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French Pages 197 [198] Year 2007
Maurice Blanchot et l’art au XXème siècle
Chiasma 24 General Editor Michael Bishop Editorial Committee Adelaide Russo, Michael Sheringham, Steven Winspur, Sonya Stephens, Michael Brophy, Anja Pearre
Amsterdam - New York, NY 2007
Maurice Blanchot et l’art au XXème siècle Une esthétique du désoeuvrement
Emmanuelle Ravel
Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de "ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents Prescriptions pour la permanence". ISBN-13: 978-90-420-2259-1 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007 Printed in The Netherlands
Chiasma seeks to foster urgent critical assessments focussing upon joinings and crisscrossings, singular, triangular, multiple, in the realm of modern French literature. Studies may be of an interdisciplinary nature, developing connections with art, philosophy, linguistics and beyond, or display intertextual or other plurivocal concerns of varying order. * De Thomas l’obscur, La part du feu et Lautréamont et Sade à L’espace littéraire, L’entretien infini et L’écriture du désastre, l’œuvre de Maurice Blanchot ne cesse de déployer les défis et les complexités d’une réflexion critique qui vient à la fois problématiser et enrichir notre conception du littéraire et, implicitement, de l’art en général. L’étude d’Emmanuelle Ravel plonge profond et avec une pénétration très finement orchestrée dans cette réflexion pour, précisément, la rattacher aux grandes pratiques de l’art d’avant-garde du vingtième siècle comme aux grandes théorisations qui en découlent. Ainsi, méditons-nous les rapports entre la pensée de Blanchot, toujours mouvante et souple, raréfiée et paradoxale, et, les pratiques plastiques de Malevitch et Duchamp et d’autres, ainsi que les perspectives des écrits théoriques, par exemple, de Greenberg et d’Adorno. Toutes les grandes notions qui peuplent les livres de Blanchot sont, très judicieusement, très élégamment, examinées et contextualisées : oubli, effacement, désoeuvrement, absence, non-représentation, insignifiance, autonomie, désastre, fragmentation, errance, imaginaire, etc., et la question d’une esthétique résiduelle, moderne/postmoderne, est posée dans ce contexte où dominent apories et impasses. Michaël Bishop Halifax, Nouvelle-Écosse, Canada février-avril 2007
Introduction
Mon nom est une question et ma liberté, dans mon penchant pour les questions Reb Eglal, - Edmond Jabès, Le livre des questions.
Échapper à la fascination des écrits de Maurice Blanchot n’est pas la moindre des choses, tant s’en faut, mais serait souhaitable à quiconque envisage de s’y intéresser. Lorsque ses textes reconnaissent leur dette envers les plus grands, qu’ils aient pour noms Rilke, Kafka, Hölderlin, Artaud, ou bien qu’ils s’adressent à ses proches : Louis-René Des Forêts, Edmond Jabès, Paul Celan, Henri Michaux, Michel Foucault…, comment s’autoriser, simple lecteur, à entrer dans le travail indigent, forcément réducteur, de l’exégèse d’un auteur qui, disons-le sans détour, est parmi les plus rares du vingtième siècle ? Parce qu’il est l’objet très souvent de mythes obscurs, mais aussi d’actes nombreux de reconnaissance, Maurice Blanchot, né en 1907, déroute et intrigue, irrite et séduit. Son absence médiatique qui agace certains, il ne faut la voir que comme l’expression d’une vie à l’œuvre, d’une discrétion de toujours pour celui qui, pressé par les questions les plus grandes, ne déserte jamais les exigences de la pensée, qu’elle soit philosophique, poétique, littéraire ou politique. Un écrivain et un penseur qui ne se rend jamais à quelque défaite de la pensée, mais qui sans cesse met en péril les plus anciennes fondations de la littérature pour se confronter à ses problèmes : ceux des limites de la représentation. Une œuvre importante — plus de cinq mille pages à ce jour — et des plus escarpées : celui dont, lors de son immense essai biographique, Christophe Bident rappelle qu’il est le « partenaire invisible » dans un ouvrage du même nom, est une figure qui s’impose au vingtième siècle comme des plus mystérieuses et des plus problématiques. Mis au banc des accusés depuis quelque temps sur la rémanence d’un passé douteux durant les années 1930, il reste énigmatique pour bon nombre de ses commentateurs qui ne parviennent cependant pas, malgré les débuts maurassiens qui furent les siens, à se munir d’une accusation véritable envers celui qui fut d’abord l’ami intime de Georges Bataille et d’Emmanuel Levinas. Quoi qu’il en soit, aborder l’œuvre de
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Maurice Blanchot reste pour plusieurs une entreprise vouée au risque et à la déroute, à l’éconduite, aventure précaire d’une œuvre taxée d’illisibilité, où le texte sans arrêt se dérobe sous les tentatives du lecteur d’en fixer le contenu, d’en cerner le discours, d’en détecter le centre. Une tâche ardue dès lors se révèle au critique, qui doit se déprendre de toutes mesures méthodologiques et d’approches circonspectes, en vue de se laisser proprement ébranler par l’injonction de l’œuvre, elle qui se fait force attractive et l’entraîne à la frontière des genres. L’oubli, l’effacement, le désœuvrement, le retrait, sont des réalités confiées à l’écriture, par lesquelles le texte se dirige vers l’absence de Livre, pour qui la loi a toujours déjà été transgressée, dans la quête d’une forme de pensée qui dise le « sursis ». Dans les profondeurs abyssales de la mouvance de l’œuvre, nul ne pourrait réellement déterminer la trace du passage d’un style, l’élément d’effraction par excellence, si prompt à se laisser indexer sur les déplacements de l’image. Parce qu’il s’est plu à confondre le néant par l’imaginaire, Maurice Blanchot a su porter la littérature à ses confins qui sont les métamorphoses infinies. Ainsi, il s’est engagé sur les pas de Mallarmé comme un suiveur fidèle, uniquement préoccupé du sort du langage en tant que résidu de l’imaginaire, et par là annexé au système de l’image. Conviée à cette circonvolution, notre lecture a bien sûr contracté les obsessions de ces réflexions sur l’espace du langage. Dans l’absence de mythe, Blanchot retrace l’expérience de la littérature par la vision originelle du poète qui témoigne de la disparition de la chose à l’apparition du mot. Livré à une rhétorique de l’ineffable, le texte se voit dépossédé en permanence de tout potentiel, prise de parole ou pouvoir de signification. Il s’efface. Le lecteur ou critique désorienté par l’errance reconnaît à présent son incapacité à dire l’univers blanchotien sans tomber dans un facile mimétisme. L’œuvre s’exclut de la représentation en se laissant contaminer par la mort. Le phénomène des avant-gardes au vingtième siècle a pris en charge le dilemme de la création qui, niant toutes formes traditionnelles, a redéfini l’art et la littérature dans un rapport de destruction et de dissolution des formes et des pensées, des formes de pensées. La modernité, de façon plus générale et tout au long de ce siècle, pose ses assises sur la force de radicalisation du langage qu’elle met en question jusqu’à l’extrême. La littérature devient « expérience des limites », et elle s’avère indissociable du mouvement même de l’œuvre : une maille à l’endroit, une maille à l’envers… Sa précarité est issue de l’aporie qui la constitue : comment, à s’affirmer en se niant, la littérature est-elle encore possible, et si elle l’est, en quoi procède-t-elle du mécanisme de
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l’image qui est mécanisme de la perte ? Il semble que ces questions dénoncent une impasse fondamentale que nous voulons mettre à jour comme point de départ. La mise en relation de plusieurs auteurs permettra d’illustrer le problème du vide qui régit leurs créations de manière initiale. Comment l’artiste s’interroge-t-il sur le vide et crée-t-il une œuvre selon les critères de l’absence ? Notre travail visera à éclaircir tous les aspects d’une certaine religion de l’absence d’œuvre, ou à démontrer les enjeux du processus essentiel du désœuvrement chez Maurice Blanchot et quelques artistes modernes. La question prédominante de la disparition est liée au caractère radical de l’art moderne qui récuse la propension représentative au profit de l’aptitude à la présentation. Ceci sera examiné en parallèle avec l’éviction de la fonction narrative dans le texte blanchotien, pour restituer une temporalité au produit de l’art devenu expérience. Nous souhaitons mettre en regard des comportements créateurs qui ont marqué l’histoire de la modernité dans leur commune réflexion sur la crise de l’Avant-Garde, dans l’effort qu’ils ont fourni pour exemplifier le phénomène de la prise de conscience critique des limites de la représentation. Nous tenterons d’exposer les conditions de survie de l’art et de la littérature, dans une étude tendue vers les débats entre modernité et post-modernité. Il appert que c’est par le biais de la notion du silence que nous devrons chercher à comprendre la position d’une œuvre établie par rapport au défaut d’origine, au manque d’achèvement, à la décomposition. Pour parcourir cet espace de l’absence, du début du siècle à nos jours, nous considérerons les démarches instructives d’artistes voués au silence et au désœuvrement, aussi bien par le biais de l’exercice de l’abstraction, par le détournement de l’usage d’objets banalisés, que par la construction de masses évidées. Un des tout premiers à s’être appliqué à la mise en œuvre de l’auto-réflexion dans la peinture est le peintre russe Kazimir Malévitch. Ses recherches sur les structures de l’espace pictural l’ont bientôt amené à proclamer la fin de l’art, et c’est cette posture que nous mettrons en dialogue avec la crise du langage littéraire telle que Blanchot la médite, notamment dans L’espace littéraire et L’entretien infini. Dans un deuxième temps, cette même question de la mort de la représentation sera abordée chez un artiste aux activités diverses, excentriques et fondamentales : il s’agit de Marcel Duchamp, personnage iconoclaste qui remettra en cause, dès les années 1910, le statut de créateur et dégagera, dans la lignée de Raymond Roussel, toutes les implications de la dimension langagière incluse dans l’objet d’art. Viendront ensuite s’ajouter à cette exploration les exemples de
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peintres et sculpteurs américains dits « Minimalistes » qui, dans les années soixante, se sont penchés sur le problème de la figuration de la perte, de l’inexpression de la matière et de la forme. Dans ces chapitres, le motif blanchotien du Neutre viendra corroborer le précepte d’indifférence esthétique qu’énoncent les œuvres minimalistes. Par des sensibilités multiples au néant, les auteurs modernistes vont, à l’instar de Blanchot, « nommer le possible, répondre à l’impossible », dans le lieu de rencontre de l’œuvre et de l’espace de la mort. Pour terminer cette revue d’isotopies du phénomène de l’absence d’œuvre, entre écriture et créations artistiques, nous interrogerons cette fois les écrits de Maurice Blanchot à l’aide de textes philosophiques sur l’esthétique. Cette confrontation finale nous permettra d’évaluer la question fondamentale de cette thèse : y a-t-il une esthétique blanchotienne dans le fait de la disparition ? Peut-on même risquer le terme d’esthétique concernant l’approche d’une œuvre refusant la forme, passant du cercle au fragment, et niant le sens, ambitionnant le Neutre ? Ces questions resteront peut-être bien sans réponse, cependant l’originalité de la mise en dialogue de ces diverses instances devrait permettre de mesurer la dimension esthétique du désœuvrement en tant que lieu de l’ambiguïté, passage du théorique au fictif, réalisation du paradoxe qui désunit sensible et intelligible. Le problème de la dialectique sera central : à savoir si les auteurs qui stigmatisent l’aporie de la modernité concrétisent absolument un dépassement de la dialectique, s’ils consacrent l’inachèvement du Tout comme forme de synthèse, s’ils voient en fin de compte dans la post-modernité une alternative à l’impasse de la modernité ou le maintien de cette impasse même. C’est principalement dans l’étude des contestations de la continuité de la forme et de la pensée que nous examinerons les critiques de l’accomplissement dialectique dans la poétique de Blanchot qui, elle, se donne sans cesse à récuser l’esprit de « système », à savoir celui que l’on retrouve particulièrement chez des penseurs de l’idéalisme allemand comme Hegel. Blanchot propose paradoxalement de le subvertir de l’intérieur. Achever le Système pour mieux le neutraliser, il semblerait que ceci soit la manière de l’écrivain de se libérer de l’hégélianisme. À nous de voir si ce jeu d’effacement autorise à parler d’une esthétique.
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Première partie Maurice Blanchot et l’Avant-Garde
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Chapitre I La modernité, la mort, et l’image blanchotienne Il y avait qu’il fallait détruire et détruire et détruire, Il y avait que le salut n’est qu’à ce prix. Yves Bonnefoy, « L’Imperfection est la cime ».
S’il nous faut esquisser une histoire des avant-gardes au XXème siècle, c’est que nous concevons déjà l’ampleur d’un paradoxe.1 Ne serait-ce que tracer une généalogie de la modernité, ceci s’avérerait tâche impossible pour qui respecterait le mot d’ordre de celle-ci : « Réussir, c’est disparaître ». Tenter une histoire de la disparition donc. Autant dire qu’il serait question du rien, de la destruction à l’œuvre, de la religion du nouveau qui entraîne avec elle, au long du siècle présent, ses myriades de désillusions. Car l’esthétique de la surprise, celle du choc, manquerait son effet, si elle s’opposait à se renier. Comme un processus accéléré d’obsolescence, la modernité est, selon la belle formule de Baudelaire, « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Une esthétique de l’éphémère donc, qui aurait émergé depuis la seconde partie du dix-neuvième siècle. Afin d’aborder le déclin de l’avant-garde, sujet qui nous préoccupe et qui s’apparente intimement au problème du désœuvrement chez Maurice Blanchot, nous voulons retracer, dans les grandes lignes, les étapes de la modernité, période qui englobe celles, plus sporadiques, des diverses avant-gardes. Avec Le peintre de la vie moderne, son essai sur Constantin Guys, Baudelaire amorce en 1863 un discours sur la modernité artistique, où il considère que le peintre est capable d’exprimer la beauté changeante et multiple de la rue, « de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique ». De fait, la même année, Manet expose son Olympia ainsi que le fameux Déjeuner sur l’herbe. Les premiers traits de la peinture moderne sont déjà contenus dans les 1
Par « avant-gardes » nous entendons toutes sortes de mouvements iconoclastes du XXème siècle. La graphie : « Avant-Garde » signifie quant à elle le phénomène historique et dépassé du mouvement des années 1910. La distinction procède uniquement d’un parti pris inhérent à notre thèse.
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toiles impressionnistes. Il s’agit du caractère de non-fini, écho de la vitesse dans le monde moderne. Par ailleurs, l’auteur des Fleurs du Mal condamne sévèrement l’aspect néo-réaliste de l’œuvre de Gustave Courbet : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » ! lui écrit-il. Comme on sait, Baudelaire ne cache pas son dégoût du progrès et de la décadence qu’il suscite. Plus tard, peu avant la seconde guerre mondiale, un autre écrivain effrayé par la barbarie du progrès technique, Walter Benjamin, affirme son sentiment de tristesse face au désenchantement de l’art, et voit dans l’esthétisation de la machine par la politique l’annonce de la dictature. Instamment, l’œuvre d’art est en passe d’acquérir une qualité traumatique, extrême d’une modernité qui va bientôt s’achever dans les camps de la mort.2 Il convient de circonscrire les prémisses de cette modernité, et à ce titre, la date de 1857, année qui est celle du procès de Madame Bovary et des Fleurs du Mal, doit être citée. L’affrontement social de la bourgeoisie et du prolétariat va grandissant et débouche sur la Commune de Paris en 1871. Parallèlement, la littérature moderne apparaît. L’année 1869 n’avait-elle pas vu la parution de l’œuvre d’un certain Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror ? C’est la transformation de la position sociale de l’artiste qui traduit le mieux le tournant de la modernité. Avec la prolétarisation de son statut, c’est une démocratisation de l’art et de la littérature qui va s’affirmant. R.M. Rilke, dans ses Lettres sur Cézanne, insiste sur le thème de la pauvreté, fait référence à Verlaine à ce sujet, même si l’œuvre de celui-ci « comporte ce refus de donner, cette amère ostentation des mains vides » (Rilke 60). L’artiste en saltimbanque, à l’image de Van Gogh par exemple, témoigne de ce refus individuel d’obéir à une société qui donne naissance à la division du travail, et qui cherche à s’éblouir sur le bel intérieur, dont l’ornement n’échappe pas aux tendances fallacieuses. En réaction, l’Avant-Garde se mobilise dans une protestation collective cette fois. De fait, on pourra garder à l’esprit le rapport entre révolution et esthétique, à dessein de voir si l’Avant-Garde peut ou non se prévaloir d’un style. La mécanisation grandissante, ouvrage d’une bourgeoisie dominant les lois de la production, inspire un rejet profond aux tenants du monde de l’art qui se regroupent en force contestataire. C’est par la rupture progressive des liens qui arrimaient les artistes aux classes dirigeantes, après qu’ils ont eu séjourné quelque temps sur les cimes de « l’art pour l’art » ou de « l’Esthétisme », que les 2 Nous reviendrons sur ce sujet plus loin dans cette partie, par le biais notamment de l’essai de Walter Benjamin : « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée », lorsqu’il sera question de l’art et de la politique.
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artistes ont pris conscience qu’ils devaient ingérer l’espace politique. La naissance de la modernité leur a, sans contredit, intimé de fonder une culture d’opposition. La situation pré-moderne dans laquelle ils transitaient, s’inscrivait dans l’exercice d’une autonomie face à la sphère sociale. En effet, la bourgeoisie croit encore, à cette époque du tournant du siècle, à l’indépendance de la culture par rapport à l’organisation sociale. La paupérisation induite par l’industrialisation, assimilant les artistes au monde ouvrier, donne l’impulsion à la naissance d’une Avant-Garde, instituée justement sur le bouleversement du principe de l’autonomie de l’art. Avant tout, il doit désormais « être fait par tous et non par un ! » tel que Lautréamont en avait donné l’ordre à propos de la poésie. L’art devient l’affaire de la multitude et doit s’accomplir en dehors de l’Institution : « The historical avant-garde of the twenties was the first movement in art history that turned against the institution‘ art ’ and the mode in which autonomy functions. In this it differed from all previous art movements, whose mode of existence was determined precisely by an acceptance of autonomy », écrit Jochen Schulte-Sasse (Bürger, Theory of the Avant-Garde XIV). Effectivement, le credo révolutionnaire présidant à l’Avant-garde est de réintégrer l’art à la vie. Le concept d’expérience joue alors un grand rôle dans les théories, notamment dans celle de Peter Bürger. Les artistes et les écrivains s’inspirent des thèses de Marx comme de Bakounine, et s’attachent à investir leurs œuvres d’éléments d’opposition au capitalisme. En termes de création, la fonction critique de l’œuvre revêt toute son importance : Adorno l’exprimera plus tard dans sa Théorie esthétique en disant que « l’art est l’antithèse sociale de la société » (24). C’est aussi la position d’Ionesco. Il nous la livre dans ses Notes et contre-notes : L’homme d’avant-garde est comme un ennemi à l’intérieur même de la cité qu’il s’acharne à disloquer, contre laquelle il s’insurge, car, tout comme un régime, une forme d’expression établie est aussi une forme d’oppression. L’homme d’avant-garde est l’opposant vis-à-vis d’un système actuel. Il est un critique de ce qui est, le critique du présent,— non pas son apologiste. Critiquer le passé est facile, surtout lorsque les régimes au pouvoir vous y encouragent ou le tolèrent ; ce n’est qu’une solidification de l’état actuel des choses, une sanctification de la sclérose, une courbure d’échine devant la tyrannie et les pompiérismes. (27)
Entrée de plain-pied dans la politique, l’Avant-Garde redéfinit la création artistique en termes de bouclier contre tout système idéologique. La bourgeoisie est la visée première car elle détient les
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rênes de l’industrialisation et dévalorise le statut de l’artiste en lui imposant la soumission au progrès technique. Le créateur s’affranchit alors du vieux mécénat et plonge dans la réalité économique, où le beau n’est plus qu’une valeur marchande. Pour prendre le contrepied de ce barbarisme, l’artiste, qui se réclame d’une modernité authentique, ne peut se dégager que par un effort héroïque qui passe par le renoncement total, par l’effort ascétique qui vient contrebalancer les pernicieuses tendances décoratives, au rêve et au bien-être domestique : Désespérant de voir se réaliser la réconciliation du réel et de l’idéal, dont l’art prétendait être la préfiguration utopique, le courant le plus radical de l’avant-garde propose le dépassement de l’art et l’application de son pouvoir de négation à l’ensemble du champ social. (Bouchindromme 146)
C’est par la négation du marché de l’art que l’Avant-Garde s’efforce de porter atteinte à la domination du système du capitalisme. L’art se refuse au même instant à se soumettre à la valeur d’échange que celui-ci lui désigne. Se défendant contre toute récupération marchande, l’œuvre d’art s’affronte dès lors au jeu politique et endosse un statut laïc, non plus religieux, de résistance. « Instead of being based on ritual, art will now be based on politics », écrit Bürger (Theory of the Avant-Garde 28). Voici un processus de désacralisation dont l’œuvre d’art peut se prévaloir enfin, grâce à l’émancipation qu’opère la modernité. Ce point fait l’objet des réflexions de Walter Benjamin sur la place de l’art à l’orée de l’avènement du fascisme. Walter Benjamin et l’art au risque du modernisme 3 C’est parce qu’il est si attaché à Baudelaire qu’il est opportun d’accoster d’abord la pensée de Walter Benjamin, même si celle-ci se situe au-delà des avant-gardes du début du XXème siècle. A partir des années trente, il plonge un regard rétrospectif sur l’état de la modernisation et en discerne, avec anticipation, les ravages de son asservissement à la sphère politique. Pour lui, le recueillement contemplatif de l’œuvre d’art est tombé en désuétude, puisque « la reproduction mécanisée, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel » (Écrits français 146). Il faut noter que la philosophie de Benjamin à l’égard de la modernité, si elle s’unit à celle de Baudelaire, c’est qu’elle conçoit, dans une angoisse 3 Ce terme est usité ici à la différence de celui de « modernité » dans l’acception plus large et moins philosophique de la révolution industrielle, du progrès technique. Il se réfère plus directement à l’essor de la machine.
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identique à celle du poète, le développement de la productivité comme destituteur du rayonnement de l’aura de l’œuvre d’art. Cette notion-clé figurera chez Benjamin le pouvoir de fascination de l’art pré-avantgardiste. Néanmoins, la modernité va offrir un champ nouveau d’investigation propice à la contemplation, non plus nostalgique celle-ci, au vu d’un passé révolu, mais distraite à présent : la Rue. Benjamin qui a décrété Paris « capitale du XIXème siècle », a dépeint le flâneur baudelairien par l’entremise de l’évocation des passages de la ville. Cela lui permet alors de substituer la contemplation silencieuse et calfeutrée du chef d’œuvre, à la déambulation et à l’admiration paresseuse de l’architecture urbaine. Dans son célèbre essai de 1936, traduit de l’allemand avec Raymond Aron, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », l’auteur du Livre des passages développe sa théorie de l’art dans la société où le cinéma et la photographie sont en voie de confondre le potentiel révolutionnaire de la population. La prolétarisation est croissante, et cela est le fruit de l’industrialisation, qui va de pair avec le développement des masses populaires. Une attitude distincte face à l’art s’en dégage inévitablement. Sa réception ne demeure plus individuelle, comme au temps de sa sacralité, mais devient collective, comme le prouve la réaction de la population face à la montée de l’urbanisation. Grâce au procédé lithographique, l’œuvre d’art devient reproductible à l’infini. Sa diffusion alors illimitée destitue le chef-d’œuvre de son caractère d’unicité qui, selon Benjamin, « ne fait qu’un avec son intégration à la tradition ». Le problème qui se pose alors touche la notion d’authenticité. Peut-on encore parler de « valeur d’original » dans le milieu artistique où la reproduction tend à « standardiser l’unique » (Écrits français 144)? Indubitablement non, et il s’agit bien là de l’effet grandissant du désir de la foule d’avoir accès sans restreinte aux chefs d’œuvre trop longtemps tenus à l’écart du tout-venant. La photographie devient un moyen de répondre à l’exigence de cette masse populaire, trop contente de pouvoir à son tour s’emparer individuellement de la copie conforme de l’original, qu’il est dorénavant jugé obsolète de contempler. « La masse revendique que le monde lui soit rendu plus ‘ accessible ’ avec autant de passion qu’elle prétend déprécier l’unicité de tout phénomène en accueillant sa reproduction multiple », écrit Benjamin. Cette prise d’assaut par le peuple des vestiges ou des copies de la culture n’est pas sans inquiéter T.W. Adorno, l’ami de Benjamin, qui lui fait part de ses craintes après avoir pris connaissance du texte cité ci-dessus. Il est significatif pour Benjamin que la perte de l’aura est la conséquence du choc provoqué par les esthétiques de l’Avant-Garde. Cette expérience, menée à son terme par un mouvement comme le futurisme, caractérise la société moderne de plus en plus galvanisée par le culte de la
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vitesse. Le déferlement de passion des masses, toutes ensemble assoiffées de distraction, constitue une énergie que le système dominant veut s’efforcer de canaliser pour mieux en contrôler les débordements. L’avanie de l’Avant-Garde fait son apparition dans la constante récupération des manifestations populaires. Adorno avance un exemple qui est celui du cinéma de Chaplin, trop distrayant d’après lui pour pouvoir être cautionné par l’Avant-Garde. L’évidence est telle : tout événement artistique, d’un point de vue marxiste, se doit d’énoncer, ad infinitum, une critique institutionnelle, et ne pas succomber au danger de la distraction pure. En voici ce qu’écrit l’auteur de la Théorie esthétique dans une lettre à la date du 18 mars 1936 : Le rire des spectateurs au cinéma est rien moins bon et révolutionnaire ; j’ai déjà parlé de cela avec Max (Horkheimer), et il vous l’aura certainement dit : il est empreint du pire sadisme bourgeois. La compétence des revendeurs de journaux discutant des résultats sportifs est une chose dont je doute profondément, et la théorie de la distraction, en outre, malgré sa séduction par son caractère de choc, ne saurait du tout me convaincre. Serait-ce par cette simple raison que, dans une société communiste, le travail sera organisé de telle façon que les hommes ne seront plus aussi fatigués et abêtis au point d’avoir besoin de la distraction. (Écrits français 137)
Cette mise en garde contre l’amusement des foules constitue un des motifs récurrents de l’analyse des avatars des avant-gardes. Située au premier plan dans l’aventure situationniste, elle est stigmatisée par le texte de 1967 de Guy Debord, La société du spectacle, dont on peut citer un aphorisme de rigueur : « le spectacle /[…] a la fonction de faire oublier l’histoire dans la culture » (148). Une épreuve d’amnésie donc, qui emprisonne les masses dans le présent et les prive de toute projection dans l’avenir en leur faisant croire qu’il est déjà là 4. Mais restons dans les années qui précèdent la seconde Guerre Mondiale, où l’apogée de cette tendance au divertissement se trouve culminer à travers un grand mécanisme de manipulation de masse : le kitsch. Puissance de mystification issue de la politique d’un régime totalitaire, le kitsch s’affiche effectivement comme le gigantesque effort d’assouvissement, et donc de contrôle, face aux aspirations populaires esthétiques, dans une société où, selon Marx, culture de masse égale idéologie, et où, pour Adorno, kitsch « is the parody of aesthetic consciousness » (Calinescu, 241). Garant de l’image démocratique 4
Nous reviendrons bien sûr à la question de l’Avant-Garde et des débats qu’elle engendre depuis mai 68, et il nous faudra notamment évoquer les textes de Debord et ceux de Baudrillard concernant la disparition du réel.
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d’une société où l’on peut se targuer d’être son propre maître d’expression, le kitsch est cette magnifique illusion culturelle, effroyable par ce qu’elle cache en son sein : « It is beautiful because it is awful », écrit Susan Sontag à propos des camps de concentration et du kitsch (Calinescu). Une sorte « d’utopie réalisée » comme l’écrira Baudrillard à propos de l’Amérique, et qui laisse croire que la modernité est au faîte de son avènement. En conséquence, il sera légitime de confronter les débats actuels sur la question de l’inachèvement ou du dépassement de cette modernité, par le biais justement des phénomènes esthétiques des années dix aux années soixante. Au seuil de la seconde Guerre Mondiale, Hitler effectue l’évincement de l’Avant-Garde, car elle représente une menace de taille pour son régime, lui qui, à titre d’exemple, fait fermer le Bauhaus en 1936. Par la diffusion du kitsch, il entend juguler le besoin de culture dans la société moderne par l’esthétisation de sa politique. Il s’agit bien du revers de l’Avant-Garde, qui entendait, elle, répondre au cri de la foule par la politisation de l’art. Ces deux phénomènes s’affrontent dorénavant. Pour en revenir à Walter Benjamin et à ses dires sur le fascisme, son essai mentionné plus haut sur l’œuvre d’art se termine sur la démystification sans ambages des mouvements tels que le futurisme, que le culte de la machine a fait verser dans la dictature 5. En voici la clôture : « Fiat ars, pereat mundus », dit la théorie totalitaire de l’Etat qui, de l’aveu de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique de la perception transformée par la technique. C’est apparemment là le parachèvement de l’art pour l’art. L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même. Son aliénation d’ellemême par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique « de tout premier ordre » . Voilà où en est l’esthétisation de la politique perétrée par les doctrines totalitaires. Les forces constructives de l’humanité y répondent par la politisation de l’art. (Écrits français 171)
Ainsi peut-on voir le travail d’intégration de l’art à la sphère sociale prônée par l’Avant-Garde : comme une tentative de résister, par la destruction des images de l’art comme « promesse de bonheur », à l’assimilation de la culture et du divertissement. Si l’on cherche à établir la liaison avec l’œuvre de Maurice Blanchot, il faut s’appliquer à faire ressortir les oppositions qui 5
Un autre texte tout aussi pénétrant est à citer à ce sujet : « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme », écrit par Emmanuel Lévinas en 1934.
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résident entre le kitsch et l’art moderne. Pour reprendre les termes de l’analyse de 1939 de Clement Greenberg, « Avant-Garde et kitsch », disons que le kitsch y est vu comme un produit de synthèse, sorte de telos de la forme artistique refermée sur elle-même comme l’était le mouvement romantique. La critique du kitsch pourrait tout entière s’apparenter aux griefs de Nietzsche à l’encontre de la forme organique, celle d’une œuvre de Wagner par exemple. La définition qu’en donne Greenberg est intéressante dans cette optique également, car elle fera l’objet, dans la suite de cette étude, d’un rapprochement avec l’analyse du système blanchotien de l’œuvre. Voici : « Si l’avantgarde imite les processus de l’art, le kitsch, lui, en imite les effets » (Art et culture 22). La présence de l’idéologie est certainement sauvegardée par la clôture du modèle esthétique. C’est pour en prodiguer la critique que les créateurs de la modernité confectionnent alors des œuvres éclatées, fragmentées, décomposées et inachevées, à l’écart de toute cohérence. A ce stade, l’on peut en présenter un des emblèmes qui est le mouvement Dada. Notre réflexion reviendra ensuite sur les analyses de Benjamin, concernant le lien entre mort et modernité, ou plus précisément le fonctionnement de l’image. Sans l’ombre d’un doute, cette vaste entreprise de démolition que fut, à ses débuts, le sacerdoce de l’avant-garde, se savait perdue d’avance en refusant de frayer avec la conservation d’un patrimoine national quelconque. Rejetant l’unicité de l’œuvre d’art, les premiers mouvements révolutionnaires artistiques ont attaqué toute forme d’organicité de l’œuvre, et donné lieu à une forme nouvelle d’expression qui est celle de la fragmentation. Répondant à une vision diffractée de la réalité, l’éclatement protéique de la forme allait désormais s’appliquer à l’ensemble de la production artistique et littéraire de l’Avant-Garde. Afin d’amorcer notre étude sur l’image, il s’agit de nous consacrer à son espace initial, celui de la mort. C’est par le biais de la « theory-death » de l’Avant-Garde, comme l’a déployée son auteur Paul Mann, que va s’opérer le passage de la mort de cette Avant-Garde, à celle relative à l’œuvre chez Maurice Blanchot. Le 8 février 1916 naît à Zürich « Dada », groupement d’artistes révolutionnaires chapeautés par le Roumain Tristan Tzara. Décidé à affronter le public, le mouvement se concentre sur l’effort du scandale permanent, de l’outrage constant à l’art et à la société. Par un activisme très diversifié, Dada s’attaque aux valeurs bourgeoises, à la tradition, s’attache à « Détruire un monde pour en mettre un autre à sa place, où plus rien n’existe » (Ribemont-Dessaignes, Béhar, et Carassou 41). On évalue alors l’influence des thèses anarchistes, où chez Bakounine, « détruire, c’est créer ». Il semble que les dadaïstes se soient défendus
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d’appartenir au bolchévisme, malgré les accusations de la presse de l’époque ; il s’agissait plutôt, pour ces agitateurs, d’un certain apolitisme révolutionnaire, énergie novatrice qui se présentait comme une combinatoire nouvelle, jamais vue dans les milieux artistiques. « De tentation pour l’œil ou de séduction pour l’oreille que l’œuvre était auparavant, elle devint projectile chez les dadaïstes. Spectateur ou lecteur, on en était atteint », raconte Benjamin (Écrits français 166). Le but étant que personne n’en reste indifférent. Dada défend l’irrationnel, l’alogisme, l’hétérogène, revendique leurs incohérences et contradictions internes. Rapprochant l’art et la vie, Tzara impose de vivre un quotidien où le réel est recréé de toutes parts. L’aventure est totale ou n’est pas, elle est, selon son mot, « cosmique ». Renverser les valeurs, c’est bien le projet, mais au nom de la vie, une vie protéiforme comme les collages qui jaillissent de part en part. Comme le texte dadaïste, le collage ou le frottage donnent lieu à des œuvres inclassables. En elles sont portés les germes de leur destruction. Existence vécue comme une expérience artistique, en état d’urgence, émondée par le regard sur le néant laissé derrière lui par la Guerre de 1914-18. Pas d’illusion progressiste, Dada est contre Dada. Il est le doute absolu. « La plus grande escroquerie du siècle » ! s’exclame Tzara. Telle est la contradiction fondamentale sur laquelle l’Avant-Garde annonce le défi de son existence . « The avant-garde’s historical agony is grounded in the brutal paradox of an opposition that sustains what it opposes precisely by opposing it », écrit Paul Mann. Mais le dadaïsme a-t-il été dépendant de ce qu’il a déconstruit, ce qui expliquerait la raison de son passage-éclair dans l’histoire des avant-gardes? Jusqu’où lui fut-il possible de détruire ? Le principe de l’historicité paraît seul apte à élucider cette question. Dada comme mouvement inactuel, voilà bien ce qui le différenciait des autres mouvements d’avant-garde, tournés vers l’avenir comme le futurisme, ou postulés sur « la glorification d’une actualité », comme l’a écrit Breton à l’égard du surréalisme. « La modernité est ainsi conscience du présent, sans passé ni futur ; elle est en rapport avec l’éternité seule. C’est en ce sens que la modernité, refusant le confort ou le leurre du temps historique, représente un choix héroïque », explique Antoine Compagnon (Les cinq paradoxes de la modernité 31). Le dadaïsme stigmatise cette absence d’appartenance spatio-temporelle, qui s’appliquera à bien des égards à l’œuvre dans la conception de Blanchot . Effectivement, à l’origine du mouvement, il s’avère que pour les dadaïstes, tout était déjà en ruine. Le sentiment de révolte qui les anima était entièrement dû à ce sentiment tragique de l’existence, à la prise de conscience du scandale intolérable et permanent de la mort. Un immense cri au nom
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de la vie, mais une vie déjà impossible, une impuissance à mourir, à perpétuer la Nouveauté, parce que devant toujours être recommencée. Le concept de catastrophe se profile et il occupera les lignes qui suivent, car il est un élément fondamental des thèses sur l’Histoire de Benjamin. En outre, Dada se savait perdu d’avance qui voyait que les changements de la société étaient le fruit de la bourgeoisie. C’est elle qui, posant un regard historique neutralisateur sur les premières lueurs de la modernité, a désamorcé une révolte en la consacrant à une époque donnée. La rupture de la tradition a évolué en tradition de la rupture : d’une importance toute particulière, ce point vaudra d’être problématisé. La reproduction mécanisée est une illustration du mécanisme, en ce qu’elle produit du « toujours recommencé »6. Serait-il à propos de parler de permanence d’un phénomène concernant l’avant-garde ? D’un éternel retour du même ? Cela peut conduire à la pensée de Ionesco, dans le texte déjà cité, Notes et contre-notes, et pourra orienter une prochaine interrogation : c’est dans la conjugaison de l’histoire et de la non-histoire, de l’actuel et du non-actuel (c’est-à-dire du permanent) que se révèle ce fonds commun inaltérable que l’on peut arriver à découvrir aussi, directement, en soi-même : sans lui, aucune œuvre ne peut avoir de valeur, c’est lui qui alimente tout. Si bien que, en fin de compte, je ne crains nullement d’affirmer que le véritable art dit d’avant-garde ou révolutionnaire, est celui qui, s’opposant audacieusement à son temps, se révèle comme inactuel. (40)
Tels sont les concepts que l’on doit élucider à présent, à savoir, par rapport à la mode, l’inactuel et le permanent, ou encore l’histoire et la catastrophe, afin de dégager le paradoxe sans vouloir le réduire. Il faut interroger la notion d’Histoire, en l’occurrence pour vérifier la présence d’une épistémé de l’Avant-Garde. Modernité, mort, ruines et allégorie C’est de toute évidence une parenté de sentiment face à la ville et à la modernité qui lie Benjamin à Baudelaire. Même dégoût d’une foule civilisée impressionnée par les édifices gigantesques. Regard aveuglé qui ne voit même pas que les fondations de la Cité en recouvrentles ruines : 6
Cette théorie nous retiendra à propos de la question de l’Origine de l’œuvre chez Blanchot, masquée par l’éternel recommencement.
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La forme de la ville changeait, en effet, et cela avec une vitesse prodigieuse, du temps de Baudelaire. Il ne faut pas oublier que l’œuvre de Haussmann, ses larges tracés qui ne s’embarassaient d’aucune considération historique, étaient bien faits pour constituer un terrible memento mori à l’intention et au cœur de Paris même. Cette œuvre destructrice, toute pacifique qu’elle fût, illustrait pour la première fois et sur le corps de la ville même ce que pouvait l’action d’un seul homme pour anéantir ce qui, par des générations, avait été érigé. Un sentiment prémonitoire de l’insigne précarité des grands centres urbains n’est nullement absent des Tableaux parisiens. (Écrits français 237)
A partir de cela, l’on se demande comment la Nouveauté renferme en son sein l’identique; puis, comment l’histoire nécessite sa réactualisation dans le présent, pour en garantir la distance critique qui le préserve de l’idéologie. Toute tentative pour mettre en place un regard historique sur l’Avant-Garde présuppose de l’avoir certainement dépassée. Avant de conclure si cette rétrospective est salutaire ou non, il convient de se pencher sur l’intégration de la mort dans le mécanisme de la révolution. Car plus qu’un coup d’éclat voué à l’échec, l’Avant-Garde désire et met elle-même en scène sa propre fin. Cet autotélisme de la mort dans les manifestations de l’art, semble garant de son sauvetage — un refus de la compromission mais aussi une mort en devenir. Les aphorismes cités plus haut, injonctions dadaïstes, pourraient tous s’épanouir en un seul : « Dada will survive only by ceasing to exist », affirme J.E. Blosche, qui écrivait peu avant : « we should note that almost from the outset Dada saw its own death as inevitable and by no means a sign of defeat » (Mann 38). Dada serait contraire à cette modernité qui, bernée par la religion du nouveau, n’a de cesse de ressusciter de ses cendres. Le manifeste dadaïste voudrait être sa propre notice nécrologique. Un refus du ressassement inéluctable qui le conduisît au suicide. Si ce comportement outrancier fut taxé d’infantilisme par la psychanalyse, ou jugé puéril par les Situationnistes, un demi-siècle plus tard, il n’en reste pas moins qu’il fut porteur du signe des plus lucides et des plus prophétiques de la crise de la modernité, et fut à l’origine des Thèses sur l’Histoire de Benjamin. En effet, si le nouveau est destiné, par définition, à se transformer en son contraire, un objet obsolète et vieilli, il va de soi que l’espace du moderne va se trouver de plus en plus restreint. La ligne de démarcation autrefois si claire entre l’ancien et le nouveau allant toujours s’amenuisant, la modernité doit sa caractéristique à ce qui la détruit en même temps. Cette conscience aigüe du temps qui est celle de la modernité, celle d’un temps dévorateur et irréversible, promène avec elle l’effigie de la mort.
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Ainsi, les multiples sensibilités qui parsèment le paysage littéraire, artistique et philosophique de notre XXème siècle sont-elles celles de l’Impossible. Les mêmes que nous souhaitons appréhender et faire dialoguer avec les problématiques soulevées par Maurice Blanchot — la mort, le mourir, l’image, l’essai comme forme, pour en donner les lignes générales. Mais quel est-il, cet Impossible ? Vraisemblablement, il reste conçu par les diverses avant-gardes comme l’invincibilité de l’oubli. Un oubli perpétué par les forces dominantes sur les opprimés comme une expulsion de leur propre mémoire. Un effacement infligé par la social-démocratie qui dessaisit le peuple de sa culture, et des armes qui vont avec. Entendons par là : un travail négateur de l’histoire qui se construit en faisant oublier le passé au profit d’un présent éternel. Herbert Marcuse énonce ce détournement idéologique comme suit dans son article « Le caractère affirmatif de la culture » : « Parce que chaque instant porte en lui la mort, il faut que l’instant de beauté soit éternisé pour créer tant soit peu de bonheur. La culture affirmative éternise le bel instant dans le bonheur qu’elle offre ; elle éternise ce qui est éphémère » (Culture et société 133). Cette promesse de bonheur se trouve encore en porte-àfaux par rapport au credo révolutionnaire de l’Avant-Garde qui rejette la culture affirmative comme idéaliste. C’est justement cette éternisation qui est synonyme de mort, ou plutôt qui justifie l’impasse dans laquelle s’abîme la modernité. Benjamin a avec ampleur dialectisé cette aporie de l’éternel et de l’éphémère : ils constituent pour lui le fondement de la théorie de l’Origine telle qu’il l’a développée dans sa thèse sur L’origine du drame baroque allemand. C’est dans le concept de l’Allégorie qu’il a inséré cette problématique face à celle du matérialisme historique. Concernant la théorie critique de l’histoire, il est important de voir comment l’idéalisme positiviste se réapproprie l’Avant-Garde en la reléguant au passé. Citons Pierre Bourdieu au sujet de la Modernité qui dit : « L’histoire est un des moyens les plus efficaces de mettre la réalité à distance et de produire un effet d’idéalisation, et, par là, paradoxalement, d’éternisation » (11). Il faut éviter la confusion : le concept d’histoire peut tour à tour se charger d’une valeur éthique : l’histoire doit s’écrire, se défier de l’oubli, c’est-à-dire de la barbarie, et à l’inverse d’une coloration illusoire : celle d’un passé continu et progressif, dansdes pourparlers positivistes et fatalistes, ou déterministes de la social-démocratie. Ce à quoi s’oppose Benjamin, qui formule sa thèse sur un refus de la continuité de l’histoire en ces termes : « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais celui qui est rempli du temps de maintenant »
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(Mythe et violence). La thèse sur l’Histoire de Benjamin n’est pas un refus du passé au profit d’un présent glorifié par la révolution prolétarienne. Elle est au contraire le lieu de l’interruption, de la rupture dans la chaîne trompeuse de la causalité des événements. Cette notion d’interruption est en fait le concept-clé de Benjamin qui s’étend jusqu’à ses écrits sur la poésie, celle de Hölderlin par exemple à laquelle il consacre des pages grandiloquentes, où elle s’informe dans le procédé de la césure. À un niveau économique maintenant, la discontinuité est le paradigme de l’ère industrielle, qui propose des œuvres en série, identiques à l’envi, ce qui contredit le statut d’une production toujours en quête de nouveau : l’archaïque paraît lié à la modernité, et […] le « nouveau » est en même temps le plus ancien, éternel retour du même comme la mode : la marchandise toujours « nouvelle », non usagée parce que sa valeur d’usage intégrale est condition de sa valeur d’échange, dissimule dans son identité « synthétique » le travail passé, la sueur, la mort, la duperie de l’échange et le rêve de sa propre destruction, de son remplacement par du « nouveau ». (Rochlitz, Le désenchantement de l’art 47)
Comme pour le philosophe Benjamin, la modernité est ce lieu où cohabitent l’éternel et l’éphémère. C’est la force d’attraction du présent qui fait coïncider les moments historiques par le refus de la médiation de l’Histoire. Ne subsiste que la fêlure qui est aussi la violence non médiatisée de la classe opprimée. En privilégiant l’idée d’une histoire universelle, l’idéologie dominante a désarçonné la conscience révolutionnaire. C’est à « rebrousse-poils » qu’il faut envisager le regard sur l’histoire : pour en faire apparaître les aspérités. Benjamin, qui a découvert le tableau de Klee, Angelus Novus, va s’en servir d’illustration : On y voit un ange qui a l’air de s’éloigner de quelque chose à quoi son regard semble rester rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est ouverte et ses ailes sont déployées. Tel devra être l’aspect que présente l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où à notre regard à nous semble s’échelonner une suite d’événements, il n’y (en) a qu’un seul qui s’offre à ses regards à lui : une catastrophe sans modulation ni trêve, amoncelant les décombres et les projetant éternellement devant ses pieds. L’Ange voudrait bien se pencher sur ce désastre, panser les blessures et ressusciter les morts. Mais une tempête s’est levée, venant du Paradis ; elle a gonflé les ailes déployées de l’Ange ; et il n’arrive plus à les replier. Cette tempête l’emporte vers l’avenir auquel l’Ange ne cesse de tourner le dos tandis que les décombres, en face de lui, montent au ciel. Nous donnons nom de Progrès à cette tempête. (Écrits français 343-344)
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L’Avant-Garde correspond, Greenberg le soutient, à l’apparition d’une nouvelle forme de critique de la société : la critique historique que nous venons d’exposer brièvement. Celle-ci s’appuie sur un travail d’archéologue qui vise à dégager du présent les ruines du passé. D’un point de vue marxiste, la modernité est cette émergence inchoative de la précarité : elle n’est qu’une redécouverte des fondements de l’origine dans la vie actuelle. Elle s’apparentera plus loin à la vision en ruine de la littérature. En attendant, la problématique semble vouloir désigner une historicisation du Nouveau. En ce sens que cette mise en discours de l’Avant-Garde signe tout simplement son arrêt de mort. Pour faire obstacle à l’oubli, il faut que le passé soit vivace dans le présent, un présent tout gorgé non pas du souvenir, mais de la présence même de ce passé. D’où il fut souvent établi, et à tort selon nous, que l’aspiration benjaminienne au passé tenait d’une volonté de résurrection du paradis perdu de l’enfance. Là où il se pourrait qu’une nostalgie délicate se trouve effectivement dans ce regard sur l’histoire, il paraît bien plutôt, et ceci fait derechef surgir le concept d’Origine, que cette recherche des traces du passé confine l’Histoire dans la forme d’une Ruine gigantesque, d’un fragment. En privilégiant l’idée d’une histoire universelle, l’idéologie dominante a désarçonné la conscience révolutionnaire. « C’est en politisant le regard historique porté sur le passé qu’il est possible de retrouver les énergies révolutionnaires contenues dans le « surranné », affirme Benjamin. C’est surtout grâce à la pleine existence chez lui d’un désespoir réel que survit une forme de résistance. Cette angoisse préside à toute l’esthétique de la modernité et en prodigue la force. Non pas force qui s’incarnerait dans une œuvre ferme et durable, mais force de la décomposition (Zerfall), de la désagrégation de la trompeuse cohésion du réel. Le sentiment tragique accompagnera Benjamin jusqu’à l’ultime tragédie : celle de son suicide. Il appert déjà comment un passage possible s’effectuera de la pensée de Benjamin de la ruine, du fragment comme forme mais aussi comme expérience, à celle de Blanchot ayant trait à l’écriture comme expérience de la mort. Maurice Blanchot : l’œuvre et la mort La question du Nouveau, et de son corollaire la répétition, va permettre de mettre en place une problématique de la mort en rapport avec celle de l’impossible. Si le discontinu, la rupture sont pour la modernité des phénomènes qui font tradition de par leur permanence, il nous faut discuter de la pérennité de la catastrophe par rapport à l’écriture. Comment l’éphémère, qui est cette cassure, et qui produit de l’identique à l’infini, peut-il s’attacher au processus de la création littéraire ? C’est
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en bâtissant l’œuvre sur sa mort qui en elle ne cesse de se dérober, que va s’élaborer un travail de création participant d’un deuil incessant. Maurice Blanchot publie L’espace littéraire en 1955. Pour introduire une pensée de la différence comme elle sera étayée dans la problématique du langage, il faut se servir de la mort comme auxiliaire à la création. En effet, à partir d’analyses d’œuvres de Rilke, Blanchot convoque la question du suicide comme forme littéraire, voire expérience de l’impossiblité de mourir, de se donner la mort. Pour comprendre la nature de cet impossible, il s’agit de concevoir le suicide comme l’apprivoisement de la mort, une mort contente comme dit Nietzsche, et donc impossible en tant que telle puisque dépourvue d’inéluctabilité. Une mort qui ne peut se donner puisque celui qui s’en rend maître la nie en son essence : l’à venir. Écrire est faire de la mort une possibilité, une limite hors de la portée de l’homme. Comment l’Avant-Garde pouvait-elle vivre de sa propre mort ? En assumant l’impossible destruction : « le refus de l’œuvre se change en œuvre et nécessite de nouvelles destructions », écrit Rainer Rochlitz. À quoi se fait écho la voix de Blanchot dans son article « La littérature et le droit à la mort » : Mais mourir, c’est briser le monde ; c’est perdre l’homme, anéantir l’être ; c’est donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle et pour moi faisait d’elle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais, quand je meurs, cessant d’être un homme, je cesse aussi d’être mortel, je ne suis plus capable de mourir, et la mort qui s’annonce me fait horreur, parce que je la vois telle qu’elle est : non plus mort, mais impossibilité de mourir. (De K. à K. 52)
Pour faire suite à la pensée de Benjamin sur la catastrophe, il semble qu’il faille confronter ces deux contradictions : la rupture est permanente, et la mort impossible. Effectivement, la rupture s’apparente chez Blanchot au plus intime de l’écriture. Elle est exigée par la pensée de l’impossible comme l’unique discontinuité qui permet au langage d’exister par rapport à ses silences. L’entretien n’est que cela : « ce qui se tient entre ». Avant d’en venir plus spécifiquement à celui-ci, examinons la question de l’œuvre et de la mort dans la perspective esquissée par le débat sur l’Avant-Garde. Cela devant nous mener à l’émergence de l’image, événement — entendu au sens de « ce qui ne cesse de venir », et qui donc n’est pas encore advenu — étroitement lié à la perte de l’œuvre ou désœuvrement. Affirmer que la mort est impossible peut sembler procéder d’une pensée douteuse. Mais il n’en est rien : l’auteur énonce sans relâche dans L’espace littéraire que « L’art est d’abord la conscience du malheur, non pas sa compensation ». Toute l’œuvre de Blanchot se fonde sur
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l’impossibilité de penser la souffrance. Voici un exemple tiré de L’entretien infini : « Le malheur est anonyme, impersonnel, indifférent. Il est la vie rendue étrangère et la mort rendue inaccessible. C’est l’horreur d’être comme être sans fin» (175). Jacques Derrida, dans son livre sur Blanchot, Parages, écrit d’ailleurs au sujet de L’arrêt de mort : « Ce qui se décrit ainsi, c’est le récit, le « même récit ». Pas de mort. Comme toujours, pour lui, le malheur sans mesure, c’est l’impossible mort » (40). Robert Antelme, l’auteur de L’espèce humaine, ne tente-t-il pas de son côté d’exprimer la plus humiliante torture infligée à l’homme dans les camps de concentration, qui est de les exproprier de leur mort ? Il nous semble que la complainte de Blanchot va dans ce sens. L’homme, tragiquement, doit renoncer au risque de sa mort. Celle-ci, comme nous en parlerons au sujet du désastre, lui fait face éternellement ; jamais il ne peut s’en emparer. Elle est l’extériorité de l’humain, le hors de portée. Ce leitmotiv du dehors hante le fil du texte, de la première à la dernière ligne des quelques cinq mille pages consacrées, pour tout dire, au silence. La mort appartient à ce dehors ; elle ne constitue pas une finitude, comment le pourrait-elle, si l’homme est privé de contact avec elle ? Distance irréductible de lui à elle ; mais la mort est d’abord ce qui attire, non pas l’être humain, mais sa création. Chant des Sirènes auquel il est fait allusion dans Le livre à venir, séduction et attraction de l’œuvre où se dissimule l’abîme. Le roman est pour Blanchot le fruit du combat entre Ulysse et les Sirènes. Enchantement néfaste où périclite la création mais aussi lieu où elle s’affirme dans l’espoir d’un tarissement de la parole. Le langage est au prix de cette lutte. « Mais le langage est la vie qui porte la mort et se maintient en elle », assure-t-il (De K. à K. 51). De toujours chez notre auteur, il figure le risque. Après Auschwitz, il est la responsabilité même. Étrange vision de l’œuvre que celle de Blanchot, pour qui le silence est d’abord exigence salutaire qui cherche à assourdir le murmure incessant de ces femmes irréelles et trompeuses. La littérature est l’expérience de la mort, qui incline à entrer dans l’illimité — l’imaginaire —, cet espace infini que Bataille nomme aussi l’excessif, le luxueux, le continu. La mort chez Blanchot est absence de limites, c’est aussi là sa limite, formule-t-il joliment ; elle n’a ni commencement ni fin, elle est, comme le vaste espace de l’Art. Un paradoxe s’esquisse ici où il faut entrevoir la mort à la fois comme le possible et l’impossible : possible car Je peux me tuer ; impossible, car Je ne meurs jamais. C’est dans le processus de l’image que cette étrange duplicité viendra à s’éclaircir. Le chant est le témoin qui proclame cette déhiscence entre l’auteur et l’instance fascinante, cet écart où le récit s’accomplit, disons plutôt se déploie. Accorder à l’œuvre de n’être que le privilège de son processus, c’est bien entendre par là, au sens étymologique du verbe procedere,
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l’acte de s’avancer vers ce centre, cette rive qui jamais ne se laisse atteindre. Si Blanchot parle de non-lieu, c’est que l’événement de la crétion, celui de la rencontre d’Ulysse et des Sirènes, n’arrive jamais au présent. Il est soit dépassé, soit éternellement à venir. Non-temps, non-lieu, non-événement, toute une constellation de négations qui pourtant sont autant d’affirmations de l’absence de l’œuvre, ce désœuvrement qui fait couler beaucoup d’encre. Il se trouve en fait qu’il s’agit d’un contournement de la dialectique permettant d’échapper à « la fable du temps ». Michel Foucault le soutient en ces termes : Pas de réflexion, mais l’oubli ; pas de contradiction, mais la contestation qui efface ; pas de réconciliation, mais le ressassement ; pas d’esprit à la conquête laborieuse de son unité, mais l’érosion indéfinie du dehors ; pas de vérité s’illuminant enfin, mais le ruissellement et la détresse d’un langage qui a toujours déjà commencé. (La Pensée du dehors 23)
Puisque le chant vient d’être évoqué, entrons dès à présent dans l’espace qui lui est propre, celui de la fascination, là où règne « la solitude essentielle ». Écrire, c’est aussi, par opposition au vœu traditionnel de consacrer une œuvre à l’immortalité, refuser que l’art ne soit « plus qu’une manière mémorable de s’unir à l’histoire » ( E L 115). De même l’histoire est cette fracture en quoi la forme littéraire peut énoncer la question de son existence : Cela ne veut pas dire que l’art, les œuvres d’art, encore moins les artistes, ignorant le temps, accèdent à une réalité soustraite au temps. Même « l’absence de temps » vers laquelle nous conduit l’expérience littéraire n’est nullement région de l’intemporel, et si, par l’œuvre d’art, nous sommes rappelés à l’ébranlement d’une initiative véritable (à une nouvelle et instable apparition du fait d’être), ce commencement nous parle dans l’intimité de l’histoire, d’une manière qui peut-être donne chance à des possibilités historiques initiales. (L A V 269-270)
Il n’est donc pas question, comme chez Benjamin, d’en faire l’économie. Écrire serait faire de l’histoire une possibilité; corrélativement, histoire et mort s’adjoignent et forment le noyau de l’œuvre. Blanchot adhère aux thèses du philosophe allemand et écrit : « W. Benjamin remarque que, dans l’histoire de l’art, les dernières œuvres sont des catastrophes » (E I 210). La région où séjournent celles-ci n’est ni en dehors ni au coeur du temps. Elle est dans la négation pure, comprenons un espace du « non-temps » comme il le qualifie, lieu généralement plus connu sous le nom du Neutre — neuter, c’est-à-dire « ni l’un ni l’autre ».
