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Médias et médiatisation
Malgré tous nos efforts, nous n’avons pas réussi à identifier tous les ayants droit des visuels présentés dans cet ouvrage. S’ils se reconnaissent, nous les remercions de prendre contact avec la maison d’édition.
Adaptation de couverture : Corinne Tourasse, d’après une création de Jean-Noël Moreira Relecture : Silvère Long Mise en page : Catherine Revil
© Presses universitaires de Grenoble, octobre 2019 15, rue de l’Abbé-Vincent – 38600 Fontaine Tél. 04 76 29 43 09 [email protected] / www.pug.fr ISBN 978-2-7061-4360-1 (e-book PDF) ISBN 978-2-7061-4361-8 (e-book ePub) L’ouvrage est également disponible en vente au chapitre au format PDF. L’ouvrage papier est paru sous la référence ISBN 978-2-7061-4280-2
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Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2° et 3° a, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
Analyser les médias imprimés, audiovisuels, numériques
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Médias et médiatisation
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Sous la direction de Benoit Lafon
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DANS LA MÊME COLLECTION Bernard Miège, Les industries culturelles et créatives face à l’ordre de l’information et de la communication, nouvelle édition entièrement refondue et augmentée, 2017 Simona De Iulio, Étudier la publicité, 2016 Jean-Pierre Esquenazi, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, 2e édition, 2013 Stéphane Olivesi, Sciences de l’information et de la communication. Objets, savoirs, discipline, 2e édition, 2013 Roger Odin, Les Espaces de communication. Introduction à la sémio-pragmatique, 2011 Philippe Bouquillion, Jacob T. Matthews, Le Web collaboratif. Mutations des industries de la culture et de la communication, 2010 Jean-Louis Alibert, Le Son de l’image, 2007 Stéphane Olivesi (dir.), Introduction à la recherche en SIC, 2007 Stéphane Olivesi, La Communication au travail, 2006, 2e édition Philippe Bouquillion, Isabelle Pailliart, Le déploiement des Tic dans les territoires. Le rôle des collectivités, 2006 Jean Caune, Culture et communication. Convergences théoriques et lieux de médiation, 2006 Daniel Jabobi, Les Sciences communiquées aux enfants, 2005 Bernard Miège, La Pensée communicationnelle, 2e édition, 2005 Bernard Miège, Les Industries du contenu face à l’ordre informationnel, 2000 Roger Bautier, Élisabeth Cazenave, Les Origines d’une conception moderne de la communication, 2000 Françoise Séguy, Les Produits interactifs et multimédias, 1999 Yves Lavoinne, Le Langage des médias, 1997 Gilles Pronovost, Médias et pratiques culturelles, 1996
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La collection « Communication en + » est dirigée par Bernard Miège, Pierre Mœglin et Isabelle Pailliart.
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Jocelyne Arquembourg est professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 et chercheure rattachée au laboratoire I3 à Telecom-Paris. Elle travaille actuellement sur la publicisation des problèmes de santé et environnementaux. Claire Blandin est historienne des médias et spécialiste de la presse magazine. Professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13, elle est membre du LabSIC (EA 1803). Michaël Bourgatte est maître de conférences à l’Institut catholique de Paris (EA7403). Ses recherches portent sur le cinéma et la vidéo, leurs formes numériques émergentes et leurs usages éducatifs. Vincent Bullich est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, et chercheur au Gresec. Ses recherches portent sur les industries culturelles et la propriété artistique. Isabelle Garcin-Marrou est professeure des universités en sciences de l’information et de la communication à Sciences Po Lyon, directrice de l’équipe d’accueil 4147 ELICO. Daniel Jacobi est professeur émérite et chercheur dans les deux équipes de recherche en communication d’Avignon Université, UFR SHS. Yves Jeanneret est professeur émérite de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Sorbonne CELSA, laboratoire Gripic (Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication). Benoit Lafon, professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, est directeur-adjoint du Gresec (Groupe de recherche sur les enjeux de la communication). 5
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Les auteurs
MÉDIAS ET MÉDIATISATION
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Marc Lits est professeur émérite de l’École de communication de l’Université catholique de Louvain où il a dirigé l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme (ORM). Emmanuel Marty est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, Gresec, université Grenoble Alpes. Ses recherches portent sur les pratiques journalistiques et l’analyse des discours médiatiques. Isabelle Pailliart, professeure en sciences de la communication (université Grenoble Alpes), chercheure au Gresec, mène des travaux sur la publicisation des questions sociétales. Franck Rebillard est professeur à l’université Sorbonne NouvelleParis 3. Directeur de l’Institut de recherche Médias, cultures, communication et numérique, ses travaux portent sur l’information en ligne. Roselyne Ringoot, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, dirige l’École de journalisme de Grenoble. Ses travaux portent plus particulièrement sur le discours journalistique. Philippe Riutort est professeur de chaire supérieure en sciences sociales au lycée Henri IV (Paris) et chercheur associé au laboratoire Communication et politique (IRISSO/Dauphine/CNRS). Laurie Schmitt, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Grenoble Alpes, est chercheure au Gresec. Ses recherches portent sur les industries culturelles. Céline Ségur est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lorraine (IUT NancyCharlemagne) et membre du Centre de recherche sur les médiations (CREM). Ses recherches portent sur : réception, participation et publics médiatiques.
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Pierre Leroux est professeur en science de l’information et de la communication à l’Université catholique de l’Ouest (Angers et Nantes), chercheur au laboratoire Arènes (UMR CNRS 6051).
Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse Benoit Lafon
L
es médias et leurs productions, les médiatisations, ont envahi notre quotidien. Dans nos espaces privés, professionnels ou publics, nous avons affaire à leurs offres – qu’il s’agisse d’informations, de propositions de divertissement, de préconisations ou d’injonctions. Porteurs d’enjeux multiples (politiques, socioculturels ou économiques), les médias sont aujourd’hui tellement discutés – souvent décriés – qu’il est urgent de poser un regard distancié sur les réalités médiatiques à travers une synthèse des acquis ainsi que des approches et méthodes scientifiques sur la question. Cela est d’autant plus nécessaire qu’avec l’essor des techniques numériques, les mutations affectant les médias viennent encore provoquer des discussions enflammées sur leur impact social dans un contexte qui pose avec toujours plus d’acuité la question de leur contrôle – au prix parfois d’oublier à la fois les déterminations sociales hors médias et le fait que les médias eux-mêmes sont des institutions sociales traversées de contradictions et de tensions. Le présent ouvrage vise à donner des clés pour se poser des questions pertinentes, connaître les approches et recherches en ce domaine, et bénéficier de conseils méthodologiques. Il traite de l’ensemble des types de médias. Penser les médias de manière conjointe est un choix assumé tant leur ensemble constitue un domaine spécifique de la société, le domaine médiatique, affecté aujourd’hui par sa numérisation. Lister les médias et les penser de manière séparative ne peut 7
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Introduction
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permettre de progresser sur la compréhension de leurs mécanismes et de leurs ressorts sociaux profonds. Bien sûr, les spécificités demeurent et les familles médiatiques perdurent, questionnant au passage la définition de ce que l’on nomme « média ». Selon leur discipline ou leurs objets de recherche, les auteurs qualifient de média de multiples réalités : presse, édition, cinéma, radio, télévision, Web, plateformes de contenus, médias sociaux voire affichage publicitaire, signalétiques ou expositions. Les usages de la notion de média sont si variés qu’il semble impossible d’en dresser un contour net, d’autant que la notion peut même s’étendre aux télécommunications. Chaque ouvrage traitant de la question opère sa propre délimitation des médias. En effet, distinguer les médias des différents types de dispositifs infocommunicationnels revient à démêler les fils entremêlés et reliés entre eux d’un écheveau. Dans notre conception, trois groupes peuvent être distingués au sein de l’écheveau des moyens de communication incluant les médias, schématisés par la figure page suivante. Le schéma ainsi construit définit trois types de dispositifs ayant trait au domaine de la communication et des médias, avec pour fondement commun la mobilisation des techniques d’information et de communication (qu’il s’agisse de reproduction d’écrits, d’images et de sons, de techniques liées aux codages de signaux ou à leurs transmissions par ondes) agencés en dispositifs dans des finalités particulières. Le cercle des dispositifs de communication inclut l’ensemble des moyens de communication utilisés en société pour échanger des informations sans construire un contenu éditorialisé diffusable à un public. Les télécommunications et messageries entrent dans cette catégorie. Nous préconisons de ne pas nommer ces dispositifs « médias » afin de les dissocier des médias qui produisent un contenu prédéfini diffusable à des publics. Tout au plus pourra-t-on parler de « médias de communication » dans le cas de messageries textuelles, audio ou vidéo, ce qui renvoie à la fonctionnalité spécifique de messagerie des réseaux socionumériques par exemple.
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BENOIT LAFON
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Figure 1. L’écheveau des dispositifs infocommunicationnels.
Le cercle des dispositifs de médiatisation concerne les moyens de diffusion de contenus prédéfinis à des publics hors de médias institués. Il s’agit d’une définition élargie des médias incluant les produits de certaines filières des industries culturelles, comme l’édition, le cinéma ou le jeu vidéo. Ce cercle comprend également des dispositifs signifiants comme les signalétiques et les expositions. Enfin, l’émergence des plateformes numériques a élargi ce cercle de par l’offre de contenus variés qu’elles proposent (archives, informations spécialisées, vidéos, etc.) ; ces contenus peuvent structurer de nouveaux médias (catégorie suivante). Le cercle du haut, enfin, est celui des médias (ou dispositifs médiatiques). Il comprend les médias institués de manière multiséculaire comme la presse, de manière séculaire comme la radio et la télévision, ou de manière récente comme les médias natifs du Web (presse numérique, médias audiovisuels en ligne tel Netflix) ou les médias sociaux (médias diffusant via Facebook par exemple). La situation actuelle 9
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Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse
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se caractérise ainsi par l’interdépendance croissante des médias et des dispositifs de médiatisation et de communication ; en effet, certains nouveaux médias diffusés exclusivement sur les réseaux sociaux ou les plateformes dépendent de ces derniers pour exister, techniquement et économiquement (cas de comptes Twitter ou de chaînes Youtube). Cette extension du domaine médiatique vers les industries de la communication se doit d’être considérée pour ce qu’elle est, à savoir une énième transformation des médias confrontés à des mutations techniques, économiques et fonctionnelles. Il convient de ne pas opposer de prétendus médias traditionnels ou historiques à des médias numériques dans la mesure où la numérisation des contenus, la densification des réseaux, l’essor des données et les changements des modes d’accès aux médias affectent le domaine médiatique dans son ensemble. La pensée discontinuiste est rapidement obsolète, sauf à identifier précisément et factuellement la nature des mutations. L’introduction de la presse rotative dans le dernier quart du xixe siècle, le direct induit par la radiodiffusion dans les années 1920 ou encore le passage du film à la bande magnétique pour l’audiovisuel dans les années 1980 furent des mutations techniques essentielles – tout comme la numérisation des supports et la compression des signaux est aujourd’hui déterminante pour le domaine médiatique. Il n’en reste pas moins que la technique seule ne définit ni les médias ni leur rôle dans la société. Les questions sociopolitiques, juridiques et socio-économiques, sont tout aussi essentielles. Une définition des médias doit donc prendre en considération l’ensemble des facteurs les affectant et les déterminant. Nous proposons pour cela une définition des médias fondée sur la prise en considération des cinq dimensions les constituant, et proposons un acronyme comme outil mnémotechnique : MEDIATS pour Modèle Économique, Discours, Institutions, Acteurs, Techniques en Société. Nous allons définir ces cinq dimensions, mais notons dès à présent qu’une enquête portant sur un ou des médias ou sur des médiatisations se doit de prendre en compte l’ensemble de celles-ci dans la mesure où chacune contribue à déterminer la communication médiatique. Bien évidemment, il n’est jamais possible de détailler l’ensemble 10
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BENOIT LAFON
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de ces dimensions, mais il convient, lorsqu’une analyse se cible sur l’une d’entre elles de manière approfondie, de ne pas éluder les autres. Ainsi, à titre d’exemple, l’analyse d’une nouvelle technique médiatique (par exemple un smartphone connecté à un réseau social diffusant des nouvelles) ne peut être pensée qu’en référence à son contexte d’utilisation par des acteurs spécifiques (des consommateurs et des contributeurs) dans des formes discursives contraintes (les contenus sont formalisés et limités), notamment par un cadre légal et des stratégies économiques conférant au dispositif des fonctionnalités particulières (afin de le pérenniser et, dans la mesure du possible, de le rentabiliser). Ainsi, se centrer sur l’une de ces dimensions afin d’en faire l’analyse approfondie nécessite a minima une description des quatre autres, voire un croisement d’analyses, afin de ne pas produire de centrage excessif sur l’aspect choisi. Un média n’est en effet ni un ensemble de stratégies économiques, ni une œuvre ou un discours, ni une organisation institutionnalisée, ni un ensemble d’acteurs et d’utilisateurs, ni enfin un ensemble de techniques : il est tout cela à la fois. C’est en cela que le modèle MEDIATS doit obliger à penser les différents facteurs explicatifs de la réalité médiatique, nécessairement multiple. Détaillons à présent ces cinq dimensions dont l’analyse se rapporte à diverses approches présentées dans le cadre de cet ouvrage. Figure 2. MEDIATS : un modèle pour l’analyse des médias.
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Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse
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Première dimension constitutive des médias, le modèle économique est déterminant en ce qu’il assure la pérennité d’un média, son financement. Tout média doit pouvoir subsister, que son modèle soit privé, public ou associatif. La théorie des industries culturelles considère l’existence de plusieurs modèles d’affaires en ce domaine, que le présent ouvrage présente (chapitre 1, focus 1). Un média produit ensuite des discours, deuxième dimension constitutive, c’est-à-dire des contenus, des ressources symboliques consommées auxquelles les publics attribuent des significations. Plusieurs types d’approches les prennent en considération dans des perspectives méthodologiques distinctes (chapitres 3 et 4, focus 2 et 4). En matière médiatique, la programmation – qu’elle soit continue (flux permanent), quotidienne (cas du journalisme traditionnel) ou saisonnière (cas des séries TV) – est essentielle en ce qu’elle produit une actualisation de l’activité médiatique. Définissons maintenant la troisième dimension, l’institution. Un média est toujours institutionnalisé dans la mesure où son activité est pérenne et se situe dans un cadre légal. A minima, un micromédia (profil personnel partagé sur un média social par exemple) se doit de respecter une législation nationale, des conditions générales d’utilisation et des normes de publication. En règle générale, un média est une organisation dotée d’une personnalité morale, de collaborateurs professionnalisés et spécialisés, de même que de ressources et de capitaux propres ; il opère dans un marché régulé. Cette institution, traversée de rapports de force et de relations stratégiques, est à considérer dans ses évolutions (chapitre 5) et ses pratiques (chapitre 2). Quatrième dimension constitutive des médias, les acteurs renvoient aux usagers des médias qui les financent dans une logique de marché à double versant : d’un côté les publics, c’est-à-dire les consommateurs qui paient directement ou indirectement les contenus ; de l’autre les producteurs et annonceurs qui financent le média par l’achat d’espace éditorial. Ces acteurs usant des médias sont aussi des groupes sociaux plus ou moins institués, développant des stratégies d’accès aux contenus médiatiques (relations publiques). Il en est ainsi des acteurs politiques (chapitres 7 et 8), scientifiques (chapitre 9) ou autres acteurs sociétaux visant à une représentation dans l’espace public. Le média bénéficie au moins 12
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BENOIT LAFON
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autant des ressources symboliques de son attractivité, contributrice de sa réputation, que des ressources financières de ses annonceurs. Quant aux publics, ils constituent des groupes d’acteurs essentiels mais variés, plus ou moins constitués, faisant l’objet d’analyses spécifiques (chapitre 2) : grand public indifférencié des médias audiovisuels généralistes, publics spécialisés de certains types de presse, publics experts de médias professionnels, ou encore collectifs médiatés des médias sociaux. Enfin la cinquième dimension des médias, les techniques en société, est à considérer, comme son nom l’indique, au pluriel et dans son inscription sociale. Les médias mobilisent en effet nécessairement tout un appareillage technique – instruments de codage, réseaux, terminaux, sans oublier les langages et algorithmes – qui doit être entendu comme un dispositif sociotechnique. Le développement et l’utilisation de ces techniques médiatiques dépendent en effet de pratiques et stratégies sociales : le contexte social est déterminant pour analyser cette dimension technique des médias. Les médias sont donc des réalités sociales impliquant de multiples dimensions, cinq en réalité, que l’acronyme MEDIATS vient préciser et distinguer. La coprésence d’un modèle économique pérennisant une activité, de discours programmés et éditorialisés, d’une institution sociale opérant dans un cadre légal, d’acteurs consommant et produisant des ressources symboliques, et de techniques en société permettant la transmission de produits médiatiques signale l’existence d’un dispositif médiatique : un média. Ce faisant, un média est une configuration hétérogène et évolutive, il est donc nécessaire d’opter pour une conception flexible de la notion. Le présent ouvrage présente une approche générale des médias en deux parties construites chacune autour de cinq chapitres détaillés et deux focus, c’est-à-dire des synthèses sur des questions spécifiques. La première partie, « Médias », présente les principales approches scientifiques contemporaines relatives à cet objet social. La seconde, « Médiatisation », présente et définit la notion de médiatisation et s’intéresse aux principaux domaines de la société affectés par ces dernières. Il s’agit autrement dit d’opérer une distinction entre approches internes 13
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Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse
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et approches externes des médias. Les approches internes prennent les médias comme objets d’étude, cherchant à comprendre les faits médiatiques comme des faits sociaux ; les approches externes prennent les médias non comme des finalités de l’analyse mais comme des moyens d’éclairer des questions d’ordre social variées par le prisme de leurs médiatisations. Si cette distinction interne/externe est globalement pertinente, elle ne doit cependant pas enfermer les analyses, l’étude de faits sociaux quels qu’ils soient par le prisme de leur médiatisation (analyse externe) nécessitant la compréhension de mécanismes médiatiques spécifiques (analyse interne). Ce faisant, en adoptant cette bipartition entre médias et médiatisation, l’objectif de l’ouvrage est didactique : il s’agit de proposer une série de synthèses actualisées sur les différents champs de recherche ayant trait aux médias et médiatisations, dans une perspective principalement centrée sur les sciences de l’information et de la communication, avec une ouverture sur les disciplines connexes abordant les médias : histoire, sociologie, science politique, sciences du langage, etc. La partie 1, « Médias », est construite autour de cinq chapitres et de deux focus. Dans le chapitre 1, Vincent Bullich et Laurie Schmitt abordent les approches socio-économiques des médias. Ils présentent les principaux traits de cette approche, en expliquent les fondements et débats théoriques, et développent une perspective méthodologique afin de conseiller utilement les analyses en ce domaine. Un premier focus permet ensuite d’approfondir la question du passage des médias analogiques aux médias numériques. Franck Rebillard y analyse les enjeux sociotechniques et socio-économiques des médias, et les mutations auxquelles ces derniers sont actuellement confrontés. Le chapitre 2 fait le point sur la question des publics. Céline Ségur y retrace la généalogie de l’approche des pratiques médiatiques avant de développer les perspectives actuelles de ces analyses, en particulier autour de l’approche ethnographique des publics. Les deux chapitres suivants et le focus 2 sont tous trois relatifs à la question des contenus et produits médiatiques. Dans le chapitre 3, Emmanuel Marty présente les principales méthodes d’analyse des discours des médias. Il établit une synthèse actualisée sur les concepts de l’analyse du discours et présente 14
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BENOIT LAFON
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les principales techniques et outils de cette grande famille d’approches et de méthodes. Yves Jeanneret développe ensuite dans le chapitre 4 une réflexion sur la démarche sémiocommunicationnelle dans l’analyse des médias ; il cherche à guider le lecteur dans l’acquisition de compétences en matière d’analyse sémiologique, étant entendu que cette approche relève davantage selon lui de pratiques d’analyses que d’un « décryptage » comme on le pense généralement. Dans le focus 2, Marc Lits présente une synthèse des principaux enjeux d’analyse de son approche des récits médiatiques. Enfin, Claire Blandin présente dans le chapitre 5 le champ de l’histoire des médias et ses enjeux actuels, soulignant l’évolution de l’accès aux archives et les enjeux de recherche renouvelés par la numérisation des médias. Cette première partie de l’ouvrage vise donc à guider les analystes des médias, à les orienter sur les questions pertinentes à se poser, ainsi qu’à leur dispenser conseils et ressources bibliographiques afin de mener à bien leurs enquêtes. Elle mêle des approches socio-économique, ethnographique, discursive et sémiologique, et enfin historique. La seconde partie de l’ouvrage fait pendant à la première en se focalisant cette fois-ci sur les produits sociaux des médias – c’est-à-dire les médiatisations – au travers de cinq chapitres et de deux focus. Dans le chapitre 6, Benoit Lafon questionne la médiatisation et propose une définition du concept en distinguant la multiplicité des médiatisations d’un processus général de médiatisation des sociétés. Cette approche se prolonge dans le chapitre 7, dans lequel Isabelle Pailliart pense la médiatisation en rapport à l’espace public. Elle établit de manière claire une typologie des médiatisations dans l’espace public, en montrant leurs ambiguïtés et leurs rapports de force, avant de discuter des différenciations sociales sous-jacentes à ces formes de médiatisations et les concurrences entre médias en ce domaine. Un troisième focus, rédigé par Roselyne Ringoot, vient compléter ces enjeux des médiatisations dans le débat public en abordant de manière synthétique une médiatisation spécifique : le journalisme, qui réside dans l’auctorialité journalistique, c’est-à-dire le rôle complexe du journaliste entre logiques collectives et individualisantes. Trois domaines essentiels des sociétés contemporaines 15
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Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse
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sont ensuite abordés du point de vue de leur médiatisation : le politique, la science et enfin la question sociétale du genre. Dans le chapitre 8, Pierre Leroux et Philippe Riutort abordent la politique médiatisée : ils en tracent les contours et présentent les principaux paradigmes et prismes disciplinaires de ce champ de recherche actif depuis plusieurs décennies. Daniel Jacobi et Michael Bourgatte développent ensuite dans le chapitre 9 la question des médiatisations visuelles des savoirs scientifiques en questionnant les formats spécifiques de médiatisation de ce domaine de connaissance. Les approches et enjeux de la communication visuelle en matière scientifique sont privilégiés. Enfin, dernier domaine envisagé, la question sociétale du genre au prisme des médias est développée par Isabelle Garcin-Marrou qui précise les multiples facettes de cette question, à la fois en ce qui concerne la structuration des médias et en ce qui concerne la dimension genrée des médiatisations. Ces trois domaines de médiatisation montrent à quel point les médias participent activement de la transformation des sociétés contemporaines. Cette question est au final au cœur du quatrième focus, rédigé par Jocelyne Arquembourg, qui présente le rôle des médias dans la production des événements contemporains : ces médias constituent selon l’auteure un « improbable miroir » en ce qu’ils sont l’objet de conduites stratégiques dans la production collective des événements, événements au cœur des débats publics contemporains.
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BENOIT LAFON
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Médias. Les principales approches
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Partie 1
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Cette première partie présente les principales approches et méthodologies d’analyse des médias. Il s’agit de considérer les médias comme des institutions sociales, dont on peut analyser les différents aspects par la mobilisation d’enquêtes et de méthodologies. Au cœur des sociétés, les médias présentent des enjeux qui ont pu intéresser les chercheurs des différentes sciences humaines et sociales : en sciences de l’information et de la communication bien entendu, mais aussi en histoire, sociologie, sciences économiques, science politique, droit, linguistique, psychologie, voire anthropologie. Les auteurs de ces disciplines ont contribué à la construction de cet objet interdisciplinaire par le développement de méthodologies et de lieux de discussions scientifiques, notamment de revues ayant trait aux médias ou traitant de manière récurrente de ces questions. Nous avons retenu pour cette partie plusieurs approches fondamentales des médias, synthétisées par des auteurs spécialistes qui ont tâché de les présenter de manière accessible et claire. L’objectif de ces présentations est de fournir au lecteur des pistes de réflexion, une synthèse des approches, bibliographie à l’appui, et des conseils et recommandations méthodologiques. Sont ainsi présentes : l’approche socio-économique (chapitre 1) suivie d’un focus sur le passage des médias au numérique avec le cas de la presse en ligne (focus 1), les courants et enquêtes relatifs aux publics et aux pratiques médiatiques (chapitre 2) ainsi qu’un panorama complet des analyses relatives aux discours et produits des médias à travers une synthèse des approches liées au contenu et au lexique (chapitre 3), une présentation de la démarche sémiologique (chapitre 4) et une synthèse sur la notion de récit médiatique (focus 2). Enfin, une présentation des recherches en matière d’approche historique des médias (chapitre 5) clôture cette première partie. ●
Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation Vincent Bullich et Laurie Schmitt
L’
approche socio-économique se rapporte à une perspective spécifique, un angle de vue abordant les phénomènes étudiés dans leurs dimensions liées aux catégories de valeur (économie) et de pouvoir (politique). Elle repose aussi sur une méthodologie à l’exigence multidimensionnelle. Qu’est-ce qui caractérise plus précisément cette perspective ? Comment l’adapter spécifiquement aux médias ? Quelle méthodologie d’analyse utiliser ? Comment choisir les terrains et les outils ? Quels sont les résultats attendus ? Ce chapitre vise à répondre à ces questions qui rythment tout travail de réflexion et d’enquête sur les médias compris ici dans une acception restrictive comme médias d’information (presse écrite), médias audiovisuels (télévision, radio, cinéma) ou médias numériques (sites d’information en ligne, portails, réseaux sociaux). Selon une démarche socio-économique, un média est envisagé avant toute chose comme une organisation, un acteur industriel s’inscrivant dans un environnement donné. Celui-ci est composé d’autres acteurs mais également de règles plus ou moins contraignantes, de procédures et de conventions, de pratiques plus ou moins normées, d’institutions publiques, de mesures politiques, de matériels, d’infrastructures et de cadres techniques, de représentations sociales plus ou moins manifestes 19
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Chapitre 1
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ainsi que d’autres facteurs macroanalytiques (comme le système monétaire). Tous ces éléments forment le contexte au sein desquelles les stratégies des acteurs se développent. Ces stratégies portent à la fois sur la production et la valorisation de l’activité médiatique ; elles constituent généralement l’objet même des études socio-économiques. L’objet de ce chapitre est ainsi de présenter les principaux traits de cette approche, d’en expliquer succinctement les fondements épistémologiques et les implications méthodologiques. Pour ce faire, nous exposerons dans une première partie une courte synthèse sur les origines de la socio-économie comme approche trouvant ses racines au sein des sciences économiques et se ramifiant bien plus tard au sein des sciences de l’information et de la communication. Une deuxième partie sera consacrée à la construction de l’objet de recherche et aux principaux concepts convoqués. Cette perspective méthodologique sera complétée, dans une troisième partie, par une brève vision d’ensemble des outils mobilisés ainsi que des terrains à même de donner prise à ce type d’approche. Nous conclurons en en présentant des formes dérivées (que nous ne pourrons développer ici faute d’espace).
Qu’appelle-t-on la socio-économie ? Une prise de distance avec l’approche économique orthodoxe La socio-économie se conçoit comme une approche scientifique réinscrivant des phénomènes économiques dans leurs contextes sociaux d’apparition. Elle trouve son origine au tournant du xixe siècle, où elle apparaît comme une réaction au courant dominant de ce que l’on appellera plus tard les sciences économiques. Les auteurs alors majeurs (Léon Walras, Carl Menger, William Stanley Jevons, Vilfredo Pareto) prônent en effet une démarche abstraite et déductive, le recours à la formalisation mathématique et à la modélisation comme voie privilégiée de compréhension des phénomènes et d’identification des lois économiques. D’autres au contraire rejettent cette prétention nomothétique et préconisent un retour à l’étude des faits historiques et des institutions 20
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
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sociales à même de présider ou de configurer les activités économiques (John R. Commons, Thorstein Veblen, puis Karl Polanyi). Se méfiant de l’écueil de l’autoréférentialité des modèles dominants, les tenants de cette approche militent pour un retour à une démarche essentiellement empirique. Celle-ci se nourrit d’études idiographiques afin de rendre intelligible des faits économiques en les abordant à l’aune de facteurs sociaux, culturels, politiques, techniques, etc. C’est précisément ce « (ré)encastrement » de l’économique dans le social qui fait la spécificité de la socio-économie (selon la formule de Polanyi, 2005). Outre l’abandon de la visée nomothétique, la socio-économie rompt avec un autre trait paradigmatique de l’approche économique orthodoxe : l’individualisme méthodologique. En effet, l’écrasante majorité des socio-économistes juge réductrice une conception de l’action résultant de seuls déterminants individuels. Les postulats de rationalité et de calcul constant associés à l’homo œconomicus leur apparaissent inaptes à expliquer les comportements tels qu’observés empiriquement (Ughetto, 2006). À l’inverse, la démarche socio-économique privilégie une perspective holiste, rapportant l’individuel au sociétal, ou plus ambitieusement propose une voie médiane conciliant l’autonomie des acteurs avec des déterminants institutionnels. Dans les deux cas, les chercheurs inscrivent socialement les causes et les intentions de l’action. Cette méthode consiste en une articulation constante entre des phénomènes qui relèveraient strictement du domaine économique et d’autres non-économiques. Cette décentration de l’attention du modèle du marché vers le contexte sociohistorique au sein duquel se réalisent la production et la répartition des ressources ainsi que la valorisation et l’échange de celles-ci constituent la richesse heuristique et l’apport spécifique de la démarche socio-économique. L’intégration aux sciences de l’information et de la communication On retrouve les différents caractères de la socio-économie énoncés ci-avant – inscription des objets d’études dans leur contexte sociohistorique, refus d’une visée nomothétique, perspective holiste préférée 21
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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à l’individualisme méthodologique – dans la plupart des travaux relevant de la socio-économie en sciences de l’information et de la communication. Sans doute davantage que dans d’autres champs disciplinaires, les chercheurs en sciences de l’information et de la communication sont rompus (ou tout du moins constamment sensibilisés) à l’interdisciplinarité : c’est probablement le trait épistémologique faisant le plus consensus, trait que l’on retrouve sous la plume d’auteurs de la discipline aussi divers que Bernard Miège (1995, 2004), Armand et Michèle Mattelart (1995), Daniel Bougnoux (1998), Robert Boure (2002), Dominique Wolton (2004), Stéphane Olivesi (2006), Bruno Ollivier (2007), etc. Par conséquent, l’approche socio-économique a très vite trouvé sa place au sein de la discipline. Historiquement, elle est liée à l’affirmation du courant d’économie politique de la communication dans l’espace francophone à la fin des années 1970. En rupture avec l’orthodoxie économique et le fonctionnalisme sociologique, ce courant émerge dans le sillage de la pensée marxiste de l’époque et se présente comme une critique d’un savoir opérationnalisable et d’une ingénierie de la communication. L’objectif est d’identifier les structures de domination derrière les évidences gestionnaires ou l’« allant de soi » dans la conception, la production et la diffusion des activités culturelles et médiatiques. Ces structures de domination sont pensées comme des manifestations concrètes d’intérêts de classe (selon l’obédience marxiste) ou des formes matérialisées d’idéologies – l’influence d’Antonio Gramsci étant bien souvent revendiquée (La Haye, 1984). En outre, la perspective en termes d’économie politique implique une attention conjointe portée aux procès de production et de répartition des ressources (économie) et aux règles décidées volontairement gouvernant ces procès (politique). L’économie politique de la communication francophone apparaît initialement bicéphale. Un premier axe se rapporte à une critique des rapports de domination dans une démarche conjuguant géopolitique et économie internationale (Mattelart, 1976, 1980). Les notions d’impérialisme et de dépendance culturelles et informationnelles sont au cœur des débats. Les mécanismes étudiés relèvent principalement de l’intégration mondiale (des échanges comme de la production) et mettent 22
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
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en lumière les inégalités systémiques qu’ils produisent. Par ailleurs, les enjeux autour du nouvel ordre mondial de la communication discuté au sein de l’Unesco et ensuite en partie repris dans le rapport de la commission MacBride (1980) constituent, à la même époque, un point de convergence pour toute une partie de la recherche mondiale en économie politique de la communication (Mattelart, 1996). À cet égard, le rôle moteur des multinationales culturelles et médiatiques dans l’asymétrie flagrante des échanges informationnels entre le Nord et le Sud est particulièrement documenté (Boyd-Barrett, Palmer, 1981) – tout comme l’est la mise en place de pouvoirs de marché à un niveau global dont disposent ces entreprises, et que masque (mal) la doctrine du free flow of information. Le second axe rassemble des chercheurs qui participent à la production, collective ou isolée, des constituants épars d’une théorie des industries culturelles (RFSIC, 2012). Le point de départ de cette aventure intellectuelle est généralement rapporté à l’ouvrage Capitalisme et industries culturelles (Huet et al., 1978). La démarche vise un double objectif épistémologique. Il s’agit d’une part de dépasser le concept de Kulturindustrie, forgé par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer (2000) qui suggère que la production industrielle de la culture procède d’une même logique et forme en cela un tout indifférencié. Il est question, d’autre part, de se démarquer de l’orthodoxie marxiste inapte à aborder finement la question de l’industrialisation de la culture en raison d’une vision mécaniste des rapports entre infrastructure matérielle et superstructure idéelle. Les auteurs de l’ouvrage considèrent les acteurs économiques au fondement de ce processus d’industrialisation comme à la fois singuliers (dans leur organisation productive, dans les modes de valorisation qu’ils présentent, les représentations et les éléments symboliques qui irriguent leurs activités) mais néanmoins comparables en ce qu’ils présentent, tous, des traits qui les distinguent radicalement des autres secteurs économiques. S’affirme ainsi une perspective dialectique qui considère, dans un même mouvement, les spécificités de chaque filière (la musique enregistrée, le livre, l’audiovisuel, le cinéma, etc.) et les caractéristiques communes à l’ensemble à même de justifier la conservation du syntagme « industries culturelles » 23
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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(au pluriel désormais). En outre, l’étude se saisit de la production des biens culturels, non pas en l’envisageant selon une perspective dichotomique qui isolerait une phase artistique et une phase industrielle, mais en insistant sur l’interpénétration des logiques à l’œuvre au sein d’une création : cette dernière est avant tout collective et dépendante des conditions techniques, organisationnelles et financières de sa réalisation ainsi que des conditions sociales de sa réception. Enfin, la transversalité de l’approche se vérifie dans l’attention portée aux implications sociétales et politiques de ces phénomènes d’industrialisation et de marchandisation de la culture et de l’information. Parmi celles-ci, l’articulation avec les politiques publiques est un axe (logiquement) privilégié. Se tenant à distance des conceptions réduisant ces industries au rang « d’appareils idéologiques » (selon la formulation de Louis Althusser, 1976), les chercheurs mettent toutefois en lumière le rôle souvent décisif de l’État dans le développement de ces activités et des acteurs économiques les menant (a fortiori dans le cas français où des secteurs comme l’audiovisuel et le cinéma sont immédiatement dépendants des décisions gouvernementales ou administratives). De l’économie politique de la communication à la socio-économie des médias et des industries culturelles Parallèlement à ces deux approches inscrites en économie politique de la communication, se développe une perspective sensiblement différente, mais néanmoins foncièrement socio-économique. Cette troisième voie se concentre initialement sur la question de l’innovation et de sa transformation en un bien ou un service marchandisable (Flichy, 1980). Elle se veut moins critique et plus resserrée, d’une part sur les logiques de structuration des marchés et de coopération des acteurs (Hennion, Vignolle, 1978), et d’autre part sur les dispositifs techniques mobilisés dans la production et la diffusion des contenus culturels. Dans son prolongement, émergent peu après des questionnements qui débordent le cadre des analyses sur les industries en elles-mêmes et se déplacent vers la compréhension des usages de ces dispositifs – notamment dans les années 1980 au sein du Centre 24
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
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national d’études des télécommunications (Jouët, 2000). Une perspective microanalytique, mêlant sociologie des professions et économie industrielle, se développe parallèlement et documente plus finement les modalités de fonctionnement de ces organisations. Peu représentée en France, cette approche connaît un engouement certain aux États-Unis et en Angleterre dès le début des années 1990, entretenant une filiation avec certains courants des cultural studies (voir par exemple Negus, 1992). Par la suite, les travaux que l’on rapporte à la socio-économie des médias et des industries culturelles et médiatiques se sont développés selon deux démarches complémentaires. La première aspire à une meilleure connaissance des filières par l’identification des propriétés de chacune et à un suivi monographique de leurs évolutions. La seconde s’intéresse, de façon plus transversale et généralement transfilière, aux mutations et aux tendances générales qui affectent ces industries culturelles et médiatiques prises dans leur globalité. Il apparaît comme une gageure intenable (et tout à fait hors de propos) de consigner ici l’ensemble des travaux nourrissant l’approche socio-économique depuis près de quarante années. Nous nous appuierons néanmoins sur nombre de ces travaux afin d’exemplifier la démarche présentée dans les paragraphes suivants.
Éléments de méthode Au centre de l’analyse : les stratégies d’acteurs Dans une analyse socio-économique, les médias sont considérés en tant qu’acteurs ou groupes d’acteurs. Cette terminologie désigne l’ensemble des agents sociaux participant au processus de production des contenus médiatiques. Les acteurs sont divers (privés, publics, collectifs, associatifs, etc.) et de tailles variables (start-up, entreprises, firmes, groupes, coopératives, etc.). Ils s’envisagent du point de vue des activités qu’ils mènent (conception, production, distribution ou encore intermédiation) davantage qu’en termes de professions ou de métiers. Ainsi, les acteurs sont des sociétés de production (Agat Films & Cie, Capa 25
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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Productions, Endemol France), des chaînes de télévision (TF1, France Télévisions, Canal +, Arte), des agences de presse (AFP, AP, Reuters) ou des agences photographiques (Magnum, Vu, Sipa), des distributeurs (TFM distribution), des entreprises de presse (Le Monde, Libération), des plateformes de diffusion (Youtube, Netflix, Blendle), etc. Ces acteurs conçoivent et mettent en œuvre des stratégies. On rapporte généralement ce terme à l’outillage conceptuel de Michel de Certeau (1980) qui distingue stratégie et tactique. Les deux substantifs renvoient à des séquences d’actions intentionnelles, orientées vers un but, conduites rationnellement et manifestant des conceptions du monde. Leur différenciation repose sur l’existence d’un propre, c’est-à-dire d’une capacité de maîtrise du contexte au sein duquel ces actions se déploient. Une stratégie a trait à un projet mis en œuvre par un acteur qui contrôle, partiellement tout du moins, les conditions de sa réalisation. Par opposition, la tactique est une réaction aux circonstances ainsi qu’aux actions d’autrui. La stratégie présente donc une temporalité longue ; elle qualifie un processus qui se déroule à partir d’un programme initial. La tactique, quant à elle, « fait du coup par coup, elle profite des occasions » (Certeau, 1980 : 61). Par conséquent, analyser des stratégies, c’est identifier des actions plus ou moins récurrentes et programmées qui s’inscrivent dans des trajectoires cohérentes selon une perspective diachronique (Certeau, 1980 : 58). Les stratégies d’acteurs s’articulent généralement avec deux procès fondamentaux : l’industrialisation et la marchandisation. Ces deux « mouvements […] faits de mutations et de changements divers, et autour duquel, dans le temps long, s’affrontent et se confrontent les stratégies des acteurs sociaux concernés » (Miège, 2007 : 18), structurent en profondeur le développement socio-économique des médias. Ils configurent en effet de façon décisive (mais non exclusive) les différentes activités observables au sein des filières médiatiques en les orientant, de façon plus ou moins directe, vers un objectif de production (ou de diffusion) de grande ampleur et vers la transformation des expressions et informations en valeurs économiques. Ces deux procès « s’auto-entretiennent [et sont] appelés à conjuguer leurs “efforts” 26
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
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pour élargir le champ de la communication médiatisée » (ibid. : 128). Toutefois, il convient de distinguer les propriétés et les enjeux relatifs à l’un et l’autre. Pour le dire schématiquement, la marchandisation renvoie à un mode de valorisation alors que l’industrialisation se rapporte à un mode de production. La distinction semble ténue, elle est néanmoins capitale. Comme l’indique Gaëtan Tremblay (2008 : 83) : « la marchandisation est un processus plus englobant que l’industrialisation en ce qu’elle n’implique pas nécessairement l’utilisation de techniques industrielles de production ». La dimension technique est ici discriminante : si elle est présente au cœur des stratégies d’industrialisation, elle n’est que secondaire dans les jeux d’acteurs concourant à la marchandisation des contenus culturels et informationnels. Les deux procès s’articulent néanmoins et se révèlent décisifs pour un troisième mouvement : celui de la médiatisation. On ne saurait bien évidemment réduire ce dernier processus à des déterminants et enjeux exclusivement économiques ou techniques (il exprime en effet des enjeux politiques, sociaux, esthétiques, etc.) mais il est profondément structuré par les deux premiers. Ce triptyque de procès interdépendants se dessine comme la matrice des stratégies observables sur le terrain et identifiées, pour certaines, de longue date : stratégies de gestion de catalogues ou de programmation, stratégies de diffusion et d’exploitation multimédiatique, stratégies promotionnelles, stratégies concurrentielles ou de gestion des rapports de force intrafilières (relation avec les fournisseurs de contenus tiers par exemple), etc. Circonscrire l’étude : les stratégies et leur environnement Étudier les stratégies d’un acteur médiatique conduit à apprécier le positionnement de celui-ci dans son environnement et à interroger sa place dans la chaîne de production et de valorisation ainsi que ses relations avec les autres acteurs (y compris des acteurs publics) – mais également son rapport à l’ensemble des règles, plus ou moins contraignantes en fonction de leur nature, qui pèsent sur ses activités. La perspective adoptée est donc relationnelle : « l’accent est mis sur le rôle des acteurs, sur la manière dont ils analysent et aménagent 27
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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les contraintes et opportunités issues de leur environnement et sur les processus interactifs qui en résultent » (Creton, 2008 : 9). Dès lors, la circonscription analytique se réalise par le truchement du concept de filière. Celui-ci met l’accent sur « l’organisation de la chaîne du système de production d’un produit et surtout d’un groupe de produits, et ce jusqu’à la consommation » (Bouquillion et al., 2013 : 82). La filière désigne une succession d’activités socio-économiques transformant progressivement un prototype en produit intermédiaire puis en produit finalisé (une marchandise culturelle ou un service) par l’intervention d’une diversité d’acteurs (auteurs, producteurs-éditeurs, distributeurs-diffuseurs, etc.). La notion amène à considérer le processus de création de manière transversale : de la conception jusqu’à la consommation. Toutefois, la transversalité se distingue de l’exhaustivité : elle ne consiste pas à tout analyser en intégralité. En effet, « l’intérêt de représenter un système productif en filières réside dans la mise en évidence non seulement d’interdépendances, mais également de rapports de domination entre firmes » (Guibert et al., 2016 : 83-84). Dès lors, les stratégies des acteurs s’entendent en lien avec des partenariats et des rapprochements avec d’autres acteurs mais sont aussi aux prises avec des jeux de compétition et de négociation. En ce sens, « la filière est un espace d’interdépendance rassemblant des entreprises dont les conditions de production sont complémentaires et dont les performances sont en interaction » (Creton, 2005 : 54). Les relations se tissent selon l’organisation de la filière en trois niveaux : amont (travail intellectuel et artistique de conception), intermédiaire (correspondant au choix des œuvres ou informations à reproduire ou diffuser et à leur fabrication) et aval (travail logistique de distribution, commercialisation et valorisation/promotion). En outre, chaque filière se décompose en sous-filières : « […] cinéma de fiction/cinéma documentaire/séries télévisuelles ; production de programmes télévisuels ; radio/télévision ; genres musicaux ; catégories de livres ; presse quotidienne et presse magazine, etc. » (Miège, 2017 : 89) La phase en amont a toujours été un enjeu crucial pour les industries culturelles et médiatiques. Bien qu’encore largement artisanale, c’est 28
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lors de cette phase de conception des contenus que se crée potentiellement la valeur – à la fois symbolique, esthétique et plus largement sociale voire politique – des expressions ou informations (désignées de manière indifférenciée ici par le terme de contenus). C’est aussi à ce moment que cette valeur s’actualise d’un point de vue économique à la suite de la phase de production industrielle et lors de celle de la commercialisation proprement dite. Si ce stade de la filière est fondateur de la valeur, c’est néanmoins à l’aval de la filière que se trouvent les acteurs en position de force, c’est-à-dire disposant le plus de pouvoir (compris ici comme une capacité à influer sur les actions des autres acteurs). On observe ainsi, dans l’ensemble des filières culturelles et médiatiques, une emprise croissante des acteurs industriels à l’aval sur ceux situés à l’amont. Ce phénomène s’est renforcé avec le développement des technologies numériques et d’Internet, comme l’illustre l’hégémonie actuelle des GAFAM sur la plupart des acteurs du contenu (Smyrnaios, 2017). Enfin, l’environnement est également abordé à la lumière des institutions qui le composent. Ce terme d’institution est polysémique ; sommairement, il se rapporte aux règles conditionnant des pratiques ou aux organisations chargées de mettre en application ces mêmes règles. Les institutions contribuent de façon significative à la définition des conditions de l’action : en régulant de façon plus ou moins impérieuse celle-ci mais également par la détermination – relative – des rationalités (ou logiques) des individus/acteurs. En effet, pour reprendre l’expression de Vincent Descombes (2005), toute institution est une « institution de sens ». De très nombreux travaux en anthropologie, en sociologie, en économie ou en sciences de gestion ont ainsi souligné que l’institution, du fait de son caractère public, participe du sens commun. En d’autres termes, elle contribue à l’élaboration d’un socle cognitif à partir duquel les anticipations, les attentes réciproques, le désirable comme le pensable, se définissent. Par conséquent, une filière se compose d’acteurs mais également de ces institutions, organisations et règles (compris dans un sens extensif ) qui configurent les stratégies de ces acteurs tout autant qu’elles résultent de celles-ci. Ces règles sont explicites dans le cadre de clauses contractuelles (visibles dans les conditions 29
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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générales d’utilisation ou les contrats de diffusion) ou de lois régulant les activités médiatiques (comme celles sur la liberté de la presse ou le droit d’auteur). Elles peuvent aussi être moins formalisées tout en restant pleinement effectives (conventions implicites dans les façons de faire par exemple). Le système de préfinancement des films de cinéma, par des modalités de pré-achat de droits de diffusion et de coproduction, est à ce titre très éclairant. « La conséquence majeure de cette initiative des pouvoirs publics est d’entraîner, en renouvelant les sources du financement français, la recomposition de deux filières [cinéma et audiovisuel] placées désormais dans l’obligation de vivre ensemble » (Cailler, 2002 : 47). Les stratégies des acteurs s’adaptent les unes aux autres selon les règles et les normes institutionnalisées dans le temps. Les stratégies des médias sont donc dépendantes des rapports que ceux-ci entretiennent aux règles, de leur capacité à s’appuyer sur celles-ci pour affirmer un pouvoir ou au contraire de leur aptitude à les contourner voire à les détourner : une règle est toujours à la fois une contrainte et une habilitation pour les acteurs. L’heuristique des modèles Le souci de transversalité dans la compréhension des phénomènes médiatiques a conduit des chercheurs en sciences de l’information et de la communication à construire un ensemble de modèles destinés initialement à refléter les organisations « présidant à l’agencement des éléments constitutifs d’une filière donnée » (Mœglin, 2005 : 213). Ces modèles ont été élaborés grâce à l’identification de spécificités récurrentes intervenant tout au long du processus de production-valorisation : « […] de l’étape de conception jusqu’aux marchés finaux en passant par les étapes organisant la production elle-même » (Miège, 2017 : 51). Ils reposent sur un certain nombre de critères constitutifs : caractéristiques générales, fonction centrale, organisation de la chaîne économique, nature des recettes, relations avec les annonceurs, segmentation ou non des marchés, etc.1. Les traits répondant à ces critères sont plus ou moins 1. Pour une présentation plus détaillée dans le domaine médiatique, nous renvoyons le lecteur au focus de Franck Rebillard dans le présent ouvrage, p. 47.
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stables ou plus ou moins labiles. C’est précisément cette propension à la mutation qui permet l’émergence de nouveaux modèles à partir des modèles dits génériques que sont le modèle éditorial et le modèle de flot. Le premier caractérise toutes les formes d’organisation visant à la production et à la valorisation de biens culturels et informationnels produits industriellement, achetés « à la pièce » par le consommateur et destinés à durer (ce modèle concerne plutôt les produits des industries culturelles : le livre, le disque, le jeu vidéo ou le cinéma). Le second se rapporte aux organisations industrielles qui fonctionnent suivant une logique de flux, c’est-à-dire de programmes auxquels le consommateur accède gratuitement via des terminaux et qui sont financés par des annonceurs (ce modèle concerne plutôt les industries médiatiques composant avec l’actualité : la télévision, la radio, les sites et portails internet notamment). À partir de ces modèles génériques, plusieurs dérivations ont été identifiées : le modèle de « l’information périodique imprimée » (Miège, 1989) ou les modèles de « l’information en ligne numérique » (Rebillard, 2011), le modèle du « club » (Tremblay, Lacroix, 1991), ou encore celui du « compteur » (Miège, Pajon, 1990), du « courtage informationnel » (Mœglin, 1998) voire un modèle de « plateforme numérique » (Bullich, 2018). Le statut épistémologique de ces modèles fait l’objet d’incessants débats entre spécialistes. Comme le relève Lucien Perticoz (2012) à la suite de Pierre Mœglin : « selon les approches, les modèles génériques sont soit considérés comme des “règles du jeu”, soit comme la description d’un mode de fonctionnement général des industries culturelles » (Perticoz, 2012). Se pose ici une ligne de clivage majeure : ces modèles sont considérés pour certains comme des idéaux-types ou pour d’autres comme le reflet de stratégies organisationnelles (Mœglin, 2008). Dans le premier cas, ils apparaissent comme de pures constructions idéelles et fonctionnent comme des étalons à partir desquels les situations concrètes sont appréciées. Dans le second cas, les modèles rendent compte des activités et des déterminants observés. Ils sont ce « autour de quoi se développent les stratégies des différents acteurs concernés, avec la possibilité pour eux bien sûr de s’en écarter plus ou moins durablement […] » (Miège, 2017 : 63). L’heuristique réside alors dans l’application 31
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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des critères discriminants permettant la représentation simplifiée mais aussi fidèle que possible du cas étudié. Ainsi que le synthétise Pierre Mœglin : « d’un côté, le modèle projette un point de vue a priori, dont la cohérence tient à l’univocité des traits spécifiques et distinctifs qui le constituent. De l’autre côté, le modèle est la représentation a posteriori, par abstraction et généralisation, du fonctionnement réel d’une filière » (Mœglin, 2007 : 7). Fondamentalement, la modélisation pointe des caractéristiques distinctives à l’œuvre dans l’organisation des différents médias ainsi qu’à l’appréciation des évolutions dont ils font l’objet. Pour développer leurs stratégies et pratiques, dans une recherche de réduction de l’incertitude économique qui pèse sur eux (Mœglin, 2007), les acteurs s’inspirent des traits que consignent ces modèles ; en retour, ceux-ci sont élaborés à partir des activités récurrentes et des stratégies mises en œuvre dans le temps long. En cela, ils sont à distinguer très nettement des modèles d’affaires. Ces derniers sont définis à l’échelle de l’entreprise alors que les premiers le sont à l’échelle de la filière. Les entreprises développent, dans le temps court, des modèles d’affaires provisoires qui empruntent, de manière consciente ou non, aux modèles socio-économiques certaines de leurs caractéristiques. Ceci s’explique par le fait qu’un acteur se positionne toujours – c’est-à-dire qu’il suit ou au contraire qu’il s’écarte – par rapport aux normes effectives et aux modes de fonctionnement de la filière au sein de laquelle il mène son activité. Pour cette raison, les modèles peuvent être compris comme des matrices permettant une conception dynamique des médias : leur mobilisation conduit, par exemple, à une compréhension fine de l’extension du domaine médiatique vers les réseaux socionumériques (Lafon, 2017). Enfin, ces modèles renvoient à des rapports toujours singuliers des individus à la culture : idée d’appartenance à une communauté, d’assistance personnalisée, etc. (Mœglin, 2007). Pour cette raison, les modèles sont à la fois socio-économiques et sociosymboliques parce qu’ils intègrent une composante sémiodiscursive (voir l’encadré de Franck Rebillard) mais également parce qu’ils s’appuient dans leur développement sur un ensemble de pratiques et de valeurs et représentations sociétales 32
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sous-jacentes qu’ils contribuent en retour à installer (Mœglin, 2005). Par exemple, le modèle éditorial, dont le parangon est le livre, émerge au siècle des Lumières en même temps que se développait l’idée d’une sphère privée domestique et que s’affirmait la revendication d’une propriété qui se soustrairait à l’empire du monarque. En cela, les modèles de la production industrialisée de la culture ne se rapportent pas exclusivement aux stratégies des acteurs médiatiques, mais ils résonnent avec l’ensemble de la société.
Quels outils et terrains d’analyse socio-économique des médias ? Une approche multidimensionnelle Analyser les stratégies des médias, c’est mener une approche d’emblée multidimensionnelle. Cette multidimensionnalité s’apprécie tout d’abord par une exigence d’articulation des différents niveaux d’analyse : les stratégies d’acteurs (niveau micro) s’appréhendent au sein des filières et dans leur environnement institutionnel (niveau méso) et dépendent de mouvements sociétaux de plus large ampleur (les procès évoqués dans la partie précédente) ainsi que des régimes – politiques et juridiques, économiques et monétaires, esthétiques et culturels, scientifiques et techniques – qui constituent le niveau macro-analytique et qu’elles sont susceptibles d’influencer en retour. Il s’agit donc de penser les attributions causales comme relatives à chacun de ces niveaux. Par exemple, les mutations de la ligne éditoriale d’un quotidien (niveau micro) se comprennent en raison de l’intégration de l’entreprise de presse à un grand groupe industriel multimédiatique (niveau méso) ; cette intégration est elle-même favorisée par un haut niveau de marchés financiers (niveau macro), condition propice à ce type d’opération capitalistique. Les éléments considérés sur les trois niveaux entretiennent des relations de déterminations réciproques ; ils se manifestent au travers de formes sociohistoriquement situées et sont à la fois « le médium et le résultat des conduites » (selon l’expression d’Anthony Giddens, 2005 : 442). Par exemple, le régime de production capitaliste et le procès 33
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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de marchandisation généralisée concomitant (niveau macro) ont favorisé l’émergence d’un vaste marché publicitaire, source de financement pour un large pan d’industries médiatiques (niveau méso). Celles-ci composent avec les exigences des annonceurs et agissent dans un environnement très compétitif. On observe ainsi la coexistence de stratégies de spécialisation (segmentation volontaire des audiences) et de stratégies mainstream ou de blockbuster – car les contenus sont conçus pour être fédérateurs et attirer l’audience la plus large possible (Elberse, 2013) en fonction des attentes des annonceurs et du positionnement concurrentiel adopté par chaque entreprise médiatique (niveau micro). L’écueil d’une telle démarche est de traiter de façon trop mécanique la causalité : les exemples très schématiques exposés ci-avant sont surtout destinés à illustrer la méthode. Dans les faits, les imputations causales sont éminemment plus complexes et polyfactorielles (voir infra). Il faut donc se prémunir contre des déterminations univoques qui réduisent souvent l’épaisseur des phénomènes et contre les explications économicistes qui rapportent tous les déterminants de l’action à des enjeux économiques. À ce propos, Bernard Miège indique (2007 : 229) : « le constat de mouvements financiers (absorptions, fusions, prises de contrôle, etc.), si décisif apparaît-il et soit-il effectivement, ne permet pas d’induire des conclusions assurées sur les changements portant sur les contenus : en effet, de la prise de contrôle financier à la production de culture et d’information, interviennent toute une série de médiations qu’on ne saurait a priori passer sous silence ». La multidimensionnalité se vérifie ensuite par le caractère polyfactoriel des explications portant sur des phénomènes à dominante économique. Ainsi, les dimensions politiques et sociales, scientifiques et techniques, esthétiques et culturelles ou symboliques ne sont nullement évacuées. Bien au contraire, leur articulation voire leur intrication est indispensable pour rendre compte des situations concrètes. Le statut épistémologique de ces dimensions est délicat. Elles se présentent comme des catégories permettant un ordonnancement des phénomènes étudiés, bien que ceux-ci n’apparaissent jamais comme de purs phénomènes techniques, économiques ou esthétiques, etc. Ces ordres 34
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de déterminations se révèlent au travers de conditions matérielles et idéelles irréductibles les unes aux autres – qui se traduisent dans les mobiles, les façons de faire et les capacités des acteurs – et dont la recherche définit les modalités d’articulation. La prise en compte de la multiplicité de ces dimensions est capitale pour comprendre les stratégies d’acteurs : si une chaîne comme Arte investit dans la création de contenus audiovisuels spécifiques pour sa plateforme – les webproductions – ceci s’explique par plusieurs facteurs. Certes, elle s’appuie sur un certain nombre de progrès techniques (via l’utilisation de logiciels auteurs à destination des réalisateurs notamment), mais cela n’est pas suffisant. Arte a tout intérêt à chercher à innover en termes de contenus et ainsi à proposer des films à 360 degrés, des webdocumentaires, des bandes dessinées interactives, etc. afin de correspondre à son image de « chaîne de la création » (Salles & Schmitt, 2017). Ce sont donc aussi des enjeux symboliques de différenciation par rapport à la concurrence qui motivent ces orientations. Enfin, la multidimensionnalité de l’analyse s’apprécie par la conjugaison systématique d’une perspective synchronique avec une perspective diachronique. L’analyse éclaire, dans une posture synchronique, comment une stratégie se développe à un instant T, comment celle-ci s’inscrit dans un environnement donné en coopération avec d’autres stratégies déployées par d’autres acteurs. La perspective synchronique propose une photographie d’une situation avec une focale resserrée permettant un plan large où apparaissent les principaux acteurs, les stratégies dominantes ainsi que les éléments contextuels déterminants. La variable spatiale joue ici bien souvent un rôle prééminent. Par exemple, les stratégies de développement transnational de certains groupes audiovisuels d’information s’apprécient dans une géopolitique complexe qui nécessite de porter attention tout à la fois au jeu de la concurrence mais aussi aux politiques publiques, aux cadres réglementaires et légaux, aux conditions sociales de réception des produits et aux enjeux en termes de relations internationales et d’aire d’influence culturelle (Mattelart, Koch, 2016). Il s’agit donc de tenir ensemble de multiples phénomènes disparates mais contribuant tous à la compréhension d’une stratégie d’acteur en en appréciant ses déterminants comme ses effets. 35
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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L’analyse diachronique, quant à elle, confère à l’étude une plus grande profondeur de champ. Elle considère les mouvements longs, les trajectoires des acteurs et les dynamiques sociales. Elle s’intéresse aux stratégies en tant que processus ou séquences d’actions. Elle aborde les environnements institutionnels comme le produit – l’agrégation ou la confrontation – d’opérations hétérogènes menées par les acteurs et cherche à dresser les principaux facteurs de mutations. Par exemple, il est rapidement devenu patent que le numérique accompagnait des changements majeurs dans l’organisation des entreprises et des filières médiatiques (Rieffel, 2014). Parmi ceux-ci, une mutation importante se dégage : l’affirmation d’acteurs fonctionnant sur le modèle des plateformes, à l’aval des filières culturelles et médiatiques (Bullich, Guignard, 2014), et intégrant des fans dans les stratégies de valorisation des contenus (Dupuy-Salle, 2010) ou alors se positionnant en amont en apportant des solutions de financement des activités de productions (Matthews et al., 2014). Toutefois, ces nouveaux entrants composent avec des façons de faire qui se sont sédimentées sur la longue durée, des cadres quelquefois peu malléables (en termes de régulation notamment) et des pratiques solidement installées. Une démarche qui s’inspire de l’historiographie favorise précisément l’appréciation de la permanence des spécificités médiatiques en documentant les conditions et modalités de leur élaboration. Par exemple, l’utilisation de photographies d’amateurs par les médias ne se révèle nullement nouvelle mais est ancrée dans les pratiques d’entreprises de presse ou dans celles des fournisseurs d’images (Schmitt, 2012). La conjugaison des perspectives synchronique et diachronique – c’est-à-dire d’une approche à la fois statique et dynamique – éclaire les ruptures et les mutations tout autant que les continuités et les persistances. Elle évite les écueils d’analyses suggérant une génération spontanée des phénomènes par l’exigence constante d’une perspective « phylogénétique » sur ceux-ci. En outre, une telle approche identifie les traits structurants, les plus assurément stabilisés, et les distingue des manifestations circonstancielles selon l’adage nove sed non nova (la manière est nouvelle mais non la matière). Ce faisant, elle va dans le sens d’une mise à distance et d’une critique empiriquement étayée des incessants discours sur les révolutions 36
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que produiraient par elles-mêmes, et de manière mécanique, certaines innovations techniques. Une pluralité d’objets concrets à étudier Comment faut-il aborder des stratégies d’acteurs ? Pour répondre à cette question, il s’agit d’identifier des « objets concrets », selon la formule de Jean Davallon (2004), qui manifestent ou illustrent ces stratégies. En effet, ces dernières ne peuvent s’appréhender directement et sont systématiquement des constructions du chercheur (des « objets de recherche » dans la terminologie de Davallon). Ces constructions sont élaborées à partir d’éléments rassemblés et analysés précisément parce qu’ils concrétisent ou représentent la stratégie, un ensemble cohérent d’actions intentionnellement orientées vers un but d’un ou de plusieurs acteurs. Toutefois, ces manifestations font l’objet d’un travail de médiation plus ou moins consistant de la part des acteurs eux-mêmes (au travers de leurs discours, de la présentation de résultats chiffrés, etc.) ou des autres producteurs d’informations (journalistes, experts, etc.) sur les activités des entreprises médiatiques étudiées. En cela, les stratégies d’acteurs ne sont donc pas un donné ni même un objet directement appréhensible mais un construit à partir d’une multitude de médiations : elles sont saisies par le truchement d’études portant sur les rapports d’activité, bilans financiers et autres documents comptables, sur les paroles récoltées auprès des professionnels quant à leurs pratiques ou sur les discours médiatisés accompagnant la mise en œuvre des décisions économiques. Par conséquent, analyser les stratégies des médias revient à considérer une diversité d’objets, croiser une pluralité de méthodes d’enquête et mettre en perspective une variété de jeux de données qui ne sont jamais brutes (mais toujours l’objet de médiations). Les stratégies des médias transparaissent dans des données factuelles et chiffrées (données comptables, statistiques, etc.). Pour le dire simplement, il s’agit, au travers de ces données, d’identifier qui fait quoi (données factuelles) ainsi que de quantifier et d’apprécier l’ampleur des actions identifiées (données comptables et statistiques). Comme l’indiquent Dominique Augey et Franck Rebillard (2009 : 14) : 37
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« […] les structures de coût, chiffres d’affaires et résultats financiers des entreprises de médias sont analysés, les caractéristiques des marchés (audience par supports, marché publicitaire, etc.) sont détaillées pour analyser les positionnements et modèles économiques des différents acteurs en présence, tous ces éléments constituant autant de variables explicatives de la nature des informations produites ». Toutefois, l’accès à ces données est souvent compliqué, de nombreux acteurs ne les communiquant pas publiquement. Ainsi, elles sont souvent obtenues à partir de documents de seconde main : articles de journaux, informations énoncées par des concurrents ou glanées sur des sites tiers d’informations financières et boursières. De même, les discours accompagnant la publicisation des productions culturelles sont une source riche d’enseignements présentant à la fois la vision stratégique des dirigeants des entreprises mais également des schèmes cognitifs, des représentations sociales, des orientations politiques ainsi que des partis pris idéologiques qui sous-tendent, légitiment ou justifient ces mêmes stratégies. Les stratégies se décèlent dans les discours d’escorte lors du lancement d’un titre, de la sortie d’un film ou d’un pilote de série audiovisuelle, etc. Ces discours d’accompagnement mettent en évidence les représentations sociales que les acteurs portent sur leurs pratiques (voir à ce sujet le chapitre d’Emmanuel Marty). À ce titre, Philippe Bouquillion et Jacob T. Matthews (2010) soulignent que le Web collaboratif « est un construit historique, fruit des efforts conjugués de consultants, d’acteurs financiers et d’industriels en quête d’un nouveau “label” » afin de faire revenir les annonceurs sur le Web. Aussi éclairantes soient-elles, ces données doivent généralement être mises en perspective avec les pratiques professionnelles et les logiques d’action qui les sous-tendent. L’objectif est d’apprécier la portée des stratégies par une meilleure connaissance des conditions et conséquences de leur mise en œuvre. En effet, ces stratégies se caractérisent par le fait qu’elles rencontrent systématiquement des résistances : de l’extérieur (via le jeu de la concurrence ou en raison de coercitions légales, par exemple) mais également en interne. Une entreprise est toujours un acteur collectif. Cela veut dire qu’elle procède d’une juxtaposition 38
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d’intentionnalités individuelles qui n’ont pas toutes le même statut, le même intérêt ni le même poids – ce dernier dépendant de la position hiérarchique ou de la fonction exercée. Par conséquent, un acteur médiatique n’est pas une entité pleinement cohérente mais au contraire un ensemble traversé par des tensions voire des contradictions internes. En tant qu’organisation, il est ainsi une entité caractérisée par de multiples aspérités, la présence constante de frictions entre ces éléments constitutifs. L’étude des pratiques professionnelles au sein de ces entreprises en atteste. Il convient donc de penser la coconstruction des phénomènes : les stratégies des médias influent sur les pratiques professionnelles, tout comme elles sont informées par celles-ci. Les individus qui travaillent au sein des médias assurent une pluralité de fonctions institutionnalisées en métiers ; ils développent des compétences et des savoir-faire, se coordonnent selon de multiples normes qui émergent de leurs pratiques et perdurent bien souvent malgré des changements stratégiques, et enfin s’appuient sur des représentations partagées dont certaines font également montre d’une persistance remarquable. À cet égard, la profession de journaliste fait figure de parangon. L’histoire de la presse est parsemée de crises engendrées par l’opposition entre les décisions des propriétaires des journaux d’une part, et les pratiques de l’équipe rédactionnelle et les représentations qu’elle se fait de son activité (Ruellan, 2011) d’autre part. En outre, l’écrasante majorité des activités médiatiques industrialisées sont des activités collectives. Cette dimension collective n’est plus à prouver même si elle a longtemps été évacuée des analyses. Or, encore une fois, et malgré des rapports hiérarchisés explicites, on observe rarement une univocité de la coopération : celle-ci est souvent conflictuelle et procède toujours d’une agrégation d’actions configurées à la fois par des relations de pouvoir ou des rapports de force et par des compromis, des négociations entre pairs comme entre individus de statuts différents. Afin d’identifier les modalités de structuration de ces activités, la nature des interactions des individus travaillant dans les organisations médiatiques, l’analyste conjugue observations in situ (voire observations participantes) et entretiens semi-directifs. Les résultats obtenus prennent généralement la forme de monographies éclairant les parcours 39
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et trajectoires d’une entreprise ou d’une catégorie de professionnels (voire de plusieurs). Cette méthode d’enquête permet d’accéder à une compréhension fine des logiques d’acteurs, des savoirs et savoir-faire, des modalités d’articulations des fonctions de production et de valorisation. Elle a cependant l’inconvénient de reposer sur du déclaratif, c’est-à-dire sur ce que les personnes interrogées souhaitent, plus ou moins consciemment, mettre en avant. Le risque est double : ce qui n’est pas explicitement formulé par l’interlocuteur peut ainsi disparaître aux yeux du chercheur ; la force de conviction de la personne-ressource peut l’emporter sur l’impartialité exigée par la pratique scientifique. En cela, la méthode implique une indispensable prise de distance du chercheur vis-à-vis de la parole récoltée et un inévitable travail de vérification.
