans l’acte de regarder, qui nous rend conscients ou gênés du fait de notre statut de voyeurs, et de nous inciter à remettre en question les implications morales de notre voyeurisme. Et ce, jusqu’à l’épilogue. Les dernières pages du roman introduisent un nouveau cadre textuel, nous informant que tous les détails sur la vie de Michel ont été réunis à partir de la biographie que Frédéric Hubczejak avait faite de lui. Cette biographie met l’accent sur ses découvertes scientifiques vers la fin de sa vie, lorsque sa recherche dans le domaine biologique défriche le terrain pour le clonage. À travers la reproduction asexuelle, les êtres humains peuvent non seulement devenir immortels, mais aussi, tout en partageant les mêmes gènes, perdre l’individualité. Les « particules élémentaires » – une référence au positivisme, qui souligne le caractère observable des objets individuels – deviennent indiscernables à cause de la perte de toute variété génétique. Le contenu de l’épilogue aboutit ainsi à la subversion du titre du roman, démontrant l’impossibilité de la « particularisation » et 17
L’article très connu de Lauray Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », prend une approche féministe par rapport à la question du voyeurisme cinématographique. Mulvey remet en question la complicité du spectateur dans un érotisme masculin qui fonctionne par l’assujettissement du désir féminin – une question qui mériterait une étude plus approfondie dans le contexte des écrits de Houellebecq.
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l’échec de l’observation. La vue, en tant que concept, est menacée, au moment précis où un nouveau narrateur entre en scène. « Aujourd’hui », annonce cette voix qui, parlant d’une perspective ‘actuelle’, dévoile son identité comme descendant des innovations biologiques de Michel. La voix parle au nom de toute une communauté – un « nous », cette nouvelle espèce – dont le but d’avoir créé ce texte est de « rendre à l’humanité ce dernier hommage18 ». Les lecteurs sont tout d’un coup incités à reconnaître leur position précaire, comme objets de cet hommage. On se trouve soudainement sous le regard de ce narrateur de la nouvelle race, évincé de la position de vision omnisciente. Nous, comme Bruno et Michel, finirons par ne plus rien voir. La dualité de notre position – en tant que voyeurs et aveugles imminents – nous rappelle l’observation de Lacan que « Le tableau, certes, est dans mon œil. Mais moi, je suis dans le tableau19 ». Nous représentons à la fois l’œil et le regard. Mais, dans le contexte des Particules élémentaires, c’est le regard qui triomphe. C’est le regard textuel qui peut bien rire de nous – nous qui avons pensé être des voyeurs ! – en nous rendant conscients de notre voyeurisme futile. Le lecteur, après tout, est le spectacle. À ce moment, vous vous demandez sans doute comment ce « spectacle du lecteur » est rendu d’autant plus compliqué dans La Possibilité d’une île, une suite évidente à l’interrogation sur l’humanité initiée dans Les Particules élémentaires, mais où la disparition de l’espèce s’annonce dès les premières pages du roman. Les chapitres sautent entre Daniel1 – l’homme de notre monde du « présent » – et Daniel24 (et plus tard, son successeur, 25) – un des « néo-humains » dont le but est d’atteindre l’immortalité pour tous les « Futurs » de l’espèce humaine. Le lecteur est toujours conscient du clivage entre « notre » espèce et celle qui est censée nous remplacer, qui, dans le contexte du monde houellebecquien, nous a déjà supplanté. Il n’y a aucune illusion de voyeurisme dans ce texte où nous nous trouvons toujours déjà sous le regard de l’avenir. « La fin est dans le commencement et cependant on continue, » a dit fameusement un personnage de Beckett.20 Pourquoi continuons-nous à lire tout en sachant que l’on ne dépeint que notre néant imminent?
18
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 317. Jacques Lacan, op. cit., p. 111. 20 Samuel Beckett, Fin de partie, Paris, Editions de Minuit, 1957, p. 89. 19
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Une pulsion masochiste ? Peut-être. Mais il me semble qu’une explication plus convaincante, voire narcissique, est que Houellebecq invoque subtilement la possibilité du pouvoir visuel et critique du lecteur. Le texte devient un métacommentaire – un reflet de lui-même – au moment où Daniel1 décide d’écrire son récit de vie. Le récit de Houellebecq et celui de Daniel produisent un effet de miroir – un effet dont le texte ne semble que trop conscient lorsque Daniel1 commente que « le temps de la narration rejoignit le temps de ma vie effective21 ». Le texte dans le texte, Houellebecq joue sur la position du lecteur en nous offrant l’image de nous-mêmes. Il nous fait suivre la lecture à laquelle Daniel25 s’adonne – ce personnage qui a pour but de « me concentrer sur le récit de vie de Daniel1, et sur mon commentaire22 », et qui, plus tard, se trouvera troublé par les détails du récit, éprouvant une « sensation d’étouffement et de malaise qui me gagnait à mesure que j’avançais dans le récit de Daniel1, que je parcourais à sa suite les étapes de son calvaire23 ». Commentateur de texte et véritable lecteur critique, Daniel25 nous renvoie l’image de nous-mêmes, également des ‘critiques littéraires’ du récit de Daniel1. Cette identification a pour effet de déstabiliser notre position par rapport au texte, en nous situant du côté de la « néo-humanité ». Houellebecq nous déplace dans le temps et dans l’espace, en nous faisant sauter entre le présent et l’avenir, entre une identification implicite à celui appartenant à notre espèce, et notre rapprochement de celui qui nous dépasse. Nous, comme Daniel25 et 26, pouvons lire et poser notre regard – dans la forme d’un commentaire de texte – sur cette « ancienne espèce ». Même en laissant de côté la question inévitable et insoluble de qui aurait pu avoir écrit ce texte dont le « présent » de la narration outrepasse toute réalité actuelle, le voyeurisme que nous offre Houellebecq est forcément inquiétant. C’est un voyeurisme qui nous exige d’avouer notre mort. Pour voir, pour lire, et pour être un critique littéraire de ce texte, il faut oser ériger une rupture par rapport à l’humanité et franchir la barrière de l’existence. Contrairement aux Particules élémentaires, où Houellebecq nous prive d’un regard postérieur, ici il nous encourage à suivre le modèle des néo-humains, à adopter cette perspective de voyeurisme ultime. Mais il n’oublie pas de souligner notre illusion de maîtrise. Comme nous révèle le tableau 21
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 418. Ibid., p. 225. 23 Ibid., p. 328. 22
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de Holbein, notre regard implique notre néant ; le voyeurisme du lecteur présuppose la mort de l’humanité. « Mon récit de vie, » écrit Daniel1, « une fois diffusé et commenté, allait mettre fin à l’humanité telle que nous la connaissions24 ». Je ne suis que trop impliquée dans cet acte d’anéantissement.
24
Ibid., p. 418.
Mondialisation, espace et séparation chez Michel Houellebecq Daniel Laforest Université du Québec à Montréal
Suite à la parution de Plateforme, on a proposé que Michel Houellebecq est l’un des premiers écrivains français d’importance à construire un univers romanesque qui soit délibérément en phase avec la mondialisation. Cela apparaît indéniable, mais qu’estce à dire au juste? Il y a chez Houellebecq une conception inédite du rapport entre la représentation romanesque de l’espace mondial et les conditions sociales réelles, contemporaines, qui donnent lieu à cette représentation. D’Extension du domaine de la lutte jusqu’à La Possibilité d’une île se précise alors le lien qu’entretient l’univers du romancier avec la séparation comme source fondamentale de souffrance. Le paysage est de plus en plus doux, amical et joyeux ; j’en ai mal à la peau. Je suis au centre du gouffre. Je ressens ma peau comme une frontière et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale…1
On connaît le parcours sans issue qu’illustre le premier roman de Michel Houellebecq. Consterné par l’obligation professionnelle de se déplacer en province, le narrateur d’Extension du domaine de la lutte enregistre la détérioration de sa santé mentale, dont les stades correspondent à autant d’étapes dans la mise en forme d’un espace urbain ou périphérique sinistre. Si la question spatiale chez Houellebecq, avec ce coup d’envoi, peut paraître réglée, la suite de l’œuvre nous force à considérer les choses autrement, ou du moins à envisager qu’elles se complexifient. Lanzarote et Plateforme, avec leur sous-titre « au milieu du monde » comme avec la pulsion touristique sur laquelle ils se concentrent, approfondissent le jugement aussi bref qu’apparemment sans appel sur lequel se refermait Extension…, qui voulait que toute « relation étroite avec le monde » ne soit que l’objet d’un « paradis 1
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Éditions J’ai lu, p. 156.
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théorique2 ». Les narrateurs de ces deux ouvrages, malgré leur peu d’estime pour les différentes choses du monde, participent activement, et même servilement, à des parcours touristiques organisés. Il est également envisageable que La Possibilité d’une île, avec ses Daniel qui convergent à des siècles d’intervalle vers Lanzarote, ait comme faux problème la victoire sur le temps de la mortalité, et comme véritable enjeu la mise en forme romanesque définitive de la problématique spatiale chez Houellebecq. Quoiqu’il en soit, un paradoxe nous frappe. Les narrateurs des romans de Michel Houellebecq, aussi ralentis puissent-ils être par leurs affections dépressives, se déplacent énormément. Peu à peu, on en arrive à soupçonner que le projet romanesque houellebecquien entretient un rapport fort particulier avec la notion-limite, mais si couramment acceptée, de « monde ». La progression de l’œuvre, surtout depuis Lanzarote, accrédite cette hypothèse. Il n’y a d’autre espace chez Houellebecq que l’espace « mondial ». Celui-ci est « de taille moyenne3 » ; on le parcourt selon la vision fonctionnelle des guides touristiques, assommé aux somnifères sur des vols interminables. C’est là un contexte de désenchantement global, témoignant d’une spatialisation de l’angoisse dépressive illustrée par les premiers romans, et faisant éclater l’illusion postmoderne d’un rapport harmonieux à l’altérité. La variété des constats sociologiques occasionnés par cette insistance spatiale est sans doute ce qui a jusqu’ici retenu l’attention d’une majeure partie de la critique. On conviendra cependant que l’art romanesque, si on le considère dans la tradition à laquelle Houellebecq souhaite lui-même adhérer4, et qu’ainsi on lui reconnaît la valeur d’une construction subjective de ce que peut être l’épreuve d’un monde ressenti comme partagé, ne peut aucunement se limiter à une production de commentaires. L’interrogation face à celui-ci doit se faire plus profonde. Quelle manière d’être sous-tendent ces voix narratives et ces personnages houellebecquiens dont l’horizon spatial s’est élargi au point de ne plus offrir d’extrémités reconnaissables, et qui s’avère ainsi d’une médiocrité si généralisée qu’on n’a plus même le loisir d’y accorder quelque valeur
2
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 156. Il s’agit de la phrase placée en épigraphe de Lanzarote. 4 « L’idée d’une histoire littéraire séparée de l’histoire humaine me paraît très peu opérante… », Michel Houellebecq, Lettre à Lakis Proguidis, dans Interventions, op. cit., p. 51. 3
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négative, mais seulement d’y percevoir l’étrangeté d’une expérience mondaine inédite? Le voyage comme ontologie Au moment où l’avion s’approchait du plafond nuageux qui s’étendait, à l’infini, en dessous du ciel intangible, il eut l’impression que sa vie entière devait conduire à ce moment. Pendant quelques secondes encore il n’y eut que la coupole immense de l’azur, et un plan immense, ondulé, où alternaient un blanc éblouissant et un blanc mat ; puis ils pénétrèrent dans une zone intermédiaire, mobile et grise, où les perceptions étaient confuses. En-dessous, dans le monde des hommes, il y avait des prairies, des animaux et des arbres ; tout était vert, humide, et infiniment détaillé.5
Ce passage raconte l’arrivée de Michel Djerzinsky en Irlande, où il poursuivra son projet d’accomplir la séparation définitive entre l’homme et la nature. L’impression que le roman s’apprête à basculer de la sorte, si elle n’est encore clairement accessible au lecteur, est en revanche scrupuleusement traduite au niveau de la perception et des affects du personnage. La lente descente de l’avion prend pour lui l’allure d’une progressive épiphanie quant à la texture même de la réalité ainsi que la représentation incomplète que l’on s’en fait. Qui plus est, l’Irlande de Djerzinsky n’aura pas au final la netteté du « monde des hommes ». Elle sera elle-même un lieu aux lignes mal définies, comblée par des nuages formant « une masse lumineuse et confuse, d’une étrange présence matérielle6 ». L’investissement romanesque du sol irlandais est ici préfiguré par la forme donnée à l’expérience du transit aérien qui la précède, cette forme dont l’imprécision des repères physiques fait écho à l’ontologie nouvelle souhaitée par le scientifique dépressif. Décrits ailleurs dans l’œuvre, d’autres déplacements aériens comme d’autres expériences de dépaysement sont l’occasion pour les personnages et pour l’économie narrative d’approfondir de façon idoine les paramètres spatio-temporels de l’univers romanesque. Habité par une « méditation plaisante, sans enjeu, sans conclusion immédiate » devant des concrétions minérales, fasciné aussi par le ciel constellé de nuages, le narrateur de Lanzarote expédie aussitôt, en une sorte de contrepartie brusque, « les conceptions qui ont marqué 5 6
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 289. Ibid, p. 303.
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l’Occident, que ce soit en Judée ou en Grèce, […] nées sous un ciel intangible, d’un bleu lassant7 ». Survolant l’île, il reste pensif devant le paysage de volcans que l’altitude dévoile : « Étaient-ils rassurants, constituaient-ils au contraire une menace ? Je n’aurais su le dire ; mais quoi qu’il en soit, ils représentaient la possibilité d’une régénération8 ». La narration houellebecquienne cultive depuis toujours ces déphasages qui font intervenir sans crier gare la réflexion de forme plus ou moins théorique ; on peut cependant remarquer que le voyage, thème désormais généralisé dans l’œuvre, favorise notablement ceuxci. Davantage qu’une pratique, le déplacement est pour les narrateurs houellebecquiens comme un état, aussi valable, ou dérisoire, que le fait d’habiter un endroit spécifique. La brièveté du texte Lanzarote, en particulier, a pour effet de mettre en valeur une telle permutation dans la valeur accordée aux notions romanesques d’espace et de temps. Le développement d’une histoire et de l’individu qui en constitue le point focal semble alors beaucoup moins tributaire de la représentation d’une temporalité, que celle-ci soit intériorisée ou qu’elle résulte de marqueurs plus objectifs. Le détachement que confère au narrateur sa désaffection émotive, qui chez le Michel des Particules élémentaires pouvait encore prendre l’allure plus commune d’une inactivité totale (« allongé sur son matelas Bultex, il s’exerçait sans succès à l’impermanence9 »), se trouve alors spatialisé ; il prend l’allure d’un bloc perceptif ballotté selon les impératifs de l’investissement touristique et fonctionnel du monde. Le voyage devenu façon d’être signifie qu’il n’y a plus là une simple action posée par un sujet, consistant à relier des lieux géographiques différenciés sur la base d’une identité inaltérée. On se trouve plutôt, en quelque sorte, devant un lieu propre ; entendons par là : un espace produisant son réseau symbolique, dont le caractère achevé constitue une forme de milieu indépendant, en mesure d’agir sur le sujet qui y évolue. Un tel espace sied au narrateur houellebecquien, dans la mesure où ce dernier n’a d’autre chose à traîner que sa lassitude, ni d’autre peine à atténuer que l’occasionnel afflux d’une angoisse sans objet. La contemporanéité houellebecquienne consiste à faire état des moyens qui restent au roman – ou des moyens qui lui reste à inventer 7
Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 23. Ibid., p. 54. 9 Ibid., p. 23. 8
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– afin d’intégrer l’expérience d’une relation identitaire forcée de s’effectuer sur un sol mouvant, et qui n’a plus pour seule perspective que de reconduire ce mouvement. Le narrateur-voyageur houellebecquien a choisi d’habiter le lieu même de la circulation ; sa propension au commentaire désenchanté résulte du fait qu’il s’éprouve désormais comme unité indissociable du grand jeu de la mouvance et de la fébrilité des signes que semble être devenu le monde habitable. Le référent-monde chez Houellebecq, devant l’interchangeabilité des destinations touristiques et des images de toutes sortes, finit par paraître dérisoire ; son infinie complexité semble par moments balayée sous l’effet d’une écriture elliptique qui confine au burlesque (« Les Norvégiens sont translucides ; exposés au soleil, ils meurent presque aussitôt10 »). Or la souffrance n’est jamais éloignée11. En effet, le monde mis en scène dans le roman houellebecquien est un réseau d’une mobilité extrême propre à l’unique convoiement d’individus dont le seul mode d’être est la séparation. Le paradoxe est que cela continue de former, et sans doute même de façon accrue, un monde. Cette précision est essentielle. La contemporanéité du roman houellebecquien ne résulte pas de sa capacité au commentaire plus ou moins juste sur le processus de déréalisation d’une société en proie au spectaculaire. Au contraire, la « mondialisation » n’a rien ici de l’hypothétique perte « d’authenticité » faisant l’ordinaire du discours dominant qui s’y oppose. Elle serait plutôt un accroissement et une mise en valeur de ce qui dans l’optique de Schopenhauer définit l’ontologie, de même que la douleur qui y est inhérente. Devenue architecture romanesque, la mondialisation sert ainsi chez Houellebecq à accentuer le principe shopenhauerien sur lequel repose son œuvre entière : le scandale permanent et sensiblement inévitable d’un clivage constitutif entre l’expérience représentée, qui constitue le réel, et la force absolument inhumaine, sans objet, sans signification possible, dont le déploiement fait en sorte qu’il y ait un « monde ». Les narrateurs houellebecquiens parlent, écrivent, se déplacent, cherchent fébri10
Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 15. Dans le texte programmatique Rester vivant, Houellebecq mentionne clairement l’antécédence de la souffrance sur sa conception de toute démarche poétique : « Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance […]. Il ne vous sera pas possible de transformer la souffrance en but. La souffrance est, et ne saurait par conséquent devenir un but ». Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, Flammarion, coll. Librio, 1997, pp. 9-10.
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lement la fusion des corps sexués, et au bout du compte désespèrent, parce que tout indique que leur qualité de citoyens mondialisés entraîne une conscience exacerbée et irréversible de cette séparation régissant la nature humaine. Un anachronisme fécond Il est possible qu’on n’ait pas prêté une attention suffisante à l’anachronisme philosophique dont se nourrit l’œuvre houellebecquienne. Thomas Mann, durablement marqué par les thèses de Schopenhauer, a pu en son temps, avec La montagne magique, offrir pour celles-ci une allégorie spatiale. Dans le microcosme du sanatorium, à l’écart d’un monde dont n’était plus perceptible que le grondement uniforme et barbare, pouvaient encore s’entrechoquer magnifiquement, et avec une certaine noblesse, les inquiétudes intellectuelles d’une civilisation européenne mourante. Les narrateurs de Houellebecq, en contrepartie, se présentent comme autant de Hans Castorp auxquels on aurait retiré l’utile naïveté, et qu’on aurait de surcroît précipités « au milieu » d’un monde chatoyant, bruissant, circulatoire et considérablement simplifié. Le héros de Mann, descendu de ses délicieuses cimes intellectuelles, est aussitôt anéanti dans la boucherie de 1914-18. Les personnages houellebecquiens, condamnés pour leur part à une mort lente dans un monde à l’accélération inepte, n’ont plus aucune communauté théorique d’appartenance ; toute illusion ou compensation représentative durable leur est refusée : « […] on peut toujours faire le malin, donner l’impression d’avoir compris quelque chose à la vie, il n’empêche que la vie se termine12 », synthétise ainsi le Michel de Plateforme. Extension du domaine de la lutte inaugurait de façon radicale ce nouveau solipsisme quant à la séparation propre à la condition humaine. Le drame dont fait état ce roman, qui s’avère aussi celui des narrateurs subséquents dans l’œuvre, consiste à voir l’ensemble des représentations qui font la société montrer soudain leur envers. Images publicitaires, touristiques ou informatiques, ne sont dans cette mesure que des symptômes. Elles sont les ersatz, monstrueusement valorisés, de la représentation grâce à laquelle l’expérience humaine accède à sa propre conscience, en plus d’accéder au désespoir devant son in-
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Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 123.
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contournable arbitraire13. Devenue transparente dans la lucidité dépressive que revendique la narration houellebecquienne, cette nappe de signes animée d’un mouvement convulsif laisse affleurer la force insignifiante qui l’anime en vérité, et que le terme schopenhaurien de « volonté » semble aujourd’hui bien inapte à qualifier. Dès lors que le regard se fait à ce point incisif et douloureux pour celui qui le porte, le voile des apparences sociales peut se lever. C’est ce qui caractérise ultimement le modèle romanesque houellebecquien, et permet ainsi de justifier la concaténation de ses segments théoriques par la quasi systématique conclusion sacrificielle du périple entrepris par son narrateur. Ce que le roman houellebecquien conserve de sa lecture schopenauerienne du monde est en fin de compte le seul principe de séparation. En ce sens, Les Particules élémentaires s’empare de celui-ci comme d’une métaphore constituante, le prolonge et le décline selon tous les modes, pour à l’arrivée en faire une question strictement morale : « La séparation est l’autre nom du mal14 ». Mais les choses prennent une autre tournure avec les textes suivants. Houellebecq y perfectionne une sorte de dispositif romanesque. L’appartement où le narrateur d’Extension du domaine de la lutte « déprimait gentiment15 » a peu à peu acquis, à force d’emphase mise sur la mobilité contemporaine, la taille du monde. À son tour, l’intolérable douleur de voir les choses se séparer de leur signification s’est peu à peu muée en une démonstration de la simplification shopenhauerienne définitive, par ailleurs annoncée dès les débuts de l’oeuvre (« l’univers est un furtif arrangement de particules élémentaires, une figure de transition vers le chaos »16 ). En misanthrope accompli, le voyageur houellebecquien ne distingue plus dans ses semblables qu’un amas grotesque de désirs piaillants, mais il persiste à parcourir l’espace qui s’étend entre eux et lui. Pourquoi s’entête-t-il 13
Le narrateur d’Extension du domaine de la lutte le développe en particulier dans sa vision de Maupassant : « Si Maupassant est devenu fou c’est qu’il avait une conscience aiguë de la matière, du néant et de la mort — et qu’il n’avait conscience de rien d’autre. Semblable en cela à nos contemporains, il établissait une séparation absolue entre son existence individuelle et le reste du monde. C’est la seule manière dont nous puissions penser le monde aujourd’hui ». Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 147. 14 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 302. 15 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 31. 16 Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie, Paris, Éditions J’ai lu, 1999, p. 17.
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ainsi au déplacement ? L’échec dont témoigne Plateforme, le roman houellebecquien le plus spatialisé, ne paraît pourtant pas appeler de suite : « Jusqu’au bout je resterai un enfant de l’Europe, du souci et de la honte ; je n’ai aucun message d’espérance à délivrer » y clame son narrateur démissionnaire. En fait, le personnage chez Houellebecq conserve une nostalgie, mais la qualité temporelle de celle-ci, élément indissociable de l’histoire personnelle d’un moi dont l’illusion a été battue en brèche, s’est estompée pour laisser place au manque nu qui, selon toute apparence, l’anime secrètement. La véritable nostalgie de l’univers houellebecquien semble issue de la simple existence de l’espace. La Possibilité d’une île, dans sa troisième et dernière partie, referme en ce sens une boucle amorcée dès Extension du domaine de la lutte. S’y trouve un consommé de cette obsession spatiale, issue du constat de la séparation irrémédiable avec le monde « réel », dont on peut dire qu’il développe en une cinquantaine de pages ce que la conclusion du premier roman assénait en un paragraphe nihiliste. L’île impossible Dans la galerie plutôt uniforme des créatures houellebecquiennes, le néo-humain de La Possibilité d’une île dispose d’un temps que les autres n’ont pas. Vaste et invariant, négligeable aux yeux du clone, ce temps n’a plus conséquemment d’efficience romanesque. Comment, de fait, raconter l’ennui et l’inactivité d’un être immortel ? L’emploi d’un modèle canonique de la science-fiction ⎯ l’univers postapocalyptique ⎯ est ainsi pour Houellebecq un moyen d’anticiper davantage sur la mutation de son art du roman que sur le destin potentiel de l’humanité. La structure alternée du récit de l’humain et du commentaire du clone répond moins à la volonté de relativiser en un écart temporel considérable les aspirations de l’humanité qu’au désir d’illustrer l’ampleur de la thématique spatiale dans la vision du monde houellebecquienne. Les clones successifs sont identiques au personnage de Daniel1; leur rôle de commentateurs neutres de son récit de vie en font, qui plus est, les avatars édulcorés et par conséquent moins romanesques de l’humanité qui l’animait. Ce sont donc plutôt des postures narratives qui s’affrontent ici. Leur véritable différence tient au rapport à l’espace et à l’altérité qu’expérimente et formalise chacune. La volonté shopenhauerienne est une et indivise. C’est l’espace, imposé par le corps et les sens, qui produit sa division et son illusoire éparpillement. Daniel1 ne supporte pas la distance physique qui l’éloigne
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du sexe de la femme aimée. Cela l’obsède, envahit progressivement sa conscience entière. Ses successeurs néo-humains cultivent pour leur part solitude et immobilisme. Ils n’échangent que quelques paroles dans le transit immédiat d’un réseau électronique : dans cette virtualité fugitive, ils le savent, se situe leur seule ontologie. Trahi par l’amour qu’il éprouve pour la jeune, érotique et sémillante Esther, Daniel1 est conduit au suicide lorsqu’il entrevoit toute possibilité de contact avec celle-ci s’évanouir. Les désirs simplistes d’Esther sont ceux que Houellebecq attribue à l’humanité entière. Elle n’est mue que par un appétit de plaisir et de consommation. On n’a aucune peine à comprendre que cet appétit évacue toute historicité et annihile ainsi les habituelles considérations du roman réaliste sur l’époque – sa complexité, son relativisme, sa propension à évoluer – au profit de la donnée plus fondamentale, littéralement physique et immuable de l’espace séparant les êtres les uns des autres, comme les désirs de leur satisfaction. Esther a une carrière ; dans le roman, cela se résume à son choix de partir pour les Etats-Unis, et donc de s’éloigner alors que c’est cette perspective, précisément, qui s’avère insupportable pour Daniel1. Les dernières activités précédant le suicide de ce dernier dessinent alors une danse macabre, en cercle concentrique autour du corps désiré mais inatteignable d’Esther : « […] il se contentait de traîner dans le quartier, sans jamais essayer d’entrer en contact avec elle, et finalement il a disparu17 », rapportent laconiquement les clones. Les dernières lignes du récit de vie du même Daniel1, qui le voient sombrer dans la folie en prélude à sa disparition physique réelle, ne souffrent ainsi d’aucune équivocité : L’espace vient, s’approche et cherche à me dévorer. Il y a un petit bruit au centre de la pièce. Les fantômes sont là, ils constituent l’espace, ils m’entourent. Ils se nourrissent des yeux crevés des hommes.18
L’espace et la séparation provoquent ici une angoisse absolument destructrice. Le relais du narrateur mortel à sa contrepartie immortelle doit alors nécessairement s’effectuer dans le roman. Or le néo-humain, qu’on aurait pu croire libéré de telles pulsions morbides dans sa victoire sur le vieillissement et le désir sexué, conserve néanmoins dans son appellation le substantif de ceux qui comme Daniel1 l’ont précé17 18
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 431. Ibid., p. 428.
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dés. De ses mots mêmes, il demeure « indélivré19 ». Qu’est-ce à dire, si ce n’est que l’espace le séparant d’un contact avec l’autre subsiste en lui comme la nostalgie d’une inflexion lointaine? Cela éclaire la structure en échos narratifs de La Possibilité d’une île. Aux effroyables dernières paroles du narrateur humain, elle permet de rattacher le quatrain envoyé par Marie23 lors d’un de ses contacts virtuels avec Daniel24, ce poème qui aura pour effet, avec quelques autres, de déclencher le désir de traverser à nouveau l’espace physique du monde : « Le bloc énuméré / De l’œil qui se referme / Dans l’espace écrasé / Contient le dernier terme20 ». La Possibilité d’une île est le roman des souffrances les plus grandes occasionnées par la séparation, tout en étant celui qui affiche, en un retour de balancier, la plus vive nostalgie pour la représentation de la distance et de l’espace observable. Mais il n’est pas négligeable que ce soit aussi, une fois de plus, le roman d’un échec ; échec inéluctable, enfin perçu comme tel, et rigoureusement conceptualisé dans le commentaire de Daniel24 : […] la séparation sujet-objet est déclenchée, au cours des processus cognitifs, par un faisceau convergents d’échecs. Nagel note qu’il en est de même pour la séparation entre sujets (à ceci près que l’échec n’est pas cette fois-ci empirique, mais affectif). C’est dans l’échec, et par l’échec, que se constitue le sujet, et le passage des humains aux néo-humains, avec la disparition de tout contact physique qui en fut corrélative, n’a en rien modifié cette donnée ontologique de base. Pas plus que les humains nous ne sommes délivrés du statut d’individus, et de la sourde déréliction qui l’accompagne…21
L’échec, pourrait-on ajouter, est ce nom supplémentaire que Houellebecq attribue implicitement à la séparation. Il est manifeste avec La Possibilité d’une île qu’il est aussi la pierre d’assise de son univers romanesque. En ce sens, les romans pour le conjurer s’acheminent autant vers l’immobilité finale de leurs protagonistes que vers le silence de la voix qui les animent. Dans la double injonction philosophique primordiale, qui exige à la fois d’interroger l’Être afin d’apprivoiser sa disparition, Houellebecq s’attache ainsi résolument au deuxième terme, dont on peut dire à l’instar du poème de Marie23 qu’il est immanquablement le dernier. 19
Ibid., p. 484. Ibid., p. 57. 21 Ibid., p. 140. 20
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C’est l’épilogue de la La Possibilité d’une île qui s’avère définitif dans la perspective adoptée jusqu’ici. Sa composition est en réalité un microcosme de la structure romanesque chez Houellebecq. Sa brièveté rend par ailleurs plus vive l’absence d’issue caractérisant tous les parcours, trajets et mouvements dont le monde désespérément connu, cartographié et mondialisé du roman houellebecquien est raturé. On distingue trois phases dans le chapitre. Le lecteur attentif remarquera que s’y recomposent, sous les pas désenchantés du clone, les mouvements significatifs qui caractérisent le récit de vie de Daniel1. Un trajet long est d’abord accompli à travers les paysages désertiques d’une Espagne rendue à la sauvagerie. Les rencontres du clone avec des animaux, de même qu’avec des hommes à l’état sauvage, ne servent manifestement qu’à l’élaboration d’observations et de commentaires confirmant la condamnation de la part naturelle du genre humain déjà suggérée par le récit de vie de Daniel1. Toutefois, la marche du néohumain substitue une floraison de descriptions topographiques et atmosphériques à l’intérêt que portait son prédécesseur pour ses semblables. Le monde houellebecquien est développé ici dans son état le plus conceptuel. La solitude de son narrateur n’y est chamboulée par l’imprévisibilité d’aucun échange avec l’Autre. La domination exercée par l’espace s’y révèle avec éclat, et les considérations de Daniel25 sont à l’avenant. Calculant précisément ses réserves énergétiques de même que sa capacité à franchir une distance considérable selon les paramètres de l’environnement, le clone n’est plus que l’évidence physique d’un corps écrasé par sa disproportion d’avec l’espace inhumain qui l’accueille. En un second temps, le parcours de Daniel25 l’amène sur le lieu qui a vu l’humiliation définitive de Daniel1, l’immeuble où s’est déroulée la party d’anniversaire d’Esther. Dans ce qui a toutes les allures d’un pèlerinage, où le néo-humain s’accapare enfin un des lieux du récit de vie qui justifie son existence, l’espace quasi géométrique arpenté jusqu’alors se singularise enfin. De la terrasse où Daniel1 avait eu conscience de son impossibilité à vivre, mais aussi de l’endroit même où il avait éprouvé la plus cinglante nostalgie pour sa représentation de l’amour, Daniel25 s’approprie le paysage. Il aperçoit au loin ce qui sera son havre définitif. Le ciel de Lanzarote revient alors modifier les contours du monde houellebecquien :
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[…] une région du monde mal connue, au ciel presque continuellement saturé de nébulosités et de vapeurs, situé à l’emplacement des anciennes îles Canaries. Gênés par la couche nuageuse, les rares observations satellites disponibles étaient peu fiables.22
S’inaugure ainsi la troisième phase de l’épilogue. C’est l’espace ici qui semble enfin montrer la possibilité de son anéantissement. Il importe peu de savoir si la forme insulaire de Lanzarote a subsisté ; l’épaisseur de la brume, la solitude absolue et l’abandon final du désir de mouvement suffiront au clone afin de devenir lui-même cette île, c’est-à-dire ce point focal autour duquel s’involue l’espace. Ultimement recroquevillé au milieu d’un univers océanique, Daniel25 se laisse aller à la « légère sensation obscure et nutritive23 » qu’est devenue la conscience de son corps inerte. Très vite, aussi, il accède au silence. Ses dernières paroles sont toutefois similaires à celles de l’humain dont il est né. La représentation de l’espace se referme, mais ce qu’elle laisse n’a de toute évidence rien de particulièrement hospitalier : « Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. […] La vie était réelle24 ». Le périple de Daniel25 se clôt ainsi exactement de la même manière que celui du premier narrateur houellebecquien, dans Extension du domaine de la lutte. On peut bien retirer d’un roman la plus large part de sa dimension temporelle ; on dira que c’est la poésie, en ce cas, qui s’insinue en lui. On conviendra toutefois qu’une suppression consécutive de l’espace ne permet pas à l’écriture romanesque de se développer plus outre. Daniel25, ayant littéralement marché dans la mer, éprouve désormais son existence comme une version consciente de l’éternel retour du Même. Cependant, les souvenirs transmis par le récit de vie dont il était le dépositaire s’agitent encore en lui. Ce sont des « rêves peuplés de présences émotives25 ». Il ne lui a servi à rien de se confronter à la matérialité du monde des hommes. En revanche, même dans le refus de tous les aspects qui le rattachaient à l’ancien genre humain, il a conservé l’apparence et la grâce d’un lecteur.
22
Ibid, pp. 472-473. Ibid, p. 485. 24 Ibid. 25 Ibid. 23
Le tourisme est un posthumanisme Autour de Plateforme Maud Granger Remy Paris III/ New York University
À partir d’une analyse de Plateforme comme roman du tourisme, cet article étudie la mise en scène de ce motif à travers l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq. Le tourisme fonctionne en effet à la fois sur le plan stylistique, comme objet du discours satirique, sur le plan narratif, comme antithèse de l’élan utopique, et sur le plan idéologique, comme représentation d’un état du monde, globalisé et anonyme. Les romans de Houellebecq, en construisant une définition du touriste comme individu désaffilié, et du tourisme comme posture politique, mettent en place les fondements du posthumanisme, comme posture éthique autant qu’esthétique. Même l’extrémisme, désormais, relève du tourisme (Peter Sloterdijk)
Le troisième roman de Houellebecq, Plateforme, n’est pas seulement peuplé de touristes, et ponctué de voyages organisés, il dévoile aussi les arcanes de l’industrie touristique. Aux scènes comiques des voyages de groupes correspondent celles, théoriques, dans les bureaux du groupe Aurore. D’un côté le point de vue exclusif d’un narrateur satiriste, de l’autre le dialogue de deux professionnels. Le tourisme correspond donc à la fois à l’élément principal de l’intrigue romanesque, et s’inscrit dans une réflexion critique plus large, et documentée. Et lorsque les personnages principaux décident de tester un de leurs propres voyages, s’opère une mise en abyme qui fait d’eux à la fois les créateurs et les créatures d’un système, qui dépasse les limites de « l’ère du loisir » pour devenir le nouveau paradigme de l’humain. Le tourisme est un posthumanisme dans la mesure où il construit et implique à la fois une définition de l’individu, et d’un état du monde. On assiste à un mouvement double et inversé : à l’échelle globale une répartition de plus en plus marquée des groupements humains, à l’échelle individuelle un effacement progressif du moi.
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De ce point de vue, Plateforme n’est en fait que le cœur d’un projet plus vaste déjà esquissé dans Lanzarote, et développé ensuite dans La Possibilité d’une île. Tandis que le narrateur de Lanzarote testait les voyages organisés, celui de La Possibilité d’une île réalise ce qui était prévu dans Plateforme, autrement dit l’installation à l’étranger. Dans ces récits, il s’agit de montrer comment le tourisme est devenu, plus qu’un loisir ou une nouvelle économie, une véritable position politique et morale. Le touriste décrit par Houellebecq, se caractérise par son détachement total de tout ce qui pourrait précisément le définir sur le plan social, culturel, ou national. A l’opposé de la figure du voyageur, déterminé par ses jugements, le touriste se présente comme pur consommateur, indifférent aux différences mêmes. L’avènement du touriste correspond donc à l’émergence d’un individu marqué par le vide, il signale l’extinction à la fois du moi et de l’espèce par la standardisation de l’humain, qui semble destiné à se reproduire dans le même, sans transmission ni filiation, et dans l’isolement d’une existence solitaire et stérile. Les romans de Houellebecq semblent ainsi construire une définition du tourisme, non seulement comme motif idéologique, mais comme posture politique caractéristique d’un monde global et post humain. Dans l’épilogue de la seconde édition de son essai The tourist, McCannell revient, avec une certaine nostalgie, sur l’essence du « touristique » et de son évolution au vu de sa récente « commercialisation » : It is the “ you have got to see this”, or “taste this”, or “feel this” that is the originary moment in the touristic relation, which is also the basis for a certain kind of human solidarity. And it is precisely this moment that has become depersonalized and automated in commercialized attractions – the reason they are at once both powerful and dead. But “the touristic” is always being displaced into new things as cause, source and potential. All that is required is a simultaneous caring and concern for another person and for an object that is honoured and shared but never fully possessed.1
Cette définition est celle d’un tourisme idéal, fondé sur la curiosité, qu’il s’agirait de retrouver hors des systèmes mis en place au sein de l’économie de marché. Pour McCannell c’est la singularité d’une rela1
Dean McCannell, The Tourist, A New Theory of the Leisure Class, Berkeley, Cali-
fornia, University of California Press, 1998, p. 203.