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D’où émerge la conception blanchotienne de la littérature comme expérience du dehors : pour Blanchot le langage n’est pas l’Autre ; il est toujours autre. L’écriture a fondamentalement partie liée à la séparation, et donc à la mort. Dans L’espace littéraire, il retient cette phrase de Hegel à propos de la vie qui « ne craint pas de se livrer à la dévastation de la mort, mais la supporte, la soutient, et se maintient en elle » (125-126). Il faut toutefois mentionner la nuance qu’effectue Blanchot entre « mort » et « mourir ». Comme nous le verrons plus loin, le mourir a rapport à l’incessant ; il s’achoppe de fait à l’écriture. Quant à la mort, elle ne marque pas non plus l’événement, c’est-à-dire qu’elle ne se donne point de limites, mais elle se saisit du langage. Françoise Collin l’explique ainsi : « L’œuvre est l’épreuve du dédoublement » (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 173).7 Un dessaisissement qui évince toute subjectivité pour laisser place à l’impersonnel. « Écrire, c’est passer du ‘ Je ’au ‘ Il ’, rappelle Blanchot en citant Kafka. Par l’usage de la négation, le fameux Pas, qui est aussi le pas du franchissement, et le Pas qui transgresse, qui saute par-dessus l’interdit, autrement dit qui fait l’épreuve de « ce qui se tient entre ». Au-delà de la dialectique, la négation blanchotienne est affirmation de la béance en l’œuvre, cela fut observé dans l’écart du chant. Elle réside aussi dans le mouvement du détour du regard d’Orphée à Eurydice. Ce qui constitue le point central mais aussi la dérobade de L’espace littéraire. L’Image Afin de conjurer les forces qui retiennent Eurydice prisonnière dans les ténèbres de l’Hadès, Orphée, célèbre par sa mélopée, obtient des Dieux qu’il peut se vanter d’avoir charmés, la permission de descendre au cœur de l’abîme pour en remonter sa bien-aimée. À une condition cependant, c’est de s’empêcher de se retourner sur celle-ci avant qu’elle n’ait franchi les portes de l’Enfer. L’enjeu n’est pas peu risqué. Il supporte l’effort de la création littéraire. Bien entendu, le mythe a le dénouement que l’on sait : à peine sorti de l’obscurité, Orphée décide de jeter un regard sur celle que l’ombre dissimule encore. Eurydice, à cet instant même, s’évanouit dans la nuit du néant. Blanchot reprend pour le compte de la littérature le récit des mésaventures d’Orphée. Pour figurer l’infigurable, le créateur et son œuvre, il convoque le mythe et assigne à Orphée et Eurydice ces deux positions. L’épopée en question sera celle du regard. Capable de faire exister Eurydice — l’œuvre — comme de la faire disparaître. 7 À noter chez Blanchot la distinction entre « épreuve » et « expérience » : « épreuve » ici convient mieux à la nature du processus créatif.
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L’auteur qui regarde son œuvre la ruine instantanément. « En ce regard, l’œuvre est perdue » (E L 229). Il nie la distance qui le sépare infiniment d’Eurydice, comme succombant au chant des Sirènes. Étrange récurrence des chants dans l’univers blanchotien : maléfique, celui qui envoûte Ulysse, salvateur, celui d’Orphée ; mais chacun échouant son but : atteindre l’autre rive, car « L’œuvre apprivoise momentanément ce ‘ dehors ’ en lui restituant une intimité » (58). Puisque la vision d’Eurydice est d’abord ce qui importe à Orphée, plus que la délivrance. Ce désir est celui de contracter l’Origine de l’œuvre, dont la jeune fille est la révélation : « Le point central de l’œuvre est l’œuvre comme origine, celui que l’on ne peut atteindre, le seul pourtant qu’il vaille la peine d’atteindre » (60). Le désir de la vision engage la perte : de par son regard, Orphée oblitère le visage d’Eurydice, le référent, et se condamne à chanter infiniment, plutôt qu’à voir. Chanter, parler, et non voir. La parole devient invisibilité chez Blanchot. Le texte est l’élégie qui douloureusement célèbre la perte. Complainte infinie. Dans un chapitre intitulé « Parler, ce n’est pas voir, » l’auteur élabore sa conception de l’image par rapport à cet écart instauré par l’acte de parole : le langage est la séparation même : La parole affirme l’abîme qu’il y a entre « moi » et « autrui » et elle franchit l’infranchissable, mais sans l’abolir ni le diminuer. Bien plus, sans cette infinie distance, sans cette séparation de l’abîme, il n’y aurait pas de parole, de sorte que toute parole véritable se souvient de cette séparation par laquelle elle parle. (E I 89)
Eurydice est donc l’autre du langage dont nous avons parlé. Elle demeure inaccessible. En ce sens, elle incarne l’absence d’unité de l’œuvre. Sa vue provoque le dédoublement, la dispersion, et ce que Blanchot nomme « l’écriture plurielle ». Son essence est « ruissellement du dehors éternel ». Il faut ici éclaircir le double postulat de l’œuvre, qui noue, en la jeune femme, instance créatrice et pouvoir mortifère. Ce mystérieux adage s’illustre dans le procédé de la duplicité de l’Image. Quel est-il ? Il s’agit d’Eurydice, dont la chute engendrée par le détour du regard du jeune homme a libéré l’image. Celle-ci est à la fois apparition et apparence. Apparition, c’est-à-dire instant, simultanéité, scintillation évanescente qui disparaît immédiatement. L’image a donc trait à l’absence. Elle est figure de l’absente : Eurydice n’existe déjà plus lorsque le regard d’Orphée achève son détour. Jamais il ne la verra : l’image est toujours « spectrale ». Éminent aspect de l’écriture, cette métamorphose infinie de l’œuvre en sa disparition, son essence ou plutôt inessentialité, rassemble le lieu dispersé de la poésie que Blanchot convoque par le biais de Mallarmé.
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« L’absence se lie, chez Mallarmé, à la soudaineté de l’instant, » écritil (E L 208). L’image est bien l’absence à part entière, « éternelle scintillation », et en cela procède de la fascination. La fascination qui est selon Blanchot « la passion de l’image ». Permettons-nous alors un détour par la pensée de Baudrillard qui, en des termes concomitants, en fait l’analyse dans son ouvrage Simulacre et simulation : La fascination (à l’opposé de la séduction qui s’attachait aux apparences, et de la raison dialectique qui s’attachait au sens) est une passion nihiliste par excellence, c’est la passion propre au mode de disparition.Nous sommes fascinés par toutes les formes de disparition, de notre disparition. (229)
Orphée aventureux succombe au charme d’Eurydice qui n’est déjà plus qu’image d’elle-même. La transformation de la jeune fille en son être fantomatique est simultanée au regard. L’image devient aussitôt ce simulacre qui remonte à la surface de l’œuvre. Elle compose le noeud de la profondeur et de l’extériorité, « l’exil du dedans et l’impossibilité du dehors » (« Sur le désœuvrement » 119). Telle est la vocation aporétique de l’image. La vision qu’en a Orphée est alors issue du dédoublement, jeu de la mort : l’image suppose une dissimulation, d’abord parce qu’elle est pure ressemblance. Il en serait ainsi : l’auteur voit l’œuvre dans son invisibilité, puisqu’elle est toujours confinée à la nuit. La nuit est l’espace de l’œuvre, c’est le lieu de l’absence, celui de l’imaginaire. Eurydice est pure apparence, c’est-à-dire refus de figuration dans la dissimulation qu’elle opère. Sa vue détourne de la lumière et dévoile la nuit sans profondeur : elle-même — l’Art — n’a le pouvoir de se dissimuler car elle n’est rien. Sans fondement, la mort reste infigurable. Si la représentation réside dans l’image de la vérité, la vérité n’est jamais qu’une image et l’image même qu’une absence d’être, donc présence du néant ; c’est en quoi consiste le langage même ; car, pour qu’une chose puisse seulement servir d’image à une autre, il faut qu’elle ait cessé d’exister pour elle-même. Image d’une chose, elle ne désigne jamais de cette autre chose que son absence. Et ainsi non seulement le néant fonde la similitude, il est la similitude même. Similitude de quoi? Sinon d’un être qui se dissimule ? (Klossowski 153)
L’œuvre est détour du regard, donc refus de la présence intime, acceptation du dehors. L’image est « le double neutre de l’objet ». Blanchot s’emploie à dépouiller le verbe « ressembler » de sa transitivité : pour dire simplement « Eurydice ressemble ».Vœu pieux qui
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s’applique aussi au verbe « écrire » : désir de non-référentialité. D’où il faut conclure que l’image est — en dehors de toute théorisation — une mise à mort de la représentation. Ceci nous rapproche de la pensée benjaminienne de la reproduction en série, où l’original est à jamais disparu. Ici, il pourrait s’agir de la perte d’origine de l’œuvre, Eurydice insaisissable. Blanchot ne cesse de nous en convaincre : un univers où l’image cesse d’être seconde par rapport au modèle, où l’imposture prétend à la vérité, où enfin il n’y a plus d’original, mais une éternelle scintillation où se disperse, dans l’éclat du détour et du retour, l’absence d’origine. (A 205)
Eurydice, la mort et l’origine, autant de non-figures intriquées en une seule : l’Image, elle, intriquée au noyau de l’œuvre qui attire et se dérobe à Orphée dans un même mouvement du désir, cet intervalle de la séparation des deux amants à jamais désunis. Tel est le désœuvrement. Né de la rupture accusée par le regard. Insouciance donc du jeune homme, impatience qui précipite le dénouement sans fin. La mort d’Eurydice serait-elle impossible puisque éternelle ? Revenons à l’article « La littérature et le droit à la mort » : l’irresponsabilité qu’il ne peut surmonter devient la traduction de cette mort sans mort qui l’attend au bord du néant ; l’immortalité littéraire est le mouvement même par lequel, jusque dans le monde, un monde miné par l’existence brute, s’insinue la nausée d’une survie qui n’en est pas une, d’une mort qui ne met fin à rien. (De K. à K. 56)
La mort a de nouveau rapport à l’incessant. Conjuguée de l’image au sein de laquelle s’opposent deux composantes : l’une fixe, l’apparence, issue de la vue ; l’autre mobile, l’apparition, issue de la vision. De cette dualité, nous pouvons dire que l’image, le langage, sont à la fois muets et intarissables. Ils combinent le mouvement et l’absence de mouvement, comme l’image filmique. La mobilité est ce qui nous intéresse à présent, car elle englobe le flot du discours. Celuici, comme le chant, le langage, ou l’écriture, sont l’après-coup du regard. La seule façon d’expliquer la permanence de la plainte qu’est la littérature blanchotienne est d’envisager le détour du regard d’Orphée comme un acte incessant, parce qu’oublié aussitôt que destitué du pouvoir de voir. Pour permettre à la vision mortifère d’être continue, il faut que celle-ci renferme l’oubli de la mort qu’elle dévoile et inocule à tout instant. Le paradoxe du regard est qu’il entrecroise la mort comme devenir et comme avènement. Orphée n’en finit pas de chanter la perte car son deuil est impossible à faire. L’oubli est
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une des obsessions majeures de Blanchot. Il offre à l’œuvre le privilège de l’éternel commencement, ou plutôt recommencement. Car l’origine s’évanouissant à jamais, l’œuvre nécessite la répétition du geste de voir pour exister. Regard incessant, donc permanence de la rupture. Ainsi en convient Michel Foucault : « l’origine a la transparence de ce qui n’a pas de fin, la mort ouvre indéfiniment sur la répétition du commencement » (La pensée du dehors 60). Cette conceptualisation de l’œuvre — d’art, littéraire —, va en fait engager la discussion de la littérature comme différence, étant évident que chez Blanchot la pensée du Neutre ne renvoie pas à l’espace du Même, mais de l’Autre. S’appuyant sur l’absence de commencement, il est clair que la rupture par laquelle s’opère toute possibilité de discours, rejetant le postulat d’un événement originel, produit un écart disséminant toute parole. Si le recommencement traduit la perte de l’original, la copie, comme l’image, a toujours perdu sa qualité de copie. C’est la littérature en tant que simulacre qui nous permettra de penser l’écriture comme différence, au sens de Derrida dans son ouvrage sur la question. Et l’on peut d’ores et déjà, par le biais de l’étude de Gilles Deleuze Différence et répétition, tenter une amorce s’ajustant à l’expérience blanchotienne du langage en citant : La répétition n’est pas plus la permanence de l’Un que la ressemblance du multiple. Le sujet de l’éternel retour n’est pas le même, mais le différent, ni le semblable, mais le dissimilaire, ni l’Un, mais le multiple, ni la nécessité, mais le hasard. (164-165)
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Chapitre II Kasimir Malevitch, Maurice Blanchot et le silence de l’œuvre L’intensité est silencieuse. Son image ne l’est pas. ( J’aime qui m’éblouit puis accentue l’obscur à l’intérieur de moi.) René Char, Rougeur des Matinaux.
Peut-on penser l’abstraction en peinture — celle de l’image — et regarder celle de l’écriture, qui tisse le texte blanchotien ? Le lieu de l’abstraction est-il celui des sens, du sens, ou encore du non-sens ? L’espace pictural se veut-il être lu, le langage de l’œuvre de Blanchot est-il immédiatement image ? C’est à travers ce florilège de questions que nous sommes appelés à nous mouvoir, convoqués par deux présences intriquées mais irréductibles l’une à l’autre, celle de la peinture blanc sur blanc, celle de l’écriture blanche sur la page blanche. Comme nous essayons de le suggérer, la disparition sera au centre de notre réflexion, inachevant indéfiniment la répudiation du signe. L’absence est-elle parlable, y a-t-il ou non fixité de l’image comme du langage, c’est-à-dire silence en peinture, silence en littérature ? Notre but sera d’évaluer le degré de tarissement de l’une et l’autre œuvre, celle de Blanchot par une toile de Malevitch, et réciproquement, pour dire enfin si silence, non-concept et abstraction s’équivalent dans le speculum image/langage. L’abstraction en peinture voit le jour grâce aux premières aquarelles de Kandinsky, en 1910. Période florissante de l’Avant-Garde, trois ans après les chères Demoiselles d’Avignon, l’idée de l’abstraction (déjà notre questionnement se profile dans la coexistence de ces deux termes) naît du rejet de la représentation, d’un dégoût de l’illusion. Les années qui suivront, nous parlons de 1912-1913, seront le théâtre de l’explosion de cette révolution, dans tous les arts, de cette dislocation, cacophonie entre forme et contenu. La recherche du temps perdu, le Pierrot lunaire de Schönberg, le premier Readymade de Duchamp, les Calligrammes d’Apollinaire... autant de remises en question du statut de la subjectivité (dépossession de l’artiste et perte de sa souveraineté ;
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destruction de la domination organique de l’œuvre ; présentation de son hétérogénéité, de sa pluralité ; désir de saturer l’espace baigné d’aura...). L’œuvre s’accole au trauma, au fragmentaire, à la folie qui est, chez Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique, liée à l’absence d’œuvre. Le désœuvrement étant, il faut le répéter sans cesse, l’absolu unique, saillant et déchirant, en qui s’abîme la modernité. De Schönberg à Kandinsky ou Malevitch, c’est cette critique du Cogito qui justifie l’avant-garde, s’il est vrai, comme y insiste Malevitch, qu’on ne pourra créer des formes esthétiques radicalement nouvelles qu’après avoir « supprimé de tous nos arts l’idée petite-bourgeoise du sujet » et tapé sur la conscience comme sur des clous que l’on enfonce dans un mur de pierre. (Luc Ferry, Homo Aestheticus 274, citant Malevitch)
Essayons à présent de découvrir le rapport étroit qui existe entre l’abstraction, le refus de la figuration, et la position de l’image telle qu’elle se donne à voir dans le Carré blanc sur fond blanc de 1918. Ceci pourra conduire plus tard à la question du langage en procès de la représentation du monde. Afin que l’œuvre d’art moderniste acquière une existence autonome, il a fallu qu’elle se débarrasse de son aliénation subjectiviste. L’art abstrait à ses débuts s’est surtout prévalu de ce qui concerne l’expression du monde intérieur, de la sensibilité de l’artiste : Kandinsky, Klee, Mondrian ont préludé à son expansion par l’éloquence de lignes, points et couleurs. Les préoccupations de Malevitch, de leur côté, se réclamaient plutôt d’une abstraction suprême, ayant pour nom Suprématisme, dont la technique dépassait largement l’utilisation et l’exposition d’un langage personnel. Ainsi, l’on doit porter son attention sur l’avènement de la pensée du Monde sans objet, théorie que Malevitch manifestera publiquement en décembre 1915 à l’occasion de l’exposition « 0,10», organisée à Petrograd, deux ans après la conception de sa toile Carré noir. Hanté par la philosophie de Schopenhauer, l’artiste russe peint pour retrouver sur sa toile le frémissement d’un monde dénué de cette « volonté de représentation», pour rendre justice à l’espace plutôt qu’à ce qui l’encombre en lui rendant une possible région d’existence : la surface plane. « Pour l’instant, la voie de l’homme passe par l’espace, le Suprématisme est le sémaphore de la couleur dans son abîme infini », proclame-t-il. Le projet de l’émancipation du fond et de la forme est à cette époque le souci majeur de tous les artistes d’avantgarde, pour qui la couleur doit à tout prix s’affranchir du tracé. C’est dans cette dissociation, — mise à mort de la chose par le mot selon l’héritage de Mallarmé, telle qu’elle se trouve à l’œuvre également à l’intérieur du texte littéraire chez Blanchot — que la présence du silence, degré zéro (ou ultime ?) de la création, peut être examinée. Le passage à
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l’abstraction pour Malevitch s’est donc opéré par le biais de la relation objectale. Celle-ci a eu lieu dans l’espace de la négativité puisqu’il a souhaité mettre en valeur « le sentiment de l’absence d’objet ». L’enjeu ici encore est de montrer la perte, la disparition, et l’on sera amené à s’interroger sur l’effective disparition de ce qui enfreint l’abstraction suprême. Ce travail sur l’image doit servir d’introduction à l’approche blanchotienne du langage dans l’espace littéraire, à son repérage par rapport au noyau central de l’œuvre qui est le fameux point dissident de toute représentation. Le suprématisme, doctrine de Malevitch, avait besoin de franchir le lieu de la dialectique qui enfermait l’image, nous l’avons vu plus haut, dans la tension, illustrée par le mythe d’Orphée, de l’apparence et de l’apparition. L’a-t-il dépassé ou s’est-il maintenu sous sa dictée ? Ceci restera une de nos prérogatives majeures, pour dire si oui ou non, le silence a éclos, la mort est advenue. La question de l’apparence, par ailleurs, s’ancrera au cœur du débat esthétique sur l’art et la littérature, puisqu’abordée par Benjamin, elle ne cessera d’alimenter les réflexions d’Adorno comme de Derrida (dans La vérité en peinture). Evoquer un possible éloignement de cette dialectique, c’est effectivement poser la négativité comme affirmation, porter l’absence au-delà de la lutte des formes et couleurs, des débats sur la représentation. C’est postuler un lieu autre, toujours en dehors. L’image est la mort, certes ; de la figuration, elle est la chose, l’Eurydice perdue, le cadavre. C’est qu’elle est le langage même, cela reste à éclaircir. Dire si ce langage est muet revient à poser cette question : comment le peintre avant-gardiste russe parvient-il à rejoindre cette expérience blanchotienne du langage comme pure forme de l’absence ? Mais Blanchot y parvient-il vraiment? Peut-on dire du Carré blanc de Malevitch, comme du livre blanchotien, qu’il est non pas écrit mais écriture, que ce tableau n’est point peint, mais peinture ? Il faut en arriver à ce que Fernand Léger nommera un espace autofiguratif. Le défi que Malevitch s’impose de relever est anamorphique à celui de Blanchot : faire taire le langage de l’œuvre en le rendant invisible. Le regard a d’emblée chez Blanchot un statut ordonnancier et légiférant : l’œuvre qui est sa propre image (d’écriture, de peinture), doit en plus prendre la forme de la perte, comme si celle-ci se trouvait figurable par les mots ou le tracé de la toile. « Tout se joue donc dans la décision du regard. C’est dans cette décision que l’origine est approchée par la force du regard qui délie l’essence de la nuit, lève le souci, interrompt l’incessant en le découvrant : moment du désir, de l’insouciance et de l’autorité » (E L 231). L’œil se pose sur la scintillation — le permanent, l’apparence donc —, et s’aveugle de ce qu’il advient de visible — l’apparition — et qui se perd, disparaît.
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L’actuel donc. C’est en cette éternelle illumination, dans le détour et le retour où elle se confine, qu’il faut voir où se trouve l’absence. Absence et disparition de l’origine, celle-ci se signale parce que l’image a perdu son original, l’autre chose (cf. la citation de P. Klossowski ci-dessus). Il faut comprendre que dans cette altérité se cache le principe organisateur de l’œuvre. Comme l’explique J. Pfeiffer dans la revue Critique, Justement, ce que Blanchot dit de l’œuvre, nous pouvons déjà le dire de l’image. Elle non plus n’existe pas comme un quelconque objet du monde, elle non plus ne saurait se laisser réduire à une quelconque réalité. Elle n’existe qu’en se dépassant vers autre chose, qu’en signifiant, par la vertu de la ressemblance, une autre chose qu’elle-même, qui est absente. (572)
L’absence est certainement et paradoxalement le référent du texte. Elle va devenir référence, comprenons ici un passage à l’image. Là où il fut suggéré, le simulacre fait office de vérité. Signifiant de l’écart originel, le silence naîtrait de la référence irreprésentable. Mais la pensée de Blanchot serait alors trop saisissable ; on ne peut amenuiser sa complexité, réduire ses paradoxes. Il importe ici de poser la distinction fondamentale entre la mort et la limite, la perte et l’absence, fracture où se joue toute la confrontation entre représentation et irreprésentable. L’absence demeure présente, il n’y a là aucune complaisance conceptuelle. Cette étude se charge en effet de mettre en valeur la disparition, absolu qui semble se désintéresser de son propre processus, celui de la perte. Elle serait, nous semble-t-il, la résolution de ce clivage de la perte et de l’absence qui en résulte. Le sujet du tableau. Pour montrer cela, il convient de révéler cet ajournement uniquement à l’intérieur de la mouvance de l’œuvre, c’est-à-dire de voir si le tableau se trouve, comme le Livre chez Blanchot, au-delà — en deçà ? — ou au dedans de la dialectique de l’image. Car si la tension subsiste, c’est entre l’opération qui entraîne la disparition, et son aboutissement. La disparition : projet du maître, catastrophe permanente, ou ataraxie de l’œuvre qui n’en est jamais une? Ceci fut soulevé avec les thèses sur l’histoire dans le premier chapitre; la permanence de la catastrophe, de la rupture donc, si elle devient une tradition en se répétant, s’abolit en tant que telle. La fêlure n’existe que par l’écart creusé par la parole, l’entre-deux que bordent deux rives : celles du langage. Le fameux bord sans bord dont discute Derrida dans Parages serait peut-être un espace intransitif à l’intérieur du langage, qu’il soit pictural ou littéraire. Le Neutre ? Le questionnement se veut tel jusqu’à l’infini. Car signaler la perte, le silence, cela doit avoir lieu en présence de l’objet de cette disparition. Nous en avons convenu, l’écriture se dit
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intransitive chez Blanchot, ceci équivalant au refus de la représentation. Peut-on de même stipuler que la disparition n’obéit à quelque condition préalable, quelque dictat ? Se peut-il qu’elle soit autoréférentielle ? La question est épineuse dans la littérature blanchotienne : il faut concevoir le langage comme image, lieu de l’imaginaire ou en deçà de la parole, il en sera question plus loin, puis comme image de rien, reflet pur d’elle-même. Qu’en est-il de la toile Carré blanc sur fond blanc ? Car à n’en pas douter un tel titre soulève la question du miroir, de la réflexion spéculaire du ton sur ton. Comme une interrogation à l’infini du texte sur lui-même. Abolir la narration, vœu cher à Malevitch comme à Blanchot. Bannir tout élément littéraire, toute littéralité : l’œuvre n’est plus à lire mais à voir. Mais s’acharner à accomplir la présentation, non plus la représentation de l’absence : c’est d’abord laisser voir quelque chose, et non pas rien. Position délicate concernant le nihilisme. Apparemment, nos artistes ne cherchent pas l’au-delà du langage, plutôt son en-deçà, là où toute création est en instance, en puissance, en devenir. Là où l’écriture n’est jamais, mais ne fait que commencer. Revenons à L’espace littéraire : le silence y est encore sous la parole. Écrire ne consiste jamais à perfectionner le langage qui a cours, à le rendre plus pur. Écrire commence seulement quand écrire est l’approche de ce point où rien ne se révèle, où au sein de la dissimulation, parler n’est encore que l’ombre de la parole, langage qui n’est encore que son image, langage imaginaire et de l’imaginaire, celui que personne ne parle, murmure de l’incessant et de l’interminable auquel il faut imposer silence si l’on veut, enfin, se faire entendre. (48)
Le discours de l’œuvre — picturale, littéraire — ne se charge pas de mettre en lumière. Au contraire de Freud qui citait un enfant de trois ans que le noir effrayait et qui demandait qu’on lui dise quelque chose car « du moment que quelqu’un parle, il fait clair » (Laufer, 51), il se trouve selon nous que l’approche de l’œuvre, qui est l’œuvre elle-même pour Blanchot, est rencontre de l’opacité, de l’obscurité du noyau qui décime le silence. Le noir est intarissable. Ainsi est-il absent de la toile de Malevitch de 1918. Le blanc de la surface semble avoir dissipé toute ténébreuse parole pour faire advenir le silence. Celui-ci s’engendre de l’évacuation de la mimesis, de la disparition figurée du quadrilatère. Mais à nouveau, la disparition n’est-elle plus un après-coup ? Peut-elle faire fi de quelque antériorité ? Le langage chez Blanchot, on ne cesse de le répéter, se veut image donc simulacre : il est multiple. Il signe la perte de la référentialité, la mort du discours. Plus rien ne se déroule, serions-nous bien tentés d’avancer, et pourtant :
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« l’écriture ne naît pas du rapport heureux, d’immédiateté ou de maîtrise, avec les choses, mais il rompt avec celui-ci, non pour accéder à une fusion plus profonde ou plus essentielle mais au contraire pour entrer dans le règne de l’Image, chaos, non du sens, où la ressemblance est ressemblance à rien, » écrit Françoise Collin (Critique 566). Le simultané est une quête, d’où l’on est en droit de se demander s’il est jamais possible de (re)gagner ce silence, cette absence ex nihilo semblant être étrangement le fruit d’une certaine médiation. D’une façon que l’on sait communément admise, il n’est possible de figurer une perte, disparition, silence et effacement, sans en indiquer l’objet. La littérature blanchotienne se destitue en permanence d’un objet potentiel. De ce qui pourrait laisser trace. « Tout doit s’effacer, tout s’effacera. C’est en accord avec l’exigence infinie de l’effacement qu’écrire a lieu et a son lieu, » dit-il (P A D 76). Comment éviter la marque et qui plus est donner vie, corps à une œuvre, où, selon Blanchot encore : « La marque, c’est manquer au présent et faire que le présent manque » (77) ? C’est bien toujours rappeler le texte à sa quintessence : l’écriture. Le livre est écriture, mais jamais au présent, temps de l’immédiateté. Elle vise l’éternel reflet, s’attache à l’impersonnalité, donc à l’intemporel. Dès lors, nous admettons que l’œuvre est mouvement à l’état pur. Au-dehors. Sans commencement ni fin, sans stagnation, il y a encore réflexion du mécanisme. Pour montrer l’infini, est-il meilleure image que celle de la chute, à l’intérieur d’un gouffre sans bords ? Si l’écriture s’efface d’elle-même, ne peut-on dire que c’est au centre de l’abîme qu’elle survient, échappant à tout marquage puisque n’atteignant jamais le fond de cet abîme ? Et le vide s’offre en imprescriptible, au sens où rien ne réussit à s’y inscrire. Nous l’avons déjà évoqué, le langage pour Blanchot constitue un écart, une différance déplaçant indéfiniment le noyau de l’œuvre dans une zone obscure. Aucun point de chute, point mortel d’où auteur et œuvre ne réchappent, origine ou infini, et pourtant : Ce point est l’exigence souveraine, ce dont on ne peut s’approcher que par la réalisation de l’œuvre, mais dont seule aussi l’approche fait l’œuvre. Qui ne se soucie que de brillantes réussites est pourtant à la recherche de ce point où rien ne peut réussir. Et écrit par seul souci de la vérité, est déjà entré dans la zone d’attirance de ce point d’où le vrai est exclu. Certains, par on ne sait quelle chance ou malchance, en subissent la pression sous une forme presque pure : ils se sont comme approchés par hasard de cet instant et, où qu’ils aillent, quoi qu’ils fassent, il les retient. Exigence impérieuse et vide, qui s’exerce en tout temps et les attire hors du temps. (E L 56-57)
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Descente vers la profondeur du vide qui n’est en fait que surface : le lieu où Eurydice est précipitée est inatteignable, imprésentable, donc irreprésentable. Où ce que le regard scrutateur ne peut fouiller demeure intangible, pour reprendre l’idée de Merleau-Ponty selon laquelle « Toute vision s’effectue dans l’univers tactile ». Serait-il possible de représenter une surface ? N’y a-t-il pas ici défaillance du signe à l’endroit où il ne subsiste que l’écran du simulacre, le plus parfaitement plan ? Nous touchons finalement au problème de la limite. Le langage, la déchéance, sont hors limites puisqu’étant eux-mêmes représentation, ceci du fait de la distance par où ils parlent et qui rétablit le champ de la médiation, en dépit des tentatives pour les en affranchir. Or, il se trouve que la limite est, par essence, irreprésentable. Est-ce le cas de la mort ? « La mort, métaphore de la nomination, est une métaphore de ce mythe du langage même », écrit Henri Meschonnic (Pour la poétique 96) avant de citer : « D’une certaine façon et depuis toujours, nous savons que la mort est une métaphore pour nous aider à nous représenter grossièrement l’idée de limite, alors que la limite exclut toute représentation, toute ‘ idée de limite’ » (P A D 75). La mort est toujours représentée car je ne meurs jamais, avons-nous dit plus avant. Elle est toujours autre. Toujours opérante et présente, mais jamais en dehors de celui qu’elle sectionne : le langage. Il s’agirait du différend, mouvement d’éloignement et de fraction de l’unité du langage. Cette unité adamique dont parle Benjamin, celle d’avant la chute, le péché originel. La puissance du fragmentaire est, par ce principe, toujours à l’œuvre. (Elle reste cependant subsidiaire face à la prédominance de la circularité de l’œuvre blanchotienne jusqu’à l’après-guerre). Ce pouvoir de déracinement, motif récurrent et obsédant qui conduit au nomadisme, est signe de l’effacement comme du désœuvrement. Il porte témoignage de cette dissémination originaire que la parole fait subir au langage : « il y a une violence originaire de l’écriture parce que le langage est d’abord [...] écriture. L’usurpation a toujours déjà commencé, » écrit Sarah Kofman en citant Derrida (Lectures de Derrida 101). Autant dire que rien ne précède ce déplacement. Comme si la représentation précédait, de manière intransitive. (Baudrillard parlerait de « précession des simulacres ».) De fait, elle ouvre son domaine à la mort : La mort se donne à penser sous la catégorie du vol. Elle n’est pas ce que nous croyons pouvoir anticiper comme le terme d’un processus ou d’une aventure que nous appelons — assurément — la vie. La mort est une forme articulée de notre rapport à l’autre. Je ne meurs que de l’autre : par
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Maurice Blanchot et l’Art au XX ème siècle lui, pour lui, en lui. Ma mort est représentée, qu’on fasse varier ce mot comme on voudra. Et si je meurs par représentation à la « minute de la mort extrême », ce dérobement représentatif n’en a pas moins travaillé toute la structure de mon existence, depuis l’origine. (Derrida, L’écriture et la différence 268-269)
À partir de ces notions de représentation, il est intéressant d’étudier la démarche de Malevitch dans le Carré blanc sur fond blanc : a-t-il problématisé la question de la limite par rapport à celle de la mort de l’art ? Comment a-t-il entrepris de tarir le langage pictural ? Si ces questions se soulèvent dès les années 10, c’est que l’abstraction cherche déjà à produire des œuvres par le concept de l’économie du signe, une certaine idéologie anti-verbale. L’enjeu artistique des avant-gardes, celui de l’art moderne en particulier, revient à déplacer le sujet de l’œuvre à son médium. Le modernisme s’affirme dans ce procédé que Roland Barthes nommait « étrange strabisme d’une opération en boucle ». La peinture moderne s’acharne à discréditer sans exception les lois de la perspective et poursuit frénétiquement la recherche de l’aplatissement des formes et de la texture de la pâte, à la surface de la toile. C’est la mort de Cézanne, survenant en 1906, qui forge le fer de lance à l’épopée de la planéité. Condamner la représentation oblige à aplanir les contours de l’objet en dépossédant la vertu du voir de ses attributs d’illusionnisme. L’art classique, depuis la Renaissance, donnait à croire que le visible manifesté sur le tableau était sans limite, c’est-à-dire qu’il semblait rendre compte de la réalité d’un paysage par l’ordonnancement de l’œil. Le cadre délimitait de manière extrinsèque seulement la leçon de la vision. Au XXème siècle, l’art se détourne de l’œuvre de la vision pour ne s’intéresser qu’au geste de voir. Même aventure pour la littérature, l’instrumentalisation du langage est réprouvée. Ne subsiste qu’une langue mise à nue que l’auteur découvre, ou tente de redécouvrir. Le geste pictural de Malevitch s’informe donc de cet esprit de dévoilement, de cette mission d’éclipse des sujets et des objets. De ce retour à une certaine quintessence de l’œuvre en tant qu’infinie question sur elle-même. Quelle source d’inspiration donc, si ce n’est la picturalité elle-même, le pictural plutôt en tant que tel ? Car rappelons que, pour Blanchot, ce qu’il nomme « inspiration » est d’abord « ce point pur où elle manque ». L’art de Malevitch se constitue de cette approche du lieu de l’œuvre en exil; pour tout dire, il est désir d’y disparaître, de plonger dans la surface. Le blanc de la toile part en quête de planéité car celle-ci manque toujours un peu. Comme Mondrian dont l’habitude était de se plaindre que le blanc ne savait pas être assez plat. Le Suprématisme est la recherche de l’absolu de la couleur et de la forme en tant que lui-même est la limite de l’art : un art dont l’éloquence se tarit finalement dans le
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blanc sur blanc, qui déconstruit l’allure de la limite pour la faire exister dans l’absence de démarcation. Car si la limite exclut toute représentation, comment dire que c’est d’elle qu’il s’agit dans le tableau de Malevitch ? Selon nous, la mort de l’art telle qu’elle se problématise là n’est pas de l’ordre du mutisme : au contraire, elle est criante. C’est un silence, espace blanc infini et vibrant de matière « lumière » qui hurle à la surface de la toile. C’est la lumière qui se veut effacement de l’écriture picturale. Elle qui n’est plus révélatrice de rien, tout comme le langage chez Blanchot, en qui la mort fait son œuvre et rompt la communication. Non plus éclat du dévoilement, mais éclairement de l’absence, de l’indicible. La fin de l’art est-elle impossible à représenter ? Il semble que cette question n’équivaut nullement à celle de savoir si la fin de l’art peut déjà être proclamée. Comme l’écrivait Octavio Paz à propos de la modernité, « nous vivons la fin de l’idée d’art moderne, » (Point de convergence 190), sous-entendant que l’art en soi n’en était pas encore à son dernier souffle. « L’essence du langage consisterait à passer du langage à l’indicible qui se dit, à rendre visible par l’œuvre l’obscurité de l’élémental », écrit Emmanuel Lévinas (Sur Maurice Blanchot 18). En effet, la peinture pour Malevitch n’est plus là pour dire, mais pour montrer, montrer « qu’il y a quelque chose qu’on ne peut pas voir », comme dit Lyotard. D’où une possible monstruosité reprochée à l’art abstrait, un art qui donne la vision, le voir indifférencié d’un réel sans contours, ramassé sur lui, plat et ainsi muet. La carence de perspective se noue à l’absence de fond de l’abîme : « L’intériorité est à jamais sans fond et se confond dans l’infini, à jamais irréalisable, » écrit le peintre. Cela justifie le ton sur ton : l’absence de distinction, de coupure, l’amorphe, qui est aussi de l’informe. Or il se trouve que le tableau de Malevitch n’est pas exempt de formalisme; de fait, le formalisme est ce qui équivaut au modernisme pour Greenberg. La forme est exaltée ici : celle du carré absolu, indéformable. Elle profile une tension qui rappelle combien l’énergétique est à la base de la peinture, même lorsque celle-ci, élevée à l’abstraction, veut l’épuisement des formes. « Ce sont les ‘ forces ’ qui créent la forme, et ce sont elles qui importent, plus que la forme elle-même, le chemin plus que la fin, la genèse et le devenir plus que le résultat », explique Annie Gutmann (Le silence 135). Il s’agit de voir si la figuration s’épuise dans cette lutte que signifie la pratique de l’abstraction : abstraire, ou étymologiquement se retirer. S’éclipser du « Monde comme volonté et représentation », ou comment être un peintre pur, c’est-à-dire se cantonner à polir la surface de la peinture dans la présentation ultime d’elle-même. Faire voir sa limite, là où le blanc le plus pur, la lumière la plus transperçante ne peut plus faire voir la transparence : car
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transparence de quoi, si ce n’est de rien ? L’opacité à présent se fait entendre : échec du silence qui en voulant s’élaborer dans la transparence ne peut taire son éloquence naturelle. Le silence, tout comme l’abstraction, ne peut être intégral, s’il suppose une transitivité : faire taire un bruit, faire abstraction de quelque chose, telles expressions ruinent tout mutisme, vide préalable, mais font au contraire référence à la qualité intrinsèque de l’art : son mouvement. À la veille de la révolution, le peintre russe se livre à une recherche sur la structure fonctionnelle de l’image. Désirant parvenir à un degré d’abstraction totale, il entreprend de passer au stade de la nonobjectivité, qui désigne un Monde sans Objet, ce sont ses propres termes et le titre de son manifeste de 1922, pour un monde sans passé ni futur. « Et j’ai vu que l’objet et son image n’étaient qu’un reflet spéculaire de mes sensations, et j’ai percé le mensonge de ce monde de volonté et de représentation », écrit-il. L’effort souverain sera alors de porter l’objet à la limite de sa représentation, au point suprême de ce vide conçu comme une réalité cosmique. Lieu où l’intériorité est vaincue. S’agirait-il peutêtre de cet état de « ruissellement du dehors », comme nous l’avons évoqué concernant l’image ? Lieu aussi de la poésie par excellence, par où s’effectue toute expérience abyssale de la création face à l’absence d’inspiration. Blanchot en toute éminence s’affilie à celle du poète : Mallarmé, qu’a tourmenté l’état de sécheresse et qui s’y est enfermé par une décision héroïque, a aussi reconnu que cette privation n’exprimait pas une simple défaillance personnelle, ne signifiait pas la privation de l’œuvre, mais annonçait la rencontre de l’œuvre, l’intimité menaçante de cette rencontre. (E L 233)
Le peintre aussi doit se trouver aux abords de l’œuvre. Ou bien s’en éloigner. Le Suprématisme correspond à cet au-delà ou en-deçà du point central de l’œuvre, de son origine inassignable, qu’il fuit grâce à cet élan vers le « zéro de la forme », le silence en peinture. Malevitch conçoit peut-être déjà que le point mortel de l’œuvre est celui où la vision s’échoue, rendant manifeste la distance infranchissable, l’écart qui irréalise l’immédiateté, la proximité. Cette séparation dans laquelle pour Blanchot « tout parle », où l’écriture a rapport à l’incessant, à la dissimulation et la non-révélation. C’est encore l’Origine. Le dessein de l’artiste est tout autre : « dévoiler le rien », montrer la disparition des objets dans l’expérience d’une vision où s’affiche parfaitement le pouvoir de ce geste. Car voir, c’est perdre. Comme si le coup d’œil était responsable de ce qui affleure à la surface. Là est le défi. Faire voir le voir. Le regard signait déjà la perte dans le périple d’Orphée. Il reste cette instance maudite à même le tableau. Peindre un regard : le figer ou
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lui rendre sa mobilité ? Sans objet, point de mobile. La peinture de Malevitch a ceci de brillant qu’elle s’accole au mouvement. « L’art est la capacité de créer une construction qui ne découle pas des relations entre les formes et la couleur […] mais qui est bâtie sur le poids, la vitesse et la direction du mouvement », explique l’artiste russe (Écrits 92). Le problème de la quatrième dimension n’est qu’accessoire et dérivé. C’est la cinquième dimension ou économie qui intéresse Malevitch. Il faut montrer le Carré en train de disparaître. Gommé par la suprématie de l’espace. La platitude du carré est bien un rappel de cette caractéristique d’un espace sans fond, celui de l’infini. Le blanc en peinture, non-couleur absente de la nature, est l’élément de lumière, la visibilité pure. Elle est aussi le sémaphore du Suprématisme, là où toute teinte est vaincue en raison de l’absence de formes. Cette matière est alors silence. Luminosité aveuglante du tissu de l’œuvre chez Blanchot, elle est la rencontre de ce point de dispersion, celui de la fureur iconoclaste de Malevitch où l’imitation est résiliée. Une sorte de tâche aveugle paradoxalement. L’art moderne affiche sa volonté de silence. Il faut montrer, comme le dit Lyotard, qu’il y a de l’imprésentable, quelque chose que l’on ne peut pas voir. Mais cet imprésentable n’est pas synonyme d’irreprésentable : au contraire, l’échec de l’abstraction suprême, de l’art moderniste, réside, nous semble-t-il, dans cette annexion à la représentation. Pour ce faire, le peintre russe ne souhaite pas peindre l’invisible. Cela, il en a conscience, est voué à l’échec. Comment pourrait-on peindre une surface, un espace ? Ce qu’il faut, c’est que l’espace lui-même vienne à se peindre sur la toile. L’autofiguration dont nous avons ébauché l’idée plus haut est l’outil de l’abstraction. (Elle est aussi la condition de l’objectivité de l’œuvre.) Celle-ci ordonne de rendre visible la disparition du visible. Le Carré blanc sur fond blanc est le signe de l’effacement. Il est donc aussi la trace de son effacement supposé progressif, le signe d’un désir de pureté qui ôte l’élément tactile de la toile et lui rend une matérialité optique. L’éclipse de l’objet ne fait pas sens, ne dit pas la mise en forme de l’espace ; c’est l’espace qui préside et préfigure l’évacuation du carré pour exprimer l’autorité du support. Le plan devenu non instrumental marque alors le raccourci conceptuel de l’art moderne. Le réductionnisme est en marche, tant chez Malevitch que chez Blanchot : il s’efforce d’aboutir à la complexité de l’œuvre, c’est-à-dire au lieu de son silence. Il ne faut pas anticiper l’advenue du silence. L’art moderne, avant de ne rien dire, vise à dire le rien. La sphère de négativité dans laquelle l’œuvre évolue n’est pas refus des possibilités de l’art, mais affirmation de son infini. Un infini des possibles que le blanc offre, signe d’une peinture en devenir. L’artiste exclu de son œuvre, la peinture exclue de sa
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toile, que reste-t-il sinon une potentialité pure, un devenir que nul regard ne peut appréhender ? L’absence d’objet ne décourage pas le regard ; au contraire, il faut écouter Blanchot qui allègue que : Le moment exceptionnel où la possibilité devient pouvoir, où, loi et forme vide qui n’est riche que de l’indéterminé, l’esprit devient la certitude d’une forme réalisée, devient ce corps et cette belle forme qui est un beau corps. L’œuvre est l’esprit, et l’esprit est le passage, en l’œuvre, de la suprême indétermination à l’extrême indéterminé. (« À toute extrémité » 288)
Toute la naissance de l’art moderne semble concourir à cette esthétique de la simplification de la forme par la ligne, telle la recherche par exemple chez Klee du petit « point gris », celui du silence où l’œuvre se dissimule, mais s’offre tous les potentiels. L’évidement ou l’apologétique de la lumière signifie la vibration à l’infini de l’incréé qui coïncide avec son dépassement : « pour Cézanne le blanc est la capacité lumineuse de toute couleur : c’est le blanc, non comme couleur mais comme vide. Ce vide énergétise les tensions jusqu’à leur limite tectonique qui est le moment de décision de l’œuvre, son événement. [...] c’est le vide qui agit et articule la tectonique des mouvements (voir les « Sainte-Victoire ») », écrit Pierre Fédida (L’absence). De même pour Derrida, il s’agit de la manifestation du nihil créateur, de cet « indéterminé déterminant ». Si Malevitch semble cautériser le néant et l’infini, c’est pour mieux rendre manifeste la pulsation énergétique de la surface. « La présence permanente du néant garantit cette intensité maximale de l’existence de l’être pictural : vie et mort se côtoient dans une extraordinaire intensité », rapporte-t-il (Écrits 101). Cette démarche absolutiste correspond à une conception dynamique de la matière (couleur, plan et aussi écriture, chair des mots), qui s’élabore dans une constante métamorphose. Le mouvement d’effacement, de retrait du Carré qui n’en finit pas de disparaître, est ce flux et reflux, dialectique de l’image, dualité de l’instance créatrice : gestation et destruction. À l’instar de la beauté dans l’œuvre de Breton : « explosante-fixe », celle-là peut-être même de la dialectique de l’image, en qui le mouvement de l’écart de l’origine, la différance, constitue la vérité du tableau, la vérité du texte. Et pour en venir à Blanchot, c’est le problème de la force qu’il faut mentionner, sujet dont il est écrit dans L’entretien infini que : « La force dit la différence » (241).8 C’est en effet en citant Gilles Deleuze que Maurice Blanchot réunit les éléments de l’origine, de la pluralité et de la 8
Toute la section est fort intéressante et montre que Blanchot a lu L’écriture et la différence, mais aussi Différence et répétition.
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disjonction dans une belle discussion où la différence sert à justifier une écriture « tectonique », c’est-à-dire en mouvement et générant des fissures, déhiscences au sein du langage qui refuse de dire le sens. Une propension énergétique de la littérature blanchotienne se libère au fil du tissu de l’écriture, qui porte le texte à un degré de fragmentation et de dissémination illimité, dont l’égal est celui de l’espace infini qui affleure le tissu de la toile et qui se veut figure du vide après destruction. Nous reviendrons sur cette question de la différence et de la force dans le chapitre suivant, dans une étude qui mettra en valeur les rapports de la lumière, de la problématique clarté/obscurité qui est, on s’en aperçoit, aussi bien associée à la littérature qu’à la peinture. Sans anticiper, l’on peut ajouter que la notion de perspective s’applique également au texte et au dessin, introduisant de manière adroite la présence de la critique au sein de l’œuvre, ou de la théorie, cette sorte d’épaisseur qui malheureusement ne semble pouvoir se résorber, même dans les toiles vierges, pour manifester l’infiniment plat. Un infiniment plat est aussi manière de conjurer le vide, de décéler le tout. Comme le rejet du vide au creux des mots de la littérature blanchotienne. Des mots pour dire le silence, ou bien un silence à l’intérieur des mots ? Une peinture du silence, ou bien un silence en peinture ? Les questions, affirmons-le d’emblée, ne sont pas simplistes. Il y va de toute la question du sens. La problématique, semble-t-il, ne s’est point résorbée. C’est qu’il s’agit toujours de dire, non de raconter. Dire un silence, pour ne pas raconter un tarissement. Une épreuve simultanée. L’aveu de l’impossible se fait déjà entendre : Comment dire ce qui ne porte pas de limite, pas de frontière, entre le pensé et l’impensable, entre le dedans et son dehors, entre l’envers et l’endroit ? Le langage ne peut pas naître lorsqu’il n’y a pas de trace de limite. Ce qui ne se représente pas ne se « re-présente » pas. Les mots et les paroles qui viennent au secours des images représentent, le silence reste en-deçà de la « re-présentation », en-deçà de la répétition. Comment répéterait-on ce qui ne se nomme pas ? Le silence ne se répète pas, il est. Seuls les mots pour le dire le répètent, le rappellent. (Laurie Laufer, 30)
Comment éviter de dire le silence ? Le montrer est déjà un geste. L’on convient que le nihil ne peut être créé. Il doit présider à toute présentation, voire re-présentation. En effet, il ne saurait être lui-même le sujet de l’œuvre, celui qui vient après. Le silence n’est point le donné du visible. Toute donation — l’écriture et la peinture en sont — signe la perte de référent. Si ce référent se trouvait être la non-communication, il faut alors que celle-ci s’auto-manifeste. Par le style donc, modalité de l’expérience littéraire et picturale, le ton qui
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se dit lui-même, comme pour Michel Foucault, chez qui la folie se raconte elle-même, nous dit Derrida : On pourrait peut-être dire que la solution de cette difficulté est plus pratique que formulée. Par nécessité. Je veux dire que le silence de la folie n’est pas dit, ne peut pas être dit dans le logos de ce livre mais rendu présent indirectement, métaphoriquement si je puis dire, dans le pathos — je prends ce mot dans son meilleur sens — de ce livre. Nouvel et radical éloge de la folie dont l’intention ne peut s’avouer que parce que l’éloge d’un silence est toujours dans le logos, dans un langage qui objective; « dire-du-bien-de » la folie, ce serait encore l’annexer surtout lorsque ce « dire-du-bien-de » est aussi, dans le cas présent, la sagesse et le bonheur d’un « bien-dire ». (L’écriture et la différence 60)
La donation du visible est le sensible : ce dernier est déjà le sentiment de l’absence, la sensation que l’origine de la picturalité, celle qui prévaut au langage de la peinture, ne peut se donner à voir. C’est cela le propre de l’abstraction : donner le retrait, l’aperçu de la trace du langage qui partant est vacant. La fuite du carré de Malevitch, son départ de la toile est toujours la marque d’un insignifiable. Un sens du tableau différé par le système d’attente qu’érige le langage plastique. Car enfin, « un tableau ne veut rien dire », répète Sarah Kofman (Mélancolie de l’art 22). L’issue du questionnement se trouve sans doute ici : le silence doit rester un insu, ainsi qu’un « invu ». Qu’il se dévoile et déjà sa signifiance le constitue en trop-plein. Le silence est en défaut : toujours signifiant, il est contraint de s’auto-détruire. Il est l’être du manque, parfaitement innommable. Impasse désespérante du créateur qui ne veut rien inventer, mais tout laisser advenir. Peindre un silence, c’est rendre une toile illisible. Abolir son sens : veiller à ce qu’il n’y ait rien à décrypter. Le tableau n’a plus ni envers ni endroit, c’est-à-dire deux côtés, dont l’un serait celui du maître, l’autre celui du voyeur. Une seule et même face subsiste : en témoigne la transparence voulue, désirée, d’un carré qui laisse voir à son travers le plan qui le supporte, ou l’engloutit. Surface insondable d’un fond sans fond : métaphore encore d’un silence mis en échec par l’impossible de cette spécularité. Effectivement, l’opacité est toujours à tenter de défaire ; de là, elle produit du discours. Le blanc sur blanc en appelle bien trop au mystère pour parvenir à empêcher toute tentative allusive, métaphorique. Ce blanc est donc un voile : on ne sait si l’intérieur du carré est la surface du carré lui-même, ou l’espace qui en déborde les côtés. Du reste, le blanc peut bien être à la fois transparent ou opaque. L’important est de dire que de ces deux qualités, le silence ne perce. La vision est déchirée par le sensible : il lui fait la violence de dire, et provoque le déchirement. La parole est alors blessure de la vision. La déhiscence d’où elle naît est déjà au-delà du silence. C’est cela que le
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peintre comme l’écrivain veulent affronter : l’énigme de l’œuvre dont l’objet excède ses auteurs, comme ses exégètes. La peinture moderne déjoue le commentaire. Mais son mystère tue le silence, malheureusement ; elle forme néanmoins l’œuvre de l’indicible. L’exemple de Cézanne est à ce titre éloquent : Toutes les montagnes Sainte-Victoire peintes par Cézanne sont là, comme un corps libidinal critique, absolument muettes, vraiment impénétrables parce qu’elles ne cachent rien, c’est-à-dire parce qu’elles n’ont pas leur principe d’organisation en dehors d’elles-mêmes (dans un modèle à imiter, dans un système de règles à respecter), impénétrables parce que sans profondeur, sans signifiance, sans dessous. (Lyotard, Discours figure 86)
En revenant au concept de planéité, nous sommes amenée à expliquer comment la révocation de l’héritage de la Renaissance est vecteur de silence. L’abstraction en effet ne se débarrasse pas toujours de la ligne. Nous l’avons vu avec Malevitch, la présence d’une masse, plutôt qu’une forme, au centre de l’œuvre, ne se justifie pas de l’existence d’un contour, d’une limite. Le carré donne l’illusion de son déploiement énergétique par la matière picturale proprement dite. La densité de cette matière vibrante utilise en quelque sorte la possibilité de son apparence autonome pour poser la question fondamentale de l’existence de la couleur : par la lumière, ou bien par la forme ? Question irrésolue selon nous, aporétique, que celle de la représentation, si ce n’est en tenant compte des lois de la gravité et du mouvement. C’est par la sensation du poids et de la vitesse, nous l’avons dit, que l’artiste russe s’efforce de montrer un carré, non pas d’en imiter l’apparence. L’apparition de la forme abolit la mimesis par son mouvement même. C’est aussi pour Malevitch une manière de résoudre grâce à l’espace le problème du figurable. Par sa préexistence, il permet la présentation avant même la re-présentation. Le retournement des lois de la perspective, celles qui prônaient la dépendance du fond par rapport à la forme, rend à la lumière son statut inaugural. La couleur n’a plus qu’un aspect symbolique, significatif. Le blanc, le noir, comme non-couleur, associent paradoxalement lumière à épaisseur. Or voilà où le bât blesse : en donnant du poids à la forme en instance de disparition, pour exprimer ce phénomène-ci, il annule la transparence désirée de l’absence de support, et recrée une épaisseur à tarir. C’est cela que semble dire sans le vouloir la toile du Carré blanc sur fond blanc : qu’il n’y a point d’absence de voile. Que tout dévoilement du rien n’établit pas le vide, mais l’absence de vacuité.