Conclusion Au terme de ce parcours méthodologique et de ces considérations épistémologiques, nous avons pu mettre en évidence la centralité des stratégies d’acteurs dans une approche socio-économique. Précisons ici que l’analyse de ces stratégies au travers des données factuelles, des discours d’acteurs ou des pratiques professionnelles ne constitue pas la seule entrée possible. Bien au contraire, ces stratégies peuvent être appréhendées à partir d’une étude portant par exemple principalement sur les conditions de production ou alors sur les contenus eux-mêmes. En effet, ces derniers reflètent – dans une anamorphose complexe – ces jeux d’acteurs ; ils sont le produit d’une multitude d’intentionnalités, de rapports de force et de déterminations plurielles dont ils gardent immanquablement la trace. Ce constat implique une attention complémentaire aux productions et aux supports dans lesquels elles s’inscrivent. L’analyse socio-économique fait un pas de côté vers la sémiopragmatique et cherche à embrasser dans un même mouvement le régime d’écriture et le régime de valeur (voir à ce propos le chapitre d’Yves Jeanneret). De même, les usages des dispositifs médiatiques, et plus largement les pratiques liées à leur utilisation, peuvent également intégrer le champ de l’analyse socio-économique. Ainsi qu’expliqué ci-avant, l’approche se caractérise par une attention transversale portée 40
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aux phénomènes médiatiques : il s’agit de ne pas imposer un hiatus artificiel dans le processus de communication médiatique, mais au contraire de considérer pleinement l’interdépendance qui préside à la relation entre producteurs et récepteurs. Par conséquent, si l’accent est généralement mis sur les stratégies de production et de valorisation, les pratiques et usages des lecteurs, auditeurs ou spectateurs font également l’objet de recherche précisément parce qu’elles favorisent la compréhension de ces mêmes stratégies. Au final, l’étude des stratégies des médias et des industries culturelles peut emprunter cinq voies principales : l’analyse à partir de données factuelles et statistiques, l’analyse des discours d’accompagnement, celle des contenus (de leurs conditions de production et dans une moindre mesure de leurs propriétés formelles), l’étude des pratiques professionnelles ainsi que celle des usages et des pratiques en réception. Nous n’entendons pas ici que l’approche socio-économique serait à même de recouvrir ces différents domaines ou d’intégrer pleinement ces différentes méthodologies : il ne s’agit point de confondre ces perspectives dans un tout indifférencié. Nous souhaitons, en revanche, souligner ici qu’une approche socio-économique ayant pour objectif la compréhension des stratégies des acteurs médiatiques peut se nourrir de démarches de recherche d’ordre esthétique (études formelles), linguistique et sémiologique (analyses des discours et dispositifs d’inscription), sociotechnique et ergonomique (étude d’usages), sociologique voire ethnographique (étude des pratiques). Indiquons, avant de clore ce chapitre, que la proposition que nous venons d’énoncer n’épuise aucunement ce que pourrait ou – pire – devrait être l’approche socio-économique. Cette dernière est foncièrement polymorphe et propice aux changements, corrélativement à ceux que connaissent les objets ou terrains considérés. Nous espérons néanmoins avoir fourni une base à la fois consensuelle et solidement étayée permettant au lecteur d’échafauder ses propres constructions analytiques visant à la connaissance du fonctionnement des médias en tant qu’organisations industrielles et productrices de sens socialement partagé. 41
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
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Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation
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VINCENT BULLICH ET LAURIE SCHMITT
Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques Franck Rebillard
L
es industries médiatiques, comme les industries culturelles plus largement, consistent à reproduire et diffuser des formes et des signes. Phénomène indissociablement industriel et symbolique, son analyse nécessite de convoquer des disciplines provenant conjointement des sciences sociales et des lettres. Les sciences de l’information et de la communication constituent un espace académique particulièrement approprié à cette fin, où s’est notamment développée une théorisation des modèles médiatiques. Celle-ci est surtout connue pour son étude des dimensions socio-économiques, mais elle a aussi pour point de départ une prise en compte de la nature des productions médiatiques. L’importance de cette combinaison sera soulignée dans un premier temps et illustrée à partir du cas de la presse écrite. Une même perspective sera conservée dans un second temps pour éclairer les mutations plus contemporaines des industries médiatiques avec le numérique, exemplifiées avec le cas de l’information en ligne.
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FOCUS 1
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Modèles socio-économiques et nature des productions médiatiques Le développement substantiel d’une économie audiovisuelle de marché, au cours des années 1980, a amené à distinguer deux modèles génériques dans les industries culturelles et médiatiques : le modèle éditorial et le modèle de flot (Miège et al., 1986). On retient souvent du premier, dont les filières du livre et de la musique sont emblématiques, qu’il repose sur un financement direct par le consommateur final (achat d’un roman ou d’un disque) et du second, propre aux filières de la radio et de la télévision, qu’il s’appuie sur un financement indirect par des tiers (achat de spots publicitaires et /ou redevance audiovisuelle). Ce critère du mode de financement est cependant très loin d’épuiser la visée théorique du raisonnement en termes de modèles. D’une part la théorie des industries culturelles a ceci de commun avec l’économie politique de la communication – ensemble au sein duquel on lui reconnaît une place à part dans la littérature scientifique internationale en tant que cultural industries approach (Hesmondhalgh, 2013) ou cultural industries school (Winseck, 2016) – de ne pas se limiter à une description économique. Elle pose aussi des questions d’intérêt général, relatives aux traits des productions culturelles et médiatiques issues de ce processus industriel : par exemple, la diversité des œuvres peut-elle être assurée par le seul financement privé ou faut-il une intervention publique ? l’indépendance de l’information s’avère-t-elle compatible avec la place prise par certains annonceurs dans les budgets publicitaires ? La théorie des industries culturelles intègre d’autre part la nature des productions culturelles et médiatiques en tant que composante à part entière des modèles. Un modèle trouve sa cohérence dans l’interdépendance qui lie ses composantes les unes aux autres. De ce point de vue, la composante économique, celle du mode de financement, n’en est qu’une parmi d’autres. Une composante de nature plus sociologique est constituée par les relations entre acteurs au sein de la filière, et en particulier autour de l’acteur central – éditeur/producteur dans le modèle 48
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FRANCK REBILLARD
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éditorial ; programmateur dans le modèle de flot – qui doit arbitrer entre création en amont et valorisation en aval. Enfin, une composante de nature sémiodiscursive entre en ligne de compte, qui en vient aussi à différencier les deux modèles de façon assez fondamentale : production de nature pérenne dans le modèle éditorial, de nature plus périssable dans le modèle de flot. Cette dernière composante sémiodiscursive est souvent minorée dans l’analyse des modèles, appelés modèles socio-économiques de façon trop restrictive. Or, elle est toute aussi importante que les autres puisque c’est leur assemblage qui donne sa teneur à un modèle. Dans le modèle éditorial, l’éditeur/producteur parvient à obtenir du consommateur un consentement à payer pour une production culturelle et médiatique à l’intérêt durable (un roman que l’on lira à plusieurs reprises au cours de sa vie, un album que l’on écoutera en boucle). Dans le modèle de flot, le programmateur propose aux annonceurs l’attention de téléspectateurs et d’auditeurs captivés par des productions éphémères qui doivent s’enchaîner (jeu radiophonique, journal télévisé, etc.). La stabilité d’un média peut ainsi être analysée à l’aune de l’adéquation entre les différentes composantes de son modèle. Moins que les propriétés de chacune, c’est leur cohérence mutuelle qui importe, comme le montre l’exemple de la presse écrite. Jusqu’au début des années 2000, la presse écrite était financée à la fois par les lecteurs (vente des publications en kiosque ou par abonnement) et par les annonceurs (vente d’encarts publicitaires). À ce double marché, que le responsable de publication devait doser en conciliant les nécessités commerciales de rentrées publicitaires avec l’aversion des lecteurs vis-à-vis d’une présence excessive de réclames, correspondait également une certaine dualité des productions journalistiques : tantôt périssables lorsque collant à l’actualité (brève dans un quotidien) tantôt pérennes lorsqu’abordant en profondeur un sujet (dossier dans un magazine). Ainsi, la presse écrite pouvait être analysée comme relevant d’un modèle intermédiaire entre flot et éditorial car chacune de ses composantes – mode de financement, acteur central, type de bien médiatique – empruntait à l’un et à l’autre des deux modèles génériques. 49
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Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques
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Les directions prises ensuite par la presse écrite ont confirmé la validité théorique du raisonnement en termes de modèles. Au début des années 2000 sont apparus les quotidiens gratuits. Comme leur qualificatif l’indique, ces journaux n’étaient plus vendus aux lecteurs. Seuls leurs espaces publicitaires étaient vendus aux annonceurs. À ce mode de financement indirect ont correspondu des articles de format court et destinés à être lus très rapidement (comme le nom des quotidiens le révélait explicitement : 20 Minutes, Metro), liés à l’actualité la plus immédiate – autrement dit des productions médiatiques périssables. Quand on ajoute le fait que la stratégie des responsables de publication était de conquérir une audience de masse (plusieurs millions de lecteurs) à offrir aux annonceurs, on comprend que les quotidiens gratuits ont alors fait pencher la presse écrite du côté du modèle de flot. Inversement, le lancement de mooks (contraction des termes magazine et books), autour de 2010, a rapproché la presse écrite du modèle éditorial. De XXI à La Revue dessinée, des productions journalistiques privilégiant le grand reportage et l’esthétisme graphique, selon un rapport distant à l’actualité qui leur octroie une plus grande pérennité, ont émergé. Ce parti pris d’un journalisme au long cours a été explicitement affirmé par les responsables de ces revues pour mieux se différencier des lignes éditoriales indistinctes et assez uniformes du reste de la presse. Il a pris place dans des publications dépourvues de toute publicité commerciale et vendues directement aux lecteurs, formant ainsi un alliage caractéristique du modèle éditorial.
Configurations sociotechniques de l’internet et structuration d’un modèle médiatique Les exemples précédents démontrent que la grille théorique des modèles médiatiques est capable de résister à l’épreuve du temps. Mieux encore, elle permet de distinguer, parmi les bouleversements conjoncturels incessants qui caractérisent le secteur des médias, les tendances plus structurelles qui sont susceptibles de faire système à moyen ou long 50
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FRANCK REBILLARD
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terme. Une telle faculté de clarification s’avère d’autant plus précieuse depuis le tournant de ce siècle et l’expansion de l’internet et du numérique car les configurations sociotechniques (Rebillard, 2007) s’y succèdent à un rythme effréné et deviennent plus complexes. Le raisonnement en termes de modèles aide à entrevoir celles en voie de stabilisation. Dans le cas des médias en particulier, plusieurs changements d’importance sont notables. Le numérique offre la potentialité d’une thésaurisation quasi exhaustive des productions médiatiques et des productions professionnelles récentes comme plus anciennes (archives) auxquelles s’ajoutent des productions amateures (blogs, sites de journalisme participatif, etc.). Par ailleurs, les actions et réactions des internautes (commentaires, avis, partage, remix, etc.) sont elles aussi intégrées à ces productions médiatiques par le biais de la numérisation. Ce double processus de documentarisation généralisée et de textualisation des pratiques (Cotte, 2007) conduit plus généralement l’industrie médiatique à se doubler d’une industrie médiatisante (Jeanneret, 2014) recouvrant des pans entiers de ce qui constituait jusqu’alors le hors-média (documents confidentiels ou inédits, conversations ordinaires, etc.). Résulte de cette extension du domaine médiatique (Lafon, 2017) une surproduction numérique qui, à la différence de la voie empruntée par les médias de masse, est moins diffusée vers des publics que rendue disponible aux internautes via des modalités d’accès (notamment des requêtes au sein de moteurs de recherche) et de mise en relation (notamment des recommandations au sein de réseaux sociaux numériques) héritées de l’informatique et des télécommunications. Dans un tel contexte où il s’agit d’apparier une offre pléthorique et des demandes individualisées, l’activité principale et la plus lucrative devient celle d’intermédiation : le tout rend prépondérant le modèle du courtage informationnel au détriment de modèles précédents en voie de secondarisation (Mœglin, 2015). La référence au modèle du courtage informationnel permet d’éclairer la dynamique tumultueuse des configurations sociotechniques de l’internet. Son application analytique au cas de l’information en ligne servira ici d’exemple pour montrer qu’une logique d’ensemble – logique 51
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Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques
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unifiant les composantes sociologiques, économiques et sémiodiscursives – peut être discernée au-delà des nombreux soubresauts apparents. L’activité centrale dans le modèle du courtage informationnel est l’infomédiation, néologisme issu de la contraction des termes informatique et intermédiation signifiant la nécessité de procédés automatisés pour mettre en correspondance, à grande vitesse, une offre numérique démultipliée et des demandes personnalisées. D’abord essentiellement appuyée sur des logiciels d’exploration du Web et pouvant être dénommée à ce titre infomédiation algorithmique, elle s’est ensuite mâtinée d’un apprentissage informatique des propriétés et pratiques des utilisateurs au point d’être qualifiée – sans doute abusivement – d’infomédiation sociale ; elle s’est encore plus récemment déployée au sein de systèmes d’exploitation adaptés aux terminaux mobiles, rendant l’infomédiation applicationnelle (Guibert et al., 2016). À chacune de ces étapes, un faible nombre d’acteurs, conformément à la tournure oligopolistique de l’internet (Smyrnaios, 2017), s’est imposé dans cette fonction centrale d’infomédiation et par là même dans la filière de l’information en ligne : Google pour l’infomédiation algorithmique, Facebook pour l’infomédiation sociale, Apple pour l’infomédiation applicationnelle. Chacun de ces acteurs a également développé un mode de valorisation économique adossé au service d’infomédiation qu’il rend : insertion d’hyperliens sponsorisés adaptés au contenu de l’article pointé ou à la requête formulée par l’internaute dans le cas de l’infomédiation algorithmique et de Google ; placement de posts commerciaux dans le fil d’actualité d’un internaute en fonction de ses actions (like, share, comment) et de ses interactions avec son entourage dans le cas de l’infomédiation sociale et de Facebook ; procédés de micropaiement tirant profit de la captation des données personnelles, et notamment des coordonnées bancaires de l’utilisateur, dans le cas de l’infomédiation applicationnelle et d’Apple. Une telle situation pose en soi problème en termes d’économie politique car les infomédiaires exploitent les productions fournies par les entreprises médiatiques, voire par les internautes eux-mêmes, sans redistribuer de façon équitable les profits générés par ce biais (Rebillard & Smyrnaios, 2011). 52
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FRANCK REBILLARD
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Cette emprise socio-économique des infomédiaires sur la filière de l’information en ligne pose de surcroît problème car elle a des répercussions sur les productions médiatiques rendues ainsi accessibles. Le recours à l’analyse du discours médiatique permet ainsi de poser l’hypothèse d’un affaiblissement du pluralisme de l’information en ligne à mesure que les infomédiaires deviennent prééminents (Rebillard, 2012). Parallèlement, les concepts relatifs à la technosémiotique des écrits d’écran et à l’énonciation éditoriale viennent aussi utilement compléter la théorie des industries culturelles. Croiser ces deux branches des sciences de l’information et de la communication permet de donner sa pleine mesure au raisonnement en termes de modèle médiatique car en l’espèce, dans le cas de l’information en ligne, on peut aussi retrouver une cohérence entre chaque type d’infomédiation et chaque type de production médiatique : avec l’infomédiation algorithmique, l’objet journal est découpé en unités sécables, articles et illustrations, pointables hypertextuellement et d’une certaine façon réagencées à partir des résultats du moteur de recherche (Smyrnaios & Rebillard, 2009) ; avec l’infomédiation sociale, ces unités médiatiques de base sont appropriées de proche en proche et transformées par le filtre du réseau social numérique au gré de ce qui s’apparente à une économie politique de la trivialité (Jeanneret, 2014) ; avec l’infomédiation applicationnelle, les productions médiatiques sont l’objet d’une altération supplémentaire et deviennent contingentes (Poell, 2017) en ce qu’elles doivent être suffisamment plastiques pour s’extraire de leur format d’origine et se couler dans ceux susceptibles de les accueillir sur tous types de terminaux.
Conclusion À l’issue de ce passage au crible du modèle du courtage informationnel, l’évolution de l’information en ligne peut ainsi se révéler moins chaotique qu’il n’y paraît de prime abord. Chacune des configurations sociotechniques qui se succède équivaut à une mise en adéquation des composantes sociologiques, économiques et sémiodiscursives : infomédiaire algorithmique – hyperliens sponsorisés et contextuels – 53
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Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques
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avec des unités médiatiques pointables hypertextuellement ; puis infomédiaire social – insertion de publicités dans le fil des échanges – avec des unités médiatiques appropriables et transformables ; enfin, infomédiaire applicationnel – procédés de micropaiement intégrés – avec des unités médiatiques formatables. La logique d’ensemble qui apparaît ainsi progressivement met au jour une dépossession des entreprises médiatiques par les infomédiaires, non seulement des revenus pouvant être tirés de leur activité mais aussi de leur identité éditoriale. La circulation incontrôlée de fake news durant la campagne présidentielle américaine de 2016 est venue rappeler les enjeux cruciaux posés par cette forme de dilution de la responsabilité éditoriale (Bell & Owen, 2017). Elle illustre de façon plus générale l’intérêt théorique d’une analyse en termes de modèles médiatiques intégrant de façon conséquente sa composante sociodiscursive au même plan que ses composantes socio-économiques. Ainsi menée, elle ne peut qu’enrichir une économie politique véritablement attentive au rôle des médias en société.
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FRANCK REBILLARD
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Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques
Pratiques médiatiques et ethnographie des publics Céline Ségur
A
u sujet des pratiques médiatiques, un premier questionnement consiste à s’interroger sur les usages des médias : qui regarde quoi ? qui lit quoi, et quand ? qui écoute quoi ? C’est, pour le dire rapidement, l’objectif principal des mesures quantitatives de l’audience. Au sein du champ scientifique, il s’agit de qualifier les publics : les chercheurs, en sociologie, en sciences de l’information et de la communication, en sciences politique parfois, œuvrent à comprendre la place et le rôle des médias dans la vie des gens à partir de ce que les individus en disent et font avec les contenus qu’ils consomment. Ce projet scientifique se réalise à travers une approche empirique des pratiques médiatiques qui peut être qualifiée d’ethnographique. En effet, une approche ethnographique des pratiques médiatiques peut être entendue au sens du « tournant ethnographique » revendiqué par les représentants du courant de recherche des cultural studies (voir Macé, Maigret & Glevarec, 2008) : ces derniers ont défendu des protocoles de recherche résolument empiriques, à base d’entretiens et d’observations, en rupture avec une approche quantitative fondée sur la passation de questionnaires. Cependant, comme l’explique Brigitte Le Grignou (2003 : 71-85), l’adoption de méthodes d’enquêtes empruntées à l’ethnologie s’inscrit dans une démarche plus transversale de l’histoire des recherches sur la réception qui contribue à redéfinir son objet et sa spécificité. C’est ainsi que nous la considérons 57
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Chapitre 2
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dans ce chapitre1. L’approche ethnographique au sens large, c’est-à-dire le développement de méthodes d’enquête qualitatives parfois associées à des techniques quantitatives comme les questionnaires, a contribué à inscrire les pratiques médiatiques dans le monde social. Le développement de travaux sur le terrain, auprès des individus, a eu pour ambition de comprendre ce que font les publics lorsqu’ils consomment des médias. À l’heure de la « convergence médiatique » telle qu’elle est définie par le chercheur et essayiste américain Henry Jenkins (2013), l’obser vation et l’analyse des pratiques (trans)médiatiques est plus que jamais pertinente. En effet, la communication médiatique est de plus en plus ancrée dans le paradigme de la participation du public. Les relations entre les médias et les individus sont passées d’un schéma traditionnel où les producteurs adressent des contenus aux publics avec une communication de type verticale à un modèle où ce sont les publics qui adressent des messages aux producteurs. La participation des publics aux contenus médiatiques n’est pas nouvelle en tant que telle, en revanche « il n’est plus possible de faire sans les récepteurs ou consommateurs de sens qui ne se contentent plus de réagir, de s’approprier et de détourner les messages informationnels et les œuvres de divertissement, mais qui s’impliquent parfois dès le stade de la production » (Maigret, 2013 : 58). De plus, le rôle joué par les médias dans la structuration des liens sociaux se déploie désormais à de plus vastes échelles : à la fin des années 1980, le sociologue Dominique Boullier avait étudié
1. Le champ des études sur les pratiques médiatiques se compose d’autres approches qui ne seront pas traitées dans ce chapitre. Il s’agit notamment des dispositifs quantitatifs de mesure des audiences et des méthodes expérimentales pour l’étude des réceptions en situation de communication médiatique. Au sujet de ces approches, le lecteur pourra consulter le dossier « Les publics : généalogie de l’audience télévisuelle » de la revue Quaderni (Méadel, 1998) ainsi que l’ouvrage de Cécile Méadel (2010) pour les premiers ; il pourra se reporter à l’ouvrage dirigé par Didier Courbet et Marie-Pierre Fourquet-Courbet (2003), ainsi qu’au dossier « Psychologie sociale, traitements et effets des médias » de la revue Questions de communication (Courbet, Fourquet-Courbet & Chabrol, 2006) pour les secondes.
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« les conversations télé » échangées entre collègues sur le lieu de travail. Il avait montré comment celles-ci participaient à la démocratisation des rapports sociaux (voir infra). Aujourd’hui, « pour la plupart d’entre nous, la télévision permet d’alimenter les discussions autour de la machine à café, et pour un nombre croissant de personnes, la machine à café est désormais virtuelle » (Jenkins, 2013 : 46). Nous proposons de présenter le cadre épistémologique au sein duquel cette démarche a émergé et s’est développée en France ; puis nous exposerons les modalités de sa réalisation à travers quelques études emblématiques et récentes.
L’approche empirique des pratiques médiatiques Cadrage épistémologique Il paraît aujourd’hui loin le temps où Harold Lasswell définissait la communication médiatique comme une injection directe et illimitée de messages auprès d’un public passif et influençable. Rappelons en effet que, dans la lignée des thèses sur un public passif et conditionné (cf. Le Bon, 1895) qui répond par des réflexes automatiques à des stimulations diverses, le chercheur américain Harold Lasswell a analysé à partir des années 1920 les techniques de persuasion puis la capacité d’influence des médias de masse. Selon lui, les médias, qui se développent rapidement, sont des outils opportuns de circulation des messages et d’adhésion des masses. En 1948, il délimitait le champ d’étude des communications de masse par une « question programme » : qui dit quoi à qui par quel canal et avec quels effets ? L’accent était mis sur l’impact des messages. C’est la théorie des effets directs et illimités, communément appelée « théorie de la seringue hypodermique » en référence à l’injection immédiate de messages dans le corps social. À rebours de cela, le champ international des études sur la réception médiatique a mis en évidence la diversité des pratiques médiatiques et la complexité des compétences interprétatives des individus. Du côté des États-Unis, notamment, les travaux des équipes autour de Paul Lazarsfeld et Elihu Katz ont mis à jour les capacités de réaction diversifiées des publics ainsi 59
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que le rôle limité des médias dans les processus d’influence à travers la définition du processus de la communication à deux étages (Two step flow of communication) (Lazarsfeld, 1944 ; Katz & Lazarsfeld, 1955). Ensuite, les tenants des cultural studies, en Grande-Bretagne d’abord, ont développé une approche d’étude empirique des publics médiatiques qui a consisté à mettre à l’honneur les capacités de détournement et de résistance des individus face aux messages médiatiques (Hall, 1994), faisant de la réception un processus psychologique, culturel, voire politisé (Morley, 1980 ; Ang, 1985). Des ouvrages de synthèse et des dossiers de revues scientifiques restituent le détail de ces travaux en langue française (Beaud & Flichy, 1990 ; Beaud & Quéré, 1994 ; Dayan, 1993 ; Le Grignou, 2003 ; Proulx, 1998 ; Ségur, 2010)2. Les chercheurs français ont observé empiriquement les publics médiatiques plus tôt qu’on ne le croit. En effet, au milieu des années 1950, alors que la Radiodiffusion-télévision française (RTF) émet quelques heures de programmes quotidiens à destination d’un public restreint (l’ensemble du territoire hexagonal n’est pas encore couvert3 et le coût des postes de télévision demeure élevé), une équipe de sociologues dirigée par Joffre Dumazedier (1955) met en place une enquête sur les télés-clubs – un dispositif mis en place à partir de 1950 sous l’impulsion du mouvement d’Éducation populaire qui consistait à organiser une souscription collective dans un milieu rural pour permettre l’achat d’un téléviseur, le plus souvent installé dans l’école du village où les habitants se réunissaient une à trois soirées par semaine pour regarder le programme. Environ deux cents villages ont développé un télé-club durant la décennie. À partir de janvier 1954, une série de treize programmes intitulée État d’urgence a été diffusée sur le petit écran ; elle était préparée conjointement par la RTF et l’Unesco, à destination des télés-clubs et devait servir de support à une enquête
2. En langue anglaise, les synthèses sur le sujet sont à lire chez : Livingstone, 2005 ; Nightingale, 2011 ; Schroder, 2003. 3. Sur la politique de développement des stations régionales de télévision, voir Lafon, 2012.
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sociologique qui avait pour objectif de mettre à jour le rôle de la télévision comme moyen d’éducation populaire – à rebours d’une conception du média émergent, celle d’un instrument de loisirs destiné aux riches, d’un « équipement pour innovateurs aisés » (Gaillard, 2006). L’étude consistait à observer le comportement des téléspectateurs pendant la diffusion du programme, puis à questionner les individus et susciter des discussions entre eux après la diffusion. Les sociologues ont cherché à évaluer le potentiel culturel des émissions à partir des réactions des individus qui les voyaient ainsi que la réception du programme État d’urgence et ses effets sur la perception de la modernisation. En effet, État d’urgence présentait, à travers des histoires vécues (« L’histoire individuelle d’un français d’aujourd’hui »), la manière dont la mise en œuvre de méthodes modernes pouvait être une solution pour résoudre les problèmes rencontrés par les agriculteurs. Au total, l’étude a été conduite dans dix villages du nord de la France ; pour chacun, un animateur était chargé de renseigner scrupuleusement un cahier de séance. Elle a permis de révéler l’important pouvoir d’attraction de la télévision, des télés-clubs en particulier : bien que l’assiduité aux séances ait été variable, le nombre de villageois qui ont participé à l’expérience a été considéré comme important par les enquêteurs. En outre, le télé-club a été considéré comme un dispositif qui favorise la discussion, l’échange d’idées, et crée une situation de communication médiatique où les récepteurs sont actifs. Les auteurs concluent le rapport d’enquête en affirmant que les programmes télévisuels peuvent être un support de médiation permettant de sensibiliser les habitants des villages (le public populaire) aux problèmes de la vie publique. L’ethnographie des publics « type Dayan » Cependant, ce n’est que plusieurs années plus tard, à partir des années 1990, qu’une approche empirique des pratiques médiatiques se développe véritablement en France sous l’impulsion de Daniel Dayan. Le rôle joué par ce chercheur dans le développement des recherches sur les publics médiatiques en France a été présenté et souligné à plusieurs 61
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reprises auparavant (Breton & Proulx, 2002 ; Le Grignou, 2003 ; Ségur, 2010, 2018) ; mais il est important de rappeler les détails du programme des « Mystères de la réception » de manière à les mettre en perspective avec les enjeux des travaux plus récemment engagés sur les pratiques (trans)médiatiques. Au début des années 1990, Daniel Dayan joue un rôle de passeur en contribuant à la venue de chercheurs anglo-saxons qui incarnent le développement des recherches empiriques sur les pratiques médiatiques (cf. supra) au colloque « Public et réception » organisé par les membres du laboratoire Communication et politique au centre Pompidou à Paris. À cette occasion, il réunit et fait traduire leurs contributions pour une livraison de la revue Hermès intitulée « À la recherche du public ». Dans le même temps, Daniel Dayan rédige un article, « Les Mystères de la réception », pour la revue Le Débat, dans lequel il propose un programme d’études pour les publics médiatiques. Ce programme s’articule principalement autour de deux questionnements : l’un sur l’existence des publics médiatiques, l’autre sur les méthodologies d’enquête. Au moment où Daniel Dayan rédige « Les mystères de la réception », un débat agite le champ des études sur les médias au sujet de l’existence des publics : du point de vue des études industrielles de mesure de l’audience, le public est un produit quantitatif ; pour les sémiologues, les publics n’existent qu’à travers les contenus médiatiques dans la mesure où ce sont les significations du texte médiatique, et elles seules, qui en déterminent la réception. Or, « la réception est le moment où les significations d’un texte sont constituées par les membres d’un public » (Dayan, 1992 : 150). Les individus disposent de capacités interprétatives qui leur permettent de décoder les messages médiatiques. Dayan indique que ces ressources interprétatives diffèrent en fonction des registres culturels des individus. Après avoir admis l’existence de publics médiatiques et être partis à leur recherche, les chercheurs se heurtent à une difficulté méthodologique importante : la pratique médiatique, a fortiori télévisuelle, se caractérise, comme le souligne Dayan, par « une attention partagée ». Cela signifie que pendant que l’on regarde une émission de télévision, il nous arrive de penser à autre chose que ce dont il est question, et /ou de faire autre 62
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chose, voire de s’absenter quelques minutes. C’est encore plus vrai aujourd’hui avec la multiplication des écrans nomades dans les foyers (smartphone, tablette, ordinateur) : Jean Châteauvert (2016) parle d’une « expérience fragmentée ». En résumé, la pratique ordinaire du média n’est le plus souvent pas aussi soutenue que ce qu’elle devient lorsque le chercheur interroge l’individu. « En demandant aux spectateurs de réagir à des programmes spécifiques, constitués en “textes”, les études de réception ne risquent-elles pas alors de susciter à leur égard une intensité d’attention que sans elles ils n’auraient jamais reçue ? » (Dayan, 1992 : 155). Cependant, l’observation in situ des pratiques médiatiques aide à comprendre la place occupée par les médias dans les routines domestiques et quotidiennes des individus. Dans le cadre de son enquête sur la réception d’une sitcom populaire (voir infra), la sociologue Dominique Pasquier (1999) a souhaité regarder un épisode de la série Hélène et les garçons au domicile de fans, pour ensuite en discuter avec toute la famille. Un sentiment de gêne se développe alors chez les enquêtés (parents et enfants) qui se sentent en situation d’examen face à une chercheure du CNRS ; il y a même de l’indignation de la part de certaines mères de classes sociales supérieures : l’observation prend parfois la forme d’une intrusion qui ne permet pas d’accéder à la situation ordinaire de réception. Néanmoins, l’enquête a permis de mettre à jour les différents rôles du média dans l’organisation des relations familiales, notamment entre les parents et les enfants, ainsi que des différenciations socioculturelles (sur ce sujet, voir aussi Buckingham, 1996 ; Lull, 1990 ; Morley, 1986). Face à ces limites épistémologiques et méthodologiques, Daniel Dayan propose « une ethnographie des modes d’auto-reconnaissance des publics ». Autrement dit, il s’agit de s’intéresser aux publics qui se manifestent comme tels, ceux qui se constituent et se donnent à voir au sein de l’espace public. La proposition se fait en référence à plusieurs observations empiriques réalisées par l’auteur en collaboration avec le sociologue des médias Elihu Katz : à la fin des années 1970, ce dernier propose à Daniel Dayan de le rejoindre à Jérusalem où il met en place un département de recherches sur les médias. Les chercheurs commencent à étudier la réception d’événements télévisés 63
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au fur et à mesure de l’actualité, sur le lieu de l’événement : la visite du président Sadate d’Égypte à Jérusalem en premier lieu (1977), puis la visite du Pape en Pologne (1979), ou encore le mariage de Charles et Diana à Londres (1981). Il s’agissait de visionner la retransmission des événements ou les nouvelles du soir dans une salle avec des étudiants, des collègues, des diplomates et par la suite d’en discuter. Peu à peu, les auteurs ont mis en évidence les interactions sociales inhérentes à l’expérience téléspectatorielle vécue par les individus : la réception des images télévisuelles s’insère dans un maillage complexe entre sociabilité du quotidien, sociabilité de l’événement (de facto les rituels associés) et mise en scène identitaire (de soi comme membre d’un public). Ils ont ainsi défini une « grammaire cérémonielle », c’est-à-dire un rôle particulier tenu par les cérémonies télévisées dans la relation des individus au média. Celles-ci déclenchent des pratiques spectatorielles spécifiques (cérémonielles et réflexives) et sont des outils de sociabilité ; elles inscrivent les événements célébrés à l’agenda public et « initient les citoyens aux structures politiques d’une société » (Dayan & Katz, 1996 : 212) – c’est-à-dire qu’elles relient les sphères institutionnelles (diplomatiques, politiques) à la sphère civile. En outre, ces cérémonies relaient les effets du monde religieux au sein de la société et jouent un rôle au niveau de la mémoire collective ; enfin, elles transforment les frontières traditionnelles entre espace public et privé. Les individus qui reçoivent les images sont ici des acteurs, à la fois individuels et collectifs, qui construisent les sens de l’événement. Les « actes de parole, actes de présence, actes du regard » (Dayan, 1999 : 59) sont les manifestations des performances du public ainsi constitué qui se déclinent sous la forme d’activités d’interprétation, de témoignage et d’argumentation. « Être un public c’est se livrer à une performance publique » (Dayan, 2003 : 50). Daniel Dayan et Elihu Katz ont ainsi été les témoins d’un processus performatif qui se décline en trois moments : le sentiment d’appartenance à un collectif (c’est-à-dire l’expérience subjective), la volonté de participer à l’événement, l’appropriation et la revendication des valeurs incarnées par l’événement. La question de la constitution des publics et celle de leur performance deviennent alors centrales. 64
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L’ethnographie de la réception médiatique en pratique Les courriers comme terrain d’étude d’une réception spontanée Le projet scientifique d’ethnographie des pratiques médiatiques se déploie à travers la quête de matériaux d’enquêtes susceptibles de limiter voire d’éviter les écueils méthodologiques des études de réception synthétisés par Daniel Dayan (1992). Il s’agit d’observer la réception là où elle se manifeste plus ou moins spontanément : les courriers sont alors exploités4. Une première étude est menée à partir de courriers rédigés en réponse à la demande d’une enquêtrice et ils constituent un élément de référence pour ce type d’enquêtes. C’est la chercheure hollandaise Ien Ang qui a eu recours à l’analyse de lettres pour analyser la relation des individus à la télévision, en particulier à la série télévisée Dallas5. Les individus y expriment leur plaisir à ressentir des émotions en visionnant une série où ils reconnaissent des scènes, des événements et des personnages de la vie réelle sans être dupes de l’aspect fictionnel et mis en scène de ce qui leur est raconté. Ien Ang analyse ainsi, en référence aux travaux du sociologue français Michel de Certeau (1980), les « tactiques fragmentées, invisibles, et marginales par lesquelles les publics des médias s’approprient symboliquement un monde qui n’est pas de leur propre création » (Ang, 1993 : 82).
4. Au sujet de la télévision, Géraldine Poels (2015) rapporte qu’un nombre considérable de courriers a été adressé par les téléspectateurs, tant à l’ORTF qu’à la presse hebdomadaire spécialisée (Télé 7 jours, Télérama), dès les années 1950. La singularité de ces témoignages, les excès et anecdotes qui les caractérisent ont permis à l’historienne de saisir la dimension affective de la relation à la télévision. De notre côté, nous avons étudié une partie des lettres de téléspectateurs adressées au producteur polémique Jean-Christophe Averty comme traces de l’opinion publique à l’égard de la télévision au début des années 1960 (Ségur, 2019). 5. L’enquête a été réalisée dans le cadre de l’étude internationale dirigée par Elihu Katz et Tamar Liebes autour de la réception culturelle du soap opera américain à succès Dallas (voir Liebes & Katz, 1990, 1993).
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Dominique Pasquier (1997 : 740, citée également dans Le Grignou, 2003 : 89) analyse les résultats de l’enquête sur Dallas en concluant que ce que les spectateurs manifestent de leur relation à la série télévisée, ce n’est pas une « connaissance du monde, c’est une expérience du monde ». La sociologue des médias a pu faire ce constat à travers l’examen d’un matériau de courriers complètement spontané : celui des jeunes fans d’une série. Au milieu des années 1990, Dominique Pasquier décide d’étudier la réception d’une sitcom populaire qui connaît alors un succès polémique, Hélène et les garçons. Il s’agit d’une série télévisée destinée aux adolescents et diffusée en fin d’après-midi sur la chaîne TF1 entre 1992 et 1994. Rapidement, la série est plébiscitée par les jeunes téléspectateurs. « Certains épisodes rassemblent jusqu’à 90 % des téléspectateurs de 4 à 14 ans présents devant leur poste » (Pasquier, 1999 : 3). Cependant, une critique virulente du programme se développe dans l’espace public, formulée par les parents puis par la presse et les intellectuels : l’on reproche à la série de mettre en scène une représentation très aseptisée et stéréotypée de la vie réelle. La sociologue a perçu dans ce phénomène médiatique et social un terrain d’enquête sur « la relation des jeunes à la télévision, mais aussi et surtout sur la manière dont ils utilisent la télévision pour repenser le monde qui les entoure » (ibid. : 7). L’enquête, dont les résultats sont rassemblés dans l’ouvrage La culture des sentiments, a été organisée autour de trois éléments : la distribution d’un questionnaire à sept cents collégiens et lycéens sur les goûts en termes de séries télévisées ; l’observation des comportements de jeunes téléspectatrices à domicile au moment de la diffusion du programme (treize familles) ; l’analyse du courrier adressé par les fans aux acteurs reçu à la société de production. Ce dernier matériau constitue véritablement un lieu dans lequel les publics manifestent publiquement et spontanément leur qualité de téléspectateur, à travers des actes de paroles écrites voire dessinées (de nombreux dessins décorent les lettres). Au total, une sélection de sept mille lettres a été analysée. Un premier constat dressé par Dominique Pasquier est celui de la lucidité des fans : les jeunes filles (car il y a une forte majorité de filles parmi les auteurs de ces courriers) témoignent de leur capacité à décoder l’univers télévisuel ; elles savent qu’elles regardent un programme de fiction, que 66
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les personnes à qui elles s’adressent sont des acteurs et des actrices qui incarnent des personnages à l’écran, qu’il y a peu de chances pour qu’elles reçoivent une réponse, etc. L’objectif du courrier n’est pas d’entamer une relation avec un des personnages pour pallier une faible sociabilité dans la vraie vie. « L’image de la fan isolée qui compense son incapacité à vivre dans le monde réel par une dérive dans la fiction en sort très entamée. On a là au contraire des enfants qui utilisent une série comme support à des interactions sociales nombreuses, avec leurs proches ou à distance » (ibid. : 17). Le rôle de la télévision comme lien social et sa capacité à susciter des engagements collectifs sont ici mis en évidence. « La télévision est pour les enfants une ressource, parmi d’autres, pour réguler leur relation à la société des adultes » (Pasquier, 1997 : 328). Ainsi l’usage de courriers de récepteurs comme matériau d’enquête présente l’avantage d’un accès à une réception manifestée spontanément : les auteurs y disent leurs interprétations et leurs ressentis sans que cela ait été guidé au préalable par le cadrage de la question de l’enquêteur. C’est ce que soulignent tous les chercheurs qui ont recours à cette méthode. Le courrier permet d’accéder à une facette de la relation que l’individu entretient avec le média, donc au rôle social joué par les médias, qui ne serait peut-être pas exprimé en situation d’entretien de recherche. C’est l’expérience faite par Dominique Cardon dans une étude des deux mille cinq cents courriers archivés par les assistantes de l’animatrice de radio Ménie Grégoire. Entre 1967 et 1981, Ménie Grégoire animait sur RTL le premier programme français de confession radiophonique qui fut l’objet d’une vive controverse. Dans ce contexte, les courriers ont permis au chercheur d’observer « les outils et les ressources qu’ils [les auditeurs] sollicitent afin de négocier, pratiquement, leur engagement (ou leur refus d’engagement) dans le dispositif radiophonique » (Cardon, 1997 : 849). Cette pratique de construction publique de doléances privées à travers la rédaction d’un courrier, observée par Dominique Cardon, l’a été aussi par Dominique Mehl qui a eu accès, pendant trois mois en 2004, aux courriels reçus par l’instance de médiation des programmes (alors dirigée par Geneviève 67
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Guicheney) mise en place par le groupe France Télévisions depuis 1998. Le corpus réuni se caractérise par une majorité (89 %) de protestations, récriminations, invectives, émotions et jugements négatifs à l’encontre de la télévision de service public. Du point de vue méthodologique, la sociologue souligne que ce matériau lui a permis d’accéder à des attitudes et réflexions latentes ainsi verbalisées, ainsi qu’à des évaluations mises en mots, des impressions données à entendre, des états de l’opinion formulés (Mehl, 2004). Un autre exemple est celui de l’étude réalisée par Isabelle Charpentier (2006) : elle a observé comment les courriers adressés à l’écrivain Annie Ernaux, au moment de la parution du récit auto-sociobiographique Passion simple, sont des outils de médiation à travers lesquels leurs auteurs se dévoilent et manifestent leur plaisir à se reconnaître comme membres d’une communauté sociale à laquelle appartient le destinataire du courrier ainsi que les autres lecteurs supposés. Isabelle Charpentier indique que la spontanéité du matériau utilisé s’est révélée particulièrement heuristique. Néanmoins, la méthodologie n’est pas exempte d’écueils. Ainsi, cela ne permet pas la représentativité, puisque par définition les courriers sont rédigés par des personnes qui ont un engagement particulier vis-à-vis de l’objet culturel à qui ou au sujet duquel ils s’adressent. « Les correspondants (et leurs opinions) ne sauraient donc être tenus pour représentatifs du lectorat global de l’auteur […] ni a fortiori ”des hommes” et ”des femmes” » (Charpentier, 2006 : 120). Nous avons notamment vu que les enquêtes portent souvent sur des courriers rédigés à l’intention des acteurs d’un programme médiatique dans un contexte exceptionnel, qui est celui de la polémique. A minima, la spontanéité des rédacteurs relève d’une intentionnalité précise. « Public en réaction, il n’est pas représentatif des téléspectateurs pris dans leur ensemble. Public critique, il n’est pas le miroir exact de l’audience globale du petit écran. Public actif, il n’est pas le reflet fidèle de l’auditoire moyen » (Mehl, 2004 : 146). De plus, il ne faut pas négliger le fait que ces messages peuvent contenir la marque d’un cadre conventionnel de l’écriture ainsi que celle des normes sociales qui encadrent la relation aux médias dans nos sociétés. 68
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CÉLINE SÉGUR
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L’observation des pratiques médiatiques ordinaires Les médias sont inscrits dans les pratiques routinières et intimes de la vie sociale et familiale des individus. Afin de ne pas susciter une intensité d’attention à l’égard d’un programme médiatique, les chercheurs ont mis en place des protocoles méthodologiques destinés à observer ces pratiques médiatiques ordinaires6. En faisant cela, ils ont fait évoluer la définition de la réception médiatique (Ségur, 2018). La réception se situe dans une temporalité qui déborde celle de la rencontre entre l’œuvre et son usager. En effet, si « la réception est le moment où les significations d’un texte sont constituées par les membres d’un public » (Dayan, 2000 : 437), ce moment peut être celui de la consommation immédiate de l’œuvre, mais il peut être celui de la préparation à l’expérience de réception et /ou celui de son appropriation manifestée – voire performée – à travers une réaction, une expérience sociale comme la conversation entre collègues ou sur un forum internet, la production d’un scénario alternatif, d’une parodie, etc. Ainsi, on admet, depuis les années 1980, au sujet de la réception télévisuelle, que : « Ce n’est donc plus la situation de présence devant la télévision ou la lecture effective du journal qui permettent de comprendre la réception. […] La télévision se parle au cours d’autres activités ou même comme activité centrale de conversation. [Les individus] manifestent aux autres membres de la société ce qu’ils font de la télévision. […] Ce sont ces discours qu’il faut prendre au sérieux, non pour ce qu’ils nous disent ce qui s’est passé dans la tête des gens durant leur exposition au message en question, mais pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des activités de comptes rendus en tant que telles, qui sont la réception elle-même » (Boullier, 1987 : 13). Pour en arriver à cette conclusion, Dominique Boullier a analysé des conversations sur la télévision tenues entre collègues, sur le lieu de travail, recueillies par des complices qui avaient pour mission de retranscrire le plus fidèlement possible les conversations, en toute discrétion. Cela lui a permis de décrire en détail comment 6. Le concept est poussé à l’extrême par Stéphane Calbo (1996) qui a choisi d’observer à domicile, muni d’une caméra vidéo et d’un carnet de notes, les comportements des individus qui manifestaient la nature affective de l’expérience de réception télévisuelle.
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Pratiques médiatiques et ethnographie des publics
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peut se constituer une opinion publique à partir des discussions sur la pratique télévisuelle. Parmi les lieux où les pratiques médiatiques se parlent, il y a les entretiens. En effet, la conduite d’entretiens, le plus souvent semi-directifs, est une pratique répandue dans les études de réception. L’objectif des chercheurs est de mettre à jour des interprétations, ainsi que les modalités de l’incorporation des injonctions et des messages normatifs contenus dans les discours médiatiques. Pour cela, ils amènent les individus à produire un récit de leur pratique, du programme consommé, ainsi qu’à formuler des perceptions et des opinions. Il ne s’agit pas ici de recueillir la parole spontanée du récepteur mais de comprendre la manière dont se construit une relation au média, à travers la situation d’entretien et le récit d’expérience. À nouveau, les travaux menés par Dominique Boullier et Dominique Pasquier constituent des références dans le champ francophone. Dans les années 1980, le premier a identifié des « styles de relation à la télévision » à partir des « comptes rendus de goûts » (Bullier, 1987 : 87-100) recueillis dans le cadre de vingt entretiens menés en face-à-face ou par téléphone. Ce dispositif méthodologique a permis au chercheur d’illustrer la tension au sujet de la légitimité de la pratique télévisuelle, mentionnée par Pierre Chambat et Alain Ehrenberg (1988) : la mise à distance du média évolue en cours d’interview ; très forte au début et marquée par un leitmotiv (« on n’est pas télé »), elle est ensuite de plus en plus faible et se différencie à travers les investissements émotionnels manifestés par les individus. Pour Dominique Pasquier (1999), les entretiens réalisés à domicile auprès de treize foyers, après le visionnage de la série Hélène et les garçons, ont permis d’observer des prises de position spectatorielles et morales différenciées selon la place que l’on occupe au sein de la cellule familiale (distance du père, attitude prosélyte des grandes sœurs, moquerie des frères) et selon le milieu socioculturel : la pratique est encouragée dans les milieux populaires alors qu’elle est parfois interdite dans les milieux aisés. L’apprentissage du modèle de la féminité est une caractéristique forte de l’expérience racontée par les jeunes téléspectatrices rencontrées par Dominique Pasquier. Un constat similaire est fait plus récemment par Nelly Quemener (2015) qui a mené dix entretiens avec 70
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des téléspectatrices des émissions de relooking. L’apprentissage du « bon look féminin » est la motivation qui caractérise la pratique télévisuelle racontée voire revendiquée par les enquêtées. À l’heure actuelle, les pratiques médiatiques se mettent aussi en paroles à travers les réseaux socionumériques. Depuis les années 2000 et l’appropriation massive et quotidienne de ces réseaux par les individus ainsi que par les chaînes de télévision et autres producteurs de contenus7, les possibilités de mise en scène des réactions de spectateurs se sont multipliées8. Dans le champ des études sur les pratiques médiatiques, l’observation de ces pratiques émergentes conduit des chercheurs à s’emparer de ces nouveaux actes de parole et actes de présence que sont les tweets et autres formes de commentaires en ligne. D’un point de vue méthodologique, il s’agit toujours d’accéder à l’expression spectatorielle là où elle se manifeste. Pour Céline Ferjoux, l’envoi de tweets s’inscrit dans la relation de communication entre le média et l’individu ; il permet à l’individu d’exprimer les émotions ressenties pendant la réception d’un programme précisément conçu pour proposer « une expérience sensorielle qui repose sur des effets spectaculaires et sur la puissance de la réponse émotionnelle du spectateur » (Ferjoux, 2016 : 79). L’étude est conduite autour du programme Danse avec les Stars, un show télévisé durant lequel des personnalités médiatiques sont coachées par des champions de la danse sportive et ainsi mis en compétition. L’auteure a choisi d’étudier particulièrement 7. On parle du « transmedia » pour qualifier les relations entretenues entre la télévision et les autres médias (Spies, 2014). L’offre médiatique s’est enrichie en lien avec les dispositifs numériques pouvant être associés aux supports (par exemple pour la télévision : les box, les télévisions connectées, les services proposés sur les sites internet des chaînes, etc.). En parallèle, dans les familles, les écrans se sont multipliés (ordinateur, tablette, smartphone, cf. Médiamétrie, 2016, Audience le mag, édition du 25 février) et les nouveaux supports sont devenus nomades (Lejealle, 2009). Ces dispositifs médiatiques invitent au développement d’une culture participative. Aussi les chercheurs s’interrogent-ils aujourd’hui sur le développement d’une nouvelle relation aux médias où les spectateurs seraient aux commandes. 8. Si le nombre d’individus qui utilisent les nouveaux dispositifs d’interaction comme Twitter, Facebook et les applications des grandes chaînes de télévision ne cesse de croître, il convient de ne pas opérer une généralisation excessive à l’ensemble des publics. Ces pratiques sont encore minoritaires, comme cela est souligné dans le dossier « Pratiques télévisuelles à l’ère du numérique » coordonné par Élodie Kredens et Florence Rio (2015).
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Pratiques médiatiques et ethnographie des publics
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« l’expérience médiatique du spectateur de Danse avec les stars » en tant qu’une « expérience émotionnelle qui inscrit des traces, des signes, dans la base de données informatique de la plate-forme de microblogging Twitter » (Ferjoux, 2016 : 69). Elle explique comment le public adopte l’activité de « second écran » proposée par la chaîne de télévision, c’est-à-dire qu’il développe une socialisation sur le réseau Twitter, pendant et autour du visionnage. Les messages émis sur Twitter sont aussi le terrain des investigations menées par Virginie Spies autour de la série télévisée populaire quotidienne Plus belle la vie. La chercheure a observé comment les téléspectateurs constituent des « internautes impliqués » ou « public engagé » (Spies, 2016 : 493). Là encore, lorsqu’ils rédigent des tweets, les individus prennent la parole dans une situation de communication interpersonnelle entre eux et les différents protagonistes du programme regardé (scénariste, chaîne, etc.) pour confronter la fiction (ce qui se passe dans la série) à la réalité (leur vie personnelle) ou pour se positionner en tant que fan dans l’espace public du réseau social (manifester sa passion, se présenter comme spécialiste, etc.). Cependant, il faut noter que « les interactions sont assez rares entre les internautes-téléspectateurs » (ibid. : 494). En effet, la chercheure n’a pas observé la mise en place de conversations entre les participants au live-tweet proposé par la chaîne. Néanmoins, elle a relevé les traces de l’expression d’une communauté d’interprétation : les téléspectateurs qui prennent ainsi la parole sur Internet sont amenés à mobiliser et mettre en œuvre certains rituels de communication qui leur permettent de s’auto-identifier comme fans de la série regardée et de se différencier d’autres publics. L’appartenance à la communauté est conditionnée par le fait de regarder ensemble et au même moment un même programme.
Conclusion On l’aura compris : le champ des recherches sur les publics médiatiques est diversifié et fécond : il n’y a pas une seule méthodologie pour étudier les pratiques médiatiques. Ce champ évolue à la mesure du passage d’une offre médiatique linéaire à une offre à la carte. La connaissance 72
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du cadrage épistémologique et méthodologique du champ est indispensable pour appréhender les situations contemporaines et à venir. En effet, le développement des outils numériques fait évoluer l’analyse des pratiques médiatiques vers l’analyse de pratiques transmédiatiques. Il entraîne notamment un regain d’intérêt pour la question de la dimension matérielle et technique des pratiques – comme cela avait pu être le cas au moment du développement de la télécommande puis des magnétoscopes pour la télévision (Bertrand, Gournay & Mercier, 1988). Il s’agit de s’interroger sur les liens entre l’évolution des pratiques et le sens des expériences médiatiques vécues. Guillaume Blanc (2015) s’interroge sur le devenir de la signification de la pratique télévisuelle dans l’espace domestique, alors que les propositions d’écoute en replay, à la carte et en situation de nomadisme se multiplient. Le chercheur identifie la permanence d’une pratique spécifique de la télévision à domicile qui donne du sens à l’organisation sociale de la vie domestique en complémentarité plutôt qu’en concurrence avec l’usage de nouveaux supports. Clément Combes (2015) s’intéresse lui particulièrement aux pratiques de visionnage des séries télévisées. Il montre que les expériences contemporaines se caractérisent par des combinaisons complexes où sont associés le maintien d’un « effet d’agenda télévisuel » et la quête d’une félicité sérielle. Le chercheur canadien Jean Châteauvert (2016) s’est lui aussi intéressé à la question d’une nouvelle expérience spectatorielle rendue possible par l’abondance et la diversité des propositions transmédiatiques. Il montre comment le visionnage d’un programme télévisuel (ici la série The Guild) n’est plus qu’un moment d’un processus spectatoriel plus large qui inclut la lecture des annonces autour du prochain épisode ainsi que les réactions et commentaires formulés en cours ou après la lecture, sur des forums ad hoc ou sur les réseaux socionumériques. La pratique médiatique devient alors un parcours au sein duquel l’individu intègre successivement plusieurs communautés : les internautes, les fans, les créateurs de la série et les comédiens.
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Pratiques médiatiques et ethnographie des publics
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CÉLINE SÉGUR
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Pratiques médiatiques et ethnographie des publics
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CÉLINE SÉGUR
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Pratiques médiatiques et ethnographie des publics
Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils Emmanuel Marty
L
e discours des médias constitue un objet central d’étude en sciences humaines et sociales. L’essor de son analyse est étroitement lié aux développements conjoints d’une sociologie du journalisme interrogeant l’identité et les pratiques professionnelles (Neveu, 2009), d’une socio-économie politique des industries médiatiques investiguant les conditions de production de leurs discours (Miège, 2006) et d’une psychologie sociale des médias (Marchand, 2004) posant la question de l’influence – éventuellement réciproque – entre médias et société. Par ailleurs, l’étude des textes est depuis longtemps l’objet des disciplines littéraires tandis que la structure et la matérialité du langage sont celui de la linguistique. Ces dernières disciplines ont progressivement intégré les discours médiatiques ou médiatisés dans leurs terrains de recherche et de formation, avec au départ des questionnements relatifs aux évolutions du langage, au processus d’écriture, à la question des genres ou celle de l’auctorialité. Ceci étant, du fait de la porosité des approches en sciences humaines et sociales et de la transversalité de certains questionnements liés au discours des médias, l’analyse de ce dernier s’est progressivement constituée en champ de recherche relativement bien balisé, voire en communauté transdisciplinaire, faisant dialoguer des ancrages théoriques et des approches méthodologiques très diverses qu’il s’agit ici de présenter succinctement.
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Chapitre 3
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Sur le plan opérationnel, les médias ont connu un vaste mouvement de numérisation de leurs outils professionnels et de leurs contenus qui a considérablement modifié leurs pratiques, leurs relations aux publics et leurs discours (Mercier & Pignard-Cheynel, 2014) en même temps qu’il a facilité leur indexation, leur collecte et leur analyse (Marty & Gallezot, 2014). Ces évolutions sont porteuses d’une promesse séduisante pour la recherche en sciences de l’information et de la communication (et plus largement en sciences humaines et sociales) : celle d’un matériau d’analyse à la fois très accessible et foisonnant. De son côté, l’analyse des discours a été profondément influencée par l’informatisation des outils telle que la détaillent Marchand (1998) et plus récemment Née (2017), avec le développement très rapide de logiciels de statistique lexicale ou textuelle, de lemmatiseurs, catégoriseurs sémantiques ou morphosyntaxiques, ou encore de programmes destinés à faciliter le codage ou l’annotation des textes pour leur analyse1. À ces outils, il faut ajouter l’émergence plus récente de programmes d’analyse et de visualisation des données issues d’Internet et des réseaux numériques, articulant souvent une analyse des discours à des approches issues de la science des données (Boyadjian et al., 2017) au sein d’un champ de recherche émergent et connexe à l’analyse des médias : celui des humanités numériques (Verlaet, 2017). Cette profusion des outils et des données disponibles, si stimulante soit-elle, n’en est pas moins délicate pour l’analyste à qui il incombe d’élaborer une problématique de recherche, de construire et de délimiter un corpus, de choisir les méthodes adéquates et de réaliser un travail de description puis d’interprétation des résultats, en situant nécessairement ces choix dans les fondements théoriques et épistémologiques de sa discipline. Dans ce contexte, le présent chapitre ne saurait prétendre à l’exhaustivité des approches théoriques et méthodologiques mettant en jeu les discours des médias comme objets d’analyse. Il ambitionne néanmoins de présenter et clarifier certains enjeux théoriques, étapes méthodologiques et ressources d’ordres divers face auxquels se trouve 1. Ces derniers sont le plus souvent regroupés sous l’étiquette de Computer Aided Qualitative Data Analysis Software, voir infra.
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EMMANUEL MARTY
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le chercheur lorsqu’il se fixe l’objectif d’étudier les médias en faisant parler leur discours.
L’analyse du discours des médias : repères sur l’émergence d’un champ transdisciplinaire L’analyse du discours des médias n’est l’apanage d’aucune discipline, mais plutôt le fruit de collaborations et de dialogues entre plusieurs d’entre elles, si bien qu’elle constitue aujourd’hui une sorte d’interdiscipline informelle, « un espace dont l’occupation et la délimitation mêmes sont nourries de collaborations et d’échanges dialectiques. » (Burger, 2008 : 8). Il semble néanmoins nécessaire de comprendre certains ancrages théoriques de travaux fondateurs ayant manifesté très tôt un intérêt pour le discours des médias. En France, l’analyse du discours textuel se développe dans le sillage de la lexicologie politique, indissociable des travaux de l’ENS Saint Cloud. L’analyse des « langages du politique », sous-titre de la revue Mots qui prolonge, en les renouvelant, les questionnements initiés par Maurice Tournier, s’est très tôt intéressée au rôle des médias dans la publicisation du politique. En témoignent les nombreux articles consacrés à la presse au cours des années 1980, dès le numéro trois de la revue2, ainsi qu’un numéro intitulé La politique à la télévision, coédité par Simone Bonnafous et Eliseo Veron, dès 19893. En remontant encore un peu la chronologie de cette approche, on trouve les travaux de Denise Maldidier et son intérêt pour le discours de la presse avec une thèse de troisième cycle, soutenue en 19694, sur le vocabulaire politique de la guerre d’Algérie dans des quotidiens parisiens – travail considéré comme pionnier de l’analyse 2. Rubango Nyunda Ya, « Vocabulaire politique de la presse zaïroise contemporaine (1959-1965) ». In: Mots, n° 3, octobre 1981. Butor-Rousseau, Péguy, Presse du Zaïre, “la nouvelle droite”, vocabulaires, communiste et socialiste, cooccurrences ? pp. 35-45. 3. Mots, n° 20, septembre 1989. La politique à la télévision, sous la direction de Simone Bonnafous et Eliséo Véron. 4. Maldidier D. (1969), Analyse linguistique du vocabulaire politique de la guerre d’Algérie d’après six quotidiens parisiens, thèse de doctorat de troisième cycle, université Paris X-Nanterre.