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tion humaine, et l’authenticité d’une impossible possession qui constituent l’essence du « touristique ». Les romans de Houellebecq, au contraire, s’attachent à décrire la marchandisation de cette relation, devenue pur échange de services. Il démontre précisément de quelle façon cette « solidarité humaine » a disparu dans le tourisme comme économie de marché. Lanzarote s’ouvre sur une véritable théorisation de cet échange par le narrateur, qui s’est rendu dans une agence de voyages : Placez-vous un instant, cher lecteur, dans la position du touriste. De quoi s’agitil ? Vous devez vous mettre à l’écoute des propositions que peut vous faire le (ou le plus souvent la) professionnelle en face de vous. Elle a – c’est sa fonction – des connaissances étendues sur les possibilités ludiques et culturelles des stations de divertissements offertes à son catalogue ; elle se fait une idée au moins approximative de la clientèle type, des sports pratiqués, des possibilités de rencontres […]. De son côté, il s’agit – loin de l’application stéréotypée d’une formule de vacances « standard », et quelle que soit la brièveté de la rencontre – de cerner au mieux vos attentes, vos désirs, voire vos espérances secrètes.2
Le touriste (en italiques dans le texte) dont il est question est, plus qu’un stéréotype, une espèce, une fonction, tout comme la « professionnelle ». Le dialogue est décrit à la façon d’un mode d’emploi : le touriste doit « se mettre à l’écoute », le voyagiste « cerner ses attentes ». Tout est fonctionnalisé, il n’y a plus de relation personnelle, mais un système organisé et efficace, fondé sur des formules préfabriquées et modulables correspondant au « type » de clientèle. Dans cette configuration, la relation n’est pas fondée sur une curiosité partagée mais au contraire sur la prévision maximale ; et le voyage, indexé au catalogue, devient un produit de consommation comme un autre, dès lors facile à « posséder ». La représentation volontairement hyper technique du narrateur apparaît comme une satire visiblement jouissive de tout l’appareil romantique traditionnellement associé au voyage, « ce matériau porteur de rêves3 ». Dans ce contexte, le voyage apparaît aussi mensonger que la publicité ou les messageries roses, il n’est que pur discours, pur produit. En choisissant de montrer le tourisme non pas seulement comme une expérience vécue par un moi voyageant, mais de 2 3
Michel Houellebecq, Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000, p. 8. Ibid.
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l’intérieur, comme une industrie, permet de mettre à nu cette rhétorique nouvelle. Dans Plateforme, on passe du point de vue externe du narrateur touriste, à celui interne des personnages travaillant dans l’industrie. On franchit donc un degré dans le dévoilement, et on assiste ainsi à la construction même de ce discours. Au moment de renouveler les catalogues pour leur nouvelle formule de voyage organisé, Jean-Yves a cette remarque, blasée : « N’oubliez pas de le mettre quelque part, “moments magiques”, bizarrement ça marche toujours4 ». Tout comme du sens commercial de la voyagiste dépendent « les conditions de possibilité de votre bonheur5 ». Le tourisme, comme la publicité, se présente avant tout comme une rhétorique efficace fondée exclusivement sur l’assouvissement des désirs. Le bonheur devient, dans cette économie, le résultat d’un arrangement plus ou moins aléatoire d’activités de détente. Cette économie du désir construit un système clos, dans lequel toute « évasion » est planifiée, toute « découverte » organisée. Non seulement la curiosité a disparu, mais du même coup sa puissance motrice. L’ailleurs, l’exotique devient, comme le sexe, un produit monnayable. C’est ce « calcul du plaisir » qui signe la mort de toute utopie et de tout fantasme. Analysant le projet utopique de Fourier, Barthes a cette remarque, annexe, qui résonne très clairement avec les hypothèses mises en place par Houellebecq : Le caravansérail, la horde, la quête collective des bonnes climatures, les expéditions de loisirs existent : sous une forme dérisoire, assez atroce, c’est le voyage organisé, l’implantation du club de vacances (avec sa population classée, ses plaisirs planifiés) dans quelque lieu féerique ; dans l’utopie fouriériste, il y a un double réel, accompli en farce par la société de masse : c’est le tourisme – juste rançon d’un système fantasmatique qui a “oublié” le politique, cependant que celui-ci le lui rend bien en “oubliant” non moins systématiquement de calculer notre plaisir. C’est dans la tenaille de ces deux oublis, dont la mise en regard détermine un creux total, que nous nous débattons encore.6
Le tourisme est ici conçu comme la version dégradée d’une forme d’utopie. Si le club de vacances fonctionne sur les mêmes principes 4
Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 183. Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 8. 6 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 84. 5
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d’organisation que la phalanstère, il n’en est pourtant que le double farcesque dans la mesure où il ne représente plus une alternative, mais vient s’intégrer à la « société de masse » dont il est issu. Le phalanstère se voulait une organisation politique des plaisirs, autrement dit à la fois dans l’espace d’une polis, et dans la perspective d’un projet collectif. Le club de vacances offre temporairement le plaisir d’une existence délivrée de toute responsabilité, et dirigée par le simple projet de se divertir. Les « deux oublis » évoqués par Barthes, et qui se renvoient dos à dos les deux bords irréconciliables du plaisir et du politique, constituent le point de départ de la réflexion de Houellebecq dans Plateforme. Les occidentaux, lassés de leurs sombres pays « administratifs » partent chercher ailleurs le plaisir sexuel qui leur fait cruellement défaut. Les asiatiques pauvres profitent de ce besoin pour offrir des services qui améliorent leur niveau de vie. Théoriquement parfait, ce système libéral de l’offre et de la demande à échelle globale met à nu ce double « oubli », et le résout, de manière éminemment cynique, par ce que Houellebecq appelle la « délocalisation » du plaisir. De fait, les nombreux débats mis en scène dans Plateforme sur le contenu moral de l’entreprise touristique viennent illustrer les effets de cette fausse utopie. Ceux-ci prennent place au sein du groupe du premier voyage organisé, entre les partisans et les détracteurs du tourisme sexuel ; ou au sein de l’équipe dirigeante d’Aurore, sur les pays susceptibles ou non d’accueillir les nouvelles formules Aphrodite. Dans les deux cas, ce qui ressort de ces débats, sont deux positions possibles : l’une qui conçoit le tourisme comme un pur acte de consommation (avec tout ce que cela comporte, y compris les satisfactions d’ordre charnel), l’autre qui voit dans le voyage un acte politique et engagé (la découverte et le respect de l’autre). Ces deux positions sont représentées de manière particulièrement stéréotypée dans le roman par Robert (le jouisseur), et Josiane (la frustrée). D’un côté le « beauf », venu pour les fameuses masseuses, de l’autre la « coincée », venue pour l’aventure et la découverte, et qui condamne aussi bien le tourisme sexuel que les spectacles organisés jugés « trop touristiques ». Dans « Notes pour un trimestre7 », Houellebecq évoque ses voyages, celui qu’il vient de faire en Birmanie, et celui qu’il s’apprête à 7
Michel Houellebecq, « Notes pour un trimestre », Atelier du roman, n°24, Décembre
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faire aux Etats Unis. Dans les deux cas, sont évoqués avec ironie les jugements « politiques » associés à chacune de ces destinations : le séjour en Birmanie est condamné comme soutien implicite à la junte militaire, tandis que le prochain voyage professionnel aux Etats Unis se justifie parce qu’il est financé. Pour l’auteur, « un séjour touristique au royaume de la libre entreprise serait bien sûr malvenu de ma part », et il décide donc de partir ensuite pour Cuba : « ainsi les dollars versés par les universités américaines serviront, presque immédiatement, à alimenter les caisses de Fidel Castro ». Ce qui est ridiculisé ici, c’est un système de pensée dans lequel le touriste ferait œuvre politique. Le choix de sa destination représenterait une forme d’engagement. Il s’agit de ce concept du « double bind » expliqué par Valérie dans Plateforme, et selon lequel le touriste moderne se trouve enfermé dans une logique perverse et contradictoire : par sa volonté d’aller toujours plus loin pour découvrir le vrai, l’authentique, il crée les conditions mêmes de ce qu’il veut fuir, à savoir le « touristique ». Il se retrouve dès lors enfermé dans une pure et simple haine de soi, que Houellebecq analyse comme caractéristique de l’Occident finissant. Tel qu’il est mis en scène dans le roman, ce débat s’appuie sur la distinction, socialement marquée, entre touristes et voyageurs, autrement dit entre un système démocratique et élitiste. On aurait d’un côté le touriste de masse sur le modèle des bronzés, de l’autre le touriste éclairé, sur le modèle du routard, objet de toutes les attaques. Cet avatar du voyageur représente en effet le principal acteur de la désintégration de l’occident, « à l’avant-garde de ce grand mouvement de propagation du Bien en charter et de philanthropie en campingcaravaning8 ». C’est par le biais du débat sur le tourisme sexuel qu’apparaît le véritable enjeu du tourisme tout court. Utiliser, comme le narrateur de Plateforme, le White Book contre le Routard consiste à dénoncer le véritable coupable : pas celui, diabolisé, du touriste sexuel, mais celui des partisans de la croisade pour le Bien, qui, en voulant prévenir le crime, le facilitent. Car comme dit Muray, « Il ne s’agit plus seulement de voyager loin ; il s’agit, lorsqu’on sera loin, de marcher dans le Bien ; et de ne marcher que là-dedans ; et que loin et Bien soient enfin synonymes9 ». Cette entreprise de nivellement, qui s’ancre dans une profonde culpabilité, constitue l’un des symptômes 2000, p. 149. 8 Philippe Muray, Après l’histoire I, Paris, Belles Lettres, 1999, p. 257. 9 Ibid., p. 258.
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patents de la fin de l’Occident. Le tourisme, plus qu’une industrie mondiale, est ainsi devenu un motif éthique. Dans son essai La Révolte des élites, Lasch évoque ainsi le concept d’une « approche touristique de la morale » : Nous sommes résolus à respecter tout le monde, mais nous avons oublié que le respect doit se gagner. Le respect n’est pas synonyme de tolérance ou de prise en compte de “modes de vie ou communautés différents”. Il s’agit là d’une approche touristique de la morale. Le respect est ce que nous éprouvons en présence de réussites admirables, de caractères admirablement formés, de dons naturels mis à bon usage. Il implique l’exercice d’un jugement discriminant et non d’une acceptation indiscriminée.10
Tandis que le tourisme moralisant consiste à nier toute altérité en oeuvrant pour le Bien, la morale touristique applique le même système d’indifférenciation. Plateforme invite, par son titre même, à envisager cette uniformisation idéologique, dans laquelle toute curiosité et tout exotisme a disparu. L’évidence purement visuelle : « comme chacun sait, une des premières choses qu’on ressent en présence d’une autre race est cette indifférenciation, cette sensation qu’à peu près tout le monde, physiquement, se ressemble11 » vient fonder le principe éthique d’indifférenciation. De ce point de vue, les lectures du narrateur apparaissent significatives. D’un côté le Routard, qui offre une vision passéiste et politically correct de l’homme ; de l’autre, La Firme de Grisham, roman de gare au scénario ultra prévisible : idéalisme contre cynisme. Mais dans les deux cas, ce que construisent ces discours, c’est l’image d’un individu, et d’un monde global, indifférencié. Tout comme le Routard promeut l’aventure préfabriquée, Grisham construit de la fiction préfabriquée. On connaît déjà la fin du livre. Si l’avènement du tourisme « éclairé » a valeur de posture idéologique, il correspond également à un type de discours. Le voyage organisé, collectif et planifié, est l’inverse du voyage solitaire, dont l’imprévu a valeur initiatique. Le voyage organisé, c’est la confirmation de ce qui était déjà décrit dans le catalogue. Le voyage solitaire, c’est au contraire la confrontation avec le radicalement neuf. Ce qui est ridiculisé avec une délectation évidente chez Houellebecq, c’est 10 11
Christopher Lasch, La Révolte des élites, Paris, Climats, 1996, p. 98. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 363.
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l’appareil romantico-réaliste associé au voyage, ce mélange de fascination pour l’Autre et d’amour de soi. Ainsi on trouve à deux reprises dans Plateforme des épisodes de voyage solitaire, images inversées des séjours en club. Dans les deux cas, ces évocations sont doublement mises en relief, dans le temps (ces souvenirs d’enfance au passé s’opposent au présent du tourisme), et dans l’espace (ces excursions en montagne s’opposent aux destinations exotiques). Les deux épisodes déjouent toutes les attentes liées au topos de la montagne (grandeur, sublime) : si le héros accède à une prise de conscience intense de sa condition de mortel, c’est pour découvrir sa lâcheté et son apathie. Envisageant sa mort à deux reprises, il n’exprime aucune émotion, mais un vague regret : devant l’éventualité d’une avalanche, « J’aurais préféré une mort mieux préparée, en quelque sorte plus officielle12 », plus tard devant celle du suicide salvateur, « J’avais été retenu, in extremis, par la pensée de l’écrasement13 ». A l’approche de sa fin, il choisit de disparaître, percevant sa mort comme une extinction. Tout comme le modèle du touriste éclairé apparaît comme celui obsolète de la haine de soi caractéristique de l’occidental terminal, de même le « je » de type romantique. Au touriste de masse correspond la position du satiriste en retrait. La seule position énonciative tenable dans le système touristique est celle qui se construit dans une constante médiatisation. Que ce soient les guides, les romans de gare, ou les magazines féminins, le narrateur de Plateforme ne cesse de lire, pratiquant la « lecture-écran » qui fait passer à la fois les nuits et l’ennui de ses congénères. Par ailleurs, il se positionne en retrait, n’appartenant à aucun des groupes qui se forment, et assumant dès le départ la fonction de commentateur. Ce retrait du satiriste est une image de celui, plus fondamental, qui veut être accompli, et renvoie aussi, en termes de poétique, à une position d’omniscience refusée. L’exotisme comme authenticité et unicité du lieu, constitue, comme l’ego (unicité du moi) ce qui doit disparaître, les restes d’un monde en décomposition. Ce positionnement poétique se veut le reflet des conditions politiques et éthiques de la société occidentale rongée par la honte. En témoigne l’ultime déclaration du narrateur de Plate12 13
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 98. Ibid., p. 331.
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forme : « Jusqu’au bout je resterai un enfant de l’Europe, du souci et de la honte ; je n’ai aucun message d’espérance à délivrer14 ». Le roman prend ainsi la forme d’un testament, du personnage et de la culture dont il est issu, et se clôt sur le refus de la propager. A l’horizon de la disparition du héros, celle d’une espèce vouée à l’extinction : « rien en survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive15 ». C’est ce que Françoise Grauby analyse comme le discours célibataire : Dans sa mort solitaire se rejoignent non seulement tous les axiomes de sa théorie mais aussi son illustration ultime : liquidation des responsabilités et des obligations, mais aussi fin de l’insécurité permanente, du fardeau des autres et de soi (ne plus être consommateur, client, collègue, voisin de table, amant).16
La stérilité détachée du célibataire figure celle du touriste, qui, dépendant d’une organisation qui le dépasse – guides, infrastructures et voyagistes – se déleste de toute responsabilité, et existe dans ce total détachement. Détachement vers lequel tendent les héros Houellebecquiens. C’est dans ce détachement que se touchent les deux niveaux de l’individuel et du global. Ce discours célibataire qui nie l’autre en l’intégrant, devient l’image de la posture touristique, qui nie l’autre en voulant répandre le Bien. De ce point de vue, le dernier roman de Houellebecq, La Possibilité d’une île, vient parachever ce paradigme. Au retrait du satiriste Michel, correspond la retraite de Daniel, dans sa villa espagnole. En fait, Daniel accomplit avec Isabelle ce que Michel projetait avec Valérie : une installation à l’étranger. Au deuil de la femme aimée succède celui, explicite, de l’humanité toute entière. Et finalement la perspective centrale est la même, que ce soit, comme dans Plateforme, la conception d’une nouvelle formule de voyage organisé, ou, dans La Possibilité d’une île, la mis en place d’une nouvelle religion. Dans les deux cas, le récit met en scène la genèse du « concept » de l’intérieur, à travers le regard d’un témoin privilégié proche des concepteurs. On remarque du reste comment, là encore, la responsabilité est esquivée, 14
Ibid., p. 369. Ibid. 16 Françoise Grauby, « La vie en noir, le discours célibataire dans Plateforme de Michel Houellebecq (2001) », New Zealand Journal of French Studies, 24, 2, Novembre 2003, p. 38. 15
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puisque le narrateur n’est pas le concepteur. Le « je » ne prend donc pas en charge le projet qu’il décrit, et se contente de le soutenir, en analysant ses prémisses et ses conséquences. Enfin si celui de Plateforme échoue, celui de La Possibilité d’une île est un véritable triomphe. Le parallèle après tout n’est pas fortuit : le tourisme et la religion étaient liés dès Lanzarote, par l’intermédiaire du personnage de Rudi, dont le séjour dans l’île apparaissait comme le tremplin nécessaire de son adhésion à la secte, ces deux gestes étant marqués par le même « désattachement » désespéré. À la double problématique de Lanzarote, Plateforme apporte une première résolution, le renouvellement des infrastructures touristiques ; La Possibilité d’une île une seconde, plus radicale : le renouvellement de l’espèce. Les clones mis en place par la secte élohimite de La Possibilité d’une île ne sont pas seulement les successeurs de ceux inventés par Djerzinski dans Les Particules élémentaires, ils sont également les dignes descendants des touristes décrits dans Plateforme. La filiation est manifeste. Les néo humains vivent, comme les touristes, isolés dans des retraites sécurisées, sur un territoire qui leur reste étranger. Le néo humain est, face aux hordes sauvages, comme le touriste face aux autochtones. Sa supériorité, évidente, n’est cependant plus seulement financière ou technique, mais « de nature ». Ses désirs ne sont plus seulement entièrement assouvis, comme dans les camps de vacances, mais tout simplement annulés. L’autonomie absolue du néo humain – qui, comme les plantes, a un fonctionnement autotrophe (sans reproduction) – n’est en fait que l’accomplissement technologique de la posture « désattachée » du touriste. Le tourisme est un posthumanisme, dans la mesure où son essor établit les conditions de possibilité d’une modification profonde de l’humain. Le rêve du touriste peut se comprendre, ultimement, comme un rêve misanthrope d’indépendance totale de l’individu détaché des autres et de toute appartenance à une nation, un sol ou une culture. Retiré, protégé, hors du monde.
Du guide touristique au roman. Plateforme de Michel Houellebecq Julie Delorme Université d’Ottawa
Plateforme de Michel Houellebecq est étudié ici en tant que roman-guide touristique. En effet, cette parole romanesque fait appel, dans une sorte de jeu spéculaire, à des stratégies de séduction qu’elle emprunte au discours publicitaire des guides touristiques. Tout en remettant en question les images vendues par le guide du Routard, le guide Michelin et le guide Bleu, ce roman a recours au cliché et au stéréotype dans sa représentation de l’altérité. La Thaïlande en tant qu’espace étranger est représentée dans une perspective en trompe-l’œil qui, en brouillant ses spécificités, fait en sorte que le lecteur-touriste n’accède qu’à son « exotisme ». En ce sens, l’écriture houellebecquienne gagne à être interrogée dans la mesure où elle semblerait subvertir le stéréotype. Ainsi peut-elle être considérée comme étant « métatopique ». La sensation d’exotisme n’est autre que la notion du différent; la perception du Divers; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même; et le pouvoir d’exotisme, qui n’est que le pouvoir de concevoir autre. Victor Segalen, Essai sur l’exotisme
L’humain rêve de l’ailleurs ; lorsqu’il est ici, il veut être là et lorsqu’il y est enfin, il songe à son retour au bercail, d’où peut-être sa prédisposition naturelle pour le tourisme1. Qu’il se fasse voyageur réel ou virtuel, il franchit les limites du monde familier, s’intéresse à la découverte d’un univers nouveau – auquel il n’appartient pas, auquel il n’appartiendra jamais – courant ainsi à la rencontre de l’autre, à la rencontre de lui-même. Cette propension au voyage circulaire trouve1
Emprunté en 1841 à l’anglais « tourism », le terme « touriste » désigne celui qui voyage « pour son plaisir ». Quant à « tourisme », il semble s’être répandu en français à « partir de la publication du livre de Stendhal, Mémoires d’un touriste (1838), et surtout lorsque les voyages d’agrément sont devenus habituels pour les Français ». Paul Robert, Le Robert Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, vol. 2, pp. 2141.
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rait peut-être son explication dans l’intérêt qu’il voue à autrui dans l’optique de l’altérer et de le comprendre. Il s’agira donc de montrer ici comment le stéréotype2 sous-tend la représentation de l’étranger dans Plateforme de Michel Houellebecq afin d’établir s’il existe certains parallélismes entre la parole « touristique » du guide Bleu, du guide Michelin et du guide du Routard, et la parole « littéraire » proprement dite. Pour ce faire, nous analyserons, d’une part, la représentation de la Thaïlande en tant qu’espace géographique, et d’autre part, en tant qu’altérité anthropomorphique. Devant l’impossibilité d’évoquer autrui sans l’enfermer dans les limites d’une représentation qui le chosifie et l’instrumentalise tout à la fois, le discours romanesque de Michel Houellebecq dans Plateforme envisage le rapport à l’altérité comme une menace face au même : « C’est dans le rapport à autrui qu’on prend conscience de soi ; c’est bien ce qui rend le rapport à autrui insupportable3 ». Or, la maxime de Socrate gravée sur le fronton du temple de Delphes, « connais-toi toi-même », semble encore trouver son sens dans la modernité puisqu’elle oblige le sujet à prendre conscience de l’essence même de son existence. En effet, pour comprendre autrui, il faut à la base ouvrir des espaces d’échanges qui ne soient pas minés par des images galvaudées. Autrui étant toujours la cible du regard, il apparaît souvent difficile d’échapper à l’emprise du stéréotype puisque tout ce que le même connaît de l’autre, n’est que l’image qu’il se forge de lui. Comme le souligne Daniel Castillo Durante, « cette "re-présentation" d’autrui […] opère grâce à une logique de commutation : autrui est remplacé par une copie4 ». Entre exotisme et tourisme D’entre toutes les figures de l’altérité, celle du touriste est sans doute celle qui appelle le même à confronter autrui dans son « intimité » la plus totale, c’est-à-dire chez lui, sans toutefois s’y investir véritable-
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Le stéréotype peut se définir comme « un ensemble de croyances partagées concernant les traits de personnalité, attitudes et comportements des membres d’un groupe donné ». Jacques-Philippe Leyens et Ollivier Corneille, « Perspectives psychosociales sur les stéréotypes », Sont-ils bons? Sont-ils méchants?: Usages des stéréotypes, dir. Christian Garaud, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 15. 3 Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 94. 4 Daniel Castillo Durante, Les dépouilles de l’altérité, Montréal, XYZ, 2004, p. 22.
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ment. En effet, si « l’exotisme est un voyage vers l’autre5 » sous-tendu par un désir de faire corps avec ce qui est étranger tout en répondant à un besoin d’évasion, le tourisme est en quelque sorte un voyage vers le même ; le touriste ne cherche pas à scruter les particularités qui font de l’étranger un être ou un pays complexe mais il tend plutôt à s’imprégner de l’artifice populaire, réduisant le sujet visité à sa plus simple expression. Pour Jean-René Ladmiral, le tourisme est avant tout « une pratique consommatoire ; il s’agit de transformer l’altérité culturelle en spectacle, en source de divertissement. Le touriste consomme des paysages, des villes, des œuvres d’art ; il est avide de tout ce qui est “typique” […]6 ». Or celui-ci, fortement influencé par ses lectures à saveur touristique, instaure ce qu’on pourrait appeler le paradigme du lecteur-touriste. Qu’il le veuille ou non, le lecteur devient touriste lorsqu’il tend à visiter un lieu – fictionnel ou non – voire un univers tout entier, qu’il n’apprend à connaître que lorsqu’il accepte de s’y abandonner. Pour certains, lire serait le meilleur moyen de parcourir le monde et, de ce fait, d’accroître ses connaissances à l’égard d’autrui. Cependant, tout n’y est pas représenté de façon mimétique. Et le guide touristique, plus que tout autre type de texte, abdique sa fonction épistémologique en tenant avant tout un discours de séduction et d’illusion tout à la fois. Ayant comme objet d’inciter le lecteur à se faire touriste d’un des lieux qu’il propose, il fait appel à des « unités d’emprunt7 » qui n’ont d’autre fonction que d’inféoder l’autre au même. D’ailleurs, Danielle Forget le conçoit comme « une sorte de prêt-à-porter identitaire (projection d’une image simplifiée des attributs d’un pays pour consommation rapide lors de la lecture)8 ». Des constantes très nettes se dégagent de ce type de discours autant en ce qui concerne la forme (procédés rhétoriques, mise en page, etc.) que le fond (là où on fait l’éloge du pays à visiter). Ainsi, peut-on transformer le plus terne des espaces en véritable pays de Cocagne. Il n’y a donc rien d’étonnant à affirmer ici que le guide touris5
Sabine van Wesemael, « Michel Houellebecq et l’effacement de la diversité exotique » dans CRIN, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 67. 6 Jean-René Ladmiral, La communication interculturelle, Paris, Armand Colin, 1989, pp. 140-141. 7 Cf. Daniel Castillo Durante, Du stéréotype à la littérature, Montréal, XYZ, 1994. 8 Danielle Forget, « Identité et argumentation transdiscursive au Brésil », L’interculturel au cœur des Amériques, dir. Daniel Castillo Durante et Patrick Imbert, Ottawa, Legas, 2003, p. 53.
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tique s’avère en réalité un texte publicitaire, basant essentiellement son discours sur le positif. Par exemple, dans une version du guide du Routard publié sur Internet, la Thaïlande y est décrite comme une destination de rêves. On ne lésine pas sur les adjectifs et les expressions dithyrambiques, faisant croire le lecteur à une sorte de paradis terrestre : Gentillesse des autochtones, sourire chavirant des femmes thaïes, plages désertes et paradisiaques… La Thaïlande mérite largement sa popularité […] poussez plus au sud dans la péninsule pour découvrir la culture traditionnelle […] les vestiges des royaumes thaïs, les somptueux temples khmers, ou les bouddhas et leurs luxueuses demeures. Vous pourrez [ensuite] vous orienter vers les majestueuses rizières du Nord-Est […]9.
Ce discours est d’ailleurs à mettre en parallèle avec celui qui séduit le narrateur de Plateforme quand vient le temps de choisir une destination pour ses vacances : « Un circuit organisé, avec un zeste d’aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l’île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l’isthme de Kra. Un voyage “cool” sous les Tropiques10 ». Or, jamais, ou très rarement, et avec beaucoup de méfiance, on évoque dans ces textes « les problèmes concernant le taux élevé d’analphabétisme, de mortalité infantile, les pratiques politiques non démocratiques, le niveau de pauvreté, la violence urbaine, la circulation de la drogue […]11 », et cetera. En ce qui concerne ce genre d’information, il vaut mieux se référer à des discours plus objectifs, plus scientifiques, tel que celui d’une encyclopédie où on n’escamote pas que la Thaïlande a été victime d’une surexploitation de ses ressources forestières et qu’elle a subi dix-sept coups d’état depuis 1945 ; résultat d’une situation politique précaire, entraînant au début des années 1960 une prolifération d’actes terroristes, plusieurs manifestations et une détérioration catastrophique de l’économie nationale où le baht perdit rapidement plus de 30% de sa valeur12. Ainsi, tel que le souligne le géographe Georges Cazes, il n’y a rien de bien 9
Le Routard : Thaïlande, [http://www.routard.com/guide/code_dest/thailande.htm] (14 novembre 2005). 10 Michel Houellebecq, op. cit., p. 35. 11 Danielle Forget, op. cit., p. 54. 12 Encyclopédie Encarta, version Windows, [Cédérom], États-Unis, Microsoft Corporation, 1999.
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surprenant à ce que, en comparaison avec le texte purement informatif, la parole du guide touristique n’opère qu’en trompe-l’œil : [La Thaïlande est] un magnifique exemple entre la réalité et l’image, de travestissement habile d’un potentiel attractif somme toute assez banal et limité. Pour les clientèles européennes, et accessoirement nord-américaines, ce pays est devenu la référence asiatique, un condensé commode capable d’initier à moindres frais aux stéréotypes de l’Extrême-Orient ; la littérature et le cinéma, grâce au grand succès du roman érotique “Emmanuelle” et de ses adaptations cinématographiques, ont considérablement amplifié cette image publicitaire […]13.
Plateforme, un roman-guide touristique Il n’y a toutefois pas que le guide touristique qui a recours au stéréotype. Le roman – genre canonique bien ancré dans la tradition littéraire – adopte parfois ce type de discours « publicitaire ». En effet, Plateforme de Michel Houellebecq met en abyme la parole touristique, notamment celui du guide Michelin. Nombreuses sont les allusions à ce guide qui, dans sa démarche, offre à ses lecteurs une représentation essentiellement géographique et historique de la Thaïlande. Le narrateur, Michel, se réfère à ce texte à plusieurs reprises au cours de son séjour dans ce qui fut appelé jusqu’en 1938 le royaume de Siam pour, entre autres, en apprendre davantage au sujet du petit cimetière de la rivière Kwaï : […] on pouvait même envisager de compter les tombes ; je renonçai assez vite à l’exercice. “Il ne peut pas y en avoir seize mille…” conclus-je cependant à voix haute. “C’est exact!” m’informa René, toujours armé de son guide Michelin. “Le nombre de morts est estimé à seize mille ; mais, dans ce cimetière, on ne trouve que cinq cent quatre-vingt-deux tombes. Ils sont considérés (il lisait en suivant les lignes avec son doigt) comme les cinq cent quatre-vingt-deux martyrs de la démocratie”14.
En cas de doute, le guide Michelin apparaît comme une référence fort utile pour le touriste « moyen », c’est-à-dire pour le sujet qui, selon le stéréotype, est tout aussi dépourvu d’argent que d’instruction tel qu’on le voit à la lecture digitale que fait René du guide. Il y a ainsi
13
Georges Cazes, Le Tourisme international en Thaïlande et en Tunisie : les impacts et les risques d’un développement mal maîtrisé, Reims, UER lettres et sciences humaines, 1983, p. 11. 14 Michel Houellebecq, op. cit., p. 68.
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lieu de croire que ce personnage cultive une confiance quasi-aveugle envers ce discours pour ne pas dire qu’il en est esclave. Cette logique de représentation est également à l’œuvre dans la façon dont certains lieux communs sont représentés dans Plateforme. La plupart du temps dans le roman, comme dans les guides touristiques en général, on évoque des endroits populaires. Cette sélection très arbitraire est sous-tendue par un jugement axiologique qui préconise l’évidence au détriment du complexe, le grotesque au détriment du raffinement, l’ignorance au détriment de l’expérience et de la connaissance véritable. Ainsi, sans tenir compte ni des goûts ni des besoins du touriste, certaines villes sont favorisées alors que d’autres sombrent dans l’oubli. Par exemple, Kanchabouri est une « […] ville dont les guides s’accordent à souligner le caractère animé et gai. Pour Michelin c’est un “merveilleux point de départ pour la visite des contrées environnantes” ; le Routard, quant à lui, la qualifie de “bon camp de base”15 ». À l’inverse, Surat Thani est unanimement considérée comme une ville morne alors qu’en réalité elle ne l’est peut-être pas du tout : Surat Thani – 816 000 habitants – se signale selon tous les guides par son manque d’intérêt absolu. Elle constitue, et c’est tout ce qu’on peut en dire, un point de passage obligé pour le ferry de Koh Samui. Cependant les gens vivent, et le guide Michelin nous signale que la ville est depuis longtemps un centre important pour les industries métallurgiques – puis, plus récemment qu’elle a acquis un certain rôle dans le domaine des constructions métalliques.16
Aussi, est-il rare qu’on incite le lecteur d’une brochure touristique à découvrir un quelconque « petit coin perdu », ce qui, pour certains, correspondrait davantage à ce qu’on entend par « exotisme » que d’être confiné à ne voir d’un pays que ce que les agences de voyages veulent bien montrer, c’est-à-dire des espaces aménagés (transformés) « spécialement pour les visiteurs » en des sites « internationaux » où les étrangers ne peuvent faire autrement que de se sentir comme chez eux. Cela semble justement coïncider avec la tendance à l’homogénéisation culturelle dont fait état le narrateur du roman de Houellebecq quand il dit : « J’avais l’intuition que, de plus en plus, l’ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport17 ». En effet, 15
Ibid., p. 66. Ibid., p. 89. 17 Ibid., p. 138. 16
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cette uniformisation est l’un des dangers qui guette le tourisme international, là où « l’expérience du touriste reste [encore plus] superficielle et inauthentique18 » que lors d’un véritable voyage. Dans cette perspective, l’imprévu complet en situation de tourisme n’existerait pas19. Mais quel serait donc l’intérêt de voyager en de pareilles circonstances si ce n’est pour apprendre ce qu’on ne sait déjà ? Plateforme, comme un guide touristique, ne représente pas que des villes typiques mais aussi des attractions touristiques devenues de véritables symboles de la Thaïlande tels que les nombreux temples religieux qui y sont érigés parmi lesquels figure celui du roi Ramathibodi. De celui-ci, « […] il ne restait pas grand-chose, sinon quelques lignes dans le guide Michelin. L’image du Bouddha, par contre, était encore très présente, et elle avait gardé tout son sens […]. Le sourire du Bouddha continuait de flotter au-dessus des ruines20 ». Le guide Bleu converge lui aussi en ce sens en évoquant les « trente-deux positions du Bouddha dans la statuaire Ratonakosin, les styles thaï-birman, thaïkhmer ou thaï-thaï […]21 ». En dernière analyse, le roman de Houellebecq, en réduisant la Thaïlande à ces quelques structures architecturales, agirait comme une sorte « d’attrape-touriste22 » ; plutôt que de représenter un aperçu complet de l’héritage patrimoniale du pays, la parole houellebecquienne se heurte à une impasse en confrontant le lecteur-touriste à un simulacre, à une image de la Thaïlande qui soit en rupture avec le concept de réalité. Il faut également dire que le guide Michelin brosse un tableau assez général de l’agriculture et de ses répercutions sur l’économie d’un pays comme la Thaïlande, ne retenant que les éléments « pertinents » à l’élaboration du thème central du roman : En désespoir de cause, j’empruntai à René son guide Michelin [affirme Michel]; j’appris ainsi que les plantations d’hévéas et le latex jouaient un rôle capital dans l’économie de la région : la Thaïlande était le troisième producteur mondial de
18
Charles Forsdick, « Exotisme et tourisme : la figure du touriste chez Victor Segalen », Sont-ils bons? Sont-ils méchants? : Usages des stéréotypes, op. cit., p. 188. 19 Cf. Victor Segalen, Journal des îles, dans Œuvres complètes I, dir. Henry Bouillier, 1995, p. 467. 20 Ibid., pp. 86-87. 21 Ibid., p. 52. 22 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 122.
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caoutchouc. Ces végétations confuses, donc, servaient à la fabrication des préservatifs, et des pneus; […].23
La parole romanesque de Michel Houellebecq, tout en faisant référence aux ressources naturelles qui sous-tendent l’économie nationale thaïlandaise, soulève le problème du tourisme sexuel sur lequel se fonde d’ailleurs le principal stéréotype du pays. L’industrie agricole en cédant la place à celle du diver-tissement au profit du divers a conduit la Thaïlande à l’effacement de sa diversité exotique pour l’encapsuler dans un stéréotype où le sexe est devenu l’objet d’échange. Autrement dit, le tourisme sexuel constitue le résultat d’une agriculture régionale développée en fonction des besoins du marché occidental. Et si le guide Michelin semble préconiser une approche géographique de la Thaïlande, il n’en exclut pas moins le côté historique, notamment en ce qui a trait à ses origines coloniales et à son développement sur le plan géopolitique : […] René, muni de son guide Michelin, suivait au fur et à mesure, toujours prêt à rectifier tel ou tel point. En résumé les Japonais, après leur entrée en guerre en 1941, avaient décidé de construire un chemin de fer pour relier Singapour et la Birmanie – avec, comme objectif à long terme, l’invasion de l’Inde. Ce chemin de fer devait traverser la Malaisie et la Thaïlande. Mais que faisaient donc les Thaïs, au fait, pendant la Seconde Guerre mondiale? Eh bien, en fait, pas grand-chose24.
Plateforme représente les Thaïs en position d’infériorité par rapport aux Japonais, comme si un peuple pouvait s’avérer supérieur à un autre. Or, il semble s’établir dans ce roman quelque chose qui est de l’ordre de l’ethnocentrisme. Dans ce roman, les attraits naturels et culturels de la Thaïlande reposent, tout compte fait, sur une image exotique sans l’être tout à fait. L’exotique étant par définition ce qui est étranger à la représentation du même appelle le sujet « migrant » à transgresser une frontière demeurée vierge, c’est-à-dire qui n’a pas encore été traversée par quelque civilisation que ce soit. Par ailleurs, faut-il préciser que le guide Michelin est le moins critiqué de tous les guides car il se contente d’exposer des faits de façon aussi objective que possible, en n’ayant recours au cliché que dans la mesure où il fait référence à des lieux 23 24
Michel Houellebecq, op. cit., p. 109. Ibid., p. 66.
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typiques pour ne donner au lecteur qu’un aperçu de ce qu’est la Thaïlande. En d’autres mots, il opte pour une approche qui s’apparente davantage au discours encyclopédique qu’à une description stéréotypée telle que le guide du Routard peut offrir. Cependant, si le narrateur ne s’attaque pas avec trop de mépris au discours du guide Michelin, il y va d’une critique pour le moins acerbe envers les dirigeants du guide du Routard qu’il accuse de manquer d’objectivité en ce qui concerne le tourisme sexuel parce qu’ils le qualifient d’ « esclavage odieux25 » : […] ces routards étaient des grincheux, dont l’unique objectif était de gâcher jusqu’à la dernière petite joie des touristes, qu’ils haïssaient. Ils n’aimaient d’ailleurs rien tant qu’eux-mêmes, à en juger par les petites phrases sarcastiques qui parsemaient l’ouvrage, du genre : “ ah ma bonne dame, si vous aviez connu ça au temps des z’hippies” !… Le plus pénible était sans doute ce ton tranchant, calme et sévère, frémissant d’indignation contenue : “Ce n’est pas par pudibonderie, mais nous, Pattaya, on n’aime pas. Trop, c’est trop.” Un peu plus loin, ils en rajoutaient sur les “Occidentaux gras du bide” qui se pavanaient avec des petites Thaïes; eux ça les faisait “carrément gerber”. Des connards humanitaires protestants, voilà ce qu’ils étaient, eux et toute la “chouette bande de copains qui les avaient aidés pour ce livre”, dont les sales gueules s’étalaient complaisamment en quatrième de couverture.26
Tout porte à croire que Michel ait amorcé une véritable entreprise de démolition à l’égard du genre de discours topique publié par le Routard. En effet, aussi paradoxal que cela paraisse, la représentation de la sexualité du protagoniste de Plateforme – malgré ses protestations – est en marge du discours doxologique dans la mesure où ce dernier transgresse les interdits du pays en ravivant le stéréotype selon lequel la Thaïlande serait, pour le touriste, la destination toute désignée des plaisirs de la chair ; ce lieu où ce ne sont pas que des biens, ni des services qui sont consommés mais des corps. Le touriste occidental y traite autrui avec le même respect que le plus fétichiste des capitalistes ; il s’empare du corps de l’autre comme d’un objet, le fait sien le temps d’assouvir ses pulsions puis s’en débarrasse tel un vulgaire détritus quand il n’a plus rien à lui offrir, ou plutôt, à en retirer. Voilà en quoi consiste la consommation ; un processus qui, selon Baudrillard, incombe la production de signes parmi lesquels on serait tenté d’y inclure les stéréotypes puisque ces derniers ne sont rien 25 26
Ibid., p. 58. Ibid.