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L’exemple de Malevitch restera saisissant tout au long de ce travail, car c’est à son cours que nous découvrirons nombre de tropismes en direction de l’œuvre de Blanchot. Rappelons que le caractère avantgardiste est celui dont il faut interroger l’ampleur, que celui-ci se manifeste éminemment dans l’art abstrait de l’artiste russe au plus près de la Révolution. La démarche moderniste de Malevitch n’est pas seulement singulière, nous l’avons vu, en ce qu’elle cherche à montrer la fin de la peinture. Des auteurs comme Yves Klein ou Frank Stella s’achemineront peut-être plus loin avec leurs fameuses toiles monochromes. Si elle renverse les lois académiques de l’art pictural, c’est plutôt dans la collusion baudelairienne du fugitif et de l’immuable, comprenons dans la conjonction du mouvement et de l’immobile, à un degré supérieur cependant puisque l’apparent est progressivement évincé de la toile — c’est peut-être cela le retrait du Carré — pour en venir au dévoilé pur, une certaine absence de voile qui précède, à l’aube du vingtième siècle, la venue d’œuvres d’artistes comme les minimalistes, où tout se veut donné d’un coup et sans réserve. Sans plus rien de mystérieux ou d’allusif, comme ce qui en aurait fait la beauté auratique selon Benjamin. La limite est d’abord ce dont on veut faire œuvre, ou ce qui est appréhendé pour ce faire.9 Mais c’est une évidence de la modernité, la limite étant irreprésentable, le désir de dépasser l’art s’avère aporétique pour Malevitch qui bientôt ne songe plus qu’à remplacer sa pratique par la pensée philosophique pure (avant de revenir à la figuration sur la fin de sa vie). « Mais ce serait oublier cependant que l’art est perpétuellement 9 Elle est aussi, il faut le dire en passant, le souci majeur qui précède L’histoire de la folie à l’âge classique, s’il est vrai que pour Michel Foucault la limite est ce par-dessus quoi : « une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l’Extérieur ».
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inégal à ce qu’il cherche, qu’il le trahit constamment et d’autant plus que la réussite l’en rapproche et que cette insatisfaction, cette contestation infinie, ne pouvant s’exprimer que par l’expérience plastique seule, ne peut que rendre vaine toute tentative de lui donner des limites théoriques (par exemple, en la réduisant à une pure interrogation formelle) », écrit Blanchot (A 45)10 en toute lucidité, proche du constat de Malevitch. Prétention folle de vouloir saisir une unité originelle sous une forme palpable que le peintre dénonçait un peu plus tôt, un constat d’échec du saisissement ontologique de la peinture, voilà ce qui pousse à proclamer la fin de l’art. La problématique du modernisme vs le post-modernisme hantera cette réflexion jusqu’à la dernière ligne — elle sera explicitée plus spécialement en dernière partie —, car elle soutient le sujet général qui est celui du silence ou du désœuvrement chez Blanchot, ceci dans le cadre de la crise de l’Avant-Garde. Guy Debord prend part lui aussi à la discussion d’une manière qu’il semble intéressant de rapporter avant d’aller plus loin : L’art à son époque de dissolution, en tant que mouvement négatif qui poursuit le dépassement de l’art dans une société historique où l’histoire n’est pas encore vécue, est à la fois un art du changement et l’expression pure du changement impossible. Plus son exigence est grandiose, plus sa véritable réalisation est au-delà de lui. Cet art est forcément d’avant-garde, et il n’est pas. Son avant-garde est sa disparition. (La société du spectacle 147)
Le phénomène de la disparition se déploie chez Blanchot par le biais d’une pensée arborescente, c’est-à-dire qu’il se distribue selon une sorte de constellation d’épiphénomènes, amarrés les uns aux autres. Un de ses corollaires est bien sûr celui de la création, il en fut question concernant ce qui ne pourrait advenir ex nihilo. Le problème cependant est loin d’être entériné : il renvoie à la dialectique et à son éventuel dépassement. La différence ancre toujours le débat dans la mesure où elle éclôt à l’interruption, participe de l’éternel retour et enclenche la médiation du langage. Pour amorcer une étude du processus de l’œuvre telle qu’elle apparaît chez Blanchot, l’on veut s’efforcer de reprendre le fil de la discussion sur l’image avec pour orientation la fonction de la lumière en tant qu’expérience et forme conceptuelle de l’œuvre. Précisément, la disparition s’achoppera au circuit lumineux, au mouvement du clair-obscur qui entraîne, tel Orphée passant des ténèbres au grand jour, l’œuvre dans les méandres du scintillement. Mais il faut 10
De fait ce livre est un des plus intéressants qui aborde la question de l’art très explicitement, et l’envisage surtout dans une problématique contemporaine.
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l’affirmer maintenant, l’espace littéraire de Blanchot n’est pas de la dialectique. La contrariété qu’il met en valeur n’aboutit pas dans une résorption de ses antinomies. Le régime de contestation de l’écriture, dont on peut dire qu’il s’apparente à une dialectique négative, conduit à la dissémination de l’ensemble, plus caractéristique de la juxtaposition que de la confrontation. La lumière Étalée jusqu’à en déborder les contours, la lumière du Carré blanc est la matière première, le sujet et la présence du tableau de Malevitch. Elle est silence, ne serait-ce que parce que grâce à elle, la parole, l’objet, peuvent advenir. Celle qui permet le surgissement de la forme permet au langage de s’accomplir. Muette, elle donne à voir. Ainsi donc son office, qui a pu sembler frivole, n’est-il point d’affirmer la présence ? De dire si, oui ou non, quelque chose est là ? Ne minimisons pas ici le pouvoir de la lumière, si prompte à rendre aveugle : elle rejoint la folie chez Blanchot, et c’est le titre qu’il donne à son essai La folie du jour. La lumière distille. L’obscurité dissimule. Nous disions que le néant ne pouvait être créé. Ce serait la clarté, non l’obscur, qui en rendrait la présence. Ceci pour énoncer le souci de Blanchot, issu d’un problème toujours originaire : « Le problème essentiel de la création, c’est le problème du néant. Non pas comment quelque chose est créé de rien, mais comment rien est créé, afin qu’à partir de lui il y ait lieu à quelque chose. Il faut qu’il n’y ait rien : que le rien soit, voilà le vrai secret et le mystère initial » (E I 169). L’origine se fixe dans le néant. Inaccessible, elle ne constitue jamais un centre, un noyau dont la force signerait l’existence d’une polarité. Elle est depuis toujours la différence elle-même. Rien ne la précède. C’est ainsi que Derrida associe pleinement l’Origine à la Différance. Comme l’impossibilité de tout commencement chez Blanchot, la preuve en sera dans l’observation du « ressassement éternel ». Car résilier un centre à l’œuvre, lui conférer une origine inassignable, conforte l’idée non pas d’une lisibilité parfaite à atteindre, par l’intensité lumineuse d’un centre rayonnant, mais conduit plutôt à accepter la présence d’une illisibilité totale. Comment comprendre que la lumière entre en rapport avec l’illisible, ce qui a trait à l’obscur ? Parce qu’elle met en présence avec le néant, sans doute, et ceci parce qu’elle s’exerce selon le paradoxe qui lui est propre : « La lumière éclaire ; cela veut dire que la lumière se cache, c’est là son trait malicieux », explique Blanchot (243). L’absente révèle (la présence ou non-présence, peu importe), c’est ce que nous dit Blanchot. Pour en venir au jeu du langage.
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La lumière préside. Originaire, elle est le don. Grâce à elle, la profondeur s’exhibe. Par sa puissance donc, la perspective est créée. Celle qui donne le visible, et aussi l’invisible. En cela la toile du Carré blanc ne recèle point d’invisible, car elle n’est que planéité : peinture de la lumière, donc du geste de voir, elle évoque à peine l’existence d’une forme, et ramasse en surface l’immensité de l’espace. Alors que la perspective dissémine. Force, elle l’est de la différence. Le parallèle avec le langage s’opère aisément chez Blanchot, en ce qu’il procède de cette identification au processus de la mise en perspective, ou mise en lumière — mise en abîme aussi. En tant que moyen, comme le langage, elle crée du sens. Mais est-elle le sens elle-même ? La pensée de Blanchot aime à s’arrimer aux concepts d’immédiat. En effet, la lumière génère l’immédiateté. Sa vocation de simultanéité offre la chose, le monde au regard, mais lui inflige la distance : lui soutire la proximité. Tributaire de rien pour se révéler, elle est la révélation même. Celle qui éclaire tout est « ce qui reste radicalement absent » et se veut comme telle car l’on ne peut la voir. Voir la lumière, expérience impossible. « C’est à cette condition seulement que nous voyons clair : à condition de ne pas voir la clarté elle-même », soutient-il formellement (E I 244). Donc ne nous y trompons pas : la lumière n’agit pas de toute simplicité. Parce qu’elle nous offre l’immédiat, la vision, elle oublie de nous dire son vrai jour : qu’elle est médiatrice. C’est là sa duplicité dangereuse, celle qui fait que l’on croit arriver directement, sans l’ombre d’un détour, à la connaissance. La loi de la lumière est ambiguïté. Blanchot rappelle dans ce même passage le souci de Nietzsche quant à la profondeur du monde : une problématique du jour et de la nuit pour penser le perspectivisme. La lumière, trompeuse en son essence, ne serait pas suffisante à éclairer le monde de la connaissance, toujours plus profond qu’il n’y semble. Le jour dissimule ? Avant tout, il est ce qui condamne Orphée de son regard impatient. La nuit n’apparaît pas si mortifère, chez Blanchot. Au contraire, elle est instance enveloppante; en cela, elle cautérise la distance du néant à l’infini. Avec elle, le vide se charge car il devient sans fond. L’auteur ici s’approche amplement de l’idée de « défondation » (Abgrund ) chère à Heidegger. La nuit est peut-être ce sans-fond courtisé par la philosophie. Le jour est vision, oblitérante de la réalité. La vision donne bien immédiatement le monde, mais c’est qu’elle n’en donne que le reflet, point le vécu, le sensible, qui serait de l’ordre du toucher. Orphée veut Eurydice dans « son obscurité nocturne », sachant qu’ainsi elle est vraie, c’est-à-dire pleinement autre, l’autre nuit. La vérité qui hante Blanchot n’est pas celle de l’essence. Il le dit assez souvent, la littérature est inessentielle. Cette propriété est celle de l’ombre : et la nuit est une ombre géante, elle est l’être de la dissimulation. Cela serait
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rendre puissance au simulacre, lui confier le lieu de la Vérité, ou en tous cas de la Poésie. Nous le verrons plus tard, Blanchot redonne à l’image un statut privilégié qu’elle avait perdu devant le concept. Il faut poursuivre par le biais du reflet la discussion sur l’oscillation de la littérature : entre jour et nuit. Comment voir la profondeur de la nuit, pis encore, l’absence de fond de cette nuit ? Par la lumière, simulée par l’illusion de la source de clarté, par le rayon lumineux dont Orphée tire profit, qui prétexte la cohérence du réel. Mais sitôt qu’il en use, Orphée dit adieu à celle qu’il perd dans l’ombre. La nuit semble rester sans profondeur, c’est l’apparence de l’inconnu. Chez Blanchot, l’inconnu est cette étrangeté qui dit le tout autre, le séparé. En rappelant l’interrogation de René Char : « Peut-on vivre sans inconnu devant soi ? », Blanchot convoite intensément l’expérience de la Poésie. Besogne authentique, si elle renonce à toute saisie par la parole, à toute perspective. L’inconnu doit demeurer. C’est cette position qui considère l’art comme une énigme, le désirant toujours comme tel. Orphée voit Eurydice dans son absence, non dans la simulation de sa présence. Cela est afférent à la nuit, à l’infiniment autre. L’obscur qui soutient l’inconnu, l’étrangeté, a cette honnêteté de donner l’absence dans sa vérité. La présence amenée par le jour n’est que fantasme. La lumière est illusion en ceci : sa force dissipe l’obscur, mais en le dissimulant : « Le jour est un faux jour, non parce qu’il y aurait un jour plus vrai, mais parce que la vérité du jour, la vérité sur le jour, est dissimulée par le jour », soutient Blanchot (E I 244). L’origine du jour, plus obscure que toute nuit. N’y voyons point facilité théorique. Puisque du jour, nous ne voyons que son œuvre, jamais son être. Le regard qui creuse est visée ; grâce au jour, l’œil établit l’espace, la dimension qui ordonne et éparpille. Le propre de la vision binoculaire est ainsi commenté par Jean Luc Marion : « Le regard insuffle l’invisible au visible, non certes pour le rendre moins visible, mais au contraire, pour le rendre plus visible : au lieu d’éprouver des impressions chaotiquement informes, nous y voyons la visibilité même des choses » (La croisée du visible 15). Le texte sur le regard d’Orphée de L’espace littéraire avise sur le mythe de la profondeur de l’œuvre. Mystère très attirant, elle demeure l’impénétrable, l’image sans fond dès lors qu’on dévisage Eurydice. C’est donc peut-être cela, le paradoxe du sens, qu’à vouloir le capturer il se détourne toujours, inabordable comme la pulsion originelle, que la mise à jour a malheureusement scellée. Folie du créateur qui ne veut plus voir la présence, mais son contraire, non le visible mais l’invisible, c’est-à-dire non pas le jour, mais la nuit. Voir la nuit, Eurydice, donc voir la dissimulation. Tel est le vœu pieux de l’écrivain. L’image est imprenable, immédiate comme la lumière, elle
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reste celle à qui l’on fait face, éternellement, « le ruissellement du dehors ». La laisser à distance, c’est-à-dire en préserver l’état de surface, voici la tâche du poète. « La profondeur ne se livre pas en face, elle ne se révèle qu’en se dissimulant dans l’œuvre », rapporte Blanchot (E L 226). La profondeur est encore indubitablement la marque de l’invisible qui, comme la clarté, se dérobe à elle-même. Ces notions, rassemblées sous le joug de la feinte, permettent de découvrir l’enjeu de l’impasse théorique où se trouve l’auteur. Assurément il s’agit du déploiement d’une pensée qui outrepasse le domaine de la négativité, de la dialectique, pour séjourner dans un espace inconnu baptisé du nom de Neutre. Négation en lui-même, ce concept se désavoue et ne se considère point comme tel. Rappelons que la question de la lumière, en ce qu’elle a trait au communicable, ressortit de celle du sens. Comme le feu, élément assidu de la pensée de Hölderlin dont Blanchot s’émerveille, la lumière de qui procède la communication, est l’incommunicable par excellence. Comme le sens, elle se communique elle-même. L’interprétation, on s’en doute, a pour Blanchot des avatars tout à proscrire. Les objections qu’elle occasionne, ressemblent aux débats d’Adorno sur la vérité de l’art, de son non-savoir salutaire : Et, de même, déchiffrer (interpréter) l’énigme, est-ce simplement faire passer l’inconnu au connu ou tout au contraire le vouloir comme énigme dans la parole même qui l’élucide, c’est-à-dire, par delà la clarté du sens, l’ouvrir à ce langage autre que ne régit pas la lumière ni n’obscurcit l’absence de lumière ? (E I 251)
La parole est cette gardienne du mystère initial qui couvre la vérité de l’art. Mais quel est-il ce « langage autre » qu’elle utilise ? Sûrement celui de l’Origine, et l’on sait qu’elle est dans l’impossible, cette région en dehors de toute lumière, de toute obscurité. L’art a ceci de particulier qu’en lui il ne faut en aucun cas chercher à atteindre son contenu de vérité. Blanchot, dans L’espace littéraire, reprend avec attention la sentence de Nietzsche : « Nous avons l’art pour ne pas sombrer (toucher le fond) par la vérité » (320). L’œuvre est un sans-fond, de là vient son intégrité, le fait que la compréhension que l’on en a est inférieure ou supérieure à sa vraie teneur en communication. Si l’abîme est le lieu de la vérité, alors l’écriture est ce risque essentiel qui s’accole ce trauma. Folie de l’écrire, insurrection, celle de Sade par exemple, dont Blanchot suit la trace. Trace imprescriptible, nous l’avons vu, puisqu’en son être abyssal l’œuvre d’art est l’œuvre de l’effacement. Plus qu’une écriture du paradoxal, l’expérience de l’œuvre pour Blanchot révèle la contradiction. L’image impose sa duplicité, apparence et apparition, éphémère et immuable, simulacre mais
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présence réelle de l’absence. Qu’y a-t-il ici de singulier ? L’existence de l’ambiguïté. « L’ambiguïté suppose un secret qui sans doute s’exprime en s’évanouissant, mais qui dans cet évanouissement se laisse entrevoir comme vérité possible » (F P 18). Celle-ci maintient, dans une tension indépassable, la résurgence des contraires, les juxtaposant, sans lien ni rapport de causalité. En cela procède le produit — et la production — de l’espace littéraire. Difficile de parler de tissu, de texte pour l’œuvre de l’art. Aucune jonction apparente, ni succession de phénomènes imbriqués. Point de tissage. Que dit le fragmentaire, car c’est de cela qu’il s’agit ? Que l’organicité n’est plus, bien sûr, mais qu’elle a fait place, par le jeu de la disparition, à l’éclatement de la forme non plus vecteur de sens, comme si le fragment était sensé, mais à l’avènement du simulacre dans toute sa splendeur. (Nous reparlerons du sens plus loin, cela est préoccupant.) « Ce qu’on appelle apparition est cela même : est le « tout a disparu » devenu à son tour apparence », raconte Blanchot (E L 340). Mais est-ce apparence de quelque chose, ou de rien ? Le « tout a disparu » est bien la dissimulation, comprenons la présence de l’absence de l’être. Par ailleurs, soutenir que la dissimulation n’est qu’apparence, cela renvoie à l’inévitable présence. Au manque de vide. Ce que dit l’ambiguïté est ceci : qu’il y a de l’être au sein de la dissimulation, mais que cet être manque. Que faut-il entendre par cette dernière assomption ? Peut-être que la disparition, comme l’apparition, rejoint l’apparence. L’image, lieu de l’ambigu : là où il n’y a ni présence, ni absence, mais simulacre des deux. Il faut regarder l’image du cadavre pour mieux saisir cette pensée de la négation double. Lorsque l’homme s’éteint, sa dépouille ne laisse plus rien de réel, si ce n’est une image de la présence défunte. Par là, Blanchot se permet d’affirmer que le cadavre « se ressemble ». Apparence de lui-même rendue possible par sa disparition préalable. Mais le reflet est une image fixe, qui ne dit point la dissolution, ici en l’occurrence la désintégration du corps. La dépouille mortelle correspond parfaitement à l’ambiguïté de l’image : c’est-à-dire qu’en elle est actionnée la contradiction de la représentation et de la dissimulation. Il s’agit par là de converger vers la fixité problématique de l’image — car elle est double —, pour en dire ceci de rudimentaire : en un cadavre, la mort est dissimulée. Rappel de l’existence, image réelle de cette présence en ce sens que chez Blanchot, nous le problématisons de part en part, l’apparition advient après la disparition. La dissimulation est créatrice. Le langage, puisque c’est vers lui que l’on chemine subrepticement, est ce meurtre de la chose libérateur de l’image. De l’imaginaire aussi, dans ce cas. Mais également, la vie, ce « tout a disparu », se donne en apparence dans le disparu. Il est donc représentation. La conjugaison de ces deux niveaux de l’ambiguïté, la
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dissimulation et l’apparence, constituants de l’image, renvoient à une dernière présence en dehors de toute synthèse : celle du Neutre. Le Neutre, ne uter, ni l’un ni l’autre, nous dit suffisamment Blanchot. En cela : ni mort, ni vie ; ni être, ni néant. Le neutre Parler du Neutre, entreprise bien maligne. Comment écrire sur Blanchot, si lui se veut « le dernier à parler » ? Travail certes déconcertant de retracer une pensée de l’impensable, de l’impossible, de la trace manquante, de l’effacement. De l’anti-œuvre. Et pourtant. Plusieurs milliers de pages à son corps défendant… Ne nous voilà pas plus avancée quant à la question du langage. C’est peut-être pour ceci : il fait question, éternellement, « comme s’il y avait toujours un peu moins dans la réponse que dans la question ».11 La littérature exclut toute résolution : elle reste problématique. « L’œuvre est attente de l’œuvre », répète-t-il pléthoriquement (L A V 326). Blanchot ne souhaite pas s’en tirer si lâchement. Au contraire, sa prise en charge du questionnement, sa responsabilité, le mène au plus près de ce lieu de l’indicible, en révèle les parages, en prévient le séjour. Point de fuite donc hors de l’espace littéraire, mais une immense captivité assumée. Une soumission à la Loi, qui est invite à transgression, ce qu’ont vu intimement Sade et Bataille. Il n’y a donc pas à dire le lieu de la littérature, mais il faut s’approcher plus avant de son mouvement. Un mouvement difficile à cerner puisque sans fondement — l’Origine — et sans direction — le sens. Sans aller vers la mort, puisqu’il la maintient en elle, le langage se refuse à obéir au discours, de porter l’idée vers son expression aboutie. Il s’exprime lui-même. En cela, proche de l’écriture automatique des surréalistes en guerre contre l’instrumentalisation de la langue et que Blanchot commente ainsi : « le langage dont elle nous assure l’approche n’est pas un pouvoir, il n’est pas pouvoir de dire. En lui, je ne puis rien et « je » ne parle jamais » (E L 236). Qui parle, désormais ? Le langage, disait Mallarmé. L’impersonnel ou Neutre, dorénavant, le « il » purement imaginaire issu de la disparition du sujet, « commune dissimulation » de l’Être et du Néant, explique Françoise Collin (Critique 259). Le neutre n’est ni affirmation, ni négation. Simplement audehors, sans rapport : il est le parfaitement autre. La pensée que nous étudions est basée sur cet éloignement profond, irrévocable, de la littérature face à elle-même. La Poésie est l’acte privilégié où se libère l’imaginaire, 11
Dans L’attente l’oubli, cité par Derrida en préambule de son ouvrage Parages, p. 20. Nous reviendrons bien sûr à ce livre de Blanchot dans ce chapitre.
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la résiliation de l’unité de la langue puisque l’image est duplicité, fruit de la dislocation originaire. Françoise Collin rapporte la trajectoire de la littérature en ces termes : « L’expérience littéraire, ce nomadisme, est le poème lui-même dans l’exacte mesure de son apparaîtredisparaître. L’apparaître-disparaître indique que l’œuvre est tout entière en elle-même dans un Dehors sans dedans, dénué de transcendance, et que ce pur Dehors n’est jamais coïncidence avec soi » (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 77). Vers quoi un tel énoncé renvoiet-il le Dehors ? Vers le neutre, chez qui se donne la dépossession du sujet, l’impersonnalité de l’écriture, qui d’abord rend possible la résurgence de l’image, mettant ainsi fin au mensonge de la représentation. La notion d’auteur est réprouvée au profit d’un maniement désinvolte du langage. Un détournement qui, comme le regard d’Orphée, oublie le jour, et donc la nuit. L’espace du neutre se tient entre ces deux instances : ni jour ni nuit. Un dégagement : il manifeste celui du créateur face à son œuvre. Un rapport « d’insouciance », nous dit Blanchot. L’écriture du désastre, un texte important paru en 1980, doit servir de référence pour toute approche de l’écriture. Composé de morceaux, de fragments percutants dans leur célérité conceptuelle, cet ouvrage aplanit l’aspérité du paradoxe de la pensée blanchotienne sans le réduire. En lui s’exacerbe et se fixe la question du neutre comme parole du dehors, parole que la « perte de l’astre » voue désormais à l’errance passive. La désinvolture fait à nouveau toute la nécessité. « Écrire est évidemment sans importance, il n’importe pas d’écrire. C’est à partir de là que le rapport à l’écriture se décide » (E D 27). Pour qu’ enfin, ne point dire la littérature, ce soit lui rendre la parole. Tâche non pas sacrificielle de l’auteur s’avançant toujours plus vers la destitution de sa subjectivité, mais démarche « légère » de Blanchot qui peut alors passer du « je » au « il ». L’impersonnel est le neutre, le dehors où s’échoit la littérature blanchotienne ; il s’agit de l’expulsion simultanée du langage hors de lui. Enigme encore que cette échappée du langage. Nous serions tentée d’y voir l’attraction de l’extérieur, mais il n’en est rien : le neutre n’attire pas, selon Blanchot. Dans cette mesure, il est compréhensible que la littérature définie en termes d’espace plutôt que d’activité, écarte les notions antinomiques de répulsion et d’attraction. Si neutre il y a, c’est à l’intérieur d’une zone de non-savoir, dénuée elle-même des tensions de l’écriture, de toute polarité. D’où il est souvent relevé par la critique blanchotienne que : « du neutre, il n’y a point d’expérience ». Le neutre est déjà hors d’atteinte de toute praxis d’écrivain. « Jamais le moi n’a été le sujet de l’expérience, » affirme-t-il dans « L’expérience limite » (E I 311). De fait, le neutre s’agrège à la limite. Limite de la conscience, pourrait-on dire en psychanalyse, l’inconscient, ou surtout
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ici, lisière de la parole : la non-parole en question est bien hors sujet et toute consacrée à l’espace : l’entre-deux bordé par les rives du langage. Le neutre permet donc le déploiement de l’intervalle qui n’est pas celui où se constitue le sens, voire l’échange du dialogue. Il ne « met pas en rapport », ne sépare pas deux êtres ou deux pensées pour les confronter : il est le tout-autre qui ouvre à la voix de l’impersonnel. « Le dialogue ne consiste donc pas en une communication de soi ou de quelque chose mais en l’ouverture d’un entendre : « C’est la voix qui t’est confiée, non ce qu’elle dit », explique Françoise Collin en citant Blanchot (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 100).12 L’œuvre chez Blanchot est offertoire : endroit où la littérature se donne à entendre. De même que l’esthétique contemporaine en peinture nous offre la vision et non le vu, le langage chez Blanchot nous fait la grâce de se donner en son être plutôt qu’en sa propension. L’œuvre d’art n’est pas communication. On a souhaité l’expliquer au chapitre précédent, la modernité s’applique à rendre l’œuvre muette, mais non pas à en tarir l’éloquence. C’est que l’artiste ne vise pas à communiquer autre chose que l’œuvre d’art elle-même. Cela sans doute s’appelle le neutre, une articulation non langagière de l’œuvre, où disparaît la chose représentée et apparaît son matériau linguistique lui-même. En effet, l’on ne saurait dire que le langage s’évanouit. Certes l’écriture de Blanchot est sans cesse décrite comme « hors-langage », pour ne citer que Henri Meschonnic parmi d’autres critiques. Comme il fut dit précédemment, l’écriture n’a point pour tâche de purifier le langage, ce qui donnerait dangereusement l’illusion d’une parfaite coïncidence entre le sensible et l’intelligible. Au contraire, la littérature rejoint sa possibilité lorsqu’elle supporte le poids de sa grande impuissance. Il s’agit de révéler à l’écrivain qu’il ne donne naissance à l’art que par une lutte vaine et aveugle contre lui, que l’œuvre qu’il croit avoir arrachée au langage commun et vulgaire existe grâce à la vulgarisation du langage vierge, par une surcharge d’impureté et d’avilissement. (F P 99)
L’œuvre naît de l’obscur, le créateur s’affronte à la nuit qu’il veut conserver comme telle. Ce n’est pas Eurydice dans le jour, nous l’avons dit, que désire Orphée, mais celle que la nuit garde plus proche du chaos originel, en cela gardienne des circonstances qui font que le langage — le peut-il ? — échappe au logos. C’est la nuit impure qui fascine l’écrivain jusqu’à lui retirer l’œuvre par laquelle il s’aventure 12
La citation est extraite de L’attente L’oubli, Paris : Gallimard, 1962, p. 11.
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trop près de sa source. Ainsi, appréhender l’origine de l’art ne consiste jamais dans ce cas à rendre l’œuvre plus pure. Plus certainement, l’auteur séjourne aux abords bruissants du fondement qui ne fait que se dérober, comme pour mieux fuir le lieu du discours. Effectivement, il est un centre méconnaissable à l’œuvre qui bruisse sans discontinuer, une parcelle à l’abri des regards où la parole gronde. C’est l’endroit du chuchotis intarissable de l’origine, du murmure de la parole brute. Celle-ci, en référence à Mallarmé, annonce le problème du langage en trop-plein de signes, un outil de communication, un bavardage assourdissant ou un silence impossible, car il témoigne de l’inadéquation la plus grande entre le mot et la chose. « Le langage est une chute qu’on ne peut expier qu’en se taisant, mais se taire même est impossible puisque le langage, étant silence, prive l’homme du silence », rappelle Henri Meschonnic (Pour la poétique 102). Entendons par là que si l’homme a perdu définitivement le silence, c’est parce qu’il lui a donné sa capacité signifiante. Mais il ne faut pas s’y tromper. L’aspiration de Blanchot n’est pas de se tourner vers une recherche des mots premiers. On pourrait par là y voir tentative d’assainissement du langage. Au contraire, ses textes regorgent de paroles vides, de verbiage qui ressasse, de balbutiement comme de langage dit « courant ». Là sévit l’origine. La misère de la poésie, son incapacité à rendre les choses présentes, sa faillibilité, est bien sûr toute sa grandeur. La poursuite de la parole essentielle, voilà la quête de la poésie, la recherche d’un langage muet, minimal, c’est-à-dire immédiat, se heurte par effraction à la disjonction de l’origine. Encore, elle est folie de l’écrire. Cette difficulté à apprivoiser un silence contenu dans la parole constitue la tâche de la littérature. En rupture avec le signe, le langage de Blanchot devenu sujet utilise la perte de l’origine pour s’édifier en image. Ainsi la recherche de sa possibilité, de son fondement renvoie inlassablement l’œuvre à l’épreuve de son impossibilité. C’est un tel espace qui a pour nom le Neutre. Celui auquel nous n’avons pas accès mais que la littérature investit lorsque l’absence qu’elle présente neutralise la représentation. De ce fait, il y a bien une façon de faire que le langage échappe à la représentation. C’est de le convertir en image. De telle sorte que, Quand l’image n’est plus ce qui nous permet de tenir l’objet absent, mais ce qui nous tient par l’absence même, là où l’image, toujours à distance, toujours absolument proche et absolument inaccessible, se dérobe à nous, s’ouvre sur un espace neutre où nous ne pouvons plus agir, et nous ouvre, nous aussi, sur une sorte de neutralité où nous cessons d’être nousmêmes, et oscillons étrangement entre Je, Il et personne (E I 536-537),
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nous sommes à l’épreuve de la création. N’oublions pas toutefois que ce n’est pas le langage qui précède l’image, mais l’image qui est bien en-deçà de la parole, car écrire procède de la dissimulation, non de la révélation. Ce que nous dit Blanchot est que la dissimulation est toujours première, comme la précession des simulacres qui fut évoquée plus tôt. Écrire porte vers la dissimulation, cette voie est unique et propulse en même temps la dissolution de l’œuvre. Il y a bien un renoncement dans l’acte d’écrire, celui d’accéder à jamais à l’identité, de faire œuvre. Écrire produit le désœuvrement, c’est là le leitmotiv blanchotien. La littérature est d’abord un retentissement, écho toujours à venir d’une parole non dite mais que le créateur se doit de discerner : « c’est à raison qu’écrire est reconnu pour pouvoir d’entendre ce qui se dit en une parole grâce à cette différence entre mots et choses. Telle est l’origine et la destination poétique d’écrire » (Fédida 36). Sans se complaire dans le paradoxe, Blanchot tente d’exprimer la direction vers laquelle se tend le mouvement d’écrire : un non-lieu puisque s’agissant plutôt d’un espace, celui de l’effondrement. L’effondrement du langage ayant toujours déjà eu lieu, la littérature blanchotienne s’impose de s’atteler au travail du deuil. Mais ce deuil, terriblement, est impossible : la catastrophe de la dissémination du langage, celle de la perte irrémédiable de l’unité, est toujours à revivre. Cette permanence de la catastrophe semble prédominer chez nos penseurs de la modernité, faisant obstacle au discours qui ne parvient à se dérouler. C’est ici qu’il est question de la rupture, œuvre rompue à elle-même, de sa disparition en quoi elle est à nouveau œuvre à venir. D’emblée, disons que cette interruption n’enfreint pas le cours du temps auquel serait soumise l’œuvre d’art. Le temps de l’art est atemporel, Blanchot le montre en l’ouvrant sur l’espace de l’imaginaire. Mais cette interruption est le passage hors du cercle littéraire, le point décisif du retour où l’œuvre, consciente d’elle-même, s’évanouit dans le non-temps, le non-savoir, et aussi la non-contradiction. Ce sera peut-être aussi le lieu de l’ambiguïté. Qu’est-ce qui détermine la fameuse discontinuité de la création littéraire chez Blanchot ? La recherche de la limite qui, étant irreprésentable, va faire péricliter l’œuvre dans le néant de la chute : il s’agit de retrouver et d’isoler, de circonscrire, cela même qui a rendu possible le récit. Mais retrouver cette limite n’est possible qu’en la dépassant et en l’annihilant, donc en effaçant cette limite qui rendait possible le récit. Tout récit dit donc sa propre impossibilité, sa propre ruine, et par conséquent son absence de fin. (Le déplacement d’Orphée 70)
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Le regard d’Orphée menace l’équilibre de l’œuvre en recherchant le point crucial, la limite de l’œuvre qui est son origine : Eurydice, l’infigurable entre absence de possibilité de l’œuvre et infinie possibilité. Le point de rupture est donc ce point « névralgique » de l’origine et de la mort; incirconscrit, il ne forme point un espace. Puisqu’il faut le répéter, l’origine fuyante est toujours disjointe d’ellemême, étant confondue par la différence. Car c’est en cadavre que s’offre Eurydice, toujours déjà morte au moment de la vision. L’Origine qu’elle figure est reflet pur (voir le phénomène de l’image), elle est somme toute diffraction d’elle-même, simulacre toujours différant. Pourquoi ne pas alors lui associer la fonction de la lumière, celle qui, obscure en sa source, diffère les objets par la force de la perspective ? C’est bien dans cette déhiscence éclairée que l’œuvre est possible, mais cela se donne sans fondement ni finalité : nous parlons du sens. Le sens obéit à l’origine où il se cache : différé sans relâche, absent donc de l’esprit créateur, vertu du neutre puisqu’écrit sans pouvoir, sans déterminisme. Le sens est le non-pouvoir. (Ce sera aussi tout son pouvoir.) Il serait alors « contact à distance », c’est-à-dire image, comme l’atteste L’espace littéraire. Toujours en marge, il se meut dans le détour, le regard d’Orphée qui dissout par mégarde. Il est enfin primordial que l’acte littéraire, exhumé dans l’écart que creuse la parole, autorise la différance pour que le sens advienne dans le lieu de la dispersion, le dehors. Serait-ce aussi le lieu de rassemblement de la pensée ? Uniquement, pour Blanchot, dans la mesure où le lieu de possibilité infinie de l’œuvre, celui aussi de son impossibilité, est événement — plutôt que « lieu » — de l’impensable. « Comment écrire de telle sorte que la continuité du mouvement de l’écriture puisse laisser intervenir fondamentalement l’interruption comme sens et la rupture comme forme ? » se demande Blanchot dans le passage de L’entretien infini, « La parole plurielle » (9). Interrogation essentielle à notre avis, que supporte le souci du rapport entre forme et contenu, débat de la modernité artistique et littéraire qui souhaite parvenir à un état d’indifférence, de contingence concernant l’œuvre. Un rapport neutre, qui s’établit en dehors du cercle, figure littéraire par excellence. Point de rupture du cercle en effet (là où il se referme), traduisant que l’écriture a partie liée à la révolution : retour sur soi, mais avec écart qui s’ensuit, une différance produite par la transgression de la limite imposée par l’œuvre. A nouveau, répétons que c’est dans l’écriture que s’effectue la négation absolue. Mais l’important ici est que la circularité renvoie à la figure dialectique de l’œuvre qui fait que toute écriture a toujours déjà commencé. La dialectique est ainsi mouvement du ressassement
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éternel, « mouvement sans fin et cependant toujours déjà achevé » (EI 19). Au contraire, la parole poétique est contestataire et s’emploie au détournement, comprenons à la mise en question, au questionnement. De cette manière, elle prend forme dans l’entre-deux du langage, espace intransitif étranger à la dialectique puisque se situant en dehors de la solution ou synthèse des contradictions en présence. Le tissu littéraire se maintient en travail de déconstruction, retour sur soi et creusant le vide qui rend possible la venue du langage. Perspective involutive (plus loin que révolutionnaire) qui rompt les amarres avec la dialectique : Le langage est l’entente du mouvement de dérober et de détourner, il veille sur lui, il le préserve, il s’y perd, il s’y confirme. En cela, nous pressentons pourquoi la parole essentielle du détour, la « poésie » dans le tour d’écriture, est aussi parole où tourne le temps, disant le temps comme tournant, ce tournant qui tourne parfois, d’une manière visible, en révolution. (E I 31)
L’écriture ne vise pas le développement d’idées, mais autrement, chez cet auteur, elle est exercice du déploiement. En cela elle dénonce un excès de continuité qui, soit qu’il est fruit de la dialectique, soit qu’il découle de l’expérience de l’automatisme, enfreint l’infinité du rapport qui seul gît dans la discontinuité. Nous le voyons, Blanchot évite soigneusement l’affrontement des propositions qui forment la contradiction : son travail met en évidence la pluralité d’une parole où toutes les pensées sont concomitantes. L’aspect du texte est celui de l’épars; il est juste de dire que l’écriture blanchotienne n’est pas pour l’avènement d’une pensée, mais se compose des bruissements d’un langage qui recueille et enroule sur lui les idées. L’immédiateté rompue du langage confine la parole aux abords du sens, que rien ne rapproche ni ne fuit. C’est aussi dans Les mots et les choses que l’on peut trouver une prise en compte de la question du langage dans l’optique blanchotienne, après Nietzsche et Mallarmé : « La dispersion du langage est liée, en effet, sur un mode fondamental à cet événement archéologique qu’on peut désigner par la disparition du Discours », écrit Michel Foucault (La pensée du dehors 318). L’écriture est une quête qui ne se voue pas au Livre : Mallarmé a cherché le Livre unique, Blanchot ambitionne l’absence de livre. Désir d’échapper à l’écriture, pour enfin dépasser la clôture de l’univers de la représentation. Nous l’avons souvent énoncé, le langage extériorise sans relâche sa fracture : elle repose sur le disfonctionnement originel des mots et du sens. « Il faut que le langage renonce à être en même temps expression de la certitude sensible et expression de l’universel ;
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il n’y a pas continuité entre la sensation et les mots », affirme-t-il dans un essai intitulé « Recherches sur le langage » (F P 106). D’où l’on comprend que l’effort littéraire se trouve constamment différé, prenant acte en un langage érigé en puissant système d’attente. Cette attente qui l’incarcère n’est jamais dépassée. En elle l’œuvre s’éloigne de son achèvement; elle s’inachève par ce détour du regard qui la menace : celui de l’oubli, celui du regard impatient du créateur, précipitant par là le phénomène de la répétition. Celle-ci instaure de fait une dimension tragique dans la littérature : prisonnière d’elle-même, l’œuvre ne puise sa condition d’existence que dans sa mission réitérative. « Ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois » (E I 459). Cette fonction qui agit à l’intérieur de l’œuvre traduit le mouvement non linéaire de la pensée. Le sens ne naît pas de la direction empruntée par un langage littéraire qui, au contraire, se meut par à-coups, accrocs, ou perpétuels décentrements. La répétition vise à faire apparaître l’être du langage plus que sa signification. Par elle s’effectue l’insubordination à la représentation, puisque la différence dont elle résulte, met fin à la primauté de l’identité.13 C’est cela le domaine du Neutre, celui dont on ne peut faire l’expérience. L’œuvre, il « la ramène vers ce point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Là, la parole ne parle pas, elle est, en elle rien ne commence, rien ne se dit, mais elle est toujours à nouveau, et toujours recommence» (L A V 294).14 Il en va ainsi de l’expérience-limite, où la transgression, le « pas-au-delà », fait apparaître le point de rupture du livre, non pas point de non-retour, mais point de retour permanent. « À tous égards, la répétition, c’est la transgression » assure Deleuze (Différence et répétition 9). La répétition est folie, affirmation de l’inconnu qui pointe, et en qui l’œuvre d’art veut s’abîmer, mais que jamais elle ne rejoint, sous peine de disparaître tout à fait. Lieu qui pousse à l’extériorisation du langage, l’inconnu est stimulation du désir, l’émissaire du mouvement de transgression. Celui-ci s’accomplit quand l’histoire est arrivée à sa fin, quand la totalité trompeuse s’est réalisée par son affirmation, non sa répudiation. C’est associer le regard d’Orphée à cette transgression, en faire le motif récurrent qui dissout l’œuvre et lui permet d’exister — au sens de exsistere, « rester dehors » — et de renaître. Le détour est l’équivalent du retour, phénomène bien élaboré par la pensée de Nietzsche que Blanchot éclaire et complexifie. 13 Nous paraphrasons ici une donnée préliminaire du livre de G. Deleuze, Différence et répétition : « Le primat de l’identité, de quelque manière que celle-ci soit conçue, définit le monde de la représentation » (1). 14
Blanchot rend compte ici du texte L’Innommable de Beckett.
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Il semble que ce soit dans l’affirmation d’une exigence qu’il voie l’existence de l’œuvre. Cette exigence est celle de différer, de discontinuer le cours de la pensée. Puisque c’est dans l’écart que tout se dit, que l’écho de la parole se laisse entendre, ce mode de la différance est d’abord la sortie du cercle de la parole incessante, du ressassement éternel où le retour est retour du Même. Dans la différance, le retour n’est donc jamais celui du Même. Bien au contraire, le détour chez Blanchot est catastrophe imminente, non par précipitation des événements, tel que serait leur accomplissement définitif, mais par l’échec de leur venue : une histoire à jamais dénudée d’incidents, telle celle de Thomas l’obscur en l’occurrence : C’était une histoire vide d’événements, vide au point que tout souvenir et toute perspective en étaient supprimés, et cependant tirant de cette absence son cours inflexible qui semblait tout emporter d’un irrésistible mouvement vers une catastrophe imminente. (55)
Comment concilier l’absence d’événements et l’imminence de la catastrophe ? Car catastrophe de quoi ? Par la présence de la Loi, en somme : celle qui, impossible à transgresser, reste toujours à transgresser. Perspective tragique de nouveau. Ainsi parlons-nous de l’impasse du langage de l’œuvre. Plus particulièrement, Blanchot étudie les affirmations de Nietzsche sur l’Éternel Retour en conjonction avec une pensée de l’avenir, corollaire de l’événement, disons de ce qui n’arrive jamais, puisque son propre est d’être toujours en instance d’arriver. L’Histoire est rompue ici, cela est fort bien démontré par la nécessité de la permanence de l’à venir, ce qui déjoue l’inscription de la parole, et voue l’œuvre au désœuvrement. Cette exigence du différer, c’est la loi du désir. Le désir qui instaure le manque et dit que l’œuvre n’est ni accomplissement, ni perte totale. Mais entre-deux car la dissolution n’est jamais complète : l’œuvre subsiste — « reste sous » — justement cette exigence de Retour. Peut-être cette citation de L’entretien infini, du chapitre « Sur un changement d’époque : l’exigence du retour », résume-t-elle suffisamment la problématique : « Mais l’incertitude : l’ignorance que porte le trait hasardeux de l’avenir, hasard qui implique soit l’infini détour par le retour, soit le recommencement par l’absence de fin » (417). Si réitération et disparition se dissimulent l’une l’autre, c’est dire que le temps du récit n’est pas le présent. Le temps de l’incessant qui est celui de l’œuvre disqualifie l’achèvement et la projette dans le non-temps : le temps de l’attente. La Loi que le langage doit confronter pour passer outre, jamais ne se laisse dépasser. La transgression est toujours à recommencer : il ne faut pas que la littérature se fige dans le concept, cela semble être une raison
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fondamentale de l’acte d’écrire. Il est un mouvement figural, non pas théorisable. Ceci constamment relance la question du sens, lancinante chez un auteur pour qui la littérature n’est point un savoir, mais une image. (Nous verrons plus loin comment l’image dépasse l’Idée.) Pour en revenir à la transgression, on peut dire que la limite ne se laissant point franchir, — nous dirions qu’elle se défaille sans relâche — il est donc évident que l’éloignement de la littérature qu’elle engendre, mettant l’œuvre au plus loin d’elle-même, est cela qui constitue le neutre. « Ne peut être répété que ce qui ne saurait l’être : l’irremplacé, le singulier où l’un a disparu en son simulacre. Comme s’il n’y avait répétition que là où il y aurait défaut de loi. Répétition de l’extrême : effondrement général ; le neutre, ce qui s’évanouit sans se produire, » énonce Blanchot (P A D 96). Le neutre est cet écart de la rupture, la différance, ainsi que l’impossibilité de cette rupture. La réitération maintient évidemment la présence de l’obstacle, et l’exigence de la transgression, du dépassement qui est le propre de l’acte littéraire, conduit au phénomène du devenir d’interruption. Ce que disait bien le vieil aphorisme : « L’œuvre est attente de l’œuvre ». Reconnaissance qu’il n’y a pas de présent, d’ailleurs il n’y a plus de récit, parce que le temps de l’œuvre, en son absence, s’est éternisé. Le neutre est l’au-delà parce qu’il n’a plus d’au-delà, explique-t-il joliment. Le temps de l’itération, le non-temps ou le devenir, c’est le temps de l’écriture. Dans un texte qui annonce l’écriture fragmentaire, L’attente l’oubli, Blanchot neutralise tout objet à ces deux modalités du non-récit que sont attendre et oublier. Le temps devient espace dans ce livre où tout se situe entre les dialogues. C’est sûrement la pleine affirmation de la contradiction qui mène à cette sorte d’ataraxie entre les contraires. Avec deux personnages, Elle et Lui, toute dichotomie se résorbe en se maintenant à l’infini. C’est ici la pepétuelle fragmentation de l’Un (nous voulons montrer que l’Un est le multiple), la différenciation toujours renouvelée. Le texte est une fracture sans avant ni après, une histoire sans remémoration, où l’impossibilité du discours s’impose sans théorisation, mais dans toute sa figuralité. Attente de rien, oubli de rien, et aussi, incapacité d’attendre, incapacité d’oublier. Une stérilité infernale qui est pourtant toute la littérature blanchotienne : « le souvenir est la projection de l’imaginaire. La seule fidélité à l’immémorial, c’est l’oubli par l’œuvre, le temps « retrouvé » soutient Françoise Collin dans le chapitre intitulé « La littérature et l’expérience » (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 47). L’attente est si pleine qu’elle en oublie son objet, celui qui viendrait l’effacer en comblant l’écart du neutre. L’attente n’est jamais dépassée, donc, ceci confirme non pas
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l’emprisonnement à la formule dialectique, mais son éloignement dans lequel persiste la littérature. La rupture est le passage hors du cercle du ressassement, où le temps dialectique fait place non à l’absence de temps, mais au temps autre. Là où l’œuvre peut enfin jouir pleinement de faire entendre le mot « commencement » : L’œuvre dit ce mot, commencement, et ce qu’elle prétend donner à l’histoire, c’est l’initiative, la possibilité d’un point de départ. Mais elle-même ne commence pas. Elle est toujours antérieure à tout commencement, elle est toujours déjà finie… Elle est le point du jour qui précéderait le jour. (E L 308-309)
Le texte de Blanchot dit son commencement par l'écriture qui a, elle, déjà commencé. L'œuvre est bien « l'épreuve du dédoublement » comme le notait Françoise Collin, et l'entreprise de l'écrivain s'accroche au mouvement qui n'a de cesse de l'écarter de son œuvre. Tel Orphée aux prises avec la nuit, qui par le détour — non la trajectoire — souhaite faire face au fameux point. L'œuvre qui ne se laisse pas appréhender soumet malgré tout une exigence au créateur de se tenir devant « l'absence aveuglante », le point de disjonction parfaite. Voici le tragique: la dissonance pure, la non-coïncidence totale d'Eurydice avec elle-même, ce qui renvoie toujours la parole poétique à la nécessité de discontinuité. Être face au simulacre, à l'autre nuit, pour pouvoir dire la catastrophe. Ceci est d'importance, et instaure un lien entre le simulacre — l'œuvre — et l'événement tragique de l'histoire. Avant de nous pencher sur la question brûlante que soulève L'écriture du désastre, voyons comment, grâce à ce qui fut élucidé par le biais de l'image, la catastrophe reste imminente et ne doit que figurer par le travail de l'écrivain, mais en aucun cas se conceptualiser. L’événement du récit, la perte d’Eurydice, n’arrive jamais, puisque toujours il ne cesse d’arriver. Le neutre est œuvre en tant que l’œuvre est « écriture de l’œuvre ». Le dédoublement permet à la fois la résurgence et la permanence de la catastrophe qui finalement ne « se produit pas ». Telle est la singularité de l’ambiguïté, en qui l’irréductible de la duplicité est probablement le neutre. Écart de la différance, à laquelle l’image donne le coup d’arrêt. La difficulté selon nous résulte du fait que la perte — l’image — ne s’éprouve pas. Elle est défaut de perte, ou plutôt, absence de l’absence, sans retour de présence que serait logiquement la négation d’une négation. L’écriture au neutre est alors l’unique voie de conjurer ce que plus tard nous verrons concernant l’Holocauste : l’impossibilité du témoignage. Pour conclure que le temps de la catastrophe est hors de l’œuvre, car le désastre est hors du temps, il est l’événement absolu, c’est-à-dire celui en qui
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l’Histoire est dissoute 15. Par là, Blanchot conjugue neutre et désastre, dans la mesure où la rupture, toujours inaugurale, comme déplacement vers un espace extérieur, ne se laisse pas vivre, ne se laisse pas penser, ne s’habite pas. L’imminence de la catastrophe : c’est cela que veut dire « faire face, éternellement ». L’œuvre est maintenue au bord de sa disparition, et pourtant, elle oublie cette disparition, et s’y laisse engouffrer : le pas-au-delà. La belle formule de Blanchot revient infatigablement : « L’oubli est oubli de l’oubli », processus de la création. Il est question de l’espace du mourir : ici rien n’advient, mais est toujours en passe d’advenir. Indissociables sont donc l’attente et l’oubli. Comme l’écrit Michel Foucault : « C’est dans l’oubli que l’attente se maintient comme une attente… » (Critique 545). Faut-il préserver l’oubli ? Une telle proposition s’avère d’emblée inacceptable, et pourtant, s’il est l’être du langage, il est du même coup celui qui en donne la responsabilité. Devoir de parole : c’est dans l’oubli qu’il s’annonce. « L’oubli sans doute fait son œuvre et permet qu’il soit fait œuvre encore. Mais à cet oubli, oubli d’un événement où a sombré toute possibilité, répond une mémoire défaillante et sans souvenir que hante en vain l’immémorial » (A C 98). L’immémorial, ce dont on peut se souvenir, est ce qu’il faut rappeler à la mémoire. Sans parler à présent de la forme littéraire qui convient à l’expression de l’indicible, il faut rapporter que Blanchot, à la suite de Nietzsche, a rétabli l’oubli dans sa fonction positive. Il ne sera pas ici question des personnages des récits semblant naître en même temps que l’univers fictif qu’ils visitent. Sur le plan de l’écriture, l’oubli rejoint le lieu de l’ambiguïté pour faire fonctionner le simulacre. L’oubli meurtrier d’Orphée est l’essence du langage. Parce qu’il oublie l’interdit qui le frappe, le créateur enfreint la loi et rejette l’œuvre au néant. De fait, il précipite la remontée du simulacre, Eurydice, qui ne se confond jamais avec la réminiscence. Elle est pure ressemblance, œuvre d’art proprement irréelle dont les amarres avec le réel ont été coupées. Cette force de l’oubli, plus qu’une défaillance, marque le monde sans y laisser de trace. L’image oublie l’original, par elle s’effectue le déni de la représentation. L’oubli rassemble en son lieu les éléments du neutre comme l’affirmation et la négation. Pour tout dire, il n’est ni l’une ni l’autre. Comme le silence, il est manquement et ignorance de ce manquement. C’est à ce stade que l’œuvre d’art atteint lorsqu’en elle toute 15
Dans un article de la revue Lignes consacrée à Blanchot, (numéro 11, sept. 90, p. 20), Roger Laporte écrit : « Le latin absolvere signifie détacher, délier, dégager. Un événement absolu est celui où l’enchaînement se rompt, où l’histoire elle-même s’abîme et ne peut donc ensuite reprendre son cours tranquille même agité ».
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perspective disparaît au profit de la planéité : neutralité de la représentation, mais persistance du mystère qui est la source de l’attente, et donc possibilité d’infinies métamorphoses. S’il nous faut clore ce chapitre, c’est que chez un artiste moderne tout à fait particulier, nous trouverons des échos de ces déroutantes considérations sur l’œuvre d’art. Sans révoquer l’aspect langagier, nous allons à présent nous pencher sur le travail de Marcel Duchamp et voir comment il se voue au silence, et à l’absence d’œuvre.