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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de discours et s’en réclamant explicitement (Maingueneau, 2017). Sitri et Barats (2017 : 11) nous donnent une définition actuelle et éclairante des enjeux de l’analyse du discours textuel : « Les chercheurs en ADT analysent des corpus constitués de textes entiers […] dans une visée herméneutique (en relation avec le sens des textes), et ont recours à l’informatique comme outil et comme méthode5. » Aujourd’hui, de nombreux auteurs issus des sciences du langage travaillent à des rapprochements disciplinaires, souvent heuristiques, entre linguistique et sciences de l’information et de la communication à travers des ouvrages spécifiquement dédiés à l’analyse du discours des médias (notamment Moirand, 2007 ; Burger, 2008 ; Charaudeau, 2011). La finalité de l’analyse du discours textuel, comme le mentionnent Sitri et Barats, est herméneutique, c’est-à-dire centrée sur l’interprétation du texte. L’outil linguistique, dans cette approche du discours, est alors indissociable de ce qui l’emplit de sa substance, à savoir la situation d’interaction communicationnelle. En cela, l’analyse de discours doit beaucoup au paradigme dialogique de Bakhtine (1977 : 147) qui pose l’interaction verbale comme « réalité fondamentale de la langue ». Pour Bakhtine, le sens d’un énoncé n’est jamais ni donné, ni figé. « Seul le courant électrique de la communication verbale fournit au mot la lumière de sa signification. » Aussi, prévient-il, « ceux […] qui s’efforcent, pour déterminer la signification du mot, d’atteindre sa valeur inférieure, celle qui est toujours stable et égale à elle-même, c’est comme s’ils cherchaient à allumer une lampe après avoir coupé le courant. » Dès lors, il semble délicat de parler de sens au singulier, l’analyse visant plutôt la mise au jour de potentialités de sens.
5. Les auteures en profitent pour distinguer opportunément cette approche de celle du traitement automatique des langues, qui « vise généralement à produire des outils informatiques permettant de traiter automatiquement des données langagières, dans une visée le plus souvent applicative (industrielle) » (Sitri & Barats, 2017 : 11). On trouvera parfois les étiquettes anglo-saxonnes Computationnal linguistics ou Natural Language Processing (NLP), dont les enjeux, différents de l’analyse de discours des médias, sont là encore essentiellement applicatifs : parvenir à résumer automatiquement un texte, le traduire ou le décrire.
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Cette approche est sans doute ce qui distingue, historiquement, l’analyse de discours d’une certaine tradition de l’analyse de contenu. Cette dernière apparaît en effet plus focalisée sur le texte et ses topoï, avec l’idée que l’on peut « accéder au sens d’un segment de texte, en traversant sa structure linguistique » (Pêcheux, 1969 : 4). À ses débuts, l’analyse de contenu portait donc une attention moindre aux questions de contexte ou de situation de communication, qui sont au contraire des données de première importance en analyse de discours textuel pour l’interprétation du sens d’un discours. Pour autant, cette distinction entre analyse de contenu et analyse de discours a indubitablement perdu de sa pertinence dans la mesure où nombre de travaux se réclamant de la première font aujourd’hui usage non seulement des méthodes mais aussi des théories de la seconde. Ainsi, quand l’ouvrage intitulé L’analyse automatique des contenus (Ghiglione et al., 1998) pose d’emblée la différence entre une analyse de contenu, centrée sur la compréhension de la structure interne d’un discours, et une analyse de discours guidée par la question de la formation idéologique de celui-ci (conditions de production, diffusion et transformation) ; il réintroduit néanmoins tout au long de ses développements la question de la « situation de communication » de ses enjeux et paramètres. En effet, c’est bien à la lumière de ces derniers qu’il s‘agit d’accéder, par l’analyse des matérialités langagières, à des hypothèses interprétatives sur les possibles significations des actes de langage. Ces considérations font écho à l’analyse de discours telle qu’elle est conceptualisée en sciences de l’information et de la communication pour lesquelles « ce n’est pas au signifié de l’expression que l’on s’intéresse, mais aux lieux et acteurs sociaux de sa production et de sa réception » (Clavier, Romeyer, 2008). Bardin (2013), dans un ouvrage intitulé L’analyse de contenu, rappelle qu’un des précurseurs des analyses quantitatives de la presse est Lasswell, auteur largement enseigné en sciences de l’information et de la communication avec son Propaganda technique in the World War publié en 1927. Si les analyses d’alors ignorent totalement les travaux en sciences du langage et réciproquement, l’auteure dresse un exposé historique 83
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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des évolutions de ce qui n’est encore qu’un ensemble de techniques à la recherche d’une substance épistémologique – que l’analyse de contenu trouvera avec l’intérêt que lui porteront un certain nombre de disciplines relevant des sciences humaines et sociales au premier rang desquelles figurent l’histoire, la linguistique, la psychologie, la sociologie et les sciences politiques. Le développement de l’informatique dans les années 1960 aiguise, par nécessité technique6, l’intérêt des chercheurs pour les unités linguistiques, ouvrant la voie à la contribution conjointe de linguistes, de statisticiens et de chercheurs issus des disciplines précédemment citées7. Bardin définit alors, de façon à la fois minimale et extensive, l’analyse de contenu comme un « ensemble de techniques d’analyse des communications » (ibid. : 35) resituant la caractérisation formelle du texte dans le cadre plus large de l’analyse des interactions communicationnelles. « Le but de l’analyse de contenu est l’inférence de connaissances relatives aux conditions de production (ou éventuellement de réception), à l’aide d’indicateurs (quantitatifs ou non). » (ibid. : 43). L’ouvrage de Bonville (2000), L’analyse de contenu des médias, procède d’un mouvement similaire. Après avoir rappelé la définition classique de l’analyse de contenu donnée par Berelson (1952), à savoir « une technique de recherche servant à la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications » (Bonville, 2000 : 18), l’auteur en introduit une relecture critique et insiste sur « l’articulation entre, d’une part, la surface des textes et, d’autre part, les facteurs qui en déterminent les caractères », ainsi que sur la centralité, là encore, de la notion d’« inférence » issue de la « nécessité de relier les messages à leur contexte de production ou de réception ». Il conclut : « l’analyste cherche à établir une correspondance entre les structures sémantiques ou morphologiques des messages et les conditions psychologiques 6. Bardin (ibid. : 26) en livre une illustration concrète. « Une part importante des efforts est consacrée à mettre au point des “dictionnaires”, c’est-à-dire des grilles d’indexation capables de repérer et ventiler dans des catégories ou sous-catégories les unités du texte ». 7. On peut rappeler à cet égard que la revue Mots précédemment mentionnée tire d’abord son nom de l’acronyme « Mots, ordinateurs, textes, sociétés » qui nous semble bien expliciter cette rencontre.
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et sociologiques de leurs destinateurs et ou de leurs destinataires » (ibid. : 13). Il s’agit d’une définition donnant une place centrale à la situation de communication, au contexte et aux données extralangagières dont on peut supposer que les tenants de l’analyse de discours, a fortiori ceux s’inscrivant dans le champ des sciences de l’information et de la communication, en partagent les principes.
Le discours des médias comme objet d’analyse Prendre le discours des médias comme objet d’étude nécessite en premier lieu d’avoir une vision relativement claire du double statut de ces derniers – à la fois institutions démocratiques et industries marchandes – ainsi que des cadres sociohistorique, socio-économique, sociopolitique ou encore sociotechnique8 dans lesquels ils évoluent. Ces dimensions sont autant de points de départ possibles pour une problématique de recherche sur les médias. Il s’agit également en amont de saisir plus spécifiquement la fonction de leurs discours, les processus sociopolitiques et communicationnels mis en jeu (relevant par exemple du gate keeping et /ou de l’agenda-setting, cf. McCombs et Shaw, 1976) de même que l’environnement légal, socioprofessionnel, technique et déontologique dans lequel évoluent les journalistes au sein de leurs rédactions – dessinant des pratiques et routines professionnelles (Ringoot, 2014). Bonville (2000) propose ainsi d’identifier les différentes variables facilitant l’exploration systématique de l’objet d’analyse. Il identifie les variables qu’il qualifie d’exogènes au média, c’est-à-dire liées au contexte : les conditions économiques d’un pays ou d’une zone géographique dont dépend le média par exemple, la situation politique ou culturelle et les lois et règlements en vigueur, etc. Puis, il décrit les variables endogènes mais extrinsèques au discours telles que le type de média, le lieu de production, le statut de propriété du média, ses conditions socio-économiques de production et les caractéristiques 8. On renverra pour cela aux chapitres précédents du présent ouvrage ainsi qu’à l’abondante littérature en sociologie du journalisme et en socio-économie des médias.
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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de son public. Enfin, il détaille les variables endogènes intrinsèques au discours telles que le thème ou sujet des messages, les personnes et les lieux dont il est question, la nature des éléments d’information, les genres ou formes des messages ainsi que les auteurs et sources des messages. Charaudeau (2010) propose de son côté de systématiser l’articulation de ces éléments en considérant les discours des instances médiatiques comme la cristallisation de leurs surdéterminations d’ordre économique, technique, culturel, professionnel, social ou politique. Il s’agit en d’autres termes de faire l’hypothèse de l’existence d’un lien entre la matérialité du discours de certains médias et, par exemple, leurs modes de financement respectifs, la structuration de leurs rédactions, leur support privilégié de diffusion ou leur sensibilité politique – pour ne citer que les caractéristiques les plus évidentes liant modèles économiques et éditoriaux des médias. L’identité des publics est par ailleurs un élément à ne pas négliger dans l’appréhension même des discours médiatiques. Ces discours sont en effet explicitement destinés à des audiences – des individus avec des caractéristiques psycho-sociopolitiques, des attentes et des pratiques concrètes de réception – plus ou moins bien identifiées par ceux qui produisent les énoncés médiatiques. L’approche du contrat de communication de l’information médiatique, proposée par Charaudeau (2011 : 52), nous semble à ce titre particulièrement pertinente. Pour ce dernier, « les partenaires de l’échange langagier […] se trouvent en quelque sorte dans la situation d’avoir à souscrire, préalablement à toute intention et stratégie particulière, à un contrat de reconnaissance des conditions de réalisation du type d’échange langagier dans lequel ils sont engagés : un contrat de communication. » Ce contrat de communication met en jeu, par un principe de coopération, les compétences communicationnelles à la fois des journalistes et des audiences au sein d’un système médiatique dont la fonction est socialement instituée, donc communément reconnue et partagée. Il s’agit par exemple pour l’information politique de contribuer à éclairer le jugement des citoyens et de concourir ainsi à l’intérêt général au sein du marché concurrentiel qu’est celui des industries médiatiques (Marty, 2010). En posant « l’impossible transparence du discours » des médias comme préalable à son analyse, Charaudeau 86
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introduit la nécessité d’articuler l’analyse des textes (identification des stratégies médiatiques, de sélection des faits et des sources, de mise en mots, en genres et en formats de l’information, thématisation, rubriquage, etc.) à des questionnements systématiques sur les relations entre instances de production et de réception du discours. On peut à cet effet mentionner les théories du cadrage médiatique développées notamment par Gitlin (1980) puis Entman (1993) dans les champs conjoints des sciences politiques et de la psychologie sociocognitive, qui constituent de notre point de vue des concepts opératoires pour appréhender les discours médiatiques en termes d’interactions entre médias et publics. À la suite des travaux de Goffman (1991), pour qui les cadres sont des schémas d’interprétation destinés à structurer de manière intelligible et cohérente notre expérience du réel, les théoriciens des media frames ont appliqué ces principes au discours médiatique. Les media frames fonctionnent ainsi « comme des outils conceptuels auxquels médias et individus se fient pour transmettre, interpréter et évaluer l’information, en vertu d’une culture et d’une expérience supposées communes » (Marty, 2015 : §5). Il convient à ce titre de distinguer, comme nous y invite Ringoot (2014), discours médiatique et discours journalistique. En effet, ce dernier constitue un discours second, recadrant en même temps qu’il le publicise celui d’une variété plus ou moins grande de sources, porteuses chacune d’une position spécifique sur tel sujet et engagées dans une sorte de compétition pour l’accès à la tribune médiatique. En outre, le discours journalistique cohabite au sein des entités médiatiques avec d’autres discours, que l’on peut qualifier de médiatiques sans pour autant être journalistiques, relevant par exemple des communications publicitaire et politique. À cela, il faut ajouter que le déplacement massif des médias sur les supports numériques a rendu leurs discours plus polymorphes que jamais, les journalistes se trouvant confrontés sur le Web à une redéfinition à la fois de leurs pratiques et de leurs territoires (Mercier & Pignard-Cheynel, 2014). Le rôle structurant des logiques d’infomédiation sur les politiques éditoriales des médias (Rebillard & Smyrnaios, 2010) ainsi que le développement sans précédent de la parole de publics désignés comme coproducteurs de l’information (Deuze et al., 2007 ; Bruns, 2010) 87
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– parfois problématique sur le plan économique comme démocratique (Smyrnaios & Marty, 2017 ; Badouard, 2017) – nous semblent deux pistes d’investigation à poursuivre dans l’étude des médias sur Internet. C’est en tout cas la mise en lien de certains des éléments précédemment mentionnés, auxquels peuvent bien sûr s’ajouter d’autres issus de champs et terrains de recherche divers, qui va constituer le cœur d’une problématique, laquelle va nécessiter la mise en place d’un protocole méthodologique adéquat. Au sein de cette problématique, la vocation herméneutique de l’analyse du discours des médias doit d’abord inviter l’analyste à se poser les questions du statut, des enjeux et des limites du matériau et des méthodes dans le protocole de recherche. L’analyse du matériau produit par les médias n’est en effet pas nécessairement le seul élément permettant de répondre à la question posée. Celle-ci peut être couplée avec des enquêtes par observation, des entretiens, et toutes sortes de techniques classiques ou contemporaines de recueil de l’information en sciences humaines et sociales. Cette vocation nécessite ensuite, comme nous le verrons, de dépasser l’approche strictement descriptive des discours pour replacer les résultats bruts (catégoriels, statistiques ou graphiques) dans leur statut d’indicateurs à l’intérieur d’un questionnement théorique plus vaste.
Quelques règles et ressources pour la constitution d’un corpus Bonville (2000) énonce trois critères à prendre en compte pour la constitution d’un corpus médiatique : la pertinence, l’exhaustivité et l’homogénéité. Arrêtons-nous brièvement sur ces trois critères. La pertinence désigne le fait que le matériau soit adapté aux hypothèses précises de recherche (dimension comparative et /ou diachronique, approche thématique globale, etc.) ; cela suppose de définir a minima l’empan temporel, les entités et supports médiatiques à inclure au corpus. L’exhaustivité signale la nécessité de ne pas négliger des pans entiers du discours dont on souhaite éventuellement généraliser les résultats à un genre (l’éditorial, le reportage, etc.) et /ou une catégorie de médias
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(définis par leur support, leur périodicité, leur zone géographique de diffusion, etc.). L’homogénéité, enfin, consiste à définir ce qui fait tenir ensemble des discours a priori disparates, notamment un genre discursif identique, des conditions similaires de production et /ou une thématique commune (matérialisée par exemple par des mots-clés de recherche) – éventuellement tous ces critères simultanément, selon le degré de spécificité ou au contraire de transversalité voulu. Ces choix s’opèrent bien entendu en lien avec le critère de pertinence, puisque ce sont les hypothèses de recherche qui vont préciser la nature et l’étendue du corpus nécessaire. Lesdits choix doivent pouvoir être défendus sur les plans théorique et opérationnel, incluant le choix du ou des mots-clés de recherche, la diversité (et donc l’hétérogénéité) des sources et des supports, l’empan temporel, les genres éditoriaux inclus ou exclus, etc. C’est d’autant plus vrai dans un contexte scientifique où une attention croissante est accordée à l’ouverture des données de la recherche (Serres et al., 2017), à des fins de transparence et de réutilisabilité, devant inciter quiconque travaille sur un corpus de discours médiatique à tenir ce dernier à la libre disposition de la communauté scientifique. Une fois ces critères définis, les ressources ne manquent pas pour constituer son corpus. Signalons d’emblée l’existence des deux bases de données de presse les plus usitées que sont Factiva et Europresse. Comme le souligne opportunément Née (2017 : 63-93), vers qui nous renvoyons pour un exposé plus détaillé des étapes pratiques de constitution de corpus médiatique, ces deux bases, bien qu’initialement non destinées à la recherche universitaire, présentent certains avantages, dont leur actualisation continue, leur relative exhaustivité, leurs options de recherche avancée et la facilité de manipulation et d’export des articles, accrue par les efforts de certains programmeurs de logiciels9. Par ailleurs, les archives détenues par un média peuvent parfois être obtenues sur demande, en explicitant par écrit la démarche de recherche, mais la nature des supports d’archivage (papier ou fichier 9. On signalera à cet égard la possibilité d’exporter de manière semi-automatique des corpus issus de Factiva et Europresse vers le logiciel de statistique textuelle IRaMuTeQ (Ratinaud, 2009).
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PDF image10) peut éventuellement interdire ou complexifier le recours à certains outils logiciels. Concernant les médias audiovisuels, Fleury (2017) mentionne les ressources croissantes dont disposent l’Inathèque et la Bibliothèque nationale de France, dont les archives sont toutefois consultables uniquement sur place et doivent être retranscrites par le chercheur pour constituer son corpus. Le Web, enfin, comme précédemment mentionné, constitue une source extrêmement riche d’archives, plus ou moins bien structurées. Les méthodes de constitution de corpus sont alors très nombreuses, allant de la construction manuelle via une recherche sur les moteurs des sites eux-mêmes (avec du copié-collé pour des corpus peu volumineux) jusqu’à l’automatisation des opérations de crawling et de scraping par le biais d’outils logiciels tels que Hyphe11 et Gromoteur12 respectivement, en passant par la mobilisation d’agrégateurs de flux RSS collectant les publications des sites Web des médias13. S’ensuit un nécessaire travail de mise en forme, de nettoyage et de codage éventuel des données dont le but est à la fois de traduire opérationnellement, sous forme de métadonnées, les variables relatives aux hypothèses motivant l’analyse et de préparer son corpus pour l’usage d’un outil logiciel particulier. Les modalités concrètes de codage, différant selon les outils envisagés14, sont généralement mentionnées 10. Nécessitant d’utiliser un scanner et /ou un programme de reconnaissance optique de caractères (ou OCR) pour obtenir un fichier dit de « texte sélectionnable », seul pris en charge par la plupart des outils informatisés d’analyse des discours. 11. L’outil permet de constituer un corpus de sites ou pages Web à partir des liens entrants et /ou sortants d’une ou plusieurs URL de départ. Accessible en ligne : http://hyphe.medialab.sciences-po.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 12. L’outil permet d’extraire les données textuelles de différentes pages Web à partir de leurs URL. Accessible en ligne : http://gromoteur.ilpga.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 13. Il peut s’agit d’agrégateurs classiques ou d’outils spécifiquement dédiés à l’analyse, à l’instar du programme IPRI News Analyser développé dans le cadre du programme internet « Pluralisme et Redondance de l’Information ». Accessible en ligne : http://liris.cnrs.fr/dire/wiki/doku.php?id=ipri_news_analyzer (consulté le 16 octobre 2019). 14. Certains d’entre eux, relevant essentiellement de la statistique textuelle, s’attachent néanmoins à développer une certaine interopérabilité via le format XML, permettant aux corpus de voyager d’un outil à l’autre.
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dans leurs manuels respectifs d’utilisation. Ce codage peut s’avérer plus ou moins fastidieux en fonction des outils utilisés, de la taille du corpus et du format de fichier dont on dispose. Du codage manuel jusqu’à l’automatisation du processus au moyen de scripts informatiques en passant par l’utilisation d’expressions régulières ou de fonctionnalités semi-automatiques de remplacement de caractères, le choix des procédés de codage dépendra du temps dont dispose le chercheur, de sa culture informatique et /ou de sa possibilité de solliciter les compétences de collègues ou amis disposés à venir à son secours.
Les familles d’outils : entre étiquetages, classifications, mesures et visualisations On l’a vu, la nature des questions et hypothèses motivant l’analyse du discours des médias est potentiellement très diverse. Les méthodes et outils qui lui sont relatifs ne le sont pas moins. Analyses lexicales, sémantiques, morphosyntaxiques et sémiopragmatiques (Marchand, 1998), ou encore analyses rhétoriques : toutes ces approches convoqueront préférentiellement un ou plusieurs types d’outils dont nous proposons ici une brève présentation. Computer-Aided Qualitative Data Analysis Software : CAQDAS Il s’agit, en bon français, d’outils d’aide à l’analyse dite qualitative des données. Parmi les plus emblématiques de ce type d’outils, on peut citer N-Vivo15 et Atlas.ti16, deux logiciels propriétaires très utilisés en sciences sociales et politiques. Reposant sur une méthodologie inductive se réclamant plus ou moins explicitement de la grounded theory ou théorie ancrée (Glaser & Strauss, 2010), leur visée est plutôt la construction de modèles théoriques à partir d’un travail d’annotation
15. Outil accessible en ligne : http://www.qsrinternational.com/nvivo-french (consulté le 16 octobre 2019). 16. Outil accessible en ligne : http://atlasti.com/ (consulté le 16 octobre 2019).
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et de classification de données issues du terrain. Lejeune (2010) qualifie ces logiciels d’outils d’« étiquetage réflexif », en ce sens qu’ils ont pour principale fonction de garder une trace structurée de toutes les étapes du processus d’annotation et de classification des discours. L’historique du parcours interprétatif emprunté par l’analyste a alors vocation à devenir un véritable outil réflexif et un gage de transparence et de clarté de la démarche. Ces outils ne nécessitent pas, en amont, de travail particulier d’harmonisation formelle du corpus dans la mesure où les outils permettent d’intégrer des documents relativement hétérogènes (y compris sur le plan sémiotique) dont l’enjeu de l’analyse est précisément de mettre au jour les cohérences, continuités et convergences, mais aussi les ruptures, discontinuités et divergences entre les unités de discours choisies. Dès lors, pour Bardin (2013), ce travail de codage du corpus est une étape extrêmement importante de l’analyse, permettant d’extraire à partir des données brutes du texte les caractéristiques pertinentes. Le codage comprend ainsi trois choix : celui des unités d’analyse (mot, thème, personnage, événement, document, etc.), celui des règles de comptage (présence/absence, fréquence, intensité, cooccurrence, etc.) et celui des catégories (sur des bases sémantiques, lexicales, syntaxiques, expressives, etc.). Ces choix doivent répondre à un certain nombre de principes : caractère exclusif, homogénéité, pertinence, fidélité ou encore productivité17. Les analyses thématiques, lexicales et syntaxiques du discours des médias peuvent alors être mises en relief par une démarche comparative avec des analyses antérieures, voire par rapport à des corpus de référence de la langue française18. Outre l’enjeu de l’étiquetage réflexif, central dans l’approche inductive, un atout de ce type d’outils est la possibilité de dépasser la dimension strictement textuelle du discours des médias pour aborder les éléments visuels 17. Voir Bardin (2016 : 135-151) pour plus de détails. La pertinence des catégories et de l’indexation des éléments sur ces dernières est parfois associée à des indices statistiques de fiabilité inter-codeurs. 18. On pourra citer par exemple le trésor de la langue française, la base Frantext, ou encore le corpus de référence du français contemporain (CRFC).
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et graphiques du discours, les écrits d’écran pour le Web, le rubriquage et autres éléments extralinguistiques – ce que ne permettent pas, ou plus difficilement, les autres méthodes. Outils de catégorisation sémantique et / ou morphosyntaxique Ces outils (parmi lesquels figurent notamment Tropes19 et Cordial20) reposent, pour leur dimension sémantique, sur une ontologie, c’est-à-dire un dictionnaire hiérarchique permettant de classifier automatiquement les termes du discours sur la base de leur signifié. Ils permettent ainsi de dessiner l’univers sémantique des textes analysés en les mettant en rapport avec un dictionnaire de référence21, éventuellement paramétrable. La composante morphosyntaxique de ces outils, quant à elle, permet par la reconnaissance de la catégorie grammaticale des termes composant un discours, de repérer des motifs syntaxiques réguliers, relevant de la modalisation du discours, de ses visées et /ou de postures énonciatives du ou des locuteurs (descriptives, narratives, argumentatives, etc.). Relevant plus spécifiquement de l’analyse de contenu voire du traitement automatique des langues, ces logiciels peuvent apparaître plus éloignés des préoccupations de chercheurs en sciences humaines et sociales ayant à travailler sur le discours médiatique aujourd’hui. Il nous semble toutefois nécessaire de mentionner que l’ouvrage coordonné par Ghiglione (1998) sur l’analyse automatique des contenus et le logiciel Tropes consacre une part substantielle de ses analyses au discours de presse. L’analyse dite cognitivo-discursive entend alors appliquer un certain nombre de principes théoriques issus de la pragmatique, de la psychologie sociale et de la psycholinguistique pour interpréter le discours médiatique en termes de stratégies interlocutoires des sujets communiquant. 19. Outil accessible en ligne : https://www.tropes.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 20. Outil accessible en ligne : https://www.cordial.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 21. Le dictionnaire étant alors exogène au corpus choisi, à la différence de l’index, dictionnaire issu de la segmentation dans les outils de statistique lexicale.
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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Outils de statistique textuelle Ces outils dominent aujourd’hui largement le champ français de l’analyse des discours, ce qui leur vaut un certain nombre de critiques plus ou moins légitimes. Leur diversité constitue une richesse en même temps qu’une source potentielle de perplexité pour le chercheur néophyte. Ainsi, des logiciels historiques tels que Lexico22, Hyperbase23 ou Alceste24 côtoient depuis quelques années des outils libres tels qu’IRaMuTeq25 ou TXM26, présentant l’avantage, outre leur licence GNU GPL27, de réunir un grand nombre de fonctionnalités complémentaires sur une même interface. Une partie de ces outils se développe depuis peu sous forme de plateforme Web28 mettant directement à disposition en ligne un certain nombre de corpus et de fonctionnalités d’analyse. L’enjeu ici n’est pas de dresser un comparatif des différents outils, mais plutôt de rappeler les fondements opérationnels de la statistique textuelle29, et d’en présenter très succinctement les principales fonctionnalités d’analyse. L’analyse des données textuelles repose d’abord sur l’enchaînement de deux opérations : la segmentation et la partition (Lebart & Salem, 1994). La segmentation consiste à découper le texte en unités lexicales minimales : les formes lexicales qui correspondent à des mots. Une fois ces formes repérées, le logiciel dispose de l’ensemble des formes qui composent l’index (ou dictionnaire) du corpus, ainsi 22. Logiciel accessible en ligne : http://lexi-co.com/Produits.html (consulté le 16 octobre 2019). 23. Logiciel accessible en ligne : http://ancilla.unice.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 24. Logiciel accessible en ligne : http://www.image-zafar.com/Logiciel.html (consulté le 16 octobre 2019). 25. Logiciel accessible en ligne : http://www.iramuteq.org/ (consulté le 16 octobre 2019). 26. Logiciel accessible en ligne : http://textometrie.ens-lyon.fr/ (consulté le 16 octobre 2019). 27. La licence publique générale du projet GNU définit le mode de distribution et d’utilisation des logiciels libres. Accessible en ligne : https://www.gnu.org/licenses/licenses.fr.html (consulté le 16 octobre 2019). Outre la gratuité des outils, l’ouverture et le partage du code source permet d’éviter l’effet « boîte noire » des logiciels propriétaires dont l’algorithme demeure opaque. 28. On peut notamment citer Hyberbase Web, la base Textopol ou encore la plateforme TXM. 29. Nous choisissons ici la dénomination englobante de statistique textuelle, mais on rencontrera dans la littérature, selon les écoles et les héritages disciplinaires, les termes lexicométrie, logométrie ou textométrie.
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que du nombre d’apparitions (ou occurrences) de chacune d’elles dans celui-ci. La partition, ensuite, consiste à découper le corpus selon les métadonnées définies par l’analyste et traduisant ses variables et hypothèses (sources ou types de sources, date, etc.). Ces deux opérations aboutissent à la construction d’un tableau à double entrée mesurant la fréquence de chacune des formes lexicales dans chacune des parties. C’est sur la base de ce tableau, nommé tableau lexical, que vont s’effectuer l’immense majorité des calculs et représentations graphiques des caractéristiques du discours analysé. Ce type d’outils est privilégié pour les approches comparatives et /ou diachroniques, focalisées sur les liens entre caractéristiques externes et régularités discursives des médias sur des vastes volumes de données. L’outillage statistique et théorique de ces approches (voir Marchand, 2007 ; Marchand & Ratinaud, 2012 pour une présentation plus détaillée) s’est considérablement enrichi et sophistiqué depuis une trentaine d’années : calculs des spécificités lexicales mesurant la sur ou sous-représentation des formes lexicales dans les parties30, identification de suites fréquentes de mots correspondant à des syntagmes ou expressions récurrents (segments répétés), analyse factorielle des correspondances permettant de représenter graphiquement sur un plan orthonormé les relations de proximité ou de distance entre formes ou entre parties, classification hiérarchique descendante ou encore graphes de cooccurrence. Les méthodes multidimensionnelles de statistique textuelle, qu’elles soient factorielles (Benzécri, 1980) ou arborées et reposant sur la cooccurrence lexicale multiple (Reinert, 1983 ; Mayaffre, 2014 ; Ratinaud & Marchand, 2012), permettent la représentation graphique de l’organisation discursive des textes, destinée à en faciliter l’interprétation. À ces représentations sont associés des indices qui en mesurent la significativité statistique, de même que celle, dans un second temps, des liens éventuels entre l’organisation discursive mise au jour et les métadonnées 30. Par rapport aux valeurs moyennes propres au corpus, appelées effectifs théoriques, selon un calcul proche du KHI2. De manière générale, la plupart des opérations de la statistique textuelle visent une comparaison endogène, c’est-à-dire comparant les parties du corpus entre elles.
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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renseignées par l’analyste. Ces dernières permettent donc de rapprocher ou au contraire de distinguer les parties d’un corpus, d’identifier des parentés ou des ruptures entre celles-ci et bien entendu de caractériser leur identité lexicale. Reste que l’élaboration d’hypothèses sur le sens de cette organisation et de ses liens éventuels avec les métadonnées relève de la responsabilité de l’analyste, lequel doit mettre en œuvre une subjectivité interprétative informée par son travail préalable de revue théorique et d’appropriation de l’objet de recherche. Il s’agit là d’un véritable parcours interprétatif (voir infra) destiné à passer, par un travail d’inférence, d’indicateurs statistiques significatifs à des faits langagiers signifiants, relatifs aux stratégies de discours des locuteurs et /ou à leurs inscriptions dans des cadres et contextes divers. Outils de Social Network Analysis Bien qu’en dehors du champ de l’analyse des discours médiatiques à proprement parler, il nous semble important de mentionner ici les outils relevant des social network analysis, et plus largement ceux s’inscrivant dans le champ émergent des digital humanities ou humanités numériques, intimement liées à l’essor d’Internet comme terrain ou objet de recherche. L’outil le plus emblématique de ce champ est sans aucun doute le logiciel libre Gephi31, reposant sur les théories des graphes et permettant de visualiser la centralité ou la marginalité des nœuds d’un réseau et leur degré d’interconnexion. Il peut par exemple s’agir des liens hypertexte entrants et sortants entre sites Web de médias, des interactions entre comptes Twitter ou entre profils Facebook. Intégrer ces approches permet d’articuler analyses de discours et analyses de réseaux pour mieux comprendre comment circulent et se structurent, dans l’environnement numérique, les discours médiatiques et médiatisés, incluant ceux des audiences actives en ligne (voir par exemple, Smyrnaios & Ratinaud, 2014 ; Zappavigna, 2012 ; Marty et al., 2012 ; Rieder & Smyrnaios, 2012). Les discours médiatiques en ligne constituent en effet des objets de recherche de plus en plus 31. Logiciel accessible en ligne : https://gephi.org/ (consulté le 16 octobre 2019).
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centraux en sciences humaines et sociales. En outre, les approches webométriques dans lesquelles s’inscrivent les outils relevant des social network analysis sont parfois articulées aux analyses textométriques et /ou sémiologiques du Web, invitant à penser conjointement les textes, l’hypertexte et les écrits d’écran comme éléments signifiants dont l’analyste doit se saisir. Pour appréhender de manière précise ces dimensions, nous renvoyons au Manuel d’analyse du Web coordonné par Christine Barats (2013)32.
Des indicateurs aux résultats : le parcours interprétatif À l’issue de la présentation des outils et méthodes disponibles pour analyser les discours des médias, il s’agit à présent de nous arrêter sur la notion de parcours interprétatif précédemment évoquée. Il faut alors sans doute tenter de dépasser l’opposition entre méthodes quantitatives et qualitatives, car la vocation herméneutique de l’analyse de discours est aujourd’hui outillée tant par annotation que par quantification des faits langagiers, dans des arrangements de plus en plus subtils. On l’a vu, selon les outils employés, la codification peut aboutir à des comptages, tout comme la mesure peut constituer le support d’une classification. Dans le cas des outils d’aide à l’analyse qualitative des données, dans la mesure où le parcours interprétatif lui-même fait l’objet d’un étiquetage au moment où il se construit, discours et métadiscours se trouvent intimement liés dans le corpus ; l’approche réflexive consiste alors à synthétiser les annotations et catégories mises en place, éventuellement au moyen d’une indexation des unités de discours sur lesdites catégories et de comptages divers. S’agissant des méthodes dites quantitatives, elles permettent l’observation d’une organisation discursive tangible exprimée par un certain nombre d’indicateurs statistiques à même de valider une éventuelle démarche hypothético-déductive 32. Voir plus précisément les chapitres « Approches textométriques du Web : corpus et outils » par Christine Barats, Jean-Marc Leblanc et Pierre Fiala (pp. 100-124) et « Approches sémiologiques du Web » par Julia Bonaccorsi (pp. 125-146).
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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(faisant par exemple l’hypothèse d’une corrélation entre structuration socio-économique des médias et identités éditoriales), laquelle n’interdit pas (voire nécessite d’autant plus) un travail d’interprétation des indicateurs dédié à la caractérisation des discours. Il s’agit dans ce cas de mesurer puis d’interpréter le discours, la quantification constituant le support de la qualification. Les méthodes d’analyse, qu’elles reposent sur l’étiquetage réflexif, la sémantique ou la statistique, doivent donc être articulées à une théorie du discours à la lumière de laquelle celui-ci peut être qualifié ou caractérisé par ses éléments signifiants. Ce premier travail d’interprétation doit se nourrir d’allers-retours permanents entre les annotations ou réorganisations formelles du discours issues de l’analyse et la linéarité du texte, opération facilitée dans la plupart des logiciels par les concordanciers et autres outils de retour aux séquences textuelles. Une fois les éléments signifiants des discours identifiés, l’enjeu est de sortir de leurs descriptions pour proposer des réponses aux hypothèses de recherche sur l’objet médiatique lui-même. Il s’agit là d’un second travail d’interprétation, resituant les conclusions du précédent dans le cadre théorique et les fondements conceptuels mobilisés en amont de l’analyse des discours (sociologie du journalisme, socio-économie des industries médiatiques, psychologie sociale des médias, etc.). La notion d’inférence, mentionnée à de multiples reprises dans ce texte, est centrale en ce qu’elle permet précisément de s’extraire de ce niveau descriptif pour atteindre celui d’une analyse du sens entendu comme réponse aux hypothèses et interrogations initiales ayant motivé un protocole de recherche – dans lequel, rappelons-le, l’analyse du discours des médias peut n’être qu’une méthode parmi d’autres. Ce n’est qu’à la lumière de ces ressources conceptuelles que le chercheur parviendra in fine à faire parler le discours des médias.
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
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Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils
Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias Yves Jeanneret
C
e chapitre propose des repères pour un recours raisonné à l’analyse sémiologique des médias dans le cadre d’une approche communicationnelle. Il s’adresse aux étudiants et chercheurs en formation qui souhaitent recourir aux méthodes sémio-communicationnelles seules ou en association avec d’autres approches. Il ne s’agit pas ici de décrire les courants de la sémiotique, de présenter une théorie personnelle ou de mener l’analyse détaillée d’un objet (Jeanneret & Souchier, 2009 ; Jeanneret, 2007 ; Jeanneret, 2015), mais d’accompagner au mieux l’acquisition d’une compétence. Cela engage plusieurs formes de savoirs. Dans les pages qui suivent, le mot « sémiotique » désigne l’élaboration de concepts portant sur la production du sens ; le terme « sémiologie » renvoie à l’analyse concrète d’objets particuliers ; « sémio » nomme un corps de pratiques courantes ou expertes ; je qualifie enfin de « sémio-communicationnel » le cadre d’investigation. Lorsque Barthes décrit notre quotidien dans ses Mythologies, il nous livre une série d’analyses sémiologiques (sur l’abbé Pierre, le catch, le strip-tease) dont certaines relèvent d’une approche communicationnelle ; il y élabore les bases d’une théorie sémiotique qu’il développera dans plusieurs livres comme Le système de la mode ; ces publications et ses cours contribuent à professionnaliser la sémio, qui existait avant lui sous une forme improvisée. Ces distinctions sont 105
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Chapitre 4
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commodes1 pour se repérer, mais il s’agit de tout cela à la fois dans ce chapitre. En effet, si l’opposition entre « sémiotique théorique » et « sémiotique appliquée » peut être « institutionnellement utile », elle n’en est pas moins « conceptuellement vide » (Fabbri, 2008 : 162). Les chercheurs inventent les concepts en se confrontant aux objets qu’ils étudient et, symétriquement, toute analyse sémiologique particulière digne de nom se distingue de l’interprétation sauvage par sa réflexivité théorique. Comment entrer dans cet espace de savoirs ? L’honnêteté oblige à dire que la compétence ne se développe vraiment qu’au fil de l’expérience, passant de préférence par une pratique collective discutée avec des chercheurs plus expérimentés. Ce que ce chapitre peut faire, c’est préparer et accompagner une telle expérience. Il n’a d’autre prétention que de présenter une manière, parmi d’autres possibles2, de s’orienter dans la question des formes et du sens pour que les lecteurs construisent eux-mêmes leur chemin. Il passe par trois étapes : mesurer ce qu’on peut attendre de la sémio ; conceptualiser les médias en termes sémio-communicationnels ; disposer de conseils pour la conduite d’une analyse.
La sémio, une aventure intellectuelle La sémio est souvent conçue comme une collection de procédés, voire de recettes. Il vaut mieux y voir une manière d’interroger le monde qui suppose un engagement personnel et une confrontation au réel. Les outils sont nécessaires, mais peu de disciplines ont vu leurs arts de faire aussi transformés en un peu plus d’un siècle (pour la démarche théorique depuis Peirce et Saussure3) ou en un demi-siècle (pour l’analyse 1. Il y a eu au fil d’un demi-siècle de sémiologie des médias beaucoup d’autres manières d’utiliser ces termes, dont il serait fastidieux et largement inutile d’expliquer les enjeux. C’est ici un choix personnel purement pragmatique dans une visée pédagogique. 2. J’engage les lecteurs à lire des initiations écrites par d’autres auteurs ; il n’en manque pas et la confrontation de manières différentes d’approcher une discipline vivante et complexe est très féconde. 3. La théorie sémiotique de Charles-Sanders Peirce (1839-1914) étudie la façon dont l’homme interprète les objets qui l’entourent quels qu’ils soient ; elle précède la linguistique générale de Louis-Ferdinand Saussure (1857-1913), description spécifique du système de la langue, qui a inspiré la première sémiologie européenne.
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des médias depuis Barthes et Eco4). De ce fait, il n’existe pas aujourd’hui de boîte à outils commune. C’est une bonne nouvelle : chacun a ainsi la latitude de forger les outils qui lui permettent d’analyser les objets avec précision. Certes, la sémio a fait l’objet d’une manuélisation aussi massive que sommaire, à la fois dans certaines disciplines et dans certains secteurs professionnels. Critiquer ici cette vulgate présenterait peu d’intérêt ; l’important est de savoir qu’il faut s’en émanciper, pas seulement parce qu’elle privilégie des outils datés et rarement adaptés aux médias actuels, mais surtout parce qu’elle favorise des croyances erronées quant à la valeur et aux limites de l’analyse sémiologique. Or il vaut mieux ne pas recourir à la sémio que la priver de son sens – ce qui est, on me l’accordera, un comble. Passons donc en revue quelques idées reçues sur la sémio. La sémio n’est pas une science du langage mais un regard sur le monde On est tenté de classer la sémio du côté des langages ou de la considérer comme une variante de la linguistique. Cette assimilation a pour inconvénient d’instituer un grand partage : les signes d’un côté, le social de l’autre. On ne peut nier que la sémiologie des médias est née en Europe sous les auspices d’une certaine fascination pour la linguistique dite structurale et son haut degré de formalisation. Cela n’a pas été sans vertu en tant qu’exigence de rigueur : inventorier les signes, objectiver des formes et expliciter les procédures d’interprétation sont des opérations qui restent primordiales (Boutaud & Verón, 2007). Cependant, la langue ne dirige pas le monde des signes ; elle en est un développement parmi d’autres, particulièrement sophistiqué mais comportant ses limites5. 4. Roland Barthes (1915-1980), inspiré par la théorie de la distanciation de Brecht et Umberto Eco (1932-2016), inspiré par la sémiotique de Peirce : deux des fondateurs européens d’une sémiologie des médias. 5. Il faut ajouter que la linguistique étudie la parole saisie par l’écriture alphabétique, réalité sémiotique grammaticalisée et dotée de propriétés particulières (Auroux, 1984).
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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Un exemple qui m’est familier, celui de la randonnée, suffira à le comprendre. Sur un sentier balisé, nous rencontrons des panneaux qui portent des écrits, mais ces textes ne servent à rien si leur support a été déplacé (Harris, 1993). Nous nous munissons de cartes qui sont des objets techniques de miniaturisation visuelle de l’information. Nous lisons des signes non intentionnels, comme l’herbe usée par le passage des précédents randonneurs. Pour être plus rigoureux, nous transformons en signes des phénomènes qui ne sont pas advenus pour communiquer avec nous ; nous disons que ce sont des traces, en fait ce sont des perceptions que nous transformons en indices d’un usage humain (Leleu-Merviel, 2017). Quant au guide qui nous accompagne sur les glaciers, il ne cesse d’observer l’état naturel. Il sait que la couleur et la consistance de la glace peuvent cacher une crevasse et cette compétence sémiotique est une condition de la survie de ses clients. De cet exemple découle un conseil primordial : ne pas s’engager dans la sémio en se disant que cela consiste à étudier des langages, mais plutôt à regarder attentivement les objets qui nous entourent en se demandant comment ils peuvent faire sens et créer des rapports de communication. La pensée sémiotique n’est pas un décryptage Si assimiler la sémio à une série de recettes est réducteur, il existe un danger symétrique : lui attribuer un pouvoir excessif. L’analyse des signes permettrait de percer les apparences et de révéler derrière la surface des choses le sens profond de notre vie sociale. Cette croyance est illusoire et dangereuse. D’abord, il n’y a nulle raison sérieuse de concéder au sémiologue le pouvoir de découvrir ce trésor caché, car il est un participant comme les autres à la communication qui essaie seulement d’en faire une étude rigoureuse. L’essentiel surtout, c’est de savoir qu’il n’y a pas de trésor à découvrir, sinon une activité de production constante du sens par les individus et les groupes au fil de nos échanges (Verón, 1986). Si vous souhaitez avoir une image de cette activité, qu’on appelle la sémiose sociale, il vaut mieux vous représenter une ville qui se développe avec des routes et des carrefours plutôt qu’un tiroir à double fond. 108
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Pourtant, cette croyance a des effets réels : elle nous pousse à considérer toute communication comme l’indice d’autre chose qu’elle masquerait et révélerait à la fois. Or, non seulement rien n’est plus incertain que le raisonnement indiciel, comme le montrent les romans policiers, mais c’est l’observateur qui transforme les mots, les gestes et les images en indices car les hommes visent d’autres buts : ils s’adressent les uns aux autres et construisent des choses ensemble. Le traqueur d’indices paie son espoir de toute puissance du prix fort, car il s’exclut lui-même de la communication et se condamne donc à ne pas la comprendre. Cette conception de la sémiologie comme décryptage n’est réellement utile qu’aux gourous qui entendent abuser de la naïveté de nos désirs (Lardellier, 2008). L’analyse sémiologique est plutôt un art de faire (Certeau, 1980). Il s’agit de faire avec la création par les hommes d’objets signifiants, avec la culture de ceux qui les interprètent, avec les dispositifs qui conditionnent leur circulation et leur partage, avec les normes qui régissent la communication. Le sémiologue est donc, à l’opposé du gourou, quelqu’un qui est particulièrement conscient des limites de ses prétentions. Il ne peut guère prétendre à autre chose qu’à « dire quelque chose de sensé sur le sens » (Fabbri, 2008 : 23). C’est déjà beaucoup. C’est la fragile solidité de l’analyse sémiologique qui, s’appuyant sur un travail d’objectivation de processus observables, ne tire sa valeur que des interprétations discutables qu’elle en donne. La sémiologie ne s’oppose pas aux autres sciences sociales, elle dialogue avec elles Cette fragilité féconde de la sémiologie occasionne bien des malentendus. On demande souvent au sémiologue de se justifier vis-à-vis de la sociologie – plus exactement par rapport à des conceptions de la sociologie. Sans perdre notre temps aux conflits de légitimité, nous pouvons prendre au sérieux la question. Soumis sans cesse à ces comparaisons, j’ai été confronté à trois définitions de la sociologie : un effort pour connaître le social ; un corps de concepts et d’auteurs ; un canon méthodologique. On peut écarter la dernière définition qui ne tient pas 109
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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à l’examen, car la sociologie n’est pas plus que la sémiologie une boîte à outils. Dire que les sociologues font des enquêtes et que les sémiologues analysent des textes ne se vérifie ni dans les bibliothèques lorsqu’on lit les auteurs de référence ni sur le terrain lorsqu’on regarde les façons de faire effectives. En revanche, chacune des deux premières définitions est légitime dans son ordre. Si l’on définit la sociologie comme l’approche scientifique du social, la sémiologie en fait partie ; si c’est un ensemble d’exigences partagées par une institution disciplinaire particulière, la sémiologie n’est pas la sociologie et c’est ce qui fait l’intérêt du dialogue car chacune met au jour des problèmes différents. Jean-Michel Berthelot (1990) parle de « sciences anthropo-sociales » pour désigner l’ensemble des disciplines qui partagent le projet de comprendre l’homme en société. Cette entreprise engage, dans telle ou telle discipline, une diversité de « schèmes d’intelligibilité », par exemple un schème de modélisation des stratégies d’acteurs ou un schème d’analyse sémio-communicationnelle. À cet égard, la formule de Saussure – « une science qui étudie la vie des signes dans la vie sociale » (Saussure, 1972 : 33) – reste une bonne définition de ce que font les sémiologues. Au sein des sciences en anthropologie sociale une approche ne se définit pas en termes d’exclusivité mais d’intensité. Ce qui distingue le sémiologue, ce n’est pas le fait qu’il analyse les signes, c’est qu’il le fait d’une manière plus intense et plus raisonnée. Tous les chercheurs font de la sémio. L’ethnologue qui observe une culture donne du sens aux situations et aux gestes à travers sa manière d’interpréter les acteurs qu’il observe. Le sociologue qui recourt aux statistiques code les objets et les pratiques en faisant par exemple du Concerto pour la main Gauche et du Beau Danube bleu des indices de goûts et de forces s’exerçant dans un champ (Bourdieu, 1979). Ce constat a une contrepartie : le sémiologue constitue sa culture grâce aux autres disciplines. Il est à peu près impossible d’être un bon analyste des réseaux sans avoir lu les historiens du texte, de la page et de la lecture. Le travail réflexif développé par l’anthropologie sur ce que signifie participer à la vie sociale tout en l’observant est un passage obligé pour mener l’analyse sémiologique de manière lucide. La modélisation 110
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économique des industries culturelles éclaire les formats médiatiques (cf. chapitre 1). Un bon sémiologue ne peut tout lire, mais il se tient en éveil sur ce qui peut éclairer les objets qu’il analyse. On a pu écrire de Barthes, sous prétexte qu’il étudiait avec précision les textes, qu’il faisait de l’analyse en chambre. On ne peut se tromper davantage. Barthes n’a cessé de mener une observation des situations sociales tout autant que des arts d’interpréter présents dans la société ; c’était un lecteur inlassable de la littérature, de l’histoire, de l’anthropologie, de la psychanalyse et de la politique. C’est ce qui fait de lui un grand sémiologue. La sémiotique est donc avant tout une visée et une manière d’ajuster l’intensité de son attention – ce qui est le sort de toute science sociale car personne ne peut penser la société dans sa totalité. Illustration 1. Le publicitaire, le sémiologue et le sens commun. Campagne de l’agence La chose, métro parisien, mars 2016.
Le document ci-dessous est une affiche pour l’entreprise Allo Resto diffusée à partir de mars 2016 par une stratégie plurimédia comprenant une affiche de trois mètres sur quatre.
L’image est la reproduction numérique d’une affiche extraite de son contexte, ce qui marque les limites des remarques ci-dessous. 111
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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Le sémiologue peut objectiver beaucoup de choses. L’affiche associe des signes de nature différente (contenu verbal, typographie, graphismes élémentaires, éléments photographiques, etc.) dont l’inventaire est un travail important qui pourrait constituer un chapitre à part entière. Je me borne ici à l’image qui occupe la surface la plus importante. Comme dans la publicité des pâtes Panzani étudiée par Barthes (2002) est présentée une scène du quotidien (là le filet à provisions et ici un repas en fast-food) que la photographie donne l’impression de saisir en instantané. Cependant, nous savons que l’image publicitaire cherche à se faire remarquer et accepter en montrant une expérience familière au public (Berthelot-Guiet, 2013). Le sémiologue, conscient de cela, ne lira pas la photographie comme l’enregistrement d’un événement mais comme une machine à susciter des réactions. En poursuivant l’objectivation, l’analyse s’ouvre à la culture sociale. La photographie porte des indices qui sollicitent du public une compétence sémiologique pour reconnaître une ambiance jeune et une forme de commensalité. L’image vise à enclencher chez le spectateur une mise en récit. Toutefois, un tel récit dépendra de la culture du récepteur. Certains ne remarqueront que la scène de restaurant, d’autres seront sensibles à la forme de vie ludique, d’autres encore évoqueront un scénario plus précis, le strip-poker. Il faut pour cela mettre en relation plusieurs types d’indices : les cartes à jouer, les gestes, le jeu des regards. Tout cela peut sembler naturel, mais repose sur une mémoire des signes et une culture visuelle. On voit donc une triangulation : le sémiologue n’interprète le document qu’en tenant compte des indices qui permettent au lecteur de faire ces interprétations, mais aussi du fait que l’auteur de l’affiche compte sur cette interprétation. La stratégie est objectivée. Cependant, rien ne prouve que le public va effectivement interpréter dans ce sens la publicité. Il peut ne s’intéresser qu’à la scène de restaurant, ne s’attacher qu’aux informations pratiques pour se connecter à l’application, s’amuser de la plaisanterie, y voir une forme banale de l’agression publicitaire. En revanche, il peut mener l’analyse aussi loin ou plus loin que ce qui précède, et traiter ce message comme un exemple de logique sexiste dans la publicité ; 112
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il peut même intervenir à son tour dans les médias pour la combattre en invoquant, comme on le voit ci-dessous, l’analyse sémiologique – ce qui renvoie le sémiologue à sa pratique socialisée. Toutefois, certains nieront cette lecture en expliquant qu’il ne s’agit que d’un jeu ; d’autres iront jusqu’à lui faire grief de son analyse en l’accusant d’être obsédé. Il est d’ailleurs loisible à un publicitaire d’y voir un cas exemplaire du rôle transgressif et libérateur de son métier. Dans tous ces cas, ce n’est pas seulement la lecture de tel signe qui change, c’est le cadre d’interprétation lui-même : pratique, esthétique, ludique, politique. Le sémiologue doit tenir compte de l’ensemble de ces pratiques de la sémio, non pas forcément pour les analyser toutes, mais pour définir sa place propre dans un processus dont il n’est qu’un acteur. Cela ne signifie pas que la description qu’il a produite n’est pas valide. Illustration 2. Extrait du site « Sexiste ou pas ? », mars 2016.
Source : http://sexisteoupas.com/2016/03/pub-allo-resto-poker-taux-de-sexisme-100/
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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Penser les médias en termes sémio-communicationnels Nous avons commencé par la démarche sémiologique parce qu’elle reste l’essentiel, mais l’analyse présente des exigences spécifiques lorsqu’il s’agit des médias. Beaucoup de disciplines utilisent des médias comme un objet parmi d’autres, sans nécessairement définir ce qu’est pour elles un média ; la sémiotique a besoin de le faire parce qu’elle analyse la communication et la production du sens. On prendra ici l’exemple de quelques manières de construire le concept dans un cadre sémio-communicationnel. Sachez qu’il existe beaucoup d’autres façons de définir les médias et que cette définition fait controverse (Jeanneret, 2014 : 573-590). L’essentiel est de comprendre qu’en sémiotique le concept de média n’est pas donné, qu’il demande à être problématisé. L’expérience médiatisée Reprenons l’exemple qui vient d’être proposé. L’affiche de promotion du service de restauration n’aurait aucun sens si nous n’avions l’expérience (vécue ou connue) de ce qu’elle représente. Ce serait pourtant une erreur de penser qu’elle s’analyse comme la même situation dans la vie courante. La scène semble naturelle, mais précisément une telle naturalisation est le comble de l’artifice. Les médias prolongent l’expérience commune tout en la transformant, parce qu’ils la construisent et l’équipent. C’est ce qui conduit Ruggero Eugeni à définir la médiatisation comme un design de l’expérience et à assigner à la sémiotique des médias la tâche d’analyser cette forme d’ingénierie (Colombo & Eugeni, 1998 ; Eugeni, 2010). Parler d’expérience médiatisée revient à définir les médias comme des dispositifs de communication et de représentation. L’affiche que nous avons étudiée définit des rôles et des places : c’est ce qu’on appelle l’opérativité du média. L’annonceur, qui se contentait au xixe siècle de publier des réclames vantant la qualité de ses produits, s’est progressivement attribué le rôle de producteur médiatique pour distribuer des visions du monde, du bonheur, de la société. Quant au citoyen, il s’est 114
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vu convoquer dans le rôle de l’audience. Les places sont définies par les propriétés du dispositif : ici, le partage est net entre annonceur et public ; dans des dispositifs en réseau, le partage se fait plutôt entre le concepteur des outils et leurs utilisateurs. Ce n’est pas seulement une relation, mais aussi une représentation qui se construit : on donne de la présence à certaines pratiques qui gagnent ainsi en visibilité ; symétriquement, nous adoptons une posture devant ce monde représenté. En l’occurrence, l’image privilégie à travers les scénarios du fast-food et du strip-poker une forme de vie jeune, libérée et américanisée, en même temps qu’elle installe le public en voyeur qui assiste de l’extérieur à un spectacle dont la partie la plus érotique lui échappe (Marin, 1994). L’idée d’expérience médiatisée semble simple, mais la prendre au sérieux entraîne des exigences que ne requièrent pas toutes les sciences sociales. Un sémioticien ne parlera pas de parole ou de conversation à propos de ce qui circule sur l’internet car c’est le plus souvent de l’écrit ; il n’emploiera pas davantage l’expression « exposition virtuelle » puisque l’exposition et le multimédia n’ont pas la même opérativité ; encore moins évoquera-t-il une réalité augmentée, puisque ce serait confondre l’expérience directe et l’expérience médiatisée, ou le cyberespace, parce que c’est présenter l’usage d’un dispositif comme une condition pour exister (Labelle, 2011) ; il n’opposera pas l’écrit à l’écran, puisque le premier terme désigne un système symbolique et le second un support. En revanche, cela l’intéresse de comprendre comment s’engendre l’illusion de parler quand on écrit, comment les informaticiens mobilisent la métaphore du musée, dans quel imaginaire peut-on prétendre augmenter le monde, quelle représentation du texte porte l’idée de navigation et comment circulent des représentations de l’écran. Le sémiologue cherche à décrire le fonctionnement effectif des dispositifs médiatiques tout en prenant en compte les projections, les représentations et les illusions que ceux-ci créent. Il s’agit d’un exercice d’équilibrisme que résumait Barthes en postface de ses Mythologies. « Nous voguons sans cesse entre l’objet et sa démystification, impuissants à rendre sa totalité : car si nous pénétrons l’objet, nous le libérons mais nous le détruisons ; 115
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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et si nous lui laissons son poids, nous le respectons, mais nous le restituons mystifié » (Barthes, 1957 : 233). Le chercheur en communication ne cesse d’être confronté à ce dilemme lorsqu’il rencontre des objets qui se nomment interactifs, transparents, intelligents. Ici encore, la voie sémiotique n’est pas la plus commode. Il serait plus simple de séparer les techniques de leur discours d’accompagnement. Toutefois, cela est illusoire parce que le fonctionnement des médias consiste à produire une expérience chargée d’imaginaire. Dispositifs de communication et de représentation La voie qu’ont suivie les recherches dont nous pouvons nous inspirer, c’est de comprendre de manière précise et empirique comment les dispositifs médiatiques configurent les formes de notre communication et de notre représentation du monde. Je me limite ici à quelques exemples. Barthes n’a cessé d’explorer la spécificité des images et le rôle que la médiatisation joue dans leur force signifiante. Il s’est d’abord intéressé à l’affiche publicitaire, choisie pour son caractère stratégique et délibéré. Cela lui a permis, comme on l’a vu dans l’exemple commenté, de mettre en évidence une rhétorique qui exploite des opérations impossibles dans le texte verbal – comme la naturalisation d’une scène quotidienne par exemple (Barthes, 2002b). Il a ensuite franchi un cap décisif en s’intéressant, dans La chambre claire, à l’enregistrement technique qui – en étant à la fois procédé et signe, produit de la trace – le distingue du récit mais aussi de l’image dessinée (Barthes, 2002a). Le fait de savoir que ça a été nous touche de manière particulière parce que nous savons que l’objet montré, produit par un procédé physique et non par un simple geste humain, entretient une relation avec le réel passé. Nous pourrions penser que son analyse, portant sur des clichés familiaux, ne nous concerne guère. Ce n’est pourtant pas le cas. Réfléchissons-y à deux fois. Lorsque Barthes (2002a : 792) écrivait : « ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement », cela a pu sur le moment paraître un simple détail technique, jusqu’au 116
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jour où les télévisions ont passé en boucle les images du World Trade Center, montrant que les terroristes avaient parfaitement compris, eux, le potentiel émotionnel de l’expérience artificialisée. Peu de temps après, l’étude d’un genre spécifiquement médiatique, le journal télévisé, a conduit Eliseo Verón à élargir le spectre de l’analyse. Étudiant de près, non seulement le message télévisuel, mais la situation créée par le dispositif télévisuel, il a cherché à expliquer ce qui semble naturel : cette impression construite (fictive, mais bien matérielle) que les yeux du présentateur sont dans les yeux du spectateur (l’axe Y-Y). C’est en décrivant de manière très précise cette structure à la fois technique, sémiotique et imaginaire qu’il a montré que le média audiovisuel met en place un rapport particulier entre le spectateur, le dispositif et le monde. Le fait que la télévision manifeste le monde et ne le raconte pas seulement produit un effet de présence du réel médiatisé (Verón, 1983). Ici encore, l’analyse est précieuse car se joue là le regard que nous portons de chez nous sur les autres. L’étude attentive des formes du journal quotidien (périodicité, support, format, graphisme, typographie) conduit à la même époque Michel Mouillaud et Jean-François Tétu à interroger la construction de l’actualité dans la presse grâce à une description serrée du travail de fragmentation, de circulation et de distribution visuelle de l’information qui caractérise l’écriture. C’est ce qui permet de tendre un fil entre les procédés d’industrialisation du journal, l’invention de formes visuelles et la construction d’une idéologie de la démocratie – tout en montrant le rôle que joue cette création formelle dans la genèse d’une certaine économie de l’attention (Mouillaud & Tétu, 1989). Les acquis de cette analyse sont encore plus évidents : au lieu d’opposer « la presse » à l’internet, on comprend que l’organisation des écrits d’écran s’appuie sur la mémoire des formes (la une, le chemin de fer du journal, le chapeau ou lead, le couple photographie-légende) tout en déstructurant le texte en « petites formes » (Candel, Perrier & Souchier, 2012). Cela permet d’identifier des éléments de continuité, des ruptures et leur dimension stratégique.