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d’autre que des signes qu’on a surconsommés. De plus, faut-il souligner que le narrateur ne rejette pas que les prostituées thaïes mais aussi son exemplaire du guide du Routard ; une initiative qui pourrait témoigner de son désir de se libérer de l’emprise du stéréotype : « Je projetai l’ouvrage avec violence dans la pièce, ratant de peu le téléviseur Sony, et ramassai avec résignation La Firme, de John Grisham [dit-il]27 ». Or, cette première tentative de séparation échoue avant même qu’elle ne soit complétée puisque Michel se rabat sur l’un des plus célèbres best-sellers américains non moins truffés de clichés. Mais Michel n’en reste pas là. Il manifeste une seconde fois dans le roman le désir de se déprendre de son guide du Routard et il y parvient : […] je jetai mon guide du Routard dans la poubelle de la station-service […] j’allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran. Je jetai un regard autour de moi, les battements de mon cœur s’étaient accélérés, le monde extérieur m’apparaissait d’un seul coup beaucoup plus proche.28
Ce geste paraîtrait fort significatif si la rupture demeurerait définitive. Mais le narrateur, encore une fois, ne tient guère longtemps sans avoir recours à d’autres ouvrages aux représentations pétrifiées pour poursuivre son périple. Il semble s’accrocher à ces guides touristiques comme à une bouée de sauvetage sans quoi il risquerait de s’abîmer, ce qui, à l’inverse, est à prévoir s’il continue à se faire aveugler par le pouvoir rhétorique d’un quelconque routard. N’est-ce pas la preuve que le discours « métatopique29 » est susceptible de donner le vertige au sujet – en position de touriste ou de lecteur – dépourvu de toute balise stéréotypale? Le stéréotype opère, à certains égards, dans la même logique circulaire que le touriste, il évolue toujours en terrains connus, ne s’aventurant que très rarement hors des sentiers battus.
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Ibid., p. 58. Ibid., pp. 108-109. 29 Daniel Castillo Durante définit la métatopique comme l’une des fonctions régulatrices du discours. « Placée entre la topique et la rhétorique telles que comprises par Aristote, cette fonction serait capable d’intégrer dans un même mouvement dialectique les réservoirs du déjà-dit – clichés, proverbes, maximes, refrains, divers syntagmes figés, métaphores lexicalisées, etc. – et les agencements d’une économie topique des discours. Le stéréotype développe, dans cette optique, une sorte de force centripète à l’abri de laquelle il se dérobe tout en absorbant l’Autre comme emprunt ». Du stéréotype à la littérature, op. cit., p. 12. 28
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Dans ce contexte, le touriste qui part en expédition perd son titre et devient alors un explorateur et, le stéréotype, un original. Altérité et stéréotype : le tourisme sexuel en Thaïlande La problématique du stéréotype s’insère également parfois dans le contexte d’altérité, là où il faut « penser l’alteritas comme l’autre altéré par le stéréotype30 ». Or, c’est tout à fait ce qui se produit dans Plateforme. Le sujet visité est placé avec le visiteur occidental dans une dialectique. Alors que le narrateur se fait touriste en Thaïlande, il ne tend pas nécessairement à peindre un portrait dépréciatif du sujet visité mais il s’efforce plutôt de le montrer en « position de dépotoir31 », c’est-à-dire socialement dans sa position la plus basse – on fait ici référence à l’univers de la prostitution – où le seul pouvoir dont le visité bénéficie ne se concrétise que dans l’acte sexuel : […] je commençais à avoir sérieusement envie de baiser […] lorsque j’aperçus un écriteau “Health Club” […] les filles portaient des macarons numérotés. Mon choix se porta rapidement sur la numéro 7 […] Oôn bougeait très bien, très souplement […] elle caressa longuement mes fesses avec ses seins ; ça c’était une initiative personnelle, toutes les filles ne le faisaient pas. […] je m’imaginais encore pouvoir tenir longtemps ; mais je dus rapidement déchanter. […] elle savait se servir de sa chatte. Elle vint d’abord très doucement, par petites contractions sur le gland ; puis elle descendit de plusieurs centimètres en serrant plus nettement. “Oh non, Oôn, non !…” criai-je. Elle éclata de rire, contente de son pouvoir […] Je lui donnai trois mille bahts, ce qui d’après mon souvenir, était un bon prix.32
Les prostituées thaïes ne se contentent donc que d’accueillir le touriste avec docilité et soumission en lui procurant quelques faveurs sexuelles, moyennant quelques bahts ; ce qui n’est pas sans épouser la parole du guide du Routard : « Tout le monde connaît la réputation de la Thaïlande et de ses “femmes dociles”, et tout le monde sait aussi que la prostitution y est assez répandue, voire très33 ». Le Guide du Routard s’englue dans un discours essentialiste qui gomme les spécificités d’autrui. L’autre masqué par le stéréotype de la prostitution ne peut qu’être « putain »; là réside son véritable pouvoir d’altération. 30 Ibid., « Le stéréotype à l’heure de tous ses masques : état des lieux », Sont-ils bons? Sont-ils méchants? : Usages des stéréotypes, op. cit., p. 73. 31 Ibid., p. 75. 32 Michel Houellebecq, op. cit., pp. 52-54. 33 Le Routard : Thaïlande, [http://www.routard.com/guide/code_dest/thailande/id/634.htm] (14 novembre 2005).
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Les propos de Sabine van Wesemael viennent d’ailleurs renforcer cette perspective quand elle souligne que « le concept du tourisme sexuel organisé imaginé par Michel est une instrumentalisation de l’Autre. […] Selon les critères de Todorov, Michel est un profiteur qui utilise les autres à son profit34 ». En somme, le lecteur est confronté à la représentation d’un amour tarifé où il peut sembler que le client, amateur de chair fraîche, ne mette non pas les pieds dans un bordel mais dans un abattoir. Les « vendeuses » qui n’ont rien d’autre à offrir que les attributs de leur corps y sont étiquetées, numérotées, de la même façon que sont les bêtes condamnées au boucher35. Ne voit-on autre chose dans ces exemples que la perspective de consommation dans laquelle opèrent les sociétés occidentales contemporaines où tout se solde dans l’éphémérité ? Le tourisme sexuel ne serait alors, comme le souligne Pierre Jourde, qu’une alternative qui « incarne parfaitement la négation de l’autre36 ». En effet, le narrateur de Plateforme ravive le cliché selon lequel les femmes thaïes seraient passées maître (ou maîtresse) en matière d’érotisme. Celles-ci se livrent à presque toutes les pratiques sexuelles possibles, de la fellation au coït en passant par le fameux « body massage37 ». Or, si la représentation des prostituées thaïes perçues comme « les meilleures amantes du monde38 » est de l’ordre du cliché, l’image physique des femmes n’en est pas moins topique. Elles correspondent toutes aux critères principaux de la beauté ; elles sont jeunes, elles ne possèdent aucun handicap et elles se conforment aux normes générales de l’espèce. Par exemple, on dit de Oôn, cette prostituée dont Michel requiert les services, qu’elle est âgée de 19 ans, comme si performance sexuelle, jeunesse et apparence physique allaient de pair. Il en est de même lorsque le narrateur pose les pieds pour la première fois dans le Naughty Girl : 34
Sabine van Wesemael, op. cit., p. 78. Pour une analyse consacrée au rapport entre la sexualité et la numérisation dans les romans de Michel Houellebecq se référer à l’article de Nathalie Dumas, « Économie mondialisée, sexualité et numérisation dans l’œuvre de Michel Houellebecq », L’interculturel et l’économie à l’œuvre : les marges de la mondialisation, dir. Daniel Castillo Durante et Patrick Imbert, Ottawa, Éd. David, 2004, pp. 175-192. 36 Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, Paris, L’Esprit des péninsules, 2002, p. 229. 37 Ibid., p. 54. 38 Ibid., p. 81. 35
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Sur la piste de danse, une dizaine de filles ondulaient lentement sur une sorte de rythme disco-rétro. Les unes étaient en bikini blanc, les autres avaient enlevé leur haut de maillot pour ne garder que le string. Elles avaient toutes autour de vingt ans, elles avaient toutes une peau d’un brun doré, un corps excitant et souple.39
Ces filles épousent le stéréotype de la beauté sans aucunement remettre en question l’exotisme qu’elles dégagent. Pourquoi Houellebecq n’a-t-il donc pas choisi de briser ce moule et d’instaurer une « nouvelle » vision de la chose en peignant sur cette piste de danse de vieilles et grosses femmes thaïes à la peau blême et ridée? On connaît la réponse bien sûr ; assurément ce n’est pas très vendeur mais aussi, et surtout, cela ne cadre pas avec « l’image » que l’Homo economicus moyen se forge de la femme thaïe, ce qui aurait pour effet de remettre en question la crédibilité du discours car comme le soulignent Leyens et Corneille : « […] l’individu moyen […] a des schémas et il s’en sert. Il juge donc en fonction de ses stéréotypes40 ». Bref, des parallélismes très nets s’établissent entre le stéréotype, le tourisme et le narrateur. Comme chez le premier qui puise son inspiration dans le déjà-vu, déjà-lu et le deuxième où tout est prévu d’avance, le troisième exclut la possibilité que puisse survenir de réelles rencontres entre lui et l’autre car il ne fonctionne que par rapport à l’idéal de la sexualité qu’il s’est lui-même forgé. Ainsi, en peignant le portrait de ces femmes thaïes, le narrateur-peintre serait en quelque sorte, en train de réaliser son autoportrait. C’est dire que sa quête de l’autre, le conduit à la découverte de lui-même. En somme, ces trois éléments issus d’une logique itérative sont représentatifs d’occasions où l’aléatoire est prémédité. L’écriture houellebecquienne dans Plateforme ne peut donc pas être considérée comme étant « métatopique » puisqu’il s’établit entre la structure du guide touristique et celle du roman des parallélismes et un jeu spéculaire (mise en abyme) qui visent une représentation quelque peu stéréotypée du réel. C’est dans cette perspective que l’on peut d’ailleurs poser Plateforme comme un genre hybride ; l’aspect romanesque ne servant que de canevas au discours doxologique du guide où l’ailleurs est demeuré méconnu, voire inconnu. Le roman-guide touristique ouvrirait ainsi peut-être la voie à
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Ibid., p. 113. Jacques-Philippe Leyens et Olivier Corneille, op. cit., p. 18.
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une tradition littéraire dans laquelle l’étranger, c’est irrémédiablement les autres.
Voyage au bout de l’Europe : Lanzarote de Michel Houellebecq Benjamin Verpoort Katholieke Universiteit Leuven Il existe un parallèle remarquable entre Lanzarote, l’île canarienne au paysage lunaire, et Lanzarote, nouvelle de Michel Houellebecq, à savoir leur topologie à première vue périphérique. L’île, d’une part, constitue pourtant un parc d’attraction du libéralisme occidental, c’est-à-dire économique et sexuel ; le touriste s’y trouve donc toujours au milieu du monde auquel il s’est habitué. La nouvelle, de sa part, renferme des idées constitutives de la vision du monde houellebecquienne et s’impose dès lors comme un moment-clé dans son oeuvre. Cet essai se veut la recherche d’une typologie adéquate de la nouvelle et propose trois lectures possibles mais toutefois problématiques ; celle qui la considère comme un récit de voyage, celle qui la définit comme un récit testamentaire et celle, finalement, qui s’inscrit dans la tradition du récit picaresque en introduisant un nouveau personnage-type, à savoir le looser.
Car […] il n’est plus de frontières anciennes qui tiennent entre l’essai d’économie politique et le roman, la poésie et la philosophie, la science et la fiction, la cosmogonie et l’on-tologie.1
Maurice G. Dantec, auteur lui-même très hybride à qui nous devons notre épigraphe, s’inspire ici directement de l’hétérogénéité remarquable qui existe à l’intérieur d’une œuvre pour laquelle il a une profonde estime ; celle, toujours balbutiante, de Michel Houellebecq. Déjà la lecture des Particules Elémentaires, par exemple, offre au lecteur un spectre considérable de genres littéraires et non fictionnels à la fois. Or le caractère hétérogène se reflète davantage sur un niveau plus élargi, à savoir dans la totalité des dits et écrits de l’écrivain controversé. Dans la marge des quatre romans à proprement parler, Houelle1
Maurice G. Dantec, Laboratoire de catastrophe générale. Journal métaphysique et polémique 2000-2001, Paris, Gallimard, 2001, coll. Folio (n° 3851), p. 280.
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becq est en plus l’auteur d’un éventail de textes divers qui, malgré leur ampleur parfois restreinte, participent autant de la constellation houellebecquienne. Qui plus est, certains de ces textes soi-disant accessoires sont à même de réorienter la lecture des grands romans en ouvrant une dimension supplémentaire. Ainsi, la production romanesque ne peut être prise en considération qu’à partir d’une lecture approfondie de Rester vivant2, véritable manifeste littéraire qui date de 1991 (trois années avant la parution d’Extension du domaine de la lutte) et dans lequel Michel Houellebecq développe, avec un apparent don de prophétie, un manuel d’écriture et de lecture. Le passage suivant – un des plus cités de son œuvre entière dans lequel l’auteur défend l’attitude abjecte de l’artiste – me semble indispensable à l’analyse de ses conceptions sociologiques : Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais.3
La cruauté et le sadisme déployés ci-dessus et estimés obligatoires au métier de l’écrivain infectent toute lecture possible à un tel degré qu’il semble inévitable de considérer Rester vivant comme un texteclé dans le projet littéraire de Houellebecq. Jusqu’à présent, seule une poignée de textes secondaires (il s’agit de quelques essais, entretiens et nouvelles) ont été rassemblés sous des enseignes éditoriales collectives plutôt marginales4. Beaucoup d’interventions de l’auteur tardent néanmoins à être recueillies, même si elles pourraient contribuer à une caractérisation plus détaillée de ses activités littéraires. À plusieurs reprises, les textes annexes révèlent des conceptions qui semblent en contradiction flagrante avec l’enchaînement des idées reçues des romans canonisés. En effet, « Houellebecq montre que sa pensée est vivante, donc contradictoire, voire paradoxale5 ». Une vision d’ailleurs 2
Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, 1999 (1991), Librio (n° 274). 3 Michel Houellebecq, Rester vivant, op. cit., p. 26. 4 « marginal » au sens où Bourdieu désigne la topologie éditoriale des petites maisons d’édition. 5 Maurice G. Dantec, Le théâtre des opérations. Journal métaphysique et polémique 1999, Paris, Gallimard, 2000, coll. Folio (n° 3611), p. 48.
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partagée par Sabine van Wesemael dans Michel Houellebecq. Le plaisir du texte6. Si, dans un entretien apparemment banal, l’auteur laisse tomber en passant que la provocation n’est pour lui qu’un passe-temps innocent et un moyen de manipuler les médias avides7 – bien sûr ces propos sont provocateurs en soi –, le lecteur peut se poser la question de savoir en quelle mesure le caractère provocant de l’œuvre houellebecquienne est authentique. Certains lecteurs y voient un prétexte pour réduire à néant toute accusation faite à l’auteur. Il est ressorti de la brève introduction qu’une lecture approfondie ne saurait aucunement négliger les activités « marginales » d’un auteur, d’autant plus parce que celles-ci révèlent parfois de véritables coups de théâtre. Un autre texte essentiel dans l’œuvre non romanesque de Michel Houellebecq est sans doute Lanzarote8 ; une nouvelle à première vue peu ambitieuse parue à mi-chemin entre Les Particules élémentaires (1998) et Plateforme (2001). Ni les critiques littéraires ni le monde académique n’ont d’ailleurs porté grand intérêt à cet apparent intermezzo. Le quatrième chapitre du livre cité de Sabine van Wesemael en est une rare analyse approfondie. Dans la suite de cet article, nous voudrons davantage rompre ce silence relatif en essayant de révéler une typologie plausible du texte et cela pour mieux comprendre l’expérience qu’a été l’île de Lanzarote pour Houellebecq. Les photos et l’histoire la situent dans un désert lointain où triomphe la perversion du tourisme occidental. En d’autres mots, Houellebecq représente cet endroit comme une finis terrae à la fois géographique et morale… Pourtant, c’est justement dans ce coin perdu du vieux continent que le désarroi de la société libérale atteint son apogée et que le masque de notre façon de vivre tombe finalement. « Chez Houellebecq, l’île de Lanzarote symbolise tout d’abord le caractère catastrophique du “vide” de notre société de consommation, de ses personnages marqués par la dépression et le cynisme. Tout comme eux, Lanzarote se caractérise par une oppressante vacuité : le paysage désert et aride et la vacuité de l’industrie touristique capitaliste9 ». Au bout de 6
Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq. Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, coll. Approches littéraires (n° 6). 7 Il s’agit d’un entretien par Fabio Gambero, « Le romancier qui divise la France », La Repubblica, le 17 mai 1999 (www.houellebecq.info presse italienne). 8 Michel Houellebecq, Lanzarote, Paris, Flammarion, 2000. Nos renvois au texte concernent l’édition Paris, Librio (n° 519), 2002. 9 Sabine van Wesemael, op.cit., p. 143.
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l’Europe, mais au milieu du monde. « Le monde », dont nous savons dès la première page du livre, qu’il « est de taille moyenne ». Les pommes de terre de Lanzarote sont petites, ridées, leur chair est très savoureuse. Le mode de cuisson – particulier à l’île – consiste à les placer dans un pot de terre fermé, au fond duquel on verse un peu d’eau très salée. L’eau, en s’évaporant, les entoure d’une croûte de sel ; toute la saveur est préservée.10
Déjà le titre de la nouvelle laisse entendre que Lanzarote est un récit de voyage. À première vue, le texte ne représente aucun indice d’un quelconque contraire. Les quelques passages analogues à celui ci-dessus semblent en effet empruntés au journal d’un explorateur qui vient de découvrir la cuisine primitive de la population indigène. Néanmoins, le vrai narrateur – un certain Michel – ne fait pas preuve d’un tel intérêt pour la couleur locale qu’il aurait l’intention de mettre ses expériences au service d’une exploration bien rapportée. La décision de son voyage a été, après tout, très improvisée. Le quatorze décembre 1999, Michel entre assez impulsivement dans un bureau touristique où la hôtesse le décide vite à réserver un voyage à Lanzarote. Le but de cette semaine est clair : Le 14 décembre 1999, en milieu d’après-midi, j’ai pris conscience que mon réveillon serait probablement raté – comme d’habitude. J’ai tourné à droite dans l’avenue Félix-Faure et je suis rentré dans la première agence de voyages. 11
Un énième réveillon raté. Une vie ratée. Si la sortie vers le soleil représente la fuite d’un occidental traumatisé par l’individualisme impitoyable, Lanzarote répond à une condition essentielle du récit de voyage traditionnel : la distance physique avec le pays d’origine garantit la guérison psychologique du voyageur. Le voyage est alors conçu comme une expérience thérapeutique. Michel Leiris, dans Miroir de l’Afrique, propose la définition suivante : Cela revient à dire que le voyage apparaît avant tout comme un moyen de se nettoyer la vue, de se déciviliser, pour revenir, en nous débarrassant de nos préoccupations si lourdement techniques, à des valeurs plus pures.12
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Michel Houellebecq, Lanzarote, op.cit., p. 44. Ibid., p. 9. 12 Michel Leiris, Miroir de l’Afrique (1951), Paris, Gallimard, 1996, p. 52. 11
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La visite du protagoniste à l’agence de voyages ne constitue pas, pour Houellebecq, une interaction commerciale insignifiante, mais plutôt un alibi narratif lui permettant d’enregistrer (et de théoriser après) une scène signifiante d’une intersubjectivité contemporaine spécifique, à savoir commerciale. La conversation entre la vendeuse et le client constitue une confrontation intrigante parce qu’à la marchandise en question (le voyage) n’est pas uniquement attachée une étiquette de prix, mais également le facteur de bonheur. Le lecteur familiarisé avec l’œuvre de Michel Houellebecq se rend bien sûr vite compte que l’écrivain n’a pas la moindre estime pour la façon dont le commerce en général s’est approprié du monopole du bonheur et où l’argent est devenu le seul aphrodisiaque actif de nos jours. L’ironie avec laquelle l’écrivain décrit la spécificité de ce contact commercial en dit long : Le dialogue du touriste et du voyagiste […] tend normalement à outrepasser le cadre de la relation commerciale – à moins, plus secrètement, qu’il ne révèle, à l’occasion d’une transaction sur ce matériau porteur de rêves qu’est le « voyage », le véritable enjeu – mystérieux, profondément humain et presque mystique – de toute relation commerciale. […] ; c’est en grande partie d’elle que dépend votre bonheur – ou du moins, les conditions de possibilité de votre bonheur – pendant ces quelques semaines.13
Peu à peu il devient clair que la logique du récit de voyage traditionnel – encore reconnaissable au début de la lecture du texte – est renversée de fond en comble : au lieu de représenter le voyage comme un pèlerinage salutaire dont l’effet s’avère purifiant, Lanzarote le métamorphose en une échappée grâce à laquelle l’homme occidental, tant qu’il dispose des moyens financiers, puisse s’évader temporairement de la réalité nauséabonde qui est la sienne14. Cette échappée somme toute couarde du petit-bourgeois – l’univers houellebecquien n’est peuplé que par cette classe moyenne – vers un paradis tout à fait artificiel est en plus prête à consommer et, par conséquence, servie comme un plat de fast food. Houellebecq réduit le voyage à une entreprise égotiste avec le seul but d’isoler le voyageur en un vacuum (l’hôtel cinq étoiles), le protégeant ainsi contre le vide du monde exté13
Michel Houellebecq, Lanzarote, op.cit., pp. 9-10. « […] la vérité en soi, tout le monde la connaît, et c’est bien pour cette raison que l’on souhaite s’en échapper par le divertissement ». Olivier Bardolle, La littérature à vif. (Le cas Houellebecq), Paris, L’esprit des péninsules, 2004, p. 80.
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rieur. Cette idée est d’ailleurs confirmée par le désintérêt et l’indifférence avec lesquels les protagonistes croisent le paysage lunaire de leur villégiature. Contrairement à ce que les photographies de l’écrivain laissent entendre, la nature volcanique de l’île canarienne n’a aucune influence sur la façon dont les personnages vivent leur séjour. Bien au contraire ! Pour eux, Lanzarote ne constitue qu’une extension de leur Lebensraum quotidien : un monde qui n’est pas dépourvu de luxe, mais de toute extase. À aucun moment, les touristes ne se montrent troublés ou quelque peu touchés par l’unicité aliénante de Lanzarote parce que, icônes du tourisme commercial, ils ne font simplement pas preuve d’une ouverture sur le caractère « exotique » de l’endroit. Il n’y a, en d’autres mots, pas de lieu pour une Altérité autonome : « [L]e narrateur de Lanzarote se caractéris[e] par une mauvaise attitude exotique. [Il n’est] pas réellement fasciné par l’Ailleurs15 ». Par le tourisme capitaliste, l’espace de l’Autre a été réduit à un non-lieu ; un fantôme d’un lointain passé originaire. Néanmoins, les excavatrices des grandes compagnies touristiques ont anéanti les derniers résidus de ce passé et permis aux touristes de coloniser le sol de l’île. Une telle colonisation parasitaire est exemplaire de ce que Michel de Certeau définit comme une manœuvre « stratégique16 » dans le premier tome de L’Invention du quotidien17, réflexion d’ailleurs intrigante sur la question des rapports avec les différentes formes d’altérité. Houellebecq présente le tourisme comme une croisade impitoyable d’une classe occidentale relativement fortunée (dont il fait partie lui-même d’ailleurs) : This class imagines itself as “universal”, in the sense that its “values” are sure to conquer and absorb – “culturally”, of course – whatever resistance they encounter travelling the world.18 15
Sabine van Wesemael, op.cit., p. 162. « J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) [1] est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre [2] et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de recherche, etc.) [3]». Michel de Certeau, op.cit., p. 59. [1] le touriste ; [2] l’hôtel ; [3] l’endroit exotique. 17 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, coll. Folio essais (n°146), pp. 57-67. 18 Martin Ryle, « Surplus consciousness. Houellebecq’s novels of ideas », in Radical 16
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Le cadre de l’histoire (banale, il faut le dire) et le décor ne suffissent pas pour qu’il soit question d’un récit de voyage à proprement parler. Les protagonistes ne montrent aucune trace de contemplation ascétique devant le paysage lunaire aliénant. Le caractère unique de l’île ne saute jamais aux yeux des protagonistes parce que ceux-ci ne cessent de se concentrer sur leurs occupations quotidiennes : manger, faire du shopping et baiser. Aussi réduisent-ils l’originalité de la destination à néant. Dans un authentique récit de voyage, par contre, seule l’humble improvisation du voyageur à l’approche des endroits qu’il découvre et des hommes qu’il rencontre garantit la reconnaissance d’une véritable altérité. Reste d’ailleurs la question de savoir si, un jour, l’occidental retrouvera la modestie pour concevoir ses voyages de cette façon. Car, à en croire Martin Ryle, Meanwhile, however, its [this class] self-reproduction depends on globalized material inequality. Tourism exactly represents this contradiction; beach tourism, adventure tourism, eco-tourism, sex tourism.19
D’ailleurs, la manifestation de l’Altérité demeure un domaine en friche dans l’exploration de l’univers houellebecquien. Une fois de plus, c’est à Sabine van Wesemael que revient le mérite d’avoir réfléchi sur la matière. Selon elle aussi, la lecture de Lanzarote peut donner une impulsion à l’analyse approfondie de la façon dont Houellebecq conçoit cet Ailleurs et dans quelle mesure la réception de son œuvre entière est déterminée par les différentes représentations de l’Autre (l’allochtone, le musulman, la femme, l’asexuel,…). Celles-ci en expliquent en grande partie la stigmatisation réactionnaire. Dans le premier chapitre du Juif Imaginaire, le philosophe français Alain Finkielkraut exprime l’indignité que lui inspire l’hypocrisie avec laquelle la plupart des militants de mai ‘68 réclamaient injustement toute une série de droits sociaux. D’après lui, le soixante-huitard n’était pas rarement un étudiant aisé, issu de la petite bourgeoisie, qui ne cessait de dramatiser son autobiographie en la transformant en un alibi lui permettant de se serrer à bon gré dans une quelconque position d’opprimé (celle, notamment, de femme de ménage, d’ouvrier, d’homosexuel, de Juif,…) : Philosophy n°126, 2004, pp. 23-32 (p. 24). 19 Martin Ryle, op.cit., p. 24.
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Il n’était plus réservé aux Juifs de se prendre pour des Juifs, un événement survenait qui suspendait toute exclusivité, qui permettait à chaque enfant de l’aprèsguerre d’occuper la place de l’exclu, d’arborer l’étoile jaune : le rôle du Juste devenait accessible à quiconque désirait l’endosser ; la masse se sentait en droit de proclamer sa qualité d’exception.20
Finkielkraut observe que ces étudiants aimaient pimenter leurs contestations avec une bonne dose de théâtralité et que, publiquement, ils souffraient souvent de pitié de soi-même. Quoi qu’il en soit, au début de la révolte estudiantine, pas mal d’intellectuels soutenaient celleci parce qu’elle annonçait une vague de modernisation et d’égalité universelle. Effectivement, l’euphorie qui résultait de la marche triomphale de la jeune intelligentsia française déclenchait à tous les niveaux de la société un mouvement de libéralisation sociale dont les proportions étaient parfois hors norme : le sexe, les drogues et le rock’n roll devenaient le pain quotidien pour le hippie, incarnation de la liberté excessive21. Toute médaille, néanmoins, a son revers. Les générations ultérieures ont vite constaté que le libéralisme avait abouti sur un échec social lorsque les anciens soixante-huitards se sont perdus dans la consommation immodérée et perverse de toutes les libertés qu’ils avaient acquises. Le manifestant de ’68 terminait ses études et perdait son sens de solidarité pour finir, sous le régime de Mitterand, par occuper les plus hauts postes du pays. C’est exactement ici que nous renouons avec l’œuvre de Houellebecq. Un leitmotiv principal à travers son œuvre est sans aucun doute la grande aversion qu’il porte contre cette génération fondamentalement dégénérée de soixantehuitards. À eux, il « reproche d’avoir brisé la solidarité familiale, les traditions et le vœu inconditionnel et de ne pas avoir proposé de va-
20
Alain Finkielkraut, Le Juif Imaginaire, Paris, Seuil, coll. Points Essais (n°149), 1980, p. 25. 21 Même s’il est intrigué par leur existence et leurs idéologies, Houellebecq se montre souvent dégoûté par l’énorme richesse (financière) et la perversité des sectes modernes qui dérivent directement de toutes sortes de mouvements de hippies. Les babas cool qu’il présente dans Les Particules élémentaires, Lanzarote et dans La Possibilité d’une île cachent leurs idéologies foncièrement égoïstes et petites-bourgeoises derrière de fausses formes d’écologisme, de nudisme ou encore de pacifisme. Ce dégoût lui est sans doute partiellement inspiré par sa mère tant détesté qui flirtait avec la pensée hippie. Voir Denis Demonpion, Houellebecq non autorisé. Enquête sur un phénomène, Paris, Maren Sell Éditeurs, 2005.
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leurs alternatives22 ». La société abandonnée est exactement le résultat de leur je-m’en-foutisme. Aart Brouwer remarque à juste titre que Houellebecq entre constamment en conflit avec l’establishment – les anciens hippies – qui, malgré une apparente solidarité mais par pur égoïsme en vérité, promeut l’individualisme et le libéralisme de la société actuelle. L’auteur se rend compte qu’il ne dispose que de sa plume pour lancer l’attaque contre la conscience petite-bourgeoise ; dès lors, son attitude provocante est la preuve d’une rébellion artistique plutôt que d’une orientation politique23. Houellebecq le rebelle essaie en premier lieu d’insister sur le propre arrêt de mort que la société moderne a signé depuis les années 1970 en prônant un libéralisme (sexuel et capitaliste) débridé. Si Lanzarote ne nous convainc pas en tant que récit de voyage, l’ouvrage fonctionne nettement mieux comme texte testamentaire : Houellebecq dresse le bilan de l’humanité capitaliste et laisse entendre que la fin du vingtième siècle annonce en même temps la fin de toute approche métaphysique de l’Homme. L’homme n’est pas grand. L’homme a échoué. Les protagonistes de la nouvelle incarnent pour ainsi dire les désastres collectifs de l’ère moderne. Il suffit de lire le prologue des Particules élémentaires pour comprendre que l’écrivain reconnaît cette mutation ontologique désastreuse (qui, d’ailleurs, continue toujours) dans la crise existentielle qui terrorise l’Occident : Ce livre est avant tout l’histoire d’un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d’autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance bascu22 Art Brouwer, « De depressieve luciditeit van Michel Houellebecq », De Groene Amsterdammer (08-09-2001), http://www.groene.nl/2001/0136/ab_houellebecq.html. (propre traduction). 23 Pas mal de critiques littéraires situent Houellebecq dans un camp politiquement conservateur et même d’extrême droite. Bien que, dans un passé récent, l’auteur se soit montré critique sur le compte de l’Islam, il ne me semble pourtant pas correct de qualifier son œuvre de pamphlétaire. L’épithète réactionnaire paraît plus correcte. « Réactionnaire au sens où le diagnostic de la société contemporaine y est celui de relations humaines abîmées, atomisées par la libération de 68, où l’obsession malheureuse du plaisir est un signe du repli individuel, où le désir et la liberté ne sont que sources de souffrance ». Marion van Renterghem, « Le procès Houellebecq », Le Monde (09-11-1998). L’attitude provocante de Michel Houellebecq est en première instance imagologique : afin d’assurer le succès des ventes, l’auteur profite de chaque opportunité d’affirmer sa réputation de casse-pieds. Qu’il soit clair que la pression éditoriale n’est pas à sous-estimer dans cette question.
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lait lentement, mais inéluctablement, dans la zone économique des pays moyenpauvres ; fréquemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l’amertume. Les sentiments d’amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu ; dans leurs rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus souvent preuve d’indifférence, voire de cruauté.24
Cette introduction développe un point d’ancrage pour l’œuvre entière de Michel Houellebecq. Dans le contexte spécifique de Lanzarote, elle donne au décor insulaire une connotation allégorique, tandis que le voyage devient une entreprise quasiment suicidaire. Initialement, le lecteur embrasse l’impression que le touriste ne peut qu’admettre sa complète impuissance dans la confrontation avec cet immense décor de silence et d’aridité macabres. Lors de sa première excursion, Michel fait effectivement quelque peu preuve d’une admiration ascétique devant la nature : Sur à peu près un kilomètre devant nous s’étendait une plaine de rochers noirs aux découpes tranchantes ; il n’y avait pas une plante, pas un insecte. Immédiatement après les volcans barraient l’horizon de leurs pentes rouges, par endroits presque mauves. Le paysage n’était pas adouci, modelé par l’érosion ; il était d’une brutalité totale. Le silence retomba sur le groupe.25
Comme il est apparu, l’œuvre houellebecquienne est souvent trompeuse. Après tout, Michel est l’incarnation du touriste moderne qui, en tant que maître conquistador, a transformé l’île en un Eden décadent. À plusieurs reprises, l’auteur explicite en effet comment le paysage a été métamorphosé à l’aide du financement occidental au cours des dernières décennies : Le reste de l’excursion se déroula suivant le même schéma. La route était exactement tracée, au centimètre près, entre des murailles de rocher tranchantes ; tous les kilomètres une esplanade avait été dégagée au bulldozer, signalée à l’avance par une pancarte représentant une chambre photographique à soufflet.26 L’acte de naissance de Lanzarote était une catastrophe géologique totale ; mais là, dans cette vallée, sur quelques kilomètres, on avait affaire à une nature abstraite, reconstruite à l’usage des hommes.27 24
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 2003, coll. J’ai Lu (n° 5602), p. 7. 25 Michel Houellebecq, Lanzarote, p. 18. 26 Ibid., p. 19. 27 Ibid., p. 37.
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La façon dont Houellebecq dresse le testament fictif de cette île somme toute banale semble donc en un certain sens symboliser la ruine générale de l’Occidental. Partiellement récit de voyage, partiellement récit testamentaire. Malgré l’apparente sécurité qu’offre l’isolement de la résidence et malgré le succès de l’industrie touristique, les premières fissures irréparables ne tardent pas à se manifester dans le portrait immaculé du soi-disant « civilisé ». Ici non plus, le troupeau petit-bourgeois ne semble pas à la hauteur de sa propre suffisance perverse. Bien au contraire : le voyage constitue pour lui un alibi par excellence pour succomber à des exubérances, tandis que, initialement, ce même déplacement servait à guérir… Houellebecq a inventé un personnage-type littéraire qui semble pleinement personnifier la faiblesse de l’Homme moderne et qu’il met en scène à plusieurs reprises à travers son œuvre : il s’agit de ce que l’on va nommer ici le looser, une sorte de figure picaresque traversant un univers capitaliste qui le contrôle à part entière et qui détermine sa conduite. Ce capitalisme implique une répartition inversement proportionnelle de la fortune : la misère financière de l’un constitue le baromètre du succès de l’autre. Quoique cette disparité soit cruciale dans la constellation houellebecquienne, l’auteur ne fait pas preuve du moindre intérêt – et moins encore d’une sympathie – pour les marges de la société. Il privilégie la classe moyenne dont il est lui-même issu : Houellebecq in his critique of the European “West” says very little directly about the sufferings or aspirations of the marginalized (and certainly does not produce the optimistic-progressive image of “inclusiveness” […]). His focus is on the pleasurable lives of well-off contemporary Europeans […], our opportunities and capacities for pleasure being foregrounded as what is most historically ‘typical’ about us.28
La classe aisée se fait néanmoins remarquer par ses propres inégalités. La lucidité de Houellebecq consiste justement à reconnaître et à aborder le problème des « riches » paupérisés : son œuvre donne concrètement forme au soi-disant looser. Ce personnage-type, caractéristique de notre « ère du vide29 », est à tous égards incomparable avec 28
Martin Ryle, op.cit., p. 30. Titre d’un ouvrage de sociologie écrit par Gilles Lipovetsky et datant de 1982 qui dresse un bilan de la société moderne proche de celui qui ressort des livres de Houellebecq. 29
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le personnage clochardisé qui est également populaire dans la littérature contemporaine30. Le chiasme suivant clarifie cette implacabilité : ce qui devrait en réalité constituer un grand avantage pour le looser, à savoir sa position socio-économique, signifie pour la figure marginale la faiblesse par excellence. D’autre part, le looser n’arrive pas à profiter de cet atout et, lentement, va à sa propre ruine, tandis que le personnage clochardisé s’endurcit contre sa situation socio-économique et réussit parfois à transcender sa marginalité. Grâce à ce courage, défini ci-dessus comme « optimistic-progressive image of inclusiveness », le second personnage remportera un accueil plus favorable auprès du public. Or Houellebecq n’est pas un grand sentimentaliste : il refuse de porter à la scène des chapardeurs sympathiques ou des clochards raffinés. Son univers littéraire est peuplé d’une foule grisâtre de personnages moroses regardant dans le vide qui les entoure ; une masse de frustrés qui dépérissent faute d’espoir et d’humanité. Dans Lanzarote, c’est Rudi qui interprète le rôle du looser. À ses quarante ans, divorcé de sa femme marocaine, il vit à Bruxelles où il travaille comme agent de police. La vie ne lui offre plus aucun défi. Même pendant le séjour à Lanzarote, il ne réussit pas à sortir de l’ornière. Il reste constamment au second plan ; tant pendant les conversations distinguées à table que pendant les partouzes sur la plage. Rudi semble avoir abandonné la lutte contre la banalité de sa propre existence. Le looser houellebecquien n’est en effet pas un maladroit idiot sorti d’un vaudeville mal écrit, mais un perdant symbolique : pour lui, la succession ininterrompue de confrontations pénibles et de pas décisifs suppose à chaque fois une compétition dure dont il ne saura jamais sortir vainqueur. La situation du personnage se délabre d’ailleurs par le fait que Houellebecq attribue au looser suffisamment de perspicacité pour que celui-ci s’aperçoive lui-même de sa lamentable condition. Dans Extension du domaine de la lutte, cette introspection pousse Tisserand au suicide. Bruno des Particules élémentaires finit par être colloqué tandis que Rudi, dans Lanzarote, cherche son salut dans les illusions de la vie sectaire. Cette fuite est d’ailleurs reprise dans La Possibilité 30 La représentation romantique de la marge sociale relève des activités des écrivains comme Didier Daeninckx, Jean-Claude Izzo, Philippe Jaenada,… Cette image colorée de tout ce qui bouge dans les ombres de la grande ville moderne (des prostituées, des poètes maudits, des clochards ou des perdus) fait entendre aux lecteurs que même en dessous de la marche la plus basse de l’échelle sociale, on essaie d’oublier la misère et les privations.