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Deuxième partie À propos d’art moderne et contemporain : situer Maurice Blanchot
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Chapitre IV :
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L’année 1863, comme l’indique le titre de l’ouvrage célèbre de Gaëtan Picon, renvoie désormais dans l’histoire de l’art à la naissance de la peinture moderne. Illustrée par l’exposition du Déjeuner sur l’herbe de Manet, cette période se distingue par la création du Salon des Refusés, véritable opposant au Salon officiel, et marque une rupture significative dans le monde de l’art en mettant à nu le mécanisme moderne de reconnaissance : par le processus paradoxal de légitimation qui fait suite au refus d’une œuvre d’art. Amorce d’une résistance à l’institution, cet art qualifié « d’Impressionniste » émerge en accusant la société bourgeoise de mensonge par l’art de reproduction qu’elle promeut, et s’emploie alors à inventer une conception nouvelle de la peinture basée sur des exercices de perception du réel, non plus de simulation, et où le non-fini se fait l’écho du monde de la vitesse, ou de la vie tout simplement. L’impressionnisme — le terme est péjoratif ! — débute donc en s’affranchissant des lois de la perspective pour mieux transposer les vertus sensibles d’une scène ou d’un paysage. La poursuite du mouvement s’engage en peinture comme pour mieux redonner ses droits à l’image : ceux de la vibration, de la venue sensible du monde au regard qui le suit dans ce trajet. L’art moderne naît ainsi de ces injonctions vitalistes que les artistes imposent aux œuvres, annonces protéiformes d’un éclatement de la représentation au fait de la religion de la vitesse engendrée par l’industrialisation. Il s’agit pour le peintre de rendre ostensible sur la toile l’équivalence du choc reçu par le monde moderne, d’y faire appel de plus en plus à un instinct plastique, pictural, de peindre en réalité une vision toujours reçue avec violence et impétuosité. Sans retracer les percées-charnières de l’explosion moderniste qui va de l’impressionnisme à l’Avant-Garde proprement
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dite, nous voudrions, pour débuter cette étude sur Marcel Duchamp, nous pencher sur la période fort riche des années dix et montrer comment y participe notre jeune artiste. Né en 1887, Duchamp vit entouré par une famille d’artistes. Ses frères sont le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, le peintre Jacques Villon, et sa sœur Suzanne n’est pas non plus sans fréquenter l’entourage du groupe. Fortement engagés dans l’épopée cubiste, ces artistes-peintres forment bientôt un cercle d’initiés qui se réunissent à Puteaux dans l’atelier de Jacques, en présence notamment de Delaunay et de sa femme. Signalons d’emblée que Marcel Duchamp avait déjà produit sa première huile en 1902, n’étant alors âgé que de quinze ans, sous l’influence évidente de Cézanne ; son peintre d’élection restera néanmoins Seurat. Mais alors qu’il est introduit dans les milieux parisiens de l’avant-garde, Duchamp ne tarde pas à s’en exclure, et adopte très tôt une attitude qu’il ne quittera plus : celle d’un marginal de la scène de l’art, hors de laquelle il va bientôt opérer une révolution individuelle, qui sera plus tard réhabilitée en guise de fondement de tout l’enjeu de la création des années soixante. C’est avec une fulgurance certaine, de 1911 à 1912, qu’il traverse les étapes en date de la modernité — le cubisme — et signe son abandon du métier de peintre avec son Nu descendant un escalier. Cette posture face à l’effervescence d’une époque toute en mutation, va être le centre de notre intérêt, afin de signifier, à travers l’examen d’une attitude critique envers l’avant-garde, l’étendue d’une remise en question fondamentale de l’esthétique de la modernité basée sur la rupture de la tradition. Le cubisme, qui décompose le réel en plans qui se démultiplient et restituent la perception simultanée des diverses faces d’un objet, intéresse évidemment Marcel Duchamp qui connaît les débats sur la représentation impliqués dans les collages de Braque ou Picasso. Mais bientôt, il juge que l’extériorité de la chose mise en avant par une telle technique reste insuffisante : elle n’est qu’une facette de l’objet représenté ; lui manquent les vertus de son « dedans ». Puisqu’il faut désormais montrer le regard, ce que les cubistes tentent à leur manière sans négliger l’importance de la mobilité de ce regard, Duchamp sent que le dehors n’est pressenti qu’en fonction de son intériorité. Celle-ci, invisible, se doit d’être manifestée à la surface de la toile, car c’est d’elle que l’apparence externe tient ses effets d’opticalité. Cézanne, le précurseur de la modernité picturale, s’était lancé dans la conquête de la planéité sans pour autant abolir la notion de profondeur : cette dernière apparaissait précisément de manière aplanie, sans illusionnisme, contribuant par là à la critique de l’académisme. Duchamp, pour sa part, considère que ce qui apparaît extérieurement n’est que le produit d’une
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intériorité — active, serions-nous tentée d’avancer —, et que l’artiste a pour tâche d’appréhender. Il a, de son côté, été vivement captivé par les thèses au sujet de la quatrième dimension, et la période dans laquelle il s’insère, celle où le déni de la perspective est à son comble, ajoute à sa situation un défi majeur : celui de la représentation statique du mouvement. C’est ainsi que naît le fameux tableau du Nu descendant un escalier, conjonction des innovations cubistes sur la place du regardeur, et de la mouvance d’un corps dans une spatialité dotée d’une perspective que nous serions tentée de nommer « inversée ». « Au fond, le mouvement, c’est l’œil du spectateur qui l’incorpore au tableau », confie-t-il à Pierre Cabanne (Marcel Duchamp, Entretiens avec Pierre Cabanne 38). Première incartade de l’auteur qui ne va cesser d’opérer par sécession sans aller toutefois à l’encontre des principes qui font de la modernité une émancipation critique de l’art ayant constamment à dessein de subvertir la sphère sociale. Son souci majeur reste de libérer l’art de la pression « rétinienne », d’une soumission à l’œil qui lui fait prononcer précocément qu’il ne veut plus être « bête comme un peintre ». Nous le comprenons déjà, l’ambition de Duchamp est d’être un peintre d’idées, au sens où l’esprit doit s’incarner dans la matière même de l’œuvre. « En réhabilitant l’idée contre l’objet, ce qui est à penser contre ce qui est à voir, Duchamp cherche à restaurer l’art dans sa fonction vitale », écrit Catherine Perret (Marcel Duchamp le manieur de gravité 8). La matérialité idéelle qui s’ensuivra dans toute son œuvre participe selon nous du phénomène relaté précédemment de la métamorphose du langage en image, par la forme tout orphique de la littérature chez Blanchot. Il nous faudra comprendre comment cette matérialité de l’objet d’art présuppose une esthétique du silence. Duchamp comme artiste du silence, cela est assez répandu, et le dévoilement précédent des conceptions blanchotiennes de cette notion devrait nous guider pour mieux apprécier la valeur du phénomène Duchamp, tout ancré dans la démarche. Rien mieux que l’héritage littéraire de Mallarmé et de Raymond Roussel ne sera apte à éclaircir l’attachement de l’artiste au monde abyssal du silence. « Entre le Nu… et Igitur il existe une analogie troublante : la descente de l’escalier.[…] Dans les deux cas, il y a rupture et descente vers une zone de silence. Là l’esprit solitaire affronte l’absolu et son masque : le hasard, » écrit magnifiquement Octavio Paz (Marcel Duchamp : l’apparence mise à nu… 18). Et Blanchot avant lui considérant « L’œuvre et l’espace de la mort » écrivait, d’une même vision : « Tel est le défi d’Igitur : assigner un terme au hasard,… » (E L 152). Parallèlement, l’esthétique de la disparition est à l’ordre du jour ici encore, tant dans la critique de la modernité, que dans son acceptation. Notre étude s’engage tout d’abord à envisager les aspects de l’abandon
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de la peinture par Duchamp, son enjeu véritable dans l’histoire de l’Avant-Garde quant à la trouvaille du Readymade. Puis il sera temps de signaler les impasses que celui-ci soulève, d’expliciter en quoi, selon nous, le Readymade met en scène la crise de l’Avant-Garde, sa pérégrination au sein des divers mouvements néophiles. Mais revenons à la toile qui lui permit de mettre en valeur le paradoxe de la modernité, que traduit l’inévitable officialisation de la culture d’opposition. Ce tableau, le Nu de 1912, a ceci de nouveau qu’il met la peinture en marche. Conscient qu’il ridiculise l’héritage cubiste, et avec lui la soumission au père qu’est Cézanne, Duchamp exprime sa désidéalisation du mythe de l’Avant-Garde en proposant une descente, celle d’un nu, dont le genre est fort déplaisant pour les tenants du cubisme. La descente figurée est évidemment perçue comme une transgression par rapport à une loi tacite d’élévation de la peinture moderniste n’ayant qu’elle pour sujet : elle liquide la peinture, dit avec humour Roger Dadoun : La décomposition n’est pas seulement plastique (coupes, arêtes, stases dans le mouvement), elle ne dévoile pas seulement une mécanique que l’on voit grincer-elle fait monter à la surface de l’œuvre quelque chose de secret, de caché, d’obscurément enfoui, que véhiculerait le terme de descente, porteur d’une charge critique extrême. (Ce Mécano qui met à Nu 32)
À l’instar de Malevitch qui, en 1918, va peindre la disparition du visible, Duchamp en 1912 rétablit le mouvement dans l’espace pictural, en conflit avec la démultiplication de la visibilité, celle qui traduit la mobilité de l’œil autour de l’objet. En ceci, l’on peut dire qu’il côtoie l’obsession du peintre russe visant à la ligature de l’œil. Les cubistes libèrent le regard, Duchamp l’insère dans le tableau. Voici la leçon que Jean Suquet dégage du Nu : « Alors que les cubistes morcellent, déchiquettent la vision, multipliant les points de vue afin de montrer aussi bien l’apparence extérieure des objets que de suggérer leurs faces cachées, Duchamp en revient à l’œil fixe, unique et souverain des perspecteurs du Quattrocento » (Marcel Duchamp ou l’éblouissement de l’éclaboussure 120). Une marginalisation bien évidente qui lui vaut de se voir refuser l’exposition de sa toile au Salon des Indépendants de Paris de 1912. Cette œuvre est décidément de plus en plus intéressante d’après ce qu’en dit son auteur, qui affirme avoir voulu « parvenir à la vitesse de la toile, non de sa représentation ». Un primat qui se veut donné au mouvement même de l’art, ce dernier recouvrant les propriétés physiques de l’être, projet lancinant qu’il n’abandonnera jamais et dont la complexité lui fera très bientôt conjuguer production artistique et effet
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de rareté, pour parler des qualités charnelles et érotiques qu’il s’emploiera à insuffler à ses créations. Le rejet du cubisme s’attribue pour cible la discipline qui l’accompagne, constituée d’un programme esthétique rigide. Tout l’art de Duchamp va consister en la production d’un écart aussi bien vis-à-vis de la tradition que de la modernité, écart subtil que ses exégètes les plus avertis diront distinguer de la forme traditionnelle de la rupture. Nous reviendrons là-dessus en considérant la place du Readymade dans l’histoire de l’art du vingtième siècle. Mais pour singulariser la toile charnière de l’œuvre de Duchamp, le célèbre Nu, il convient de mesurer l’impact de l’abandon de la peinture que celui-ci va entraîner sur son passage. Là où la position de l’artiste se démarque, c’est dans sa critique de l’avant-garde, sans toutefois succomber au discours douteux d’une veine traditionaliste. C’est en toute connaissance de cause que Duchamp opère la transgression, c’est-à-dire qu’il critique à la fois un modernisme effréné — on pense à Baudelaire —, et une consécration du chef d’œuvre. Notre dessein dans cette étude est de divulguer l’ambiguïté de la position de Duchamp face à l’histoire de l’art, ambiguïté entendue non pas au sens néfaste de l’idéologie, mais bien plutôt au sens proposé par Blanchot, notion que Duchamp élabore subtilement sous le titre de « cointelligence des contraires » — cela sera repris au sens de « tautologie » par les Minimalistes. Il sera en fait question de faire une approche du geste duchampien, pour dire de quelle façon sa carrière s’échelonne à l’intérieur d’un caractère affirmatif plutôt que contestataire. C’est-à-dire comment la création chez Duchamp est une gigantesque monstration des conditions et contradictions de la modernité, plutôt que sa dénonciation. De par ceci, le fameux Nu se situe à l’orée des lois de la perspective et de la planéité : Une telle réhabilitation du trompe-l’œil perspectiviste en 1912 ne pouvait être appréciée que par quelqu’un qui avait compris que la perspective en effet, parce qu’elle est pure « Cosa mentale », est bien plus apte à réintroduire l’intelligence dans la peinture que la répudiation qu’en ont faite les mouvements modernes, de l’Impressionnisme au Futurisme. (Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif 64)
Inspiré par l’ouvrage de Pawlowski, La quatrième dimension, Duchamp construit selon nous un tableau dans lequel la représentation statique du mouvement le rapproche de la conception dialectique de l’image telle qu’elle a été vue chez Blanchot, et aussi telle qu’elle se dessine chez Benjamin. Voici le fonctionnement qu’en retient Georges Didi-Huberman, et que l’on croit pouvoir apparenter à un certain esthétisme duchampien : « l’image dialectique donnait à Benjamin le
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concept d’une image capable de se souvenir sans imiter, capable de remettre en jeu ce qu’elle avait été capable de remettre en jeu » (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 82). Si finalement, l’on souhaite mettre en évidence l’incongruité de l’attitude de Duchamp, c’est pour certifier que le potentiel révolutionnaire de son œuvre a su perdurer jusqu’à aujourd’hui, résistant en cela aux désillusions successives de la création au vingtième siècle, cela expliquant en quoi l’œuvre duchampienne est si originale qu’elle n’en finit pas de résonner dans l’espace avant-gardiste — si tant est que l’on puisse toujours le nommer — de la production culturelle. À n’en pas douter, nous pourrons concilier ce phénomène avec celui de l’envergure portée à la question telle que Blanchot le fait de part et d’autre. Car l’art esquissé par Duchamp pose toujours question, et tel est le signe de sa portée. Le questionnement en effet serait afférent aux conditions de possibilité des prolongations de l’Avant-Garde, le garde-fou d’une culture d’oppositionalité en passe d’être intégrée au jeu de la culture de masse. Comment donc l’apport de Duchamp à la scène artistique fait-il question ? Cela ramène ici au facteur de négation présidant à l’écriture blanchotienne, comme à la dialectique négative qui va nous retenir dans la philosophie d’Adorno. Duchamp, qui pour Breton fut « l’homme le plus intelligent du XXème siècle, » se distingue dans cette volonté négative que nous avons située plus haut par rapport à l’œuvre en destruction. Une conscience toute particulière que Duchamp n’est pas dupe des apories de la modernité fait dire à Breton : Sans préjuger du degré de « force insolite » qui précisément peut être la marque d’un esprit tel que Duchamp, ceux qui l’ont quelque peu fréquenté ne se feront aucun scrupule de reconnaître que jamais originalité plus profonde n’a, en effet, paru plus clairement découler chez un être d’un dessein de négation porté plus haut. ( Le surréalisme et la peinture 86)
Comment a-t-il poussé plus avant l’acte subversif en créant le Nu ? Probablement en dépassant les contraintes cubistes et impressionnistes, peut-être en les fusionnant pour arriver à ceci : la simultanéité de la vision héritée des novations cubistes, et l’aspect du non-fini de la représentation naturaliste, accédant de la sorte à un aspect infini de métamorphose. La synthèse de ces deux modes nous semble favoriser l’injection d’une temporalité dans le tableau qui place celui-ci en dehors de l’espace imparti par le modernisme, celui de l’immédiat. Inscrire une durée à son œuvre revient à contrer les aboutissants de l’avant-garde qui ne vont pas cesser, au long du siècle, de prôner l’instantané. Mais par cette tentative, Duchamp ne paraît pas s’écarter des préceptes de Mallarmé, pour qui la soudaineté de l’instant correspondait à la
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disparition. L’esthétique de la disparition signale toujours sa présence dans l’annonce du rejet de la peinture qui ne tarde pas à s’augurer dans la toile du Nu. Au contraire, il faut voir dans cette injection du mouvement dans l’art un rapprochement avec les thèses — à l’œuvre chez Blanchot — concernant le débat de l’apparition vs l’apparence. La problématique temporelle s’achoppe à la problématique de la disparition : rejet de l’éternel par l’art du modernisme, cela s’associe également, pour les tenants de la négation, à un certain retour du temps : celui de l’histoire. Nous verrons comment, selon nous, l’historicité retrouvée est garante chez nos auteurs de la transgression de l’avant-garde et donc de sa survie. En des termes tout blanchotiens, la conception de l’intemporel s’allie au motif qui pousse Duchamp à abandonner la peinture. Voici ce dont l’artiste a conscience — une conscience nietzschéenne — et que Blanchot énonce : « Dans l’absence de temps, ce qui est nouveau ne renouvelle rien ; ce qui est présent est inactuel ; ce qui est présent ne présente rien, se représente, appartient d’ores et déjà et de tout temps au retour » (E L 27). En tout cas, la présentation de la toile au Salon des Indépendants de 1912 était une bombe à retardement. Destinée à déstabiliser l’institution Art en lui faisant sentir ses limites, l’œuvre de Duchamp a institué une rupture à l’intérieur même du cercle de la société d’avant-garde. Ce Salon instauré en 1885 en déni de l’institution, en répondant par la censure du Nu, s’est comporté de façon académique et conventionnelle. Ce qui fit bien plus pour le tableau que ne l’aurait fait son acceptation. Profitant du parfum de scandale, les Américains ne tardent pas à riposter en offrant d’exhiber la pièce, trop contents de pouvoir affliger l’avant-garde française d’une réputation de conformisme. Cet épisode marquant trahit d’emblée un regard critique sur l’art de la modernité et en fait d’un coup resurgir toute l’historicité. La rupture iconoclaste manifestée par Duchamp au sein du mouvement cubiste a donné la preuve que celui-ci s’enfonçait déjà dans la convention : Telle serait donc la position subjective de Duchamp dans le double contexte de l’avant-garde et du cubisme : il est ambitieux, et assez peintre pour savoir qu’un vrai peintre d’avant-garde innove significativement s’il réussit à imposer à la sensibilité de son époque une picturalité inédite, mais qui montre qu’il a assimilé l’histoire en la transgressant. (De Duve, Nominalisme pictural 40)
C’est dans l’écart opéré par Duchamp que l’on peut trouver une expression philosophique de la critique comme fruit d’une crise. L’artiste rappelle que le temps manque à l’art et qu’il est nécessaire de procéder par configurations avant d’adopter une démarche moderniste,
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sous peine de figer la création. L’on sait que Duchamp souhaite réinsérer des techniques perspectivistes par le biais du matériau lui-même. Ici réside sans doute une réflexion profonde sur les possibilités d’un coup d’éclat de l’art moderne.16 Disons simplement que le Nu fournit déjà un stade avancé de la critique de la composition picturale : le mouvement en lui-même est éloquemment la critique de la peinture. Son œuvre suivante conservera toujours la mécanique du mouvement à l’état pur, la célèbre Roue de bicyclette . Conscient qu’il ne sera Picasso par le renouvellement de la forme, Duchamp renonce d’ores et déjà à l’exercice de la peinture pour qu’il ne soit plus dangereux pour lui de devenir jamais « bête comme un peintre ». Les conséquences de cet abandon sont de première importance pour toutes les écoles, mouvements et autres auteurs qui vont se produire à sa suite sur la scène de l’artworld. Cette rétractation est fondatrice. L’abandon de la peinture En 1912, alors qu’il rentre de Münich, la décision de Duchamp est prise : « Marcel, plus de peinture, cherche du travail », s’inflige-t-il. Pourquoi un désir si subit ? Il semble que par similitude avec Malevitch, cet acte fondateur offre tous les aspects de la conscience du degré ultime de la peinture. Le dessein de Malevitch était de représenter la mort de l’art. Exercice expérimental qui s’est conclu par l’impossibilité de figurer un espace sans l’avoir franchi : or il y a bien de l’infranchissable selon Blanchot, c’est la mort même en tant que limite, non espace. Nos auteurs, Blanchot et Duchamp y compris, se situent selon nous au seuil de cet espace, tant il leur est difficile de donner eux-mêmes une forme à ce qui n’en a pas. Aveu d’échec, mais pas si navrant en soi puisqu’il sert lui aussi à produire une œuvre. L’on reconnaît ici encore Blanchot et Malevitch dans l’évocation de ce paradoxe. C’est donc au seuil de l’inexistant que réside le sens du rejet de la peinture. Et de fait, ce seuil peut aussi bien se trouver au bord de l’art : là où Duchamp se tient lorsqu’il s’interroge : « Existe-t-il des œuvres qui ne soient pas d’art ? » Sa réponse sera formulée dans l’invention du ready-made, mais auparavant, ce questionnement qui préconise une logique de l’exclusion est également utile à l’appréciation du métier de peintre. Duchamp, qui se proclame « anartiste », se place d’office en dehors du métier : nouvelle rupture d’avec l’Avant-Garde, pour qui la notion d’auteur, comme elle soutient la figure de l’artiste prolétaire, autorise chacun à s’en revêtir. 16
Ceci peut s’illustrer par le biais de l’exemple du Grand Verre notamment, œuvre dont, on le voit, le support/la matière est partie du titre.
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Duchamp bien entendu ne conteste pas le bien-fondé de cette révolution. Son attitude taxée de dandysme est en fait un dépassement de ce schéma oppositionnel entre art et non-art. Puisque tout le monde naît peintre, peut-on en apprendre le métier ? Cela n’a plus d’intérêt. « À quoi bon commencer à peindre, si le devenir-peintre n’en est pas l’enjeu ? Commencer serait toujours déjà recommencer, se répéter sans le savoir, « bête comme un peintre », affirme T. De Duve (Nominalisme pictural 58-59). On s’en doute, la problématique ontologique de l’œuvre d’art ne suscite pas de débat : ou plutôt, celui-ci est clos pour Duchamp. Si on naît peintre, autant dire que la peinture, comme la littérature pour Blanchot, n’a d’autre origine qu’elle-même. Comment dès lors y infiltrer une rupture, si ce n’est en s’excluant d’une pratique sans finalité et donc difficilement critiquable ? Cette prise de position, expliquons-le, n’a rien d’un conservatisme, mais équivaut à l’apanage conceptuel de l’art moderne : celui qui intègre son déclin à son processus de fabrication. La peinture qui foisonne autour de Duchamp en 1912 a toujours foi en l’avant-garde. Le progrès technique, la démocratisation sociale, l’explosion artistique qui font rage de tous côtés, ne laissent pas suspecter une officialisation latente du non-conformisme. Et pourtant, Duchamp, associé à Dada à plusieurs reprises, indique que la mort du modernisme est présent à l’état naissant dans l’esthétique des nouvelles voies de la création. « Réussir, c’est disparaître ».On se souvient du credo dadaïste, et comment il fut bel et bien mis en œuvre vers 1920. Duchamp ne singe vraisemblablement pas la fin de l’art comme le prophétisait Hegel. Cependant, on ne peut nier que cette prise de conscience accompagne le geste d’abandon : « naître peintre signifie du même coup déclarer la mort de la peinture », écrit De Duve (Nominalisme pictural 140). Rappelons-le, la carrière de Duchamp consistera à poser des actes, non pas dénonciateurs, mais monstrateurs des conditions d’existence de la modernité. Or, il est de fait que cette modernité s’élabore sur les vestiges de ses propres principes; il va donc de soi que cette démonstration s’infuse elle aussi de la décomposition qu’elle dévoile. Le parcours de Duchamp illustre l’épopée de la modernité : d’abord rejeté, il est ensuite acclamé, puis décide de faire sécession. Son abandon est une dissidence au monde de l’art qui va permettre que des œuvres en résultent.17 La logique de l’Avant-Garde veut que transgression soit faite par rapport à une institution préétablie qui siège dans le but d’affirmer si une œuvre peut oui ou non intégrer le patrimoine national de la culture. Dans un élan destructeur des valeurs suprêmes, l’art d’avant-garde tend à 17
Nous considérerons les héritiers de Duchamp après avoir analysé l’héritage qu’il s’avère qu’il leur transmet.
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renier l’héritage du passé et cherche à créer ses œuvres ex nihilo. La démarche de Duchamp, purement stratégique, vise à démontrer les limites d’une néophilie basée sur l’amnésie culturelle, et tente de restaurer un dialogue avec les formes du passé pour mieux les dépasser. La destruction n’est permise de façon permanente que tant qu’elle enregistre les débats qui la précèdent, prouvant que créer en portant atteinte aux vestiges de la culture se doit de prendre en compte justement l’hérédité de tels vestiges. Il s’agit de montrer que l’art nécessite la Loi pour la transgresser, et s’apercevant très vite que cette Loi n’existe plus, Duchamp ferme la porte aux exploits modernistes. Ne subsiste plus qu’une errance sans passé ni futur, que Blanchot a comprise comme étant le symptôme de la mort des avant-gardes. Si la loi est chose du passé — Hegel dit la même chose de l’art —, il faut alors assumer que la transgression a toujours déjà eu lieu, impliquant que la mort est partie intégrante du processus de création, en aval, de l’avant-gardisme. Ce qui rapproche Duchamp et Blanchot est la pensée que tous deux savent la mort présente en l’art, et sans comprendre cet état comme la fin de la création tout bonnement, il leur reste à bâtir une œuvre qui inclut cette disparition elle-même. Comme nous l’avons vu pour Blanchot, la création littéraire et artistique s’échafaude sur un langage en décomposition qui intègre sa ruine pour donner lieu à une forme que l’on dirait dépecée, mais qui n’en continue pas néanmoins de muter. La mort chez Blanchot a déjà consumé toutes les trames du tissu dont ne subsistent que filaments d’un discours en quête de sens. La déconstruction opère grâce à l’existence d’un protocole de la création édifié par le sens, qui autorise précisément ce délitement. De plus, l’écriture a pour mode l’élégie, la complainte infinie du protagoniste Orphée aux prises avec la perte. Sans emprise plutôt. La littérature pour Blanchot, l’œuvre d’art pour Duchamp, sont confiées à la modalité du deuil. L’incessant, en fait, qui est la marque de la rupture désormais impossible. La question de la limite demeure obsédante pour Duchamp de la même façon. Car l’enjeu à présent peut se définir subséquemment : « Comment peindre qu’on a cessé de peindre ? » Malevitch souhaitait peindre la fin de la représentation ; il lui a fallu la représenter à nouveau. Et se tourner vers la philosophie pour poursuivre ses débats. Duchamp sait que la fin de l’art est proclamée, qu’il n’y a plus lieu de s’y attaquer. Chacun de ces auteurs affirment, par le désœuvrement, que « métier et abandon du métier sont une seule et même chose ». Destruction dérisoire et création insurrectionnelle sans portée. Ne reste que le silence, capturé ça et là par ces auteurs taraudés par l’innommable, l’indifférence. Car la mort est l’indestructible, le signe du paradoxe moderniste que ces auteurs connaissent bien.
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Plongeant dans le silence, Duchamp rejoint Blanchot pour qui la création est associée au retrait, au recul, à l’abandon, voire à l’abstrait. En quoi il répond encore à Mallarmé qui disait, écrivant à Lefébure : « Je n’ai créé mon œuvre que par élimination ». L’accomplissement de cette perte consacre l’art à son rite de passage. C’est en effet au passage que Duchamp doit la consécration de toute son œuvre. Espace primordial où la création est attente, art de sécession qui attend la rétroaction du regardeur pour exister ou sombrer dans l’oubli. Duchamp après le scandale du Nu, puis son succès à L’Armory Show en 1913, retourne à la nuit de l’indifférence qu’il va désormais habiter pour s’adonner à l’élaboration d’une œuvre clandestine. Son parcours reste néanmoins parsemé d’éclats : les ready-mades ne passent pas inaperçus, de la pissotière renversée de 1917 aux moustaches de la Joconde en 1919, le scandale institue toujours une théorisation plus profonde de l’état des beaux-arts. Dénonciateur des apories de l’avant-garde, Duchamp sait constamment adopter une contre-attitude au refus prôné par l’institution. Les rejets de son œuvre contribuent paradoxalement à ce que l’écart dans lequel Duchamp se retire lui permette de donner naissance à une toute nouvelle action artistique. Cet espace devra requérir toute notre attention puisque sa puissance est d’être à l’entre-deux du monde de l’art : ni institution ni avant-gardisme. L’infra-mince est son nom, il se faufile entre l’espace du refus et celui du consensus. Il représente également le lieu du passage de l’artistique au non-artistique. Serait-il l’équivalent du Neutre blanchotien ? La question sera évaluée. En tout cas, ce lieu tacite s’affuble d’un genre : l’ironie, et permet l’exercice d’une activité : le nominalisme. En cet intervalle se joue le principe économe de l’auto-critique, garant du sauvetage de toute fonction éthique de l’art moderne. Paradoxalement, c’est la critique et la mise à mort de l’art moderne qui en assurent la survie, qui maintiennent la propension à l’établissement de formes nouvelles. Comme c’est le cas pour Blanchot, le silence de l’artiste permet qu’il soit créé de nouveau, dans cette région de la double négation : « Position unique dans l’art de notre époque : Duchamp est, simultanément, l’artiste qui porte jusqu’à leurs ultimes conséquences les tendances de l’avant-garde et celui qui, en les accomplissant, les retourne contre elles-mêmes et les renverse, » écrit Octavio Paz (Marcel Duchamp : l’apparence mise à nu… 103). Quels seront les effets des expériences esthétiques de Duchamp, il appartiendra à notre second chapitre d’en décider, considérant le premier ready-made comme le pur produit de l’étiolement de la modernité. Entre création impossible, recherche des mots premiers, art des métamorphoses ou art de passage, notre tâche consistera à dégager les
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figures multiples des arts de taire de l’artiste-alchimiste qui pétrit la matière de l’art de matière-grise, et la laisse nous dire son faire. Constamment, cette exploration se fera en lumière de la pensée de Blanchot, afin de faire se rencontrer nos deux auteurs sur la quête d’une parole poétique que les arts, tous, portent à l’unisson : celle d’un langage essentiel qui fait « que les êtres se taisent » ( E L 42).
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Chapitre V
Le ready-made, achèvement ou inachèvement de la modernité ?
Pour explorer l’œuvre de Duchamp, il faut en soumettre le parcours. Œuvre du passage, du seuil ou de la transition, elle l’est, et ceci nous intéresse grandement, parce qu’elle traverse les éclats du modernisme et propose peut-être l’existence d’un post-modernisme. Cette question sera soulevée en dernière partie de notre travail, et il convient, pour y parvenir, de dévoiler les mécanismes de la trouvaille emblématique de ce siècle d’œuvres d’art, le fameux ready-made, dont le nom fut prononcé pour la première fois dans une lettre de Duchamp à sa sœur Suzanne, alors qu’il découvrait les Etats-Unis, en 1915. Propulsé en 1913, le premier ready-made, la « Roue de Bicyclette », est l’exécution de l’assemblage d’une roue sur un tabouret — en cela « ready-made aidé » —, passage à l’acte de l’art au mouvement : ce dernier n’est plus représenté, mais indéniablement présenté par le tournoiement de la roue. Depuis toujours, il ne s’est jamais agi pour Duchamp d’obéir aux lois d’une modernité autoritaire, mais plutôt d’en énoncer les contours, les impasses et les dogmes, afin de les faire voir s’anéantir d’eux-mêmes. 1913, année des bouleversements, plus que jamais sentiment des limites du langage et désir d’un nouveau mimétisme entre mots et choses. Duchamp, proche d’Apollinaire avec qui il assiste, en compagnie de Picabia, à la représentation des Impressions d’Afrique de Roussel en 1911, est alors éminemment sensible à cette crise de la représentation, comme le fut auparavant Léonard de Vinci au moment de la découverte de la perspective. Époque florissante que celle de la Renaissance : Duchamp s’en souvient, lui pour qui la peinture devient, en cette année fatidique de 1913, pure cosa mentale. Il faut en finir avec la rétine, et faire passer la peinture à l’état d’idée. En ce sens, le ready-made est vraiment issu de la réflexion picturale. Son attachement à la représentation, à l’exercice du visible, manifeste un acharnement à réaliser l’objet sous toutes ses acceptions,
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qu’elles soient physiques, sensibles ou intelligibles. Pour mieux les nier par la suite. Ceci fut amorcé par le Nu, dans la mesure où la toile exprimait l’intériorité du mouvement, l’inscription profonde de la peinture — matière et spiritualité — dans l’espace et le temps. La mobilité de la roue est cependant limitée : elle est fixée au tabouret, véritable socle ironique de l’œuvre d’art. L’idée du mouvement, dont Duchamp dément qu’elle s’inspire des thèses futuristes, approche allusivement les thèses de la relativité. Ce premier ready-made est une émancipation de la peinture, mais il lui est toujours redevable d’une de ses propriétés traditionnelles, le voyable comme l’appelle Duchamp. L’auteur a compris que l’art moderne est d’abord ce qui se montre. La limite qu’il accole au modernisme est celle de faire voir l’invisible. Mais il faut nuancer son approche : Duchamp est à maints égards aux antipodes d’un Malevitch ou d’un Klee, contre ce désir qu’eux ont exacerbé de tout rendre visible. Duchamp travaille pour lui seul, et si son geste se joint à celui de Malevitch, et avoisine l’expérience littéraire de Blanchot de restaurer le silence, d’apprivoiser l’indicible, c’est par l’art de taire qu’il s’infiltre dans la matérialité des choses. Par ailleurs, la figure du cercle s’actualise de façon toute particulière dans la roue, on le comprend, comme dans les roto-reliefs ou autres disques qui suivront. Le cercle rassemble à la fois la vertu littéraire, et le symbole de la visibilité (le rayon optique). Son utilité est aussi d’engager la critique d’un modernisme forclos, prisonnier d’une circularité sans accrochage temporel possible, la circonférence contractant début et fin sur une même ligne.18 Mais la réalisation de cette quatrième dimension, le mouvement, par ses propriétés mécaniques, s’affranchit des pouvoirs de l’œil, dès lors qu’il n’est plus question que ce soit celui-ci qui l’incorpore. Le mouvement s’autonomise par le passage de l’art à la machine. Ici, Duchamp a su problématiser la frontière de l’art, et nous placer, nous regardeurs éventuels, dans le champ du passage. C’est aussi cela l’insertion du mouvement dans l’œuvre d’art : le refus de l’achèvement, l’éternelle renaissance de l’objet dans son scintillement permanent. Mais « ce sont les regardeurs qui font le tableau », répète-t-il. En quelque sorte, s’interroger sur les limites de l’art et du non-art permet de dégager la responsabilité de l’œil au profit de l’idée. Concernant la Roue de 18
Dans son article : « Kant (d’)après Duchamp », De Duve utilise la figure du cercle au sens de boucle de la représentation classique fermée sur elle-même. La modernité est l’expulsion hors du cercle, mais elle peut aussi s’y aliéner dans la mesure où l’écart qui produit la différence se joue aussi sur ce même principe circulaire. Voici comment l’auteur illustre cette donnée : « Tout point du cercle est un état initial. Ou, pour le dire autrement, tout état initial suppose qu’une révolution vient de s’accomplir » (Au nom de l’art, Paris : Minuit 1989 69).
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Bicyclette, la modification d’ordre visuel qu’elle inaugure, à savoir l’observance de la mobilité et de la rotation, vient corriger le déplacement intéressé du spectateur, qui se voit cloué sur place face à l’œuvre qui légifère sur la fonction scopique : « J’ai probablement accepté avec joie le mouvement de la roue comme un antidote au mouvement habituel de l’individu autour de l’objet contemplé »19. On sait que Duchamp travailla en secret sur son œuvre Étant donné 1/ la chute d’eau 2/ le gaz d’éclairage, et que l’existence clandestine de ce tableau pose la question de l’art à l’abri des regards. Cet apport conceptuel est primordial car il annonce, en plus d’une réflexion ontologique, un espace propre au débat de l’apparence vs l’apparition. Duchamp se distingue pour nous selon ceci que son souci majeur est d’effectuer un art d’apparition — ou de disparition plutôt, comme nous allons le rappeler. Attaquant la modernité comme surface, simulacre, la ruse de l’artiste est de reconnaître le paradoxe inchoatif de l’œuvre : celui de son appartenance à la dialectique de l’image. Cette critique de l’apparence moderniste est de fait une démarche moderne en tant que telle, puisque le moderne se définit par cette attitude scissipare d’être toujours autre. D’autre part, s’engager nettement sur la voie de l’art en mouvement corrobore les théories baudelairiennes de la modernité, pour le poète pour qui ce monde de l’art demeure indissociable de son expérience historique. L’inscription historique des œuvres de Duchamp se fera, nous le verrons, d’une façon rétroactive qui doit sa force au phénomène du retard. Pour l’instant, et pour s’approcher de Blanchot, il faut dire que la notion d’art moderne, ayant transité d’un musée réel où l’aura la distinguait, au musée imaginaire que meuble désormais le simulacre, s’adjoint à la perspective de l’histoire par un refus, significatif chez Duchamp, de considérer l’œuvre d’art dans son intemporalité.20 Nous devons expliquer comment cet auteur refuse en même temps le caractère d’éternité du monde classique, comme le temporel — amnésique car apocalyptique — de la folie moderniste. Peter Bürger raconte cette dénégation que s’efforce d’enrayer Duchamp : « La disparition de l’œuvre, à partir de l’anti-art des années dix, a ramené en effet l’esthétique classique, l’indistinction entre le beau dans la nature et le beau dans l’art, le tout dans une réflexion 19 Lettre de M. Duchamp à Guy Wheelen, inédite du 26 juin 1955, citée par Dominique Château et Michel Vanpeene, : « Petit catalogue raisonné des readymades » (Étant donné 1, Marcel Duchamp, premier semestre 1999, 139). 20 Rosalind Krauss le dit clairement au sujet de la peinture : « La planéité révérée par la critique moderniste a peut-être évacué la perspective spatiale, mais elle lui a substitué une perspective temporelle, à savoir l’histoire » (L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris : Macula 1993, 24).
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sur le sensible, éliminant la question de l’historicité : la non-œuvre élimine l’historicité » (La prose de la modernité 106-107). Fait histoire paradoxalement l’art qui se retire du temps, c’est-à-dire qui perdure dans sa récusation de la disparition, en devenant chef d’œuvre éternel. Pour faire irruption dans l’histoire, il faut accepter cette disparition, et concevoir que la rupture, le choc des avant-gardes, sont facteurs d’évanescence. Si la modernité interrompt l’histoire, c’est pour mieux lui en restituer son présent, celui-là où l’histoire se fait. Lorsqu’il écrit que le présent manque dans l’écriture, Blanchot ne rejoint pas une idéologie classiciste, mais précise que le temps de l’écriture, celui des simulacres, précède celui de l’histoire. Duchamp, comme Blanchot, se détourne alors d’une postérité quelconque pour faire face au non-savoir de l’avenir, qui reste seul juge, et père de métamorphoses infinies. L’indéterminé préside à chaque création. « L’art ne fait pas histoire. Il revient aux prémisses de l’histoire. La temporalité de l’art réside dans son intemporalité. L’art est un pont qui relie ce qui existe ici et maintenant à ce qui est éternelle absence », déclare J. Chalupecky au Colloque Duchamp (33). Or il ne faut s’y tromper à nouveau, la démarche artistique de Duchamp, qui essaie de se démarquer de la modernité effrénée de ses congénères, ne vise pas à replacer l’art dans une perspective d’éternité. Sa méfiance par rapport à la religion du nouveau n’a de cesse de porter le débat sur l’obsolescence à ses ultimes modalités, c’est-à-dire à l’impossibilité de l’œuvre. Duchamp ne retire pas l’objet d’art de l’histoire comme l’eût assumé l’art auratique. L’éternelle absence mentionnée plus haut dit bien l’athéisme flagrant de la modernité, et c’est cette position que l’artiste porte à son comble. L’art moderne enregistre et recycle sa propre mort : le ready-made, qui est ici et nulle part, ouvre à l’ère du musée imaginaire, mais s’y soustrait en refusant de figurer parmi les vestiges de la culture. Le ready-made, dont il serait tentant de voir des qualités du simulacre, déjoue au contraire ces avatars modernistes de l’apparence pure, de la ressemblance. Le ready-made refuse à être montré, mais s’inscrit dans une esthétique du choc qui le conduit à disparaître tout aussitôt. Génialement, il réussit à révolutionner les données du monde de l’art, en lui restant étranger. Ce tour de force n’est pas sans rappeler l’exercice blanchotien de la littérature, si l’on associe la déproduction du champienne à l’effacement de Blanchot. Ce que l’écrivain Octavio Paz décrit comme « la gifle et le silence ». Le ready-made peut-il être conçu comme un simulacre ? Le simulacre, en effet, est intemporel : c’est que la figure de l’absence est spatiale sans être temporelle. Au contraire, Duchamp, en associant ready-made à apparition, réinstaure l’objet tout fait dans une dimension alternative de vie et de mort de l’art, selon qu’il est ou non regardé.
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Renversant ses conditions d’existence, il s’emploie à produire un artefact dont la fin est la non-contemplation. Au lieu d’adhérer aux écoles de la visibilité pure, Duchamp décide d’obéir à l’idée de la dissimulation. Rejoint-il alors la fonction première de l’œuvre, Eurydice, qui est cette dissimulation ? Il semble que l’on puisse répondre positivement à cette question, et l’épisode suivant, en 1917, de l’Urinoir escamoté derrière un rideau au Salon des Indépendants de New York, nous remémore effectivement combien la vérité, pour reprendre des termes de Benjamin, est toujours cachée derrière le voile. Si l’on peut associer ready-made à simulacre, c’est dans la mesure où chaque objet n’est toujours qu’une copie de lui-même. « The ready-made is a visual lure ; it is the perfect copy of an object, since it is the object itself », remarque Dalia Judovitz (Un-packing Duchamp 201). Le ready-made, nous le concevons, n’a pas d’original. Par cela nous pouvons ajouter qu’il déjoue l’achèvement de la forme, étant soumis à d’infinies variations, et que sa vocation de non-contemplation le désigne comme effigie de l’absence. En cette absence toujours réaffirmée, en menant à son terme la « glorification d’une actualité » selon le mot de Breton à propos de la modernité, Duchamp s’inscrit, grâce au ready-made, dans une zone au-delà des tensions de temps et non-temps. Car l’absence ne sait avoir trait au temps de l’histoire, pas plus qu’elle n’échappe à son tourbillon. L’histoire qui dissout l’œuvre moderne permet encore qu’elle ne puise qu’en elle-même sa puissance de réalisation. « L’œuvre disparaît, écrit Blanchot, mais le fait de disparaître se maintient, apparaît comme l’essentiel, comme le mouvement qui permet à l’œuvre de se réaliser en entrant dans le cours de l’histoire, de se réaliser en disparaissant » (K. à K. 19). Il semble adéquat d’appliquer cette affirmation à l’égard de la stratégie du ready-made, intrusion et disparition étant des modalités bien chères à nos auteurs. De nouveau, il nous semble juste d’affirmer la dépendance du ready-made duchampien à l’égard d’une configuration de l’inactuel. Pour mieux comprendre comment le ready-made échappe au temps parce qu’il lui signifie sa fin, il faut revenir à la conception baudelairienne de l’art, selon laquelle la consécration du chef d’œuvre va de pair avec sa disparition. La modernité ayant détruit le principe du chef d’œuvre, il reste à l’objet tout fait de simuler cette mise à mort, dernière étape d’une vraie disparition. En tous points, le ready-made profère une description de tous les jalons de la modernité : renversement des conditions de production, autonomisation du médium, perte de l’aura et culte de la copie. Le paradoxe de la modernité est saisi par le ready-made : il intronise un simulacre, dont l’apparition est si choquante qu’elle fait date et marque l’histoire de l’art. La révolution
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artistique de l’Avant-Garde ne voulait donner lieu à son récit pas plus qu’à sa fétichisation, et la voilà cristallisée en un discours sur la rupture. Voici comment, dans le cas de Duchamp, elle réunit les critères de Baudelaire, selon Dominique Chateau : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux : » on a pris l’habitude de réduire Duchamp à ce slogan. Il ne représente qu’une partie de sa conception du spectateur, la pérennité, c’est-à-dire, pour employer le langage baudelairien de la modernité, une moitié de l’art, dont l’autre est l’instantané. (1990 48)
Dans cet article, l’auteur, qui distingue le temps et l’instant, rapporte ces deux modes à la distinction fondamentale et classique de l’artiste et du spectateur. Or, avec Duchamp, ces deux personnes ne font désormais plus qu’une. En plus de « faire le tableau », le regardeur qui détient la postérité en son pouvoir, consigne à présent son expérience de l’art dans la nullité. Puisque le ready-made constitue un acte, une idée, il n’est plus nécessaire de le voir pour en apprécier la valeur. Duchamp qui confectionne plusieurs « Roue de Bicyclette » se perdant les unes après les autres, dit son désintérêt des conséquences de cette œuvre. Il n’y faut chercher aucune intention subversive. Car l’art n’a plus besoin d’être assassiné : il est déjà mort. Dans les conditions hostiles de l’industrialisation, le ready-made montre l’incapacité de créer après l’apogée de la peinture pure : C’est, au sens le plus large, l’industrialisation, et en un sens étroit, l’incidence spécifique de l’industrialisation sur la pratique des peintres, à savoir l’invention de la photographie et la production mécanisée des couleurs, qui sont « responsables » d’un état de fait qui dure bientôt depuis plus de cent cinquante ans : la peinture est un métier impossible. (De Duve, Nominalisme pictural 274)
Sans esprit de provocation, Duchamp recherche les probabilités de l’invention d’une œuvre qui ne soit pas d’art. Son procédé rompt avec la peinture. Comment résout-il l’antinomie peinture contre nonpeinture ? En faisant passer l’art de sa condition spécifique à sa condition générique. Avec le ready-made, le pictural en tant que tel se révoque, pour laisser place à la catégorie plus générale de l’art. Au sortir de la peinture pure, la limite consentie par des aboutissants de la modernité comme Malevitch, est dépassée au profit d’une génération que l’on appelle post-philosophique de l’art : ou « de l’art à propos de l’art ». L’indifférenciation de la vision offerte par l’abstraction et le monochrome, se résorbe dans la présentation d’un objet tout fait dont l’existence n’obéit plus aux dictats du regard. Aboutissement des praxis
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modernistes, le ready-made dissout du même coup l’instantané de la vision prônée par la peinture pure, y rétablit le déploiement de l’exercice mental, parce qu’il propose une réflexion conceptuelle post-mortem, ce qui fait conclure à D. Chateau que : « avec Duchamp, la peinture réalise sa spécificité en abolissant la picturalité » (1990 49). S’il faut expliquer ce parcours à l’aide des théories déjà mises en place précédemment, l’on peut rattacher l’éclosion du ready-made au dépassement de la dialectique de l’image. De fait, le spectateur de la trouvaille exposée de Duchamp nourrit un rapport de désintérêt tel face à l’objet que nous pouvons dire, à l’opposé de l’art auratique, que cet objet ne le regarde pas. En effet, l’art classique se prévalait dans toute sa mythification d’une apparence singulière et enchanteresse. Le fossé qui le séparait du regardeur ébloui était infranchissable et illimité : l’œuvre posait alors ses regards sur le profane recueilli. L’art moderne consacre son désenchantement, et réduit la distance par l’absence de contemplation à l’infra-mince. Concept duchampien, cet écart si infime résulte de l’anesthésie visuelle engendrée par le ready-made. Cette anesthésie est d’abord une fin de l’art pour Duchamp qui, en en poussant les limites, essaie d’appréhender le non-art : Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète. (Duchamp du signe 191)
Ce caractère analgésique de l’œuvre confine celle-ci dans une zone nulle, peut-être bien neutre de la pensée, car elle soustrait l’apparence et opère une disparition. Le geste de Duchamp, de fait espacé par un infra-mince de son œuvre, s’adjoint à celui du créateur Orphée dont le simple regard détourné renvoie la chose au néant. Comme le relèvent nombreux critiques, le désir de Duchamp est toujours « d’introniser un néant ». Sa force est de vouloir rendre le spectateur complice du geste négateur. Lui non plus ne se soucie d’un objet qui sera désormais divulgué par la photographie, et oublié aussitôt qu’aperçu. Cet oubli qu’Orphée absolutise dans son éternelle répétition de la perte. Blanchot associe ce phénomène de la dissolution de l’œuvre à la modernité, y opposant la pérennité de l’art liée à son apparence, cette présence pure d’un irréel où la répétition avait alors trait au monde classique du mimétisme plastique. Voici comment il s’explique à ce sujet : « Pour les classiques, l’œuvre se répétait éternellement (c’est-àdire ne se répétait pas ou ne se reproduisait pas, dans l’identité toujours
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première de son essence), étant liée à l’irréalité de l’instant dont la notion de semblable, du reflet inépuisable, apportait comme une traduction évidente » (A 48). L’œuvre classique affirmait son autonomie face au phénomène de la ressemblance : unique, elle était soumise au principe d’identité, qui la laissait immobile au travers des âges, infiniment originaire pourrait-on dire, et, ainsi, intacte de toute dérivation, étrangère au processus de différance. La modernité, on le conçoit à présent, en désacralisant la représentation, déjoue la dépendance au modèle. D’où il s’ensuit une éternelle errance de l’objet coupé de ses origines, entrant dans le temps pour mieux s’y perdre. Ce que dit la littérature blanchotienne : il y a disparition car l’historicité est rétablie. La survivance du chef d’œuvre fait place à la dissolution du profane, la mort entre dans le temps et donc se répète : il y a impossibilité de la mort, Blanchot le montre, mais cet impossible est permanent, il est la permanence même de la rupture, c’est-à-dire de l’incursion du nouveau dans l’art, de sorte qu’on dirait aussi permanence de la catastrophe. S’il est une question qu’il ne faut cesser de soulever en accord avec celle de la disparition, c’est celle, foncière, de la création. Après les thèses de « l’éternel retour », les thèmes de la fin de l’art s’imposent facilement si l’on acquiesce à la fin de l’histoire. Comment alors peut-on parler d’innovation à l’époque du ready-made ? Si celui-ci vient à signifier la fin des avant-gardes, n’est-il pas porteur d’une nouvelle avant-garde à lui seul ? C’est ici que deux visions de l’histoire se rencontrent, à savoir celles du moderne et du post-moderne. Duchamp semble à la fois tenancier du passage de l’un à l’autre, nous l’avons dit, mais aussi figurer de l’inachèvement définitif de la modernité — il s’avère que ceci est une seule et même posture. Ainsi coexistent deux aspects théoriques dans les œuvres de Duchamp. T. De Duve en définit comme suit les multiples visages : « Bref, le readymade administre la preuve inquiétante de l’aliénation de l’art, définitive pour ceux qui en font un constat de décadence, provisoire pour ceux qui veulent y lire les prémices du renouveau, et nécessaire pour ceux à qui la faculté de nier promet à terme l’émancipation » (Résonances du ready-made 29). Mais avant d’entamer la discussion sur la répétition et l’infini, voyons plus avant la critique de l’apparence telle que le ready-made en fait le récit. Duchamp l’explique en rapport avec la Roue de Bicyclette en 1966 dans un entretien : Cette machine n’a pas d’intention, sinon de me débarrasser de l’apparence de l’œuvre d’art. C’était une fantaisie. Je ne l’appelais pas une « œuvre d’art ». Je ne l’appelais d’ailleurs pas. Je voulais en finir avec l’envie de créer des œuvres d’art. (CMNAM 30 62)
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La critique moderniste de l’apparence se loge dans le refus de ce qui sépare la représentation des objets de leur réalité. Cependant, la réification engendrée par la consommation de masse des biens culturels est une conséquence extrême de la socialisation de l’art au vingtième siècle. Duchamp en fait la démonstration avec une lucide anticipation par son invective d’utiliser un Rembrandt comme table à repasser. L’œuvre d’art aboutit à son ultime forme qui est l’objet usuel, banal et industriel, rencontré par l’artiste. Sa concrétion consomme alors toute son apparence, la rendant inopérante dans sa fonction imaginaire. L’objet ready-made ne prête plus à rêver. Il signe la mort de la représentation et annonce le commencement d’une ère que Baudrillard dirait « hyper-réelle ». Où les choses, pour parler comme Benjamin, ont perdu leur langage qui est « d’essence spirituelle ». L’instantané de leur réception, caution de l’infra-mince entre public et elles, déjoue les vertus d’apparence de l’art comme « promesse de bonheur », et, sans référence à l’art kitsch, n’inspire à peine plus de dégoût que d’émerveillement. Ce stade ultime conduira à ce que l’art devienne auto-conceptuel, non plus absorbé par une théorie préexistante, mais, comme l’indique la citation de Duchamp donnée plus haut, « de l’art à propos de l’art ». L’art est sa propre origine, il n’a plus ni commencement ni fin, mais un « éternel retour » sur soi. Cette opération en boucle suscite l’événement de l’apparition. À ce sujet, Lyotard rend compte du déni de l’apparence qu’elle engage : Quand Adorno voit bien que l’art moderne est la fin de l’apparence, l’élimination du sensible, l’impossibilité de l’unité du concept (forme) avec l’intuition (matériau), c’est pour conclure qu’il se met à fonctionner comme processus de connaissance. Par sa haine de l’art, l’œuvre d’art se rapproche de la connaissance. Sa désarticulation signifie l’émergence de son contenu critique, et le contenu de vérité des œuvres d’art fusionne avec leur contenu critique. (Des dispositifs pulsionnels 118)
La notion de critique est en fait fort importante dans le débat du moderne et du post-moderne. Où peut-on placer l’aventure de Duchamp dans cette réflexion ? Peut-on lui attribuer une attitude critique, si tant est qu’il dit renoncer à la provocation ? Tout d’abord, il s’agit pour nous d’expliquer en quoi son art est affaire de transit. Cet anartiste, associé à tort aux dadaïstes, n’entre pas en scène pour mettre l’art à mort. Nous l’avons dit, sa démarche enregistre la crise des avant-gardes qui, en 1913, ne peuvent plus vraiment détruire de suprêmes valeurs. Profondément, Duchamp pense malheureusement que l’anti-art, c’est toujours de l’art. Que l’on n’échappe pas à l’art. L’attitude intellectuelle consiste alors à avoir conscience que tout a déjà été brisé, que le rien est
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ce qui reste à renverser. Nous entamerons plus loin une discussion sur le nihilisme et Duchamp, mais il est préférable pour l’instant de situer le ready-made par rapport à l’idée. (Le jugement esthétique est sujet à caution par rapport au concept de l’art, et il nous semble que le refus du sensible par Duchamp est compensé par la mise en œuvre de l’érotisme — comme « machine désirante », pour reprendre les termes de la pensée de Deleuze.) Le ready-made ne revient pas aux prémisses de l’histoire de l’art, mais dit tout haut que le processus critique doit se déplacer. Ne se dirigeant plus contre la société, l’art doit s’ériger en langage.21 De fait, c’est l’action qui débouche sur le discours, non plus le discours qui détermine l’œuvre de l’art. M. Schlick le stipule de la sorte à propos de l’inclinaison philosophique contemporaine, désormais inhérente aux œuvres d’art moderne : Il est facile de voir que la tâche de la philosophie ne consiste pas à affirmer des énoncés, que pourvoir de sens des énoncés ne peut être fait par des énoncés. […] Un tel processus ne peut se poursuivre sans fin. Il trouve toujours son terme dans le fait de pointer, de montrer ce qui est signifié, bref dans des actes concrets. Ces actes ne peuvent ni ne doivent être expliqués plus avant. La donation finale du sens se produit par conséquent toujours dans des actions. Ce sont ces actions ou ces actes qui constituent l’activité philosophique. (Latraverse, « Ce que se taire veut dire, » 41).22
Le ready-made est d’abord un acte avant d’être une idée. Afin qu’il se puisse que l’œuvre ainsi construite dise ce qu’est l’art, c’est-à-dire une pure apparence, et ce qu’il doit être, tout compte fait n’importe quoi. La praxis de Duchamp retrace peut-être le parcours du moderne au post-moderne dans ce qu’il a d’approchant avec la définition de Lyotard : « le post-moderne est le moderne à l’état naissant et cet état est récurrent ». Il semble selon nous que la conception de l’art promue par le plasticien opère un retour aux circonstances prémodernes de la création, sans que cela représente une régression. (La question du progrès de l’art n’est évidemment pas à considérer.) La fonction critique est présente en acte, non pas encore en pensée, l’histoire la rangera au niveau de la connaissance. Le jugement esthétique, de fait, n’est pas pris en compte par Duchamp qui prône une liberté d’indifférence. Comme Kant, il le dissocie de la faculté de connaissance de l’œuvre. C’est pourquoi l’apparence est rompue dans le ready-made, qui met à nu la 21
Ceci sans contradiction avec le mutisme constitutif qui est celui de l’art moderne. Citation extraite de : « The Turning Point in Philosophy, » in A. J. Ayer, Logical Positivism, New York, The Free Press, 1959, 57.