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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En prenant la décision de considérer l’exposition comme un média, Jean Davallon identifie un dispositif original qui va modifier la façon de comprendre la médiatisation. Plutôt que de se contenter d’inventorier les types de messages qui sont présents dans l’espace muséal, il interroge les ressorts de la situation de communication créée pour le visiteur. Il montre que, par le biais du geste d’exposition, les objets acquièrent un statut sémiotique en tant que représentants d’un monde aux yeux d’un public-interprète, ainsi qu’un statut symbolique en tant que médiateurs du patrimoine aux yeux d’une communauté. L’auteur met ainsi en évidence que l’exposition ne devient texte interprétable qu’avec la participation du visiteur et qu’elle est tout entière construite pour préparer cette intervention (Davallon, 1999). L’analyse sémio-communicationnelle est en l’occurrence à la fois celle d’une situation, d’un dispositif et d’une pratique. Ce sont les mêmes soucis qui doivent guider une approche sémiotique des médias informatisés. On voit par les exemples précédents qu’une opposition rigide entre les anciens et les nouveaux médias ou la seule évocation d’une substance (le numérique) ne peuvent à elles seules saisir le pouvoir de configuration de la communication que permettent les écrits d’écran. S’il est nécessaire d’examiner attentivement l’hétérogénéité sémiotique du texte d’écran, son double statut symbolique et logistique et la dialectique entre la pensée de l’écran et le signe passeur, c’est que le repérage de ces points stratégiques permet de comprendre le type de circulation documentaire que privilégie ce dispositif, le caractère stratégique du contrôle des espaces de passage et le pouvoir de suggestion exercé sur les pratiques médiatiques : ce sont des processus centraux dans le capitalisme médiatique contemporain (Bonaccorsi, 2016). La communication médiatisée, une pratique sous conditions On voit sur ce dernier exemple que les médias ne déterminent pas la communication mais plutôt la conditionnent. Ils en configurent les conditions matérielles et en préfigurent ainsi le développement. 118
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YVES JEANNERET
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La dialectique entre le pouvoir qu’ont les designers de l’expérience de conditionner les pratiques et la latitude qu’ont les acteurs sociaux, non seulement de s’approprier à leur manière ces dispositifs, mais de leur accorder une attention variable, est ce qui borne l’aventure sémiologique. Observons qu’une telle façon d’aborder les médias est très différente de celle qu’avait construite la sociologie de l’influence imaginée par les créateurs de la recherche dite administrative aux États-Unis. Ceux-ci créaient des situations artificielles, par exemple soumettre un groupe à un message et le comparer à un groupe témoin, parce qu’ils voulaient mesurer la force d’influence des médias sur des opinions ou des comportements. Ils en concluaient le plus souvent l’idée d’effets limités. Pour le sémiologue, ils se livraient tout simplement à un design de l’expérience, ce qui est plus intéressant à interpréter comme témoignage d’une sémio improvisée qu’utile pour comprendre la communication. En effet, ce protocole commence par évacuer tout ce que l’analyse sémiologique juge important : les situations de communication, la complexité des messages, le mode d’implication des personnes et des groupes – et surtout le fait que les médias créent avant tout une certaine expérience, certains rapports sociaux, certaines représentations. Le concept de dispositif médiatique est crucial dans cette approche. Le terme a connu de nombreux usages, parfois peu compatibles avec une approche communicationnelle : il est donc nécessaire de spécifier comment il peut être mobilisé dans une telle approche. Le dispositif est entendu ici comme un artefact industriellement produit qui configure les conditions matérielles de la communication et préfigure – mais préfigure seulement – la manière dont elle peut être pratiquée. Par exemple, il offre des ressources et des contraintes pour l’expression (on ne peut montrer à la radio), distribue l’espace-temps de l’interaction (on ne fait pas un exposé sur le plateau d’une émission), invente une division du travail communicationnel (le présentateur du journal télévisé comme l’administrateur d’un site réalisent des opérations inaccessibles aux simples participants). Il détermine la manière dont les signes peuvent être produits, enregistrés, diffusés, reçus, transformés : ce qui participe à la vie triviale des êtres culturels. 119
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Une telle définition des dispositifs médiatiques ne se limite pas à ce qu’on appelle les médias de masse et surtout ne pense pas les autres dispositifs à partir d’eux. La question de la publicité des textes et des interactions est une dimension importante de la configuration matérielle de la communication : l’accès aux objets, leur diffusion, les espaces sociaux qu’ils constituent autour d’eux ainsi que la construction des publics font partie intégrante de la définition d’un dispositif. Toutefois, l’étendue de cette diffusion ne distingue pas aux yeux du sémioticien les médias de ceux qui ne le sont pas. Par exemple, un logiciel d’écriture comme PowerPoint peut connaître des degrés de publicité très variables : il peut être utilisé de manière purement privée, donner lieu à des présentations publiques, être même détourné comme simple outil commode d’édition imprimée (Tardy, Jeanneret & Hamard, 2007). Pour le sémioticien, il s’agit d’un dispositif médiatique en ce qu’il conditionne les ressources d’expression (des formats standardisés de l’image du texte), les moyens d’échange (lecture, projection, diffusion), les situations d’interaction (l’usage de l’écrit comme mise à distance et manipulation du discours), etc. En somme, pour faire leur travail, les sémiologues ont besoin d’un concept de média différent de celui qu’utiliseront par exemple des sociologues du journalisme ou des politologues. Ces derniers réservent la plupart du temps le nom de média à des dispositifs régis par un modèle économique, correspondant à des usages stabilisés, faisant l’objet d’une diffusion dans l’espace public – ce qui est pleinement légitime compte tenu de leurs intérêts de connaissance. Pour l’approche sémio-communicationnelle, il s’agit là de traits distinctifs de certains types de médias ; mais il est nécessaire d’analyser en tant que médias des objets moins publics et obéissant à d’autres régimes organisationnels comme les catalogues, les intranets, les guides touristiques ou les modes d’emploi. Le dispositif ainsi défini dispose mais n’asservit pas. La communication médiatisée est une pratique sous conditions et non une conduite programmée. On peut prescrire des actes, déterminer des ressources et des contraintes pour l’interaction. On peut même écrire les pratiques. Cependant, il faut savoir que celles-ci se défendent. Ce n’est pas seulement que les acteurs exercent leurs prédilections et leur créativité. 120
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C’est que ce qui les motive, les oriente et le cas échéant les aliène n’est pas entièrement contenu dans le dispositif : cela tient aux institutions, aux cadres d’interprétation et aux discours circulants. Ici encore, il faut se méfier des évidences : l’interaction n’a pas été inventée par les médias dits interactifs. Roger Odin a montré par exemple, à partir du cinéma, la complexité des médiations qui conduisent non seulement à interpréter le film, mais en amont à le constituer en texte, c’est-à-dire à retenir ce qui peut faire sens. Ces cadres de lecture du cinéma – comme document, comme fiction, comme jeu, comme objet esthétique – sont évidemment à l’œuvre dans les autres types de médias (Odin, 2011). Le design de l’expérience médiatique comme enjeu Pour finir, les médias sont des dispositifs dont les acteurs sociaux s’emparent et la définition même de ce qu’est un média constitue aujourd’hui un enjeu majeur. Le design de l’expérience médiatisée est donc un processus d’innovation dynamique, en constante métamorphose. On en marquera ici deux aspects essentiels. Le premier est que comme tout design, le design médiatique exprime des desseins (Quinton, 1997). Les acteurs industriels entendent conditionner d’une certaine manière la communication et il est important pour le sémiologue de comprendre de quelle manière. Ainsi par exemple, on peut débattre à l’infini sur les nouveaux médias pour savoir s’ils introduisent plus de démocratie, de participation ou de transparence que les anciens. Toutefois, cette façon de poser le problème n’est pas judicieuse en termes sémiotiques. Il est plus utile d’observer un glissement des prétentions. Au lieu de se consacrer à la production d’œuvres, les créateurs desdits nouveaux médias ont choisi de fournir les outils pour que les personnes créent leurs propres échanges et leurs propres œuvres en passant par certains dispositifs plutôt que par d’autres. C’est ce qu’on appelle en sémiotique la délégation d’énonciation : Google, Facebook et Twitter ne s’expriment pas mais entendent conditionner l’expression de toute une société. Passer par l’analyse des prétentions du design médiatique permet d’échapper à une évaluation quantitative du pouvoir autant qu’à une alternative entre utopie et diabolisation : pour comprendre 121
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la façon dont communication, représentation et pouvoir se conjuguent dans ce nouvel ordre sémio-communicationnel, il vaut mieux analyser l’expérience qu’il construit que de le comparer à un passé caricaturé. Le second aspect est plus aisé à observer. Les acteurs économiquement et politiquement puissants s’emploient à transformer en médias les objets les plus divers : des objets du quotidien, des supports de toute nature, des institutions ou l’espace public lui-même. On voit dans le film National Gallery de Frederik Wiseman la perplexité des responsables du musée confrontés à la demande d’organiser l’arrivée d’une course populaire devant le bâtiment : l’enjeu d’une telle discussion est la tension que connaît l’institution culturelle, désormais tiraillée entre son rôle historique de créatrice d’une forme médiatique particulière, l’exposition et la sollicitation de l’actualité qui voudrait que toute institution devienne un support de sa propre visibilité – et donc qu’un média soit avant tout, plutôt qu’un dispositif de médiation de savoirs, un moyen de se rendre visible. Le cliché présenté page suivante (illustration 3) est tiré d’une enquête photographique menée dans le cadre d’un séjour à l’Université catholique de Milan sur les dispositifs représentant les écrans dans l’espace urbain. La technique des media-buildings qui consiste à utiliser la façade des bâtiments comme surface d’écran est ancienne. Elle participe de l’investissement médiatique des objets de toute nature. Ici, on franchit une étape et on transgresse une limite symbolique en muant en support promotionnel un élément du patrimoine artistique. En prenant part à la restauration et à la surveillance de la cathédrale, la marque s’est procuré un espace qu’elle investit de sa prétention culturelle : c’est la campagne « Samsung pour les trésors d’Italie ». Pour bien comprendre ce processus, il est nécessaire de prendre pour objet, non la seule image présente sur l’écran, mais l’écran lui-même, le geste de l’exposer sur le support du monument, la topographie de la ville et le parcours touristique – et même la valeur symbolique du chef-d’œuvre dans la mémoire sociale. L’objet de l’analyse sémiologique embrasse tout cela. C’est ce qui permet de saisir un moment dans 122
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Illustration 3. Le devenir media-building de la cathédrale de Milan.
Source : photo Yves Jeanneret, Milan, Piazza del Duomo, mai 2017.
la conquête de l’espace public par les acteurs commerciaux et ainsi de proposer une lecture – contestable mais solidement objectivée – des rapports entre urbanité, culture et marché. On peut alors noter la mise en abîme ainsi créée : la publicité est intégrée au monument en restauration, moyennant une bâche en trompe-l’œil qui n’échappe pas à l’analyste attentif ; elle représente la manipulation d’un appareil. En d’autres termes, nous sommes face à un smartphone dans une vidéo figurant sur un écran publicitaire intégré à une image imprimée au sein d’une cathédrale. 123
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Replacée dans ce contexte, la séquence vidéo propose un design de l’expérience au sens fort : elle ne médiatise pas seulement un produit ou une scène, mais une pratique. Un fragment de corps anonyme, fétichisé, sans visage, mais monumental, lumineux et lisse, placé au foyer de l’attention touristique et de la vie citadine, effectue en boucle un ballet gestuel parfait : le flâneur reçoit une leçon aussi insistante qu’inaperçue, non seulement sur l’usage du produit, mais sur la discipline du corps qu’il est invité à désirer maîtriser.
Sur le chemin de l’analyse sémiologique en acte Au moment de commencer son cours de sémiologie au Collège de France, Barthes rappelait l’importance de la culture face à la méthode. La méthode est un protocole opérationnel : elle trace un chemin pour éviter des errements au risque de nous enfermer. La culture nous forme en tant qu’êtres socialisés : elle constitue nos propres forces tout en nous imposant un dressage social. En simplifiant, la méthode guide nos gestes et la culture oriente notre regard. On l’a vu plus haut, la sémiologie a pour principale ressource la culture, celle du sémiologue mais surtout celle qui circule dans la société et qui informe et contraint aussi bien la pratique médiatique que l’activité interprétative. Les armes majeures du sémiologue sont la qualité de ses lectures et l’intensité de son observation du monde qui l’entoure. C’est pourquoi on se cantonnera ici à quelques conseils simples. Il ne s’agit pas d’une méthode au sens strict mais de quelques fragments de méthode qui, sans tracer un chemin, visent à éviter des fausses pistes. Ils ne sont d’ailleurs que le prolongement pratique de la problématique qui précède. Saisir les observables à partir d’une visée La question du corpus cristallise de nombreux débats méthodologiques. Le terme est commode, mais trompeur. Entendu théoriquement, il désigne l’ensemble des objets que l’analyse saisit et isole pour les étudier de près. Ce geste, tout sémiologue le fait à un moment ou à un autre. Cependant, le mot « corpus » est souvent associé à un stéréotype : une collection exhaustive ou représentative d’objets homogènes. Ce type 124
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de corpus, qu’on rencontre parfois en linguistique, n’est pas fréquent dans l’analyse sémio-communicationnelle. La sémiologie n’étudie pas seulement des textes mais des objets, des situations et des pratiques ; elle considère la circulation des textes entre des supports hétérogènes. Certains dispositifs, comme l’internet, excluent l’exhaustif et le représentatif, puisque leur contenu est impossible à cerner ; certains formats, comme les réseaux sociaux, ne livrent à l’analyste que ce que sa participation lui révèle. Pourtant, circonscrire un ensemble d’objets est une phase nécessaire à l’analyse précise de la communication médiatisée. Plus qu’un objet, c’est un acte de recherche : identifier et sélectionner des observables. La difficulté, c’est que le fait même de choisir la base concrète (empirique) du travail (ce qu’on considère et ce qu’on met à l’écart), c’est déjà interpréter le monde. Il y a donc dans ce geste une circularité inévitable. Pour faire face à ce paradoxe, il n’y a pas de recette miracle ; mais une piste qui a fait ses preuves consiste précisément à assumer le geste de saisie des observables en explicitant la visée qui le guide. On voit alors que beaucoup de configurations sont possibles, sans qu’il soit pour autant permis de faire n’importe quoi. Je me permets de prendre l’exemple d’un domaine dans lequel j’ai participé à l’analyse sémiologique, les pratiques liées au tourisme. Jules Gritti a été l’un des premiers à étudier de près le guide touristique. Son projet était d’analyser l’idéologie qui domine ce type de document, le « devoir-regarder » (Gritti, 1967 : 51) : la méthode classique qu’il a choisie, réunir un corpus homogène de documents d’usage courant (la collection des Guides bleus) pour en étudier systématiquement les contenus et l’énonciation dominante, était la plus efficace. Ma visée était différente lorsque j’ai cherché à comprendre, dans le cadre d’une théorie de la circulation de la culture (trivialité), quelle contribution le guide en tant qu’objet médiateur apporte à la configuration de la visite en tant que pratique6. Dans ce cadre, c’est la différence 6. Pour ne pas alourdir ce texte, je ne donne pas toutes les références de mes recherches qui sont assez aisées à trouver et sont évoquées pour la plupart dans l’ouvrage Critique de la trivialité (Jeanneret, 2014).
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des formats éditoriaux qui donne le plus d’informations : on peut par exemple saisir l’unité que constitue la double page, très différente d’une époque à l’autre et d’une collection à l’autre. J’ai ensuite participé à une recherche collective sur l’économie des écritures sur le Web. Ici, le tourisme n’était plus l’objet de la recherche ; il fournissait un champ de pratique pour différencier les stratégies d’écriture. Comme le Web est impossible à connaître dans son ensemble, nous avons employé les différentes médiations (techniques, écrites, sociales) permettant de trouver un grand nombre de sites aussi hétérogènes que possible. C’est par la discussion collective que nous avons dégagé des différences pertinentes et choisi un exemplaire de chaque type. Plus récemment, j’ai étudié la circulation des formes pour comprendre comment leur sens et leurs enjeux se modifient. Pour étudier la variation des formats et des contextes d’usage des signes, j’ai choisi une forme particulière, l’étoile, qui, issue de l’édition savante, a été transférée puis perfectionnée dans les guides avant de gagner peu à peu tous les dispositifs de jugement – ce qui conduisait d’ailleurs à quitter le seul cadre du tourisme. Alors que, dans les cas précédents, il était indispensable de préserver la cohérence des textes, c’est le travail de décontextualisation et de métamorphose qu’il fallait ici étudier, à partir d’objets tous différents mais contenant ce même type de signe. Enfin, dans l’étude de la visite d’un grand musée comme le Louvre, la notion de corpus perd de sa pertinence. Il faut construire plusieurs échelles et plusieurs focales d’observation : analyser l’organisation sémiotique du bâtiment, des espaces d’exposition, des parcours ; construire un dispositif d’observation des visiteurs à partir de différents points de vue ; choisir des moyens de fixer des situations ; collecter les documents que les visiteurs apportent. Il s’agit d’un espace hétérogène tributaire de la manière dont le chercheur (en l’occurrence nécessairement collectif ) observe et construit lui-même un parcours. On remarque que les médias occupent une place variable dans ce travail de configuration des observables : ils en sont parfois l’objet, parfois l’un des objets, parfois une condition. La seule chose que le sémiologue 126
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ne fait pas, c’est de traiter les médias comme de purs contenants pour puiser des idées ou des discours : ramasser une série d’indices sur ce que la société pense des femmes, de l’environnement, de la consommation, etc. Cette démarche peut se justifier en psychologie sociale, mais n’est pas sémiologique. Ce qu’il faut retenir de cette gamme de stratégies, qui est loin de couvrir toutes les situations, c’est que le seul critère rationnel de choix des observables, toujours imparfait et incertain, est la pertinence, elle-même tributaire d’un questionnement. En d’autres termes, observer est déjà interpréter et la cohérence qu’il faut cultiver n’est pas celle des éléments du corpus entre eux, mais le lien explicite entre la visée problématique et les caractères observables. Les observables ne se standardisent pas, ils se construisent et s’argumentent. Conjuguer la lecture et la méthode La conduite concrète d’une analyse sémiologique pose toutefois à l’apprenti chercheur une question épineuse : comment aborder l’objet ? Par quel bout le prendre ? Il s’agit d’une question d’autant plus délicate qu’on a conscience de la complexité des textes et des situations. Le souci de s’appuyer sur une méthode est ici fort ; la description précise des formes et l’objectivation des fondements concrets de l’interprétation sont un trait de la sémiologie scientifique. Chacun cherche donc des pistes pour s’orienter. Pourtant, la solution ne consiste pas à appliquer une méthode existante, une grille d’analyse préconstruite. Le premier acte de l’analyse consiste à prendre réellement en compte l’objet (un document, une situation, un corps de pratiques) avec attention en prenant le temps de le fréquenter et, seulement dans un second temps, à mettre en œuvre un protocole d’analyse. Il faut expliquer ce paradoxe. Ici encore, nous devons nous arrêter sur un terme ambigu, celui de grille, pour comprendre ce qu’il désigne. Observons d’abord qu’il s’agit d’une métaphore, c’est-à-dire d’un mot qui porte une certaine image figurative, celle d’un objet qu’on découpe et qu’on saisit dans un cadre. Si on le prend dans un sens suffisamment abstrait, le cadre d’analyse est utile et il peut se traduire en une série d’approches – si l’on veut 127
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en une grille. Toutefois, trois précautions sont essentielles. D’abord, la grille, outil de méthode, ne remplace pas le regard, acte de culture : elle vise d’une part à armer ce dernier de précision et d’autre part à le prémunir contre les automatismes qui accompagnent toute culture incorporée. C’est pourquoi je préfère à l’image trop prégnante de la grille d’analyse, qui évoque une pensée compartimentée, l’idée d’un protocole d’analyse. Le choix de ce dernier ne doit pas faire obstacle à deux actes structurants et primordiaux : observer réellement les objets dans ce qu’ils ont de particulier et les soumettre à un questionnement. Enfin, il ne faut pas oublier que la communication ne procède pas par simple combinaison de signes élémentaires, mais qu’elle comporte des formes globales liées à une situation sociale et à des actes d’énonciation. Ce conseil pratique se fonde sur une raison théorique. Si la linguistique structurale, en particulier la phonologie, a posé un principe de découpage du flux de la parole pour pouvoir l’analyser en composants élémentaires puis reconstruire leur système, cette méthode n’est pas judicieuse en ce qui concerne la plupart des objets signifiants. « Naturellement, écrit Fabbri, on peut retenir l’idée qu’il existe certains signes qui sont considérés, dans une certaine optique, comme ultimes [élémentaires, ndlr]. Ce qui ne veut cependant pas dire qu’il existe toujours des signes ultimes, comme les mots, dont la combinaison produit des phrases et des textes. C’est plutôt le contraire qui est vrai : “il n’y a que des textes”, non pas des textes de simples mots, mais des textes d’objets complexes, parties de mots, de gestes, d’images, de sons, de rythmes et ainsi de suite, c’est-à-dire des ensembles segmentables selon les nécessités et les urgences de l’investigation » (Fabbri, 2008 : 68). C’est pourquoi il faut revenir, par-delà les outils, aux questions essentielles auxquelles ceux-ci prétendent répondre. À quoi l’analyse des observables sert-elle ? Elle permet d’objectiver des constats qui portent sur les formes matérielles de l’expression. C’est pourquoi dans toute analyse sémiologique il y a un moment d’immanence. Ce qu’on appelle l’immanence, c’est l’étude de ce qui est observable et descriptible dans l’objet, en faisant abstraction de ce qui lui est extérieur (la situation sociale, les intentions des acteurs, notre opinion sur lui). L’abstraction 128
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est une opération de l’esprit et elle est forcément relative puisque, après avoir écarté tout cela, mon regard reste imprégné de ma culture. L’immanence est un moment d’intensité : l’intensité d’une concentration et d’un effort pour éviter les préjugés. C’est une discipline temporaire qui est nécessaire pour porter attention aux détails les plus banals en apparence. Fondamentalement, c’est l’acte de ne rien considérer comme anodin. L’analyse immanente se distingue donc de l’immanentisme, qui est une idéologie : croire que le sens est dans l’objet et prétendre pouvoir l’énoncer et le modéliser, alors qu’il relève de l’activité créative de tous les hommes. Cultiver, fréquenter, problématiser, étudier Chaque conduite d’analyse est particulière, mais elle peut être abordée à partir de quatre moments clefs : le travail préalable, l’attention flottante à l’objet, la structuration d’une problématique et l’adoption d’un protocole. Pour illustrer ces moments, qui bien entendu interfèrent entre eux, je reprendrai l’exemple des deux images étudiées plus haut. On ne peut mener une étude concrète de l’objet sans avoir défini préalablement des ressources, des questions et des pistes pour le faire. Il faut donc avant tout lire les analyses sémiologiques qui ont été menées sur le type de dispositif médiatique que vous envisagez : non pas nécessairement pour les suivre, mais pour s’appuyer sur elles. Le conseil semble évident, mais l’expérience montre qu’il n’est pas inutile. La première image est une publicité ; elle porte une énonciation particulière, celle d’une marque et elle a un objectif premier, qui est de retenir l’attention. Cela détermine la présence des différents signes. Les travaux sur les scènes gourmandes et sur la dimension symbolique de la commensalité (Boutaud, 2005) ont guidé ma lecture de la publicité du restaurant, et même, en deçà, expliqué que je lui porte attention. Sur le parvis de Milan, sans la connaissance des travaux sur les écrits d’écran, sur les fantasmagories de la ville (Bonaccorsi, 2012) et sur la prétention culturelle des acteurs économiques, je n’aurais sans doute pas vu grand-chose. Le sémiologue est avant tout quelqu’un qui lit beaucoup et qui est curieux de ce qui se passe autour de lui. 129
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Il faut ensuite observer le monde, lire beaucoup, tirer profit des situations d’échange scientifique et pour cela ne pas fréquenter seulement les situations de communication qui ont une valeur institutionnelle : les plus informelles et les moins officielles sont souvent celles où l’on apprend le plus à penser. L’intérêt porté à l’image de Milan provient d’une observation continue des glissements dans l’espace public international que le chercheur en mission réalise comme le citoyen en voyage. C’est pourquoi il faut être conscients que la part la plus visible de notre travail, celle que nous objectivons explicitement dans un article ou une thèse, n’est que la partie émergée d’un immense iceberg, une quantité incroyable de corpus invisibles mais étudiés parfois distraitement, parfois précisément mais à notre insu, qui forment l’acuité de notre regard. Ensuite, il faut se donner le temps de fréquenter les objets sélectionnés, de leur accorder une attention flottante mais assidue, de noter de manière libre et largement improvisée ce qui nous choque, ce qui nous frappe, ce qui nous paraît être trop présent ou au contraire manquer bizarrement. Tout cela est à mettre en relation avec notre expérience plus continue de la vie des signes dans la vie sociale. C’est cela qui permet par exemple, dans le premier document, de porter attention à un jeu de regards qui nous intègre à la scène mais en même temps nous en exclut ; dans le second de remarquer le jeu des cadres et l’inclusion de la publicité dans le dispositif architectural, mais aussi le contraste entre les deux mondes du patrimoine et du design, marqué par la carnation trop lisse et trop parfaite des doigts sur l’écran. C’est à partir de cette attention au singulier que l’adoption d’un protocole, qui permet d’inventorier plus systématiquement certaines catégories de signes, intervient sur la base d’une problématique qui seule permet de décider plus fermement ce que le chercheur considérera comme pertinent. La problématique, c’est une prise de parti, une énonciation, dans le champ de la vie sociale. Pour le dire autrement, c’est l’exercice par le chercheur de sa responsabilité quant à ce qu’il veut considérer comme signifiant – c’est bien souvent, si l’on suit Barthes, ce que nous tenons d’ordinaire pour insignifiant. Par exemple, dans la première publicité décrite, on peut s’intéresser à beaucoup de choses : 130
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à la représentation des corps, à l’esthétique des lieux, au culte de la jeunesse, à la division des rôles entre les sexes, aux formes de vie liées aux styles culinaires, etc. En l’occurrence, ce qui a retenu mon regard, c’est la manière dont cette image s’inscrit dans le fil des stratégies publicitaires et plus précisément le fait que les concepteurs de médiations marchandes sollicitent une culture médiatique circulante. Dans ce cadre, le développement de conceptions triviales et circulantes de la sémiologie elle-même devient structurant (Boutin, Candel, Gauquié, Gomez-Mejia & Aude Seurrat, 2015) : ce qui conduit à repérer et inventorier plus précisément tous les éléments qui sont clairement des appels à l’interprétation, à la distanciation, à l’ironie. C’est pourquoi l’image est considérée, non comme un récit proprement dit, mais comme un ferment narratif (Marion, 1997), un ensemble de scènes visuelles qui sollicitent du passant la production de récit. Ainsi, les signes qui sollicitent ce type d’investissement sont particulièrement étudiés puis interprétés comme des médiations des savoirs médiatiques et sémiologiques. Tout est réel, mais on ne peut tout décrire L’objectivation des signes, des formes et des situations que permet l’analyse immanente n’est évidemment pas le dernier mot de la sémiologie. On l’appelle parfois familièrement la mise à plat, ce qui indique ses limites. Le sémiologue propose des interprétations. Le conseil sera ici encore plus simple : assumer ses interprétations avec confiance mais sans prétention excessive. Il est certain que le travail du sémiologue est difficile à comprendre pour certains. J’ai été sans cesse confronté à des critiques que me restituaient les étudiants après avoir rencontré d’autres chercheurs, et parfois d’autres étudiants : « tu ne peux pas procéder comme cela, il faut que tu ailles voir les acteurs, les observer, faire des entretiens. Sinon tu ne parles pas de la réalité, mais seulement des signes ». Selon moi, c’est une mauvaise solution pour résoudre un vrai problème. Essayons d’y voir plus clair. Tout est réel dans la réalité. Les gestes des personnes ne sont pas plus réels que les signes qu’elles échangent. Les récits qu’elles font de leur 131
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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pratique lorsqu’on les rencontre dans une campagne d’entretiens ou qu’elles répondent par écrit à une enquête (lorsqu’elles pratiquent notre propre ingénierie des dispositifs) ne sont pas plus réels que les textes qu’elles produisent et lisent dans la vie courante – ni moins d’ailleurs. De ce fait, il convient de reformuler le paradoxe qui tient au deuil que nous devons faire de tout savoir global : nous ne pouvons prétendre rendre compte de la totalité du réel. Le chercheur qui conduit une analyse sémiologique de dispositifs ou de documents, par exemple, ne peut rien affirmer de sûr quant à ce qu’en pensent les acteurs ; il propose des interprétations personnelles à partir d’observations qui, en elles-mêmes, sont objectives, mais ne décrivent que des conditions d’une pratique. D’un autre côté, celui qui procède à une enquête pour recueillir les points de vue des acteurs sociaux peut (au prix d’une interprétation de leurs discours), faire des hypothèses sur la manière dont ils donnent du sens à leurs conduites, mais il n’a aucune garantie de fournir ainsi le véritable sens des situations, des dispositifs et des textes sociaux. L’attitude rationnelle consiste donc à se poser deux questions : ce que les observables analysés permettent d’établir et ce qu’il est raisonnable de présenter comme une interprétation assumée. Les aspects les plus sûrs de cette épistémologie sont négatifs : l’étude d’un ensemble de guides touristiques établit la circulation de modèles pratiques de la visite qu’on peut mettre en rapport avec une évolution du tourisme, mais elle ne dit rien de la manière dont les visiteurs mobilisent eux-mêmes un guide ou plusieurs guides, et dans quel but, selon des manières de faire dont l’observation dans la durée montre la complexité (Urbain, 1991) ; l’enquête auprès de téléspectateurs ou de concepteurs de logiciels permet de définir les conditions de production ou de réception des pratiques médiatiques, mais elle ne peut prétendre dire comment les médias agissent sans une étude réelle des programmes et des écrits d’écran. On peut essayer de pallier partiellement ces limites par des méthodologies composites, par exemple une enquête ethnosémiotique comme celle qui a été évoquée plus haut au Louvre ; mais il est également légitime d’assumer le caractère partiel de l’analyse : pour prendre à dessein des exemples stéréotypés, une analyse sémiologique de documents médiatiques sans aucun terrain d’observation ou, inversement, une enquête auprès 132
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des acteurs sans aucune analyse des formes médiatiques concrètes. L’une et l’autre sont pleinement légitimes, l’essentiel étant de savoir ce qu’on peut, ou ne peut pas, prétendre conclure dans les deux cas. Surtout, il est important de ne pas oublier, pour le dire dans des termes plus caricaturaux, que le sociologue qui ne travaille que par entretiens n’évite pas de faire de la sémiologie triviale lorsqu’il les conduit et les interprète ; symétriquement, le sémiologue qui n’étudie que des textes n’évite pas de faire de la sociologie triviale lorsqu’il s’emploie à en situer les enjeux. Malgré tout, leurs façons de faire et la nature des savoirs qu’ils proposent sont bien distinctes. C’est cette tension que résume l’idée d’un recours à l’analyse sémiologique plus ou moins intense, plus ou moins raisonné et plus ou moins associé à d’autres démarches.
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
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YVES JEANNERET
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Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias
Récits médiatiques Marc Lits
L
e syntagme « récit médiatique » est aujourd’hui devenu commun pour identifier des articles de presse ou des séquences d’un journal télévisé. Le journaliste peut être perçu comme un conteur d’histoires qui va donner sens au monde qu’il nous explique. Daniel Cornu développe cette hypothèse dans Journalisme et vérité : face aux événements qu’il doit couvrir, le journaliste assume trois fonctions essentielles, dont chacune est associée à une valeur, un modèle de relation au monde : – première fonction : le journaliste est un observateur des faits. Dans ce cadre-là, il est soumis au modèle de l’objectivité ; – deuxième fonction : le journaliste est un interprète des faits. Il doit les dépasser, fournir une opinion qui relève de l’impartialité ; – troisième fonction : le journaliste est un narrateur. Il doit raconter l’événement en suivant les modèles de l’authenticité et de la véridicité. Le journaliste ne se contente pas de rajouter des titres à des dépêches d’agence, il raconte des histoires qu’il construit. S’il raconte, il va devoir se confronter à une série de choix : raconter c’est choisir. Pour Yves Reuter (2000 : 79), dans L’analyse du récit : « Tout d’abord, rien n’est jamais dit ni raconté de manière neutre. Tout mot, tout énoncé correspond à un double choix fondateur : choix de ce qui est dit, choix de la façon de le dire. À ce titre, tout mot, tout énoncé, tout récit, est porteur de valeurs et d’intentions qui l’opposent potentiellement à d’autres mots, d’autres énoncés, d’autres récits. Raconter s’accompagne toujours de savoirs, de valeurs, d’effets ». 137
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FOCUS 2
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La transmission d’une information est une question de savoirs, de connaissance du monde. Il s’agit d’une question de valeurs, par l’impact qu’elle produit sur ceux qui la reçoivent et sur le sens qu’ils donnent au monde ; mais c’est aussi une question d’effets, par les transformations induites dans les comportements et le rapport au monde de ses destinataires. Puisque le fait de raconter n’est jamais neutre mais constitue un acte intentionnel, la mise en récit s’opère à travers une série de choix déterminés par son auteur : choix d’énonciation, choix stylistiques, choix narratifs. La question du mode d’énonciation est centrale pour la fonction journalistique, tous secteurs confondus (presse écrite, radio, télévision, Internet), même si elle se pose dans des termes différents pour chacun d’entre eux. Quand on parle de la presse, on a tendance à oublier la fonction centrale du récit ; s’il est au cœur de la transmission de l’information, il faut prendre en compte les questions de savoir qui en est l’émetteur, à qui il le destine et comment il est construit. Un récit véhicule toujours deux éléments essentiels, de l’ordre de la cognition et de l’ordre de l’émotion. La transmission d’informations ne fonctionne pas sans relations, sans affects : il n’existe pas de contenu sans relation, pas d’information sans communication. Par conséquent, un contenu ne peut être approprié qu’à travers une personne qui va le transmettre et le rendre accessible. Le contenu de l’information ne fonctionne jamais sans énonciation, et c’est à travers elle que les destinataires entrent dans l’information. En presse écrite comme en télévision, la question centrale est celle de l’incarnation du journal pour le lecteur, et celle de l’incarnation du lecteur dans le journal. En télévision, cela fonctionne essentiellement à travers le renforcement de la personnalisation du présentateur. En ce qui concerne la presse écrite, cette incarnation peut passer par la reconnaissance du journal lui-même en tant qu’instance forte (j’achète Le Monde parce que c’est Le Monde avec tout ce que cela véhicule en termes de représentations) ou par la reconnaissance d’une figure emblématique. Cependant, avec Internet, se construit un nouvel espace public polyphonique. L’énonciation devient partagée en même temps qu’elle 138
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MARC LITS
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se dilue au sein d’échanges multipolaires. L’hypertextualité entraîne une mutation du mode d’énonciation et, plus largement, de la pragmatique de la communication journalistique traditionnelle. C’est la place respective des acteurs de la communication, leurs pouvoirs symboliques et effectifs qui se voient modifier. L’énonciation journalistique était fondée sur la mise en forme du rapport d’un émetteur, détenteur d’informations, à un récepteur ignorant ces éléments. La communication multimédiatique rompt ce modèle puisqu’au monopole du savoir transmis elle substitue une élaboration commune de ce savoir. La prise en charge du journal – écrit ou télévisé – par une figure forte va entraîner à son tour une série de choix d’écriture. L’écriture journalistique fonctionne à l’opposé du texte littéraire : si celui-ci est considéré comme une réussite esthétique parce qu’il laisse planer l’ambiguïté, le doute, l’incertitude, la libre interprétation, le texte journalistique doit au contraire apporter des réponses, donner des certitudes, assurer un ancrage clair à travers ses titres, ses intertitres. Le journaliste doit donc opérer un travail de colmatage textuel : il s’agit de lever les incertitudes, d’élaborer un objet clos et complet qui rassure le lecteur. Cela n’empêche pas les effets de style, même s’ils sont parfois contestés. Le « style » informatif reste donc en débat, peut-être parce que les journalistes ont la tentation d’utiliser les figures de style, de « faire du style » – même s’ils le font, bien entendu, différemment des écrivains. Dans le domaine journalistique, les métaphores ne servent pas à opacifier le discours, à le complexifier, mais au contraire à le rendre plus clair, parce que ce sont des formules que nous maîtrisons tous. Les titres, en particulier, vont abondamment user de ce procédé. La mise en récit entraîne enfin des choix de narration de trois types : des questions de structures, de temps, de personnages. Le récit, par définition, est un objet clos sur lui-même avec un début, un milieu et une fin. En matière journalistique, les histoires retenues seront plus particulièrement celles qui correspondent à cette logique d’organisation. Ainsi, le fait divers est typiquement un bon objet journalistique parce qu’il fonctionne sur le modèle structurel du récit : c’est un petit événement clos sur lui-même qui peut être emblématique et donner lieu 139
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Récits médiatiques
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à une interprétation aisément perceptible. Au-delà de la question de la clôture du récit, le choix d’une logique narrative permet de recourir à une série de matrices narratives préexistantes, à des règles d’écriture et d’organisation du récit. D’après les théories classiques du récit, le texte narratif est souvent construit sur un rapport de confrontation entre un sujet, ses opposants et ses adjuvants en vue d’une quête particulière. Cela va naturellement amener les journalistes à privilégier la mise en récit d’histoires qui fonctionnent déjà selon ces structures anciennes. Le récit entraîne des artifices de construction que les théories classiques appellent une structure en tension. Le récit fonctionne sur un principe de déséquilibre, puisqu’au départ se trouve un manque, un méfait, et que toute l’histoire va consister à essayer de rétablir, de rééquilibrer cette situation initiale. Les récits qui fonctionnent le mieux en termes techniques sont donc ceux qui mettent en scène des conflits, des situations de déséquilibre – ce que l’on retrouve amplement dans les faits divers, le sport, les guerres, les catastrophes, et même la politique lorsqu’elle est présentée sous forme de confrontation. Si les médias s’intéressent aux trains qui déraillent plutôt qu’à ceux qui arrivent à l’heure, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit de la situation la plus atypique, c’est aussi parce qu’il s’agit d’une structure de déséquilibre comportant un récit potentiel. Dans l’activité journalistique, le rapport au temps est aussi fondamental : c’est la course au temps pour boucler dans les délais, pour la recherche du scoop, etc. Il faut savoir aussi apprendre à gérer le temps de l’événement pour en faire un temps raconté, et l’on retrouve ici une des fonctions centrales du récit. Ce que Christian Metz affirme à propos du récit cinématographique s’applique à tous les récits : « L’une des fonctions du récit est de monnayer un temps dans un autre temps » (Metz, 1968 : 27). Un événement se produit pendant des heures, voire des jours, et doit devenir un article de cinquante, cent ou deux cents lignes. C’est là tout le travail du journaliste : comment saisir quelque chose qui s’inscrit dans une durée plus ou moins longue et le raconter dans un temps court ? C’est un enjeu technique, mais pas uniquement, parce que raconter, 140
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MARC LITS
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c’est donner du sens au temps – ce qui renvoie à la réflexion de Ricœur dans Temps et récit. C’est donc introduire des liens chronologiques, des liens logiques, dans une histoire temporellement cohérente, capable de donner du sens à des histoires individuelles qui, sinon, ne seraient qu’isolées et ne prendraient pas sens. Cette question du temps est l’un des enjeux primordiaux de l’information contemporaine du fait de l’accélération technique qui fait que les journalistes travaillent de plus en plus à flux tendu, en télévision bien sûr, mais encore plus sur Internet. Cela a commencé le 11 septembre 2001, lorsque des journalistes ont dû suivre l’événement en direct, avec le surgissement de la métaphore de la mobilisation : « on est mobilisé pour suivre l’événement avec vous, en direct, en temps continu ». Le primat du direct et de l’image s’accompagne désormais d’une plongée dans l’immédiateté de l’événement extrêmement liée à l’émotion, autre enjeu central de la mise en récit. Si, dans l’immédiateté, l’événement est lu à travers une grille émotionnelle – avec tous les raccourcis qu’appelle l’émotion – comment construire quelque chose qui ait encore du sens ? Qui dit récit dit personnage : il n’y a pas de récit sans personnages. On constate que le récit favorise l’entrée par le personnage qu’on va définir de différentes manières, parce que le personnage a trois fonctions essentielles dans tout récit. Il est d’abord un marqueur typologique : cela signifie que la présence de personnages va permettre au lecteur d’identifier le récit en tant que tel, et que la présence de personnages caractéristiques va lui permettre d’identifier le type même de récit. Jusque récemment, un personnage politique n’apparaissait pas à la télévision comme un personnage du show-business qui peut exposer ses émotions, sa vie privée ; à l’inverse, l’homme politique était désigné par d’autres logiques, d’autres traits fonctionnels. Toutefois, ces catégories ont tendance à disparaître : les personnages sont en train d’éclater, ce qui ne facilite pas la compréhension du monde. Le personnage est aussi ce qu’on appelle un organisateur textuel : c’est à travers lui que le récit va s’organiser. S’agissant des tensions avec la Corée du Nord par exemple, on assiste moins à une opposition entre Américains et Coréens, qu’entre Trump et Kim Jong-un. On constate 141
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Récits médiatiques
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une personnalisation forte, parce que c’est le personnage qui est l’organisateur central du récit, qui devient un lieu d’investissement, par identification le plus souvent. Les risques de ces mises en récit sont nombreux ; on peut en pointer quatre majeurs. Il y a d’abord des risques liés à la question de la gestion de la temporalité. Plus les médias vont vite (du fait des évolutions technologiques), plus il faut réfléchir à la manière dont les supports mettent en question la mise en récit. Plus il y a accélération, et plus celle-ci est menacée. Qui dit mise en récit dit saisie d’un événement qu’il faut essayer de comprendre, d’organiser et de construire. On ne peut faire cela qu’avec un minimum de distance car, normalement, le récit vient après l’événement. Or, actuellement, le sommet de l’information consiste à couvrir l’événement pendant qu’il se produit, parfois avant même qu’il ne se produise. La priorité est donnée à l’énonciation plutôt qu’à la construction de l’information. Ensuite, le récit est une structure relativement organisée, close sur elle-même. Cependant, à partir du moment où la consommation de l’information est soumise au zapping sur Internet, que reste-t-il de la structure narrative ? On est face à un patchwork d’éléments isolés parce qu’ils n’ont pas été construits ensemble. Comment, à partir de là, peut-on reconstruire un récit porteur de sens ? Un autre aspect, lié à la multiplication des chaînes et des sites d’information en continu, est celui de la feuilletonnisation de l’information. La presse, au xixe siècle, se construit comme presse de masse autour du roman-feuilleton, de la chronique judiciaire… Aujourd’hui, on en revient à cette logique, de plus en plus dominante, ce qui pose question. La principale est celle des conséquences de ce phénomène, en termes de confusion entre les séries TV et l’information. La sérialisation de l’information pose problème, quand les acteurs y sont construits comme des héros de fiction, des personnages de feuilleton. Enfin, il y a la montée en puissance de l’émotionnel et du sensationnel, car le récit, s’il est un outil merveilleux, peut aussi générer une émotion très forte – raison pour laquelle il est parfois employé abondamment par certains médias. Toute la question est de savoir que 142
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faire de cette émotion. L’émotion fait partie de l’information, il n’est donc pas question de l’en éliminer. On sait également que certains événements sont plus chargés d’émotion que d’autres. Peut-être faut-il déterminer la façon dont on les choisit et dont on les traite ? Cette question de la sélection et du traitement des événements favorisant l’émotionnel est une question majeure de la mise en récit, car le risque, en accentuant cet aspect, est de passer de l’émotion à ce que l’on peut appeler la sensation. Où est la différence ? La sensation consiste à jouer plus sur l’énonciation que sur l’énoncé, c’est-à-dire à privilégier le relationnel, l’impact affectif. L’émotion est un sentiment qui se construit dans la durée tandis que la sensation est de l’ordre de l’immédiateté du signal, de la perception à court terme. Si l’émotion est durable, la sensation est passagère. Or, de plus en plus, c’est le sensationnel que les médias privilégient. Ce phénomène est aussi lié à la marchandisation de l’information. Le récit construit un certain type de rapport au monde. Il permet de rendre les choses plus humaines, c’est-à-dire plus proches, plus accessibles, plus compréhensibles. Le récit est une technique journalistique exceptionnelle qui renvoie à une relation et au partage de valeurs fondamentales. Le récit est constructeur d’une identité collective. C’est aussi une structure anthropologique fondamentale de l’être au monde, de l’être en société, car il construit notre rapport à l’histoire, au passé. Toutefois, le récit comporte aussi des risques comme celui du spectacle, de la mise en scène de l’émotion. Le récit est le premier stade d’appréhension du monde ; or, s’il s’impose trop, il risque de s’opposer à l’argumentation, au débat démocratique. C’est précisément parce qu’il est essentiel que le récit comporte des dangers et qu’il exige, de la part de la profession journalistique, une gestion éthique.
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Récits médiatiques
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MARC LITS
L’histoire des médias, une approche en évolution Claire Blandin
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epuis plus d’un demi-siècle, l’histoire des médias français est scrutée par les chercheurs de différentes disciplines. Parmi les historiens, ce sont les spécialistes du politique qui se sont d’abord intéressés à l’histoire de la presse. Les histoires culturelle, sociale puis économique du contemporain ont ensuite investi le secteur médiatique. À partir des années 1970, les objets médiatiques, dans leurs diachronies, ont progressivement été légitimés dans les différentes sciences sociales jusqu’à devenir un terrain majeur de l’expansion des sciences de l’information et de la communication. Ce chapitre revient sur les origines du développement d’une histoire politique de la presse dans les années 1960 autour de l’Institut français de presse. Il explicite ensuite le passage à une histoire des médias dans leur diversité, avant de revenir sur les enjeux contemporains de la numérisation des sources.
Une histoire politique de la presse L’histoire des médias trouve ses origines dans l’histoire de la presse développée dès les années 1950 au sein de l’Institut français de presse. Rattachée dans un premier temps à la Fondation nationale des sciences politiques, cette institution a ensuite intégré l’Université Paris 2 dont elle fait aujourd’hui toujours partie. Les archives conservées 145
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Chapitre 5
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à la Bibliothèque nationale de France montrent la vitalité de ce groupe de chercheurs qui se réunit régulièrement pour faire le point sur les travaux individuels et collectifs de ses membres. Jacques Godechot, longtemps directeur de la section, convie ses collègues, juristes ou historiens – comme Pierre Renouvin – à ces rencontres. Cependant, les comptes rendus permettent également de repérer la présence de jeunes chercheurs et chercheures comme Michelle Perrot ou Évelyne Sullerot qui rejoignent ces premières réflexions historiographiques au gré des projets de recherche qui leur sont confiés. Le premier travail collectif entrepris est, sous la direction de Pierre Albert, la réalisation des Tables du journal Le Temps. La constitution d’une telle source vise à permettre aux chercheurs français de bénéficier des mêmes facilités que leurs collègues étrangers pour étudier le contenu d’un des grands quotidiens des xixe et xxe siècles. Les Tables sont conçues pour permettre une analyse de contenu du journal. L’heure est avant tout à l’étude du politique dans les pages des quotidiens nationaux. Il faut dire que les études des médias sont nées d’un questionnement politique (sur la propagande) dans les années 1930. L’exploration des pages du Temps est avant tout imaginée comme un moyen de visualisation du fonctionnement de l’espace public médiatique grâce au journal quotidien, étudié par les thèmes abordés dans les articles aux différentes périodes. Les Tables sont bien adaptées à l’étude de la chronologie politique ; elles ne permettent pas en revanche de cerner un phénomène économique, et encore moins culturel. La réalisation de ces Tables nécessite la mobilisation de nombreux jeunes chercheurs et chercheures pour réaliser les inventaires des numéros. Pour ce projet de grande ampleur, l’Institut français de presse doit collaborer avec le Centre national de la recherche scientifique, les Archives nationales et la Bibliothèque nationale. La seconde initiative de grande ampleur de l’Institut français de presse représente bien elle aussi l’ambition de l’histoire de la presse imaginée dans les années 1960. Il s’agit de la publication, en cinq volumes, aux Presses universitaires de France, de L’Histoire générale de la presse française. La réalisation de l’ensemble nécessite plus de dix ans de travail, pour une trentaine d’auteurs. Ses directeurs (Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou) sont les héritiers de l’esprit 146
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CLAIRE BLANDIN
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de la Résistance qui a placé les médias au cœur de la refondation démocratique de la France. Ils revendiquent une démarche originale en cherchant par la lecture des journaux à mieux comprendre la vie politique, sociale et économique ainsi que les changements survenus dans les mentalités. Pour eux, la presse vaut par les traces qu’elle comporte de menus événements qui auraient pu être oubliés ou de l’affirmation d’idées nouvelles en politique ; elle permet de « discerner la formation d’un courant de pensée ». Ils regrettent qu’aucune « science de l’information » ne leur permette « d’évaluer l’influence des journaux sur l’opinion publique » (ibid. : Introduction). Outre les publications collectives, ces premiers historiens de la presse se soucient de la sauvegarde des archives des journaux. En effet, le statut des entreprises de presse ne conduit pas à la constitution d’archives par dépôt comme c’est le cas pour de nombreuses institutions. L’étude des médias étant peu légitime, les acteurs ne pensent, en outre, pas forcément à l’usage qui pourrait être fait de leurs papiers. La mobilisation précoce de l’Institut français de presse permet de faire déposer les archives de l’agence Havas, créée en 1835, aux Archives nationales et de sauver de la destruction celles du Petit Parisien.
Médias et circulation des représentations Dans les années 1970, l’intérêt scientifique se déplace de l’histoire de la presse à l’histoire des médias. Devenue un média de masse, la télévision concentre en effet l’intérêt des chercheurs. À l’Institut d’études politiques de Paris, c’est Jean-Noël Jeanneney qui, le premier, rassemble autour de lui les initiatives dans le domaine. Il dirige avec Monique Sauvage un ouvrage pionnier, Télévision nouvelle mémoire, qui recommande aux historiens de ne pas négliger la télévision pour écrire l’histoire du contemporain. En 1980, il participe à la création du Comité d’histoire de la télévision. L’année suivante est créé le Comité d’histoire de la radiodiffusion qui sera à l’origine des études du média de la « guerre des ondes » – devenu « voix de la France » dans la guerre froide et les conflits coloniaux. Le lien est alors clair avec le domaine politique. Il s’agit par exemple de scruter le contenu des journaux pour saisir dans 147
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L’histoire des médias, une approche en évolution
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quelle mesure les médias font l’élection. C’est une des perspectives des travaux de René Rémond, avec qui l’histoire des médias apporte une lecture à chaud des phénomènes politiques, au moment des élections, sur les plateaux de télévision. L’étude de la censure est aussi une direction essentielle ; la thématique permet en outre aux historiens des quatre périodes (antique, médiévale, moderne et contemporaine) de travailler ensemble. Elle s’est développée pour l’étude du xixe siècle en montrant comment les petits journaux de la Restauration développent une langue spécifique pour contourner les interdits. La question de la propagande reste centrale, comme dans L’Information en uniforme publiée par Marc Ferro en 1991. On ne saurait enfin terminer cette partie sur les années 1980 sans citer un ouvrage majeur, La Folle du logis, dans lequel Jean-Louis Missika et Dominique Wolton enquêtent sur la télévision, « objet le plus démocratique des sociétés démocratiques » (Wolton et Missika, 1985 : 310). La première partie du livre relève bien de l’histoire des médias, décortiquant le système de la télévision d’État des années 1960 puis cherchant en quoi « les discours politiques tenus sur la télévision font partie du système de communication d’un pays ». En voyant la télévision comme essence de la démocratie, ils ouvrent de multiples pistes sur l’étude la société française. La fin du xxe siècle est marquée par l’institutionnalisation de l’histoire des médias. Deux ouvrages, l’un écrit et l’autre dirigé par Jean-Noël Jeanneney, marquent cette période. Le premier, Une histoire des médias (1996), reprend son enseignement à l’Institut d’études politiques de Paris1. Le second est un ouvrage collectif (L’Écho du siècle) qui s’intéresse à la fois à l’histoire du paysage audiovisuel, à celle des technologies, aux métiers, aux publics, au fonctionnement des chaînes de télévision et à l’utilisation qu’en ont fait les hommes politiques. Jeanneney est aussi l’auteur d’un chapitre sur les médias dans l’ouvrage dirigé par René Rémond : Pour une histoire politique. Il y présente le secteur comme neuf sur le front de l’histoire politique et invite à renouveler 1. Après l’Institut français de presse de l’Université Paris II qui a accueilli les premiers développements de l’histoire de la presse en France, c’est donc l’Institut d’études politiques qui abrite la naissance de l’histoire des médias.
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CLAIRE BLANDIN
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les questionnements des historiens : « La curiosité, longtemps, s’est concentrée sur cette question simple […] : quelle est l’influence des médias sur l’opinion publique et quels sont les moyens dont disposent l’État, les gouvernants, les partis politiques, les groupes de pression pour peser sur la presse écrite, parlée ou télévisée et, à travers elle, sur l’opinion publique ? » Dans l’histoire de l’influence de la télévision sur la destinée politique des pays, l’auteur distingue trois périodes : sociologues et historiens ont tout d’abord escompté que la télévision entraînait un bouleversement de l’attitude des électeurs ; mais les études ont montré que la possession d’un téléviseur ne fait pas immédiatement évoluer le vote (c’est le début de l’ère de l’hyperscepticisme) ; enfin, le tableau est nuancé par une distinction entre différents rythmes (la télévision a peu d’influence sur le court terme mais elle modèle les cultures et attitudes politiques). Le chapitre se termine sur un programme pour l’histoire des médias, invitée à enquêter tout d’abord sur l’histoire des institutions médiatiques2 puis sur celle des projets des politiques pour les médias avant d’étudier l’influence réelle des pouvoirs et des groupes de pression sur les organes médiatiques. Au-delà, Jeanneney propose de s’interroger sur le produit informationnel, par exemple, pour mieux cerner l’influence spécifique de la radio et de la télévision sur l’éloquence des hommes politiques. À partir des années 1990, l’histoire des médias est présente dans plusieurs types de programmes d’enseignement : en histoire, sociologie, science politique et sciences de l’information. Quelques postes spécifiques sont créés par les universités françaises et, au-delà des lieux déjà repérés, les laboratoires de Saint-Quentin en Yvelines (Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines), Paris 3 (CIM) ou Paris 13 (LabSIC) ouvrent des programmes de recherches sur l’histoire des médias. De l’affiche aux spots publicitaires, des chaînes thématiques de la télévision aux magazines de bricolage, tous les supports et formats 2. Les travaux de Jérôme Bourdon sur la télévision sous de Gaulle et ceux d’Agnès Chauveau sur la Haute Autorité se situent bien dans cette perspective.
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L’histoire des médias, une approche en évolution
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médiatiques peuvent désormais être mobilisés dans une perspective historique par la recherche. Les thèses de doctorat se lancent dans le secteur de la presse populaire (Isabelle Antonutti travaille sur Cino del Ducca), les enjeux de la programmation de télévision (le patrimoine pour Thibault Le Hégarat) ou l’information radiophonique (c’est le cas de la thèse de Béatrice Donzelle sur le journal parlé de France Inter dans les années 1960 par exemple). En 2003 naît la revue Le Temps des médias. Bisannuelle, la publication est dirigée par Christian Delporte, animée par les membres de la Société pour l’histoire des médias et publiée par les éditions Nouveau monde. Chaque numéro s’empare d’un thème qui est traité de l’époque moderne au temps présent à travers tous les types de médias. Créée par des historiens, la revue est ouverte aux études médiatiques en diachronie pratiquées dans de nombreuses sciences sociales. Son éditeur, Yannick Dehée, lui-même docteur en histoire des médias, est à l’origine d’un projet qui renouvelle les apports du xixe siècle et de l’histoire culturelle à ce secteur de recherche. Parue en 2011 sous la direction de Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, La Civilisation du journal ne compte pas moins de 1762 pages et replace la presse écrite au cœur de la recherche. L’apport des chercheurs en littérature à l’écriture de l’histoire médiatique s’est, depuis, poursuivi en ligne avec le projet Média19 et plus récemment par le biais de l’ANR Numapresse qui vise à numériser largement la presse périodique.
Les enjeux de la numérisation Ce dernier projet trouve ses origines dans le fait que, au cours des quinze dernières années, l’avènement du numérique a renouvelé à la fois les terrains et les méthodes de recherche en histoire des médias. Du côté des terrains, on peut noter la poursuite de l’histoire de la télématique (initiée par Franck Rebillard et Josiane Jouët par exemple), mais aussi l’émergence de l’histoire des réseaux. Au Centre national de la recherche scientifique, Valérie Schafer a participé à l’élaboration et à la première exploration des archives du Web pour lesquelles la Bibliothèque nationale de France est devenue un acteur majeur. 150
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Pour mettre en évidence comment le chercheur travaille aujourd’hui avec les archives audiovisuelles et numériques, Sarah Lécossais et Nelly Quemener ont choisi de laisser apparents les échafaudages mis en place pour la recherche. Dans l’ouvrage En quête d’archives qu’elles ont dirigé, elles laissent « une large place aux récits des “bricolages” et des tâtonnements de la recherche » (Lécossais & Quemener, 2018 : 8). Proposant une vingtaine d’expériences de recherche, leur ouvrage éclaire les moyens déployés aujourd’hui pour accéder aux terrains médiatiques, dans la diversité des médias, mais à travers des approches « attentives aux dimensions construites du matériau » (ibid. : 8). On a vu au cours de cette réflexion que l’abondance des sources avait toujours été une caractéristique de la recherche sur les productions médiatiques. Toutefois, l’ère de l’audiovisuel et du numérique décuple cet enjeu, obligeant le chercheur à se confronter à des données mouvantes : chaque jour apporte son lot d’actualisation ou de données inédites. Comme au temps de la récupération des archives du Petit Parisien, il faut, de plus, dans ce domaine, distinguer l’abondance de la production médiatique (qui constitue des collections de recherche) de la diversité des archives du secteur. Enquêter sur l’histoire du système médiatique impose en effet de confronter la production aux réflexions sur l’élaboration, la mise en œuvre et les enjeux économiques ou personnels à l’intérieur des institutions médiatiques. En plus des fonds d’archives papiers, le recours aux entretiens et à l’histoire orale est aujourd’hui courant dans ce secteur. L’abondance des collections peut également provoquer d’autres formes de malentendus. Devant la masse de documents à gérer, le chercheur ne doit jamais oublier la logique qui a présidé à la constitution puis à l’indexation des fonds. L’insouciance des acteurs ainsi que les partis pris des archivistes et documentalistes de différentes générations conduisent à l’invisibilisation de formats médiatiques considérés comme peu légitimes (comme la presse populaire ou féminine) ; à l’inverse, les quotidiens politiques sont inventoriés (depuis les Tables du Temps), numérisés et mis à disposition de la recherche. Suivie d’une ocerisation qui permet la recherche par termes dans le texte, la numérisation des corpus de presse biaise par ailleurs l’importance relative de l’écrit par 151
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L’histoire des médias, une approche en évolution
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rapport à l’image. Les médias sont pourtant le fruit de la confrontation de ces deux modes d’expression ; d’ailleurs, les premières expériences de reconnaissance iconographique laissent imaginer de nombreuses possibilités d’approche de la circulation des images d’un pays à l’autre, ou de l’espace rédactionnel au service publicitaire à l’intérieur d’un même journal.
Conclusion Ayant posé les jalons politiques et économiques de la chronologie des xixe et xxe siècles, l’histoire des médias peut aujourd’hui explorer une grande diversité de champs nouveaux. La question des représentations, à travers l’étude de la circulation des discours médiatiques, semble ainsi un enjeu majeur. Elle permet à l’histoire des médias de s’ouvrir aux cultural studies comme aux gender studies. Dans ce dernier domaine, l’actualité de la médiatisation de la troisième vague du féminisme est ainsi mise en perspective par l’étude des formes de mobilisation mises en place par les féministes des générations précédentes. Objets partagés de l’histoire, de la sociologie, de la science politique et des sciences de l’information et de la communication, les médias se sont construits dans une profondeur historique dont il faut toujours chercher les traces et les effets.
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L’histoire des médias, une approche en évolution
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Médiatisation. Les grands enjeux
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Partie 2
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Cette seconde partie s’intéresse à la construction des faits sociaux médiatisés. Elle vise à présenter, définir et problématiser les médiatisations contemporaines. En effet, les médias produisent des contenus consommés par les publics dans des thématiques diverses – questions politiques (agenda gouvernemental, politiques publiques…), socio-économiques, culturelles, environnementales, etc. – et sous des formes variées – de l’article spécialisé à l’information humoristique, de la vidéo de vulgarisation aux formats fictionnels. Tout cela se produit dans des dispositifs généralement numériques (écrans connectés de toutes tailles) connaissant une croissance des contenus audiovisuels parallèlement à un maintien, voire à un renouveau, de certains supports imprimés (citons en exemple les « mooks » journalistiques). Les médiatisations sont par conséquent omniprésentes dans le quotidien des publics citoyens ; leur analyse pose des questions toujours renouvelées et essentielles quant à l’influence des médias au sein des groupes sociaux et à la construction des normes. Les auteurs ont, comme pour la première partie de l’ouvrage, tâché d’établir des synthèses sur les questions de médiatisation afin de souligner les enjeux des domaines étudiés et de présenter les courants de recherche dans ces domaines, bibliographies à l’appui. Sont ainsi présentés : une définition des médiatisations et du processus général de médiatisation (chapitre 6), une problématisation du rôle de la médiatisation et de ses conséquences dans l’espace public (chapitre 7), une synthèse sur la question du journalisme comme participant de la construction des faits sociaux (focus 3), une présentation générale de la médiatisation du domaine politique (chapitre 8), une réflexion sur les modes distincts de médiatisation des savoirs scientifiques, davantage du point de vue de leurs constructions signifiantes que de leurs implications sociales (chapitre 9), une synthèse sur la question du genre dans les médias et des approches s’y rapportant (chapitre 10), et enfin un focus présentant les événements médiatiques et leurs ressorts profonds dans la construction publique du collectif (focus 4). Ce parcours non exhaustif autour des enjeux de la médiatisation et de formes de médiatisations contemporaines est à relier aux approches développées dans la première partie de l’ouvrage, approches indispensables pour procéder à l’analyse des médiatisations. ●
Des médiatisations au processus de médiatisation Benoit Lafon
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es médias, dont on a pu mesurer la variété et la diversité des dimensions – et donc des approches dont ils sont l’objet – dans la première partie de cet ouvrage, produisent des biens qualifiés, selon les approches, de contenus, de discours ou encore de productions. Ces biens symboliques spécifiques – les produits médiatiques – sont à la croisée d’enjeux multiples, tant du point de vue de leur production (conception-diffusion) que de leur consommation. Du côté de la production, multiples sont les acteurs sociaux institués (des associations aux entreprises, des groupes sociaux aux institutions politiques) ayant recours aux médias pour diffuser leurs idées, valeurs et injonctions au gré de leurs stratégies conjoncturelles. Du côté de la consommation, les individus plus ou moins agrégés en publics ou collectifs négocient avec ces médiatisations diverses et croissantes au prix d’une nécessaire sélection et de pratiques médiatiques toujours renouvelées. Les médias eux-mêmes ne constituent pas des intermédiaires neutres : « the media are not merely phatic channels; they are social institutions with values and interests of their own. Unlike the powers that try to control the media, media organizations wish not so much to disintermediate as to reintermediate 1 » (Dayan & Katz, 1996b : 217). 1. « Les médias ne sont pas seulement des canaux phatiques [c’est-à-dire de simples techniques de mise en contact, ndlr], ce sont des institutions sociales avec des valeurs et des intérêts qui leur sont propres. Contrairement aux pouvoirs qui tentent de contrôler les médias, les organisations médiatiques ne souhaitent pas tant désintermédier que réintermédier. »
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Chapitre 6
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Les produits médiatiques sont donc à la croisée d’enjeux politiques, économiques et culturels, et ce de manière croissante eu égard à la densification des réseaux médiatiques et à l’industrialisation des techniques de communication. De ce fait, on assiste à l’émergence de phénomènes de médiatisation, terme polysémique que l’on va s’attacher à définir à la suite d’auteurs ayant tenté de baliser ce terrain, en France (Delforce & Noyer, 1999 ; Desrumaux & Nollet, 2014 ; Miège, 2007 et 2019) et en Europe du Nord (Hjarvard, 2013 ; Lundby, 2014 ; Couldry & Hepp, 2017). Les recherches prenant en compte les questions de médiatisation tendent en effet à se multiplier sans que la notion soit toujours réellement clarifiée. S’agit-il de figurations et de représentations d’une thématique (la santé par exemple, ou la politique) ou d’un groupe social (les minorités, les jeunes, etc.) ? S’agit-il des modalités de construction d’un dispositif médiatique dans une perspective sociocommunicationnelle (rôle des images, langages, événements, etc.) ? Ou encore des transformations médiatiques contemporaines affectant individus et sociétés (démultiplication des dispositifs de communication et de médiatisation) ? Le point commun de toutes ces interrogations est de chercher à comprendre comment les médias et les moyens de communication participent de la définition du social et de ses dynamiques. Les recherches pointant des phénomènes de médiatisation se situent donc à des échelles diverses et proposent des conceptions différenciées de la notion, que nous allons tâcher de définir en trois temps. Nous distinguerons dans un premier point les médiatisations (au pluriel pour en signifier la diversité) d’un processus général de médiatisation. Seront ainsi proposées dans un deuxième temps une approche des médiatisations des champs sociaux et, dans un troisième temps, des éléments de réflexion pour penser, avec les auteurs se référant à ce champ de recherche, le processus de médiatisation des sociétés.