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d’une île31. Même si le rôle du looser est loin d’être enviable, le personnage s’avère indispensable dans l’univers littéraire de Michel Houellebecq parce qu’elle donne forme à une contradiction dynamique et essentielle de son œuvre : l’impuissance de l’individu moderne à parer aux obstacles soulevés par la vie d’une part et la lucidité extraordinaire qui lui permet non seulement de reconnaître sa propre impuissance, mais en plus de savoir la placer dans un contexte social plus large. Une telle intelligence fournit à Houellebecq le prétexte par excellence pour théoriser le social contemporain par la voix d’un personnage et non par celle d’une instance narrative anonyme. Le personnage houellebecquien – qu’il soit un looser ou non – se montre souvent un sociologue expérimenté lorsqu’il analyse sa propre situation. La lettre avec laquelle Rudi met ses compagnons de route au courant de son intégration dans la secte raélienne excelle en tant qu’exemple de cette lucidité. Le touriste belge révèle à cœur ouvert32 les antécédents de son échec social : les difficultés professionnelles (« […] nous formons une société à part, repliée sur ses propres rites, tenue dans la suspicion et le mépris par le reste de la population33 »), la décadence nationale (« Nous ne formons plus, en Belgique, ce qu’il est convenu d’appeler une “société” ; nous n’avons plus rien en commun que l’humiliation et la peur34 »). la menace intimidatrice de l’islam (« […] les solutions monstrueuses et rétrogrades de l’islam35 ») et l’économie sexuelle impitoyable (« La sexualité est une puissance majeure, à tel point que toute relation qui s’y refuse a nécessairement quelque chose d’incomplet36 »). Rudi se rend compte de 31
Une première lecture du dernier roman laisse entendre que Daniel1 semble plus fort que le looser typique. Vincent, membre de la secte elohimite par contre, se rapproche initialement plus de Tisserand, Bruno et Rudi. (« il n’y avait rien là qui pût réellement inciter Vincent à reprendre sa place dans la société ». Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 263). 32 Cette franchise est parfois gênante, il faut le dire. Pourtant, Houellebecq ne fait que traduire une partie importante de l’opinion publique. Ce qui ne peut être dit dans le discours politiquement correct – et qui est, dès lors, considéré comme réactionnaire – constitue souvent la matière brute de l’œuvre houellebecquienne. Houellebecq, par exemple, donne la parole à des personnages racistes, non pas parce qu’il est lui-même raciste, mais parce qu’il ne veut pas cacher leur existence. Ils font simplement partie de la société par laquelle l’écrivain se montre intrigué. 33 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 49. 34 Ibid. 35 Ibid., p. 50. 36 Ibid.
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sa crise ontologique (« Que pouvons-nous espérer de la vie ?37 ») et considère la vie sectaire comme la seule échappatoire possible : Mais, pour moi, il était malheureusement un peu tard. Le drame de dépression est qu’elle rend impossible toute démarche vers les actes sexuels qui seraient, pourtant, les seuls à pouvoir calmer cette atroce sensation d’angoisse qui l’accompagne. […] et je vous réaffirme que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour me ramener à une vie “ normale”. En un mot, j’ai décidé d’adhérer à la religion raélienne.38
L’ironie veut que la sexualité effrénée des Raéliens finit par lui coûter la liberté ; à la fin de la nouvelle, Rudi et plusieurs autres membres de la branche raélienne belge sont jugés dans un scandale de pédophilie. Dans La Possibilité d’une île, où il dresse une image plus élaborée de la secte élohimite, Houellebecq semble à première vue vouloir rectifier la réputation fâcheuse de la secte sans pour autant perdre son regard cynique. Lanzarote reste un texte difficile à définir. Christian Monnin, dans un article paru dans une édition du CRIN entièrement consacrée à Houellebecq, parle d’un « texte intermédiaire39 » ; un texte sans démarcations génériques claires. L’intention de l’auteur reste énigmatique. La lecture testamentaire toutefois se situe dans le prolongement de la teneur globale de l’œuvre en question : Houellebecq propose une interprétation sociologique de son environnement plutôt que d’entreprendre des recherches anthropologiques dans des endroits exotiques. À vrai dire, il n’est jamais parti en voyage. Ce qui plus est, le contraste entre la banalité de l’histoire d’une part et l’appétit sexuel des protagonistes de l’autre, caractérise à part entière la vision du monde de l’écrivain. Une vision somme toute très complexe. Espérons que ça ne change pas dans le futur…
37
Ibid., p 51. Ibid., p. 50. 39 Christian Monnin, « Lanzarote : rencontre du deuxième type. Étude d’un texte « intermédiaire » de Michel Houellebecq », in Cahiers de recherche des instituts néerlandais de langue et de littérature française, vol. 43 (issue 1), 2004. 38
L’image des Allemand(e)s dans l’œuvre narrative de Houellebecq Christian van Treeck Université de Provence
Cette étude se propose d’analyser l’image des Allemands dans les textes narratifs de Michel Houellebecq parus depuis 1998. A cet égard, on voit s’ajouter, dans Les Particules élémentaires, Plateforme et Lanzarote, certains éléments novateurs aux stéréotypes traditionnels : « le naturel et la liberté des façons allemandes » (Stendhal) deviennent libertinage et hédonisme sexuel. Les personnages allemands s’avèrent être de bon(ne)s amant(e)s et se distinguent par une attitude très libre à l’égard de la sexualité : ils sont majoritairement adeptes de l’échangisme ou du tourisme sexuel. Grâce à leur sociabilité, des liens d’amitié se créent facilement avec eux. Cette image change cependant dans La Possibilité d’une île : les personnages allemands n’y sont plus associés à la sexualité et se voient en revanche souvent ridiculisés.
Depuis la parution des Particules élémentaires, Michel Houellebecq jouit en Allemagne d’une grande notoriété et d’un certain prestige intellectuel. Il serait donc intéressant d’analyser la réception de ses textes en Allemagne et l’idée que le public allemand se fait de l’auteur1. Mais dans ce contexte, la question inverse ne semble pas moins intéressante : comment Michel Houellebecq voit-il les Allemands ? Ou plutôt, afin d’éviter tout psychologisme : quelle image des Allemands se dégage-t-elle de ses textes ? Sans constituer un sujet central dans son œuvre, les Allemands ou plutôt des Allemands y figurent néanmoins assez régulièrement. Nous laisserons ici de côté les personnalités réelles, le plus souvent des scientifiques ou des philosophes, mentionnés dès ses premiers écrits pour nous concentrer sur les personnages fictifs. Car si les références à des personnalités réelles ne sont évidemment pas dépourvues d’intérêt pour l’image des Allemands véhiculée par les textes, les personnages fictifs, issus de la libre imagination de l’auteur, nous semblent encore plus significatifs pour notre sujet. C’est pourquoi nous nous proposons 1
Ma thèse en cours de rédaction cherche à répondre à ces questions.
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ici d’étudier quelques textes où figurent des personnages allemands pour analyser l’image des Allemands qu’ils traduisent. Dans les premiers ouvrages de Houellebecq, que ce soit dans H. P. Lovecraft (1991), dans Extension du domaine de la lutte (1994) ou encore dans le recueil de poésies Le Sens du combat (1996), on ne trouve pas de personnages allemands. Ils n’apparaissent qu’à partir de 1997 : d’une part dans la chronique intitulée « L’Allemand », publiée d’abord dans la revue Les Inrockuptibles et intégrée l’année suivante dans le recueil Interventions2, d’autre part dans un poème sans titre qui se trouve dans La Poursuite du bonheur 3. Dans ces deux textes, Houellebecq s’amuse à jouer avec certains stéréotypes traditionnels au sujet des Allemands et de l’Allemagne. Pour ne pas être trop long, nous nous focaliserons cependant sur les textes narratifs parus à partir de 19984, d’autant que c’est dans ces derniers que Houellebecq se montre le plus original par rapport à l’image des Allemands. Dans Les Particules élémentaires (1998), le chapitre 16, et surtout ses pages centrales5, présente un intérêt particulier pour notre propos parce que s’y profile un aspect nouveau dans l’image de l’Allemagne et des Allemands6. Dans ce chapitre, Bruno et Christiane se rendent au camp naturiste du Cap d’Agde pour y découvrir « une proposition sociologique particulière7 » permettant, par le biais de l’échangisme, la satisfaction sexuelle du plus grand nombre. La loi de la libre concurrence sexuelle, telle qu’elle est résumée dans le fameux passage
2 Michel Houellebecq, « L’Allemand », in : Interventions, Paris, Flammarion, 1998, pp. 126-129. 3 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur (1997) est reprise dans Michel Houellebecq, Poésies, Paris, Flammarion, J’ai lu, 2000 où le poème en question figure aux pages 125-126. 4 Nous ne pourrons pas analyser tous les personnages allemands figurant dans ces textes dans le cadre restreint de cet article. 5 Cf. Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, J’ai lu 2000, pp. 217-223. 6
Le chapitre 16 des Particules élémentaires a récemment été étudié par Karl-Heinz Götze dans son article : « Couples franco-allemands. Ein Kapitel über Michel Houellebecqs anstößigen Beitrag zum deutsch-französischen Kulturtransfer », Cahiers d’Études Germaniques 28 (2005/1), pp. 217-227. Mes remarques concernant ce chapitre s’inspirent en partie de son analyse. 7 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 215.
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d’Extension du domaine de la lutte8, n’y est certes pas abrogée mais ses effets douloureux y sont réduits au minimum inévitable grâce à une « aimable bienveillance » générale9. Sur le terrain naturiste du Cap d’Agde est ainsi mise en pratique une proposition humaniste visant à maximiser le plaisir de chacun sans créer de souffrance morale insoutenable chez personne.10
Le tout est basé sur « un principe de bonne volonté11 », évoqué dans le titre même du chapitre : « Pour une esthétique [sic] de la bonne volonté ». Dans l’article que Bruno rédige au sujet du Cap d’Agde, il évoque « quelque chose comme une ambiance sexuelle “social-démocrate” » (sic) pour développer dans la suite « la notion de “sexualité socialdémocrate”12 ». Si cet échangisme joyeux et bon enfant est qualifié de social-démocrate et non pas de socialiste, ce choix des mots indique que cette pratique bénéfique n’est pas mise en relation avec la culture française mais avec un concept politique « germanique ». Car le mot social-démocrate est d’origine allemande13 et s’applique d’abord au socialisme réformiste allemand puis, plus généralement, à celui d’autres pays (surtout germaniques) tels que les Pays-Bas et les pays scandinaves. Ce lien est même établi explicitement par Bruno lorsqu’il enchaîne : d’autant que la fréquentation étrangère, très importante, est essentiellement constituée d’Allemands, avec également de forts contingents néerlandais et scandinaves.14 8
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Flammarion, J’ai lu 1997, p. 100. 9 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 222. 10 Ibid., p. 220. 11 Ibid, p. 221. C’est Houellebecq qui souligne. 12 Ibid., pp. 217 et 222. 13 Cf. les entrées « social-démocrate » et « social-démocratie » dans Le grand Robert de la langue française, 2e édition dir. par Alain Rey, 6 tomes, Paris, Dictionnaires Le Robert 2001, t. 6, p. 497. 14 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 217. – Lorsque Christiane propose à Bruno de se rendre au Cap d’Agde elle évoque elle aussi cette caractéristique du lieu : « Je sais ce qu’il faut faire […]. On va aller partouzer au Cap
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C’est à ces touristes du Nord beaucoup plus qu’« aux éléments minoritaires présents sur la station (beaufs frontistes languedociens, délinquants arabes, Italiens de Rimini) » que Bruno attribue l’idée et le fonctionnement de ce microsystème social « assurant à chacun […] de multiples moments de jouissance paisible15 ». Ce n’est donc pas par hasard que Bruno et Christiane font au Cap d’Agde la connaissance d’un couple allemand, Rudi et Hannelore, et que ce sont ces deux habitués qui les initient aux pratiques échangistes du lieu. Mais avant de nous intéresser à ces deux personnages allemands, voyons comment Bruno s’explique la naissance du système socio-sexuel qu’il observe au Cap d’Agde. Selon lui, cette « sexualité social-démocrate » résulte d’ : une application inusitée de ces mêmes qualités de discipline et de respect dû à tout contrat qui ont permis aux Allemands de mener deux guerres mondiales horriblement meurtrières à une génération d’intervalle avant de reconstruire, au milieu d’un pays en ruines, une économie puissante et exportatrice.16
Bruno évoque ici – et sans que le contexte s’y prête particulièrement – les deux guerres mondiales et, indirectement, le nazisme, et ceci semble s’inscrire parfaitement dans la tradition de l’image militariste et négative des Allemands. Celle-ci remonte à la guerre de 1870/71 qui fit émerger en France une image complémentaire de celle jusque là prédominante d’une Allemagne rêveuse, pays de philosophes, image créée par Mme de Staël. Mais en dehors de l’affirmation pour le moins étonnante selon laquelle l’Allemagne, y compris l’Allemagne nazie, aurait fait preuve « de respect dû à tout contrat », c’est la mise en relation du militarisme allemand et de cette « sexualité social-démocrate » qui est surprenante. Le passage cité ne suggère pourtant pas un caractère fasciste, ni des Allemands en général, ni des pratiques échangistes des touristes allemands en particulier. Le national-socialisme et les deux guerres mondiales d’une part, la « social-démocratie sexuelle » d’autre
d’Agde, dans le secteur naturiste. Il y a des infirmières hollandaises, des fonctionnaires allemands, tous très corrects, bourgeois, genre pays nordiques ou Benelux » (Les Particules élémentaires, p. 214). 15 Ibid., pp. 223 et 222. 16 Ibid., p. 222.
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part apparaissent tout simplement comme des résultats très différents de la mise en œuvre des mêmes principes. Or, l’échangisme constitue une mise en pratique de la libération sexuelle prônée par les soixantehuitards – ces mêmes soixante-huitards qui, en Allemagne plus qu’ailleurs, mettaient en avant le caractère radicalement antifasciste de leur mouvement. Présenter l’échangisme et le militarisme allemand comme les deux faces d’une même médaille a donc de quoi étonner plus particulièrement un public allemand. Mais d’un point de vue plus général, il paraît évident que des vertus secondaires telles que le respect des normes et la discipline peuvent être mises au service de buts très divers, qu’ils soient d’ordre militaire, économique ou sexuel. Si la discipline fait partie des stéréotypes traditionnels sur les Allemands, on ne peut pas en dire autant du libertinage et de l’hédonisme sexuel qui, traditionnellement, sont davantage attribués aux Français. De surcroît, il est intéressant de constater que la « sexualité social-démocrate » se distingue par une courtoisie extrême de ses acteurs et que cette courtoisie est ainsi indirectement associée aux Allemands ; car, là encore, il s’agit, selon le stéréotype, d’une qualité typiquement française. Ces stéréotypes ont un fondement historique dans la mesure où, aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’aristocratie française se distinguait aussi bien par des manières raffinées que par un certain libertinage. Cependant, Houellebecq n’attribue pas simplement aux Allemands des stéréotypes traditionnellement associés aux Français. En effet, il ne faut pas confondre cette courtoisie allemande avec le raffinement du savoir-vivre français puisque, au lieu de servir d’élément de distinction sociale, elle découle de la discipline et du respect des normes. De même, le libertinage échangiste a peu de choses en commun avec l’ancien libertinage « à la française17 » ; car la séduction avec ses stra17
Cette conception du libertinage et de l’érotisme a, elle aussi, ses partisans parmi les écrivains français d’aujourd’hui. Philippe Sollers, par exemple, affirme, dans ses réflexions sur La Possibilité d’une île : « Rien de moins démocratique que la sexualité. Ça ne concerne pas les masses. Et cela est vrai aujourd’hui comme depuis toujours. Le libertinage pour tous, grands dieux, quelle idée ! » ou encore : « Je ne crois pas au sexe, contrairement à Houellebecq. […] La sexualité n’est pas soumise à l’organe. […] On peut très bien en avoir une, et convenable, sans effectuation. Pas obligé de se déshabiller. […] Le sexe peut prendre la forme d’une conversation. […] Un brin de perversité dégage l’érotisme de son déprimisme organiciste. » (« Antipodes. Entretien avec Philippe Sollers », Ligne de risque 22 [décembre 2005], pp. 31-40, passages cités : pp. 36-37).
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tégies psychologiques, ses paroles et petits gestes subtils y est tout aussi absente que la transgression de l’interdit, la tromperie et le secret, le but étant la multiplication des rapports sexuels et la maximisation du plaisir physique. Pour atteindre ce but, l’échangisme élimine les « complications inutiles » de la séduction pour en venir directement à « l’essentiel », c’est-à-dire aux pratiques sexuelles ; c’est en quelque sorte « l’efficacité allemande » appliquée à la sexualité18. Rudi et Hannelore, qui sont des « habitués du Cap d’Agde depuis une dizaine d’années19 », incarnent cette « sexualité socialdémocrate » ; il est donc peu étonnant qu’ils excellent dans leur mise en pratique physique et que « Rudi, plus expérimenté », s’avère plus « performant » que Bruno20. Certes, on peut déplorer cette « pratique de la banalité du plaisir sexuel21 » et y voir un abaissement du niveau culturel ou encore une perte de la dimension affective. Tel n’est pourtant pas l’avis de Bruno ni la vision des choses véhiculée par le texte. Quant à Bruno, l’article qu’il rédige sur le Cap d’Agde a une tonalité affirmative puisqu’il parle d’« un dispositif de rééquilibrage des enjeux sexuels, […] d’une tentative de retour à la normale » dotés « d’un pouvoir de conviction puissant22 ». Et sur un plan plus personnel, il se dit heureux lors de son séjour au Cap d’Agde23. Il déclare son amour à Christiane qui en est très touchée ; leurs activités échangistes n’ont donc porté aucune at18
Le narrateur de Plateforme est d’ailleurs conscient de l’existence dans ce domaine de certains stéréotypes allemands concernant la France, comme le montre l’observation suivante : « Contre toute raison, certains Allemands continuaient à penser que la France restait le pays de la galanterie et du savoir-aimer » (Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion 2001, p. 273). 19 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 218. 20 « Hannelore [...] suçait avec beaucoup de sensibilité ; très excité par la situation, Bruno jouit malheureusement un peu vite. Rudi, plus expérimenté, réussit à retenir son éjaculation pendant vingt minutes cependant qu’Hannelore et Christiane le suçaient de concert » (Les Particules élémentaires, p. 218). – Dans « Cléopâtre 2000 », texte consacré au Cap d’Agde et plus particulièrement à la discothèque échangiste Cléopâtre (in : Michel Houellebecq, Lanzarote et autres textes, Paris, Flammarion / Librio 2002, pp. 77-83), sont également mentionnés un « couple de Düsseldorf » (p. 79) qui vient régulièrement au Cap d’Agde et « un couple de sexagénaires allemands » (p. 81) présent au Cléopâtre dont l’homme semble en revanche avoir épuisé son potentiel d’érection. 21 Götze, op. cit., p. 226, ma traduction (« Praxis der Banalität der Lust »). 22 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., pp. 220-221 et 222. 23 Ibid., pp. 223 et 224.
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teinte à leurs sentiments et à leur relation de couple. En résumé, on peut dire que leur séjour au Cap d’Agde constitue une parenthèse lumineuse dans l’univers le plus souvent sombre des Particules élémentaires. Cette vision des choses est d’ailleurs confirmée par l’auteur luimême. Lorsque, dans une interview de novembre 199924, un journaliste allemand l’interroge sur la représentation ‘peu aimable’ des Allemands, en particulier Rudi et Hannelore, dans son roman, Houellebecq répond : tout cela est très sympa. C’est l’une des scènes les plus sympas de tout le livre, l’une des seules où aient lieu de véritables rencontres humaines. Moi-même, je suis d’ailleurs entièrement favorable aux clubs échangistes.25
Et dans le roman suivant, Plateforme, le narrateur souligne lui aussi le caractère paisible et sociable des échangistes allemands, l’échangisme formant à ses yeux comme un ilôt d’humanité dans un monde d’isolement : Ils avaient assez le style couples libertins, on aurait parfaitement pu les croiser au cap (sic) d’Agde […]. Tout cela me mettait plutôt en confiance : on n’a jamais de problèmes avec ces gens-là. […] Dans un monde où le plus grand luxe consiste à se donner les moyens d’éviter les autres, la sociabilité bon enfant des bourgeois échangistes allemands constituait une forme de subversion particulièrement subtile, dis-je à Valérie.26
Quant à Rudi et Hannelore, ils ne font pas seulement preuve de sociabilité dans le contexte échangiste au point d’être qualifiés, après peu de temps, de « nouveaux amis27 » de Bruno et Christiane mais, de surcroît, ils mènent, avec leurs deux enfants, une vie de famille traditionnelle et apparemment sans problèmes28. Cela ne présenterait rien 24
Cf. www.literaturkritik.de/public/rezension.php?rez_id=611. Ma traduction (« das ist alles sehr nett. Das ist eine der nettesten Szenen im ganzen Buch, eine der einzigen, in denen es zu echten menschlichen Begegnungen kommt. Ich selbst bin übrigens absolut für Swingerclubs », propos recueillis par Dirk Fuhrig, www.literaturkritik.de/public/rezension.php?rez_id=611). 26 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 321. 27 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 219. 28 Ibid., p. 218. 25
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d’exceptionnel si les protagonistes français, Bruno et Christiane, n’étaient pas divorcés tous les deux et n’avaient pas tous les deux une relation difficile avec leur fils respectif29. Rudi et Hannelore, par contre, semblent être des « parents corrects » et l’on peut constater avec Karl-Heinz Götze qu’ils « sont dépeints […] comme plutôt politiquement corrects30 ». À la différence de Bruno, ils ne semblent pas non plus souffrir de leurs métiers, et l’on peut résumer en disant que, contrairement à Bruno et Christiane, ils n’illustrent en rien le malheur et les souffrances de l’individu dans la société occidentale. Certes, les deux couples n’ont pas la fonction dans le roman d’incarner des Français et des Allemands archétypaux. En outre, il faut tenir compte du cadre très particulier et – d’une manière houellebecquienne – idyllique où le couple allemand fait son apparition. Il n’en est pas moins remarquable que l’idée d’une supériorité des Français par rapport aux Allemands est complètement absente ici. En ce qui concerne les relations humaines et sexuelles, c’est même plutôt l’impression inverse qui se dégage de ce chapitre des Particules élémentaires. Quant à la culture, domaine où, suivant un stéréotype récurrent dans la littérature française31, les Français l’emportent sur les Allemands, on peut au moins constater que tout indice dans ce sens manque dans ce chapitre, ne serait-ce que parce qu’il y est peu question de culture... Mais même dans d’autres contextes, on trouve peu de traces de cette idée reçue dans les œuvres de Houellebecq, probablement parce qu’il porte un regard très critique sur ses compatriotes. Dans Lanzarote (2000) par exemple, « le Français » est qualifié d’« être vain, […] épris de lui-même32 ». Ce récit est d’autant plus intéressant pour notre sujet que deux des quatre protagonistes sont des Allemandes. Sur l’île de Lanzarote, le narrateur fait la connaissance de Pam et Barbara, deux lesbiennes “non exclusives”. Présentées « comme deux gros elfes », elles n’en demeurent pas moins attirantes :
29
Pour Bruno, cf. Les Particules élémentaires, op. cit., pp. 183, 187 et 240, pour Christiane, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 214. 30 Götze, p. 223, ma traduction (« korrekte Eltern » ; « Rudi und Hannelore erscheinen […] eher als politisch korrekt »). 31 Cf. Katja Erler, Deutschlandbilder in der französischen Literatur nach dem Fall der Berliner Mauer, Berlin, Erich Schmidt Verlag 2004, p. 135. – Erler a analysé une trentaine de textes narratifs français parus entre 1990 et 2000 et ayant un rapport avec l’Allemagne d’aujourd’hui. 32 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 16.
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sur le plan sexuel, je me sentais plus attiré par les Allemandes. Il s’agissait de deux fortes créatures aux seins lourds.33
Que ce soit dans Lanzarote, dans Les Particules élémentaires ou encore dans Plateforme, les femmes allemandes chez Houellebecq sont souvent des « walkyries sexy » ; c’est d’ailleurs surtout quand elles sont séduisantes que l’auteur prend la peine de donner quelques précisions sur leur physique34. Mais revenons à Pam et Barbara. La rencontre avec elles amène le narrateur à donner l’explication suivante à propos des femmes allemandes : Les Allemandes, […] il faut les prendre comme elles sont ; mais si on se plie à leurs petites manies on est en général récompensé, dans l’ensemble ce sont de très braves filles.35
Le contexte laisse présumer que ces manies sont sans doute le goût de l’organisation36 et surtout le naturisme, car tout comme Rudi et Hannelore dans Les Particules élémentaires ou encore Harry dans La Possibilité d’une île37, Pam et Barbara sont des adeptes du nudisme. Mais avant tout, Houellebecq reprend et développe dans Lanzarote l’image des Allemands échangistes – si l’on peut parler d’échangisme pour cette constellation comprenant un couple et un célibataire. Dès le début, le narrateur français se sent attiré par les deux lesbiennes38, en particulier par Barbara à qui il trouve « l’impressionnante beauté d’une divinité femelle39 ». Et il s’avère bientôt que les deux Alleman-
33
Ibid., p. 19. Voir aussi, dans Plateforme, la brève description d’une Allemande – plus précisément de son sexe – à la plage de Krabi (cf. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 321.) En revanche, Houellebecq se tait sur le physique de Hildegarde dans La Possibilité d’une île. Seule exception à la règle : cette Allemande sexagénaire au « regard désemparé » dont la « viande dépasse d’un peu partout » de sa guêpière en latex (« Cléopâtre 2000 », in : Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., pp. 77-83, plus particulièrement p. 81). 35 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 39. 36 Le lecteur apprend ainsi que les deux Allemandes « avaient une idée très précise de l’organisation de leur journée » (Lanzarote, op. cit., p. 39). 37 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard 2005, p. 80. 38 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 19. 39 Ibid., p. 43. 34
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des ne se distinguent pas seulement par leur beauté physique mais aussi par leur habileté sexuelle40. Grâce à ces talents, le sexe avec les deux partenaires comble à chaque fois le narrateur qui se déclare heureux dans ces moments-là41. Si les deux Allemandes se montrent décontractées au point de faire l’amour avec le narrateur sous les yeux d’autrui – le cas échéant Rudi, le quatrième protagoniste –, elles ne cherchent pourtant pas à impressionner ou à choquer leur entourage. Leur comportement n’est pas motivé par le narcissisme mais résulte tout simplement d’un heureux tempérament. On retrouve ici un vieil hétérostéréotype français au sujet des Allemands : « le naturel et la liberté des façons allemandes », selon la formule de Stendhal42, stéréotype qui peut prendre une forme soit positive soit négative. Dans Lanzarote, ce naturel est même assimilé, pour Barbara, à une sorte d’animalité sans que cela soit péjoratif pour autant comme le montre l’expression déjà citée (« divinité femelle ») ou encore le commentaire suivant du narrateur : « la placidité animale de Barbara était impressionnante43 ». Si l’aspect positif de ce stéréotype prédomine dans la description des deux Allemandes, l’aspect négatif n’en est pas moins présent. A leur première apparition, Pam et Barbara sont présentées ainsi : Deux Allemandes en salopette s’étaient aventurées sur la surface rocheuse ; elles progressaient avec difficulté, malgré leurs épaisses Pataugas. […] elles rejoignirent le véhicule en se dandinant, comme deux gros elfes.44
40
Ibid., pp. 42-43 et 47. « J’étais dans une espèce de transe, je voyais double […] avec des larmes de bonheur » (Lanzarote, op. cit., p. 43) ; « J’étais nu et heureux » (Lanzarote, op. cit., p. 47). 42 Chez Stendhal (de même que chez Mme de Staël auparavant), ce stéréotype s’inscrit dans une dichotomie franco-allemande, comme l’illustre le contexte de la formule citée : « Mina ne prit point les façons d’une jeune Française. Tout en admirant leurs grâces séduisantes, elle conserva le naturel et la liberté des façons allemandes » (Stendhal, « Mina de Vanghel », in : Romans et nouvelles, 2 tomes, t. 2, Paris, Gallimard 1952 [Bibliothèque de la Pléiade], p. 1146, cité d’après l’entrée « façon », § 43, in : Le grand Robert de la langue française, loc. cit., t. 3, p. 534 ; c’est moi qui souligne). 43 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 25. 44 Ibid., p. 19. 41
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Dans leur physique comme dans leur allure et leur manière de s’habiller, elles manquent donc d’élégance et, peut-être aussi, de goût (ce dernier point étant évidemment subjectif). Et au niveau du comportement, il leur arrive, par excès de naturel, de manquer de tact et de sensibilité, ainsi lorsque Pam propose brusquement au narrateur de féconder Barbara – par voie naturelle, s’entend – de sorte que celui-ci, tout en étant ravi de cette proposition, en reste coi45. Mais à chaque fois qu’elle prend conscience de sa maladresse, Pam essaie de se rattraper, que ce soit vis-à-vis de Rudi ou du narrateur46. De manière plus générale, les deux Allemandes sont décrites comme gentilles, voire chaleureuses47 ; elles essayent par exemple de faire changer d’humeur Rudi, en dépression permanente, et de faire plaisir au narrateur48. Dans leurs rapports humains et sexuels avec celui-ci, on retrouve le côté amical qui caractérisait déjà la rencontre de Bruno et Christiane avec Rudi et Hannelore ainsi que leurs jeux sexuels. Quant à l’aspect sexuel, le texte précise que Pam masturbe le narrateur « par petits va-et-vient amicaux49 ». En dehors du domaine sexuel, Pam et Barbara ne s’avèrent pas moins sociables et amicales ; elles ont de nombreux amis allemands et espagnols, invitent le narrateur à leur rendre visite à Majorque et lui écrivent des cartes postales après leur retour en Allemagne50. Bref, en Pam et Barbara le narrateur anonyme de Lanzarote – « Monsieur le Français », comme l’appelle Pam51 – semble avoir trouvé non seulement des femmes très libérées prêtes à tous les jeux, mais aussi des amies. L’image des Allemands dans Plateforme (2001) se situe en gros dans la continuité de celle véhiculée par Les Particules élémentaires et Lanzarote. Les personnages allemands du roman sont en majorité des touristes et ils se distinguent encore une fois par leur attitude très libre à l’égard de la sexualité ; ils voyagent entre autres pour faire des expériences sexuelles. Seulement, il n’est plus question cette fois d’échangisme mais de tourisme sexuel. Michel, le narrateur, et Valérie projettent de favoriser ce dernier en créant une chaîne de villages de 45
Ibid., p. 45. Ibid., pp. 44, 45. 47 Ibid., pp. 46 et 54. 48 Ibid., pp. 41 et 44. 49 Ibid., p. 41. C’est moi qui souligne. 50 Ibid., pp. 45 et 54. 51 Ibid., p. 43. 46
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vacances nommés Eldorador Aphrodite. La réalisation de ce projet ne s’annonce pas facile parce qu’il y a « un état d’esprit assez défavorable au tourisme sexuel, en ce moment, en France » ce qui fait craindre à Jean-Yves, le chef de Valérie, « une campagne de presse moralisatrice52 ». La solution envisagée consiste à viser, dans un premier temps, une clientèle essentiellement allemande car l’attitude à l’égard de la prostitution et du tourisme sexuel est nettement moins scrupuleuse outre-Rhin, comme le souligne Valérie53. Cette différence se traduit même dans une législation et un débat politique bien distincts : « Alors que la prostitution était reconnue en Hollande et en Allemagne, qu’elle bénéficiait d’un statut, nombreux étaient ceux en France qui demandaient son abolition, voire une sanction des clients54 ». Dans ce contexte, le PDG du tour-opérateur allemand TUI ne voit aucun inconvénient à soutenir le projet des clubs de vacances érotiques. Certes, Gottfried Rembke55 ne parle pas comme Jean-Yves de « bordels à boches56 » mais il estime lui aussi que « le “tourisme de charme” […] est une des motivations principales de nos compatriotes en vacances à l’étranger – et on les comprend d’ailleurs, car quelle manière plus délicieuse de voyager ?57 ». À en juger par ces propos, les Allemands ne seraient donc pas seulement particulièrement décontractés par rapport à l’échangisme mais également par rapport à la commercialisation de la sexualité, que ce soit en Allemagne ou à l’étranger. La suite du roman corrobore cette idée car la clientèle des clubs érotiques enfin créés se compose effectivement de 80% d’Allemands contre 5% de Français58. Les touristes allemands n’ont pourtant pas attendu le projet des groupes Aurore et TUI pour aller en Thaïlande. Dès son premier voyage dans le pays, le narrateur rencontre ainsi dans un bar érotique un vieil Allemand ressemblant « assez à un professeur d’université à la retraite59 ». Et souvent, les choses n’en restent pas au niveau purement sexuel et commercial car « les cas de mariages n’étaient pas rares, en particulier 52
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 272 et 284. Valérie : « Ne transposons pas les problèmes français à l’Allemagne… » (Plateforme, op. cit., p. 287). 54 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 305. 55 Contrairement au nom du groupe, celui de son PDG est fictif. 56 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 285. 57 Ibid., p. 286. C’est Houellebecq qui souligne. 58 Ibid., p. 320. 59 Ibid., p. 113. 53
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avec les Allemands60 ». C’est ce qu’illustre Andreas, un autre personnage secondaire, dont Michel fait la connaissance lors de son second voyage en Thaïlande : il a épousé une prostituée thaïe qui lui a donné deux enfants61. Là encore, il ne s’agit nullement d’une brute ou d’un ‘beauf’ : Andreas est traducteur, et il a « l’air sérieux, intelligent ; c’était une relation à cultiver62 ». Le fait que les personnages allemands de Plateforme soient liés au tourisme sexuel ne les dévalorise d’ailleurs aucunement puisque celui-ci n’est pas dénoncé dans le roman. Et les descriptions de ces personnages vont en général dans le même sens puisqu’elles en donnent une image neutre ou positive. Cela est particulièrement vrai de Gottfried Rembke. Certes, il est doté de qualités supposées typiquement allemandes telles qu’une ponctualité rigoureuse63. Mais son portrait, malgré une touche d’ironie, n’en est pas moins positif : d’un côté, « tout en lui respirait l’aisance et le dynamisme64 », d’un autre côté, il s’avère être un homme cultivé. Sa personnalité ne manque pas d’impressionner son interlocuteur français Jean-Yves, proche de la dépression lorsqu’il est confronté à une pareille perfection65. Si, en ce qui concerne la représentation des Allemands, une certaine continuité se dégage des Particules élémentaires à Plateforme en passant par Lanzarote, il en va autrement du dernier roman de Michel Houellebecq. Dans La Possibilité d’une île, l’image des Allemands adonnés au sexe, voire experts en la matière, se voit désormais réduite à l’évocation d’un produit spécial, « la crème allemande66 ». Daniel1 l’achète pour remédier à son problème d’éjaculation précoce – et les tests pratiqués dans des conditions réelles avec son amie Esther attestent l’efficacité du produit : « Je l’essayai dès mon retour en Espagne et ce fut d’emblée un succès total, je pouvais la pénétrer pendant des heures, sans autre limite que l’épuisement respiratoire67 ». 60
Ibid., p. 115. Ibid., p. 331. 62 Ibid., p. 333. 63 Houellebecq met en relief ce caractère stéréotypé en faisant dire à son narrateur que Rembke « correspondait parfaitement à l’image qu’on peut se faire […] d’un grand patron allemand » (Plateforme, op. cit., pp. 285-286). 64 Ibid., p. 285. 65 Ibid., p. 286. 66 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 207. 67 Ibid., p. 206. 61
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Si d’un point de vue chimique, cette crème allemande est d’une « composition complexe68 » on peut en dire autant de sa teneur en stéréotypes et images. Elle combine en effet le stéréotype traditionnel du produit de qualité allemand (« made in Germany ») avec l’idée plus spécifiquement houellebecquienne des Allemands spécialistes de sexe, que ce soit en tant qu’échangistes, acteurs du tourisme sexuel (voyagistes ou voyageurs) ou encore producteur d’accessoires sexuels – à cette différence près que l’individu disparaît désormais derrière un produit qui seul est présent dans le texte. Mais que deviennent donc les personnages allemands dans La Possibilité d’une île ? Car il y en a toujours dans ce roman, par exemple Harry et Hildegarde, un couple de retraités allemands installés sur la côte espagnole. Lorsque Daniel1 et Isabelle font leur connaissance et viennent leur rendre visite, la situation présente des analogies avec celle du chapitre 16 des Particules élémentaires. Mais cette fois-ci rien de sexuel ne se passe pendant leurs soirées communes. Et ce n’est pas la seule chose qui les distingue de Rudi et Hannelore. Contrairement à ces derniers, Harry et Hildegarde ne mènent pas une vie de famille exemplaire puisqu’ils n’ont pas d’enfants69. Mais surtout, le contact entre les deux couples ne s’établit pas avec la même facilité que dans Les Particules élémentaires, que ce soit pour des raisons linguistiques, la barrière de la langue se faisant sentir davantage cette fois-ci puisqu’on ne passe pas tout de suite aux actes non-verbaux, ou parce que le courant ne passe pas70. Cette fois-ci, aucun lien amical ne se crée ; le narrateur est même sur le point de s’énerver, tellement la compagnie du couple allemand lui déplaît. Une deuxième visite ne produit pas d’effet plus positif sur lui – cette fois il s’endort71 –, et s’il accepte malgré tout d’autres invitations de Harry et Hildegarde72, cela est probablement imputable à sa seule solitude. Car à en juger par le portrait au vitriol qu’il en dresse, les deux Allemands sont aussi ennuyeux que ridicules. Dans le cas de Hildegarde, c’est son jeu de harpe – elle « se livrait à des improvisations free classic sur des thèmes mozartiens73 » – qui donne lieu aux railleries du 68
Ibid., p. 206. Ibid., p. 80. 70 Ibid., pp. 80-81. 71 Ibid., p. 99. 72 Ibid., pp. 110-113. 73 Ibid., p. 83. 69
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narrateur74. Mais c’est surtout Harry qui est raillé et tourné en ridicule, car l’ancien astrophysicien est un adepte de Pierre Teilhard de Chardin, ce qui lui vaut le mépris ou plutôt « la compassion75 » du narrateur. Pour ce dernier, le paleóntologue et théologien jésuite était un « allumé de première […]. Il ressemblait un peu à ces scientifiques chrétiens allemands, décrits par Schopenhauer en son temps, qui, “une fois déposés la cornue ou le scalpel”, entreprennent de philosopher sur les concepts reçus lors de leur première communion76 ». Dans ce contexte, le teilhardien Harry apparaît comme un frère moderne de ces scientifiques allemands « allumés » et il est à son tour tourné en dérision (“Et l’âme ? et l’âme ?” haletait Harry77 »). Car l’absurde et le ridicule de sa pensée comme de celle de Teilhard de Chardin, telles que les présente Daniel1, résultent de la combinaison simpliste de notions théologiques dépassées et de connaissances scientifiques modernes : « En observant les étoiles, Harry songeait au Christ Oméga78 ». La moquerie est encore plus évidente dans la réflexion suivante du narrateur : Harry supporterait probablement bien mieux que [le matérialiste] Robert la disparition de sa femme ; il pouvait se représenter Hildegarde jouant de la harpe au milieu des anges du Seigneur ou, sous une forme plus spirituelle, blottie dans un recoin topologique du point oméga, quelque chose de ce genre.79
Vu dans son ensemble, le portrait satirique de Harry et Hildegarde présente un contraste évident avec celui de Rudi et Hannelore. Certes, on peut trouver dans le chapitre 16 des Particules élémentaires une touche d’ironie80 mais on est loin de la moquerie permanente et mordante qui caractérise les passages consacrés aux deux retraités. Plus généralement, les personnages allemands dans La Possibilité d’une île sont peints de manière satirique ou, dans le meilleur des cas, 74
Ibid., pp. 81 et 99. Ibid., p. 81. 76 Ibid., p. 82. 77 Ibid., p. 99. 78 Ibid., p. 113. 79 Ibid., p. 199. 80 Cf. le kirsch qu’ils servent après les ébats échangistes (Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 218) et le balbutiement de Rudi (« Gut… gut… » ; Ibid., p. 219). 75
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neutre81 et ils sont moins susceptibles d’éveiller la sympathie du lecteur que ceux des textes narratifs précédents. Comment expliquer ce changement de perspective dans la représentation des Allemands ? Le premier élément qui les distingue des personnages précédents est le fait qu’ils ne soient plus mis en rapport avec la sexualité – du moins pas avec une sexualité susceptible de paraître positive dans l’univers houellebecquien82. Pour l’exprimer avec Pam : « Ils sont bizarres, les Allemands » mais on « les aime bien83 » quand même tant qu’ils font joyeusement l’amour. Or, à cet égard les choses se compliquent avec l’âge, comme Houellebecq ne cesse de le répéter. Mais cela ne fait rien, semble-t-il, tant que ces personnes âgées s’obstinent à chercher la satisfaction sexuelle pour confirmer ainsi les théories houellebecquiennes, à l’instar de ce « vieil Allemand » qui achète les services d’une jeune prostituée dans un bar thaïlandais84. Certes, la scène pourrait se prêter au ridicule mais Houellebecq n’exploite pas ce potentiel : le narrateur s’éloigne discrètement85 et, pour une fois, aucun détail sexuel n’est donné. Harry et Hildegarde, par contre, ne semblent pas être mûs par le désir de s’unir avec des corps jeunes ni même par un désir sexuel quelconque, pas plus d’ailleurs que leurs amis belges86 ou que toute cette population de retraités allemands installés en Espagne dépeinte de manière satirique dans « L’Allemand ». Personne d’entre eux ne semble souffrir outre mesure ni de son vieillissement ni de la dégradation de sa valeur érotique ; ces personnages ne sont pas dégoûtés par leur corps enlaidi et ne pensent pas à se suicider. Ils n’illustrent donc en rien « le caractère insoutenable des souffrances morales occasionnées par la vieillesse87 » sur lesquelles insistent les narrateurs houellebecquiens. Et c’est sans doute parce qu’ils ne correspondent pas aux 81
C’est le cas du touriste allemand torturé par des terroristes du Hamas (La Possibilité d’une île, op. cit., pp. 50-51) et en quelque sorte même de « cet Allemand qui en avait dévoré un autre » (Ibid., p. 315), à cette nuance près que ce dernier n’est pas un personnage fictif… 82 L’histoire du cannibale allemand (Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 315) et de sa victime comporte évidemment une dimension sexuelle, plus précisément un sadomasochisme extrême. 83 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 45. 84 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., pp. 113-114. 85 Ibid., p. 114. 86 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., pp. 97-99 et 113. 87 Ibid., p. 91.
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théories de l’auteur (ou de ses narrateurs) qu’ils sont systématiquement tournés en dérision dans ses textes. Cela laisse présumer que le regard plus critique porté sur les personnages allemands de La Possibilité d’une île, en particulier sur Harry et Hildegarde, tient essentiellement à des raisons d’ordre général qui ne les concernent pas spécifiquement en tant que personnages allemands, à savoir le rôle qu’ils tiennent dans la fable et leur nonconformité à certaines thèses houellebecquiennes. Et rien n’indique que leurs qualités négatives ou ridicules soient imputables à leur nationalité. En résumé, on peut constater, malgré les différences relevées dans La Possibilité d’une île, la persistance de certains traits stables dans l’image houellebecquienne des Allemands. Militarisme et agressivité y sont aussi absents que les idéologies, néfastes ou non, nées en Allemagne (le marxisme, le national-socialisme) ou encore les grandes théories philosophiques. Les Allemands houellebecquiens ne sont en général ni des barbares ni des penseurs profonds ni des génies musicaux ; dans le pire des cas, il leur arrive d’avoir un penchant à la spiritualité, de trop parler ou de se livrer à des improvisations free classic à la harpe. Dans l’ensemble, ce sont des consommateurs banals et inoffensifs qu’on rencontre d’ordinaire à l’étranger. Certes, ils ont parfois des manières un peu trop naturelles mais le plus souvent, ce sont de braves gens plutôt sympathiques. Qui plus est – et c’est là toute l’originalité de Houellebecq – ils ne sont pas inhibés et même nombreux à être experts dans le domaine de la sexualité. Dans ce dernier cas, soit ils se rendent en Thaïlande ou ailleurs pour faire des études sur le terrain, soit ils font profiter leurs voisins français de leurs compétences pour donner un nouvel élan au couple franco-allemand. Mais en 2005, on observe un déclin de leur désir sexuel – il reste à voir quel sort sera réservé aux personnages allemands dans les oeuvres futures de Houellebecq.
Une étrange lumière : Michel Houellebecq ou La vision du poisson Patrick Roy Université Laval, Québec, Canada
Derrière une subversion dont on voudrait parfois nous persuader qu’elle contient tout l’auteur, il y a chez Houellebecq une face cachée où la parole se prend à rêver d’un espace autre, d’un lieu que nimbe une étrange lumière. Le présent texte voudrait tendre vers ce lieu, substituer à l’antienne du sismographe incendiaire des mœurs du temps une logique de la déchirure qui fait la beauté malaisée de l’écriture houellebecquienne. Quelque part entre la désublimation du monde et La Possibilité d’une île, un rapport paradoxal au lyrisme irrigue l’œuvre et la rend ontologiquement inquiétante.
J’aimerais bien échapper à la présence obsessionnelle du monde moderne ; rejoindre un univers à la Mary Poppins, où tout serait bien. Je ne sais pas si j’y parviendrai. Michel Houellebecq, Interventions
Il y a chez Michel Houellebecq, comme un appel lancinant montant de derrière les voiles lourds du matérialisme, comme une mélancolie inguérissable faisant du sujet un fantôme dans ses propres pas, La Possibilité d’une île. Derrière une subversion dont on voudrait parfois nous persuader qu’elle contient tout l’auteur, il y a une face cachée où la parole se prend à rêver d’un espace autre, délesté du poids social et des limites corporelles et mentales qui sont les nôtres, d’un lieu que nimbe une étrange lumière. C’est vers ce lieu que le présent texte voudrait tendre. Laissons de côté l’antienne du sismographe incendiaire des mœurs du temps, et tentons plutôt d’y substituer une logique de la déchirure qui fait la beauté malaisée du texte houellebecquien. Faillite des valeurs dans la foulée de Mai 1968, conséquences du système libéral, Islam, sectes, tourisme sexuel, clonage, soit, mais l’originalité de l’œuvre loge peut-être ailleurs, dans le rapport paradoxal au lyrisme
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qui l’irrigue et la rend ontologiquement inquiétante. Par lyrisme, nous entendons « une façon d’être au monde et d’habiter le langage1 », une attitude existentielle et discursive qui fait primer la subjectivité, l’envol, l’entrelacement et contre laquelle, avec une rigueur implacable, les quatre romans tout d’abord s’érigent. Plus que de l’autopsie des idéaux et prétentions de notre modernité, c’est d’un travail de sape sous-jacent, qui laisse l’individu exsangue et néantise toute possibilité d’une participation harmonieuse au monde, dont nous voulons prendre acte : à des lieues de tout romantisme et de tout exhaussement, l’œuvre se présente d’abord comme machine à désublimer. « Soyez abjects, vous serez vrais2 », commande en 1991 Rester vivant, version face contre terre des Lettres à un jeune poète de Rilke. La proposition est cinglante, l’invite aguichante pour qui serait tenté de ne lire Houellebecq que sous l’angle de la provocation, mais les choses sont plus complexes. Le remarque François Ricard, pour qui l’ultime scandale des Particules ne réside pas tant à hauteur de propos que dans l’incapacité à aimer le monde qu’il laisse continûment deviner et la désunion conséquente de ses héros qui tous adoptent, à divers degrés, « la position de l’exilé, du mécréant absolu, de celui qui a rompu avec toutes les “valeurs” et qui s’est enfoncé dans une distance, dans un éloignement définitif3 ». Là où le bat blesse vraiment, en effet, là où le personnage foule l’inacceptable, c’est lorsque, passé ses velléités de révolte, il reconnaît la vacuité du combat. Face à l’extension du domaine de la lutte qui détermine l’homme houellebecquien, deux attitudes probables, si l’on admet le postulat de Hegel voulant que le romanesque naisse d’un duel entre la poésie du cœur et la prose des circonstances, de l’aventure d’un « être-qui-sebat4 » et croit pouvoir parvenir à ses fins. D’une part, nous rencontrons Raphaël Tisserand, l’informaticien vierge au faciès de « crapaud-buffle5 » qui, en dépit des probabilités, s’accroche à ses maigres chances et arpente les planchers de danse avec l’énergie du désespoir. Lui répond dans Les Particules élémentaires Bruno Clément, quadragénaire cousu d’échecs et d’humiliations, mais qui tente nonobstant de ravir son quota de chair dans le derby des désirants. À 1
Michèle Gally, « Lyrisme », op. cit., 2002, p. 344. Michel Houellebecq, Rester vivant et autres textes, Paris, Flammarion, 1999, p. 26. 3 François Ricard, « Scandale du roman », juin 1999, p. 77. Ricard souligne. 4 François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, op. cit., 2003, p. 18. 5 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., 2000, p. 54. 2
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l’opposé s’imposent tous ceux qui, sachant leur sort joué et n’y tenant plus, deviennent les contempteurs fatigués du spectacle humain, auquel ils tiennent tête en théorisant leur désillusion ; l’exemple de Michel Djerzinski est éloquent. Désublimer, prise un : toute résistance est futile. Alors que Tisserand se tue dans un accident de voiture qui sonne comme une abdication, Clément achève sa course sous lithium dans un institut psychiatrique. Quant à la dissection raisonnée de la société, elle console à peine et ne sauve rien. L’annonçait d’emblée Extension : L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme. On patauge toujours dans un brouillard sanglant, mais il y a quelques repères. Le chaos n’est plus qu’à quelques mètres. Faible succès, en vérité.6
Dans la foulée, la volonté d’intellection et de transformation est de peu de secours devant le sentiment du néant individuel. Le Michel de Plateforme a beau être celui dont l’intuition sulfureuse ébranle l’univers du tourisme, il termine ses jours claquemuré à Pattaya, « égout terminal où viennent aboutir les résidus variés de la névrose occidentale7 ». Survit au chercheur Djerzinski un héritage qui deviendra le tremplin d’une mutation métaphysique, n’empêche : nous est annoncé avec une remarquable pudeur, pour dire sa mort au parfum volontaire, qu’il est « entré dans la mer8 ». Avant eux, le héros d’Extension ne tire aucun profit de son entreprise littéraire. Dans la scène finale du roman, il enfourche son vélo et file vers la forêt de Mazas, ses jonquilles, le printemps, l’embrassement naïf du monde. L’espoir d’un recommencement s’offre là, mais la nature, pareille à la société, est imprenable : Le paysage est de plus en plus doux, amical, joyeux ; j’en ai mal à la peau. Je suis au centre du gouffre. Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même. Elle n’aura pas lieu, la fusion sublime ; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’après-midi.9
6
Ibid., p. 14. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., 2002, p. 361. 8 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., 2000, p. 304. 9 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 156. 7
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À Saint-Cirgues-en-Montagne ou ailleurs, la fusion sublime n’aura pas lieu, et c’est avec justesse que Philippe Muray aborde Houellebecq comme la traversée d’un « panorama lunaire10 » ; de page en page s’accroît une distance désolée, les personnages apparaissent un peu plus hors-la-vie. S’effritent en fait l’envie ou les opportunités d’accueillir l’altérité, et la posture du sujet apparaît bientôt intenable : y être mais ne pas y être, glisser imperceptiblement dans les marges de la vie et, pis encore, en périphérie de soi. Pensant Extension, Lakis Proguidis ose d’ailleurs un parallèle éclairant : On raconte que certains oiseaux migrateurs qui avaient pris l’habitude, dans les temps immémoriaux, de faire escale en Atlantide pour se reposer, tournent maintenant pendant des heures dans le ciel au-dessus de l’endroit où cette île s’est engloutie. C’est toute la logique du roman de Houellebecq : des mouvements concentriques autour de ce qui n’existe plus.11
Ce qui n’existe plus, c’est une société à laquelle pourrait s’abreuver l’individu, un sens qui émanerait de ses actes et justifierait sa présence. Or, « l’homme système12 » engrange et redistribue sans y croire des données désincarnées, Bruno est un enseignant convaincu qu’il n’a rien à véhiculer que des inepties, le Michel de Plateforme stigmatise la vanité de son poste de gestionnaire comptable en milieu culturel et Daniel1, l’humoriste blasé de La Possibilité d’une île, marque au fer rouge l’inanité du rire, son imposture. Désublimer, prise deux : à un « effacement progressif des relations humaines13 » répond l’insignifiance du costume social, si bien qu’on se demande à quoi le personnage pourrait se rattacher. À l’habitude de la cigarette, seul projet auquel adhère le narrateur d’Extension, aux dépliants Monoprix et catalogues Trois Suisses, dont les arrivages rythment les jours de Djerzinski, à Questions pour un champion, que ne rate jamais le héros de Plateforme ? Nous sommes loin de ce lieu idéal que la langue allemande désigne du beau nom de stimmung. Appeler la stimmung, c’est pour tout dire guetter « le moment où les voix intérieures vibrent à l’unisson avec le chant du monde14 », le point 10
Philippe Muray, « Et, en tout, apercevoir la fin… », juin 1999, p. 27. Lakis Proguidis, « Preuves irréfutables de la non-existence de la société », op. cit., 2001, p. 70. 12 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 53. 13 Ibid., p. 42. 14 Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, op. cit., 2000, p. 399. 11
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d’équilibre parfait où toute distance, tout clivage sont abolis ; n’y entendrait rien Tisserand, qui se sent comme « une cuisse de poulet sous cellophane dans un rayon de supermarché15 ». Toute communion disqualifiée, que peut la subjectivité sinon se replier sur elle-même, se complaire et sûrir en vase clos ? Ce privilège même lui est interdit. Désublimer, prise trois : avec une ardeur qui rappelle le Gombrowicz de Ferdydurke ou le Kundera de La Vie est ailleurs, le mythe du moi souverain et à nul autre pareil est gangrené jusqu’à n’avoir plus de poids, à une différence près. Chez Gombrowicz, c’est par un ludisme effréné, une frénésie du langage qu’est mis au jour le ballet des masques qu’emprunte l’homme pour se construire un visage, toujours provisoire. Quant à Kundera, Jaromil apparaît tantôt comme le pantin de hautes causes politiques, tantôt comme le fils d’une lignée de Narcisse. Rien de tel à la lecture de Houellebecq, dans la mesure où le personnage ne nourrit aucune chimère, ni n’est une dupe que le récit se plairait à détromper : il participe lui-même à son découronnement. Témoin le narrateur de Plateforme, qui affirme sans détour que son identité tient « en quelques dossiers, aisément contenus dans une chemise cartonnée de format usuel » et qu’il est « faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu’ils portent en eux une singularité irremplaçable16 ». Occidental convaincu de sa banalité, il catégorise ses envies suivant les modèles théoriques d’acheteurs, se sent nettement plus près de celui de Marshall, signe distinctif qui lui suffit. Dans les Particules, Bruno se confesse longuement à son demi-frère, mais celui-ci doute que ses révélations soient porteuses d’une réelle idiosyncrasie. Son vécu lui appartient et : Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d’un autre point de vue, il n’était que l’élément passif du déploiement d’un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs, rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains.17
Rien de tout cela ne le distinguait : terrifiante propension du roman houellebecquien à désacraliser le moi. « Des immeubles rectangulaires, où vivent les gens. Violente impression d’identité18 » : les détails même font peser le soupçon, tout comme un art de la digression tra15
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 99. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 189. 17 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 178. 18 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 9. 16
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vaille à mettre un couvercle sur la tentation des épanchements. S’impose Les Particules élémentaires, ses juxtapositions qui contraignent le sentiment. Contre la froideur d’ensemble, Michel, neuf ans, folâtre dans les prés en compagnie de sa cousine Brigitte, qui en a seize. Nous touchons là à un fragment de vie très pur, à un instant de sensualité et d’innocente plénitude, mais qui sera balayé sans préavis par la description entomologique : C’était l’été 1967. Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d’elle ; puis ils s’abattaient dans l’herbe fraîchement coupée. Il se blottissait contre sa poitrine chaude ; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d’environ deux millimètres. Son corps est épais, charnu, fortement bombé, d’un rouge vif. Il implante son rostre dans la peau des mammifères, causant des irritations insupportables.19
Quelques pages plus loin, un jeune Bruno pédale sur son tricycle vers « l’ouverture lumineuse du balcon » et connaît là sans le savoir « son maximum de bonheur terrestre20». Lapidaire, la phrase qui suit évoque le décès de son grand-père, puis lui succède un paragraphe qui détaille à l’aide d’un vocabulaire pointu le cycle de décomposition d’un cadavre. L’appréhension émotive du monde contrecarrée par la médiation scientifique, un doute s’exprime que l’œuvre module avec insistance : qu’une subjectivité se lève, quelle est sa consistance ? Les Calliphora et autres Aglossa pinguinalis semblent la dire dérisoire, et l’on ne saurait passer outre le rôle que jouent ces télescopages dans la désertification de l’être ; idem quand intervient la mise en perspective sociohistorique. Frappe le cas de David di Meola, rocker raté des Particules, fils de gourou devenu tueur en série ; malgré son extravagance, il n’est selon l’hypothèse MacMillan que l’aboutissement logique de l’idéal libertaire. Macropodidés, Mick Jagger, magazines féminins : il s’agit de forcer l’humilité en relativisant l’originalité des actes et des destins, mécanique d’autant plus cruelle que nous entendons bel et bien battre le cœur de l’homme. Car si les liens sont presque inexistants, si des actes n’émane plus de sens et si du moi ne demeure qu’une présence spectrale, le roman pose problème : y subsiste obstinément, affirmions-nous en ouverture, 19 20
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 33. Ibid., p. 39.
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La Possibilité d’une île, qui peut parfois tenir entière dans le mot « amour ». Isolé, imperméable au monde extérieur, Daniel25 reste pourtant fasciné par l’histoire du premier de sa lignée, et par ce sentiment qui animait ceux d’une race quasi-révolue : Aucun sujet en somme ne semble autant avoir préoccupé les hommes ; même l’argent, même les satisfactions du combat et de la gloire perdent en comparaison, dans les récits de vie humains, de leur puissance dramatique. L’amour semble avoir été pour les humains de l’ultime période l’acmé et l’impossible, le regret et la grâce, le point focal où pouvaient se concentrer toute souffrance ou toute joie.21
Méditant sa relation avec Esther, Daniel1 le confirme. Nonobstant la blessure de la perte, il sait qu’il a « vécu quelques jours et sans doute quelques semaines dans un certain état, un état de perfection suffisante et complète22 ». Après plus de vingt ans, le biologiste des Particules renoue avec l’Annabelle de son enfance, et une « magie imprévue23 » naît des retrouvailles malgré le pessimisme qu’ils partagent. En parallèle, son demi-frère croise Christiane et se prend à rêver d’une vieillesse paisible à ses côtés, s’imagine prince de sa Petite Sirène. Plateforme sanctifie aussi son héros en plaçant sur ses chemins amers Valérie, qui lui permet de voler au temps des morceaux d’absolu ; c’est en se coulant dans le corps de l’aimée qu’il connaît « l’impression, fugace mais irrésistible, d’accéder à un niveau de conscience entièrement différent, où tout mal [est] aboli24 ». Déconcertant Houellebecq, qui passe le monde et l’être à tabac, mais ménage des lucarnes d’où s’échappe une lumière douce, saugrenue considérant le contexte. Contre l’atmosphère générale d’« apocalypse sèche25 », la conviction soudain retrouvée qu’il existe « de petites places chaudes irradiées par l’amour. De petits espaces clos, réservés, où règn[ent] l’intersubjectivité et l’amour26 », et qui sont autant de dénis de notre condition mortelle : On peut imaginer que le poisson, sortant de temps en temps la tête de l’eau pour happer l’air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent – paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son 21
Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 191. Ibid., p. 331. 23 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 239. 24 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 169. 25 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 15. 26 Ibid., pp. 87-88. 22
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univers d’algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes il aurait eu l’intuition d’un monde différent, un monde parfait – le nôtre[,]
note le narrateur des Particules27 de son observatoire placé après notre civilisation. On peut imaginer que le poisson, et celui-ci renferme dans son bondissement et sa replongée le vœu lyrique de l’écriture et l’ironie qui la ronge, les paradoxes d’une voix qui se voudrait Mary Poppins, mais ne peut se garder de guetter les catastrophes. Il existe de petites places chaudes, et cependant l’empire de la finitude n’épargne personne ; comment comprendre autrement l’exacerbation des autorités narratives dont procèdent les romans ? Que s’apaisent Annabelle et Michel, l’arbitre rend son verdict : terrassée par un cancer de l’utérus, la femme avale une dose fatale de Rohypnol. Que Bruno s’éprenne de Christiane, le réveil est morbide : une nécrose des vertèbres coccygiennes la laisse paralytique et elle met fin à ses jours en lançant sa chaise roulante dans les escaliers. La première joie, la montée que l’on n’attendait plus, et bien sûr le nenni : Valérie meurt dans un attentat perpétré par des terroristes musulmans. La Possibilité d’une île ne s’articule pas différemment, Daniel1 devant successivement affronter le rejet d’Esther et le suicide d’Isabelle. Il existe de petites places chaudes, des parenthèses privilégiées et fragiles hors desquelles il n’est point de salut. De les avoir connues, le héros en ressort encore plus brisé, définitivement mort à sa présence humaine. Survient ce que Ricard nomme le décrochage ontologique : le monde et les êtres perdent sens et consistance, « [c]omme si le regard qui les saisit était déjà le regard de quelqu’un qui ne leur appartenait plus28 ». Conscient que « la parole et l’attitude de vérité29 » ne rachètent rien, Daniel1 s’enfonce dans une prostration que ne trouble que le bon chien Fox ; dans sa résidence espagnole, en voie d’imiter Isabelle, pourrait-il se trouver plus en périphérie de l’existence ? Il n’y a plus de monde réel, de monde senti, de monde humain, je suis sorti du temps, je n’ai plus de passé ni d’avenir, je n’ai plus de tristesse ni de projet, de nostalgie, d’abandon ni d’espérance ; il n’y a plus que la peur.30
27
Ibid., p. 22. François Ricard, Le dernier après-midi d’Agnès, op. cit., 2003, p. 169. 29 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 395. 30 Ibid., p. 427. 28
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Il n’y a plus que la peur : le Michel de Plateforme rôde en filigrane. Claustré à Pattaya, ne ressentant plus ni désir sexuel ni émotion, il aspire à une fin sans enjeu, souhaite demeurer « une forme vide31 » ; seule l’inquiète encore la souffrance qu’occasionnera le détachement des liens du corps à l’instant d’expirer. Décrochage ontologique, à l’instar du héros d’Extension qui plane en rêve au-dessus de la cathédrale de Chartres, mais ne traverse le concret qu’avec l’impression qu’une pellicule le sépare de toute chose. L’être houellebecquien est celui d’une « fracture d’inadaptation fondamentale32 », et la forêt de Mazas où s’achève le premier roman condense le lyrisme frontalier de l’œuvre, son oscillation constante entre défervescence et désir d’infini. Que la fusion sublime n’aie pas lieu, elle n’en façonne pas moins le paysage mental du personnage, demeure ce point fixe qui l’appelle. Ainsi, le sentiment d’oppression et d’inadéquation tire-t-il sa vivacité d’une nostalgie sans rémission, douloureusement présente dans les poèmes : Nous voulons quelque chose comme une fidélité, Comme un enlacement de douces dépendances, Quelque chose qui contienne et dépasse l’existence ; Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.33
Loin de l’éternité, c’est le triomphe de la « vieille histoire humaine34 », les tribulations d’une espèce qui doit, aux yeux de Michel Djerzinski, tirer sa révérence. Comme l’homme système de 1994, comme son demi-frère Bruno, le gestionnaire de Plateforme et Daniel1, Djerzinski ressemble à ces oiseaux migrateurs qu’évoque Proguidis : il garde mémoire d’un paradis perdu. La rencontre de deux êtres le recrée parfois, mais « les conditions du royaume sont fragiles35 » : comment entraver le dépressif devoir de lucidité ? C’est alors que s’amplifie le mystère Houellebecq, que s’impose de nouveau la vision du poisson qui fait du texte un espace indécidable. Avant que Djerzinski n’entre dans la mer, le narrateur dresse le bilan de l’activité intellectuelle du chercheur. Année 2005 : le solitaire de Clifden, reconnu pour son détachement, découvre le Book of Kells, 31
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 367. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 146. 33 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 177. 34 Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., p. 296. 35 Ibid., p. 33. 32
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manuscrit irlandais du VIIe siècle qu’il contemple au point d’en être illuminé et d’achever la thèse qui apportera à l’humanité l’immortalité physique par contrôle de son évolution. Reconnu pour susciter « des épanchements d’admiration presque extatiques36 », le Book of Kells devient le catalyseur de la Méditation sur l’entrelacement, dont le ton tranche avec l’aridité du discours scientifique : [L]’amant entend l’appel de son aimée, par-delà les océans et les montagnes ; pardelà les montagnes et les océans, la mère entend l’appel de son enfant. L’amour lie, et il lie à jamais. La pratique du bien est une liaison, la pratique du mal une déliaison. La séparation est l’autre nom du mal ; c’est, également, l’autre nom du mensonge. Il n’existe en effet qu’un entrelacement magnifique, immense et réciproque.37
Soudain se craquelle la sécheresse, ici théorique. Un nœud se dénoue et voici que Michel Djerzinski, certain d’avoir rempli sa mission, avance sur la Sky Road « dans la présence du ciel38 ». Soudain s’amenuise la complexité des concepts, qui cède la place à l’utopie réalisée de l’épilogue : une espèce libérée des chaînes du moi, de la sexualité, du devenir et de la mort, une race entrée dans le « halo de joie » dont parlait le prologue et qui s’ébroue « à proximité immédiate de la lumière39 ». Au-delà de la biologie moléculaire et de sa terminologie rébarbative à l’élan lyrique, ces phrases de Frédéric Hubczejak, continuateur et consécrateur de Djerzinski, le mur franchi de la réserve : Il n’y a pas de silence éternel des espaces infinis, car il n’y a en vérité ni silence, ni espace, ni vide. Le monde que nous connaissons, le monde que nous créons, le 40 monde humain est rond, lisse, homogène et chaud comme un sein de femme.
Ce sont donc les motifs de l’entrelacement, de la lumière et de l’indivis qui définissent l’épilogue des Particules, et la projection dans le futur que s’autorise la prose est la réponse du roman au « corps de l’identité absolue41 » que cherche désespérément la poésie ; est-ce pur hasard si les deux genres se contaminent mutuellement ? « D’un côté 36
Ibid., p. 300. Ibid., p. 302. 38 Ibid., p. 303. 39 Ibid., p. 9. 40 Ibid., p. 310. 41 Michel Houellebecq, La Poursuite du bonheur, op. cit., p. 171. 37
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la dissection, l’analyse à froid, l’humour ; de l’autre la participation émotive et lyrique, d’un lyrisme immédiat42 », écrit lui-même Houellebecq. Mise en exergue par la presse, une plume qui dévaste, un état des lieux sans aménité de notre contemporanéité, mais le roman de 2005 redit encore la présence d’une contre-allée, d’une espérance sourde mais lancinante. Longtemps après la Grande Transformation qui, à l’instar des travaux de Djerzinski, bouleverse radicalement la marche de l’Homme, le clone Daniel25 n’a qu’à jouir de cette félicité du non-moi que promettait la conclusion des Particules. N’ayant plus à soutenir le mensonge de la « fiction individuelle », entré « dans un état de stase illimité, indéfini43 », il devrait, fidèle aux enseignements de la Sœur Suprême, considérer avec distance le récit d’une vie sans commune mesure avec la sienne, mais le poisson nous réserve un ultime bondissement. Daniel25 devrait, mais le tenaille cette mélancolie inguérissable qui, du moins le croyait-on, était le strict apanage de l’espèce éteinte. À étudier des tourments qu’il n’a pas connus, il en vient à souhaiter ce que la logique lui intime de fuir, « à envier la destinée de Daniel1, son parcours contradictoire et violent, les passions amoureuses qui l’avaient agité – qu’elles qu’aient pu être ses souffrances, et sa fin tragique au bout du compte44 ». Il existe, chuchotent les mythes comme les mots de l’ancêtre, La Possibilité d’une île, et Daniel 25 laisse tout derrière lui pour partir à la rencontre des sauvages, d’une hypothétique communauté d’exilés néo-humains et d’une appartenance qui transcenderait son bonheur désincarné de « singe amélioré45 ». Le périple sera brutal, décevants les résultats. Nulle part ne se trouvent ses pareils, répugnants lui paraissent les derniers avatars de l’homme ; l’impasse est donc totale : « Je me rendis compte alors », écrit Daniel 25, « que je me coupais, peu à peu, de toutes les possibilités ; il n’y avait peut-être pas, dans ce monde, de place qui me convienne46 ». L’humain est cet animal paradoxal qu’il faudrait dépasser et qu’on ne peut pourtant cesser de désirer. L’œuvre de Michel Houellebecq est le lieu d’une déchirure fondamentale et que le temps aggrave : 42
Michel Houellebecq, Interventions, op. cit., 1998, p. 45. Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 426. 44 Ibid., p. 440. 45 Ibid., p. 484. 46 Ibid., p. 464. 43
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« J’étais indélivré47 », conclut Daniel25 sous les étoiles. Inextinguible brûlure, à laquelle même un clone n’échappe pas, beauté douloureuse d’une écriture qui ne sait pas trancher, ou qui sait qu’on ne peut pas trancher, étrange lumière des certitudes contrariées. Il existe La Possibilité d’une île. Quelque part, La Possibilité d’une île. Où donc se trouve-t-elle ?
47
Ibid., p. 484.
Du style, du plat, de Proust et de Houellebecq Roger Célestin Université du Connecticut, USA
Surprenante juxtaposition de deux noms dans cet article dont l’objectif est de suggérer que pour Proust, dans notre passé, au début du XXe siècle, qui est le moment où se situe son écriture, la métaphore s’inscrit dans une problématique du temps et de la longueur, de la durée et de l’espace, contrairement à ce qu’il nomme la « psychologie plane ». Pour Proust, la métaphore communique avec un au delà de la mort. Par opposition, le style de Houellebecq s’inscrit dans le plat, dans notre présent où le style doit être élagué, débarrassé de ses métaphores pour pouvoir avec un certain degré de succès – du moins selon Houellebecq – refléter ce présent. Pas de dépassement ou de transcendance dans l’écriture houellebecquienne.
Le style selon moi est à lui seul une manière absolue de voir les choses. Gustave Flaubert. Correspondance. J’essaie de ne pas avoir de style. Michel Houellebecq. Entretien. La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Gustave Flaubert, Madame Bovary.
Le « plat », ce serait, comme la conversation de Charles Bovary et le trottoir auquel Flaubert la compare, une absence de style. Cependant, pour boucler la boucle, la (supposée) absence de style ne serait-elle pas elle-même une autre forme de style ? Avant d’en arriver à la curieuse et inattendue juxtaposition de deux noms littéraires, Proust et Houellebecq, et pour tenter de répondre à cette question sur le style et le non-style, arrêtons-nous à équidistance des deux auteurs précités, l’un du début du siècle, l’autre de sa fin. Arrêtons-nous à un moment où, dans les années cinquante, le nouveau roman et le structuralisme
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sont en train de détrôner l’existentialisme. Car le « nouveau roman », se proposait déjà comme objectif de remplacer ce que Barthes appelait « le cœur romantique des choses », et le style que l’expression supposait, par une écriture qu’on a diversement qualifié de « neutre » et « d’objective » – peut-être déjà le « plat » de Houellebecq –, tandis que le structuralisme se proposait quant à lui de déblayer le terrain afin d’arriver aux « structures profondes » de notre réalité, et ceci dans un style qui se voulait « scientifique » – peut-être encore une autre variante du « plat ». Après la parution de plusieurs romans qui, déjà, étaient regroupés par la presse sous le label « nouveau roman », Alain Robbe-Grillet proposait en effet que la manière dont le roman existentiel (et celui du XIXe siècle) concevait et rendait compte du monde était dépassée : Or le monde n’est ni signifiant ni absurde. Il est tout simplement. C’est là, en tout cas, ce qu’il a de plus remarquable. Et soudain cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons rien. D’un seul coup toute la belle construction s’écroule : ouvrant les yeux à l’improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le choc de cette réalité têtue dont nous faisions semblant d’être venus à bout. Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là 1
C’est bien de ce « être là » dont il s’agit dans l’écriture de Houellebecq. Mais, comme l’ont d’ailleurs noté plusieurs critiques, le projet et le style de Houellebecq se démarquent nettement de cette possibilité d’observer tout en restant à part : « [pour Houellebecq]…la distance impassible de l’observateur du Nouveau Roman est devenu intenable. Le moi sait qu’il ne peut plus établir une position en dehors de ce qu’il observe, l’observation … est aussi auto-observation que l’écriture plate… ne peut que renforcer2 ». Ici, le narrateur d’Extension est en province, à Rouen, Place du Vieux Marché, un dimanche : J’observe ensuite que tous ces gens semblent satisfaits d’eux-mêmes et de l’univers ; c’est étonnant, voire un peu effrayant. Ils déambulent sobrement, arborant qui un sourire narquois, qui un air abruti. Certains parmi les plus jeunes sont vêtus de blousons aux motifs empruntés au hard-rock le plus sauvage ; on peut y 1
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961. Wolfgang Asholt. Deux retours au réalisme ? Les récits de François Bon et les romans de Michel Houellebecq et de Frédéric Beigbeder, p. 10. www.tierslivre.net/univ/X2000_WAsholt_Real.pdf 2
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lire des phrases telles que : “Kill them all !” ou “Fuck and destroy !”; mais tous communient dans la certitude de passer un agréable après-midi, essentiellement dévolu à la consommation, et par là même de contribuer au raffermissement de leur être. J’observe enfin que je me sens différent d’eux, sans pour autant pouvoir préciser la nature de cette différence.3
C’est précisément cette capacité de se voir voir et de se regarder tout en regardant qui différencie le narrateur de Houellebecq non seulement de l’ « objectivité » des narrateurs du nouveau roman mais également de l’impassibilité d’un Meursault, narrateur « absurde » ou « existentiel » qui, lui aussi, regarde passer les autres un dimanche accoudé au balcon de son appartement. Les deux narrateurs observent une société du dehors et s’en sentent séparés. C’est sans doute cette séparation, ce sentiment d’aliénation, comme on disait à une autre époque, qui a conduit le romancier anglais Tibor Fisher à proposer cette phrase que l’on retrouve sur la couverture de la traduction anglaise d’Extension du domaine de la lutte (titre traduit par Whatever) : « L’Etranger for the info generation ». C’est dans ce « for the info generation » que s’introduit encore une fois la différence, le temps qui a passé entre le « moment existentialiste» et l’époque post-moderne de Houellebecq où la marchandise et l’échange capitalistes ont investi la société dans ses plus intimes interstices. L’isolation du narrateur d’Extension est, dans ce sens, plus comparable à la « solitude du mythologue » que décrit Barthes dans Mythologies, livre du « moment structuraliste » et de la position à adopter dans une « société de consommation » qui n’est, certes, pas encore celle de l’« info generation » mais qui en annonce déjà la venue et le règne : Et puis le mythologue s’exclut de tous les consommateurs de mythe, et ce n’est pas rien. Passe encore pour tel public particulier. Mais lorsque le mythe atteint la collectivité entière, si l’on veut libérer le mythe, c’est la communauté entière dont il faut s’éloigner…. Le mythologue est condamné à vivre une sociabilité théorique ; pour lui être social, c’est, dans le meilleur des cas, être vrai : sa plus grande sociabilité réside dans sa plus grande moralité. Sa liaison au monde est d’ordre sarcastique.4
Le sarcasme serait en effet une figure de ce style que Houellebecq, ou plutôt son narrateur, a nommé un style « plat ». Mais ce qui a changé 3
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau/Editions J’ai lu, 1991, pp. 69-70. 4 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Editions du Seuil, 1957, p. 265.
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entre ces années cinquante où réfrigérateurs, automobiles, fours et autres produits commençaient à devenir monnaie courante, c’est que cette société de consommation semble aujourd’hui appartenir à une époque désuete, époque où on pouvait encore croire à la possibilité d’une remise en cause révolutionnaire. Aujourd’hui, moment « postmoderne », moment « post-capitaliste », ou moment de la « mondialisation », la marchandise semble avoir tout conquis. C’est le monde des narrateurs de Houellebecq ; celui des Particules élémentaires, par exemple, où au cours d’un dîner dans un restaurant chinois le personnage principal explique : « La société érotique-publicitaire où nous vivons s’attache à organiser le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfaction dans le domaine de la sphère privée. Pour que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s’étende et dévore la vie des hommes5 ». Nous sommes loin du monde des années d’après-guerre et encore plus loin de celui de Proust où voiture et téléphone n’étaient encore que pures nouveautés plutôt qu’objets de consommation généralisée, ou même des « mythes » et des « signes » à démanteler dans la solitude du mythologue. À cette époque, le monde pouvait encore sortir d’une tasse de thé, représenté dans un style qui lui conférait, selon le mot de Proust, « une sorte d’éternité ». Surprenante rencontre, donc, que celle de ces deux noms, Proust et Houellebecq. Rencontre qui impose une explication. Cette juxtaposition provient en effet des paramètres d’un séminaire sur « le roman français du XXe siècle ». Pour les besoins d’un tel projet, les deux auteurs, paraissaient – utilisons un mot qui, précisément dans notre contemporain, est presque devenu une explication en soi – les deux auteurs paraissaient incontournables. Inutile de se lancer, il me semble, dans une explication de l’incontournabilité de l’auteur d’A la recherche du temps perdu. Le « cas Houellebecq » est en revanche, comme on dit aussi ces temps-ci, plus problématique. Pour certains, il s’agit d’un écrivain cynique et désagréable ; le mot « glauque » est également utilisé à son égard ; pour d’autres, et par là il en devient comparable à Proust, il s’agit d’un écrivain qui « représente son époque ». Par exemple, dans un ouvrage récent6, on nous explique que le 5
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion/Editions J’ai lu, 1998, p. 161. 6 Olivier Bardolle, La Littérature à vif. (Le cas Houellebecq), Paris, Esprit des péninsules, 2004.
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succès de Houllebecq, sa notoriété – et les ventes qui accompagnent cette notoriété – tient à ce que « la littérature française moderne est non seulement exsangue mais aussi terriblement emmerdante, c’est à dire, inexportable. Tous ces petits auteurs narcissiques qui encombrent les étals n’ont rien vécu d’intéressant à raconter, à part des histoires de coucheries et de petits règlements de compte digne de boutiquier7». Dans cette médiocrité ambiante, Houellebecq trancherait, par ce petit narcissisme généralisé en racontant, en mettant en scène dans ses romans non pas lui-même et ses petites histoires mais « son époque » et par là, nous dit Olivier Bardolle, il se hisse au niveau d’un Proust et d’un Céline : « Lui seul reflète l’époque avec la même justesse que Proust et Céline, jusqu’à l’incarner ». Nous sommes déjà très loin du petit écrivaillon cynique et glauque… Bardolle poursuit : « Il a, lui aussi, la maladie de son temps, la dépression, comme Proust avait l’asthme, et Céline d’insupportables maux de têtes avec son éclat d’obus imaginaire dans le crâne, que lui avait fait les deux guerres mondiales ». Dans ce qui est parfois un panégyrique de Houellebecq, on semble aller vite en besogne… Et ici, je suis d’accord dans une certaine mesure avec Arnaud Genon, dont je cite l’article en ligne où il est question du livre de Bardolle sur Houellebecq : « Soit il s’agit d’ironie, soit l’argument nous paraît, pour le moins, faible. Proust, parce qu’il avait l’asthme, était-il de son temps ? Lui qui passa sa vie enfermé dans sa chambre alors que le monde était en guerre, qui a dû publier Du côté de chez Swann à compte d’auteur, refusé par la NRF, incarne-t-il le début du siècle français » ? Ici encore, je n’essayerai pas de répondre à la question. Je dirai seulement que ce monsieur qui, en effet, est longtemps resté dans son lit en est venu à incarner plus ou moins des années plus tard ce début du XXe siècle français… Mais qu’en est-il de Houellebecq, ou plutôt de cette combinaison Proust-Houellebecq ? Je dois préciser à ce stade que j’ai trouvé la référence au travail de Bardolle après avoir décidé de grouper ces deux auteurs sous le signe du style – je le précise non pas pour montrer l’originalité de mon propos mais, au contraire, pour suggérer que la question paraît d’actualité même si elle n’est pas posée de la même manière. Pour Bardolle donc, la question du style de Houellebecq est primordiale car elle fait de lui un écrivain représentatif de notre épo7
http://www.larevuedesressources.org/imprimer.php3?id_article=286.
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que. C’est « cette écriture blanche » qu’il nomme style « plat », s’appuyant sur la lecture possible du titre du dernier roman de Houellebecq Plateforme (forme plate): « Il écrit “plat” parce que le ‘plat’ est ce qui convient le mieux à ce qu’il décrit ». Le style houellebecquien serait ainsi à l’image du monde qu’il décrit, délibérément « plat », parce que l’époque est « plate ». Avant d’en arriver au fait que plat est justement ce que le style de Proust n’est pas, nous voyons que ce que Houellebecq fait dire au narrateur de son premier roman, montre bien sa propre conception du « style » : Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser certains problèmes au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs générations ? Nous sommes loin des Hauts de Hurlevent, c’est le moins qu’on puisse dire. La forme Romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne. 8
Ici nous attirons l’attention du lecteur sur deux mots – « morne » et « plat » – pour continuer à avancer dans cette mise en rapport du style proustien et du style houellebecquien. Nous voyons dans cet entretien de Proust accordé au journal Le Temps du 12 novembre 1913 où il explique à un public et à des critiques déroutés par la Recherche que plat est justement ce que la conception proustienne du roman n’est pas : Je suis comme quelqu’un qui a une tapisserie trop grande pour les appartements actuels et qui a été obligé de la couper. De jeunes écrivains, avec qui je suis d’ailleurs en sympathie, préconisent au contraire une action brève avec peu de personnages. Ce n’est pas ma conception du roman. Comment vous dire cela? Vous savez qu’il y a une géométrie plane, et une géométrie dans l’espace. Eh bien, pour moi, le roman ce n’est pas seulement de la psychologie plane, mais de la psychologie dans le temps. Cette substance invisible du temps, j’ai tâché de l’isoler, mais pour cela il fallait que l’expérience pût durer. 9
Avec Proust nous sommes donc dans le long, le sédimenté, le profond, plutôt que dans le concis, le plat et le superficiel de Houellebecq. Écoutons encore le narrateur d’Extension du domaine de la lutte, pour constater que la différence s’accentue :
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Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 42. Contre Sainte-Beuve, Paris, Editions Clarac, p. 557.
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Il est des auteurs qui font servir leur talent à la description délicate de différents états d’âme, traits de caractère, etc. On ne me comptera pas parmi ceux-là. Toute cette accumulation de détails réalistes, censés camper des personnages nettement différenciés, m’est toujours apparue, je m’excuse, comme pure foutaise. Pour atteindre le but autrement philosophique que je me propose, il me faudra au contraire élaguer. Simplifier. Détruire un par un une foule de détails. J’y serai d’ailleurs aidé par le simple jeu du mouvement historique. Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles, ce qui réduit d’autant la quantité d’anecdotes dont se composent une vie. Et peu à peu la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien.10
Là où Proust en ce début du dernier siècle du deuxième millénaire, perçoit les nouveaux appartements à travers une métaphore où, de part leur exiguïté, ils ne peuvent accueillir la (trop) longue tapisserie que serait son roman, Houellebecq lui – sans métaphore aucune – à moins de considérer « foutaise » comme une métaphore – sans métaphore, donc, trouve l’origine ou l’explication de son style et de sa conception du roman en partie dans le fait que « l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements », contribuant ainsi au fait que « les relations humaines deviennent progressivement impossibles » puisque les gens s’y isolent, et que les histoires, les « anecdotes » ainsi disparaissent. Quelque chose se serait donc passé entre le début et la fin du XXe siècle qui expliquerait ce passage du style où la métaphore est essentielle, vitale, à une conception où, au contraire, l’absence de métaphore, c’est à dire le plat et le morne dominent? Voici l’explication que propose le journaliste Walter Goodman dans un article « From Proustian Rice paper to a Point-and-click Race » publié dans le New York Times en Avril 2000, moment où pullulaient articles, essais, livres etc., sur le deuxième millénaire qui prenait fin : « By the time of his death in 1922, the society Proust chronicled had been transformed by the electric light, the telephone, movies, and radio and, of course, the automobile. Courtesans no longer exhibited their attractions on carriage rides in the Tuileries where young dandies could gaze on them and dream. The French establishment had been shattered by World War I, opening the way to cultural forces that a century later are triumphing in cyberspace ». Passage d’une époque de courtisanes 10
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 16.
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et de promenades dominicales en calèches à une époque de cinéma et de radio, passage du papier de paille de riz à l’ordinateur, passage d’une société mondaine à une autre mondiale qui impliquerait nécessairement le passage d’un style à un autre. Selon cette manière de voir, le style de Proust appartiendrait à son époque, et ne saurait rendre cette qualité à la fois morne et à forte tendance technologique qu’est la nôtre. Là encore, peut être par pure perversité ou par désir d’adéquation j’ai été chercher un écho aux propos de Goodman non pas à la bibliothèque ou chez les universitaires, mais chez les blogueurs qui semblent bien affirmer ce qui n’est que suggéré par Goodman: Il [Proust] voulait faire de sa vie une oeuvre d’art. Mais, il n’a pas réussi. Ce qui manque à Proust, c’est sans doute la simultanéité du geste et de l’écriture. A vouloir esthétiser un passé déjà trop lointain, l’auteur s’est emmêlé les pinceaux, parce qu’il ne pouvait rendre beau ce qui était déjà mort. Proust est un taxidermiste. En revanche, il aurait fait un blogueur exceptionnel, qui aurait transfiguré son expérience quotidienne sur le mode du quasi présent.11
Proust en blogueur…. On imagine bien que c’est une condition qui ne serait pas sans avoir une influence sur son style… La « psychologie dans le temps » qu’il propose dans son entretien par opposition à la « psychologie plane », s’en trouverait bien malmenée, puisque toutes les couches, ce que j’appelais plus haut le sédimenté de la Recherche, s’en trouveraient aplaties, pour reprendre l’expression du blogueur, « sur le mode du quasi présent ». Ce n’est pas une coïncidence si le narrateur d’Extension du domaine de la lutte est « ingénieur informaticien », métier d’avenir comme on disait au milieu des années 90 quand le roman a été publié. Mon objectif est de suggérer que pour Proust, dans notre passé, en ce début du XXe siècle, la métaphore s’inscrit dans une problématique du temps et de la longueur (de la durée et de l’espace – contrairement à la « psychologie plane ») au delà de la mort, tandis que le style de Houellebecq s’inscrit bien dans le plat, notre présent où le style doit être élagué, débarrassé de ses métaphores pour pouvoir avec un certain degré de succès – du moins selon Houellebecq – refléter ce présent. 11
Question de Style: Le blog de Tanguy Habrand www.questiondestyle.net/index.php?cat=17&paged=2.
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Dans cette opposition qui semble aller de soi, écoutons pourtant ce que dit Proust à propos de quelqu’un qui est considéré comme un des grands stylistes de la littérature française : Gustave Flaubert. Remarquons à quel point certains aspects de ces commentaires à propos de l’auteur de L’Éducation sentimentale et de Madame Bovary peuvent s’appliquer à l’auteur d’Extension du domaine de la lutte et de Plateforme. Toutes proportions gardées il s’agit bien de montrer que la métaphore ne fait pas tout le style, de montrer un ailleurs du style où pourrait s’inscrire le style non-métaphorique de Houellebecq. C’est ce que fait justement Proust ici en écrivant ces deux phrases qui d’un côté établissent un rapport entre style et éternité (et nous revoilà dans le temps, le sédimenté…) et de l’autre admettent la possibilité d’un style autre : d’un côté, « je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style »… et un peu plus loin : « Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style ». Entre les deux déclarations s’inscrit une différence essentielle entre style flaubertien et style proustien, une différence qui nous permet également d’entrevoir aussi une rupture définitive entre ce que fait Proust et ce que fait Houellebecq. Voici, plus longuement cité, le passage en question, tiré de « Sur le style de Flaubert » dans Contre Sainte-Beuve : Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de La Nouvelle Revue française sur “le Style de Flaubert”. J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, [il faut déjà ajouter l’imparfait, le fameux imparfait flaubertien que Proust va mentioner plus loin ] a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. Mais enfin – poursuit Proust – la métaphore n’est pas tout le style. Et il n’est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature.12
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http://www.alalettre.com/flaubert-proust.htm.
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Nous retrouvons le « morne » et le « plat » (sous la métaphore du “grand Trottoir roulant”) – cette absence de métaphore ou plutôt la banalité d’un certain régime de métaphores au delà duquel il reste pourtant un « style ». Mais c’est autre chose, et c’est bien ici que la différence entre Proust et Houellebecq s’affirme définitivement. C’est à la fois au-delà de la métaphore et dans la métaphore elle-même, dans des conceptions radicalement différentes du temps et du rôle que peut y jouer l’écriture que s’affirme cette différence. Cette citation de Proust qui provient également de Contre Sainte Beuve mais qui est si bien utilisée par Gérard Genette dans un des plus beaux et des plus pertinents essais écrits sur Proust (« Métonymie chez Proust ») démontre clairement la relation entre temps et métaphore chez Proust qui va faire défaut ou, pour ne pas prendre parti, qui va être absente chez Houellebecq : On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux d’un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore.13
En d’autres termes, Proust croit en la capacité salvatrice de l’écriture et plus précisement en cette valeur d’éternité que peut lui conférer la métaphore ; c’est ce que, dans Proust et les signes, Gilles Deleuze appelle le « véritable platonisme » de Proust. Or, Houellebecq n’est pas du tout platonicien : pas de profondeur chez lui ; mais, à sa place, du plat. Avant d’en arriver, pour conclure, aux conséquences de cette absence de profondeur et de ce qu’elle implique pour la conception houellebecquienne de l’écriture – on pourrait aussi bien dire de l’Art tout court, effectuons un petit travail de comparaison entre deux passages, l’un tiré de Du Côté de Chez Swann l’autre d’Extension du domaine de la lutte. Une même activité, deux lieux, deux manières radicalement opposées de dire : d’un côté le fameux petit cabinet sentant l’iris, au début du siècle et, de l’autre, les
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Paris, Gallimard, Editions de la Pléiade, t. III, p. 586.
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toilettes d’une discothèque de Rouen vers la fin du millénaire : Hélas c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quand en haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles de cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi.14
Le passage du temps entre les deux moments décrits aura été également, comme on peut le constater, le passage à ce style morne où on chercherait en vain une métaphore ; là où chez Proust l’activité décrite risque de disparaître sous les couches métaphoriques de son style qui en surabonde éclipsant presque la réalité de l’acte, chez Houellebecq on ne peut que l’observer dans sa banalité la plus plate : J’ai vidé mon bourbon d’un trait. C’est ce moment que Tisserand a choisi pour revenir ; il transpirait légèrement. Il m’a adressé la parole ; je crois qu’il voulait savoir si j’avais l’intention de tenter quelque chose avec la fillle. Je n’ai rien répondu ; je commençais à avoir envie de vomir et je bandais ; ça n’allait plus du tout. J’ai dit : “Excuse-moi un instant…” et j’ai traversé la discothèque en direction des toilettes. Une fois enfermé, j’ai mis deux doigts dans ma gorge, mais la quantité de vomissures s’est avérée faible et décevante. Puis je me suis masturbé, avec un meilleur succès.15
Cela ne finit pas mieux pour le narrateur de Houellebecq. À la véritable épiphanie de la fin de la Recherche, à la découverte d’une vocation et l’entrée dans le Temps retrouvé, ne répond plus, ou, plutôt, ne répond pas l’acceptation de l’impossibilité de transcender le temps par la métaphore. Le narrateur d’Extension, lui, ne sera pas « sauvé » par le style : « Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier de moi-même. Elle n’aura pas lieu la fusion sublime ; le but de la vie est manqué. Il est deux heures de l’aprèsmidi16 ». 14
Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1988, p. 156. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 113. 16 Ibid., p. 156. 15
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Remarquons toutefois que, à cette heure précise de « deux heures de l’après-midi », qui aurait aussi pu être l’heure où le narrateur de la Recherche accepta une tasse de thé, la peau est ressentie comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’heure d’aujourd’hui qui (r)appelle l’autre plus ancienne ne serait-elle pas ainsi celle où l’on ramasse les débris de la métaphore d’une autre époque ? Le « plat » (re)devient « style ».
Le degré zéro de l’écriture selon Houellebecq Olivier Bessard-Banquy Université de Bordeaux-III
Houellebecq, on le sait, est un auteur à part dans le monde des lettres françaises contemporaines. Personne n’est plus opposé à la recherche de la pureté formelle et de la grâce rhétorique héritée de l’âge d’or littéraire que l’auteur de Plateforme (entendez plate forme). Distinct de Beckett à la recherche du « mal-écrit », Houellebecq est un auteur qui fait peu de cas de l’artisanat littéraire et de la luxuriance poétique. Tous ses romans sont écrits dans une langue aussi dépouillée que possible, avec un vocabulaire, une syntaxe réduits à leur plus simple expression, pour aller à l’essentiel, fuir à tout prix la préciosité de la littérature à l’état cristallin, préférer à la grâce du mot pur la percussion du style râpeux.
Dès son premier roman Houellebecq a gravé dans le marbre du cynisme et du désabusement sa phrase sèche et acérée pour planter le décor du monde qu’il entend explorer – celui de la solitude grise et du désarroi contemporain. Depuis Extension du domaine de la lutte en effet, Houellebecq ne fait que dépeindre des êtres désespérés de ne plus croire en rien ; seuls avec leurs désirs toujours plus exigeants, ils vont de frustration en frustration jusqu’à s’échouer immanquablement sur les rives de la dépression. On connaît bien la thèse centrale de ses livres sans qu’il soit nécessaire ici de s’étendre sur la question : bâtis sur le modèle des relations économiques, les rapports sociaux et amoureux sont devenus une bourse des valeurs. Et de la même manière que le libéralisme produit des inégalités à grande échelle qui aboutissent à la paupérisation de populations toujours plus grandes, de même la libération sociale et sexuelle aboutit à une sorte d’extraordinaire accroissement des frustrations et du mal-être. Tout le travail de Houellebecq consiste ainsi en une gigantesque extrapolation de la déprime et de la misère pour en faire une sorte d’horizon indépassable de la condition humaine. La stylistique dans ce tour de passe-passe a évidemment un rôle de premier ordre à tenir :
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elle doit servir cette extension du domaine de l’asthénie par un subtil jeu de l’outrance d’autant plus efficace qu’il semble, de loin, pris dans les filets d’une langue blanche. Tout son discours en effet tend à allier aux accents vifs du désespoir singulier le burlesque toujours affleurant de la généralisation abusive. Si, indéniablement, Houellebecq possède une sorte de génie du portrait acéré, sa prose bascule presque à tout coup dans le bouffon de l’analyse sociologisante ou de la philosophie de comptoir. On le voit par exemple au travers du célèbre portrait de l’ex-petite amie du narrateur d’Extension : Véronique était en “analyse”, comme on dit ; aujourd’hui, je regrette de l’avoir rencontrée. Plus généralement, il n’y a rien à tirer des femmes en analyse. Une femme tombée entre les mains des psychanalystes devient définitivement impropre à tout usage, je l’ai maintes fois constaté. Ce phénomène ne doit pas être considéré comme un effet secondaire de la psychanalyse, mais bel et bien comme son but principal. Sous couvert de reconstruction du moi, les psychanalystes procèdent en réalité à une scandaleuse destruction de l’être humain. Innocence, générosité, pureté… tout cela est rapidement broyé entre leurs mains grossières. Les psychanalystes, grassement rémunérés, prétentieux et stupides, anéantissent définitivement chez leur soi-disant patientes toute aptitude à l’amour, aussi bien mental que physique ; ils se comportent en fait en véritables ennemis de l’humanité. Impitoyable école d’égoïsme, la psychanalyse s’attaque avec le plus grand cynisme à de braves filles un peu paumées pour les transformer en d’ignobles pétasses, d’un égocentrisme délirant, qui ne peuvent plus susciter qu’un légitime dégoût. Il ne faut accorder aucune confiance, en aucun cas, à une femme passée entre les mains des psychanalystes. Mesquinerie, égoïsme, sottise arrogante, absence complète de sens moral, incapacité chronique d’aimer : voilà le portrait exhaustif d’une femme “analysée”.1
Il est bien difficile de ne pas noter dans ce texte savoureux une généralisation à l’extrême qui fait tomber le portrait singulier dans le loufoque de l’outrance clownesque. Le texte rempli de superlatifs appelle évidemment le lecteur attentif à la circonspection ; la valse des exagérations en tous genres – « anéantissent définitivement », « s’attaque avec le plus grand cynisme », « accorder aucune confiance en aucun cas » – qui se clôt par un superlatif impossible – « portrait exhaustif » – indique bien que l’on est dans le domaine de la charge grotesque. Précisément la pensée comique chez Houellebecq est difficile à saisir tant sa langue, économique et rapide, paraît incolore ou neutre et tant ses exagérations semblent à mi-chemin de la pensée 1
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 118-119.
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brute et des conversations de café. Ce comique froid, cynique, se caractérise par un emploi « coup de poing » de termes décalés, à l’aide d’un vocabulaire issu pour l’essentiel des mondes de l’économie et de la consommation (on aura noté le sublime et révoltant « impropre à tout usage » relatif à la gent féminine). La rhétorique de Houellebecq est en clair une rhétorique de l’énormité d’autant plus efficace qu’elle produit son effet sans pouvoir être prise au sérieux : qui peut imaginer un instant que toutes les femmes ressortent de chez leurs analystes aussi sclérosées que Houellebecq les décrit ? S’il est indéniable que le fait de se raconter pendant des années entraîne fatalement une hypertrophie du moi, qui peut croire que cet approfondissement de soi ne s’accompagne de bienfaits personnels ? Avec un art consommé du « plus c’est gros, plus il y a de chances que ça passe », Houellebecq réduit la pratique analytique à une simple exploitation du mal-être (responsable du narcissisme ou de l’égotisme contemporain) – démarche intéressante quand on sait qu’avec La Possibilité d’une île il ira tout à rebours jusqu’à saluer ce même commerce du malaise, ce qui montre bien qu’il y a chez Houellebecq une évolution vers le sardonique (parfois appelé « libéralisme » en politique). Quoi qu’il en soit, l’ordre psychologique est toujours piétiné chez lui au seul profit du sociologique, et peut-être faut-il voir un lien entre la facilité de l’auteur à jeter l’espèce humaine dans les poubelles de l’Histoire (par deux fois au moins, dans Les Particules et La Possibilité) et son incapacité à s’intéresser aux tréfonds de la Psyché et aux profits qu’il y a peut-être à les explorer. Bref, il s’agit bien ici d’un portrait-charge bouffon qui au travers de son improbable dilatation entend offrir un aperçu d’un certain état de fait – portrait-charge qui annonce ce qui sera le grand thème de Houellebecq (l’incapacité contemporaine au don de soi, à l’amour de l’autre) et fixe le vibrato rhétorique de la plume, toujours tentée par l’envolée généralisante ou l’hyperbole ubuesque. Si l’on trouve donc dans Extension en concentrée tous les thèmes récurrents de l’univers houellebecquien – certaines mauvaises langues s’interrogent parfois sur ce que les livres suivants ont pu apporter de neuf par rapport à ce premier texte –, on trouve aussi là, déjà en action, les invariants de son style, alliant caricature et tartufferie. On retrouve sans surprise le même cocktail dans Les Particules élémentaires :
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Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l’investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu’un retour à la normale, un retour à la vérité du désir analogue à ce retour à la vérité des prix qui suit une surchauffe boursière anormale. Il n’empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des années 68 se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité – chaleureuse ou abjecte – dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d’une génération qui – la première à un tel degré – avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l’âge mûr, elles ne pouvaient guère s’étonner d’être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu’elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l’affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif – dégoût d’ailleurs analogue à celui qu’elles pouvaient lire dans le regard d’autrui. [...] Pour les femmes, dans la quasi-totalité des cas, les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte.2
Houellebecq, on le voit ici, semble intarissable dès lors qu’il décrit le monde inflationniste du désabusement charnel ; il ne recourt d’ailleurs jamais tant au vocabulaire économique que lorsqu’il détaille les enfers de la solitude affective – avec le flegme du spécialiste qui, en bon professionnel, prétend repérer les problèmes et suggérer des analyses. De fait, malgré son apparente indolence stylistique, Houellebecq prend bien soin d’écrire une langue glacée qui se veut celle du constat (on aura noté chez lui l’absence totale d’expression subjective ou de modalisation). Ce coup de force rhétorique bien sûr ne compte pas pour rien dans l’épouvantable efficacité de cette œuvre qui ne laisse jamais son lecteur indifférent. La puissance d’impact de Houellebecq précisément vient de cette écriture assertive perpétuellement au bord de l’abus de langage. Au fond, il suffirait presque de tempérer parfois certaines des analyses proposées pour en faire saillir la finesse potentielle, mais c’est bien ce à quoi se refuse cette littérature aigrie qui entend porter le fer dans la plaie. Houellebecq est donc tout sauf un littérateur uniquement obsédé par la misère sexuelle ; en pointant du doigt l’extraordinaire hétérogénéité de l’économie libidinale, il indique comment le système de l’amour s’aligne désormais sur l’ordre économique qui liquide en silence le rêve égalitaire d’hier. Précisément, le sexe est chez lui moins une fin qu’un moyen : la vie sensuelle ne l’intéresse que dans la mesure où elle révèle combien, jusque dans
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Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, op. cit., pp. 133-134.
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l’intimité, l’individu contemporain s’adapte au système social inégalitaire et désincarné. Les Particules élémentaires ne renouvellent pas, loin s’en faut, la vision du monde qui est celle d’Extension du domaine de la lutte : ce deuxième roman ajoute néanmoins à la critique du « nouveau désordre amoureux » la dénonciation de l’idéologie libertaire des sixties. Houellebecq, après d’autres, soutient que cette sorte d’apologie absolue de la liberté a fait le lit du libéralisme ; que, loin d’avoir permis une évolution de la société vers plus de justice et d’équité, les révoltés du mois de mai ont au contraire favorisé une radicalisation de l’individualisme. En revendiquant par-dessus tout la recherche du bien-être, ils ont pour ainsi dire détruit le lien social dans ce qu’il a de plus profond, dynamitant les dernières formes de contraintes susceptibles de détourner l’individu de la seule quête du bon plaisir. Le responsable des maux de la société contemporaine, pour Houellebecq, c’est donc bien l’écrasement des valeurs traditionnelles par le culte infini de l’indépendance et de l’autonomie – et sans doute ses Œuvres un jour seront-elles réunies avec pour titre Les Impasses de la liberté. Hésitant sans fin entre la tentation sociologisante et le plaisir de la description vacharde, l’écriture de Houellebecq mêle ainsi le politique et le scabreux en un récit en noir et blanc. Plus retorse qu’il n’y paraît, cette écriture déshydratée navigue entre la lucidité perverse et la balourdise goguenarde – et c’est ce pas de deux qui souvent laisse le lecteur incertain quant à savoir s’il faut prendre au sérieux ou non les élucubrations d’un tel auteur opposé au principe même de la mesure et de la tempérance. Devant tant de misère et d’affliction, le lecteur s’interroge à chaque page sur ce que serait donc le système sensuel idéal : un socialisme des corps ? un communisme des sens ? L’idée d’un « SMIC du plaisir » n’est évidemment pas sans charme... mais enfin elle n’est pas foncièrement nouvelle : Aristophane l’avance déjà dans Les Harangueuses où l’assemblée des femmes militaient pour un juste partage des bonheurs charnels. Les femmes, au pouvoir dans cette comédie enlevée, exigeaient que tout homme convoitant une jeune personne honore en premier une femme aux charmes moins prononcés par mesure d’équité ; en retour, elles certifiaient bien sûr que chaque femme prête à goûter aux joies de l’amour dans les bras d’un bel éphèbe s’emploierait auparavant à donner un peu de bonheur aux exclus de la copulation universelle ! Mais Houellebecq n’a pas le génie drolatique
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d’Aristophane ; qu’il n’aille pas au bout des implications de sa pensée montre au fond qu’il se soucie comme d’une guigne d’inscrire son œuvre dans le marbre de l’irréfutable et du pertinent. Plateforme en apporte d’ailleurs la preuve formelle. Le récit est certes mieux construit dans ce dernier roman, débarrassé des interminables développements de pseudo-biologie moléculaire ou de pseudo-physique quantique qui alourdissaient considérablement Les Particules élémentaires. Mais il n’a plus peur désormais d’échafauder les théories les plus loufoques, notamment au sujet du tourisme sexuel qui serait, selon l’auteur, l’horizon indépassable de la sexualité occidentale. Houellebecq estime en effet que la générosité naturelle, sans laquelle aucun élan sensuel n’est possible, s’est effondrée à l’Ouest, obligeant du coup les célibataires esseulés à courir sous les tropiques s’offrir les charmes de femmes pures et attentionnées ou d’adolescents dédiés au plaisir d’hommes et de femmes trop mûrs. Mais l’effacement des formes anciennes de l’amour institutionnel favorise-t-il vraiment la montée du sexe tarifé ? N’est-ce pas là confondre un peu vite la tentation charnelle et le besoin sentimental ? N’est-ce pas là même commettre un contresens profond sur la place essentielle du sentiment amoureux dans la construction de l’être contemporain ? Les rapports aux autres, dès lors qu’ils sont placés sous le signe de la liberté, ne sont plus déterminés que par de pures questions affinitaires. La réalisation de soi, pour l’individu contemporain, est donc désormais inséparable d’une impérative capacité à s’attacher bienveillance et attention, à savoir susciter amours et amitiés. Or comment croire que ces amours-là puissent s’acheter ? C’est bien au contraire à l’époustouflante valorisation de l’amour que l’on assiste, à la radicalisation de la demande des ego toujours plus intransigeants sur la gratuité ou la pureté des liens affectifs. Dans l’écriture de Houellebecq, on l’aura compris, la tentation bouffonne est permanente, la réflexion est perpétuellement séduite par les possibilités de la pantalonnade ou du grotesque : En résumé, les Blancs voulaient être bronzés et apprendre des danses de nègres ; les Noirs voulaient s’éclaircir la peau et se décrêper les cheveux. L’humanité entière tendait instinctivement vers le métissage, l’indifférenciation généralisée ; et elle le faisait en tout premier lieu à travers ce moyen élémentaire qu’était la sexualité. Le seul, cependant, à avoir poussé le processus jusqu’à son terme était Michael Jackson : il n’était plus ni noir ni blanc, ni jeune ni vieux ; il n’était même plus, dans un sens, ni homme ni femme. Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime ; ayant compris les catégories de l’humanité ordinaire, il s’était
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ingénié à les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et même pour la plus grande star – et en réalité la première – de l’histoire du monde. Tous les autres – Rudolph Valentino, Greta Garbo, Marlène Dietrich, Marilyn Monroe, James Dean, Humphrey Bogart – pouvaient tout au plus être considérés comme des artistes talentueux, ils n’avaient fait que mimer la condition humaine, qu’en donner une transposition esthétique : Michael Jackson, le premier, avait essayé d’aller un peu plus loin3
Avec le même flegme froid, la prose de Houellebecq plonge ici résolument dans les trapes de la cocasserie et du loufoque. Le texte en l’espèce tend à faire de qui a prêté son corps à toutes les expérimentations de la chirurgie plastique, une sorte de surhomme soucieux de dépasser le cadre de sa condition ; mais qu’a fait le trop célèbre Jackson si ce n’est chercher à simplement façonner jusqu’au bout son image ? Que veulent dire les essais plastiques d’un artiste un peu fou dans un pays où les femmes se font refaire les seins comme ailleurs elles vont chez le coiffeur ? Ici, Houellebecq explore le thème du métissage comme dans ses autres livres il se laisse porter par sa fascination pour le clone, le surhomme, le cyborg, l’au-delà de l’humain ; il rejoint, ce faisant, les théoriciens du « queer », ces penseurs du troisième sexe qui veulent abattre les frontières entre les sexes pour proposer une sorte de nouveau genre indéterminé au carrefour de toutes les bizarreries… Et de la même manière qu’il travaille en langue à ce que sécheresse et rugosité soient partie prenante de « la feuille du style » du roman, il élague de son œuvre les dernières traces des Lumières pour plonger le lecteur dans les abîmes d’un monde dépeuplé. Les messages télégraphiques et codés des différents clones de La Possibilité d’une île montrent bien d’ailleurs que la langue pour Houellebecq est l’exact reflet du degré de civilisation de ceux qui la parlent. Que le discours poétique des clones chez lui ne ressemble plus qu’à de vagues mélopées de banlieue ânonnées aux abords des McDo indique bien qu’avec la disparition de « la poésie pure » c’est la disparition de l’humanité entière qui est à constater. On comprend de fait pourquoi le style de Houellebecq indispose tant de lecteurs qui lui dénient la qualité d’auteur ou d’écrivain. Car sa défense et illustration d’une langue évidée, indigeste, équivaut à une extraordinaire négation de la culture classique et des acquis de la pensée ; sa rhétorique froide et craquelée entend bien sans mollir détourner le lecteur d’une poétique ancienne 3
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 244.
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qui est celle de la célébration du monde et d’une réflexion essentielle sur la signification de l’existence. Avec le même outillage rhétorique aux confins de la généralisation burlesque et de l’extrapolation fantaisiste ou grand-guignol, Houellebecq aborde en clair aussi bien les questions de sélection amoureuse que d’avenir pour l’humanité. Sous la double influence de Lovecraft et de Bret Easton Ellis, l’auteur de Plateforme propose une explication du monde qui ne peut toucher le plus grand nombre qu’en utilisant un minimum de mots et d’idées, ce qui fait à la fois la force et la faiblesse de son œuvre. Elle séduit en effet les uns par la puissance de son esprit systématique ; elle révulse parallèlement les autres qui rejettent une telle rhétorique du raccourci et de l’amalgame. Et qui dit explication dit par ailleurs développements théoriques. La littérature de Houellebecq n’est en effet rien sans ses soubassements argumentatifs et abstraits qui bluffent les uns (ceux qui pour adhérer à la part la plus fantaisiste du récit futuriste ont besoin d’une justification aux consonances scientifisantes) et découragent les autres (ceux pour qui l’extrapolation folle à partir d’hypothétiques manipulations génétiques relève du « gag-fiction »). Il y a en clair toute une logique de la rationalisation fantasque et scientifisante qui va jusqu’à constituer volumétriquement entre dix et vingt pour cent des deux romans d’anticipation que sont Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île, une langue qui se distingue nettement des développements burlesques et sociologisants sur l’évolution des mœurs depuis les Trente Glorieuses qui ont fait le succès de Houellebecq. Cette alliance hétérodoxe de deux discours, l’un hyperréaliste, l’autre dans le délire futuriste, n’est pas sans poser problème, notamment aux éditeurs de Houellebecq, conscients que cette irruption lourde des tirades scientifisantes décourage nombre de lecteurs. En privé, Raphaël Sorin reconnaît volontiers avoir tenté de dissuader Houellebecq d’intégrer de trop longs développements sur le clonage dans La Possibilité d’une île : « Houellebecq le dit lui-même, il faut faire des passages chiants, les gens que cela intéresse les liront, les autres les sauteront, ça n’empêchera pas la lecture. Dans le dernier il y a aussi deux ou trois passages que j’ai trouvés un peu longs, il m’a dit qu’il avait envie de faire des passages chiants, qu’il ne fallait pas les lui interdire. Ce qui compte, c’est que 90 % du livre soit lisible et compréhensible par tout le monde ». Il faut en l’espèce saluer Houellebecq d’avoir tout fait pour maintenir dans ses textes les passages les plus décourageants aux
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lecteurs peu sensibles aux sciences-fictions de second ordre. C’est bien dans cette union d’un discours en prise sur le réel et en même temps tourné vers une extrapolation folklorique qu’il faut lire l’œuvre de Houellebecq – une œuvre qui contrairement à ce que l’on pense est moins dédiée à l’analyse du contemporain qu’à une recréation du monde entre un réalisme sec et une invention futuriste cocasse ou démente, c’est selon. Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins vrai que le projet littéraire de Houellebecq est d’une indubitable cohérence. Son œuvre dénonce avec vigueur et acuité la vanité de la personnalisation et du souci de soi. Plus on désire ardemment d’être aimé pour soi-même et plus on court le risque du spleen et de la dépression, assure cette œuvre aigrie où la détresse n’est jamais tant sexuelle qu’affective (on ne trouvera d’ailleurs pas une ligne ici sur les affres de l’impotence et de la faiblesse virile). Le héros houellebecquien, toujours au bord du suicide, est moins en quête d’aventures sexuelles que d’amours partagées (l’auteur n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour vilipender l’échangisme intégral des « années 1968 »). On peut gloser longtemps sur l’extrapolation qui est la sienne du drame sentimental et de la misère sexuelle, on ne saurait juger ineptes les problèmes que son œuvre pose. On peut lui reprocher sans doute sa poétique du roman quelque peu soviétique et sa langue pour le moins râpeuse, on ne saurait l’accuser de manquer ni d’ambition ni d’esprit de système. S’il écrit mal, au bout du compte, c’est par rejet d’une certaine forme d’élitisme littéraire : comme le dit justement Pierre Jourde, il eût été pour le moins déplacé qu’un auteur dénonçant l’individualisme triomphant et « le culte de le performance » se lançât lui-même dans une sorte de surenchère littéraire. Mais, paradoxalement, c’est par cette extraordinaire puissance de mise en question du monde que Houellebecq se révèle déjà central dans le monde des lettres contemporaines.
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John McCann Univerity of Ulster, Magee Campus
Dans Plateforme, les personnages s’engagent avec le monde non pas directement mais à travers des connaissances abondantes qui leur proviennent grâce à des sources toujours linguistiques. C’est donc le langage des autres qui détermine la façon dont nous abordons la vie et le monde. Nous dépendons psychiquement les uns des autres. Mais le langage est multiple. Les discours ne sont pas toujours cohérents – d’où la complexité de l’existence avec ses conflits, tensions et frustrations. La vie est une lutte entre les diverses façons d’interpréter le monde. Les personnages de Houellebecq sont tous à des degrés différents soumis aux autres et ils luttent contre cette soumission.
Lors de sa parution en 2001, Plateforme a suscité de vifs débats, voire combats, entre les partisans de l’auteur et ses adversaires. Le Monde du 27 août 2001 a consacré une série d’articles au sujet du tourisme sexuel. À la page huit on trouve: « La parution, Vendredi 24 août, du nouveau roman de Michel Houellebecq, Plateforme, a relancé le débat sur le tourisme sexuel. Depuis le premier congrès mondial contre l’exploitation sexuelle des enfants, à Stockholm, en 1996, la France a adopté des lois facilitant les poursuites ». Plus tard, à la page 11, un éditorial nous avertit que le problème est à prendre au sérieux : « On n’est pas dans l’exotisme léger, mais dans le sordide et la misère, l’exploitation et la violence, bref, dans une des formes modernes de l’esclavage ». Le Monde tient ici un discours anti-impérialiste qui vise à susciter une condamnation du phénomène. Il substitue toute une série de termes pour « l’exotisme léger » afin de s’assurer que nous prendrons partie contre ce phénomène. Il fait entrer dans notre pensée l’idée de l’esclavage.
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Je remercie la British Academy pour son soutien financier qui m’a permis d’effectuer les recherches nécessaires à cet article.
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Par contre, Dominique Noguez s’insurge contre cette tactique de la part du Monde qu’il estime être : Réduction de la litterature à la sociologie (glissement d’une fiction où il est question entre autres, de tourisme et de sexualité à la réalité du tourisme sexuel), réduction d’un phénomène à ses dérives criminelles, réduction de ces dérives à ce qu’ils appellent improprement la pédophilie : ce genre de journalisme réduit tout à sa taille (petite) et à ses obsessions (grandes).2
Déjà le combat s’engage. Ce que fait Le Monde est de simplifier le débat afin de contrôler les réactions de lecteurs. Il essaie d’établir les termes qui domineront le débat. Noguez reconnaît, tout aussi bien que Le Monde (et Houellebecq lui-même), que la façon de décrire un phénomène détermine le jugement qu’on porte sur lui et par conséquent les actions qui s’en suivent. Le journal cherche à nous donner des termes qui nous permettront de formuler des pensées correctes, c’est-àdire celles qui s’alignent avec son point de vue. Subir de cette façon l’influence des autres est impossible à éviter – tout comme on ne peut vivre sans manger. À un moment, dans le premier chapitre, lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité de se rappeler ce qu’il faisait la nuit où son père est mort, Michel dit au capitaine Chaumont: « J’ai la cervelle comme un tas de merde....3 ». Mais si l’acte de penser produit « un tas de merde », on a besoin d’ingérer auparavent des éléments qui jusqu’alors étaient extérieurs au corps (de les incorporer) et qui constitueront ces mêmes déchets. On nourrit la pensée et on importe cette nourriture. Les mots qui entrent dans notre cerveau produisent des pensées tout comme la digestion (un leitmotiv du roman, où les personnages sont souvent à table) produit des déchets (la merde). Michel ne peut pas donner des précisions, non parce qu’il a oublié (le fait est sorti de sa cervelle) mais parce qu’il y a trop de contenu dans sa tête et donc il ne trouve plus l’information que lui demande le capitaine Chaumont. Il a besoin d’une purgation de tête. Cette analyse nous permet de mieux cerner la façon dont Le Monde essaie de s’emparer de l’opinion du lecteur. Les idées sont véhiculées par les mots. Et à leur tour les médias (que ce soit Le Monde, Le Guide du routard ou TF1) permettent aux mots et aux idées de circu2 3
Dominique Noguez, Houellebecq, en fait, Paris, Fayard, 2003, p. 176. Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, Collection J’ai lu, 2001, p. 18.
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ler. Donc en rattachant l’etiquette « pédophilie » au tourisme sexuel, le Monde veut obliger son public à suivre sa moralité et à arriver à une position claire et nette. Il faut cependant noter que le Monde n’invente pas l’attitude négative que nous donnons aujourd’hui à la notion de « pédophilie » mais il s’en sert. Ces questions autour du livre sont aussi des questions dont traite le texte lui-même. Lors de son entretien avec Chaumont, Michel exprime son opinion sur ce que fait la police : La gendarmerie, trop accaparée par les tâches administratives, souffrait de ne pas avoir suffisamment de temps à consacrer à sa véritable mission : l’enquête; c’est ce que j’avais pu déduire de différents magazines télévisés.4
C’est la télévision qui permet à Michel de donner un sens aux actes de Chaumont. Il comprend pourquoi le capitaine ouvre son portable et branche l’imprimante – c’est pour la déposition que Michel doit relire et signer. Et tout cela parce que la police a de plus en plus de papiers à remplir. C’est une information qui lui vient des émissions télévisées et qui lui permet de s’expliquer et de comprendre ce qui se passe. Mais nous avons des capacités limitées et c’est peu après que Michel se plaint de sa cervelle trop truffée de faits, un phénomène qui l’empêche, si l’on peut dire, de se « consacrer à sa véritable mission » en ce moment, c’est-à-dire donner des éclaircissements à la police. Donc la paperasserie qui encombre le travail de la police préfigure la merde dont parlera Michel plus tard. Elle empêche la clarté et l’accomplissement des tâches de valeur. Dans le premier chapitre, Michel décrit sa soirée dans la maison de son père : De retour dans le salon, j’allumai le téléviseur, un Sony 16/9e à écran de 82 cm, son surround et lecteur de DVD intégré. Sur TF1 il y avait un épisode de Xena la Guerrière, un de mes feuilletons préférés ; deux femmes très musclées vêtues de brassières métalliques et de minijupes en peau se défiaient de leurs sabres. « Ton règne n’a que trop duré, Tagrathâ ! s’exclama la blonde ; je suis Xena, la guerrière des plaines de l’Ouest ! » On frappa à la port ; je baissai le son.5
Michel nous parle comme une brochure. Il produit sa description du téléviseur à partir d’éléments qui lui ont été fournis par la publicité. 4 5
Ibid., p. 17. Ibid., p. 11.
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Alors qu’un romancier réaliste classique aurait évoqué la taille, la forme, la couleur etc. d’un objet, Houellebecq se base sur le langage du fournisseur – et c’est tout aussi réaliste. On est consommateur du langage d’un autre tout comme on est consommateur de produits ou d’images que quelqu’un a créés pour nous. Ce n’est pas par hasard que Xena et Tagrathâ portent ce que Michel nomme des « minijupes ». Dans le monde créé par Houellebecq, nos connaissances proviennent des discours que les autres nous destinent. Donc, quand Michel s’exprime ou décrit un objet en employant des termes tirés de la publicité, Houellebecq nous montre jusqu’à quel point nous ne sommes plus les seuls maîtres de nos pensées. Nous voyons et acceptons la vision qu’un autre nous présente. Nous ne nous révoltons pas : nous acceptons. C’est la soumission. Ironie : l’islam c’est aussi la soumission. À son tour, la télévision nous permet de consommer d’autres images, d’autres idées. Michel regarde des magazines télévisés qui l’informent sur la vie. À la fin du chapitre, il peut s’informer sur les silures et les pêcheurs de silures grâce à une émission à la télévision. Du point de vue de la structure narrative, cette information ne sert strictement à rien ; on ne reparlera plus de silures dans le roman. Néanmoins, cet épisode est important car le but de ceux qui ont conçu l’émission n’est pas seulement de donner des renseignements mais de changer les idées (comme Noguez et le Monde essaient de faire). Les pêcheurs de silures se sentent mal compris et l’émission trahit cette difficulté tout en essayant de promouvoir une image plus positive : « la petite confrérie des pêcheurs de silures était mal acceptée au sein de la famille plus large des pêcheurs6 ». Par contre, Michel explique que le vrai rôle de Questions pour un champion est de rassurer son public : « On retire en général de l’emission l’impression que les gens sont heureux7 ». Ce qui est important, ce n’est pas l’information que l’émission répand grâce aux questions et réponses mais l’impression que donne Julien Lepers du fait de l’attention qu’il prête aux candidats. Cela donne l’image d’un pays où l’on est à l’écoute de l’autre, où personne n’est exclu. Tout le monde est bien intégré. Les connaissances encyclopédiques sont moins importantes que les perceptions. Il y a donc deux visions de la 6 7
Ibid., p. 15. Ibid., p. 13.
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société française : une France où tout le monde est bien intégré et une France où la cohésion sociale est en danger. Cela donne lieu à une lutte entre ces idées – elles se défient comme Xena et Tagrathâ. Mais il y a une complexité dans la présentation de cette lutte entre les deux amazones, car calqué sur le combat est un discours érotique, signalé par la description des femmes et de leurs vêtements. Le terme « minijupes » indique que Michel les perçoit d’un œil contemporain. Il associe violence et érotisme et en quelque sorte le contraste entre les deux ne fait qu’attiser le désir. La violence est ici la sauce qui donne toute sa saveur à l’erotisme. En dépit de leur statut de guerrières, les deux femmes sont des produits consommés par l’observateur. Comme le téléviseur qui est présenté sur tous les points de ventes comme un objet du désir, Xena et Tagrathâ sont à leur tour des objets de désir. Elles suscitent le désir mais comme il s’agit d’un feuilleton, ce désir est toujours différé. Comme pour souligner ce fait, il y a, dans le roman, une interruption de l’émission. Xena semble annoncer la fin du règne de Tagrathâ mais cette fin n’a pas lieu. Cette lutte incarne certains aspects du capitalisme. Les entreprises se dressent les unes contre les autres à la recherche de la monopolie mais toute victoire est provisoire, quelque chose que Michel doit reconnaitre: C’est bien toi, dis-je doucement, qui m’as expliqué que le capitalisme était dans son principe un état de guerre permanente, une lutte perpétuelle qui ne peut jamais avoir de fin.8
Mais le capitalisme dépend aussi du désir, de l’attraction. Il nous fait, nous autres consommateurs, convoiter les marchandises tout comme Michel semble attiré par les corps des deux amazones. Et l’érotique se trouve implicité dans ce que dit Michel car il est en train de parler du succès des clubs Aphrodite, qui marient l’érotique au voyage. Il faut aussi remarquer l’importance du verbe « expliquer ». Cette conception du capitalisme n’est pas la seule création de Michel mais a été transmise par Valérie. C’est d’elle qu’il a reçu son éducation sur les réalités économiques de sorte que ses idées sont maintenant en conformité avec celles de sa compagne. Il pense comme elle. Le mot « glissement » indique, dans le texte de Noguez, une pareille circulation d’idées, un mouvement sans résistance – et c’est pour cette 8
Ibid., p. 274.
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raison que Noguez nous appelle à la résistance. Autrement, on suit la route que nous trace le Monde. En quelque sorte le voyage organisé peut être considéré comme étant un tel glissement. On accepte le parcours que les organisateurs nous proposent. Pire, on risque d’avaler leurs idées – et leurs préjugés – car nous n’avons pas d’autre référence. Van Wesemael nous dresse un beau portrait de Michel, touriste : Le guide du Routard et le guide Michelin à la main, il ne cherche qu’à retrouver les images telles qu’on les représente dans les dépliants d’agence.9
Mais le simple fait de posséder deux livres, deux sources, donne à Michel deux visions qui peuvent éventuellement s’opposer comme les deux visions de la France proposées par la télévision. C’est en effet ce qui se produit au début du neuvième chapitre lorsque Michel oppose les informations fournies par Le Guide Michelin sur l’importance de la ville de Koh Samui à l’opinion des autres guides par rapport à « son manque d’intérêt absolu10 ». Cela permet à Michel une certaine marge de manœuvre dans l’élaboration de ses pensées et de ses jugements. Donc en dépit de sa dépendance, et peut-être même à cause de cette dépendance, à une multiplicité de livres et d’autres médias, Michel retient sa capacité de jugement – plus que les autres personnages. Il ne se contente pas de répéter les idées reçues. Il les travaille, les combine avec d’autres idées – d’où sa forte originalité. Michel réussit dans les affaires en appliquant à la prostitution le langage, non pas de l’amour sincère (comme c’est le cas du jeune étudiant dans le scénario de film porno) mais le langage des affaires : contrôle de la qualité, transparence, économies etc. C’est un narrateur conscient du fontionnement de la pensée. Le roman est une histoire qui raconte les aventures des idées qui circulent dans nos têtes. Les idées sont comme des personnages susceptibles de multiples perspectives. Dire que les idées sont des personnages ne doit guère nous étonner car nous acceptons volontiers l’inverse : nous n’avons aucune difficulté à accepter le double statut des deux adversaires Xena et Tagrathâ qui sont à la fois des personnages dans un feuilleton (et dans ce roman) mais aussi des idées de leurs créateurs. 9
Sabine van Wesemael, Michel Houellebecq : Le plaisir du texte, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 162. 10 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 85.
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Mais il faut surtout retenir que les idées ne sont pas statiques – elles circulent comme les touristes et, comme les touristes, elles sont une bande. Tout comme Michel et ses camarades de route, elles se disputent la proéminence, font des alliances entre elles, changent. La raison est une question de force. Comme autour de la table où Michel et les autres mangent et discutent, aucune idée ne triomphe définitivement. Les disputes sont un feuilleton interrompu. Nous voyons cela dans le traitement des idées de Sôn sur les Karens, réfugiés de Birmanie, que les touristes rencontrent au début du septième chapitre : Karens bien, estima Sôn, courageux, enfants travaillent bien à l’école, pas de problème. Rien à voir avec certaines tribus du Nord, que nous n’aurions pas l’occasion de rencontrer au cours de notre périple ; et, d’après elle, nous ne perdions pas grand-chose.11
Sôn oppose les Karens aux tribus du Nord en créant une image d’un peuple ayant accepté les valeurs civiques de leurs hôtes : les enfants Karens suivent un cursus à l’école que leur imposent les autorités. Le langage de la première phrase est clairement celui de Sôn mais la seconde phrase s’avère être celle du narrateur. L’expression « Rien à voir avec... » sert de pont entre le discours de Sôn et celui de Michel. Nous assistons donc à un glissement. Le jugement porté sur les Karens et les tribus du Nord s’achemine de Sôn au narrateur mais l’insertion de « d’après elle » lui permet de prendre ses distances. Donc il y a deux idées là – celle de Sôn et le commentaire implicite du narrateur sur cette idée, une Xena qui dispute le règne de Tagrathâ. Sôn oppose les Karens aux Akkhas : “Akkhas mauvais, souligna Sôn, avec énergie : à part culture pavot et cueillette fruits, savent rien faire ; enfants travaillent pas à l’école. Argent beaucoup dépensé pour eux, résultat aucun. Ils sont complètement nuls”, conclut-elle avec un bel esprit de synthèse.12
Mais ce « conclut-elle » est ironique car chez Houellebecq, il n’y pas la victoire d’une seule opinion, pas de jugement décisif. Le combat reste en suspens. Ici, nous contrastons « un bel esprit de synthèse » avec « Ils sont complètements nuls ». Le premier relève du domaine 11 12
Ibid., p. 69. Ibid.
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du débat sérieux tandis que l’autre est plutôt une injure : deux formes de combat linguistique qui sont loins l’une de l’autre en termes de prestige. Sôn s’exprime avec force et vigueur mais dans un langage qui nous rappelle ses propres défaillances linguistiques, ce qui la rend ridicule. Il en résulte une ironie qui ne nous permet pas d’accepter aisément ses opinions. En effet, à partir du moment où l’on prend ses distances, on apprécie la subtilité de Houellebecq. Les propos de Sôn s’apparentent au discours de certains racistes qui estiment que notre société héberge un certain nombre de gens dont quelques-uns veulent bien s’intégrer tandis que d’autres ne sont que des parasites qui ne travaillent pas et qui gaspillent inutilement les largesses d’un État bienveillant. Au cœur de la critique de Sôn résident les enfants des Akkhas ne travaillant pas à l’école tandis que les Karens sont plus assidus. Ces derniers seront formés conformément aux normes thaïs. En principe cela devrait signifier que les enfants auront l’occasion d’acquérir les connaissances et les compétences nécessaires pour le monde contemporain. Cependant, la façon dont Sôn s’exprime – son français mal structuré – nous invite à nous poser la question : est-ce que Sôn a bien travaillé à l’école? Si elle avait le goût du travail, elle ne parlerait pas ainsi. Au contraire, elle semble peu se soucier de son français. Michel suggère que l’une des raisons pour laquelle elle ne mange pas avec les Français est que « les longues discussions en français semblaient lui peser un peu13 ». Cela aurait été un moyen d’élargir ses connaissances des structures et du vocabulaire de la langue. En participant aux repas, elle aurait pu participer à la circulation des idées, car les repas de ces touristes présentent des débats souvent contentieux. On ingère les mots et les idées en même temps que la nourriture. Sôn préfère rester à part. Ou alors – une autre perspective est toujours possible – elle se sent exclue de ce groupe, comme les pêcheurs de silures ou les Akkhas. Dans ce cas, elle est à son tour victime de l’exclusion sociale. Mais dans un autre sens, Sôn est loin d’être exclue. Elle est le porte-parole des valeurs du pays. Elle en assure la circulation mais en un seul sens. On se rend donc compte que le rôle de Sôn n’est pas d’ingurgiter les idées de ces touristes français, représentants des valeurs occidentales. Elle est là pour transmettre des informations autorisées. Elle doit imposer gentiment à ses touristes la vision du pays 13
Ibid., pp. 72-73.
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sanctionnée par la pensée officielle. (Paradoxalement, elle représente également les Akkhas car ces derniers n’ont pas le droit de s’exprimer.) Comme Le Guide du routard et Le Guide Michelin, elle est là pour former des préjugés. Elle transmet des idées qui préparent à ce qui va être vu. C’est cela qu’elle a appris à l’école. Son niveau de français est moins important. Elle cherche à faire interpréter « correctement » ce qui est vu et pour ce faire, elle formule des points de vue susceptibles d’être acceptés par ses auditeurs. Donc le jugement porté sur les Akkhas semble relever de certaines valeurs universelles – en particulier, l’importance de l’éducation – mais, la forme dans laquelle elle s’exprime va à l’encontre de ses intentions et son mauvais français rappelle qu’une autre vision de l’éducation est possible. C’est la conformité et non pas ses compétences linguistiques qui ont permis à Sôn de suivre sa carrière de guide. En effet, un expert qui sait communiquer des idées controversées est mal accepté – comme le prouve la carrière de Houellebecq. Sôn articule donc des idées destinées à empêcher les touristes de sympathiser avec les Akkhas contre le gouvernement thaï. Ces idées sont essentiellement racistes mais elles ne prennent pas racine dans l’esprit du lecteur car Houellebecq sabote les intentions de Sôn en permettant une appréciation de la complexité de la situation dans laquelle se trouvent celle qui critique et ceux qui l’écoutent. On commence même à se demander s’il y a beaucoup de différence entre l’oisivité des touristes et celle des Akkhas. Essentiellement, on ne peut pas prendre les idées de Sôn au sérieux. Clément voit dans cette prise de position un grand danger. Tout en reconnaissant que Houellebecq veut rendre ridicules certaines notions, elle poursuit : Le jour est arrivé de se rendre compte que ce que l’on peut prendre pour des saillies désopilantes n’est autre que les symptômes d’une idéologie profonde axée autour de la xénophobie, du racisme et de la misogynie exercée à partir d’une tendance autoritaire soutenue par une adhérence au totalitarisme.14
Clément reconnaît les dangers de la pensée acceptée sans réflexion ni jugement. Mais justement, Houellebecq est loin de soutenir le totalitarisme. La pensée chez lui est toujours mobile, toujours provisoire, jamais absolue. Le monde capitaliste dépend de cette lutte perpétuelle. 14
Murielle Lucie Clément, Houellebecq. Sperme et sang, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 190.
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Si nous retournons au moment où il paraît y avoir une conformité totale entre Michel et Valérie sur la nature du capitalisme, nous constaterons que cet accord fait partie en effet d’une lutte entre les deux amants. Valerie avait de grands espoirs pour le succès des clubs Aphrodite, succès qui leur donnerait la paix : « Si on réussit ce couplà, on sera tranquilles pour longtemps15 ». Michel reconnaît qu’en effet cela ne peut pas bien être. Il retourne contre Valérie son propre discours sur la nature du capitalisme tout comme il cite Le Guide Michelin contre les autres guides. La multiplicité d’idées et leur circulation nous donne un choix et empêche tout possibilé de totalitarisme idéologique. Houellebecq n’est pas naïf. Il sait que nous sommes capables d’avaler des idées désagréables – mais cette reconnaissance de la triste réalité est justement ce que Clément valorise chez lui. Le romancier met devant nous : « Tous ces petits cancers que chacun porte en soi. Qu’il faut traiter ! Pour les voir, il faut oser regarder16 ». Oui, il faut les traiter. Mais il faut aussi reconnaître qu’aucun traitement n’est définitif. Les cancers peuvent réapparaître. Mais cela est aussi une raison d’avoir de l’espoir. Toutes les idées sont en jeu de façon permanente. Quand Van Wesemael écrit: « L’anti-monde de Houellebecq est un univers ludique », il serait difficile de ne pas se mettre d’accord17. Le rire est certes une façon de se protéger contre « le désarroi et la peur18 ». Houellebecq redonne à l’Absurde son côté comique. Mais le monde de Houellebecq est ludique dans un autre sens. Le jeu représente un mouvement de libération de l’esprit. Pour la plupart du roman, Michel joue avec les idées. Son esprit n’est pas soumis. Cette attitude se contraste avec le sens du mot « islam » qui veut dire « soumission ». La mission de Michel est de jouer. Il prend des idées, les façonne, les combine, les retransmet. Comme les enfants, il joue. Pour Sôn, les enfants doivent plutôt aller à l’ecole afin d’être formés à la pensée approuvée. La soumission des enfants n’est pas possible tant qu’ils jouent, qu’ils refusent la soumission à une autorité supérieure, qu’ils rejettent les normes imposées. Dans ce sens, ultime paradoxe, Sôn, qui veut inculquer aux enfants des Akkhas les normes de la société thaïe, ne suit pas elle-même les normes de la langue française. 15
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 274. Murielle Lucie Clément, op. cit., p. 194. 17 Sabine van Wesemael, op. cit., p. 198. 18 Ibid. 16
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Elle ne prend pas au sérieux les règles que sans doute ses professeurs ont essayé de lui imposer. Elle est donc, de ce côté-là, affranchie. En effet, sa façon de parler ressemble beaucoup au langage des tout jeunes enfants – ceux qui ne vont pas encore à l’école. Comme tous les personnages, elle incarne le paradoxe. Elle peut être décrite de plusieurs manières. En elle circulent à la fois des discours de victime et de raciste, d’autoritarisme et de liberté. Il n’y a jamais de vision totale du personnage. Elle est un assemblage de discours qui ne sont pas forcément cohérents. On aura tort donc de la mettre dans une classe – la classe des racistes, des victimes, des incompétents etc. Elle résiste à la classification. Dans un monde totalitaire, tout est à sa place. La hiérarchie des idées et des personnes est quasiment immuable – il suffit de penser au reich qui devrait durer mille ans. Cela n’est pas le cas dans Plateforme. Sôn est, comme tous les autres personnages, l’idée qu’on se fait d’elle et cette idée change continuellement tout comme Valérie est à un moment donné prédatrice et ensuite victime. Les personnes sont multiples. L’idée qu’on se fait de Michel change chaque fois qu’on pense à lui. Mais il n’existe pas en dehors de la pensée. Il est lui-même une collection d’idées. À la fin du roman, il imagine sa propre mort. Ses derniers mots sont « On m’oubliera. On m’oubliera vite19 ». Son existence prendra définitivement fin lorsqu’il aura quitté la mémoire de ses voisins. Ils ne penseront plus à lui. L’idée de lui n’existera plus. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il trouvera la paix, qu’il cessera de participer à la lutte des discours.
19
Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 351.
Solitude de Houellebecq : À propos de l’économie d’une fable Vincent Bruyère Université Laval
Partant des travaux de Michel de Certeau sur l’économie scripturaire occidentale, cet article se propose d’interroger dans Plateforme l’institution imaginaire de l’écriture houellebecquienne, c’est-à-dire les différents rapports de production (textuelle) imaginés par le roman afin de rendre sa fable discursivement possible, sinon nécessaire. A travers la réinvention du dispositif de sexualité foucaldien à l’épreuve du capitalisme tardif, Houellebecq définit par conséquent une texture de l’intimité et de l’intériorité vécues sur le mode de l’aveu. Arpenteur des formes plates, il parcourt les surfaces (et facettes) d’une imagination politico-économique contemporaine en crise, passant du secret au scandale qui finit par rejaillir sur le livre même et fait songer à la réception de l’œuvre de cet autre solitaire, Machiavel. Je n’ai jamais rien compris à l’économie ; c’est comme un blocage. Plateforme1
Consommant le paradoxe de l’archipel, le titre de ce texte convoque deux postures solitaires, par le biais d’une conférence, prononcée par Louis Althusser en 1977 à la Fondation Nationale des Sciences Politiques de Paris, et justement intitulée « Solitude de Machiavel ». De même qu’il serait, en vérité, bien hasardeux d’éclairer la pensée de Houellebecq – si tant est qu’elle existe – à la lumière de l’œuvre machiavélienne, il ne sera pas question ici de dégager de possibles filiations, l’on sait ce qu’il en est de cette notion dans le corpus houellebecquien, et entre ces deux figures, qui sembleraient constituer des jalons d’une même faille, circonscrivant, par delà la singularité de
1
Michel Houellebecq, Plateforme, Paris, Flammarion, 2001, p. 223.
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chacun, une situation énonciative intenable sans sa rançon de scandale : […] si la pensée théorique de Machiavel est déconcertante, c’est parce qu’elle distribue les éléments théoriques qu’elle analyse sur un tout autre dispositif que le simple énoncé des rapports constants entre les choses. Cet autre dispositif est celui que nous voyons dans Le Prince et les Discours, un dispositif constamment hanté non seulement par les conditions variables de la pratique politique et par son aléatoire, mais aussi par sa position dans les conflits politiques.2
Ces deux solitudes sont donc fonctions de la duplicité propre à la réception de leur positionnement : monarchisme ou républicanisme, perfidie ou sincérité d’une part, culpabilité ou innocence, imposture ou littérature de l’autre. Ainsi rapprochée, d’un point de vue heuristique, de celle de Machiavel, la question de l’écriture de Houellebecq relève, à proprement parler, de l’« historio-graphie », au sens que lui a conféré Michel de Certeau dans ses travaux sur l’écriture de l’histoire3, dans la mesure où le lieu de la solitude houellebecquienne engage une scénographie de la coupure (épistémologique), ou, dans le vocabulaire certaldien, de la césure commandant à ces transactions du réel et du discursif par lesquelles s’instaurent une intelligibilité (proprement économique) du « rapport constant entre les choses », un savoir dire sur le monde. Cependant, le lieu de l’écriture du Prince, tout comme celui de Plateforme, consignent le malheur de leur régime scriptural, au sens où leurs discours respectifs, leurs fables, sur l’autre qui les fonde comme corpus de savoirs, ne saurait connaître l’apparente félicité hétérologique de celui de ces « écritures conquérantes » des découvreurs et explorateurs du Nouveau Monde, des évangélisateurs de sauvages, des ethnographes donnant des « leçons d’écritures » aux peuples sans histoire, des théologiens face aux mystiques, ou encore de l’entreprise freudienne à l’écoute de l’illisible du passé et de l’infans, et inscrivant leur nom à même le corps qu’ils venaient d’inventer et de coloniser dans un même geste qui « s’au(c)torise » de lui-même. Car, en tant que formation discursive, l’écriture se doit de légitimer la relation de pouvoir qu’elle instaure, répondant ainsi stratégiquement, sur le plan historique et historiogra-
2
Louis Althusser, Solitude de Machiavel, 1977, édition préparée et commentée par Yves Sintomer, Paris, Puf, collection « Actuel Marx Confrontation », 1998, p. 322. 3 Cf. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002.
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phique, de l’émergence étatique d’un pouvoir politique, puis économique : le rapport entre un « vouloir faire l’histoire » (un sujet de l’opération politique) et l’« environnement » sur lequel se découpe un pouvoir de décision et d’action, appelle une analyse des variables mises en jeu par toute intervention qui modifie ce rapport de forces, un art de manipuler la complexité en fonction d’objectifs, et donc un « calcul » des relations possibles entre un vouloir (celui du prince) et un tableau (les données d’une situation).4
Ainsi dans Plateforme, Michel devient-il, assez informellement, à la suite de sa rencontre avec Valérie, responsable de la conception et de l’organisation de circuits pour une grande agence de voyage, le conseiller d’une vaste entreprise de promotion institutionnalisée du tourisme sexuel, élaborant des plans susceptibles de mener à bien un projet professionnel qui n’est pas le sien : Les suggestions que j’allais faire auraient peut-être pour conséquence l’investissement de millions de francs, ou l’emploi de centaines de personnes ; pour moi c’était nouveau, et assez vertigineux. Je délirai un peu toute l’aprèsmidi, mais Jean-Yves m’écoutait avec attention. Il était persuadé confia-t-il plus tard à Valérie, que si l’on me laissait la bride sur le cou je pouvais avoir des éclairs. En somme j’apportais une note créative, et il restait le décideur ; voilà comment il voyait les choses.5
Libre de « fortune », – et l’on mesure alors l’ironie du roman à l’aune de l’acception machiavélienne du terme – ou simplement riche à la suite du décès de son père, du fait de la conversion du lien filiale en donnée monnayable, substituable et échangeable, en l’espèce d’un héritage, Michel entre au service de condottieri de l’aube du XXIème siècle. En prenant « la position du sujet de l’action6 », il épouse la duplicité du solitaire florentin : Telle est la fiction qui ouvre à son discours l’espace où il s’écrit. Fiction en effet que d’être à la fois le discours du maître et celui du serviteur, – d’être permis par le pouvoir et décalé par rapport à lui, dans une position où le technicien peut, en retrait, comme maître à penser, rejouer des problèmes de prince.7
4
Ibid., p. 20. Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 259. 6 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, op. cit., p. 21. 7 Ibid., p. 23. 5
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Instance toutefois équivoque, les propos de l’historiographe de Plateforme, bien que responsable devant l’écriture du roman, fonctionnent, au regard des véritables acteurs autour desquels ils gravitent, comme « fable », c’est-à-dire comme parole (fari) sans sujet nommable ou assignable, proférant dans l’insu, presque inconsciemment, un discours « relatif […] aux récits chargés de symboliser une société et donc concurrentiels par rapport aux discours historiographiques8 ». Ce lieu d’une prise de parole sur la contemporanéité instaure par la médiation de l’écrit une lisibilité paradoxale que l’on pourrait décrire avec Marcel Gauchet, s’attachant quant à lui au recentrement de la problématique relative à la raison d’État dans la chrétienté française, en termes de surgissement d’un point de vue « amenant le secret des princes à portée de langue et d’entendement de tout un chacun9 ». Dès lors, la fable houellebecquienne prolonge-t-elle, par l’intermédiaire de Plateforme, dans ce qu’il est convenu d’appeler la postmodernité du capitalisme tardif, cette perspective machiavélique (à distinguer de la pensée machiavélienne) comprise comme une structure de « déchiffrabilité » du politique à la suite de la transformation des conditions de lisibilité de l’économie politique, et en cela conceptuellement plus proche de Botero que de Machiavel10. L’économie de la fable désignera donc le rapport énonciatif (le lieu d’où on écrit) et scriptural (le lieu sur lequel on inscrit) qui rend possible une production discursive. Le point de vue de cette fable sur le champ qu’elle investit fonctionne comme une transposition, dans l’ordre de l’énonciatif, de ce que Peter Brooks rassemble sous le terme de « plot », dans l’ordre du narratif11. Il s’agirait, dans ce cadre théorique spécifique, de la machi8
Michel de Certeau, La Fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 23. Marcel Gauchet, « L’État au miroir de la raison d’État : La France et la chrétienté », dans Raisons et déraison d’État, [dir.], Yves-Charles Zarka, Paris, Puf, « Fondements de la politique », 1994, p. 198. 10 Cf. Michel Senellart, Machiavélisme et raison d’État, Paris, PUF, Philosophies, 1989, p. 76-77. Cf. Houellebecq, op. cit. p. 289 : « Depuis quelques années, je nourrissais l’idée théorique qu’il était possible de décrypter le monde, et de comprendre ses évolutions, en laissant de côté tout ce qui avait trait à l’actualité politique, aux pages société ou à la culture ; qu’il était possible de se faire une image correcte du mouvement historique uniquement par la lecture des informations économiques et boursières. ». 11 Peter Brooks, Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative, New York, Alfred Knopf, 1984, p. 61: « Narrative portray the motors of desire that drive and consume their plots, and they also lay here the nature of narration as a form of human 9
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nation d’un désir qui se dit dans une « focalisation énonciatrice12 », vertigineusement mise en scène par Michel de Certeau dans « Marches dans la ville » : « Depuis le 110e étage du World Trade Center, voir Manhattan ». Elle engage un regard panoptique sur un enchevêtrement inextricable de ce qui tient lieu de signes interpellant une « légende », c’est-à-dire une lecture à la fois obligée et pourtant ad libitum, dont l’auteur interroge la dimension libidinale : « A quelle érotique du savoir se rattache l’extase de lire un pareil cosmos ? D’en jouir violemment, je me demande où s’origine le plaisir de “voir l’ensemble”, de surplomber, de totaliser le plus démesuré des textes humains13 ». On pourrait retrouver dans Plateforme une allégorèse figuralement similaire : Je marchai vers la fenêtre, tirai les rideaux en grand. Du 27e étage, le spectacle était extraordinaire. La masse imposante de l’hôtel Mariott se dressait sur la gauche comme une falaise de craie, striée de traits noirs horizontaux par des rangées de fenêtres à demi dissimulées derrière les balcons. La lumière du soleil à son zénith soulignait avec violence les plans et les arêtes. Droit devant, les réflexions se multipliaient à l’infini sur une structure complexe de pyramide à degrés. […] Je bus lentement une Singha Gold en méditant sur la notion d’irrémédiable.14
Dans cette juxtaposition « tensive15 » des textures architecturales (d)écrites, Michel « inter-dit » la raison susceptible d’opérer la suture méditative de ce patchwork urbain ne répondant d’aucune herméneutique. Ainsi, surdéterminant dans cette séquence la composante graphique, voire cartographique, de l’éventail polysémique de « plot » qui désigne aussi bien « a ground plan, as for a building ; chart ; diagram16 », le fabuliste devient-il cartographe : « he plots maps ». Il élabore, en d’autres termes, un appareil hétéromorphe du (sa)voir, articulant sur un même plan, une dicibilité et une visibilité, irréductibles aux desire : the need to tell as a primary human drive that seeks to seduce and to subjugate the listener, to implicate him in the thrust of a desire that never can quite speak its name – never can quite come to the point – but that insists on speaking over and over again its movement toward that name». 12 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 191. 13 Ibid. p. 140. 14 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 46. 15 Cf. Jean-François Lyotard, Économie libidinale, Paris, Minuit, 1974. Voir le chapitre « Le tenseur ». 16 Peter Brooks, Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative, op. cit., p. 11.
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paradigmes épigraphiques et géographiques généralement consacrés à la représentation de l’espace – bien qu’il ne saurait en exclure totalement le modèle tel qu’intériorisé sous la forme de la mappemonde ou du feuillet d’atlas. Une telle « carte » conceptualisée par Gilles Deleuze au contact de l’œuvre de Michel Foucault17, fonctionne diagrammatiquement comme une « machine abstraite » : « The map becomes a machine that “doubles”, replicates, that folds and creases the experience of subjectivity into collective form18 ». Par conséquent, le « nouveau cartographe » (de)scripteur des plates formes, est amené à déplier sur une même surface d’inscription cette extériorité avec laquelle il a sans cesse à négocier son acte d’écriture, et son intériorité, qui l’inscrit en retour sur le planisphère du réel. Il se figure dans l’exercice d’un regard surplombant, quasi extatique, jouant de la posture du stylite et pourtant incarné, toujours au bord de l’implosion de la membrane imaginale qui, en reconduisant sa duplicité corporelle d’être au/hors monde, lui sert d’interface, et dont l’éclatement qui en abolirait la forme, rendrait sa fable caduque : Un jour, à l’âge de douze ans, j’étais monté au sommet d’un pylône électrique en haute montagne. Pendant toute l’ascension, je n’avais pas regardé à mes pieds. Arrivé en haut, sur la plateforme, il m’avait paru compliqué et dangereux de redescendre. […] Il aurait été beaucoup plus simple de rester sur place, ou de sauter. J’avais été retenu, in extremis, par la pensée de l’écrasement ; mais, sinon, je crois que j’aurais pu jouir éternellement de mon vol.19
Il semble à cet égard que la carte qui inaugure fictionnellement la rédaction de Plateforme soit constituée par une planche anatomique procédant dans le roman de l’attentat terroriste de Krabi, et qui a littéralement mis des corps (libidineux) à plat : « Certains corps humains avaient littéralement éclaté de l’intérieur, leurs membres et viscères jonchaient le sol sur plusieurs mètres20 ». L’intériorité organique prend donc la forme de l’évènement qui délie ses contours et les fait fictionner conformément à la violence de la conjoncture qui ordonne 17
Cf. Gilles Deleuze, Foucault, Paris, Minuit, 1986. Tom Conley, « Mapping in the folds : Deleuze Cartographe », in Discourse: Theoretical Studies in Media and Culture. 20.3 . Fall. Detroit, Wayne State University Press, 1998, p. 126. 19 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 331. 20 Ibid., pp. 341-342. 18
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leur cartographie : « Circumstances of conflict require new maps to be crafted according to styles and modes of control21 ». L’atlas de Michel se clôt dans l’ordre de la fabula (distinguée de celui du sžujet chez les formalistes russes) par une « auto-psie », retour du sujet de l’autofiction sur sa vie qu’il étend sur des rames de papier lui tenant lieu de wunderblock. La logique de cette fable du regard (médical), impossible sans la propre mise à mort du sujet de l’énoncé, laissant la place à son objectivation et dans laquelle l’historiographe au terme de cette agonie honore sa dette22, n’est topologiquement concevable que par le recours à l’agencement « bilocalisant » de la cartographie, en vertu duquel : « [le] spectateur […] est à la fois à l’extérieur de la carte, dans un lieu du monde réel, […] mais aussi à l’intérieur de l’image […]. Ce paradoxe logique […] remet en question la clôture de la représentation sur elle-même, [par la] dissociation entre l’espace existentiel et vécu du regard, et l’espace utopique de l’image23 ». Ce dispositif fabulistique, qui légifère sur le rapport de motivation non mimétique qu’il instaure entre la carte et son référent, s’au(c)torise donc du relevé de « nouvelles frontières » invisibles, indexées par le diagnostic que fait Fredric Jameson de leurs devenirs et de leurs anamorphoses, sanctionnant non seulement l’apparition d’une configuration inédite des différenciations territoriales, mais également celle d’une instance capable d’enregistrer de tels linéaments, sous la forme de surfaces à l’épreuve de leur inscription : Bergson’s warning about the temptations of spatializing thought remain current in […] an era of urban and re-ghettoization in which we might be tempted to think that the social can be mapped that way, by following across a map insurance red lines and the electrified borders of private police and surveillance forces. Both images are, however, only caricatures of the mode of production itself (most often called late capitalism) whose mechanisms and dynamics are not visible in that sense, cannot be detected on the surfaces scanned by satellites, and therefore stand
21
Tom Conley, op. cit., p. 126. Cf. Michel de Certeau, L’Ecriture de l’histoire, op. cit., p.18 : « L’historiographie tend à prouver que le lieu où elle se produit est capable de comprendre le passé : étrange procédure qui pose la mort, coupure partout répétée dans le discours, et qui dénie la perte, en affectant au présent le privilège de récapituler le passé dans un savoir. Travail de la mort et travail contre la mort. ». 23 Cf. Christian Jacob, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, coll. Bibliothèque Histoire, 1992, pp. 427-428. 22
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as a fundamental representational problem – indeed a problem of a historically new and original type.24
Ainsi Michel esquisse-t-il dans son récit le diagramme de ces frontières que suscite sa démarche commerciale dans sa phase stratégique au cours de laquelle il « établi[t] une plateforme programmatique pour le partage du monde25 », et dans laquelle cette dernière opère comme « an agent that grids life according to the force-patterns it imposes on social bodies26 ». Néanmoins, il ne s’agit pas pour Houellebecq de pointer, à travers les limites (et extrêmes) que sa fiction fréquente, l’orée d’une extériorité du discours, ni les bords d’un dehors impossible des relations de pouvoirs, ou encore les parois d’un ordre discursif hanté par le désordre d’une parole ou d’un langage libérateur. Cette utopie des pratiques transgressives a d’ailleurs été abandonnée par Foucault au début des années 70 (pour être, dans une certaine mesure, recyclée par de Certeau) en raison de sa labilité conceptuelle et du caractère aporétique de cette fausse issue, dont les lignes de fuite en trompe-l’œil ne constituent, en définitive, que des seuils discrets fonctionnant dans un rapport taxinomique régissant les transactions du dedans et du dehors, de l’intime et de l’étranger, du normal et du pathologique, de l’attractif et du répulsif27… etc. distribués de part et d’autre d’une barre symbolique qui tend à faire défaut. Cette frange agonistique ou irénique instituée par le fabuliste, ménage les rencontres tantôt violentes de l’attentat, tantôt apaisées du tourisme : « En somme le tourisme, comme quête de sens, avec les sociabilités ludiques qu’il favorise, les images qu’il génère, est un dispositif d’appréhension graduée, codée et non traumatisante de l’extérieur et de l’altérité. Rachid Amirou28 », et de ses prolongements instrumentaux comme la boutique de souvenir d’un terminal aérien : « Pour le 24
Fredric Jameson, The Geopolitical Aesthetic : Cinema and Space in the World System, Bloomington, Indianapolis, Indiana University Press, and London, British Film Institute, 1992, pp. 2-3. 25 Michel Houellebecq, Plateforme., op. cit., p. 259. 26 Tom Conley, op. cit., p. 127. 27 Michel Houellebecq, Lanzarote, op. cit., p. 21 : « Inventeur du tristement célèbre Guide du Routard, il a également, en des âges plus heureux, mis au point le fameux Guide Michelin, qui, avec son ingénieux système d’étoiles, a pour la première fois créé les conditions d’un quadrillage systématique de la planète sur la base de son potentiel d’agrément ». 28 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 45.
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voyageur en fin de parcours il s’agissait d’un espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays. J’avais l’intuition que, de plus en plus, l’ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport29 ». Reprenant une distinction proposée par Foucault lui-même, ce n’est pas tant l’archéologie d’un régime discursif qui est en jeu dans cette fable qu’une « dynastique », s’attachant davantage à l’analyse des voies stratégiques et praxéologiques des pouvoirs30. De même, si « la marge est un mythe31 », ces confinements « mythiques » dans Plateforme restent, par conséquent, encore brûlants des micro et macro récits qui les ont performés, plissés, au sens où, en tant qu’ « opérations sur les lieux, les récits exercent […] le rôle d’une instance mobile et magistérielle en matière de limitation32 ». Ce froissé figural relève moins d’une spatialité, toujours habitée du spectre de la dialectique toujours prête à rémunérer de sa logique les moindres écarts, que d’une duplicité narrative qui résiste aux positionnements unilatéraux, en vertu du no man’s land auquel renvoie tout énoncé du frontalier. En se faisant l’écho de la tectonique des lieux de l’idéologique qu’elle traverse, l’écriture de Plateforme dispose ainsi, dans l’espace de la représentation qu’elle construit, d’une marge de dépli pour la texture (narrative) des frontières dont elle prend la mesure, de la même manière que Lyotard le réalise ici pour des zonages érogènes : Caresse portant sur le col : lieu où la blouse s’arrête, où commence la peau, ou bien l’inverse, frontière ou fissure ? Non c’est plutôt la région de transmutation d’une peau en peau différente […] ici encore fissure ? Non zone de passage, de virage des surfaces […]. La force se masse à ces lignes de contact qui, grâce à son abondant investissement, s’épandent en de nouvelles surfaces dites d’inscription.33
Ces plates-formes qui font communiquer des surfaces et des plans hétérogènes, à l’image de la station pétrolière34, ne répondent pas d’une politique de la souveraineté s’exprimant par l’intermédiaire 29
Ibid, p. 138. Michel Foucault, « De l’archéologie à la dynastique », Dits et écrits, III, texte n° 119, Paris, Gallimard, 1988. 31 Michel Foucault, « L’extension sociale de la norme », texte n°173, mars 1972, Dits et écrits. 32 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, op. cit., p. 180. 33 Jean-Francois Lyotard, Économie libidinale, op. cit., p. 31. 34 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 138. 30
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d’un prélèvement ou d’une assermentation : « – Tu vas devenir le premier proxénète du monde… / – Proxénète, non protesta t-il. On ne prend rien du tout sur les gains des filles ; on les laisse travailler, c’est tout35 », se présentent comme l’expression figurale du ratio d’un rapport de production enregistré par Michel. Non affiliées avec un quelconque appareil étatique, leur formulation par Michel relève d’un procès économique, compris comme le « calcul permettant aux humains de disposer, dans la condition de finitude qui est la leur (le temps, l’énergie, les ressources lui étant imparties en quantités limitées), de moyens en vue de fins, orientant leurs activités. Et les fins sont choses du désir […]36 », et non du besoin. Il reconduit scripturalement ces investissements inconditionnels de la libido37 dans ce que Judith Revel nomme, pour désigner chez Foucault la naissance d’une économie politique de la gouvernementalité, des « prestations productrices38 ». Ces dernières creusent, dans la traversée des milieux convoqués dans le récit, les volumes d’un labyrinthe lyotardien. Il s’agit d’une construction non monumentale de l’architecture inconsistante de son « économie libidinale » qui surgit dans le redoublement de l’effroi, quand ça crie, dans la violence d’un affect théorique, par exemple dans la consignation de la violence qui modélise cet univers urbain : Je suis allé une fois à São Paulo, c’est là que l’évolution a été poussée à son terme. Ce n’est même plus une ville mais une sorte de territoire urbain qui s’étend à perte de vue, avec des favellas, des immeubles de bureaux gigantesques, des résidences de luxe entourées de gardes armés jusqu’aux dents. Il y a plus de vingt millions d’habitants, dont beaucoup naissent, vivent et meurent sans jamais sortir des limites du territoire. Là-bas les rues sont très dangereuses, même en voiture on peut très bien se faire braquer à un feu rouge, ou prendre en chasse par une bande motorisée : les mieux équipées ont des mitrailleuses et des lances roquettes. Pour se déplacer, les hommes d’affaires et les gens riches utilisent presque uniquement l’hélicoptère ; il y a des terrains d’atterrissage un peu partout, au sommet des buildings des banques ou des immeubles résidentiels. Au niveau du sol, la rue est abandonnée aux pauvres – et aux gangsters.39 35
Ibid. p. 335. Georges-Hubert de Radkowski, Les jeux du désir. De la technique à l’économie, Paris, P.U.F, Quadrige, 2002, p. 131. 37 Cf. Jean-Francois Lyotard, op. cit., p. 13 : « la libido ne manque pas de régions à investir, et elle n’investit pas sous la condition du manque et de l’appropriation. Elle investit sans condition. Condition est règle et savoir. ». 38 Judith Revel, « La naissance littéraire de la biopolitique », dans Michel Foucault, la littérature et les arts, [dir.] Philippe Artrières, Paris, Édition Kimé, 2004, p. 61. 39 Michel Houellebecq, Plateforme, op. cit., p. 207. 36
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La fable de Plateforme ne fait alors que répéter cette perspective en la situant aux côtés d’une autre « terreur » contemporaine, évoquée ou à venir, mais incomparable cependant : juxtaposition n’est pas capitalisation. À l’image de la démarche initiée par Jean-François Lyotard dans l’œuvre de Saint Augustin, Klossowski et Marx, elle impose donc le parcours romanesque d’une économie libidinale, en fixant moins les « valeurs » des frontières qu’elle récite, que leur « prix », de ce qu’il en a coûté au dispositif de sexualité de fable, pour inventer ces territoires et pour en réaliser leur cadastre. La cartographie houellebecquienne ne fait qu’investir le « nonlieu » (lacanien) des rapports sexuels décrits dans le texte, afin qu’ils se passent toutefois dans l’écriture, en lui conférant une consistance sémiotique. Aussi ces passages du roman ne relèvent-ils pas tant de la pornographie, au sens où ce n’est pas la limite du récit qui est visée par le contact « obscène » (comme polarité antinomique du sublime) avec la référentialité de l’acte, que de la tropologie de la frontière : à la fois confrontation avec l’altérité et figure d’un procès d’altération. Ainsi, la variété des pratiques déclinant celle des configurations, le sadomasochisme constitue-t-il, dans cette optique cartographique, la convergence de corps valant comme territorialités, éludée et différée dans la complexité de l’appareil normatif et des tissus interférents : « Jamais les peaux ne se touchent, jamais il n’y a un baiser, un frôlement ni une caresse. Pour moi, c’est exactement le contraire de la sexualité […] chacun y rest[e] enfermé dans sa peau, pleinement livré à ses sensations d’être unique40 ». La frontière n’est d’aucune des localités en présence (no man’s land). Elle est laissée aux bons soins d’une législation muette qui, paradoxalement, semble prévenir toute « trans-gression ». Le tourisme sexuel, (d)écrit par Plateforme constitue une autre diagrammatisation de la sexualité à l’âge du capitalisme tardif, qui rejoue ailleurs et autrement, sur son propre atlas, les dichotomies fantasmatiques de l’orient et de l’occident, et/ou développementaliste du « Nord » et du « Sud » : Donc, poursuivis-je, d’un côté tu as plusieurs centaines de millions d’occidentaux qui ont tout ce qu’ils veulent, sauf qu’ils n’arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle : ils cherchent, ils cherchent sans arrêt, mais ils ne trouvent rien, et ils en 40
Ibid., p. 199.
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sont malheureux jusqu’à l’os. De l’autre côté tu as plusieurs milliards d’individus qui n’ont rien, qui crèvent de faim, qui meurent jeunes, qui vivent dans des conditions insalubres, et qui n’ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte. C’est simple, vraiment simple à comprendre : c’est une situation d’échange idéale.41
Dissimulant – ou simulant – son passage à la logique disciplinaire de l’aveu, dans celle de son projet d’écriture, le récit de Michel explicite, sans pour autant l’élucider, ce « complot » du désir de ses contemporains qui, obéissant à l’équation proposée par Brooks dans la section qu’il consacre en partie à la thématique de la prostitution dans son étude, voudrait néanmoins se faire passer pour un besoin : Speaking reductively, without nuance, one might say that on the one hand narrative tends toward a thematics of the desired, potentially possessable body, and on the other toward a readerly experience of consuming, a having that, in an era of triumphant capitalism, is bound to take on commercial forms, giving to the commerce in narrative understandings a specifically commercial tinge.42
Cette « légende » politico-économique, plus que tout autres « légendes urbaines » du roman, témoigne de l’apparition « de nouveaux “signes”, nouveaux énoncés, […] nouvelles “pratiques”, nouvelles “œuvres”, qui aussi bien libidinalement qu’économiquement en appellent à la ruine du distinguo entre les sentiments et les affaires, entre l’affect et le travail43 ». Le positionnement « théorique » (de theorein) que nous avons prêté à la fable cartographique, capture un discours historiographique sur le sexe inauguré par Foucault dans La Volonté de savoir, afin de « donner à voir » dans (la crise de) l’imaginaire contemporain, l’inscription de la sexualité dans un rapport de production (et de reproduction complexe) engageant directement l’économie de marché, par le biais d’une formulation résistible de ces moments, dont l’exploration a commencé dans Les Particules élémentaires pour être reconduite dans La Possibilité d’une île, où ce dispositif biopolitique, se dissociant progressivement de la génitalité, tendrait à disparaître. Tout comme Sade avait, toujours selon Foucault, scandaleusement dramatisé le passage de la société du sang et de l’alliance à celle du 41
Ibid., p. 252. Peter Brooks, Reading for the Plot. Design and Intention in Narrative, op. cit., p. 143. 43 Jean-François Lyotard, Économie libidinale, op. cit., p. 115. 42
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sperme et de la sexualité, Plateforme met en scène la substitution au « sexe-désir44 » de sa propre machination scripturale des corps, qui à l’image de la cinétique « pas désagréable » de ce curieux ruban clitoridien sorti d’un carton45, « incit[e] à porter un regard neuf sur le monde46 » et fait valoir le plaisir du texte à l’égale du désir de récit. Houellebecq ne chemine pas seul sur cette carte.
44
Michel Foucault, Histoire de la sexualité : la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 208. 45 Michel Houellebecq, 2001, op. cit., p.312 : « Elle sortit alors d’un emballage en carton une pièce plus complexe composée de deux roues de taille inégale reliées par un mince ruban de caoutchouc ; une manivelle permettait l’entraînement du dispositif. Le ruban de caoutchouc était recouvert de petite protubérances plastiques, plus ou moins pyramidales. J’actionnais la manivelle, passai un doigt sur le ruban en mouvement ; cela occasionnait une sorte de frottement pas désagréable ». 46 Ibid., p. 315.
« Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris... » Sylvie Loignon Université de Caen Dans Extension du domaine de la lutte, le narrateur évoque l’entrée du lecteur dans « le domaine de la lutte » par opposition au « domaine de la règle ». On peut s’interroger sur le rôle de l’apostrophe au lecteur, et sur le paradoxe d’un appel au lecteur au sein même d’un texte qui revendique la déliaison et la transgression – comme « poursuite du bonheur » et mort annoncée. Peinture sociale empreinte de cynisme et nouvelle forme de roman faite d’« articulation plate », cette revendication ouvre sur le néant. L’extension du domaine de la lutte dévoile le règne de l’Ennui, ce « monstre délicat » dont parle Baudelaire.
Houellebecq revendique sa filiation avec certains auteurs du XIXe siècle, parmi lesquels Baudelaire semble être l’une des figures tutélaires. Ainsi, dans les textes de Houellebecq, il y aurait bien cette tension baudelairienne entre spleen et idéal, cette lutte non pas seulement avec le monde extérieur, mais avec soi-même. Dans Extension du domaine de la lutte, la forme même qui préside au roman, à savoir celle de l’autobiographie du narrateur, et plus particulièrement celle du journal intime1, rend compte mieux que toute autre de cette double lutte : celle d’un narrateur aux prises avec un monde dont il se sent exclu, et celle d’un narrateur aux prises avec ses propres démons, ses propres manques – passés, présents et à venir, ce qui n’empêche pas les inserts poétiques, comme c’est le cas dans l’évocation de la passe de Bab-elMandel. Premier roman de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte met en œuvre les principes évoqués dans Rester vivant, méthode. Or, l’appel au lecteur présent dans le troisième chapitre du roman n’est pas sans rappeler ces principes eux-mêmes. En effet, dans Rester 1
« Je ne crois pas que c’était vraiment prévu comme un roman au départ, Extension du domaine de la lutte. Ça commence comme un journal, en fait. », « Entretien entre Michel Houellebecq et Martin de Haan », dans CRIN 43, Michel Houellebecq, Sabine van Wesemael (éd.), Amsterdam, Rodopi, 2004, p. 18.
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vivant, méthode est mise en scène l’idée d’une lutte dont les principales clés se présentent sous la forme d’une méthode, d’un mode d’emploi, que l’auteur doit transmettre. C’est aussi une sorte d’art poétique qui se donne à lire ici, et qui concerne, semble-t-il, aussi bien les recueils de poésie que les romans : Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abject, vous serez vrai.
La méthode qui est ici proposée rappelle le « Au lecteur » qui ouvre le recueil baudelairien : il s’agit non seulement de provoquer le lecteur, de peindre une réalité monstrueuse, mais d’écrire monstrueusement. Donner à voir ce qui relève de l’abject, de l’irreprésentable, et pour ce faire, prendre le lecteur à témoin. Ainsi, Houellebecq confie son admiration pour Baudelaire : J’ai parfois le sentiment que Baudelaire a été le premier à voir le monde posé devant lui. En tout cas, le premier dans la poésie. En même temps, il a considérablement accru l’étendue du champ poétique. Pour lui, la poésie devait avoir les pieds sur terre, parler des choses quotidiennes, tout en ayant des aspirations illimi2 tées vers l’idéal.
Houellebecq est sans doute un peintre de la vie postmoderne. Cette méthode préconisée dans Rester vivant se retrouve dans la prise à témoin, voire la prose à témoin, du lecteur par le narrateur d’Extension du domaine de la lutte. Le chapitre trois de la première partie de ce roman apparaît donc comme un chapitre d’introduction à plus d’un titre : d’une part parce qu’il explique le titre même du roman, d’autre part parce qu’il donne les règles mêmes de fonctionnement de celui-ci, enfin parce qu’il s’agit bel et bien par son intermédiaire de faire entrer le lecteur dans ce domaine en extension, celui de la lutte. Ainsi, le roman lui-même apparaît gouverné par cette métaphore spatiale de l’extension, qui serait ici indissociable de l’abjection3. Le texte est 2
Les Inrockuptibles, hors-série, mai 2005, p. 53. « Il y a dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré, il se dé-
3
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donc un territoire à conquérir, qu’il s’agisse d’un territoire concret, idéologique, ou d’un espace littéraire. On se souvient que dans le « Au lecteur » de Baudelaire, l’attrait pour le spleen semble dominer alors même que la première section offre une perspective de lecture tendue entre spleen et idéal. On pourrait poser ici une sorte d’équivalence entre cette tension entre spleen et idéal et celle qui structure le roman de Houellebecq, entre domaine de la règle et domaine de la lutte. Précisément, ce dernier domaine renvoie à une « vie antérieure » : Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment 4 précis.
C’est donc d’emblée un temps révolu que nous invite à rejoindre le narrateur. La vie et la lecture semblent ici se confondre même si le narrateur distingue très nettement l’écriture de cette vie vécue, qui « retrace, délimite », mais ne modifie en rien la texture douloureuse du monde et la lecture au « pouvoir miraculeux ». Comme si finalement la lecture seule proposait de passer outre la mort, de traverser le malheur et le manque : Maintenant, vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement que vous faites vous rapproche de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien. Je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.5
La lecture comme noyade, tel est le programme que nous propose donc Houellebecq ! On voit ici comment le narrateur se fait une sorte tourne. Ecœuré, il rejette. Un absolu le protège de l’opprobre, il en est fier, il y tient. Mais en même temps, quand même, cet élan, ce spasme, ce saut, est attiré vers un ailleurs aussi tentant que condamné. Inlassablement, comme un boomerang indomptable, un pôle d’appel et de répulsion met celui qui en est habité littéralement hors de lui. », Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1983, p. 9. 4 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte (1994), Paris, J’ai Lu, 2002, pp. 13-14. 5 Ibid., p. 14.
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de nouveau Charon, et que ce fleuve de la vie comme de la lecture a une bien funeste fin. On comprend mieux le choix du journal intime qui a d’abord prévalu à l’écriture de ce roman, comme si finalement, le narrateur, tout comme le lecteur, étaient des êtres en sursis, des survivants. Par ailleurs, la lecture aurait ici une fonction de dévoilement qui n’est pas sans rappeler l’appel à « l’hypocrite lecteur » de Baudelaire. Dans Extension du domaine de la lutte, le narrateur relate, dans la troisième partie, la conversation qu’il a avec une psychologue et souligne sa franchise qu’il trouve surprenante. Ainsi, le narrateur n’a de cesse de pointer une réalité qui va à l’encontre des idées reçues, ou au contraire s’en nourrit, comme cette « hypocrisie à l’envers » analysée par le personnage de Jean-Pierre Buvet, et qui touche l’intérêt supposé de la société pour l’érotisme : « La plupart des gens, en réalité, sont assez vite ennuyés par le sujet ; mais ils prétendent le contraire, par une bizarre hypocrisie à l’envers6 ». Cette écoute des différents discours, du discours de l’autre, par le narrateur rend le roman polyphonique, mais ces différents discours finissent par se détruire entre eux, et n’ouvrent qu’au néant de tout discours, en particulier s’il est théorique ou social. Ainsi, si l’un des corollaires à cette lutte est sans doute, puisque domaine de la règle il y a, la nécessité d’une transgression de cette même règle, c’est peut-être bien la fonction du narrateur houellebecquien que de montrer l’envers (mortifère et sexuel) du décor social. Ainsi, c’est un nouveau regard sur le monde que propose le narrateur à travers non seulement sa propre voix mais aussi les discours des autres, comme s’il s’agissait de décrypter les rouages de la société pour le lecteur, ou tout simplement de le mettre face à sa propre réalité. Pour ce faire, on note le recours systématique aux remarques ironiques et provocatrices, notamment lorsque le narrateur s’adresse au lecteur : Il se peut, sympathique ami lecteur, que vous soyez vous-même une femme. Ne vous en faites pas, ce sont des choses qui arrivent. D’ailleurs ça ne modifie en rien ce que j’ai à vous dire. Je ratisse large.7
L’adresse au lecteur fonctionne ici comme une captatio benevolentiae à l’envers. Il ne s’agit donc pas de convoquer la diligence du lecteur, comme l’avait fait un Montaigne : c’est à l’auteur et à sa capacité 6 7
Ibid., p. 31. Ibid., pp. 15-16.
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de « ratisser large » qu’il faut « rendre hommage ». De même, son évocation du roman rejette précisément le fondement du romanesque, psychologie, détails réalistes, etc., ce qui reviendrait, selon le narrateur, à adopter la position d’un observateur, position elle-même rendue dérisoire par l’assimilation des êtres humains à des homards dans un bocal : « Autant observer les homards qui se marchent dessus dans un bocal8 ». Or, le narrateur ne cesse de réaffirmer sa position d’observateur du genre humain, non seulement par le choix de sa place dans les lieux évoqués, que dans son détachement d’avec ses semblables. Ainsi, dans la dernière partie, le narrateur, dans une boîte de nuit, L’Escale, se dirige vers une table qui lui « offrirait une excellente vision du théâtre des opérations9 », expression où est présente la métaphore de la guerre. Bien plus, le narrateur se met en scène comme le spectateur de sa propre vie, et de son propre vide : la position d’observateur ne permet que le constat d’une insignifiance, et non la recherche d’un sens. Ainsi, le roman met l’accent sur le hasard, sur le fait que le narrateur n’a jamais rien organisé, qu’il fonctionne en dehors de toute harmonie et de toute méthode. C’est ce qu’il constate aux dernières pages du livre : « Mais il y a déjà longtemps que le sens de mes actes a cessé de m’apparaître clairement ; disons, il ne m’apparaît plus très souvent. Le reste du temps, je suis plus ou moins en position d’observateur10 ». Cette notion de hasard apparaît fondamentale pour le roman, en ce qu’il est la marque même d’une part, pour le narrateur, de la déliaison, ou encore du lien accidentel, d’autre part, d’une trace désenchantée du Surréalisme, puisque le hasard subsiste là même où l’amour fou a disparu. Précisément, et comme le note Eric Nalleau, on retrouve une allusion aux jeux surréalistes dans la manière dont le narrateur choisit Saint-Cirgues-en-Montagne comme lieu d’une révélation à venir11. Le roman s’inscrit ici dans une approche paradoxale, dont rendent précisément compte le chapitre trois et son apostrophe au lecteur. En effet, cet appel au lecteur semble paradoxal puisque le narrateur ne 8
Ibid., p. 16. Ibid., p. 111. 10 Ibid., pp. 152-153. 11 « Difficile de ne pas reconnaître ici un des jeux surréalistes, qui consistait à pointer une ville au hasard sur la carte de France puis à s’y rendre en groupe, et plus difficile encore de ne pas entendre derrière Saint-Cirgues-en-Montagne l’écho de Saint-CirqLapopie, ce village périgourdin où André Breton choisit de se retirer [...] », Eric Naulleau, Au secours, Houellebecq revient !, Paris, Chiflet & Cie, 2005, p. 72. 9
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cesse de répéter qu’il est coupé de tout lien social, expatrié au sein de son entreprise, comme il l’est dans les domaines amical ou amoureux, qu’il est en un mot « abject »... Ainsi, c’est un homme de la perte, du rejet, un homme perdu, qui est mis en scène, comme le soulignent le titre du chapitre 2 de la première partie (« Au milieu des Marcel ») et l’une des premières scènes du roman, lorsqu’il a égaré les clefs de sa voiture : « Je connais la vie, j’ai l’habitude. Avouer qu’on a perdu sa voiture, c’est pratiquement se rayer du corps social ; décidément, arguons du vol12 ». Dans une société matérialiste, les êtres sont assimilés aux biens et possessions ; le narrateur est en tout point un dépossédé, qui n’a de cesse de cacher tant bien que mal sa propre dépossession. Or, ce discours de la déliaison qui est le fait du narrateur, mis dans la bouche de Catherine, est en quelque sorte rendu à son propre mouvement d’auto-destruction. Il donne lieu, à travers Catherine, à une succession de clichés, ce dont rend compte la retranscription en discours indirect libre, sa mise à distance équivalant à sa destruction. Ainsi, ce discours tenu par Catherine a pour déclencheur l’absence d’harmonisation des programmes informatiques, « écrits n’importe comment ». Il n’est pas anodin qu’il soit question d’un « langage de programmation puissamment structuré » appelé Pascal, comme si le langage informatique avait purement et simplement remplacé toute pensée13. D’un côté se profilent le langage hautement structuré, l’organisation et la méthode revendiqués par Catherine, de l’autre la déliaison, le hasard, comme surgissement de la pensée (?) chez un narrateur désabusé et mélancolique. Ainsi, Catherine apparaît comme une sorte de double du narrateur, ce que souligne la reprise du motif de la lutte : De toute façon dans la vie il faut se battre pour avoir quelque chose, c’est ce qu’elle a toujours pensé. Nous remontons l’escalier vers son bureau, “Eh bien bats-toi, petite Catherine...”, me dis-je avec mélancolie.14
Par ailleurs, le narrateur souligne lui-même l’incidence qu’a cette absence de liens sur l’esthétique romanesque : « La forme romanesque n’est pas conçue pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait 12
Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 9. « Dans ces conditions, un penseur de l’informatique aura tôt fait de se transformer en penseur de l’évolution sociale », Ibid., p. 43. 14 Ibid., pp. 27-28. 13
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inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne15 ». Or, Houellebecq met en œuvre dans ce roman une esthétique de la déliaison, ce dont rend compte l’absence de liens dans la narration ellemême, parcourue par des effets de rupture, des ellipses narratives, des blancs. Il en est ainsi lors du départ pour Rouen : « Généralement, il racontait des histoires de cul ; je sens que ce déplacement en province va être sinistre. Plus tard, le train roule16 ». Le contraste entre l’évocation des « histoires de cul » et la chute du paragraphe (« sinistre »), est associé à un blanc typographique et à une ellipse temporelle, pour rendre compte de cette juxtaposition des faits et des impressions, d’une cohérence toute relative... Cette déliaison se donne à lire également dans les inserts lyriques, qui, selon l’auteur, « ont pour fonction aussi d’éviter l’ennui17 », et qui déconstruisent le réalisme. De même, le style adopté par l’auteur est fait de notations brèves (qui rappellent la forme du journal). Ainsi Olivier Bardolle rapproche Houellebecq de Céline, en parlant d’une « prose d’huissier », et en rappelant ces mots de l’auteur de Mort à crédit : « Vous écrirez télégraphique ou vous n’écrirez plus du tout !18 ». De telles notations brèves se retrouvent dans l’évocation de l’homme mort aux Nouvelles Galeries, à travers le recours à des phrases nominales, à la suppression des pronoms sujets et des verbes conjugués : Assisté à la mort d’un type, aujourd’hui, aux Nouvelles Galeries. Mort très simple, à la Patricia Highsmith (je veux dire, avec cette simplicité et cette brutalité caractéristiques de la vie réelle, que l’on retrouve également dans les romans de Patricia Highsmith).19
La réalité est renvoyée à un modèle livresque, précisément un roman policier, littérature populaire par excellence, comme s’il s’agissait de faire, ironiquement, de cette dernière l’étalon suprême et de la vie et de la littérature. Dans ce même mouvement de réversibilité, la position d’observateur que le narrateur tout à la fois associe au roman réaliste, et adopte lui-même pour raconter ses aventures, semble se retourner contre lui, en faire un cas à étudier de manière distan15
Ibid., p. 42. Ibid., p. 52, souligné dans le texte 17 « Entretien entre Michel Houellebecq et Martin de Haan », CRIN, op. cit., p. 19. 18 Olivier Bardolle, La Littérature à vif (Le cas Houellebecq), Paris, L’Esprit des péninsules, 2004, p. 48. 19 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 66. 16
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ciée, alors même qu’il est question de la seule relation sentimentale du narrateur : Je connais cela ; j’ai ressenti la même chose il y a deux ans après ma séparation d’avec Véronique. Vous avez l’impression que vous pouvez vous rouler par terre, vous taillader les veines à coups de rasoir ou vous masturber dans le métro, personne n’y prêtera attention ; personne ne fera un geste. Comme si vous étiez protégé du monde par une pellicule transparente, inviolable, parfaite.20
Le recours au « vous » peut s’entendre aussi bien comme un rappel de l’apostrophe initiale au lecteur, et comme un procédé de généralisation, qui fait du narrateur lui-même l’emblème du genre humain. Par ailleurs, la pellicule transparente qui le sépare du reste du monde, souligne le caractère radical de cette séparation, et par là même l’étrangeté du narrateur et l’indifférence des autres. Cette pellicule semble entrer en écho avec le bocal qui renfermait les homards au début du roman. Celui-ci avance en détruisant au fur et à mesure ses présupposés, en ruinant ses assises. Or, d’emblée, le roman proposait une déclaration d’inscription dans un genre qui se faisait par la négative : le narrateur dit tout ce que son roman n’est pas, ne peut être, comme s’il s’agissait par là même de transgresser la « loi du genre » (Derrida). Ainsi, dans ce même chapitre 3 de l’appel au lecteur, il affirme que « ce choix autobiographique n’en est pas réellement un21 ». Il s’agirait ainsi de questionner le roman comme genre et de faire du questionnement lui-même le mode de fonctionnement d’Extension du domaine de la lutte. Or, l’ironie, si l’on en croit l’étymologie, ne serait-elle pas justement ce mode privilégié du questionnement ? Face à ce néant qui guette la vie comme elle guette le roman, c’est peut-être bien l’ironie elle-même qui rétablit un lien paradoxal, en jouant sur « l’hypocrisie » du lecteur... et son propre goût pour l’ennui. Le lecteur serait bel et bien un « bourreau de lui-même ». Dans le roman, le narrateur dépeint un monde apocalyptique : d’une part parce que c’est un monde de souffrances physiques et morales (le narrateur est ainsi obligé de se rendre à l’hôpital dans le chapitre 4 de la deuxième partie, puis est en arrêt-maladie pour dépression dans la troisième partie), parce que sous bien des points, c’est un enfer (à l’image de
20 21
Ibid., p. 99. Ibid., p. 15.
« Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris... »
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l’évocation de la boîte L’Escale22, ou des derniers mots du roman où le narrateur se décrit comme au « centre du gouffre »), réelles ou fantasmées (comme en témoigne le rêve récurrent de castration). D’autre part, ce monde apocalyptique apporte à proprement parler une « révélation » qui a à voir avec l’omniprésence douloureuse de l’ennui, et avec le désir d’idéal – même si les derniers mots résonnent comme une invitation au voyage, minuscule – qui plus est pour le moins funèbre (« C’est fini » ; « le but de la vie est manqué »). On sait d’ailleurs qu’un écho à la fin d’Extension du domaine de la lutte est sensible dans l’un des poèmes de Renaissance23. On voit comment le roman houellebecquien, invitant à une lutte perdue d’avance, est placé sous le signe oxymorique du « monstre délicat » cher à Baudelaire : Parfois aussi, j’ai eu l’impression que je parviendrais à m’installer durablement dans une vie absente. Que l’ennui, relativement indolore, me permettrait de continuer à accomplir les gestes usuels de la vie. Nouvelle erreur. L’ennui prolongé n’est pas une position tenable : il se transforme tôt ou tard en perceptions nettement plus douloureuses, d’une douceur positive ; c’est exactement ce qui est en train de m’arriver.24
De la lutte sociale (manifestations des étudiants, grève SNCF), des luttes individuelles (Catherine, Tisserand) qui constituent le fond du roman, n’apparaît qu’un lointain écho, les événements n’étant relatés que pour signifier la torpeur dans laquelle ne se débat plus le narrateur. Ainsi, la « théorie de l’extension du domaine de la lutte » apparaît comme un contrepoint à l’absence d’histoire de ce narrateur englué dans l’ennui et dont le « riche métal de la volonté » semble avoir été depuis longtemps « vaporisé par [le] savant chimiste ». Or, l’ennui lui-même et l’engluement qu’il suppose, seraient peut-être la seule résistance possible au « libéralisme ». L’ennui, en ce qu’il reflète l’écartèlement de l’être entre le spleen et l’idéal, est ce mouvement immobile de la seule lutte qui demeure dans un monde où le lien social s’est effondré, où l’idéologie est sans cesse soumise à son propre anéantissement par la traversée polyphonique des discours. De fait,
22 « Je voyais les jambes des danseurs qui s’agitaient au-dessus de moi ; j’avais envie de les trancher à la hache. Les éclairages étaient d’une violence insoutenable ; j’étais en enfer. », Ibid., p. 115. 23 « Entretien entre Michel Houellebecq et Martin de Haan », CRIN 43, op. cit., p. 13. 24 Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, op. cit., pp. 48-49.
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l’insertion de fictions animalières25 (dont l’une est un pastiche de Lautréamont comme l’a montré Dominique Noguez) conjuguent l’inscription de l’ennui, sa rupture (elles sont toutes interrompues), l’apostrophe au « vous » (si ce n’est le lecteur du moins à cet autre qui en est la figure), et la tentative d’argumentation qui en passe par une posture ironique et provocatrice, comme c’est le cas dans les Dialogues d’un teckel et d’un caniche : « A moins que vous ne stoppiez l’implacable démarche de mon raisonnement par cette objection que, bon prince, je vous laisserai formuler [...] ». Ces fictions redoublent l’insertion du « vous » à valeur générique dans le roman, qui prend à témoin et force l’adhésion du lecteur26. Sur le fond mélancolique de la narration première, les tentatives de fictions animalières rejouent sur un mode burlesque ce lien à conquérir avec un destinataire voué à l’abjection, qu’il s’agisse de la sienne propre ou de celle qui lui est montrée par le(s) narrateur(s). Ce n’est donc pas seulement par l’insertion de poèmes que l’œuvre s’ouvre au lyrisme, comme c’est le cas dans La Possibilité d’une île. D’ailleurs, Baudelaire y est cité, à travers « La Mort des pauvres » : « Les vers sublimes me revinrent immédiatement en mémoire, comme s’ils avaient toujours été présents dans un recoin de mon esprit, comme si ma vie entière n’avait été que leur commentaire plus ou moins explicite27 ». Ce désespoir, qui confère au livre le seul espace où l’on puisse reposer... en guerre contre soi-même et le monde, apporte un lyrisme à l’envers, un lyrisme en quelque sorte par défaut. Ainsi, l’œuvre de Houellebecq est bien monstrueuse non pas seulement parce qu’elle aborde des sujets abjects ou qu’elle utilise des termes crus et des « scènes de cul », mais parce qu’elle fait de l’abject l’expression impossible d’une énonciation rejetée d’elle-même, toujours en décalage avec ce qu’elle énonce – une expression elle-même prise dans l’oxymore, tel un monstre délicat à la poursuite, fût-elle vaine, du bonheur.
25
Sur cette question, on renvoie à l’article de Robert Dion, « Les fictions animalières dans Extension du domaine de la lutte », CRIN, op. cit. 26 « L’anecdote était généralement rapportée avec un léger sourire ironique ; pourtant, il n’y a pas de quoi rire ; l’achat d’un lit, de nos jours, présente effectivement des difficultés considérables, et il y a bien de quoi vous mener au suicide. », Extension du domaine de la lutte, op. cit., p. 101. 27 Michel Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 409.
Table des matières Introduction
5
Jacob Carlston : Écriture houellebecquienne, écriture ménippéenne ?
19
Bruno Viard : Faut-il en rire ou en pleurer ? Michel Houellebecq du côté de Marcel Mauss et du côté de Balzac 31 Sandrine Rabosseau : Houellebecq ou le renouveau du roman expérimental
43
Julia Pröll : La poésie urbaine de Michel Houellebecq : sur les pas de Charles Baudelaire ? 53 Simon St-Onge : De l’esthétique houellebecquienne
69
Elisabetta Sibilio : « Je ne savais absolument rien de sa vie ». Écrire l’autre : Houellebecq, Lovecraft et... 81 Murielle Lucie Clément : Michel Houellebecq. Ascendances littéraires et intertextualités
93
Walter Wagner : Le bonheur du néant : une lecture schopenhauerienne de Houellebecq 109 Floriane Place-Verghnes : Houellebecq / Schopenhauer : Souffrance et désir gigognes
123
Jean-Louis Cornille : Extension du domaine de la Littérature ou J’ai Lu L’Étranger
133
404
Table des matières
Frédéric Sayer : La transformation de symboles du mal en signes du vide chez Michel Houellebecq et Bret Easton Ellis 145 Alain-Philippe Durand : Pascal Bruckner et Michel Houellebecq. Deux transécrivains au milieu du monde 157 Sabine van Wesemael : La peur de l’émasculation
169
Anne-Marie Picard-Drillien : No Future ! Le Désistement mélancolique de Michel Houellebecq 185 David Evans : Structure et suicide dans les Poésies de Michel Houellebecq
201
Nathalie Dumas : Lutte à 99F : La vie sexuelle selon Michel H. et son extension à Frédéric B. 215 Neli Dobreva : Figures et transformations du corps féminin (en asexué) dans Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq 227 Mads Anders Baggesgaard : Le corps en vue – trois images du corps chez Michel Houellebecq 241 Sara Kippur : Le voyeurisme impossible chez Houellebecq : l’œil, le regard, et la disparition de l’humanité
253
Daniel Laforest : Mondialisation, espace et séparation chez Michel Houellebecq Maud Granger Remy : Le tourisme est un posthumanisme. Autour de Plateforme
277
265
Table des matières
Julie Delorme : Du guide touristique au roman. Plateforme de Michel Houellebecq Benjamin Verpoort : Voyage au bout de l’Europe : Lanzarote de Michel Houellebecq
405
287
301
Christian van Treeck : L’image des Allemand(e)s dans l’œuvre narrative de Houellebecq 315 Patrick Roy : Une étrange lumière : Michel Houellebecq ou La vision du poisson 333 Roger Célestin : Du style, du plat, de Proust et de Houellebecq
345
Olivier Bessard-Banquy : Le degré zéro de l’écriture selon Houellebecq
357
John McCann : La Lutte des discours : Plateforme de Michel Houellebecq
367
Vincent Bruyère : Solitude de Houellebecq : À propos de l’économie d’une fable Sylvie Loignon : « Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris... » Table des matières
405
393
379