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vérité de l’art. L’œuvre duchampienne, répétons-le, s’incarne par le geste, constituant une activité préconceptuelle, qui montre et s’interroge sur les conditions d’existence de l’art, au lieu de s’employer à spécifier ses causalités. En ce sens, il s’agit d’un refus du déterminisme, une affirmation du devenir. Se plaçant en deçà du processus créatif, Duchamp qui est un moderne est aussi par certains aspects un post-moderne. « Deified as an original force within the early twentieth-century European Avant-Garde, Duchamp thus provides the perfect legitimating source (Foucault’s « inaccessible origin ») for post-modernism, sending it outside itself to confirm its identity as a culminatory moment in historical time », écrit Amelia Jones (Postmodernism and the En-gendering of Marcel Duchamp 3). Ce que son iconoclasme a suggéré, c’est que l’avant-garde qui s’expose à l’irréversibilité de ses actes doit se prévaloir, contre l’amnésie dont elle se pare, d’une conscience de la rétroaction des jugements de valeur. La question qu’aborde Duchamp ne se présente plus de façon à savoir ce qu’est l’art, mais vise à éclairer ce qui est de l’art. En d’autres mots, à évaluer les conditions de possibilité d’une œuvre aux dépens de sa recherche ontologique. Cette démarche inquisitrice ramène le questionnement de Duchamp à celui de Blanchot, pour lequel la littérature, consubstantielle de sa praxis, rejoint son contenu de vérité par sa vertu d’auto-critique, et donc, de constitution d’un savoir. « L’art abandonne tout ce qu’il n’était pas et il s’étend à tout ce qu’il a été ; il se réduit à lui-même, il s’appauvrit du monde, des dieux et peut-être des rêves, mais cette pauvreté le conduit à s’enrichir de sa vérité et ensuite de toute l’étendue des œuvres que le fait qu’il n’était pas encore conscient de lui-même l’empêchait d’atteindre, l’amenait à méconnaître, à négliger ou à mépriser », écrit Blanchot dans un texte à propos de Malraux et du Musée imaginaire (A 27). Par conséquent, cet appauvrissement de l’art dépouillé de son apparence, en voulant le faire coïncider au plus près de lui-même, le disjoint éternellement de sa propre origine. Le ready-made, comme copie sans original, résilie la primauté de la belle apparence et confère à la reproduction les vertus de l’apparition. Comme le soutenait Benjamin, l’unicité de l’œuvre d’art allait de pair avec son intégration à la tradition. Désormais, un nouvel objet d’art post-auratique est investi du pouvoir de tuer sa dérivation d’un modèle : il devient son propre moule. Le ready-made n’est donc que cela : un lieu de passage du dedans au dehors, un seuil de l’apparence à l’apparition, entre-deux inframince mais aussi infini : l’espace de déplacement de l’art. Les moules sont en effet présents dans la « quincaillerie duchampienne », tels les fameux « moules mâlics ». Ceci est d’abord un processus qui s’incarne à
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chaque étape nouvelle, dans l’ensemble de la création de Duchamp : « un passage : (…) de la mise à nu en 1912 de la mariée (toile du Passage de la Vierge à la Mariée, 1912), à la mise à nu en 1913 de la roue de bicyclette (celle-ci, en effet, n’a pas de pneu)…» (Étant donné 120). Cette mise à nu explique que les organes internes sont à présents extériorisés par la création. La Mariée est un exemple parfait de ce passage au dehors, passage encore que le ready-made manifeste lorsqu’il rend explicites les conditions historiques de l’avant-garde. De fait, de nombreux débats tiennent toujours les cimaises de l’art contemporain concernant l’apport conceptuel de Duchamp, à partir des années dix, jusqu’à nos jours. Il va de soi, pour T. De Duve, que l’œuvre de Duchamp n’a jamais visé à impartir son influence sur l’étendue de la production artistique à venir. Toutes les critiques qui soulignent les répercussions, reprises et filiations de l’œuvre duchampienne par d’autres artistes, ne tiennent pas suffisamment compte des circonstances historiques près desquelles le ready-made a pu émerger. C’est pourquoi, selon l’exégète de l’artiste, il ne faut parler que de « résonance ». En effet, la fonction du ready-made est avant tout énonciative : l’objet énonce les paradigmes sociaux et artistiques de l’époque qui le voit naître. Il s’agit d’un énoncé à valeur expérimentale, pas d’un geste libérateur de l’art opprimé par la montée du capitalisme. Certes, le ready-made semble s’opposer aux dictats progressistes de la modernité ; il semble prôner une véritable attitude critique envers l’institution de l’avant-garde dont Duchamp sait bien qu’elle est déjà constituée. Mais le geste n’est pas à prendre sur le mode de la dénonciation, ni sur celui de l’oppositionalité, puisque la présence du premier ready-made, la Roue de Bicyclette, n’est pas rendue publique à sa conception. Il faut attendre 1917, avec la célèbre « Fontaine », pour que l’Urinoir fasse enfin son apparition sur la scène de l’art-world, et signale aux membres des Indépendants l’impasse où ils siègent. Quoi qu’ils répondent face à l’envoi de la pièce du mystérieux Richard Mutt, les Indépendants de New York étaient obligés de trahir l’avant-garde. Si les jurés refusaient l’Urinoir, ils se constituaient en censeurs de l’art moderne et se plaçaient en porte-à-faux face au mouvement anti-académique. À l’inverse, en créditant un artiste aussi inconnu qu’apparemment non qualifié que ce R. Mutt, les Indépendants dévalorisaient toute la production artistique du moment au profit du « n’importe quoi ». Or, telle était bien la visée de Duchamp : faire passer les Indépendants pour ce que leur devise « No Jury No Prize » leur interdisait d’être, tout compte fait des juges de l’art. Ceci non pas pour revenir inéluctablement au problème du jugement esthétique, celui qui apprécie la teneur en art d’une chose ou d’un tableau, mais plus précisément, afin de montrer les nouvelles conditions d’existence de
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l’art, qui étaient liées désormais à des vertus, nous l’avons mentionné plus haut, purement énonciatives. Serait de l’art ce que je nommerais dorénavant comme tel, peu importe l’origine du verdict ni encore moins ses critères. Cet acte de nommer, que Duchamp évoque la première fois en 1914 comme étant « une sorte de nominalisme pictural », énoncé défini comme « Ceci est de l’art » que les œuvres elles-mêmes extériorisent, réduit la forme à la désignation, et en diffère sans relâche l’interprétation. « Cela seul peut embrayer les interprétations. Le paradigme énonciatif est leur condition antérieure (sans que cette antériorité soit temporelle), fondamentale (sans que ce fondement soit ontologique) et générale (sans que cette généralité soit une richesse, elle est au contraire un appauvrissement, une mise à nu) », soutient De Duve (Au nom de l’art 14). Sans liens de causalité, la production artistique singulière du ready-made désigne, sans en découler, les conditions historiques auprès desquelles elle surgit. Le ready-made en tant qu’énoncé, exhibe sa facture toute faite dont l’origine est la production de masse, et ne requiert plus l’usage de la main que pour la signature. Contre la loi du déterminisme qui veut qu’une œuvre précise éclose à un moment donné, l’œuvre duchampienne intervient sur le mode de « l’étant donné », signifiant par là même que ce dont elle témoigne — l’impossibilité du faire — a déjà eu lieu, mais permet néanmoins qu’une création advienne sur la voie d’une ère nouvelle. Le ready-made ne saurait dire ce qui précède ou dérive de l’avant-garde : sa position est d’en montrer la crise. Le concept de « l’étant donné » confère une fois de plus une tonalité blanchotienne aux vues de Duchamp : en quelque sorte, rappel discret peut-être du « toujours déjà » de Blanchot, conjonction d’une problématique commune à propos du modernisme et de l’histoire. L’objet réel, dit-il (Apollinaire), est le cadre intérieur du tableau et en marque les limites profondes, de même que le cadre en marque les limites extérieures. Dans le ready-made, l’œuvre entière est donc un tel « cadre intérieur » qui en marque les limites profondes ; l’exposition souveraine et le choix de l’artiste sont ici les sources du caractère artistique ; le démiurge recrée le monde en le montrant du doigt. (Rochlitz, « Sens et fonction de la subversion esthétique » 950)
Ce que pointe ici l’objet tout fait, ce sont les limites de la création dans une société industrielle. Mais la situation qui débouche sur l’impossibilité de créer n’est pas paradoxalement aussi stérile que l’on croit, car même si le ready-made se défend de quelque influence, il n’ouvre pas moins une brèche par laquelle vont alors transiter toutes sortes d’œuvres en quête de signification. Dans la mesure où le
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ready-made pose d’abord une question — « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas « d’art » » (Duchamp du signe 104) — où il fait question, il opère une transition historique car il souhaite interrompre le processus d’aliénation de l’art moderne à la machine. Duchamp, en effet, est opposé à la machine en ce qu’elle produit de la répétition. À sa différence, l’homme a, selon lui, ceci de supérieur qu’il lui est permis de ne pas se répéter. Fasciné par les machines à peindre de Raymond Roussel mises en scène dans Impressions d’Afrique (1909), l’artiste désinvestit, plutôt qu’il ne détruit, le principe mécanique de la production en série, au profit de la raréfaction d’une production tout aussi industrielle. En ce sens, le ready-made parvient à contredire à la fois le caractère de masse de l’objet préfabriqué, comme celui de l’unicité de l’œuvre d’art traditionnelle. Duchamp, avec l’Urinoir, rejette les conditions d’émission de la modernité, en même temps qu’il les utilise jusqu’à l’épuisement. Le premier ready-made ne sera jamais un original, sa duplication pourra s’accomplir à l’infini, sa portée n’en restera pas moins singulière et unique dans toute l’histoire de l’art. Ce qu’il reste alors de l’infra-mince — Duchamp insiste pour que ce terme demeure un adjectif, ne devienne jamais un substantif —, c’est entre la duplication des objets qu’il réside. De fait, la différence entre produits d’une même série est si infime que le ready-made ne présente aucune unicité. Cette caractéristique de la technique industrielle associe le phénomène de la répétition à l’indifférence esthétique. Mais lorsque le geste se déplace du monde de la technique à celui de l’art, comme le ready-made en opère le mouvement, cet acte répétitif peut prendre des tournures esthétiques qui engendrent des jugements de valeur. Le procédé de la série menace malencontreusement de véhiculer le goût en ce qu’il procède de l’habitude « paresseuse » selon Duchamp : Duchamp va en avant du désastre. La copie et la répétition relevant désormais du domaine de la technique, meilleur fournisseur du marché que l’artiste, il reste à l’artiste à éviter la multiplication et à rechercher inlassablement et mélancoliquement le nouveau. C’est pourquoi Duchamp s’est gardé de faire valoir ses innovations. Le geste de la négation de l’art ne peut pas se répéter, ou alors sa fonction critique s’abolit dans l’affirmation d’autres objets et d’autres valeurs qui prennent la place des œuvres d’art et des valeurs esthétiques… (Compagnon, Les cinq paradoxes de la modernité 132)
Pour établir la liberté d’indifférence, il s’agit « d’interrompre la série », rappelle D. Chateau. Et l’instance qui s’en charge, c’est bien sûr le choc. L’interruption, la rupture, sont de nouveau employés ici pour
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contrer le geste de l’automatisme, et c’est ce même phénomène de surprise que le ready-made suscite, en disparaissant aussitôt, qui permet que l’art renaisse de ses cendres. Avec Blanchot encore, le geste de négation est porteur d’une nouvelle forme d’œuvre, celle qui envahit le champ de vision en même temps qu’elle s’y éteint. A noter que dans la littérature blanchotienne, le regard ébloui d’Orphée est ce qui provoque la disparition. Chez Duchamp, par définition, le ready-made détruit toute fascination. Mais comme le note très justement De Duve, « c’est la perte du jugement qui fascine. Et si l’objet (d’art ou autre) est dit fatal, c’est précisément qu’il n’engage pas le jugement » (Au nom de l’art 76). L’artiste désire que l’on oublie son œuvre : le musée qui l’expose lui rappelle l’aporie de sa prétention. Néanmoins dans les deux cas, l’oubli est un facteur commun qui assume la fonction réitérative de la création. Là réside la difficulté dans la démarche de Duchamp : entre l’unicité, la surprise — on n’oublie pas l’Urinoir — et la continuité inéluctable de l’activité artistique. Une fois l’Urinoir transmis à la postérité, dépossédant l’auteur de son autorité de créateur, la production de ce dernier se tourne vers l’œuvre unique, celle du Grand Verre, puis vers la toile voyeuriste exhibant la femme nue couchée et offerte au regard. Un regard cependant qui restera celui de l’artiste pendant de longues années (de 1946 à 1966), un solipsisme presque, pour Duchamp qui répond, en 1966 lors d’un entretien, à l’interrogation suivante : « So you want to destroy art for the whole of mankind ? » « No », replied Marcel, calmly but firmly, « only for myself » (De Duve, 157). Cette réplique, effectivement, énonce clairement le caractère individualiste de la révolte duchampienne, à savoir que l’état d’esprit subversif n’a d’égal que la parfaite froideur dont il fait preuve face au monde de l’art.23 Un dégagement encore, un désinvestissement, une critique et un épuisement des valeurs consensuelles de l’avant-garde : sa seule garantie de survie. Comme Blanchot, une attitude marginale, un écart volontaire où s’anéantit la différence entre faire et juger de l’art. Un écart qui découvre le déplacement de lieu de l’art : le ready-made se promène au-delà de toute antagonie entre rejet et adulation. « The Futurists discovered avantgardeness, but it was left to Duchamp to create what I call avant-gardism. In a few short years after 1912 he laid down the precedents for everything that advanced art has done in the fifty-odd years since… Duchamp was consulted (by 1960s avant-gardists)… for his vision of the all-out far-out-art beyond art, beyond anti-art and non-art », écrit Greenberg (Jones 6). 23
« Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu », explique-t-il (Duchamp du signe 185).
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Faire d’une œuvre d’art un scandale permanent, cette finalité aspire à se fixer dans la recherche du lieu commun. Pour ce faire, Duchamp met en place une vraie démarche paradoxale : révolutionner le monde de l’art, mais s’en exclure visiblement ; le faire passer, — c’est le rôle du ready-made — du stade imaginaire au stade symbolique. Sans entrer dans la théorie psychanalytique, l’on peut discuter de ce passage d’un univers artistique baigné de connotations, spirituelles ou esthétiques, au monde de la dénotation, celui de l’art comme nom. Cet espace du ready-made est donc celui de la nomination pure : infra-mince car il séjourne entre l’acte et l’idée. De toute évidence, le caractère nominal de l’objet témoigne de ses qualités a minima : le degré zéro de la production. Est-il juste de dire que l’espace entre l’acte et l’idée de l’art est celui du nom ? Oui, selon nous, dans la mesure où il s’agit du lieu du possible de l’art, car celuici n’est pas un aspect de l’activité humaine, au-delà des nécessités vitales de l’être acculturé, mais il est l’activité originaire. Du moins est-ce ce que les avant-gardes ont essayé de démontrer, en remontant le fil de la création jusqu’à son ultime possibilité d’éclosion, s’investissant dans la recherche de la Vérité par la poursuite de l’Origine. Ainsi donc, la vertu nominative est-elle à même de rapprocher l’œuvre d’art de son origine qui est l’art, comme l’établit Heidegger. Mais c’est bien sûr en l’éloignant du cœur de l’objet, comme chez Blanchot il est dit que « l’éloignement est au cœur de la chose ». Le nom, en effet, délivre l’objet de toute appartenance à la tutelle de la représentation. En lui, point de référents, mais une existence pleine dévolue à la recherche des mots premiers (« divisibles » seulement par eux-mêmes et par l’unité)…» (Duchamp du signe 48). Un réductionnisme que Duchamp confie à maintes reprises : « Réduire, réduire, telle était mon obsession ! » Le nominalisme s’oppose clairement à tout essentialisme, bien que le ready-made ne dise pas que l’art n’a pas d’essence ; mais la question qu’il déplace dans l’espace de la négati-vité — celle de l’anti-art — parvient à court-circuiter la présence de l’imaginaire pour parvenir au symbolique. La question ontologique perd de son intérêt. Vouloir faire une œuvre qui ne soit pas d’art, c’est de fait refuser de produire un langage capable de dire l’œuvre d’art. Duchamp dénigre chez l’artiste la possibilité qu’il confère à l’art : celle de se dire. L’auteur rejette la fonction créatrice en ce sens que créer, c’est par définition donner à l’art la chance d’exister, fortuitement. A fortiori, en visant à faire quelque chose qui n’exprime rien d’artistique, il vise véritablement à faire quelque chose qui n’exprime absolument rien. Tel se veut son nihilisme. Viser le rien, c’est bien cela l’entreprise de Duchamp, et cette démarche s’élabore sur la perception de l’existence d’une langue
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préalable au sujet, ainsi que De Duve l’expose : « Ce n’est pas le sujet constitué qui peut fonder une langue, fût-elle picturale, c’est la langue qui constitue le sujet, fût-il peintre » (Nominalisme pictural 189). L’origine de l’artiste, c’est l’art, disait Heidegger ; l’expulsion du modèle semble donc toujours avoir eu lieu. L’œuvre est alors un après-coup du langage : l’image est le devenir de ce langage en décomposition. Le ready-made semble figurer l’aboutissement de l’épuisement du langage pictural de l’époque, le renversement total de l’abstraction dans sa concrétude extrême : un artefact d’œuvre d’art, ou de « l’art à propos de l’art », pour ne citer qu’une fois encore la sempiternelle tautologie. Coup d’arrêt de la différance, l’image exhibe la rupture originelle du langage par rapport à elle : cette dissonance est à la fois contemplée et exemplifiée par le ready-made. C’est ici que la destinée du ready-made paraît, selon nous, rejoindre la trajectoire de l’image blanchotienne, cette dernière à la fois contenue par le langage, et séjournant sous lui. La réflexion que nous voudrions proposer, qui vise à montrer que le ready-made est une image, s’appuie sur le paradoxe inhérent au modernisme, à savoir sa torsion constitutive par quoi la fin de l’œuvre se trouve à être son éternel recommencement. Puisqu’une puissance de désintégration œuvre toujours à déposséder l’image de son statut ordonnancier — pas plus que le langage, elle n’est apte à construire —, on a pu dire qu’elle rassemblait en son périple, à l’instar de l’image filmique, le mouvement et la fixité. De fait, il faut préciser que si l’œuvre construit l’excentrique, comme L’espace littéraire nous l’a laissé entendre, c’est pour nous suggérer que, coup d’arrêt de la différance, l’image toutefois ne cesse pas de s’inachever dans ce faux point de chute : l’image n’est qu’un point de fuite. Autrement dit, elle qui est le fruit du dédoublement va, en elle-même aussi, à l’encontre de l’unicité : l’image est toujours multiple. Elle est le dédoublement et ce qui en résulte, cette activité n’a pas de fin et ouvre sur l’abîme de la création. Comme le ready-made duchampien, elle est l’opération et le résultat. Citons à ce propos l’éclairant passage de M. C. Ropars sur le caractère duplice de l’image, et confrontons-le au parcours du ready-made : l’image n’est pas mobile chez Blanchot, elle ne fuit pas comme l’image-mouvement de Deleuze : mais elle agit au sein même de l’arrêt, qui précisément n’arrête pas, parce qu’il a toujours affaire au retournement de l’image dans le renoncement du regard. (« Sur le désœuvrement » 118)
Effectivement, le ready-made impose sa non-contemplation dans la perte de jugement qu’il entraîne, renoncement à l’œuvre tel qu’il paraît être l’unique mode de survie d’un art à venir.
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Conscient que l’origine inaccessible de l’œuvre est toujours un langage, Duchamp retourne la quête essentialiste en expérience nominaliste. L’art moderne a perdu la capacité de parler en devenant un pur signifiant. Afin d’échapper au concept, il semble que l’image soit un procédé remarquable pour permettre à l’art de parvenir à cet appauvrissement total que préconisent Blanchot et Duchamp. L’image est la perte irrévocable de l’origine, nous le savons, car la dissimulation qui la sous-tend, dislocation primaire, dissimule justement l’art, permet qu’il soit annihilé. Le ready-made est un acte avant d’être une idée, avant d’être une forme selon l’étymologie grecque de eidos, il n’est donc pas tout à fait un objet. L’idée pour Duchamp est, nous l’avons vu, proche de l’acte de manière infime. Malgré tout, une distance subsiste, irréductible, entre la pensée et le produit final. Cet écart, c’est une sorte de sphère d’évaluation du possible, une opération selon Duchamp, propre à définir le coefficient d’art : En fait, un chaînon manque à la chaîne des réactions qui accompagnent l’acte de création; cette coupure qui représente l’impossibilité pour l’artiste d’exprimer complètement son intention, cette différence entre ce qu’il avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé est le « coefficient d’art » personnel contenu dans l’œuvre. (Duchamp du signe 188-189)
Duchamp, à nouveau, renvoie de la sorte la création au domaine du non-savoir. Le problème que nous souhaitons dégager concerne l’idée, qui demeure privilégiée chez cet auteur, mais qui toutefois nous semble plus proche de la forme que de la pensée. Se peut-il qu’il faille plutôt regarder du côté de l’image pour appréhender le ready-made ? Certainement s’il s’agit de voir que l’art de Duchamp se refuse au concept, et s’il procède d’un désœuvrement ou aléa produit par ce « chaînon manquant ». C’est justement cet imprévu que Duchamp tente de conjurer à sa façon, par son désir de « mettre le hasard en boîte ». Mais l’ambivalence de sa démarche réside aussi fermement dans l’acceptation de la coïncidence — celle qui fait que « l’objet choisit l’auteur » — en qui le ready-made se permet d’exister. L’objectif du ready-made, qui s’effectue par la recherche du caractère neutre de l’objet, est de résilier tout potentiel artistique en le destituant de tout pouvoir d’expression qui y serait contenu. Car l’art est ce qui s’exprime. Duchamp, ironiquement, s’engage dans l’art de taire. « Face à l’objet ready-made, on ne peut entreprendre aucun décodage formel », assure R. Krauss (Passages 85). D’origine verbale au contraire, le ready-made se donne à lire et non à voir : témoins en sont les titres, signatures, dictons, et fameux contrepets… qui habillent son œuvre. Celle-ci se cantonne dans l’espace du Même, comme
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l’indiquent des titres fort connus de peintures qui demeurent des ready-mades : « La Mariée mise à nu par ses célibataires, même », « Tu m’ », conférant, par là, un aspect déjà évoqué de circonférence et de raréfaction à sa production. En littérature, Blanchot excelle dans un exercice parallèle : « ce que nous écrivons est nécessairement le même, et le devenir de ce qui est le même est, en son recommencement, d’une richesse infinie, » soutient-il (Compagnon 64). Souvent Duchamp confesse sa dépendance à l’égard du phénomène de la tautologie : « Les logisticiens de Vienne ont élaboré un système selon lequel tout est, autant que j’ai compris, tautologie, c’est-à-dire répétition des prémisses. […] tout est tautologie…» (Cabanne, 204). La répétition réside dans la quête des mots premiers, dans une inspiration basée sur l’arbitraire du signe. Les œuvres de Duchamp, en elles-mêmes, n’ont rien de similaire les unes envers les autres, qu’il s’agisse des quelques 160 Urinoirs, des multiples Roue de Bicyclette ou autres Pelle à neige. L’infra-mince détail qui les sépare et les libère de l’authenticité vérifie le phénomène de l’indifférence. Voici donc l’ambivalence du geste artistique : utiliser la série pour mieux s’y opposer, en rester au même dans l’idée : celle-ci est irreproductible. Faire en sorte qu’il n’y ait qu’une suite d’objets tout faits, uniques en leur genre, non spécifiables (que l’on ne puisse dire s’il s’agit d’art ou non), mais coupés de leur fonction, et recelant un potentiel infini de réactualisation. L’ambiguïté du ready-made est qu’il s’absente à la fois du hasard de la production, comme de la nécessité. De Duve affirme que l’on ne peut singulariser l’objet ready-made, mais qu’il est tout à fait justifiable d’en dégager une stratégie unique, celle de tester les conditions de possibilité de l’art. Le geste est bien univoque, non répétable, et pourtant sujet à la différance. D’où, effectivement, il devient périlleux de parler de différance dans la mesure où l’artiste préconise avant tout une « liberté d’indifférence ». Le paradoxe demeure et le ready-made l’incarne pleinement. Entre négativité et affirmation de la présence : le ready-made sera toujours présent en image, ou bien en copie, puisque l’original, qui n’a jamais existé, est un geste qu’il convient d’accomplir indéfiniment pour assurer la renaissance de l’œuvre d’art. Une destinée tout orphique : le héros mythique ne détourne pas son regard par inadvertance, mais parce que la dispersion qu’il provoque légitime sa seule et unique tâche : le retour vers l’objet de la perte, après l’oubli de ce sinistre. Le ready-made est multiple du fait de sa négativité. Comme l’écrit Ch. Menke : « l’expérience esthétique ne nie quelque chose qu’en le différant à l’infini» (La souveraineté de l’art 103). L’on aimerait alors, cela se laisse deviner, proposer un parallèle entre l’avènement du ready-made et l’existence du neutre blanchotien. En chacun, il y a combinaison de l’opération — l’écart — et du résultat, et dans celle-ci se déploient les
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éternelles figures de la mouvance, littéraire tant qu’artistique. Une origine parfaitement dérobée pour l’un et l’autre ; une oscillation permanente entre voir et non-voir ; une absence vécue de fonctionalité, un rejet profond des utilitarismes de la langue et une réduction — non un purisme — de l’œuvre à son « devenir d’image ». Une dépersonnalisation de la création, où « créer », c’est choisir. Cette propension pour l’œuvre de « différer » et qui rend insaisissable toute forme achevée, peut rejoindre la notion qualifiée par Duchamp, dans la fameuse Note de la Boîte Verte, de « retard ». Ainsi faudra-t-il dorénavant lire « retard » à la place de tableau, ou peinture. Ceci pour laisser à la postérité la faculté rétroactive de juger si, oui ou non, il y eut art. Cet ajournement de l’œuvre s’accompagne de sa déproduction, raretés et silences. Si d’aucuns, comme Joseph Beuys, diront qu’il est surestimé, il vaut bien qu’on se pose la question, sinon de sa signification, du moins de sa forme qui investit chaque parcelle d’une œuvre jugée « économe ». C’est que : Les œuvres majeures de Duchamp doublent sa propre vie : Étant donnés : 1.la chute d’eau, 2. Le gaz d’éclairage…suit l’artiste durant vingt ans, de 1946 à 1966, mais, comme le rappelle Roger Dadoun : « la formule du titre est déjà inscrite dans les Notes de 1912, ce qui donne un continuum de plus d’un demi-siècle! » Consacrer plus de cinquante années à une œuvre c’est bien sûr s’en interdire mille autres, c’est également adopter comme économie celle de la poussière justement, accepter que l’art, s’il doit prendre forme, ne soit pas un forçage de la matière, un excès de la vitesse, mais un dépôt, l’incoercible et modérée tumescence du sédiment. (Jouannais, Artistes sans œuvres 57)
Ainsi une œuvre comme Élevage de poussière voit-elle le jour, œuvre du temps éternisée par l’objectif de Man Ray. Une évocation de la continuité artistique, celle rompue par les avant-gardes successives, par la présentation, non la représentation, du passage du temps, aux antipodes des sculptures minimalistes qui, un demi-siècle plus tard, offriront au spectateur des productions en matières inaltérables. Et pourtant, un même réductionnisme ayant pour cible le canon classique du « Form is function », est en marche. En conséquence de cette discussion, il semble pertinent d’aborder, par le biais du calligramme, la question du rapport entre visible et dicible, qui montre clairement l’absence de relation de l’un à l’autre. Car le ready-made dit exactement ce qu’il fait, comme il fait exactement ce qu’il dit.24 Pour abolir la distinction entre texte et œuvre, 24
À l’opposé, Michel Foucault écrit dans Ceci n’est pas une pipe que : « Par ruse ou impuissance, peu importe, le calligramme ne dit et ne représente jamais au même moment ; cette même chose qui se voit et se lit est tue dans la vision, masquée dans la lecture » (Fata Morgana, 1973, 28).
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il faut regarder du côté de l’objet tout fait, dont les qualités résorbantes aboutissent à l’émergence de l’image en tant que forme — sans que l’objet ne perde ni ses vertus d’opticalité, ni celles de sa tangibilité. Là où ressemblance et différence se neutralisent pour donner lieu au dépassement de cette dialectique. Le ready-made en fin de compte ne veut pas devenir un concept, quand un concept est ce qui s’absente de l’image. Le ready-made est alors image puisque dans son questionnement sur le possible de la peinture, il séjourne dans l’interrogation, comme test de validité, et l’isole dans le devenir-image. L’objet réunit les qualités contradictoires d’une forme industrielle reproductible mécaniquement, et celles d’un acte négateur insolite. Sans finalité lui-même, le geste s’affirme avant d’être artistique : pas encore une idée donc, le ready-made rejoint l’impensable blanchotien. Mais s’ils ne peuvent être pensés, c’est parce que les actes de Duchamp qui dénoncent l’impossibilité du faire, reconnaissent l’art comme activité originaire, et par là donc sans origine, puisque, faut-il le répéter, c’est « la différance qui est originaire », selon Derrida (L’écriture et la différence 303). Le ready-made efface cette vision chronologique de la création : pour dire, comme Heiddeger, que « l’origine de l’art, c’est l’artiste, et l’origine de l’artiste, c’est l’art » (Chemins qui ne mènent nulle part 13). Une circularité à nouveau, dans laquelle l’image retrouve un statut de vérité qu’elle avait perdu face au concept.25 La pensée de Bonnefoy à ce sujet nous confirme dans ce sens que l’art de Duchamp, puisqu’il n’échappe pas à la mort qu’il enregistre, demeure étranger à la conceptualisation. En effet, l’auteur de L’improbable dénonce la peur de la mort à l’épreuve du concept. Ce dernier éteint tout excès, fige l’idée et cache la vérité. Car, à l’instar de ce que dit Blanchot, Bonnefoy avance que : « Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort» (L’improbable 34). Le readymade contemple la mort de la peinture, vise à s’exclure du discours sur l’avant-garde, un discours qui n’a su éviter de produire le concept même d’art d’avant-garde. L’histoire a jugé et donné aux « retards » leur place dans le patrimoine de la culture. Cependant, l’objet de Duchamp résiste encore, preuve en sont les controverses infinies sur son appartenance au monde de l’art. D’une manière concomitante, les réflexions de M. C. Ropars sur l’image nous aident à comprendre l’intérêt d’écarter le repli théorique que menace le principe de l’idée : 25
Françoise Collin établit ainsi la disposition de l’image par rapport au concept : « Ce qu’il importe d’accentuer, c’est l’irréductibilité de l’Idée esthétique, fruit de l’Imagination, au concept. Cette irréductibilité ne consiste pas en ce que l’image résiste au concept, mais en ce qu’elle lui est hétérogène ; l’opposition n’est pas une opposition de degré mais de nature » (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 162).
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Maurice Blanchot et l’Art au XX ème siècle Impure par définition, l’image n’invite à l’idée que parce qu’elle ne se sépare pas des actes de penser ; mais cette pensée n’existe elle-même que par une formulation, esthétique ou discursive, dans laquelle le travail de l’image œuvre au dessaisissement de l’idée, qui doit donc s’inventer en visant à s’énoncer seule. (L’idée d’image 164)
L’image est peut-être l’impensable, le neutre blanchotien, l’écart en qui cette rupture irréversible est toujours à tenter de signifier, car le passage qu’il constitue est avant tout un lieu de mouvance. L’après-coup vers lequel le ready-made s’achemine est aussi contenu en lui, telle est l’ambiguïté. Ce serait donc celle aussi de la postmodernité : l’étape déjà franchie mais qu’il reste toujours à franchir, le dépassement nécessaire et impossible. Si le ready-made nous paraît se présenter à l’orée de la postmodernité, c’est qu’en lui la modernité, pour reprendre les termes de De Duve comme de Lyotard, demeure inachevée. C’est en effet dans son inachèvement que peut émerger l’avènement d’un après. Il faut citer le passage très éclairant de « Kant (d’) après Duchamp » pour finalement mettre la lumière sur la place du ready-made dans le débat sur la postmodernité : Cependant le paradoxe peut encore s’écrire en sens inverse : « Une œuvre (qui appartient à la modernité) n’est postmoderne que si elle devient ensuite moderne ». Sans quoi ce n’est pas une œuvre, tout simplement. Alors que le moderne paraît être à la fois la finalité et la fata-lité du postmoderne, le postmoderne apparaît comme un trait distinctif de la modernité et donc comme un critère pour sa périodisation. La chose est plutôt cocasse, car le mot « postmoderne », qui périodise de lui-même puisqu’il contient le préfixe « post», décrète un après de la modernité. Or, s’il permet peut-être de dire où la modernité commence, il interdit de dire où elle finit, et même de dire qu’elle finit. Il révèle ainsi sa nature de vœu : vœu de mettre fin à quelque chose, vœu de repartir à zéro. C’est un performatif paradoxal, il dit ce qu’il fait mais fait le contraire de ce qu’il dit. Quiconque se dit ou se désire postmoderne l’est par le fait même, mais, s’il l’est, c’est qu’il est moderne. A ce titre, le postmoderne a en effet toujours constitué l’horizon du moderne. C’est ou bien la figure de son achèvement incluse en lui, ou bien sa clôture inéluctable. En l’invoquant, on ne ferme pas la porte de la modernité, on répète au contraire le vœu moderne par excellence : que l’on ait une fin derrière soi qui signifie commencement absolu et qu’une série de nouveaux commencements s’ouvre sans fin devant soi. (Au nom de l’art 68)
En cela le ready-made appartient à l’espace postmoderne : il permet qu’une fin sans fin, pour reprendre les formules de la pensée de Blanchot, existe derrière lui. C’est le cas de la rupture historique manifestée par l’objet de Duchamp. Ce dernier reste étranger à toute nécessité, et pourtant, il témoigne d’une perte inéluctable et incontour-
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nable, celle de l’origine dans la modernité. C’est cette perte toujours à revivre qui offre au ready-made la possibilité de créer indéfiniment de nouveaux espaces pour de « nouveaux commencements ». Le retard 26 signifié par lui implique l’impossibilité de l’achèvement du temps. Ici se déjoue sans cesse la tendance de l’œuvre vers le concept, qui est lui-même illusion de l’absence de fin, illusion de l’absence de mort. Or celle-ci existe bel et bien en acte. Mais cet acte est, comme la littérature, itératif, du fait justement de son appartenance au geste. Le ready-made déjoue donc les apparences : celles d’être un concept, celles d’être une fin en soi. Plus avant, il dit que l’art est une notion indécidable. De cet impossible à nommer, à choisir et à faire, surgit l’effet d’effacement, en rapport direct avec la turbulence engendrée par l’intrusion de l’objet. Car, pour revenir à Blanchot, peut-être est-ce la perte de l’être chéri qui fascine, plus que sa vision. Puisqu’en la vision, l’objet — l’œuvre —, est déjà perdu. Comme le disait Baudrillard, « nous sommes fascinés par toute forme de disparition », et il semble que c’est l’impossible même qui est source de toute fascination : chez Orphée, perte fascinante car irrémédiable ; pour l’auteur du ready-made : indifférence face à l’objet qui appelle de ses vœux la mort du jugement, un irréversible. Dans ces élans négateurs, la perte est ce qui joue l’après-coup de la transgression, le regard et le passage au dehors. Le moule duchampien est la limite de l’art, mais limite toujours intrinsèque, jamais dépassée. L’espace de la mort se tient entre passé irrévolu et présent inadvenu ; c’est pourquoi une seule instance peut lui être assignée : celle du nom. La nomination en effet est la métaphore de la mort, le ready-made est cette nomination de l’art qui n’existe déjà plus, mais qui ne cesse pas non plus d’exister. C’est ici dans ce paradoxe que nous retrouvons les arcanes de la pensée de Blanchot. Là où il n’est donc de création que par la représentation, il existe un échec assuré de l’immédiateté de l’œuvre, éternellement dédoublée. Le ready-made s’affuble de cette expérience spectrale de la dépossession engendrée par le nom. Si l’art est un nom, il est toujours mis à mort, et sans contredit ni facilité, mise à mort. L’acte de nommer serait-il rendu impossible du fait de la perte de jugement ? Peut-être est-ce la leçon du ready-made qui, loin de s’en tenir à dénoncer l’innommable, pousse plus avant, comme la littérature, le questionnement aux limites où l’œuvre entre en rapport avec « l’absence infinie » qui figure un inachèvement définitif.
26
Comme l’écrit Derrida dans : « Freud et la scène de l’écriture » : « C’est donc le retard qui est originaire », in L’écriture et la différence (302). Puis plus loin : « C’est la non-origine qui est originaire » (303).
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Chapitre VI :
Le modernisme de Greenberg, celui de Blanchot Quelque chose de l’harmonie du carré originel de toile blanche doit se retrouver dans le tableau achevé. - Clement Greenberg
Pour explorer la belle entreprise des artistes américains minimalistes des années soixante, il convient de convoquer celui qui influença toute leur génération précédente, celle de l’École de New York représentée par les peintres expressionnistes abstraits. C’est des thèses de Clement Greenberg dont il s’agit de discuter à présent, en ce que sa critique d’art fut marquante et décisive dans sa virulente défense de la planéité en peinture. D’emblée, disons que son expérience de l’art l’écarte profondément de toute affinité avec l’œuvre de Duchamp, une œuvre qu’il aura très délibérément passée sous silence. Comme auto-didacte américain, il va de soi que sa position par rapport à l’avant-garde américaine de l’après-guerre vise à promouvoir et exalter la constitution d’une école d’artistes, qui n’ont rien à envier à leurs congénères outre-Atlantique. C’est en effet la Seconde Guerre Mondiale qui va faire beaucoup pour l’art moderne aux Etats-Unis, étant donné qu’elle a offert sans attendre une terre d’asile à ceux désireux de protéger la culture européenne, foulée alors par le nazisme dans sa lutte contre les avant-gardes. Des personnages aussi importants que Peggy Guggenheim, pour n’en citer qu’un exemple, sont assurément à l’origine de l’impulsion moderniste qui s’engage dès 1945 à New York.27 Un peintre comme Jackson Pollock va alors stigmatiser l’incroyable énergie de l’explosion sociale des années d’après-guerre. Dans cet engrenage, un critique comme Greenberg, se trouvant confronté à la chasse aux sorcières, va amorcer un tournant d’optimisme, d’agressivité 27
S. Guilbaut ne minimise pas son rôle dans cette épopée : « Peggy Guggenheim symbolisait la sauvegarde de la culture d’avant-garde parisienne ; l’histoire rocambolesque du sauvetage de sa collection des mains des fascistes en était la preuve vivante. Elle représentait également les recherches les plus extrêmes de l’art contemporain » (86). C’est à elle que nous devons les rencontres entre Parisiens et Américains dans sa galerie-musée : « Art of this Century ».
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et de vitalité dans le bouillonnement culturel de cette époque, par des écrits rehaussés de marxisme, de positivisme et de l’héritage de ses lectures de T. S. Eliot. La position de Greenberg, depuis son premier grand texte de 1939, « Avant-Garde and Kitsch », s’affirme en l’état d’un dogmatisme grandissant, dans l’accent qu’elle met sur un modernisme « spécifique », car il ne s’attache qu’à la peinture. Ceci s’explique par la priorité qu’il assigne, par-delà toute autre spécificité, à la planéité de la surface, pour en faire le caractère moderniste par excellence. Bannissant tout attribut tri-dimensionnel de l’œuvre d’art, il impose sa doctrine avec force, notamment dans le texte de « Modernist Painting » que nous allons explorer, le but étant de dégager quelques parallèles, formels ou conceptuels, qui dénotent une appartenance à la modernité, ou d’une divergence idéologique sur la nature de l’art entre Blanchot et lui. D’entrée de jeu, il faut se pencher sur la problématique de l’auto-référentialité, commune aux auteurs ici en présence, afin de jauger si celle-ci produit identiquement le même strabisme, pour reprendre l’expression de Barthes, où s’il existe un écart, une différence que l’œuvre s’assigne et perpétue. Le caractère de formalisme doit évidemment être examiné; il est la pierre de touche des thèses de Greenberg, car c’est lui qui décide que la forme d’une œuvre devient son contenu à part entière, et que c’est ce contenu même qui est le garant de sa qualité. Explorons dorénavant le principe d’identité de l’œuvre. Ecarter la toile de toute tentation réifiante, c’est bien sûr affirmer l’opticalité souveraine du matériau, aux antipodes désormais de l’art anti-rétinien d’un Duchamp. La fonction de l’art moderniste selon Greenberg, si fonction il y a, ne se niche point dans l’idéalisation d’un contenu ou d’une forme dont la portée serait à appréhender dans le « retard » au sens duchampien. (Il sera par la suite question du temps de l’œuvre.) Le positivisme de Greenberg défend manifestement un certain déterminisme en puissance chez Pollock. Les toiles du peintre qu’il admire procèdent certainement d’un automatisme en peinture, à l’instar des écrivains et poètes surréalistes. Cependant, la gestuelle qui en informe la surface relève d’une vigueur créatrice bien maîtrisée. Pollock ne cesse pas de nier le hasard. L’artiste reste conscient au plus intime de son travail : « Lorsque je peins, j’ai une idée générale de ce que je vais faire. Je peux contrôler le flux de peinture ; l’accident n’existe pas », affirme-t-il (L’expressionnisme abstrait 117). C’est justement cette expulsion de la peinture hors des pinceaux du peintre, sans que ceux-ci ne touchent jamais la toile, qui produit cet effet d’extériorité à même la toile — les giclées et « drippings » ne viennent pas construire la toile en
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profondeur, mais en révèlent la planéité en s’y étalant, par la violence du choc, d’un bout à l’autre, à la manière baptisée « all-over », celle qui en déborde les contours. Cette toile devient réceptacle du mouvement du corps, canalisé avec force dans le jet que transmet le poignet. Pour Greenberg, cette technique affirme la primauté du médium que dès lors toute l’expression corporelle va semoncer. L’art du « dripping » de Pollock réside ainsi dans une intériorité libérée, excédée, au profit d’une intrusion totale dans le médium, la peinture. L’artiste le proclame radicalement : « Je suis dans la peinture », dit-il. Aucun écart, donc, de l’auteur à son œuvre, et pourtant, une distance irréductible de lui au châssis, persiste, celle qui s’informe de l’intensité de l’écoulement avant que celui-ci ne reçoive sa forme définitive en s’aplatissant sur le canevas. L’art de Pollock est un affrontement avec le dehors, la peinture, en laquelle il travaille et qui est le sujet unique, non pas le moyen d’accomplir un produit finalisé. Par le liquide de la peinture, il n’illustre pas de sentiment intérieur, mais lui impose l’énergie de ce sentiment. Il dit la suprématie de ce dehors, dans une expérience anthropomorphe de l’art qu’est celle de l’artiste. Quant au spectateur, l’effet que produit une telle gestuelle réprouve tout attribut tactile. L’œuvre ne sied qu’à la vision, Greenberg lui refuse une quelconque réification : elle n’est jamais un objet. A. Bonfand témoigne de sa vision de toiles de 1947, par le biais de la phénoménologie, en insistant sur le facteur subversif du passage de la toile du chevalet au sol, puis au mur. Cet itinéraire semble figurer à même les éclaboussures illimitées ; il en est l’origine : Le corps à corps, le mouvement, le déplacement du corps, qui fait que Pollock éprouve et non pas voit ce qu’il fait, du moins l’éprouve avant de le voir et en tous cas ne le voit pas comme je le vois, est l’épicentre de son œuvre. Quand, m’approchant de l’œuvre au mur, après un pas de recul je me sens absorbé par la toile, aimanté par elle (que je me rapproche concrètement ou non), et qu’à tout le moins mon œil s’enfonce en elle, libre de son mouvement, subit ses écarts et enfin bloqué par la dimension haptique de la surface fait comme un pas de côté pour éviter telle ligne, l’œuvre affirme bien alors que le tableau de chevalet n’est plus son lieu, sa loi, qu’elle est dès lors hors la loi, et que son site est le sol puis le mur ou, plus exactement, le sol pour le mur et que sa genèse est tout autant dans ce passage que dans l’exécution au sol. (54)
Comme Blanchot le soutient dans L’espace littéraire, « L’œuvre apprivoise momentanément ce « dehors »…» (58), mais elle s’en éloigne presque aussitôt. La question de l’achèvement devient alors désuète ; l’univers pictural des toiles du chef de file des expressionnistes abstraits expose l’expulsion de l’achèvement de la forme, dans la tension permanente qui oppose le mouvement du geste enregistré, et sa fixation
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qui en témoigne.28 Comme dans l’expérience blanchotienne de la littérature, aucune réconciliation des instances qui s’affrontent-un auteur et son œuvre — n’est envisageable. Par une technique qualifiée en 1952 par le critique Harold Rosenberg, le grand ennemi de Greenberg, « d’Action-painting », Pollock, qui s’exclut de son œuvre par la véhémence de son corps, se trouve paradoxalement au plus près de son origine — la pulsion — qu’il attaque. De cette manière, son épreuve coïncide avec celle du dédoublement que Blanchot a mise en évidence. C’est uniquement à ce stade que l’œuvre fait la démonstration de l’acquisition, toujours à refaire, d’une fraction d’indépendance. « Une œuvre est achevée, non quand elle l’est, mais quand celui qui du dedans y travaille peut aussi bien la terminer du dehors, n’est plus retenu intérieurement par l’œuvre, y est retenu par une part de lui-même dont il se sent libre, dont l’œuvre a contribué à le rendre libre » (E L 59). C’est encore cette épreuve du passage qui signe l’accession à l’impersonnel. Ce qui revient à dire, selon Blanchot, que l’artiste qui a vaincu tout rapport au monde peut passer du « Je » au « Il ». Sans entrer dans une problématique hégélienne de la conscience de soi, il faut préciser la position que prend Greenberg dans ce débat de la subjectivité. « L’artiste a besoin d’une matière inassimilable parce que la beauté ne se résoud pas en idées », écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (144). C’est bien cette confrontation qui exige, de l’auteur porté aux nues par Greenberg, qu’une reddition au médium se fasse. Ici, le maître-mot de la critique greenbergienne a été prononcé, et c’est T. De Duve qui l’affirme de part en part : l’histoire du modernisme à la Greenberg est l’histoire de cette reddition, dont le terme-clé en anglais se dit « surrender ». La résistance du tableau est une condition incontournable de l’œuvre moderniste ; elle implique que l’auteur soit aux prises avec la matière, que la forme que prend celle-ci soit l’assimilation parfaite de sa corporéité, l’expression pure qu’il injecte au médium inscrit la physicalité au premier rang de cette œuvre où la profondeur se gagne par la planéité. C’est un espace sans bords recouvert d’entrelacs de peinture à l’infini dont la variété n’autorise aucune vision partielle, syncopée ou découpée d’un fragment de la toile. Tout y est vu dans son déploiement, car l’œil jamais ne s’arrête, contraint de bouger sans gêne de la retenue d’un point focal. L’œuvre encaisse sa mouvance, c’est à n’en pas douter une caractéristique essentielle de la modernité. Par ailleurs, l’art de Pollock représente pour Greenberg 28
Pollock raconte : « Un critique a écrit que mes tableaux n’avaient ni commencement ni fin. Il ne l’entendait pas comme un compliment or c’en était un. C’était même un beau compliment ».
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l’aboutissement total de l’abstraction. Sa définition du modernisme s’accompagne d’une mise à l’épreuve des limites endurée par le tableau. Ces limites sont celles de la planéité qu’il ne faut en aucun cas dépasser sous peine d’entrer dans la tri-dimension. (Le différend qui l’opposera aux Minimalistes s’appuiera sur cette règle.) Elles sont aussi la preuve de la présence de normes constitutives que la peinture « à l’américaine » ne peut esquiver, comme l’écrit Greenberg : Les normes ou conventions essentielles de la peinture sont aussi les conditions-limites qu’une surface marquée doit respecter avant d’être appréhendée comme un tableau. Le modernisme a découvert que ces conditions-limites pouvaient être reculées indéfiniment avant qu’un tableau cesse d’être un tableau et se transforme en un objet arbitraire. Mais il a découvert également que plus ces limites étaient reculées, plus explicitement elles devaient être observées. (De Duve, Au nom de l’art 196)
Il faut mentionner que si le modernisme se distingue en tant que tel par le fait de la planéité, c’est parce que cette dernière est résultante de la spécificité, c’est-à-dire de la limite, du tableau. La critique greenbergienne se veut claire à cet endroit : c’est bien à cause de la qualité intrinsèque ou extrinsèque, c’est la même chose, de la surface, que le modernisme peut alors énoncer ses critères uniques qui sont la flatness. Il s’agit dorénavant de découvrir ce phénomène de résistance interne pour savoir s’il conduit à créer l’externalisation de l’œuvre. Comme il l’écrit à propos de la perte de l’encadrement, en quelque sorte, du tableau moderne, « L’espace pictural a perdu son « intérieur » pour devenir tout « extérieur » » (Art et culture 152). En fervent lecteur de Kant, Greenberg met l’accent sur la notion de critique inhérente à toute œuvre d’art moderniste. Cette propension auto-critique est à même de refléter l’oppositionalité du médium, et elle informe ainsi des limites matérielles de l’œuvre. En insistant sur l’aspect physique de la démarche de Pollock, Greenberg renvoie constamment la création à son expérience. Comme Blanchot, il est d’avis que la modernité est placée sous le signe de la praxis, de l’expérience esthétique que précisément le critique d’art doit encourir pour émettre un jugement. L’œuvre reste expérience de l’œuvre, épreuve donc de ce dédoublement que fabrique la critique. Mais son centre toujours décalé est le fruit de l’inassimilation de son médium — qui est le langage pictural ou littéraire. « C’est en vertu de son médium que chaque art est unique et strictement lui-même. Afin de restaurer l’identité d’un art, il faut mettre l’accent sur l’opacité de son médium. Pour les arts visuels le médium se révèle physique », explique Greenberg (De Duve, Greenberg entre les lignes 51). Ainsi, ce
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principe d’identité que nous souhaitions fixer s’affirme en se dérobant, tel l’exercice de la littérature qui revoile sans cesse le produit de son errement. Peut-être est-ce ce pouvoir réfléchissant de l’œuvre qui dissimule et opacifie le médium, et c’est à la superficialité de chaque ouvrage qu’il faut attribuer l’illisibilité, l’obscur : « Que l’art ne dit pas la réalité, mais son ombre, qu’il est l’obscurcissement et l’épaississement par quoi quelque chose d’autre s’annonce à nous sans se révéler », écrit Blanchot (E I 435). C’est hors des perspectives atemporelles qu’il faut à nouveau envisager les créations de Pollock, où l’ensemble se donne dans l’instant. Cette instantanéité qui est le privilège de l’éphémère, signe du temps que manifeste la forme toujours en mouvement, entre cependant en contradiction avec la fonction irréductible du médium : celui qui, par définition, fait médiation. La question du formalisme gît selon nous tout entière dans cette tension où la forme de l’écriture chez Blanchot se réfléchit et s’altère, par le processus de la différance, alors que pour Greenberg, la positivité de la forme qu’il décrit chez Pollock devrait lui assurer une victoire sur ses moyens. Or il n’en est rien, puisque la reddition au médium est toujours la condition à remplir pour qu’on obtienne un « bon » tableau. De son côté, Blanchot refuse la primauté de la forme tout comme l’autoréflexivité de l’œuvre, avatar stérile de l’art pour l’art : « he similarly rejects any idea of the work of art as an autotelic, intransitive, or selfreferential entity entirely devoted to the aesthetic closure of its own essential self-presence », assure un critique de Blanchot (Hill, 92). Comment comprendre la position formaliste de Greenberg, face au phénomène qu’il approuve de la résistance du médium ? Ne devraitil au contraire cautionner que le débordement, la déflagration qui se meut en surface des toiles expressionnistes abstraites, trahit la débâcle de l’artiste, son inaptitude à maîtriser la lutte des formes et donc à défendre l’unité de la peinture ? Le paradoxe est troublant, selon nous, qui, regardant l’œuvre de Pollock, sommes étourdie par l’ouverture à l’infini de motifs identiques. Le modernisme de Greenberg rejoint le paradoxe de Blanchot selon lequel c’est l’absence de limites qui constitue la principale limite de l’œuvre d’art. En effet, les conventions dans la peinture moderne existent pour n’être qu’infiniment reculées. Néanmoins, les limites se doivent d’exister afin de pouvoir préserver la spécificité du modernisme, celle qui n’autorise aucun dépassement de la bi-dimensionalité, cantonnant de la sorte ce modernisme à la pratique exclusive de la peinture. Cette observance des limites d’un art donné n’entraîne pas forcément la conscience d’un contenu spécifique dans l’œuvre, puisque la forme a priorité, et que le contenu est « inspécifiable ». Un artiste comme Pollock se joue de son inconscient
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par la force qui jaillit de son expression intérieure. La maîtrise de l’acte créateur est peut-être symétrique de la conscience et de l’observance des limites du modernisme. Là où l’art naît de la contrainte. De fait, il semble à y regarder d’un peu plus près, que les éruptions de peinture se recroquevillent vers l’intérieur du tableau et obéissent aux bordures, à l’encontre de n’importe quelle œuvre classique où le travail de la perspective s’évertue au contraire à en repousser les limites. Cette soumission moderniste rappelle les lois comme déterminées et internes à l’ouvrage, d’où le fait que Greenberg fut souvent taxé « d’internaliste ». Par là même, il est établi que sa critique n’explique pas l’art selon les facteurs externes, mais selon le modèle spécifique défini par chaque art, dans la tension sans fin qui l’oppose à l’avènement d’une forme réconciliée. « The tendency toward purity or absolute abstractness exists only as a tendency, an aim, not as a realization », soutient Greenberg (Kuspitt, Clement Greenberg. Art Critic 45). L’œuvre est à l’épreuve de ses limites ou conventions qui l’ont précédée. Cette tension existe chez Blanchot bien sûr, sauf qu’il faut dire qu’elle s’épuise dans l’absence de limite : « For Blanchot, one might say, literature is what arises when the relation between limitlessness and the limit is pursued to the point of its limitlessness, » écrit Leslie Hill (94). Pour Greenberg, c’est une vision historique basée sur la continuité qui justifie que l’artiste affronte les conventions de son domaine d’élection à partir de l’intérieur. L’expérience littéraire selon Blanchot n’est pas transgressive. La différence entre la conscience moderniste de Greenberg réside dans la présence de l’auto-critique qui reste interne à son champ d’application. La diffraction de la forme blanchotienne tient plutôt à la présence d’une altérité que le langage ne parvient pas à intérioriser, et qui produit l’externalisation de l’œuvre. Là où la doctrine greenbergienne semble se dédire, c’est dans le dictat qu’elle enjoint au médium d’exercer : ce médium représente pourtant une vraie altérité. Le passage au-delà de la spécificité de la peinture, c’est-à-dire à l’appréciation subjective de son contenu, reconnaît une part d’inconnu qui ne peut être révélée au cœur de l’œuvre : le contenu est la chose par excellence qui n’acquiert jamais d’existence discursive dans la critique formaliste. Le contenu est ineffable parce que c’est un sentiment et qu’un sentiment ne se communique pas en parlant. D’une certaine manière les critiques d’art sont incapables d’écrire sur l’art en tant qu’art ; ils peuvent écrire sur la peinture, la sculpture, la poésie ou la musique, c’est-à-dire sur le médium, et traiter le médium comme le seul sujet de l’art, même si l’artiste l’entendait autrement. Dans ce cas ils sont modernistes, même si l’œuvre dont ils parlent ne l’est pas. Ils sont formalistes si l’art en tant qu’art — c’est-à-dire leur jugement esthétique, leur sentiment de qualité
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Maurice Blanchot et l’Art au XX ème siècle est ce qui les fait parler d’une œuvre donnée, dont il n’y a que la forme qu’ils peuvent décrire dans le langage. (De Duve, Au nom de l’art 211)
Cet innommable en art est donc l’élément qualitatif, celui dont il n’existe aucune théorie, Greenberg le soutient, mais uniquement une affaire de pratique. Son plaidoyer du goût lui valut beaucoup d’ennemis : pour preuve l’aventure minimaliste qui s’évertua par la suite à bannir tout esthétisme et contenu subjectif dans des masses dépourvues de résonance affective. Sans pour autant asséner l’art d’une définition, Greenberg ne tient pas à affaiblir ses théories dans l’expérience ; la sensibilité, l’intuition artistique sont un passage obligé pour atteindre à l’objectivité, au concept. Mais ici réside sûrement ce qui fut toujours reproché au défenseur du « purisme » : que son jugement lui-même, fruit d’une expérience personnelle, enjoigne des considérations sur l’histoire de l’art sans obédience externe. Apparemment, cette position le conduit à envisager l’histoire de la modernité comme suite logique d’événements, liés à la conscience de la domination du médium, d’où la reddition progressive, et qui s’envisage totale, du tableau au « subject matter ». Cette vision de l’art moderne associe le purisme à l’auto-définition. Le déni de Greenberg qui considère l’Avant-Garde comme une sphère indépendante appelle le refus de quelque forme de différence. Ce que dénonce De Duve dans « Les silences de la doctrine » : « Poursuivre la peinture moderniste comme si ses conditions sociales étaient toujours celles de ses débuts, ainsi que Greenberg le prône (quoi qu’il dise), c’est s’exposer à faire une peinture sans enjeu quant à l’altérité dont doit être porteuse le médium. C’est cela que signifie le formalisme au sens péjoratif » (Greenberg entre les lignes 84). Toutefois, il semble important de contrebalancer cet argument avec la contradiction que, de lui-même, le médium oppose, en faisant pression sur le « désir perspectif » qui mettrait en péril la fameuse planéité. Le médium demeure irréductible. En ceci, il est fondamental de dire que cette planéité révérée n’est qu’une utopie, une projection de l’unité de l’œuvre jamais égalée, toujours à tenter d’élaborer. Greenberg, à ce sujet, emploie le terme de « tropisme » : un penchant de l’art moderne qui n’est pas dans la négation, mais dans l’affirmation positive de ses limites, un pouvoir générateur de nouvelles formes qui laisse entendre la sensibilité de l’artiste face à la matière sur laquelle il opère. Citons Blanchot qui approche de ces dires au sujet du formalisme : On pourrait se demander si le formalisme ne menace pas un art si proche de lui-même. La menace est certaine, tout art est toujours menacé par ce qui l’apaise. Mais ce serait oublier cependant que l’art est perpétuellement inégal à ce qu’il cherche, qu’il le trahit constamment et d’autant plus que la réussite l’en rapproche et que cette insatisfaction, cette contestation infinie, ne pouvant s’exprimer
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que par l’expérience plastique seule, ne peut que rendre vaine toute tendance de lui donner des limites théoriques (par exemple, en la réduisant à une pure interrogation formelle). (A 47)
La positivité des limites, à entendre au sens éthique, serait traduite dans la tendance « oblique » de l’œuvre de Blanchot, c’est-à-dire dans cet écart produit non pas par le retour sur soi stérile et négateur, mais dans le détour, mot-clé du périple d’Orphée, si tant est qu’en cette absence de face à face, l’œuvre peut encore laisser croire à la possibilité de son sauvetage. « Le rapport au monde est le détour, et ce détour n’est juste que s’il se maintient, dans l’écart et la distance, comme mouvement pur de se détourner », affirme l’écrivain (A 194). Considérons à présent la conception du temps chez Greenberg. Pour établir des jugements de valeur sur l’art moderniste, le critique base naturellement ses goûts personnels sur l’appréciation de l’assimilation ou non, par les artistes de ce siècle, de l’art du passé. Selon lui, le grand art réside dans la somme de toutes les conventions historiques qu’un art particulier a dû rencontrer pour mieux les dépasser. Il s’agit donc de revenir constamment sur les lois du passé de la peinture, et le tableau le plus riche possible sera celui capable d’embrasser toutes les oppositions au médium éprouvées jusqu’ici. Par un purisme et un réductionnisme qui lui est largement reproché, Greenberg essaie néanmoins de faire entrer l’œuvre moderniste dans une mouvance concrète, celle du réel, et appuie ses thèses de la subjectivité, selon lesquelles le goût n’est qu’un « fait », sur un matérialisme non dénué de dialectique. « Alors qu’on a tendance à voir ce qu’il y a dans un vieux maître avant de le voir en tant qu’œuvre, on voit une peinture moderniste d’abord en tant qu’œuvre » (Peinture : Cahiers théoriques 35). Par cette formule, Greenberg oppose l’intérieur classique à l’extérieur moderne, comme deux traits caractéristiques, mais sa doctrine ne se contente pas cependant de présenter ces catégories figées sans interférence. La matérialité de la peinture est admise une fois dépassé le stade du jugement, qui induit le concept latent. C’est cette convergence de la bi-dimensionalité, comme absolu de la peinture en tant qu’elle seule, parmi les arts, peut s’en réclamer, qui paradoxalement peut faire basculer le tableau dans la tri-dimension en exaltant son support tout matériel. Taxé de marxiste vulgaire, de positiviste vulgaire, Greenberg gère malgré tout ses contradictions en refusant le repli théorique, mais ne parvient pas à détacher son expérience toute personnelle de l’art de considérations plus générales empruntées à l’histoire. En ce sens, sa praxis est issue d’un déterminisme historique, que nous avons vu être contesté par De Duve dans le cas de la critique sur Duchamp. Sa vision de la modernité se fonde
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ainsi par rapport à la croyance de la continuité de l’histoire, comme pour assurer que le modernisme en peinture charrie l’héritage de toute la tradition dans le monde de l’art. L’Avant-Garde selon lui est plus puissamment inapte à la récupération si elle reste autonome : ceci explique un formalisme qu’il défend dans la mesure où celui-ci résiste à l’idéologie par sa réification profonde. Ici proche d’Adorno (dans le débat qui l’opposait à Lukacs contre l’art socialiste), Greenberg soutient que l’œuvre induit un concept qui, sans lui, n’existerait pas ; l’artiste cependant le laisse implicite, et il faut pour ce faire assumer l’écart qui siège entre la vie et l’art qui protège de l’infiltration de la propagande. Cependant, le purisme exacerbé du critique l’empêche de considérer l’intention artistique, comme l’intérêt et l’émotion qu’elle est appelée à véhiculer. Ces notions kantiennes de désintéressement, de « finalité sans fin », lui permettent d’évacuer l’auratique question de la sensation, pourtant bien soulevée par Kant. Néanmoins, le plaisir esthétique demeure primordial en ce qu’il illustre un contenu qualitatif considéré comme nécessaire, qu’il soit bon ou mauvais. C’est précisément cet aspect prescriptif de l’art qui sous-tend une certaine continuité : comme Duchamp l’a montré, l’anti-art c’est de l’art. La trahison de l’Avant-Garde face à la tradition n’est pas envisagée par Greenberg comme une coupure face au passé. Loin s’en faut, elle implique que les œuvres anciennes fonctionnent comme des exemples à émuler, que c’est face à elles qu’un art, si nouveau soit-il, se met en mouvement et ne rompt jamais complètement. Dans cette conscience d’un univers limité par les conventions artistiques, l’artiste a d’autant plus de talent qu’il parvient à accomplir des prouesses à l’encontre du matériau. C’est parce qu’il privilégie la contrainte que finalement Greenberg déclare, pour clore son article « Modernist Painting » : Rien ne pourrait être plus éloigné de l’art authentique de notre époque que la notion de rupture de la continuité. Entre bien d’autres choses, l’art est continuité. Sans le passé de l’art, et sans le besoin et l’obligation de maintenir les anciennes qualités d’excellence, il ne saurait y avoir d’art moderniste. (Peinture : Cahiers théoriques 39)
Là où Duchamp, Greenberg et Blanchot avalisent un même débat, c’est sur l’approbation qu’il ne saurait exister de création ex nihilo. Sur ce point, tous trois deviennent des auteurscritiques « modernes », avoir été post-modernes. Tous ont rétro-agi par anticipation, grâce à une conception pré-moderne de la création, sur le devenir de l’œuvre : le jugement objectif a permis d’ouvrir les limites à l’infini, en maintenant une dialectique irréconciliée.