Des médiatisations au processus de médiatisation : cadrage et définitions L’emploi du terme « médiatisation » est si variable qu’il est difficile de s’en faire une idée précise. En effet, en France, les sciences de l’information 158
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BENOIT LAFON
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et de la communication font un usage récurrent et croissant de la notion de médiatisation. Ceci étant, on peut tâcher d’en délimiter les contours de manière à en proposer une définition. Médiatisation et sciences de l’information et de la communication La notion de médiatisation, récemment examinée par Bernard Miège (2019), présente une richesse manifeste, voire une polysémie. En effet, elle renvoie selon l’auteur à au moins quatre acceptions relatives à des phénomènes de médiation par la technique, de production-diffusion de contenus, d’interactions médiatisées à échelles diverses, ou encore de productions informationnelles démultipliées. Selon ces différentes significations, la question de la médiatisation renverrait à des phénomènes d’échanges interindividuels ou collectifs médiatisés comme à des phénomènes de production-réception de contenus. Afin de progresser dans la définition de la notion, nous proposons d’en observer les emplois en sciences de l’information et de la communication. Considérons pour cela deux types de publications de la discipline, deux digests et un recueil de revues qualifiantes. Le Que sais-je ? intitulé Les 100 mots des sciences de l’information et de la communication (Legavre & Rieffel, 2017) permet d’identifier les utilisations des notions liées à celle de médiatisation. Il en ressort que la médiatisation ne fait pas l’objet d’un article dédié, mais est convoquée spécifiquement dans l’article « événement ». « Pour les journalistes, un événement est un fait a priori inédit ou insolite qui mérite ou non médiatisation » (ibid. : 39). Événements médiatiques et media events au sens de Daniel Dayan constituent ainsi des formes typiques de médiatisation à laquelle les auteurs font aussi référence sur les questions de construction du « sens » (ibid. : 99) et de « visibilité » (ibid. : 110). Ainsi, première approximation, la médiatisation est liée aux événements médiatiques. Une recherche complémentaire indique que Legavre et Rieffel font aussi référence à cette notion sur la question de l’espace public, plus précisément des « discussions publiques médiatisées autour de problèmes sociaux et politiques (santé, environnement, sécurité, emploi, etc.) » (ibid. : 39). 159
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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Second enseignement de ce rapide parcours : la médiatisation participe à la construction de l’espace public, plus précisément à l’émergence de questions publiques, pour lesquelles la production et la gestion des événements médiatiques par les acteurs impliqués sont déterminantes (cf. infra, I. Pailliart). Un second digest, intitulé Dynamiques des recherches en SIC 2 et publié en 2018 par la CPDirSIC (Conférence permanente des directeurs d’unités de recherche en sciences de l’information et de la communication), souligne aussi la diversité des recherches liées à la médiatisation. L’ouvrage fait ainsi référence dans son chapitre « Médias et Journalisme » à plusieurs thèmes des médiatisations contemporaines – celles du terrorisme, des violences faites aux femmes, de la vie politique – tandis que d’autres chapitres mettent l’accent sur les médiatisations par les images et l’audiovisuel, la remédiatisation des traces mémorielles, ou encore la médiatisation des données… On le voit, les thèmes et questions médiatisés sont variés et fort hétérogènes. Afin de préciser et clarifier ces emplois de la notion de médiatisation, nous proposons enfin un parcours dans onze revues qualifiantes en sciences de l’information et de la communication (Communication & Langages, Communication & Organisation, Études de Communication, Hermès, Le Temps des Médias, Les Enjeux de l’information et de la Communication, Quaderni, Questions de Communication, Réseaux, Sociétés et Représentations, Télévision). Une recherche systématique du terme « médiatisation » dans les résumés et titres des articles publiés renvoie à soixante-cinq articles couvrant la période 1997-2018. Ce corpus, qui révèle les usages assumés de la notion de médiatisation (et non les réelles études sur ces questions, qui peuvent ne pas nommer « médiatisation » les problématiques développées), constitue un indicateur intéressant de la croissance de l’usage du concept et des manières dont il est mobilisé. La médiatisation devient un terme plus visible au fil des ans : les trois quarts des usages du terme ont été réalisés sur la seconde moitié de la période. Les auteurs qualifient désormais 2. Accessible en ligne sur : http://cpdirsic.fr/wp-content/uploads/2018/09/dynamiquesdes-recherches-sic-web-180919.pdf (consulté le 16 octobre 2019).
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davantage leurs enquêtes d’études portant sur la médiatisation. Si le terme connaît un succès croissant, quels en sont les usages et à quels types d’enquêtes fait-il référence ? Trois usages principaux de la notion de médiatisation se dégagent : la médiatisation d’événements spécifiques, la médiatisation de questions et problèmes publics de portée plus générale ainsi que les questions liées au processus et enjeux de médiatisation. Nous fournissons au lecteur quelques exemples des thèmes traités entre parenthèses. La médiatisation d’événements spécifiques (vingt-sept articles) concerne des enquêtes relatives à des cas particuliers de médiatisation, retenues pour leur représentativité ou leur intérêt intrinsèque. Les thèmes dominants en la matière sont la politique (médiatisation d’acteurs politiques ou d’élections), les arts et la culture (médiatisation de spectacles de danse, de la littérature) ou encore la sécurité et la justice (affaires criminelles, attentats). En deuxième position, la médiatisation de questions et problèmes publics concerne vingt et un articles sur des thèmes relatifs à la santé publique (médiatisation des antibiotiques), à des enjeux sociétaux (inceste, féminisme) ou encore à la science (changement climatique). Ce sont des questions porteuses de forts enjeux politiques et économiques pour lesquels l’analyse de formes de médiatisation permet de dégager des indicateurs utiles. Dernière catégorie, centrée sur des approches proprement communicationnelles : les questions liées au processus et enjeux de médiatisation (dix-sept articles). Il s’agit alors de s’intéresser aux mutations des formes et pratiques de médiatisation dans un contexte d’innovations techniques accélérées : par exemple la médiatisation de la vie privée, celle de la parole dans les médias audiovisuels, voire l’émergence de phénomènes de non-médiatisation. Événementialisation de la société, émergence de questions et problèmes publics, transformation des modalités des échanges médiatiques : les questions de recherche sur la médiatisation se diversifient et dénotent un intérêt croissant des chercheurs. Prenant acte de cette croissance de la mise en média des questions socioculturelles, certains chercheurs ont ainsi défini ces dernières années une démarche visant à importer les acquis des cultural studies et de certains courants sociologiques 161
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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français jusqu’alors marginaux (travaux d’Edgar Morin) afin de se livrer à une analyse renouvelée des médias de masse pour penser des « médiacultures » (Macé & Maigret, 2005 ; Macé, 2006). Cependant, il nous semble que l’enjeu est moins de penser des cultures proprement médiatiques qu’un tournant médiatisé de la culture. Ainsi que le relève Andreas Hepp, les médiacultures sont en réalité des « cultures de médiatisation » : « it makes sense to treat media cultures as cultures of mediatization. By this I mean that media cultures are cultures whose primary meaning resources are mediated through technical communications media, and which are “moulded” by these processes in specifically different ways3 » (Hepp, 2013 : 70). Médiatisation : une définition Ce parcours dans des publications scientifiques nous a permis de mieux approcher les types d’objets sociaux susceptibles d’être questionnés à l’aune de leur médiatisation : d’une part les acteurs, événements et problèmes publics ; d’autre part, les modalités de communication et de relation des acteurs en société. Nous proposons de résumer dans le tableau suivant les questions soulevées jusqu’ici. Tableau 1. Des médiatisations au processus de médiatisation : produits et dispositifs médiatiques analysés. Des médiatisations…
…au processus de médiatisation
Produits médiatiques
Événements Questions publiques
Normes Conceptions culturelles
Dispositifs médiatiques
Médias spécifiques Pratiques communicationnelles
Systèmes de médias Intégration médiatique des sociétés
De la synchronie
à la diachronie
3. « Il est logique de traiter les cultures médiatiques comme des cultures de médiatisation. J’entends par là que les cultures médiatiques sont des cultures dont les ressources de signification primordiales sont véhiculées par des moyens de communication techniques et qui sont « modelées » spécifiquement par ces processus de manières différentes. »
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Les recherches sur les médiatisations se caractérisent par l’étude dans une relative synchronie (temps court allant jusqu’à quelques années) de produits médiatiques (généralement des corpus), doublée d’analyses plus ou moins poussées sur les médias (en tant qu’organisations et lieux de pratiques socioprofessionnelles) permettant de les comprendre, d’en saisir les modes de construction et les enjeux. Il s’agira le plus souvent d’identifier les acteurs à l’origine des médiatisations afin de saisir leurs logiques et stratégies. Dans une perspective diachronique, l’analyse d’un processus de médiatisation va tenter d’opérer une montée en généralité afin de comprendre les évolutions de normes et des conceptions liées à certaines cultures, c’est-à-dire les transformations au long cours d’espace(s) public(s) et de paradigmes dominants. La prise en compte de l’évolution des médias dans une perspective systémique ainsi que l’implication de ces derniers dans l’intégration politique des sociétés sont deux traits récurrents de ces recherches. Proposons par conséquent une définition actualisée du concept de médiatisation : Les médiatisations consistent en la mise en média d’individus, de groupes ou d’institutions par la construction de produits médiatiques formalisés, dans une visée stratégique, impliquant des pratiques collectives de consommation. De manière générale et diachronique, ces dernières se structurent dans un processus de médiatisation affectant les sociétés contemporaines. Cette définition, qui discerne en les reliant les diverses situations de médiatisations et un processus général de médiatisation des sociétés, rejoint la distinction opérée en 1999 par Bernard Delforce et Jacques Noyer. Ces auteurs évoquaient d’une part « des discours sociaux spécifiques, de portée limitée (ce ne sont pas des visions du monde globales, même s’ils n’en sont pas complètement indépendants) et en concurrence entre eux » et, d’autre part, « un processus d’émergence progressive et de construction provisoire, celui de la discursivité sociale liée à la nécessaire réflexivité de l’espace public » (Delforce & Noyer, 1999 : 8). Médiatisations et processus de médiatisation participent de ce fait de la production d’un espace public commun au sein duquel des enjeux de lutte se déploient (cf. infra, chapitre d’Isabelle Pailliart). C. Desrumaux 163
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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et J. Nollet ont de même relevé que les travaux portant sur la médiatisation du politique se partagent en deux traditions de recherche, « une tradition institutionnaliste » par laquelle les médias sont « pensés comme une institution autonome avec ses propres règles » et « une tradition plus constructiviste, inspirée de Berger et Luckman, [qui] s’intéresse au rôle des divers médias comme partie du processus de construction (communicationnelle) de la réalité sociale et culturelle » (Desrumaux & Nollet, 2014 : 13). Médiatisation versus médiation Enfin, évoquons une dernière remarque relative à cette définition : la nécessaire distinction entre médiation et médiatisation. En effet, certains auteurs font le choix de la notion de médiation pour insister sur le travail médiatisant des médias et autres industries voisines. C’est le cas notamment d’Yves Jeanneret, pensant la « médiation comme une activité productive et créative qui consiste à intervenir sur le cours de la communication en lui apportant une dimension nouvelle » (Jeanneret, 2014 : 13) ou de Jean-Baptiste Legavre et Rémy Rieffel qui assimilent la médiatisation aux événements (cf. supra) et définissent une médiation par les médias – ces derniers faisant « œuvre de médiation en agissant sur le monde dont ils rendent compte en même temps qu’ils sont, en retour, modifiés par lui » (Legavre & Rieffel, 2017 : 69). Bien que nous ne remettions pas en cause le travail de médiation opéré par les médias en tant que médiateurs et l’intérêt qu’il peut y avoir à se focaliser sur ce point, il s’agit ici de souligner l’intérêt propre du concept de médiatisation. Celui-ci permet en effet de prendre en compte la spécificité et l’importance des phénomènes médiatiques dans nos sociétés contemporaines marquées par l’élargissement de l’espace public, désormais médiatisé, et une industrialisation manifeste. Cette distinction entre médiation et médiatisation existe aussi par-delà les frontières et est amplement discutée. Si, en Amérique Latine, Jesus Martin-Barbero a fait de la médiation un processus culturel de masse (Martin-Barbero, 2002), dans le monde anglo-saxon, le terme mediation cède peu à peu la place à la notion de mediatization. 164
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Stig Hjarvard, professeur à l’université de Copenhague et l’une des figures emblématiques de la mediatization theory, évoque ainsi l’alignement progressif de la recherche britannique sur les recherches continentales (Allemagne et Scandinavie) et le passage du terme mediation à celui de mediatization pour désigner le processus général de médiatisation. La notion de médiation désignerait ainsi davantage les modalités concrètes et spécifiques du travail opéré par les médias, envisagés comme des médiateurs dans l’acte de communication. « Mediation describes the concrete act of communication by means of a type of media in a specific social context. By contrast, mediatization refers to a more long-term process, whereby social and cultural institutions and modes of interaction are changed as a consequence of the growth of the media’s influence4 » (Hjarvard, 2013 : 19). De ce fait, nous considérons que la médiation est un travail, une tâche spécifique réalisée par des médiateurs (cas de la médiation culturelle ou scientifique, par exemple) et qui n’est pas forcément médiatisée – à la différence de la médiatisation qui est le résultat d’une mise en média. Ainsi que le souligne Jean Caune, contrairement à une approche de la médiation qui en ferait une métathéorie, « la notion de médiation qui met l’accent sur les processus de contacts, de liens, d’échanges langagiers présents dans le tissu social a une réelle pertinence » (Caune, 2010 : 4). Cela signifie que si le concept de médiation reste opérant pour comprendre les interactions signifiantes au niveau social (souvent microsocial), y compris par le biais de dispositifs techniques de communication, le concept de médiatisation est plus adapté à la description de phénomènes de production-diffusion de contenus à destination de publics par des médias, notamment dans une perspective macrosociale.
4. « La médiation décrit l’acte concret de communication au moyen d’un type de média dans un contexte social spécifique. En revanche, la médiatisation se réfère à un processus à plus long terme, au cours duquel les institutions sociales et culturelles et les modes d’interaction sont modifiés du fait de la croissance de l’influence des médias. »
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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Les médiatisations des champs sociaux Analyser les médiatisations – au pluriel – consiste à prendre en considération les productions médiatiques dans leur diversité et dans leurs déterminations afin de comprendre les rapports de force entre acteurs sociaux de même que leurs transformations et évolutions. Cela rejoint le cadre plus général du processus de communication que nous détaillerons dans la partie suivante. Médiatiser ou la construction de collectifs sociaux Dès 1999, Bernard Delforce et Jacques Noyer soulignaient la dialectique général-particulier des logiques de médiatisation : « d’une part, comprendre comment fonctionne ce discours social global et diffus dans lequel nous baignons, comment et pourquoi il se construit, quels sont les processus à l’œuvre dans cette construction… D’autre part, identifier et comprendre comment, à cette occasion, émergent, se construisent, se stabilisent provisoirement des discours sociaux spécifiques, relatifs à des types d’occurrences-événements ou à des thématiques, et qui résultent du fonctionnement de ce discours social global en même temps qu’ils le permettent et le nourrissent » (Delforce & Noyer, 1999 : 8). Ces deux auteurs nous placent d’emblée dans une double perspective, celle du rapport entre processus de médiatisation et médiatisations. Ainsi, les médiatisations incessantes d’événements et de thématiques dans notre quotidien, résultantes des configurations médiatiques instituées, participent en retour d’un processus plus général de médiatisation. Cette intrication entre niveaux micro et macrosocial, synchronie et diachronie, est au cœur de la dynamique médiatique des sociétés. L’approche de Jean-Pierre Esquenazi (2002) qui propose une sociologie du discours journalistique se situe dans une double perspective comparable. En analysant la manière dont les médias d’information mobilisent des jeux de langage ordinaires afin de proposer aux publics des nouvelles, l’auteur montre comment les institutions du monde commun (macrosocial) sont ainsi sans cesse réaffirmées, consolidées par les médiatisations de nouvelles au quotidien (microsocial). En effet, les nouvelles produites quotidiennement sont 166
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autant de médiatisations surcadrées, prédéterminées par de grands modèles d’événements relevant d’un processus de médiatisation. Il s’agit là d’une perspective éminemment constructiviste, c’est-à-dire dans la lignée de la sociologie de la connaissance initiée par Peter Berger et Thomas Luckmann : les médias opèrent ainsi comme des « machineries conceptuelles » propres à instituer notre monde commun (Berger & Luckmann, 1962 : 143). Ce rôle clé des événements médiatiques dans la production d’une réalité partagée a maintes fois été analysé et théorisé depuis les années 1970 (revue Communication n° 18, 1972 ; Véron, 1981 ; revue Réseaux, 1996, etc.). Nous renvoyons le lecteur au texte sur les événements de Jocelyne Arquembourg dans cet ouvrage qui souligne très justement deux éléments essentiels : il est plus juste de qualifier ces événements de médiatisés que de médiatiques, les médias n’étant pas les seuls pourvoyeurs d’événements, et le caractère collectif de tels événements est déterminant. Les médiatisations participent par conséquent de la production d’événements collectifs qui sont autant de mises en récit partagées ; le constructivisme se double ici d’une forte dimension interactionniste et pragmatiste. Par-delà la production stratégique de médiatisations induites par les techniques de relations publiques, les grands événements collectifs (media events) analysés par Daniel Dayan et Elihu Katz (1996) ont une forte dimension collective opérant par le truchement de leur mise en récit (Lits, 2008, cf. aussi supra). Cette construction collective a été récemment mise en perspective par Nick Couldry et Andreas Hepp qui proposent une approche phénoménologique des médiatisations (dans la lignée d’Alfred Schutz, ainsi que de Peter Berger et Thomas Luckmann) : analysant la « médialité » (mediatedness) du monde social, ils montrent au final que l’histoire des cinq à six derniers siècles peut se penser comme une succession de « vagues de médiatisation » (Couldry & Hepp, 2017 : 38). Loin d’un déterminisme MacLuhanien, ils se positionnent davantage comme des tenants d’une approche globale des phénomènes de médiatisation, variant les focales d’observation : ainsi par exemple, leur ultime partie s’interroge sur les implications des médiatisations de soi, des collectifs et des ordres sociaux, dans une perspective faisant appel à la sociologie 167
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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de Norbert Elias, en particulier le processus de socialisation développé dans La société des individus (Elias, 1991). Nous reviendrons dans la troisième partie sur ces approches, qui constituent depuis les années 2000 un courant de recherche actif en Europe du Nord. Les médiatisations constituent donc un élément fondamental de production du social par la consommation partagée de produits symboliques, au sein de collectifs que ces mêmes médiatisations contribuent à faire émerger. Ce faisant, les médiatisations sont au cœur de stratégies de la part d’acteurs individuels, de groupes comme d’institutions. Des médiatisations porteuses de rapports de force Les médias contemporains, majoritairement construits sur un modèle industriel, dépendent étroitement des logiques économiques des filières instituées des industries culturelles et médiatiques (édition, presse, audiovisuel, cinéma, jeu vidéo, infomédiation). Les médiatisations dépendent donc des rapports de force qui s’instaurent au sein de ces filières tout comme dans leur environnement sociopolitique. Toute une économie – fondée sur des échanges financiers, symboliques et langagiers – se met ainsi en place autour des médias afin d’accéder à la diffusion sociale de figurations et représentations. C’est là l’objet d’étude de l’approche de l’analyse des stratégies communicationnelles des acteurs tout comme celle, bourdieusienne, d’une économie des échanges linguistiques. Il s’agit d’étudier comment les acteurs sociaux, situés dans des champs et détenteurs de positions, capitaux et ressources inégaux, adoptent des comportements stratégiques dans des marchés symboliques. Les médiatisations constituent un moyen pour ces acteurs de se positionner socialement et politiquement, dans des formes légitimes afin de maximiser leurs profits symboliques, de renforcer les rapports de force préexistants. Ce faisant, les acteurs développent des stratégies de médiatisation induisant des positionnements très cadrés : « s’agissant de production symbolique, la contrainte que le marché exerce par l’intermédiaire de l’anticipation des chances de profit prend naturellement la forme d’une censure anticipée, d’une autocensure » (Bourdieu, 2001 : 115). 168
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Les médiatisations imposent donc en quelque sorte un ordre social, surtout dans le cas des médias de masse, visant une audience maximale et donc un certain consensualisme. Cette censure au sens de Bourdieu relève en réalité des stratégies d’énonciation des acteurs médiatisés qui visent à influencer leur auditoire. L’approche en termes de cadrage des médiatisations (Entman, 1993 ; Esquenazi, 2002) vient enrichir cette conception. Cependant, il est notable que les médiatisations visent au renforcement de capitaux symboliques des énonciateurs – l’un des plus manifestes étant celui de la visibilité, fait social majeur analysé par Nathalie Heinich (2012) dans son ouvrage De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique. Les médiatisations – qui consistent donc en des figurations, mises en visibilité et prises de positions publiques d’acteurs sociaux en fonction de leurs intérêts propres – se déclinent dans tous les domaines de la vie sociale. De ce fait, on retrouve dans les études relatives aux médiatisations la mise en médias de différents champs sociaux fortement structurés en termes de rapports de force : champ des arts et de la culture, champ politique (cf. infra, chapitre de Pierre Leroux et Philippe Riutort), champ religieux (Douyère, 2016), champ scientifique (cf. infra, chapitre de Michael Bourgatte et Daniel Jacobi) en lien avec le champ de la santé, etc. Les auteurs du courant de la mediatization theory nord-européenne auxquels nous avons déjà fait référence font ainsi des références appuyées à la théorie des champs de Pierre Bourdieu (Couldry, 2012 ; Couldry & Hepp, 2017), structurant leurs analyses par l’exploration de l’implication des médiatisations dans différents champs – en premier lieu celui de la politique, mais aussi ceux de la religion ou des arts et de la culture (Hjarvard, 2013 ; Lundby, 2014). Ces questions, relatives aux stratégies de médiatisation de groupes sociaux et pouvoirs institués, doivent aussi faire l’objet de mises en perspective sur le temps long. Il est en effet à noter que la médiatisation participe de l’institutionnalisation des groupes et champs sociaux, processus observable seulement à l’échelle pluri-décennale (cf. partie suivante relative au processus de communication).
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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Des médiatisations aux formes variées Activité stratégique de nombreux acteurs (plus ou moins institués) dans divers champs de la société, les médiatisations opèrent, on l’a vu, par construction de récits et actes de communication afin de fédérer des publics dans une perspective d’influence collective, voire de contrôle social. C’est là tout l’enjeu de l’« ordre du discours » développé par Michel Foucault, relevant d’une « logophobie » : la recherche par les acteurs sociaux de l’imposition d’un ordre contre, « ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours » (Foucault, 1971 : 53), largement alimenté par les médiatisations abondantes et incontrôlées. Pour ce faire, l’événement médiatisé est un outil de premier ordre, révélant l’importance prise depuis près d’un siècle par les relations publiques (théorisées par Edward Bernays et Walter Lippmann dès les années 1920), au point d’aboutir à un espace public organisé autour des relations publiques généralisées, après l’émergence des médias de masse (La Haye, 1984 ; Miège, 1995). Cependant, les médiatisations ne se limitent pas à cette seule dimension événementielle, donc journalistique. Si les produits médiatiques ont vu une progression constante en leur sein du journalisme, ils sont en réalité beaucoup plus variés et les médiatisations reflètent cette variété : diversification des types d’actualités, démultiplication des fictions et ludification des contenus sont autant de nouveaux enjeux de médiatisation. Si les recherches en information-communication se fondent volontiers sur des médias ou des genres spécifiques (journalisme ou séries TV pour ne citer que deux objets fort discutés), les médiatisations n’ont pas dans le social de clivage net. Les consommations individuelles font alterner informations, musiques, contenus humoristiques (eux-mêmes fort variés) ou fictions. Les interfaces connectées des médias sociaux, par le biais des smartphones ou des téléviseurs, incarnent désormais cette variété de modes d’accès corrélés aux « formes de l’hétérogénéité culturelle individuelle » (Lahire, 2006 : 250). Variété des consommateurs des médiatisations qui présentent des profils culturels dynamiques avec des « variations culturelles intra-individuelles » (ibid. : 261), variété des accès médiatiques, variété des contenus médiatisés : les médiatisations doivent 170
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BENOIT LAFON
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être questionnées dans leur diversité. C’est précisément l’enjeu de la pensée de la « trivialité » d’Yves Jeanneret qui définit celle-ci comme « le caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social hétérogène » (Jeanneret, 2014 : 20). Ce faisant, les médias par leur matérialité permettent « une appropriation, une rationalisation et une exploitation » de ces objets et savoirs, posant la question des médiatisations comme un enjeu politique majeur (ibid. : 22). Analyser la variété des médiatisations doit permettre d’ouvrir de nouvelles problématiques par-delà les objets convenus. Des questions sociétales comme le rapport à la maladie, à l’altérité, ou encore des questions politiques fondamentales sur le rapport au pouvoir peuvent-elles être uniquement posées en termes de représentations journalistiques ? Comprendre les rapports de force au sein de la société ou les évolutions de normes implique un élargissement des perspectives. La mobilisation de corpus non journalistiques peut constituer une première étape. Par exemple, l’enquête menée par Sabine Chalvon-Demersay sur les réadaptations télévisuelles d’œuvres littéraires montre bien comment s’opère par la médiatisation un évolutionnisme normatif, c’est-à-dire une adaptation de récits connus aux normes sociales en vigueur (Chalvon-Demersay, 2005). L’inventivité dans la construction d’un corpus peut permettre de mettre à jour des médiatisations évolutives que seul le regard du chercheur en quête de traces pourra déceler. Penser la variété des médiatisations est donc une étape essentielle, l’espace public politique et les espaces publics sociétaux ne se bornant pas aux médiatisations par voie de presse. Il faut mentionner aussi l’émergence de nouvelles formes médiatiques sur les réseaux numériques, de même que la production de nouveaux médias dont la numérisation des infrastructures a rendu la production moins coûteuse, aboutissant à une variété de contenus médiatiques sans commune mesure avec les périodes précédentes – comme l’a montré un collectif d’auteurs mettant en évidence les « nouveaux territoires médiatiques » (Ballarini & Delavaud, 2014). Dans un tel contexte, identifier les parcours de consommations médiatiques des publics est un préalable nécessaire afin que le matériau récolté pour l’enquête soit pertinent et reflète 171
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dans une certaine mesure l’état de l’art social sur une question. Ce sont donc les concepts ordinaires et leurs mobilisations stratégiques, les imaginaires sociaux en quelque sorte, que l’analyse des médiatisations doit faire émerger par la construction de corpus opérant comme autant de traces de consommations passées de produits médiatiques, dans la lignée du paradigme indiciaire étudié en microhistoire par Carlo Ginzburg (Ginzburg, 1989). Ce faisant, cela rapproche l’analyse des médiatisations de l’histoire des concepts allemande qui se concentre principalement sur « le discours en acte et ses préalables langagiers » (Koselleck, 1997 : 153). L’analyse de concepts ordinaires présents dans des médiatisations – quelle que soit leur nature – doit ainsi permettre d’identifier les énonciateurs et leurs rapports de force, de même qu’observer leurs dynamiques dans le cas de corpus diachroniques. C’est ce dernier point que nous allons développer à présent.
Penser le processus de médiatisation Le passage d’une conception de médiatisations multiples et atomisées à une réflexion sur un processus général de médiatisation au sein des sociétés n’est pas chose aisée. Il s’agit pourtant d’une démarche essentielle pour donner un sens à la fois aux dynamiques animant nos sociétés et aux médiatisations qui nous enveloppent de manière exponentielle. Il s’agit là d’une réflexion nécessitant une démarche interdisciplinaire, et « c’est d’ailleurs la nature même des phénomènes de médiatisation étudiés qui autorise la mise en œuvre d’approches disciplinaires variées ; mieux, qui la rend nécessaire » (Delforce & Noyer, 1999 : 1). Une telle approche croise nécessairement des données hétérogènes, de nature micro et macrosociales, ainsi qu’une littérature abondante afin de ne pas « isoler dans l’analyse la technique, l’état des rapports de pouvoir et les représentations, les symboles, l’imaginaire propres à un moment sociohistorique donné » (Beaud, 1984 : 155). Ce faisant, il s’agit bien de se livrer à une réflexion sur la manière dont les médias interagissent avec la société, à la manière dont Rémy Rieffel s’est interrogé sur la « capacité d’influence » des médias, à la fois forte et diffuse, sur le politique et la culture (Rieffel, 2005 : 433). 172
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L’enjeu d’une réflexion sur le processus de médiatisation est donc de produire une théorisation à moyenne portée qui puisse servir de cadre de compréhension aux études de cas plus précises « Since we think of it as a middle-range theory, mediatization theory is not meant to replace existing theories of media and communication, or sociological theories in general […] The study of mediatization is an invitation to make heuristic use of existing theories and methodologies in order to make sense of the changing role of the media in contemporary culture and society5 » (Hjarvard, 2013 : 4). Nous allons donc dans cette partie proposer une synthèse de questionnements et d’éclairages sur le processus de médiatisation, phénomène en définitive peu traité comme le relèvent C. Desrumaux et J. Nollet, notant que « cette littérature sur la médiatisation passe quasiment inaperçue en France » (Desrumaux & Nollet, 2014 : 13). Nous allons pour ce faire nous attarder sur deux caractéristiques majeures du processus de médiatisation : l’extension des médiatisations et l’intégration des sociétés. L’extension des médiatisations L’essor combiné des médias d’une part et des possibilités techniques d’échange et des stratégies communicationnelles des individus et des groupes d’autre part a produit une croissance des contenus médiatisés, qu’il s’agisse de contenus proprement médiatiques (produits par les médias institués) ou de contenus médiatisés produits par des micromédiatisations (profils) ou des réseaux sociaux (échanges éditorialisés). On assiste par conséquent à un phénomène d’extension des médiatisations dû à l’essor des médias sociaux (Lafon, 2017a). Cependant, les techniques numériques permettent des échanges communicationnels multiples par-delà la propagation de contenus médiatiques. Les divers espaces de la société intègrent désormais des médiations techniques 5. « Puisque nous la considérons comme une théorie à moyenne portée, la théorie de la médiatisation n’est pas destinée à remplacer les théories existantes sur les médias et la communication, ni les théories sociologiques en général. […] L’étude de la médiatisation est une invitation à utiliser de manière heuristique les théories et méthodologies existantes afin de donner un sens à l’évolution du rôle des médias dans la culture et la société contemporaine. »
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hors-média qui prennent la forme d’échanges publics, professionnels ou personnels via des plateformes ou réseaux sociaux, qui ne se substituent pas aux liens classiques de sociabilité. Bernard Miège dénomme ce processus « médiatisation de la communication » (Miège, 2015 : 53) et rattache à ce syntagme toute une variété de phénomènes, de la technicisation de la médiation à la médiatisation des contenus, de l’appareillage technique des échanges en société à la production d’informations et de données dans les échanges. Cette croissance de la technicisation des échanges sociaux et interindividuels par le biais de dispositifs connectés peut entraîner une certaine confusion entre médiatisation par les médias et médiatisation par les techniques d’information et de communication (smartphones, dispositifs connectés de toutes sortes, email, etc.). Yves Jeanneret propose une solution par sa définition des industries ayant trait aux médias. Il distingue ainsi trois groupes d’industries : médiatique, médiatisée, médiatisante. « L’industrie médiatique établit une relation durable avec un public auquel elle promet une production de qualité ; l’industrie médiatisante se désintéresse des contenus et enjeux de la communication et capte dans ses outils toutes les informations possibles sur les usages ; l’industrie médiatisée exploite l’univers des médias pour atteindre des consommateurs qu’elle traite comme une cible » (Jeanneret, 2014 : 12). De ce point de vue, si les médiatisations sont initialement le produit des industries médiatiques (médias) et médiatisées (publicité, agences de communication), elles se voient étendues de manière croissante par l’action des industries médiatisantes (plateformes, moteurs de recherche, voire médias sociaux dans certaines de leurs fonctionnalités). Les médiatisations sont donc affectées par l’extension du domaine médiatique vers les industries médiatisantes, ce qui souligne aussi en creux l’émergence de nouvelles pratiques et contenus médiatiques aux frontières des médias. Il en est ainsi des commentaires (dont la figure archétypale est le forum ou newsgroup), contenus produits par des utilisateurs devenant contributeurs. Si les évolutions du domaine médiatique sont bien réelles, tous les auteurs précédemment cités partagent des analyses communes sur le risque à penser des mutations définitives dans un temps court 174
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et appellent à la prudence en questionnant en termes processuels les évolutions des médiatisations. En effet, si les réflexions précédentes concernent la période contemporaine (depuis la seconde moitié du xxe siècle), l’extension de la médiatisation est un processus engagé de longue date. Déjà, dans les années 1950, Harold Innis posait dans son ouvrage Communication and Empires les jalons d’un questionnement sur les implications profondes des médias dans la constitution des territoires et de leurs pouvoirs politico-administratifs depuis l’Antiquité, analyse fondée sur les biais spatiaux et temporels des médias (Innis, 1950). Les réflexions de l’anthropologue Jack Goody sur la « raison graphique » et la « logique de l’écriture » (Goody, 1985 et 1986) feront de même date dans l’analyse des enjeux sociopolitiques de l’irruption de systèmes graphiques, donc des mutations du processus de médiatisation des sociétés. Se livrant à l’analyse fine d’une histoire plus récente mais déjà bicentenaire, Roger Bautier et Élisabeth Cazenave expliquent pour leur part que « les discussions contemporaines sur le rôle des médias dans l’espace public […] s’enracinent […] dans toute une série de débats qui ont eu lieu entre 1814 et 1914 » (Bautier & Cazenave, 2000 : 4). Ainsi, la mobilisation de la classe ouvrière par la presse analysée par ces auteurs constitue sans conteste une extension préalable du processus de médiatisation. Notons aussi que l’extension des médiatisations participe d’une multiplication des échanges entre espaces privés et publics, corrélatifs d’une « tendance à l’individualisation des pratiques sociales » (Miège, 2015 : 108) aussi largement décrite par les auteurs de la mediatization theory (Krotz, 2007). Nous allons enfin évoquer, pour terminer ce parcours relatif à l’extension de la médiatisation, l’omniprésence des biens symboliques médiatisés dans tous les replis du social en nous appuyant sur la définition par Stig Hjarvard de médiatisations directes et indirectes (Hjarvard, 2013 : 20). Les deux se sont développées et étendues au fil des années. Concernant les médiatisations directes, l’auteur donne l’exemple du jeu d’échecs qui peut désormais prendre la forme d’un programme informatique. Nous pourrions tout aussi bien prendre l’exemple de l’album photo et de ses traductions numériques tels que les profils Instagram. Les biens culturels de toute nature (jeux, collections 175
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privées, etc.) étendent progressivement le domaine des médiatisations. Concernant les médiatisations indirectes, Stig Hjarvard fournit l’exemple des fast-foods Burger King ou McDonald’s dont les offres intègrent toute une série de biens culturels et produits dérivés. Cette extension manifeste des médiatisations renvoie ainsi au rôle alloué par les pouvoirs politiques d’inspiration libérale depuis les années 1990 aux industries créatives dans une économie générale de biens symboliques (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013) et, ce faisant, à l’extension des médiatisations. Un processus d’intégration médiatique des sociétés Le questionnement précédent d’une extension des médiatisations renvoie aux enjeux de cette extension. Les acteurs sociaux promouvant des récits médiatisés – dans une logique de mise en public – participent en effet d’une intégration sociale toujours plus poussée par leur recherche d’audience. La recherche de nouveaux marchés symboliques à conquérir produit un raffinement des techniques de médiatisation. « Les symboles sont les instruments par excellence de l’“intégration sociale” : en tant qu’instrument de connaissance et de communication, ils rendent possible le consensus sur le sens du monde social qui contribue fondamentalement à la reproduction de l’ordre social » (Bourdieu, 2001 : 205). Dans cette quête d’influence et d’intégration, les acteurs sociaux s’appuient sur les industries médiatiques. La prise en compte des procès de marchandisation et d’industrialisation (Miège, 2007) permet de penser les médias comme des industries, d’abord fortement liées aux enjeux politiques étatiques, puis dans une optique libérale avec la constitution de groupes-médias. Ces réflexions, élaborées dans le cadre de l’économie politique de la communication, permettent de questionner un processus de médiatisation caractérisé d’une part par l’évolution des moyens de communication (La Haye, 1984), et d’autre part par l’utopie du progrès industriel en lien avec la communication (Mattelart, 1997). Ainsi, le processus de médiatisation apparaît lié à deux autres processus mis en évidence par Raymond Williams, chercheur britannique marquant des cultural 176
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studies britanniques : processus d’incorporation (Williams, 2009 : 38-39) et procès de communication (Williams, 1961 : 55 ; 2009 : 234). Ces processus sont autant de moyens heuristiques de dresser une cartographie historique du contexte macrosocial d’évolution des moyens de communication. Ils contribuent à fonder l’hypothèse générale selon laquelle les médias sont au cœur des processus permettant d’intégrer les sociétés. Il s’agit alors, par la construction de tableaux généraux de médiatisations sur des périodes étendues, de prendre en considération l’incorporation des normes par les individus. Raymond Williams s’est efforcé de mener à bien ce projet. Il a notamment analysé les médias comme des agents d’incorporation des valeurs dominantes, comme une articulation centrale dans les rapports d’hégémonie (Williams, 2009 : 35-50). Les médias sont alors pensés au cœur des processus culturels. Son ouvrage The Long Revolution (Williams, 1961) développe une approche institutionnelle des transformations culturelles et décrit le lent déroulement de changements liés entre eux dans les sphères économique, politique et culturelle depuis la révolution industrielle en Grande-Bretagne. Williams y analyse successivement : l’élargissement progressif de l’accès au système d’éducation, la croissance de la lecture publique, l’essor de la presse populaire, l’utilisation de l’anglais standard ou encore l’histoire sociale des écrivains et des genres dramatiques. Il restitue de la sorte la toile de fond ayant permis la mise en place d’une culture contemporaine commune en Grande-Bretagne où le mouvement ouvrier devient lui-même partie intégrante du système capitaliste, les individus intégrant des normes culturelles communes. On voit bien ici le souci de réintégrer des éléments d’historiographies disparates dans un schéma explicatif général dans lequel le processus de communication soutenu par les institutions sociales – dont les médias et les formes culturelles – (Williams, 1961 : 117) joue un rôle de premier plan. En France, l’approche d’Yves de La Haye avait en son temps tâché d’éclairer les liens économiques et politiques des médias de masse naissants : « de phénomène périphérique et hasardeux dans la société féodale, le système de communication devient, à mesure du développement du mode de production capitaliste, un nerf essentiel » (La Haye, 1984 : 26). 177
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Ainsi, c’est tout un contexte social qui évolue globalement, amenant la communication et son arrière-plan matériel et technique à devenir un champ particulier de la société, justifiant investissements et productions croissants dans les manufactures. Ce faisant, les moyens de communication jouent un rôle de plus en plus important dans « l’ajustement et /ou le bouleversement des rapports sociaux » (ibid.). Il apparaît ainsi que les enjeux des moyens de communication modernes dépassent de loin la seule question des médias de diffusion et de l’aspect culturel de ces derniers. Ils permettent de redéfinir le statut des individus en société ainsi que la nature des rapports de production qui les associent. Le processus de médiatisation apparaît ainsi comme nécessaire, comme le souligne Friedrich Krotz, pour expliquer des évolutions à long terme. « Today, globalization, individualization, mediatization and the growing importance of the economy, which we here call commercialization, can be seen as the relevant metaprocesses that influence democracy and society, culture, politics and other conditions of life over the longer term. »6 (Krotz, 2007 : 257). Ces métaprocessus liés les uns aux autres ont fait l’objet de tentatives de délimitation et de typologie. En 1995, John B. Thompson proposait, dans un ouvrage initiateur de la démarche, une synthèse sur la question de l’implication des médias dans la production des sociétés modernes. « I shall try to show that the development of communication media – from early forms of print to recent types of electronic communication – was an integral part of the rise of modern societies. The development of communication media was interwoven in complex ways with a number of other developmental processes which, taken together, were constitutive of what we have come to call “modern”. Hence, if we wish to understand the nature of modernity – that is, of the institutional characteristics of modern societies the life conditions created by them – then we must give a central role to the development of communication media and
6. « Aujourd’hui, la mondialisation, l’individualisation, la médiatisation et l’importance croissante de l’économie, que nous appelons ici commercialisation, peuvent être considérés comme les méta-processus essentiels qui influencent la démocratie et la société, la culture, la politique et d’autres conditions de vie sur le long terme. »
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their impact7 » (Thompson, 1995 : 3). Dans cette optique, Thompson se livre à l’examen des transformations de plusieurs questions sociopolitiques et socio-économiques durant la période moderne, en lien avec les mutations des médias : activités commerciales, espace public, interactions médiatisées, globalisation des réseaux, ancrage des traditions, individuation, etc. En France, Bernard Miège s’est en particulier livré à un exercice comparable dans le tome 3 de La société conquise par la communication (Miège, 2007), sur une temporalité plus restreinte. Il identifie sept procès infocommunicationnels affectant les sociétés contemporaines : informationnalisation, médiatisation de la communication, élargissement du domaine médiatique, marchandisation des activités communicationnelles, généralisation des relations publiques, différenciation des pratiques, circulation des flux et transnationalisation des activités infocommunicationnelles. De ce fait, le processus de médiatisation tel que nous l’envisageons relève à la fois du procès de médiatisation de la communication, c’est-à-dire des processus visant à techniciser les échanges (en ce qui concerne les micromédiatisations, par exemple), et du procès d’élargissement du domaine médiatique qui concerne l’extension des médias vers les médias sociaux (Lafon, 2017a). Si l’étendue du processus de médiatisation reste à questionner, il n’en reste pas moins que la perspective critique de Miège est précieuse en ce qu’elle donne à comprendre les logiques d’ensemble reliant médiatisations dans l’espace public et contraintes issues des stratégies des industries de l’information et de la communication et des médias. Ainsi, l’auteur appelle à la vigilance de manière à penser le processus de médiatisation « en relation avec le (nouvel) ordre mondial
7. « Je vais essayer de montrer que le développement des moyens de communication – des premières formes d’impression aux formes récentes de communication électronique – a fait partie intégrante de l’essor des sociétés modernes. Le développement des moyens de communication s’est mêlé de manière complexe à un certain nombre d’autres processus de développement qui, pris ensemble, ont été constitutifs de ce que nous appelons aujourd’hui “moderne”. Par conséquent, si nous voulons comprendre la nature de la modernité – c’est-à-dire les caractéristiques institutionnelles des sociétés modernes et les conditions de vie qu’elles créent – nous devons donner un rôle central au développement des moyens de communication et à leur impact. »
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de l’information-communication » qui, « s’il est mondial, du moins pour une part importante, […] est également fortement lié aux polarités ou inégalités de développement, telles qu’on les observe en ce début de xxie siècle » (Miège, 2019). Méthodologie : situer les médiatisations dans le processus de médiatisation Penser le processus de médiatisation de manière globale amène donc à questionner les transformations de sociétés complexes de plus en plus interdépendantes ainsi que les consolidations des rapports de pouvoir dans la construction de la communication médiatisée. S’efforcer de comprendre ces mécanismes de rapports de force, tout comme les nécessités réciproques des acteurs, revient à penser les médiatisations dans leur dimension évolutive, processuelle, comme la sociologie de Norbert Elias y engage : le temps doit être pris en compte et discuté en tant que variable de l’analyse afin de passer d’une « approche historique » à une « approche sociologique évolutionnaire » (Elias, 1984 : 238). Ceci implique la prise en compte de la diachronie dans l’analyse du processus de médiatisation (cf. supra, tableau 1) de manière à pouvoir relier l’analyse de cas de médiatisations au processus général de médiatisation. Cette démarche consiste à savoir contextualiser les médiatisations de manière à ne pas commettre d’erreur dans l’analyse et l’interprétation de ces dernières. Bernard Delforce et Jacques Noyer pointaient dès 1999 le « triple écueil des approches discursives de la médiatisation » (Delforce & Noyer, 1999 : 16) : tout d’abord, le « médiacentrisme » ou la « minoration de ce qui se débat dans des espaces autres » ; ensuite, la « généralisation hâtive » ou la globalisation de phénomènes que l’on situe à un niveau intermédiatique ou intramédiatique alors que leur médiatisation reste hétérogène ; enfin, le « nez dans le guidon » ou « l’insuffisance de mise en perspective contextuelle large de certaines analyses des phénomènes de médiatisation », en particulier sur le plan historique. Reformulant ces trois équivoques, nous insistons pour notre part sur trois oublis majeurs en découlant qui peuvent venir contrarier les enquêtes sur les médiatisations en les enfermant dans 180
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une conception étriquée : oubli des publicisations, oubli des plurimédiatisations, oubli des contextualisations. L’oubli des publicisations implique une focalisation excessive sur les médias. La construction des questions et problèmes publics utilise couramment d’autres canaux et réseaux que les médias, il convient donc de ne pas se laisser enfermer dans une démarche exclusivement médiacentrée : « si les médias constituent un lieu déterminant de construction sociale du sens, cette construction s’opère aussi dans d’autres arènes » (ibid.). L’oubli des plurimédiatisations amène à sous-estimer le fait que les médiatisations sont variées et constituent des réseaux de récits qu’il convient d’articuler, et ce d’autant plus que l’émergence des médias sociaux vient démultiplier les possibilités de médiatisation. La prise en compte de systèmes de médias et d’espaces de communication pour penser les compétences spectatorielles (Odin, 2011) est déterminante. L’oubli des contextualisations, enfin, conduit à adopter une problématique à (trop) courte vue. La prise en compte du contexte de production, c’est-à-dire aussi bien les contraintes socio-économiques que sociopolitiques pesant sur les promoteurs de récits et chez les personnels des médias, est importante. De même, les logiques de consommation, qui permettent de caractériser la portée sociale des médiatisations, doivent être sinon étudiées, du moins posées. Ces contextualisations sociales – nécessaires afin d’éviter le « piège du substantialisme » (Desrumaux & Nollet, 2014 : 14-16) – doivent se doubler enfin d’une contextualisation temporelle afin de penser le caractère évolutif de ces médiatisations dont l’étude a pour objectif de mettre à jour des indicateurs de dynamiques sociales. C’est en cela que l’analyse des médiatisations rejoint celle du processus général de médiatisation des sociétés. Afin d’éviter les pièges d’une analyse simplificatrice et peu problématisée, il convient par conséquent de se livrer à une réflexion sur les espaces et les temporalités mobilisés par le chercheur dans l’étude des médiatisations (Lafon, 2017b). La variation des échelles d’observation des objets étudiés – focale spatiale (microsocial/macrosocial) ou échelle temporelle (synchronie/diachronie) – permet de mettre à jour des objets inédits et de replacer les médiatisations dans le processus qui les englobe et leur donne sens. Ainsi, l’analyse synchronique 181
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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de cas de micromédiatisations (par exemple une analyse de profils ou de commentaires publiés sur les réseaux socionumériques) nécessite une attention particulière au cadre sociotechnique qui les préfigure, de même qu’au contexte socio-économique qui en limite les possibilités. Cette démarche apparaît nécessaire dans le cas d’analyses prenant en considération les produits médiatiques dans une perspective discursive ou sémiologique. Dans l’un de ses derniers écrits, Eliseo Veron proposait une approche sémio-anthropologique de la médiatisation visant à considérer les phénomènes médiatiques comme la matérialisation de processus mentaux (capacités de semiosis des individus) sous la forme d’un dispositif technique. De ce fait, les innovations qu’ont constitué l’écriture, l’imprimerie ou la photographie ont produit des effets qui affectent tous les niveaux du fonctionnement social. Il s’agit là de processus non linéaires qui accélèrent le temps historique et qui peuvent être étudiés en croisant approches sémiotiques et historiques. « There is no technological determinism implied here: each time, the appropriation by the community of a technical device could take many different forms; the configuration of uses that becomes finally institutionalized in a particular place and time around a communication device (configuration that can be properly called a medium), needs only historical explanation8. » (Veron, 2014 : 165). La connaissance de faits historiques relatifs aux médias permet ainsi de mieux expliquer les objets étudiés, de manière extrêmement concrète. La mobilisation de travaux essentiels d’histoire des médias tels que ceux de Peter Burke (2009) ou Elizabeth Eisenstein (2003) portant sur l’Europe de la période moderne peuvent être d’un secours précieux dans la mesure où ils établissent des faits historiques et non des potentialités théoriques (comme le promeut une archéologie des médias dans la lignée de Friedrich Kittler, davantage philosophique qu’historique).
8. « Aucun déterminisme technologique n’est impliqué ici : à chaque fois, l’appropriation par la communauté d’un dispositif technique peut prendre de nombreuses formes différentes ; la configuration des usages qui devient finalement institutionnalisée dans un lieu et un temps particuliers autour d’un dispositif de communication (configuration qui peut être proprement appelée un medium), n’a besoin que d’explications historiques. »
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BENOIT LAFON
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De leur côté, les cultural studies, souvent critiquées pour leur posture postmoderniste (Cervulle & Quémener, 2015 : 56), ne sont pas nécessairement condamnées à s’enfermer dans des approches culturalistes sans arrière-plan socio-économique ni enjeux politiques. Toby Miller, chercheur représentatif de « retournements de conjonctures au sein des cultural studies » (Charreiras, 2007 : 6-7), appelle par exemple à renouveler les études sur la télévision en s’extrayant des études textuelles. « I think it is time to turn off US / UK humanities-style TV studies, to look instead at the study of television-what animates those it engages across the world. Television is an alembic for understanding society, so we need a compelling interdisciplinarity to comprehend it9. » (Miller, 2005 : 100). Dans cette optique, la télévision – comme les autres médias par ailleurs – devient source historique et pose de multiples questions à l’analyste. La formule d’alambic pour comprendre la société nous semble particulièrement heureuse et bienvenue, faisant des médias des techniques de distillation – c’est-à-dire, pour filer la métaphore, des techniques concentrant les essences (produits médiatiques) des matières premières qui leur sont confiées (normes sociales, faits sociaux réels ou imaginaires). Comprendre l’essence des productions symboliques médiatisées afin d’en analyser les composés et de comprendre leurs enjeux profonds constitue un projet de recherche majeur, en ce qu’ils révèlent un processus plus général de médiatisation et d’évolution des sociétés.
Conclusion Nous avons tâché dans ce chapitre de présenter un concept discuté de manière croissante, celui de médiatisation, en montrant qu’il renvoie à deux réalités conjointes, envisageables à des échelles différentes : la multiplicité de médiatisations spécifiques, porteuses de rapports de force au sein des champs sociaux d’une part, et le processus de médiatisation d’autre part, procès macrosocial au cœur de l’intégration des sociétés. 9. « Je pense qu’il est temps de mettre hors tension (sur off) les études US / UK sur la TV orientées vers les Humanités, de regarder plutôt vers l’étude de la télévision – ce qui anime ceux qu’elle engage à travers le monde. La télévision est un alambic pour comprendre la société, donc nous avons besoin d’une interdisciplinarité convaincante pour la comprendre. »
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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Le processus de médiatisation apparaît ainsi comme un moyen de donner de la profondeur aux études sur les médiatisations ainsi que de relier les contenus produits et consommés avec les problématiques plus générales d’une économie politique de la communication (Mosco, 1996). De nombreux chercheurs s’accordent sur la nécessité de varier les échelles d’analyse – on peut y voir un global turn des sciences de la société dont l’histoire connectée ou globale serait une manifestation – afin de donner un sens à des analyses jusqu’alors trop médiacentrées ou technocentrées. En France, Bernard Miège en appelle ainsi à une « méthodologie inter-dimensionnelle » (Miège, 2015 : 141-144) ouvrant aux croisements entre analyses socio-économiques, sociopolitiques, voire sociosémiotiques. En parallèle, Yves Jeanneret se livre par sa « critique de la trivialité » à des croisements entre « sémiologie des médias et économie politique de la communication » (Jeanneret, 2014 : 519), de manière à « faire émerger de nouvelles connaissances : pour apporter un concours à l’économie politique de la communication, la sémiologie des médias ne saurait prétendre à se faire elle-même économie politique. Elle peut, par ses analyses, consistant à explorer des enjeux de grande ampleur à partir d’un examen fin des médiations, apporter une contribution à la compréhension de phénomènes dont, de leur côté, les théoriciens des industries et les observations sociographiques et ethnographiques ont pu démontrer la portée sociale » (ibid. : 523). Croiser les apports de l’analyse fine des médiatisations avec ceux d’une étude d’un processus de médiatisation plus général à portée politique et économique et sociale peut être un objectif des recherches en communication. Les chercheurs d’autres contextes ne sont pas en reste, tel Nick Couldry qui en appelle ainsi à une ouverture des études sur la médiatisation afin d’éviter l’enfermement disciplinaire dans des media studies peu productives : « mediatization is best conceived as a contribution to wider social theory, rather than understood narrowly as a branch of media studies10 » (Couldry, 2014 : 243). L’analyse des 10. « La médiatisation est mieux conçue comme une contribution à une théorie sociale élargie, plutôt que comprise de manière étroite comme une branche des études sur les médias. »
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médiatisations doit éviter de rester focalisée sur de micro-objets au risque de faire de l’analyse des reflets médiatiques sa seule finalité. En revanche, sa contribution à la compréhension de mécanismes sociaux profonds est essentielle en ce que la multiplicité des médiatisations peut nous révéler des schémas récurrents, des rapports de force, des lignes de fracture – autrement dit autant d’indices de permanences et de transformations du social. Analyser les médiatisations et savoir les resituer dans le processus qui les rend possible et les encadre est un projet qui doit permettre de mieux saisir les enjeux évolutifs de nos sociétés, désormais largement médiatisées.
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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Des médiatisations au processus de médiatisation
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BENOIT LAFON
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Des médiatisations au processus de médiatisation
Médiatisation et espace public Isabelle Pailliart
C
onfrontations, controverses et conflits rendent compte des différentes oppositions au pouvoir politique ou à des pouvoirs institués dans une société démocratique. Les médias sont souvent présentés comme des acteurs à part entière de la conflictualité sociale : ils contribuent à la mise en visibilité des acteurs, à la présentation des points de vue, au choix des registres d’énonciation, à la détermination du cadre en fonction de logiques éditoriales et économiques, etc. Médiatisation et conflictualisation sont donc étroitement liées : elles contribuent à la dynamique de l’espace public. Ce sont les rapports entre ces deux processus qui sont ici traités. Ils seront abordés à travers trois points : la médiatisation à l’origine de l’espace public, puis la mise en question de la médiatisation, et enfin les nouvelles modalités de structuration de l’espace public par une médiatisation qui paraît de plus en plus éclatée et dépendante de logiques extérieures au champ journalistique et à la sphère publique.
La médiatisation, condition de formation d’un espace public L’espace public médiatisé Les travaux du philosophe Jürgen Habermas (1962) ont joué un rôle considérable dans les analyses françaises portant sur les médias et leur rôle dans l’animation de l’espace public, entendu comme sphère 191
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Chapitre 7
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publique politique. L’expression n’a pas été, dans son utilisation, dénuée de toute ambiguïté, voire de contresens. En effet, la traduction du titre en « espace » a conduit certains chercheurs à considérer essentiellement la dimension publique et souvent uniquement spatiale de l’expression, limitant la notion d’espace public à la mise en visibilité d’un sujet et à la recherche de consensus et minorant sa dimension conflictuelle. La notion d’« espace public » renvoie à deux situations différentes : l’une a trait à la mise en public, l’autre porte sur la sphère publique. L’une et l’autre mobilisent essentiellement des actions d’information et de communication, mais la seconde est animée par des débats alors que la première tend à les aplanir. Les deux orientations possibles se retrouvent dans la distinction opérée par Louis Quéré (1992) entre la sphère et la scène. Pour définir le terme de « public », Habermas fait référence à Kant, pour qui le qualificatif de « public » désigne ce qui est exprimé publiquement, c’est-à-dire par les écrits. « Je comprends par usage public de sa propre raison celui qu’en fait quelqu’un, en tant que savant, devant l’ensemble du public qui lit. J’appelle usage privé celui qu’il lui est permis de faire de sa raison dans une charge civile qui lui a été confiée ou dans ses fonctions » (Kant, 1991 : 45). Ainsi, les acteurs de l’espace public forment un public de lecteurs qui transmettent leurs idées et leurs critiques (littéraires ou politiques) par l’écrit. La médiatisation est ainsi étroitement associée à la formation de la sphère publique politique. Elle en constitue même sa condition. Les médias participent donc à ce « processus au cours duquel le public constitué par les individus faisant usage de leur raison s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État » (Habermas, 1962 : 61). La publicité (au sens de sphère publique politique) se présente comme « médiatrice » (ibid. : 113) entre l’État et la société civile et cette médiation s’appuie sur la médiatisation. Cependant, cette relation est loin d’être stable ; elle connaît, pour le philosophe allemand, des transformations du fait même que les médias, « sous les effets de la commercialisation et de la concentration » (ibid. : 196), provoquent une transformation de la sphère publique ce qui aboutit à sa « reféodalisation » (ibid. : 204). Cependant, pour d’autres chercheurs, 192
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ISABELLE PAILLIART
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la dimension normative de l’espace public, tel qu’il est présenté par Habermas, occulte les mutations des médias et les évolutions contemporaines de la sphère publique. C’est l’approche choisie par Bernard Miège (1995 :165) lorsqu’il propose quatre modèles de communication. Le premier modèle est celui de la presse d’opinion à partir de laquelle « s’organisent les espaces publics naissants des premières sociétés démocratiques » au xviiie siècle, permettant l’existence d’un usage public de la raison et la création d’un espace de médiation entre l’État et la sphère domestique. Le deuxième modèle est celui de la presse commerciale à la fin du xixe siècle, marquée par l’entrée du financement par la publicité et non plus par les lecteurs abonnés comme dans le modèle précédent – introduisant ainsi, au moment où les genres journalistiques se créent, une distance entre les « lecteurs-citoyens » et les « appareils politico-informationnels » (ibid. : 167). Le troisième modèle est celui, dominant, des médias audiovisuels de masse qui reposent sur le divertissement, le spectacle et la représentation – conduisant ainsi à donner une place moins importante à l’argumentation. Enfin, un dernier modèle se développe et se distingue de celui des médias généralistes : c’est celui des relations publiques généralisées. Alors que les trois premiers modèles mettent directement en relation les médias avec la sphère publique politique, le dernier modèle indique la place prise sur la scène publique par les diverses institutions et organisations sociales (administrations, entreprises, associations, etc.). Ces dernières tendent à contenir un espace public critique susceptible de remettre en cause leurs actions ; elles interviennent dans les médias ou dans les dispositifs hors-médias et mettent en valeur des thématiques recevant l’accord du plus grand nombre dans l’objectif de garder la maîtrise, la stabilité et l’ordre de leur domination. Ces quatre modèles qui, à des titres divers, jouent un rôle dans la structuration de l’espace public politique et cohabitent, soulignent le fait qu’au modèle initial s’ajoutent d’autres configurations en fonction des évolutions sociales et médiatiques. L’ensemble de ces formes de médiatisations entraîne « un élargissement significatif des publics (et même des participants) concernés » (ibid. : 169). Cet élargissement concerne également les genres médiatiques et, au sein de ceux-ci, la diversité des modes d’expressions publiques. Ainsi, 193
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Médiatisation et espace public
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les émissions de reality shows sont apparues comme emblématiques des rapports nouveaux entre la sphère publique et l’espace domestique. Elles offrent, à travers « les constructions de sens opérés par les dispositifs narratifs et scéniques », un exemple des « interactions entre télévision et société civile » (Pasquier, 1994 : 9) éloigné du modèle argumentatif et rationnel valorisé au sein de la sphère publique politique à ses origines. Une place non négligeable est laissée à la « visibilité des affects » (Mehl, 1994 : 117), la mise en scène des émotions devenant un élément caractéristique des débats organisés dans les émissions de reality shows. Ces dernières se situent en rupture avec le modèle de l’espace public reposant sur l’échange entre les participants, sur la légitimité du savoir, sur la rationalité des points de vue et sur le sens de l’intérêt général. Finalement, ce sont les caractéristiques du modèle décrit par Habermas qui se trouvent remises en cause du fait de la diversification des formats et de la visibilité médiatique de paroles publiques, concourant ainsi à la reconnaissance de leur légitimité au sein de la sphère publique. Pour Sonia Livingstone, « les discussions qui en sont issues laissent entrevoir une reformulation des règles du débat médiatique, dans le sens d’un éloignement par rapport à une tradition qui privilégie l’expertise et les formes scientifiques du savoir élitiste, chasse gardée typiquement masculine, au profit d’un discours fondé sur le savoir des gens ordinaires, qui s’appuie sur l’expérience personnelle, l’observation directe et un mode d’expression narratif » (Livingstone & Hunt, 1994 : 69) – éloignement que les réseaux sociaux numériques vont ensuite renforcer. La notion d’espace public d’Habermas a été critiquée : son caractère normatif a été réfuté ; d’autres points ont indiqué également ses limites, reconnues par le philosophe critique lui-même. Ainsi, la mise en avant de la discussion en vue d’un consensus, et cela à travers des échanges d’arguments rationnels ainsi que le caractère essentiellement politique de la notion ont ainsi montré leur inadaptation à la situation contemporaine. Si la question de la sphère publique ou de la publicisation demeure centrale, elle s’est progressivement élargie pour prendre en compte ses caractères partiels, fragmentés, et sociétaux (Miège, 2010) qu’accompagne l’évolution des médias. 194
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ISABELLE PAILLIART
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L’espace public « encadré » La mise en public de tel ou tel fait ou bien la mise en débat de telle ou telle situation sont liées à des activités de cadrage qu’opèrent les différents acteurs (État, gouvernement, entreprises, associations, etc.) et que choisissent les différentes rédactions. L’analyse des cadres médiatiques fait partie d’une tradition de recherche qui s’est développée aux États-Unis, à la suite des travaux de Goffman ; elle a été ensuite reprise en France et dans plusieurs disciplines de sciences humaines et sociales (Neveu, 1999). Cette analyse renvoie à la construction médiatique qui s’opère par la mise en récit, par le choix des genres rédactionnels ou encore par l’organisation que proposent les rubriques des journaux. Souvent lié à des contraintes matérielles et économiques, le cadrage médiatique des événements constitue un révélateur des choix éditoriaux, de la légitimité sociale et politique attribuée à cet événement et, in fine, des rapports de force entre les acteurs. Dans le choix de tel ou tel cadrage, entrent en jeu les tensions qui affectent le champ journalistique. Ces dernières se retrouvent, en premier lieu, à l’intérieur de ce champ. En effet, les spécialisations des sous-champs du journalisme (journaliste politique, fait diversier généraliste ou journaliste spécialisé) reposent sur des hiérarchies internes et jouent un rôle dans la constitution des problèmes publics par le fait qu’ils contribuent à l’ordonnancement des événements et qu’ils orientent ainsi le type de lecture (Marchetti, 2002). Julie Sedel montre ainsi, pour le traitement des banlieues, qu’avant l’année 2000, il n’existe pas de rubrique dédiée ; les salles de rédaction des journaux ne comprennent pas de journalistes spécialisés et ce sont de jeunes journalistes des services « informations générales » qui couvrent les événements. Le sujet est traité, en fonction de l’actualité, soit comme un fait divers soit comme un sujet de société et le plus souvent avec l’indifférence des rédacteurs en chef – sauf dans le cas d’émeutes. Sedel relève également, un peu plus tard dans les années 2000, alors que des journalistes se spécialisent dans les questions de banlieue, que les sujets peuvent « migrer » d’une spécialité journalistique à une autre. « Le reporter “banlieues” se trouve dépossédé de son sujet par un confrère des services “Politique”. Cette migration 195
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Médiatisation et espace public
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d’une spécialité entraîne une autre forme d’écriture » (Sedel, 2014 : 54) et de rapport aux acteurs et à leurs modes d’expressions. Un exemple significatif est fourni dans le domaine de la santé, à propos du scandale du sang contaminé, lorsque le sujet est traité par « des journalistes non spécialisés, généralement incompétents sur la question et, par-là, plus dociles aux exigences purement médiatiques que la rédaction impose ». (Champagne & Marchetti, 1994 : 58). Les auteurs signalent ainsi « l’effet d’écran et de brouillage » de la situation, développé par des journalistes de moins en moins spécialisés. En conséquence, les acteurs des domaines politiques et économiques concernés prennent le pas sur les autres acteurs. La construction médiatique d’un sujet est, en second lieu, dépendante de logiques externes au champ journalistique qui contribue à encadrer la médiatisation. Par exemple, dans le domaine du journalisme économique, Julien Duval a souligné le « regard économique » (Duval, 2004 : 18) que portent les journalistes économiques, mais également d’autres journalistes dont les compétences sont plus éloignées, sur les activités sociales. Il ajoute toutefois que ce mode de pensée, issu du monde économique, est fortement présent dans de nombreux domaines et univers sociaux : l’éducation, le sport, la culture, etc. Le journalisme économique fournit donc une certaine reconnaissance à un mode de pensée qui le dépasse largement. Si le champ journalistique est ainsi en interrelation avec d’autres espaces sociaux, la question se pose de son autonomie. L’espace public et la médiatisation institutionnalisée La mise en place d’enquêtes publiques, l’installation de commissions publiques, l’organisation de débats et la création de jurys de citoyens – pour ne prendre que les dispositifs les plus visibles et les plus partagés en particulier dans le domaine de l’environnement – constituent souvent des actions en réponse à une exigence de démocratie. Les revendications, depuis les années 1960, d’une démocratie activée tout au long du mandat – et pas seulement au moment des élections – se sont développées dans le champ urbain et ont innervé progressivement 196
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l’ensemble des champs sociaux : environnement, santé, école ou encore technosciences. Ces demandes ont été intégrées dans nombre de politiques publiques au niveau local comme au niveau national : mise en place de budget participatif, compte rendu à mi-mandat des actions des municipalités, ou encore débats (sur les nanosciences par exemple) et enquêtes publiques contrôlés par la CNDP (commission nationale du débat public), autorité indépendante chargée de mettre en œuvre des procédures de débat. À ce titre, les liens entre les dispositifs institutionnels et les outils d’information et de communication sont étroits. Les pouvoirs locaux font référence à des actions et des objectifs de participation, de consultation et de concertation ou de délibération – les différences entre ces notions n’étant guère stabilisées. Si toutes ces expressions ont un lien avec les procédures démocratiques et des formes d’espace public, elles ne renvoient pas aux mêmes actions. Cependant, elles partagent un point commun : l’importance accordée aux supports d’information et de communication. Les journaux municipaux, les expositions et les réunions d’information constituent autant de formes de sensibilisation de la population sur la méthode, sur les projets, sur les préférences des autorités locales ainsi que sur les contraintes techniques de telle ou telle option. Il s’agit de permettre aux habitants de formuler des avis puis de recueillir ces avis (sous forme de cahiers, d’enquêtes, de réunions, ou même de référendum) et de les prendre éventuellement en compte dans la décision finale. Les distinctions entre concertation, participation et délibération ne sont pas suffisamment explicitées car le rapport à la décision est souvent occulté. Ainsi, les supports d’information et de communication dans des opérations de participation et de concertation peuvent s’apparenter à une valorisation des pouvoirs en place. En effet, l’instauration de procédures d’échanges, de débats et de confrontation se réalise le plus souvent sous l’impulsion des pouvoirs locaux qui définissent le cadre même de ces échanges et leur rapport au processus décisionnel. L’encadrement strict des modalités de discussion par les pouvoirs conduit les associations ou les groupes porteurs de revendications à la crainte d’un enrôlement dans un dispositif qu’ils ne maîtrisent pas et qui a été défini à l’avance sans eux, ne leur laissant que deux choix – celui de la participation avec le risque 197
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Médiatisation et espace public
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de « la “disciplinarisation” de la fonction habitante » (Noyer, Raoul, 2008 :118) ou celui du refus de celle-ci avec le risque de l’isolement. Ainsi, la multiplication des supports d’information et de communication accompagnant le processus et les procédures de débat, loin de favoriser les formes démocratiques de la discussion publique, conduit à un étouffement des paroles. Espace public procédural et médiatisation institutionnalisée se renforcent ainsi.