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Chapitre VII
L’Art Minimal et l’écriture du dehors Ce chapitre est une clôture de la mise en parallèle des discours de la modernité par des artistes modernes et contemporains d’une part, et les essais littéraires de Maurice Blanchot de l’autre. Notre dernier regard se portera sur le mouvement des minimalistes américains des années soixante, en ce que la trame de leurs œuvres vise à explorer la troisième dimension que jusque-là, les expressionnistes abstraits avaient ouvertement combattue. A l’instar des expressionnistes toutefois, ces nouveaux artistes — qui ne sont non plus des peintres — tentent d’établir la surface. Cette surface n’étant plus plane mais celle de polyèdres, les auteurs s’efforcent de démontrer, à l’encontre des théories de Greenberg, qu’il n’existe pas de forme pure, ni, de la sorte, de contenu équivalent. Notre étude souhaiterait premièrement se baser sur l’évocation de la matière, et sur l’ineffable qui s’en exprime, si l’on peut oser ce paradoxe à nouveau. Désormais, la forme n’est plus du tout assujettie à la planéité, celle qui cantonnait l’opticalité à la surface de la toile. Par le biais de Frank Stella, le désir d’amener cette surface dans l’espace tri-dimensionnel aboutit à considérer le tableau comme un objet, et c’est ici que Stella opère la transition entre les expressionnistes abstraits et les sculpteurs minimalistes. Progressivement, le tableau se perce de lui-même, comme pour montrer que les limites d’une œuvre « optique » ne sont pas uniquement imposées par le cadre, mais qu’il existe d’autres façons d’en élargir l’espace pictural. Ce saut dans la troisième dimension, impardonnable aux yeux de Greenberg, permet de revendiquer comme constituant élémentaire, cet arbitraire de « l’objecthood » comme l’énonce le fameux titre de l’article de Michael Fried : « Art and objecthood ». Qu’en est-il vraiment de ces sculptures de la fin des années soixante, imposées par un groupe-non un mouvement-d’artistes comme Robert Morris, Donald Judd, Dan Flavin et Sol LeWitt ? Leurs productions de masses, dont la compacité est parfois très envahissante, ne se réclament d’aucune autre provenance que de celle d’où le matériau est issu : l’usine. Constituant industriel donc, ceci permet de mieux entériner le postulat de l’habileté de l’artiste dans la fabrication de
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l’œuvre. Celui-ci n’intervient jamais dans ce processus, car il laisse à la matière brute le soin de produire la forme qui lui appartient. Cette activité d’auto-engendrement de l’art, peut-être ressemblante à la passivité de l’écriture de Blanchot 29, s’absolutise dans l’absence totale de raffinement, de maniement de l’objet dont les matières sont brutes ou « expansées », telles que le bronze, l’acier inoxydable, la résine, le celluloïd, l’alliage, le polystyrène ou le plastique, et en constituent l’unique source formelle. Ainsi en témoigne R. Krauss : Vers 1960, pour diverses raisons […], les sculpteurs en vinrent à présenter comme œuvres des objets que, visiblement, aucun processus de transformation formelle n’avait modifiés. En 1965, Richard Wolheim allait parler d’objets qui « possèdent un contenu d’art minimal (a minimal art content) » : ou bien ils offrent extrêmement peu de différences internes et recèlent par conséquent un contenu réduit (quelle qu’en soit la nature); ou bien les différenciations qu’ils exposent, pour être parfois importantes, ne proviennent pas de l’artiste mais de sources non artistiques, comme la nature ou l’usine. (Regards sur les peintres américains des années 60, 203)
Nous sommes ici à l’extrême opposé des pratiques de Malevitch, peintre pour qui, rappelons-le une fois de plus, « le monde est sans objet », puisque la démarche des minimalistes, en visant à établir la « pure présence », se dissocie de tout mysticisme et valeur de transcendance artistiques. Au contraire de la théorie suprématiste, selon laquelle c’est l’espace qui doit venir se peindre sur la toile, Donald Judd répond à la question de savoir « comment se fabrique un objet visuel dénué de tout illusionnisme spatial » ? par l’exigence de « fabriquer un objet spatial, un objet en trois dimensions, producteur de sa propre spatialité « spécifique » » (Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde 30). Le maître-mot vient donc bien d’apparaître, « l’espace », qu’il nous fasse penser au gigantisme des blocs minimalistes qui le met à l’épreuve, ou comme à celui qui enclave la littérature, inhérent à la substance des mots chez Blanchot. Cet espace, dans chacun des cas, reste irréductible à la signification : c’est qu’il est celui de la sensibilité. Comme chez Blanchot, il n’est point de fixité dans ce lieu : tout s’y déroule, peut-être par involution, c’est-à-dire que tout y est mouvance. S’il est un point important car il écartèle à jamais le sujet-auteur de son œuvre, comme le sujet-voyeur, c’est la prédominance de la notion d’expérience — d’épreuve, péniblement, pour la matière littéraire. 29
Témoin ce passage de L’espace littéraire : « L’œuvre d’art ne renvoie pas immédiatement à quelqu’un qui l’aurait faite. Quand nous ignorons tout des circonstances qui l’ont préparée, de l’histoire de sa création et jusqu’au nom de celui qui l’a rendue possible, c’est alors qu’elle se rapproche le plus d’elle-même » (293).
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Artistes ou spectateurs, écrivain ou lecteurs, tous sont soumis au règne de l’image, sous l’emprise de la fascination ou du rejet, exercice paradoxal du pathos dans la neutralité de l’objet en présence. Puisque l’image signale le processus de l’entropie, l’Eurydice abîmée, la vision des monolithes minimalistes révèle, de la sorte, le phénomène de la disparition. L’enjeu revient à construire un objet visuel qui montre la perte, la destruction. Comme toujours, le credo moderne cher à Mallarmé, « la Destruction fut ma Béatrice », reprend du service. Les blocs minimalistes sont des réceptacles du vide, dont le contenu s’est évidé et a derechef entraîné la fuite du sens. Mais il n’est pas question d’envisager la question du sens en fonction d’une antériorité programmative. L’œuvre n’est plus l’expression d’une intériorité, forte et canalisée par le biais de la peinture, contrairement aux techniques précédentes de l’École de New York. Nonobstant, la masse, qui ne provient que de la fabrique, ambitionne à l’opposé à ne montrer que l’évacuation du dedans en tant que telle. Deux instances contradictoires s’affrontent de fait : le mouvement de la disparition, contre la stabilité massive d’un objet que le temps ni l’espace, n’importe comment, ne peuvent gâter. La permanence de la matière brute, sa résistance à l’érosion comme antidote à l’éphémère, octroie au regardeur la sensation de l’existence d’un seuil infranchissable, qui ne permet pas à ce dernier de s’oublier dans la contemplation d’une chose éprise de son regard. Ceci dit, il va de soi que, dans une telle démarche hénoménologique, le spectateur parvient à modifier la forme pourtant inassimilable d’une pareille œuvre. Dans ses Notes on sculpture, Robert Morris écrit : « Même leur caractéristique inaltérable la plus patente — la forme — ne demeure pas constante. Car c’est l’observateur qui change continuellement la forme en changeant de position par rapport à l’œuvre. Curieusement, c’est la puissance du constant dans ces œuvres — la forme connue, la gestalt — qui fait que cette prise de conscience s’impose avec beaucoup plus de force que dans les œuvres précédentes » (Regards sur l’art américain des années 60, 90). Ainsi, après avoir concrétisé le désir de révoquer l’illusionnisme dû à la bi-dimension, les nouveaux sculpteurs de l’époque voient le mouvement s’incorporer inéluctablement à une œuvre que l’absence de métaphoricité devrait défaire de toute quête du sens. Or, ce sens, sans être médiatisé par la forme, est lié au mouvement que l’œil dicte au support. Sculpture sans fixité donc, le sens ne peut être qu’indéfiniment différé, aussi longtemps que le spectateur se voit interdire l’accès à l’intérieur de l’œuvre. La forme est mouvement, la matière résistance. Il y a conjugaison du temps et du non-temps, producteur de la différance, et de l’immobilité d’une œuvre qui ne montre que son absence d’origine : elle est origine
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elle-même, ceci est capital, degré zéro de la création et de la sorte œuvre en instance. Ces deux phénomènes s’avèrent nécessairement interdépendants, la différance étant chez Derrida synonyme d’origine comme de non-origine. Aucun simultanéisme de la forme, à l’inverse des plans cubistes, et ceci paraît propice à arracher cette œuvre à l’enracinement qu’elle suggère — par son poids et sa taille, entre autres — pour la soumettre au nomadisme, motif blanchotien, à l’errance qui, pouvant être éternisée, s’investit du non-temps, que l’abîme consacre à l’oubli. Où trouver cet abîme littéralement présent dans une salle d’exposition minimaliste ? Le visiteur l’éprouve : il est comme surgi des pavés de bronze ou d’acier, reliquats d’une matière éclipsée que l’on sent libérée depuis des temps immémorables. Sans être narrative, l’expression d’une telle sensation va de pair avec la situation ouverte dans laquelle séjourne l’œuvre littéraire, car c’est toujours l’exigence infinie de l’effacement, du recommencement, qui donne lieu à l’écriture. L’ouverture comme cause de l’évidement, c’est ce à quoi s’expose l’endurance de la fuite du sens. La non-œuvre dans ce chapitre est difficilement identifiable à la trace, si elle semble physiquement renoncer à l’effacement, sa présence n’est que le revers d’elle-même, peut-être bien son propre bord, destiné à nous laisser nous enfermer par elle. Les sculptures affirment l’interdit de l’œuvre en exhibant l’oubli de l’intérieur : celui-ci est à la surface, le cube est définitivement ouvert. Là, le sens affleure. Il faut donc associer l’espace à la fissure, béance bordée par l’œuvre ; ceci reste paradoxal, comme il est évident que l’œuvre nécessite cette bordure pour se tenir à l’écart, entrer dans le champ de la vision, mais également disparaître du champ de la pensée puisque l’art minimal défie la figuration, la référentialité et le discours. Cette propriété de créer sa spatialité est bien conférée aux objets des minimalistes par cette absence d’exploitation sémantique de la forme. Comme chez Blanchot, un seul niveau de lecture de ce genre ne peut exister. Il s’agit de la mise en valeur du Lieu. C’est par l’entremise de l’événement que nous pourrions, traditionnellement, approcher d’un lieu fondateur ou en tous cas complice d’une telle mise en scène. Mais quel est-il, cet événement qui donne lieu ? Est-ce celui de « l’inéluctable modalité du visible », citation de Joyce reprise par Didi-Huberman (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 9), qui, à la suite de Merleau-Ponty, affirme que l’acte de voir réalise l’acte de perdre ? Si acte il y a, il est possible d’ores et déjà d’instaurer une étude narrative de l’événement, donc du lieu où il se déroule, comme de l’espace temporel auquel il souscrit. Cet exercice
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malheureusement nous éconduit sans cesse par l’aporie d’une discussion sur l’apparition vs l’apparence où il échoit. Ceci est largement mis à l’épreuve par les sculptures dont nous discutons, qu’elles soient éparses ou organisées en série, un problème fondamental puisqu’il s’étend à tous les niveaux d’expression de la modernité. Peter Bürger rend compte en ces termes d’une problématique de l’ambiguïté : « L’antagonisme qui apparaît ici entre l’instant et la durée ne peut plus être médiatisé de façon dialectique; au contraire, il est contraint à l’unité, témoignant ainsi du caractère aporétique de la pensée » (La prose de la modernité 43). Il ne faut pas encore anticiper sur les arguments du débat que nous souhaitons présenter en dernière partie, mais cette citation, issue du contexte que Bürger examine dans La prose de la modernité, peut permettre de divulguer la voie où nous sommes tentée de nous diriger, afin de mettre à jour les impasses que connaissent les créations minimalistes. Pour en revenir à celles-ci, il s’avère derechef que l’édifice de l’œuvre, comme il se refuse à représenter, ne peut s’afficher comme présence pure qu’en acceptant la disparition à laquelle il se voue par le fait même de résister à la narration événementielle. L’œuvre s’affronte à l’absence de temps. « L’œuvre d’art fait éclater au sein de l’histoire ce que Blanchot nomme le non-temps. Mais non-temps n’est pas l’éternité comme pureté de la coïncidence avec soi ; il n’est pas l’immobilité opposée au mouvement mais, presque au contraire pourrait-on dire, la mobilité incessante », écrit Françoise Collin (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 182). Les pavés d’aluminium, ou de briques réfractaires, ne sont pas là pour dire ; jamais ils n’occupent l’espace d’exposition pour signifier une autre chose que leur forme pourrait retenir à l’intérieur. Réceptacles, ils ne le sont que du vide. Ce que nous impliquons par rapport aux termes de présence — presentness est employé par Judd —, de visibilité pure, d’immobilisme, s’accorde en ces termes blanchotiens avec la notion d’immédiateté à soi, d’une œuvre qui, de la sorte, s’exige comme originaire, mais qui par défaut, nous le savons trop bien, ne parvient qu’à manifester que cette origine est absente. D’où l’on reconnaît le retour à la mobilité incessante, le déplacement, l’excentricité évoquée précédemment par Françoise Collin. Sans tomber dans le formalisme, les artistes minimalistes permettent à l’espace d’être engendré par les volumes. Cet espace est activé, mais en retour cette mise en mouvement n’est pas supposée permettre à la forme de véhiculer du sens. L’immédiateté de la perception, à la base de l’entreprise, se veut garantie par la neutralité de la forme, son caractère impersonnel. Ici encore, comment parvenir au Neutre de la forme et du sens, sans exclure le trajet du regard, le périple
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de la lecture ? Doit-on comme Ulysse s’obstruer les oreilles avec de la cire, s’enchaîner au mât du navire ? Le Neutre est déjà au sein de la non-œuvre que présentent les Minimalistes. En-deçà ou au-delà de la forme, il rend le sens inexponible. Tel qu’en débat Blanchot dans L’entretien infini : Le Neutre : cela qui porte la différence jusque dans l’indifférence, plus justement, qui ne laisse pas l’indifférence à son égalité définitive. Le Neutre, toujours séparé du neutre par le neutre, loin de se laisser expliquer par l’identique, reste le surplus inidentifiable. (450)
À quoi peut faire écho cette phrase de Dan Flavin qui maintient que « Nous descendons vers le non-art, […] le plaisir neutre de voir, connu de tous » ( « Le pur vase d’aucun breuvage…» 103). Ceci dit, sans signaler de phénomène captivant dans l’appréhension de la sculpture des années soixante, la fascination ménagée par la simplicité, la banalité d’un volume rien plus qu’élémentaire est bien un effet pervers reconnu en dépit de l’éloignement de l’aura. Ici même, nous aurions tort de penser que déclin de l’aura équivaut à sa disparition totale. Rien n’est moins sûr si l’on conçoit que ce processus est, dans le discours de la modernité, à l’origine de la naissance de l’image, favorisant, avec l’éclosion du simulacre, la venue d’œuvres vides et ouvertes à l’infini. La littéralité, le souci d’abolir la métaphore, assurent aux objets une absence de limites telles que le monde extérieur, la référentialité et donc l’idéologie, leur assigneraient. La difficulté majeure porte sur le désaveu d’essentialisme attribué à toute caractéristique de l’œuvre d’art 30 : qu’il s’agisse de sa forme, de sa matière, de sa taille, de son poids… Aucun de ces paramètres d’identification n’aspire à témoi-gner en faveur de l’existence d’une origine décelable. Et pourtant, des éléments surgis du néant ne peuvent qu’incarner une mémoire sans fin, un passé immémorial. Pareillement à l’œuvre chez Blanchot, ce carrefour où la narration se situe, entre temps sans présent et présent éternel, est absence de temps. Condition délicate de la littérature, et définie par J. P. Miraux comme « achronique » (75), celle de l’Art Minimal n’est pas moins paradoxale par sa conjugaison des facteurs dialectisés de la neutralité et de l’évidement de l’intérieur. En parfaite communion avec la conception de l’objet littéraire, Didi-Huberman nous donne à lire que : D’un côté, en effet, les objets de Tony Smith sont posés devant nous dans les galeries, dans les musées, comme d’autres artefacts à vendre ou à estimer inestimables, objets d’un art immédiatement saisissable — par 30 Judd déclare : « Il n’y a rien de sacro-saint dans les matériaux. » Stella affirme de son côté : « Je n’aime pas ce qui souligne les qualités matérielles » (Regards sur l’art américain des années 60, 59).
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le choix de ses matériaux et par sa rigueur géométrique — comme notre art contemporain. Mais, d’un autre côté, leur dimension particulière souvent les érige : ils deviennent des statures plutôt que des objets, ils deviennent des statues. Ils font alors signe vers une mémoire à l’œuvre, qui est au moins la mémoire de toutes ces œuvres sculptées et érigées que l’on nomme depuis toujours des statues. Ils acquièrent, dans cette mise en stature, une sorte d’épaisseur anthropologique qui aura bien gêné leur « critique » (d’art) ou leur mise en « histoire » (de l’art); parce que cette épaisseur imposait à tous les regards posés sur eux la sensation souveraine d’un anachronisme à l’œuvre. (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 100)
La contradiction où gît la sculpture minimaliste est celle qui assume la double tâche de la spécificité et de la généricité. Les objets sont « spécifiques » : le recours à la tautologie renforce l’axiome de l’auto-référentiel, une qualité qui fait barrage à l’idéologie. La généricité est constituée dès le saut dans la troisième dimension ; les objets sont à la fois peinture et sculpture, ou strictement ni l’un ni l’autre. En fait, une telle réflexion sur la nature de l’art s’invalide car ils sont avant tout mise en scène, événement de l’art : celui-ci désormais n’existe qu’ à se produire. Une réelle antinomie existe donc dans l’objet, entre la pesanteur suggérée par son gigantisme, et l’évanescence à laquelle il se voue immanquablement par la saisie immédiate de l’espace de soi à lui, espace qui est celui de la disparition. Puisque, comme l’explique Didi-Huberman, à la suite de Merleau-Ponty, « Voir c’est perdre », c’est rendre manifeste la distance irréductible du face-à-face. L’ambiguïté blanchotienne se tient tout entière dans cette phrase : elle est le propre de la perte, mécanisme infini de la tentative d’excaver Eurydice, et résultat sans appel. La perte est la perte, processus et issue, tautologie pourtant bien lumineuse, qui annonce l’événement comme « avoir lieu », non-lieu et lieu à venir, étant entendu que l’événement chez Blanchot est ce qui n’a de cesse de ne pas venir. Derrida de fait a mis en valeur cette question de la venue dans son caractère d’injonction qui est suscité par la présence de l’écart. Cet espace, rappelons-le, était celui du chant mortifère, de l’appel envoûtant et disséminant qui disait Viens!. Michel Foucault, lui non plus, ne néglige pas la force de l’attirance qui jamais ne s’épuise, ne produit de réconciliation heureuse de l’être face à l’œuvre, ou face à l’autre. Son évocation pourrait bien rendre compte d’une donnée de l’expérience de l’Art Minimal : Être attiré, ce n’est pas être invité par l’attrait de l’extérieur, c’est plutôt éprouver le vide et le dénuement, la présence du dehors, et, lié à cette présence, le fait qu’on est irrémédiablement hors du dehors. Loin
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Maurice Blanchot et l’Art au XX ème siècle d’appeler l’intériorité à se rapprocher d’une autre, l’attirance manifeste impérieusement que le dehors est là, ouvert, sans intimité, sans protection ni retenue (comment pourrait-il en avoir lui qui n’a pas d’intériorité, mais se déploie à l’infini hors de toute fermeture ?) ; mais qu’à cette ouverture même, il n’est pas possible d’avoir accès, car le dehors ne livre jamais son essence ; il ne peut pas s’offrir comme une présence positive — chose illuminée de l’intérieur par la certitude de sa propre existence — mais seulement comme l’absence qui se retire au plus loin d’elle-même et se creuse dans le signe qu’elle fait pour qu’on avance vers elle, comme s’il était possible de la rejoindre. (Critique 531)
L’art nous exclut de son dehors. N’est-ce pas là briser la dialectique pour faire place au Neutre ? La littérature, pour l’auteur de L’espace littéraire, encore, est inessentielle dans sa vocation de dehors pur. Mais est-il jamais dit qu’elle n’ait pas d’essence ? La sculpture minimale pour sa part, R. Krauss le soutient, possède une essence intérieure invisible et idéale, quintessence inabordable qui désavoue le concept de pureté externe, exalté par la théorie du modernisme de Greenberg. Mais cette essence n’est pas le sens de l’œuvre, car celuici se fonde par la différence visible des volumes. Un sens en surface, c’est un sens en devenir, toujours différé par le caractère de sérialité des œuvres exposées, et pourtant, un sens immédiatement perceptible asséné par le précepte de Frank Stella du « What you see is what you see ». Cette mise en série est aussi cette mise en scène de l’événement, attestée par notre sensibilité : des modules qui parsèment notre champ de vision, parties d’un tout dépourvu de « composition relationnelle » aux dires de Donald Judd. Un arrangement qui fait l’œuvre, où les espacements sont de véritables coupures intrinsèques qui assurent la présentation d’une des questions esthétiques, rappelons-le, qui ouvre L’entretien infini, « comment écrire de telle sorte que la continuité du mouvement de l’écriture puisse laisser intervenir fondamentalement l’interruption comme sens et la rupture comme forme ? » (9). Ces agencements de sculptures semblent, en effet, offrir la vision de l’interruption continue, en jouant à la fois sur le simultanéisme de la perception d’un tout, comme sur une appréhension fragmentée, mouvementée des parties de ce tout. Le dilemme auquel se confronte un artiste comme Judd est de vouloir « préserver le sens du tout », tout en faisant en sorte que « les parties sont toujours plus importantes que le tout » (Regards sur l’art américain des années 60, 55). Combiner la conservation d’une entité formelle, avec l’expérience phénoménologique de l’espace des interruptions dans cette même forme, relève bien entendu d’une gageure que Blanchot porte en lui lorsqu’il espère, par l’écriture fragmentaire, atteindre à l’exigence d’un Tout. C’est par l’exercice de la négativité, celui qu’il reconnaît
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au mouvement surréaliste, qu’il affirme que l’épreuve du néant rend seule possible la réalisation de l’œuvre, car « que la littérature un instant coïncide avec rien, et immédiatement elle est tout » (De K. à K. 306). La sérialité des minimalistes s’associe, dans sa démarche, à la fracture d’une forme littéraire qui, chez Blanchot, ne récuse pas un sens à sa pensée, mais fait dépendre cette accession à l’idée de la mouvance et de la différence que l’écriture produit. La surface, dans les deux cas, est le lieu du sens. Cet impossible dialogue entre la surface et la profondeur est celui, nous l’avons vu, qui donne naissance au Neutre, non-lieu puisque dépourvu d’événementialité que cet affrontement synthétisé aurait dû occasionner. L’espace ou l’écart entre les parties, c’est encore la donation d’une distance, « la pure ouverture d’un lieu », explique Didi-Huberman (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 66) en référence à l’expression mallarméenne qui, depuis Un coup de dés, assure que « RIEN N’AURA EU LIEU/ QUE LE LIEU/ ». L’avoir-lieu de l’œuvre d’art n’est donc qu’un espace vacant permettant à l’absence « d’avoir lieu », de se réaliser. Réaliser l’absence qui revient, Blanchot le répète, à constituer la totalité de l’œuvre. La difficulté à présent consiste à accepter que le Neutre ne soit pas un lieu, ni qu’il « ait lieu » c’est-à-dire se produise, puisqu’il est dit que du Neutre, nul ne peut faire l’expérience, hormis celle de sa représentation. Ceci nous conduira à l’étude du désastre, après avoir dit comment ce dernier est, comme le Neutre ou l’espace, celui qui ne s’éprouve pas car il est radicalement autre.31 Il ne doit pas être dit, cependant, que dans l’attitude des minimalistes il n’y a pas tentative de manifester cette vacuité autrement que par la perception sensible ; c’est alors que, peut-être, il nous faut envisager la notion de passion telle que Blanchot la met en scène dans le processus de l’image, disant que : « La fascination est la passion de l’image ». Ce mode de l’agir de la fissure en l’œuvre est sujet au phénomène du désir qui, tel Ulysse captivé, Orphée fasciné, surgit dans la distance dont la prise de conscience précède le péril. « Le désir est la séparation elle-même qui se fait attirante, est l’intervalle qui devient sensible, est l’absence qui retourne à la présence…», confie l’écrivain (E I 280). Le Neutre existe donc par cette distance esthétique, celle qui s’éprouve, alors que lui-même reste en dehors de toute expérience sensible. C’est toujours une confrontation à l’impossible et au possible qui prévaut à la conception du rapport à l’espace, qu’il soit artistique ou littéraire, et qui se dégage de la surface polie de la forme, de l’extériorité faussement 31
« Altérité qui se tient sous la nomination du Neutre, » écrit Blanchot (E I 109). Nous y reviendrons en dernière partie.
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instantanée du langage. La pensée de Blanchot est définitive en ce qui concerne la relation à ce Dehors : « l’impossibilité est le rapport avec le Dehors et, puisque ce rapport sans rapport est la passion qui ne se laisse pas maîtriser en patience, l’impossibilité est la passion du Dehors même » (E I 66). L’expérience du Dehors est un pur paradoxe, s’il est vrai que toute expérience est vécue intérieurement par définition. Il y a là, à n’en pas douter, éviction de toute humanité, au profit d’une recrudescence d’objectité, terme privilégié de Michael Fried dans son exégèse « Art and objecthood ». Une objectité sans transitivité, ce qui permet d’éviter toute finitude que l’espace métaphorique laisserait pressentir, au profit d’une émancipation infinie de l’œuvre, que rend possible l’impossible accession à son contenu. À l’évidence, la similitude est forte avec l’absence formelle de polarité dialectique du texte blanchotien, celui-là qui se situe en dehors d’une pluralité sémantique qui donnerait l’illusion d’une pluralité des possibles. Effectivement, les combinaisons minimalistes résistent au cloisonnement de la métaphore pour mettre en valeur la neutralité de leur expression. C’est ainsi, par leur parenté au néant, que paradoxalement une infinité de lisibilité va s’épanouir, à en croire les dires de Michael Fried : Comme les Objets Spécifiques de Judd et les Gestalts ou formes unitaires de Morris, le cube de Smith a toujours un intérêt supplémentaire ; l’on ne sent jamais que l’on en a fini avec lui ; il est inépuisable et cependant pas à cause d’une plénitude — là réside l’aspect inépuisable de l’art — mais parce qu’il n’y a là rien à épuiser. C’est sans fin, comme le serait, par exemple, un chemin circulaire. ( « Art and objecthood » 25)
Il est donc permis d’éprouver le vide à l’œuvre, mais c’est parce qu’il est provoqué par l’objectivité du matériau. Sans ce caractère neutre, l’œuvre ne saurait donner lieu au rien qui l’habite, et l’entoure. Dès lors pouvons-nous rejoindre les préceptes minimalistes, selon lesquels l’œuvre se rend présente dans la perte qu’elle exhibe, par l’espace agi par le volume qui l’encombre. Le bloc d’acier lui-même n’est pas éprouvable, mais c’est bien sa spatialité propre qui en permet la sensation, donc l’expérience esthétique. Sur une autre modalité, le cube noir baptisé Die de Tony Smith, réalise lui aussi l’espace dans une relation qu’il rend possible physiquement du sujet à lui, et non pas esthétiquement. L’éclosion du lieu va de pair avec l’angoisse suscitée par l’inconnu celé dans l’intérieur de l’objet; un vide invisible, certes latent dans l’enfermement du volume, à moins qu’il ne s’agisse d’une présence cachée, peut-être d’une mort au-dedans de l’œuvre toujours dissimulatrice.
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D’ailleurs, lui-même confie : « Je suis intéressé par l’impénétrabilité et le mystère des choses » ( « Art and objecthood » 18). Il y a donc présence d’une substance inaccessible, élément en retrait, qu’il soit vide ou plein, matériel ou non, immanent ou transcendant. L’important est qu’il semble faire apparition au solde de la chute. Descente de l’objet que signe sa verticalité, la vision étant toujours le produit de « ce qui tombe », rappelle Didi-Huberman (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 84), « à penser, radicalement, comme le « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », ainsi qu’ il l’explique en citant Mallarmé. La vision, chez Blanchot, naît toujours du regard qui détruit, et conduit à faire face au désastre, Eurydice abîmée, à jamais image et faisant de la sorte exister le gouffre qui l’absorbe. De la même manière, l’objet intrusif de l’Art Minimal creuse un vide dans l’espace qui le contient, espace figuré comme le plein de l’absence. Tony Smith l’affirme sans détour : « Si l’on pense l’espace comme un solide, mes sculptures sont elle-mêmes comme des vides pratiqués dans cet espace » (Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde 77). Le pouvoir désintégrateur du regard naît en même temps que la vision du néant. Il y a fort à dire sur cette absence de chronologie dans le processus de voir et de perdre. Chez Blanchot, regard et perte sont bien synchrones, comme si Eurydice n’était jamais secourable, comme si Orphée ne pouvait qu’oublier les conditions incontournables de rédemption de celle qu’il aime. L’être du langage, la présence de l’art, existent toujours par défaut, signifiants de leur absence au monde par leur seule vocation d’être-là, et rien de plus. Ce dont convient Blanchot à propos de l’œuvre picturale également, « car le tableau est tout entier dans cette assurance qu’il n’est pas là et que ce qui est là n’est rien, assurance qu’il nous communique au plus près, dans la fascination, ce regard qui voudrait se faire néant, qui est contact et non plus vision, possession éclatante par quelque chose qui a glissé hors de toute signification et de toute vérité » (A 47). Possession de rien, perte de rien, puisque la masse n’est là que pour affirmer qu’elle n’est que bords, vase du Dehors inappréhensible, altérité inconnaissable. Sur un autre registre mais toujours sur le même principe, les tubes lumineux de Dan Flavin dévoilent l’espace par le biais de la lumière artificielle. Élément initial de toute vision, car la lumière est la vision même, elle est celle que l’on ne peut normalement pas voir, étant source, origine, bref, l’incommunicable ; comme nous l’avons expliqué, telle le langage, le feu, la lumière se communique d’elle-même. Présences intouchables, les néons de Flavin rejouent l’acte de voir sans toutefois négliger d’imposer leur matérialité. Par leur permutation en objets visibles, ils font perdre à la lumière son statut de sujet et lui offrent une
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position singulière au sein de l’œuvre d’art : réalisation de l’immédiat, donc défaite à part entière : la lumière devient médiation. À l’inverse de ce qui fut expliqué dans la première partie concernant la lumière comme source invisible qui rend le monde visible, la composition de Flavin obtient un haut degré d’artificialité et d’absence de naturel par son objectité. Le caractère de vérité de cette médiation est résolument abandonné, comme l’illusionnisme qu’elle soutenait dans l’art visuel traditionnel. Cette œuvre minimaliste, exploite ainsi à contre-courant l’idée de Blanchot selon laquelle : « La lumière efface ses traces ; invisible, elle rend visible ; elle garantit la présence directe et assure la présence pleine, tandis qu’elle se retient elle-même dans l’indirect et se supprime comme présence » (E I 244). Ici, en l’occurrence, la lumière se donne comme présence, c’est le défi que relève l’auteur, pour intégrer dans l’œuvre ce qui depuis toujours était relégué en une source intangible, cachée, externe. D’où le mode de relation, qui régit les tubes de couleurs, eux aussi relevant d’un système de rupture, toujours ouvrant sur l’extérieur. Il est certes vrai que la lumière agit sur les propriétés de l’espace. Elle libère la profondeur, marque la distance. Sans elle, en effet, le noir est vécu comme l’immédiat. Par lui naturellement, le rien ou le tout peuvent ©peuvent ne pas — exister. Sans elle aussi, la séparation, comme la différence, sont abrogées. Il n’est qu’à rapporter ce passage de Thomas l’obscur pour s’en convaincre : « Cette nuit m’apporte, avec le sentiment que toutes les choses se sont évanouies, le sentiment que toute chose m’est immédiate. Elle est la relation suprême qui se suffit » (123-4). Toutefois, ce que la lumière réalise comme présence pleine, l’espace, est peut-être aussi autonome, ou bien également actif à son égard. L’espace, en effet, n’est plus soumis au dictat de l’éclairage ; c’est de sa densité qu’il donne à voir la lumière, car la profondeur du noir qu’il convoie influe sur la puissance de cette luminosité, certes invariante, mais perceptible à mesure du degré d’éloignement. Loin de se dérober, au contraire, elle se propose comme une composante artistique qui néanmoins ne veille pas à donner le sens. Car le jour dissimule, nous a si bien dit Blanchot. Effet trompeur de nouveau, l’espace ne dissimule qu’en se retirant lui-même; la lumière ne sait se cacher : « Sa tromperie serait donc de se dérober en une absence rayonnante », joute Blanchot (E I 244), signifiant la perte de l’astre, le désastre qui est l’œuvre et se voue à l’obscurité. Fait éminent dans le travail de lumière chez Flavin, les tubes lumineux matérialisent la présence, afin de faire disparaître tout objet quel qu’il soit, manifestant l’espace comme signifiant pur de cette disparition. L’espace qui n’est que disséminé, fragmenté par ce qui lui rend sa configuration de cavité. La lumière éclipse. Phénomène alertant, l’espace est signe du vide en
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même temps qu’il se charge à l’éclairage. C’est que ce qui se dit là est l’impossibilité d’assigner le primat de l’un sur l’autre, de la lumière sur l’espace et vice-versa. Aucun privilège originaire donc, l’ontologie ne parvient jamais à s’incarner pleinement tant en l’espace qu’en l’objet-lumière. Et nous savons que toute ontologie suppose la permanence du temps. Or, le temps de la modernité, tel qu’exemplifié dans l’Art Minimal, est un temps en rupture permanente, d’absence de présent comme présence de l’absence. Le temps de la sculpture, de l’art de la voluminosité, de la série, de la lumière, est un temps immobile, sans altération possible, mais parce qu’il est cette altérité toujours à venir, pour toujours se reprendre. L’exigence de retour, déclare Blanchot à la suite de Nietzsche. C’est, de fait, l’exigence de la discontinuité, rapport sans rapport, fragmentation sans ordre de relation entre les parties du Tout. La lumière devient l’Autre absolu, intact certes mais pourtant réel, livré à l’espace. Elle est l’œuvre qui fait voir l’œuvre absente : c’est-à-dire l’espace, l’écart, le vide entre. Il semble ainsi permis de rejoindre le schéma du va-et-vient, sorte de clignotement qui fait surgir absence et présence, en ce qu’il y a vacuité par l’interstice, et plénitude par la matière-lumière : « L’absence donne contenu à l’objet et elle assure à l’éloignement une pensée. Littéralement : elle ne se résout pas au passé. Alors le lointain est ce qui rapproche et l’absent — plutôt que l’absence — est une figure du retour, ainsi qu’on le dit du refoulé » (L’absence 7). L’exigence de retour est bien au cœur de l’art. C’est ainsi un grand dilemme qui s’avance dans la lutte entre regard et vision. L’un, le regard, est le privilège de l’auteur, du regardeur. Son pouvoir essaimant se déploie à la fois dans l’univers clos de l’œuvre qu’il touche, mais s’abandonne à l’infini de la répétition, de l’oubli que signifie l’acte de se détourner, et qui donne la vision du gouffre. Par lui, la perte est précipitée. Mais en même temps, la vision lui apparaît. Nous apprécions de fait la vérité de l’événement qui provoque l’exigence de retour. Comment mieux que par le mythe d’Orphée, jouer la scène de l’écriture, le lieu de la dialectique irréconciliée qui confronte l’apparition à l’apparence, la profondeur et la surface, dans un éternel ressassement de ces litiges ? Les compositions de Flavin mettent en forme l’articulation de cette dialectique, puisqu’elles figurent tout autant la force de délitement du regard, et la venue de l’espace comme profondeur. La lumière chez Flavin crée et désordonne les structures spatiales. En ayant désinvesti le cadre pictural, elle dissout et délimite des pans de mur, des morceaux de plafond ou bien du sol. Une volonté est sensible d’assumer la contradiction qui s’échafaude entre la réflection de la lumière, due à l’intensité de son halo, et les limites de son espace de rayonnement, découvrant le renversement moderniste propre à
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l’impératif de cet artiste : la lumière n’agit plus sur la sculpture car elle est à présent sculptée. Non plus chargée de sens, pouvoir de la vision, elle permet l’escarpement, l’éloignement, la différence, et s’habille en regard. Désormais, l’irréconcilié de la dialectique de l’œuvre demeure la tension du « voir le voir », en ce qu’il exaspère la conjonction de la lumière et de l’espace, de la vision et du regard, du sens et de la différence. L’analyse de Didi-Huberman portant sur le jeu entre forme et intensité donne une excellente formulation de ce dilemme : « Quelque chose est sorti de l’ombre, mais son apparition gardera intensément cette trace d’éloignement ou de profondeur qui la voue à une persistance du travail de la dissimulation » (Ce que nous voyons ce qui nous regarde 181). C’est en effet le jour qui dissimule Eurydice dont la présence n’existe que dans l’obscurité. Toutefois, c’est ce jour-même qui oblitère son visage lorsqu’il lui donne d’apparaître. Le jour assure le regard ; de son côté la nuit fait naître la vision. L’on ne redira jamais assez combien la suprématie du voir conduit à l’épouvante, à l’angoisse du « tout voir » qui, chez Blanchot, n’est pas le moindre des dangers de l’écriture. Celle-ci s’avérant parcellaire, elle traduit l’insurrection de l’auteur à l’encontre du primat de la vision totalisante, au bénéfice du regard disséminateur. Ce que l’on peut attribuer également à l’espace illuminé par les néons de Flavin, espace dont la découverte est limitée, mais qui néanmoins varie selon la progression du regardeur. Cette tension toujours maintenue entre la distanciation et l’immédiateté manifeste le haut degré de négativité dont relève chacune des œuvres évoquées ici. Qu’il s’agisse de Judd et de la contestation de la série par ses parties non relationnelles, de Tony Smith et de l’impossible intériorité de son cube noir, de Flavin et du simulacre de l’origine de la luminosité, tous ces artistes privilégient un mode de littéralité circulaire, c’est-à-dire sans fin. Chacun reprend à son compte les propositions de la phénoménologie dont celles léguées par Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. L’importance de la fonction haptique, celle qui encline au toucher, est bien sûr plus évidente dans la sculpture que dans le texte. La non-matérialité de l’œuvre littéraire est une pénalité à laquelle l’écriture répond par la crise du langage. C’est ici, dans ce langage en décomposition chez Blanchot, dans le mutisme de l’Art Minimal, qu’il faut comprendre que réside la marque esthétique. Ce trait de la non-communication de l’œuvre d’art, comme en témoignent les problématiques relations de l’objet au spectateur, de l’objet à lui-même, est dominant dans la théorie d’Adorno. En tant que théorie esthétique, elle est issue de la crise du langage et de la subjetité,ce qui lui permet de se donner pour nécessité de révéler les contradictions de l’art. À travers une exploration de la négation, le
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philosophe utilise la formule dialectique comme suspension de l’émergence des antithèses, sans unification possible. Cette forme de dialectisation se réclame de la négativité, et contrairement aux préceptes avant-gardistes tels ceux de Peter Bürger, elle prône la légitimité de l’apparence contre le décret moderniste d’abandon indiscutable de ce semblant. Nous verrons donc pourquoi, ceci afin de mieux saisir le débat adornien sur l’art comme fait social, pour mettre aussi en lumière les divergences des approches post-avant-gardistes au sein de ses héritiers. Les jalons que nous posons pour cette étude renvoient aux discussions sur l’exigence du caractère d’énigme de l’œuvre, de son mutisme consubstantiel, de sa disposition fragmentaire et de l’existence ou non de sa fonction critique. L’oppositionalité de l’art sera à méditer, en ce qu’elle propose une force de résistance à la réification, en rapport contigu avec les notions éthiques de l’irréductibilité de l’Autre, de la préservation de la liberté d’expression, pour soulever la question de l’accessibilité de l’art à l’époque post-moderne, selon que l’on accepte ou non ce type de périodisation. La confrontation avec l’attitude face à la création de Blanchot nous mènera à étudier le débat en cours sur la contingence ou non du projet d’émancipation de tout art, selon les thèses antagonistes de Habermas et de Lyotard. La dimension esthétique est, il faut l’énoncer, peu aisée à mettre en valeur dans les essais de Blanchot, la forme de son écriture refusant toute destinée, sa pensée ne donnant place à aucun conceptualisme. Là où dès à présent il est possible de révéler qu’il y a tentative de sauvetage chez Adorno, il se peut qu’il y ait désastre irrelevable chez Blanchot. Où en sont ces deux auteurs dans leur appréciation du rôle de l’art, c’est ce dont il faut tenter de rendre compte à présent.
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Troisième partie T.W.Adorno et Maurice Blanchot, avant-gardisme, post-modernisme, et question éthique de la création L’art ne survit que là où il se nie - T.W. Adorno, Théorie esthétique
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Chapitre VIII La question de l’autonomie de l’art
Pour entamer cette discussion sur les différentes conceptions philosophiques de l’art depuis la parution de la Théorie esthétique en 1969, il est important de resituer ce débat en rapport où il fut laissé avec Peter Bürger et sa Theory of the Avant-Garde (1984). Réception tardive de l’œuvre d’Adorno en France, il faut attendre 1973 pour que paraisse sa version française, sans que, d’autre part, le texte de Bürger cité plus haut ne soit lui-même encore traduit dans notre langue. La notion fondamentale sur laquelle ces deux textes appuient leurs théories s’établit sur le questionnement de l’autonomie de la sphère artistique par rapport à la sphère sociale. Chez Bürger, la théorie de l’Avant-Garde est largement basée, depuis les premières dissidences artistiques de la fin du XIXème siècle, sur la nécessité de toute création de participer à l’action sociale, afin d’éviter tout isolement et retour à la Tour d’Ivoire de l’Art pour l’Art. L’œuvre quelle qu’elle soit, doit s’intégrer à la société, s’impliquer de façon contestataire dans le système politique. Il n’y a donc d’art qu’engagé. Ceci en effet relate bien l’état d’esprit des avant-gardes historiques, telles Dada ou le surréalisme, qui ont fait « descendre l’art dans la rue » et « tiré sur la foule », et où il fallait coûte que coûte abolir le fossé entre l’art et la vie. Au contraire, chez Adorno, l’art moderne est toujours fait social, mais, par dissidence cette fois, est l’antithèse de cette société. Il y a ainsi confection d’une dialectique de la position artistique face au monde sur qui elle agit en s’en écartant. La tension provoquée par la résistance est ce mouvement même du paradoxe qui sous-tend toute sa théorie, à savoir le refus de l’intégration de l’art à la communauté, par son rapport même à celle-ci. La création moderniste pour Adorno ne doit jamais s’affranchir de l’expérience esthétique ; c’est en luttant contre l’assimilation au réel qu’elle affirme la force de son rôle social. Le paradoxe est absolument clair : « L’art est l’antithèse sociale de la société », assure-t-il (24). D’ici, il se peut que l’on envisage la position d’Adorno en tant que défenseur d’une modernité où ne sévit pas encore l’extrémisme de l’avant-garde. Pour Peter Bürger, cette
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situation est claire : l’anti-avant-gardisme d’Adorno est la séquelle de ce refus que l’œuvre ne soit anéantie par la banalisation de son esthétique, référence étant faite à l’esthétisation de la société moderne. Ce qu’il refuse ardemment, c’est cette résultante : la désesthétisation (Entkunstung) inéluctable où succombe l’art d’avant-garde. D’où s’ensuivent, nécessairement, de virulentes critiques envers la Théorie esthétique, pour lui reprocher un retour à des valeurs traditionnelles, bourgeoises et, nous le verrons, individualistes, de la création. C’est ici que pourtant, selon nous, son recours à la dialectique négative opère un tour de force, dans l’exercice d’une négation contrôlée de l’art face au réel, en protégeant l’autonomie de cette sphère que d’aucuns ne savent inévitablement politique. L’œuvre excelle dans le politique par son refus de celui-ci. Le paradoxe sur lequel s’élabore la Théorie est à même de fonder le dialogue incessant qu’art et réalité entretiennent par l’entremise du langage. Ce dernier de nouveau est problématique chez Adorno, puisqu’il constitue aussi l’œuvre moderne sans toutefois la dire pleinement. Il faut voir ici un rapprochement essentiel avec la pensée de Blanchot, un concours d’expériences parallèles de la négativité pratiquée avant tout pour et par le langage. Cela constituera la préoccupation appelée à diriger l’itinéraire, à la fois ambigu (Blanchot) et dialectique (Adorno), de cette dernière partie. Le problème de l’anti-art est inexistant dans le déploiement d’une théorie consacrée à l’œuvre d’art quelle qu’elle soit. Il s’agit bien d’un débat centré sur la fonction critique de l’œuvre, faisant référence au projet d’émancipation défendu par les tenants de la modernité. Tout d’abord, cette fonction est à tenter de définir dans le domaine de l’analyse philosophique de l’art moderne et contemporain. L’élément critique au sein de l’œuvre peut être apprécié en tant que valeur contestataire de la société où elle éclôt, aussi bien que dirigée contre elle-même. Ce serait cette part irréductible au monde, que Greenberg nomme aussi le « criticisme », garant de l’intégrité d’un travail toujours à faire, d’un work in progress. T. De Duve, pour sa part, pose le problème de savoir si, de nos jours, le projet d’émancipation étant réalisé, la fonction critique peut se maintenir. Qui dit projet d’émancipation réalisé, dit entrée dans la période post-moderne : car l’émancipation est bien une opération d’anticipation d’un statut que l’art aurait acquis par avance. Est émancipé, selon les lois de l’individu, celui qui obtient prématurément sa liberté. L’art moderne, en se situant de la même façon sur le plan du futur antérieur — rappelons-nous la définition de Lyotard, citée par De Duve — en accomplissant son émancipation désormais débarrassée de l’état de projet, passe au stade du post-modernisme. C’est ici qu’il faut expliquer que ce dilemme est d’abord celui auquel s’affronte Adorno.
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Étranger à toute conception du post-moderne, le philosophe allemand cherche à négocier la possibilité d’un activisme esthétique détaché de toute appartenance idéologique. D’où le paradoxe central qu’étaye sa définition de l’art comme antithèse de la société et, cependant, fait social éminent. La position d’Adorno est ambiguë et contestée à la fois par les tenants de l’art engagé comme Lukàcs, comme par ses successeurs de l’École de Francfort tels Bürger ou Wellmer, pour qui l’adhésion au mouvement de la dialectique négative est légitime, mais uniquement tenable dans la mesure exacte du maintien de l’avant-gardisme. Comment se peut-il ainsi qu’Adorno reste moderniste, sans cautionner un art d’avant-garde ? Comment combine-t-il, sur la même charpente, l’idée d’un projet libertaire, et celle d’un refus de la conception utopiste de l’art ? Voici comment il dispose les pièces de son échiquier, si l’on peut user d’une telle métaphore : Au centre des antinomies actuelles, il y a le fait que l’art doive et veuille être utopie, de façon à vrai dire d’autant plus radicale que le réel rapport des fonctions empêche davantage l’utopie ; mais le fait que, pour ne pas trahir l’utopie par l’apparence et la consolation, l’art n’a pas le droit d’être utopie, est également essentiel. Si l’utopie de l’art se réalisait, ce serait sa fin temporelle. (Théorie esthétique 57)
Adorno, en bon moderniste, garde le sentiment que l’art est ce qui reste à faire. Conscient, avec Benjamin, que le Nouveau porte la mort (taxé de misonéisme à ce sujet), il prend distance par rapport à l’AvantGarde en référence à Baudelaire, et propose une sphère de protection au moderne afin d’éviter que celui-ci ne dégénère. De la sorte, il reste dans un état de défensive constant. L’on peut assimiler sa démarche à celle dont Benjamin fait le pivot dans sa théorie de l’image dialectique. Son champ d’autorité est bien entendu le champ social, mais cette autorité est toujours à venir, toujours menacée par ce qu’elle souhaite acquérir, une mesure de réel. Désireux d’ébranler les structures sociales, l’art moderne se défend d’appartenir à « l’utopie réalisée ». 32 Cette projection de l’art dans le temps futur justifie que l’on ne puisse envisager la Théorie esthétique d’après un angle avant-gardiste, où l’œuvre précéderait en quelque sorte la date de son éclosion. Ceci demeure problématique chez Blanchot, car on n’est pas sûr de pouvoir affirmer que la littérature selon lui n’ait pas déjà commencé depuis toujours. 32
Sortie de son contexte, cette expression a pour origine l’essai de Baudrillard, Amérique, celle-là donc devenue : « utopie réalisée ». Elle convient parfaitement à ce que rejette Adorno dans son déni de l’art comme : « promesse de bonheur », et il faut préciser que, dans ce chapitre, aucune distinction ne sera faite quant à l’art entre l’Amérique et l’Europe.
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Nous l’avons vu, sa conception du temps est ambiguë parce qu’elle concerne l’absence, et cette temporalité est conjointement temps et absence de temps. Toutefois, il s’agit de discerner la discussion qui est sous-jacente et commune à nos deux penseurs, celle de la dialectique insurpassable. Considérons donc pour débuter le fait que l’art est en devenir chez l’un comme chez l’autre. Il faut pour ce faire appréhender le problème de la dialectique de l’autonomie, ce qui déjà annonce le processus auquel cette autonomie se voit vouée par le système — l’anti-système — d’Adorno. L’intérêt de la notion d’utopie dans la théorie esthétique est qu’elle permet de situer l’art par rapport au réel, bien sûr, et surtout d’entraîner une discussion portant sur son niveau de réification. De manière générale et admise, la théorie adornienne constitue une tentative de sauvetage de la modernité. (L’on évitera soigneusement dorénavant de confondre les deux appellations « moderne » et « avant-gardiste »). Cette entreprise justifie les moyens dont elle use : ceux de la lutte contre l’assimilation au réel, à l’engloutissement de l’œuvre par la société occidentale dite « hyperréelle » par Baudrillard. Parallèlement, l’expérience adornienne s’associe par endroits à l’attitude des Situationnistes face au monde du divertissement. De-ci comme de-là, une même méfiance règne à l’égard de la généralisation de l’image dans la civilisation, du simulacre ou du spectacle. La problématique de l’objet d’art et de la théâtralité devra par ailleurs être analysée, tant les visions s’affrontent et se déchirent à l’intérieur d’un domaine culturel allant s’agrandissant. Le danger s’implante ainsi : « par leur analyse de la culture de masse, Horkheimer et Adorno s’efforcent de démontrer que l’art fusionné avec le divertissement perd sa force novatrice et se vide de tout contenu critique et utopique » (Habermas, « Le lien entre mythe et Aufklärung » 34). Pour éviter que l’esthétisation de la société ne parvienne à anéantir toute résistance de l’art à la réalité, il faut qu’Adorno viabilise une situation accordant à l’art le droit de se mouvoir comme fait social, en veillant à ne pas briser toute distance symbolique à l’intérieur de cette société. L’aporie est toujours présente, et il faut qu’elle demeure. C’est en effet sur elle que reposent les conditions de possibilité de l’art moderniste, que le péril qu’il côtoie maintient paradoxalement en vie. Comme pour Blanchot, voyons comment cela nous conduit à entretenir la tension entre immédiat et approfondissement de la distance critique. Cela est d’ores et déjà sensible, cette contradiction sera constitutive de la propension de sauvegarde de l’art moderne — étant entendu selon Adorno que l’Avant-Garde ne vise aucunement à se survivre. Aventure issue d’une prise de conscience hégélienne de l’inéluctable disparition.
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Pour en revenir à l’autonomie, disons qu’elle est une fin plutôt qu’un moyen, en ce sens que « l’autonomie de l’art, jamais acquise, toujours à préserver, devient la condition même de la négativité de l’art comme fait social » (Théorie esthétique 171). Ce désir d’autonomiser l’art prend racine dans l’esprit révolutionnaire peut-être marxiste, mais s’en éloigne visiblement — nous sommes avec Adorno en 1969 — quant à la nécessité de croire à son avènement. Pour ainsi dire, le rôle de l’art dans le monde capitaliste post-révolutionnaire est un rôle de transition avorté, jamais réalisé. Comme l’autonomie dont la souveraineté est désavouée sur le plan social, l’ére du socialisme est une ère transitoire menant au communisme escompté. Dans cette voie, la théorie d’Adorno ne privilégie point l’individu bourgeois au pouvoir décisionnaire, mais ressent la nécessité du subjectivisme prémuni par rapport à toute globalisation sociale. L’on reviendra plus loin sur cette difficile conjoncture, plus litigieuse encore puisqu’elle veut s’écarter de la prégnance idéologique, et reprend à son compte tout un pan du débat de l’Universel vs le particulier. Dans La Société du spectacle, Guy Debord affirme qu’il se démarque de l’idéologie révolutionnaire en ceci qu’elle est devenue l’ennemie de la théorie révolutionnaire (93). Le problème de la révolution est le même que celui de l’art moderne : faut-il y croire ou la réaliser ? Le concept de révolution est-il assumé par celui d’utopie, ou a-t-il déjà lieu et son lieu dans le monde de l’art ? Guy Debord soutient pour sa part que « la révolution bourgeoise est faite ; la révolution prolétarienne est un projet, né sur la base de la précédente révolution, mais en différant qualitativement » (62). La notion de projet est toujours de rigueur dans la pensée des auteurs que nous étudions. A cette époque, les textes d’Adorno et Debord, puis celui de Marcuse, La Dimension esthétique (1979), reconnaissent le pouvoir mystificateur de la culture, dénoncent la récupération de l’art au sein d’une collectivité de plus en plus prolétarisée, où l’idéologie dominante se résume dans l’expression de « production culturelle ». Pour résister à la progression de la culture de masse, Adorno affirme sa foi en la défense de l’autonomie. Étant donné que la culture d’opposition est, dans les années soixante-dix où s’expriment ces philosophes, devenue culture officielle, il ne reste qu’à redéfinir une nouvelle forme d’oppositionalité à la masse, ceci étant la réhabilitation d’un subjectivisme non plus bourgeois, mais adapté à la critique de la culture « affirmative » (Marcuse). Dans un article éclairant sur la relation Lukàcs/Adorno, baptisé « la réconciliation impossible », N. Tertulian explique les réserves d’Adorno quant à l’engagement politique de l’art, les limites qu’il voit à la portée d’une théorie non dialectique. Empruntant l’expression de « fait social » à Émile Durkheim, Adorno soutient le phénomène de
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l’autonomie pour que s’affirme mieux la frontière entre l’art et la vie 33. On l’admettra, cette conviction est surprenante dans le contexte des théories avant-gardistes qui furent regardées, notamment celle de Duchamp. Mais il faut se rappeler l’existence de l’infra-mince, écart si ténu soit-il de l’œuvre au monde, dévoilée par l’auteur du Nu descendant un escalier. C’est dans cette distanciation symbolique que l’œuvre survit, dans cette oscillation incessante, car « l’art ne peut être représenté que par la loi de son mouvement, non par ses invariants. Il se détermine par rapport à ce qu’il n’est pas » (Théorie esthétique). Pour reprendre les éléments de l’aporie qui constitue, il faut le dire, le point de départ et non l’impasse de la théorie d’Adorno, il est possible de mettre en lumière cette coexistence du fait social et de ce qui conduira à s’interroger sur la question plus obscurantiste du reflet et de l’apparence, celle qui garantit la souveraineté de l’art. Dans son article encore, N. Tertulian débat de ce dilemme en posant explicitement le rattachement de toute œuvre à son concepteur, dans cette liaison de sujet à objet, ce qui suffit à faire saisir la position adornienne sur la préservation du sujet : Comment arrive-t-il à concilier d’une manière convaincante ces deux aspects apparemment contradictoires de l’œuvre d’art, son autonomie structurelle et son caractère social ? Une subtilité dialectique de la relation sujet-objet se fait jour au cœur même de la réflexion esthétique d’Adorno. Il tient à souligner que le sujet qui s’objective dans l’œuvre d’art n’est pas le démiurge, l’être-pour-soi, souverain et auto-suffisant, dont parlait la théorie classique de l’art. La subjectivité qui s’exprime dans l’œuvre d’art lui apparaît plutôt comme la cristallisation ultime d’expériences sociales multiples, qui arrivent à se décanter dans les mouvements les plus intimes de l’œuvre et à se sédimenter de façon durable dans sa forme ou sa technique. (« Lukacs/Adorno : la réconciliation impossible » 71)
Avant d’aller plus loin, examinons la place que prend le subjectivisme dans l’écriture et la pensée de Blanchot. La donnée fondamentale et commune à ces deux essayistes est celle de la notion d’œuvre comme processus. Sur fond d’hégélianisme, la discussion va porter sur l’envergure du sujet-créateur qu’il soit écrivain ou artiste, dans l’espoir de découvrir chez Adorno une affinité ou non avec la pensée de l’impersonnel. En apparence, les discours semblent diverger à propos de la dissolution du sujet. Notion moderne, l’éclatement du sujet est 33
J. L. Chalumeau donne une explication claire et simple : « L’art est bien autonome, et s’il cherche à abandonner cette autonomie pour, par exemple, se vouloir « l’expression de la vie », il abandonne avec elle la forme esthétique par laquelle s’exprime l’autonomie; il succombe alors à la réalité qu’il cherche à comprendre et à accuser. L’anti-art se condamne ainsi d’emblée » (Lectures de l’art ).
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indissociable pour Blanchot de l’effet d’étrangeté, du dédoublement de l’œuvre, du décalage de la voix narrative. Le passage du « je » au « il » enterre la relation sujet-objet, sans parler de l’intersubjectivité dont il est traité dans le dialogue avec autrui, notamment celui de L’entretien infini. L’impersonnel est l’autre du langage, le Neutre qui manifeste l’écart et en qui le sujet n’existe pas. Ou surtout qui démontre que le sujet est une notion désuète puisque, face à cet écart, il perd toute autorité. C’est pourquoi, plutôt que la négation du sujet, l’art exprime sa défaillance chez Blanchot, collapsus directement lié au manque d’origine, puisque dans cette négativité, le négatif ne nie rien. En cela apparemment éloigné des vues adorniennes, le principe qui désavoue la réconciliation dialectique des antinomies sujet-objet, est en fait une figure de juxtaposition qui « annonce l’ambiguïté fondamentale qui semble habiter toute la pensée de Blanchot ; elle ne renferme pas en elle deux positions antithétiques mais deux positions voisines et légèrement déplacées l’une par rapport à l’autre dans leur commune orientation » (Collin, Maurice Blanchot et la question de l’écriture 92). La négativité ressortit donc chez Blanchot de l’absence plus que de la négation. Le sujet se voit partie prenante d’une étape de cette négation de l’objet, mais n’est point pour autant responsable de sa carence. La question en rapport avec la théorie d’Adorno est de savoir si cet objet finit par être investi de ce sujet, sujet moderne évidemment disloqué, lequel malgré tout fait montre de l’ambition de survivre dans l’entreprise esthétique du philosophe. Ce dernier voit ainsi une issue possible dans l’opposition à la dissolution du sujet. Cette affaire est querelle contre l’objectivation et répond à la désillusion selon laquelle la négation n’est plus créatrice. Le sujet adornien reste fracturé, ne nous y trompons pas, mais il lui est permis de s’infiltrer dans l’œuvre qu’il crée afin d’éviter à la création d’être subsumée par le réel. Il est évident que la matérialité en art est plus patente que celle de la littérature, voulue et assumée par le texte blanchotien. Chez Blanchot, on peut rapporter par similitude le fait que, comme le souligne très justement Françoise Collin, « le sujet ne se définit pas dans son rapport à l’objet ni à l’objectivation » (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 89). Le sujet est destitué de son pouvoir de dire « je », mais c’est pour le bien de l’œuvre, non pas pour que celle-ci demeure souveraine et auréolée, mais pour qu’elle revendique sans complexes son statut d’objet imaginaire. La contradiction est claire, mais n’avons-nous pas cessé de voir, chez les Minimalistes entre autres, que le monde de l’art n’est jamais dénué d’une vague transcendance ? C’est sans doute ici que nous considérerons l’aura comme déclinante et non pas comme définitivement abolie, ce qui pour Adorno permet d’assurer la survie de l’art. L’art n’est
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donc pas mort dans la Théorie esthétique, de la même façon que l’art dans l’optique de Blanchot demeure en sursis. Ce qu’il faut comprendre selon nous, est que ce refus de laisser se fondre le sujet dans l’objet de son œuvre, ne s’accomplit que dans la mesure où, chez Blanchot comme chez Adorno, ce sujet n’est pas véhicule de l’entendement, mais de l’imaginaire. Citons pour confirmation une analyse de G. Benrekassa publiée dans le recueil collectif La politique du texte : Adorno propose : rejoindre ce lieu, que personne ne s’est jamais résolu à accepter comme purement imaginaire, où l’accomplissement esthétique et le travail de vérité ont une partie indissolublement liée, où s’éprouve qu’il n’y a pas de mort de l’art, et où il se montre que ce travail de vérité sera toujours en train d’advenir, non pas sur le seul crédit de la puissance d’un langage et la seule garantie de son intelligibilité perpétuée, mais dans une relation avec des « contradictions objectives » liées à la fois à la structure même de l’œuvre et aux conditions de sa perpétuation éventuelle. Réciproquement, cela ne suppose pas du tout quelque évacuation magique de l’idéologie. (190)
C’est à partir de ce postulat que l’on saisit mieux la remise en cause moderne de la pensée cartésienne, débat non seulement entretenu par Derrida dans L’écriture et la différence, mais également soutenu par les récits premiers de Blanchot tels que Thomas l’obscur, où le personnage éponyme en vient à décréter : « Je pense donc je ne suis pas ». Ceci ne nuit en rien à l’accomplissement du moi; simplement, celui-ci s’épanouit dans l’oubli du « je ». Qu’en est-il chez Adorno dans le sauvetage de l’art par la préservation du sujet ? Confie-t-il au moi ou bien au « je » une partie de la fonction critique destinée à exclure l’œuvre du circuit capitaliste qui la condamne au mercantilisme ? La question du sujet est liée à celle de l’autonomie du fait esthétique, à la souveraineté de l’art. Comment la subjectivation de l’œuvre peut-elle exister tout en résistant à l’indépendance totale de « l’art pour l’art » ? Tout réside selon Adorno dans le maintien des tensions qui opposent subjectivation et objectivation. Une dialectique comme toujours irréconciliée, qui permet à la fois une différance de la réification, de même qu’une chosalité assumée envers et contre toute idée de génie-créateur ou créé. « Si l’on ne veut pas simplement liquider le concept de génie comme une survivance romantique, il faut l’élever à l’objectivité qui lui revient du point de vue de la philosophie de l’histoire » (TE 238). L’œuvre n’atteint jamais vraiment son autonomie car elle reste aux prises des antinomies, mais on peut dire cependant que son état mouvant est l’indice de son émancipation, de sa fuite de part et d’autre du subjectif et de l’objectif. L’auteur ajoute plus loin que : « Le génial reste paradoxal et précaire, car
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ce qui est librement inventé et ce qui est nécessaire ne peuvent jamais véritablement se fondre » (TE 240). Cette précarité s’établit chez Blanchot à tous les niveaux de l’écriture, que ce soit dans l’avilissement, l’impur dont son aspect inaugural se revêt, le défaut d’inspiration, la pauvreté extrême d’une « parole essentielle » réfractaire. Ainsi l’autonomie désirée s’accompagne-t-elle d’une démarche de transgression double qu’Adorno lui associe sans que l’une ne réduise jamais l’autre. « L’œuvre d’art complètement objectivée se figerait en une simple chose, tandis que celle qui se déroberait à son objectivation régresserait vers l’impulsion subjective impuissante et sombrerait dans le monde empirique », affirme-t-il (T E 245) pour rompre toute illusion d’unité. L’autonomie, en fin de compte, comme retour à un concept prémoderne de l’art, s’apparente à la lutte de l’art contre lui-même, dans la mesure où le social n’est plus cet autre que les avant-gardes vilipendaient, mais ce substrat contenu par définition dans toute œuvre d’art. C’est dans l’absence de coïncidence de l’art à lui-même, sa conscience, que s’installe le pharmakôn en quelque sorte de la création. « Même l’élément dissociant de la réflexion, son moment critique, est fructueux dans le retour sur soi-même de l’œuvre d’art qui élimine ou modifie l’insuffisant, l’informé et l’incohérent », avait-il précisé (T E 243-244). S’étant faite habitacle de la révolution, l’œuvre littéraire ou artistique se voit désertée de relation externe à un Autre qu’elle-même ne contredit plus, puisque son rapport est impossible. Nous pensons comprendre dans cette nouvelle donne un aspect fondateur du principe de sauvegarde : le conflit est internalisé de l’art contre lui-même, sans que cependant il ne parvienne à se résorber dans la création de son Autre, celui qui lui concéderait un quelconque vis-àvis, un au-delà de la modernité : « ruissellement éternel du dehors ». Car si la modernité, Blanchot y souscrit, est toujours déjà son propre au-delà, c’est indéniablement la preuve que son auto-destruction est le symptôme de sa différance, de son éloignement perpétuel d’elle envers elle, toujours en action, jamais conçu. En cela, la notion d’œuvre réussie ou perfectible est abrogée. Les pensées d’Adorno et Blanchot se confondent en faisant dépendre la subjectivité de l’objectivation : cette dernière réussit à faire passer au dehors cette entité du « je » : elle devient son Autre, c’est-à-dire le Neutre, l’impersonnel. Un sujet extérieur est alors une « conscience de crise », dit Marcuse (La dimension esthétique 33), qui oppose à l’œuvre toute récupération probable de la réalité quotidienne, immédiate. La fonction critique assurée par le Neutre existe du fait même que par un tour de force, cet écart qu’elle édifie est immédiatement autre, ce qui revient à dire qu’elle
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préserve de quelque liaison l’œuvre et le monde. Deux immédiats se présentent donc : celui, trompeur, du réel qui mène le jeu du simulacre de la société, largement fondé sur ses propres tabous, et un immédiat vrai, celui qui offre la non-présence de l’altérité pour mieux l’épargner. C’est de cette vérité qu’il faut venir à parler. Une affirmation de Nietzsche déjà citée plus haut peut nous aider à introduire cette discussion : « Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité ».L’art serait-il lié au mensonge ? Ce n’est bien entendu pas dans cette question qu’il faut voir le problème de la « promesse trahie » qu’évoque Adorno, mais bien plutôt dans la définition du rôle de l’apparence. Ceci afin de nous conduire sans tarder à envisager la problématique de l’énigme dans le chapitre qui suivra. Quoi qu’il en soit, le retour à l’apparence est primordial pour la Théorie esthétique. Cet argument que défend Adorno est corrélatif de sa volonté de protéger le statut d’autonomie de l’œuvre, ce qui, participant à l’exercice de la dialectique négative, témoigne du caractère uniment processuel de l’œuvre d’art moderne. Car cette apparence n’a pour dessein d’être trompeuse ; ce n’est pas dans ce sens qu’il faut comprendre selon le philosophe que « la cohérence par laquelle les œuvres d’art participent à la vérité implique également leur fausseté » (Théorie esthétique 236). Au contraire, garante de l’intégrité d’un art lancé à sa propre quête, elle sied à la permanence de son devenir. Elle obéit bien plus à la fonction du voile, fonction dont l’originalité est d’être la source unique de l’expérience esthétique, sorte d’enveloppe de la composition moderniste qui traduit le rapport de l’apparence à un « absolu voilé de noir », selon Albrecht Wellmer (L’art sans compas 147). Dans la mesure où cet absolu, la vérité de l’œuvre, demeure insaisissable, c’est que la fonction de l’apparence est de différer ad infinitum, en même temps que l’intuition face à une œuvre, sa conceptualisation. Puisqu’il célèbre l’imaginaire comme chantre de l’autonomie du champ littéraire, Maurice Blanchot reconnaît à l’art la défense de la fiction comme auspice du vrai. Sartre en convient sans ambages dans Qu’est-ce que la littérature ? : « C’est que l’art, de par toute son évolution dans les temps modernes, est appelé à savoir que sa qualité réside dans l’imagination seule, indépendamment de l’objet extérieur qui lui a donné naissance » (25), écrit-il pour défendre le principe de l’autonomie. L’image a, dans ce travail, bien prouvé ses vertus par rapport à un langage qu’elle divise et exproprie de sa représentativité; de façon conjointe, en citant un nouvel aphorisme de Nietzsche, « Le mensonge de l’art est la vérité de la fiction », l’on peut introduire le schéma adornien de l’art face à la dialectique de l’apparence et du contenu de vérité. Blanchot à son tour peut avancer, dans son étude sur Kafka, que : « L’art n’a pas pour objet des rêveries, ni
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des « constructions ». Mais il ne décrit pas non plus la vérité : la vérité n’a pas à être connue ni décrite, elle ne peut même se connaître ellemême » (De K. à K. 119). La vérité est la profondeur de ce dehors qu’est l’apparence. Dans une pensée commune, Adorno et Blanchot ne confient plus la profondeur à l’intériorité de l’abîme. Cet abîme est désormais surface, donc apparence, lieu du non-vrai, lieu du Tout. La surface, lieu du sens en fuite continue, support de la vision qui suggère la présence d’un autre, secret enfoui dans l’absence de temps du désœuvrement. Une antinomie forte constitue ainsi la loi du mouvement de toute œuvre d’art, celle encore qui, quelques pages plus haut, régissait le rapport du dedans au dehors, sans toutefois risquer de se figer ni dans le simulacre ni dans le réel. Cette posture négative de l’art contre, à la fois, la réalité et la symbolisation, qui est le produit de l’apparence, n’est autre que le mécanisme de la différance, pour autant qu’il obstrue la perméabilité au sens, lui interdit l’accès à l’œuvre d’art. C’est à cette condition que l’on peut parler du caractère de littéralité qu’Adorno objecte au déni avant-gardiste de l’apparence. Des œuvres littérales, on l’ a compris avec l’Art Minimal, ce sont des œuvres à prendre « à la lettre ». Un refus du symbole, ce qui signifie qu’une dislocation permanente dans l’art moderne dissocie l’apparence illusionniste du fond ou contenu critique que la vérité habite. La survie de l’art dans la Théorie esthétique s’accompagne d’une certaine réhabilitation de l’apparence qui, en masquant la vérité, renforce la structure oppositionnelle de celle-ci. Comme le soutient Lyotard : Quand Adorno voit bien que l’art moderne est la fin de l’apparence, l’élimination du sensible, l’impossibilité de l’unité du concept (forme) avec l’intuition (matériau), c’est pour conclure qu’il se met à fonctionner comme processus de connaissance. Par sa haine de l’art, l’œuvre d’art se rapproche de la connaissance. Sa désarticulation signifie l’émergence de son contenu critique, et le contenu de vérité des œuvres fusionne avec leur contenu critique. (Des dispositifs pulsionnels 118)
Le fait nouveau relevé par Adorno dans cette préservation de l’apparence, est que cette dernière, toujours remise en cause par l’œuvre elle-même, par son contenu, est la preuve que l’art désormais intègre son propre déclin. Dans ce jeu négatif entre intérieur et extérieur, l’objet d’art succombe à chaque avatar de la société capitaliste, c’est-à-dire au marchandage, comme au traditionalisme de l’art auratique. Mais cette défaite, en devenant immanente, affirme le recyclage de la mort de l’art : un retour à la mort impossible, puisque sans cesse rejouée, c’est aussi ce que Blanchot s’efforce de nous dire. Il en va ainsi du sauvetage de l’Avant-Garde pour Adorno, et du sursis de l’œuvre pour Blanchot.
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La dialectique négative instaure la nécessité de l’apparence par le fait que la différance du sens qu’elle engendre est à elle seule la possibilité d’une cohérence à venir. Cette même dialectique ne sert pas à interroger la vérité au sein de l’œuvre ; mais plutôt, elle démontre qu’il est tout aussi essentiel d’établir une réflexion sur ce qui empêche de percevoir l’œuvre en elle-même. Comme l’écrivait Benjamin dans la première moitié du vingtième siècle au sujet de L’origine du drame baroque allemand, « La vérité est la mort de l’intention ». Ayant attribué à la vérité les qualités mortifères, sa théorie sur l’œuvre d’art moderne constitue un refuge au mystère, sans lequel, aucune dissimulation aidant, la beauté-la vérité-mise à nu anéantirait la création.34 Ceci nous ramène encore à la pensée du désœuvrement, pour laquelle toute destruction de l’art par lui-même est génératrice de nouvelles formes. Ces métamorphoses que, par contre, la dénégation de l’apparence ou du contenu de vérité ne savent que nullifier. Car l’apparence n’a de sens qu’en rapport avec l’apparition, cette apparition, Eurydice, qui révèle qu’une essence est présente, et se dissimule. Ainsi faut-il comprendre — et Blanchot y fut propédeutique — que l’apparence ou l’image, puisqu’elle naît au jour où elle crée le phénomène de la dissimulation, ménage la survie de la quintessence, dans un sursis que lui accorde le retour de l’art sur l’art, le regard d’Orphée. D’ailleurs, ne peut-on pas associer ce périple à la citation précédente de Benjamin ? Que reste-t-il à Orphée, en effet, dès qu’il conçoit la tragédie de l’Eurydice spectrale, sinon l’oubli de la mort, pour que l’intention demeure à l’infini ? C’est bien parce qu’il oublie que celle qu’il aime n’est plus que l’apparence d’elle-même, que l’amant s’abandonne au désœuvrement, à l’éternel retour, inlassable recommencement, qui n’est autre que l’œuvre elle-même. Une apparence est donc bien, par définition, toujours trompeuse, puisqu’en elle-même l’oubli fait son œuvre et permet qu’il soit fait œuvre. Dans une vision parallèle où l’expérience esthétique est toujours une forme de connaissance, non de savoir, Derrida, dans La vérité en peinture, s’engage lui aussi dans la défense de la beauté voilée, celleci n’étant d’abord « jamais vue » (103). Le voile ou l’apparence, c’est le domaine du non-savoir, le verrouillage du contenu de vérité : ceci fonde la différence et donc la négativité par rapport au réel. Ce qu’il faut comprendre dans ces nouvelles affirmations de l’École de 34
Il faut faire attention ici à ce que la divergence de position entre Adorno et Benjamin soit clairement exposée au sujet de l’aura : alors qu’ à l’époque où le fascisme battait son plein, Benjamin voyait dans la critique de l’aura la seule garantie contre la fantasmagorie de la dictature nazie, plus près de nous dans le temps, Adorno préconisait au contraire la défense de cette aura au profit de la lutte contre la culture affirmative.
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Francfort, c’est que désormais, l’art n’a plus besoin d’un autre que lui pour exister, car sa fonction de critique sociale a été dévaluée et déplacée. Au risque de nous répéter, disons que l’art est à présent son propre autre, que son rapport au réel est tombé en désuétude, car en fin de compte, l’art est devenu miroir de la réalité. « La vérité de l’art réside en ceci que le monde est en réalité tel qu’il apparaît dans l’œuvre d’art », proclame Marcuse (La dimension esthétique 12). Cette spécularité est le fait de l’apparence contre qui cet autre s’objective, se tient insaisissable. Cet antagonisme aporétique sur qui Adorno appuie sa Théorie génère également une désillusion quant à la survie de l’art, car c’est en effet à la mort que le philosophe se trouve en but en constatant le faux dépassement de l’art. A. Wellmer rapporte la déconvenue du processus de connaissance que suppose l’expérience esthétique : mais, prisonnière de l’apparence esthétique, l’expérience esthétique ne comprend pas la référence de l’œuvre d’art à un non-présent qui n’est pas encore, ce qui veut dire qu’elle ne comprend pas l’apparence à laquelle elle succombe. (Bouchindromme 146)
Ce non-présent, ce serait l’autre adornien, l’incommunicable ; ce serait alors, chez Blanchot, « l’éternel ruissellement du dehors ». Ce serait aussi l’apparition, le caché ou l’essence. Ce qui ne doit être dévoilé : tout à coup la mort surgit. Cette apparence chez Adorno ne se connaît point elle-même en tant que telle ; c’est qu’elle obéit à la mort qui ne dit jamais « je ». Blanchot s’est sans nul doute attaché à la métaphore du cadavre dans une perspective identique de la dialectique de l’apparence qui est celle que nous voyons ici avec Adorno. L’absence, la disparition qui s’affiche pour eux deux, est peut-être celle de la question la plus profonde, dira Blanchot, celle du Neutre, tout compte fait. « L’immédiat comme non-présence, c’est-à-dire l’immédiatement autre », écrit-il (E I 66). Nous concilions ici deux pensées modernes pour qui la création, en ce vingtième siècle, fut toujours une instance mortifère en sursis, une atteinte portée à ellemême en représailles de toute complicité avec le sens. Seule la mort est inaccessible à la dialectique : ce dont s’illustre la crise du sens. Certainement nous en viendrons, à l’extrémité de ce travail à conclure que le tragique de l’esthétique d’Adorno reste l’impossibilité de penser la mort. Peut-être alors, puisqu’une compensation du malheur est hors de question, en arrivera-t-on à concevoir que la mort qui subsiste est cet incompréhensible qui limite l’expérience esthétique de la transgression de l’art par lui-même.
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Au terme de ce chapitre, l’on souhaite pouvoir amplifier le questionnement de cet incompréhensible qui habite au cœur de l’expérience esthétique, car il reste sans doute aussi l’impensable qui incite l’écriture, ce Neutre qui n’est jamais la Pensée même. C’est bien sûr la lancinante question d’Auschwitz qui sous-tendra toute la réflexion où nos deux derniers chapitres vont se diriger. Cet abîme de l’histoire est pour ces penseurs un événement irreprésentable. Cette catastrophe est, semble-t-il, à préserver dans son caractère d’impensable, par souci que nulle représentation n’en entraîne la banalisation. Blanchot et Adorno ne sont évidemment pas les seuls à envisager la question de la création après le drame de l’histoire que fut l’holocauste. Dans une perspective esthétique, la problématique revêt toute son importance : c’est encore la résurgence de la tension entre expérience et pensée, sensible et intelligible, création et conceptualisation qui occupe le terrain de la philosophie en tant qu’elle se veut esthétique. Paradoxalement, c’est par la décomposition du langage et l’usage de formes disloquées que l’œuvre moderne pourra se survivre et témoigner de l’impossible. Il s’agit en fin de compte de dire toute l’exigence fragmentaire, que mettent au jour les essais de Blanchot comme ceux d’Adorno. Cette exigence-là est toujours aporétique, disons-le d’emblée, mais se charge de répondre à l’impossible. Il nous faut la discerner, en résistant à la tentation d’esquisser quelque théorie à ce sujet, mais en nous attachant bien plutôt à en étudier la praxis.
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Chapitre IX De l’énigme au désastre
Que l’art possède un contenu de vérité, cette assertion ne démolit point pour autant qu’une activité de dissimulation soit à l’œuvre dans toute création moderne. L’obscurité demeure-elle est « constitutive » dans la Théorie esthétique (175) — qui chez Blanchot dispense au filigrane de l’œuvre une profondeur abyssale en qui seule l’apparence peut témoigner qu’une apparition a eu lieu. L’ambiguïté de l’œuvre d’art chez cet auteur est bien de nous livrer une absence de fond de la littérature qui se fait apparence, image, langage d’une absence, fruit d’un ressac où l’essence de l’œuvre n’existe que celée. « La catégorie de l’art est liée à cette possibilité pour les objets d’apparaître, c’est-à-dire de s’abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n’y a rien-que l’être », écrit-il (E L 348). Sans revenir aux pérégrinations antérieures des démonstrations de l’image, il faut rapprocher, chez Blanchot comme chez Adorno, ce qui taraude le problème de la vérité de la dialectique de l’image. Si l’on en croit les dires de Pierre Klossowski rapportés au chapitre I, « la vérité n’est jamais qu’une image et l’image même qu’une absence d’être, donc présence du néant ». Il ne faut cesser d’affirmer que le processus qui provoque le désœuvrement, la disparition, est un mouvement réel, c’est-à-dire que ce qui ne se produit pas est le signe d’une révélation de la présence cachée.35 Serait-ce en celle-ci que Blanchot nomme le fait esthétique ? Voici la question capitale. En outre, il convient d’établir un lien avec la théorie adornienne du mystère constitutif de l’œuvre d’art. La réalité, c’est paradoxalement le fait qu’une énigme apparaît, mais en tant que telle, porteuse d’une vérité qui s’annonce « sans se révéler » (E I 435). Un peu plus loin, Blanchot écrit encore : « L’inconnu ne sera pas révélé, mais indiqué » (E I 442). Il se trouve du ready-made là-dedans : dans le fait que l’œuvre, elle-même, indexe. Montrer pour ne pas dire, afin d’éviter le langage discursif : il s’agira de voir où ceci conduit la question du sens. 35
Peut-on éviter de dire qu’une disparition se produit ? C’est ce qu’il est tenté de faire comprendre ici. La modernité reste pour toujours sous le signe de la déproduction.
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Comme il fut décrété plus avant, comme l’a apprécié l’œuvre de René Char, l’Inconnu doit demeurer. Alors, par lui, se libère le désir, fruit de la question indépassable, cependant insubordonné à toute forme d’absolu littéraire. Cet inconnu, puisqu’il faut affirmer sa force, est le contenu de vérité; puissance d’arrachement, il revêt chez Blanchot la vertu motrice d’un texte non pas en quête de son au-delà, mais engagé dans le détour. Non apparent, il préside néanmoins le processus de la dialectique de l’apparence et de l’apparition, il est au creux du mouvement même. À son sujet, Peter Bürger écrit : « Ce contenu n’est pas dans l’œuvre, ni ne la précède ; il se révèle davantage à partir d’elle. C’est une catégorie relationnelle, son lieu est dans l’entre-deux » (La prose de la modernité 55). Il y a forcément de l’entre-deux dans l’expérience littéraire blanchotienne : on dirait que toujours l’œuvre se tient entre, entre deux bords, entre voir et dire, entre savoir et non-savoir, sens et non-sens. L’énigme est le bénéfice de cet écart, distorsion héritée du détour que l’œuvre opère en elle-même. C’est donc ici qu’elle séjourne, dans ce non-lieu de la disparition. L’Énigme rappelle ainsi le paradoxe de l’ambiguïté de l’image. « L’ambiguïté suppose un secret qui sans doute s’exprime en s’évanouissant, mais qui dans cet évanouissement se laisse entrevoir comme vérité possible », affirme Blanchot (F P 18). L’évanescence du contenu de vérité est son unique mode d’existence ; Benjamin disait bien qu’il n’y a de vérité que cachée. Cet insaisissable constitue de nouveau la disparition comme origine de l’œuvre. La dialectique négative se présente comme le mécanisme permettant de déceler la vérité a contrario. « La dialectique négative n’est pas réflexion immédiate sur la chose mais sur ce qui nous empêche de la percevoir en elle-même », écrit Rolf Tiedemann (« Concept, image, nom. Sur l’utopie adornienne de connaissance » 19). C’est l’inintelligibilité de l’œuvre qu’il s’agit de mettre en valeur, élément qui dessert l’autonomie et la détermination de résistance sociale. Blanchot de fait s’accorde à la pensée de l’hermétisme salutaire. Il faut expliquer comment l’image est véritable énigme, comment, en cette dernière, se déploie l’expérience esthétique, s’il est vrai que nulle part Blanchot n’entame directement la question de l’existence d’une esthétique. En vertu du rôle de l’image dans la dimension de la poésie, l’énigme se pare des atours de ce même langage poétique puisqu’elle est figure de ce qui échappe au sens, et s’élève de la chute. « Parce que la poésie naît à partir d’un vide qu’elle ne vient pas combler mais creuser, à partir d’un défaut qu’elle ne vient pas corriger mais exaspérer. Et c’est précisément ce vide initial que Blanchot dessine de la façon la plus nette », rapporte J M Maulpoix (L’œil de bœuf 50). De fait, la pensée de Blanchot met en scène, grâce à l’énigme, les pôles de l’ambiguïté, ceux qui font
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de l’image la tension à jamais irrésolue entre œuvre et absence d’œuvre. Dans le processus du détour, l’auteur entrevoit une parcelle de vérité, celle-ci pourtant lui étant aussitôt dérobée. Toute énigme est liée à cette perte de l’être, vérité dissimulée dans l’opacité irréductible de l’image : « l’œuvre découvre, d’une découverte qui n’est pas vérité, une obscurité » (Lévinas, Sur Maurice Blanchot 22). L’énigme, comme la poésie, est donc issue d’un gouffre de ténèbres sans fond, qui active le désœuvrement, et c’est en dehors de tout rapport à l’interprétation qu’il faut comprendre la fonction de la vérité : comme une non-vérité. Assurément, il faut saisir le paradoxe blanchotien de la dissimulation selon l’instance de l’imaginaire déployée dans l’espace littéraire. Cet espace étant celui de la ressemblance et non de l’identité, on conçoit aisément que la vérité ne puisse plus désormais occuper la place de fondement qu’elle aurait au sein d’une pensée enracinée (Blanchot est ici aux antipodes d’un univers heideggerien voué à l’être-là). Car la littérature blanchotienne n’habite pas. Nomade, elle ne saurait se fixer un lieu, une attache, où quelque pensée parviendrait à se sédentariser. L’on n’a cessé d’en témoigner, l’œuvre se disperse, se métamorphose car en exil d’elle-même il ne lui reste qu’à errer, sa seule vérité à présent étant son infini déplacement. L’œuvre de Blanchot se réclame ainsi d’une absence de fondement, propre à établir le règne de l’image, car celle-ci est avant tout première : disons par là que tout défaut de langage porte en lui l’énigme, la question donc, qui se veut originaire. L’auteur nomme ici « la question la plus profonde », celle sur laquelle une œuvre, d’art ou littéraire, ne peut que se déliter en s’y appuyant. Car débuter sur un questionnement, c’est ne rien laisser commencer du tout. L’impasse fondamentale, le paradoxe, est celui du fondement sans fondement que l’auteur discerne par la primauté de l’image, par celle de la question. L’énigme, et pas seulement celle qui sature le récit, est ce qui permet le recommencement infini, elle est le mouvement même, creusement où fuse le Neutre. « L’espace du Neutre ne peut s’ouvrir qu’à partir du moment où l’ambiguïté rejoint l’énigme, à partir du moment où l’absence de solution insiste derrière toute solution possible », soutient Manola Antonioli (L’écriture de Maurice Blanchot : entre fiction et théorie 159). Le caractère de l’énigme de l’art est-il pour Adorno redevable lui-aussi de l’impossible résorption des contraires absents à toute mise en relation ? Les propriétés de l’image pemettront d’en discuter. « Cette énigme, dit Blanchot, reprenant (en le transformant) un vers de Hölderlin, c’est celle du « Pur jaillissement de ce qui jaillit/ Profondeur qui tout ébranle, la venue du jour », rapporte Leslie Hill (L’œil de bœuf 30). Affirmer le statut inaugural de l’image ou de
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l’énigme, c’est assurer que la perception est seconde. La littérature pour Blanchot désigne la différance de la perception par l’épreuve du non-savoir. Une certitude s’il en est se fait jour de la sorte : c’est que l’art qui manque sa vérité permet enfin de faire « éprouver ce que l’on ne sait pas » (P F 85). Voici en effet ce qui semble plus important : l’épreuve, au lieu du savoir. L’œuvre d’art, que l’on en croie les écrits d’Adorno ou de Blanchot, ne maintient son caractère énigmatique que dans la mesure où celui-ci préserve de tout critère sémantique inapte à promulguer l’expérience sensible. La vraie pensée séjourne ici : là où l’épreuve de la dissimulation importe plus que le discernement de la vérité. C’est une gageure de toute œuvre qui, bien sûr, met en péril sa fonction langagière, son assujettissement au sens pour mieux faire entendre cette « question la plus profonde ». Un tarissement, « l’annonce d’une perte de sens », dit Lévinas (Sur Maurice Blanchot 51), qui laisse au devant de l’apparence. L’œuvre de la modernité s’est beaucoup attachée à l’absurde, au non-sens de façon paradoxalement assez systématique, sans peut-être toujours évaluer les retombées de ce refus. Adorno en évalue les conséquences. Chaque négation du sens est-elle porteuse d’un sens plus affirmé encore ? Comment faire que l’art échappe au sens et demeure dans la problématique ? Le philosophe use de l’exemple de Beckett pour exprimer la force d’une absurdité sans cesse renouvelée. Il s’agit bien de voir dans la forme le lieu de la rupture de ce sens, sans que la signification n’en soit atteinte pour autant, la discontinuité étant l’apanage du matériau, de la langue poétique. « Le mode de révéler ce qui demeure autre malgré sa révélation n’est pas la pensée mais le langage du poème », écrit Lévinas à propos du « parler impersonnel » (Sur Maurice Blanchot 14). La poésie est bien sûr pour Blanchot le germe de la réflexion philosophique, un en-deçà du signifié, gîte souverain, habitacle de tout art. Adorno tient cette conviction à la plus haute importance. Car plus que la pensée, c’est le pur impensable que l’écrivain vise d’abord à exalter, exhumer. Et cet autre est encore l’écart entre les contraires qui s’opposent dans la dialectique. Manifestement, il faut bien entendre le Neutre comme position du Néant qui n’est jamais menacé par le troisième terme de la dialectique, la synthèse. Car celle-là ne dissout point le vide en le comblant de la réponse à « la question la plus profonde », mais à l’inverse accomplit l’énigme comme la disparition. L’écriture, l’art ou la littérature sont la figure d’un impensable justement par leur évasion hors de l’enceinte de la connaissance vers un abîme de non-savoir que s’approprie la création, et qui infiltre l’espace littéraire en l’informant de l’intuitif. Ce qui ne se laisse pas penser n’échappe pourtant pas à la conscience que l’on en a : c’est l’abord de la folie. L’écriture a partie liée à cette aventure selon Blanchot — comme le
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rappelle l’exemple de Sade ou de Hölderlin — où l’impensable qui s’y déroule se réfère à l’au-delà des limites de la conscience. Il serait alors la simple entente d’une voix, celle que l’œuvre se propose de recueillir. La poésie, tout l’art, consacrent l’impensable par la voix qui leur est confiée. Comment, chez Blanchot, la folie s’accorde-t-elle au nonsens ? Par le biais de la clarté : celle de La folie du jour qui anéantit l’invisible. Car ici de nouveau l’on côtoie le plus beau des paradoxes : ne plus pouvoir échapper au jour, à la clarté aveuglante comme le héros de ce récit à qui l’on a brisé du verre sur les yeux : « je ne pouvais ni regarder ni ne pas regarder ; voir c’était l’épouvante, et cesser de voir me déchirait du front à la gorge » (21). L’impasse consiste en l’impossibilité de saisir le sens, comme de s’en dessaisir. La lumière occupe toujours ce statut problématique : elle « subtilise le sens » ; qu’elle procure ou non la vision, elle reste prisonnière de l’énigme. Folie, elle est alors nonsens, crise de la vérité qui se refuse à toute appréhension. Blanchot écrit « Les deux versions de l’imaginaire » en ayant connaissance de l’ouvrage de Sartre, L’imaginaire, dans lequel l’image est définie, selon le philosophe, comme une « conscience dégradée de savoir ». Cette perspective est bien entendu chère à Blanchot, qui confirme que l’image dérive de la fascination qui se flatte de détrôner la conscience. De son côté, il suggère que la vérité comme image dispose dans l’œuvre une dimension ambiguë qui permet de libérer cet espace entre la sensation et la réflexion. L’image réside entre sens et sensible, sans qu’il faille dire qu’un rapport de chronologie unisse ces deux termes. Elle est bien cette inintelligibilité qu’Adorno veille à conserver car elle renferme l’esprit de l’art. Cet esprit n’est pas d’abord intentionnellement versé dans l’œuvre par son auteur : il y est par immanence, et transcende ce qu’il appelle le « caractère factuel » (Théorie esthétique 184). Blanchot ne semble pas accorder beaucoup d’importance au caractère spirituel de l’œuvre d’art ; c’est surtout dans une théologie négative que se consolide cette prédominance de l’imaginaire, perçu comme forme d’au-delà. Le Neutre représente peut-être cette tonalité spirituelle située dans l’image hors d’une conscience productrice. Cependant, il ne peut certainement pas y avoir de conscience du Neutre ; comme l’image, il renvoie selon nous à ce qui ne peut être pensé. Au lieu de venir après l’objet, comme l’indiquerait toute définition traditionnelle de l’imaginaire, l’image ici est première, car le dédoublement, « l’éloignement est au cœur de la chose », disait Blanchot. La poésie elle-même interroge cet écart de la représentation qu’elle sait au-dedans de la chose, avant d’être parlée, signifiée. L’énigme constitue chez les deux penseurs le retrait de la pensée. La littérature, c’est le « non encore pensé », le courant du langage qui file, libre de l’unité. L’énigme a rapport à la dispersion, à
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cette configuration de l’épars que la ressemblance instaure. En niant l’identité, la ressemblance imaginaire — ayant trait au statut spécifique de l’image, est-il besoin de le rappeler — s’éloigne de l’identité, éclipse le modèle. Elle entraîne le texte dans l’égarement. Le mystère s’atteste de cette réalité imaginaire, véhicule la vérité dans les limbes de ce qui n’est après tout, littérature, que l’incommunicable. Bien plus encore, l’on dirait que chez Blanchot la vérité a disparu : « Lorsque Blanchot identifie ou du moins rapproche errance et erreur, ce n’est donc pas pour indiquer le défaut de l’art par rapport à une vérité plus complète, celle de la philosophie par exemple, mais au contraire pour indiquer qu’il ne se meut pas dans la sphère de la vérité, par rapport à laquelle il serait alors comme un médium toujours insuffisant », écrit Françoise Collin (Maurice Blanchot et la question de l’écriture 77). Chez Adorno, ce refus du sens et de la claire vérité s’apparente, d’une manière plus sociologique, à la critique de la société d’échange où la communication est réifiée. C’est dans la résistance à la conceptualisation, sur le plan philosophique cette fois, qu’il soutient l’opposition au système d’échange. Selon lui, l’usage du concept renvoie à une certaine dictature de la communicabilité, monopole du sens qui impose un Tout. Pour conclure, l’on étudiera comment l’art doit échapper à la totalité et assumer le fragmentaire. Un état qui ne se connaît pas ni ne s’éprouve ; grâce à l’énigme, l’œuvre n’est pas un sens à venir et en cela jamais à défaire, mais elle est attente en même temps que réalisation de l’œuvre. Ainsi Blanchot persiste à situer l’œuvre dans l’antériorité à la révélation du sens, dans l’antériorité à la vérité et au savoir. L’originalité de l’image comme prémisse de l’art en est la marque. Mais postuler l’énigme comme première, dire, comme René Char que « Le mystère intronise » (E L 239), c’est affirmer que l’identité a toujours déjà été perdue. La ressemblance étant fondatrice, cela revient, une nouvelle fois, à dire comme P. Klossowski que « le néant fonde la similitude », car la ressemblance est ici celle de rien.36 C’est l’attente, l’être même de la poésie, qui fonde le mystère. L’oubli le fait exister, le range sous la pensée. Comment la pensée existerait-elle sans être pensée ? Se peut-il qu’elle ait sa place dans l’œuvre mais reste en deçà d’elle-même ? Il s’agit de la question de l’essence, question essentielle et donc « question la plus profonde ». La littérature, l’art, sont œuvres de pensée, mais d’une pensée qui s’ignore. C’est cela qu’attestent Adorno et 36
En dehors de la relation modèle/copie, la ressemblance chez Blanchot n’est toujours qu’intransitive : elle n’existe pas dans le simulacre. Ce que rappelle G. Deleuze : « La copie est une image douée de ressemblance, le simulacre une image sans ressemblance » (Différence et répétition 297).
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Blanchot. Une pensée figurée, non encore figée en son concept. « L’écrivain a tous les droits et il peut s’attribuer toutes les façons d’être et de dire, sauf la très habituelle parole qui prétend au sens et à la vérité : ce qui se dit dans ce qu’il dit n’a pas encore de sens, n’est pas encore vrai-pas encore jamais davantage ; pas encore et c’est la splendeur suffisante qu’on nommait jadis beauté », raconte Blanchot lorsqu’il examine l’art de Musil (L A V 204). La qualité esthétique se donne ici même : dans le « pas encore pensé », qui, loin d’être une figure de l’incomplétude de l’œuvre, est réellement accomplissement, ouverture au réel, que le procédé de la représentation ne sait que nier. Ce que l’on assume avec Blanchot et Adorno d’une façon certaine, c’est l’impératif de rester sous le concept, c’est-à-dire aux prises avec l’énigme. En voici la conséquence : l’œuvre philosophique d’Adorno s’attèle au devoir de rester en deçà d’elle-même, comprenons du langage et de la pensée, afin de devenir une Esthétique. Cette posture, similaire à celle tenue par Blanchot, assure de manière exemplaire que l’œuvre d’Adorno passe du statut de théorie à celui d’esthétique. Blanchot ne ménage plus ses griefs à l’encontre de la théorie. Comme Adorno, il y voit encore un moyen d’échange, menace à l’égard de l’écriture du désastre. Le théorique doit avouer son impuissance à donner ce qui s’éprouve comme ce qui ne s’éprouve pas. Il ne peut porter « la question la plus profonde », car lui n’est pas le lieu de l’interrogatoire. C’est au langage poétique que revient cette préséance : « ne faut-il pas en finir avec le théorique dans la mesure où celui-ci serait ce qui n’en finit pas, dans la mesure aussi où toutes les théories, si différentes soient-elles, s’échangent sans cesse, distinctes seulement par l’écriture qui les porte et échappe alors aux théories qui prétendent décider d’elles » ? demande Blanchot (E D 128). L’œuvre littéraire, d’abord œuvre d’écriture, expérience non encore pensée, confère à l’art cette vertu esthétique de l’impouvoir. L’œuvre est impouvoir : elle n’est jamais ce en vue de quoi elle peut exister. Il n’est point d’auto-télisme dans la conception moderniste, qui renverrait à l’exercice du passé que fut l’art pour l’art. Car l’impouvoir, s’il stimule le retour sur soi de l’œuvre d’art, n’en autorise pas pour autant la forme organique. Bien au contraire cette « asthénie » du langage, épuisement de la parole, témoigne non pas du fait que l’œuvre cherche à rétablir son essence, quête vouée à l’échec, mais que cette ruine elle-même est originaire. C’est le propre de l’acte poétique. L’énigme et l’inconnu doivent persister, irréductibles à la pensée qui les convoitent. C’est pourquoi Adorno souhaite en rester là, pour ne pas s’aliéner à l’objet dont il serait question dans le discours esthétique — l’art — mais bien au contraire pour exalter celui-ci dans le mouvement d’une langue mimétique tout entière creusée par le refus de la représentation, de
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l’identification à ses conditions d’existence. « La tendance générale du positivisme, qui oppose de façon rigide le sujet à toute espèce d’objet pouvant être étudié s’arrête ici, comme dans tous les autres moments, à la simple séparation du fond et de la forme : comme si on pouvait parler non esthétiquement d’un objet esthétique sans tomber dans l’incompétence du béotien et perdre de vue à priori la chose elle-même », écrit Adorno (Notes sur la littérature 7-8), à l’instar de Baudelaire, pour qui la critique devait être poétique ou n’être pas. L’effacement du clivage entre tissu textuel et objet est un trait fondamental de l’écriture moderne. Dans sa Théorie esthétique, Adorno fait en sorte que le contenu critique de son œuvre épouse de façon adéquate la forme de l’argument. Le formalisme d’une telle entreprise, comme nous en avons évoqué le risque en analysant les préceptes de Greenberg par rapport à ceux de Blanchot, s’articule de même en provoquant une césure dans le détour de l’œuvre sur soi. Cette différance est présente dans l’écriture d’Adorno, ce que nous verrons plus loin dans la forme allégorique de la théorie. « Car jamais une œuvre ne peut se donner pour objet la question qui la porte. Jamais un tableau ne pourrait seulement commencer, s’il se proposait de rendre visible la peinture », écrit Blanchot dans une même perspective de rompre avec la relation instrumentale du langage à ses dires. L’énigme permet donc à l’art de se dire en se posant comme interrogation, celle de son devenir sans doute, celui qu’il faut préserver dans la non-résolution : le devenir n’est pas intrinsèque, mais constitue assurément son Autre. Ainsi, l’œuvre d’art, mais aussi le récit, s’établissent sur la promesse d’une réconciliation heureuse, d’une unification peut-être, d’où il est clair, pour Adorno, que « savoir si la promesse est une tromperie constitue l’énigme » (Théorie esthétique 182). Comme Blanchot, il souhaite demeurer dans la situation de neutralité qui diffère l’avènement de l’œuvre : « La présence de la poésie est à venir », prophétise l’auteur du Livre à venir (326). C’est la part belle de cet inconnu que, grâce à la poésie de René Char, Blanchot associe à cette part autre, irréductible de l’œuvre qui, encore faut-il le préciser, constitue l’art tout en lui faisant défaut. Un inconnu, une énigme, un secret, sont autant de points d’interrogation qui mènent la littérature vers sa disparition et son accomplissement. Et surtout vers cette connaissance intuitive qui est l’expérience du pas encore pensé, le langage poétique. On le voit, celui-ci désormais peut inoculer toute œuvre, qu’elle soit littéraire, philosophique ou artistique. « C’est faire tort au poète et au philosophe que de les distinguer » (E I 519) : Blanchot cite Novalis, célèbre la théorisation de la poésie comme activité créatrice par excellence. De son côté, Adorno renverse le procédé et fait de sa théorie une véritable œuvre d’art. Etranger à toute activité de
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communication, le langage poétique précède selon Blanchot toute parole, et s’affirme hors de quelque appartenance au genre. Le poétique n’est pas un genre. Il est caractère figural, le propre de l’énigme, pour que tout idiome quel qu’il soit reste sous le concept, dans l’expérience. L’on dira comment cette tâche s’appuie sur l’exigence fragmentaire. L’œuvre dit le déclin de l’œuvre. Il y a la souffrance qui maintient l’homme dans le déclin et l’œuvre dans la disparition. Ces faits s’allient à la pensée et à la non-pensée : Blanchot désire qu’il soit possible de penser la souffrance, et également la pensée, comme ce qui serait accorder à la pensée la faculté de se tourner sur elle-même. Cet exercice s’effectuera de la façon la plus patente dans le passage à l’éclatement de la forme, dans la rupture de circularité de l’espace littéraire qui donnera lieu alors à la dispersion du texte. La souffrance institue chez Blanchot tout un pan de réflexions dont l’origine est bien sûr le drame de l’Holocauste, qu’Adorno entend aussi considérer sous l’angle de la « question la plus profonde », celle pour laquelle il ne peut y avoir de réponse : comprendre serait alors justifier le crime contre l’humanité. Dans son texte, L’écriture du désastre, Blanchot étend sa discussion du non-savoir à l’ensemble de la question de l’extermination juive. Impossible de savoir face à la mort, c’est le témoignage de ce prisonnier, chargé de soutenir les fusillés, de les maintenir devant leurs bourreaux : on lui demanda, lorsqu’il fut sauvé, comment il avait résisté, et voici la réponse qu’il fit : « j’observais le comportement des hommes devant la mort » (131). Improbable réponse pour l’écrivain, selon qui la question posée à ce survivant ne pouvait encourir de réponse. L’homme pourtant croyait savoir : il voulait une réponse à tout prix. La recherche du savoir ne traduisait que l’ultime sursaut dignitaire de celui à qui l’on retirait non pas la vie, mais la possibilité, la chance de mourir. Terrifiante contradiction du sursis : être rescapé de sa propre mort parce que contraint de vivre celle des autres, toujours et encore. Il s’agit bien d’un statut que la littérature blanchotienne fait sien : il faut parler encore de l’épisode relaté dans L’instant de ma mort, où un jeune homme arrêté par les Allemands — Maurice Blanchot ? — près d’être fusillé, se voit délivré par des soldats russes. Le sentiment indéfectible d’un surplus d’existence, né d’avoir échappé à sa mort, va désormais l’habiter à jamais. Il serait erroné de concevoir la pensée de la mort comme chargée de lourdeur; la mort ici est légèreté, impossible atteinte de la profondeur. Une sensibilité à la mort en instance constitue le tissu de l’œuvre, lui confère cette dimension d’attente. Car cette sensibilité, qui se déploie en une zone d’atermoiement, est toujours privée de cette connaissance de la mort, mais avertie que le langage la porte en lui. Ainsi donc, elle se vit comme spoliée de toute réponse que la mort représente. C’est que, après
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la catastrophe d’Auschwitz, le savoir se trouve frappé de caducité, ébranlé dans sa souveraineté face à l’ineffable. Rupture de l’histoire, la deuxième guerre mondiale impose un devoir chimérique de mémoire : « sachez ce qui s’est passé, n’oubliez pas, et en même temps jamais vous ne saurez » (131). Il y a une passivité certaine dans le fait de savoir quelque chose que jamais le discours ne saura mettre en mots, car il est le savoir de l’indicible, un savoir rompu à toute continuité. La pensée de Blanchot s’étire dans cette impossible situation où elle s’oblige à faire retour sur elle-même, à se dé-dire de ce qui la meut : le savoir de l’impensable. En effet, comment savoir ce que l’on ne peut penser ? Il s’agit ici de nouveau de trouver figure pour exprimer ce qui ne se résout en nul texte, ce que le savoir lui-même rejette comme sa part d’insurmontable. Un savoir en excès, c’est peut-être cela le drame de l’inénarrable. Un surnuméraire dont Blanchot sait qu’il rend impossible la pensée, car « penser la mort signifie approcher une pensée inflexible, dénuée de la flexibilité qui permet la réflexion, une transparence opaque qui est la limite de toute pensée », écrit Manola Antonioli (L’écriture de Maurice Blanchot : théorie et fiction 146). Le vouloir-dire est, une fois de plus, frustré de son objet. Et se heurte à cette autre impasse : à quoi bon savoir si l’on ne peut pas dire ? Pour ceux qui n’ont pas vécu, serait-ce plus important qu’ils croient savoir, ou sachent ne jamais savoir ? Telles sont sans doute les questions qui martèlent chez Blanchot, dans un souci du dire qui toujours passe par la voix narrative, ultime écho qui donne à entendre que tout a été dit.37 La voix conspire alors contre le langage de représentation, elle dit sans signifier, véritablement hors-langage, elle devient enfin écriture. Vocalité, vocatif même, l’écriture est voix car elle dit « Viens! ». Injonction qui abroge la fixation du texte, le rend à son étoilement. L’écriture chez Blanchot répond à l’appel d’un savoir qui ne se soutient pas lui-même. « Savoir cela suffit déjà à égarer », assume-t-il (P A D 156). La forme alors se déprend du genre du récit : après l’événement absolu qu’est l’Holocauste, l’auteur renonce à la narration. « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais », décide-t-il en 1947 au moment de La folie du jour. Cependant, il faut en revenir, toujours et d’abord, à l’appel du dire : montrer cette exigence par l’usage de la parole plurielle, celle qui se fait entendre dans l’interruption, les espaces blancs du livre. Ce lieu de l’impossible rapport entre les parties est celui de l’entretien. Cet interstice est plus important que le dit qui le borde. Il révèle aussi une 37
Comme le relève justement un peu plus loin Manola Antonioli : « Ecrire serait peut-être, dans l’achronie qui le caractérise, dans l’étrange suspens du temps qu’il introduit dans le monde, une manière d’endurer cette mort « toujours déjà passée » (148).