Les ambiguïtés de la médiatisation La médiatisation : un obstacle à l’espace public La compréhension habituelle de la notion de médiatisation renvoie essentiellement et uniquement au champ médiatique. Si les médias participent de l’existence et du dynamisme de l’espace public, ils peuvent également contribuer à sa fermeture, à son assèchement ou à son affaiblissement. Du même coup, la critique des médias – et surtout des grands médias (la presse généraliste) – est récurrente. Les mouvements de revendication ont, dès les années 1960, développé une critique des médias : la télévision, les radios d’État ou la presse quotidienne régionale en situation de monopole. Les accusations sont nombreuses et mettent en avant le fait que les médias sont assujettis aux pouvoirs en place et portent atteinte par conséquent à toute forme d’opposition politique. L’information de presse est contrainte, centralisée et limitée par le monopole de radiodiffusion et par la presse. Le manque de pluralisme politique et l’absence d’ouverture (à des groupes culturels ou sociaux divers) sont largement dénoncés. La presse tout comme la radio et la télévision apparaissent comme des instruments idéologiques. Les critiques et les revendications pour une autre information s’inscrivent dans ce qu’Yves de La Haye nomme les « mouvements sociaux en matière d’information et de communication » (1984 : 19). Ces derniers dénoncent une dépendance voire une subordination des médias au pouvoir politique et aspirent à une alternative aux médias dominants. C’est localement que ce mouvement se réalise – du moins les chercheurs ont mis en avant la manière dont la proximité, l’expérience vécue, 198
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les transformations urbaines et la territorialisation des activités l’ont nourri. Les initiatives sont nombreuses (la vidéogazette de la Villeneuve à Grenoble-Échirolles en 1972-1974, la télévision par câble à Cergy Pontoise et à Rennes au milieu des années 1970) et mobilisent plusieurs supports. La vidéo légère devient un instrument d’intervention sociale lors de conflits sociaux ; les « vidéos des pays et des quartiers » au début des années 1980 s’inscrivent dans un objectif de développement économique ou de reconnaissance. L’ensemble des médias est touché par ce mouvement : les radios libres naissent pour soutenir des luttes sociales (ouvrières, féministes, antinucléaires, etc.) tout comme des journaux associatifs se créent pour proposer une lecture des événements différente de celle du service public de radio. Ces mouvements sociaux d’information et de communication, bien que divers, possèdent des points communs : contestant les médias dominants et considérés au service du pouvoir de l’époque, ils développent une information alternative ou une contre-information qui relaie les revendications. Ils s’appuient le plus souvent sur la proximité et la valorisation de celle-ci : expressions des habitants, description des réalités quotidiennes locales, valorisation des amateurs, disqualification des journalistes, etc. Ce qui compte, c’est plus le projet du groupe (quartiers, associations, jeunes, femmes, etc.) que le produit réalisé. L’absence de professionnalisme est même revendiquée car elle traduit une indépendance du groupe et la volonté de contrôler entièrement la production commune. Les journalistes ont pour mission de favoriser l’éclosion des paroles ; ils ne sont pas auteurs, mais plutôt pédagogues, animateurs et agents de nouvelles pratiques sociales qui se cherchent (Pailliart, 1993). Ces mouvements sociaux en matière d’information et de communication prennent donc leur ampleur à partir d’une critique de la médiatisation, celle-ci étant comprise dans une double dimension : la domination des médias sur la société et leur assujettissement aux pouvoirs en place. Les dénominations de ces mouvements sociaux d’information et de la communication sont variées et constituent même un enjeu de légitimation comme le signale Benjamin Ferron, (2006) : la presse est alternative, les radios sont libres ou pirates, les télévisions sont communautaires, le cinéma est militant, etc. Elles renvoient à une disparité 199
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Médiatisation et espace public
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des objectifs et des mobilisations qui peuvent prendre deux directions différentes selon Cardon et Granjon : l’une « contre-hégémonique » et l’autre « expressiviste » (Cardon & Granjon 2010 : 11) – même s’il est parfois difficile de séparer ces deux tendances. Si la critique des médias dominants constitue un socle commun aux « mobilisations informationnelles » (Cardon & Granjon : 8), ces dernières sont également traversées par des oppositions internes – en particulier sur les questions liées à « la professionnalisation, l’institutionnalisation et le fonctionnement économique des “alternatives” médiatiques » (Ferron, 2016 : 26). La médiatisation instrumentalisée Considérant que les médias constituent un accès à l’opinion publique, les mouvements sociaux ont développé des stratégies spécifiques à destination des journalistes. La critique des médias et la remise en cause de l’objectivité des journalistes les conduisent d’une part à vouloir garder le contrôle de leurs discours et d’autre part à mettre en œuvre des actions spécifiques. Parmi celles-ci, la manifestation constitue une action qui illustre les stratégies d’instrumentalisation des médias. L’analyse par Patrick Champagne de la manifestation d’agriculteurs qui s’est tenue à Paris en 1982 à l’initiative de deux syndicats – la FNSEA et le CNJA – demeure une référence pour la compréhension d’un événement construit avant tout pour lui assurer un traitement médiatique maîtrisé par ces organisations syndicales. La manifestation ne se présente pas comme une description objectivée (identification du nombre de manifestants, explication des revendications, lecture des banderoles et slogans, etc.) mais comme une lutte « entre le groupe qui manifeste et la presse pour l’imposition d’une image sociale de l’événement » (Champagne, 1984 : 20). La manifestation dans la rue devient une mise en monstration d’un groupe ou d’un collectif, ou du moins d’une agglomération d’individus qui veut faire groupe. Il s’agit pour les initiateurs de faire bonne impression auprès des publics et des journalistes et de dénoncer, éventuellement, toute action violente qui irait à l’encontre de cette présentation calme et responsable. Pour le sociologue, la manifestation prend toute son importance dans la manière 200
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dont la presse écrite ou audiovisuelle en rend compte dans les articles et au sein même du journal (en ouverture d’un journal télévisé ou en première page d’un quotidien d’informations). Ainsi, c’est la « manifestation de papier » qui compte plus que la manifestation de rue car « là où les journalistes croient voir du “jamais vu”, ils ne voient en réalité que les stratégies réussies des groupes sociaux capables d’inventer et de réaliser à leur intention ces véritables leurres que sont les actions ou les rassemblements jamais vus » (Champagne, 1984 : 31). La multiplication des actions par différents collectifs au cours des années 1990 a donné lieu à des travaux sur leurs stratégies de communication. Certes, la manifestation publique reste un classique de l’activité protestataire, mais les différentes associations de revendication mettent en œuvre une palette d’interventions dont toutes visent à solliciter l’attention des journalistes. Les associations Droit au logement, Agir contre le chômage et Greenpeace s’attachent à comprendre le fonctionnement du champ journalistique pour adapter leurs actions info-communicationnelles car elles considèrent que la médiatisation constitue un élément prédominant de leur existence. Les activités de l’association Act Up soulignent ainsi « un processus d’accumulation médiatique » (Marchetti, 1998 : 278) qu’elle réussit à transformer en capital économique et politique. Le capital médiatique est présenté « comme une forme de capital spécifique qui permet d’accéder et d’agir à des degrés divers – et selon les périodes parfois – dans le champ journalistique » (ibid. : 278). Cependant, l’acquisition de ce capital médiatique se construit progressivement et sous certaines conditions. L’une des premières repose sur le recrutement de spécialistes en communication qui peuvent rapidement réagir en fonction de l’actualité (rédiger des communiqués de presse) et adapter des documents aux contraintes des supports de presse. Au travail habituel de chargés de communication et de chargés des relations avec la presse, s’ajoutent des stratégies en rupture avec les modes traditionnels des associations afin de « contrôler plus ou moins sa propre image par des stratégies de présentation de soi » (ibid. : 282). La dimension spectaculaire et originale des actions (cf. la pose d’un préservatif géant fluorescent sur l’obélisque de la place de la Concorde à Paris en 1993) s’appuie sur une connaissance des pratiques 201
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journalistiques : produire un événement, développer un effet de surprise, fournir des images, être présent dans les lieux où se trouvent les journalistes pour telle ou telle conférence, etc. Act Up met en évidence l’obligation de renouveler régulièrement les dimensions exceptionnelles de telle ou telle action ; plus nettement encore, sa stratégie, en se centrant sur les journalistes et le fonctionnement supposé des organes d’information et de communication, conduit à des actions dépendantes des fonctionnements médiatiques. C’est le risque de la médiatisation, à la fois dénoncée et valorisée. C’est aussi une situation qui souligne les dimensions inégalitaires de l’accès aux médias et aux journalistes. La médiatisation engagée La médiatisation est rendue possible par la proximité des collectifs et des mouvements de revendication avec les journalistes. Certaines associations ont ainsi noué des liens étroits avec les journalistes soit parce que ces derniers ont été à l’origine de l’association soit parce qu’ils en sont sympathisants ou membres. Act Up et Greenpeace en sont des exemples. Cela a permis d’une part l’obtention d’une certaine connivence entre mouvement social et médias, d’autre part la réalisation de journaux de qualité reconnue. Dans les deux cas, les exemples soulignent la volonté pour certains journalistes de sortir d’une posture neutre et objectivée pour devenir un acteur engagé, partie prenante des débats publics. La presse écologiste illustre la tension « entre deux idéaux-types qui définissent respectivement ce que doivent être un journaliste et un militant et s’efforce de définir une voie spécifique » (Vrignon, 2015 : 121) tout en contribuant à l’animation du mouvement écologiste et à ses débats. Les journalistes militants peuvent être jeunes ; « ils introduisent dans l’action militante une connaissance à la fois interne et distanciée des logiques médiatiques. Ils prennent appui sur leurs investissements militants pour créer la presse indépendante des lobbies dont ils rêvaient, acquérir une consécration. Ces jeux de déplacement de frontière entre activités professionnelles et engagement militant permettent aux mouvements écologistes de maîtriser leur image, de multiplier les coups médiatiques rapidement intégrés au savoir-faire militant » (Ollitrault, 1999 : 164). 202
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Finalement, la médiatisation est questionnée et critiquée, car elle parait comme un obstacle à l’espace public – c’est-à-dire à la confrontation des idées, à la formation des opinions et à la caractérisation des rapports de force. La mise en cause se transforme elle-même en questionnement sur la déontologie des journalistes, sur leurs rapports aux sources et sur leur indépendance. La médiatisation engagée nourrit ainsi un espace public portant sur les questions médiatiques, un espace public médiatique.
Médias sociaux et mobilisations collectives L’intermédiatisation en œuvre Le recours aux médias et aux dispositifs numériques constitue, pour les différents acteurs, une ressource pour établir un nouveau rapport de force avec les médias d’information. Plus particulièrement, c’est à travers les rapports entre médias et médias sociaux que se développent des stratégies intermédiatiques. La pétition électronique, « dispositif sociotechnique de médiation », (Boure & Bousquet, 2011 : 294), fait partie des modalités de présentation de revendication dans l’espace public. Porteuse d’une protestation, la pétition s’inscrit dans un objectif de médiatisation car la pétition en ligne est relayée, développée et amplifiée par les associations, par les réseaux sociaux numériques, par les médias et par les agences de presse. Ce n’est donc pas seulement le nombre ou le nom des signataires (Boure & Bousquet, 2010), ceux qui pourraient être les médiateurs de la médiatisation, qui est déterminant. Les objectifs des initiateurs visent à inscrire une demande dans l’agenda politique ou bien à provoquer une réaction à une décision des responsables politiques. La reprise par les médias traditionnels des pétitions souligne la dimension intermédiatique des revendications et favorise la mise en visibilité accrue d’une cause. C’est, par exemple, une pétition électronique qui sert de point de départ aux oppositions à la loi Travail – pétition ensuite relayée par des déclarations de personnalités politiques et syndicales puis, compte tenu de son succès, par les médias audiovisuels. Cette situation constitue même un « cas d’école dans lequel les techniques de communication numériques, une certaine dose de marketing politique et la participation spontanée en ligne 203
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des milliers de citoyens s’articulent parfaitement avec le mécontentement populaire et la mobilisation syndicale dans un contexte de crise politique pour générer un mouvement social d’ampleur ». (Bousquet, Marty & Smyrnaios, 2019). Finalement, plus que des relations conflictuelles et concurrentielles entre deux types de médiatisation, le cas précis indique la manière dont la médiatisation télévisuelle a pris le relais de la médiatisation numérique : elle a contribué à accroître la visibilité de la mobilisation et a participé à la construction du conflit. La contre-médiatisation La signature de pétitions en ligne ou même l’indignation formulée sur les médias sociaux s’apparentent à la « mobilisation de clavier », selon l’expression de Romain Badouard, qui « concerne autant des citoyens “ordinaires” que des activistes organisés et présente des degrés de formalisation très variés. Elle consiste en une agrégation d’actions individuelles dans le cadre d’une activité dont l’objectif attendu est souhaité par l’ensemble des internautes qui y prennent part, dans la mesure où il répond à un intérêt commun, ou du moins à des intérêts partagés » (Badouard, 2013 : 92). C’est ainsi que la médiatisation numérique favorise les prises de position individuelles. Cette situation correspond à des évolutions de l’engagement contemporain identifiées par Jacques Ion. La notion d’espace public développée par Habermas valorise l’individu mais celui-ci est abstrait : il correspond à une figure du citoyen qui est détaché des particularismes locaux, professionnels, confessionnels et garde une dimension qui se veut universelle. C’est, par exemple, à cette représentation du citoyen que s’est heurté l’établissement de la parité dans les listes des candidats au moment des échéances électorales. L’usage de la raison en vue de la recherche de l’intérêt général doit alors l’emporter sur les appartenances particulières. Pour Jacques Ion (2006 : 120), la situation correspond au modèle du militantisme affilié qu’il oppose au modèle dit affranchi. Ce dernier est marqué par le processus d’individuation : il valorise le sujet, la personne, la singularité, la proximité, l’expérience individuelle, l’exhibition de la vie privée et la prise de distance vis-à-vis des légitimités instituées. C’est bien une autre individualité qui est valorisée et qui prend de l’ampleur. Les deux 204
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grandes tendances fournissent un éclairage pertinent pour expliquer l’évolution de l’espace public. Il serait ainsi tentant de considérer que l’espace public habermassien se développe à partir des médias généralistes traditionnels et que l’espace public contemporain se nourrit des médias sociaux numériques. Le premier est en rapport avec les structures politiques formelles (le Parlement, les partis politiques, les services de l’État par exemple) et la démocratie représentative tandis que le second renvoie non pas à la sphère publique politique mais à la sphère publique sociétale et à la démocratie directe. À la manière de Nancy Fraser qui parle de « contre publics subalternes » (2001 : 138) ou, dans un autre registre, de Pierre Rosanvallon (2006 : 16) qui traite de la « contre-démocratie », il se développerait une contre-médiatisation se caractérisant par la remise en cause des sources officielles, par la diversité des formes expressives, par le décloisonnement entre sphère publique et sphère privée, par l’individualisation des situations, par la mise en avant des sentiments et par la place laissée à l’ordinaire et au quotidien. L’utilisation d’Internet contribue ainsi à des mobilisations rapides pouvant mener à des actions radicales ou violentes, bref à faire irruption de manière inattendue et par surprise dans l’espace public qu’il soit physique ou symbolique. « Internet offre cette fois aux militants un moyen de former des réseaux d’individualités, prêts à agir au moment de la décision de la mobilisation. En permettant une mobilisation ponctuelle d’individus faiblement organisés, Internet répond ici parfaitement aux attentes d’individus partageant une forme d’idéologie anti-organisationnelle, privilégiant une thématique de la conscience individuelle contre les rigidités institutionnelles » (Ollitrault 1999 :169). Ce qui est ainsi noté, c’est le fait que l’engouement pour les dispositifs numériques et pour les réseaux socionumériques correspond à de profondes mutations sociales : l’affaiblissement des structures militantes organisatrices des actions ou la montée de l’expression individuelle au détriment des déclarations instituées, la remise en cause des savoirs imposés, la montée en puissance des collectifs ou encore la transformation des frontières entre l’intimité et la scène publique. Du même coup, l’interrogation porte sur la manière dont se crée un collectif. Si les paroles individuelles priment, la constitution d’un groupe 205
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Médiatisation et espace public
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ou d’une organisation permettant de rassembler les revendications reste essentielle. C’est ce que montrent les travaux dans le domaine de la santé. Ceux de Akrich et Méadel s’interrogent sur les transformations des interactions au sein d’un forum par l’analyse de listes de discussion par messagerie électronique sur des thématiques de santé. Les deux auteures ont mis en évidence « trois niveaux d’action collective : les actions individuelles qui visent à des formes de reconnaissances collectives, l’agrégation d’actions individuelles et la structuration collective » (Akrich & Méadel : 4). Le premier niveau est issu d’actions individuelles qui interviennent au nom du collectif tandis que le deuxième niveau renvoie aux dispositifs ou moyens pour constituer du commun à partir d’expériences individuelles déclinées sous forme d’instruments ou d’outils transmis aux journalistes. « À la différence des outils traditionnels de la représentation politique, ces instruments directement connectés aux problèmes qu’affrontent les contributeurs de la liste, réussissent mieux à créer du collectif, à le faire vivre, en se donnant les moyens d’objectiver ou de représenter ce que les membres d’un cercle de discussion sont et font ensemble » (ibid. : 7). Le troisième niveau correspond à celui de la structuration collective. L’interrogation porte sur la manière dont un collectif peut être présent dans l’espace public et dont les collectifs se constituent et mettent en œuvre des actions dans l’espace public. La tension entre « une forme d’identité collective et de différences interindividuelles » (ibid. : 9) peut nuire à la constitution d’une visibilité ou d’une force dans l’espace public. Les chercheures sont prudentes sur la structuration d’un collectif qui deviendrait moteur ou qui constituerait une force, estimant que ce collectif serait plutôt nourri des mouvements plus structurés ou de « nouveaux collectifs engagés dans l’espace public » (ibid. : 9). La question qui se pose alors est de savoir de quelle manière la participation en ligne (Greffet, Wojcik & Blanchard, 2014) contribue à l’émergence ou au renforcement de mouvements de contestation dans la sphère publique. Ouverture ou clôture de l’espace public Loin d’avoir des avis tranchés sur la contribution de la médiatisation numérique à l’enrichissement de l’espace public, les chercheurs sont 206
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attentifs à la complexification des situations. Il ne s’agit alors ni de considérer que la diversification des paroles sur Internet est le signe d’une redynamisation de l’espace public ni d’indiquer que les positions, les légitimités et les acteurs déjà dominants confirment leur autorité et leur pouvoir sans remise en cause. Ainsi, loin d’affirmer que les médias et dispositifs numériques seraient plus démocratiques car favorisant tous les genres d’expressions et permettant au plus grand nombre de participer et d’intervenir sans la médiation des journalistes et sans filtre, les travaux montrent que la question de l’ouverture de l’espace public ou de sa clôture (Suraud, 2003) se pose. Dans le cadre des débats sur Internet portant sur un accident industriel à Toulouse, il se trouve que « le net a, non pas favorisé l’ouverture de l’espace de discussion et constitué un véritable espace communicationnel, mais a été, pour un groupe de militants, un vecteur permettant de maintenir et conforter une position hégémonique » (Suraud, 2003 : 216). Un groupe de militants s’est ainsi approprié les modalités de production et de circulation des informations pour obtenir une position dominante au sein du groupe. Quelle est la contribution de la médiation numérique à l’engagement des individus, aux mobilisations collectives et à la conflictualité sociale ? La continuité des pratiques militantes entre les pratiques en ligne et hors ligne doit tout d’abord être soulignée. Les pratiques de mobilisations collectives utilisent le répertoire habituel des manifestations, des réunions publiques et des actions de communication plus spécifiques. Les féministes et leurs utilisations des dispositifs numériques montrent qu’il n’y a pas substitution. « Le numérique ne supplée donc pas au répertoire d’actions traditionnelles, par contre il l’élargit grâce à une plus vaste panoplie de moyens destinés à accroître son influence (mails, listes de diffusion, pétitions en ligne, réseaux sociaux) » (Jouet, Niemeyer & Pavard, 2017 : 50). Par ailleurs, les pratiques informationnelles jouent un rôle important dans l’engagement individuel et dans la mobilisation. Si ces pratiques informationnelles se développent sur les médias numériques, si les pratiques de lecture de la presse en ligne prennent de l’importance, un certain nombre de caractéristiques sociales restent déterminantes : la profession par exemple, les contextes socio-économiques et les catégories sociales. Il existe donc 207
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Médiatisation et espace public
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une permanence des pratiques informationnelles qui relativisent une certaine fascination pour la médiatisation technique. Cette continuité s’accompagne cependant d’inflexions qui se traduisent, devant l’offre informationnelle démultipliée sur différents supports, par un « enrichissement du répertoire d’usages de l’actualité » et par « un élargissement des pratiques informationnelles ». (Jouet & Rieffel, 2013 : 197). La dimension participative ou collaborative des médias sociaux impose de disposer de compétences qui favorisent l’expressivité. Ces compétences, ici comme ailleurs, sont distribuées de manière inégalitaire. La mise en avant des potentialités participatives s’impose ainsi comme une norme. Les injonctions participatives sont, en outre, nécessaires à l’organisation industrielle des médias socionumériques. Elles font partie des trois grands paradigmes industriels des industries de biens symboliques que sont le paradigme industriel de la convergence, le paradigme industriel de la collaboration et le paradigme industriel de la création (Bouquillion, Miège & Mœglin, 2013 : 33).
Conclusion L’existence d’une sphère politique unifiée et unifiante dont les médias généralistes d’information sont les principaux acteurs et activeurs laisse place à une pluralité d’espaces publics, indiquant tout à la fois leur élargissement (à d’autres acteurs, d’autres domaines sociaux, d’autres registres d’expression, d’autres conflictualités) et leur fragmentation (Miège, 2010). C’est aussi un mouvement qui entraîne une concurrence et une forte rivalité entre les médias généralistes d’information et les médias sociaux pour la gestion et l’expression des conflits, le rapport aux publics et les liens avec la sphère politique. C’est donc un autre type de médiatisation qui entre en jeu dont les modalités technique, sociale et économique sont encore en construction. La différenciation sociale en de multiples champs indique que leur parcellisation conduit à des arènes cloisonnées, distinctes et autonomes disposant de médias particuliers, de spécialisations journalistiques et d’expressions singulières. Chacun de ces espaces publics partiels dispose 208
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de ses propres logiques internes de fonctionnement ; la question est alors de savoir si les médias et les médias sociaux amplifient cette segmentation de la vie sociale ou au contraire contribuent, par la dimension intermédiatique, au rapprochement des champs sociaux ou du moins à leur transversalité.
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Médiatisation et espace public
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ISABELLE PAILLIART
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Médiatisation et espace public
Le journalisme, une médiatisation spécifique Roselyne Ringoot
A
border le journalisme en tant que médiatisation spécifique s’inscrit dans une démarche scientifique qui distingue d’emblée des catégories de discours (Maingueneau, 2012), notamment au sein des productions et des pratiques médiatiques. Dans ce cadre, on privilégie une posture critique qui considère le journalisme en tant que discours se rapportant à des activités professionnelles et sociales ancrées dans un contexte historique, politique, économique et culturel. C’est pourquoi on peut envisager le journalisme comme un discours soumis à des processus de dispersion (Ringoot & Utard, 2005), sans pour autant lui attribuer une unité discursive fixe et stable. Ce préalable induit un questionnement sociodiscursif qui se focalise sur les aspects sociétaux et professionnels du journalisme en se situant en deçà des macrocatégorisations du type « discours médiatique » (Charaudeau, 1997) ou « discours numérique » (Paveau, 2017). Étant donné l’extension du domaine des médias et des pratiques qui leur sont liées, les journalistes ne sont pas les seuls acteurs à contribuer à la médiatisation des faits sociaux. Pour autant, le journalisme constitue une entrée toujours pertinente pour observer leur construction, eu égard à l’autorité symbolique dont il est doté… fluctuante, controversée, mise en défaut mais également renouvelée. Les débats actuels qui se cristallisent autour des fake news participent par exemple à la réactualisation du rôle sociétal du journalisme au sein de l’univers 213
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FOCUS 3
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concurrentiel des différentes énonciations médiatiques. Finalement, considérer le journalisme en tant que médiatisation spécifique revient à mettre en exergue l’auctorialité journalistique (Ringoot, 2015). Nous proposons donc d’interroger la construction des faits sociaux dans un cadre de recherche qui met en regard les énoncés journalistiques et les scènes discursives qui régissent l’engendrement de l’information. Dans sa réactualisation de la notion d’auteur, Maingueneau (2009) souligne que, malgré l’importance qu’elle donne aux corpus écrits, l’analyse de discours à la française évacue l’auctorialité. Ce constat vaut pour le discours journalistique, probablement du fait que ce dernier a été plutôt envisagé comme un discours dépersonnalisé et que la notion d’auteur renvoie davantage à l’art et la littérature. Or, quand il s’agit d’analyser la production discursive des journalistes, la notion d’auctorialité interroge les régimes d’engendrement des discours sous un éclairage nouveau qui inclut la question de l’autorité ou de la reconnaissance sociale accordée aux journalistes, aux journaux et à la profession.
Construction des faits sociaux et auctorialité professionnelle Dans le cadre conceptuel de l’auctorialité, l’auteur dont il est question se construit par rapport aux autres discours cohabitant dans l’espace public et dont le journalisme a voulu se démarquer de manière à asseoir une spécificité et une autorité sociale propres. Proclamant des savoir-faire spécifiques et des normes discursives professionnelles, les journalistes ont élaboré un ethos professionnel dans le but de légitimer l’activité d’informer par le biais des médias. Les chartes explicitant les devoirs du journaliste rédigées par des syndicats ou des associations, les codes de conduite revendiqués au sein des rédactions, les ouvrages dédiés à l’art de faire du journalisme, les discours conjoncturels visant à réassurer la mission journalistique ainsi que les manifestes défendant des conceptions différenciées sont autant de discours qui structurent les cadres d’exercice du métier. Ni uniformes, ni univoques, mais révélant un noyau dur sur la noble mission d’informer, ces discours contribuent à forger l’identité professionnelle des journalistes. Celle-ci se fonde 214
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ROSELYNE RINGOOT
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principalement sur la revendication d’une pratique discursive spécifique. Les prescriptions portant sur l’écriture journalistique propre aux différents courants historiques, les normes discursives affichées en tant que règle ou loi dans les manuels ou les enseignements ainsi que les définitions toujours renouvelées de genres journalistiques ou de genres de journalisme abondent le discours professionnel. Il s’agit alors de considérer l’instauration d’un sujet unifié par une fonction auctoriale (Foucault, 1969) sachant que, historiquement, le journalisme s’est construit par et dans une dimension collective – d’abord celle du journal, puis celle de la profession.
Construction des faits sociaux et auctorialité éditoriale La question des identités discursives concerne plusieurs dimensions telles que l’identité éditoriale, les normes de l’écriture journalistique, les genres journalistiques et l’interdiscours (Ringoot, 2014). Cette autre facette de l’auctorialité journalistique se réfère à l’énonciation des journaux et des médias d’information à partir de corpus élaborés en fonction des objectifs de recherche. Dans nos travaux portant sur la presse écrite d’information générale, c’est en termes d’identité éditoriale que nous analysons la construction du sujet collectif journalistique à partir d’un faisceau d’éléments soumis à combinaisons (Ringoot, 2010). L’analyse porte sur les éléments constitutifs de l’énonciation journalistique et de la rationalisation de l’information que sont le rubricage, les titres, les genres, les angles, les signatures et le discours rapporté renvoyant aux sources. Ceci amène à considérer un faisceau d’éléments constitutifs des identités éditoriales de manière à pouvoir situer le fait social étudié en fonction des schémas habituels propres aux médias concernés et de manière à pouvoir mesurer les écarts éventuels dans le traitement informatif. Nous conseillons de commencer par un travail sur l’énonciation éditoriale, c’est-à-dire l’« infratexte » du journal ou du média, qui ne concerne pas proprement les mots de l’information mais structure la signification (Souchier, 1998). La mise en scène de l’information construit l’identité éditoriale et, dans le même temps, 215
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Le journalisme, une médiatisation spécifique
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un système de valeur qui sous-tend les énoncés. La médiatisation d’un fait social s’effectue également par le processus de catégorisation en rubriques qui consiste à fabriquer des classes d’objets d’information. Le rubricage construit des catégories qui découpent l’univers du discours journalistique en plusieurs mondes d’information. L’autre processus primordial à l’œuvre dans la construction d’un fait social est celui de l’événementialisation. La mise en événement effectue une ligne de partage entre information ordinaire et information extra-ordinaire ; sa fonction est d’ordonner l’actualité, de structurer une échelle d’importance des informations. Ce mécanisme de distinction fait appel à plusieurs cadres d’énonciation (mise en visibilité par la une, valorisation par les réseaux sociaux, etc.). L’étude de la médiatisation d’un fait social implique alors d’observer sa carrière au sein d’une temporalité définie par le corpus en dégageant des pics événementiels et d’éventuelles transformations du cadrage informationnel par un changement de rubrique ou de valorisation des énoncés.
Construction des faits sociaux et genres journalistiques Contribuant à l’identité discursive du journalisme, les genres façonnent la médiatisation des faits sociaux en opérant une polarisation entre deux logiques : d’un côté l’information produite à partir d’observations et d’entretiens ; de l’autre celle qui est produite à partir d’autres informations. Les genres journalistiques qui s’y réfèrent ne sont pas stables, mais ils cristallisent des intentions et des mises en scène énonciatives autour de grandes dominantes. On peut donc distinguer deux formes de médiatisation d’un fait social correspondant à deux types d’activité. La première inscrit le journaliste dans un rapport empirique à l’information qui passe par des situations vécues en personne (reportage, interview, portrait) et par des preuves à l’appui (enquête). La seconde inscrit le journaliste dans un rapport réflexif à l’information qui consiste à donner un point de vue (éditorial) ou à produire de l’information sur l’information (analyse, traitement de données, vérification). L’analyse de discours doit prendre en compte l’effet structurant des genres 216
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ROSELYNE RINGOOT
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sur l’énonciation et le rôle qu’ils jouent dans l’identité éditoriale de la publication, ainsi que leur action sur la construction du fait social observé. Les genres mobilisés, leur fréquence et leur diversité façonnent l’information et lui octroient des valeurs différentielles, sachant que les genres liés au journalisme de terrain induisent une information de première main qui marque l’intérêt et les moyens alloués à la couverture. Intrinsèquement liée aux genres journalistiques, la question des sources et du traitement de leur discours au sein de l’énonciation représente un enjeu important dans l’étude d’un fait social. Outre le contenu des éléments cités et rapportés, le type de sources (sources primaires ou secondaires, experts, acteurs sociaux impliqués, communicants, etc.) et les modes d’interaction avec les journalistes coconstruisent l’information.
Conclusion La médiatisation spécifique du journalisme réside dans une auctorialité complexe qui met en tension des logiques collectives et individualisantes. L’identité collective d’un journal n’exclut pas la personnalisation par des signatures et des réputations individualisées, et l’identité professionnelle fondée sur un ethos qui transcende les individualités s’appuie également sur des représentant(e)s emblématiques. En outre, les énonciations singularisées dans le cadre de supports autonomisés tel que le livre de journaliste (Bastin & Ringoot, 2014), le podcast natif ou encore le film documentaire signalent l’appartenance de leurs auteurs au métier et au média d’exercice. Dans ce mouvement, la construction d’un fait social s’étudie également du point de vue des formats journalistiques qui lui sont consacrés en dehors des médias traditionnels. La convocation de la notion d’auteur part de l’hypothèse qu’on assiste aujourd’hui à des stratégies d’individualisation de la parole journalistique dans un contexte de prolifération de l’information liée au numérique et aux réseaux sociaux. Le nom du journal ou du journaliste fonctionne alors comme une marque visant à réassurer l’identité journalistique face à une offre informationnelle pléthorique et anonymisée. Prendre en compte la question de l’auctorialité dans l’étude d’un fait social médiatisé, c’est 217
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Le journalisme, une médiatisation spécifique
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redonner la priorité à la question du « qui parle » et à la construction de cette identité.
Références Bastin, G. & Ringoot, R. (2014), « Des journalistes et des livres, un tournant auctorial dans la pratique du journalisme ? », dans F. Le Cam & D. Ruellan (dir.), Changements structurels dans le journalisme, p. 139-156, Paris : L’Harmattan. Charaudeau, P. (1997), Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris : Nathan/INA. Maingueneau, D. (2009), « Auteur et image d’auteur en analyse du discours », Argumentation et Analyse du Discours, n° 3. Accessible en ligne : http://aad.revues.org/index660.html (consulté le 16 octobre 2019). Maingueneau, D. (2012), « Que cherchent les analystes du discours ? », Argumentation et Analyse du Discours, n° 9. Accessible en ligne : http://journals.openedition.org/aad/1354 (consulté le 16 octobre 2019). Paveau, M.-A. (2017), L’analyse du discours numérique : dictionnaire des formes et des pratiques, Paris : Hermann Éditeurs. Ringoot, R. & Utard, J.-M. (2005), Le journalisme en invention. Nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, Rennes : Presses universitaires de Rennes. Ringoot, R. (2010), « Le statut encombrant du discours dans l’étude du journalisme », dans B. Delforce B., J.-B. Legavre, J. Noyer & A. Tavernier (dir.), Figures sociales du discours. Le « discours social » en perspective (pp. 43-55), Paris : Éditions UL3. Ringoot, R. (2014), Analyser le discours de presse, Paris : Armand Colin. Ringoot, R. (2015), « L’auctorialité journalistique », dans J. Angermuller & P. Gilles (dir.), Analyse du discours et dispositifs d’énonciation. Autour des travaux de Dominique Maingueneau, p. 209-216, Limoges : Lambert-Lucas.
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ROSELYNE RINGOOT
La politique médiatisée Pierre Leroux et Philippe Riutort
C’
est une grande banalité de rappeler que l’exercice du pouvoir politique s’accompagne d’une construction symbolique visant à légitimer son existence, sa forme, ses acteurs, ses agents délégués (administration) et son action. L’objectif est ici de transfigurer la domination des occupants de l’espace du pouvoir politique, quels que soient par ailleurs les formes concrètes et les contextes historiques et culturels dans lesquels celui-ci s’inscrit. Les acteurs politiques « ne peuvent produire l’effet de pouvoir qu’en faisant appel à l’imaginaire, à l’irrationnel, au symbolique, au piégeage des attentes des gouvernés » (Balandier, 1992 : 116). À ces principes fondamentaux souvent analysés par les sciences sociales (Edelman, 1988), les imprimés sont venus apporter des dimensions nouvelles avec les premiers journaux en Europe au xviie siècle (Habermas, 1962). Ils constituent un instrument du pouvoir, vecteur de diffusion d’un discours officiel ou officieux, mais aussi support de diffusion d’idées et de nouvelles, de critiques, de débats et de controverses. Ce sont des contributions essentielles à l’émergence et à la vitalité d’un espace public, fut-il limité avant le xixe siècle essentiellement aux catégories de population lettrées et aisées (Farge, 1992). Cet espace public, d’abord restreint (Habermas, 1962) puis élargi au plus grand nombre dans le cadre de la démocratie représentative (Calhoun, 1992 ; Negt, 2007), devient avec les quotidiens bon marché vers la fin du xixe siècle un élément central du lien du plus grand nombre au politique (Charle, 2004). Dès lors, la médiatisation du politique 219
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Chapitre 8
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(l’action de l’État principalement) et de la politique (les jeux autour de la conquête, de l’exercice et de la conservation du pouvoir) n’est plus seulement tributaire des cadres de vision imposés par les occupants des postes de pouvoir (par la censure et les pressions qui s’exerçaient sur la presse de multiples façons). Elle relève ainsi d’intérêts divers et parfois divergents d’un nombre grandissant d’acteurs politiques et de leurs auxiliaires dans un espace de la démocratie représentative (Juhem & Sedel, 2016) élargi par le suffrage universel (masculin dans un premier temps) et dont la professionnalisation s’engage dès la fin du xixe siècle (Weber, 1917 et 1919). Dans le même temps, l’espace des producteurs d’information politique (journalistes) déjà spécialisé dès la fin du xixe siècle ne cesse de se professionnaliser ; le journalisme parlementaire, par exemple, constitue très tôt une spécialité à part entière (Kaciaf, 2013 ; Neveu, 2002 ; Tunstall, 1970). Le xxe siècle avec ses nouveaux médias – à la presse écrite de plus en plus développée et diversifiée s’ajoute le traitement de l’information radiophonique puis télévisée – renouvelle les approches de la relation du plus grand nombre à des contenus politiques (la radio et la télévision sont des médias gratuits qui vont progressivement être présents dans la quasi-totalité des foyers). Le fonctionnement démocratique place les médias sous l’emprise croisée de l’État d’une part (celui-ci, selon les pays et les époques, finance, aide, veille et régule avec plus ou moins de force le secteur audiovisuel et dans une moindre mesure la presse, laissant ainsi plus ou moins de latitude à la logique capitalistique) et des pouvoirs économiques d’autre part. Les entrepreneurs de médias d’information – y compris l’État – ne se sont jamais désintéressés des questions politiques, bien qu’ils n’aient pas tous pour autant eu des visées claires dans ce domaine (Chupin, Hubé & Kaciaf, 2009). En outre, les intervenants dans la sphère publique – qu’ils soient citoyens, groupes d’intérêt, porteur de causes ou commentateurs – jouent un rôle de plus en plus important. Le xxie siècle, avec l’accélération sans précédent de la mise à disposition et de la circulation d’une information politique de plus en plus multiforme, vient élargir quasiment sans limite la masse des vecteurs 220
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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de l’information politique (au sens le plus large du terme) mais aussi de ses producteurs et diffuseurs. La hiérarchisation des nouvelles et les cadres imposés (matériels comme idéologiques), auparavant relativement stables et dominés par les professionnels (des médias et de la politique), se sont trouvés concurrencés par les échanges transversaux de toute nature sur les réseaux socionumériques, démultipliant ainsi les possibilités d’interventions médiatisées dans le domaine politique (Jouët & Rieffel, 2013). Tout individu connecté peut aujourd’hui potentiellement (avec une chance de succès aléatoire) produire de l’information politique : les outils sont à la portée de tous et le commentaire est libre (Cardon, 2010). Dans le même temps, les acteurs politiques et les producteurs institutionnels d’information (au premier rang desquels se trouve l’État), sans dédaigner ses nouvelles formes de diffusion, consacrent globalement pour tous les supports d’information des moyens humains et financiers sans précédent (la croissance des dépenses et la mobilisation de ressources de tous ordres pour les campagnes électorales aux États-Unis en offre un exemple sinon un modèle). Ces derniers développements (même s’ils ont des racines anciennes) ont eu pour effet d’envisager la communication politique de la part des acteurs de l’espace public sous un angle à la fois plus technique et plus stratégique – compte tenu de l’intensification des échanges, de l’étendue de la circulation des images et des informations mais aussi des interactions multiples et plus faiblement hiérarchisées (ce qui entame la suprématie des professionnels dans l’espace public et les modalités de la médiation). C’est donc à plusieurs niveaux que nous poserons les principaux repères d’une analyse de la politique médiatisée. Nous prendrons comme point de départ dans la première partie les productions discursives de l’espace politique en questionnant l’évidence de ces corpus. Nous reviendrons ensuite dans la deuxième partie sur deux paradigmes (celui des effets – comme concept – et celui de la communication politique en tant qu’espace de pratiques) pour souligner la nécessité de dépasser l’obstacle intellectuel qu’ils constituent. Enfin, dans la troisième partie, nous examinerons la question des approches disciplinaires en tant que préconstruction intellectuelle et nous conclurons sur l’intérêt qu’une sociologie de la communication 221
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La politique médiatisée
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peut apporter à l’analyse de la complexité de la politique médiatisée contemporaine.
La multiplicité des productions politiques Sans souscrire au mythe réactivé au xxie siècle sous des formes diverses de ce qui serait désormais devenu au vu des dernières innovations technologiques « une société de communication » (Neveu, 1994), les facettes de plus en plus diverses de la médiatisation contemporaine de la politique sont une réalité multiforme à laquelle les citoyens comme les chercheurs se trouvent quotidiennement confrontés (de l’affichage d’une une de magazine en kiosque à la reprise ou le commentaire d’une page Facebook ou d’un tweet, en passant par l’apparition des acteurs politiques au sein de contextes variés). Pour les professionnels de la politique, la médiatisation participe de l’intensification de la concurrence au sein de l’univers politique. Sans se réduire à la médiatisation, l’exercice du métier politique intègre le rapport aux médias comme une donnée et tend à s’imposer comme un devoir et parfois comme une fonction à part entière (Réseaux, 2014 ; Demazière & Le Lidec, 2014). La médiatisation est en effet devenue une dimension importante voire essentielle dans l’accession aux postes de premier plan. Ce n’est pas que la sélection du personnel politique ait pris récemment la forme d’un casting entre les personnalités les plus aptes ou les plus prédisposées à bien passer dans les médias (Leroux et Riutort, 2014) ; toutefois, le minimum de maîtrise personnelle face à la dimension médiatique de la politique apparaît comme un prérequis indispensable pour prétendre aux postes les plus médiatisés. Parmi ces nécessaires qualités, on trouverait la valorisation d’un « art du discours » (Achard, 1991) empruntant aux plus anciennes traditions de la rhétorique et de la joute parlementaire ; il y aurait aussi la nécessité de cumuler des savoir-faire empruntant plus nettement au travail de l’acteur et de l’inventivité du metteur en scène, inscrits dans une modernité de l’engagement du corps, de l’art du déplacement, et bien sûr du discours – comme lorsque le président des États-Unis Donald Trump, dans une formule reprise ensuite par le président Macron en France à la fin de l’année 2017, propose de jouer 222
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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le guide à l’intérieur de la Maison Blanche tout en abordant des questions politiques avec un journaliste (Riutort, 2016). Interroger la médiatisation de la politique face à un tel foisonnement n’est pas sans poser de problèmes tant la médiatisation politique apparaît sous des dehors multiples. Les acteurs politiques sont désormais présents de manière constante dans les médias et leurs scènes de représentation se sont démultipliées – des plus traditionnelles (débats, émissions politiques) aux plus incongrues (émissions de divertissement, téléréalité, etc.). Ils affirment désormais une volonté de travailler à leur existence médiatique en se donnant à voir aussi bien dans les rôles traditionnels que dans des supports contribuant à la construction de leur personnalité publique. Un espace de productions discursives médiatisées Il paraît ainsi aujourd’hui particulièrement difficile de trouver une porte d’entrée et un discours général sur l’analyse d’une politique médiatisée dont on peine à circonscrire les limites. Une dimension de la politique domine cependant d’entrée de jeu : les acteurs politiques et les institutions sont des producteurs de messages et de contenus (communication par l’État sur son action, mais aussi par les acteurs politiques sous forme de discours, de participation à des manifestations publiques ou non et de mise en scène de soi dont la dimension est aussi matérielle que symbolique). Ces productions sont pour la plus grande part destinée à être médiatisées à divers titres, quand elles ne sont pas conçues dès le départ pour la médiatisation et comme une action politique en elle-même (Marchetti, 2008). Dans le domaine politique, les rubriques spécialisées des médias traditionnels (écrits et audiovisuels) assurent un suivi constant de l’action politique en relation directe avec les centres de décision politique, mais aussi en étant à l’initiative d’une mise en confrontation des prises de position et des points de vue. Les médias dans leur ensemble sont, à la façon des arènes parlementaires (Heurtin, 1999) mais sous un mode virtuel, des lieux d’échange et de circulation des idées. La forme symbolique qui entre dans tous les actes de la vie politique constitue également 223
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La politique médiatisée
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une dimension non négligeable de la médiatisation (Ollivier-Yaniv, 2000). Elle est l’objet de lectures interprétatives par les acteurs de la médiatisation qui font pour métier de rendre compte de la vie politique – les journalistes utilisent parfois le terme de décryptage. Elle est aussi anticipée par les acteurs politiques eux-mêmes sans qu’ils soient jamais tout à fait certains que la perception produite par les médiateurs de la politique corresponde à leurs souhaits initiaux (Legavre, 2005). Un discours public, quelle que soit la tribune (télévision, parlement, rencontres de terrain), n’est ainsi jamais exempt de dimensions symboliques construites comme telles (le choix du lieu, du moment, du vecteur, le ton employé, etc.) – et par là de production de signifiants destinés aux interprètes et exégètes de la médiatisation (Champagne, 1989 ; Leroux, 1993 ; Riutort, 1996). Soulignons aussi qu’en retour les propos des journalistes ne sont pas sans effet sur l’univers politique et la définition du métier politique lui-même. Les comptes rendus des séances parlementaires publiés dans la presse valorisaient dès le xixe siècle ce qui était considéré comme les qualités de l’orateur et de son discours, sa capacité à faire face à l’adversité de ses confrères autant que son sens de la formule ou de la repartie sans oublier parfois sa capacité à s’attribuer des formules apocryphes. En d’autres termes, ils mettaient en avant ce qui pouvait potentiellement faire sens pour les lecteurs et pour eux-mêmes. Ainsi, les journalistes, en fonction de routines professionnelles (Tuchman, 2016), de processus de traitement – format, style, angle, etc. (Lagneau, 2002) – et de grilles idéologiques explicites ou non – l’invocation du professionnalisme en est une (Philo, 1990) – participent de la création de contenus politiques. Cependant, les médias sont aussi progressivement devenus des créateurs d’événements politiques détachés de la pratique ordinaire du métier (Champagne, 1990) : la publication d’un entretien, d’une tribune d’un acteur politique ou l’intervention dans l’espace public publiée dans la presse écrite (le J’accuse de Zola inaugure le genre) ont eu un temps cette dimension événementielle, autorisant à solliciter en réaction les points de vue des autres acteurs politiques et amenant de ce fait 224
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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à la prise de décisions proprement politiques. Toutefois, la presse écrite n’a jamais eu dans ce domaine la force des médias audiovisuels (Le Grignou & Neveu, 2017) : les émissions politiques (à la radio, mais surtout à la télévision dans la deuxième moitié du xxe siècle) se sont imposées comme des temps forts de la vie politique en perpétuelle mutation (Darras, 2008 ; Leroux & Amey, 1993 ; Leroux & Riutort, 2013), tout particulièrement lors des campagnes électorales présidentielles, redéfinissant les savoir-faire et les conditions de félicité de l’éloquence (Nel, 1990). Par ailleurs, on assiste aujourd’hui à une forme d’hystérisation et de forte polarisation des échanges politiques, sous l’effet notamment du suivi permanent et des boucles de l’information en continu (Devars, 2015) mais aussi de la circulation accélérée des nouvelles corrélée à la brièveté des formats – les cent quarante caractères imposés par Twitter (Mercier et alii, 2017), doublés désormais. Cela entraîne à l’aube du xxie siècle une production pléthorique de contenus politiques médiatisés de plus en plus détachés de l’action politique en tant que telle, occupant une part de plus en plus grande du travail politique dans une dynamique accélérée de ce que Pierre Bourdieu appelait déjà la « circulation circulaire » de l’information. Donald Trump et ses fameux tweets provocateurs montrent que la mécanique peut aujourd’hui être alimentée par le personnel politique lui-même. L’évidence des corpus médiatiques Cette matérialité de la médiatisation de la politique impose comme une évidence l’étude de corpus de productions médiatiques ayant trait à la politique. Ceux-ci sont apparus initialement comme un élément fondamental de la connaissance historique des phénomènes sous la forme de recensions des supports de l’information politique, de leur lien avec les acteurs politiques ainsi que des transformations générales du cadre (aspects juridiques et économiques notamment). Concernant la médiatisation proprement dite, ce type d’approche peut aussi bien se conjuguer au passé qu’au présent dès lors que le questionnement porte sur des productions délimitées par leur homogénéité matérielle qu’il s’agisse 225
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La politique médiatisée
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d’un support (les collections d’un journal ou l’une de ses divisions internes par exemple), d’un genre (le journal télévisé, l’émission politique), d’une série (les vœux du président, les discours de politique générale), ou d’un événement politique et /ou médiatique (une campagne électorale articule fortement ces deux dimensions). L’analyse s’appuie alors sur la cohérence préétablie de ces corpus justifiée par des éléments matériels (l’importance du volume médiatique consacré à un événement par exemple) ou symboliques, en lien avec des approches disciplinaires qui privilégient l’analyse de contenus, l’approche du langage ou des signes dans des registres toutefois fort différents (Labbé, 1990 ; Alduy & Wanich, 2015 ; Bertrand, Dézé & Missika, 2007 ; Krieg-Planque, 2013 ; Charaudeau, 2014 ; Mayaffre, 2000 et 2012) – au risque de parfois grandir l’importance de son objet (Delporte, 2012). L’absence de problématique préalable ou de cadre disciplinaire peut conduire à se limiter à une dimension descriptive et statique du corpus (notamment quantitative et /ou comparative entre éléments homogènes à l’intérieur d’un corpus) ; des logiciels permettent aujourd’hui de produire sans difficulté une représentation des résultats obtenus par des analyses multidimensionnelles sous des formes variées de cartographie parlantes. Cependant, il est aussi possible de se servir de ces outils pour livrer des précieuses analyses sur les dimensions discursives du travail politique comme du travail journalistique : le discours politique (au sens large du terme, c’est-à-dire pas seulement quand il prend une forme orale ou écrite) est un « récit » dont les logiques internes mais aussi sociopolitiques peuvent être analysées (Le Bart, 1998 ; Née, 2012 ; Oger, 2008 par exemple) en croisant l’étude des dispositifs (scénique, médiatique, linguistique, sémiotique) et les dispositions (cognitives, émotionnelles et communicationnelles) de ses acteurs (cf. Mots, 2010, pour un large panorama sur ces questions). Les outils récents les plus sophistiqués sont également indispensables pour interroger les productions circulant sur les réseaux socionumériques, derniers arrivés des vecteurs de la médiatisation de la politique (Boyadjian, 2016 pour un exemple spécifique ; Burger et al., 2017 pour un cadrage général). L’évidence des corpus mérite toujours toutefois d’être interrogée dans une perspective constructiviste : les catégories ont une histoire ; 226
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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leur dimension pratique et usuelle occulte parfois les enjeux qui leur ont donné existence. Ainsi, Patrick Champagne (1984 : 20) interroge la médiatisation d’un événement politique et médiatique (une manifestation d’agriculteurs) et sa couverture médiatique : cette « manifestation a-t-elle existé pour quelqu’un sous cette forme “objective” ? Cette description pourrait n’être en fait qu’un artefact […] produit abstrait d’un travail spécifique de totalisation d’autant plus imparfait et incomplet qu’il porte ici sur un type d’événement par essence intotalisable ». Si donc les événements qui rythment l’actualité médiatique se prêtent difficilement à une appréhension purement factuelle au travers d’un corpus, c’est précisément parce que ce qui les constitue comme tel est souvent le résultat d’un travail nominaliste réussi qui doit être l’objet d’un questionnement (Champagne & Marchetti, 1994). Il en est de même de beaucoup de catégories les plus spontanément opérationnelles dans le domaine des productions médiatiques. L’établissement de frontières entre des genres est là encore un enjeu disputé (dans l’univers de la presse comme dans celui de la politique) à l’image des typologies spontanées classant les formes de mise en scène des personnalités. Ainsi, par exemple, la peopolisation (Dakhlia, 2010) et les analyses de la culture de la célébrité portant sur le personnel politique posent des questions de définition historique d’un objet. Il s’agit d’un phénomène ancien (Delporte, 2008 ; Fradin, 2008) dont les frontières perméables interrogent les limites (Leroux, Hourmant et alii, 2018) au-delà de leur caractère politique (Leroux et Riutort, 2018) et qui renvoie à l’insoluble tension présente dans les pratiques politiques et médiatiques contemporaines en démocratie. La politique médiatisée s’inscrit désormais, au-delà de ces objets et catégories visibles, dans des questionnements bien souvent beaucoup plus larges (politiques, historiques, professionnels, économiques).
Quels paradigmes ? L’instrumentalisation des médias sous des formes diverses et de plus en plus sophistiquées (de la propagande à la communication politique comme spécialité professionnelle) a contribué à orienter toute une partie 227
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La politique médiatisée
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des recherches autour de la question de l’influence de ceux-ci dans la formation des opinions politiques. Les travaux qui ont montré les limites de cette influence (Lazarsfeld, 1955) puis déplacé la question de l’influence n’ont pas pour autant provoqué une rupture définitive avec l’idée d’une relation au politique inscrite dans une dualité émetteur(s) médiatique(s) versus récepteurs constitués comme un public (Hall, 1997). La volonté bien réelle d’instrumentalisation par les acteurs de la communication politique construit un consommateur de politique (à travers les médias le plus souvent) qui se trouve en grande partie réduit à la figure d’une cible inerte. On sait que cette pseudo-évidence de l’influence s’inscrit spontanément dans la perception commune du pouvoir des médias (Derville, 2017). Toutefois, elle est aussi renforcée par l’idéologie professionnelle des communicants politiques (Legavre, 1999, 2011) qui donnent corps de multiples façons – livres, apparition dans les médias, théorisation ad hoc, appréciations journalistiques sur le travail de communication des équipes dédiés à ces fonctions dans les ministères (Eymeri-Douzans, 2015), divulgation de secrets de fabrication, etc. – à l’idée d’une spécialisation professionnelle au degré d’autonomie élevée entièrement dévolue à l’action d’influence sur les opinions (Neveu, 1992 et 2012 ; Riutort, 2013 ; Hubé & Aldrin, 2017). Le paradigme des effets Lazarsfeld et son équipe ont permis de dépasser la pensée spontanée sur l’influence des médias et leur capacité manipulatoire – vue comme particulièrement dangereuse dans le domaine politique puisqu’elle va à l’encontre des principes de la liberté d’opinion et du libre arbitre du citoyen en démocratie. Les chercheurs ont montré que les médias ne peuvent massivement et mécaniquement transformer les opinions et que, dans ce domaine, le citoyen est un être social largement tributaire du poids de son environnement et de sa socialisation. Les résultats publiés dans The people’s choice (1944) seront complétés par de nombreux travaux ultérieurs sur les déterminants du vote, soulignant l’importance d’autres sources d’information politique (groupes primaires), le poids de l’affiliation à des labels partisans (paradigme de Michigan) ou la socialisation primaire comme contribution 228
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à la construction des opinions et des fidélités politiques (Braconnier & Dormagen, 2007). À ces recherches centrées sur la formation des opinions et des choix politiques, des études orientées sur les médias eux-mêmes ont contribué à déplacer le questionnement sur des problématiques de la mise à l’agenda (McCombs et Shaw, 1976). Quelle est la contribution respective à la construction de l’ordre du jour dans le domaine des affaires publiques, des institutions politiques, des acteurs médiatiques et des citoyens ? Ces questions trouvent à travers les concepts d’amorçage et de cadrage (Gamson & Modigliani, 1989 ; Lemarier-Saulnier, 2016) les bases de questionnements sur la place et le poids des médias dans l’espace public et leur contribution à la perception de la politique. Comment une question se constitue-t-elle en problème public et en quels termes se définit cette question ? Les effets des médias s’exercent bien souvent en premier lieu à l’intérieur des champs politique et médiatique. Ainsi, les problématisations prenant pour objet la médiatisation de la politique peuvent nettement se distinguer des questions autour de la réception de ces objets politico-médiatiques qui s’articulent autour d’autres facteurs sociaux jouant le rôle de complexes filtres et /ou grilles de lecture sociale de la politique. Rarement l’objet d’analyses théoriques globales, ces éléments ont donné lieu à des études monographiques qui soulignent que, dans le domaine politique, les lectures des contenus politiques ne sauraient reposer que sur des articulations entre le culturel et le social (Gaxie, 2003 ; Le Grignou et Neveu, 2013 ; Goulet, 2010), comme le montrent de façon plus générale les études de la réception (Dayan, 1992 ; Le Grignou, 2003). La communication politique : les limites d’un objet préconstruit La professionnalisation de la communication politique a donné une visibilité spécifique à un ensemble de pratiques rationalisées autour de techniques de plus en plus directement liées à la médiatisation de la politique ou visant plus ou moins directement celle-ci. Cette professionnalisation n’est pas récente : Bernays en invente la forme moderne 229
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La politique médiatisée
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aux États-Unis au début du xxe siècle en important les techniques utilisées pour le commerce ; Bongrand et Bleustein-Blanchet en France acclimatent ces techniques dans les années 1960 pour la campagne présidentielle de 1965. En revanche, l’importance qu’elle a prise auprès des professionnels de la politique et de sa médiatisation n’a cessé de progresser. La visibilité sociale qu’elle a acquise et la dimension à la fois publique (dans sa valorisation) et secrète (dans ses pratiques), de même que la revendication de son efficacité grâce à la sophistication croissante de ses techniques tendent à circonscrire les pratiques de communication politique à une dimension doublement instrumentale. D’un côté, il s’agirait d’agir sur les médiateurs (journalistes ou agents influents de l’espace public) pour les amener à proposer des visions de la politique qui s’accordent avec les souhaits de commanditaires politiques (selon les vielles techniques d’influence utilisées pour les relations publiques). De l’autre, l’instrumentalisation des individus serait supposée opérer de façon décisive auprès de citoyens dont la relation à la politique serait à la fois très labile et fortement sujette aux cadres définis par la médiatisation de la politique. Les sondages, largement commentés dans les médias, font ainsi très souvent le lien sans jamais le démontrer (Leroux, 1999) entre des variations de courbes d’appréciation de la politique et de ses acteurs par les citoyens avec des événements auxquels les médias ont donné une large place ou qu’ils ont eux-mêmes construit (Juhem, 2017). Le cadre d’analyse proposé par une définition de la communication politique réduite à l’interrogation sur cette efficacité conduit à reprendre à son compte les présupposés de cette action mais aussi à considérer que les éléments de cette communication politique instrumentale seraient le cadre d’examen adéquat. Les synthèses des approches académiques de la communication politique (Gerstlé & Piar, 2016 ; Aldrin & Hubé, 2017 ; Riutort, 2013) montrent au contraire la complexité des phénomènes englobés sous cette dénomination. Même si elles prennent acte du poids pris par la professionnalisation des activités de communication, elles en soulignent le lien avec d’autres phénomènes plus spécifiquement politiques, notamment structurels (transformation du jeu politique et de son organisation, du poids des appareils partisans et du militantisme, 230
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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intensification de la compétition et évolution des formes de celle-ci). Elles montrent également la connexion de l’offre médiatique avec ses citoyens consommateurs et utilisateurs (pour les réseaux sociaux notamment) par le biais de nouveaux paramètres : mobilisations sur Internet avec des pétitions, succès rapide de thématiques sociétales et /ou phénomènes de scandalisation qui contribuent à redéfinir l’espace du politique.
Traditions et prismes disciplinaires Dès lors, si la communication politique est envisagée comme objet d’étude dans des perspectives variées et élargies (à savoir ne se confondant pas avec la conception manipulatoire des professionnels) et limitée ici aux analyses portant sur sa médiatisation, la question disciplinaire demeure entière pour le choix des approches – tout particulièrement en France où les cadres disciplinaires toujours prégnants n’ont pas, pendant très longtemps, offert d’espace où développer des études d’objets positionnés au croisement du politique et des médias. La marginalisation ancienne des questions médiatiques au sein de l’espace de l’étude du politique par la science politique (Riutort, 2013 : 3-5) ainsi que l’abandon par les sciences de l’information et de la communication des questions politiques – à de notables exceptions près (Miège, 1989 ; Paillart, 1995), mais très rarement dans le domaine de la médiatisation de la politique (Lafon, 2017) – ne conduisent pas à envisager la tension entre deux univers. Les options disciplinaires laissent ainsi le choix : d’un côté, il y a l’approche de la science politique qui tient pour acquis que la médiatisation ne bouleverse pas fondamentalement le rapport du citoyen à la politique (dans la lignée de Lazarsfeld) pas plus que la médiatisation ne gouverne le politique (Darras, 2006) ; de l’autre, dans les rares approches centrées sur des contenus politiques, les sciences de l’information et de la communication fonctionnent souvent comme des analyses internes des produits sans suffisamment tenir compte des logiques de production et des particularités de l’activité politique. Il est à cet égard révélateur que les études des groupes et des logiques professionnelles de l’espace journalistique ne laissent que très peu de place aujourd’hui à l’analyse des spécificités du journalisme politique (si ce n’est dans 231
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La politique médiatisée
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une perspective historique) alors que de nombreuses études ont autrefois porté sur la gouvernance des médias d’État et la situation des journalistes en leur sein (Mattelart, 2009 ; Hallin & Mancini, 2004). Une question politique… Au sein de la science politique la communication politique dans son sens le plus large est un objet bien connu : la dimension symbolique du travail politique a été largement analysée dans les contextes d’organisations politiques les plus variés. Toutefois, l’étude des formes modernes de médiatisation n’en a pas moins occupé une place marginale au sein de la discipline. Au-delà des questions de rapport de force interne à la discipline (les questions nouvelles peinent toujours à se faire une place), l’étude de la médiatisation a longtemps souffert d’une relativisation de son poids au sein du politique. De fait, en dehors des temps de campagne électorale largement et régulièrement étudiés sous l’angle de la médiatisation et de la communication politique (ce dont la science politique ne pouvait en toute bonne foi faire l’économie), la communication politique, même si elle occupe une place considérable dans les sociétés démocratiques au cours du xxe siècle, n’en bouleverse pas pour autant effectivement les principes fondamentaux de la domination politique. Elle ne transforme que marginalement le rapport des citoyens à la politique en n’inversant pas la hiérarchie de la domination par le politique de l’organisation sociale et politique. Les sociétés démocratiques n’obéissent pas à l’examen ou la mise en cause par un mythique et improbable quatrième pouvoir. Pour autant, et notamment en ce qui concerne les transformations du métier politique et les pratiques quotidiennes, l’étude des logiques relationnelles avec le système médiatique, du poids symbolique des médias dans la conduite des affaires publiques tout comme les transformations des mises en scène de la politique et de ses acteurs suffisent à souligner l’intérêt d’analyses spécifiques. … ou une question de médiatisation ? Les analyses partant du cadre communicationnel comportent le risque de produire une perspective « médiacentrée » (Schlesinger, 1996 ; 232
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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Schudson, 2003) qui, isolant de multiples façons les médias et /ou les produits de la communication politique tend à produire une exégèse savante – mais socialement désincarnée – des productions politico-médiatiques. Sans généraliser à l’excès l’homogénéité des productions scientifiques relevant d’une science de l’information (envisagée ici dans sa seule approche de la médiatisation de la politique), on pourrait retirer dans la multiplication des approches prônées parfois pour faire un tout (Ollivier, 2007) le sentiment d’un assemblage peu opératoire ne livrant aucune clé méthodologique ni conceptuelle forte pour une approche spécifique. De telles articulations existent pourtant à l’intérieur même de la discipline sociologique.
Conclusion. Éclairer les logiques croisées d’espaces professionnels et les échanges dans l’espace public Les analyses du fonctionnement de l’espace (ou du « champ » journalistique) soulignent en premier lieu, pour le journalisme politique comme pour l’ensemble de ce champ professionnel, le poids des contraintes organisationnelles, des routines de traitement, l’importance du rapport aux sources ainsi que de la dimension relationnelle du positionnement des médias et des pratiques les unes par rapport aux autres au sein d’un champ ou d’une fraction de ce champ (Benson, 2005). La sociologie du journalisme (Neveu, 2001), et /ou le programme d’une sociologie compréhensive (Lemieux, 2000 et 2010), montrent que le journalisme ne saurait se résumer à un travail d’intermédiaire vulgarisateur ou de médiateur neutre au service de la démocratie tel que l’avait envisagé Wolton (1989). Il s’articule plutôt et de façon complexe aux logiques d’un espace professionnel (celui de la politique) sans que le consommateur final de médias (et /ou de politique) occupe toujours la place décisive qu’on lui prêterait spontanément. Il s’agit bien souvent d’une relation duale, à l’image de ce qu’avait montré l’analyse d’un coup politique (Pudal & Lehingue, 1991). Longtemps seuls sur le marché de la médiatisation de la politique (le domaine était prestigieux et sacralisé), les journalistes spécialisés 233
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dans le domaine se sont trouvés concurrencés par un espace du commentaire, de plus en plus ouvert et sensible à un discours profane sur la politique qui élargit les cadres d’évaluation de la politique. La prise en compte de la logique professionnelle de l’espace politique est tout aussi complexe. Sorti progressivement du principe de la subordination de l’information politique aux occupants du pouvoir (dont on a pu voir l’exemple en France dans le rapport du régime gaulliste aux médias audiovisuels d’État – analysés notamment pour la France par Bourdon, 1990 ; Olivesi, 1998), et convertis aux approches plus stratégiques et moins directes d’une communication politique ou publique faisant appel à de nombreux intermédiaires, l’espace politique ne saurait désormais se limiter à une collection d’acteurs politiques agissant directement pour leur compte ou pour les collectifs partisans auxquels ils appartiennent. Le travail politique désormais de plus en plus nettement incarné en apparence en personne sous l’effet de l’individualisation (Le Bart, 2013) est aussi dans le domaine de la communication l’œuvre d’acteurs multiples et anonymes inclus dans un groupement (Eymeri-Douzans et alii, 2015). Les auxiliaires de la médiatisation de la politique, œuvrant au grand jour ou dans l’ombre chacun dans leur spécialité (sondage, conseil, publicité politique, coaching et media training), travaillent à élaborer ce discours politique dont les médias sont le vecteur d’amplification. En outre, il apparaît particulièrement nécessaire d’appréhender aujourd’hui les productions médiatisées à la lumière des transformations structurelles des espaces professionnels (par exemple, l’information continue est une invention largement liée à des contraintes économiques). La prise en compte des réseaux socionumériques, non exclusivement professionnalisés au niveau des acteurs comme au niveau des formes, conduit à réévaluer l’action des profanes dont les irruptions dans les jeux politique et médiatique ne sont plus exceptionnelles. Ces évolutions invitent ainsi à la prudence (avant d’annoncer l’essor d’une nouvelle révolution au risque d’être démenti quelque temps après) et à analyser froidement sans postuler des effets. La modestie du travail empirique visant à collecter des données sur les usages de l’information et des nouvelles techniques de l’information, les éventuelles 234
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modifications produites dans le traitement journalistique de la politique par l’irruption des réseaux sociaux, les changements des dynamiques dans les manières de s’informer, les éventuelles redéfinitions dans les hiérarchies établies entre médias… Toutes ces évolutions constituent un ensemble de questionnement qui exige, avant de trancher doctement, recul historique et sagesse analytique.
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
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La politique médiatisée
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PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT
Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques Michael Bourgatte et Daniel Jacobi
L
a production scientifique primaire – les textes scientifiques originaux écrits par des chercheurs à destination de leurs pairs – aboutit à la publication de documents par nature ésotérique. Cette communication scientifique officielle est produite dans une langue de spécialité très différente de la langue commune. Elle mobilise une imagerie spécifique, une terminologie, parfois un code sémiotique singulier, des tableaux de chiffres ou des formules absconses. Pour que cette production scientifique aille au-delà de sa communauté, diffuse plus largement dans la société et ainsi parvienne à rencontrer de très larges cercles de publics, le discours scientifique des spécialistes subit un certain nombre de transformations. Différents médias se sont dédiés à cette mission parce qu’ils ambitionnent de mettre la science à la portée du plus grand nombre. Pour y parvenir, ces médias ne se contentent pas de reproduire ou de citer les discours scientifiques primaires. Ils opèrent différentes transformations. Elles sont de deux ordres : textuelles d’abord, visuelles ensuite. Nous nommons ces transformations respectivement la reformulation et la figurabilisation. Les opérations mobilisées dans les médias pour l’une et pour l’autre de ces transformations sont de deux types : linguistique et sémiotique. Elles ont fait l’objet de recherches sans toutefois qu’on prenne soin de distinguer et repérer la place de chaque média dans le champ de la communication scientifique identifiée le plus souvent en un ensemble 241
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Chapitre 9
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confus qu’on nomme « médiation ». Pourtant, dans le très vaste domaine des publications scientifiques, on voit se dessiner une tripolarisation déterminant des conditions de production de discours scientifiques assez différentes les unes des autres du point de vue des contraintes assignées aux scripteurs et visualiseurs d’une part et aux vidéastes et enseignants d’autre part. On remarque également cette tripolarisation dans la convocation possible de l’appui de dessinateurs ou illustrateurs professionnels, de spécialistes de la vidéo et du montage ainsi que dans les formats et les publics visés : un pôle dit ésotérique savant, un pôle non formel (revues spécialisées, vulgarisation, musées, vidéos sur Youtube) et enfin un pôle correspondant spécifiquement à l’enseignement (les manuels, les cours en ligne). Chacun de ces médias a des propriétés singulières qui les différencient les uns des autres et qu’il importe de repérer. Dans ce chapitre, nous en aborderons deux : la communication scientifique dans un manuel universitaire (ou textbookisation) et la communication scientifique par la vidéo en ligne (ou vidéographisation).
La textbookisation On se propose d’étudier quelques exemples de médiatisations de la science afin d’en extraire des méthodes d’analyse réutilisables par d’autres. Pour qu’une publication scientifique primaire parvienne à s’insérer dans un manuel universitaire, elle subit une série de transformations. Nous appelons textbookisation (de l’anglais textbook, soit précis ou manuel en français) d’une communication scientifique un ensemble d’opérations sociosémiotiques qui caractérisent sa production1. Ce travail long et complexe, quand il est fait avec toute l’exigence professionnelle, mobilise un grand nombre d’acteurs qui se concertent 1. En anglais, on dispose de deux mots différents pour désigner les manuels scientifiques : handbook et textbook. Un textbook est un manuel universitaire, de haut niveau, destiné quasi exclusivement à des enseignants universitaires et aux étudiants avancés. Les textbook sont proches des publications scientifiques ésotériques mais ne se confondent absolument pas avec elles-mêmes si, du point de vue de la notoriété de celui qui en est l’auteur et du nombre potentiel de citations, ils jouent un rôle majeur. Beaucoup de chercheurs et d’universitaires les considèrent comme une de leur publication majeure alors
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MICHAEL BOURGATTE ET DANIEL JACOBI
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et interagissent au point que leurs actions, qui correspondent à autant de théorèmes en actes, participent d’une énonciation éditoriale (Souchier, 1998) singulière et spécifique. Première opération : interpréter les relations texte/images dans un document scientifique scriptovisuel Suivant les travaux pionniers du linguiste et sémioticien Jean Peytard (1975), l’un de nous a appliqué aux documents scientifiques une approche systématique de la structuration du rapport texte/image. Reprenant la notion de paratexte, nous avons montré que dans l’espace blanc vacant laissé libre par le texte principal (d’un manuel scientifique universitaire par exemple) étaient disposés un paratexte linguistique (la titraille, les légendes, les notes et les encarts) et un paratexte iconique (les plages visuelles non linguistiques, généralement munies d’une légende conçue comme un énoncé autonome). Le texte et le paratexte d’un article scientifique ou d’un document de vulgarisation ou d’un manuel d’enseignement, s’inspirant du modèle inventé par les magazines illustrés, se déploient sur la double page que constitue le cahier ouvert de ce plurisystème graphique. La reprise continue dans toute la publication (revue de vulgarisation ou dans notre cas manuel) de la même disposition (textes en colonnes, emplacement des titres et des plages visuelles), d’une typographie identique et d’une gamme homogène de couleurs, tout en donnant sa cohérence à la publication, lui confère une régularité de structure qui a deux effets : elle favorise le travail de reconnaissance de l’utilisateur et elle est susceptible de générer une pluralité de parcours lexiques différents les uns des autres – par exemple ne consulter que les plages visuelles et l’énoncé de leurs légendes, ou encore les titres et les intertitres qui que bien sûr un textbook ne saurait se contenter de n’être qu’un exposé de leurs seules recherches personnelles. Le plus souvent, l’auteur n’est qu’un directeur de publication (editor) puisque, s’il donne son nom à l’ouvrage et signe en propre un ou deux chapitres, il demande à des collègues (le plus souvent les plus renommés pour un microdomaine de la spécialité) de prendre chacun la responsabilité des autres chapitres (d’où le nom de reader donné aussi parfois à une telle entreprise en anglais).
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Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques
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deviennent des connecteurs de repérage et autorisent la consultation d’un bloc spécifique d’information. Dans le cas du manuel, la disposition du texte toujours édité en colonnes, le soin apporté aux coupures du sous-titrage et la qualité de ces sous-titres sans oublier le fait de débuter chaque chapitre sur la belle page (celle de droite) montre à l’évidence que le professionnel qui s’est occupé de l’édition et de la mise en page connaît bien la tradition de l’imprimerie (du livre) – sans rien ignorer cependant de la mise en page des magazines illustrés modernes. Deuxième opération : la figurabilisation des concepts scientifiques Dans la plupart des médias modernes, on réserve une large place à l’imagerie. Cela correspond chez les éditeurs à une priorité accordée à l’image et même, au-delà, à l’idée de ce que certains auteurs (Paivio, 1986 ; Reid, 1984) ont appelé un effet de supériorité de l’image en cas de double codage de la même information sous une forme verbale et sous une version iconique. Cette conception correspond assez bien au plan idéologique aux idées défendues par le philosophe et psychologue Rudolf Arnheim sur le fait de penser en images (visual thinking) (Arnheim, 1969) ou aux isotopes d’Otto Neurath (l’un des fondateurs du cercle de Vienne) qui prétendaient se substituer au texte (Neurath & Kinross, 2008). Dans une série de recherches déjà publiées, nous avons étudié par exemple les représentations scientifiques imagées de la réaction antigène-anticorps ou celles des anticorps eux-mêmes telles que les chercheurs les ont proposées à leurs pairs pour tenter d’imposer leur propre vision scientifique. Ces représentations visuelles des principales composantes connues du dernier-né des grands systèmes de régulation biologique – le système immunologique – montrent que ce dernier a été visualisé en recourant à des moyens sémiotiques originaux. Avant l’invention de l’appareillage ultramicroscopique, les chercheurs ont dessiné des entités qu’ils ne voyaient évidemment que par des méthodes grossières et indirectes. Pourtant, il n’est pas sans importance de relever 244
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que beaucoup de publications scientifiques aiment publier, aujourd’hui encore, les dessins montrés par Paul Ehrlich à la Société Royale de Londres en 1900, un peu comme si l’immunologie s’était d’emblée singularisée par un recours particulier aux images2. Depuis, la biochimie, la microscopie électronique et l’imagerie de synthèse ont permis de renouveler ou d’affiner ces représentations visuelles. Figure 1. Représentation immunologique de Paul Ehrlich présentée à la Société Royale de Londres en 1900.
2. Comme nous l’avons montré, avec d’autres, Paul Ehrlich s’est distingué par un recours continu à l’imagerie, ce qui a provoqué l’ire de ses concurrents. Il est même parvenu à modifier son imagerie initiale pour répondre aux principales critiques de ses détracteurs.
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Il faut remarquer cependant que, dans les visualisations successives de quelques concepts immunologiques majeurs, les procédés sont assez récurrents. Ceci s’explique sans doute parce que, implicitement, les dessinateurs se sont tous plus ou moins ralliés à un mécanisme assez simple, de nature analogique (et non pas métaphorique), celui dit de la clef et de la serrure. Grossièrement, le mécanisme est le suivant : les anticorps à la surface des cellules – la serrure – offriraient à la clef de l’antigène une entrée dans laquelle il s’emboîte parfaitement, ce qui a pour effet de désactiver directement ou indirectement sa nocivité. Toute la question est donc ensuite de chercher à comprendre comment les anticorps parviennent à inventer ces configurations spécifiques qui capturent les différents types d’antigène aux formes excessivement variables. Chacune des théories, en proposant une réponse nouvelle à cette question, construit une solution visuelle différente de la précédente. C’est l’analyse de ces représentations visuelles publiées dans les revues savantes, ésotériques et destinées aux seuls pairs qui permet évidemment de mener à bien cette analyse de la recherche de figurabilité des concepts (Cambrosio et al., 1993 ; 2004 ; 2006). Rappelons que l’enjeu de ces plages visuelles n’est nullement anodin et qu’il ne s’agit en aucune façon d’illustrer ou d’imager une publication dont la substance dure réside dans l’écrit. Au contraire, le texte est au service des plages visuelles qui occupent la vedette et sont souvent placées au cœur de la publication. On remarque aussi, et c’est ce qui nous intéresse dans ce chapitre, que sitôt éditées ces planches sont immédiatement republiées dans les revues spécialisées (par exemple pour des médecins) ou des revues de vulgarisation semi-spécialisées pour lecteurs avertis. Simultanément, elles sont reprises également par les manuels scientifiques universitaires qui, à la différence des manuels de collège ou de lycée, sont évidemment plus proches de la recherche3. 3. Les manuels du niveau secondaire, à cause du contenu de leurs programmes, n’ont que des rapports très vagues avec la recherche contemporaine. On enseigne la plupart du temps aux apprenants du niveau secondaire la science stabilisée des décennies ou du siècle précédents (Host, 1985).
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Ce fait tendrait donc à prouver que l’imagerie scientifique immunologique est susceptible de diffuser dans des publications non ésotériques avec une certaine autonomie. Cependant, les images sont-elles bien les mêmes ? De la même façon que les faits et les théories scientifiques sont transformés par leur popularisation (Ziman, 1968), les images parviennent-elles à rester intactes ou sont-elles, elles aussi, à cette occasion autant que de besoin transformées et redessinées ? On sait que l’imagerie joue un rôle majeur dans la production scientifique ésotérique primaire : celles de publications destinées aux pairs et soumises pour publications aux instances reconnues officielles. Il arrive même qu’une communauté scientifique définisse soigneusement dans la note aux auteurs les principes et les règles à mettre en œuvre pour qu’une visual display soit acceptée pour publication. Parmi les règles rappelées, l’une des plus intangibles est que soit toujours décrit le matériel biologique utilisé. Il faut aussi que soient précisées la nature des instruments et les techniques de visualisation d’éléments exhibés, même si ces derniers sont tous invisibles. Enfin, chacune des pictures doit être documentée et indexée tout comme doivent être interrogées et discutées la validité et les qualités des représentations visuelles proposées. Dans un article scientifique, quelle est la portion d’énoncé concernée par ce type de remarques ? On note que près d’un huitième d’un article scientifique ésotérique concerne ce qu’il est convenu d’appeler la section « Matériel et méthodes ». Dans le manuel, ce fragment d’énoncé disparaît totalement à l’exception de la simple mention dans la légende de la plage visuelle reprise. Certes, il serait très difficile d’exposer en détail comment on est parvenu à rendre visible un moment d’une réaction immunologique ou l’un de ses actants : cela obligerait à présenter les différentes techniques et à en expliciter les principes à des lecteurs qui ne sont jamais entrés dans un laboratoire de recherche et n’ont jamais de leur vie aperçu un microscope électronique. Toutefois, ce sont les conséquences de cette transformation qui sont intéressantes : elles confèrent à l’imagerie scientifique un statut déréalisé, une sorte d’immanence, comme si ses auteurs l’avaient, non pas construite, mais trouvée déjà faite. 247
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Concernant les graphiques, nous avions remarqué qu’ils se différencient de ceux utilisés dans des articles scientifiques dans la mesure où ils ne font que montrer la tendance d’une courbe sans spécifier la nature des unités et parfois même leurs valeurs comme il est obligatoire de le faire pour chacun des deux. Le graphique est donc parfois entièrement inventé (plutôt que simplifié) ; il est là pour donner une idée générale du phénomène et non pas pour représenter une expérience particulière. Cette étape, très proche du cercle savant, marque le passage de nouvelles connaissances (produites par les chercheurs dans leurs laboratoires) à un stade épistémologiquement très différent : les théories et les concepts encore mouvants dans la recherche se stabilisent, se figent en se transformant en des savoirs. Ce sont ces derniers qui seront ensuite repris dans l’enseignement, pour écrire des encyclopédies ou produire des documents mis en ligne ou publiés dans des revues semi-savantes. En définitive, comment est élaborée l’imagerie scientifique d’un manuel ? En fait, il ne s’agit pas d’une circulation unidirectionnelle allant du registre de l’imagerie scientifique ésotérique vers l’imagerie à vocation pédagogique. Deux autres facteurs modèlent cette production visuelle : le savoir-faire et l’audace relative des publications non formelles (la vulgarisation) et son recours obligé à des dessinateurs professionnels de talent, d’un côté ; le savoir-faire, tout aussi intuitif, des enseignants qui stylisent et simplifient à des fins cognitives et mémorielles cette imagerie quand ils n’en inventent pas une singulière4 de l’autre.
4. Il serait tout à fait imprudent de généraliser cette remarque. La plupart des manuels, depuis les grandes transformations qui ont affecté le secteur de l’édition, utilisent une tout autre démarche : ils recourent aux services d’une iconographe qui collecte les plages visuelles dans les banques de données iconographiques en essayant de minimiser le montant des droits de reproduction. Sur ce point, voir Jacobi et Lochot, 2005.
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Troisième opération : la diagrammatisation comme opération narrativo-cognitive On est aussi frappé par la fréquence des diagrammes. Ils sont si nombreux qu’ils contribuent à assurer la cohésion éditoriale des manuels universitaires. Le diagramme, d’un point de vue cognitif, présente la plupart des avantages propres à la schématisation : il simplifie et permet de mettre en valeur les éléments essentiels ; il confère autant que de besoin une part de concrétude ou de généralisation à ce qui est dessiné et exhibé ; il traite l’information et met en relation des éléments différents qu’ils soient contigus ou dispersés ; en donnant une forme visuelle synoptique d’un ensemble abstrait, il en fixe les caractéristiques et favorise sa mémorisation et son rappel sous une forme stable et invariante (pour une revue, voir Ambruster, 1996 ou Schwartz et al., 1998). En revanche, et ce trait est beaucoup moins évoqué, les diagrammes fabriquent, et au besoin accentuent, une sorte de tension narrative. La dimension proprement diégétique des diagrammes transparaît dans trois catégories de moyens qui sont le plus souvent mobilisés conjointement : la disposition sur la page de gauche à droite, de haut en bas ou en cycle bouclé qui confère une trame diachronique au dessin (sa story line) ; le rendu graphique et le choix des moyens qui mettent en vedette le tableau final ; la légende conçue comme un énoncé autonome qui joue le rôle de script ou même de storytelling (un mini-récit). Les revues semi-spécialisées ou celles de vulgarisation tout comme les manuels ont une prédilection pour les diagrammes. Il s’agit d’un dessin, souvent séquentiel et muni de flèches, qui met en scène des actants, toujours schématisés. Il permet au lecteur de voir leurs relations et interrelations ; il fait apparaître les différentes étapes d’un processus, soit des relations de causalité, l’ensemble ayant toujours un but explicatif. Il est assez évident que c’est ici la préoccupation cognitive et seulement celle-là qui guide et oriente les choix et les solutions graphiques : échelle, orientation, ce qu’on montre et ce qu’on efface, les codes couleurs et les formes symbolisées, etc. 249
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Figure 2. Le processus immunologique schématisé par un auteur scientifique et proposé à C. Welcome.
Représenter sous la forme d’un diagramme simple un processus immunologique lent et complexe offre trois séries d’avantages. Le diagramme simplifie la réalité ; il fractionne un ensemble complexe et syncrétique en petites unités distinctes les unes des autres : l’emphase est mise seulement sur ce qui est essentiel. Le diagramme montre aussi la nature des relations entre les différents actants et leur séquençage diachronique par leur spatialisation : le moment critique est donc toujours présent ainsi que les résultats ou les conséquences du processus représenté. Le diagramme confère enfin à la représentation une forme d’ensemble qui peut être singulière et son caractère synoptique en facilite grandement la mémorisation par les apprenants. Quatrième opération : une énonciation éditoriale spécifique Les manuels comme celui de Roitt apparaissent sans ambiguïté comme des réalisations éditoriales originales établissant un nouveau mode d’énonciation. L’effacement de l’aspect composite (on escamote volontairement les noms des différents contributeurs spécialistes de tel ou tel microdomaine de la recherche en immunologie) n’est pas seulement 250
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un procédé commercial. Le textbook fait l’objet d’un travail éditorial très raffiné. Ainsi, le texte lui-même a été totalement réécrit. Comme le mentionnent les auteurs dans la préface de la troisième édition : « With just a few changes, we have virtually the same powerful line-up of authors who produced such an impact in earlier editions, but to cope with the inevitable inconsistencies of style which are bound to creep in a multi-author work, we have had the benefit of a Professional scientific journalist Linda Gamlin, who has tried to harmonize the contributions and generate a feeling of continuity without damaging the writing style of the individual authors. »5 (RBM, 1988, p. V) Employant systématiquement une très importante iconographie rendue homogène par l’emploi des mêmes couleurs, des mêmes symboles, et mobilisée dans un miroir de page rigoureux et invariant, le manuel est donc par son format et sa matérialité un objet de lecture original. Figure 3. Mode d’emploi visuel et codes formes et couleurs dans la préface d’un manuel.
Source : I. M. Roitt, J. Brostoff, D. K. Male, L. Gamlin, Immunology, 3e edition, Mosby. 5. « Avec seulement quelques changements, nous avons virtuellement le même groupe d’auteurs qui ont produit un tel impact dans les éditions précédentes, mais pour faire face aux inévitables incohérences de style qui ne manqueront pas de se glisser dans un ouvrage multi-auteur, nous avons eu le bénéfice de l’intervention de la journaliste scientifique professionnelle Linda Gamlin, qui a tenté d’harmoniser les contributions et de produire une impression de continuité sans porter atteinte au style d’écriture de chacun des auteurs. »
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Figure 4. C. Welcome, dessinatrice scientifique professionnelle, formalise le diagramme.
Source : Cambrosio et al., dans Banks, D., L’image dans le texte scientifique, L’Harmattan, 2013, p. 153-171.
Plus classiques mais intéressantes à repérer sont les opérations sémiotiques qui en surface activent et renforcent les buts du manuel : favoriser la transmission de savoirs et aider à leur mémorisation par les lecteurs apprenants. On a déjà pointé l’apparition au début du livre du guide de l’utilisateur qui présente les symboles qui seront utilisés de manière continue tout au long des pages. Tout aussi remarquable est le titrage des plages visuelles et le fait que chacune d’elles soit munie d’une légende inhabituellement longue. Chaque plage visuelle est donc habillée et mise en valeur au point que sur la double page du cahier ouvert la composition scriptovisuelle assigne près de la moitié de la surface au système iconique. 252
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Par ailleurs, les différents dessins anatomiques sont tous munis du système conventionnel de repérage et d’identification des éléments reliés par un trait au mot qui les identifie et les désigne. Enfin, une partie des micrographies, c’est-à-dire les images brutes et à peine triées et nettoyées obtenues par le recours à un système technique d’instruments sophistiqués et complexes, est traduite par des dessins simplifiés disposés à proximité immédiate de chacune d’elles. Le dessin, de plus petite taille que le cliché obtenu par ultramicroscopie, permet au lecteur de repérer, d’identifier et de nommer tous les détails saillants de la micrographie brute. Ce dessin propose ainsi une sorte de traduction intericonique (intersémiotique au sens de Jakobson) des plages visuelles les plus difficiles à reconnaître et interpréter. Sur le plan textuel, l’énonciation n’est pas moins remarquable. Bien que ce ne soit pas le propos de ce papier, on pourrait montrer facilement que les transformations apportées aux écrits scientifiques primaires ne sont pas moins importantes que celles réalisées sur l’imagerie. Cette énonciation a pour effet de transformer radicalement la posture épistémologique des auteurs : ces derniers ne peuvent se satisfaire de la position prudente et en apparence empreinte de scepticisme propre au mode de production de connaissance pour leurs pairs. La première et la plus importante transformation de cette énonciation éditoriale est de nature macrostruturelle. Les différentes facettes de la recherche sont assemblées et organisées selon ce que certains historiens des sciences ont appelé une trame conceptuelle. Cette étape conduit l’éditeur (en français, on dirait le directeur) à regrouper les différentes manipulations en chapitres plus compacts et à choisir une logique d’exposition (l’ordre des chapitres). Cette opération n’est pas sans rappeler ce que Chevallard a nommé la transposition didactique. Les historiens des sciences qui ont étudié le cas de la chimie ont montré que cette trame est un enjeu majeur et qu’elle peut devenir le modèle canonique d’une discipline. Quelles sont les transformations de l’iconographie scientifique quand elle est textbookisée ? Nous avons montré que ces transformations peuvent être regroupées en quatre catégories : l’effacement du contexte 253
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scientifique de production, la schématisation, l’addition de marques de didactisation, le légendage autonome des illustrations.
La vidéographisation Changeons de média pour aborder la question de la vidéographisation. Ce néologisme désigne un principe de médiation du savoir passant par la réalisation de vidéos. Ces contenus sont consultables en ligne ou produits spécifiquement pour le réseau internet. S’ils sont le plus souvent une combinaison scriptovisuelle de signes superposant images et textes, l’audiovisuel les enrichit de propriétés singulières : un rapport au mouvement et au temps qui sont deux dimensions nouvelles absentes du processus de textbookisation (Deleuze, 1983 et 1985). La scénarisation, le choix des plans ou le montage sont eux aussi des opérations qui confèrent une nouvelle forme à cette médiatisation des savoirs scientifiques (Thévenard & Tassel, 1948). Tous ces éléments embarquent, plus encore que pour le livre, un rapport sensible au savoir d’une intensité nouvelle et inégalée (Rancière, 2000). Première opération : se rallier à la vidéo, forme émergente de circulation des savoirs Avant de passer à l’écriture, les universitaires testent le plus souvent leurs idées à l’oral, auprès de leurs collègues ou de leurs pairs, à l’occasion de discussions informelles, de séminaires d’équipes ou de colloques. Vient ensuite le temps des publications scientifiques dans des revues spécialisées ou dans des ouvrages collectifs. À l’heure du numérique, il est pourtant de plus en plus fréquent de capter la parole des chercheurs par le moyen de vidéos qui pourront ensuite être publiées sur le réseau internet et mises à disposition de tous. La France a été à l’avant-garde sur cette question. Dès la fin des années 1990, politiques et universitaires réfléchissent au déploiement d’une plateforme favorisant une diffusion du savoir scientifique qui utiliserait le média vidéo. C’est ainsi qu’en 2001, le site Canal-u.tv est mis en ligne. À peu près n’importe quelle institution peut soumettre et publier des vidéos sur ce site qui héberge maintenant plusieurs milliers de contenus. L’objectif 254
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est de rendre accessible au plus grand nombre la parole scientifique bien qu’en définitive ce soient surtout des experts qui consultent en priorité ce type de ressources (Ardourel, 2010). Avec l’apparition des réseaux généralistes Youtube, Dailymotion ou Vimeo au cours de la première décennie des années 2000, les pratiques vont en s’accroissant. Lors d’une ethnographie que l’un d’entre nous a réalisée entre 2010 et 2013 sur les usages de la vidéo dans l’ESR (Enseignement supérieur et Recherche), puis à l’occasion d’une mission portant sur la réalisation de vidéos pédagogiques pour de la formation à distance les années suivantes, nous avons relevé que les pratiques de production et de consultation augmentent progressivement et de manière exponentielle6. Au sein de l’ESR, on réalise de plus en plus fréquemment des vidéos à l’occasion de conférences ou de séminaires. Les opérations de tournage et de montage échoient aux services informatiques. Les espaces de publication varient en fonction de la politique mise en œuvre : espace personnel (rare, car il est complexe de s’équiper d’un serveur de stockage), Canal-u.tv ou réseaux sociaux vidéo (au premier rang desquels le célèbre service Youtube). De la même manière, de nombreuses institutions d’éducation non formelle, à l’instar du Forum des images – pour ne prendre qu’un exemple – captent des conférences qui sont ensuite mises en ligne7. Il s’agit de contenus précieux pour qui veut s’engager dans un processus d’autoformation et surtout pour les universitaires qui peuvent s’en emparer pour leurs cours ou leurs travaux de recherche. Cet événement est à mettre en relation avec le phénomène d’accélération bien décrit par Hartmut Rosa (2008). On note d’abord la baisse des coûts des matériels et leur diffusion massifiée, notamment des terminaux mobiles équipés de caméras (ordinateurs portables, tablettes, 6. Participation au projet FUI Cinecast avec Télécom Paristech et pilotage d’un projet pour le compte de l’Institut catholique de Paris. 7. Le Forum des images est un lieu dédié au cinéma qui est situé à Paris, dans le Forum des halles : vidéothèque, projections, cycles, rencontres et conférences. Cf. la conférence « Le blanc des origines » de Marcos Uzal sur la couleur blanche : celle de la neige, de la surface de l’écran, mais aussi – annonce-t-il – des pulsions, de l’enfouissement, du refoulé. Disponible en ligne : https://www.dailymotion.com/video/x6gola4 (consulté le 16 octobre 2019).
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smartphones). Pendant la même période se produit la montée du très haut débit internet dans les grands centres urbains qui abritent les universités, lequel facilite grandement la consultation des ressources vidéo que ce soit en streaming ou par téléchargement. Comme la pression à publier n’a pas décru, les chercheurs privilégient la consultation de conférences en ligne pour accéder, de manière synthétique et dans un temps record, aux travaux de leurs confrères, plutôt que de lire leurs articles ou leurs livres8. Il y a enfin des changements profonds dans l’enseignement avec la généralisation des pédagogies mixtes ou blended learning qui utilisent des environnements numériques de travail sur lesquels les enseignants-chercheurs n’hésitent pas à publier des vidéos (réalisées par eux-mêmes ou trouvées en ligne). Dans le même temps, des enquêtes révèlent que les étudiants utilisent eux aussi abondamment la vidéo pour leurs apprentissages : approfondir leurs connaissances, explorer un point de cours qui n’a pas été compris, appréhender un problème selon des perspectives différentes de celle de son professeur, vérifier une connaissance ou réviser (Leonard, 2015). La vidéo leur permet également de communiquer : visioconférence Skype, Hangouts, Zoom et bientôt utilisation des systèmes de communication vidéographique comme Facetime ou Snapchat (Bourgatte, 2017). Deuxième opération : choisir un format conventionnel adapté à la consultation de ce média La plupart des contenus dont nous avons parlés jusqu’ici sont longs : trente minutes, une heure, parfois davantage. C’est un peu comme si, dans un premier temps, on se contentait d’une simple translation d’un contenu scientifique depuis son format original de médiation (l’écrit) vers un nouveau format (la vidéo). Il n’y a pas non plus de création en matière de figurabilité du savoir et des concepts scientifiques. Ces premières longues séquences filmées en direct dans une salle de cours 8. Depuis quelques années, il apparaît clairement que la logique quantitative (soit se référer au nombre de publications) domine dans toutes les évaluations qui sont conduites dans l’ESR : le classement de Shanghai tout d’abord, mais aussi les évaluations de l’HCERES ou de l’ANR.
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restent généralement ésotériques et n’attirent guère que des étudiants déjà en formation ou des spécialistes désireux d’approfondir leurs connaissances. La compréhension et l’intérêt pour le propos dépendent directement de l’aisance oratoire (sa compétence phatique en quelque sorte) du conférencier filmé en situation d’enseignement. Un exemple parmi d’autres : le cours Introduction to Biology donné par Claudette Gardel, Eric Lander, Robert Weinberg et Andrew Chess du MIT sur l’Open Course Ware en 2004 offre l’opportunité à qui le veut d’acquérir des savoirs fondamentaux en génétique moléculaire ou cellulaire, en biochimie, etc.9. Dans ce contexte, certains ont su tirer leur épingle du jeu à l’instar du célèbre astronome et physicien Walter Levin du MIT dont les cours sur l’Open Course Ware publiés à la même époque ont littéralement enregistré des millions d’inscriptions et de vues. Bien connu pour sa verve et ses chemises colorées, il n’hésite pas à manipuler des objets (vélo, ballon, instruments de musique) pour exemplifier son propos en même temps qu’il remplit son tableau d’équations absconses et complexes pour un non-initié. Dans l’un et l’autre de ces deux cas, le principe est le même : un système de caméras multipoints permet de capter la salle en plan large ou l’enseignant en plan serré et moyen. Les prises de vues alternent ensuite, créant une dynamique filmique minimale grâce au montage. Certains autres contenus de formation mettent l’accent sur les plages iconiques. C’est le cas d’un cours comme Immunology with Hematology dispensé par David Fruman et Craig Walsh sur la plateforme californienne UCI Open10. De larges planches correspondant au diaporama présenté par l’un ou l’autre des conférenciers durant leurs cours occupent les deux tiers de l’écran ; le dernier tiers correspond à une fenêtre dans laquelle on voit le professeur en plan fixe donner son cours. Plus marginalement, et seulement à condition que la vidéo fasse l’objet d’une opération de montage, on pourra profiter d’une alternance entre 9. Accessible en ligne : https://archive.org/details/MIT7.012F04 (consulté le 16 octobre 2019). 10. David Fruman, “BioSci M121: Immunology with Hematology”, UCI Open. Accessible en ligne : http://open.uci.edu/courses/biosci_m121_immunology_with_hematology.html (consulté le 16 octobre 2019).
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Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques
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prises de vues réelles et insertion de planches visuelles en plein écran permettant de voir une reproduction de peinture, un schéma ou un diagramme scientifique tout en conservant le propos du conférencier en voix off. Cette opération technique nécessite l’intervention d’un réalisateur (type de métier nouvellement introduit dans les milieux universitaires) et des technologies récentes. On observe deux cas de figure : l’opérateur mixe en direct la vidéo pendant le cours de l’enseignant ou il récupère a posteriori la vidéo du cours et le diaporama de l’enseignant, puis il les agence à l’aide d’un logiciel de montage vidéo (Final Cut ou Adobe Premiere) 11. Ce modèle de la conférence captée en amphithéâtre est déjà très ancien et résiste. Cependant, il est repensé avec les désormais célèbres TED Talks (pour Technology, Entertainment and Design) qui font leur apparition et deviennent rapidement célèbres au tournant des années 2010. Le conférencier (universitaire ou professionnel averti) est équipé d’un micro HF ce qui favorise sa mobilité sur un plateau aménagé de manière conviviale (présence de plantes, canapés, lampadaires). Tenant à l’occasion une télécommande discrète dans le creux de sa main, il enchaîne les diapositives montrées à l’écran (et insérées en direct sur la captation vidéo grâce à un travail de régie). Le format est lui aussi repensé : il n’excède généralement pas les vingt minutes et il est déchargé de tout référent théorique. L’objectif est de présenter une idée dans un temps court et de favoriser sa circulation, notamment via l’usage de la plateforme Youtube. Si ces vidéos sont là encore essentiellement consultées par des experts, les taux de consultations enregistrés par certaines d’entre elles témoignent de leur succès et de leur circulation massive. Do School Kill Creativity? de Ken Robinson est de celle-ci12 : avec ses quinze millions de vues depuis sa publication en 2007, elle est une référence 11. Certains systèmes technologiques (comme l’Epiphan Pearl) permettent à l’enseignant de faire le montage en autonomie et en direct, notamment quand son cours est suivi simultanément par des étudiants en présentiel et en distanciel. Cela lui permet d’un simple clic de diffuser, en plein écran, les documents iconographiques affichés sur son diaporama aux étudiants qui suivent le cours en distanciel. 12. TED, « Ken Robinson nous dit en quoi l’école tue la créativité », 6 janvier 2007. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=iG9CE55wbtY (consulté le 16 octobre 2019).
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MICHAEL BOURGATTE ET DANIEL JACOBI
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pour de nombreux pédagogues ou parents qui s’intéressent à la place de l’école dans notre société. Un changement de format et un raccourcissement des vidéos s’opèrent avec la Khan Academy à partir de 2004. Ce projet est à l’initiative de Salman Khan, un ingénieur de la Silicon Valley, à qui une cousine demande de l’aide à distance pour résoudre des problèmes mathématiques (Khan, 2015). Celui-ci invente un modèle reposant sur l’usage combiné du logiciel de dessin Smoothdraw lui permettant d’afficher des équations à l’écran et de l’enregistreur audiovisuel Camtasia pour capter son activité en même temps que sa voix donnant les consignes. La plateforme Youtube est enfin utilisée pour diffuser la ressource en ligne afin qu’elle soit consultable à distance. La simplicité de son modèle pédagogique associé à une certaine valeur didactique favorise son essaimage. Aujourd’hui, ce sont plusieurs milliers de vidéos qui sont réunies sur la plateforme Khan Academy alimentée par des pédagogues du monde entier qui travaillent en collaboration et de manière volontariste13. Originellement tourné vers l’enseignement élémentaire (principes de base de l’addition ou de la multiplication, règles d’accord ou de concordances des temps), le projet s’est progressivement ouvert à des enseignements plus complexes et plus spécialisés. Troisième opération : la scénarisation en équipe de l’enseignement à distance dans les MOOCs Au tournant des années 2010, un nouveau type d’enseignement massif, gratuit et intégralement dispensé en ligne voit le jour. Là encore, le projet est de mettre le savoir à la portée de tous. Il s’agit des MOOCs, acronyme pour Massive Online Open Courses14. Leur succès est immédiat. Les effets sur l’institution universitaire et la structure des enseignements sont manifestes, mais complexes. On comprend rapidement 13. Un modèle en tout point similaire à un autre modèle bien connu qui est celui de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. 14. Pour aller plus loin dans la connaissance des MOOCs, nous invitons le lecteur à se référer à l’ouvrage de Lhommeau (2014).
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que les MOOCs ne génèrent pas de rentabilité économique immédiate. Pour contourner ce problème, on invente donc un nouveau modèle dès 2013 : le SPOC pour Small Private Online Course. À l’identique du MOOC du point de vue de sa structuration et de son fonctionnement, son accès est payant et la réussite sanctionnée par un diplôme (là où le MOOC ne permet l’obtention que d’une attestation). Pourtant, le MOOC a des effets incontestables : il est d’abord générateur de notoriété pour l’institution productrice et les équipes enseignantes ; il conduit ensuite les enseignants-chercheurs à repenser leur pédagogie. Avec les MOOCs, la figure du pédagogue est valorisée et, dans le même temps, le savoir incarné l’est aussi. Les MOOCs sont multimédiatiques : ils se composent de textes, d’images et de sons. Ils permettent surtout l’émergence de nouveaux modèles vidéographiques, car c’est la vidéo qui est le vecteur principal de transmission du savoir. Avec les MOOCs, on est désormais plus proche d’un modèle télévisuel ou cinématographique avec des contenus scénarisés en équipe : d’un côté, les enseignants apportent le contenu ; de l’autre, les ingénieurs pédagogiques mettent leur savoir-faire de réalisation et d’animation au service de la pédagogie. C’est l’introduction de la recherche de figurabilité et de la pratique de la reformulation dans le processus de vidéographisation conduit de façon professionnelle et si possible inventive. Les vidéos alternent maintenant entre prises de vues de l’enseignant et documents d’archives. Elles sont tournées en studio sur fond vert pour permettre l’insertion de documents iconographiques à l’écran (images, mots-clés, schémas, diagrammes réalisés pour cette séquence) ou captées en extérieur pour favoriser l’immersion de l’apprenant (espace public, musée). Une véritable mise en scène apparaît ; le travail de tournage est fait avec deux ou plusieurs caméras et une direction d’acteurs à l’adresse des pédagogues ou des professionnels du MOOC (Peltier & Campion, 2017) est assumée par un chef de projet. On est également devenu attentif à la problématique de l’obsolescence des sources lors de la réalisation d’une vidéo pédagogique car elle est coûteuse en temps et en argent et il faut pouvoir la réutiliser pendant plusieurs années si 260
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possible (éviter les références à l’actualité en préférant leur contextualisation historique, intégrer des documents d’archives pérennes15). Enfin, pour dynamiser ces cours en ligne, on a compris qu’il fallait les partitionner en proposant une succession de séquences courtes. Ainsi, le modèle le plus commun est celui d’un film de trois heures que les apprenants vont suivre pendant six semaines, à raison de trente minutes hebdomadaires décomposées en cinq ou six petites vidéos de cinq ou six minutes chacune. L’objectif de cette hyperfragmentation est de favoriser la mobilisation des apprenants en répondant à des pratiques de consultation fragmentées et ubiquitaires (on regarde un fragment de MOOC tout au long de la semaine, chez soi ou dans les transports en commun, sur son ordinateur ou sur son smartphone). Il existe plusieurs types de MOOCs. Généralement, le sujet guide le format du cours (un MOOC en histoire de l’art nécessitera l’introduction de représentations picturales ou des prises de vues sur des objets d’art là où un MOOC en droit reposera avant tout sur la parole d’experts16). Toutefois, les compétences des personnels techniques, le matériel à disposition, la disponibilité et l’aura des enseignants sont des facteurs qui impactent aussi les choix et le résultat. Sans prétendre à l’exhaustivité, prenons trois exemples pour catégoriser trois principaux types de procédés de vidéographisation. Le MOOC Roches et minéraux courants : genèse, identification et utilisations proposé sur la plateforme FUN par l’Institut Mines Télécom 15. L’un de nous a piloté la réalisation d’un MOOC animé par Emmanuel Lincot sur le thème de la géopolitique de la Chine contemporaine. Ce MOOC proposé sur France Université Numérique (FUN) a soulevé des questions. Parmi elles : intégrer des vidéos d’archives permettant de voir Mao Zedong, même si les seules images libres de droits étaient accessibles dans des formats dégradés sur la plateforme www.archive.org ; ancrer historiquement la référence à une notion alors naissante pour le grand public (nous sommes en 2015), celle de softpower. 16. Cf. par exemple François Queyrel, La sculpture grecque d’Alexandre à Cléopâtre, École pratique des hautes études, 2017. Accessible en ligne : https://www.fun-mooc.fr/courses/ course-v1:EPHE+126001+session01/about (consulté le 16 octobre 2019). Cf. également Bertrand Crettez, Économie du droit, Université Panthéon Assas, 2015. Accessible en ligne : https://www.fun-mooc.fr/courses/Paris2/09006/session01/about (consulté le 16 octobre 2019).
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est une formation tournée vers l’acquisition d’une d’expertise minimale dans la reconnaissance des roches et minéraux qu’on rencontre le plus fréquemment dans la nature17. Le principe de ce MOOC est simple. Pendant une durée de six semaines, l’apprenant visionne un ensemble de vidéos. Leur structure repose quasi intégralement sur le même modèle : celui d’un diaporama commenté en voix off par le conservateur du musée de minéralogie des Mines, Didier Nectoux (qu’on retrouve parfois incrusté en lucarne). Les images permettent de visualiser la texture des roches et minéraux (micas, argiles, feldspaths, quartz, gypse) tandis que des mots en inserts donnent des éléments de description (historique ou morphologique). La voix de l’expert redit, appuie ou souligne ce que le spectateur-apprenant voit et ce qu’il lit. Le MOOC Ingénierie écologique proposé par l’Université virtuelle Environnement et développement durable (UVED)18 est consacré à la découverte des modèles de gestion écologique de l’environnement comme alternative aux modèles de l’ingénierie dite conventionnelle (Manuel Blouin, Agrosup Dijon). Il a été tourné en studio sur fond vert ce qui favorise les incrustations d’images ou de diagrammes à l’écran pendant que le spécialiste déploie son argumentaire. Le modèle prend bien en compte les spécificités du média audiovisuel : la parole des experts est globalement fluide ; ils ne lisent pas et regardent la caméra (donc l’apprenant qui est en train de suivre le cours) ; les éléments visuels sont nombreux et la redondance est maîtrisée : parole, textes et images sont complémentaires. Il s’agit d’un modèle en tout point similaire à celui qu’on emploie à la télévision, à ceci près que les spécialistes se succèdent à l’écran en fonction des sujets abordés (ils sont près d’une trentaine d’intervenants pour ce MOOC) – ce qui assoit la très grande qualité et le haut niveau d’expertise de cette formation. Le MOOC La loi des hommes et la loi de Dieu proposé par l’Institut catholique de Paris – encore une fois sur la plateforme FUN – 17. https://www.fun-mooc.fr/courses/course-v1:MinesTelecom+04004+session05/info (consulté le 16 octobre 2019). 18. Accessible en ligne : https://www.uved.fr/mooc-ingeco (consulté le 16 octobre 2019).
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MICHAEL BOURGATTE ET DANIEL JACOBI
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est entièrement dédié à l’exploration du fonctionnement de la société ecclésiale. Face à la complexité du sujet (quelle est la valeur du droit canonique et quelle relation entretient-il avec le droit civil ? Comment fonctionne-t-il ? Quelles questions philosophiques soulèvent-ils du point de vue de la liberté de conscience, mais aussi de la liberté religieuse ?), il a été décidé d’installer un modèle consistant à faire discuter les enseignants-chercheurs avec une jeune étudiante qui pose des questions communes pour tenter de comprendre ce qu’est le droit canonique. Du point de vue vidéographique, on a donc deux personnes en dialogue (l’expert et l’étudiante, autrement dit le savant et l’amateur naïf de bonne volonté) ainsi qu’un montage en champ contrechamp qui les montre tantôt l’un, tantôt l’autre, posant une question, adressant une réponse, écoutant son interlocuteur ou acquiesçant à une assertion. Le tournage est intégralement fait en dehors du studio : dans des bibliothèques, dans une église, dans un jardin ou sur un toit d’immeuble. Enfin, il a été décidé de n’intégrer aucune image : seulement quelques mots-clés en surimpression de l’image filmée pour appuyer des idées ou des notions phares19. Quatrième opération : favoriser la compréhension des images scientifiques en direction d’un large public Rappelons que la plupart des MOOCs s’adressent à un large public avec une intention, sinon de vulgarisation, du moins de facilitation de l’accès à la connaissance à travers l’emploi du format vidéo et le recours à l’hypersegmentation du savoir (qui en facilite l’assimilation progressive). Ainsi, certaines figures ou certains schémas montrés dans les MOOCs sont explicitement de nature ésotérique (car ils sont directement importés de manuels scientifiques de niveau universitaire), mais une fois qu’ils sont mis en vis-à-vis avec d’autres images communes, ou par des effets de mises en scène, ils apparaissent plus lisibles ou compréhensibles et en tout cas acceptables. On peut donc dire que 19. Une exception toutefois dans une vidéo consacrée à l’histoire du droit canonique et au procès post mortem du Pape Formose dans le cadre du Concile Cadavérique de 897 : une reproduction de la célèbre peinture de Jean-Paul Laurens a été insérée à la capsule.
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le MOOC remplit une fonction d’acceptation sociale de représentations scientifiques complexes et qu’il les tend à les rendre communes. La capsule d’ouverture du MOOC Introduction à l’histologie : exploration des tissus du corps humain proposé par l’université de Liège sur FUN est symptomatique de ce phénomène. La première minute prend la forme d’un court reportage consistant à montrer l’image d’un tissu à des étudiants et à leur demander ce que cela leur évoque. Par un effet de montage cut entre différentes prises de parole, on fabrique un premier niveau de connaissance établi proche des représentations naïves des apprenants. On donne ensuite la parole à une spécialiste qui présente les six niveaux d’organisation des cellules permettant l’existence des différents organes du corps humain. Un diagramme appuie et illustre son exposé. Retenons le rôle que remplissent les représentations iconographiques du niveau primaire et du niveau terminal : le niveau primaire ou chimique est représenté à l’écran par une série d’atomes et de molécules. Visuellement, à peu près n’importe qui aujourd’hui est capable d’identifier le motif de la boule pour signifier l’atome et le motif agglomérant un ensemble de boules pour signifier la molécule. Il s’agit d’une connaissance issue des manuels scolaires et des livres de vulgarisation scientifique. À l’autre extrémité du diagramme, on atteint le niveau de l’organisme, représenté par un corps humain en mouvement (on voit une femme en train de courir) pour signifier la relation des cellules et des organes entre eux. Entre ces deux niveaux, on trouve une série de représentations iconographiques intermédiaires et en particulier celle du niveau tissulaire qui sera étudié dans ce MOOC. La représentation consacrée d’un tissu, telle qu’elle est montrée aux apprenants, prend la forme d’un morceau de frise agglomérant des figures ovoïdales (chaque ovoïde représente une cellule et l’ensemble associé des ovoïdes représente le tissu). La mise en mouvement du diagramme et un zoom progressif sur chacun des six niveaux d’organisation des cellules, mais aussi le propos didactique de l’intervenante, sont autant d’éléments audiovisuels qui renforcent l’acquisition d’une connaissance iconographique : celle de la représentation d’un tissu du corps humain. 264
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Figure 5. Histologie : présentation de Valérie Defaweux.
Là où l’image est censée faciliter l’acquisition de connaissances dans le processus de textbookisation, elle peut maintenant devenir un objet complexe à découvrir et à comprendre dans le processus de vidéographisation. En effet, entre le manuel et le MOOC, il y a un déplacement du statut de l’image. Le cas le plus commun est probablement celui de l’utilisation de documents iconographiques en histoire de l’art. Dans le livre, le texte propose un ensemble de connaissances techniques ou sociales sur une œuvre reproduite en couleurs et que le lecteur peut consulter en vis-à-vis. Dans le MOOC (comme Une brève histoire de l’art proposé par la RMN Grand Palais et l’opérateur Orange20), on découvre des représentations picturales qu’il faut explorer pour en comprendre le sens (principe du zoom ou de la focalisation sur des zones d’une peinture ; principe de la mise en relation avec une photographie ou un extrait de film pour réintégrer la peinture dans son contexte de production) et sur lesquelles il faut faire entendre la voix d’un spécialiste qui vient se substituer au texte du livre. Pour terminer, il faut évoquer le cas des vidéos didactiques simples. Abordons d’abord celles qui sont proposées par la fondation La main 20. https://www.my-mooc.com/fr/mooc/une-breve-histoire-de-l-art/ (consulté le 16 octobre 2019).
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Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques
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à la pâte21. Ce sont des vidéos qui sont destinées aux enseignants pour animer leurs cours autour de thématiques diverses comme « produire de l’électricité en faisant tourner un axe » ou « mettre en évidence la matérialité de l’air22 ». Dans ces deux cas, on voit un pédagogue filmé face caméra qui réalise une expérience scientifique élémentaire et qui l’explique en même temps. Zeste de Science 23 va un peu plus loin avec des vidéos calquées sur le modèle télévisuel de l’émission C’est pas sorcier qui reposent sur une animation dilettante et humoristique ainsi que des insertions d’images, d’animations ou de sons – autant d’éléments caractéristiques de vidéos comme « Pourquoi les arbres ont-ils cette forme ? » ou « Il entendait quoi l’ancêtre des baleines ?24 ». Un dernier cas de figure est celui du youtubeur. Pratique en recrudescence aujourd’hui au sein des communautés scientifiques, elle est le fait de figure comme Manon Bril, une jeune historienne ayant choisi une forme de médiation du savoir reposant la vulgarisation de la connaissance, des publications régulières, l’introduction de l’humour dans ses vidéos et un montage jump cut 25. La validité du contenu scientifique est quant à elle attesté par ses pairs26.
21. Chaîne Youtube de la fondation La main à la pâte. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/user/FondationLamap/featured (consulté le 16 octobre 2019). 22. Fondation La main à la pâte, « Produire de l’électricité en faisant tourner un axe », 10 avril 2018. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=5pA509b__BQ (consulté le 16 octobre 2019). 23. Chaîne Youtube Zeste de Science. Les séries originales du CNRS. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/channel/UCAxljKT0ujiJZhGC8Ood7mw/ (consulté le 16 octobre 2019). 24. Zeste de Science / Les séries originales du CNRS, « Pourquoi les arbres ont-ils cette forme ? ZdS#12 », 3 avril 2018. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=dgqYvqxKJ7I (consulté le 16 octobre 2019). Zeste de Science / Les séries originales du CNRS, « Il entendait quoi l’ancêtre des baleines ? ZdS#5 », 19 décembre 2017. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=I-DBgozFiuE (consulté le 16 octobre 2019). 25. Chaîne Youtube C’est une autre histoire. Accessible en ligne : https://www.youtube.com/channel/UCKjDY4joMPcoRMmd-G1yz1Q (consulté le 16 octobre 2019). 26. Les publications de Manon Bril sur sa chaîne Youtube « C’est une autre histoire » font l’objet d’un travail de curation par la plateforme Euchronie (www.euchronie.org) tournée vers la médiation des savoirs historiques autopubliés en ligne.
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L’abord sociosémiotique des recherches sur la communication visuelle des savoirs scientifiques Cette partie présente deux formes différentes et complémentaires de médiatisation des connaissances scientifiques visuelles. On voit qu’en matière de communication scientifique, il n’est pas facile de confirmer le célèbre adage qu’une image vaut mieux qu’un long discours. D’une part, l’imagerie scientifique est plus complexe et ésotérique que les images analogiques reproduisant des objets déjà connus à la façon dont notre œil les perçoit, et d’autre part, les médiateurs en charge de les diffuser sont moins familiers avec les processus de visualisation qu’ils ne le sont avec ceux de la reformulation langagière. Expliquer un concept scientifique avec des mots de la langue commune est infiniment plus aisé que proposer une figure qui traduirait une observation scientifique produite dans un laboratoire. L’analyse de la textbookisation permet de mettre en évidence des opérations successives et complémentaires qui permettent de passer d’un pôle savant à un pôle éducatif dans le champ scientifique (au sens de Bourdieu), puis par la suite de pénétrer le champ de l’éducation non formelle (intégration dans les encyclopédies ou les revues de vulgarisation). En effet, ce sont les planches illustrées des manuels universitaires qui guideront les illustrateurs des encyclopédies comme ceux des revues de vulgarisation scientifique semi-savantes. Avec l’avènement d’Internet, la vidéographisation des savoirs scientifiques a connu une croissance sans équivoque à partir des années 2000. Adossé à un modèle élémentaire de captation de la parole du pédagogue dans le cadre de son cours, on a progressivement vu apparaître de nouveaux modèles tirant parti des technologies émergentes (systèmes de video tracking, logiciels de capture de l’activité de l’écran informatique), de la baisse des coûts des outils numériques, mais aussi de la professionnalisation de certains personnels des universités dans la captation de ressources et le montage de contenus scientifiques et pédagogiques. 267
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On relève deux faits marquants dans l’évolution du processus de vidéographisation. D’une part, il y a la reprise d’un modèle audiovisuel issu de la télévision qui repose sur l’incarnation du savoir par un enseignant-chercheur ou une équipe d’experts et la multiplication des alternances de plans (entre un intervieweur et un interviewé, entre l’expert et une représentation iconographique, entre deux images entre elles, etc.). D’autre part, il y a un processus d’hypersegmentation de la connaissance en capsules vidéo de courte durée, mais aussi dans les moyens eux-mêmes d’acquisition du savoir (l’apprentissage morcelé, rythmé et séquencé par la consultation des vidéos, mais aussi la lecture de textes périphériques courts, la participation à des quiz hebdomadaires, etc.). Du point de vue proprement méthodologique, il nous importe enfin de souligner que c’est l’analyse contrastive qui facilite le mieux ce type de recherches en communication visuelle. Elle permet de mettre en vis-à-vis différents contenus et d’en explorer les spécificités (ressemblances, différences, mais aussi évolutions des modèles dans le temps). Toutefois, cela suppose des compétences sémiotiques favorisant la compréhension des enjeux techniques et médiatiques que recoupent les images scientifiques. Il convient aussi de souligner que notre approche nécessite d’avoir un goût pour la conduite d’entretiens avec les acteurs engagés dans les processus de médiation visuelle ou l’observation de situations de production afin de saisir, dans leur complexité, le sens des images étudiées.
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Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques
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MICHAEL BOURGATTE ET DANIEL JACOBI
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Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques
Le genre au prisme des médiatisations et des médias Isabelle Garcin-Marrou
Introduction : genre et médias, une autre approche de l’ordre du discours Analyser le genre au prisme des médias : la proposition théorique et méthodologique n’est pas tout à fait neuve mais il semble pourtant nécessaire d’en souligner les enjeux scientifiques avant de revenir sur les travaux menés et publiés qui ont permis de faire sortir l’approche info-communicationnelle d’un gender blind – bien caractérisé par Marlène Coulomb-Gully en 2009. Caractériser les effets de genre dans les discours médiatiques peut en effet permettre d’identifier, dans le grain fin des discours qui structurent notre environnement symbolique quotidien, une technologie de pouvoir et d’assignation à des identités normées – une technologie de pouvoir (pour reprendre une définition foucaldienne). Les études sur les femmes puis sur les rapports de genre ont en effet montré que les identités individuelles, les subjectivités, étaient construites, socialisées, articulées par des normes prescrivant des comportements et des relations hiérarchisant les positions des hommes et des femmes, par exemple. Dans cette perspective, comprendre comment les discours médiatiques, fortement constitutifs du social, inscrivent les rapports de genre et de domination genrée dans les représentations collectives permet de renouveler ou de compléter les approches par l’analyse d’un ordre spécifique 273
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Chapitre 10
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de la domination. Béatrice Damian-Gaillard et Sandy Montañola soulignent « la pertinence heuristique du dépassement de l’opposition hommes-femmes, […] privilégiant une approche relationnelle du masculin et du féminin, afin d’identifier les principes sociaux et politiques qui sous-tendent les processus de catégorisation genrée (les normes et leurs assignations) » (Damian-Gaillard, Montañola, 2014 : §7). Afin de préciser la fécondité de l’analyse des discours médiatiques dans l’identification de ces principes sociaux et politiques, nous proposons de décomposer ce chapitre en trois parties, abordant deux ensembles de travaux qui permettent d’identifier l’articulation des différentes réflexions sur le genre et les médias, leurs auteurs et les grandes approches méthodologiques mobilisées.
Genre et médias : des enjeux de présence Un premier moment des travaux à évoquer revient, malgré l’affirmation de la nécessaire perspective relationnelle, sur les questions de place ou de présence des femmes – dans les contenus médiatiques et dans les rédactions. L’analyse du genre au prisme de médias peut en effet commencer à être identifié à partir de la prise en compte de la chaîne de production qui aboutit à ce que lisent, voient ou entendent les publics. À cet égard, il est utile de comprendre comment fonctionnent les répartitions genrées dans les rédactions – ces répartitions pouvant expliquer, sans que cela soit de l’ordre d’un effet mécanique, la persistance de contenus médiatiques fortement articulés à des normes de genre. La place des femmes dans les rédactions Une première approche possible, pour comprendre un des facteurs explicatifs des dominations genrées dans les médias, consiste à travailler sur les hiérarchies à l’œuvre dans les rédactions des médias. Cette approche a été développée par plusieurs chercheures en France, et les travaux qui en sont issus permettent de préciser finement les trajectoires et les situations professionnelles des femmes journalistes. 274
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ISABELLE GARCIN - MARROU
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Les recherches menées par Béatrice Damian-Gaillard et Eugénie Saitta (2011) ou par Cégolène Frisque (2014) montrent ainsi que l’évolution des équilibres sexués dans la profession des journalistes et dans les rédactions se fait de façon de façon très inégale selon les rubriques et dans la structure hiérarchique des rédactions. Ces évolutions inégales s’organisent pourtant à partir d’une population des étudiants en écoles de journalisme dans lesquelles les femmes sont entrées de façon notable – ce qui place de nombreuses jeunes femmes journalistes sur le marché du travail. Opérant une recension des enquêtes et des travaux de recherche sur les journalistes, Damian-Gaillard et Saitta montrent ainsi que : « en 2008, 43,9 % des journalistes titulaires de la carte de presse sont des femmes, contre 43 % en 2006, 39 % en 1999, 20 % en 1974 et 15,3 % en 1965 (Institut français de presse, 2001). Cette proportion est plus forte encore parmi les personnes déposant une première demande (54,3 % en 2008) (Institut français de presse, 2001) ou chez les nouveaux entrants du marché journalistique (50 % en 1998) (Marchetti & Ruellan, 2001) » (Damian-Gaillard & Saitta, 2011 : §1). Les chercheures montrent ensuite que les femmes journalistes, une fois intégrées à des rédactions, se voient plus systématiquement assignées à des rubriques perçues comme correspondant à la sphère d’intérêt des femmes : la mode, la culture ou la société. De même, les femmes journalistes sont beaucoup plus nombreuses dans les médias dits féminins qui embrassent des thématiques également assignées au féminin. Au-delà de ces ségrégations horizontales que mettent en évidence différents travaux, dont ceux des auteures, Damian-Gaillard et Saitta montrent que les mécanismes de distribution des responsabilités hiérarchiques opèrent des ségrégations verticales qui laissent accéder aux postes de direction – sur toute l’échelle des responsabilités – de moins en moins de femmes. Pour résumer ces trajectoires des femmes journalistes se heurtant au fameux plafond de verre, les auteures indiquent ainsi, citant les travaux de Marchetti et Ruellan (2001), que « les femmes journalistes sont plus souvent demandeurs d’emploi que les hommes (4 % contre 3,3 %), plus souvent pigistes (21,2 % contre 15,8 %), mais beaucoup plus rarement directrices de publication (0,5 % contre 2,2 %) » (Damian-Gaillard et Saitta, 2011 : §1). Pour analyser plus avant 275
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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ces logiques de répartition-domination genrées, les deux auteures se livrent ensuite à une analyse de la féminisation des rubriques politiques des quotidiens nationaux, se fondant sur deux grandes approches. D’une part, elles étudient systématiquement les articles produits par les services politiques et produisent des statistiques relatives aux nombres d’articles respectivement produits par des hommes et par des femmes. D’autre part, elles complètent ces statistiques par une analyse des organigrammes, ce qui leur permet « d’évaluer la proportion de femmes dans les services politiques de la presse quotidienne nationale et son évolution au cours des vingt dernières années, de les comparer aux statistiques générales disponibles sur les médias et la presse écrite en France » (Damian-Gaillard et Saitta, 2011 : 5). Ce croisement des analyses permet ainsi de dégager des féminisations différenciées des rédactions, celles-ci étant plus fortes lorsque la rubrique embrasse un éventail plus large que l’information strictement institutionnelle, où les hommes demeurent alors dominants – renvoyant en cela à une homologie forte avec la structure du champ politique. Complétant ensuite cette analyse des structures rédactionnelles, les auteures affinent l’approche en s’intéressant, dans une approche sociologique, aux trajectoires de quelques journalistes – femmes et hommes – pour comprendre comment les capitaux culturels jouent sur les trajectoires ; elles montrent que, dans le champ journalistique comme dans d’autres, à postes de responsabilités équivalents, les femmes journalistes ont un capital culturel plus élevé. L’intérêt de ces travaux situés en sciences de l’information et de la communication – qui croisent analyses quantitatives des contenus médiatiques, analyse de la structure organisationnelle des rédactions et analyse des trajectoires individuelles – est qu’ils permettent de mettre en jeu relationnel les différents facteurs dans lesquels s’ancrent les assignations de genre, qu’elles soient de l’ordre des discours ou de l’ordre des acteurs et actrices. Les contenus médiatiques contribuent puissamment à établir des normes de genre ; celles-ci sont repérables dans l’ensemble sociopolitique et jouent sur les représentations collectives, que les journalistes qui produisent lesdits contenus contribuent à reproduire. Les normes de genre sont donc constamment réactualisées et les différents champs de leur production s’entretiennent mutuellement. Le genre 276
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ISABELLE GARCIN - MARROU
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procède donc d’une pluralité de sources du pouvoir qu’il faut analyser conjointement pour tenter d’en dénouer, si ce n’est l’effectivité, tout du moins la construction ; les discours médiatiques constituent en ce sens un terrain fertile. La place des femmes dans les médias : une première approche par les enquêtes internationales Une autre approche des logiques et contenus médiatiques par le genre peut consister en une analyse de la place des femmes dans les médias, telle que la propose l’étude du Global Media Monitoring Project 1 tous les cinq ans depuis 1995. Quoique la visée générale de cette recherche internationale soit d’identifier, pays par pays, la participation des femmes à la production des informations généralistes (tous médias confondus), elle implique une attention spécifique aux places respectives des femmes et des hommes dans les rédactions – comme journalistes signant les articles – comme dans les contenus explicites des informations – contenus discursifs ou iconiques. Cette enquête mondiale permet de dégager quelques lignes de force, fort peu variables, qui structurent une réalité genrée construite par les médias. Une des constantes identifiées depuis 1995 tient en la place assez minoritaire des femmes comme sources ou objets des nouvelles : 24,1 % en 2015 – un chiffre en baisse puisque le résultat de 2010 était de 28,3 %. En creux se lit donc la place très dominante des hommes qui sont donc sources ou objets de 75 % des nouvelles. Ce pourcentage final constitue cependant une moyenne de l’ensemble des sujets où quelques thématiques voient le sex-ratio être encore plus déséquilibré : ainsi, pour les nouvelles relatives à la politique 1. GMMP : http://whomakesthenews.org/gmmp : « Le Global Media Monitoring Project est la plus grande et la plus longue étude longitudinale sur le genre dans les médias du monde. Il s’agit également de la plus grande initiative au monde visant à changer la représentation des femmes dans les médias. Elle est unique en ce qu’elle implique des participants allant d’organisations communautaires locales à des étudiants et chercheurs, jusqu’à des professionnels des médias, qui participent tous à titre volontaire. Tous les cinq ans depuis 1995, la recherche du GMMP a pris le pouls de certains indicateurs du genre dans les médias, en étudiant la présence des femmes par rapport aux hommes, les préjugés sexistes et les stéréotypes dans le contenu des médias. La quatrième recherche de la série a été réalisée en 2009-2010 par des centaines de volontaires dans 108 pays du monde. »
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ou à l’économie, les pourcentages voient, respectivement, les hommes occuper 80 % et 90 % des nouvelles. Comme l’indiquent Lætitia Biscarrat, Marlène Coulomb-Gully et Cécile Méadel, « ce plafond de verre informationnel maintient les femmes autour d’un seuil de 20 ou 25 % environ comme sujets et comme sources d’information » (Biscarrat et al., 2017 : 195). De même, l’enquête GMMP montre que les femmes ne constituent pas la population majoritaire des journalistes produisant les nouvelles. Comme le résument Biscarrat, Coulomb-Gully et Méadel, « la part des femmes dans l’audiovisuel s’est dégradée depuis l’enquête de 2010 puisque si elles étaient alors 48 %, elles ne sont plus que 31 % en 2015. La presse présente un ratio plus équilibré avec 48 % de femmes journalistes. Sur Internet, la proportion des femmes est de 46 % alors que pour Twitter, elle est d’un tiers, comme dans les médias audiovisuels » (Biscarrat et al., 2017 : 198). Ajoutons à ce résumé des résultats que l’âge constitue un facteur discriminant supplémentaire envers les femmes puisque, lors de l’enquête 2015, aucune des femmes présentatrices n’est âgée de plus de 50 ans – à la différence des hommes présents sur les différentes antennes. L’enquête GMMP met donc en évidence des biais genrés puissants qui induisent une médiaréalité très déséquilibrée où les femmes n’occupent pas la place qui correspondrait à leur présence dans la population générale et dans la population active. C’est par l’analyse sous l’angle du genre que ces biais peuvent être identifiés comme problématiques. En effet, si les analyses qualitatives menées par ailleurs dans cette enquête montrent que la reproduction des stéréotypes de genre (liés aux rôles sociaux assignés aux hommes et aux femmes) n’est pas uniquement le fait d’une écriture journalistique masculine (les femmes journalistes contribuent aussi à la reproduction de ces stéréotypes), l’analyse de la structure des nouvelles et des rédactions fait apparaître une situation de domination massive qui contribue à invisibiliser les femmes et, de fait, à leur refuser la légitimité qu’elles ont à être, par exemple, expertes citées pour des questions politiques ou économiques. Au-delà du constat factuel, déjà problématique, du déséquilibre majeur dans la production des nouvelles, l’enquête GMMP vient renforcer – et peut-être publiciser plus largement – les analyses des médias menées sous l’angle du genre 278
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qui mettent en évidence les processus de domination et de hiérarchie genrées à l’œuvre dans les médias. Les méthodes mises en place dans ces enquêtes sont de deux ordres : des analyses quantitatives de contenus et qualitatives de discours. Pour ce qui est du cœur quantitatif, les enquêtes GMMP procèdent en mettant en grille, de façon systématique et sur la production informationnelle d’une même journée, les thématiques des sujets, le sexe des journalistes, les personnes sources des nouvelles, leur statut (expert, témoin, victime), les mentions de leurs statuts familiaux (les femmes sont-elles « femme de », « fille de », etc.) ou, encore, les personnes montrées par les photos. Ces éléments sont ensuite compilés, par pays, puis à l’échelle internationale. Les chiffres qui en sont issus peuvent être considérés comme appliquant à des réalités nationales très diverses des catégories parfois moins mobilisables2 pour certains pays. Les résultats fournissent donc une photographie de la médiaréalité qui pourrait être affinée dans des enquêtes plus précisément calibrées selon la situation nationale. De même, l’analyse qualitative vise à repérer, dans l’écriture des nouvelles, la reproduction des stéréotypes flagrants ou subtils ainsi que les reportages aveugles à la question du genre ou y faisant explicitement référence. Or, comme le notent à nouveau Biscarrat et al., « cette grille de lecture contraint à des analyses mécanisées qui ne rendent pas justice aux subtilités des approches qualitatives. Une approche plus inductive à partir des corpus nationaux pourrait être plus pertinente car elle permettrait d’adapter la notion de stéréotype au contexte national d’usage ». (Biscarrat et al., 2017 : 201). Les grandes enquêtes peuvent donc être utiles pour une première approche des questions de genre dans les médias ; elles ne peuvent suffire à analyser de façon dynamique cette question à l’œuvre dans la production des contenus médiatiques.
2. La catégorie « victime », par exemple, est très utile pour coder la situation des femmes sources ou objets des nouvelles dans des pays où, par exemple, les femmes sont victimes de guerre ou d’oppression systématisée par des systèmes politiques répressifs. Cette catégorie est moins mobilisable pour les contenus médiatiques, notamment français, alors que la situation des femmes pourrait donner lieu à une catégorisation plus fine renvoyant, par exemple, aux discriminations.
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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Les contenus médiatiques : le traitement genré des nouvelles Les normes de genre étant à analyser en articulation avec d’autres normes (politiques et privées), les travaux qui abordent de façon plus précise des thématiques spécifiques (la famille, la politique, le sport) constituent un second ensemble de travaux qui peuvent permettre d’approcher, dans le fil plus fin des discours et représentations médiatiques, les modes éditoriaux ou discursifs de construction des dominations genrées. Quelques travaux sont ici mobilisés, qui donnent un aperçu du caractère heuristique des approches et méthodes. La nécessité de l’historicisation des approches Les travaux de Claire Blandin, Bibia Pavard ou Sandrine Lévêque font partie de ceux qui ancrent les discours médiatiques dans une histoire des normes de genre dans les médias. Cette historicité apparaît féconde dans la mise en intelligibilité de processus sociaux, politiques et culturels longs, qui donnent aux représentations médiatiques une stabilité normative beaucoup plus forte que ce que leur contenu aussi éphémère que l’actualité pourrait laisser accroire. La construction médiatique de la place des femmes dans l’ensemble sociopolitique – de leurs sphères d’action publiques et privées, de leur légitimité à prendre la parole, par exemple – doit se comprendre comme un processus toujours réactualisé qui puise ses racines dans des formes anciennes de structures familiales ou politiques. Un exemple de ces travaux proposé par Blandin sur l’apparition du magazine Madame Figaro, au milieu des années 1970, permet de comprendre le projet économique et politique du magazine porté par Louis Pauwels, figure de la droite journalistique française. Travaillant sur les articles, leurs titres et les chapeaux des articles, Blandin montre que « le journal veut rendre aux femmes la fierté d’être à leur place, qui est à la maison. C’est là qu’elles peuvent contrôler la vie du foyer, surveiller l’éducation des enfants, être, en un mot, de bonnes épouses ». Blandin précise ensuite que « le journal réactive un discours familialiste [qui] s’adresse 280
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à des femmes actives, mais dont la principale mission est de gérer maison et famille ». (Blandin, 2010 : 121). Dans ce travail, l’approche par le genre d’une histoire des médias permet ainsi de comprendre comment s’opère – au sein d’un journal visant un lectorat féminin, et paraissant en réaction aux évolutions consécutives à mai 1968 et à la montée des revendications féministes – la réaffirmation d’un ordre patriarcal que les journalistes (en majorité des femmes) considèrent comme menacé. Dans une recherche commune, Pavard, Blandin et Lévêque proposent une analyse comparative des magazines Elle et Marie-Claire dans les années 1968, montrant comment ces années ont pu constituer une parenthèse enchantée et comment, in fine, « les logiques propres aux magazines […] absorbent et […] normalisent » l’expression « d’une culture féministe » qui s’était fait jour dans deux espaces éditoriaux de ces magazines. Les discours médiatiques étudiés, dans une perspective historique, se montrent ainsi à la fois « en forte dépendance à l’égard des mobilisations qui concernent les femmes » (Pavard et al., 2017 : 75) mais réaffirment un ordre social et politique dans lequel la hiérarchie des sexes n’est que faiblement bousculée. Dans ces travaux articulant approche historienne et communicationnelle, les méthodologies déployées, classiques, mettent en œuvre des corpus impliquant du travail d’archives – il faut accéder aux sources qui ne sont pas toujours numérisées – et des analyses de contenus discursifs et iconiques permettant de dégager les ensembles lexicaux et iconographiques structurant les productions médiatiques. Toutefois, ces ensembles éditoriaux doivent également être analysés au regard des logiques sociales et politiques des périodes historiques étudiées. L’écueil qui peut guetter ces approches d’histoire des médias est l’anachronisme qui ne resituerait pas les discours dans l’ensemble des discours circulant à l’époque de leur production. Bien entendu, cet écueil est celui de tout travail sur des périodes appartenant à l’histoire, mais il est relativement redoutable pour l’étude de périodes où la notion même de genre n’appartenait ni au discours scientifique ni au discours militant. Or si les gender studies émergent, dans la sphère anglo-saxonne dans les années 281
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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19703, les travaux visant à comprendre le genre comme technologie de pouvoir à l’œuvre dans les discours médiatiques n’apparaissent que dans les années 2000, au moment où les sciences de l’information et de la communication cessent d’être, comme l’écrit Coulomb-Gully, une « discipline gender blind » (Coulomb-Gully, 2009). Opérant une recension fouillée des convergences croissantes et études de genre et approches communicationnelles, Coulomb-Gully (2009 : 144) renvoie à la définition cruciale proposée par Marie-Joseph Bertini : « Penser le genre ou pensés par le genre ? L’information-communication constituent des processus, mais aussi des dispositifs techniques et médiatiques structurés par le genre. En sorte que les opérations qu’elles recouvrent sont gouvernées par les rapports sociaux de sexe et interprétés à l’intérieur d’une sémiosis générale définie par eux. Il s’agit donc de mettre en évidence le fait que la différence socialement construite des sexes et la hiérarchisation qu’elle instaure entre eux, représente le principal agent d’organisation de l’information et de la communication d’une part, et que toute situation d’information et de communication se réfère implicitement au système de signification et d’interprétation que constitue le genre, d’autre part […] Si donc, comme l’affirme l’adage célèbre de l’école de Palo Alto : “On ne peut pas ne pas communiquer”, celui-ci est toujours précédé par celui selon lequel “on ne peut pas ne pas communiquer du genre” » (Bertini, 2005 : 118-119). L’analyse de la sémiose médiatique – ou autrement dit, des représentations construites et mises en circulation dans l’espace social par les médias – est aussi, selon Bertini – et nous souscrivons à cette approche4 – une analyse de l’ordre de genre.
3. Pour une approche claire de la genèse des travaux sur le genre, dans la suite des recherches féministes et des cultural studies, il est utile de renvoyer aux deux ouvrages suivants : Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, De Boeck, 2012 ; Cervulle & Quemener, Cultural Studies. Théories et méthodes, Armand Colin – 128, 2015. 4. Nous souscrivons à cette approche parce qu’une longue et ancienne pratique de l’analyse des médias nous permet de constater, dans des travaux portant sur des corpus très divers, que l’ordre du genre s’articule toujours à d’autres catégories de la définition de ce qu’est l’ordre des choses. Aux côtés des assignations racialisantes ou classistes, le genre
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Les discours médiatiques peuvent ainsi être étudiés en resserrant la focale sur des thématiques plus spécifiques afin de travailler au plus près de la matérialité discursive et d’en dégager les ressorts genrés, parfois contradictoires ou ambivalents. Deux thématiques peuvent être ici prises en exemple – la famille et le sport. Une troisième – la politique – fait l’objet de paragraphes distincts qui permettront de rendre compte de l’importance des travaux menés sur les médias et le genre en politique. Des thématiques exemplaires Ancrés dans une approche communicationnelle qui vise à identifier la contribution des productions médiatiques aux représentations collectives, les travaux portant sur la médiatisation des rôles familiaux montrent comment des productions sérielles touchant un public large – les séries télévisées, par exemple – reproduisent et réaffirment les normes en assignant les femmes à un ensemble de tâches à accomplir dans la sphère domestique. Étudiant un important corpus de séries télévisées françaises, Sarah Lécossais met ainsi en évidence l’ambivalence des représentations médiatiques qui articulent, en des figures de mères de famille débordées et parfois contestataires, la construction et la déconstruction de l’ordre du genre. « Les mères, en tant que femmes, sont le plus souvent, dans notre corpus comme ailleurs, assignées aux tâches domestiques. Elles programment les menus, font les courses, cuisinent, lavent et étendent le linge, le repassent, etc. Pour autant, plusieurs d’entre elles se révoltent contre cette situation et pointent du doigt les inégalités de genre. » Mais, si la critique de l’ordre genré existe, elle est souvent invalidée, quoique de façon subtile, par l’humour : « ces séries et ces scènes sont censées être comiques. De ce fait, les réactions des personnages sont exagérées, poussées à l’extrême, de manière
constitue une technologie de catégorisation de ce qui est – ou de ce qui n’est pas – audible, dicible ou pensable. Sous ce point de vue, les rappels à l’ordre genré qui ont combattu les évolutions législatives ouvrant le mariage aux personnes de même sexe ou les campagnes #meetoo et #balancetonporc constituent des discours exemplaires d’une sémiose sociale et politique marquée par les hiérarchies sexuées.
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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à déclencher le rire. Pour autant, le discours sous-jacent demeure une invalidation de la critique féministe. Il ne suffit pas d’évoquer le féminisme ou le MLF pour que le discours les concernant soit positif » (Lécossais, 2017 : 144-145). L’analyse de ces produits médiatiques sériels, sous l’angle de leur construction narrative et discursive fait donc émerger cet ordre du genre qui ne passe pas et qui parvient aussi à inclure sa critique en la désamorçant par le registre de l’humour. La famille étant par ailleurs un lieu historique de la revendication féministe et de la contestation des distributions inégalitaires des tâches domestiques, l’identification de cette réaffirmation, a priori légère et drôle, des inégalités dans la sphère privée permet de comprendre la force politique de ces productions médiatiques aussi durables que cumulant des audiences importantes. Les normes domestiques et la puissance genrée qui y est associée peuvent également être travaillées, dans les discours médiatiques, par l’analyse des événements dans lesquels les normes vacillent ou sont transgressées. Ces moments médiatiques constituent des cas exemplaires – et assez fréquents – d’interrogation de ce que recouvre l’identité médiatisée des hommes et des femmes. L’étude menée par Stéphanie Kunert sur les stratégies de légitimation discursives de la cause des hommes (DCH) constitue un exemple fécond de la mise en intelligibilité des normes genrées dans la construction sociale de la réalité. À partir d’un corpus rassemblant des sites internet et des blogs à partir du mot-clef « masculiniste », l’auteure montre comment se construit un accès à la controverse sur l’égalité des sexes et un retournement du paradigme naturaliste et essentialiste. Les normes de genre sont mises en œuvre, dans la controverse que Kunert analyse, par des registres argumentatifs qui construisent un ethos stratégique de victimes d’une idéologie dominante, le féminisme. « Cela traduit le fait que le paradigme constructiviste (récusant l’idée d’une « nature » féminine ou masculine) s’est répandu au point d’être présent dans les deux camps en lice (masculinistes et féministes constructivistes) – ou, plus exactement, que ce paradigme peut être mobilisé de façon stratégique par les DCH afin de légitimer leur argumentation au sujet de la fibre paternelle des hommes (mais aussi de la violence conjugale des femmes, 284
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ISABELLE GARCIN - MARROU
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dans les discours de SOS Hommes battus). Il s’agit là d’un procédé de rétorsion argumentative, qui concède à l’adversaire la validité de son argument tout en le retournant contre lui. » (Kunert, 2017 : 104-105). Ce qui est en jeu, dans l’affrontement des discours médiatisés, c’est l’imposition d’un cadre de compréhension des enjeux sociopolitiques et la possibilité de peser sur des politiques publiques. Ainsi, l’analyse de la construction de l’ordre de genre dans les médias permet aussi d’accéder à une compréhension des dynamiques de lutte, de reconnaissance et de visibilité des acteurs et actrices d’un espace public. Dans une perspective voisine, les travaux menés sur les procès de mères infanticides donnent également accès à la prégnance des normes genrées dans les discours portés sur les femmes qui ont dérogé à ce qui serait un instinct maternel naturel. À partir d’une analyse lexicale et narrative, portant sur un corpus de presse écrite, nous avons ainsi montré comment, au cours du procès d’une mère ayant tué huit de ses nouveau-nés, les discours médiatiques proposent une figure narrative à l’humanité vacillante. C’est par la maternité – incarnée par les deux filles adultes, soutenant leur mère au cours du procès – que l’accusée retrouvait une possibilité d’appartenir à la communauté humaine. L’analyse des discours médiatiques sous l’angle du genre permet ainsi de montrer que « l’assignation au rôle genré qu’induit la maternité fonctionne donc ici à la fois comme un rappel à la norme et comme l’indication d’une possible circonstance atténuante dans la sanction, si ce n’est judiciaire, du moins narrative et symbolique » (Garcin-Marrou, 2017 : 153-154). Le genre est ainsi une technologie de pouvoir symbolique qui, tout en permettant de ne pas juger trop durement la transgression, se dit cependant comme un ordre dont les récits explicitent la transgression et donc le pouvoir. Dans ces analyses des récits de violences, l’approche des discours par le genre permet de comprendre comment des structures de domination très ancrées (re)prennent force et déterminent des axiologies sociales et politiques. Déroger à ce que les représentations assignent à la maternité, c’est encore prendre le risque, dans les discours, de sortir de la communauté humaine ; en ce sens, l’analyse du rôle du genre dans les médias permet aussi de saisir où se situent les enjeux d’égalité devant la justice humaine. 285
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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Ces enjeux des luttes se retrouvent mis en lumière par d’autres travaux sur les contenus médiatiques ; ces travaux analysent les représentations dans un secteur de production médiatique à fortes audiences : le sport. Les recherches menées par Aurélie Olivesi et Sandy Montañola (2016) montrent ainsi comment s’opèrent les assignations de genre et la mise en cause d’identités de sportives à partir de la réaffirmation des normes biologiques d’appartenance sexuée. Étudiant le traitement médiatique de l’athlète Caster Semenya à partir d’un corpus de presse écrite et de reportages et émissions télévisuelles, les auteures montrent comment les discours construisent, dans les dénominations employées, dans les rhétoriques mises en œuvre, des périmètres d’appartenance sexuelle – les sportifs et les sportives sont des hommes ou des femmes – relevant de marqueurs biologiques (les taux hormonaux). Dans ces assignations à des périmètres genrées, les écarts à la norme sont ainsi assimilés à des tentatives de triche, sportive et identitaire ; les sportives présentant un taux considéré comme trop élevé de testostérone sont qualifiées de « fausses femmes ». Les dénominations constituent ainsi des (dis)qualifications qui structurent les représentations médiatiques et réaffirment la binarité normative des appartenances au féminin et au masculin. La politique dans les médias : un ordre toujours saillant de la domination genrée La dernière thématique qu’il semble utile d’aborder dans une approche du genre dans les médias recouvre un ordre saillant de la domination médiatique, celui du traitement réservé aux femmes politiques. Les travaux, nombreux, de Coulomb-Gully, fondés sur des analyses de médias écrits et audiovisuels, montrent la persistance de représentations médiatiques qui réservent aux femmes le « second rôle » en politique (Coulomb-Gully, 2016). Les analyses sémiologiques proposées saisissent les discours médiatiques dans leurs modalités de mise en scène visuelle des femmes en politique, dans leur construction des figures ou dans la sémantisation des identités et incarnations politiques. Ces analyses, déployées sur des médias très différents (allant 286
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ISABELLE GARCIN - MARROU
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des médias d’information aux médias dits people), permettent de saisir le « processus de coconstruction des identités des candidates dans le temps et son évolution » et un « imaginaire du pouvoir » qui reste « marqué par l’asymétrie et la domination masculine » (Coulomb-Gully, 2012 : 334). Le dénouement de la domination masculine en politique demeure, dans les discours médiatiques, celui d’une résistible ascension des femmes politiques à une place légitime et légitimée. Comme nous le précisions, dans un travail consacré à la candidature de Ségolène Royal et à ses figures médiatiques, « de façon notable ou plus subtile, les articles retenus tendent à qualifier la figure de Ségolène Royal à partir de son être-femme, lui refusant ainsi l’accès au panthéon politique [même si] ces tendances convergentes peuvent être nuancées par la présence de très nombreux éléments de discours qui qualifient la candidate comme telle » (Garcin-Marrou, 2009 : 25). La politique apparaît donc dans les médias comme un lieu de persistance très forte des inégalités genrées et de réaffirmation constante de la domination masculine. Même si des évolutions peuvent être repérées et permettent, par exemple, une présence plus équilibrée des femmes dans les émissions politiques, les représentations demeurent puissamment articulées à des assignations genrées ; les femmes politiques sont malgré tout moins invitées dans les médias – elles perdent ainsi en visibilité – et, lorsqu’elles le sont, elles sont bien plus souvent interrompues ou interpellées à partir de leurs appartenances genrées. Comme le montrent Catherine Achin et Sandrine Lévêque, « en contexte paritaire, quatre traits majeurs caractérisent le traitement médiatique des femmes en campagne : elles sont plus souvent que les hommes appelées uniquement par leur prénom ; on rappelle leur statut d’épouse, de mère et de fille de… ; on évoque leur apparence physique ; enfin, la mise en scène publique de leur intimité relève le plus souvent des activités féminines » (Achin & Lévêque, 2014 : 136). Les auteures montrent bien que ces constructions de figures politiques relèvent d’abord des professionnels de la politique (les élus, les responsables de partis etc.), mais d’autres acteurs – les médias – participent de cette construction symbolique et jouent un rôle crucial dans la construction d’une légitimité implicitement sexiste en politique. 287
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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Conclusion : le genre comme terrain de lutte médiatique « À quoi sert le Genre ? À signifier les rapports de pouvoir », écrivait Joan Scott (1986 : 141). En usant d’une formulation analogique, nous pourrions conclure sur cette question-réponse : « à quoi servent les études sur les médias sous l’angle du genre ? À comprendre comment les médias coconstruisent, signifient et réaffirment des rapports de pouvoir et de domination ». En ce sens, les travaux évoqués dans ce chapitre peuvent aussi permettre de saisir comment des énoncés, des discours et des images qui relèvent d’un ordre symbolique, informent, contraignent, jouent sur les identités et les trajectoires personnelles. Cela étant, les travaux les plus récents montrent aussi comment s’élaborent, dans les médias et par les médias, des formes de résistance et de déconstruction des dominations genrées. L’exemple de la campagne médiatique de 2017-2018, liée au hashtag metoo, en est un exemple important, montrant comme l’articulation des réseaux sociaux numériques et des médias traditionnels permet de faire émerger une parole féminine trop longtemps tue ou ignorée. Comme l’indique Virginie Julliard, il faut penser « les tensions qui travaillent les énoncés relayant l’idée d’une identité stable et déterminée, d’une part, mais produits dans des dispositifs qui instrumentent l’élaboration d’identités plurielles, d’autre part » (Julliard, 2017 : 132). Les discours médiatiques sont aussi un espace symbolique, dont l’analyse permet de comprendre tout à la fois les normes et leur dépassement. Analyser les médias sous l’angle du genre peut donc constituer une entrée féconde dans la compréhension et la mise en intelligibilité des sociétés contemporaines.
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ISABELLE GARCIN - MARROU
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Le genre au prisme des médiatisations et des médias
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Frisque, C. (2014), « Place des femmes dans les organisations médiatiques et politiques d’égalité professionnelle », Les Cahiers de la SFSIC, Société française des sciences de l’information et de la communication, n° 9, pp. 25-32. Garcin-Marrou, I. (2017), « Entre classe et genre : l’humanité des femmes infanticides en question », Genre en séries : cinéma, télévision, médias, n° 6, pp. 138-158. Garcin-Marrou, I. (2009), « Ségolène Royal ou le difficile accès au panthéon politique », Mots. Les langages du politique, n° 90, pp. 13-28. Julliard, V. (2017), « “Théorie du genre”, #theoriedugenre : stratégies discursives pour soustraire la “différence des sexes” des objets de débat », Études de communication, n° 48, pp. 111-136. Accessible en ligne : http://edc.revues.org/6811 (consulté le 16 octobre 2019). Kunert, S. (2017), « Stratégies de légitimation et configurations discursives de la “cause des hommes” », Études de communication, n° 48, pp. 91-110. Accessible en ligne : http://journals.openedition.org/edc/6802 (consulté le 16 octobre 2019). Lécossais, S. (2017), « Le féminisme dépolitisé des séries télévisées françaises », Le Temps des médias, vol. 29, n° 2, pp. 141-158. Marchetti, D. & Ruellan, D. (2001), Devenir journalistes. Sociologie de l’entrée sur le marché du travail, Paris : La Documentation française. Montañola, S. & Olivesi, A. (2016), Gender Testing in sport. Ethics, cases and controversies, London: Routlege. Pavard, B., Lévêque, S. & Blandin, C. (2017), « Elle et Marie Claire dans les années 1968 : une “parenthèse enchantée” ? », Le Temps des médias, vol. 29, n° 2, pp. 65-78. Scott, J. (1986), « Genre, une catégorie utile de l’analyse historique », Cahiers du GRIF (Le genre de l’histoire), 37-38, 1988, p. 141. Traduit de : « Gender: A Useful Category of Historical Analysis », American Historical Review, 91.5, 1986.
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ISABELLE GARCIN - MARROU
Les médias, l’improbable miroir des événements Jocelyne Arquembourg
L
es sciences humaines et sociales ont tardé à s’intéresser à la médiatisation des grands événements collectifs, préférant, dans un premier temps concentrer leur attention sur le fonctionnement des médias en général ou leur réception, indépendamment des circonstances, ou situations dans lesquelles ils intervenaient. Ainsi, comme l’observent Bensa et Fassin, « l’événement ne va pas de soi pour les sciences sociales. D’autant moins sans doute qu’il paraît mieux se couler dans d’autres discours sur la société à commencer par le journalisme et l’essayisme » (Bensa & Fassin, 2002 : 5).
De la construction des événements à l’expérience des événements Cette approche médiacentrée a introduit un biais dans la réflexion qui s’est ouverte depuis les années 1990 dans une perspective constructiviste. La fascination exercée par les médias, y compris au travers d’une approche critique, a conduit à voir en eux les seuls opérateurs de la fabrication des événements. L’influence des travaux de Daniel Boorstin sur les pseudo events (Boorstin, 1962), l’insistance d’un historien comme Pierre Nora sur le rôle de l’industrialisation de la presse dans le déploiement des événements-monstres (Nora, 1972) ainsi que celle de Patrick Champagne sur les contraintes commerciales et financières pesant 291
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FOCUS 4
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sur la production de l’information (Champagne, 1991) ont conduit à remettre en cause le rôle de miroir déformant ainsi que la spectacularisation bruyante qui seraient orchestrés par les médias dès lors qu’il s’agit de couvrir des événements. Ce point de vue a probablement aussi été conforté par l’essor parallèle du marketing de l’événementiel conduisant des entreprises, des institutions ou des associations à créer des événements. Tout ce qui apparaissait publiquement pouvait donc être qualifié d’événement et ce concept semblait pouvoir s’appliquer à une grande diversité d’objets infiniment malléables que l’on pouvait fabriquer, manipuler, voire occulter. À rebours, dans La mesure des événements publics. Structure des événements et formation de la conscience publique, Louis Quéré et Michel Barthelemy (1991) se demandaient si tout ce qui arrive est un événement, invitant à y regarder de plus près : un malaise social peut-il être qualifié d’événement ? Événement et fait sont-ils des synonymes interchangeables ? Y a-t-il une temporalité propre aux événements qui distinguerait les manifestations organisées de manière cyclique ou rituelle, de ce qui arrive contre toute attente en bouleversant l’ordre des choses ? Il convenait d’opérer un tri que l’usage fourre-tout du mot « événement » dans ses acceptions communes et médiatiques, ne permettait pas de faire. Il était urgent, surtout, de déplacer la focale et de ne plus s’intéresser seulement aux médias, mais de retourner la problématique pour questionner d’abord l’expérience collective des événements et situer l’activité des médias dans la constitution de cette expérience. Les événements bouleversent le contexte dans lequel ils surgissent et provoquent une rupture dans un ordre des choses. « Rien ne sera plus comme avant » : ce constat figure souvent dans les articles de presse écrite ou les reportages télévisuels qui succèdent à de grands bouleversements – l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center en septembre 2001, le tsunami en Asie du Sud-Est de 2004, l’attentat terroriste contre le Bataclan en novembre 2015, et tant d’autres. Cependant, la rupture, le bouleversement et le choc ne suffisent pas à caractériser un événement car ce qui est arrivé à New York, à Banda 292
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JOCELYNE ARQUEMBOURG
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Aceh ou à Paris est tout autant un fait. La rupture provoque la surprise qui révèle ce à quoi nos routines, nos habitudes, nos cadres d’interprétations, ne nous avaient pas préparés. L’événement crée avant tout le désordre. Des anthropologues, comme Marshall Sahlins (1989) ont observé combien certaines sociétés se méfient du chaos engendré par les événements et mettent tout en œuvre pour le domestiquer, l’intégrer dans un temps cyclique annulant la radicale nouveauté qu’il introduit nécessairement. Ainsi, il ne suffit pas de dire que l’événement fait rupture, encore faut-il aussi observer ce qu’il génère, quel nouveau contexte il fait émerger, qu’est-ce qui naît de l’événement. On appréhende alors un événement, non plus seulement comme un choc survenu en un instant T, mais comme un processus qui opère des changements, parfois très longtemps après sa survenue initiale. On peut ainsi prendre en considération le déploiement de sa temporalité propre, de ses multiples configurations, interprétations et requalifications. Pour autant, ces phénomènes n’existent pas en soi mais sont toujours rapportés à des sujets que l’événement traverse, met à l’épreuve, et fait ainsi « advenir à eux-mêmes » selon l’expression de Claude Romano (1998). Il en va des événements collectifs, comme des événements individuels : ils ne se contentent pas d’arriver, fût-ce sur les écrans de nos téléviseurs ou ordinateurs, ils arrivent toujours à quelqu’un. Dans une interview donnée en 2015 au magazine Elle, l’actrice Charlotte Rampling revenait sur le suicide de sa sœur Sarah lorsqu’elle avait 21 ans, et sur la manière dont ce drame a transformé son existence. « Quand ma sœur est morte, tout a changé. Je me suis dit que je ne pouvais pas continuer à avoir une vie fun, olé olé, à faire la fête et à tourner dans des comédies. J’ai commencé à me reconvertir et ça m’a emmenée jusqu’à Portier de nuit. J’ai privilégié ce genre de personnages pour accompagner le drame que Sarah avait vécu, le drame que j’avais vécu. Faire l’actrice est devenu une recherche sur la complexité humaine. Si Sarah a fait quelque chose, elle a fait cela » (Magazine Elle, 02/10/2015, n° 3640). Le travail de l’événement transforme des sujets dont l’identité se constitue, souvent en dépit d’eux-mêmes, au travers des réponses à ce qui leur 293
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Les médias, l’improbable miroir des événements
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arrive. Qu’il soit individuel ou collectif, l’événement ouvre ou ferme la perspective de nouveaux possibles pour ces sujets qui ne sont plus les mêmes à mesure que sa temporalité se déploie. Ainsi les témoignages, d’acteurs comme de journalistes, ayant vécu un événement doivent toujours être replacés dans une perspective complexe. Tout retour en arrière s’accomplit au vu de ce que l’événement a changé, et de la manière dont il est compris rétrospectivement au moment où le témoignage a lieu. Curieuse boucle du temps, qui fait dire alors, que nous aurions pu prévoir l’impensable au vu même de ce qu’il a fait apparaître. Initialement, l’événement est un commencement ; rétrospectivement, il apparaît comme un aboutissement.
Le rôle des médias : récits et cadrages Ce détour par une phénoménologie de l’événement permet de mieux comprendre pourquoi on ne peut attribuer aux médias le pouvoir prométhéen de fabriquer les événements, mais aussi de quelle façon on peut interroger leur rôle dans la constitution des événements publics. Au sein de ce processus, l’activité des médias a trait à la mise en visibilité du pâtir et de l’agir des principaux acteurs concernés ; elle a trait à la publicisation des faits qui sont à la source de l’événement, des enquêtes et des imputations de responsabilité qui peuvent s’ensuivre ; elle a trait, enfin, à la mise en récit de ces multiples opérations. Leur complexité et leur durée nécessaire font que la saisie de l’événement ne peut se faire uniquement en direct car « l’événement survient selon le secret de sa latence », selon l’expression de Claude Romano (2012). De la même manière, la médiatisation des événements ne peut pas être un simple enregistrement de quelque chose qui arrive car aussitôt surgit la question : « qu’est-ce qui se passe ? » – enclenchant une demande de sens où Paul Ricœur décèle l’appel d’un récit à venir (Ricœur, 1992). Rappelons-nous le silence qui suivit l’enregistrement des mouvements de foules dans le stade du Heysel en 1985, ou l’exclamation enregistrée par le documentaire des frères Naudet face au choc du premier Boeing contre l’une des tours jumelles en 2001 : Oh, my god ! Les récits d’information qui rendent compte des événements 294
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JOCELYNE ARQUEMBOURG
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sont des récits à mille voix qui, à la différence des récits traditionnels, ne sont pas commencés sous la description d’une fin connue d’avance, si ce n’est quand des acteurs puissants sont en mesure d’imposer un récit victorieux prévu d’avance, comme c’est le cas dans certains conflits militaires. La plupart du temps, ils prennent corps à mesure qu’une première synthèse de l’hétérogène relie des occurrences éparses sous une description commune : Brexit, Catalogne, élections, etc. Ils se déploient ensuite en prenant appui sur des fins temporaires, la projection d’horizons d’attente, la convocation de divers champs d’expérience, des rebondissements, etc. Un récit se condense ainsi en déployant des connexions entre des agents, des circonstances, des motifs, des buts, etc. De tels récits incluent et excluent, posent des cadres d’interprétations, définissent des rôles pour des participants, disposent des relations de causalité. Ils constituent donc un enjeu crucial pour les acteurs collectifs et ne peuvent être détachés de luttes pour l’imposition de cadres d’interprétation et de ce qui in fine aspire à devenir le sens de l’événement. C’est pourquoi les récits médiatiques d’événements sont indissociables des acteurs sociaux en amont et des publics en aval (Barthélémy & Quéré, 1991). Encore cette relation est-elle aussi circulaire, puisque les acteurs politiques et sociaux sont généralement très attentifs à l’image que les médias renvoient d’eux-mêmes : ils sont donc à la fois acteurs et récepteurs. Des publics, quant à eux, se mobilisent souvent autour d’une réception de l’événement qui les conduit à devenir acteurs à leur tour. Cette réversibilité des rôles dans les dispositifs narratifs des événements est devenue particulièrement manifeste avec l’essor des réseaux sociaux. Ceux à qui les médias traditionnels assignaient une place de récepteurs plus ou moins passifs peuvent devenir producteurs d’information (y compris pour les médias mainstream comme le montre le site Sharek sur Al Jazeera) capables d’affronter des pouvoirs autoritaires en dévoilant au grand jour des vérités cachées (la vidéo virale de Khaled Said sur la corruption des policiers du Caire en 2010), et de produire des récits alternatifs – comme d’organiser une réflexivité narrative sur des actions dont la force génère un authentique événement (la révolution égyptienne de 2011, les mouvements Verts en Iran en 2009). On sait 295
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Les médias, l’improbable miroir des événements
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aussi que les mêmes réseaux sociaux sont devenus des lieux d’intense circulation de rumeurs et de fausses nouvelles, déplaçant le théâtre des luttes pour l’appropriation du sens des événements. In fine, les récits d’événements collectifs, quels qu’en soient les supports, font apparaître les figures d’advenants collectifs, le qui de l’événement, celui ou ceux à qui il arrive. À l’inverse, le traitement purement factuel d’événements survenus dans des territoires désignés comme étrangers traduit aussi l’absence d’empathie et la distance entre ceux qui reçoivent cette information et ceux pour qui elle relate l’expérience d’un authentique événement.
Événements médiatiques / événements médiatisés / événements publics Il serait plus juste de parler d’événements médiatisés que d’événements médiatiques pour désigner ces phénomènes, qu’il faut généralement appréhender dans une perspective temporelle de moyenne ou de longue durée. Un événement ne peut se réduire aux faits dans lesquels il s’origine, ni à l’instant où surgit l’étincelle qui mettra le feu aux poudres. L’événement est justement ce qui déborde les faits et les instants et qui se mesure à l’aune de leurs conséquences. Le travail de l’événement est parfois perceptible à travers les multiples reconfigurations dont il fait l’objet dans les médias. Des cérémonies commémoratives par exemple, bien qu’entièrement produites par des sociétés d’événementiel, peuvent être comprises comme des ondes de choc parfois très lointaines de l’événement qu’elles célèbrent et s’inscrire dans la mouvance de ce processus. Les événements peuvent aussi révéler des problèmes sociaux, restés invisibles jusque-là, et qu’ils publicisent. Il s’agit parfois d’événements collectifs de grande envergure comme les attentats survenus en France en 2015 qui projettent sur la question du terrorisme un éclairage nouveau du fait de l’origine française de certains des auteurs de ces actes et, de cette manière, une requalification du problème du terrorisme ; il peut s’agir aussi d’événements plus discrets et locaux, dont la montée en généralité devient révélatrice d’un problème de grande ampleur, comme 296
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JOCELYNE ARQUEMBOURG
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les cas de maladie de Creutzfeld-Jakob apparus en Grande-Bretagne dans les années 1990 qui vont alerter sur la possible transmission de l’ESB des bovins, aux humains. D’une manière générale, la médiatisation des événements collectifs interroge avant tout leur publicisation qui n’est pas redevable aux seuls médias, mais aussi aux acteurs qui la portent et aux publics qui lui répondent. Les tensions qui s’exercent souvent entre les uns et les autres (acteurs, médias, publics) donnent à voir, au revers des récits médiatiques, des visions du monde et d’eux-mêmes, des partages symboliques d’inclusion/exclusion entre nous et eux qui dépassent très largement leur intentionnalité (Arquembourg, 2011).
Références Arquembourg, J. (2011), L’événement et les médias, Paris : Éditions des archives contemporaines. Barthélémy, M. & Quéré, L. (1991), La mesure des événements publics : Structure des événements et formation de la conscience publique, Rapport de recherche, Paris : CNRS. Bensa, A. & Fassin, E. (2002), « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain n° 38. Boorstin, D. (1962), The Image, a guide to pseudo events in America, New York: Harper & Row. Champagne, P. (1991), « La construction médiatique des malaises sociaux », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 90. Nora, P. (1972), « L’événement-monstre », Communications, 18. Ricœur, P. (1992), « Le retour de l’événement », Mélanges de l’école française de Rome. Romano, C. (1998), L’événement et le Monde, Paris : Presses universitaires de France. Romano, C. (2012), L’événement et le temps, Paris : Presses universitaires de France. Sahlins, M. (1989), Des îles dans l’histoire, Paris : Gallimard-Le Seuil.
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Les médias, l’improbable miroir des événements
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A
Communication & marketing politique 203, 221, 227, 229, 230, 231, 232, 233, 234
Analyse de contenu 83, 84, 93, 146, 226
Contrat de communication 86
Analyse de discours 82, 83, 85, 97, 214, 216
Corpus 68, 80, 82, 88, 89, 90, 92, 94, 96, 97, 124, 125, 126, 127, 130, 151, 163, 171, 214, 215, 221, 225, 226, 279, 281, 283, 284, 285, 286
Analyse qualitative 279 Archive 9, 51, 89, 145, 147, 151, 260, 281
Culture 23, 32, 61, 66, 68, 87, 109, 110, 112, 123, 124, 125, 128, 131, 146, 161, 162, 164, 169, 172, 177, 178, 213, 227, 229, 275, 281
Audience 34, 38, 50, 57, 62, 68, 86, 96, 115, 169, 176, 284, 286 Audiovisuel 10, 23, 30, 117, 148, 151, 160, 168, 220, 254, 259, 262, 268, 278
D
Auteur, Auctorialité 28, 30, 35, 79, 86, 112, 138, 199, 214, 215, 217, 247, 253
Débat 22, 143, 175, 180, 192, 194, 195, 196, 202, 207, 213, 219, 223, 229 Démocratie 59, 88, 117, 121, 143, 148, 191, 196, 205, 219, 220, 227, 228, 233
C Cadrage, framing 87, 158, 169, 195, 216, 226, 229
Discours d’accompagnement & d’escorte 38, 41, 116
Cinéma, film 8, 9, 10, 19, 23, 28, 30, 31, 35, 38, 121, 122, 168, 199, 217, 265
Discours médiatique 53, 70, 79, 86, 87, 89, 93, 96, 152, 213, 273, 274, 277, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 288
Circulation 54, 59, 109, 117, 118, 125, 126, 132, 147, 152, 179, 207, 220, 223, 225, 248, 254, 258, 282, 296
Dispositif médiatique 9, 13, 40, 115, 116, 119, 120, 129, 158, 162 299
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Index des notions
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E
H
Édition, livre 8, 9, 23, 31, 33, 48, 49, 120, 126, 148, 150, 168, 179, 217, 244, 252, 253, 254, 265
Histoire 14, 21, 39, 85, 143, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 152, 167, 172, 175, 177, 180, 182, 183, 184, 213, 225, 226, 227, 232, 280, 281, 284
Énonciation 53, 121, 125, 128, 129, 130, 138, 142, 143, 169, 191, 215, 217, 243, 250, 253
I
Espace public, sphère publique, publicisation 12, 38, 63, 66, 72, 81, 120, 122, 123, 130, 138, 146, 160, 163, 164, 170, 171, 175, 179, 191, 192, 194, 195, 196, 197, 198, 203, 204, 205, 206, 214, 219, 220, 221, 224, 229, 230, 233, 285, 294, 297
Industrialisation 23, 26, 117, 158, 164, 176, 291 Industries culturelles 9, 12, 23, 24, 25, 28, 31, 41, 47, 48, 53, 111, 168 Industries médiatiques 31, 34, 47, 79, 86, 98, 174, 176
Esthétique 29, 41, 113, 121, 131, 139
Influence 22, 35, 59, 79, 119, 147, 149, 156, 165, 170, 172, 176, 178, 207, 228, 230, 291
Ethnographie 41, 57, 61, 63, 65, 255 Événement, événementialisation 63, 65, 92, 112, 137, 139, 140, 141, 142, 143, 147, 158, 159, 161, 162, 164, 166, 167, 170, 195, 199, 200, 202, 216, 224, 226, 227, 230, 284, 291, 292, 293, 294, 295, 296, 297
Infomédiation 52, 53, 87, 168 Institution, institutionnalisation 7, 12, 18, 19, 20, 29, 85, 121, 122, 147, 151, 166, 169, 177, 193, 200, 223, 292 Intermédiatique 180, 203, 209
F
Internet 29, 31, 50, 51, 52, 72, 88, 96, 115, 117, 125, 138, 142, 205, 207, 231, 254, 256, 267, 278, 284
Fiction 28, 67, 72, 121, 170 Filière 9, 23, 25, 26, 28, 29, 30, 32, 33, 36, 48, 52, 53, 168
J
Format 50, 53, 87, 111, 117, 120, 125, 126, 149, 151, 156, 194, 217, 224, 225, 242, 251, 256, 258, 259, 261, 263
Journalisme, journaliste 12, 37, 39, 50, 51, 79, 85, 86, 87, 98, 137, 139, 140, 141, 159, 170, 195, 196, 199, 200, 201, 202, 203, 206, 207, 213, 214, 216, 217, 220, 223, 224, 230, 231, 233, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 281, 291, 294
G Genre (gender) 88, 273, 274, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 283, 284, 285, 286, 288, 293 300
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MÉDIAS ET MÉDIATISATION
M
Politique 14, 19, 29, 81, 85, 86, 113, 140, 141, 145, 146, 147, 148, 158, 161, 163, 169, 171, 172, 177, 191, 192, 194, 195, 198, 201, 203, 205, 206, 208, 213, 219, 222, 223, 224, 225, 227, 228, 229, 231, 232, 233, 276, 280, 281, 283, 284, 286, 287
Marché, marchandisation 12, 21, 23, 24, 26, 30, 33, 38, 48, 49, 86, 123, 143, 168, 176, 179 © Presses universitaires de Grenoble | Téléchargé le 21/01/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104)
Média social 8, 9, 12, 170, 173, 179, 181, 203, 204, 208, 209 Médiatisation (la) 27, 114, 116, 118, 152, 156, 159, 160, 161, 164, 165, 169, 171, 173, 174, 175, 180, 182, 184, 191, 192, 196, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 206, 208, 213, 216, 217, 219, 222, 223, 224, 225, 227, 229, 231, 232, 233, 283, 291, 294, 297
Pouvoir 19, 23, 29, 30, 39, 121, 139, 149, 169, 171, 172, 175, 176, 180, 191, 192, 197, 198, 199, 207, 219, 220, 228, 234, 273, 277, 282, 285, 287, 288, 292, 294, 295 Pratiques médiatiques 57, 59, 61, 63, 65, 69, 70, 71, 72, 73, 118, 132, 157, 213
Médiatisation (processus de) 157, 158, 162, 163, 166, 172, 173, 175, 176, 178, 180, 183, 184
Presse 8, 9, 10, 13, 19, 26, 28, 30, 33, 36, 39, 47, 49, 50, 53, 66, 81, 83, 89, 93, 117, 137, 138, 139, 142, 145, 146, 147, 149, 150, 151, 168, 171, 175, 177, 193, 195, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 207, 214, 215, 217, 219, 220, 222, 224, 226, 227, 275, 276, 278, 280, 285, 286, 291, 292, 293
Médiatisations (les) 7, 10, 14, 156, 157, 158, 160, 162, 163, 166, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 175, 176, 177, 179, 180, 181, 183, 184, 193, 241, 242 Modèle, modélisation 11, 12, 20, 21, 30, 31, 32, 36, 38, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 58, 86, 91, 110, 120, 137, 139, 167, 193, 204, 253, 258, 259
Problème public, question publique 160, 161, 162, 181, 195
Mouvements sociaux, mobilisations 198, 199, 200, 202, 203, 204, 207
Productions, produits médiatiques 7, 13, 36, 38, 40, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 151, 157, 158, 159, 163, 166, 170, 172, 178, 182, 183, 213, 222, 223, 225, 227, 234, 281, 283
P Plateforme 8, 9, 10, 26, 31, 35, 36, 94, 174, 254, 257, 258, 259, 261, 262
Profession, professionnalisation 25, 39, 85, 86, 113, 143, 148, 200, 207, 214, 217, 220, 222, 224, 229, 230, 232, 233, 244, 258, 267, 275 301
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Index des notions
Programmation, programmes 12, 27, 28, 31, 60, 63, 67, 80, 132, 150
Sociotechnique 13, 41, 50, 51, 53, 85, 182, 203
Publicité 12, 30, 34, 38, 48, 49, 50, 54, 112, 114, 120, 123, 129, 130, 149, 174, 193, 234
Stratégies d’acteurs 25, 26, 33, 35, 37, 40, 110
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Publics (publics, lecteurs, internautes, téléspectateurs) 12, 41, 49, 50, 51, 52, 57, 58, 60, 61, 62, 65, 66, 68, 72, 73, 87, 106, 112, 115, 132, 156, 192, 204, 224, 246, 247, 252, 274
R Radio 8, 9, 19, 28, 31, 48, 67, 119, 138, 149, 198, 220, 225 Réception 24, 35, 41, 57, 59, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 69, 70, 71, 83, 84, 86, 132, 229, 291, 295 Récit, récit médiatique 112, 116, 131, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143, 151, 167, 170, 171, 176, 181, 195, 226, 249, 285, 294, 295, 296, 297
S Sémiologie, sémiotique 32, 40, 41, 92, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 131, 132, 133, 182, 184, 226, 241, 267 Séries TV 12, 66, 73, 170, 283 Socio-économie 10, 19, 20, 21, 22, 24, 25, 26, 28, 29, 32, 33, 40, 41, 48, 52, 53, 54, 79, 85, 98, 117, 126, 156, 168, 176, 179, 181, 182, 183, 184, 207, 278
T Télévision, téléviseur 8, 9, 19, 26, 28, 31, 48, 59, 60, 62, 65, 66, 68, 69, 70, 71, 73, 81, 117, 138, 141, 147, 148, 149, 170, 183, 194, 198, 199, 220, 224, 225, 262, 268, 293 Transmédiatique 73
V Valeurs, normes 30, 32, 39, 64, 68, 109, 137, 138, 143, 156, 157, 163, 171, 177, 183, 214, 215, 217, 248, 273, 274, 276, 280, 283, 284, 285, 286, 288 Valeur, valorisation 19, 20, 21, 23, 27, 28, 29, 30, 36, 40, 49, 52, 122, 137, 199, 222, 230 Visibilité, invisibilité 65, 115, 122, 159, 169, 191, 192, 194, 196, 203, 206, 216, 229, 247, 285, 287, 294, 296 Vulgarisation 156, 242, 243, 246, 248, 249, 263, 264, 266, 267
W Web 8, 9, 38, 52, 80, 87, 90, 93, 94, 96, 126, 150
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MÉDIAS ET MÉDIATISATION
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Les auteurs ...............................................................................................
5
Introduction. Les médias et les médiatisations : un modèle d’analyse...............................................................................
7
Benoit Lafon
Partie 1
Médias. Les principales approches Chapitre 1. Socio-économie des médias : analyser les stratégies de production-valorisation ........................ 19 Vincent Bullich et Laurie Schmitt
Qu’appelle-t-on la socio-économie ? ..................................................
20
Une prise de distance avec l’approche économique orthodoxe .......... 20 L’intégration aux sciences de l’information et de la communication 21 De l’économie politique de la communication à la socio-économie des médias et des industries culturelles .............. 24
Éléments de méthode .............................................................................
25
Au centre de l’analyse : les stratégies d’acteurs ..................................... 25 Circonscrire l’étude : les stratégies et leur environnement .................. 27 L’heuristique des modèles ...................................................................... 30
Quels outils et terrains d’analyse socio-économique des médias ? ............................................................................................... 303
33
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Table des matières
MÉDIAS ET MÉDIATISATION
Une approche multidimensionnelle ..................................................... 33 Une pluralité d’objets concrets à étudier .............................................. 37 40 42
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Focus 1. Médias analogiques, médias numériques : des industries sociosymboliques ....................................................... 47 Franck Rebillard
Modèles socio-économiques et nature des productions médiatiques ............................................................... Configurations sociotechniques de l’internet et structuration d’un modèle médiatique ......................................... Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
48 50 53 54
Chapitre 2. Pratiques médiatiques et ethnographie des publics ................................................................................................ 57 Céline Ségur
L’approche empirique des pratiques médiatiques ..........................
59
Cadrage épistémologique ...................................................................... 59 L’ethnographie des publics « type Dayan » ........................................... 61
L’ethnographie de la réception médiatique en pratique ...............
65
Les courriers comme terrain d’étude d’une réception spontanée ...... 65 L’observation des pratiques médiatiques ordinaires ............................ 69
Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
72 74
Chapitre 3. Contenus et discours des médias : concepts, méthodes, outils .................................................................. 79 Emmanuel Marty
L’analyse du discours des médias : repères sur l’émergence d’un champ transdisciplinaire ............................................................. 304
81
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Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
Table des matières
85
Computer-Aided Qualitative Data Analysis Software : CAQDAS ... Outils de catégorisation sémantique et / ou morphosyntaxique ........ Outils de statistique textuelle ................................................................ Outils de Social Network Analysis .........................................................
91
Des indicateurs aux résultats : le parcours interprétatif ................ Références .................................................................................................
97
88 91 93 94 96
99
Chapitre 4. Recourir à la démarche sémio-communicationnelle dans l’analyse des médias .............. 105 Yves Jeanneret
La sémio, une aventure intellectuelle
................................................ 106
La sémio n’est pas une science du langage mais un regard sur le monde ................................................................. 107 La pensée sémiotique n’est pas un décryptage ..................................... 108 La sémiologie ne s’oppose pas aux autres sciences sociales, elle dialogue avec elles ........................................................................... 109
Penser les médias en termes sémio-communicationnels ..............
114
L’expérience médiatisée ......................................................................... Dispositifs de communication et de représentation ........................... La communication médiatisée, une pratique sous conditions ........... Le design de l’expérience médiatique comme enjeu ...........................
114
Sur le chemin de l’analyse sémiologique en acte
118 121
............................ 124
Saisir les observables à partir d’une visée .............................................. Conjuguer la lecture et la méthode ...................................................... Cultiver, fréquenter, problématiser, étudier ......................................... Tout est réel, mais on ne peut tout décrire ...........................................
Références
116
124 127 129 131
................................................................................................. 133
305
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Le discours des médias comme objet d’analyse .............................. Quelques règles et ressources pour la constitution d’un corpus Les familles d’outils : entre étiquetages, classifications, mesures et visualisations .......................................................................
MÉDIAS ET MÉDIATISATION
Focus 2. Récits médiatiques ................................................................. 137 Marc Lits
Références
................................................................................................. 144
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Claire Blandin
Une histoire politique de la presse ...................................................... Médias et circulation des représentations ........................................ Les enjeux de la numérisation ............................................................. Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
145 147 150 152 152
Partie 2
Médiatisation. Les grands enjeux Chapitre 6. Des médiatisations au processus de médiatisation ....................................................................................... 157 Benoit Lafon
Des médiatisations au processus de médiatisation : cadrage et définitions .............................................................................
158
Médiatisation et sciences de l’information et de la communication ... 159 Médiatisation : une définition .............................................................. 162 Médiatisation versus médiation ............................................................ 164
Les médiatisations des champs sociaux .............................................
166
Médiatiser ou la construction de collectifs sociaux ............................. 166 Des médiatisations porteuses de rapports de force ............................. 168 Des médiatisations aux formes variées ................................................. 170
Penser le processus de médiatisation .................................................
172
L’extension des médiatisations .............................................................. 173 Un processus d’intégration médiatique des sociétés ........................... 176 Méthodologie : situer les médiatisations dans le processus de médiatisation ....................................................... 180 306
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Chapitre 5. L’histoire des médias, une approche en évolution ... 145
Table des matières
Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
183 185
Chapitre 7. Médiatisation et espace public ....................................... 191 © Presses universitaires de Grenoble | Téléchargé le 21/01/2021 sur www.cairn.info via CNRST Rabat (IP: 196.200.131.104)
La médiatisation, condition de formation d’un espace public ...
191
L’espace public médiatisé ...................................................................... 191 L’espace public « encadré » ..................................................................... 195 L’espace public et la médiatisation institutionnalisée ......................... 196
Les ambiguïtés de la médiatisation
.................................................... 198
La médiatisation : un obstacle à l’espace public ................................... 198 La médiatisation instrumentalisée ........................................................ 200 La médiatisation engagée ...................................................................... 202
Médias sociaux et mobilisations collectives .....................................
203
L’intermédiatisation en œuvre .............................................................. 203 La contre-médiatisation ........................................................................ 204 Ouverture ou clôture de l’espace public ............................................... 206
Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
208 209
Focus 3. Le journalisme, une médiatisation spécifique ................ 213 Roselyne Ringoot
Construction des faits sociaux et auctorialité professionnelle .... Construction des faits sociaux et auctorialité éditoriale ............... Construction des faits sociaux et genres journalistiques .............. Conclusion ................................................................................................ Références .................................................................................................
214 215 216 217 218
Chapitre 8. La politique médiatisée ..................................................... 219 Pierre Leroux et Philippe Riutort
La multiplicité des productions politiques
...................................... 222 Un espace de productions discursives médiatisées .............................. 223 307
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Isabelle Pailliart
MÉDIAS ET MÉDIATISATION
L’évidence des corpus médiatiques ....................................................... 225
Quels paradigmes ?
................................................................................. 227
Le paradigme des effets ......................................................................... 228 La communication politique : les limites d’un objet préconstruit ..... 229 231
Une question politique… ..................................................................... 232 … ou une question de médiatisation ? ................................................. 232
Conclusion. Éclairer les logiques croisées d’espaces professionnels et les échanges dans l’espace public ....................... Références .................................................................................................
233 235
Chapitre 9. Les médiatisations visuelles des savoirs scientifiques ....................................................................... 241 Michael Bourgatte et Daniel Jacobi
La textbookisation
.................................................................................. 242
Première opération : interpréter les relations texte/images dans un document scientifique scriptovisuel ....................................... Deuxième opération : la figurabilisation des concepts scientifiques ... Troisième opération : la diagrammatisation comme opération narrativo-cognitive .................................................. Quatrième opération : une énonciation éditoriale spécifique ............
La vidéographisation .............................................................................. Première opération : se rallier à la vidéo, forme émergente de circulation des savoirs ......................................... Deuxième opération : choisir un format conventionnel adapté à la consultation de ce média .................................................... Troisième opération : la scénarisation en équipe de l’enseignement à distance dans les MOOCs .................................. Quatrième opération : favoriser la compréhension des images scientifiques en direction d’un large public ......................
L’abord sociosémiotique des recherches sur la communication visuelle des savoirs scientifiques ............... Références ................................................................................................. 308
243 244 249 250 254 254 256 259 263 267 268
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Traditions et prismes disciplinaires ....................................................
Table des matières
Chapitre 10. Le genre au prisme des médiatisations et des médias ...................................................... 273 Isabelle Garcin-Marrou
273 274
La place des femmes dans les rédactions .............................................. 274 La place des femmes dans les médias : une première approche par les enquêtes internationales ............................................................ 277
Les contenus médiatiques : le traitement genré des nouvelles ....
280
La nécessité de l’historicisation des approches .................................... 280 Des thématiques exemplaires ................................................................ 283 La politique dans les médias : un ordre toujours saillant de la domination genrée ........................................................................ 286
Conclusion : le genre comme terrain de lutte médiatique ........... Références .................................................................................................
288 289
Focus 4. Les médias, l’improbable miroir des événements ........ 291 Jocelyne Arquembourg
De la construction des événements à l’expérience des événements .............................................................. Le rôle des médias : récits et cadrages ................................................ Événements médiatiques / événements médiatisés / événements publics ................................................................................. Références .................................................................................................
291 294 296 297
Index des notions ................................................................................... 299
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Introduction : genre et médias, une autre approche de l’ordre du discours ....................................... Genre et médias : des enjeux de présence ..........................................