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absence de seuil du langage au dehors, de l’œuvre au dehors. Le dehors chez Blanchot est Dehors pur, jamais inféodé à un lieu, à une pensée, au lieu d’une pensée. Le Dehors est-il le champ de l’esthétique ? Il serait alors la passion même, épreuve de l’attente où vit le désir. Il est indéniable que l’ouvrage de littérature selon Blanchot repose sur cette contradiction du Neutre et du sensible. Il y a vraisemblablement du sensible dans le Neutre, et celui-ci ne s’éprouve pas. C’est tout le scandale de la souffrance. L’impensable est du Neutre et énonce que la souffrance est le non-pouvoir. Le malheur est par définition toujours un excès. La pensée de Blanchot s’applique à rejoindre ce lieu qui est dans l’écriture : non vécu, non pensé, substrat de l’imaginaire. Comment concevoir que la figure de la souffrance puisse ici naître et se déployer dans la zone du Neutre ? Assurément il ne s’associe pas à l’effet de l’indifférence, le Neutre ne neutralise pas le malheur. Comment écrirait-on le désastre ? C’est que ce désastre est de fait la pensée même ; distinct chez Blanchot de l’Holocauste, il n’en constitue qu’un fragment. Le désastre s’apparente encore à l’impouvoir. Pourquoi ne pourrait-il être parole de poésie ? Sans porter préjudice à la mémoire du drame, l’exercice de la poésie s’arroge le droit unique de sonder, de prêter voix à l’incommunicable. La poésie n’est pas une injure au désastre : plutôt, elle illustre la médiation impossible, se permet d’exister « à l’exception de toute chose ». C’est l’unique condition d’une existence légitime et non scandaleuse de la poésie dont le but ne doit pas être l’oubli, la réconciliation entre victimes et bourreaux. Blanchot nous met en garde : « Il y a une limite où l’exercice d’un art, quel qu’il soit, devient une insulte au malheur. Ne l’oublions pas » (E D 132). Le langage littéraire est frappé d’évanescence. Le désastre est la ruine de la parole, le sujet a perdu tout statut énonciateur, créateur, plénipotentiaire. L’horreur a entraîné la mort du sujet dans l’écriture qui se trouve dessaisie du savoir de la néantisation de l’homme. Un écart se creuse entre le savoir et l’écriture, « Le désastre ne s’affirmant hors du logos qu’à être écrit, joué dans la différance de l’écriture », souligne E. Tibloux (Lignes 124). Il peut sembler dangereux d’affirmer que la poésie ne frayant pas avec la vérité, peut cependant entretenir un rapport de légitimité avec le désastre. Comment justifier de l’existence d’un matériau inconséquent, indifférent au sens qu’il absente de son ouvrage et éconduit toujours, pour rendre compte de l’horreur ? La présence du Neutre dans le déploiement de la parole poétique ne peut être conçue comme une atteinte au respect de la « question la plus profonde ».Car il est vain d’associer le Neutre à l’insensé : l’œuvre d’art après le drame ne s’affuble pas d’absence de
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sens ; mais d’un sens absent, ou pour mieux dire perdu, oublié, qui instaure non pas la quête mais le deuil sans fin. La poésie désire en rester sous la tâche philosophique. Mais elle n’en est pas moins Minapaisée. Le Neutre est langage de poésie, jamais narration de l’événement, mais événement de l’absence de celle-ci. « A l’Ereignis, pensé par Heidegger, s’oppose exactement le désastre tel que Blanchot, non pas le pense, mais le désigne. L’Ereignis est à la fois avènement et appro priation, ce sans quoi l’Etre ne parviendrait pas à la présence, tandis que le désastre est du côté de l’oubli, l’oubli sans mémoire, le retrait immobile de ce qui n’a pas été tracé », écrit Roger Laporte en citant Blanchot (Etudes 30). L’oubli est ce facteur disruptif : il rompt la continuité de l’histoire, la garde de s’avancer vers l’unité. L’oubli explique cette relation passive au désastre. Il manifeste que le désastre ne saurait être un point de jonction dans une suite d’événements; chez Blanchot de nouveau, le désastre n’est pas rupture, car il serait mise en rapport des lieux temporels de l’histoire. Le désastre n’est pas part de la dialectique; il n’est pas dialectique non plus. Le désastre du côté de l’oubli n’a donc pas accès au langage. Il est passivité comme silence, rebelle au développement de la pensée. Est-il possible de contrer l’oubli, l’effacement de la marque que traduit déjà l’explosion de la forme : le livre de fragment ? Certes non, l’oubli précédant tout souvenir, l’exigence de l’écriture pour Blanchot est cessation de l’écriture même. « Ne pas écrire — quel long chemin avant d’y parvenir, et cela n’est jamais sûr, ce n’est ni une récompense, ni un châtiment, il faut seulement écrire dans l’incertitude et la nécessité », soutient l’auteur (E D 23). L’immémorial est présent dans l’écriture, il rôde et pourtant, rien ne permet de le nommer. Cette absence ne doit pas être confondue avec la force de la négativité. Elle est antérieure à toute discrétion et ne résulte pas d’un dépassement dialectique qui aurait effacé la mémoire en la mesurant à la force de l’oubli. L’oubli est, le désastre en est, de l’ordre de la passivité, patience qui n’attend rien, force neutre qui n’abolit ni ne ruine. Comment dire l’oubli ? Il y a une impossibilité sans fin du dire selon Blanchot, celle-ci nécessite encore non d’être dite, mais à présent nommée, désignée plutôt. Dire que l’événement d’Auschwitz ne sait que se taire dans le langage, cela revient à dire que « la pensée ne peut pas accueillir ce qu’elle porte en elle et qui la porte, sauf si elle l’oublie » (E D 110). Une telle mise au point à coup sûr brise les convenances du langage théorique, élève la pensée au rang du non-savoir, vers la nécessité du secret, nous dit Blanchot. Comment concevoir qu’une écriture s’élabore sur l’exigence d’un oubli, alors que celui-ci doit rester à dire ? Le paradoxe reste entier et ramène au dilemme du silence.
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L’auteur nous confronte à l’impossibilité du dire de l’impossible, comme une fin sans fin où la preuve n’existe pas. C’est affirmer que la mémoire toujours se situe en dehors du discours. La mémoire serait peut-être ainsi proche du secret, ceci soit dit sans esthétisme. Alors que l’on supposait au départ que pour Blanchot comme pour Adorno, le désastre devait demeurer non théorisable, l’on n’impliquait pas de la sorte qu’il se trouvait systématiquement dans le champ de l’esthétique. Et pourtant, il faut certainement considérer que l’art et la poésie dont il est, s’y tiennent de manière commémorative : « renoncer à la forme esthétique, c’est abdiquer sa responsabilité », assure Herbert Marcuse (La dimension esthétique 63), et consent avec Adorno que, face à la barbarie, l’exercice de tout art n’est fondé qu’à générer l’espoir. L’expérience esthétique doit donc se maintenir, en tant justement qu’elle est expérience, praxis qui renonce à appréhender toute vérité. Mais que dire du désastre si, selon Blanchot, nul ne peut en faire l’expérience ? Le désastre est tel que je lui fais face, absolument. Il est dehors sans dedans, les écrits de Blanchot le ressassent, et échappe à l’authentification. La pensée de Blanchot n’est point criminelle en ce qu’elle désinvestit le désastre de toute valeur de véracité. Au contraire, elle permet de penser l’écriture de l’histoire en dehors de la recherche de la vérité, là où le récit en marque l’intention, simulation où la narration de l’événement représente la réalité. La littérature comme l’écriture du désastre se réclame donc de l’erreur, voire de l’errance, en cheminant dans l’espace fragmentaire, désaffecté de l’Idée, en proie à la passivité. Comme on le sent, jamais elle ne revendique un statut actif, jamais elle ne s’entend se féliciter de s’élever au rang de la métaphore, ou du concept. Une définition, en accord avec cette démarche de Blanchot, nous est donnée par John Gregg dans son ouvrage Maurice Blanchot and the Literature of Transgression, où il reconnaît à la poésie seule le don d’accéder au réel, et d’en rendre compte. Prenant appui sur les thèses de Nietzsche, il considère tout d’abord chez celui-ci l’opposition du concept et de la métaphore, cette dernière dépassant le théorique dans le domaine de la connaissance, puis montre que Blanchot s’engage plus avant dans cette confrontation en appréciant pour sa part la supériorité du langage poétique sur la langue quotidienne. La métaphore n’est plus l’outil privilégié de toute poésie, car elle détourne la poésie de sa misère propre, celle qu’il convient de dire avant toute chose, si l’on veut, enfin, en terminer avec l’absolutisation du matériau de l’œuvre : Concepts are generalized abstractions which are designed to be applicable to different cases that possess a certain degree of similarity and, therefore, they deprive objects of their exceptional character, their uniqueness. On account of the metaphoric transferences involved in
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Maurice Blanchot et l’Art au XX ème siècle forming concepts, access to the truth of the thing-in-itself is unavailable tous. Concepts are subjective projections on reality, anthropomorphic illusions that tell us more about ourselves, the investigating subjects, than about the object of study. On the contrary, truth is a construct, something appended to things from without, the inevitable and desired product of the self-fulfilling epistemological drive. (176)
Le statut de la métaphore est décrié pour ce qu’elle solidifie la pensée, fige le langage dans une apparente adéquation entre le sujet et l’objet, travestit le rapport de soi-disant transparence du langage poétique. Blanchot n’hésite pas à clamer l’opacité de ce matériau, à vanter sa pauvreté sur les rigueurs de la logique. La métaphore, dont l’étymologie peut se définir comme « porter au-delà », rejoint, dans le dépassement qu’elle suppose, un ordre supérieur de relation entre les idées, sur lequel les concepts trouvent un terrain de base, et s’affuble d’une tâche indigne. L’écriture du désastre ne saurait y puiser sa force; sa mise est sur le Neutre, d’où elle ne tire aucune ressource d’équivalence. Le désastre qui se voue à l’oubli ne peut demeurer dans un concept qui en produirait la marque. Aucune trace du désastre, tel est le testament que Blanchot offre à la littérature, et il se pourrait bien qu’ici-même Adorno adhère à cette conception de la perte de l’astre comme peut-être Benjamin l’eût fait en pensant au déclin de l’aura. Une absence de transcendance que l’on pourrait associer à la perte de la lumière, celle qui dirige, celle de la conduite du sens. Si par le désastre plus rien ne se révèle, l’énigme en soi ne devrait être sue. Sans désir de la percer à présent, que peut la littérature si ce n’est présenter l’état de son éparpillement, sa désorientation ? Une absence de tropisme en l’occurrence. Blanchot ainsi se risque au-delà de la philosophie d’Adorno en énonçant que la vérité, le secret de l’œuvre, en s’oubliant eux-mêmes, avancent un peu plus les limites de la conscience, rétrécissant son domaine d’autorité. Paradoxalement, ce serait sans doute cette ignorance d’elle-même qui, projetant la littérature dans l’errance, transformerait sa situation de crise en prise de conscience critique. La question digne d’intérêt est selon nous, depuis Blanchot, de savoir si l’art se désigne comme manque, ce qui revient à s’interroger sur son degré d’éveil, l’auteur dira de veille. S’il ne croit pas à un secret enfoui dans la littérature, il est aisément concevable que l’attitude de Blanchot s’écarte en définitive de toute prospection philosophique. Le désastre s’échappe de la philosophie car il déserte l’expérience. Comment l’esthétique à son tour peut-elle s’ouvrir au désastre, à la voix du Neutre ? C’est certainement dans l’étude de la forme de la théorie d’Adorno que l’on trouvera une réponse apte à désigner le fragmentaire comme ultime alternative au
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poétique. Cette approche visera à mettre en valeur le Neutre comme impossibilité de l’Unité de l’œuvre, l’espace de la mort où se déjoue l’écriture rendant impossible l’unicité de tout événement. L’écriture aphoristique d’Adorno rejoindra celle de Blanchot dans un même affrontement à la décomposition du langage. Enfin, l’on essaiera d’évaluer l’envergure d’un legs éventuel à la post-modernité.
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Chapitre X Du fragmentaire
L’écriture de Maurice Blanchot, après le tournant qu’elle prit grâce à L’attente l’oubli, s’est échappée finalement du cercle où elle se cantonnait tout en ne cessant de le briser, pour se livrer à l’épars, modalité d’errement dont le fragmentaire n’est qu’une figure non puissante, mais qui sert à entériner l’Éternel retour du Même. De son côté, Adorno, se détournant des questions du genre, s’est mis à exalter « l’essai comme forme », se heurtant à la décomposition du langage. Il ne faut point oublier la prérogative de départ, la question de la présence d’une esthétique blanchotienne, à bien parler du Neutre. Car il faut se demander — la mise en parallèle avec la théorie adornienne nous l’impose — si le désastre qui, n’offrant pas l’éventualité de son expérience, peut se prévaloir d’une esthétique. C’est la parole de fragment qui va mettre en jeu l’attente, non de la reconstitution du tout de l’œuvre, mais d’une pluralité plus grande à venir. La Théorie esthétique regorge d’une écriture en parataxe, c’est-à-dire libérée de jonctions, transitions, et appareil de structuration qui s’ajuste à une pensée en mouvement, toujours enroulée sur elle-même. La tenue d’un tel texte, sa forme décomposée, a tout à voir avec la dialectique négative qu’elle exprime. C’est en cela qu’il faut affirmer la fortune fragmentaire, en ce qu’Adorno ne cesse de retirer sa pensée d’un langage qu’il ne veut charger d’aucun message. Comme chez Blanchot, le sens s’éclipse, si ce n’est à ménager « l’interruption comme sens et la rupture comme forme » (E I 9). Pour résister à la synthétisation, l’œuvre d’Adorno ne condense aucune polarité dans son espace, mais s’efforce de conduire à sa propre réfutation. Le texte de nouveau, cela nous plaît à dire, est bâti sur une impasse fondamentale, qui est que la réprobation de l’instrumentalisation du langage s’effectue à travers le langage même. Récusant la médiation du langage dans le discours philosophique, il s’approche au plus près de l’œuvre de la poésie en fusionnant la forme et la question, la « question la plus profonde » étant justement celle de ce rapport impossible. Le fragmentaire dit maintenant l’échec de cette immédiateté retrouvée
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du langage à son objet, l’existence d’une fracture indépassable que l’objectivation du monde a créée. Adorno s’en confie en ces termes : « on ne saurait faire réapparaître d’un coup de baguette magique une conscience pour laquelle l’intuition et le concept, l’image et le signe seraient une seule et même chose, si tant est qu’elle ait jamais existé, et sa reconstitution serait un retour au chaos. On ne saurait penser une telle conscience que comme l’accomplissement du processus de médiatisation, comme une utopie », (Notes sur la littérature 9). Le philosophe ne cherche point le rétablissement d’une conscience qui totaliserait le savoir, mais assume les brèches qui désunissent la conscience de l’objet de sa connaissance. Blanchot pour sa part montre qu’il se soustrait à la simultanéité entre poésie et pensée. C’est ici le lieu de vacation du Neutre, l’espace impersonnel qui ne répond à aucun genre. La parole de fragment dit cette distorsion d’une écriture sans cesse appelée à désigner l’inconnu, à s’ouvrir au rapport sans rapport du dialogue qui cherche néanmoins à rendre témoignage de l’Autre. Le fragmentaire se conçoit comme l’absence de réponse à la question de savoir ce qu’est la poésie, en même temps qu’il permet dans cette béance du savoir l’apparition de l’altérité. Il est nécessaire de ne pas comprendre, de différer la saisie d’un texte qui n’existe déjà plus dans l’éparpillement : l’épars n’est pas celui d’une œuvre, car l’œuvre déjà n’est plus. Le fragmentaire se donne donc comme puissance passive, incapable de dissoudre et pourtant, œuvre de la dévastation toujours déjà advenue. Il n’existe donc point d’œuvre fragmentaire : le fragment n’est pas plus une partie du Tout qu’il ne forme une œuvre. Jamais sa présence n’est le signe de l’attente d’une reconstitution, d’un sens à gagner. L’œuvre est peut-être bien « attente de l’œuvre », mais en cela n’est jamais attente de totalité, d’achèvement. Serait-ce là le début d’une esthétique du fragment ? À la condition de faire respecter l’abandon de l’expérience. Les thèses de Blanchot et d’Adorno assurément n’adhèrent à l’expression d’une esthétique que dans la mesure où elles naissent d’une philosophie épuisée, d’une pensée rompue. Leur teneur esthétique n’a de justification qu’à perpétuer l’énigme : en ce sens, le philosophe ne peut qu’envier la tâche du poète qui est de renouer avec la dissimulation, de rechercher par la création avant tout l’expérience littéraire. La poésie, la littérature font l’objet d’un intérêt constant auprès de la réflexion théorique. Et pourtant, issues d’agoras obscurs, elles restent étrangères à toute préhension, toute compréhension pour la philosophie qui les convoite et tente de les aspirer en son souci d’exécution, d’exégèse. L’esthétique selon Blanchot se rassemble sous cette instance de l’oubli que la poésie fait sienne : en elle s’abîme la question la plus profonde, la vérité s’ignore. La beauté subsiste qui interroge la philosophie. Mais
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comment cette dernière s’en emparerait-elle ? « Le philosophe qui écrirait en poète viserait sa propre destruction. Et même la visant, il ne peut l’atteindre. La poésie est question pour la philosophie qui prétend lui donner une réponse, et ainsi la comprendre (la savoir). La philosophie qui met tout en question, achoppe à la poésie qui est la question qui lui échappe », soutient Blanchot (ED 104). Le fragmentaire à ce titre récuse l’assimilation à une notion philosophique. Il y a là un caractère très peu moderniste qui consiste à rejeter qu’une forme — d’écriture, de peinture, de pensée — ne soit conçue comme l’apanage d’une théorie, ne manifeste un contenu latent, équivalent. Le fragmentaire en effet se détourne du concept; on ne semble pouvoir, à proprement parler non plus, l’associer à un formalisme : il serait déjà théorisable. Son appartenance à présent rejoint la constellation du Neutre. Passivité, extrémité, dehors…, le fragmentaire est cet « exil de l’écriture » que subit l’auteur. Contrecoup de la transgression, du Pas-au-delà, il y a dans l’écriture fragmentaire une offrande du malheur à la pensée, et non l’inverse, ce qui serait laisser croire à la philosophie qu’elle aurait toute licence, toute puissance à interroger celui-ci. La pensée ne se présente pas au malheur ; elle reste devant lui dans un abordage impossible. C’est ce qui fait que le fragmentaire est non-pensée, et non-pouvoir. Blanchot se penche profondément sur L’Athenaeum et les écrivains romantiques : Schlegel, Novalis, et ses philosophes : Fichte ou Schelling. Le fragment devient art d’écriture, art d’une pensée qui veut penser le mouvement d’écrire, la mobilité, et qui donc donne lieu aux éclats de voix d’une langue qui habite l’écrivain. Le danger est de replier sur soi chaque parcelle, de la rendre autonome, l’élevant ainsi au rang de l’aphorisme. Chez Blanchot la vigilance est grande : littérature de veille, elle excepte les renfermements de chaque segment de parole. Le fragment n’est achèvement en soi pas plus qu’il n’est partie d’un système écrite en vue d’un Tout. L’œuvre ne saurait se dire tout entière dans chaque débris de sa forme ; à l’opposé, l’auteur ne ramasse jamais l’épars dans une vue d’ensemble. Mis bout à bout, les fragments toujours devraient dépasser le Tout. Il ne faut donc voir aucune origine à l’éclatement, aucun absolutisme dans le dire même du fragment. L’Athenaeum y parvient « en définissant le fragment non pas comme une partie d’un tout antérieurement existant, mais comme un projet. Le projet est fragmentaire dans la mesure où il reste largement non réalisé, mais, dans le même temps, il doit être achevé en tant que projet car il recèle les caractéristiques essentielles de l’œuvre à créer », écrit Peter Bürger à propos de Schlegel (La prose de la modernité 77-8). Ceci reste déroutant pour la lecture, car elle s’informe de ces accrocs d’écriture, et ne peut s’empêcher de recréer une unité disparue. Elle sent que ce qui se lit est
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événement en soi, et non moment, au sens où Blanchot reprend la pensée de Hegel. Cette configuration dispersée signe sa résistance aux métarécits au sens cette fois-ci où l’entend Lyotard : ce refus de la périodisation pourrait bien assigner les écrits fragmentaires de Blanchot à l’espace du post-moderne. Ce privilège dont jouit l’événement sur le récit a pour corrélation le dépassement de la dichotomie entre sujet et objet de l’expérience esthétique, qui offre à l’œuvre de s’abstraire de la durée, de conférer la force du commencement à la parole de fragment. La force d’arrachement de l’écriture ne semble avoir d’égale que l’exigence d’une pensée tout obsédée par ses limites. Le commencement perpétuel : il s’agit d’accepter que l’oubli fasse son œuvre, disperse les ilôts de pensée. Mais celui-ci n’est-il pas paradoxal avant tout ? N’est-il pas dit qu’il est oubli de l’oubli ? La pensée ne doit pouvoir exiger de s’exprimer en fragments ; elle doit oublier, ne pas construire de discours qui la porte sans savoir que tout a bien sûr déjà été dit. Désirer oublier : comment cela serait-il possible, à dire vrai, sans se rendre compte de l’impossibilité de l’oubli ? Car oublier est encore oublier que l’on sait oublier, croire que l’on écrit en vue de quelque chose, à partir de quelque chose. La pensée en arrive-t-elle finalement à se retirer vraiment ? Le fragmentaire dit que l’Un a disparu ; mais Blanchot n’essaie-t-il pas de dire que le multiple ne précède ni ne procède d’une pensée globalisante ? Des questions ultimes qui peuvent rester sans réponse, où l’on sait néanmoins que l’Un s’oppose au Neutre, étant donné que le Tout est la résultante de l’accomplissement dialectique. Mais pour en revenir à Adorno, il faut insister sur la forme de l’essai comme identification de la décomposition du langage. En étudiant le parcours d’Adorno qui le mène du discours sur la mimesis à la recherche d’une forme de pensée aconceptuelle, l’on tentera d’examiner l’écriture du fragment chez Blanchot dans une optique transparente aux paradigmes adorniens, pour voir si l’écrivain matérialise en quelque sorte l’aporie constitutive de la Théorie esthétique. L’écriture paratactique chez Adorno ne paraît pas découler tout d’abord de l’impossible de la représentation que traduit l’événement de la Seconde Guerre mondiale. Dès ses premiers écrits et en particulier ceux qu’il élabore avec Horkheimer, se fait sentir le souci constant dès lors de construire une critique mimétique sur les objets d’art. La sensibilité à une crise du langage ne doit donc pas être définie en fonction du drame de l’Histoire, mais c’est dans une perspective de réflexion sur la poétique qu’elle s’enracine. À travers notamment les vers de Hölderlin, le philosophe se concentre plus sur l’étude du matériau poétique en tant que tel que sur les causes sociales, historiques et politiques de la crise du langage. Ces ruines de « langage en
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décomposition » tel qu’il en parle proviennent d’une même réaction à l’encontre d’une instrumentalisation des mots que Blanchot a enregistrée à la suite de Mallarmé et dont il a fait le prélude de son œuvre. Au cours du siècle, les témoignages de résistance du matériau langagier parcourent les textes des poètes comme les réflexions existentialistes, où le refus des idéologies se heurte à l’obstacle d’un langage trompeusement transparent. Ce dont, pour sa part, le poète Yves Bonnefoy s’entretient en ces termes : Mais la difficulté du langage, son incapacité fameuse à exprimer l’immédiat, je n’oublie certes pas qu’elle n’est pas résolue. Elle n’est au mieux qu’éclaircie, ou accusée, puisque je n’ai fait que vouloir des mots qu’ils mettent leur foi dans le silence. Que peuvent-ils retenir ou dire, quand la présence se donne dans l’univers de l’instant ? La parole peut bien, comme je le fais maintenant, célébrer la présence, chanter son acte, nous préparer en esprit à sa rencontre, mais non pas nous permettre de l’accomplir. La parole est déjà l’oubli, il se peut bien qu’elle ait été notre chute, la voici en tous cas privée de la rencontre de l’être, ne faut-il pas condamner, une fois de plus, la prétention de la poésie ? (L’improbable 126)
Amer constat qui ne s’infirme qu’à évoquer la destruction — « déconstruction » chez Derrida — du logocentrisme de la représentation de la pensée. La poésie est sans doute pleine de misère ; la Théorie esthétique espère s’y conformer en se refusant toute transparence, celle qui signifierait la réalisation de la médiation du concept. En élisant la forme paratactique, Adorno affirme un anti-conceptualisme qui s’efforce d’entraver la transmission, la traduction de son œuvre telles qu’un résumé serait en mesure de l’accomplir. En opposant la mimesis au concept, il tisse un réseau de fils théoriques qui visent à représenter l’objet esthétique sans l’identifier. L’essai souhaite donc dire l’impossibilité de la théorie de la mimesis, s’approchant du poème par le déploiement d’une écriture fort souvent concentrique, tel que le rappelle Pierre Zima qui cite la Théorie esthétique dans son article sur « Adorno et la crise du langage : pour une critique de la parataxis » : « Le livre doit être composé d’une manière concentrique, avec des parties équivalentes, paratactiques, disposées autour d’un centre qu’elles expriment par leur constellation » (113). Certes, cette gravitation du langage qui est la figure de proue de Blanchot, s’accompagne chez ces deux penseurs d’un éloignement du logos répressif, dans le procédé de la différance pour Blanchot, par sa suppression chez le philosophe. Le paradoxe est entier puisque le refus de systématiser la construction, serait-elle en cercle, aboutit inévitablement à la production d’un système de pensée vigilante, distanciée, et non mimétique.
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Cette aporie parmi d’autres — le non-système se change en système —, Pierre Zima la critique à l’inverse de Marc Jimenez qui défend, lui, le point de vue adornien sous un tout autre angle. Pour ce dernier, l’impasse constitutive sur laquelle est bâtie la Théorie esthétique — dire le refus de l’instrumentalisation du langage avec ce langage même — ne prête pas à restriction mais au contraire permet, par sa critique de l’universalité, de faire émerger la présence d’une conscience critique. Ceci ne semble pas à première vue se dégager avec évidence, si tant est que l’on assimile le moment mimétique au système non conscient, donc par là non-critique. Selon Pierre Zima, il s’agit pour lui aussi de la valeur positive de cette aporie « radicale » que de constituer une conscience critique. Pour avoir voulu, en effet, assimiler le critère théorique au critère esthétique, Adorno a dû affronter un imparable obstacle : la dissolution de la pensée, refus de la trace pour qui a désiré se défaire du concept et rester au niveau de la pure expérience de l’art. Toujours prêt à se réfuter, son propre discours a accusé, selon certains de ses détracteurs, une vraie désémantisation. Est-ce attribuable au caractère exhorté de l’ambiguïté ? A priori, celle–ci qui cristallise les contradictions sémantiques ne permet pas de témoigner d’une absence de sens. Le danger d’une fuite du sens des mots serait dommageable d’une équivalence entre eux, d’une interchangeabilité aussi néfaste à l’œuvre que l’utilisation de concepts pour en rendre compte : « ne chassons–nous pas des mots leur sens propre et n’allons–nous pas nous retrouver, au milieu du désastre, dans une équivalence absolue de tous les noms et obligés de parler tout de même ? », questionne Sartre (Zima 108). La tâche est donc peu aisée pour Adorno qui doit surmonter une indifférence sémantique en vue de manifester le non–identique, le singulier, désir de lui donner corps sans lui donner sens. Une tâche tout aussi ardue chez Blanchot qui nous livre le désastre sans nous le présenter : événement de la fracture du corps du texte, entaille que l’on ne peut penser. Il s’avère que la poétique est cet élément dépourvu d’un sens qui précède ou procède, qui permet d’envisager un langage non-sémantique, et toutefois apte à rendre absolue la communication. Le « poématique », comme le nomme Heidegger à propos de Hölderlin,est à proprement parler ce qui « commence à rendre possible le langage » (Approche de Hölderlin 54–5). Dans son ouvrage, La poésie comme expérience, Philippe Lacoue-Labarthe reprend la question de Paul Celan qui tente de circonscrire la poésie : tâche impossible qui n’est pas sans découvrir sa redevance à la perte : « La poésie, à ce compte, peut être dite l’abîme de l’art (du langage) : elle abîme l’art (le langage). En tous sens. C’est son mode « propre » d’advenir./ Mais elle n’advient pas, si jamais elle
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advient, comme la poésie, même si, après coup, elle se laisse (difficilement) reconnaître comme telle » (82). C’est aussi Mallarmé qui, dans sa conférence de 1894, La musique et les lettres, va soutenir la légitimité d’une indifférence sémantique en l’honneur du poème : un caractère élitiste de l’œuvre d’art s’ajoute à cette vision du langage qui, on le sait, débouchera sur la nomination d’une parole brute et d’une parole essentielle, catégories que Blanchot reprend pour évincer le verbiage ou le langage creux, communicatif. Aucune fonction d’échange donc dans la poétique qui réalise en quelque sorte l’idée en dehors de toute réunification. Parvenir à la notion pure, à son expression dans le poème, telle est l’activité de l’auteur. Il s’agit aussi de la volonté de Blanchot : le poétique qui se dit entre le langage, entre deux bords, se déploie dans la scission inénarrable que pourtant l’on ne cesse d’invoquer, le fameux écart qui certainement subsiste entre expérience vécue et communication. La scission entre sujet et objet, vie et art, est toujours celle que tente de colmater Adorno dans un espoir de réconciliation de la modernité avec elle-même. Une certaine nostalgie de l’unité peut être pressentie chez le philosophe qui n’est pas selon nous décelable dans l’anti-discours de Blanchot, dans l’exposition de problématiques sans réponse qui caractérise son œuvre. Ainsi, il n’apparaît pas que le Neutre soit empreint de cette souffrance originelle de la perte, complainte infinie de l’unité primitive disparue. Certes, Orphée identifie la littérature à l’élégie du langage désespérément représentatif : il y a là bien sûr une perte à assumer du désaisissement de la subjectivité, d’autres diront du statut de souveraineté. Toutefois, le passage à l’impersonnalité ne semble pas s’accompagner d’une mélancolie constitutive. Le Neutre abolit sans les détruire les frontières entre œuvre et absence d’œuvre ; comme expression, en dehors du langage, de l’événement, il marque le refus de théoriser celui-ci pour le laisser intact. L’éviction du théorique annule la possibilité que celui-ci devienne monnaie d’échange. Il y a toujours chez Blanchot un statut du langage à reconquérir, étranger à toute distinction de genre : pas plus que le Neutre, l’écriture n’appartient à une classe déterminée, déterminante. Le poétique est confié de manière neutre au texte qui s’étiole : non pas signifié par les brèches, mais voix qui, sans parler, témoigne de l’absence de rapport entre les parties, chaque fragment n’ayant d’autre catégorie d’expérience que de se vouer à l’inconnu. L’espace blanc montre enfin l’impossible immédiat, le fossé infini entre le mot et la chose, la pensée et le langage.38 C’est une interruption qui, rappelons-le sans cesse, n’est pas dédiée au sens, rupture qui devient, Blanchot souvent s’oblige à se
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contredire, une absence de forme. Non-sens, informe, tacite mouvement du fragmentaire qui se donne à voir comme résultat et masque ses causes, il est dorénavant pénible de relever le défi que pose l’espacement. Puissance neutre, il peut indifférencier les fragments dans un acte de dissémination qui ne sème pas, entendons par là qu’une stérilité enfreint la démultiplication des fractions « multiples sans démultiplier » (PAD 71). Mais quel serait cet élément disruptif non scriptible, pourtant audible, et reliquat d’une antériorité inassignable, insituable, qui ajointe la crise du langage ? Il s’agirait d’un point critique où l’événement disparaît, où Tout disparaît — l’essence de la poésie. À l’instar du Neutre, un motif plutôt qu’une idée. Nous voulons parler du cri. Point culminant dans les récits de Blanchot, il éclate la narration et figure la limite extrême entre l’événement et sa représentation, point de jonction entre écriture et réel. On pourrait assigner l’indifférence de l’écriture aux genres et aux limites à quelque chose — outre le neutre — qui chez Blanchot les excède ; quelque chose qui n’est ni de l’ordre de la chose ni de celui du mot, quelque chose qui use la différence entre critique et récit, vie et œuvre, etc. Il s’agit du cri. Dans l’écriture. ( L’esprit créateur 63)
On conçoit assez bien que le cri est cette clameur de l’impossibilité de la fiction, cette réplique au totalitarisme, dépassement absolu de la figuration : l’on pense inévitablement au tableau de Edward Munch, Le cri. Là, la voix en quelque sorte primitive se meurt dans l’écran infranchissable qu’est la représentation. L’écriture fragmentaire chez Blanchot, la parataxe chez Adorno, sont des procédés de dislocation du Tout, recherches de l’expression du vrai, car il est sans appel établi par Adorno que : « Le Tout est le Non-Vrai » (Minima moralia 47). De son côté, Blanchot n’élude pas la présence de l’unité, car celle-ci, en tant que fin, est accomplie. L’histoire est dépassée chez l’écrivain : la parole de fragment se situe donc au-delà de l’absolu, le fragmentaire n’ayant à frayer avec l’impossible que pour l’avoir dépassé. Ceci reste une problématique que Blanchot reprend de Georges Bataille en l’associant à l’expérience-limite. Cette explosion de l’œuvre telle qu’en témoignent les fragments de Nietzsche, de l’Athenaeum ou de Blanchot, instruit de la prise de conscience de la littérature par elle-même. Le mouvement du fragmentaire est alors celui de la littérature qui s’expulse invariablement 38 Toujours reprenant l’exemple de Mallarmé, Blanchot écrit : « L’espace poétique, source et : « résultat » du langage, n’est jamais à la manière d’une chose ; mais toujours, « il s’espace et se dissémine » (LAV 320-1).
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de son repaire : le fragment ne vient pas avant ou après le tout, mais il est en dehors de lui. D’où l’on est en droit de toujours reposer la question de la responsabilité d’une littérature qui, par excellence, se désaisit d’une fonction, reniant tout utilitarisme, se jouant dans la plus simple inutilité. Un discours fragmenté, qui se décompose, c’est la marque d’un renoncement. Il peut s’agir de celui qui consiste, consciemment ou non, à abdiquer le fait de prendre en charge sa pensée, de lui assurer une continuité. Le sujet n’est plus fautif car, ayant disparu, c’est le langage à présent qui est seul responsable de ne plus assumer le sens. Cette forme, qui ainsi ne sait porter la question qui toujours l’oriente vers le désastre, « l’autre nuit », est en elle-même devenue question : question de ce qu’est la littérature, et, plus extrêmement, de comment elle est possible. Gilles Deleuze exprime sa dette envers celui qui a si bien su établir le débat, dans l’assimilation de la littérature à la machine : Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps, mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les courts-circuits, les distances et les morcellements, dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout. C’est que les coupures y sont productives, et elles sont elles-mêmes des réunions. Les disjonctions, en tant que disjonctions, sont inclusives. Les consommations mêmes sont des passages, des devenirs et des revenirs. C’est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d’une machine littéraire : comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante même à venir ? (L’anti-Œdipe 50)
Une conception de la fragmentation qui serait réductrice entendrait la parole comme unique, et l’espace comme morcelé. Or, c’est à l’intérieur même de cette parole qu’il faut voir qu’est logée la multiplicité. La parole est plurielle 39, dit Blanchot ; l’écart est pourtant en dehors d’elle. Comment concevoir ce paradoxe — la parole est creusée d’un écart qui lui est extérieur —, sinon en rappelant inexorablement que la littérature est « pensée du dehors » ? À cet état poétique répond la recherche chez Adorno d’aboutir à une « pensée non argumentative » (Zima 112). Pour se donner parfaitement, en totalité dirait-on non sans ambiguïté, mais sans toutefois se prétendre issue du dépassement de la dialectique, la pensée se voulant immé-diatement communicable doit se défier du système. C’est le seul moyen d’obéir au figural, de lui concéder de s’engendrer en dehors des fonctions cognitives, des causalités. La différence fondamentale 39
« Parler, c’est reconnaître que la parole est nécessairement plurielle, fragmentaire, capable de maintenir, par-delà l’unification , toujours la différence » (E I 500).
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qu’il nous faut rapporter à présent est insurmontable : elle gît entre l’inconciliable du poétique et du théorique, se traduit par le fait que la parole provient de l’écart chez Blanchot, alors que le discours d’Adorno parle sur ce même écart qui n’est autre que l’esthétique comme nous l’avons dit. Impossible donc est-il de parler de quelque objet en s’appropriant son caractère artistique, mais un impossible non pas impossible à dire dans la littérature où il n’est plus question de parler mais d’entendre. Le philosophe selon Pierre Zima ne se sera point départi de l’empire du théorique, et c’est une qualité selon certains des successeurs d’Adorno pour qui la distinction entre art et philosophie doit être clairement rétablie. Quoi qu’il en soit, cette aporie est toujours finalement positive puisqu’elle ne mime qu’une défaite : celle que rencontre la philosophie par rapport à l’art moderne qui lui montre ses limites. La Théorie esthétique d’Adorno assume finalement qu’il est impossible de restituer l’immédiateté de la vérité entrevue dans l’expérience esthétique, le langage signifiant étant toujours en différance par rapport à son objet. La fonction de connaissance de la philosophie s’arrête probablement où commence l’expérience esthétique de l’œuvre d’art : Adorno a tenté d’intégrer le moment mimétique à l’exercice conceptuel, mais il s’est heurté au médium langagier. C’est pourquoi, inlassablement, il renvoie cette aporie au mystère constitutif de l’œuvre d’art : « Le Vrai de la connaissance discursive n’est pas voilé, mais elle ne le possède pas. L’art, lui aussi connaissance, le possède mais comme quelque chose qui lui est incommensurable » (Théorie esthétique 166). En se fondant sur une impasse, la Théorie esthétique n’a pu cacher le constat d’échec qui serait découvert en fin de parcours, mais a toujours su dévoiler les mécanismes sans issue sur lesquels elle reposait. Refusant une construction systématique, il lui a fallu saper ses fondements de manière continue, ce que Blanchot pour sa part a opéré sans limites. Mais la question dominante serait à présent celle-ci : les auteurs ont-ils dû sacrifier la continuité de leur pensée à la forme sur laquelle ils réfléchissaient, c’est-à-dire la rupture ? Y a-t-il lieu de parler avec inquiétude de non-pensée, puisque celle-ci est espacée, rompue dans sa forme ? Le problème est celui qui donna naissance à ce travail, à savoir si le fait esthétique avait la possibilité de se tenir entre les rets du langage, si le phénomène de la disparition n’était pas simplement le fait esthétique en lui-même. Il faut sans cesse revenir au mode d’expression de l’écriture blanchotienne qui est le détour. Par son biais, le dire se livre à l’opacité, reconnaît en lui toute son impuissance et la nécessité
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qu’avant tout, cet impouvoir soit ce qui reste à dire, indéfiniment. En cela, on peut reprocher à l’auteur lui-même son propre acte de désintérêt, désinvestissement d’une subjectivité face à une problématique — la représentation, la transmission — qui le requiert. Une responsabilité politique en l’occurrence, qui s’assortit de toute la violence d’une écriture qui s’arrache aux totalitarismes, s’absente de tous les idéaux pour se dire engagée : dans le dégagement.40 Adorno est proche de ce discours, lui qui, à l’instar de Marcuse, ne voit pas autant de potentiel subversif dans une pièce politique de Brecht ou de Sartre que dans un poème de Rimbaud ; sa foi en l’art engagé s’estompe au profit d’œuvres plus distanciées de la réalité, et il conteste clairement l’utilisation de l’art à des fins politiques. Un article important, dont le titre est « Engagement », élabore ce point de vue : « Le mensonge de son engagement contamine ce que Brecht a de meilleur. Son langage révèle le fossé béant qui sépare le sujet poétique qui le véhicule de ce qu’il proclame. Pour le franchir, il lui faut affecter le langage des opprimés » (Notes sur la littérature 297). Adorno reproche la vanité et l’illusion d’une telle démarche ouvertement engagée. L’art est proche d’avoir une fin en soi ; que cela revienne à ressusciter les critères de « l’art pour l’art », cela ne paraît pas soucier le philosophe. Dans une posture tout aussi polémique, Blanchot se retire des sphères médiatiques, ne s’abstenant pas pour autant de se consacrer totalement, à l’exemple du titre de l’ouvrage de son ami Dyonis Mascolo, à la recherche d’un Communisme de pensée. Cette envergure de son œuvre restera ici inexplorée, mais pourrait constituer une étape consécutive à cette étude. La problématique politique, ainsi qu’il fut sous-entendu, ne peut se manifester en dehors du débat esthétique. En outre, la question qui s’attache à vérifier l’autonomie de la littérature reste extrêmement présente chez Adorno et Blanchot. Elle relève bien sûr d’une appartenance à la dialectique négative qui conçoit l’art comme facteur d’oppositionalité à la société. Le dégagement prôné par Blanchot se rapproche peut-être d’un certain anti-avant-gardisme décelé chez le philosophe dans les thèses de Peter Bürger. L’hermétisme est envisagé comme palliatif à une dictature de la communication, de la transparence, qui destitue les 40 Blanchot explique sa position : « Et l’on verra aussi que la littérature la plus dégagée est en même temps la plus engagée, dans la mesure où elle sait que se prétendre libre dans une société qui ne l’est pas, c’est prendre à son compte les servitudes de cette société et surtout accepter le sens mystificateur du mot liberté par lequel cette société dissimule ses prétentions. En somme, la littérature doit avoir une efficace et un sens extra-littéraires, c’est-à-dire ne pas renoncer à ses moyens littéraires, et elle doit être libre, c’est-à-dire engagée » (P F 104).
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œuvres de leur réel potentiel révolutionnaire. C’est pourquoi le silence constitue un écran aux appropriations interprétatives. Adorno le soutient : « Mais moins on veut faire dire aux œuvres quelque chose à quoi elles ne croient pas tout à fait, plus elles disent de choses justes ; et moins on a besoin de renchérir sur ce qu’elles disent aux dépens de ce qu’elles sont » (Notes sur la littérature 296). L’être de l’art n’a pas besoin d’être dit. Le silence concrétise la littérature, l’œuvre d’art, comme lieu de l’attente ; destiné à préserver la discrétion jusqu’à la proximité de la parole des confins, le silence assure la venue d’une entente, fait place à la voix, prodigue une ouverture à l’espace de la pensée. Sa propriété est certainement éthique, à condition que, comme toujours, ce silence reste hors du savoir. Encore une fois, tarir devient le maître-mot d’une écriture assourdie par les distances de mot à mot, d’une phrase à l’autre, d’un fragment à celui d’à côté. La pensée d’Adorno existe ; celle de Blanchot tout autant, qui, hostile au développement, rejoint la folie dans l’absence de livre. Mais cette déraison qui brise le discours pour le changer en entretien permet justement que l’entente puisse avoir son lieu, dans l’interruption qui offre à l’autre de reprendre la parole. La rupture au creux du dialogue est une possibilité enfin donnée au sens d’exister : la pensée ne se développe qu’à se transmettre de l’un à l’autre des interlocuteurs. Il faut faire place au dialogue de la pensée. Le texte admirable de L’attentel’oubli met en scène cette dualité, duel d’une pensée fracturée par l’entretien infini, mais pensée « qui questionne(nt), et questionner, c’est penser en s’interrompant » (EI 499). Il n’est certainement plus question de rechercher une pensée de la rupture, comme ce serait le cas face à l’Holocauste. Car il n’est plus tout aussi urgent de penser la catastrophe historique que d’en réparer l’entente au sein d’une communauté. L’échange de la parole constitue la réplique au danger de la parole unique, celle de l’oppresseur. Ouvrir la parole par l’œuvre d’art consiste non pas à établir une communication de soi à l’œuvre, voire prétendre à un dire sur cette œuvre, ce qui serait démentir l’inexorable « solitude essentielle » du créateur qui se tait ; mais il s’agit en fin de compte d’interrompre absolument le développement de toute pensée pour mieux inviter l’autre à entrer dans ce rapport « sans rapport ». Ce que Blanchot conçoit comme devoir de « tenir parole », et non de « garder parole » : Disons que le développement, c’est la prétention de garder la parole, non par l’ampleur d’une puissante voix, mais par l’ampleur d’un continuum logiquement organisé (selon une logique tenue pour la seule juste), de façon à avoir le dernier mot. Au contraire, la parole qui ne développe pas a dès l’abord renoncé au dernier mot, soit parce que celui-ci est supposé avoir déjà été prononcé, soit parce
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que parler, c’est reconnaître que la parole est nécessairement plurielle,fragmentaire, capable de maintenir, par-delà l’unification, toujours la différence. Quelqu’un dit quelque chose et s’en tient là : cela signifie que quelqu’un d’autre a le droit de parler et qu’il lui faut faire place dans le discours. (E I 499-500)
Comme on l’a vu, le fragmentaire est une exigence à la fois de la pensée et de la forme, l’un étant fortement lié à l’autre. La pensée en effet n’est plus issue d’une interrogation extérieure du langage, mais, tout en se laissant ruiner par la question qu’elle porte, ne sait advenir au-delà d’une parole qui ne se survit point. Il semble qu’après avoir examiné sous certains angles des aspects de l’œuvre de Blanchot, nous soyons nous aussi ramenés à l’unique conclusion qu’il n’est plus de littérature aussi longtemps que celle-ci cherche dans le monde une réponse, alors que voir en elle, finalement, et sous la forme de la rupture, l’éternité de la question sur elle-même, cela conduit bien plus loin : au désaccord parfait, comme dans la musique sérielle où la répétition enfreint le développement musical jusqu’à l’épuisement. Cette dissonance renvoie à la discordance de la pensée dans l’œuvre poétique. Plus généralement, au sein de l’esthétique contemporaine, la pensée s’ellipse toujours sous les traits d’une expérience-limite qui a entériné toute possibilité de développement, et s’impose comme dépassement de la négation dans une œuvre que l’on sait muette. Pourquoi avoir rapproché la question du silence à celle de l’esthétique ? Certainement parce que l’on y a entrevu, dans l’impossibilité de parler, l’impossibilité d’une épreuve de la création. Non pas qu’il ne soit plus donné à l’homme du vingtième siècle de connaître l’œuvre par ses sens — le recours à la phénoménologie notamment dans les discours des Minimalistes exprime l’indubitable présence de l’expérience dans la valeur de leur art — mais parce qu’il est clair qu’aujourd’hui l’esthétique est une notion controversée qui, à l’instar de l’art selon Adorno, « ne survit qu’à se nier ». S’il est de fait que l’esthétique revêt une fonction cognitive, ceci s’effectue à l’encontre d’un savoir nommé, dans une optique proche de celle de la poétique. La différence que l’on reconnait entre ces deux notions est perceptible au niveau de l’expérience ; l’indifférence qui s’échappe du Neutre dans la littérature blanchotienne peut bien aussi se tenir à l’intérieur d’une poétique fondée sur le fragmentaire, dans la mesure où, quelque fragmentaire qu’elle soit, nul ne peut l’éprouver. Il est du Neutre dans la poétique comme dans l’esthétique, dans les deux cas l’Idée trouve sa forme finale dans l’ambiguïté qui est la faillite du système dialectique.
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Dans cette étude sur le désœuvrement, notre discours s’est vu fortement déplacé au rythme des questionnements. Au terme de cette réflexion, l’essentiel qui apparaît est la trace de ce glissement subreptice qui s’est constitué au fil des pages : depuis la prise en compte de l’infortune des avant-gardes, l’on a souhaité expliquer les motifs de l’absence d’œuvre, en liaison avec le statut déconstructeur de l’Image. Très vite, il s’est avéré qu’une exploration des mécanismes de la perte était indissociable de la connaissance de la fonction du langage, telle que Blanchot la singularisait à la suite de Mallarmé, et qu’elle nécessitait une élucidation du principe de l’image. Au commencement de ces investigations, la situation de l’écriture blanchotienne par rapport au caractère de la post-modernité était tout à fait préoccupante. Il s’agissait en effet de déterminer la position de l’œuvre littéraire de Blanchot à l’intérieur du débat moderne vs post-moderne. Les questions applicables à cet effet étaient de savoir si l’absence d’œuvre pouvait, en tant que phénomène, confirmer la modernité comme projet achevé, dépassé, et par là justifier l’appar-tenance du désœuvrement à la post-modernité. Cependant, en regard des définitions de Lyotard, l’on a accepté de voir le post-moderne comme état naissant de la modernité, ce qui a valu de placer la poétique blanchotienne au centre de cette réflexion, non pas d’un type de périodisation de l’œuvre, mais selon une modalité de l’expérience. Ayant examiné la position du langage, l’on s’est rendu compte du caractère transgressif de celui-ci ; pour en montrer la limite, l’écriture s’est toujours autorisée à franchir le « pas-au-delà ». Blanchot nous a mis en garde : « personne ici ne désire se lier à une histoire » (Au moment voulu 108). Aucune suite d’événements n’était plus susceptible d’obéir à la loi du récit. Le texte véritablement était devenu événementialité et non pas lieu de la narration. Cette remise en question des propriétés narratives de la littérature était inhérente à la fonction de l’image, qui a délivré le
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langage de l’inféodation au sens, au discours et à la vérité, pour le rendre à l’errance, la raréfaction, et l’imaginaire. Notre problématique de départ considérait l’image comme le résidu du langage en décomposition, et le cadre général de notre pensée visait à sillonner les aléas de l’apparition et de la disparition. Lorsque nous faisions nous-même l’expérience de la dispersion à travers le texte blanchotien, nous avons été contrainte de réaliser qu’il ne s’agissait plus de penser l’absence d’œuvre en termes de résolution dialectique, mais qu’il fallait plutôt l’envisager comme preuve du maintien de l’ambiguïté des rapports de contradiction à son comble. L’image, en effet, n’eut de cesse de se rappeler comme le lieu des paradoxes, comme la cristallisation du mécanisme de la perte à son point critique : celui de la vision de la disparition. Vision qui disait donc mouvement, et c’est par cette qualité de l’œuvre que nous avons eu accès au problème de la dialectique. Benjamin s’en était fait lui-même le porte-parole et avait opéré la jonction en disant : « L’image est la dialectique à l’arrêt » (Didi-Huberman, Ce que nous voyons ce qui nous regarde 138). Entrée dans le jeu scriptural de l’œuvre critique, force nous fut alors de reconnaître l’absence d’origine comme initiatrice de l’écriture de l’imaginaire. L’œuvre s’était déclarée antérieure à elle-même sans se faire attendre, et, dans l’entrelacs lacunaire où l’on avait suivi le cheminement de la disparition, nous nous sommes avancée hors du cercle de l’espace littéraire vers l’espace fragmenté du second versant de l’écriture blanchotienne : celui de l’épars. Cependant, étant toujours redevable de la question que les avant-gardes avaient soulevée : « Détruire, c’est créer », il fut nécessaire de s’incliner auprès des expérimentations de Marcel Duchamp. En radicalisant la perte de l’origine dans l’œuvre d’art moderniste telle que l’illustrait le Ready-made, l’artiste avait matérialisé l’oubli, et accompli le Neutre là où il avait définitivement ruiné la ressemblance à un modèle. Avec la découverte du Neutre, la question de l’esthétique s’est alors détournée de l’empire de la négation pour faire place, par l’abandon de l’épreuve, à l’indifférence. Anesthésie des sens chez Duchamp, peu s’en est fallu ainsi pour guider notre pensée vers l’asthénie du langage chez Blanchot. Car ce vide dans l’écriture témoignait d’une forme de fatigue, force passive en laquelle la négativité s’anéantissait : chez Duchamp, la création avait irrémédiablement rompu avec l’espace du nihil. Le deuil n’était plus possible car il devenait incessant : Duchamp, Malevitch et Blanchot avaient échoué, et l’absence d’œuvre n’était que vaine ambition, parce qu’il n’était plus besoin de dire que l’on ne voulait plus représenter. L’œuvre parlait d’elle-même, par la mort qui, infigurable, se tenait au cœur du langage, pictural, littéraire. La mort était l’intarissable.
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Dans ces maintes rencontres que l’on avait suscitées entre « artistes sans œuvres », pour reprendre le titre de l’essai de Jean-Yves Jouannais, la question de l’esthétique n’avait jamais cessé de se dérober sous nos pas : comment pouvait-on, à bien respecter la pensée de Blanchot, Malevitch, Duchamp, et les sculpteurs Minimalistes, parler d’un possible champ esthétique de ce désœuvrement ? La question, il est vrai, est demeurée entière jusqu’au bout, car l’esthétique n’est rien d’autre que la question privée de sa réponse. Dans les multiples occurrences de l’apparition, nous avions pressenti que la modernité, à s’abîmer dans le mouvement de la scintillation, avait par là défini son critère esthétique en fonction de cette capacité pour les objets et le langage d’apparaître et de disparaître. C’était incontestablement à l’endroit de la scission, dans l’activité scissipare, que s’était niché le beau. C’est le texte amputé, l’objet défunt de toute fonction, qui en entretenant le lien avec la mort, avaient intimé l’émergence du beau : « Interrompant un fonctionnement finalisé mais en laissant une trace, la mort a toujours un rapport essentiel avec cette coupure, le hiatus de cet abîme où surprend le beau. Elle ne donne lieu au beau que dans l’interrupture où elle laisse le sans paraître » (Derrida, La vérité en peinture 101). L’imaginaire pour Blanchot renvoyait donc à l’esthétique : cette faculté des objets d’apparaître, liée à la motion de l’image, avait dispensé le beau dans l’absence. Toutefois, l’ambiguïté avait toujours résidé dans le fait que l’écriture de Blanchot s’était mise en forme grâce au Neutre, par lequel il ne pouvait y avoir d’expérience. Est-ce à dire, maintenant, que l’œuvre alors serait dépourvue de valeur esthétique ? Il est peut-être temps de dire que Blanchot, affirmant que jamais l’on n’écrira de phénoménologie du désastre, n’entend pas l’esthétique comme l’émanation du sensible, ni du concept, mais comme la possibilité, à venir, d’une autre forme d’art : celle qui s’annonce sans se montrer : « cette imminence d’une révélation qui ne se produit pas, est peut-être le fait esthétique », suppose l’auteur (Michaux 86). Nous en resterons donc là.
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Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .7 PREMIÈRE PARTIE : MAURICE BLANCHOT ET L’AVANT-GARDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11 Chapitre I : La modernité, la mort, et l’image blanchotienne . . . . . . . . . . . . . . .13 Chapitre II : Kasimir Malevitch, Maurice Blanchot et le silence de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .35 Chapitre III : Le langage chez Blanchot ou des illuminations d’absence . . .51 DEUXIÈME PARTIE : À PROPOS D’ART MODERNE ET CONTEMPORAIN : SITUER MAURICE BLANCHOT. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .71 Chapitre IV : Marcel Duchamp et l’Avant-Garde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .73 Chapitre V : Le ready-made, achèvement ou inachèvement de la modernité ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85 Chapitre VI : Le modernisme de Greenberg, celui de Blanchot . . . . . . . . . . . . .109 Chapitre VII : L’Art Minimal et l’écriture du dehors . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .119 TROISIÈME PARTIE : T. W. ADORNO ET MAURICE BLANCHOT, AVANT-GARDISME, POST-MODERNISME, ET QUESTION ÉTHIQUE DE LA CRÉATION
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Chapitre VIII : La question de l’autonomie de l’art . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .137 Chapitre IX : De l’énigme au désastre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .151 Chapitre X : Du fragmentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .167 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .181 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .185 Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .197