Livre Humour (Dé) Former Le Sens [PDF]

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Zitiervorschau

Présentation

Humour : (dé)former le sens ?

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Présentation

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Présentation

Humour : (dé)former le sens ?

Coordonné par Lahcen OUASMI, Nadia OUACHENE & Latifa IDRISSI

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Laboratoire de Langues, Littératures et Communication Groupe de Recherche en Linguistique, Communication et Médias

Comité scientifique : Pr. Samira DOUIDER Pr. Latifa IDRISSI Pr Abdelmajid JAHFA Pr. Soumaya NAAMANE GUESSOUS Pr. Nadia OUACHENE Pr Fatiha BENNANI Pr Lahcen OUASMI

Le livre : Humour : (dé)former le sens ? Editeur : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Ben M’sik Casablanca Coordonné par : Lahcen OUASMI, Nadia OUACHENE & Latifa IDRISSI 1ère impression : 2017. Illustration de la couverture : Amine CHAGRAOUI, Graphiste designer, 2015. Imprimerie : Force Equipement, Casablanca N° Dépôt légal : 2017M00458 ISBN : 978-9954-39-506-6 Tous droits d’auteurs réservés à l’éditeur.  4

Table des matières

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I. Sens et représentations de l’humour Lahcen OUASMI : Essence et sens de l’humour Yves MONTENAY : L’humour, arme des faibles Houda CHRAIBI : Une esthétique de l’humour et de la dérision

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II. L’humour dans la littérature marocaine Mohammed LAKHDAR : L’humour séfarade dans la littérature judéomarocaine d’expression française Lahcen BAMMOU : Du côté de chez l’ironie et le persiflage dans Le Fou d’espoir d’Abdellatif Laabi Moulay El Hassan ABBI : L’humour dans Morceaux de Choix et Grâce à

33 49

Jean De La Fontaine de Mohammed Nedali : de la connivence ludique à la subversion des valeurs Saadia DAHBI : De la légèreté pour reconstruire le sens : lecture analytique de l’humour dans L’Inspecteur Ali de Driss Chraïbi

61 79

Mouhcine AMRAOUI : Les procédés discursifs de l’humour dans certaines chroniques de Fouad Laroui Naima MENNOR : Jeux et enjeux de l’humour en photolittérature. Fouad Laroui et Thami Benkirane

97 107

III. L’humour dans la littérature occidentale Fabrice PRAS : « L’écriture de Sade : (dé)formation et parodie du discours vertueux dans « Justine ou les Malheurs de la vertu » Frédéric MAZIERES : L’humour et le comique pervers chez Sade. Une approche psychobiographique Nicolas BIANCHI : Retrouver la vie au cœur de la guerre. Poétique de l’humour dans Les Croix de bois de Roland Dorgelès Inès BEN ZAYED : L’humour dans les Contes de Bonaventure des Périers Hervé COULIBALY : La perversion intertextuelle dans Monsieur de Phocas de Jean Lorrain : Un humour fin de siècle Afifa ZAGHOUANI : Humour, parodie et ironie : vers une textualité humoristique dans La fête de l’insignifiance de Milan Kundera

127 135 153 167 181 193 5

Présentation Cécile PAJONA : Un mot peut en cacher un autre : le défigement au service

de l’humour et du (contre)sens dans l’œuvre romanesque de Boris Vian Evelyne CLAVIER : Samuel Beckett et l’humour comme fissure dans la catastrophe théâtrale Maria-Orquídea BORGES-BISPO : L’humour de l’amour d’Henri IV

211 229 247

IV. Humour et littérature orale Driss HAMMOUD : L’humour dans la poésie orale amazighe : cas du genre ahellel du Maroc central Djé Christian Rodrigue TIDOU : Tout ce que tu as, j’a ou le décryptage des invariants oraux dans l’humour ivoirien Benaoumeur KHELFAOUI : Humour noir ou carnavalesque dans la désacralisation du Christ Cas de Barrabas de Michel de Ghelderode Héla MSELLATI : Humour magrébin et (dé)formation du sens : quand Tata Zouzou fait son « cilima » Jacqueline Eve TONTA : Travestissement du sens et poétisation de l’imaginaire social dans Mon blanc à moi de l’humoriste camerounais Major Assé Amidou SANOGO : Discours humoristique et réconciliation en Côte d’Ivoire :

257 279 297 317 327

approches pragmatico-énonciatives des stratégies discursives de l’humoriste « Le Magnific »

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V. L’humour dans la langue Walid HAMDI : Humour, tabou et infléchissement sémantique dans l’arabe dialectal tunisien Sana BOURBI : Analyse sémantique de l’effet humoristique de la

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correspondance entre le sens littéral et le sens figuré des expressions idiomatiques marocaines Chérine ZAKI : La Révolution égyptienne du 25 janvier : quand la langue s’amuse avec les « maux » Oumelaz SADOUDI : Caractéristiques, procédés linguistiques et stratégies discursives de l’humour verbal dans les blagues

365 381 397

Taha ROSHDY TAHA : Valeur lexicale de l’humour dans les bagues égyptiennes

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VI. Humour, politique, caricature Ali JAFRY : Contours et détours de l’humour chez les politiques 6

431

Dina MANDOUR : L’Humour politique dans la foulée de la « Révoltion duPrésentation 25 janvier ». Nouvelles formes ou Reproduction de l’ancien ? Amal FETTAL : L’humour et la démultiplication du sens : cas du discours politique marocain

449 465

Rim SDIRI : De «l’humour» pour vaincre le terrorisme en Tunisie : processus interprétatifet régulation du sens dans les caricatures tunisiennes. Approche sémiotico-rhétorique Aldjia OUTALEB-PELLÉ : Analyse sémiotique de quelques caricatures de Dilem Hafida KASMI : L’humour politique de l’immigration clandestine en caricature. Etude sémiotique des caricatures de Dilem

475 487 503

VII. Humour, culture, société Hanane RAOUI : Parodier le genre : une longue histoire d’humour Fatoumata TOURÉ CISSÉ : L’humour arc-en-ciel des écrivains africains de la diaspora

519 531

Gilbert Willy Tio BABENA : Rire et se rire de l’histoire : analyse multimodale de la mémoire discursive de la dictature africaine Myriem NARJIS : La notion de l’humour dans les réseaux sociaux numériques

547 565

Tayeb BOUDERBALA : La dimension socioculturelle et idéologique de l’humour dans l’œuvre de Jahiz. Exemple du «Kitab al-Bukhala » (Le Livre des Avares)

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Fatima Zahra KHAYA : L’humour comme outil d’analyse des rapports de genre et d’encouragement dans l’accès à la santé reproductive dans le secteur public au Maroc

587

Latifa IDRISSI : L’impact de l’humour sur le processus de persuasion publicitaire Samira IHAJJITEN : L’humour dans la publicité : une arme à double tranchant

595 603

Naima OUACHENE : Humour et références culturelles dans le discours publicitaire en arabe marocain

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Constamment confronté aux maux et aux vicissitudes de la vie, l’homme a toujours cherché à changer son environnement en créant des situations d’équilibre à travers l’humour. Ainsi, dans toutes les sociétés et les civilisations, l’humour a accompagné l’homme pour alterner avec d’autres formes d’expression. Autrefois, les rois de France disposaient de bouffons de cour pour rire et se divertir, des poètes ont usé de l’humour et de la satire dans leurs poèmes, contes drolatiques, fables et fabliaux étaient aussi du type plaisant et humoristique. De nos jours, l’humour a évolué pour toucher d’autres domaines, la blague, le dessin animé, le sketch, la caricature, la publicité, entre autres. Plaisant, tendre, froid, débridé, noir, sarcastique, tels sont les qualificatifs attribués à l’humour et qui l’ont animé à travers les réalisations de l’homme. L’humour se répand et forge vraisemblablement des images souvent allégoriques et popularisées, distinguant ainsi une nation ou une communauté à d’autres. Comme disait Victor Hugo dans Les misérables, les Français se reconnaissent dans leur entrain qui se manifeste dans les sarcasmes, les saillies et les quolibets, tandis que les Anglais sont réputés pour leur humour. De ce fait, l’humour peut s’exporter et dépasser les frontières pour transmigrer soit à travers les médias, soit à travers les mouvements migratoires. Il peut s’imposer en gardant ses spécificités, comme il peut s’adapter en puisant dans les particularités du pays d’accueil et en créant des situations d’acculturation. 9

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En littérature, l’humour est investi dans tous ses états, touchant tous les genres littéraires, nouvelle, poésie, roman ainsi que les genres de composition littéraire comme la description, le portrait, la narration, la dissertation, le discours, etc. L’humour s’épanche sans contrainte à travers le langage. Les mots se délient, renversent les automatises figés, libèrent leurs valeurs stylistiques et dégagent leurs saveurs expressives avec délectation jouissive. Les phrases s’enchaînent et accentuent l’effet en flirtant avec les affects et les sensibilités. De là, prolifèrent les jeux de mots, les calembours, les contrepèteries, les anagrammes et d’autres qui cristalliseront pleinement l’humour. L’image elle-aussi ne manque pas d’ingrédients utiles à l’expression de l’humour, lequel dépeint ingénieusement la réalité politique, sociale, économique, culturelle, etc. pour en relever les particularités plaisantes, drôles et même absurdes ou grotesques. L’humour peut devenir une arme de (dé)construction des valeurs et des représentations de la société. De là, apparaissent aussi les enjeux socio-psychothérapeutiques que recèlerait l’humour mis en scène pour aguerrir à la vie ou bousculer les convictions et les préjugés, et démystifier des notions ou des personnages. L’humour, proche du comique absolu dont a parlé Baudelaire, use de la satire et de l’ironie pour devenir un outil de (dé)formation de sens. En effet, le sens est au cœur de la création humoristique. Il prend tous les sens ; il peut être allégorique, figuré, polysémique, obscur, caché, moral, absurde ou à la limite du non-sens. Comprendre le rôle et les mécanismes de fonctionnement du sens dans l’humour pourrait contribuer à l’appréhension et à une meilleure (re)définition de ce dernier. Quelles sont donc les différentes représentations et caractérisations de l’humour ? Comment l’humour parvient-il à configurer et à (dé)former le sens ? Quelle est la part de l’humour dans les différents genres littéraires ? Quelles sont les stratégies discursives et les fonctions explicites et/ou implicites de l’humour ? Quels sont les outils et les techniques investis dans l’expression de l’humour ? Quelles sont les spécificités socioculturelles de l’humour ? Ce sont quelques questions, ainsi que d’autres, qui ont animé le Colloque international organisé le 19 novembre 2015 par le Laboratoire de Langues, Littératures et Communication, autour du thème : l’humour, (dé)former le sens ? et dont les actes constituent ce livre édité à l’attention des lecteurs et des chercheurs intéressés par les problématiques que soulève l’humour à travers ses caractérisations. Lahcen OUASMI, 2015

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I. Sens et représentations de l’humour

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Essence et sens de l’humour

Essence et sens de l’humour

Lahcen OUASMI FLSH Ben M’sik Casablanca - Maroc

Aussi lourds et contraignants soient-ils, les grands remous de la société ne cessent de piéger et d’accabler l’être. Des hauts et des bas fluctuent et alternent, créant l’imparable et l’inattendu et tendant à asseoir une logique de résignation. Toutefois, l’âme et la pensée réfractaires à l’inclémence du destin s’immunisent par la transcendance et la résilience. Toute réalité serait alors renégociée au point d’être acculée à la démystification et au désenchantement. Visualiser la vie et la réalité autrement sans les dénaturer supposerait une régénérescence des perceptions et des mœurs à travers un processus d’imprégnation et d’appropriation, comme acte complet de l’esprit, qu’accomplit l’être pour conférer un sens nouveau à la réalité. Quoi de plus ingénieux et subtil que de se singulariser par l’insolite et l’absurde à travers l’humour. Aucune logique ne saurait s’y opposer puisque l’humour affermit sa propre logique et instruit ostensiblement une traçabilité qui dépeint point par point, trait par trait et dévoile l’occulte et l’absent, au risque de devenir subversif et dissolvant. La symbolique acquise s’adosse aux nouvelles valeurs pour dépassionner les férus et créer un véritable enchantement libérateur qui rompt avec l’obédience absolue. L’humour devient anticonformiste. Il est en quête de l’insolite, de l’inédit et du nondit, de l’injonction à la réactivité et de l’expression de soi et de l’autre.

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Essence et sens de l’humour

Contrairement à l’ironie(1), l’humour ne se réduit pas à un trope, ou à une figure rhétorique ; c’est un fait de langage qui traduit un mode de pensée et un état d’esprit(2) et qui se traduit par des procédés et des subtilités sillonnant le sérieux et le non sérieux. Noguez (2000)(3) nous révèle que l’humour s’associe à des couleurs (jaune, vert, rouge, etc.) selon des thèmes (l’autodérision, la fausse naïveté, la révolte, etc.) où le jeu de mots crée le contraste entre humour et ironie : « Humour, c’est l’amour ; ironie, c’est mépris »(4). L’humour tire son essence de l’être et des choses, quoiqu’impénétrables, et en retient la quintessence après en avoir expurgé la raideur et l’exiguïté. C’est le rieur qui constitue la source du comique et crée l’humour(5) . Menus événements, contingences, actes et paroles sont des signes perceptibles servant de matière à l’humour et dont les facettes créent des convergences arbitraires entre la face et le fond, le dit et le non-dit, le vrai et le faux, le sérieux et le non sérieux. L’être est au cœur de cette création ; son moi(6), et le sujet ou l’âme qu’il est, inspirent le jeu humoristique qui, à travers ses procédés, concilie le conscient et l’inconscient afin que l’être prenne pleinement conscience du monde. L’humour devient le régulateur de ses émois et ses sensibilités et, partant, de son existence. Le besoin d’établir la genèse de l’humour aiderait à comprendre les contextes d’antan et le processus d’acquisition des réflexes (dé)conditionnés de l’humour. C’est certainement en remontant aux sourires et aux rires des premières années de la vie des enfants que l’on peut retrouver les prémices du rire et du sourire d’humour(7). L’observation des réactions des enfants devant les incongruités matérielles relève une attitude opposée à celle qui préside à l’humour ; l’incongruité déclenche le rejet au lieu de l’humour. Toutefois, les entraves à l’humour ne manquent pas chez les enfants, comme les troubles émotionnels induits par le sens et la non-possession des référentiels cognitifs(8).

1 - Le Dictionnaire de linguistique définit l’ironie comme étant « une figure consistant à dire le contraire de ce qu’on veut dire pour railler, et non pour tromper », Jean Dubois, 1973, Paris, Larousse, p. 258. 2 - Jean Emélina, 1991, Le comique, essai d’interprétation générale, Paris, Sedes, «Présences critiques», p. 129. 3 - Dominique Noguez, 2000, L’arc-en-ciel des humours, Paris, Librairie générale française. 4 - Ibis, p. 164. 5 - Marcel Pagnol, 1947, Notes sur le rire, Paris, Nagel, p. 2. 6 - « Qu’entendons-nous par un moi, en d’autres termes, par une personne, une âme, un esprit ? (…) Ce que nous affirmons, c’est d’abord un quelque chose, un être (…) un être permanent (…) ce quelque chose est lié à tel corps organisé (…) », Hyppolyte Taine, De l’intelligence, II, III, I. 7 - Françoise Bariaud, 1982, « La genèse de l’humour », Enfance, Tome 35, N° 5, p. 388. 8 - Ibid, p. 389.

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Essence et sens de l’humour

Quoiqu’elle soit hasardeuse et risquée, l’option préhistorique, quant à elle, resterait sans effet. L’on admet que l’homme de la préhistoire ne disposait pas de capacités cognitives faisant appel à l’abstraction et à la formalisation pour être en mesure de construire des sens et de développer des mécanismes sous-jacents à l’humour. Toutefois, le rire, comme réaction et impression de gaité, devait certainement sillonner son quotidien(9). Logiquement, les dispositions cérébrales de l’homme incluraient des schématisations communes au fonctionnement de l’humour, abstraction faite des particularités culturelles ou civilisationnelles(10). Ce déterminisme décloisonne les idées reçues et stéréotypées et réhabilite l’humour comme un héritage du genre humain. L’humour s’affirme comme un droit et comme un devoir vis-à-vis de l’être et du monde.

L’idée, les mots … Le pragmatisme langagier accorde à l’idée toute sa valeur de par son utilité usuelle manifestée à travers la langue. Comme moyen d’expression, le jeu humoristique a besoin d’extérioriser l’idée par le mot. « Les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, et l’entendement ne les saisit que par des propositions »(11) . « Les idées ne demandent qu’à être bien exprimées (…) elles mendient l’expression »(12). Fruit de l’abstraction et de la conceptualisation, une idée éclot et prend naissance pour pérenniser l’essence éternelle et symbolique des choses, revendiquer la libre expression de la pensée et concourir à l’expression autant que la signification des mots. Ces derniers se délient des automatismes et des combinaisons toutes faites

9 - La guerre du feu, qui est un film franco-canadien réalisé par Jean-Jacques Annaud en 1981, inspiré du roman de l’écrivain belge Joseph Henri Rosny Aîné, publié en 1909, retrace des événements fictifs de la préhistoire et incorpore dans ses scènes quelques séquences de rire. 10 - Des scientifiques ont mis en évidence le lien entre l’humour et le cerveau. Voir : Pascal Vrticka, Jessica M. Black & Allan L. Reiss, The neural basis of humour processing, Nature Reviews Neuroscience, 2013, 14, 860-868 ; Darren, W. Campbell, Marc, G. Wallace, Mandana Modirrousta, Joseph, O. Polimeni, Nancy, A. McKeen, Jeffrey, P. Reiss, The neural basis of humour comprehension and humour appreciation: the roles of temporoparietal junction and superior frontal gyrus, Neuropsychologia, 2015, 79, pp. 10-20. Humor, Laugher, and those aha moments, On the brain, The Harvard Mohoney Neuroscience Institute Letter, Spring 2010, Vol. 16, N° 2, pp. 1-3 ; http://www.livescience.com/48775-humor-brain-activity.html. 11 - Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Œuvres complètes, Tome I, Paris, p. 177. 12 - Antoine De Rivarol, 1797, Discours préliminaires du nouveau dictionnaire de la langue française, 1ère partie, Hambourg, p. 87.

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Essence et sens de l’humour

pour créer de nouvelles associations et affinités langagières et s’approprier des sens nouveaux. Le sens est explicité à travers l’énoncé et la formulation, et non avant(13). Les mots créent des allusions et des évocations plaisantes légitimées par des équivoques linguistiques où le phonétique contraste par le sémantique, où le jeu de mots renverse la raideur formelle en libérant l’expressivité des tournures. Le jeu de mots devient un jeu sur le sens des mots, le sens s’étend et s’élargit ; il est éclairé par le contexte et ne se limite plus à un sens. Les figures de rhétorique n’existent que parce qu’elles confèrent aux mots des extensions sémantiques et une légitimité expressive et stylistique à l’épreuve de toute ambiguïté. Les moindres subtilités langagières menant aux arguties fines créeront l’enchantement perçu pour donner une existence aux choses. Il serait alors injuste de cloisonner la perception de l’humour dans les réactions en chaîne, spontanées et instantanées, marquées par le rire qui n’est en fait qu’une confirmation ostensible de la justesse du sens, ou un sentiment de supériorité(14). La perception de l’humour interpelle le sens de l’humour pour donner un sens à l’humour. « Dans l’humour, c’est le langage qui rit. L’humour, c’est faire rire la langue à nos dépens et s’en consoler »(15). La langue se délie et se donne à l’humour qui s’empare de ses grâces pour la rendre malléable. Elle exploite toutes ses ressources pour s’exalter et crédibiliser expressivement l’humour. Dans la langue, les unités linguistiques créent de nouveaux rapports associatifs(16) et énonciatifs et assument des fonctions indépendamment de leur nature en brisant les automatismes habituels figés. Ce défigement procède par l’emploi des jeux de mots où les mots, alliés et pris à double sens, entrent en jeu à travers leur équivoque qui contraste par le sens au moyen des figures comme la syllepse, l’hyperbole, la synecdoque, etc.

Le sens de l’humour … La quête du sens, souvent insaisissable, est longue. Là aussi les sens prennent tous les sens, créent des syllogismes disjonctifs ou conjonctifs et des parallélismes alternés sans s’enfoncer dans l’absolu. L’humour défie le sens et le non-sens puisqu’il peine à

13 - Pierre-Yves Raccah, 2000, « Peut-on faire de l’humour sans se servir de sa langue ? Comment mieux biaiser avec les mots ? », dans écRIRE : Actes du colloque sur le rire, recueillis par Milena Horavth, 2000, Université de Pécs, Hongrie, p. 24, 29. 14 - C’est la thèse développée par Marcel Pagnol dans Notes sur le rire, 1947, Paris, Nagel, p. 119. 15 - Daniel Sibony, 2010, Les sens du rire et de l’humour, Paris, Odile Jacob, p. 165. 16 - Au sens de De Saussure, CLG, p. 171-175.

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Essence et sens de l’humour

être au goût de tout le monde. Il se dote d’un seuil de signification(17) tributaire de la perception de l’humour et du sens de l’humour que l’individu a. S’il faut crédibiliser le sens de l’humour par cette disposition ostensive et spontanée qui exalte l’extraversion humoristique, il importe de comprendre la structuration cognitive de l’humour qui répondrait plausiblement à une logique sémantico-cognitive. Cela supposerait que l’humour ne peut pas se confiner dans un temps et dans un espace, réducteurs de son étendue. Architecturer l’humour revient à formaliser et à modéliser les processus cognitifs impliqués dans la conceptualisation du discours humoristique. Un fait réel devient un concept pourvu d’une valeur générale et abstraite et adapté à l’objet(18). La conceptualisation est motivée par la perception de l’objet, non seulement senti, mais aussi pensé et construit. Même s’il existe une grande différence entre l’objet et son idée(19), cette dernière constitue une notion de l’objet déterminée par des rapports(20). Ainsi, le processus de conceptualisation établit des rapports entre le fait réel et le concept, entre l’objet et l’idée pour créer des similitudes à travers un noyau de significations destiné à former un sens. Nulle réussite du processus n’est atteinte sans un partage proportionnel des idées et sans l’existence d’un imaginaire collectif comme créateur du lien, du sens(21).

(Dé)former le sens de l’humour Entre plaisant, destructeur et sarcastique, l’humour se dévoile sous un style à facettes. Il peut ballotter entre le sens et le non-sens définis selon les principes du culturalisme et de l’historicité conditionnés dans le temps et dans l’espace. Quand l’humour s’en prend au particularisme culturel et au conservatisme orthodoxe(22), il cherche à annihiler l’absolutisme doctrinal et à défendre l’unicité de l’être et des valeurs. De là, l’humour transcende les conditions de la « société close »(23) qui, face à cet acte irrésolu, s’insurge pour dénoncer le blasphème et le politiquement (in)correct.

17 - Terme emprunté à la statistique qui signifie « degré de confiance susceptible d’être accordé à une affirmation » (Dictionnaire Le Grand Robert, Le Robert/SEJER, 2005, entrée : signification). 18 - « Si l’on se donne une vision directe du réel (…) les concepts nouveaux qu’on devra bien former pour s’exprimer seront cette-fois taillés à l’exacte mesure de l’objet », Bergson, Henri, 1969, La pensée et le mouvant, essais et conférences, Paris, P.U.F, p. 23. 19 - René Descartes, Méditations, 3ème méditation, Œuvres philosophiques, Paris, p. 74. 20 - Jean-Jacques Rousseau, Emile, Livre II, Œuvres complètes, Tome 2, Paris, p. 451. 21 - L’imaginaire collectif se réfère aux constructions imaginaires des groupes socioréels dont les contenus et les processus se laissent saisir en situation d’intervention pour s’organiser en une unité significative. Dans Florence Giust-Desprairies, 2009, L’imaginaire collectif, ERES, p. 27. 22 - Allusion faite au cas de Charlie Hebdo. 23 - Terme développé par Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion, 1932, Paris, P.U.F, p. 299.

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Essence et sens de l’humour

Selon sa logique interne, l’humour forme un sens qui peut, selon une logique externe, déformer une réalité. L’aspect grinçant et persifleur de l’humour traduit le fossé d’incompréhension totale et l’impossibilité de conditionner l’humour et de désavouer ou de cautionner ses « dérapages ». Au nom de la liberté d’expression, l’humour tourne le dos à l’éthique et à l’idéologie de la culture. Certes, assigner des limites à l’humour l’acculerait à la circonspection distante et au refrènement. Toutefois, sa démesure démythifie le sens du sacré et déchaîne le morcellement des raisonnements et des perceptions. Quand l’humour n’est plus l’apanage d’un pouvoir et qu’il tombe dans le domaine public(24), il n’est plus lié par la complicité, mais il n’est pas non plus complètement discrédité. Ici le sens n’est pas pointé du doigt ; seule la personnification allégorique dont use communément l’humour crée l’affront ressenti comme une provocation. L’humour savoure ses matières foisonnantes, abstraction faite de la sélectivité et de l’immunité d’un quelconque précepte ou d’une quelconque idée vraie ou fausse. Former ou déformer le sens est une question de perception et de perspective d’analyse qui transcende les simples oppositions pour s’insérer dans une logique d’appréhension de l’être et de l’objet situés dans un espace et un temps donnés.

24 - Voir la contribution d’Yves Montenay, « L’humour, arme des faibles ».

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L’humour, arme des faibles

L’humour, arme des faibles

Yves MONTENAY ICEG, Paris - France

L’histoire de l’humanité abonde malheureusement en régimes traditionalistes à forte pression sociale, voire, dans certains cas, liberticides. Dans tous ces cas, il y a des forts et des faibles. Les forts, côté pouvoir politique, mais aussi côté pouvoir social et notamment religieux. Que peuvent faire des faibles ? Notre propos ici n’est pas de parler de révolte ou de révolution, qui sont en général écrasées ou, pour les rares qui réussissent, détournées par les anciennes ou les nouvelles élites, mais de la résistance des esprits, qui peut prendre des formes sérieuses (Soljenitsyne) ou celles de l’humour. La première est en général élitiste et la deuxième populaire. Certes l’humour est d’abord fait pour rire entre amis. Mais il est aussi une arme qui a parfois été puissante, et même quand elle ne l’est pas, permet de survivre en attendant une situation meilleure. Je vais me limiter à deux exemples de pouvoir : celui de l’église catholique de jadis et celui du monde communiste de naguère. Ces exemples ont notamment l’avantage de se référer à des situations maintenant passées et sur lesquelles nous pouvons avoir un recul historique

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L’humour, arme des faibles

L’église catholique Sa puissance jadis est mal connue par les générations d’aujourd’hui. Certes, elle n’a jamais été dans la situation du wahhabisme dans l’Arabie actuelle, et une comparaison avec l’Iran islamiste serait plus pertinente. L’Iran a une église, je veux dire une “hiérarchie religieuse” puissante et parallèle à la société civile, sauf au sommet où le guide suprême a le dernier mot et l’emporte sur le président de la république élu au suffrage universel. Cela correspond à peu près à la première étape ci-dessous. L’église catholique a en effet connu trois étapes après être devenue officielle en Occident : - La première est celle de sa toute-puissance après avoir été officialisée par l’Empire Romain, toute puissance non seulement sociale et morale, mais aussi politique, puisque les grands de ce monde étaient censés lui obéir. Ils étaient parfois obligés de le faire, comme Henri IV, à la tête du Saint Empire Romain Germanique, se présentant en 1.077 à Canossa, en chemise dans la neige pour demander le pardon du pape et la levée de son excommunication. Cela a duré 14 siècles (du 4è au 18è), soit autant que toute l’histoire de l’islam. - La deuxième étape, où elle restait très puissante mais commençait à être critiquée, a duré jusqu’en 1789 en France, où elle s’est prolongée de façon atténuée au cours du XIXe siècle, et parfois jusqu’au milieu du XXe siècle : au Québec (années 1960), au Portugal (1974) et en Espagne (après 1975). En France, on se souvient du supplice du Chevalier de la Barre en 1766 pour avoir « atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». La médiatisation de cette affaire par Voltaire n’est pas pour rien dans la réaction antireligieuse de la Révolution. - La troisième étape date des lois sur la laïcité en France en 1905 ; elle a alors peu à peu perdu toute puissance et on a pu la critiquer très violemment, et parfois très cruellement, comme le faisait régulièrement Charlie Hebdo. Je profite à ce propos, puisque je suis dans un pays musulman, en l’occurrence le Maroc, pour préciser que la laïcité a donc été établie en France contre l’église catholique, et non contre un islam alors inexistant en France. Revenons en arrière : cette toute-puissance de l’église au Moyen Age s’est matérialisée par l’Inquisition qui a torturé. L’église a fait brûler vives d’innombrables personnes, dont Giordano Bruno et Jeanne d’Arc. Si on évoque souvent respectivement l’astronomie et la politique pour leur condamnation, il n’en reste pas moins que leur procès s’appuyait sur des « raisons » religieuses tournant autour de l’apostasie. 20

L’humour, arme des faibles

Plus tard, dans L’Apologie de la Vraie Divinité chrétienne (1676), on peut lire : « Il n’est pas permis aux chrétiens de pratiquer les jeux, les comédies, les sports de récréation ; ils ne conviennent pas au silence, à la sobriété et à la gravité catholique. Le rire, le sport et la chasse ne sont pas des activités chrétiennes ». Cela n’a pas empêché les dessinateurs de faire circuler des images où l’on voit des ânes apprenant le latin (la langue de la religion) aux évêques, ou de donner une tête de renard au pape, ou les fabliaux de critiquer non pas la religion, mais les hommes qui en faisaient un outil de pouvoir et en abusaient. Le texte plus connu est L’Heptaméron, recueil de 72 nouvelles écrites par Marguerite de Navarre (1492-1549), un classique de l’anticléricalisme médiéval, avec ses moines et ses prêtres débauchés. Je peux également évoquer quelques jurons, qui sont une autre forme de révolte. La colère poussait à dire « je renie Dieu », mais c’était trop dangereux et de toute façon le mot Dieu était sacré ; on disait donc «jarnicoton », de même pour le fameux « morbleu » (“mort de Dieu”), qui avait sans doute perdu son sens sacrilège à l’époque des Trois mousquetaires (ou du moins chez Alexandre Dumas 200 ans après). De même encore pour les jurons « ciboire » et « tabernacle » (objets sacrés de la messe catholique) au Québec. Tout cela est aujourd’hui du passé. Personnellement j’estime qu’attaquer une institution ou des personnes qui ont perdu leur puissance n’est plus de l’humour. Et d’ailleurs Charlie Hebdo perdait peu à peu tous ses lecteurs anticléricaux et n’a retrouvé une notoriété très momentanée que du fait des événements qui ont donc été contre-productifs à tous points de vue.

Le monde communiste Les régimes communistes étaient puissants et cruels. Ils sont notamment à l’origine des deux plus grandes famines de l’humanité, et ont poussé l’encadrement social et les pressions sur les individus à des niveaux jusqu’alors inconnus, grâce aux moyens modernes d’écoute, ce qui me permet une première anecdote : - pourquoi est-il interdit d’arroser les pots de fleurs ? - pour ne pas abîmer les micros Comme la moitié du monde n’était pas communiste, les dissidents ou les réfugiés ont pu publier en Occident une masse de documentations. Outre Soljenitsyne, il y a eu de nombreux autres livres dramatiques. On peut y ajouter « 1984 », écrit en 1949 par George Orwell. Il y a eu aussi un écho de l’humour local, que j’ai pu vérifier moimême en allant assez souvent dans ces pays de 1964 à 1990. 21

L’humour, arme des faibles

Un premier exemple datant de 1964, donc à une époque relativement détendue sous Kroutchev, concerne les « mangeurs d’acier ». Notre groupe d’apprentis ingénieurs a alors droit à un exposé très auto-satisfait de l’économie soviétique, et notamment de la rapide augmentation de sa production d’acier. - Et en France ? me demanda-t-on - Elle baisse, car d’autres matériaux commencent à apparaître (il y avait aussi une légère récession), - C’est la crise du capitalisme, continua mon interlocuteur, La réunion se termine, un employé s’approche de moi et me glisse dans l’oreille : “Je crois que nos dirigeants mangent de l’acier. Mais nous, on préfèrerait de la goulasch (le plat populaire)” Et j’en ai entendu bien d’autres, qui ont eu ensuite du succès en Occident : Le capitalisme, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Le communisme, c’est le contraire. Un communiste c’est celui qui a lu les œuvres de Marx et Lénine. Un anticommuniste c’est celui qui les a comprises. La plus célèbre est peut-être celle sur le goulag, ensemble de camps de détention et de travail à forte mortalité, et « Popov » (l’équivalent de “Dupont” en français) : Trois hommes discutent au goulag. - pourquoi es-tu là ? - j’étais contre Popov, donc on m’a interné quand il a été promu, - et toi ? - j’étais pour Popov, et quand il est tombé en disgrâce, on m’a envoyé ici, - et toi ? demandent-t-ils au troisième, - moi je suis Popov Tout cela a permis de « garder le moral » et a probablement contribué à saper le régime qui s’est finalement écroulé en 1990.

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L’humour, arme des faibles

En Algérie ? Dans ce pays, au régime très “musclé”, il y a aussi des forts et des faibles. Mais les faibles ont accès à une presse relativement libre. Quelques exemples : Du journal satirique El Manchar, https://el-manchar.com/ Sous le titre : Conversion de Vladimir Poutine à l’Islam : l’engagement russe au Moyen-Orient enfin expliqué, on voit l’intéressé faire un gros clin d’œil. Un thème fréquent des humoristes est l’allusion à la grande inquiétude des Algériens, le fait de ne plus être gouvernés, mais seulement pillés. Et cette inquiétude grandit depuis que l’on sait que les réserves de change disparaissent du fait de la baisse des prix du pétrole. En effet, depuis la dégradation de la santé du président Bouteflika, les Conseils des ministres et les décisions importantes sont devenus très rares. Malgré cela, le président s’est présenté pour un quatrième mandat et a été « inévitablement » réélu, et on ne sait pas qui a le véritable pouvoir. Ne sachant à qui s’attaquer, les humoristes rappellent que ce n’est certainement pas le président, en évoquant son très mauvais état de santé : Abdelaziz Bouteflika rejoint le groupe des 19, qui devient le groupe des 19,5. Et cette allusion au fait qu’il passe une partie de son temps dans les hôpitaux français sans donner de nouvelles : L’Elysée met en place une boite mail pour demander des nouvelles de Bouteflika : «[email protected] » Le quotidien El Watan, http://www.elwatan.com/, a régulièrement une image au moins ironique à la “une” “Chef, on a interpellé un suspect qui parlait de changement de régime” “Je parlais de mon régime alimentaire”

Une revanche verbale en conclusion 1815 : les Anglais ont battu Napoléon et occupent la France. Un amiral anglais essaie d’humilier le corsaire Robert Surcouf qui leur a pris de nombreux vaisseaux. “Vous les Français, vous vous battez pour l’argent, nous Anglais, nous nous battons pour l’honneur”. Et Robert Surcouf de répondre : “Monsieur, chacun se bat pour ce qu’il n’a pas !!!”

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Une esthétique de l’humour et de la dérision

Une esthétique de l’humour et de la dérision

Houda CHRAIBI FLSH Ben M’sik Casablanca – Maroc « L‘homme souffre si profondément qu’il a dû inventer le rire, l’animal le plus malheureux est comme bien entendu le plus allègre ». F. Nietzsche, fragments posthumes.

L’histoire de l’humour s’associe à de nombreuses considérations d’ordre psychologique, anthropologique, esthétique et littéraire. N’étant pas une simple forme d’esprit, il devient avec l’évolution des mentalités une vision du monde qui interpelle la conscience, l’esprit. Une limite entre la raison et les bordures de la fantaisie, voire de la folie. Une attitude intellectuelle déterminée par des facteurs psychologiques et philosophiques. L’humour n’est pas un phénomène facile à définir ; protéiforme, il peut avoir différents aspects. Subtil ou diffus, volatile ou sublime, il prend la forme d’une parodie, d’une ironie ou d’un paradoxe. Il s’infiltre dans l’esprit et appelle l’intelligence. Un je ne sais quoi qui le caractérise, « l’humour est intraduisible » disait Valéry. Quand il est envisagé comme un phénomène culturel fondamental, il semble appeler une étude sociologique et anthropologique beaucoup plus que littéraire. Peut-on parler d’une esthétique de l’humour ? Quels en seraient les procédés stylistiques et textuels qui favoriseraient le passage vers une « intelligence du rire » ? Quel rôle peut jouer l’humour dans l’établissement d’un « sens » en tant que vision du monde, d’un système humain complexe et définitivement instable ? Y a t-il un effet immédiat du comique ou serait-il l’effet de l’effet du plaisir de la transgression ? Serait-il une catharsis, une sorte de purification thérapeutique ? 25

Une esthétique de l’humour et de la dérision

Pourquoi le rire est il craint et tant redouté ? Pourquoi faire rire peut faire trembler des trônes et secouer des régimes ? Pourquoi le rire se soustrait il au contrôle social et moral ? Est-il au dessus de cette morale, sans reprendre la fameuse question « Peut-on rire de tout ? » Y a-t-il une rhétorique de l’humour ? Beaucoup de questions sont posées concernant l’humour et ses dérivés. Nous n’avons pas la prétention de répondre à toutes ces interrogations mais plutôt de les soulever. Qu’est-ce que l’humour, qu’est-ce que le rire, qu’est-ce que la dérision ? Le rire est le propre de l’homme disait Aristote et repris par Rabelais plus tard. Que l’homme ait la capacité de rire, c’est un fait, il suffit d’observer le réel pour le vérifier. Qui n’a pas été secoué d’un rire irrépressible à la vue d’un homme glissant ou d’un professeur se ridiculisant d’un malheureux lapsus. Le rire se passe dans le corps, un phénomène psychophysiologique nous apprend Bergson. Il montre dans son livre et surtout dans la deuxième partie intitulée « traité de l’esthétique » que le rire est social. Il provoque la détente, le relâchement et une décharge émotionnelle du corps. Il soutient aussi que le rire implique une complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires. Il est donc social et culturel : « une mécanique plaquée sur le vivant » ajouta-t-il. Le pouvoir hilarant n’est pas dans la chose en soi, mais plutôt dans le processus de réflexion qu’il engendre, dans la capacité à faire surgir un sens, comique ou qui s’apparente au comique dans les cas de la dérision ou de l’ironie. Les dimensions de ce rire ne sont pas empruntées au monde extérieur mais plutôt à un dispositif intérieur à l’esprit. La situation extérieure peut désamorcer ce rire mais pour en créer l’effet pour faire appel à la puissance de l’esprit. L’analyse du risible établit donc que son principe majeur réside dans l’esprit humain lui-même ; « une révolte supérieure de l’esprit » disait Breton et « la politesse du désespoir » ajoutait Boris Vian. L’humour est une force supérieure de l’esprit, on rit souvent de ce qui marque l’échec d’un certain modèle de perfection tourné à la dérision. A ce niveau, l’humour n’est jamais inoffensif. A l’image de notre système de pensées où ce que Sartre appelle « l’infiniment petit ‘le rire’ et l’infiniment grand ‘l’humour ‘qui abolit la réalité. Kierkegaard propose une conception proche mais allant vers une perspective religieuse « conscience de la faute totale » « l’humour est une union de la culture 26

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intellectuelle et de l’immédiateté enfantine, la reconnaissance par le sujet de son infini culpabilité face à Dieu ». La postmodernité a impliqué le nivellement de la culture et la tendance à tout tourner en dérision pour aller vers l’obscénité, la vulgarité, la veulerie en empruntant quelques couleurs de rires jaune ou noir mais globalement dépouillé de toute référence à la morale puisqu’il se place au dessus de cette morale. On assiste au glissement de l’humour vers la dérision. De nouvelles hypothèses sur le sens de cette dérision sont justifiées dès les années 60 par une nouvelle histoire politique et sociale imprégnée par des idées subversives et anticonformistes. On peut lire dans le livre de G. Minois (2000) « histoire du rire et de la dérision » la définition suivante : « La dérision est une attitude plus nettement méprisante que l’humour. Il existe dans la dérision une dimension critique qui n’est plus celle du détachement humoristique dans la mesure où l’on cherche à rendre un fait insignifiant en l’affirmant contre des codes » La dérision peut se faire catharsis et devient salutaire et permet ainsi d’annuler la portée de l’expression ou du discours en neutralisant l’autre par le mépris ou l’humiliation. A partir de ce postulat l’humour devient un art apprécié d’une manière purement esthétique sans qu’il faille prendre en considération l’aspect moral. Il devient impur d’un point de vue esthétique. L’humour est il rhétorique ? Peut-on réaliser une quelconque catégorisation des faits humoristiques en rapport avec les traditions stylistiques ? Le premier postulat est que le rire n’est pas le garant du fait humoristique. L’exemple du rire culturel est très parlant. C’est un acte d’énonciation pour faire rire, faire sourire ou pas du tout, tel que les caricatures sur les guerres, les drames de la vie, la religion, la mort… Le deuxième postulat relève de la difficulté à désigner l’acte humoristique ; tour à tour on parle du comique, drôle, plaisant, amusant, ironique, dérisoire, grotesque. Cet acte est souvent associé à des qualificatifs du genre rire ravageur, ironie cinglante, humour acerbe. La mise en scène de ce discours humoristique s’appuie sur les mécanismes du langage qui résulte du rapport qui se produit entre des partenaires dans cet échange communicatif. L’acte humoristique étudie la situation d’énonciation en cherchant les éventuels effets produits sur un auditoire ou sur des lecteurs. La question de l’intentionnalité est également présente pour chercher à la faire coïncider avec celle du récepteur. Les effets possibles de l’acte humoristique peuvent ouvrir sur des 27

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perspectives de questionnement chez le récepteur comme ils peuvent rompre tout contact quand l’intentionnalité n’est pas explicite ni justifiée. Le décalage sémantique est à l’origine des transformations dans des domaines tels que la publicité ou dans des spectacles où il s’agira d’une dévalorisation du monde et de ses valeurs. La structure rhétorique devient ainsi le support de l’acte humoristique et son lieu de mise en scène, parfois de mise à mort. Pierre Fontanier (1765-1844) distingue dans son essai de 1827 les figures du discours quelques figures de discours importantes : 1. les figures de pensées : concession, portrait topographie. 2. les figures de mots : dans le sens propre qui ne change pas la signification habituelle des mots. 3. les figures de construction, inversion, ellipse. 4. les figures d’élocution : répétition, anacoluthe, gradation. 5. les figures de styles : périphrase, exclamation, antithèse. Prenons le cas de l’antiphrase qui consiste à dire le contraire de que l’on pense. Exemple de voltaire qui cite les Plaideurs sur l’esclavage : « Cela fait toujours passer une heure ou deux » en parlant de la torture. Bien sûr il s’agit ici d’une antiphrase entre un jugement de fait et un jugement de valeur. Le cas de la litote est également une figure qui sert les procédés de l’humour. La litote comme le rappelle Fontanier : « au lieu d’affirmer positivement une chose, nie absolument le choix contraire, même de donner plus d’énergie et de poids à l’affirmation positive qu’elle définie ». Exemple de Marivaux dans « le jeu de l’amour et du hasard ». «Ils se donnent la comédie, n’importe, mettons tout à profit, ce garçon-ci n’est pas sot, et je ne plains pas la soubrette qui l’aura ». Ce qui veut dire que le garçon est intelligent et j’envie la soubrette. Je prends un autre exemple de syllogisme exemple chez Ionesco. Dans La cantatrice chauve, on sonne à la porte un personnage se lève ; rien. Conclusion des personnages « Quand on sonne à la porte, c’est qu’il n’y a jamais personne ».

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Avec le syllogisme la logique est inversée. Ces figures et bien d’autres créent la liaison entre le signifiant avec le signifié d’un autre signifié. La construction d’une typologie de l’humour apparaît ainsi comme une sorte d’oxymore épistémologique. Les figures du discours favorisent l’effet humoristique alors que l’humour n’est en rien rhétorique. Le fonctionnement discursif repose sur le visible, l’identifiable alors que l’humour frôle l’invisibilité, des liens parfois et souvent intraduisibles. Les actes humoristiques relèvent rarement d’une seule catégorie. Le sens d’un fait est lié à une combinaison de plusieurs catégories. Triomphe de l’esprit sur la morale et un jeu mimétique de l’intelligence. Je conclus avec quelques citations pour illustrer ce passage entre l’humour et la finesse de l’intelligence. « On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Sans doute veut- on parler de l’argent des autres » Sacha Guitry. « Le dernier qui peut avoir le dernier mot avec une femme, c’est l’écho ». « Le rire est la vertu que Dieu a donnée aux hommes pour les consoler d’être intelligents » Marcel Pagnol, ou « l’homme n’est pas fait pour travailler, la preuve ça le fatigue ». « Le nationalisme est une maladie infantile, c’est la rougeole de l’humanité » Albert Einstein. « Quand un philosophe me répond, je ne comprends plus ma question » Pierre Desproges. « Le peu que je sais, c’est à mon ignorance que je le dois » Sacha Guitry « le courage des Turcs s’explique par le fait qu’un homme qui a plusieurs femmes est mieux disposé à braver la mort que celui qui n’en a qu’une » Balzac. « J’approche tout doucement où les philosophes et les imbéciles ont la même destinée » Voltaire. « Faites comme moi, épousez un archéologue ; c’est le seul homme qui vous regardera avec plus d’intérêt à mesure que passeront les années » Agatha Christie. Un condamné à mort cité par Freud en 1905 a déclaré au moment où on le conduisit à l’échafaud un beau lundi matin : « Voilà une semaine qui commence bien ».

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Références bibliographiques BERGSON, Henri, 1900, Le rire, les classiques des sciences sociales. BRETON, André, 1988, Œuvres complètes, La pléiade. FONTANIER, Emile, 1827, Les figures du discours, Champs classiques. MINOIS, Georges, 2000, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard. NIETZSCHE, Frédéric, 1889, Fragments posthumes, Paris, Gallimard.

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Présentation

II. L’humour dans la littérature marocaine

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Présentation

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L’humour séfarade dans la littérature judéo-marocaine d’expression française

L’humour séfarade dans la littérature judéo-marocaine d’expression française

Mohammed LAKHDAR EST Berrechid - Maroc

La présente étude porte sur les écrits littéraires produits par des écrivains marocains de confession juive dont les identités ethnique et culturelle confèrent à cette production une caractéristique particulière. Sa classification dans les différentes littératures francophones pose problème. Fait-elle partie de la littérature marocaine/ maghrébine d’expression française ? Appartient-elle à une certaine littérature juive universelle ? Ou à défaut d’une classification rigoureuse, s’intègre-t-elle d’une manière simpliste dans la littérature francophone ? Bien que cela paraisse paradoxal, l’étude du rire est l’une des clés pour répondre sérieusement à la question de l’identité de ladite production. L’approche adoptée consiste à interroger tant sur le fonds que sur la forme, les modes de déploiement de l’expression risible, et ce dans l’objectif de détecter une quelconque spécificité des écrits en question. Nous jetterons de prime abord un aperçu sur les origines de cet humour juif. Nous serons alors amenés à relever les traces du rire dans la Torah qui participe fortement de la judéité. Ensuite, nous mettrons l’accent sur le mode d’expression comique approprié adopté par les écrivains marocains de confession juive. Nous analyserons dans ce sens les rapports qu’ils nouent avec leurs sociétés d’origine ; il est à préciser que c’est justement le statut social de l’individu qui conditionne ses prises de position à l’égard de sa société. L’étude des procédés du rire employés dans notre corpus nous permettra enfin de cerner le degré de conformisme de l’humour séfarade à l’humour juif tel qu’il est communément reconnu. 33

L’humour séfarade dans la littérature judéo-marocaine d’expression française

Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, nous nous limiterons à trois récits : La Porte du lion (1987) de Pol Serge Kakon, Jacob, Menahem et Mimoun. Une épopée familiale (1995) de Marcel Benabou et La Renaicendre. Mémoires d’une marocaine juive et patriote (2010) de Nicole El Grissy Banon. Ces récits(1) présentent la particularité de narrer l’existence de la communauté judéo-marocaine dans son terroir ancestral : le premier se focalise sur la période précédant le Protectorat français, le second, sur la période coloniale et le troisième, sur la période allant de l’Indépendance à la première décennie du XXIe siècle.

I. Les Juifs et le rire Il va sans dire que l’Ecriture Sainte est censée être sérieuse, le mot « rire », tsehok en hébreu, n’apparaît d’ailleurs que treize fois dans la Torah, dont douze fois dans Le Livre de Genèse(2). Cette présence surprenante du rire dans La Genèse s’explique d’une part par l’atmosphère de joie qui accompagne la Création, acte de bonté divine, qui a remplacé le chaos par la beauté et la vie. D’autre part, cette note joyeuse connote la relativité de l’existence de l’homme et la légèreté de sa condition. Car, autrement, l’homme prendrait trop au sérieux sa présence dans ce monde et s’en sortirait par un orgueil et une arrogance immérités : « La relativité dans la Genèse, c’est un regard de modestie qu’Adam se doit de jeter sur lui-même, à l’orée même de son histoire. […] De même, l’homme a été formé le sixième jour seulement, afin que, roi de la Création, il n’en tire pas un orgueil démesuré. N’est-il pas le seul, dont le texte spécifie qu’il est né de la poussière ? »(3). Cet aspect précaire de la condition humaine s’accentue avec l’arrivée de la première femme dont l’existence est plus relative que celle de l’homme. Sa création est commentée par le Midrash en ces termes non dénués d’humour : « Créée à partir de la tête, […] Eve n’aurait pu devenir qu’orgueilleuse ; de l’œil, elle aurait été curieuse ; de l’oreille, elle serait tombée dans l’indiscrétion ; du cou, elle aurait risqué l’arrogance ; de la main, elle se serait mise à fouiller partout ; de la bouche, elle n’aurait pas cessé de bavarder ; du cœur, elle serait devenue envieuse ; du pied, elle n’aurait voulu que sortir. Restait la côte, siège de la modestie, parce que l’une des parties les plus humbles du corps. Or, […] toute cette argumentation n’a-t-elle

1 - Les renvois à ces œuvres se feront dans les éditions citées à la fin cette étude. Nous nous contenterons de mentionner dans le corps du texte, entre parenthèses, les titres en abrégé et le numéro de la page. Les titres seront ainsi abrégés selon l’ordre ci-dessus de la manière suivante : 1. P.L. – 2. J.M.M. – 3. R. 2 - Statistiques données par Aaron Lichtenstein, « L’Humour dans la Bible ? Le cas d’Isaac dans le livre de la Genèse », L’Humour juif, No 1, Nice, Z’éditions, 1990, p. 29. 3 - Joë Friedemann, « La Genèse : au commencement était le rire », L’Humour juif, N° 1 – octobre 1990, Nice, Z’ éditions, p. 16.

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pas été menée en pure perte, puisqu’aucun des défauts précités ne paraît avoir été épargné à Eve ? »(4). Somme toute, ce rire inoffensif(5) s’assigne les objectifs d’affirmer la puissance divine aux dépens de la précarité, de la relativité de la condition humaine ; et de narrer la Création dans une ambiance euphorique à l’image de l’acte lui-même. Cependant, avec l’épisode du péché originel, l’ironie commence à faire irruption, notamment dans les propos du serpent s’adressant à Eve pour la persuader d’enfreindre l’interdit divin : « Non, vous ne mourrez point » (III, 4) marquant son scepticisme quant au châtiment réservé par Dieu à Adam et sa femme s’ils mangent de l’arbre prohibé. Caïn en use également quand il répond à Dieu lui demandant où était son frère : « Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? » (IV, 9). Défilent par la suite les histoires où le rire se revêt de nuances diverses. La joie innocente est remplacée par le rire parfois sceptique (celui de Sarah apprenant la nouvelle de sa prochaine grossesse à l’âge de quatre-vingt-dix ans), parfois railleur (celui d’Ismaël se moquant de son frère Itzhak lors du festin organisé par Abraham pour le sevrage de son fils), etc. Bref, l’écriture sacrée fait appel à deux types de rire : le premier, divin(6), est le bienvenu, marquant la supériorité de Dieu sur sa créature humaine ; le second, fruit du libre arbitraire octroyé par Dieu à l’homme, est condamnable du moment qu’il est utilisé par l’homme pour détourner justement cette supériorité, compenser son sort de mortel, voire se mesurer à son Créateur. Ajoutons par ailleurs que c’est avec le personnage d’Itzhak, chef de la lignée d’Israël, qui signifie en hébreu « Il rira » que la récurrence du terme « rire » est assurée dans la Genèse. Le peuple juif est condamné à reporter sa joie. Son existence est tragique, vouée aux souffrances, à la Shoah. Seule la venue du messie lui rendra ce rire promis par Dieu. En attendant, le Juif se contentera d’un humour façonné par l’autodérision qu’il porte sur sa propre condition : « Ce dernier humour, à base d’histoires drôles et d’autodérision, est fréquemment empreint des stéréotypes des Juifs sur eux-mêmes ou des autres sur eux. Aussi certaines histoires drôles juives ressemblent-elles 4 - Ibid., p. 17. 5 - Dans Figures V, Gérard Genette inscrit l’humour du côté du comique absolu, c’est-à-dire inoffensif ou du moins non-agressif. 6 - Dieu recourt également aux questions rhétoriques à connotation ironique pour montrer à sa créature la bêtise de son péché et stigmatiser sa désobéissance. Il s’adresse à Adam qui vient de goûter à l’arbre interdit en employant les questions rhétoriques : « Où es-tu ? (…) Qui t’as appris que tu étais nu ? Cet arbre dont je t’avais défendu de manger, tu en as donc mangé ? » (III, 9-11).

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superficiellement à nombre d’”histoires juives”, racontées par des non-Juifs, qui sont souvent en fait simplement antisémites ».(7) Dans le même sens, commentant cette tendance au rire qui caractérise sa communauté judéo-hongroise installée en France après les persécutions nazies, Judith Stora-Sandor constate : Ils possédaient tous le talent de transformer le désagrément, ou même l’humiliation, en une joyeuse libération psychologique que seul peut procurer le rire, recette que les juifs pratiquent depuis des siècles.(8) L’expression de l’« humour juif » concerne plutôt ce rire propre à l’Ashkénaze, dont l’origine est l’Europe de l’Est et qui a pris un grand essor aux Etats-Unis. Il est fortement médiatisé par le biais du stand-up comedy, des films, des one-man-shows, de la télévision…

II. Le rire : expression de désengagement S’inspirant de la littérature religieuse évoquée plus haut, l’écrivain judéomarocain opte pour l’expression du rire inoffensif pour une raison essentielle. A l’infériorité de l’homme dans La Genèse correspond l’infériorité du peuple israélite que lui confère sa condition de minorité ethnique, dans toutes les sociétés où il a vécu depuis des millénaires. Appartenant à une minorité ethnique vouée à la disparition du terroir d’origine, l’écrivain judéo-marocain est conscient de la précarité de sa situation. Il connaît d’avance ses limites et ne peut prétendre contribuer à un quelconque changement au sein de sa société d’origine, d’autant plus que les liens qu’il noue avec celle-ci deviennent de moins en moins évidents, cette relation étant d’ordre psychique, conservée uniquement dans la mémoire des personnages. Dans l’absence de l’illusion de faire changer le monde, son œuvre est dépourvue de l’engagement tel qu’il est défini par Jean-Paul Sartre : « L’écrivain “engagé” sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. Il a abandonné le rêve impossible de faire un peintre impartial de la Société et de la condition humaine. L’homme est l’être vis-à-vis de qui aucun être ne peut garder l’impartialité, même Dieu »(9).

7 - http://fr.wikipedia.org/wiki/Humour_juif 8 - Judith Stora-Sandor, « Le Rire minoritaire », L’Humour, un état d’esprit, série Mutations, No 131, septembre 1992, p. 174. 9 - Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, Coll. Idées, 1970 (première édition 1948), p. 30. Il est à noter que Sartre considère que tout romancier est par défaut “engagé”, que si la poésie et l’art en général sont impartiaux, la prose, elle, ne peut être que militante dans le sens où elle aspire à changer le monde décrit, dévoilé.

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Même si Sartre donne une définition assez générale qui risque d’étiqueter toute œuvre littéraire sous le dénominatif de “littérature engagée”, il l’accompagne d’un bon nombre de critères qui en précisent le sens. Nous en retenons celui de la contemporanéité qui nous paraît le plus décisif pour notre propos. Ayant la volonté de participer activement à la vie sociale et politique de sa société, l’écrivain engagé est hanté par le facteur temporel. Il faut que sa production s’inscrive dans son époque. Le retard est, pour lui, un vrai handicap qui mettrait en échec tout son projet littéraire. Cette hantise du temps se révèle dans les titres que ces écrivains dits “engagés” attribuent à leurs productions : Les Actuelles d’Albert Camus et Les situations de Sartre à titre d’exemples. Or, l’écrivain judéo-marocain inscrit son récit dans le passé (l’enfance, l’histoire familiale et communautaire). De plus, son projet consiste à sauvegarder ce passé pour les générations futures, surtout celles qui ne sont pas nées au Maroc et qui n’auront pas l’opportunité de connaître la terre ancestrale. L’objectif visé est, de ce fait, projeté dans l’avenir. Dans cette perspective, le présent n’occupe pas le devant de la scène, à la différence de l’écrivain engagé qui, selon Sartre, s’y accroche minutieusement : «Nous ne souhaitons pas gagner en appel et nous n’avons que faire d’une réhabilitation posthume : c’est ici même et de notre vivant que les procès se gagnent ou se perdent»(10). Aussi tous les procédés comiques dont use l’écrivain judéo-marocain sont-ils dénués d’une volonté de servir une cause particulière d’actualité. Ils ont la fonction essentielle de refléter justement ce penchant pour le rire et le ludique et d’être ainsi représentatifs d’un facteur essentiel de l’identité judéo-marocaine, à savoir l’humour qui, selon Bergson(11), ne défend aucune cause, et surtout pas la sienne et qui « est inséparable d’une écriture qui joue des variations et des inadéquations, d’un sourire léger où se côtoient la lucidité du jugement et l’indulgence, la sympathie et le sens de la relativité qui affecte toute chose et tout être, à commencer par l’humoriste luimême. Celui-ci semble désengagé de l’énoncé littéral et convie ainsi le lecteur à percevoir un second sens, à lire un décalage »(12). Cela dit, les écrivains marocains de confession juive se démarquent de leurs homologues arabo-amazighs dont la production se veut “sérieuse” et dont l’engagement admet uniquement les formes dénonciatrices du rire, l’ironie en l’occurrence. C’est en ces termes que commence le prologue du premier numéro de

10 - Ibid., pp. 14-15. 11 - Henri Bergson, Le rire, Paris, PUF, 4e édition 1988. 12 - Aline Geyssant, Nicole Guteville et Asifa Rasack, Le Comique, Paris, Ellipses, Coll. Réseau, 2000, p. 90.

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la revue Souffles assignant à la littérature marocaine d’écrivains arabo-amazighs un rôle qui répond donc à l’acception de l’engagement définie ci-dessus : « Les poètes qui ont signé les textes de ce numéro-manifeste de la revue Souffles sont unanimement conscients qu’une telle publication est un acte de prise de position de leur part dans un moment où les problèmes de notre culture nationale ont atteint un degré extrême de tension»(13).

III. Les procédés humoristiques au service d’une identité Appartenant à une communauté dont l’identité ethnique est fortement façonnée par la religion, ayant reçu lui-même une éducation religieuse de rigueur, et évolué au rythme de rites religieux presque innombrables – le calendrier judéo-marocain étant organisé suivant les jours de fêtes sacrées, les Hilloula, les Shabbat – l’écrivain judéo-marocain puise à profusion dans sa bibliothèque religieuse. Les procédés humoristiques qu’il met en œuvre en sont inspirés attribuant ainsi à sa production une portée profondément identitaire. Il exploite les histoires des Patriarches hébraïques dans tous les sens et en tire les effets les plus risibles.

1. Le burlesque La Porte du lion constitue un exemple de ces récits où surgissent çà et là les épisodes bibliques racontant des fragments de l’histoire d’Israël. Ayant pour cadre temporel la période précédant le Protectorat français et racontant la vie d’une petite communauté juive du sud-est du Maroc dont le rythme demeure immuable depuis des millénaires, le récit se consacre à la description d’une communauté traditionnelle qui se retrouve au fur et à mesure exposée aux vents du changement irrévocable résultant de la rencontre avec l’Occident. A l’instar de leurs ancêtres, les personnages mènent une vie rythmée par une pratique régulière de la religion, laquelle est omnisciente que ce soit à travers les prières, les rites ou le langage quotidien. Bien entendu, le jargon religieux accompagne, exprime et commente le profane du quotidien. Le rythme monotone où s’inscrit cette existence est continuellement perturbé par les sorties spectaculaires de l’oncle Eliahou qui tient le rôle du fou(14) de la communauté. Ses paroles tantôt insensés, tantôt prophétiques et ses comportements extravagants décorent d’une manière singulière la scène quotidienne du Mellah d’Igli et suscitent le rire de ses coreligionnaires avivé par des propos grossiers et obscènes lancés sans la moindre réticence devant tout le monde. 13 - Abdellatif Laâbi, « Prologue », Souffles, No 1, Rabat, 1966, cité par Abdelkebir Khatibi, Le Roman maghrébin, Casablanca, SMER, 2e édition 1979, p. 142. 14 - Définie comme un écart par rapport à la norme sociale, la folie partage ainsi une caractéristique essentielle avec le comique – le rire étant lui-même une réaction face à un écart.

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Se caractérisant par un portrait physique similaire aux patriarches d’Israël – âge avancé, longue barbe blanche, taille grande et habit très large –, l’oncle Eliahou est mystifié aux yeux de la communauté qui voit en lui une véritable réincarnation. Lors de l’une de ses sorties spectaculaires, comme à l’accoutumée, il commence à crier sans cesse : « L’Eternel-el-el, je suis l’Eternel, femme, emme…emme… » (P.L., p. 181). Comme l’audience est profondément imprégnée d’une éducation religieuse où le fantastique est conjugué à merveille au dogme strict, elle interprète l’attitude du vieillard comme une apparition messianique voire divine – l’allusion à Elohim (Dieu d’Israël en hébreu) y est évidente : « il évoquait la silhouette de Moïse au-dessus du Mont Sinaï, brandissant les Tables de la Loi devant un peuple envoûté » (P.L., p. 181). Notons que ce n’est pas la figure du malade mental (15) qui est ici retenue, c’est plutôt celle du surnaturel. C’est le fou tel que l’ethnopsychiatrie le présente : « Il convient […] de ne jamais oublier que chez beaucoup de peuples, on ne se contente pas de nos [les Occidentaux] deux catégories, de « normal » et de « pathologique », mais qu’on y ajoute une troisième, celle de « surnaturel »(16). En outre, le personnage à l’allure messianique, mêle aux paroles sacrées des injures, des mots vulgaires voire des obscénités. Cette ambivalence assure un passage subtil du dramatique, né de la posture du personnage au sommet d’une falaise, que les membres de la communauté perçoivent comme une volonté de se donner la mort, au comique résultant de ce même amalgame dans ses propos entre les deux registres : « Alors, pendant que les regards fixés sur lui devaient supplier le Ciel, l’Oncle Eliahou souleva un peu plus son burnous et se mit à pisser sur l’assemblée » (P.L., p. 182). Après une longue vie de célibat, l’oncle Eliahou se décide à se marier avec une adolescente – la différence d’âge rappelle les temps bibliques. Lors de la cérémonie du mariage, le narrateur le présente sous une apparence qui parodie les ancêtres sacrés. Le burlesque assuré par ce décalage accentue l’effet comique. : « Après quelques jours de réflexion – encouragé par ses amis, sa famille – Eliahou prit l’engagement de la [l’adolescente] épouser et, à la fin du pèlerinage, l’emporte sur la croupe de son cheval, fier comme s’il venait d’être proclamé son sauveur et prophète d’Israël » (P.L., p. 50). Conjuguant les deux figures du fou et du Juif, le personnage de l’oncle Eliahou démystifie justement par le biais de son assimilation aux Patriarches cette condition même du Juif.

15 - L’oncle Eliahou fait preuve d’un comportement qui comprend les symptômes courants de la pathologie telle qu’elle est définie par la psychiatrie. Quand il est incapable de s’exprimer verbalement, face à son entourage, il recourt au proto-langage (cris, signes corporels, pleurs…). 16 - Roland Jaccard, La Folie, Paris, PUF, 1980 (2e édition), p. 24.

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2. Le pastiche Dans Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, le narrateur livre l’histoire de sa tante Zahra, ce personnage qui constitue le dépositaire de l’histoire familiale, à l’instar d’un extrait de la Torah. Sur le plan formel, ce récit de quatre pages environ est écrit en italique, délimité par un blanc qui le distingue du texte et porte le titre d’Histoire de Zahra. Le récit commence par « Que le nom de Dieu soit exalté dans la bouche de toute créature. Amen » (J.M.M., p. 202) et se clôt par une expression équivalente avec la même construction syntaxique : « Que le nom de Dieu soit glorifié dans la bouche de toute créature. Amen » (J.M.M., p. 206). Les deux phrases du début et de la fin du récit ne se distinguent que par l’emploi de deux synonymes. La présentation des personnages est digne de celle des Patriarches : « Dans la ville appelée Méquinez, Joseph, fils de Raphaël, épousa Zahra, fille de Mimoun, fils de David, fils de Yonah » (J.M.M., p. 202). Le narrateur insiste sur la noblesse, voire la sainteté de son ascendance. De surcroît, le procédé de répétition est à plusieurs reprises employé. La même phrase prononcée par Joseph, le mari de Zahra qui lui propose de prendre une deuxième femme pour avoir une progéniture, est redite par Simha, la deuxième épouse : « Zahra, Zahra, puisque Dieu a mis ce dessein dans ton cœur, cette résolution dans ta bouche, alors, je ne m’y opposerai pas et n’y ferai pas obstacle. » (J.M.M., pp. 203-204) Il est à noter que cette histoire de la femme stérile, dévouée à son époux et qui se sacrifie pour l’amour de Dieu, fait rappeler celle de Sarah qui, se trouvant dans la même condition, fait la même offre à Abraham et lui élit son esclave Agar comme épouse – la famille de Simha étant, elle aussi, modeste et honorable. Le recours aux parallélismes et aux anaphores est très fréquent. Citons à titre d’exemple : « Et Zahra savait que Joseph était triste. Et Joseph savait que Zahra était triste. » (J.M.M., p. 203) ou encore « Et Simha mit au monde un garçon et Simha mit au monde deux filles » (J.M.M., p. 204). En outre, le récit est jonché de la conjonction de coordination “et” qui y est employée à trente-huit reprises de sorte que chaque action narrée est introduite par ce terme. Autrement dit, le récit de l’histoire de Zahra adopte un style qui singe celui de la Torah. Vu le rôle primordial joué par la religion dans la constitution de l’identité

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judéo-marocaine, l’humour caméléon(17), celui de l’écriture parodique, mis en œuvre témoigne de la volonté de l’auteur d’insister sur la dimension identitaire de son écrit avec une touche tout à fait ludique.

3. L’héroï-comique Ayant l’obsession de prendre sa revanche sur l’Histoire qui n’a pas apprécié à sa juste valeur le passé judéo-marocain, le narrateur de Jacob, Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale, remet au passé communautaire ses titres de noblesse en lui attribuant une parure épique. Les faits les plus ordinaires sont ornés d’accessoires héroïques. Il n’hésite pas à embellir certains épisodes historiques qui glorifient ce passé : les histoires des martyrs, comme Judah Afriat et ses soixante hommes, Solica Hatchouel ou Esther Abrabanel, sont racontées d’une manière exhaustive et épique en vue de mettre l’accent sur les souffrances endurées en tant que minorité vivant sous le joug de l’Arabe, mais surtout afin de glorifier le passé de la communauté israélite. En outre, au cours de sa recherche qu’il veut scientifique portée sur ses ancêtres, le narrateur s’ingénie à honorer son arbre généalogique en l’ornant d’illustres noms avec qui il s’efforce de retrouver une certaine parenté moyennant le moindre prétexte. Il recourt, selon ses propres termes, à plusieurs armes qui lui permettraient d’atteindre son but : « l’arme homonymique » (J.M.M., p. 240) lui permet de rallier à son arbre généalogique tous les juifs marocains qui portaient les quatre noms de famille que ses aïeux avaient partagés pourvu que les personnes admises soient antérieures à l’apparition de ces noms dans la famille à savoir Benabou, Ohana, Oliel et Azoulay ; « l’arme homophonique » (J.M.M., p. 241) admet tous les noms qui, phonétiquement, sont proches des patronymes précités : dans le cas du nom “Benabou”, des variations telles “Abu”, “Abo”, “Abbou”, “Ebo”, “Ebbo” ou “Ebu” sont ainsi admises en constituant une liste très étendue de noms ; « l’arme diasporique » (J.M.M., p. 241) lui permet d’étendre son investigation dans tout le monde juif, partant du fait que les Juifs ont connu à travers leur histoire une incomparable mobilité géographique ; et enfin « l’arme œcuménique » (J.M.M., p. 241) dont il use pour dépasser l’univers juif et étendre sa recherche des côtés chrétien et musulman. Ainsi, il trouve le moyen de s’approprier des hommes de renommée et de les rallier à ses ascendants, sans considération aucune à leur appartenance ethnique ou religieuse. Ayant d’abord épuisé sa quête au sein de la communauté judéo-marocaine, puis dans le monde séfarade, il

17 - Nous empruntons la terminologie de Dominique Noguez qui élabore une certaine typologie de l’humour en lui attribuant différentes couleurs (jaune, rouge, violet, noir, caméléon, vert, bleu…) ; dans L’Arc-en-ciel des humours. Jarry, Dada, Vian, etc., Paris, Le Livre de Poche, Coll. Biblio Essais, 2000.

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passe à l’univers juif, ensuite il sollicite la civilisation arabo-musulmane avant de traverser la Méditerranée et de tenter une investigation du côté de la chrétienté. Le résultat de cette approche est impressionnant car des personnes aussi illustres que l’écrivain Edmond About, le célèbre cardinal vénitien Pierre Bembo, le fameux sage de la Judée du IIe siècle Elisha Ben Abouya qui fut un grand maître dans l’étude de la Torah mais également un philosophe accusé d’apostasie, font partie, sans gêne, de son arbre généalogique. A l’instar des épopées, le narrateur se constitue une véritable dynastie dont il choisit le nom significatif des “Benabouyades”. Au terme de son investigation, il finit par reconnaître sa candeur à vouloir écrire un récit sur son passé communautaire et en faire une véritable épopée. Il exprime sa désillusion et sa déception dans des termes humoristiques en usant d’une anecdote où il se compare à un singe « qui, suspendu à la branche d’un arbre, cherche à attraper la lune dans l’eau, et qui s’obstine à cette tâche jusqu’au jour où, la fatigue lui ayant fait lâcher la branche, il disparaît dans l’étang » (J.M.M., p. 239).

4. L’humour rouge L’écriture risible peut par ailleurs rendre compte d’une situation terrifiante vécue par les personnages judéo-marocains. Commentant l’exode massif qu’a connu sa communauté vers Israël, la narratrice de La Renaicendre. Mémoires d’une marocaine juive et patriote souligne, dans des propos loin d’être dénués d’humour rouge, l’épreuve que les partants doivent subir en arrivant à destination. Victimes de la propagande sioniste qui a su, d’une part, tirer profit des rumeurs sur les actes anti-juifs commis par la majorité arabo-musulmane, en les attisant bien sûr, et prophétiser d’autre part sur le sort sinistre réservé aux Juifs restés au Maroc, ces partants, qui doivent non seulement construire et reconstruire sans cesse un pays voué à la guerre, sont condamnés à participer à ce conflit armé au goût fratricide : « Les déracinés ne savaient pas encore que bientôt il leur faudrait tirer sur des visages qui leur rappelleraient ceux de leurs frères de lait » (R., p. 89). C’est un sacrilège qui enfreint les préceptes même du dogme mosaïque, le mélange de la viande et du lait étant prohibé : « Tu ne cuiras pas le chevreau dans le lait de sa mère…” dit la Torah » (R., p. 89). Les comparaisons entre la chair humaine et animale d’une part, entre le lait maternel et bestial d’autre part, intensifient la dose du comique. Avec amertume, la narratrice s’interroge sur le point de vue de la religion sur cette guerre où le juif est appelé à commettre un fratricide : « Que dirait la Torah pour ces êtres qui avaient été allaités par le même sein et qui devraient prendre ensemble un bain de sang » ? (R., p. 89) S’ajoute simultanément un contraste plus significatif de l’absurdité de l’Alya. Effectuant cette « ascension » comme le signifie littéralement le mot hébreu, ce grand retour à la Terre promise, acte qui témoigne de leur stricte observance des préceptes 42

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de la Torah, les juifs du Maroc accomplissent ce devoir sacré en enfreignant une interdiction divine. L’humour rouge constitue une compensation psychologique. Face au poids insupportable de la séparation avec les siens, processus entamé à partir de la guerre des six jours de 1967, la narratrice ne trouve d’autre remède pour apaiser sa souffrance, « sa blessure morale » que le rire qu’elle considère comme un « cadeau divin » : « Transformer les claviers en pianos pour composer des symphonies sur la vie, savoir rire de tout et en particulier des drames, déclencher les rires de tous ceux qui en avaient besoin pour survivre aux leurs » (R., p. 14). Analysant l’état psychique des Juifs qui ont quitté le Maroc, la narratrice met l’accent sur la dispersion des membres de la même famille sur les quatre coins du globe et sur toutes les émotions négatives qui en découlent dans des propos risibles qui ont pour fonction de réaliser cette « économie d’affect », expression employée par les psychanalystes pour désigner cette volonté du sujet d’ignorer ou de réduire ses sentiments négatifs, notamment la déception, la frustration ou la souffrance : « Leur vie devrait faire l’objet d’un mémoire de sociologie. Le sujet : Je suis né à X, je vis à Y, je n’arrive pas à oublier X, et si j’allais vivre à Zprim pour rejoindre mes enfants nés à Y alors que c’est à X que je veux retourner ?... Le cul entre deux chaises accroît les douleurs de fissures anales et crée des fêlures mentales… » (R., p. 47). L’humour semble remplir dans ce cas l’un des objectifs essentiel qu’on lui assigne et qui peut se résumer comme suit : « Pris dans sa dimension affective et psychologique, l’humour s’affirme comme le seul recours contre la tentation du désespoir, le moyen d’assumer l’angoisse, les atteintes du sort en les vidant de leur charge affective, en mettant à distances les émotions ou les passions ».(18)

5. Les jeux de mots Défini comme un « un jeu qui s’établit entre mots présents dans le contexte […] ou entre un mot du contexte et un mot auquel il s’associe. »(19), le calembour est largement sollicité dans les écrits judéo-marocains. Il est appliqué souvent à partir des textes religieux ou des maximes et dictons où le jeu de substitution consiste à remplacer la portée sacrée de l’énoncé d’origine par un effet vulgaire qui va du profane jusqu’à l’obscène.

18 - Aline Geyssant, Nicole Guteville et Asifa Rasack, op. cit., p. 90. 19 - Ibid., p. 151.

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L’histoire de Loth constitue une parabole fortement exploitée par les écrivains judéo-marocains au service du regard rétrospectif porté sur leur passé ancestral. Avec Guy Dugas, soulignons qu’à l’image du patriarche et de ses compagnons fuyant Sodome et à qui Dieu a interdit de se tourner pour voir sa colère s’abattre sur les mécréants de la cité, au risque de se transformer en statue de sel, tout personnage juif qui essaie de revoir son terroir originel court à sa perte. Le narrateur de La Porte du lion recourt également à cet épisode du Livre des Patriarches mais pour d’autres fins. Aron, un membre de la bande de Josef, le personnage principal du récit, explique à Faucon, leur ami musulman, le verset biblique en ces termes en faisant appel au calembour : « Tu seras changé en statue de merde » (PL, p. 119). Le rire naît de la conjugaison d’une ressemblance et d’un décalage. D’une part, Josef et ses amis, comme Loth et les siens, quittent Igli pour une nouvelle excursion commerciale. D’autre part, les deux contextes sont cependant tout à fait différents, l’un étant sacré alors que l’autre est banalement ordinaire. Le rire, intensifié bien entendu par l’emploi du terme scatologique, ne peut être considéré comme un simple rire « bas », celui qui englobe les blagues obscènes. Tourné vers la religion, cet humour violet se revêt d’une portée profondément identitaire. La Renaicendre. Mémoires d’une marocaine juive et patriote est le récit qui constitue par excellence un véritable exercice de jeux de mots. Il est difficile de les dénombrer et il est rare de coïncider quelque paragraphe où ils ne sont pas sollicités. Exprimant ses remerciements envers son fils, l’écrivaine le déclare en des termes on ne peut plus explicites : « Grâce à lui [son fils], j’ai pu aiguiser mes jeux de mots, développer mon art des contrepèteries ou celui des parodies de chansons à succès » (R., p. 7).

6. Le sobriquet La Porte du lion est un récit plein de personnages qui ne sont que rarement nommés par leurs vrais noms. Ils portent des sobriquets révélateurs de leurs caractères physiques ou moraux. Ces surnoms ont une fonction comique. A titre d’exemple, Bon-Œil est paradoxalement borgne, Faucon est doté d’une infaillibilité visuelle, etc. Cependant, c’est le sobriquet d’Ephraïm-sexe-d’âne qui reflète le mieux cette fonction humoristique. Le phallus démesurément de grande taille du personnage rend cette appellation légitime et bien méritée. Toutefois, le rire ne résulte pas uniquement de ce surnom, mais de l’histoire du personnage. Son phallus a positivement contribué aux bouleversements qu’a connus la communauté juive de Mogador. Grâce à ses prouesses sexuelles auprès de la veuve du vice-consul anglais, celle-ci renonce à son départ définitif, qu’elle s’apprêtait à entreprendre à la suite du décès de son époux, pour l’Angleterre et décide de finir ses jours au Maroc. Elle ouvre alors une classe 44

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d’anglais et de couture pour les fillettes du Mellah et contribue d’une façon décisive à leur européanisation. Les services qu’elle rend à la communauté sont des signes de reconnaissance et de gratitude aux bienfaits que lui procure le fameux sexe d’Ephraïm.

7. Anecdotes, paraboles et fables Appartenant à une culture où l’oral occupe, depuis des millénaires, une place de choix, les auteurs usent des atouts que leur procure cette forme d’expression pour spécifier leurs écrits. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer dans notre corpus les traces de cette tradition orale. Les anecdotes, les fables et les paraboles y sont à maintes reprises sollicitées. La Porte du lion nous rapporte la légende d’un personnage juif de Mogador célèbre par une prouesse que lui seul a pu réaliser et qui fut à l’origine du nom que porte la fameuse porte de la ville. Menacée par la présence d’un lion qui faisait ravage dans les parages de la cité, dévorant le bétail et les malheureuses personnes égarées, la population se trouvait impuissante devant cette bête féroce. Alors le caïd offrit une grande récompense à celui qui pourrait la capturer. Devant l’échec de plusieurs prétendants, un modeste juif, grand fumeur du kif, se porte volontaire pour accomplir la glorieuse mission. C’est grâce à cette drogue, qu’il s’adonne quotidiennement, qu’il réussit à venir à bout du redoutable fauve. La légende souligne le caractère bouffon du personnage dont le vice du kif annihile tout aspect sérieux de son profil et rend son histoire amusante. La vigueur des valeureux chasseurs est humiliée devant l’efficacité de l’arme du personnage dont le portait ne présuppose pas le dénouement de la légende. C’est cette fin inattendue qui accentue la dimension comique et attise le rire. De plus, le caractère risible du personnage n’omet guère son rôle principal dans l’histoire de la ville du moment que son exploit est irrévocablement inscrit dans la mémoire de Mogador, par le nom que porte la porte où fut exposé le lion capturé, nom que l’écrivain attribue à son récit.

8. Le bestial Enfin, dans La Porte du lion, le narrateur puise une part considérable dans son registre comique du monde animal. Les exemples se multiplient dans ce sens. Ainsi, Josef, qui se sent humilié par la vieillesse, ricane sur son sort, lui qui était connu par sa vigueur et son énergie légendaires. Il décide alors de disparaître du pays où il a connu tant de gloires : « Quand le lion devient vieux, il vaut mieux qu’il se cache pour mourir, sinon les chiens lui pissent dessus et les gazelles lui rient au nez » (P.L., p. 243). Cet exemple souligne une fonction essentielle de l’humour. Josef se trouve dans une situation déplorable : lui qui a passé toute sa vie dans l’aventure, le voyage et 45

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la confrontation du danger, épreuves vécues avec courage et enthousiasme, vit une vieillesse humiliante et insupportable. Son corps lui faisant défaut, se révèle incapable de suivre les caprices du personnage toujours passionné d’aventures. Le rire émanant des phrases avancées par le personnage est alors une compensation psychique et une arme susceptible de surmonter la déception et l’amertume vécues à chaque instant. La tournure humoristique a pour rôle de faire abstraction de la souffrance physique que vit le personnage. Cette « économie d’affect » citée plus haut provoque une économie de représentation de la réalité : « l’humour fait, avec une épargne sur l’affect et donc sur sa répression, une certaine économie sur l’investissement de la représentation complète de la réalité » (20). Il ne faut surtout pas s’imaginer que ces personnages jouent à l’autruche et refusent de voir la réalité de leur déchéance physique : « Il ne s’agit pas d’un simple repli défensif effectué sous la forme du sauve-qui-peut mais d’un sincère et positif retrait stratégique aménagé dans la sérénité avec armes et bagages. Il paraît utile d’insister sur cet aspect, malgré tout enrichissant, de la régression humoristique »(21). La réaction du lecteur qui rit de la réplique avancée réduit chez lui la brutalité et la violence dont est victime le personnage. Aussi le lecteur fait-il également une économie de pitié qui, dans l’absence de l’humour, dominerait son état d’âme. Bref, l’épargne psychique qu’opère le personnage ne tardera pas à contaminer le lecteur et constituera pour lui une source de plaisir. De même, exaspéré par la volonté de ses enfants de l’habiller à l’européenne, Josef qui porte depuis toujours ses vêtements traditionnels se moque de l’occidentalisation de la communauté judéo-marocaine qui a révolutionné son paraître en recourant à une comparaison où le Juif s’assimile à une mule impuissante devant son maître (la France en l’occurrence). S’adressant à sa monture, il exprime son exaspération du harcèlement quotidien de ses enfants : « La France, qui finira par te mettre à toi aussi un costume européen, chapeau et gilet, et aussi un pantalon que tu pourras lui remplir de tes pets infâmes… comme je ne me priverai pas non plus de le faire… Car il fallait les voir les fistons » (P.L., p. 54). Le recours à l’humour est, de ce fait, une réaction défensive qui adoucit chez le personnage le sentiment d’être ridiculisé par un paraître grotesque.

20 - Jean Guillaumin, « Freud entre les deux topiques : le comique après l’humour (1927), une analyse inachevée », Revue Française de Psychanalyse. L’humour, T. XXXVII, N0 4, Paris, PUF, Juillet 1973, p. 630, cité par Denise Jardon, Du comique dans le texte littéraire, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1988 et Paris, Duculot, 1988, p. 120. 21 - Jean Bergeret, « Pour une métaphysique de l’humour », Revue Française de Psychanalyse. L’humour, T. XXXVII, N° 4, Paris, PUF, Juillet 1973, p. 542.

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Conclusion L’analyse des liens que nouent les écrivains marocains de confession juive avec leur société d’origine nous a permis de dégager l’humour comme mode d’expression du rire prépondérant dans leurs écrits. En outre, le recours à la Torah dans l’emploi des différents procédés humoristiques (pastiche, burlesque, héroï-comique, calembours…) montre clairement l’impact de l’identité ethnique sur les écrits judéo-marocains d’expression française. Cette influence attribue d’une part une richesse thématique et stylistique à cet humour, l’inscrit d’autre part sous le signe de la confirmation d’une identité et le spécifie par conséquent par rapport à la littérature maghrébine d’expression française produite par les écrivains marocains arabo-amazighs. Enfin, si par la présence du rire, la littérature judéo-marocaine d’expression française s’apparente à l’humour juif universellement connu, elle s’en distingue par deux caractéristiques essentielles. Emanant du vécu de la communauté judéomarocaine dans le terroir ancestral, les thèmes exploités conjuguent la religion et le quotidien des personnages. A la différence de l’humour ashkénaze, élaboré sur la base du génocide nazi qui a marqué la mémoire juive universelle, l’humour séfarade relate une existence révolue chez Serge Pol Kakon ; compense, chez Nicole El Grissy Banon, la blessure morale provoquée par la séparation avec les siens à la suite du départ du pays ; ou cherche, chez Marcel Benabou, à affirmer une identité culturelle et à remettre ses titres de noblesse à une judéité non reconnue par l’Autre. Bref, l’humour séfarade est cette expression du rire qui témoigne de l’identité culturelle – dans le sens général du terme – du personnage judéo-marocain forgée au contact avec la majorité musulmane.

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L’humour séfarade dans la littérature judéo-marocaine d’expression française

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Du côté de chez l’ironie et le persiflage dans Le Fou d’espoir d’Abdellatif Laabi Lahcen BAMMOU FLSH El Jadida – Maroc

Si l’humour est cet état d’esprit consistant à présenter et représenter la réalité plaisamment, voire insolitement, il est pareillement manière et matière littéraires, où l’ironie et le persiflage sont hissés sur un piédestal. De sa part, le littérateur se métamorphose en un pince-sans-rire qui mise sur le sourire, peut-être le rire, pour déconstruire l’évident et revisiter le patent chez un narrataire enfermé dans des schèmes de représentation désuets et obsolescents. À ce stade, le présent article se propose d’approcher l’humour d’un point de vue stylistique, notamment, dans le récit carcéral Le fou d’espoir d’Abdellatif Laabi. On y tentera de pallier la question suivante : quels sont les isotopies et les marqueurs textuels employés par le prisonnier pour vilipender son geôlier ? Pour apporter des éléments de réponse à cette problématique, deux temps seront prévus, d’abord on abordera l’isotopie de la déshumanisation par la réification, la bestialisation, et la détraction du gardien. En deuxième lieu, l’on verra comment le prisonnier dénigre son tortionnaire moyennant sa fonction dans le système carcéral. Les deux isotopies seront auscultées en connexion avec des postes d’analyse stylistique, à titre d’exemple ; les figures de style, l’ordre supra-syntagmatique et intra-syntagmatique. Dans le but de lui rendre la pareille, le prisonnier dépeint son bourreau comme un automate improvisé au dernier moment. Laabi ajoute à ce propos : 49

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Les Épouvantails travaillent au rythme de leurs cloisons mentales, des ornières de leur imagination et de leur haine routinière. Même quand ils s’arrêtèrent ensemble de frapper, tu continuais à recevoir de temps en temps un coup. Caprice de l’un ou l’autre, étrange harmonie.(1) Il va sans dire que dans ce passage, l’ironie, comme : « énoncé par lequel on dit autre chose que ce que l’on pense […], comme subversion du discours de l’autre(2)» dénigre le tortionnaire, en le présentant comme un polichinelle hideux, exécrable et odieux, qui n’a de l’humanité que la texture. Il convient d’en dégager les marqueurs. Dans le syntagme nominal : « des ornières de leur imagination », la métaphore « ornières » identifie les limites de l’imagination relative au tortionnaire aux traces de roues. Il en ressort une nouvelle stigmatisation du geôlier, attendu qu’elle met en exergue le restreint d’un intellect bridé irréversiblement, un trait que Laabi creuse davantage avec le sème de la profondeur inclus dans la lexie « ornières ». De même, ce trope permet au narrateur d’insinuer la manipulation dont le tortionnaire fait l’objet et son statut de polichinelle dans cette momerie à impatroniser la Camarde réglementaire et assistée. Chemin faisant, Laabi enfonce le clou de la raillerie par le truchement de la métaphore « cloison », faisant ainsi grief du cassant d’un mental fragile, voire d’une intelligence au degré zéro. Désormais, les « cartésiens de la gégène » sont réduits au rang d’une bête, chez qui la haine est plutôt viscérale, immanente que réfléchie, chez qui ôter la vie est synonyme de vie. Partant, la métaphore, comme trope de ressemblance, consistant à : « présenter une idée sous le signe d’une autre idée plus frappante ou plus connue »(3), réussit la réification d’un exécuteur, perçu comme un fantoche obtempérant aux fils de la manipulation. Un autre trope, basé cette fois-ci sur un rapport logique, est à souligner. Effectivement, dans le syntagme nominal : « leur haine routinière » il s’avère que la lexie « haine » se substitue au vocable « supplice ». La corrélation de cause à effet commune aux deux substantifs donne naissance à une : « métonymie de la cause(4)». Pour Pierre Fontanier, cette figure de correspondance est : « la désignation d’un objet par le nom d’un autre objet qui fait comme lui un tout absolument à part, mais qui lui doit ou à qui il doit lui-même plus ou moins, ou pour son expérience, ou pour sa manière d’être(5) ». Ainsi, Laabi fait l’impasse sur l’empalement enduré, car en traiter 1- Abdellatif Laabi, 2000, Le Fou d’espoir, Casablanca, Editions Eddif, p. 51. 2 - Philippe Lejeune, 1980, « Le Récit d’enfance ironique : Vallès », Je est un autre, Paris, Le Seuil, pp. 24-25. 3 - Pierre Fontanier, 1968, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, p. 99. 4 - Ibid., p.79. 5 - Ibid.

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serait une lapalissade irrémissible, et focalise plutôt sur son mobile : la « haine ». En outre, ce vocable renforce davantage le ton ironique dans cet énoncé, en explicitant le rapport que le guillotineur entretient avec soi-même ; l’exécration n’est à l’origine qu’une aversion, une répulsion de soi jetée et projetée sur l’autre. On s’aperçoit aussi que le modalisateur « même » étoffe le sens de la première phrase, mettant en œuvre une épanorthose. Baptisée également palinodie, ce nontrope : « consiste à revenir sur ce qu’on a dit, ou pour le renforcer, ou pour l’adoucir, ou même pour le rétracter tout à fait, suivant qu’on affecte de le trouver, ou qu’on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé, ou trop peu convenable(6)». Il en ressort que la nigauderie du geôlier n’est qu’un faux-fuyant servant à mettre en exergue un habitus aux antipodes de l’humain. L’ironie a trait aussi au type de phrases employées. Sur le plan de l’ordre supra-syntagmatique, une myriade de remarques s’impose. D’abord, la première phrase orbite autour de deux segments juxtaposés : « au rythme de leurs cloisons mentales », « des ornières de leur imagination » et un troisième : « de leur haine routinière », coordonné à la principale par « et ». Ajoutons à ceci que la duplication du poste fonctionnel complément du nom « cloisons » et « haine » débouche sur une phrase par parallélisme ternaire simple. Georges Molinié en dit long : « la phrase par parallélisme est vraiment rentable. On peut lui assigner, en gros et très sommairement, deux rôles fondamentaux : elle constitue le support idéal de l’amplification et de la description »(7). Ensuite, la deuxième est une phrase complexe, où la conjonction « quand » marque un rapport de concomitance entre les deux procès : « s’arrêtèrent » et « continuais à recevoir ». Enfin, la troisième phrase est une nominale attributive à charge de porter : « un jugement assertif, sur le terrain de la vérité.(8)» L’absence de procès y est de surcroît dénotatif d’inertie et d’apathie imputée au prisonnier dans sa géhenne carcérale. L’actualisation de la classe du verbe affermit aussi le registre ironique dans ce passage. En effet, trois remarques s’imposent. Premièrement, le « présent aléthique(9)» dans : « ils travaillent au rythme […] » sert à : « indiquer un fait permanent, une vérité générale(10)», donc, l’intelligence limitée, comme substantifique moelle chez le bourreau. Deuxièmement, l’imparfait comme temps-ligne, ainsi que l’aspect duratif qui en découle dans : « tu continuais à recevoir […]» permettent de : « noter les 6 - Ibid., pp. 408-409. 7 - Georges Molinie, 1993, La Stylistique, Paris, puf, p. 68. 8 - Pierre Le Goffic, 1993, Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette, p. 510. 9 - Marcel Cressot et James Laurence, 1983, Le Style et ses techniques, Paris, Presses Universitaires de France, p.154. 10 - Ibid.

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faits habituels ou la répétition des faits dans le passé(11)». Troisièmement, étant en construction indépendante, les verbes « frapper » et « recevoir » impliquent : « l’infinitif de narration [qui] traduit la réalité de l’action et tient la place d’un verbe à l’indicatif […] pose l’action qui se produit comme la CONSEQUENCE d’une série d’actions ou d’événements antérieurs.(12)» À ce stade, le pérenne du tenaillement essuyé, et la propension sadique du geôlier sont parfaitement mis en relief. Le persiflage du tortionnaire passe aussi par sa bestialisation. Non seulement le paria réduit en bribes l’intelligence, l’intellection, la conscience, donc l’humanité de son bourreau, mais assimile aussi son implacabilité à celle d’une bête. Laabi soutient : « l’ordre fut accompagné d’une ruade au niveau des reins. Tu tombas à genoux. Une autre ruade. Tu t’affalas sur le ventre»(13). Dans cet énoncé, le sarcasme s’étaie sur la métaphore par « recatégorisation totale(14)», « ruades » identifiant la nature des coups assénés au réprouvé de paria à ceux d’équidés. La figuration qui en émane dépeint le délétère des horions portés par le tourmenteur, mais aussi autorise Laabi à déceler la gémellité entre un guillotineur dompté pour dompter et un buté de mulet. Grâce à cette métaphore : « la forme a dicté la pensée - ce qui est la définition même de la genèse du texte littéraire»(15). De même, l’acte de brocarder de la sorte s’érige en une vengeance relevant de la loi de Talion, du moment qu’étant dessaisi de son cocon humain, le tortionnaire subit ce qu’il fait subir aux oblates de l’ordre de l’ineptie insensée, à savoir la déshumanisation. L’ironie, dans ce contexte insuffle l’apophtegme suivant : l’animalité, la pire est celle où l’on fait feu de tout bois, pour dépouiller les autres de leur humanité. À préciser aussi que la scène de torture véhiculée par cet énoncé est avant tout un indicateur sémantique par excellence de l’ironie. Dans les trois phrases : « tu tombas à genoux. Une autre ruade. Tu t’affalas sur le ventre », on constate que même tomber sur ses genoux comme signe de prosternation, ne suffit guère à amadouer la mégalomanie du tourmenteur ; il impose une posture encore extrême d’hilotisme, celle où l’on choit complètement sur son ventre. Partant, en tournant en dérision l’ego incommensurable, sinon cyclopéen des séides du temple monolithique, Laabi imprègne parfaitement cette proposition d’un ton narquois.

11 - Ibid., p. 160. 12 - Jean-Claude Chevalier., Claire Blanche-Benveniste., Michel Arrivé., et Jean Peytard, 1972, Grammaire Larousse du Français contemporain, Paris, Librairie Larousse, p. 371. 13 - Abdellatif Laabi, op.cit, p. 53. 14 - Catherine Fromilhague, 1995, Les Figures de style, Paris, Nathan, p. 20. 15 - Michael Rifaterre, 1979, La Production du texte, Paris, Seuil, p. 167.

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L’isotopie de la déshumanisation est encore plus explicite dans l’énoncé suivant : « il faut que sa putain de mère parle ! Aboie le play-boy»(16). Dans l’incise : « aboie le playboy », le procès « aboie » installe une métaphore par « recatégorisation partielle » (17) comparant tout simplement la voix du tortionnaire à celle d’un chien. Par l’entremise de ce trope, Laabi met l’accent sur le tempérament courroucé, la férocité, mais surtout l’instinct territorial et grégaire chez les « cartésiens de la gégène ». La métaphore en tant que : « procédé de création lexicale et de style qui affecte l’ensemble du langage, aussi bien parlé qu’écrit(18)», autorise donc le réclusionnaire à prendre sa revanche par l’entremise du plus froissant des faires. Encore, en assimilant le geôlier à un chien, cette métaphore défriche le terrain pour une : « allusion par intertextualité » (19) aux Chiens de garde de Paul Nizan. Catherine Kerbrat-Orecchioni commente cette figure : Sans parler d’un type d’allusion sensiblement différent : c’est l’allusion de la rhétorique classique, c’est-à-dire le renvoi intertextuel ; allusion qui n’entretient qu’un rapport assez lointain avec le problème de l’implicite – mais un rapport tout de même puisque le texte évoqué et convoqué par allusion intertextuelle est tout à la fois, comme le sous-entendu, présent, et absent de celui qui l’accueille.(20) Cette figure tourne donc en dérision un exécuteur domestiqué, malléable et corvéable, à la solde d’un : « clerc contemplatif établi par la pensée bourgeoise.»(21) De surcroît, la demi-auxiliaire « il faut que » ayant pour « but d’inciter l’auditeur à devenir le sujet d’une action » (22) est une autre manière pour rapetisser le geôlier, en pointant du doigt un apprenti sorcier despote, reproduisant la satrapie de ses supérieurs. Quant au vocable « putain » comme « contamination lexicale du narrateur(23)», il est ici pour fustiger l’insensé de l’inimitié immotivée. Donner des gorges chaudes au geôlier passe aussi par la caricature de son physique. Pour enfoncer le clou du quolibet, le réclusionnaire puise aussi dans le corporel afférent à son tourmenteur. C’est le cas effectivement dans l’énoncé suivant : « il est

16 - Abdellatif Laabi, op.cit, p. 39. 17 - Catherine Fromilhague, op.cit, p. 80. 18 - Marcel Cressot et James Laurence, 1983, Le Style et ses techniques, PUF, p. 69. 19 - Catherine Fromilhague, ibid., p. 117. 20 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1986, L’implicite, Paris, Armand Colin, pp. 46-47. 21 - Paul Nizan, 1960, Les Chiens de garde, Paris, Coll. « Petite collection Maspero », p. 122. 22 - Harald Weinrich, 1989, Grammaire textuelle du français, Paris, Les éditions Didier, p. 196. 23 - Dominique Maingueneau, 1993, Éléments de Linguistique pour le texte Littéraire, Paris, Dunod, p. 111.

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jeune. Une veille connaissance. Il a un tel sourire que tu lèves machinalement les bras »(24). Dans cet énoncé, l’ironie s’étaie principalement sur la figure de style. Il est loisible de souligner que l’antithèse résultant de l’antonymie opposant les lexies « jeune » et « vieille » implique une aporie, car comment un gardien qu’on connaît il y a belle lurette soit toujours « jeune » ? La réponse, c’est qu’il est vieux. Il s’agit donc d’une antiphrase : « procédé par lequel, comme l’indique exactement son sens étymologique, on dit le contraire de ce qu’on veut faire entendre»(25). C’est pareil aussi pour la troisième phrase : « il a un tel sourire que tu lèves machinalement les bras » ; il y a antilogie résultant de l’antonymie impropre entre les vocables « sourire » et « machinalement ». Autrement dit, il y a déphasage entre le sourire du gardien et la réaction du prisonnier. En réalité, Laabi emploie ce que Catherine Fromilhague désigne de : « éloge paradoxal »(26) pour souligner le béotisme, la rustauderie du gardien, d’où une deuxième antiphrase. Il en émane deux antiphrases, avec comme marqueur textuel une antithèse et une antilogie, brocardant ainsi le néronien de la balourdise ambiante. Les sbires du temple de l’irréligiosité sont toujours assujettis à une déshumanisation placée cette fois-ci sous un autre signe. Pour ironiser son bourreau, le prisonnier remet en question son intelligence, son humanité, mais surtout, l’assimile à un objet à vocation ornementale, bref, il le métamorphose en un signe ostentatoire de la bêtise ambiante. Laabi ajoute à ce sujet : « ces jeunes gardiens armés de vieux fusils qui se tenaient près de la porte de sortie, au fond de la salle et dont le rôle se limitait à présenter les armes lorsque la Cour rentrait »(27). Il s’avère que le rapport d’antonymie propre opposant les lexies « jeunes » et « vieux » implique une antithèse qui a surtout une valeur descriptive, où le : « locuteur enregistre la présence d’une dualité ou d’une opposition dans le référent qu’il évoque. » Cette figure d’opposition permet au réclusionnaire donc d’appréhender binoculairement la même réalité, celle d’un « gardien-prisonnier » dans un système, périssable, obsolète, catéchisant l’ordre de l’inertie mobile. Pour mettre en relief le motthème « gardiens », Laabi le dote d’une pléthore de : « caractérisants spécifiques»(28).

24 - Abdellatif Laabi, op.cit, p. 24. 25 - Patrick Bacry, 1992, Les Figures de style, Paris, Belin, p. 220. 26 - Catherine Fromilhague, op.cit, p. 104. 27 - Abdellatif Laabi, ibid., p. 154. 28 - Georges Molinie, 1986, Éléments de Stylistique française, Paris, puf, p. 40.

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En premier lieu, on note que l’antéposition et la postposition du qualificatif dans : « ces jeunes gardiens armés », débouche sur une : « construction synthétique où les épithètes encadrent le substantif.(29)» En second lieu, les « relatives non déterminatives(30)» : « qui se tenaient près de la porte de sortie, au fond de la salle », et « dont le rôle se limitait à présenter les armes lorsque la Cour rentrait » nuancent davantage le référent de signification inhérent au substantif « gardiens ». Un pareil faire, donne ainsi naissance à un épithétisme ; une figure microstructurale, de construction qui : « consiste à joindre, à un terme caractérisé, généralement un substantif, un caractérisant adjectival (qualificatif, relative, apposition, complément de caractérisation quelconque), qui en développe une qualité inhérente.(31)» L’ironie atteint corollairement son paroxysme avec un « gardien » qui ne veille guère sur l’ordre, mais en donne plutôt l’impression. Le persiflage est définissable aussi à la base du type de phrase employée. Il serait judicieux de signaler que le segment : « qui se tenaient près de la porte de sortie, au fond de la salle » est une phrase par parallélisme binaire complexe, attendu que les postes fonctionnels complément circonstanciel et complément du nom se réitèrent à deux reprises, avec respectivement, les lexies « porte », « fond » et « sortie », « salle ». Grâce à ce type de phrase, le narrataire dispose de plus d’informations pour mieux restituer : « l’espace représenté », dans lequel le gardien est perçu comme un arlequin. En outre, on constate que les expansions subordinatives : « qui se tenaient près de la porte de sortie, au fond de la salle », « dont le rôle se limitait à présenter les armes », « lorsque la Cour rentrait » impliquent une hypotaxe ; la « multiplication des liens logiques explicites » (32). Une pareille option engendre un style en cascade, donc une phrase télescopique. Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château en disent long : Dans ce type de phrase liée à un enchaînement continu, chaque préposition découle de la précédente et la phrase progresse méthodiquement. Le modèle se prête tout spécialement à l’analyse des faits, situations ou personnages ; la phrase rend compte d’une exploration logique, naturelle, menée sans heurt(33)

29 - Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château, 1991, Introduction à l’analyse stylistique, Paris, Dunod, p. 214. 30 - Claire Stolz, 1999, Initiation à la stylistique, Paris, Ellipse, p. 88. 31 - Georges Molinie, 1992, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Librairie Générale Française, p. 141. 32 - Jean-Jacques Robrieux, 1998, Les Figures de style et de rhétorique, Paris, Dunod, p. 101. 33 - Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château, op.cit, p.171.

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Si le prisonnier vilipende son tortionnaire en le réduisant à un simple enjolivement, représentant une autorité sujette à caution, il lui impute aussi une autre fonction, encore plus avilissante, celle d’orchestrer la Faucheuse programmée. Laabi soutient à cet égard : « Les houjjajs (gardiens de ces lieux) avaient pour rôle d’organiser la famine, la saleté, le silence»(34). Dans cet énoncé l’ironie s’exonde cousue de fil blanc avec la lexie « houjjajs » qui introduit une caractérisation non pertinente par métaphore. Dès lors, les gardiens de la ronde se transforment en des Pèlerins, vêtus de la même pèlerine, effectuant un mouvement circulaire, et surtout dupe de soi, car croyant en le sacré de leur vocation. D’une autre part, il est prépondérant de souligner que la métaphore : « cette zone d’“intersection”, qui est sentie (intuitivement), plus que déduite (logiquement) »(35) puise son comparant dans le sociolecte du prisonnier, qui est : « l’ensemble de traits linguistiques de tous niveaux propre à une communauté socio-culturelle »(36). Or, l’ironie engendrée par ce transfert de sens relève aussi de la loi de Talion, attendu qu’elle autorise le réprouvé de paria à tirer allégoriquement sa vengeance de ceux qui l’ont tenaillé dans le passé. Philippe Hamon affirme à ce propos : Complexe, l’ironie l’est également, sans doute, dans ses fonctions sociales, qui ne se laissent pas aisément réduire. Pour certains, elle est une marque de supériorité (de caste ou de classe), un fait de langage destiné à marquer ou à conforter une domination acquise(37). Il en ressort que le persiflage, tel qu’il est exploité par Laabi, débouche sur une inversion de rôles, une redistribution de cartes, où le dominé d’hier devient le dominateur d’aujourd’hui rien que par le sceptre de la lettre, le pédum de la langue. Sur un autre niveau, le déphasage entre le sème de la dévotion inhérent à la lexie « houjjajs » et celui de la torture véhiculée par les vocables « famine », « saleté », et « silence » implique un par’hyponoian où : « dans le déroulement linéaire de l’énoncé, on substitue à ce qui était attendu comme point d’aboutissement d’un raisonnement, un terme ou un ensemble de termes qui ont des polarités opposées» (38). Comme élagage en corollaires, il en ressort un paradoxe.

34 - Abdellatif Laabi, Le Fou d’espoir, op.cit, p. 112. 35 - Michel Théron, 1992, Réussir le commentaire stylistique, Paris, Ellipses, p. 73. 36 - Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château, ibid., p.171. 37 - Philippe Hamon, 1996, L’ironie littéraire, Paris, Hachette Livre, p. 18. 38 - Catherine Fromilhague, op.cit, p. 55.

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Cette figure d’opposition appelée aussi « paradoxisme »(39) avilit le gardien, en ce sens qu’elle montre et démontre le rapport aporétique entre la fonction et le moyen, l’antinomie afférente à un tortionnaire qui veille sur un ordre que c’est lui le premier à transgresser, à enfreindre. Gracian Baltasar ajoute à ce propos : « les paradoxes sont des monstres de la vérité (…) les idées paradoxales sont triomphes de l’esprit et trophées de la finesse»(40). Pour que le trope « houjjajs » n’induise pas le narrataire en erreur, Laabi opte pour la parenthèse : « (gardiens de ces lieux) ». Cet élément adventice, construit à partir d’un substantif actualisé par l’article zéro et son complément fait que la métaphore « houjjajs » soit in praesentia, puisqu’il y a une apposition du comparé et du comparant. Ainsi, en commentant l’élément prépondérant du propos, la parenthèse devient un espace d’intrusion du narrateur, ce qui justifie justement le « décrochement énonciatif» (41), qu’elle génère. D’autres topes sont à disséquer. Il est patent que les vocables « famine », « saleté », et « silence » remplacent respectivement le « manque », la « privation », et l’« aliénation ». Une telle caractérisation non pertinente donne naissance à trois métonymies, produisant ce que Marc Bonhomme désigne de discours « oblique ». De ce point de vue, le glissement logique engendré par ce trope : « impose un effacement de l’objet de référence qui n’est plus désigné que par un substantif abstrait, qui fait sortir la représentation de l’anecdotique, de l’événementiel »(42). Ces trois métonymies appellent une remarque au niveau de l’actualisation. Comme dominante stylistique dans cet énoncé, on s’aperçoit que l’actualisation de la classe du nom, notamment les lexies « famine », « saleté », « silence », repose exclusivement sur le défini. Les référents de ces vocables sont ainsi donnés comme connus et sus par l’instance réceptrice, prodiguant à l’objet évoqué une notoriété dans la pensée, d’ordre extratextuel, voire linguistique. Le défini donc, creuse le caractère déjà-vu du rapetissement via la restriction. La répartition des masses syntaxiques est aussi à vérifier. Il serait pertinent de noter que le procès « avaient » commande les trois compléments d’objet direct « la famine », « la saleté », le « silence ». Il en émane une adjonction, dans laquelle : « on accumule plusieurs régimes sur un seul verbe»(43).

39 - Pierre Fontanier, op.cit, p. 137. 40 - Baltasar Gracian, 1983, Art et figures de l’esprit, Paris, Seuil, p. 180 41 - Claire Stolz, op.cit, p. 110. 42 - Catherine Fromilhague et Anne Sancier-Château, op.cit, p. 146. 43 - Pierre Fontanier, op.cit, p. 337.

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Cette figure produit une phrase par parallélisme ternaire simple, et combine pareillement, les deux registres abstrait et concret, rien qu’on apposant des substantifs appartenant à des réseaux de signification différents. In fine, tout au long de cette humble analyse de l’humour par le persiflage et l’ironie chez Laabi, on s’est aperçu que le prisonnier ravale son geôlier en le déshumanisant, soit en s’attaquant à son intelligence ou son habitus, soit en l’assimilant à un équidé ou un chien enragé. Donner des gorges chaudes au tortionnaire passe aussi par la détraction de sa fonction et sa vocation dans le panoptique carcéral. Dorénavant, il se voit réduit à une simple parure allégorique et emblématique d’une autorité rudimentaire, où il orchestre la déchéance, l’insécurité et l’inhibition. Néanmoins, dans Le Fou d’espoir railler par le brocard ne concerne pas uniquement le bourreau, mais aussi d’autres figures comme celle de l’intellectuel non engagé. Le passage suivant en fournit l’exemplification parfaite : Un jour, tu rencontras dans la rue un dinosaure d’universitaire, tenant un attaché-case à la main qui lui donnait l’air d’un James Bond de l’esprit. Il t’arrêta net, t’agrippa fermement par le bras et dit sur un ton de fqih d’école coranique : _bon, je suis très content pur toi. Mais je te l’avais dit. Tu te souviens de ce que je t’avais dit ? Non, tu ne te souvenais vraiment pas des paroles prophétiques du dinosaure universitaire(44).

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44 - Abdellatif Laabi, op.cit, p. 185.

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L’humour dans Morceaux de Choix et Grâce à Jean De La Fontaine de Mohammed Nedali : De la connivence ludique à la subversion des valeurs Moulay El Hassan ABBI Doctorant, FLSH Kenitra - Maroc

Depuis Aristote, de nombreux chercheurs se sont intéressés à l’humour. Ce grand intérêt n’a rien d’étonnant puisque « nous sommes immergés dans une société humoristique »(1). En effet, le discours humoristique touchant à la poésie et au théâtre, jalonne également le roman marocain d’expression française sans pour autant être présent dans toutes les œuvres produites jusque-là. Driss Chraïbi(2) était l’un des pionniers à l’introduire. Les œuvres de Fouad Laroui et Mohammed Nedali sont aussi marquées par son sceau. Loin de vouloir véhiculer cette image d’Epinal que l’on donne souvent du Maroc, Nedali l’emprunte pour peindre et dénoncer une société gangrenée par les injustices, par les abus du Makhzen, par la corruption et par la duplicité des bigots récupérant et utilisant l’islam à géométrie variable. Il aborde ces sujets controversés avec une légèreté derrière laquelle transparaissent plusieurs intentions pragmatiques. Cette légèreté est irremplaçable comme le précise Italo Calvino dans Leçons américaines(3).

1 - G. Minois, 2000, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, p. 13. 2 - Driss Chraïbi a introduit : « …Un ton nouveau dans la littérature maghrébine, celui de l’humour… », J. Noiray, 1996, Littératures francophones, I. Le Maghreb, Paris, éd. Belin, p.51. 3 - Italo Calvino fait l’éloge de la légèreté sans laquelle Persée n’aurait pu vaincre Médus dans le mythe : « Pour trancher la tête de Méduse sans s’exposer à devenir pierre, Persée prend appui sur ce qu’il y a de plus léger ; les nuages et le vent (…) la légèreté dont Persée est héros, rien ne peut la remplacer… », Calvino, Italo, 1988, Leçons américaines, aide mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard, pp.22-23.

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Cette notion de l’humour est toujours malaisée à définir, malgré les diverses approches dont elle a été l’objet. La difficulté résulte de sa complexité, du flou et de l’imprécision caractérisant les termes que l’on y associe. Pour nous soustraire à ce débat terminologique motivé par ce que Kerbrat-Orecchioni appelle le « syndrome d’Humpty Dumpty »(4), nous estimons utile de centrer notre réflexion sur les travaux de Patrick Charaudeau pour qui l’humour est un terme générique subsumant les autres catégories comme l’ironie, le sarcasme, etc. Cet article se propose, donc, d’examiner le fonctionnement de l’humour dans Morceaux de Choix et Grâce à Jean De La Fontaine et les différentes stratégies discursives déployées en vue d’une subversion des valeurs. La thèse que nous tentons de soutenir stipule que la connivence ludique dans ces deux romans n’est qu’un prétexte, voire un prélude à une connivence critique. A cet effet, nous interrogerons les composantes du dispositif humoristique à savoir les partenaires de l’énonciation humoristique, les thématiques et les procédés langagiers linguistiques discursifs et l’aptitude de ces derniers à bousculer ou à renverser les croyances chevillées au corps de la société marocaine.

1. Les composantes de l’acte humoristique dans Morceaux de Choix et Grâce à Jean De La Fontaine de Mohammed Nedali 1.1. L’humour, une notion générique Patrick Charaudeau(5) considère l’humour comme une stratégie discursive visant d’abord à « s’affronter au langage », à « se libérer de ses contraintes, qu’il s’agisse des règles linguistiques(…) ou des normes d’usage (…) ce qui donne lieu à des jeux de mots ou de pensée » ; ensuite « à construire une vision décalée (…) d’un monde qui s’impose à l’être vivant en société» ; et enfin « à demander à un certain interlocuteur », le lecteur dans notre cas, d’adhérer et entrer en connivence pour jouer ensemble. Selon lui, l’humour a toujours une visée ludique à laquelle peuvent s’adjoindre d’autres visées critiques ou agressives. Il cible à la fois le monde qu’il met en cause et l’autre qu’il rend complice(6). 4 - D’après Catherine Kerbrat Orecchioni, ce syndrome nous pousse à imposer notre définition à la communauté: - Quand j’emploie un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie ce que je veux qu’il signifie, ni plus ni moins. - La question est de savoir si vous pouvez faire que les mots signifient tant de choses différentes. - La question est de savoir, dit Humpty Dumpty, qui est le maître – c’est tout », (Lewis Carrol, De l’autre côté du miroir, trad. André Bay, Marabout, 1963 : 246), cité par Kerbrat-Orecchioni, C, (2015 ou 2016 à paraître), « Entre Babel et Humpty Dumpty : peut-on « définir » l’ironie ?», in M.Farhat (éd.), L’humour en temps de crise, Sfax, Nouha Editions, p .1. 5 - Patrick Charaudeau, 2011, « Des catégories sur l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in Vivero Garcia, M.D. (dir), 2011, Humour et crises sociales, Regards croisés France-Espagne, Paris, Harmattan, p.13. 6 - Ibid. , p.14.

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1.2. Le dispositif communicationnel et énonciatif des faits humoristiques Le dispositif communicationnel et énonciatif met en scène des protagonistes. Nous distinguons entre le locuteur(7) et le récepteur. L’acte humoristique dans ces deux romans est créé par un locuteur-narrateur possédant une identité au sein du roman où de nombreuses voix prennent parfois en charge cette énonciation humoristique. Celleci est destinée à un lecteur. Elle vise une ou plusieurs cibles, légitime l’humour et nous permet de l’interpréter. Patrick Charaudeau n’envisage pas le locuteur comme une voix à l’instar de Ducrot. Pour lui « c’est un être ayant une double identité, sociale et discursive»(8). La cible, elle, peut être une personne, une situation insolite ou dérisoire, une idée, une opinion ou une croyance. En ce sens, les partenaires de l’humour dans Morceaux De Choix sont : Thami, un apprenti boucher chez M’allem Djebbar avant que son père, l’Adel, ne lui monte son projet e. Habiba, une femme répudiée par un Nabab saoudien. Elle est conquise par Thami au même titre que Zineb, la femme de M’bark, l’ex spahi, et Nadia, la jeune française de passage, Lhaja Hlima et Rahma rompues à la médisance, Moulay Lahcen, le Mokkadem, les agents de la police. Dans Grâce à Jean De La Fontaine, les antagonistes sont : le narrateur Mohammed Né…; L’inspecteur Lemfdi, le directeur du collège Zaid H’mad à Tinghir, nommé Abderrahmane, les trois clans des professeurs : les Sloughis, les N’chaitiyyas, les Frérots, Malika Tazi, Haddou Afounas professeur de français comme le narrateur, Dribine, Omar Irkkem, gendre du narrateur, Aziz, Ferkous, Abou Abderrahmane, Louhou, le caid Ikker. Dans Morceaux de Choix, l’humour cible le comportement psychologique et social de l’Adel, de M’allem Djebbar (corruptible), de Habiba, la sainte nitouche, de Hlima, Rahma et le Mokkadem. Il vise aussi des situations comme celle où Rahma emboîte le pas à Thami et Zineb rien que pour satisfaire sa curiosité, la situation où Nadia demande à Thami de le prendre en photo et ce dernier de lui proposer de le prendre en personne s’il peut lui servir à quelque chose...etc. Dans Grâce à Jean De La Fontaine, sont ciblés respectivement le directeur et le caïd Ikker, l’inspecteur Lemfdi, un bon nombre d’enseignants du CPR de Marrakech, les islamistes Wahhabites tel Abou Aberrahmane dont les propos sonnent faux, les Sloughis et leurs manières révérencieuses. La cible peut être des idées dont le narrateur a montré les contradictions en l’occurrence l’islam de l’Adel qui est empreint 7 - D’après Ducrot, le locuteur est celui qui est responsable de l’énoncé et à qui réfèrent le « je » et les autres marques de la première personne. C’est l’équivalent littéraire du narrateur, Oswald Ducrot, 1985, Le dire et le dit, Paris, Minuit, p.193. 8 - Patrick Charaudeau, « Des catégories… », op. , cit. , p.10.

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d’hypocrisie, son amour pour le veau d’or, le favoritisme, la corruption...etc. Ainsi l’humour se déployant dans ces deux textes, résulte-t-il d’un jeu partagé et d’une connivence s’établissant entre les diverses instances de la situation de communication littéraire : L’auteur, le (s) narrateur(s), les protagonistes et le lecteur. Ces antagonistes et ces cibles sont une partie liée avec les thématiques porteuses de l’humour. 1.3. La thématique ou les thématiques de l’humour Les domaines thématiques ciblés dans ces deux romans renvoient au comportement psychosocial des personnages. Ces deux romans mettent à mal les obsessions de certaines personnes telles que le caïd Aherdane et le caïd Ikker, la corruption, l’opportunisme des agents du Makhzen et la médisance. En outre, l’auteur dépeint l’hypocrisie des Frérots, la pauvreté des petites gens, l’incompétence des responsables, le trafic du corps, l’enseignement sclérosé des medersas, la perversion des professeurs du CPR, la superstition, l’éducation traditionnelle, le patriarcat, la phallocratie, le mariage forcé, l’ignorance ...etc. Certes, cette société marocaine, peinte dans ces deux romans, renvoie à un moment bien déterminé de notre Histoire, mais de divers défauts traversent le temps et l’espace. Ayant analysé les composantes de l’acte humoristique dans Morceaux de Choix et Grâce à Jean De La Fontaine, nous allons faire le point sur les procédés langagiers linguistiques employés. 1.4. Les procédés langagiers linguistiques 1.4.1. Jouer, (dé)former le sens et critiquer Dans Morceaux de Choix et Grâce à Jean de La Fontaine, les faits humoristiques sont mis en œuvre par des procédés langagiers linguistiques et discursifs. Les premiers dépendent d’un mécanisme lexico-syntaxique-sémantique concernant l’explicite des signes, leur sens et leur forme et les rapports forme-sens(9). Ils jouent sur le seul signifié, sur les rapports signifiant-signifié ou sur la substitution de sens. Les seconds sont liés à la position du locuteur et au contexte. Ils seront traités dans la partie réservée aux jeux énonciatifs. Pour ce qui est du jeu sur le seul signifiant, Nedali a mis en scène des personnages qui s’amusent à déformer parfois certains mots ou même à en inventer d’autres comme c’est le cas du Mokaddem qui, par ignorance crasse, désigne une bonne cuisinière par un cordon rouge conformément à notre drapeau au lieu d’un cordon bleu qui est à ses 9 - Patrick Charaudeau, « Des catégories pour l’humour … », op.cit., p.26.

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yeux une invention des « Francillons »(10) dont le drapeau est bleu. Dans Grâce à Jean De La Fontaine, en se moquant des pédagogies adoptées par les formateurs du C.P.R, le narrateur forge des vocables pour critiquer et montrer jusqu’à quel point les termes sont abscons et les méthodes d’enseignement aléatoires et complexes: Il a parlé d’une enseignante spécialiste de « la lecture suivilogie »(11). Les inspecteurs comme M. Lemfdi abusent de ce langage savant et incompatible avec la réalité dont voici quelques exemples : les paramètres psycho-socio-discursifs du texte, l’approche lexico-syntaxico-sémantique-thématique, la progression sémio-thématique... « Les anaphores(…) les autres syntagmes paradigmatiques et paradigmes syntagmatiques censés assurer, explicitement, implicitement et même anticonstitutionnellement, la progression sémio-thématico… ». Le palindrome (syntagme paradigmatique et paradigme syntagmatique) attire la complicité du lecteur mais l’usage des adverbes à tort sous-entend une critique de l’enseignement. C’est une caricature de toute une institution qui ne met sur le devant de la scène que des vocables. Aussi a-t-il dévoilé avec beaucoup d’humour le niveau d’instruction de l’adjudant qui a pris « Michel Motor » pour « Michel Butor ». A cela s’ajoutent les traductions littérales de l’arabe « …bien qu’ils vive pour l’essentiel sur le dos de mon père » ou de l’amazighe « ouhouy », non en amazighe ; l’introduction des mots de l’arabe dialectal, la première « radila »(12) (vice) ou « falaka »(13), des termes « intrus » qui n’ont pas d’équivalents en français et qui finiront par avoir une place privilégiée « dans le contact des langues »(14), l’usage excessif de l’italique, de la majuscule et des traits d’union au sein d’un mot : « capituler »(15), des « tra-vaux »(16) ou d’une expression « Slimane- le- rebouteur »(17), « le directeur-ami-intime-de-l’inspecteur »(18). Dans l’énoncé suivant où le narrateur fait l’éloge de la beauté de Louhou qui aurait été une Fesra (belle en arabe) si elle avait vu le jour dans une grande ville, nous constatons un jeu sur l’homophonie : « les Fesras sont une espèce fort prisée. Les mâles de douze à quatre-vingts ans rêvent d’en avoir une dans leur lit. Pour cela, ils sont prêts à tout sacrifier, biens meubles et immeubles »(19). Ce jeu de mot contribue à 10 - Mohammed Nedali, Morceaux de Choix, …op. , cit. p.87. 11 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit. p.84. 12 - Mohammed Nedali, Morceaux de Choix,…op. , cit. p.107. 13 - Ibid., p.106. 14 - Abdellah Baida, 2013, « Nedali : Une œuvre au goût du terroir », in Des Arts et Des Lettres au Maroc, Rabat, Institut des Etudes Hispano-Lusophones, p.114. 15 - Ibid. p.227. 16 - Ibid. p.195. 17 - Ibid. p.68. 18 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit. p.145. 19 - Ibid.p.115.

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associer l’idée de la beauté à celle de l’argent. C’est un prétexte pour aborder le trafic du corps imputable selon le narrateur aux « Pingouins du Proche et Moyen-Orient ». Le même jeu sur l’homophonie permet au narrateur de critiquer l’enseignement sclérosé de la medersa où les filles n’avaient pas droit de cité : « … un monde sans femme est un monde infâme »(20). Précisons pour conclure ce point que la connivence ludique est un prétexte d’une connivence critique, même dans quelques situations où il s’agit de jouer et de partager ensemble. 1.4.2. Déformer pour jouer ensemble Quand il est question des petites gens, c’est la connivence ludique qui prime, avec quelques exceptions près. Les exemples ne sont pas rares : Le vendeur de harira à Jemaa el Fena, tient à ses clients un discours qu’il a appris par cœur : « Prénez-placemissiours-dames ! Leur dit Ba Abbas en rajustant la lourde choukara qui battait son flanc. La harira-di-plous-qué-cilèbre maître-Ba-Abbas-qué-foici-est-san-canteste(…) savez-vous au moins siadna, combien j’ai payé pour avoir ce texte ? Quinze écuelles de harira, une écuelle par jour »(21). La langue est déformée pour faire rire le lecteur. La polysémie consiste à jouer sur les noms et leur fonctionnement comme l’émir, dans le sens premier dénote un émir, et le second, le directeur du collège ; Omar Irkkem, Omar le Navet en berbère connotant la niaiserie, employé comme épithète qualifiant Omar le beau frère du narrateur, Le caïd Ikker, ruade que font les bêtes de somme comme l’âne. Cette épithète sert à le ridiculiser. Lemfdi, inspecteur de français ; Afounas (le boeuf) Haddou, Aboualim composé de « Abou » et « Alim » qui veut dire savant en arabe et la paille en Amazighe, Boutamzine, l’orge en amazighe. L’auteur a doté les Sloughis de ces noms chargés de significations en amazighe. Ce qui suscite l’humour, c’est le décalage entre le premier sens et le second. Cet humour repose donc sur une dissociation d’isotopies. Notre corpus regorge de ce jeu sur la langue et sur les déterminations culturelles arabes et amazighes. C’est pour cela que nous ne recevons pas cet humour de la même façon. D’ailleurs, ces « … jeux de mots attirent la complicité du lecteur qui connaît cette culture et la curiosité du lecteur qui la découvre »(22). Par ailleurs, le narrateur joue sur des antonomases possédant une fonction caractérisante qui ne désigne pas une seule personne mais « tout individu qui a les mêmes qualités, généralement stéréotypées, que celui qui porte ce nom »(23). Par 20 - Mohammed Nedali, Morceaux de Choix, …op. , cit. p.11. 21 - Ibid.p.p.186-187. 22 - Nadra Lajri, 2012, « L’humour dans les romans d’Alain Mabanckou et d’Azouz Begag : de l’autodérision à la singularité », Etudes littéraires, Vol.43, N° 1, 2012, p.64. 23 - Catherine Fromilhague, 2005, Les figures de style, Barcelone, Armand Colin, p.72.

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exemple, le Duce et Musilini, qualifient les policiers et l’Awacs le Mokaddem. Ceux-ci se veulent être des archétypes sociaux reconnaissables à leur comportement. La laideur physique annonce leurs caractères. Ces sobriquets se fondent sur la ressemblance physique ou morale. L’humour repose également sur un jeu sur l’incohérence avec un effet de paradoxe ludique : Tous les samedis, le directeur s’offre à tour de rôle une orgie chez un Sloughi : « Le diner riche en viande rouge et blanche »(24). De plus, critiquant avec humour la pédagogie de Bensaid au CPR de Marrakech qui cherche à atteindre un certain non-dit, le narrateur rappelle qu’ils ont passé quelques semaines à « défoncer La Peste de Camus ». L’effet du paradoxe est basé, ici, sur la connexion des deux antonymes à savoir foncer et défoncer. En transgressant les règles linguistiques, ces jeux de mots favorisent une certaine connivence partagée. « Mais lorsqu’ils accompagnent un énoncé à contenu « tendancieux » (attaquant « une cible »), ils peuvent efficacement contribuer à l’accomplissement de la visée polémique »(25). C’est à dire que le ludisme de Nedali a une fonction critique exigeant ce que Montaigne nomme un « lecteur suffisant ». Cette fonction est un apanage de l’ironie car « la subversion qu’elle vise est plus affaire de contenu idéologique »(26). Ces jeux de l’ironie et du sarcasme sont énonciatifs.

2. Les jeux énonciatifs : de l’ironie au sarcasme L’ironie est constitutive de l’écriture de Nedali. Cependant, il n’est pas toujours aisé d’en rendre compte parce qu’elle est fondée sur plusieurs mécanismes. Elle peut être une ironie du sort, une ironie dialogique, une ironie trope basée sur l’antiphrase. Elle met en joue non seulement la religion et la corruption mais aussi l’enseignement, le Makhzen et certains vices comme la médisance, le proxénétisme…etc. Combinée avec les domaines thématiques, la caricature et le sarcasme, elle semble être au service de la satire touchant non seulement la religion mais aussi la politique et la société. Cette esthétique de la satire ridiculise au moyen de l’ironie et du sarcasme les raideurs et les travers des personnes et des institutions. En employant ces outils, la satire (27) a pour enjeu d’imposer un nouvel ordre. C’est en ce sens qu’elle est pédagogique et moralisatrice. Nous nous attarderons sur le fonctionnement de l’ironie et du sarcasme et sur le grossissement caricatural avant de finir par leur action sur la société. Cette action est traduite par une subversion des valeurs doxiques. 24 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit. p.43. 25 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, 2011, « De la connivence ludique à la connivence critique : jeux de mots et ironie dans les titres de Libération », in Vivero Garcia, M. D. (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, Paris, L’Harmattan, p.119. 26 - Ibid. 27 - « Dans son fonctionnement, la satire emploie l’ironie dans son aspect de jugement et de critique, et très souvent son côté grinçant », Vincent Simedoh Kokou, 2008, L’humour et l’ironie en littérature francophone subsaharienne. Une poétique du rire. Thèse ès Philosophy, Queen’s University, Kingston, Ontario, Canada, p. 62.

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2-1 Le fonctionnement de l’ironie 2.1.1 L’ironie du sort basée sur le paradoxe Nedali nous en offre plusieurs exemples suscitant l’humour. Omar Irkkem, était tombé amoureux de sa sœur Zaina en déféquant au beau milieu du chemin : « cette courte entrevue avec la jeune bûcheronne fut accompagnée d’un terrible coup de foudre, dont le vannier ne se remettra jamais »(28). C’est dans cette situation malséante et inconvenante que réside l’ironie car elle a quelque chose d’absurde et de paradoxal. Dans ce cas, « le locuteur se trouve dépossédé du rôle d’ironiste au profit du sort. Dans cet emploi, les deux actants constitutifs de l’ironie sont d’un côté le factum, doté d’une intention maligne, et de l’autre côté la victime »(29). Voici d’autres exemples décrivant « cette sorte de fatalité ironique »(30) : « Un vieux commerçant de mon douar m’a avoué un jour qu’il était tombé follement amoureux d’une Libanaise croisée lors de son pèlerinage à la Mecque et, ironie du sort, au moment même de la lapidation de Satan le Maudit ! »(31). L’ironie se localise dans le destin, dans la situation elle-même et non dans le discours. Ce qui est arrivé dans ces situations est contraire à ce que l’on aurait logiquement souhaité. Aussi la coexistence, dans Grâce à Jean De La Fontaine, entre un communiste, un Ferkous (dandy) et un Frérot dans une même maison relève-telle de ce type d’ironie du sort fondé sur le paradoxe. Ces histoires comportent un paradoxe ne manquant pas de produire des effets ironiques et humoristiques, lesquelles sont « en rupture par rapport à certaines attentes »(32). 2.1.2. L’ironie-trope reposant sur une antiphrase Nous avons relevé plusieurs occurrences de ce type d’ironie où le locuteur ne prend en charge que le contraire de ce qu’il énonce. Un sens explicite et apparent cachant un sens implicite mais intentionnel. Nous l’examinerons en fonction des domaines thématiques et des isotopies auxquelles renvoient les cibles de l’ironie. Ces cibles sont indissociables des valeurs.

28 - Nedali, Mohammed, 2004, Grâce à Jean De La Fontaine, Casablanca, Editions Le Fennec, p.56. 29 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, (2015 ou 2016 à paraitre), « Entre Babel et Humpty Dumpty : peut-on « définir » l’ironie ? », in M. Farhat (éd.), L’humour en temps de crise, Sfax, Nouha Editions, p .2. 30 - Ibid. p.3. 31 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op.cit. p.57. 32 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, 2011, « De la connivence ludique à la connivence critique : jeux de mots et ironie dans les titres de Libération », in Vivero Garcia, M.D. (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, Paris, L’Harmattan, p.142.

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2.1.3. L’ironie ciblant la bigoterie Mohammed Nédali tire les boulets rouges sur les islamistes qui prétendent être les seuls dépositaires de la vérité. Agressive, dévalorisante, amère et corrosive, l’ironie sert à dénoncer leurs comportements ambivalents, leur schizophrénie apparente et leurs manières cocasses. Après les Sloughis et les N’chaittiyyas, le narrateur évoque dans, Grâce à Jean De La Fontaine, le troisième clan « regroupant les Frérots de toutes tendances : les Frères Musulmans, les Salafistes, les Benyasinistes, les Wahhabites… Ces hommes divergent sur quelques détails, comme l’interprétation de certains versets ou hadiths, le débit à adopter dans la lecture du texte sacré »(33). Dans cet exemple , coexistent l’ironie, le sarcasme et la caricature : L’appellation « Frérots », quoi qu’elle ait une valeur hypocoristique, cache une intention ironique renforcée par la mise en italique et la majuscule servant à mettre un autre discours à distance. Le locuteur transgresse « la loi de sincérité »(34) par cette inversion sémantique. En témoignent le contexte linguistique et les différentes situations d’énonciation où le mot frérot est ironiquement employé. Il en est de même pour les exemples suivants : « Pour tenter sa chance avec Louhou, Abou Abderrahmane, (…) recourut à ce que les Frérots (…) appellent la propagande de la vraie foi ». A signaler que l’ironie se localise dans l’expression « la propagande de la vraie foi» qui est mise en exergue par l’italique. Ce procédé typographique peut être envisagé comme une sorte d’alerteur (35) de l’ironie. L’adjectif « vraie » est chargé sur le plan axiologique. Est dénoncée, ici, l’hypocrisie d’Abou Abderrahmane qui nourrit l’espoir que Louhou lui accorde ses faveurs.(36) Le père du narrateur Thami, dans Morceaux de Choix, est ciblé par cette ironie dont l’hyperbole semble un indice « l’homme était barricadé à l’intérieur d’un burnous de haute laine (…). Le majestueux habit accentuait son allure hautaine et son air naturellement impérieux»(37). 2.1.4. L’ironie attaquant le Makhzen et la politique Les cas de figure visant le Makhzen et la politique sont nombreux. L’ironie cible le représentant du Makhzen et de la politique pendant les années de plomb. Il est surnommé ironiquement et sarcastiquement l’Awacs en référence à un système du

33 - Mohammed Nedali, 2000, Grâce à Jean De La Fontaine, Casablanca, Le Fennec, p.45. 34 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1979, « Problèmes de l’ironie » in L’ironie, Lyon , PUL, p. 11. 35 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, (2011), « De la connivence ludique… », op. , cit. p. 124. 36 - D’ailleurs, le narrateur a proposé à ses amis de jouir de Louhou à tour de rôle, ce qui n’a pas manqué de les égayer. C’est un piège. 37 - Mohammed Nedali, 2003, Morceaux de Choix, Casablanca, Le Fennec, p. 80.

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contrôle aérien américain. Le narrateur le qualifie, non sans une ironie mordante, de «…roi de la rue ». L’hyperbole, qui est un signal de l’ironie, dénonce l’intention signifiante du locuteur qui veut faire entendre le contraire ce qu’il dit du Mokkadem. Ce dernier est l’œil du Makhzen. Rien ne lui échappe de nuit comme de jour. Il l’attaque aussi : « comment se porte notre vénérable Mokaddem ? »(38). L’agent de police qui a mis le grappin sur Thami et sa compagne Habiba a été baptisé ironiquement le Duce par le boucher. Ils n’auraient pas pu l’échapper belle, s’ils ne l’avaient pas soudoyé : le Duce « fier d’avoir accompli l’arrestation du siècle ». L’hyperbole est un signal de cette ironie agressive qui dénonce le comportement de ce Duce ou de ces Duce qui ne pensent qu’au roi argent. Nedali n’a pas ménagé la politique de l’état : après avoir évoqué la propension des « …généreux hôtes saoudiens » aux filles marocaines qu’ils couvrent de largesses en échange de leur corps, cela ayant cours au temps des parlementaires à vie, il a ironiquement affirmé : « aujourd’hui … Eh bien, aujourd’hui la situation a changé ; on garde , bien sûr, le bel héritage… Il faut du temps ! argue-t-on »(39). Dans cet énoncé, le locuteur met à nu le Maroc de cette époque-là tout en confirmant que le changement est une entreprise de plusieurs générations. Il y a une inversion de la vérité dans « le bel héritage ». Les indices de cette ironie antiphrastique sont le régulateur(40) (eh bien) et le modalisateur emphatique (bien sûr)(41). 2.1.5. L’ironie, enseignement et mœurs Les enseignants sont pointés du doigt de l’ironie dans Grâce à Jean De La Fontaine. De la période de formation au CPR, il garde de mauvais souvenirs du corps enseignant, des étudiantes et des pédagogies laissant beaucoup à désirer et de l’institution en général. L’ironie, ici, n’est qu’un règlement de compte. De surcroît, le directeur du collège est visé aussi par l’ironie. Il l’a ironiquement surnommé « l’Emir » pour critiquer son abus de pouvoir. Ce même personnage grotesque est assimilé au « maître de ces bois ». Dans un autre énoncé où la moquerie le dispute à l’ironie et à la raillerie, un des professeurs appartenant au clan des N’chaitiyyas a profité du moment de la distribution des tableaux de service pour tourner l’émir en dérision :

38 - Mohammed Nedali, Morceaux …op., cit.p.194. 39 - Ibid., p.196. 40 - Ces régulateurs ont « pour fonction majeure d’ « accuser réception » de ce que vient de dire le locuteur, mais ils ont par ailleurs tendance à suggérer, sauf indication contraire, un accord sur le contenu, et c’est à ce niveau que peut intervenir l’antiphrase, donc l’ironie. », Catherine Kerbrat-Orecchioni, (2013), « L’ironie : Problèmes de frontières et étude de cas. Sarkozy face à Royal (2 mai 2007), in Vivero Garcia, M.D. (dir.), 2013, Frontières de l’humour, Paris, L’Harmattan, p.46. 41 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1980, « Ironie comme trope », in Poétique, 41, p.115.

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« - Mais monsieur le chef de l’établissement, reprit le grand brun en se marrant presque, on ne surveille pas quand on est en costume trois pièces ! Dites-leur qu’ils vous fournissent un treillis de sentinelle, un fusil à baïonnette et des jumelles ! »(42). L’indice étant le commentaire métalinguistique (« en se marrant ») et la position du locuteur. Ayant pris son tableau de service, Dribine tient ce discours à l’Emir : « A vos ordres, sergent ! Répond Dribine (…). Je vous remercie infiniment de votre bonté et prie autant le ciel de vous remettre les yeux à leur place initiale ! (…) croyez-moi, je ne sais vraiment pas comment vous remercier de m’avoir libéré toute la journée du dimanche ». Le contexte linguistique nous aide à décoder cette ironie corrosive. Les modalisateurs emphatiques en l’occurrence « infiniment » et « vraiment » dénoncent l’intention négative du locuteur. Nous constatons qu’il y a une discordance entre ce que dit Dribine et ce qu’il cache. C’est là où l’on peut considérer l’ironie comme un acte de mauvaise foi ou de dénégation. « La mauvaise foi, est un jugement porté par l’interlocuteur qui pense que ce que dit le locuteur nie ce qu’il pense, mais sans l’assumer »(43). Dans le même roman, le narrateur critique l’institution (C.P.R), dévalorise le niveau et le comportement de certains formateurs comme Bensaid, professeur de français spécialiste de « L’Analyse de Texte littéraire »(44). L’italique est un indice de l’ironie confirmée dans cet exemple : « il ne donnait jamais d’exercice à faire en classe,(…) un professeur idéal, pour tout dire (…), nous comprîmes finalement le véritable objectif opérationnel, ou plutôt l’objectif non-dit de Bensaid : épater les élèves-professeurs de sexe mâle et conquérir ceux de sexe femelle !»(45). Aussi a-t-il qualifié ironiquement l’institution de bénie (46) et d’honorable(47). 2.1.6 L’ironie dialogique ou de reprise Ces ironies ne sont pas du même tonneau que les précédentes. Elles sont dites dialogiques. Elles sont fondées sur la reprise : Critiquant Abou Abderrahmane, qui a essayé de convaincre Louhou du port du Hijab pour ajouter une bonne action à son compte, le narrateur fait appel à l’ironie pour le ridiculiser :

42 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…op. , cit. , p. .52. 43 - Patrick Charaudeau, 2011, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in Vivero Garcia, M.D. (dir.), Humour et crises …op. , cit. p.30. 44 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit.86. 45 - Ibid.pp.88-89. 46 - Ibid. p.93. 47 - Ibid., p.94.

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- « M’empêches-tu, frère Mohamed, d’ajouter une bonne action à mon compte ? réitéra-t-il. - Une bonne action ? Va débiter tes bobards ailleurs ! Moi, je sais parfaitement les véritables raisons de tes bonnes actions ! » (48) (cette expression soulignée est en italique). Outre la mise en italique et le modalisateur « parfaitement », ce qui nous permet de décoder cette ironie, c’est d’abord cette contradiction entre les propos tenus et ce que l’on croit savoir sur le narrateur qui ne lésine pas sur les moyens pour brocarder Abou Abderrahmane et à travers lui tous les bigots. Le narrateur parle à la place d’Abou Abderrahmane en faisant ironiquement écho à son opinion. La reprise ironique, la mention, consiste à répéter deux fois le même foyer de l’ironie « une bonne action ? » avec une interrogation rhétorique et ironique dans le premier énoncé et au moyen de l’italique et du pluriel dans le second. Profitant du pèlerinage de M’Barque à la Mecque, Thami a découché en passant une nuit chez Zineb mais le Mokkadem en était, ce soir-là, aux premières loges. Il en a avisé l’Adel et M’bark en guise d’un règlement de compte. L’Adel s’en est pris ironiquement à Thami dans ce dialogue : - « Où étais-tu hier soir ? rugit-il à nouveau sur un ton devenu exacerbé. - J’étais dehors !...Tu étais dehors !...Dehors, avec une femme dont le conjoint légitime était en pèlerinage aux Lieux Saints ! Dehors, au domicile d’un fidèle d’Allah!» (49) C’est Thami qui est cette fois-ci la cible de l’ironie. Son père répète trois fois ironiquement le mot « dehors » suivi d’indices typographiques de l’ironie à savoir le point d’exclamation et les points(50) de suspension dissimulant un non-dit critique. Kerbrat-Orecchioni a parlé de « la contagion contextuelle » applicable à ce cas où « dehors » a ironisé son entourage(51).

48 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit. 49 - Mohammed Nedali, Morceaux …op. , cit. p.249. 50 - Le point d’exclamation « reproduit l’ensemble hétérogène de toutes les intonations « exclamatives » (…) les points de suspension servent souvent à signaler une astuce, un paradoxe, un sous-entendu malicieux, une contradiction suspecte », Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Problème de l’ironie… »…op. ,cit.p. 26-27. 51 - Ibid., p.23.

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2.2. Le sarcasme et Le grossissement caricatural 2.2.1. Le fonctionnement du sarcasme A la différence de l’ironie qui investit le dit et le non-dit, le sarcasme(52) se base uniquement sur le seul explicite que le locuteur exagère et répète. Nedali recourt fréquemment à ce procédé pour dénigrer les personnages et leurs attitudes anormales. En effet, les deux romans abondent de ce grossissement caricatural. Ces cibles renvoient à la religion, à l’enseignement, au Makhzen et aux mœurs. 2.2.2. Sarcasme, religion et enseignement Le père de Thami applique la « loi de l’Ancêtre »(53). Il représente la religion et l’éducation traditionnelle. Il est caricaturé d’une manière qui frise le grotesque et le ridicule. Le narrateur le peint comme un homme autoritaire, cupide, hypocrite et phallocrate(54). Il récupère la religion et ne pense qu’à l’argent. Il est tantôt un « despote fini » tantôt un «… despote assoiffé d’asservissement, un tyran invétéré » ou « un tyran père » dont « le cœur est taillé de marbre » qui se livre à son « habituel aboiement ». Cet homme n’a cessé de traiter Thami de tous les noms une fois ce dernier opte pour la boucherie : « L’arech l’medloul, Temra l’fasda, Meskhout, enfant maudit, rejeton souillant sa lignée savante, progéniture dégradante …enfin, tout un chapelet d’injures qu’à force d’essuyer, j’ai fini par savoir par cœur. ». Dans le même roman, d’une part, le voile est comparé sarcastiquement à une « bâche noire » et à « une ample bâche ». Il destine son fils au métier de l’Adel. Il n’a jamais vu d’un bon œil la conversion de son fils à la boucherie. Cette « hyperbolisation » des adjectifs qui sont axiologiquement négatifs est au service de la caricature et du sarcasme. Un sarcasme fondé sur la répétition (despote et tyran…etc.). Pour avoir joué au muezzin, Abou Abderrahmane, colocataire du narrateur, est humilié et ravalé au rang des bovins par le narrateur : « -Arrête de beugler, je te dis ! Ici, c’est une cour de maison, pas un minaret ! »(55). Quant à elle, Habiba habillée en sœur Musulmane a été méprisée : « sœur euh… », « Sœur machin » ou une « Sœur Musulmane hermétiquement drapée.. »(56). Cette dévalorisation atteint son paroxysme dans cette comparaison sarcastique : « une beauté de ta trempe ne s’habille pas comme l’épouse d’un taliban »(57). Ces personnages sont sévèrement critiqués pour avoir mésusé de l’islam. 52 - Le sarcasme est défini par Patrick Charaudeau comme une sorte d’exagération du négatif, « en décalage avec la bienséance », Patrick Charaudeau, « Des catégories … », op. , cit.p.33. 53 - Mohammed Nedali, Morceaux de Choix,…op.,cit. p.9. 54 - L’Adel oblige les femmes à marcher derrière lui, Mohammed Nedali, Morceaux…op. , cit. p.59. 55 - Ibid. p.191. 56 - Mohammed Nedali, Morceaux…op. , cit. p.152. 57 - Mohammed Nedali, Morceaux…op. , cit. p.150.

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Le directeur du collège Zaid est assujetti à une caricature sarcastique. Physiquement, « le directeur était, sans exagération, une parfaite illustration de la laideur dans son étendue : des traits épais et vulgaires, un crâne difforme, des yeux frappés d’un strabisme à vous mettre dans l’embarras, la bouche de travers, la moustache à la Hitler, un corps mou et tombant »(58). Ce directeur aime « les Sloughis parce que dociles, disciplinés et soumis jusqu’à l’écrasement »(59). Cet émir a beau jouer la montre, le narrateur a empoché son CAPES haut la main grâce à la Fable de Jean De La Fontaine. 2.2.3. Sarcasme et Makhzen Thami a l’habitude de croiser le fer avec le Mokaddem qui se mêlait de tout. C’est pour cette raison qu’il le met en boîte et à travers lui le Caïd et le Makhzen. Il le ridiculise par un sobriquet « L’Awacs ». Le narrateur a d’autant plus horreur de lui qu’il l’associe à un animal ayant de « mauvais yeux sanguinolents », une « face de crapaud », « une tête disproportionnée » « une gueule d’empeigne »(60). Pour Thami, c’est un vrai « salaud » doublé d’un satan. Non sans autodérision, le même roi de la rue brosse son portrait quand il évoque les critères de choix d’un Mokaddem : « Ôte le cite de tes oreilles, et écoute-moi bien, je vais te mettre au courant d’un secret hautement professionnel ! Selon les Hautes Directives, un Mokkaddem doit être fourbe, passepartout, présent partout, guetteur, rapporteur, comploteur, faux témoin, truqueur d’urnes, intermédiaire et serviteur dévoué de ses supérieurs… »(61). Ce Mokaddem se moque avec sarcasme, lui aussi, de Thami en le traitant d’un vendeur de pourritures. Il s’obstine à croire à l’amour de Thami pour Zineb : « une relation d’amour. Ha ! ha ! On se croirait dans une série égyptienne »(62). A maintes reprises, Thami voit d’un mauvais œil les agents de la police à cause de leur corruption. Le Duce incarne les policiers sans scrupules qui s’impatronisent et foulent aux pieds leurs victimes. Malheureux sont ceux, comme Thami et sa bien aimée Habiba, qui sont pris en flagrant délit. Le discours de ces agents de police est d’un sarcasme sans précédent : « Intéressant ! s’exclama le Duce en la toisant du regard. La chair est faible au printemps de la nature ! ajouta-t-il avec une pointe de raillerie dans le ton ». Le sarcasme n’est pas aux antipodes de la raillerie. Un autre policier moustachu traite Thami d’un idiot fini, d’un « chevalier de la dernière averse »: Parlant de Thami, il dit : « il est plus con que mes bottes ! ». Quant au boucher, son sarcasme porte aussi bien sur le physique que sur le moral des ses agents : « Musulini 58 - Mohammed Nedali, Grâce à Jean…, op. , cit. p.12. 59 - Ibid. , op., cit. p. 43. 60 - Mohammed Nedali, Morceaux…, op. , cit. p.252. 61 - Ibid, pp. 226-227. 62 - Ibid, p. 228.

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tourna sa tête massive vers nous (…) Sa grosse nuque de bœuf néerlandais s’enflait bizarrement à chaque fois (…) sa tête de veau »(63). Sachant que Habiba est répudiée, ils donnaient libre cours à leurs regards salaces(64).

3. Vers une subversion des valeurs 3.1. L’ironie et les valeurs Certains jeux de mots, « un monde sans femmes est un monde infâme », visent à critiquer et à renverser une valeur qui était socialement codifiée, à savoir la séparation des deux sexes dans les medersas. Si les jeux de mots transgressent les règles de la langue pour créer une certaine connivence plus ludique que critique, les catégories énonciatives de l’humour à savoir l’ironie et le sarcasme sont non seulement aptes à bouscluer et à mettre en cause les valeurs dominantes dans la société marocaine. L’ironie, selon Kerbrat-Orecchioni « … attaque, agresse, dénonce, vise une cible »(65). Le narrateur du roman Morceaux de Choix s’en sert pour opérer une véritable subversion de quelques valeurs. In médias res, il informe le lecteur de l’objectif de son roman : « En somme, je voudrais vous raconter mon éducation sentimentale ; faite dans la clandestinité, au hasard du Maktoub et des rencontres fortuites »(66). Il a mis l’expression « éducation sentimentale » en italique pour alerter le lecteur et l’aider à décoder le sens latent et voulu. Nous savons comment son père lui a fait boire le calice jusqu’à la lie en le maltraitant et en le rabrouant. Si nous considérons le patriarcat comme une doxa qui permet au chef de la famille tel l’Adel de s’arroger tous les droits, à commencer par la phallocratie jusqu’au choix de la future conjointe de son fils, nous pourrions dire que l’auteur a pour but de détruire ces valeurs rétrogrades qui ne vont pas de pair avec l’évolution des mentalités. Il aurait souhaité être éduqué par un père qui tient compte de ses points de vue et de ses choix. Dans un autre contexte, Thami ironise sur son père que l’on ne doit en aucun cas contrarier : « L’Adel était l’homme qui avait raison. Toujours raison. Il avait raison même quand il avait tort, au fond. Un surhomme. Un seigneur. ». Cette ironie dont l’hyperbole est un vrai marqueur s’en prend à une valeur ancestrale qui veut que le père, phallocrate, soit à l’abri de toute critique. Ne dit-on pas que quoi qu’il fasse, un homme reste toujours un homme. Ce genre de stéréotypes manque de fondement. Hami est un ingrat aux yeux de l’Adel car il a opté pour un métier « déshonorant sa noble lignée » et son faible pour la liberté « un sentiment totalement 63 - Ibid, p. 164. 64 - Nedali fait allusion au regard intolérant de toute une société vis-à-vis de la femme divorcée. 65 - Catherine Kerbrat-Orecchioni, « Problèmes de l’ironie »…op. , cit. p.11. 66 - Mohammed Nedali, Morceaux de Choix,…op. , cit. p.9.

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étranger à sa conception de l’éducation ». L’Adel considère la liberté comme un vice originel. L’ironie a pour fonction de saper la vision du monde du père que Thami a symboliquement tué. Quant au mariage, c’est son père qui lui a choisi une femme dont il n’a jamais voulu. C’est un mariage forcé et arrangé. C’est une valeur qui a toujours cours dans certaines régions. D’ailleurs, Thami a exprimé son refus par ironie : « quel mariage » pour le dénoncer d’abord et renverser ensuite cet ordre des choses. La bigoterie est remise en question. C’est que l’habit ne fait pas le moine. La médisance et la curiosité sont assimilées à un « sport national ». Le Mokaddem est surnommé ironiquement le maître en la matière. 3.2. Le sarcasme et les valeurs Le sarcasme, comme nous l’avons déjà montré, se sert du grossissement caricatural en vue d’une subversion des valeurs. Le Mokkadem répète plusieurs fois cette litanie « notre caïd que le très haut lui accorde longue vie ! ». Cette obséquiosité outre mesure dissimule une peur du Makhzen qui remuait les tripes de notre société et notamment celles des subalternes et des petites gens. La corruption, ce sésame ouvre-toi, est sarcastiquement mise à nue et à mal dans les deux romans. Elle s’érige en système. Rahma et Haja Hlima rendent de loyaux services à Thami en échange de quelques morceaux de choix. M’allem Djebbar corrompt les policiers et les Sloughi l’émir. Tous les exemples, déjà vus, du sarcasme ciblent les valeurs. Au total, l’humour dans ces deux romans dépend de la combinaison de plusieurs procédés. Les procédés linguistiques ne sont porteurs de la valeur humoristique qu’une fois associés aux procédés discursifs. Ces dernies, l’ironie et le sarcasme, sont les deux faces d’une seule monnaie. La différence, c’est que l’ironie est implicite tandis que le sarcasme est explicite. L’intérêt pour Nedali est de corriger, par cette attaque moqueuse, les défauts de notre société. Cette satire nous pousse à nous demander s’il serait le dernier à « rire » de ses propres diatribes comme Diderot de la pièce de son ennemi Palisson ?

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Bibliographie CALVINO, Italo, 1988, Leçons américaines, aide mémoire pour le prochain millénaire, Paris, Gallimard. CHARAUDEAU, Patrick, 2011, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in VIVERO GARCIA, M.D. (dir), 2011, Humour et crises sociales, Regards croisés France-Espagne, Paris, L’Harmattan. DUCROT, Oswald, (1985), Le dire et le dit, Paris, Minuit. FROMILHAGUE, Catherine, 2005, Les figures de style, Barcelone, Arman Colin. KERBRAT-ORECCHIONI, C, 1979, « Problèmes de l’ironie » in L’ironie, Lyon, PUL. KERBRAT-ORECCHIONI, C, 1980, « Ironie comme trope », Poétique, N° 41, pp. 108-127. KERBRAT-ORECCHIONI, C, 2011, « De la connivence ludique à la connivence critique : jeux de mots et ironie dans les titres de Libération », in Maria Dolores Vivero Garcia (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, Paris, L’Harmattan. KERBRAT-ORECCHIONI, C, 2013, « L’ironie : Problèmes de frontières et étude de cas. Sarkozy face à Royal (2 mai 2007) », in Vivero Garcia M.D. (dir.), (2013), Frontières de l’humour, Paris, L’Harmattan. KERBRAT-ORECCHIONI, C, 2015 ou 2016 (à paraître), « Entre Babel et Humpty Dumpty : peut-on « définir » l’ironie ? », in M. Farhat (éd.), L’humour en temps de crise, Sfax, Nouha Editions. LAJRI, Nadra, 2012, « L’humour dans les romans d’Alain Mabanckou et d’Azouz Begag : de l’auto dérision à la singularité », Etudes littéraires, Vol. 43, N° 1, 2012. MINOIS, Georges, 2000, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayad. NOIRAY, Jacques, 1996, Littératures francophones, I. Le Maghreb, Paris, éd. Belin. SIMEDOH, Kokou, Vincent, 2008, L’humour et l’ironie en littérature francophone subsaharienne. Une poétique du rire. Thèse ès Philosophy, Queen’s University, Kingston, Ontario, Canada, p.62.

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De la légèreté pour reconstruire le sens : lecture analytique de l’humour dans L’Inspecteur Ali de Driss Chraïbi

De la légèreté pour reconstruire le sens : lecture analytique de l’humour dans L’Inspecteur Ali de Driss Chraïbi Saadia DAHBI Ministère de l’Education Nationale - Maroc

Dans Les jeux et les hommes(1), Roger Caillois insiste sur la diversité des jeux (jeux de hasard, jeux de société…). Il n’en reste pas moins que malgré cette diversité, chaque jeu a pour finalité le divertissement et le délassement. Il est « sans contrainte, mais aussi sans conséquence pour la vie réelle. »(2). Il s’oppose ainsi au sérieux qui caractérise cette vie, mais aussi au travail, sachant que ce dernier est considéré comme « un temps bien employé »(3). Dès lors le jeu est conçu à l’image d’un « temps perdu ». Le jeu se caractérise aussi par sa stérilité au niveau de la productivité, étant donné qu’il ne produit ni bien ni œuvre. Ainsi, et selon Caillois, les gens considèrent le jeu comme étant « une fantaisie agréable et une distraction vaine»(4). Cette conception du jeu contraste avec celle que les sciences humaines se font de ce dernier. « L’esprit du jeu [est] un des ressorts principaux, pour les sociétés, du développement des plus hautes manifestations de leur culture, pour l’individu, de son éducation morale et de son progrès intellectuel »(5). Le jeu assume ainsi une double fonction : - Culturelle, puisqu’il nous renseigne sur le degré de finesse de la culture qui le produit. 1 - Roger Caillois, 1958, Les Jeux et les hommes, Paris, Gallimard. 2 - Ibid., p. 9. 3 - Ibid. 4 - Ibid., p. 10. 5 - Ibid.

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- Sociale et intellectuelle du fait qu’il participe à l’éducation morale et au développement intellectuel de l’individu. Nietzsche dira à ce propos : « Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher (…), d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision du bonheur des artistes et (6) des philosophes » . Zarathoustra prône la légèreté pour se jouer du monde. D’après lui, c’est la pensée ludique, c’est-à-dire l’esprit qui « aime le jeu de la création » qui est à même de libérer l’homme de la pesanteur des contraintes et renouveler les valeurs(7). Et c’est à travers le jeu avec les mots, l’ironie et la plaisanterie, que Chraïbi va mettre en scène son sens de l’humour et de la finesse en même temps que la culture orale marocaine qui va trouver en l’inspecteur Ali son représentant le plus digne. Notre intention est de nous pencher sur les ressources dont use Driss Chraïbi afin, à la fois, d’exprimer sa singularité artistique à travers l’humour et de montrer l’inscription de cet humour dans la culture orale marocaine même si cet humour puise parfois ses origines dans un puissant dialogisme avec la culture occidentale. Les vers holorimes d’Alphonse Allais (8) qui sont l’aboutissement suprême de la plaisanterie littéraire, la subversion et la pratique du double sens de San-Antonio(9) nourrissent cet univers de légèreté et lui donnent tout son sens. Il n’en reste pas moins que l’inspecteur Ali est le porte parole de cet humour, il est un « personnage fictif, qui se manifeste avec de plus en plus d’insistance et de présence effective et ne demande rien d’autre que de prendre la place de l’auteur qui l’a créé. Des intrigues sans queue ni tête démystifiant le roman policier et ses conventions rigides(10)».

1. Généalogie de l’Inspecteur Ali Comme Jules Maigret pour Georges Simenon, San-Antonio pour Frédéric Dard ou Pepe Carvalho pour Montalban, l’inspecteur Ali est le personnage fétiche de 6 - Friedrich Nietzsche, 1906, Humain trop humain I, Paragraphe 611, Poitiers, Imprimerie Mercure de France, p. 453. 7 - Voir Thierry Lenain, 1993, Pour une critique de la raison ludique, Essai sur la problématique nietzschéenne, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin. 8 - Journaliste, écrivain et humoriste français (1854-1905), connu surtout par ses calembours et ses vers holorimes. 9 - Commissaire de police créé par Frédéric Dard. Le personnage est censé narrer lui-même ses aventures. 10 - Driss Chraïbi, 2001, Le Monde à côté, Paris, Editions Denoël, p. 187.

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Driss Chraïbi. L’auteur lui donne naissance en 1981 dans Une Enquête au pays et le traine avec lui jusqu’à L’Homme qui venait du passé publié en 2004, en passant par L’inspecteur Ali (1991), L’Inspecteur Ali à Trinity College (1995), L’Inspecteur Ali et la C.I.A. (1996) et Le Monde à côté (2001) : « J’ai toujours aimé les personnages nés de mon imagination, tous, même les assassins. Chacun à sa manière avait ce petit grain de sable qui faisait dérailler l’existence et les systèmes. Mais cet innommable ouistiti prenait trop de place, avait finit par infléchir ma nature (…). J’avais adopté son langage d’ânier. C’était lui qui pensait (…). Il me guidait. (…) c’était à lui que je devais (…) le respect pour ma personne humaine » (11). Adoptant « l’humour de chez nous » afin de « redevenir le Marocain » qu’il n’avait jamais « cessé d’être »(12), Chraïbi invente de toute pièce son personnage et fait de cette invention une question d’être : « Qui n’invente rien n’a rien ici-bas »(13). Driss Chraïbi raconte un monde où domine le burlesque, les situations cocasses et imprévisibles. En tissant les trames d’un univers présenté sens dessus dessous, il se donne comme tâche de décrire le grotesque, la fatuité du langage et la vanité de sens afin de reconstruire le sens. Ce sens perdu dans les clichés et les fausses représentations sur soi et sur l’autre ; ce sens déformé par une élite intellectuelle qui végète dans la vanité et le snobisme ; ce sens enterré par une bureaucratie écrasante qui réduit l’humain à un simple pion au service de cette même bureaucratie ; ce sens barré par une démocratie illusoire qui écrase le Maroc profond et lui fait perdre ses valeurs et toute son âme.

2. De l’usage de l’humour : Critique de l’institution littéraire L’inspecteur Ali est l’alter ego de l’écrivain, son porte parole ; il lui permet de parler des tabous et de dire l’indicible : « Et si je prêtais ma plume à un gars de chez nous, un simple flic ? Et si je lui donnais la parole, oralement, et le laissais s’exprimer en toute liberté ? Du coup déraillerait toute la littérature maghrébine vers une autre voie : celle de la non-intellectualité »(14).

11 - Driss Chraïbi, 1991, L’Inspecteur Ali, Paris Editions Denoël, pp.211-212. 12 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., p.164. 13 - Driss Chraïbi, 1996, L’Inspecteur Ali et la C.I.A., Editions Denoël, p. 125. 14 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., pp. 162-163.

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Mais cette invention permet à l’auteur de prendre ses distances avec la littérature maghrébine d’expression française. L’auteur ironise sur cette littérature, trop intellectuelle à son avis car elle reste liée à une réflexion très poussée sur l’identité, le rapport à l’autre, l’écartèlement entre deux cultures, le bilinguisme, l’exil, etc. Face aux clichés qui entourent cette littérature, Chraïbi opte pour la voie salvatrice de l’humour : « Question (c’était manifestement un coopérant d’après sa voix. Je ne voyais pas son visage dans l’aveuglement des projecteurs) : Monsieur O’Rourke, ne se pose t-il pas pour vous une dichotomie entre la pensée et l’écriture ? Je veux dire par là si vous pensez en arabe et si vous écrivez en français, ne ressentezvous pas un déchirement ? Réponse : je pense et en berbère et en arabe, simultanément. Ce qui pose un problème effectivement. Dès le départ laquelle de ces deux formes de pensée est la mienne ? Pour résoudre ce casse-tête, eh bien ! J’écris en français. Tout simplement. Question (du même, enchanté de la perche que je venais de lui tendre) : dans ce cas, le concepteur est déjà doublement en crise d’identité, si je comprends bien. Comment s’opère alors le passage vers le locuteur, qui s’exprime sans peine dans la langue de Voltaire ? Réponse (avec mon meilleur accent de travailleur immigré) : C’est vrai, msiou. T’as raison. Ji pense en dialecte de chez nous, mais ji trové machine à écrire qui tape tote sole en francès. Wallah ! (Houle et réaction diverses) »(15). Driss Chraïbi ironise sur cette thématique de l’acculturation chère à la critique traditionnelle qui en a fait un élément fondateur de la littérature maghrébine d’expression française. Plus tard, dans Le Monde à côté, Driss Chraïbi reprendra cette même réponse en ajoutant : « Le plus grand bonheur d’un homme est d’avoir deux langues dans la bouche, surtout si la deuxième est celle d’une femme. Vous ne trouvez pas ?»(16). Avec humour, Chraïbi s’attaque aussi aux chercheurs sur cette littérature qui lui consacrent plusieurs ouvrages et thèses et la méconnaissent complètement. Lors d’une rencontre littéraire, le narrateur de L’Inspecteur Ali tourne en dérision la prétention 15 - Driss Chraïbi, 1991, L’Inspecteur Ali, Editions Denoël, pp. 83-84. 16 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., p. 43.

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académique, représentée ici par le doyen de l’université qui se veut spécialiste de la littérature maghrébine d’expression française : « Je pense notamment à La Civilisation ma mère ou au Passé simple de … de … je l’ai sur le bout de la langue… Je lui soufflai obligeamment : _ Tahar Ben Jelloun. _ Tahar Ben Jelloun, s’écria-il, merci »(17).

3. Le cliché en tant que forme de critique de l’altérité Le cliché a souvent pour fonction de cristalliser, en les grossissant, les défauts d’une société ou d’une personne. Il essentialise l’altérité et la réduit souvent à un ensemble de stéréotypes. Le cliché est l’apanage d’une littérature orientaliste qui cherche à minorer l’oriental, sauf que Driss Chraïbi retourne le cliché contre sa société afin d’en épingler les tares. Sauf que là, il attaque sa belle famille anglaise rétive à la rencontre du Maroc. « L’invitation avait été lancée la veille de Noël. Ils arrivèrent en plein été »(18). Ce sont les mots qui ouvrent le roman, des mots qui mettent en évidence le décalage entre deux mondes, deux cultures, deux prises de position (la France et le Maroc). Le ton adopté pour parler de soi et de l’autre est humoristique. Driss Chraïbi, conscient que l’agressivité et la violence verbale ne peuvent qu’accentuer le hiatus entre ces deux mondes qui se veulent antagonistes, opte pour la légèreté pour parler de la différence. Le Maroc en tant qu’expression de l’altérité, représenté ici par les parents de Fiona, la femme du narrateur, est décrit comme étant le pays du sable et du soleil, du romantisme et de la primitivité. Les invités anglais ignorent tout de leur pays d’accueil ou plus exactement, ils n’en connaissent que les informations qu’en donnent les guides touristiques. « Sept mois de réflexion méningiteuse menée à hue et à dia dans toutes les directions imaginables. Les hypothèses les plus saugrenues furent soulevées, débattues, repensées, puis couchées noir sur blanc sous forme de lettres recommandées avec avis de réception. (…) L’arbre cacha la forêt comme au bon vieux temps de Shakespeare, c’est-à-dire que le moindre détail acquit une importance démesurée au fil des semaines, devint de plus en plus filandreux, 17 - Driss Chraïbi, L’inspecteur Ali, op. cit., pp. 70-71. 18 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, p. 15.

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aussi dur à résoudre que ces équations algébriques à trois inconnus qui ont fait la gloire de la civilisation occidentale : comment ? quand ? pourquoi ? Exemple : y avait-il du thé au Maroc ? Quel genre de thé ? En sachets ? really ?... et l’eau ? Fallait-il apporter leur bouilloire électrique ? Quel voltage ? indeed ? … avec une prise de terre ? … Ma femme attrapa une rage de dent et, moi, une crise de fou rire qui dura une demi-heure d’horloge »(19). L’humour permet ainsi de transcender la violence qui naît du choc consécutif à la rencontre de l’altérité. L’ironie permet de réduire les distances, et quand ce n’est pas possible, reste le rire en tant qu’ultime ressource pour déjouer les rouages de la violence. Les hésitations et les longs préparatifs témoignent de l’appréhension de ses beaux-parents qui tentent de gommer la différence marocaine en se donnant l’impression que les marocains ne peuvent vivre qu’à la manière anglaise. Ils se préparent à ce voyage comme si ils comptaient aller en Ecosse. Les invités cherchent à retrouver chez leurs hôtes leur propre mode de vie, leurs activités (boire le thé, faire du golf…). Ils cherchent à retrouver au Maroc un espace intime. Voyager sans quitter leur place de peur de perdre leurs repères, c’est ainsi qu’ils conçoivent le voyage (en témoigne la cérémonie du thé relatée par le narrateur sous forme se saynète avec des séquences, des plans et des personnages)(20). Les quiproquos se suivent, les anecdotes les plus absurdes se multiplient. De là, la difficulté de faire dialoguer les deux mondes : « On peut tirer un âne avec une corde, mais non le pousser»(21), conclut le narrateur.

4. La poétique de l’humour chez Chraïbi Driss Chraïbi se rit ainsi des idées reçues parce que trop réductrices et ne permettant aucune analyse profonde. L’inspecteur Ali résume la pensée de l’écrivain en affirmant : « Les idées reçues sont le chiendent de l’humanité »(22). Ce personnage permet à l’auteur de renouer avec l’homme marocain et par làmême avec la culture orale qui témoigne d’une vitalité à nulle autre pareille. Il est l’avatar de son créateur, son alter ego, son pseudonyme qui signe ses moments de vérité les plus forts. Si le narrateur fait preuve de discrétion face aux 19 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, op. cit., pp. 15-16. 20 - Ibid., pp. 147-152. 21 - Ibid., p. 25. 22 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali et la C.I.A., op. cit., p. 104.

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questions qui fâchent, l’inspecteur Ali se prononce avec exubérance et hilarité pour révéler le fond de la pensée de son créateur : « Moi ? Je ne suis sûr de rien. Pas même de ma peau. Interroge plutôt l’inspecteur Ali. Il m’a dit : « Elle aurait dû préciser dans le télégramme qu’il y a deux heures de décalage horaire entre l’Ecosse et le Maroc. De sorte qu’il sera huit heures et demie là-bas et six heures trente ici. Et comme Susan ne peut pas résister à la compulsion d’appeler sa fille unique dès l’aurore… » Il (23) est terrible, cet inspecteur Ali » . « Je ne suis pas sûr de ma peau » est une forme de traduction littérale. Quelques pages après on trouvera des expressions comme « écouter mes os »(24), « s’élargir »(25) et « wilcoum »(26) pour dire « welcome ». La traduction mot à mot et la déformation de la prononciation est un clin d’œil malin au parler marocain qui se permet de violenter la langue étrangère et imprime au texte une tonalité orale. Elle permet aussi à l’auteur d’introduire au sein du texte la traduction des blagues marocaines : « Chaque fois que se manifeste chez elle [sa fille aimée qui était au bord de la détresse] la souffrance du manque, je lui raconte des histoires abracadabrantes de l’inspecteur Ali, simplement pour faire dévier ses idées. J’invente au fur et à mesure. A son chef qui vient de lui poser cette question bête : « Quelle différence y a-t-il entre un imbécile et toi ? », l’inspecteur Ali évalue d’un coup d’œil la distance qui le sépare de son supérieur et répond sans hésiter : « Oh ! à peine un mètre cinquante. » Sa femme réclame à cor et à cri une machine à laver et un wonderbra. Wonder quoi ? D’accord ! Grimpe. » Il la fait monter dans sa voiture et la conduit en prison. « Gardez-moi cette bonne femme sur la paille humide, les gars, le temps que j’en trouve une autre capable de faire l’amour au lieu de faire la gueule du matin au soir »(27). En créant son personnage, l’inspecteur Ali, Driss Chraïbi part d’un fait réel par de subtils jeux de mots. On finit par entrer dans un univers surréaliste et absurde qui frôle le non sens et où les mots ne renvoient plus aux choses. Le personnage s’éloigne à une vitesse vertigineuse du monde réel qui lui a donné naissance et qui continue pourtant de lui servir d’arrière plan. Rappelons à ce propos ce que dit l’humoriste Raymond Devos sur le dilemme que pose le travail de fiction :

23 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, op. cit., p. 29. 24 - Ibid., p. 59. 25 - Ibid., p. 126. 26 - Ibid., p. 132. 27 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., pp. 170-171.

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« Quand on a la prétention d’entrainer les gens dans l’imaginaire, il faut pouvoir les ramener dans le réel… et sans dommage »(28). Driss Chraïbi accouche d’un monstre qu’il assume jusqu’à la fin de ses jours. Il confirme dans la préface de L’Homme qui venait du passé : « … mon peuple, nos peuples, des continents entiers ont faim. Leur appétit de croire tourne à vide. Ils sont opprimés, désorientés, désoccidentalisés, déshumanisés. Je suis désorienté, désoccidentalisé, déshumanisé. Et j’ai soixante-dix-huit ans. C’est pourquoi j’assume pleinement et publiquement les prises de position et les propos granitiques de l’inspecteur Ali. Lui et moi sommes issus du monde arabo-musulman. J’ai suivi son enquête officielle, puis sa contre enquête personnelle, minutieusement, jour après jour, jusqu’à … la fin »(29). L’Inspecteur Ali est pour l’auteur l’occasion de régler ses comptes avec sa propre culture. Son appartenance à la culture arabo-musulmane, il l’affirme. Le style corrosif de l’inspecteur est une critique au vitriol de l’état décadent dans lequel se trouve le monde arabo-musulman depuis la chute de Grenade. Naissance à l’aube lui permet ainsi, à travers une Histoire officielle avec laquelle il se permet des libertés, de renouer avec l’âge d’or du monde islamique. Le fabulateur à l’imagination débridée se joue du monde qui l’entoure en en tirant les ficelles. Il pousse l’absurde à son paroxysme. Il s’agit ici d’un humour qui verse dans la démesure. Si l’auteur a appris à « tenir sa langue »(30), à s’autocensurer, le personnage, quant à lui, prend ses aises et n’hésite devant aucun obstacle, il ne se fixe pas de limites quand il s’agit de stigmatiser les tabous : « [L’ambassadeur de France] me raconta quelques [histoires drôles] sur le Quai d’Orsay et le président Mitterrand. Je lui en servis d’autres, dignes de l’inspecteur Ali qui, à m’en croire, avait ses entrées au palais de Hassan II et même dans son harem »(31).

5. L’ironie sur le politique L’ironie politique tient une place importante dans l’œuvre de Chraïbi. Il part du réel, de son expérience personnelle et de ses rapports avec le corps diplomatique français. Connaisseur des arcanes du palais de l’Elysée, il fait de l’inspecteur Ali son double qui est au parfum de tout ce qui se trame au palais de Hassan II, surtout le libertinage. 28 - Raymond Devos, 2002, Les 40ème délirants, Paris, Le cherche midi. 29 - Driss Chraïbi, 2004, L’Homme qui venait du passé, Paris, Editions Denoël, pp. 11-12. 30 - Ibid., p. 194. 31 - Ibid.

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Il n’en reste pas moins que l’humour permet à l’auteur de procéder à une lecture humoristique du règne de Hassan II. L’inspecteur Ali s’introduit aussi dans le mausolée où est enterré l’ancien monarque et lui fait le procès de « la démocratie hassanienne » qui a dénaturé l’humain chez le Marocain et a ôté au pays son âme : « Au nom d’Allah clément et miséricordieux, amen ! Salut, Hassan ! Tu connais la dernière ? Paraît que t’es mort. Si, si, si. C’est une blague, par Allah et le prophète ! Tu t’attendais pas à celle-là, hey ? Tu te croyais éternel ? Père de l’indépendance nationale, haha ! Réunificateur du royaume, hihi ! Commandeur des croyants, houhou ! Et tes sujets indéfectibles y ont cru pendant si longtemps. (…) A la place de ce Coran-ci, j’ai bien envie de te psalmodier le bouquin de Vasquez Montalban, Moi, Franco. T’as connu Franco, m’est avis. C’était un crétin et, parce que c’était un crétin, il avait fait trembler ses concitoyens pendant des générations. (…) En trente-huit ans, tant qu’a duré ton règne, une société nouvelle a vu le jour, composée de citoyens-sujets voués au culte de ta personne et à la copie de ton image. Des types avides, clientélistes, corrupteurs et corrompus, glissant une peau de banane sous les pieds de leurs frères. Ôte-toi de là que je m’y mette le tout avec les salamalecs d’usage »(32). Ce texte commence par une formule coranique. On s’attend à un style sérieux mais voilà que le sublime va côtoyer le grotesque et le sérieux, la légèreté dont fait preuve l’inspecteur. Il raconte à Hassan II la blague qui rend compte de la propre mort du monarque. L’inspecteur nargue la finitude du roi, lui qui agissait comme s’il allait vivre éternellement. Il énumère les qualificatifs que la presse accolait au roi, « père de l’indépendance », « réunificateur »…

32 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., pp. 27-28.

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Adoptant un style oral, il utilise des onomatopées pour se rire de Hassan II : « haha, hihi, houhou ». Il remet même en question la légitimité religieuse du souverain. Il oppose au sérieux du Coran le non sérieux de Monthalban, journaliste et essayiste catalan, surtout connu pour ses romans policiers ayant pour héros Pepe Carvalho. Ce dernier serait alors l’ancêtre de l’inspecteur Ali. L’inspecteur Ali met dans le même panier Hassan II et Franco, les traitant tous les deux de crétins. D’ailleurs, dans Le Monde à côté que l’on peut considérer comme le testament esthétique de l’auteur, Driss Chraïbi ironise sur le style ampoulé du Matin du Sahara qui annonce la mort de Hassan II : « Il n’échappe à personne que le regretté Souverain, grâce à Sa personnalité et à son esprit ouvert, avait de Son vivant marqué de Son empreinte indélébile l’évolution de la culture universelle tant au plan de l’approche méthodologique et du discours que dans la pratique même. Il était au centre même d’immenses projets civilisationnels, comme en témoignent les plus éminents penseurs et écrivains français de ce siècle qui n’hésitèrent pas à adhérer à Ses nobles desseins en rejoignant l’Académie royale du Maroc… » Définition dans la grille des mots croisés : Revenu à la vie. Réponse : Ressuscité. Comme disait Jacques Derrida, « Pourrions-nous adjoindre la pensée de l’évènement avec la pensée de la machine ? » Il comprenait sans doute ce qu’il écrivait. Moi non. Pas du tout. Définition : Vu en l’air. Réponse : Aérienne. Sorti d’enceinte : Né… » (p.13). Il prend ainsi à la légère la mort du monarque puisque la lecture du texte annonçant cette mort s’accompagne de l’intérêt que porte l’auteur à sa grille de mots croisés. L’artiste prend sa revanche sur le despote : « Cet homme qui vient de quitter la vie ne m’a pas empêché d’écrire. Mais, pendant vingt-cinq ans, mes livres avaient été interdits dans mon pays natal ». (p.14). Comme si l’art était appelé à une éternité dont ne pouvaient jouir les despotes. En déformant le sens, l’inspecteur Ali use d’un procédé stylistique qui associe l’humour au mensonge. Il n’en reste pas moins que ce mensonge, à travers son aptitude à choquer le lecteur, a l’avantage de réveiller ce dernier de son atonie et de le mettre face à une réalité qu’il tente d’oublier ou qu’il a déjà oubliée, matraqué qu’il est par des mass-médias à la botte du chef :

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« Le mensonge est la forme la plus répandue de la vérité. Ainsi moi, quand je dis la vérité toute crue, on croit que je plaisante. Et je plaisante tout le temps »(33). La plaisanterie devient une autre forme de la vérité. Elle est ce gai savoir qui permet à Driss Chraïbi de faire éclater les digues du refoulé et titiller le tabou. L’humour devient de ce fait, cette voix du refoulé qui permet à son créateur de dire le fond de sa pensée sans prendre beaucoup de risques : « [Mes jeunes compatriotes] n’osaient pas exprimer clairement leurs pensées. Moi non plus, qui restait en deçà de mes écrits. Dans la plupart des amphithéâtres, il y avait quelques étudiants que j’avais déjà vus. Peut-être des assidus ? Ils étaient trop civils pour être vrais. Des flics. Je pris la ferme décision de lâcher la bride au personnage qui me hantait : l’inspecteur Ali. Pourquoi ne pas lui donner la parole à ras de police et, par voie de conséquence, faire dérailler la littérature maghrébine ? Certains de mes confrères faisaient leur beurre et leurs épinards avec l’orientalomania exotique que l’on attendait d’eux »(34). Et c’est vraiment ce maniement de la langue orale associé à une dose d’ironie qui permet à l’auteur de mettre le lecteur face-à-face avec les réalités marocaines. Le rire devient la seule réponse au tragique de l’Histoire que le Maroc a eu à vivre pendant les années de plomb. Il n’en reste pas moins que Chraïbi se désolidarise d’une certaine littérature maghrébine qui n’a d’autre but que de répondre à l’attente d’un lecteur français avide d’exotisme. Cette littérature a souvent, et sur le mode du sérieux, tenté de décrire au lectorat français un Maroc exotique, moyenâgeux, prisonnier d’une culture islamique caractéristique. Driss, quant à lui, préfère user de l’ironie et de la légèreté en tant que mode de dénonciation. Il finit par reconnaître que les libertés qu’il accorde à son avatar ne sont pas dénuées de logique, il en reconnaît le bien-fondé : « Ce ne sont-là, bien sûr, que des joyeusetés dues à l’imagination débridée de l’inspecteur Ali, personnage du roman. Mais j’ai eu l’occasion de vérifier leur bien-fondé, vérifié de visu et de senso dans ma propre famille au cours de l’été 2000. Ce fut la grande désillusion de ma vie. Ce fut la perte de tous mes repères »(35).

33 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali et la C.I.A., op.cit., p. 112. 34 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., pp. 203-204. 35 - Ibid., pp., 28-29.

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Ainsi, le manque de sérieux et la légèreté deviennent ce miroir qui reflète l’état d’une population dont l’hypocrisie est le sport national par excellence. L’hypocrisie déteint même sur les rapports familiaux. Elle finit par déstabiliser l’auteur, lui faisant perdre tous les repères. Et c’est le rire qui lui permet de contrer cette perte de repère. Le recours au burlesque voire au grotesque devient un mode d’emploi, une façon d’être au monde : « (…) si je ne mettais pas les pieds dans le plat, ce serait faire preuve d’hypocrisie. Et nous sommes des hypocrites de première, avec le double langage qui nous tient lieu de programme social d’un bout à l’autre du monde arabe »(36). Le rire devient ainsi cette philosophie de marteau dont parle Nietzsche car elle permet de « mettre les pieds dans le plat » de manière à saper les fondations d’une culture qui a érigé l’hypocrisie en mode relationnel. Et c’est pour cette raison que l’inspecteur Ali s’attaque aux conventions sociales hypocrites. La méthode de l’inspecteur Ali consiste à « faire l’âne »(37). « Faire l’âne » (38) consiste à prêcher le faux pour dégager le vrai et faire semblant d’être bête pour instiller une pensée intelligente qui prend l’autre au dépourvu. L’intelligence devient cette face cachée d’une bêtise simulée. Continuant sur sa lancée, Driss Chraïbi critique le despotisme hassanien et attaque l’une de ses manifestations les plus écœurantes. Le premier passage du narrateur à la télévision(39) le met face à une hiérarchie assommante et sans visage. Pour accéder aux studios, il faut d’abord « franchir la zone de sécurité »(40) où il faut se conformer au profil requis. La scène est cocasse car elle met face à face deux identités antithétiques : l’une représentant la jovialité et la bonhomie, l’autre la rigidité du représentant de cette bureaucratie tant honnie par l’auteur. L’opposition entre Brahim et le policier est tellement grande qu’aucune communication n’est possible entre les deux. Chraïbi signe ainsi le divorce entre le Marocain moyen et l’Etat que gangrène un excès de bureaucratie. 36 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali et la C.I.A., op. cit., p. 166. 37 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., p. 210. 38 - Rappelons que Driss Chraïbi peint un monde où les ânes peuvent avoir voix au chapitre. L’âne de la maison se révolte contre l’invité anglais Jock, qui a osé utiliser l’expression « stupid as a donkey » en lui barrant l’accès à la sortie. Il ne revient sur sa décision que lorsque l’homme s’est incliné devant l’animal en lui présentant ses excuses et en l’appelant « sir ». Voir L’Inspecteur Ali, pp 185-192. 39 - Chraïbi relate son expérience à la télévision marocaine lorsqu’il est venu faire un reportage sur le Maroc. 40 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, op. cit., p. 34.

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Si Brahim, le narrateur, débarque aux studios avec un slip, un tchamir et aux pieds des babouches, et pas rasé, le représentant de la bureaucratie est « en cravate » et sa moustache est « aussi mince que du fil à repriser »(41). Le réflexe de Brahim était de serrer chaleureusement la main qui lui a été tendue alors que cette main exigeait de voir les papiers de l’intrus pour vérifier son identité qui reste pourtant problématique dans la mesure où l’agent de sécurité trouve que le profil qu’il a devant lui ne correspond guère à la photo de la carte verte qu’il examine minutieusement : « _ ( …) il y a le oui et il y a le non. Oui et non. Oui ou non. Comprends-tu ? _ Rien, répondis-je sincèrement. Tu es trop intelligent pour moi. Développe le fond de ta pensée. Sans détour et sans graisse. _ Volontiers. Oui, ça veut dire que j’ai reçu des ordres pour te laisser entrer dans le studio. Non, ça veut dire que ma conscience professionnelle refuse de laisser passer un émir du Koweït. _ En ai-je l’air ? _ Non. Pas avec cette carte verte. (Il prononça ces deux derniers mots en majuscules, avec vénération.) Tu dois être quelqu’un donc ! »(42). De ce fait, on peut dire avec Chraïbi que cette bureaucratie qui est censée protéger le régime ne fait que l’affaiblir car le policier supposé l’appliquer hésite entre un « oui » et un « non », entre l’ordre qu’il est sensé exécuter et la voix de sa conscience professionnelle. Le personnage se dédouble et n’arrive pas à agir, comme si l’auteur nous disait que cet excès de bureaucratie est cette tare qui empêche le Maroc d’aller de l’avant. Notons que Driss Chraïbi souligne à chaque fois ce phénomène social qui consiste à vouer une vénération inconditionnelle de l’apparence aux dépens de l’être, c’est le cas du gendarme qui l’a arrêté au bord de la mer, croyant avoir affaire à un simple citoyen : « _T’es pas louf, chien de ta mère ? Hein, tête de chaudron ? T’as pas vu le drapeau rouge, hein ? Je vas t’apprendre le règlement, moi ! Il est écrit sur mon front. T’as perdu le ciboulot à noyer tes gosses comme tu le fais ? Et d’abord, ils sont à toi ? Tu les aurais pas chourés à la pauvre chrétienne qui est en train de se tordre les bras, là-bas sur la plage ?... Ah pardon docteur ! Veuillez agréer l’expression de mes plus humbles excuses. Je ne vous ai pas 41 - Ibid. 42 - Ibid., p. 35.

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remis du premier coup. Les mots ont glissé de ma bouche. Il est vrai que même moi on me prend pour un touriste quand je quitte mon uniforme. J’espère que vous ne m’en voulez pas professeur ? C’est un grand jour pour moi, et pour la brigade tout entière, croyez-moi. Je vous ramène maître ?... »(43). L’agent de la sécurité sombre dans le conformisme total et s’ingénie à appliquer le règlement tel qu’il lui a été indiqué par ses supérieurs. De là naît une situation cocasse où le serviteur du conventionnel s’est ridiculisé à fond. Insister à accrocher (44) un badge – « un insigne de Sa Majesté » là où il ne tient pas, un tchamir en soie, s’avère une opération des plus saugrenues. Il faut dire que le rire a des vertus salvatrices. Il sort le personnage des situations les plus embarrassantes et lui évite de débattre avec des gens qui ne font pas partie de sa famille d’esprit. « Je fis appel à la méthode qu’employait l’inspecteur Ali : l’absurde, l’énorme. La voix posé je dis : _ Je suis venu réparer les caméras. Passe-moi une cigarette. Merci… Tu ne trouves pas que les couleurs sont un peu pâlottes et que le contenu des programmes est indigeste ? Question de matériel, il doit avoir de la fièvre ou des microbes. Le directeur général m’a appelé en consultation et j’ai pris le premier avion en partance. Je suis un spécialiste, un Docteur en Télévision, si tu préfères. _ Tu ne peux pas le dire plus tôt ? Entre, docteur, entre. Pas besoin de badge. Je le quittais à regret. Flic ou pas, il faisait partie d’une espèce en voie de disparition, comme les âniers, les marchands de beignets, les écrivains les Indiens, les Palestiniens, etc. Dans une ou deux générations, lui et ses confrères seraient complètement robotisés, comme en Amérique et dans d’autre pays hautement civilisés. Plus moyen alors de plaisanter avec l’un d’eux, ou simplement de bavarder à bâtons rompus »(45).

6. De l’esprit du peuple La famille de l’esprit est la vraie famille du narrateur. Saadiya, la femme de ménage, en fait partie :

43 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, op. cit., pp., 39-40. 44 - Ibid., p. 35. 45 - Ibid., p. 36-37.

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« Quand elle ressortit, armée de deux seaux d’eau, d’un balai et d’un bidon de Javel, Saadiya ne portait plus qu’un chemisier et des culottes bouffantes. Pieds nus, elle lava le trottoir, frotta, « lavagea ». Je la regardais, je souriais : j’avais décidé de la mettre dans la confidence. Elle faisait partie de ma vraie famille : celle de l’esprit »(46). L’auteur se situe ainsi du côté du peuple, contre les bien-pensants, comme si le peuple était le détenteur d’une sagesse qui échappe aux dirigeants. Cette posture nous allons la rencontrer aussi dans Le Monde à côté. Le séminaire au Canada met Chraïbi encore en confrontation avec des gens sas substance avec lesquels le contact s’avère impossible, à commencer par le réceptionniste de l’hôtel « Quatre-étoile dénommé L’Auberge », « tiré à quatre épingles, impersonnel comme l’exigeait sa fonction »(47), et à finir par cette intelligentsia internationale qui sombre dans son aveuglement en persistant à voir le monde de sa tour d’ivoire. Le paradoxe est d’autant plus flagrant que l’objectif du séminaire, « le rêve américain », étant de réunir les peuples en les ouvrant les uns sur les autres, contraste avec l’attitude des participants qui restent fidèles à eux-mêmes et à leurs habitudes. « On ne peut forcer un âne qui n’a pas soif »(48), conclut-il. Cette soif de l’autre, Driss Chraïbi l’a assouvie en allant humblement vers l’autre, se penchant sur lui et s’ouvrant à la différence : « Je me retrouvai dans les sous-sols de l’hôtel en compagnie des membres prolétariens du personnel, natif de Zimbabwe, de Côte-d’Ivoire, Bosnie, Sri Lanka, Cap-Vert, Ethiopie, Bangladesh. Il y avait même un couple de Marocains de Béni Mellal. Jusque tard dans la nuit, nous écoutâmes les cassettes de folk de nos pays et nous nous régalâmes à belle dents des reliefs des repas que l’on descendait des suites et des chambres par le monte-charge »(49). Notre auteur finit par raconter lors de sa prestation devant un public d’intellectuels, son expérience vivante et donne la clé du « rêve américain », sauf que cette résolution a été accueillie par l’ignorance et la rencontre vouée à l’échec. Se développe alors chez Chraïbi le projet délibéré de fuir les intellectuels, « les insectuels », narguera l’inspecteur Ali. La déformation lexicale laisse voir un dénigrement et une critique acerbe de cette élite qui ne quitte jamais sa tour d’ivoire. Driss Chraïbi la rejette lui préférant la compagnie de gens simples sans prétention et sans fausseté : 46 - Ibid., p. 24. 47 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., p. 195. 48 - Ibid., p.192. 49 - Ibid., p. 197.

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« Je passais le plus clair de mon temps avec les petites gens du peuple. J’évitais soigneusement les lettrés, les intellectuels de la loi religieuse qui abondaient en nombre et en mots (…). Je m’asseyais avec les analphabètes, à leur écoute. Eux et eux seuls (…) Entre ces gens du peuple et moi il y eut des palabres passionnées, granitiques »(50). S’agissant des intellectuels, la dérision atteint son paroxysme lorsque Chraïbi sert à un chercheur qui prépare sa thèse sur l’écrivain, de fausses informations sur sa vie antérieure et des œuvres insolites qu’il aurait écrite. Le jeune chercheur de l’époque prend les propos mensonges de Chraïbi pour un scoop, les introduit dans son travail de recherche et obtient ainsi son doctorat d’Etat « avec les félicitations du jury à l’unanimité »(51). C’est ainsi que Driss Chraïbi se joue du monde actuel avec ses fausses valeurs, sa vanité et son absurdité. Le rire de Driss Chraïbi est à situer dans son âme romantique. Madame Birckel lui dit un jour : « Vous n’êtes pas de ce monde, mon cher Driss. (…) Vous n’êtes ni de votre monde, ni du nôtre. Vous êtes du dix-neuvième siècle »(52). Madame Birckel entend par « notre monde », l’occident, et « votre monde », le Maroc, insistant ainsi sur l’artiste qui s’appartient mais n’appartient à aucune ère géographique, transcendant ainsi le temps et l’espace. « Oh non, elle ne se trompait pas. Qu’avais-je connu du monde sinon les grandes idées humanistes qui avaient nourri le siècle précédent et dont mes professeurs m’avaient nourri durant toutes mes études secondaires ? Pour avoir traversé trois époques différentes de l’Histoire, elle était à même de percevoir ce qui m’avait animé dans la rédaction de mon livre, les ressorts secrets qui avaient guidé ma plume et ma révolte »(53) . Driss Chraïbi se donne une filiation intellectuelle qui transcende la filiation culturelle : « Mon monde d’origine m’avait légué quelques sourates du Coran, quelques 50 - Driss Chraïbi, L’Inspecteur Ali, op. cit., p. 216-217. 51 - Driss Chraïbi, Le Monde à côté, op. cit., p. 176. 52 - Ibid., p. 52. 53 - Ibid., pp. 52-53.

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faits et gestes d’un prophète qui avait vécu très autrefois et qui ne pouvait plus ni voir ni entendre ce qui se passait chez nous en notre temps, le respect des père et mère sans jamais leur demander le moindre compte, l’absence totale de crise d’adolescence (ce que par la suite les écrivains maghrébins de la nouvelle génération devaient qualifier de « crise d’identité »), l’obéissance passive aux dogmes et aux traditions, l’ordre établi du bas en haut de l’échelle sociale d’où il ne fallait pas sortir sous peine d’exclusion »(54). Et c’est de là que vient son refus du dogme et des débats identitaires. Il n’en reste pas moins que Chraïbi va affiner sa filiation à travers un certain nombre de penseurs et artistes français : « Encore à présent, j’étais dans le Paris de 1885, ce lundi 1er juin de l’an 1885, lors des funérailles de Victor Hugo. (…) J’étais avec la foule déchainée ce soir-là de 1830, à la bataille d’Hernani, j’étais avec deux femmes Flora Tristan et Louise Michel, qui luttaient haut et fort pour le triomphe des droits individuels. J’étais avec Emile Zola au moment même où il rédigeait sa lettre ouverte, J’accuse. (…) avec mes lointains confrères Taine, Renan, Balzac, Eugène Sue, George Sand, Edgard Quinet (…) J’étais avec Liszt quand il se mettait au piano chez son ami Prosper Lenfantin »(55). Victor Hugo, Balzac, Eugène Sue, Georges Sand, Liszt… tous ces écrivains ont partagé l’amour de la vie. « J’étais avec leur bouillonnement multiple, leur création, leur désir d’une société nouvelle. J’étais pour la vie »(56). Mais ceci ne signifie pas que Chraïbi renie ses origines. Cette filiation lui permet de revitaliser une culture d’origine qui sombre dans la dégénérescence : « Non je n’oublierai pas mes origines, les rejetais encore moins. Je les ouvrais, les régénérais. C’était une entreprise de longue haleine, insensée »(57). Soulignons que la majeure partie des écrivains cités sont romantiques. Le roman de Driss Chraïbi revisite la sensibilité romantique dans sa volonté de réenchanter le monde ; mais quand le réenchantement devient impossible, il nous reste le rire pour résister au tragique de l’Histoire. A cette position feront écho les propos de Jean Giono :

54 - Ibid., p. 53. 55 - Ibid., p. 54. 56 - Le Monde à côté, pp. 54-55. 57 - Ibid., p. 55.

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« Il reste donc à rire. Le temps de la mystique est fini ; finie également la mystique de gouvernement et la mystique de l’homme. Tout ce qu’on voudra affubler du nom de dieu est risible »(58). Faire l’imbécile, répondre bêtement à une question méchante, déformer pour mieux former les mots et leur sens, c’est désormais la part belle de Chraïbi qui donne libre cours à une imagination débridée qui tourne en dérision les fausses grandeurs, le langage tissé pour les circonstances, les personnes sans âmes, les formes de la stratification sociales qui se prennent trop au sérieux. Driss Chraïbi met en place la légèreté pour se jouer du monde afin de mieux le retrouver dans cette dimension ludique.

Bibliographie CAILLOIS, Roger, 1958, Les Jeux et les hommes, Paris, Gallimard. CHRAIBI, Driss, 2004, L’Homme qui venait du passé, Paris, Editions Denoël. CHRAIBI, Driss, 2001, Le Monde à côté, Paris, Editions Denoël. CHRAIBI, Driss, 1996, L’Inspecteur Ali et la C.I.A., Paris, Editions Denoël. CHRAIBI, Driss, 1991, L’Inspecteur Ali, Paris, Editions Denoël, 1991, pp. 83-84. DEVOS, Raymond, 2002, Les 40ème délirants, Paris, Le cherche midi. GIONO, Jean, 1982, De Homère à Machiavel, Paris, Gallimard. LENAIN, Thierry, 1993, Pour une critique de la raison ludique, Essai sur la problématique nietzschéenne, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin. NIETZSCHE, Friedrich, 1906, Humain trop humain I, Poitiers, Imprimerie Mercure de France.

58 - Jean Giono, 1982, De Homère à Machiavel, Paris, Gallimard, p. 183.

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Les procédés discursifs de l’humour dans certaines chroniques de Fouad Laroui Mouhcine SAIDI AMRAOUI FLSH Dhar El Mehraz, Fès - Maroc

1. Le journalisme entre déontologie et nouvelles stratégies Le journalisme est un domaine où s’impose le sérieux, où la subjectivité des journalistes doit être autant que possible estampée conformément aux normes de la déontologie. Cependant, ce genre a vu naître au sein même de son enclave des écritures émaillées des traits humoristiques : la chronique en constitue la forme la plus saillante. Le recours à l’humour, aux jeux de mots et à toutes autres formes d’acrobaties textuelles uniquement destinées à arracher un sourire au lecteur est un phénomène qui s’est aussi considérablement accentué au cours des dernières années. Cette nouvelle stratégie médiatique s’explique également par la nouvelle tendance qui traverse le monde du journalisme et qui oriente sa visée d’un journalisme centré sur l’information vers celui destiné essentiellement à la communication : La presse écrite connaît indéniablement un déclin flagrant à cause de la montée spectaculaire des outils informatiques, les lecteurs de différents âges affluent sur les informations en ligne et délaissent les journaux sur papier : « La révolution numérique […] ébranle tous les groupes médiatiques. […] Ceux-ci connaissent le pire moment de leur histoire car l’heure est à la dématérialisation des supports » (Ramonet, 2011, p. 23) (1).

1 - Cité in Sarah Saïdi, « Le journalisme de communication dans la presse écrite québécoise : étude comparée du Devoir et de La Presse », Communication, Lettres et Sciences du langage, Vol.8, N°1, 2014, p.5.

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Pour se rattraper, le journalisme commence à privilégier une nouvelle manière de présenter ses produits, l’information dans sa forme brute tend à être diluée dans un cadre communicationnel. Le journaliste rectifie le tire et s’oriente dorénavant vers le lecteur : « Dans la rhétorique de la Communication, en revanche, prime la relation entre le journaliste et l’auditeur. […][Les faits] cessent de s’imposer d’eux-mêmes; désormais, il faut signifier au destinataire qu’il est concerné »(2) (Lavoinne, 1990 : 164). Ainsi les frontières entre le lecteur et le journaliste commencent-elles à s’estamper au profit d’une relation interactive : « Entre ces deux sphères, les digues commencent à sauter. Il est de moins en moins facile de distinguer un communicant d’un journaliste »(3) Dans cette veine, sont apparus de nouveaux genres journalistiques caractérisés par leur ton relâché, leur contenu médiatique allégé et leur style manifestement convivial. Parmi ces genres, il y a ceux imprégnés d’une tonalité humoristique et qui ont fait leur entrée dans la sphère de la presse, la chronique est sans doute le genre journalistique le plus représentatif de ce tournant. Cette nouvelle manière d’écriture journalistique a fait son apparition à la fin du 19ème siècle. Pour le Dictionnaire Universel des Littératures, le mot désigne, « dans le journalisme contemporain, des articles consacrés, sous forme de causerie, d’abord aux faits et aux bruits du jour, puis aux divers sujets de politique, d’histoire et de littérature »(4) (Vapereau, 1876 : 461). C’est une causerie dans le sens où elle s’adresse à un lectorat et s’adapte à son niveau culturel. Ce qui fait qu’elle est caractérisée par une plasticité formelle et une liberté thématique. Les chroniqueurs ne sont pas ainsi obligés de se conformer littéralement aux règles de la déontologie régissant le travail des journalistes mais ne sont pas en même temps exonérés du respect de la ligne éditoriale d’un journal.

2. Les traits énonciatifs de la chronique humoristique Dans le domaine des sciences du langage, la discipline qui reconnaît à l’interlocuteur sa place légitime dans l’analyse linguistique est la linguistique de l’énonciation. Cette discipline, dans sa perspective interactionniste, réhabilite la place du sujet lecteur ou écoutant et lui consacre tout un arsenal de théories et de méthodes visant à interpréter et à décrire son fonctionnement tout en tenant compte de la réaction éventuelle ou réelle de l’interlocuteur. Dans ce sens, Patrick Charaudeau, dont le travail méthodique dans l’analyse de discours est remarquablement riche, varié et 2 - Ibid. 3 - Ibid. 4 - Cité in Sandrine Carvalhosa, 2014, « Chronique journalistique et causerie : Rapports, Formes, Enjeux », Carnets, Revue électronique d’études françaises, IIe série, Nº 2, p. 11-26.

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perspicace surtout à propos du discours politique et humoristique, définit l’humour comme une stratégie discursive consistant à (5) : « - s’affronter au langage, se libérer de ses contraintes, qu’il s’agisse des règles linguistiques (morphologie et syntaxe) ou des normes d’usage (emplois réglés par des conventions sociales en situation), ce qui donne lieu à des jeux de mots ou de pensée ; - construire une vision décalée, transformée, métamorphosée d’un monde qui s’impose toujours à l’être vivant en société de façon normée résultat d’un consensus social et culturel quant aux croyances auxquelles il adhère ; - demander à un certain interlocuteur (individu ou auditoire) de partager ce jeu sur le langage et le monde, d’entrer dans cette connivence de “jouer ensemble », A partir de cette définition, nous pouvons stipuler que la chronique humoristique est un genre discursif dont le cadre énonciatif se compose des instances suivantes : - Le locuteur-chroniqueur : c’est un journaliste qui a une identité sociale mais qui en incarne une autre discursive. Il devient énonciateur une fois rédigeant sa chronique à l’attention d’un lecteur qu’il prend pour destinataire. Le chroniqueur doit justifier son acte humoristique auprès de ce destinataire pour que son acte ait son effet escompté et pour que s’établisse une relation de connivence ou même de complicité entre eux. - Le destinataire : c’est l’identité discursive qu’acquiert le lecteur à qui s’adresse le chroniqueur. Le destinataire doit être capable d’interpréter l’acte humoristique, de calculer le rapport entre ce qui est dit explicitement et ce qui se cache derrière. Or, Il est bien évident que l’acte humoristique n’est pas censé donner son effet chez tout le monde. Les thèmes humoristiques qui font rire les uns peuvent offenser les autres ou au moins les laisser indifférents. - La cible est ce sur qui ou sur quoi porte l’acte humoristique. Ce peut être(6) : « - une personne (en tant qu’individu ou groupe), en position de protagonistetiers ou de destinataire de la scène humoristique, dont on met à mal le comportement psychologique ou social, dont on met en évidence les défauts ou les illogismes dans les manières d’être et de faire au regard d’un jugement social de normalité. 5 - Patrick Charaudeau, 2011, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in Vivero M. D. (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, (pp.9-43), Paris, L’Harmattan. 6 - Op.cit.

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- une situation créée par les hasards de la nature ou les circonstances de la vie en société dont on souligne le caractère absurde ou dérisoire, comme cela apparaît dans certains titres de faits-divers : « Cambriolé pour la troisième fois, il met le feu à sa maison » ; - une idée, opinion ou une croyance (doxa) dont on montre les contradictions, voire le non-sens : « Y a pas de doute, on ne vit bien que dangereusement ».

3. Fouad Laroui, écrivain à plusieurs facettes Fouad Laroui est un écrivain marocain au talent multidimensionnel. Sa formation d’économiste et sa carrière d’écrivain ont fait de lui un intellectuel exceptionnel. Il s’est lancé dans l’écriture littéraire pour apporter au blocage et à l’essoufflement de la littérature des réponses intéressantes. Ses écrits connaissent de grands succès grâce à la subtilité de son style et à sa manière de se moquer des pesanteurs et blocages de la société marocaine. Il a reçu le prix Goncourt de la nouvelle en 2013 pour L’étrange affaire du pantalon de Dassoukine (Julliard, 2012) et le grand prix Jean-Giono en 2014 pour Les Tribulations du dernier Sijilmassi (Julliard, 2014).

4. Les chroniques de Jeune Afrique Fouad Laroui rédige depuis 2011 des chroniques régulières sur la revue africaine à diffusion internationale Jeune Afrique. Il y met des commentaires mordants, des critiques ironiques où se combinent l’ironie et l’insolite, le paradoxe et l’absurde, ce qui confère à l’ensemble de ses textes une tonalité humoristique bien prononcée. Les thèmes de ses chroniques sont variés mais appartiennent tous à la sphère publique et portent sur les systèmes politiques, les traditions superstitieuses, l’identité, l’irrationnel, l’intégrisme, la tolérance, les tendances artistiques actuelles, etc. Dans tous ses écrits, cet écrivain s’affirme avec un style à la fois novateur et audacieux quoique souvent imprégné d’un caractère pessimiste indéniable.

5. Les procédés langagiers de l’humour Le relevé des procédés de l’humour se base sur une démarche descriptive élaborée par Patrick Charaudeau et son groupe. Elle consiste à identifier les procédés langagiers dont un humoriste se sert pour produire un effet comique chez le lecteur. Ces procédés sont de deux types :

5.1. Des procédés linguistiques Ces procédés « relèvent d’un mécanisme lexico-syntaxico- sémantique qui

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concerne la forme des signes et les rapports forme-sens. »(7). Ils portent sur un jeu sémantique qui peut être à l’origine d’un effet comique mais se limitent à la portée sémantique des mots ou des phrases. Les mots-valises par exemple désignant un néologisme de fusion entre deux mots ayant deux sens différents peuvent servir à produire un acte humoristique. Cependant, ces mots ne sont pas nécessairement porteurs d’une valeur humoristique. Ils peuvent s’inscrire dans d’autres pratiques langagières ou genres discursifs. 5.2. Des procédés discursifs Ces précédés «dépendent de l’ensemble du mécanisme de l’énonciation »(8) englobant la position locuteur-énonciateur, le statut du destinataire-récepteur, la cible visée, le contexte de l’emploi et de la thématique du discours produit. Le relevé de ces procédés permet de décrire la structure fonctionnelle du discours et de déterminer les modalités d’exécution de l’acte humoristique. Ces procédés se regroupent en deux catégories : des procédés jouant le sémantisme des mots et les représentations du monde qui s’en dégage à l’intérieur d’un énoncé humoristique sans tenir compte de la distance énonciative entre les actants. Ces procédés sont : « L’insolite », « la loufoquerie » et « le paradoxe ». La deuxième catégorie concerne d’une part des procédés jouant sur la distance énonciative ellemême se concrétisant dans « l’ironie » et « le sarcasme » et d’une autre sur la prise en charge du propos auquel il est fait écho traduite par le procédé de « la parodie »(9).

6. Les chroniques de Fouad Laroui – procédés discursifs et exemples 6.1. Les procédés jouant sur le sémantisme des mots 6.1.1. L’insolite L’insolite désigne « la rencontre de deux univers différents l’un de l’autre. (…) les deux univers ne sont pas complètement étrangers l’un à l’autre. Plus exactement, on dira que l’insolite provient de ce que ces deux univers ne sont pas naturellement liés l’un à l’autre ; c’est le récit et/ou la situation dans lequel ils apparaissent qui, en faisant un coup de force, justifie leur rencontre »(10).

7 - Patrick Charaudeau, Des catégories pour l’humour. Article disponible sur : www.patrick-charaudeau. com/Des-categories-pour-l-humour.html 8 - Ibid. 9 - María Dolores Vivero García, 2008, « Jeux et enjeux de l’énonciation humoristique : l’exemple des Caves du Vatican d’André Gide », Études françaises, Volume 44, N° 1, p. 57-71. 10 - Patrick Charaudeau, Des catégories pour l’humour. Article disponible sur http://www.patrickcharaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour.html

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Dans sa chronique intitulée Vive la recherche scientifique !(11) , Fouad Laroui parle de la recherche scientifique contemporaine qui est devenue, selon lui, dans plusieurs de ses manifestations, comme « une vaste farce ». Les meneurs de cette recherche n’ont plus le souci de réaliser des exploits réels qui puissent améliorer le vécu désagréable de l’humanité à l’heure actuelle, mais s’engagent plutôt dans des travaux dont l’utilité est loin d’être réelle. Il parle précisément des « scientifiques d’Autriche, d’Allemagne et du Royaume-Uni (qui) ont décroché le prix Ig Nobel de mathématiques pour leur étude consistant à déterminer si le sultan Moulay Ismaël, qui régna sur le Maroc entre 1672 et 1727, a vraiment pu avoir mille enfants, comme le veut la légende ». Pour accentuer le ton humoristique sur lequel il commente cet évènement, Fouad Laroui procède à un jeu de mot, il fait remarquer que le prix dont il est question et qui s’appelle Ig Nobel devrait se prononcer (ignoble). Mais le jeu insolite qui marque fortement cette chronique se fait sentir dans l’énoncé où il assimile ces professeurs au Professeur Tournesol : « ces professeurs Tournesol se gobergent à nos frais, on se moque de nous ! », les deux univers rapprochés sont les professeurs qui ne participent à cette grande manifestation scientifique que pour décerner un prix et Le professeur Tournesol qui est un personnage fictif des Aventures de Tintin. La raison de ce rapprochement est bien entendu le statut scientifique dont jouissent les chercheurs et ce personnage imaginaire et les exploits prétendument attribués à eux. Nous pouvons apercevoir l’insolite également si nous nous rendons compte que le tournesol, qui est une plante qui se tourne vers le soleil, ressemble à ces professeurs qui tournent leur visage vers les prix dont la brillance est aussi captivante que les doux rayons du soleil. 6.1.2. La loufoquerie Dans la loufoquerie, « les univers mis en relation sont complètement étrangers l’un à l’autre, n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Un peu comme dans le surréalisme : sur une table d’opération, une machine à écrire et une botte de carottes »(12). Fouad Laroui utilise souvent ce procédé pour marquer l’incongruité risible de certaines situations ou de certains comportements, dans sa chronique Footez-Lui la paix(13), il rapporte avec ironie un fait sportif selon lequel « Dès le coup de sifflet final, l’attaquant Neymar a noué un bandana blanc autour de son crâne (..) le bandana portait un message qu’on aurait dit écrit à la main, au feutre noir, comme par un 11 - http://www.jeuneafrique.com/mag/268041/societe/vive-la-recherche-scientifique/ publiée le 09 octobre 2015 12 - Patrick Charaudeau, Des catégories pour l’humour. Article disponible sur http://www.patrickcharaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour.html 13 - http://www.jeuneafrique.com/mag/235811/societe/footez-lui-la-paix/, chronique publiée le le 22 septembre 2015.

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cancre qui se serait appliqué, et ce message tenait en ces simples mots : « 100 % Jésus ». D’habitude, c’est le jus d’orange qu’on garantit « 100 % pur jus ». Dans ce récit, le caractère loufoque consiste à la mise en relation entre l’univers de la théologie représenté par l’expression «100 % Jésus » et celui du jus « 100 % pur jus ». Ce rapprochement réunit deux réalités totalement différentes, ce qui crée un effet de surprise chez le lecteur. La loufoquerie se manifeste également, si l’on veut voir de près cette situation comique, dans la mise en relation du monde du football et celui de la religion. L’écrivain dénigre ce rapprochement irraisonnable en affirmant que « c’est tout de même faire preuve d’une stupidité insondable que d’associer Dieu à un jeu de ballon ». 6.1.3. Le paradoxe Ce procédé désigne une contradiction manifeste, une incohérence entre deux réalités. C’est un rapport de « contradiction entre deux logiques dans une même isotopie. (Le paradoxe) est un fait de discours qui va à l’encontre de la logique. Non point une logique universelle, mais celle qui est garantie par la norme sociale »(14). Dans sa chronique, Kennedy contre Kennedy(15), Fouad Laroui parle du Mur de Berlin qui avait divisé cette grande métropole allemande. « John F. Kennedy avait proclamé en 1963: ‘’Je suis un Berlinois ! ‘’pour affirmer sa solidarité avec la ville mutilée.’’ Monsieur Gorbatchev, abattez ce mur ! ‘’ avait lancé Reagan en 1987, en forme de défi. ». L’incohérence paradoxale marquant l’humour de cette chronique se fait remarquer dans le troisième paragraphe de ce texte « Or aujourd’hui, c’est la propre nièce de Kennedy, la fille de son frère Robert, qui veut reconstruire le mur. Pas à Berlin, mais trois mille kilomètres plus au sud (du Maroc) .. Kerry Kennedy, (…), n’en finit pas de clamer, de séminaires en colloques en conférences de presse, qu’il faut dresser un mur entre les habitants de Tan-Tan ou de Tarfaya, d’une part, et ceux de Laayoune et de Smara, de l’autre ». La logique qui était à l’origine du rejet unanime du Mur de Berlin à l’époque du président Kennedy n’est plus respectée par sa nièce Kerry qui aurait dû rester fidèle à la même logique de son oncle. 6.2. Procédés jouant sur la distance énonciative 6.2.1. Le sarcasme Ce procédé consiste à une hyperbolisation du caractère négatif d’une situation. C’est une exagération qui va au-delà de ce qu’assume le locuteur et dépasse l’attente 14 - Patrick Charaudeau, Des catégories pour l’humour. Article disponible sur http://www.patrickcharaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour.html 15 - http://www.jeuneafrique.com/mag/255305/societe/kennedy-contre-kennedy/ publiée le 14 Août 2015.

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du destinataire. Dans un discours à tonalité sarcastique, l’humoriste peut être en décalage avec la bienséance, son discours peut mettre mal à l’aise le lecteur du fait qu’il peut avoir un effet agressif. Dans sa chronique, Ton divertissement, ma réalité(16), Fouad Laroui s’insurge contre les programmes de la téléréalité qui attirent des «gogos prêts à payer pour regarder pendant des heures des zozos sans intérêt ne rien faire de précis ». Il parle d’une entreprise basée sur le Plat Pays qui a décidé de « se lancer à la conquête de nouveaux marchés hors d’Europe, car il faut abêtir les hommes, tous les hommes, jusqu’au dernier, fût-il planqué sous un nénuphar, assoupi dans la jungle ou perdu dans le désert ». Dans cet énoncé, nous pouvons identifier une accentuation exagérée des traits négatifs du projet de cette entreprise, l’expression, il faut abêtir les hommes, tous les hommes, jusqu’au dernier, fût-il planqué sous un nénuphar, assoupi dans la jungle ou perdu dans le désert, montre, d’une manière hyperbolique, l’ampleur de la gravité de ce projet et produit par la mise en scène qu’elle effectue un effet humoristique. 6.2.2. L’ironie Avec ce procédé, l’humoriste «met en scène une évaluation positive tout en donnant à entendre qu’il ne la prend pas en charge »(17). À la différence du sarcasme qui a une portée négative s’actualisant dans un discours dévalorisant, l’ironie a une allure positive masquant une intention négative véhiculée par un discours valorisant. Fouad Laroui, dans sa chronique Vive la recherche scientifique ! qui parle de ces chercheurs Tournesol s’évertuant dans des recherches ridicules, justifie, sur un ton moqueur, les actes manifestement déplacés de ces scientifiques en soutenant qu’ « En fait, ces chercheurs voulaient simplement définir le modèle mathématique le plus apte à simuler la reproduction humaine ». Cette affirmation ne peut détourner le lecteur par son aspect glorifiant, elle cache en fait une critique acerbe à l’endroit de ces pseudoscientifiques qui, en réalité, ont démontré que la stupidité humaine pouvait affecter des esprits prétendument illuminés par la science. 6.3. Procédé jouant sur la prise en charge du propos 6.3.1. La parodie Le procédé parodique consiste à « écrire – ou parler – comme un texte déjà existant, en changeant quelques éléments de sorte que le nouveau texte ne puisse pas 16 - http://www.jeuneafrique.com/41226/societe/ton-divertissement-ma-r-alit/ publiée le 30 octobre 2015 17 - María Dolores Vivero García, « Jeux et enjeux de l’énonciation humoristique : l’exemple des Caves du Vatican d’André Gide », Études françaises, Volume 44, N° 1, 2008, p. 57-71.

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être totalement confondu avec le texte de référence. La parodie s’affiche comme telle, c’est-à-dire comme un texte qui imite un original sans passer pour cet original » (18). Dans sa chronique Arme de séduction massive(19), Fouad Laroui raconte l’anecdote d’un djihadiste qui « a eu l’idée de se confectionner une image de valeureux guerrier pour se faire remarquer sur Internet par une Daouia ou une Ibtissam des polders, pour l’impressionner par ses déclarations martiales, pour la séduire par son intransigeance de djihadiste voué à la destruction de l’Occident pervers » le jeu parodique de cette chronique s’annonce d’emblée dans le titre Arme de séduction massive qui fait penser à l’expression américaine Weapons of Mass Destruction désignant les armes non conventionnelles c’est-à-dire les armes nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques. Cette expression, rendue célèbre par le matraquage médiatique qui a accompagné la guerre du golf, n’a été traduite en français qu’en 2002 à l’occasion de la crise au sujet du désarmement de l’Irak. Le titre de la chronique se présente comme le calque de cette expression avec la substitution de « destruction » par « séduction ». Une substitution imposée par la thématique de la chronique qui ne parle pas d’une affaire belliqueuse mais d’une autre amoureuse.

Conclusion La chronique humoristique est une forme d’écriture journalistique qui traduit ce besoin lancinant de l’homme de ne pas vivre dans l’emprise du sérieux. Nombre de lecteurs ne lisent dans les journaux que cette rubrique qui leur présente un regard différent des choses, un regard qui les détend, qui les repose, qui redresse leurs travers et qui leur fait relativiser plein de choses sans les banaliser pour autant. C’est en quelque sorte l’ambition de l’écrivain marocain Fouad Laroui qui n’a de cesse de clamer haut et fort les vicissitudes de la société marocaine et les modes de pensée et d’agir qui entravent son élan. Dans cet article, nous avons mené une étude inspirée des travaux de Patrick Charaudeau qui a esquissé une analyse bien élaborée des procédés langagiers de l’humour de sorte que ses traits énonciatifs et ses propriétés discursives sont parfaitement décrits. Nous affirmons que cette contribution constitue une application directe du modèle analytique proposé par ce linguiste et son groupe de travail. Cependant, il faut reconnaître qu’une étude approfondie de ce mode d’expression dans ses diverses manifestations verbales et non-verbales est susceptible de donner des résultats plus fiables et plus instructifs.

18 - Patrick Charaudeau, Des catégories pour l’humour. Article disponible sur http://www.patrickcharaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour.html 19 - Cette chronique a été écrite le 22/04/2015 pour le site www.le360.ma, elle est disponible sur http:// www.le360.ma/fr/societe/arme-de-seduction-massive-38089

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Bibliographie CARVALHOSA, Sandrine, 2014, « Chronique journalistique et causerie : Rapports, Formes, Enjeux, Carnets », Revue électronique d’études françaises, IIe série, Nº 2, p. 11-26. CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? ». Article disponible sur http://www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour.html CHARAUDEAU, Patrick, 2011, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », in Vivero Garcia M. D. (dir.), Humour et crises sociales. Regards croisés France-Espagne, (pp.9-43), 2011, Paris, L’Harmattan. SAÏDI, Sarah, 2014, « Le journalisme de communication dans la presse écrite québécoise : étude comparée du Devoir et de La Presse », Communication, Lettres et Sciences du langage, Vol.8, N° 1, 2014. VIVERO GARCIA, Maria Dolores, 2008, « Jeux et enjeux de l’énonciation humoristique : l’exemple des Caves du Vatican d’André Gide », Études françaises, Vol 44, N° 1, p. 57-71. Les chroniques de Fouad Laroui Vive la recherche scientifique, publiée le 09 octobre 2015 sur : http://www.jeuneafrique. com/mag/268041/societe/vive-la-recherche-scientifique/ Foutez lui la paix, publiée le 22 septembre 2015 sur : http://www.jeuneafrique.com/ mag/235811/societe/footez-lui-la-paix/, Kennedy contre Kennedy, publiée le 14 août 2015 sur : http://www.jeuneafrique.com/ mag/255305/societe/kennedy-contre-kennedy/ Ton divertissemement, ma réalité, publiée le 30 octobre 2015 : http://www. jeuneafrique.com/41226/societe/ton-divertissement-ma-r-alit/ Arme de séduction massive, publiée le 22 avril 2015 sur : www.le360.ma, http://www. le360.ma/fr/societe/arme-de-seduction-massive-38089

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Jeux et enjeux de l’humour en photolittérature Fouad Laroui et Thami Benkirane

Jeux et enjeux de l’humour en photolittérature Fouad Laroui et Thami Benkirane Naïma MENNOR FLSH Ben M’sik, Casablanca – Maroc

A l’époque contemporaine, comment l’écrivain et l’artiste peuvent-ils faire entendre leur voix au sein d’un ensemble littéraire et artistique aussi complexe que prolixe ? Une telle question semble tenir une place prépondérante dans les productions littéraire et photographique de Fouad Laroui et Thami Benkirane. Au message cru et direct, ces deux auteurs privilégient une esthétique construite autour de l’humour qui sert leur dessein. Ils portent un regard critique sur le monde qui les entoure tout en provoquant le (sou)rire et en se moquant des travers de la société et des tares de l’Homme. Texte et image introduisent donc des graines folkloriques et populaires, ainsi que des scènes de la vie quotidienne relevant du burlesque. L’ambition littéraire et photographique, dont le mobile éminemment subversif et critique n’est point occulté, fait apparaître le souci de faire réfléchir sur la disproportion entre le monde réel et un monde rêvé. L’humour contribue donc à nourrir une méditation permanente sur le rapport de l’Homme avec le monde environnemental et une réflexion sur la réalité et sa représentation. De manière sous-jacente, il invite le lecteur-spectateur, par diverses variantes, à sourire avec l’auteur de la sottise de l’Homme à l’égard de l’Homme. Mais, cette entreprise épineuse pose une problématique. Comment concilier l’expression d’une esthétique intime et propre de l’auteur qui passe par le relais de l’humour sans risquer de fausser le message ? Une telle gageure s’applique à déjouer en permanence l’horizon d’attente de l’allocutaire. Elle implique inévitablement des enjeux dans les voies labyrinthiques où elle s’engage. C’est dans cette optique que 107

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nous nous interrogerons d’abord sur les jeux et les enjeux de l’humour à travers le texte et la photo, avant d’examiner ses différents ressorts engendrés dans ces deux modes d’expression. Dans cette investigation, si besoin est, nous aurons recours à des éclairages qui relèvent de divers domaines : philosophiques, littéraires, sociologiques ou psychologiques. Les tribulations du dernier Sijilmassi relate l’histoire d’un ingénieur, Adam, qui décide de changer de cap en mettant un terme à sa vie moderne et occidentalisée. Sa démission auprès du directeur commercial des Bitumes suscite la surprise et l’incompréhension auprès de son entourage. Toutes les tentatives de le dissuader de cette décision se soldent par un échec. Le roman débute ainsi par la fin. Une fin qui n’est pas sans rappeler une esthétique crépusculaire porteuse d’un regard critique sur un mode de vie assimilé de plus en plus à l’occidental, et qui au summum de son progrès, s’érige comme un miroir du déclin des valeurs morales d’une société. La fin de la vie d’ingénieur Adam fait du récit la matrice d’une critique acidulée, fortement modulée par l’humour. Ainsi, le lecteur découvre d’emblée à travers la narration la présence de l’humour comme l’outil heuristique immanquable et approprié à l’Homme. Il y a, à l’en croire, une action dramatique qui se joue dans l’histoire du personnage central de l’œuvre : une carrière d’ingénieur réussie qui prend fin, sa femme l’abandonne et il part s’exiler dans sa ville natale Azemmour. Un tournant de la vie où tout semble morose. Or, il apparaît que pour en rendre compte, le récit procède par l’humour qui peut paraître ici paradoxal. On peut légitimement s’interroger sur une telle intention délibérée de la narration. C’est précisément par cette entreprise que s’explique le dessein du narrateur, dans la mesure où il met en évidence les différents enjeux assignés à l’humour : « Distinct de l’intention de la satire et de la technique du mot d’esprit, il toucherait au comique dans une acception plus large, en renfermant à la fois les sentiments du sublime et du ridicule que lui offre cette peinture réaliste et forcée de la nature humaine à laquelle il s’attache »(1). L’auteur soulève un sujet grave en ouvrant, tour à tour, des pistes glissantes sur le comique et le risible et alterne consécutivement entre ses variantes. Dans cette voie périlleuse où s’engage l’auteur, il convient de souligner la distance que permet de prendre l’humour vis-à-vis d’un sujet grave dans un topos pris en charge par le narrateur. Examinons d’abord le credo liminaire de l’humour en l’occurrence l’étrangeté.

1 - Daniel Kowal, 1996, Encyclopaedia Universalis, Editeur à Paris, p. 1754.

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1. L’étrangeté du je au monde Dans le roman de Laroui, Adam, personnage principal de l’œuvre, est décrit comme un individu bizarre proche de l’autiste, il apparaît comme un vrai étranger dans ce monde extrêmement codifié où il est nécessaire de connaître les règles afin de s’insérer dans la société. En revenant d’un voyage de travail dans un avion, Adam se comporte d’une manière jugée immédiatement absurde aux yeux de ses concitoyens. Il renonce aux transports en commun et décide de rentrer chez-lui de l’aéroport à Casablanca en faisant le chemin à pied. Cette attitude est le point de départ qui déclenche une série de scènes construite sur le comique de situations. D’abord, des chauffeurs de taxi s’abattent sur lui comme sur un gibier pour l’avoir comme client, chacun proposant son service. Ensuite, les gens dans leurs voitures qui s’arrêtent sur la route pour l’emmener en ville et dont l’étonnement grandit en le voyant refuser. Finalement, un individu qui veut faire une telle cavalcade à pied ne pourrait être normal. Ces personnages mis en scène, représentants des spécimens de la société moderne et dont les attitudes constituent une distorsion avec le bon sens commun, s’étonnent de la démarche peu courante du protagoniste. De là, peut surgir le rire du lecteur où les croisements des regards se jugent et se jaugent et où l’étrange dans l’histoire se perd et le sens devient obscur. Atteste de cette teinte humoristique cette procession de tableaux où le comique de situations ressort. Le narrateur semble considérer l’étrangeté du héros avec le sourire complice du lecteur. Cependant, il nous faut distinguer nettement le rire de l’humour. En effet, dans certaines théories classiques comme celle du point de vue bergsonien(2), humour et rire ont été longuement considérés comme des équivalents. Or, le rire ne peut naître nécessairement de l’humour comme par exemple, dans le cas du rire nerveux ou ironisant qui peut surgir dans des circonstances éloignées de l’humour. Aussi, soulignons tout de suite le caractère éminemment subjectif de l’humour. Ce dernier ne saurait générer des éclats de rire à l’unanimité car cela est lié à une panoplie de composantes tels, entre autres, le culturel, l’état d’humeur et de la réception de la plaisanterie. Le rire n’est donc pas toujours un révélateur de l’humour. L’exemple de l’œuvre que nous citons ne nous autorise donc pas à conclure en une règle. En revanche, ici le propre de l’humour est d’accentuer le parallélisme d’étrangeté entre le protagoniste et les autres sujets actants. Adam s’obstine à vouloir faire le trajet en marchant jusqu’à sa maison, une attitude que les autres ont du mal à admettre car a priori ils n’ont jamais vu quelqu’un se comporter de la sorte comme lui. Il est donc

2 - Henri Bergson, 1940, Le Rire, Paris, Quadrige, PUF.

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perçu comme un étranger puisqu’il diffère des autres et est considéré comme extérieur à cet ensemble. Pour mettre en relief cet aspect de l’étrangeté, le récit multiplie les personnages de rencontre dans cette même scène. Chacun des personnages venant lui proposer son aide représente une catégorie sociale avec un mobile différent des autres. L’entêtement d’Adam de rentrer en marchant est donc le désir de ne pas faire comme les autres, de s’égarer du troupeau et c’est en cela qu’il se révèle étranger dans le sens camusien du mot. Le procédé humoristique se dévoile ingénieusement au moment où un vieux paysan passe à côté de lui avec sa carriole et semble complètement se désintéresser de son cas contrairement aux autres et c’est exactement à ce momentlà que le protagoniste lui demande de le déposer à Casablanca. L’incongruité de la situation se densifie au travers du contraste entre le bon chic bon genre du héros et la carriole communément réservée aux blédards. La bizarrerie de cette situation provoque l’étonnement du paysan au point de soupçonner en lui un meurtrier en fuite. L’étrangeté de la situation bascule dans l’absurde et le sens du raisonnement logique s’estompe. Au fil de la narration, Adam prend conscience de cette étrangeté qui le condamne à vivre en marge de la société. Lors d’une promenade, les passantes dans la rue s’effacent peu à peu et rappellent, de son point de vue, les femmes de Delacroix ou de Matisse légèrement ébauchées par un simple trait. Adam refait de ces femmes inconnues sa famille, ses semblables, mais réalise tout de suite son statut d’étranger : « Il secoua la tête, ne sachant s’il devait en rire ou en pleurer. Hors d’ici, intrus !... tous deux !... (après Voltaire, après De Gaulle) … que je ne puis chasser étant en étrange pays en mon pays ; et en moi-même ! »(3). Le monde dans lequel évolue le protagoniste est le lieu d’une perte physique et morale. Il est l’« intrus », celui dont la présence est de trop, une étrangeté qui le concerne autant que son pays. De surcroît, le fait de ne pas savoir s’il faut rire ou pleurer de ce constat fait ressortir l’ambiguïté de la situation, à mi-chemin entre le comique et le tragique. Aussi, cette exclusion du groupe social nous invite à méditer sur l’intervalle qui pourrait repousser d’un cran le tragique du comique. Peut-être que dans de nombreux cas de figure le tragique serait intrinsèquement lié au comique, diversifiant ainsi les enjeux de l’humour et accentuant constamment les clivages de ses procédés. Par ailleurs, cette étrangeté du personnage au monde se dédouble d’une étrangeté à soi. Dans ses moments de réflexions ontologiques, Adam ne manque pas de prendre une distanciation vis-à-vis de lui-même, faisant ainsi preuve de rationalisme foncier 3 - Fouad Laroui, 2014, Les tribulations du dernier Sjilmassi, Paris, Editions Julliard, p. 176.

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propre à l’Homme. En effet, il est très souvent montré à travers la narration comme absent du réel du récit. Son imagination lui produit des visions paranoïaques qu’il semble croire parfois : « C’était étrange. Il y avait maintenant deux hommes en lui (deux démons ?). L’un, ardent, électrisé, fiévreux (et c’était lui qui menait son corps (« Tu trembles, carcasse… »)) ; l’autre calme et froid, mais impuissant à contrôler son corps galvanisé […]. Il s’immobilisa. Il y avait vraiment deux hommes en lui. Un être était là avec lui, (4) adhérant, amalgamé à lui… D’où viennent ces mots ? » . Adam est saisi ici dans une scène où il est pris d’accès de folie. Hegel disait que « La folie n’est pas une perte abstraite de la raison […] mais un simple dérangement d’esprit, une contradiction dans la raison qui existe encore. »(5). Il est en proie à son imagination qui crée des personnages et qu’il perçoit comme ses doubles. Leur présence le met visiblement mal à l’aise et sa méfiance s’accroît pertinemment. Il est possible de voir dans cette scène une entrevue de l’homme avec sa conscience. Paradoxalement, dans cette atmosphère angoissante, tout en étant conscient de son affabulation, il s’implique dans ce jeu de rôle qu’il s’est assigné. On peut penser aux « folies raisonnantes » pour reprendre l’expression de Magnan et Sérieux(6). Tout se passe comme si le protagoniste assistait censément à son procès mis en œuvre sous la tutelle de la raison et de l’imagination. Cette scène laisse comprendre qu’il est aux prises d’une folie où la raison n’est pas totalement écartée : « le point de départ de leur raisonnement est faux, mais enfin ils raisonnent. »(7). Poussée au paroxysme, cette crise de folie, qui l’arrache du réel, prend une dimension plus large et tout devient alors suspect à ses yeux autour de lui. Les personnages rencontrés qui l’abordent paraissent souvent douteux et sont avant tout mis en perspective d’un homme aliéné du corps social. 1.1. L’être aliéné Dans l’espace du récit, Adam se meut dans un réel délibérément transformé et réinventé au gré de son imagination. Les circonstances qui meublent la vie quotidienne l’incitent à la réflexion. Il imagine la vie des gens qu’il rencontre au passage et s’applique à scénariser leur histoire dans la dérision :

4 - Ibid., p. 120. 5 - Jacqueline Russ, 1991, Dictionnaire de philosophie, Paris, Bordas, p. 112. 6 - Magnan et Sérieux, Le délire chronique, cité par Daniel Grojowski, 1997, Aux commencements du rire moderne, L’esprit fumiste, Corti. 7 - Magnan et Sérieux, Le délire chronique, cité par Daniel Grojowski, 1997, Aux commencements du rire moderne, L’esprit fumiste, Corti, p. 9.

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« Il faisait la queue à la caisse quand surgit dans son champ de vision un « type ». (Ce fut le mot qui apparut à Adam, flottant quelque part dans les airs ; il crut même voir une flèche qui descendait du mot, qui descendait du ciel, et accusait le bonhomme.) […] Adam le baptisa immédiatement « Saïd », par antiphrase. (Saïd signifie « heureux »- ce type était visiblement de ceux que le destin insulte tous les jours.) […] Adam est fasciné par ce qui se passe : il ne se passe rien, il naît un roman dans sa tête. […] »(8). Dans ce passage, l’instance énonciative se dédouble à travers la technique du récit enchâssé, le lecteur assiste à un récit au deuxième degré. Il s’agit d’un récit relaté par Adam dont l’histoire est prise en charge par un narrateur extérieur à l’action. Notons que le protagoniste était fasciné par ce qui se passait devant lui. Or il ne se passait absolument rien. Le roman qu’il allait nous raconter était né à partir d’un rien. Force est de constater que le récit n’aurait d’autre finalité que de dire son propre système de représentation par le biais de l’écriture. En allant faire des courses, le regard d’Adam s’arrête sur un homme et c’est l’occasion pour lui de tisser une histoire dont il fait, à la limite, un antihéros. Ce dernier va être ridiculisé au vu de tous les clients par la caissière, car il n’a pas fait peser ses emplettes, et « sans l’étiquette qui indique un prix et un code-barres, elle ne peut enregistrer ses achats »(9). Le personnage est humilié à cause de son ignorance du mode d’emploi dans les grandes surfaces tributaires du marketing et des temps modernes. A travers ce personnage, sujet de moqueries, s’esquisse une critique de l’envahissement de la technique qui dépasse l’Homme et fait de lui un aliéné. L’Homme ne cesse de courir derrière le progrès qui, en définitive, se retourne contre lui. Pour en rendre compte, le récit puise dans l’ironie et le dérisoire. L’antiphrase contenue dans le nom du personnage nommé « l’heureux » souligne, de manière ironique, son malheur et nous représente une image du monde à l’envers. L’un des mérites de l’humour ici, c’est qu’il permet de traiter des sujets graves en les démystifiant. On peut se demander dès lors, si le bonheur n’était que dérisoire et s’il était encore possible dans un monde peuplé par les méfaits du progrès et de la technologie. Le message discursif de ce récit anecdotique fait ressortir, en sourdine, l’aliénation de l’Homme aux temps (post) modernes. Cette aliénation s’affirme et se confirme ouvertement au moment où Adam intervient dans son propre récit, il s’identifie nettement à son personnage et s’annonce, de ce fait, un être aliéné, confiné dans la solitude.

8 - Fouad Laroui, op.cit., p. 109. 9 -Ibid., p. 110.

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1.2. Isolement et solitude Dès le commencement du récit, Adam a toujours adopté une posture marginale et solitaire provoquant un choc vis-à-vis de son entourage. Sa décision irrévocable de démissionner des Bitumes paraît à la fois incompréhensible et ubuesque. D’apparence fantaisiste, cependant, elle est dans le fond, à l’image d’un esprit décalé et indépendant, par rapport à son entourage, qui fustige les valeurs du postmodernisme communément admises. L’investissement de l’humour inclut des variantes et opère, du coup, un mélange de procédés qui se réunissent et se fondent comme dans un creuset. Pour annoncer à sa femme sa décision de démission, le narrateur recourt aux jeux de mots et au quiproquo qui relèveraient du registre comique. Adam prétend que cette résolution lui a été inspirée dans l’avion comme une « épiphanie ». Le mot sonne trop pompeux et sa femme croit entendre le nom de « Stéphanie ». En plein quiproquo, Adam a beau essayer de s’expliquer mais vainement. Cette proportion entre scène de ménage, faite d’échanges de propos accusateurs d’adultère, et jeux de mots ne peut que susciter le rire. Il apparaîtra de la sorte que cette « épiphanie » ou prise de conscience est aussi absurde au même titre que le renoncement à une carrière d’ingénieur si réussie. Le narrateur se révèle un virtuose dans l’art de l’humour qu’il manipule avec prestesse en multipliant les paradoxes les plus absurdes et les registres ironiques. S’ensuit la rencontre avec le directeur des Bitumes qui pense un moment que le protagoniste est insatisfait de sa situation professionnelle. Il tente de le dissuader de son dessein et de lui promettre un jour le poste même d’un directeur. Adam lui demande si cela voulait dire qu’il continuerait à prendre toujours l’avion, à voyager en business classe et à dormir dans des hôtels de luxe, et le directeur d’assurer et de rassurer Adam d’une réponse triomphale qui ne fait que le conforter dans sa volonté. Comment refuser un poste si distingué et des privilèges si convoités par tous, au moment où d’autres donneraient cher pour les avoir ? La démission se révèle dépourvue de sens, voire absurde. Ainsi, le personnage se démarque par cette attitude excentrique et déraisonnable, il se voit inculpé, sinon de folie du moins, de dépression. A travers cette entreprise, on pourrait comprendre, en filigrane, qu’il y a éminemment une renonciation catégorique à la vie moderne et à tous ses dérivés. Aussitôt que la décision est prise, elle est mise en œuvre et Adam s’en revient sur une carriole tirée par un mulet. Même son voyage de Casablanca vers Azemmour sera fait en marchant, estimant que l’Homme moderne va trop vite, il préfère alors mener une vie plutôt au ralenti, au rythme de la vie de ses ancêtres. Dans cette péripétie entreprise, il y a un retournement idéologique radical par rapport aux grandes idéologies qui gouvernent le monde contemporain. L’absurdité de cette décision se donne à comprendre à travers le prisme d’une ironie satirique, 113

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qui permet ainsi à l’auteur de fustiger le consumérisme et la montée effrénée du capitalisme, entre autres, dans les sociétés modernes. Désormais, cette décision rédhibitoire à la raison humaine, va le jeter irrémédiablement dans les affres de la solitude. Abandonné par sa femme, puisqu’il n’a plus ce statut d’ingénieur pour lequel elle l’avait sans doute épousé, s’étant retrouvé sans travail et sans domicile, il part s’isoler dans la maison familiale de la ville d’Azemmour. Dans cette atmosphère dysphorique, le drame de la narration soulève la thématique de l’isolement et de la solitude. La conception de la figure de l’étranger et de l’aliéné voudrait qu’il soit toujours solitaire et éloigné du tissu de l’humanité. En photo(10), le traitement humoristique de la solitude va faire appel à d’autres codes. L’humour peut se montrer cruel dans son intention de révéler les vérités les plus intimes de l’Homme. Il repose, en l’occurrence dans cette photo, sur l’alliance en adéquation du graffiti inscrit sur le mur et la présence d’un personnage solitaire qui est assis en-dessous. L’effet insolite, condensé dans cette image photographique, matérialise sa dimension humoristique. Au fait, en dehors de ce contexte, ces éléments considérés séparément n’auraient aucun effet saugrenu. Mais, c’est la coïncidence de cet assemblage et le regard du photographe qui forment un sens. La connivence du locuteur et de l’allocutaire unis dans un constat lucide ne sauraient se soustraire à la solitude intensément dramatisée de cette masse humaine.

10 - www.benkiranet.aminus3.com

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La nudité du champ géographique fait écho au dénuement de la condition de l’Homme relégué à sa solitude initiale au monde. La posture du corps presque courbé, sans doute en signe d’humilité, et la tête baissée qui ne laisse rien dévoiler des traits du visage, participe à cet anonymat universalisant de la solitude humaine. C’est une photo qui fonctionne sur le même code de la bande dessinée : le mot écrit rappelle le contenu d’un phylactère. Du coup, le personnage nous lance un message de désarroi ; nous dit bien haut sa solitude, il nous permet, du moins, de lire dans ses pensées. Le mur est aveugle, mais affiche des paires d’yeux qui nous interpellent, le sujet ne peut donc passer inaperçu. La valeur épistémique de la photo s’articule ici sur le dévoilement de l’invisible en surpassant ainsi le réalisme dont elle était initialement tutélaire et qui consistait en une simple reproduction du visible. Inéluctablement, pour envisager de penser l’expérience de la solitude, dans ce contexte, il convient de penser du même coup l’expérience de la souffrance. 1.3. L’étranger et la souffrance Au fond, l’étranger, parce qu’il vit en décalage dans un monde différent de sa conception, avec le sentiment d’être incompris et livré à sa solitude, il est de ceux que la souffrance n’épargne pas. En dépit des situations comiques qu’il offre à voir, sa souffrance est bel et bien là. Elle se fait apercevoir pareillement à travers la dérision et l’ironie. Dans le roman de Laroui, il y a indubitablement une souffrance permanente qui se traduit par des crises itératives chez le protagoniste : « il sentait de nouveau que le cercle d’acier enserrer sa poitrine […] »(11). « Le cercle d’acier » est l’image métaphorique qui renvoie à l’instrument de torture que s’inflige le personnage. Par ailleurs, Adam est montré dans une scène explicitement significative de la souffrance humaine : « Adam était étendu sur le lit, les yeux ouverts, les bras en croix »(12). La posture du personnage institue un indice de base singulièrement significateur qui demande à être élucidé. En effet, Adam paraît tranquillement allongé sur son lit, les bras en croix, il a l’air de rêvasser dans son lit. Or, cette scène nous matérialise un moment idéalement illustratif de la souffrance et de purgation. Elle reprend métaphoriquement une image mythique ; celle de la croix et le pilori. A voir le protagoniste dans cette pose corporelle, on pourrait promptement penser qu’il est crucifié et offert en spectacle. En outre, plus loin dans la narration, une de ces « bouffées délirantes » du protagoniste nous corrobore l’idée :

11 - Fouad Laroui, op.cit., p. 132. 12 - Ibid., p. 75.

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« Naïma se précipita vers la porte et s’y appuya de tout son dos, les bras écartés, en une crucifixion moderne […]. Étrange fait divers à Casablanca. La police a confirmé que le débris humain trouvé dans un appartement cossu du centre-ville était bien l’ingénieur Sijilmassi. »(13). Nous retrouvons une scène similaire à celle-ci chez Benkirane intitulée A chacun sa croix(14), où le traitement de la souffrance est explicité au travers de la crucifixion, de manière biaisée :

Dans cette image photographique, la rhétorique investie est fondée essentiellement sur un jeu de signes qui sont fortuitement a priori juxtaposés, et qui sont fort révélateurs. D’abord, l’agencement de la barre en fer horizontalement qui traverse la barre en bois à la verticale forme une croix, et fait penser, formellement au calvaire du Christ. Ensuite, l’apparition du personnage assis à l’extrême bord droit du champ visuel, et qui, s’inscrit dans la même ligne de la croix. Il paraît objectivement insensible à ces éléments qui plantent le décor, ce qui achève de rendre perceptible l’humour de cette photo. Au-delà du caractère anecdotique et humoristique de l’image, nous pouvons déceler une reproduction intentionnellement mythique de la souffrance humaine, offerte jadis en spectacles publics. La référence aux récits biblique et mythique d’autrefois sur la croix et le pilori, revêt une dimension interculturelle indéniable quant à la reconstruction du sens de l’image et de l’humour. De plus, la posture 13 - Ibid., p. 49. 14 - www.toobanal.canalblog.com

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fœtale du personnage, la tête dans les genoux, n’est certainement pas arbitraire. Les travaux psychanalytiques ont souvent discerné dans cette position, l’expression d’une nostalgie utérine irrémédiable. De là, l’allusion au calvaire, mis en scène en plein air, reprend a fortiori une image ancienne communément partagée. La position corporelle, évocatrice du fœtus, peut s’entendre comme un cri sourd d’urgence à la délivrance de cette souffrance, peu importe qu’elle soit morale ou physique. Ainsi, les deux scènes de la croix, dans le roman ou la photo, pointent le sujet humain aux prises avec la souffrance quels qu’en soient les motifs. La vocation du raccordement entre le texte et la photo est, avant tout, de donner à réfléchir quant aux enjeux de l’humour. Dans le texte de Laroui, le recours à la médecine comme un secours ultime s’annonce vain. L’entrevue avec le psychiatre est un échec. Là encore, l’humour consiste à détruire les normes communément admises. Adam se rend chez le psychiatre sans conviction profonde mais uniquement pour l’avoir promis à sa femme. La communication entre les deux hommes est giratoire et ne tend à rien. La conversation menée selon le schéma freudien est ouvertement raillée. Elle s’apparente beaucoup plus à une comédie qu’à une consultation. Un constat s’impose : le malaise dont souffre le personnage engendre des absences récurrentes dans son rapport avec les autres. Il est souvent détaché de son réel, ce qui alerte ses interlocuteurs. Le protagoniste ne cesse de faire intervenir ses lectures littéraires. Il convient donc de voir en lui un double de Don Quichotte, héros légendaire, qui était follement obsédé par les livres de chevalerie.

2. Don Quichotte des temps modernes On peut lire le roman des Tribulations du dernier Sijilmassi comme un roman d’aventures, dans une perspective où les tribulations encourues par notre antihéros correspondent à une suite d’aventures, ou plutôt, une suite de mésaventures. Au travers du dispositif structural, l’auteur fait des tribulations du personnage un moteur dramatique qui va conférer au roman sa dynamique humoristique. Par l’intermédiaire d’une panoplie de similitudes, le lecteur instaure un rapprochement entre le héros de Cervantès et celui de Laroui. Adam fait penser à Don Quichotte par les symptômes de son déséquilibre mental ainsi que par les mécanismes de ses crises de folie. Il fait partie de ceux qui renoncent au réel prosaïque et au confort de la civilisation de son époque, ceux qui optent pour une vie d’une époque décalée, de préférence médiévale, ce qui oblige à vivre en marge et à se réfugier dans la solitude. Dans cette optique, la trajectoire d’Adam peut être envisagée en parallèle avec le destin de Don Quichotte. De surcroît, Adam va perpétuer cette tradition du flâneur solitaire qui aborde la foule avec un regard constamment distrait. 117

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2-1. Le flâneur solitaire Le protagoniste des Tribulations du dernier Sijilmassi reflète tout particulièrement un archétype majeur de la littérature classique : le flâneur qui déambule dans un paysage urbain, portant un regard distancié et critique à l’égard de ce qui se déroule sous son regard. L’errance dans l’espace géographique s’accompagne dans le même temps d’une errance dans les idées. Au cœur de la métropole de Casablanca, les scènes de la vie urbaine et moderne fourmillent. Elles transposent le protagoniste dans des rêveries réflexives qui introduisent le lecteur dans son intériorité et l’invitent à sourire avec lui, à travers ses longues digressions analysant diverses situations et son ironie mordante : « Le flâneur se distingue nettement de la foule grâce à son statut social qui lui permet de « perdre son temps » et par sa faculté à interpréter le scénario de la ville, devenu à ses yeux un texte ou une énigme à déchiffrer […]. Selon ce dernier (Louis Huart), le flâneur est reconnaissable par son élégance excentrique –impeccablement habillé et en portant « sa canne dans sa poche » - et par sa posture ironique et dénigrante à l’égard de ses concitoyens. Ils se poursuivent les uns les autres, essoufflés par les soucis du quotidien […]. »(15). Hormis la canne – accessoire incontournable du flâneur au XIXème siècle – nous reconnaissons toutes les caractéristiques précitées du modèle du flâneur dans l’œuvre de Laroui. N’y aurait-il donc rien d’autre dans cette reproduction du flâneur ? Il est loisible de percevoir que, derrière ses rêveries hallucinantes, c’est le fonctionnement même du système sociétal moderne qui est visé par le discours humoristique du flâneur. Ce dernier peut se montrer d’un cynisme ironisant, ce qui est la forme la plus aboutie du style humoristique. Au cours d’une discussion avec sa femme, qui tentait de le convaincre de renoncer à sa démission, Adam s’interrompait pour se tourner luimême en dérision, en se noyant dans ses pensées : « (Sa femme se disait descendante d’Andalous musulmans chassés par la Reconquista et venus s’installer entre Tétouan et Fès aux temps des Mérinides […]. C’était quoi, ces phrases lues à l’adolescence dans un vieux roman déniché chez un bouquiniste ? « Qu’elle fût andalouse, cela n’était pas douteux [...]. (Je me suis marié, pantin, à cause de deux phrases lues dans un livre […]. »(16). Rappelons au passage que le protagoniste est un érudit profondément imprégné par ses lectures précédentes. Au milieu de cette conversation conjugale, le flâneur 15 - Federico Castiliano, 2010, « Le divertissement du texte, Ecriture et flânerie chez Jacques Réda », Poétique, N° 164, Paris, Seuil, p. 461. 16 - Fouad Laroui, op.cit., pp. 77-78.

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semble prendre conscience des raisons de son mariage. Étant imbibé de lectures romanesques, et de bovarysme surtout, depuis son jeune âge, Adam confondait le monde réel et le monde littéraire. Sa foi en l’amour s’effondre au moment même où il découvre qu’il n’était aimé que pour son statut social. Il est en train de perdre ses illusions, quoique tardivement. Il fait preuve de lucidité quand il se décrit comme « un pantin » et suscite à la fois le sourire et la pitié. En croyant possible de transposer des fragments de roman dans la réalité, il s’inscrit dans la même lignée de Don Quichotte. N’est-il pas conforme de voir ici, une mise en cause des lectures qui déforment l’esprit et le maintiennent toujours dans un univers perpétuellement décalé par rapport à la réalité ? Adam persiste, par intermittence, dans cet état qui l’égare du réel. Pour réfléchir et délibérer avant de prendre une décision, il improvise un scénario imaginaire où il pose les arguments et les contre-arguments pour se convaincre. Ainsi, il envisage un parlement où le lecteur peut assister à un débat vif, où les députés fictifs polémiquent, d’où le comique de situation : « Y avait-il dans sa tête une sorte de Parlement, une séance « houleuse » où des députés déchaînés s’affrontaient »(17). Parallèlement, cette scène trouve un écho dans une photo du même goût chez Thami Benkirane, où la représentation du parlement prête à rire :

17 - Ibid., p. 79.

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Le thème de la photo s’inscrit dans le même registre de l’humour que la scène de Laroui. Le propos de la photo donne à rêver sur le sujet suggéré d’abord par l’inscription arabe en-haut de la photo comme s’il s’agissait d’une enseigne. Ensuite, on peut voir des étagères où ont été rangés des gants de bain en bas, et sur les rayons supérieurs, des couvre-chefs (taguiyyât). Aucun lien logique ne nous semble possible à établir entre l’information fournie à travers l’inscription et cette pile de gants et couvre-chefs (sans vrais chefs ?). En fait, l’humour naît légitimement de l’incongruité du sujet de la photo, de cette rupture entre le prétendu titre et le sujet représenté de la photo. Ainsi, la photo et le texte abordent distinctement le « parlement » dans des contextes différents, mais qui versent tous les deux dans l’humour. L’intertextuel est ainsi intrinsèque à l’humour. 2.2. Intertextualité La littérarité de ce roman tient toute sa saveur de ses liens avec les autres textes antérieurs et singulièrement fondateurs de la littérature, et exige du même coup du lecteur une grande connaissance culturelle pour comprendre le clin d’œil de l’auteur. Ce qui frappe le lecteur de prime abord, c’est principalement la profusion de citations littéraires qui nous entraîne dans un réseau de références. Toutes les réflexions du protagoniste sont quasiment truffées de références aux grands écrivains et philosophes. Nous n’allons pas recenser tous les titres d’œuvres littéraires ou les noms des auteurs mais nous contenter d’en citer certains comme : La nouvelle Héloïse de Rousseau, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Descartes, Averroès, Sartre, Voltaire, etc. Les mésaventures intercalées du protagoniste sont thématiquement liées aux histoires de Don Quichotte de par le passage d’une tonalité comique à une tonalité pathétique, ou le passage d’un univers réel à un univers irréel. Les Tribulations du dernier Sijilmassi se présente comme le lieu de réflexions sur l’intertextualité et les fondements de la création littéraire. Dans ce sens, il faudrait souligner que l’écriture romanesque insère une pratique très courante chez les écrivains : l’imitation du style. Dans le passage évoquant la rencontre du protagoniste avec le policier, nous pouvons aisément penser à la rencontre de Bouvard et Pécuchet(18), personnages éponymes de Flaubert dans l’incipit de son dernier roman inachevé : « Deux hommes parurent. L’un venait de la rue du Mouflon, l’autre du commissariat. Adam aperçut de loin Basri, vêtu de gris et qui marchait lentement dans sa direction. Ils se croisèrent au bout de la rue, au coin du boulevard. Basri ramena son chapeau en arrière et s’arrêta. »(19). 18 - Gustave Flaubert, 2014 (réédition), Bouvard et Pécuchet, Paris, Les classiques de poche. 19 - Fouad Laroui, op. cit., p. 312.

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L’auteur écrit ce passage volontairement évocateur de la célèbre rencontre des deux héros de Flaubert dans un rapport non dépourvu d’humour et d’ironie. Il affleure la dénonciation de la bêtise humaine, largement investie dans le récit. Flaubert écrivait à ce propos que: « La bêtise humaine est un gouffre sans fond, et l’océan que j’aperçois de ma fenêtre me paraît bien petit à côté. »(20). Par ailleurs, le récit introduit de nombreuses phrases glanées dans des œuvres littéraires qui décrivent l’état d’esprit du personnage : « L’autre monde, l’Occidental, celui où l’on s’appelle Anna, Aureliano, Meursault, Karen, Franz, Emma, où l’on vit des aventures, où la vie vaut la peine d’être vécue, même quand le terme en est la mort, les poignées d’arsenic, les roues du train dans la petite gare de Lassenki, la guillotine et qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine… »(21). La référence aux destins de ces personnages littéraires fait montre d’un manque du discernement chez Adam. Il s’identifie à ces héros de fiction et prophétise sa propre fin tragique. Il y a, chez-lui, un vrai désir de ressembler à ces figures qui hantent son univers et le soustraient sporadiquement du monde réel. Au bord de la folie, Adam nous apparaît sous les traits de la précarité et la fragilité humaines. Son donquichottisme humoristique, s’il en est enfin, est atemporel. L’hilarité attestant ici, on l’aura compris, de la décharge de drame accumulé pour contrer les maux de la vie. L’imagination d’Adam fait preuve d’une grande inventivité onomastique. 2.3. Humour et Onomastique La mise en scène de l’intertextuel ou l’allusion aux grands noms d’écrivains passe souvent par l’intermédiaire d’une onomastique mise au service de l’humour. En effet, Adam est figuré comme un « Voltaire Zemmouri » dans son ironie(22) qui le rapproche de la légendaire ironie de Voltaire. Le narrateur fait preuve d’une ingéniosité de jouer sur les noms : « L’ironie de l’Arouet n’aurait épargné personne »(23). Il est évident que l’Arouet, vrai nom de Voltaire, résonne comme Laroui, le nom de l’auteur même. On pourrait apparenter cette assimilation à l’écriture ironique, qui constitue un point commun entre les deux auteurs, et qui nous est signalée avec un regard humoriste. Par ailleurs, au cours de ses mésaventures, Adam rencontre des personnages qu’il baptise systématiquement. Il leur prête un sobriquet à valeur parodique, tel le 20 - Cité par Jean-Paul Santerre, 1999, Leçon littéraire sur Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, Paris, PUF, p. 54. 21 - Fouad Laroui, op. cit. pp. 156-157. 22 - « Il reste alors à l’ironie d’élever l’individu non plus seulement au-dessus du monde, mais aussi au-dessus de lui-même, de manière à rejoindre l’humour, victoire de l’ironie sur elle-même ». D. Kowal, ouvrage op. cit. p. 1850. 23 - Fouad Laroui, op.cit. p. 160.

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policier qui ressemblait au ministre Basri, ou son acolyte Lee Van Cleef, en raison de sa ressemblance avec l’acteur américain. En fait, ce serait le comportement guignolesque de ces personnages et leur manière de jouer faux, comme s’il agissait dans une comédie, qui leur a valu ces surnoms. Par tous ces personnages, conçus comme des doubles de personnalités célèbres tournées en dérision, l’auteur remet en cause certains statuts stéréotypés et figés au fil de l’Histoire du pays, comme celui du gendarme, du policier ou du citoyen ignorant qui s’affole à l’approche d’une autorité quelconque et se livre à des courbettes qui offensent la dignité humaine. Tous ces personnages rebaptisés par le protagoniste figurent ainsi dans un monde grotesque. De plus, son nom lui-même donne à réfléchir : il est porteur de contraste et en cela foncièrement évocateur. Il est présenté dans le récit comme le dernier de la famille Sijilmassi, mais en même temps, son prénom Adam rappelle le premier homme au monde. Il est donc l’homme de tous les temps et nous rappelle que nous ne sommes qu’une unité d’hommes. Ce roman est celui qui vise à toucher l’universalité, l’histoire d’Adam est celle qui pourrait être de tout être humain, usé par un excès de modernisme et ses effets. Il représente, de ce fait, l’homme victimaire du divorce qu’il y a entre la réalité d’une vie modernisée, hostile et de plus en plus déshumanisante et la vie fantasmée d’un monde originel. L’ouverture du roman nous corrobore immédiatement l’idée. D’emblée, dès l’incipit, le lecteur est plongé dans la conscience du protagoniste et comprend aussitôt ce vœu de rupture avec une vie occidentalisée pour renouer avec les origines. Somme toute, notre réflexion s’est portée, de bout en bout, sur les jeux et les enjeux de l’humour investis en photolittérature. Une telle investigation nous a permis d’explorer des codes distincts et variés, en l’occurrence dans le roman et la photo. Les enjeux correspondent aux idées, aux messages sous-jacents des auteurs, tandis que les jeux renvoient aux moyens déployés pour incarner une esthétique intime et singulière, par le relais de l’humour. L’expérience d’une telle mixité témoigne d’une dimension que la photolittérature a contribué à mettre au monde. L’écriture de l’humour illustre le dérisoire engendré par les aléas d’un modernisme par trop coercitif. La déréliction et le misérabilisme d’une existence, mis en mots dans un style pétri d’ironie, constituent un ressort essentiel de l’humour. Dans le récit de Laroui, les jeux de mots et l’onomastique déployés permettent de transformer le pathétique d’une situation en une banalité de la vie quotidienne. Le comique de caractère se profile comme un miroir grossissant les multiples imperfections de l’Homme. La trajectoire finale d’Adam nous renvoie à notre humilité première, celle d’avant la compromission. Dans les photos de Benkirane, la présence de l’humour s’aperçoit à travers les valeurs connotatives des éléments agencés et mis en scène qui reconduisent le sens. Le regard du spectateur est ainsi réorienté, rééduqué et la lecture de l’image se 122

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réalise au second degré. L’humour de la photo suscite le (sou)rire avec subtilité, car il s’attache au banal, aux scènes de la rue, voire aux détails les plus insignifiants aux yeux d’un regardeur pressé, d’où sa forme minimaliste. Au croisement de la photo et de la littérature, l’humour nous dévoile ses diverses facettes, toujours dans des contextes précis et renouvelés. Le saugrenu ou le contingent acquièrent donc une portée humoristique. Par le biais de l’humour, les paradoxes deviennent possibles et les messages font sens et contre-sens. Avec la connivence sous-entendue du lecteurspectateur, l’humour permet quelquefois de rendre les souffrances légères. Pour avoir misé sur l’humour et le rire, il apparaît ainsi qu’il est peut-être le meilleur antidote au désenchantement du monde et peut-être le meilleur appui pour se prémunir des menaces du modernisme.

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III. L’humour dans la littérature occidentale

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« L’écriture de Sade : (dé)formation et parodie du discours vertueux dans « Justine ou les Malheurs de la vertu » Fabrice PRAS Université Paris III - France

Introduction Philippe Roger nous rappelle, dans Sade ou la philosophie dans le pressoir, que Sade fait un odieux usage de la monstruosité en l’appliquant notamment, métaphoriquement, à la vertu. Dans Justine ou les Malheurs de la vertu, cette valeur morale est ainsi sciemment présentée comme anormale grâce à la parodie ironique du discours de Justine. « L’ironie (…), procédé central de la parodie »(1), selon la définition de Linda Hutcheon, permet ainsi à Sade de tourner en dérision la thèse rousseauiste d’une vertu qui inspirerait naturellement la pitié. Nous avons choisi de travailler sur la deuxième version des Justine - publiée en 1791 car c’est celle où le discours de l’héroïne est, selon Henri Coulet, le plus invraisemblable(2) : les mécanismes de déréalisation du récit – qui renvoient la jeune fille à sa dimension allégorique – minent en effet de manière ostentatoire le pathétique de la plainte de la Vertu martyrisée et provoquent le sourire critique du lecteur. Notre hypothèse est que la déformation parodique que Sade inflige au discours de Justine peut être pensée une forme spécifique de l’« obscène » (3) - au sens sartrien du terme -, appliquée, en l’occurrence, non plus aux corps mais à l’écriture. « L’obscène, 1 - Pierre Schoentjes, 2001, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil, p. 238. 2 - H, Coulet, « La vie intérieure de Justine », Le marquis de Sade, p. 93, cité par Gaillard, Michel, 2006, Le langage de l’obscénité, Paris, Honoré Champion, p. 44. 3 - Jean-Paul Sartre, 1943, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, p. 452.

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[écrit Sartre], apparaît lorsque le corps adopte des postures qui le déshabillent entièrement de ses actes et qui révèlent l’inertie de la chair. »(4). De même que les libertins exhibent et (dé)forment « la chair »(5) de Justine par la force, Sade exhibe et (dé)forme ironiquement le discours vertueux de son héroïne : l’auteur se moque d’elle pour révéler l’inanité des valeurs auxquelles elle croit. Sartre écrit encore : « Dans la grâce, le corps apparaît comme un psychique en situation […] La facticité est donc habillée et masquée par la grâce » (6). Ainsi le discours vertueux de Justine est-il le miroir des valeurs sacrées de ce « psychique » (7) , destiné à parer son « corps (…) romanesque » (8) de décence et de pudeur et à l’arracher à la « facticité » (9) de sa matérialité profane. C’est pourquoi il est essentiel pour Sade que les propos tenus par la jeune fille se révèlent n’être qu’un vêtement d’apparat ridicule analogue à un masque.

1. Insertion du discours vertueux dans une parodie ironique du genre de l’exemplum D’abord les discours de Justine – qu’il s’agisse de son récit enchâssé à Mme de Corville ou de ceux qu’elle adresse au fil de l’histoire aux libertins eux-mêmes – s’insèrent dans une structure parodique qui se manifeste dès l’épigraphe, l’épître dédicatoire à Constance et le prologue, et qui reprend ironiquement, selon Jean-Marc Kehrès, les visées édifiantes du genre littéraire de l’exemplum (10) . Ce genre, pratiqué notamment au Moyen Âge sous la forme d’allégories, cherchait à inspirer la vertu en représentant le vice châtié. Sade dévoie ce procédé en prétendant inspirer la vertu par la représentation de ses malheurs. Cette visée ironique transparaît dès la dédicace de son ouvrage à Constance, sa « lectrice exemplaire » (11) , qui fait davantage référence à son héroïne Justine et à son penchant aux larmes qu’à la véritable comédienne Marie-Constance Renelle que Sade fréquentait depuis août 1790. Sade écrit dans cette dédicace : « Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage ; à la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’esprit le plus juste et le mieux éclairé, ce n’est qu’à toi qu’il appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la vertu malheureuse »(12). 4 - Ibid. 5 - Ibid. 6 - Op. cit., pp. 450-451. 7 - Ibid. 8 - Michel Delon, 1998, Le corps sadien, in Sade, le grand guignol. Revue Europe, p. 22. 9 - Jean-Paul Sartre, 1943, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, pp. 450-451. 10 - Jean-Marc Kehrès, 2001, Sade ou la rhétorique de l’exemplarité, Paris, Honoré Champion. 11 - Ibid. 12 - Sade, D.A.F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu. Paris, Pléiade, II, p. 129.

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Ainsi Constance est-elle un nouvel avatar de la « délicatesse d’âme » de la Sophie rousseauiste. La « bonne amie »(13) de l’auteur a « l’âme la plus sensible » et « ce n’est qu’à [elle] (…) qu’appartient de connaître la douceur des larmes qu’arrache la vertu malheureuse »(14). Cette dédicace, ironiquement emphatique, à laquelle s’oppose aussi ironiquement « l’explication de l’estampe »(15) contribue donc, d’emblée, à faire de Justine, avant même qu’elle ne prenne la parole, l’allégorie parodique d’une vertu dont le discours ne sera qu’un artéfact destiné à être ridiculisé.

2. Une plainte vertueuse présentée comme le masque d’un discours moral sous-jacent Le discours de Justine, une fois inséré dans cette structure ironique qui l’encadre, reproduit la parodie de l’incipit, de la dédicace et de l’épigraphe en devenant lui aussi paradoxal. En effet, l’objectif de Justine - « attendrir » (16) son interlocutrice Mme de Corville - sert de prétexte à Sade pour se moquer de la vertu moralisatrice qui cherche à imposer ses valeurs à travers les plaintes hyperboliques de l’héroïne. Justine, qui ne s’effondre jamais, ne cesse de prendre une distance intellectuelle avec le sujet qu’elle relate. Cette alternance paradoxale entre les plaintes perpétuelles de la jeune fille et son discours raisonneur donne un caractère obscène à ces lamentations victimales et permet de mettre à nu et de démasquer, selon Sade, le prêche moralisateur de la vertu. En effet, lorsque Justine se confie à Mme de Corville, elle relate son récit comme une démonstration et cherche à lui donner un caractère exemplaire. Cette intellection crée un contraste ironique avec la plainte insistante et appuyée. En fait, Justine endosse plusieurs rôles : elle est tour à tour victime et moralisatrice. « Plus je devenais pauvre, plus j’étais méprisée »(17) et « plus j’avais besoin d’appui, moins j’espérais d’en obtenir »(18), explique-t-elle par exemple à son interlocutrice. Une telle capacité à organiser sa phrase en en présentant les deux parties de façon symétrique, afin de mieux les opposer, est la marque d’un souci permanent de la jeune fille de transformer son propos en démonstration. Suivant un processus analytique similaire, elle sélectionne aussi, délibérément, ses infortunes qu’elle livre à Mme de Corville : « de tous les propos horribles qui me furent tenus, je ne vous citerai que ce

13 - Ibid. 14 - Ibid. 15 - Sade, D.A.F, 1973, « Explication de l’estampe », Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Tête de feuille, p 53. 16 - Sade, D.A.F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Pléiade, II, p. 148. 17 - Sade, D.A.F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu. Paris, Pléiade, II, p. 142. 18 - Ibid.

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qui m’arriva chez M. Dubourg »(19). L’ensemble de « tous les propos horribles » se réduit donc, par la négation exceptive « ne […] que », à une seule illustration qui est mise particulièrement en valeur.

3. Un discours humoristique Cette tendance permanente à la ratiocination est accentuée aussi par les traits d’humour que Justine distille dans la narration, qu’elle fait à sa sœur et qui laisse apparaître en palimpseste la veine satiriste de l’auteur. « Si ma cruelle situation permettait que je vous amusasse un instant, madame, quand je ne dois penser qu’à vous attendrir, j’oserais vous raconter quelques traits d’avarice dont je fus témoin dans cette maison »(20). Le verbe « amuser »(21) permet d’annoncer, sous la forme d’une prétérition, le tableau caricatural d’un Du Harpin qui devient un « type » à la manière des portraits de La Bruyère ou des barbons de Molière. Elle analyse les motivations du vol que souhaite perpétrer Du Harpin en ces termes : « Pour se consoler enfin d’avoir rendu cette boîte, l’honnête M. Du Harpin projeta de la voler et ce fut moi qu’on chargea de la négociation. Après m’avoir fait un grand discours sur l’indifférence du vol […] »(22). Le verbe « se consoler »(23) ; l’adjectif « honnête » - qui s’oppose par antithèse à « voler » - et l’adjectif « grand »(24) sont des termes sciemment ironiques employés par antiphrase. Cette façon de manier l’humour implique nécessairement de la part du locuteur une grande prise de distance par rapport aux faits cités, et manifeste une maîtrise intellectuelle certaine, ce qui confirme que la jeune fille est essentiellement le porte-voix de l’auteur. Lors des dialogues de Justine avec ses bourreaux, cette dernière porte sur eux des jugements moraux qui sont incompatibles avec la situation de faiblesse et d’impuissance à laquelle elle est réduite et qu’elle cherche à mettre en avant. Face aux propositions indécentes de Dubourg, ses réponses sont étonnamment rationnelles : « Oh monsieur (…), il n’y a donc plus ni honnêteté ni bienfaisance chez les hommes ? »(25). Les appels à l’« honnêteté »(26) et à la « bienfaisance »(27) donnent à la lamentation un ton de sermon qui détone avec la plainte parallèle. Par ailleurs, lorsque Saint-Florent abuse de Justine, celle-ci fait part de son discours intérieur : « Ô homme, te voilà donc quand tu n’écoutes que tes passions ! Des tigres au fond des plus sauvages déserts 19 - Ibid. 20 - Sade, D.A.F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu. Paris, Pléiade, II, p. 148. 21 - Op. cit., p. 143. 22 - Op. cit., p. 149. 23 - Ibid. 24 - Op. cit., p. 143. 25 - Ibid. 26 - Ibid. 27 - Ibid.

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auraient horreur de tes forfaits… »(28) Justine analyse immédiatement ses souffrances et les fait basculer dans le domaine des concepts (« homme » / « passions »(29)). Cette dimension d’intellection transforme ce récit censé être douloureux et pathétique en un exemple à portée édifiante, dans lequel la plainte devient un moyen argumentatif destiné à convaincre les victimaires de se convertir à des principes vertueux. Le récit est donc emprunt d’une dimension philosophique et analytique qui ne s’accorde pas du tout avec les péripéties de la vie d’une malheureuse victime traumatisée par tant de sévices - que l’on étudie l’échange avec Mme de Corville ou les échanges avec les libertins. Par la dérision sadienne, la plainte de Justine est ainsi privée de son authenticité, devient obscène et ne peut plus inspirer la pitié qui est sa force.

4. Le discours vertueux, porte-voix de la vision libertine Enfin, nous reprendrons l’analyse d’Henri Coulet qui souligne que Justine décrit les scènes qu’elle relate avec un œil de libertin en décalage avec sa position d’héroïne vertueuse. Citons par exemple un extrait de la description de Mme de Gernande : « C’était une jolie rose pas assez épanouie : mais les dents d’une fraîcheur… les lèvres d’un incarnat… on eût dit que l’Amour l’eût colorée des teintes empruntées à la déesse des Fleurs (…) une mousse légère et noire couvrait le temple de Vénus, soutenu par deux cuisses moulées ; et ce qui m’étonna, malgré la légèreté de la taille de la comtesse, malgré ses malheurs, rien n’altérait son embonpoint : ses fesses rondes et potelées étaient aussi charnues, aussi grasses, aussi fermes (…) »(30). Justine, grâce à l’emploi de « mythologismes »(31) issus de la langue noble classique - comme « on eût dit que l’Amour », la « déesse des Fleurs » ou encore « le temple de Vénus » - , brosse des portraits de victimes qui « s’irréalisent »(32), comme le souligne Barthes. Sade joue alors d’un contraste parodique que Michel Gaillard note dans son essai Le Langage de l’obscénité (33) par l’emploi parallèle de termes crus tels que « fesses »(34), « charnues »(35) , « grasses »(36) qui viennent miner la dimension rousseauiste qui coexiste en arrière plan. Cette chair décrite avec une précision obscène détourne parodiquement le discours vertueux de Justine de son intention première puisqu’il pourrait aussi bien sortir de la bouche d’un dévoyé. 28 - Op. cit., p. 296. 29 - Ibid. 30 - Op. cit., p 274. 31 - P, Fontanier, 1977, Les Figures du discours, Paris, Flammarion, p. 361 - cité par Michel Gaillard -, définit le mythologisme comme une « expression fictive empruntée de la mythologie ». 32 - Roland Barthes, 1971, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, p. 25. 33 - Michel Gaillard, 2006, Le Langage de l’obscénité, Etude stylistique des romans de Sade : Le Cent Vingt Journées de Sodome, Les trois Justine et Histoire de Juliette, Paris, Honoré Champion, pp. 167-168. 34 - Sade, D-A-F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Pléiade, II, p 274. 35 - Ibid. 36 - Ibid.

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Justine énumère aussi par le menu les repas orgiaques auxquels les débauchés l’ont obligée à prendre part, avec une accumulation de détails qui donnent à ces festins, dignes du Satiricon de Pétrone, un caractère totalement caricatural. Le lecteur devient alors complice de l’artifice de Sade qui exprime sa jubilation dionysiaque au travers du discours de Justine. Ainsi la narration des excès de table de M. de Gernande est-elle un modèle du genre : « Quatre valets parmi lesquels étaient les deux qui m’avaient conduite au château, servaient cet étonnant repas. Il mérite d’être détaillé : je vais le faire sans exagération […]. Ce que je vis était donc l’histoire de tous les jours. On servit deux potages, l’un de pâte au safran, l’autre une bisque au coulis de jambon : au milieu un aloyau de bœuf à l’anglaise, huit hors d’œuvre, cinq grosses entrées, cinq déguisées et plus légères, une hure de sanglier au milieu de huit plats de rôti, qu’on releva de deux services d’entremets, et seize plats de fruits ; des glaces, six sortes de vin, quatre espèces de liqueurs et du café (…). »(37). Et il était « aussi frais en sortant de là, que s’il fût venu de s’éveiller »(38). Dans cette description empreinte d’un gigantisme délirant, l’adjectif «étonnant » et le verbe « mérite » - complétés d’un humoristique « sans exagération » - laisse évidemment poindre la parole d’un auteur qui fait partager à ses lecteurs complices cette bacchanale aux tonalités gargantuesques. Le rire libertin s’amuse avec jubilation de ce détournement parodique qui est une ruse du Vice qui cherche, une fois encore, au niveau du langage, à se jouer de la Vertu.

Conclusion Le discours de Justine sur la vertu est donc paradoxal, puisque perpétuellement en décalage avec ce que l’on attendrait qu’il fût. Cette parodie obscène omniprésente dans le texte dépouille ainsi l’innocente victime de ce qui lui donnait sa « grâce »(39) et son caractère émouvant en la renvoyant sans cesse à sa « facticité »(40). Sade ne crée sa malheureuse héroïne que pour mieux la décrédibiliser, au fil de ses malheurs qu’elle égrène inlassablement. Au-delà de cette (dé)formation malicieuse de Justine, Sade met aussi à mal les avatars de la vertu rousseauiste, non seulement au niveau des corps – allégoriquement – mais aussi au niveau de leurs discours apparemment pathétiques. Ces procédés lui permettent de désacraliser ainsi, de façon diabolique, le halo de vertu triomphante dont se revendique la société qu’il perçoit au contraire comme hypocrite. Il nous montre 37 - Op. cit., p. 296. 38 - Ibid. 39 - Jean-Paul Sartre, 1943, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, p. 452. 40 - Ibid.

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peut-être sans fard, par son humour parodique, les limites d’une vertu consolatrice pour y substituer la seule vertu véritable que puisse nous proposer sa littérature provocatrice : le sourire critique d’une pensée libre. Adorno et Horkheimer terminent Juliette ou raison et morale en faisant à propos de Sade et de Nietzsche une réflexion que nous retiendrons pour conclure : « En proclamant l’identité de la raison et de la domination, les doctrines impitoyables [surtout lorsqu’elles sont, dans l’œuvre de Sade, baignées d’un humour qui désacralise les tabous les mieux établis] sont [peut-être] plus accessibles à la pitié que celles des moralistes, laquais de la bourgeoisie. - « Où sont pour toi les plus grands périls ? s’est un jour demandé Nietzsche. » - « Dans la pitié. » Par sa dénégation, il a sauvé la foi inébranlable dans l’homme, trahie chaque fois qu’est émise une affirmation consolatrice. »(41)

Bibliographie BARTHES, Roland, 1971, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil. GAILLARD, Michel, 2006, Le Langage de l’obscénité, Etude stylistique des romans de Sade : Le Cent Vingt Journées de Sodome, Les trois Justine et Histoire de Juliette, Paris, Honoré Champion. HORRKHEIMER, Max, et Adorno, Théodor. W, 1974, La Dialectique de la raison. Digression II, Juliette ou raison et morale, Paris, Tel Gallimard. KEHRES, Jean-Marc, 2001, Sade ou la rhétorique de l’exemplarité, Paris, Honoré Champion. ROGER, Philippe, 1976, La Philosophie dans le pressoir, Paris, Théoriciens Grasset. ROUSSEAU, Jean-Jacques, 2009, Emile ou de l’éducation, présenté et annoté par André Charrak, Paris. SADE, D.A.F, 1995, Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Pléiade Gallimard, T. II.

41 - Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, 1974, La Dialectique de la raison. Digression II, Juliette ou raison et morale, Paris, Tel Gallimard, p. 178.

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SADE, D.A.F, 1973, « Explication de l’estampe », Justine ou les Malheurs de la vertu, Paris, Tête de feuille. SARTRE, Jean-Paul, 1973, L’Etre et le néant, Paris, Gallimard. SCHEONTJES, Pierre, 2001, Poétique de l’ironie, Paris, Seuil.

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L’humour et le comique pervers chez Sade. Une approche psychobiographique

L’humour et le comique pervers chez Sade. Une approche psychobiographique

Frédéric MAZIERES Paris III-Sorbonne Nouvelle - France

Introduction Cette introduction est l’occasion de préciser quelques contextes d’écriture et d’évoquer les deux méthodes que nous avons utilisées dans notre analyse de l’œuvre romanesque perverse (1) du marquis de Sade. Notre point de vue sur l’écriture est systémique(2). Selon nous, non seulement l’œuvre de Sade mais aussi son sens de l’humour et du comique, sont les résultats d’interactions entre les tendances pathologiques de sa personnalité baroque et les contextes sociologiques, non moins morbides et complexes. Sade est un cas clinique. Notre recours à la psychanalyse, voire à la psychiatrie, est, par conséquent, justifié(3). Notre approche par la psychobiographie(4), méthode 1 - Notre corpus est constitué des quatre œuvres suivantes : Les Cent Vingt journées de Sodome (désormais 120 J), La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu (désormais NJ), suivie de l’Histoire de Juliette, sa sœur ou les Prospérités du vice (désormais HJ) et de La philosophie dans le Boudoir (désormais PHI). C’est bien dans l’extravagance de ces écrits que l’on trouve les manifestations les plus spectaculaires des fantasmatiques polymorphes de Sade mais aussi de leurs représentations humoristiques. Nous utiliserons l’édition Michel Delon de la Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 3 volumes, 1990-1998. 2 - L’approche systémique est l’analyse des relations complexes qu’entretiennent plusieurs éléments d’un (ou de plusieurs) système (s). Un système est « une unité globale organisée d’interrelations entre éléments, constituants, actions ou individus » (Morin E., La méthode, Seuil, 2008 op.cit., p.1481). 3 - Pour que notre article soit lisible par tous, nous avons rappelé dans les notes (d’où leur nombre conséquent…) les définitions de quelques concepts fondamentaux utilisés couramment en psychanalyse. 4 - La finalité de la psychobiographie est d’étudier, à partir des traumatismes de l’enfance, les interactions entre l’homme et l’œuvre (Fernandez, Dominique, « Introduction à la psychobiographie », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1970, 1, p.34).

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systémique, est l’une des applications de la théorie freudienne à l’herméneutique des textes littéraires. Sans aller bien entendu jusqu’à proposer un diagnostic médical, nous devons déterminer les tendances générales de la personnalité de Sade, tendances que l’on pourra retrouver, transfigurées jusqu’à la caricature, grâce au mécanisme psychique du transfert, dans les comportements de certains personnages. Véritables « doubles romanesques »(5), Sade peut projeter en eux toutes ses tendances, qu’elles soient fantasmées ou conscientes. Grâce à eux, malgré la prison, Sade, re-devient roué. Libertin délinquant(6), il crée, autre signe d’humour, des personnages bien plus pervers et psychopathes(7) que lui. Mais des personnages, autre signe humour, servent aussi de souffre-douleurs à sa gynécophobie. En intégrant Justine, l’héroïne masochiste, dans des scenarii pervers, il se venge symboliquement de sa mère, celle qui l’a abandonnée et par extension de toutes les femmes, non moins « coupables » à ses yeux. Dans cet extrait de sa correspondance, où il s’imagine bourreau de sa bellemère, celle qui est responsable de ses incarcérations, le mécanisme de défense de l’humour apparaît nettement(8) : « Voilà le cent onzième supplice que j’invente pour elle [Mme de Montreuil] ce matin, en souffrant, je la voyais la garce, je la voyais écorchée vive, traînée sur des chardons et jetée ensuite dans une cuve de vinaigre. Et je lui disais : exécrable créature, voilà pour avoir vendu ton gendre à des bourreaux ! […] La plume échappe. Il faut que je souffre. Adieu, bourreaux, il faut que je vous maudisse » (9). L’humour sadique lui permet d’inverser les postures réelles, de réformer le monde et de lui insuffler un autre sens, plus favorable et conforme à son narcissisme(10). La prison, paramètre sociologique aggravant, le rend encore plus déséquilibré et déviant. L’écriture perverse est à la fois la conséquence et la cause de ses incarcérations. Cependant, la prison, ambivalente, en le culpabilisant, contribue à réactiver son noyau névrotique, condition sine qua non de l’apparition de l’écriture et de l’humour. 5 - Jean Delay, 1957, La jeunesse d’André Gide. D’André Walter à André Gide (1890-1895), Paris, Gallimard, t II, p.646. 6 - Sade est passé à l’acte à plusieurs reprises : Affaires d’Arcueil, de Marseille, etc. 7 - Nous avons démontré dans notre thèse de doctorat que Sade était psychopathe : multirécidiviste, mythomane, manipulateur, etc. 8 - Le DSM-IV, manuel utilisé en psychiatrie pour établir des diagnostics, classe l’humour parmi les mécanismes de défense : « mécanisme par lequel le sujet répond aux conflits émotionnels ou aux facteurs de stress interne et externe en faisant ressortir les aspects amusants ou ironiques du conflit ou des facteurs de stress » (DSM-IV, 1996, Paris, Masson, p.880. 9 - Lettre de Sade du 10 février 1783, Aux stupides scélérats qui me tourmentent, vers le 10 février 1783, Paris, éditions Tête de Feuilles, 1973, t 11, p.375-376. 10 - Le narcissisme, amour démesuré pour soi, entraîne la culture morbide de la haine des autres. La perversion et la psychopathie font partie des pathologies narcissiques.

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Grâce à ce processus, son Sur-moi(11), fragilisé par l’absence ou l’instabilité de ses modèles parentaux(12), est enfin solidifié. Sade, en décrivant les représentations pulsionnelles(13) qu’il obtient par ses séances oniriques carcérales et en les intégrant dans des scenarii pervers, réalise une singulière sublimation primaire(14) . Ces images, exagérées jusqu’au délire, peuvent devenir amusantes. Nous avons ainsi créé les concepts novateurs de comique et d’humour pervers(15), registres qui, tout en étant complémentaires, n’ont pas exactement les mêmes fonctions (16) et finalités .

1. le comique pervers Une fois examinée la genèse prégénitale du comique sadien, nous analyserons les pratiques de libertins qui associent comique et perversion. 1.1. Le traitement comique des fantasmatiques prégénitales Pendant la période pré-œdipienne, plusieurs zones érogènes sont tour à tour privilégiées par l’enfant en bas âge : l’anus, la bouche et le phallus. D’où les stades anal, oral et phallique. Chaque stade a sa fantasmatique(17) et son esthétique propres : 11 - Selon la doctrine psychanalytique, la psyché est organisée en trois unités conscientes ou inconscientes : le Ça (monde pulsionnel), le Moi (entité médiane, régie par le principe de réalité) et le Sur-moi (héritage du Complexe d’Œdipe). 12 - Son père est souvent en mission diplomatique. Éprouvée par ses absences et ses soupçons, sa mère se retire dans un couvent et abandonne Donatien qui n’a que dix ans à son sort. 13 - Les pulsions, poussées exercées par le somatique, ont des représentations psychiques ou images mentales. 14 - Les sublimations sont des stratégies de défense sophistiquées pour évacuer l’énergie sexuelle. Le processus de la sublimation primaire, tout en idéalisant les pulsions prégénitales, tout en les rendant esthétiques, conserve leur potentiel destructeur. 15 - D’autres auteurs de la littérature mondiale ont utilisé l’humour et le comique pervers. Nous projetons de rédiger une anthologie de l’humour pervers. 16 - Alors que le comique, registre théâtral, visuel, est plutôt destiné à faire rire, l’humour fait plutôt sourire. D’un point de vue psychanalytique, l’humour, procédé plus sophistiqué, renvoie aux processus secondaires alors que le comique, registre plus proche de l’esprit des farces, participe du processus primaire, de la pulsion libérée, brute. L’humour tend à une sublimation plus élaborée des pulsions. L’humour et le comique pervers sadiens, qui reproduisent en cela les mécanismes des perversions, privilégient, au détriment du principe de réalité, le principe de plaisir. La finalité de l’humour sadien est de déformer le monde réel, notamment en détruisant, par les procédés comiques, l’idéologie et l’esthétique de l’humanité non perverse ou « génitale » : « le pervers tend à faire passer son Moi et ses attributs prégénitaux pour égaux et même supérieurs au Moi et au pénis génital du père. D’où une compulsion constante à idéaliser la prégénitalité » (Janine Chasseguet-Smirgel, 2006, Éthique et esthétique de la perversion, Lonrai, Champ Vallon, 2006, p.176). L’humour et le comique pervers utilisent, mais différemment, l’idéologie et les esthétiques prégénitales ou perverses. Le comique pervers est davantage destiné à satisfaire les pulsions scopiques des lecteurs déviants. Cependant, nous verrons que des scénarii sadiens, qui mêlent ces deux registres, révèlent deux degrés de sublimation. Cette diphasie ouvre la voie à deux niveaux de lecture et d’interprétation. Malgré leur grossièreté, des farces peuvent avoir, notamment pour Sade, une portée existentielle sous-jacente. 17 - Organisation individuelle des fantasmes. Un fantasme est un scénario imaginaire où le sujet réalise ses désirs conscients ou inconscients.

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esthétiques anale, orale et phallique. L’érotisme des adultes pervers restera à jamais lié à ces modes archaïques de satisfaction et aux fantasmatiques correspondantes. À la fin du stade oral, avec l’apparition de ses dents, le nourrisson se met à mordre le sein de sa mère. On appelle ce stade le stade sadique-oral. La fantasmatique sadique-orale est récurrente dans les romans sadiens et est à l’origine de nombreux scenarii baroques(18). Brisa-Testa, un roué, raconte les sévices qu’il fait subir, avec la complicité perverse de son père, à sa propre mère : « À l’heure indiquée, ma mère passa chez Borchamp ; le vilain homme y était ; la scène fut affreuse : la pauvre femme fondit en larmes, en voyant que j’étais un de ses ennemis le plus acharné. J’enchéris sur les horreurs dont mon père et son ami l’accablaient. Borchamp voulut que cet ami m’enculât sur le sein de ma mère, pendant que j’égratignerais ce sein sacré, qui m’avait donné l’existence. Vivement pressé par un beau vit au cul, l’imagination singulièrement flattée d’être foutu par un scélérat de profession, je fus plus loin qu’on ne m’avait dit, et j’emportais, de mes dents, le bout du téton droit de ma très respectable mère ; elle jette un cri, perd connaissance, et mon père en délire, vient aussitôt remplacer son ami dans mon cul, en me couvrant d’éloges » (HJ, III, 924-925). Cette mise en scène exagère, jusqu’à l’absurde, les fantasmes qui ont pour objet(19) le sein maternel : « dans ses fantasmes sadiques-oraux, l’enfant attaque le sein de sa mère, et les moyens qu’il utilise sont ses dents et ses mâchoires »(20). Le jeune Testa-Brisa, en avouant qu’il cherche à dépasser les actes de ses complices, révèle qu’il a une tendance aux plaisanteries pathologiques. Encouragé par l’étrange bienveillance de son père, porté par un sadisme primitif et délirant, il expérimente, sur le corps de sa mère, une sorte de cannibalisme partiel. C’est à ce moment-là qu’apparaît, au-delà de la représentation de la gynécophobie de Sade, le comique pervers. Les registres antithétiques du comique et des perversions sont mélangés. La fantasmatique sadique-anale est également représentée dans les récits sadiens. Les excréments des victimes peuvent devenir des aliments : « au sortir d’un dîner […] l’on avait mêlé aux aliments, dont on se gorgeait, les excréments exhalés du corps de ces gitons, leurs larmes, leur sueur et leur sang » (NJ, II, 931). Les libertins-vampires se nourrissent des sécrétions de leurs victimes, notamment de celles qui symbolisent leur vitalité et attestent de leurs souffrances. Les matières fécales,(21) fétiches abjects 18 - L’esthétique baroque, comme les esthétiques prégénitales, se caractérise par son irrégularité et sa bizarrerie. 19 - Au sens psychanalytique, l’objet est le « corrélatif » de la pulsion. 20 - Mélanie Klein, 2010, « Le développement précoce de la conscience chez l’enfant », dans Essais de psychanalyse (1947), Paris, Payot, 2010 [2005], p. 302. 21 - Le fétiche représente l’objet fétichisé (personne désirée).

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des victimes, sont intégrées dans un cycle alimentaire : la merde digérée par des bourreaux et/ou par des victimes sera à nouveau avalée par d’autres bourreaux et/ ou d’autres victimes. Ce cycle infini est une parodie sadique-anale du comique de répétition(22). Le parcours de l’étron reproduit le trajet des aliments dans le tube digestif mais aussi celui de la victime : « le lieu de la scène sadienne nous paraît figurer un trajet à travers le tube digestif, trajet dans lequel la victime est progressivement et successivement attaquée par les divers segments du conduit gastrointestinal »(23). Le protocole que subissent les victimes les maintient paradoxalement vivantes. Tant qu’elles ne sont pas anéanties, digérées, les bourreaux poursuivent leur travail. La défécation, qui signifie la fin du cycle, symbolise le meurtre(24). 1.2. Quelques procédés du comique pervers Les victimes sont, au gré des fantasmes singuliers des roués, réifiées, animalisées ou même mécanisées. Ces processus spectaculaires, qui éveillent un sentiment d’inquiétante étrangeté(25), ont un potentiel comique. 1.2.1. Réification Des confusions entre les objets et les êtres peuvent prendre des visages surprenants et risibles. L’infernal Rombeau, voyant que la tête de Rosalie penche et n’est soutenue par rien, imagine de l’appuyer sur ses fesses, de manière qu’à chaque coup de reins qu’il donnera en enculant Justine, il fasse rebondir cette tête sur son cul, comme une balle sur une raquette. Cette idée divertit infiniment le cruel Rodin […] Rodin tout en foutant, taille, déchire, détache, et dépose dans une assiette […] et la matrice et l’hymen […] Le féroce Rodin met son vit dans la blessure, il aime à s’inonder le sang. Rombeau l’excite ; Marthe et Célestine éclatent de rire ; la seule Justine ose donner des secours et des larmes à sa trop malheureuse amie (NJ, II, 566). L’imaginaire pervers, signe de sa pré-génitalité originelle, est ludique. La figure rhétorique de la comparaison est ici la victime du désir obsessionnel de Sade de subvertir tous les codes sociaux, y compris ceux du langage. Rodin, mû par son génie pervers, en pratiquant sur Rosalie une défloration sadique et cannibale, propose une 22 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF, p. 55. 23 - Janine Chasseguet-Smirgel, 2006, Éthique et esthétique de la perversion, Lonrai, Champ vallon, op.cit., p. 195. 24 - « Le processus de la digestion s’achève par l’expulsion, équivalent inconscient du meurtre » (Janine Chasseguet-Smirgel, 2006, Éthique et esthétique de la perversion, Champ vallon, op.cit., p. 195). 25 - Sigmund Freud, 2010, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard [1985].

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parodie dégénérée des coutumes du mariage. La scène nécrophile(26) finale, acmé de cette mise en scène, déclenche les éclats de rires puérils et hystériques des libertines, indice d’un passage à l’acte tellement extravagant qu’il en devient risible. L’hypothèse du comique pervers reçoit une étonnante confirmation. 1.2.2. Animalisation Dans l’exemple suivant, une victime est partiellement animalisée : Parlons, avant du bonnet singulier dont on avait coiffé la victime. Comme on savait que les voluptés de Verneuil ne devaient s’allumer qu’aux cris qu’il allait entendre pousser à sa femme, on avait affublé son crâne d’un casque à tuyau, organisé de manière que les cris que lui faisaient jeter les douleurs dont on l’accablait ressemblaient aux mugissements d’un bœuf « oh ! Foutre, qu’est ceci » dit Verneuil en entendant cette musique ? […] « me voilà veuf…» [dit Verneuil] (NJ, II, 950). Dans cette farce, l’épouse du libertin perd son statut de femme, et même d’être humain, pour devenir une bête de somme ou un animal de boucherie. Les manifestations physiques des souffrances qu’elle endure, cyniquement utilisées, sont transformées en bruits grotesques. Le casque sadien « dénature le cri, le frappe d’une étrangeté animale, transformant « la femme pâle, mélancolique et distinguée » en masse bovine »(27). Cependant, cette première cruauté, théâtralisée, cache une autre forme de méchanceté, plus subtile. Le comique exubérant de la scène occulte la souffrance morale de la victime : « est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause »(28). La femme de Verneuil, scindée en deux, est à la fois pathétique et comique. Ne risque-t-elle pas de rire, malgré elle, des mugissements qu’elle émet ? L’issue possible de ce conflit, organisé sciemment par les bourreaux, est la folie. Finalement elle meurt. Ses mugissements, c’était son chant du cygne, ultime sarcasme mais implicite. 1.2.3. Mécanisation Les machines, automates pervers, reproduisent à l’infini les pratiques libertines. Leurs formes, baroques, sont multiples. De nombreux libertins en ont une, c’est leur marque et leur contribution à l’expression mécanique des libidos perverses. Certaines machines permettent de réaliser sur plusieurs victimes plusieurs perversions :

26 - La nécrophilie, forme extrême du sadisme, vise à dévitaliser l’être humain. 27 - Roland Barthes, 1973, Sade, Fourrier, Loyola, Paris, Seuil, p. 148. 28 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, PUF, op.cit., p. 39.

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Je le pressai de nous faire voir cette singulière machine ; il tire ses funestes cordons, et les seize malheureuses criant toutes à la fois, reçoivent toutes individuellement une blessure différente ; les unes se trouvaient piquées, brûlées, flagellées ; les autres tenaillées, coupées, pincées, égratignées, et tout cela d’une telle force, que le sang coula de toutes parts. « Si je redoublais, nous dit Minski, et cela m’arrive quelquefois, c’est selon l’état de mes couilles, mais enfin si je redoublais, du même coup ces seize putains périraient sous mes yeux ; j’aime à m’endormir dans l’idée de pouvoir commettre seize meurtres à la fois, au plus léger de mes désirs (HJ, III, 710-711). Grâce aux machines, Minski acquiert un droit de vie ou de mort sur ses victimes. Même en train de dormir, comme si cette machine était connectée à son inconscient pervers et qu’elle obéissait à la fantasmatique criminelle de ses rêves, il parvient encore à tuer des victimes. Les moindres désirs des bourreaux sont instantanément suivis de crimes. Détail aussi dérisoire que comique, la vie des victimes est suspendue à l’état de leurs couilles. Aucun pervers n’avait pu bénéficier d’un pouvoir aussi effectif, absolu et délirant. Les machines, en reproduisant, à volonté, les pulsions sadomasochistes des libertins, sont assimilables à des miroirs psychiques en action. Ces machines modernisent, rationalisent et simplifient les passages à l’acte.

2. L’humour pervers Dans cette seconde partie, nous allons examiner les rapports de l’humour pervers avec le narcissisme, l’absurde et enfin la psychose. 2.1. Humour pervers et narcissisme Grâce à l’humour, les réalités anxiogènes ne peuvent plus atteindre Sade : « [le] caractère grandiose [de l’humour] est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmée du Moi. Le Moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se montrent dans la réalité. Il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre »(29). L’humour, tel un pare-excitation(30), permet à Sade de vivre, malgré le principe de réalité(31), en fonction du principe de plaisir. Ce discours de Sulpice illustre cette douloureuse opposition : 29 - « L’humour » (1927), dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », trad. Féron, B., 2010 [1985], p. 323. 30 - Ce terme désigne un dispositif psychique protecteur. 31 - « Le principe de plaisir est guidé par la recherche d’une satisfaction pulsionnelle, c’est-à-dire par la recherche de tout « objet » susceptible de favoriser la décharge de l’état de tension propre à toute excitation sexuelle […] le principe de réalité, quant à lui, doit être considéré comme un principe régulateur, visant lui aussi à la recherche d’une satisfaction, mais tout en tenant compte des conditions imposées par la réalité extérieure » (Guelfi, J.-D. et al, Psychiatrie, 2002, Paris, PUF, pp. 341-342).

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« Mon vit était dans un tel état, qu’il frappait seul contre la cloison, comme pour marquer le désespoir où le mettaient les digues qu’on opposait à ses désirs » (NJ, II, 717-718). Dans cette scène burlesque, reliquat de contenus oniriques manifestes(32), nous identifions une dialogique(33) conflictuelle entre les deux paramètres psychosociologiques fondamentaux du système d’écriture sadien, la prison et la personnalité du marquis. Ce vit surexcité est une représentation spectaculaire et amusante de la violence de ses frustrations sexuelles, une forme d’auto-dérision de son drame quotidien. Le pénis qui frappe contre la cloison, est une mise en scène comique de Sade qui tente, par le principe de plaisir, et grâce aux variations de sa fantasmatique, de s´échapper en vain du principe de réalité, symbolisé par la prison(34). Ses fantasmatiques perverses, qui deviennent des instruments de son narcissisme absolu, lui permettent de lutter contre les rigueurs de la prison. Ainsi, au-delà de leur simplicité joviale, digne des farces les plus triviales, ces scenarii baroques, qui représentent un drame existentiel, appartiennent aussi au champ de l’humour pervers. Les deux procédés comiques, complémentaires mais intriqués, constituent deux niveaux de lecture et d’interprétation. Les roués des Cent Vingt Journées de Sodome, isolés du monde réel, circonstance favorable à l’humour, réalisent impunément tous les délires que leur inspire leur imaginaire pervers, contaminé par la pulsion de mort(35) : « on avait choisi une retraite écartée et solitaire, comme si le silence, l’éloignement et la tranquillité étaient les véhicules puissants du libertinage » (120 J, I, 54). Grâce à cette mise en scène humoristique, Sade résout symboliquement, grâce à ses créatures, son conflit avec le réel. La dialogique devient dialectique(36). L’humour, qui permet à Sade de soulager symboliquement ses désirs, est un procédé sublimatoire(37) et cathartique(38). Cette révolte narcissique contre la réalité peut avoir

32 - « Désigne le rêve avant qu’il soit soumis à l’investigation analytique, tel qu’il apparaît au rêveur qui en fait le récit. Par extension, on parlera du contenu manifeste de toute production verbalisée - du fantasme à l’œuvre littéraire - qu’on se propose d’interpréter selon la méthode analytique » (Laplanche, J. et Pontalis J.-B., Dictionnaire de psychanalyse, Paris, PUF, 2009, op.cit., p. 101). 33 - Antagonisme entre plusieurs logiques, entités ou instances (Morin, E., 2008, La méthode, Seuil, op.cit., p. 2432). 34 - Ces détails rappellent la fantasmatique narcissique des enfants : « au cours des premiers stades de sa vie, le petit garçon tient son pénis pour l’organe exécuteur du sadisme, et le pénis devient par conséquent le support de ses sentiments primaires de toute puissance » (Klein, M., « Contribution à la théorie de l’inhibition intellectuelle », dans Essais de psychanalyse (1947), Paris, Payot, 2010 [2005], pp. 291-292). 35 - « Les pulsions de mort se manifestent sous la forme de pulsion d’agression ou de destruction » (Laplanche, J. et Pontalis, J.-B., Dictionnaire de psychanalyse, Paris, PUF, 2009, op.cit., p. 371). 36 - D’après Hégel, la dialectique, contrairement à la dialogique, résout les conflits (Idem, p. 2432). 37 - Les sublimations sont des stratégies de défense sophistiquées pour évacuer l’énergie sexuelle. 38 - « La catharsis désigne la décharge libératrice des tensions émotionnelles accumulées lors de traumatismes psychiques ou d’événements éprouvants » (Thuillier, J., 1996, La folie. Histoire et dictionnaire, Paris, Robert Laffont, op.cit., p. 479).

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d’étonnantes expressions. Des vits défient Dieu : « voyez comme il [Bressac] m’a mis ! » dit-il [Verneuil] en menaçant le ciel d’un vit énorme, qu’il branlottait tout en causant : « je foutrais Dieu le père à présent s’il se présentait devant moi » (NJ, II, 892). Le pénis, représentation du narcissisme primaire, est si puissant qu’il pourrait permettre aux roués d’avoir des relations homosexuelles avec Dieu, représentation fantasmée du père déchu, victime de son fils. Le narcissisme aboutit à l’Hybris, à la subversion des lois divines(39). 2.2. Humour pervers et absurde Le jeu de l’humoriste avec la réalité peut prendre une configuration surprenante. Au lieu de chercher à atténuer ses souffrances, le créateur peut inventer, pour ses victimes imaginaires, des châtiments encore plus cruels que ceux qu’il subit dans sa cellule. La narration glisse à ce moment-là vers l’absurde : « dans l’humour, l’humour absurde en particulier, le moi joue à se perdre pour mieux se retrouver »(40). Ce subterfuge narratif lui permet de rester maître du jeu avec la réalité. Par ce leurre, Sade rend les brimades réelles qu’il subit et la cruauté de ses propres bourreaux, dérisoires. Le procédé de la surenchère est permanent dans les récits sadiens. Les romans de Sade développent jusqu’à l’absurde, et même jusqu’à la nausée, le thème narratif inédit d’un monde assujetti aux pulsions prégénitales de l’enfance et d’une société dominée par des pervers psychopathes. La laideur humaine peut être glorifiée jusqu’au nonsens : Le reste de ce corps usé et flétri [celui de la Desgranges] , ce cul de taffetas chiné, ce trou infect et large qui s’y montre au milieu, cette mutilation d’un téton et de trois doigts, cette jambe courte qui la fait boiter, cette bouche édentée, tout cela échauffe, anime nos deux libertins […] et tandis que des objets de la plus grande beauté et de la plus extrême fraîcheur sont là, sous leurs yeux, prêts à satisfaire leurs plus légers désirs, c’est avec ce que la nature et le crime ont déshonoré, ont flétri, c’est avec l’objet le plus sale et le plus dégoûtant que nos deux paillards en extase vont goûter les plus délicieux plaisirs. Et qu’on explique l’homme, après cela ! Tous deux [Durcet et Duval] semblant se disputer ce cadavre anticipé […] (120 J, I, 132). Les difformités sont si exagérées qu’on ne sait plus si on a encore affaire à un être humain. Cette description illustre un procédé comique : « aggravons la laideur, poussons-la jusqu’à la difformité, et voyons comment on passera du difforme au ridicule »(41). Les enjeux esthétiques de ce portrait vont au-delà de la simple parodie. 39 - Janine Chasseguet-Smirgel, 2006, Éthique et esthétique de la perversion, Champ vallon, op.cit., p. 217. 40 - Racamier, P.-C., 1973, « Entre humour et folie », Revue Française de Psychanalyse, t 37, 4, p. 666. 41 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, PUF, op.cit., p. 17.

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Cette représentation de la fantasmatique nécrophile de Sade, est préférée aux plus beaux spécimens de la beauté classique. L’excitation des libertins est si paradoxale que l’auteur fait semblant de ne pas comprendre leur attirance sexuelle. Les rêves, riches en absurdités, permettent à Jérôme de réaliser un supplice novateur : « À force de rêver, voici ce que me fournit enfin ma scélérate imagination. J’employais les cinquante mille francs, dérobés par Véronique à ses malheureux parents, pour faire exécuter la machine que je vais vous détailler. Les deux sœurs, toutes nues, étaient enveloppées dans une sorte de cotte de mailles à ressorts, qui les captivait entièrement chacune sur un petit tabouret de bois garni de pointes, qui, ainsi que celles dont je vais parler, n’agissaient qu’au besoin […] Entre elles, était une table garnie des mets les plus succulents et les plus délicats : aucune autre espèce de nourriture ne leur était présentée. Or, pour y toucher, il fallait étendre le bras : en l’allongeant, d’abord le premier supplice qu’elles éprouvaient par cette action était l’impossibilité d’y atteindre. Un bien plus violent ne tardait pas à se faire ressentir : par ce mouvement de tension de bras, celle qui le faisait armait aussitôt contre elle et contre sa voisine plus de quatre mille pointes ou ciseaux d’acier, qui, dans l’instant, déchiraient, piquaient, ensanglantaient et l’une et l’autre victime. De sorte que ces infortunées ne pouvaient penser à soulager le besoin qui les consumait, qu’en s’assassinant mutuellement toutes les deux » (NJ, II, 762-763). Cette machine polymorphe, parodie du mythe de Tantale, aux frontières du comique et de l’humour pervers, permet en premier lieu aux roués d’assouvir leurs plaisirs scopiques(42). Les deux jeunes filles, piégées par des mécanismes, deviennent malgré elles perverses. Chaque sœur devient bourrelle d’elle-même et de sa sœur. En obligeant les jeunes filles à être cruelles, la machine, qui illustre le principe comique de l’oscillation(43), perturbe leur esprit. Toute tentative de s’échapper de son emprise est vouée à l’échec(44) et peut aggraver la situation : plus les jeunes filles voudront se libérer de l’emprise de cette machine, plus elles seront proches du suicide et/ou de l’assassinat de leur compagne d’infortune. Issue de la fantasmatique onirique d’un représentant de Sade, elle automatise, jusqu’à l’absurde, le renversement d’une pulsion dans le contraire. Or l’absurde concrétisé, a fortiori mécanisé, fait rire(45). Ce 42 - Une approche intertextuelle montre que Sade a est sensible aux femmes belles, vierges et souffrantes. 43 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, op.cit., pp. 58-59. 44 - C’est l’illustration du procédé de la réversibilité ou de la mécanique circulaire : « faire beaucoup de chemin pour revenir, sans le savoir, au point de départ, c’est fournir beaucoup d’efforts pour un résultat nul […] Le rire serait l’indice d’un effort qui rencontre tout à coup le vide » (Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, 2010, op.cit., p. 65). 45 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, op.cit., p. 139.

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dispositif propose une version perverse du principe de « la mécanique plaqué sur du vivant »(46). Le sadomasochiste est automatisé, greffé à la mécanique humaine. Les libertins tentent de réaliser le fantasme de la nuisance sans limite, du passage à l’acte perpétuel. En admettant qu’elles résistent à ce châtiment, il n’est pas certain qu’elles ne succombent pas, à force de souffrances physiques et de violentes contradictions, à la folie. Les roués cherchent la destruction plastique, affective et psychique des victimes. Les rapports pathologiques de Sade avec ses lecteurs reproduisent cette emprise narcissique(47). La coprophagie, pratique absconse pour les non pervers, devient une référence sexuelle universelle : « il faut imiter vos compagnes, il faut chier comme elles, et rendre à la fois dans ma bouche, et l’étron divin de votre cul, et le foutre dont je [Mondor] viens de l’arroser » (HJ, III, 325). Cette déviance est banalisée par Sévérino : « pardieu, voilà une punition bien grande, que celle d’avaler cinq étrons ; j’en mange tous les jours une douzaine pour mes plaisirs, moi » (NJ, II, 798). Le détachement de la forme tonique du pronom personnel de la première personne, type de l’enfant fier de ses bêtises, est le signe d’une régression linguistique. Les zones érogènes sont détournées de leur fonction originelle : « alors la jeune fille préparée vint placer son joli petit cul sur la tasse, et répandit par son anus, dans la tasse du duc, trois ou quatre cuillerées d’un lait très clair et nullement souillé » (120 J, I, 250). L’anus, comme le sein, produit du lait, qui plus est, détail comique, de bonne qualité. Les libertins défèquent dans des bouches : « tous les hommes alors viennent l’un après l’autre chier dans la mienne [bouche] » (HJ, III, 1161). L’un des actes les plus dégradants de l’homme civilisé, la défécation, devient chez Sade, source de plaisir(48). Dans les romans pervers, les différences entre les sexes et les générations n’existent plus : « telle fut, mes amis, l’origine de la naissance d’Olympe […] qui réunit le triple honneur d’être à la fois ma fille, ma petite fille et ma nièce » (NJ, II, 792). L’inceste n’est plus un crime. L’article 4 de la Société des Amis du Crime le stipule : « la Société brise tous les nœuds du mariage et confond tous ceux du sang ; on doit jouir indifféremment dans ses foyers, de la femme de son prochain comme de la sienne ; de son frère, de sa sœur, de ses enfants, de ses neveux, comme de ceux des autres ; la plus légère répugnance à ces règles est un motif puissant d’exclusion » (HJ, III, 552). Cette consanguinité officialisée, qui pourrait anéantir la démographie de tout un pays, est absurde. La normalité est une nouvelle une fois marginalisée et même 46 - Henri Bergson, 2010, Le rire. Essai sur la signification du comique, op.cit., p. 29. 47 - Nous y reviendrons dans la conclusion. 48 - « L’humoriste ne se contente pas de mettre à distance la réalité […] il crée des mondes qui ignorent les idées reçues et les évidences de la vie quotidienne […] dans le monde à l’envers, propre à l’inversion carnavalesque, tout ce qui est noble ou élevé se trouve rabaissé, désacralisé, tourné et dérision alors que tout ce qui est bas et vil se trouve exalté » (Franck Evrard, 1996, L’humour, Paris, Hachette, p. 97).

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punie. Le monde sadien remplace progressivement le monde réel. La pédophilie, davantage tolérée au XVIIIème siècle, devient ordinaire. Plus la victime est jeune, plus les libertins jouissent. Cette tendance aboutit à des monstruosités : « ne veut dépuceler que de trois ans jusqu’à sept. C’est lui qui dépucelle la Champville à l’âge de cinq ans » (120 J, I, 311). Au-delà de cette caricature perverse, nous retrouvons dans cet acte pédophile le désir de démantèlement de l’infantile(49). Les jeunes filles deviennent, malgré elles, sexuellement adultes. À peine né, l’enfant participe à des orgies criminelles. Ce raccourci effrayant de l’évolution sexuelle peut paraître en même temps humoristique. La scène suivante, encore plus extrême, partage également un double registre paradoxal : On l’attache à quatre pattes comme une bête féroce ; il est recouvert d’une peau de tigre. En cet état on l’excite, on l’irrite, on le fouette, on le bat, on lui branle le cul. Vis-à-vis de lui est une fille très grasse, nue, et fixée par les pieds au parquet, et par le cou au plafond, de manière qu’elle ne peut bouger. Dès que le paillard est bien en feu, on le lâche, il se jette comme une bête féroce sur la fille, et la mord sur toutes les chairs, et particulièrement sur le clitoris et le bout des tétons, qu’il emporte ordinairement avec ses dents. Il hurle comme une bête, et décharge en hurlant. Il faut que la fille chie ; il va manger son étron à terre (120 J, I, 340). La comparaison avec le tigre, poussée jusqu’à un degré délirant de perfection (quatre pattes, hurlement) est a priori comique. Mais ce déguisement, d’inspiration urétrale(50)-sadique, est destiné à inspirer de la terreur aux victimes. Ce processus d’hybridation ou de destruction partielle du corps originel aboutit, comme chez les victimes, à une perte d’identité inquiétante. Cette forme de zoomorphisme pathologique nous rappelle la pratique du transsexualisme, qui génère malgré sa gravité des quiproquos. Cette pratique révèle un désir d’auto-engendrement ou de remodelage, réalisé, en l’occurrence, à partir d’une fantasmatique sadique. Le nouveau corps obtenu signifie la victoire du principe de plaisir sur le principe de réalité, symbolisé par le corps normal. Mais tout tigre qu’il devient, le libertin s’acharne sur le clitoris de sa victime. Le bourreau conserve malgré sa métamorphose manipulatrice son esprit

49 - Eiguer, A, Des perversions sexuelles aux perversions morales : la jouissance et la domination, Paris, Odile Jacob, 2001, p. 98. 50 - « Les traits de caractère urétraux restent du domaine des « farces et attrapes », c’est-à-dire à la fois du « feu d’artifice » et du « tir à blanc » ; l’objet demeure en même temps intact et récupéré ; le simulacre a apporté un soulagement pulsionnel au sujet ; nous nous trouvons donc très près du registre de l’humour où l’on reconnaît, toujours mêlées, supercherie et réalisation pulsionnelle » (Jean Bergeret, 1973, « Pour une métapsychologie de l’humour », Revue Française de Psychanalyse, t. 37, 4, p. 547).

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gynécophobe. Les déviances s’accumulent jusqu’à l’invraisemblable, jusqu’à ce que la présence de l’humour devienne même discutable. 2.3. Humour pervers, clivages et psychose Nous retrouvons, dans des scenarii romanesques sadiens, d’autres mécanismes psychiques propres aux perversions, notamment le clivage de l’objet. Quand une « passion » met en scène deux perceptions contradictoires de l’objet sexuel, nous avons affaire à ce type de clivage(51) : « une chose peut être elle-même et son contraire. L’humour est donc une folie temporaire. Quelque chose des processus primaires s’introduit au sein des processus secondaires»(52). Au cours d’une orgie, Curval devient une femme et/ou reste un homme : On célèbre, ce jour-là, la fête de la quatorzième semaine, et Curval épouse, lui comme femme, Brise-cul en qualité de mari, et lui comme homme, Adonis en qualité de femme (120 J, I, 352). La confusion occasionnée par ce double mariage est telle que la syntaxe, déroutée par le clivage et le déclivage de l’objet, a du mal à représenter clairement les volte-face des identités sexuelles des personnages. Les quiproquos obtenus sont risibles. La duplicité de l’image créée et les ruses du langage qui la véhiculent, les rendent indétectables par la censure du Sur-moi, a fortiori si celui-ci, sadique, est complice : « ce qui endort la censure dans le mot d’esprit, c’est qu’un signifiant renvoie à plusieurs signifiés, les uns anodins, et les autres permettant la satisfaction de pulsions refoulées […] la censure devrait protéger le moi contre cette folie momentanée en mettant en œuvre la menace de castration, mais elle est comme endormie par le travail raffiné de l’esprit et du langage »(53). L’humour pervers, grâce aux subtilités et à la polysémie du langage, parvient à sublimer ce qui aurait dû être refoulé. Voici, dans la même œuvre, un clivage permanent : Après avoir coupé tout ras le vit et les couilles, il forme un con au jeune homme avec une machine de fer rouge qui fait le trou et qui cautérise tout de suite ; il le fout dans cette ouverture et l’étrangle de ses mains en déchargeant (120 J, I, 369). La finalité du défi étant la re-configuration du corps humain, nous sommes dans le champ de l’humour pervers. En laissant le chirurgien « foutre » aussitôt le produit de son ingéniosité médicale, Sade, aveuglé par l’excitation que provoque cette 51 - La perception de l’objet est scindée en deux. 52 - Gilbert Diatkine, 2006, « Le rire », Revue Française de Psychanalyse, 70, 2, p. 535. 53 - Gilbert Diatkine, 2006, Ibid, p. 535.

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« passion », ne respecte pas la logique et la vraisemblance temporelles. Cette ellipse produit une accélération comique. Des victimes perdent progressivement tous leurs attributs féminins : « on fait paraître Marie, on lui enfonce un fer brûlant dans le cul et dans le con, on la brûle avec un fer-chaud à six endroits des cuisses, sur le clitoris, sur la langue, sur le téton qui lui reste, et on lui arrache ce qui lui reste de dents » (120 J, I, 365-366). Suite à cet équarrissage, à ce « transsexualisme passif », le corps de la victime est réifié. Comme les animaux peuvent devenir des partenaires sexuels, clivage et zoophilie sont parfois associés : « 31. il fout une chèvre en levrette, pendant qu’on le fouette. Il fait un enfant à cette chèvre qu’il encule à son tour, quoique ce soit un monstre […] 33. Veut voir une femme décharger, branlée par un chien » (120 J, I, 331). Alors que des libertins se transforment parfois en bêtes, les animaux, eux, sont transformés en êtres humains pervers. Une chèvre, foutue, comme une femme, en levrette, ne met plus bas mais accouche. Là encore, le fantasme est si évocateur et excitant pour Sade, que la logique temporelle, assujettie à la logique perverse, est sacrifiée : à peine né, l’enfant difforme est déjà sodomisé. D’Esterval, dans La Nouvelle Justine, tient avec sa femme un hôtel qui se révèle être un piège pour voyageurs. Justine a pour mission de les prévenir, afin qu’ils puissent se sauver. Leur peur excite le libertin. Si Justine réussit sa mission, elle est épargnée, elle et les voyageurs. Si elle essaie de dénoncer le libertin, le temps qu’il lui faudrait pour prévenir le tribunal, suffirait à d’Esterval pour tuer ses protégés. Dans les deux cas de figure, elle est piégée. D’un côté, elle devient complice du libertin et facilite sa jouissance ; de l’autre, elle devient indirectement meurtrière : Oh ! Monsieur, dit Justine abattue, dans quelle position votre méchanceté me place ! […] - Je me plais [répond le bourreau] à vous faire partager le mal sans que vous puissiez l’empêcher ; j’aime à vous enchaîner par vertu au sein du crime et de l’infamie […] Si vous êtes assez adroite pour faire échapper les victimes, tout est dit […] mais si elles succombent, vos mains se teindront de leur sang ; vous les volerez, vous les égorgerez, vous les dépouillerez avec moi ; vous étendant après sur leurs sanglants cadavres, je vous y foutrai toute nue (NJ, II, 823). Cette situation, aussi paradoxale qu’insoluble, peut entraîner son dérèglement psychique. La réalité, ré-organisée avec malice par d’Esterval, en fonction de ses fantasmes, produit, pour la stoïque Justine, de multiples et dangereux hiatus logiques et affectifs. Pour sauver des vies humaines, Justine doit devenir perverse : Justine, emportée par le sentiment impérieux de la pitié, hâte, par tout ce qu’elle suppose de plus vif, le dénouement des voluptés de son maître, parce qu’elle croit y voir celui des tourments de sa malheureuse maîtresse, et devient donc ainsi catin par bienfaisance, et libertine par vertu (NJ, II, 874). 148

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Justine, qui se scinde en deux, agit en fonction de deux dynamiques contradictoires. Le Moi de l’héroïne, désorientée par la malignité du bourreau, est menacé par un clivage, exprimé dans chaque oxymore. Elle aurait pu devenir psychotique. Cet épisode fictif rappelle toutes les ambiguïtés de la situation de Sade. Pour échapper aux effets de la prison, pour pouvoir éprouver malgré tout du plaisir, il doit devenir encore plus pervers qu’il ne l’est en réalité. Mais en écrivant sur ses perversions, il donne raison à ses bourreaux. Il a restitué avec humour, l’esprit du piège tendu par les administrations. Cependant, il n’est pas exclu qu’il se soit diverti des audaces imprévisibles de sa fantasmatique psychotique : « de telles exagérations dramatiques, agressives et parfois humoristiques des symptômes psychotiques, sont typiques du caractère psychopathique à troubles psychotiques »(54). L’humour le libère de tout cloisonnement psychique : « c’est cette liberté de circulation au sein de l’appareil psychique, cette « illusion » de liberté, qui donne à l’humour ce quelque chose de « sublime et d’élevé » de réconfortant pour le moi » (55) . Cette précieuse virtuosité, qui lui permet d’imiter les « logiques »(56) et les esthétiques de toutes les folies, sans tomber, toutefois, dans leurs pièges respectifs, lui évite l’écueil de la psychose (carcérale) : « dans l’humour, le moi se met en péril tout comme dans la folie psychotique ; la différence est qu’il ne mime ce péril qu’afin de le maîtriser »(57). Sade, malgré ses jeux brillants avec sa propre psyché, reste enfermé. L’humour ne résout pas grand-chose. Il l’isole encore plus. L’humour contribuerait même, à force de représenter des réalités clivées, à rendre son œuvre illisible.

Conclusion Grâce à l’humour et au comique pervers, procédés souvent intriqués dans les scenarii, Sade parvient à soumettre le monde, le temps de l’écriture, à ses fantasmatiques, à le déformer. L’humour, qui réorganise et inverse les réalités, contribue à la création d’un monde absurde. L’humour, processus symbolique régressif et ambivalent, est un contre-système. Ce n’est pas sa seule fonction pathologique. La finalité des roués, qu’ils soient fictifs ou non, est la destruction des victimes. L’humour, qui représente pour Sade, l’un des instruments de son emprise morale sur ses correspondants et sur ses lecteurs, contribue à leur assassinat psychique ou/et affectif et/ou moral : Il [Clément, un libertin] est, sur cela, comme ces écrivains pervers, dont la corruption est si pernicieuse, si active, qu’ils n’ont pour but, en imprimant leurs affreux systèmes, que d’étendre au-delà de leur vie la somme de leurs 54 - Meloy, J. Reid, 2000, Les psychopathes. Essai de psychopathologie dynamique, Paris, Frison-Roche, p. 221. 55 - Cosnier, J, 1973, « Humour et narcissisme », Revue Française de Psychanalyse, t 37, 4, p. 580. 56 - « Les hommes ont à choisir entre le clivage du moi, savoir et dénier simultanément, et l’humour » (Fain Michel, « Quelques remarques sur l’humour », Revue Française de Psychanalyse, t 37, 4, 1973, p. 537). 57 - Racamier, P.-C, « Entre humour et folie », Revue Française de Psychanalyse, 1973, t 37, 4, p. 666.

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crimes : ils n’en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre (NJ, II, 684). Sade met abyme son plaisir d’écrivain pervers. Inspiré par sa haine intemporelle de l’objet, il jouit des effets vicieux de ses livres sur les générations à venir. La littérature sadienne est un bien éducatif transmissible : « la mère en prescrira la lecture à sa fille » (PHI, III, 1). Le marquis se délecte des souffrances de ses futurs lecteurs et surtout de leurs passages à l’acte, dont il revendique par anticipation la responsabilité. Le 2 décembre 1959, Jean Benoît, se fait appliquer à la place du cœur un fer rougi à blanc au nom de Sade(58). Il n’est pas du tout certain que l’écrivain ne se soit pas amusé d’une lecture si peu distanciée et primitive de son œuvre. Cette expérience malheureuse, parmi tant d’autres, démontre bien la nécessité de l’humour, au moins comme antidote. Le lecteur, a fortiori s’il est fragile, a du mal à se protéger de toute cette violence primaire du Ça. Finalement, nous comprenons mieux l’étrange mise en garde de J.-J. Pauvert : Je terminerai - c’est assez rare dans une préface - plutôt sur une mise en garde que sur une invite. Il est assez certain maintenant, plusieurs expériences le prouvent, qu’on est plus tout à fait le même au retour d’un voyage dans le pays sadien qu’au départ. Il est même dangereux de se pencher à l’intérieur. Qu’on le sache . (59)

58 - « Le théâtre irréversible : Jean Benoît et Sade », dans Petits et grands théâtres du marquis de Sade, Annie Lebrun (éd.), Paris, Art Center, 1989, pp. 249-251. 59 - Pauvert, J.-J., 1986, Sade vivant. Une innocence sauvage 1740-1777, Robert Laffont, op.cit., p.XII.

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Bibliographie sélective BERGSON, Henri, 2010 [1940], Le rire. Essai sur la signification du comique (1901), Paris, PUF, collection « quadrige ». BRETON, André, 2011 [1966, éd. Jean-Jacques Pauvert], Anthologie de l’humour noir (1939), Paris, Le livre de Poche, collection « Biblio roman ». CHASSEGUET-SMIRGEL, Janine, 2006 [1984], Éthique et esthétique de la perversion, Lonrai, Champ vallon. DIATKINE, Gilbert, 2006, « Le rire », Revue Française de Psychanalyse, t LXX, 2, pp. 529-552. EVRARD, Franck, 1996, L’humour, Paris, Hachette. FREUD, Sigmund, 1927, « L’humour », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », trad. Féron, B, 2010 [1985]. FREUD, Sigmund, 1905, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’Inconscient, Paris, Gallimard, collection « Folio essais », trad. Messier D, 2009 [1988]. KAMIENIAK, Jean-Pierre, 2003, « L’humour ? Un art de triompher de la honte et de la culpabilité », Revue Française de Psychanalyse, t LXVII, 5, pp. 1599-1607. KAMIENIAK, Jean-Pierre, 2000, Freud, un enfant de l’humour ?, Lausanne, Delachaud et Niestlé. MAZIÈRES, Frédéric, 2015, Humour pervers, prison, écriture. Une analyse psychobiographique de l’œuvre romanesque du marquis de Sade, Paris III SorbonneNouvelle. MIJOLLA-MELLOR, Sophie (de), 1992, Le plaisir de pensée, Paris, PUF. SHENTOUB, S.-A, 1989, L’humour dans l’œuvre de Freud, séminaire à l’Institut de Psychanalyse de Paris, éditions Two Cities Etc. Revue Française de Psychanalyse, 1973, 4, t XXXVII.

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Retrouver la vie au cœur de la guerre. Poétique de l’humour dans Les Croix de bois de Roland Dorgelès

Retrouver la vie au cœur de la guerre. Poétique de l’humour dans Les Croix de bois de Roland Dorgelès Nicolas BIANCHI Doctorant, MFO – Royaume-Uni Pour raconter votre longue misère, j’ai voulu rire aussi, rire de votre rire. Tout seul, dans un rêve taciturne, j’ai remis sac au dos, et sans compagnon de route, j’ai suivi en songe votre (1) régiment de fantômes .

Si Les Croix de bois, publié par Roland Dorgelès au lendemain de son expérience traumatisante dans les tranchées de la Grande Guerre, est surtout resté dans les mémoires comme un texte réaliste donnant au vécu de milliers de soldats toute la mesure de son horreur, il présente aussi une dimension humoristique considérable dont le lecteur contemporain pourra s’étonner. Nombre de boutades, plaisanteries, digressions, scènes de carnaval jalonnent en effet un récit à la couleur pourtant très sombre, au sein duquel le lecteur découvre au fil d’une série d’épisodes plus ou moins dramatiques la progression d’une escouade dans les premières années de la Grande Guerre. Bien que la critique ait déjà volontiers souligné cette cohabitation entre rire et tragique(2), il reste à mener une investigation sur les rouages de cet humour, qui voisinent avec diverses formes de comique et d’ironie. Comment les formes humoristiques courtes (blagues, traits d’esprit…) s’intègrent-elles dans la trame narrative ? Quel usage Dorgelès fait-il des procédés littéraires traditionnels de l’humour (syllepse, jeux onomastiques…) ? Il faudra aussi et surtout proposer une lecture des nombreux enjeux éthiques, politiques et esthétiques qui président au déploiement d’un humour de guerre et à la recherche d’un rire du lecteur, au sein d’une œuvre dont les fonctions premières étaient d’ordre testimonial et pacifiste. 1 - Roland Dorgeles, 2010, [1919], Les Croix de bois, Paris, Albin Michel, p. 282. 2 - Cf. par exemple Pierre Schoentjes, 2009, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, Paris, Garnier, p. 53 ou Alexandre Zotos, 1994, « Les Croix de bois de Roland Dorgelès, ou comment parler du peuple ? », in Charreton, P. et Court, A., Travaux, N° 83, « Du côté du populaire », Saint-Etienne, PUSE.

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Pourquoi vouloir rire et faire rire d’un conflit aux conséquences si désastreuses ? Sur quels procédés le surgissement de la veine humoristique repose-t-il, et comment s’accommode-t-il des tonalités tragiques dominantes ? Comment l’auteur s’affrontet-il au paradoxe éthique de présenter la mort et la souffrance sous un jour risible ? Nous retiendrons dans cette étude une définition élargie de la notion d’humour, englobant tous les procédés relevant de cette « forme d’esprit railleuse qui attire l’attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité» (3) (4) et cherche à faire naître avec une « bonhomie résignée et souriante» un rire, ou plus souvent un sourire du lecteur assez distinct du comique bergsonien du fait de l’intentionnalité affichée de l’auteur humoriste. Il s’agira ainsi de questionner les différents outils de l’humour des Croix de bois, qui passe essentiellement par l’oralité (dimensions comique de l’argot, recours à des personnages de soldats parisiens pleins de gouaille et d’esprit, blagues, railleries…) mais laisse volontiers place à des scènes proprement carnavalesques où les soldats se retrouvant à l’arrière, entre hommes, font montre de réflexes typiques de la vie de caserne. De cette façon, nous pourrons nous pencher sur les fonctions variées de ce recours à l’humour, fonctions politiques et testimoniales, on l’a dit, mais aussi identitaires, car dans ce rire, se perpétue l’image type du poilu alors relayée par les journaux, celle d’un soldat français courageux et hâbleur, capable de rire de tout malgré le caractère désastreux de ses conditions de vie. Nous découvrirons ainsi en quoi l’humour fut un moyen de répondre à la crise des représentations qui frappa les auteurs de plein fouet avec la survenue d’une guerre moderne que les anciens moyens littéraires peinaient à représenter, mais aussi pourquoi il contenait en germe le meilleur des moyens pour critiquer l’aspect absurde de la guerre mondiale, déjà sensible à l’époque. En cela, il faudra aborder l’humour comme un moyen de représenter la persévérance de la vie au cœur de l’horreur, moyen dont la disparition à la fin de l’ouvrage, alors que les camarades sont morts et que l’expérience apparaît comme incommunicable aux survivants, n’est pas anodine.

1. Retrouver un rire partagé dans la guerre Tantôt centraux, tantôt discrètement mobilisés au sein de passages moins positivement marqués, rire et humour sont quasi-omniprésents au sein des Croix de bois. Le premier chapitre de l’ouvrage lui-même consiste en un grand éclat de rire dans lequel de nouvelles recrues découvrent la vie de militaire en campagne sous les yeux hilares des anciens de l’escouade. Les railleries envers ces bleus candides, 3 - T.L.F.I., article “Humour”. 4 - H. Morier cité in Schoentjes, Pierre, 1999, « Ironie et théories du rire : l’enseignement de Schopenhauer et de Bergson », in Defays, J.-M. et Rosier, L. (dir.), Approches du discours comique, Sprimont, Mardaga.

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fraîchement arrivés de la caserne, la vie au cantonnement, loin du front et laissant donc la place à des scènes carnavalesques de divertissement collectif, ainsi que le regard moqueur quoique bienveillant du narrateur sur ses anciens camarades d’infortune construisent sous les yeux du lecteur un incipit plein d’une légèreté dont on imagine qu’elle servira surtout à contraster avec les scènes plus sombres qui suivront, comme celle du baptême du feu, passage obligé de cette littérature de guerre. Pourtant, la présence de l’humour est loin de s’estomper brusquement avec la fin du chapitre inaugural. Elle se maintient tout au long du roman, avec des épisodes comme celui des distributions de vin, où un vieux briscard accompagne une recrue à la répartition des denrées et lui apprend à grands cris de quel niveau de mauvaise foi il faut faire preuve pour obtenir plus que sa part ; l’épisode de la soupe, très inspiré de Courteline, où plusieurs soldats poussent un camarade exécrable cuisinier à intégrer les éléments les plus disparates (vin, chocolat, lard, biscuits…) à la soupe qu’il est en train de confectionner ; ou encore la scène très tardive de la découverte d’une maison close à proximité du cantonnement, qui ravit les soldats de l’escouade : « A ce moment, on entendit galoper dans la cour, et Bouffioux entra en soufflant. – Hé ! les gars, dit-il en jetant sur l’établi son sac plein de lentilles, on va se marrer. J’paie le coup dans une boîte où y a des poules. Tous s’étaient retournés, alléchés et méfiants. – Quoi ? Tu cherres… Non, sans blague, tu veux nous l’mettre. Mais la face épanouie du gros Normand, sa peau radieusement tendue, ses yeux luisants, tout prouvait qu’il ne mentait pas. – Des poules qui marchent parfaitement, affirma-t-il. Des poules qu’en demandent. – Elles en auront ! hurla Sulphart. […] – C’est le grand Chambosse, de chez le vaguemestre, qui m’a raconté. C’est une crèche au bout du patelin, une grande maison qu’a les volets fermés, comme de bien entendu. Et, pour qu’on se goure pas, les gonzesses ont accroché un bouquet blanc à la porte. Un tumulte éclata, de rires et de cris. […] – En patrouille, les gars ! beuglait Sulphart, déjà sûr de les séduire toutes »(5). Après un périple ponctué de chansons, de hurlements et de fanfaronnades, les soldats arrivent à la maison et s’en voient refuser l’accès par la femme qui leur ouvre. Ils redoublent alors d’imagination pour se faire entendre, finissant ainsi par entrer et découvrir que le bouquet blanc accroché à la porte correspond à une coutume locale mise en œuvre lors de la mort d’un enfant, ce que leur informateur ne pouvait manquer de savoir. Le décalage entre leurs attentes grivoises et cette profonde déconvenue empreinte d’indécence crée naturellement un décalage risible et vient

5 - Roland Dorgeles, (2010) [1919], Op. Cit., p. 216-217.

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rétablir l’équilibre après deux chapitres marqués par d’intenses combats où ont péri plusieurs protagonistes de l’ouvrage. Car comme dans d’autres romans de tranchées, l’humour des Croix de bois a une fonction de rééquilibrage qui camoufle l’absence de trame diégétique linéaire, destinée à rendre compte du chaos temporel et sémantique inhérent à cette guerre : le conflit se dessine en épisodes complémentaires reposant souvent sur un mécanisme de détente (mobilisation, cantonnement, permissions…) et de tension (marches harassantes, combats, souffrance dans les tranchées) où le rire a une importance de premier ordre. On peut penser par exemple à la première scène de marche forcée, qui débute dans l’euphorie du mouvement de groupe, où les blagues se succèdent, cherchant à susciter la connivence du lecteur à travers l’humour des soldats : « C’était une grosse rumeur de piétinements, de voix et de rires qui avançait dans la poussière. […] Parfois, on croisait un gendarme. – Hé, gars… C’est pas par là les tranchées. Personne ne pensait à la guerre. Cela sentait l’insouciance et la rigolade »(6). Les personnages font montre d’une gouaille soldatesque typique, d’un plaisir du bon mot qui, en se tournant contre les planqués, ceux qui ne risquent pas leur vie au front, ne pouvait susciter qu’un rire général et la sympathie du lecteur. Mais quelques pages plus loin, Dorgelès fait disparaître toute trace d’humour et de rire pour mettre en évidence la difficulté de ce qui est devenu une marche harassante, dépourvue de tout potentiel risible : « On repartait en clopinant. On ne riait plus, on parlait moins fort » (7). A plus petite échelle, il arrive que Dorgelès ait recours à ce procédé au sein de chapitres très noirs, afin d’introduire de délicates variations de tonalité, comme lors de cette autre marche difficile sous le feu ennemi, interrompue par le cri d’un personnage : « Hé, les gars… Y a des mûres !... »(8) Il reste que certains chapitres, très noirs, comme « Le Mont Calvaire » ou « Mourir pour la patrie », bannissent logiquement toute forme d’humour pour laisser place au drame de la Grande Guerre dans toute son horreur. Lorsque l’on cherche à savoir par quels moyens Dorgelès parvient à faire surgir l’humour dans son roman, on constate la grande importance de l’oralité dans la construction des Croix de bois. Lorsque Dorgelès ne fait pas appel à des saynètes comiques, des « bribes de comédie »(9) pour rehausser son récit de quelque trait risible, c’est à la voix de ses personnages qu’il confie la charge humoristique du récit, convoquant blagues, traits d’esprits, mauvaise foi et mensonges poussés à l’absurde, historiettes comiques, et surtout une gouaille, une propension à la forfanterie toute populaire qui font osciller la parole entre comique (rire provoqué malgré soi) et humour à proprement parler. Les personnages de Lemoine, Bouffioux, mais aussi et surtout Sulphart sont en grande partie dédiés à une fonction comique qui permet de 6 - Ibidem, p. 29. 7 - Ibidem, p. 33. 8 - Ibidem, p. 171. 9 - Pierre Schoentjes, 2009, Op. Cit.

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rendre leurs apparitions synonymes de détente dans la trame énonciative. Ce constat est particulièrement vrai pour Sulphart, figure type du poilu parisien hâbleur dont rien ne limite les exagérations, la mauvaise foi et le penchant pour la boisson. Que le narrateur se fasse simple transcripteur de son humour ou qu’il l’observe du haut de toute son ironie, ce personnage essentiel instille le risible partout, et rend à la guerre l’un de ses paradoxes, celui de tout drame, la possibilité d’en rire : « On hésitait encore à fouler ce dallage qui s’enfonçait, puis, poussés par les autres, on avança sans regarder, pataugeant dans la Mort… Par un caprice démoniaque, elle n’avait épargné que les choses : sur dix mètres de boyau, intacts dans leurs petites niches, des casques à pointe étaient rangés, habillés d’un manchon de toile. Des camarades s’en emparèrent. D’autres décrochaient des musettes, des bidons. – Vise la belle paire de pompes ! beugla Sulphart, agitant deux bottes jaunes »(10). Le surgissement du discours direct, l’emploi de l’argot, l’attitude du personnage, prêt à tout pour attirer l’attention, le choix du verbe familier beugler et l’image des bottes de couleur jaune balançant au bout des bras de Sulphart, au-dessus du fleuve de mort rouge et brun décrit par le narrateur parviennent à tirer la scène vers le risible. L’espace d’un instant, l’auteur reprend son habit d’humoriste et vient rendre à l’image tout le caractère cocasse que peuvent connaître certaines secondes pourtant dramatiques(11) . Car c’est bien là l’une des leçons essentielles des Croix de bois : le rire, l’humour, ne disparaissent pas en temps de guerre, et rendre hommage à ces infortunés camarades devait passer par la mise en scène de leur propension au rire, souvent si émouvante. Dorgelès assure luimême la véracité de ces profils dans un commentaire sur son propre texte : « C’est de mille traits observés que j’ai composé chacun de mes héros. Sulphart ? J’en ai fréquenté dix, et chaque ancien combattant pourrait citer les siens »(12). En cela, on peut donner de cette présence du rire dans l’horreur une première interprétation, liée à son historicité, à ce besoin de rire pour rester vivants, humains, dont firent montre les soldats, et auquel Dorgelès fut particulièrement sensible, au point de convier le lecteur à y participer.

2. Les outils du risible Il convient maintenant de se pencher sur les outils du Dorgelès humoriste que nous a laissé entrevoir ce premier état des lieux. A quelles formes humoristiques, comiques et ironiques, l’auteur a-t-il recours dans le roman ? Par quels moyens linguistiques parvient-il à rendre risible la réalité de la guerre ? On l’a vu, les recours à la parole combattante, à une oralité se voulant populaire, ont un rôle de premier 10 - Roland Dorgeles, 2010, [1919], Op. Cit., p. 178. 11 - Dorgelès défendra d’ailleurs plus tard l’idée selon laquelle le drame n’en a jamais fini de présenter un côté risible : « Mais oui, on s’amuse à la guerre, et quand les mouches des mauser viennent nous siffler : « fini de rire », le drame garde malgré tout son côté comique », cité in Cruickshank, John, 1982, Variations on catastrophe, Some French Response to the Great War, Oxford, Clarendon Press, p. 57. 12 - Roland Dorgeles, land, 1929, Souvenirs sur les Croix de bois, Paris, La Cité des livres, p. 29.

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ordre dans la dynamisation et l’allègement de la trame énonciative. C’est donc du côté des personnages qu’il faut chercher la première source d’humour dans Les Croix de bois. Les personnages parlent un argot reconstitué(13), cherchant à construire dans le texte une identité du poilu français, mais aussi à divertir le public(14), prenant la suite du travail de Barbusse dans Le Feu, récit qui avait révolutionné la place de la langue populaire dans l’espace romanesque(15). Dorgelès emprunte ainsi à l’ancien parnassien son goût pour l’insulte fantaisiste – qui l’avait amené à consigner dans ses carnets les occurrences les plus exotiques imaginées sur le front –, tout en faisant preuve d’une extravagance et d’une prolixité bien moindres : embusqué, betterave, péquenot, gonzesse, gras du ventre, face à piler le riz(16)… Les joutes oratoires sont nombreuses dans le roman, et donnent lieu à des railleries et des attaques au caractère risible évident. Bien souvent, les saynètes comiques signalées par Pierre Schoentjes sont elles-mêmes l’occasion de dérapages pleins de gouaille des personnages principaux, dont rien ne peut arrêter les exagérations, ainsi Sulphart qui juge bon d’employer un vieux canon de 1848 pour bombarder la tranchée allemande avec les objets les plus saugrenus lui tombant sous la main : « La veille, au moment de partir, il leur avait lancé le coup d’adieu : un gros pot à moutarde plein de terre, qui dut tomber en plein dans la tranchée, car on entendit crier. On avait acclamé Sulphart, hué les Boches, et de leur sape, l’un d’eux – peut-être blessé – avait répondu en mauvais français, nous traitant de vaches et de cocus. Depuis, Sulphart manifestait une joie insolente. Il avait braillé pendant toute la relève, raconté son fait d’armes à tout le régiment, ameuté les cuisiniers à la sortie des boyaux, sa face radieuse pétant d’orgueil. – Il l’a reçu en pleine gueule, que je vous dis, j’en suis sûr ; à preuve qu’il m’a appelé cocu, et en français… C’était sûrement un officier. […] Oui, mon gars, clamait-il, le général l’a reçu en pleine gueule. Même qu’il m’a appelé cocu en français »(17). Les dénoteurs populaires, comme le que introducteur d’incise ou le lexique familier, l’hyperbolisation graduelle de l’épisode, passant de l’Allemand à l’officier puis au général, ainsi que le regard ironique du narrateur, sur lequel nous reviendrons, font de l’extrait un parangon du discours de Sulphart, où la fantaisie du personnage vient se joindre au caractère comique de ses paroles, pour ancrer le texte dans la sphère risible. De nombreuses chansons de soldats, présentes dans le texte, comportent également 13 - Pour une étude historique approfondie de la question des langues populaires dans la Grande Guerre, et de leur intégration à certains ouvrages littéraires, cf. Roynette, Odile, 2010, Les Mots des tranchées, Paris, Armand Colin. 14 - « Les « gros mots », qui ont largement contribué à la popularité de Barbusse et Dorgelès, témoignent de cette volonté de divertir le public en introduisant des particularités amusantes et prétendument authentiques », Pierre Schoentjes, 2009, Op. Cit., p. 53. 15 - Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article. BIANCHI, Nicolas, 2014, « Le Murmure des tranchées. Stylistique de la langue orale dans Le Feu d’Henri Barbusse », Les Cahiers Henri Barbusse, N°38, p. 89-113. 16 - Roland Dorgeles, 2010, [1919], Les Croix de bois, Op. Cit., p. 13, 21 et 178. 17 - Ibidem, p. 132.

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un caractère humoristique non négligeable, plein de grivoiserie soldatesque. Dans d’autres passages, les forfanteries de Sulphart se colorent d’emprunts à un lexique argotique encore très à la mode dans les années qui suivirent la guerre auprès d’un public de non-combattants avides de divertissement et désireux de rentrer dans le quotidien du poilu par la langue, l’un des piliers de son identité : « Vantard, Sulphart racontait des histoires à ceux de la compagnie : […] – Tu parles si ça a gueulé… Je m’étais levé, je tenais un pieu de leur réseau dans la main gauche, et v’lan ! en plein dedans. J’ai même pas reçu un coup de flingue… Et vise la bath jumelle que j’ai prise à un macchabée boche, un officier… »(18). Bien souvent, les personnages ont également recours à la boutade, au trait d’esprit, pour donner à leur quotidien une couleur humoristique. Les répliques sont volontiers insolentes, rendant compte d’un état d’esprit bravache que la comédie de caserne prête volontiers au soldat de base, et plus particulièrement à une catégorie d’ouvriers parisiens possédant à la fois l’argot des métiers et une répartie à toute épreuve : « - Je suis adjudant. – Y a pas de honte … » (19). Comme souvent dans un contexte humoristique, la syllepse compte parmi les figures les plus régulièrement convoquées pour sa capacité à provoquer de faux quiproquos : « Ces voix inconnues se cherchaient et se joignaient, comme des mains, Sulphart, qu’un coup de vin venait de réveiller, répondait des blagues. – Quelle compagnie ? – Compagnie du gaz ! » (20). Mais à ces blagues légères vient parfois se mêler un humour plus politique, mâtiné d’ironie, qui raille l’arrière, la presse ou la hiérarchie au cœur de scènes de grande détresse, ainsi lorsque les soldats se trouvent pris dans une rivière de boue : « Des blagues à présent se mêlaient aux jurons. – Moi, je vais demander au colonel de faire venir ma femme. – Eh ! t’as lu, à Paris, ils ne trouvent pas de voitures en sortant du théâtre »(21). Tourner en dérision les fausses misères d’autrui, montrer la vacuité des nouvelles relayées par les journaux revient ici à mettre l’accent sur la réalité d’une souffrance que ne connaissent pas les embusqués, tout en la rendant artificiellement plus légère, le temps d’une plaisanterie où les tracas de la bourgeoisie parisienne deviennent sujet d’apitoiement. Bien souvent, Dorgelès relayera ainsi des bribes de ce supposé esprit du poilu, capable de déréaliser toute la réalité de la guerre par le biais de bons mots humoristiques – l’équipement des poilus devenant par exemple une « tenue de gala », la croix de bois, seule récompense à laquelle risquaient de prétendre les sans grades, devenant un équivalent de la croix de fer, médaille militaire…–, ou d’une simple ironie par antiphrase, comme lorsque Vieublé présente leur situation dans les tranchées comme un « bon filon »(22). Naturellement, cette ironie des soldats ne ressortit pas toujours du 18 - Ibidem, p. 147. 19 - Ibidem, p. 241. 20 - Ibidem, p. 153. 21 - Ibidem, p. 225. 22 - Ibidem, p. 172, 161 et 245.

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trait d’esprit, d’un propos humoristique visant à faire rire les camarades et le lecteur, mais renvoie bien souvent à un éthos sérieux où transparaît une grande conscience de l’injustice que constitue la condition de fantassin. Les blagues de Sulphart ellesmêmes présentent une efficacité qui dépend fortement de leur contexte d’énonciation, et sa plaisanterie au cœur d’un épisode très sombre lors duquel il est blessé sonne, par exemple, particulièrement faux « […] il va falloir te couper deux doigts. – Tant pis, lui répondit le rouquin, je suis pas pianiste »(23). Pensons aussi au soldat Demachy désignant devant son ami le narrateur la couronne de fleurs de luxe qu’il est prêt à lui offrir à sa mort, dans une bouffée d’humour noir(24) dénuée de toute vocation comique. L’humour des Croix de bois doit aussi beaucoup à l’esprit que Dorgelès confère à son narrateur. Car si celui-ci fait preuve d’une bienveillance à toute épreuve vis-à-vis de ses camarades de tranchées(25), il porte sans cesse sur eux un regard ironique qui souligne sans concession leurs bassesses et leurs petits travers. De simples tournures antiphrastiques viennent ainsi parfois conclure un échange de politesses entre soldats : « - Ils ne se sont rien cassés, pour faire la relève, grognaient-ils. Sûrement qu’on leur rendra leur vacherie. Et sur cette bienvenue, les camarades s’en allèrent »(26). Sulphart est régulièrement la cible de ces procédés, à l’instar du passage où le narrateur vient conclure ses divagations par un sentencieux : « Telles sont les paroles d’un juste »(27). Citons encore cet épisode où les soldats sont en colère suite à l’injuste punition qu’a connue l’un des leurs, et où le narrateur vient railler leur naïveté toute populaire, qui les porte à croire qu’ils seront en mesure de régler leurs comptes avec la hiérarchie après-guerre : « - Aie pas peur, prédit Sulphart qui revient chargé comme une corvée, tout ça se paiera en gros et en détail. – C’est du bien de mineur, ça rapporte, opine sentencieusement Lemoine. – On se retrouvera après la guerre. C’est bien toujours la même chanson : cela se réglera après la guerre. De fixer leurs revanches à cette date incertaine, cela les venge déjà plus qu’à moitié »(28). Le jeu sur les différents discours est d’un grand secours au narrateur lorsqu’il s’agit de faire rire des propos de ses personnages. La puissante mise à distance qu’offre le discours narrativisé, la

23 - Ibidem, p. 260. 24 - Nous définirions la notion comme une forme légère de l’humour, dont la force serait de parvenir à un détachement absolu par rapport aux contextes douloureux qui le voient naître. Il est souvent une révolte contre les tourments que provoque un ordre supérieur et inaccessible (c’est là l’apport des surréalistes et de Breton en particulier), et parvient à la distanciation en y trouvant une forme de pureté absolue que permettent ses sources originellement distinctes de tout terreau comique : « Pur, choquant, funèbre : telles seraient donc les trois caractéristiques de l’humour noir ». Dominique Noguez, 2000, L’Arc-en-ciel des humours, Paris, Hachette, p. 142. 25 - A l’exclusion, peut-être du regard qu’il porte sur Fouillard, personnage gâté par une profonde jalousie. 26 - Ibidem, p. 38. Nous soulignons. 27 - Ibidem, p. 69. 28 - Ibidem, p. 98.

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locution adverbiale et l’aspect itératif de l’imparfait permettent par exemple dans les lignes suivantes de saisir sur le vif les vices de ces conversations de soldats maintes fois répétées, dont rien de nouveau ne parvient à émerger, et où les mêmes constats mènent toujours aux mêmes étonnements : « Ils fraternisaient sur les noms de rues et de bistrots et, pour la centième fois, ils s’étonnaient de ne pas s’être connus dans le civil »(29). Naturellement, c’est encore Sulphart qui fait le plus souvent les frais de ce procédé humoristique : « Sulphart ne lâchait pas le nouveau, qu’il étourdissait de conseils inutiles, de recettes saugrenues, un peu par complaisance naturelle, un peu pour le remercier du vin offert, mais surtout pour se faire valoir »(30). A quelques reprises, des effets semblables sont obtenus par le biais du discours indirect (« Par habitude, Lemoine dit que ça n’est pas vrai »(31).) ou des emplois du discours indirect libre aux accents très flaubertiens(32). L’ironie souriante du narrateur ne manque pas de convoquer diverses formes d’analogies risibles, burlesques, pour mettre en exergue le caractère de certaines scènes de cantonnement dont ressort avec évidence l’attachement féroce de l’homme de troupe pour la nourriture : « Ceux qui étaient déjà servis serraient leur part sur le cœur, comme les mères de Bethléem devaient tenir leurs enfants la nuit du Massacre »(33). Au plan auctorial, le grand soin apporté à l’onomastique révèle entre autres exemples un troisième niveau de travail humoristique. Résonnent avec le nom haut en couleurs de Sulphart l’adipeux surnom de Bouffioux, le gros soldat planqué qui accepte de devenir cuisinier pour échapper aux tranchées, ou celui de Vieublé, roublard aimant à défier l’autorité militaire. Tandis que de l’autre côté de l’affection auctoriale, se trouvent Fouillard, le méchant camarade, Morache, le lieutenant détesté dont le nom pourrait correspondre à une contraction de « mort aux vaches » ou à un motvalise formé sur « moraille » (tenaille) et « vache », ainsi que le caporal Ricordeau, qu’une volonté supérieure, en jouant sur les expressions afférentes à « cordeau » et « rigueur », semble avoir ironiquement destiné à chercher sur les autres une autorité qui lui fait défaut : « Ricordeau, qui attend son galon de sergent, fronce les sourcils en nous regardant, pour faire croire qu’il a de l’autorité »(34).

29 - Ibidem, p. 29. 30 - Ibidem, p. 13. 31 - Ibidem, p. 102. 32 - « Nous nous faufilâmes vite jusqu’à son coin, où, toujours accroupi, [Vieublé] écoutait sans bouger l’adjudant bon garçon lui adresser en guise de punition quelques observations dépareillées sur la prudence à observer en première ligne et le respect dû aux supérieurs, sans lequel « tout le monde commanderait, chacun ferait comme il voudrait et on serait autant fichu de faire la guerre qu’un troupeau de cochons » », ibidem, p. 241. 33 - Ibidem, p. 26. 34 - Ibidem, p. 60.

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Il reste maintenant à se pencher sur les significations de ces nombreux rires de guerre, et sur leurs implications dans un domaine éthique qui semblait les exclure naturellement.

3. Humour éthique, humour politique ? L’humour des Croix de bois présente, on l’a vu, un grand nombre de fonctions esthétiques. Permettant l’identification du lecteur, la création d’une connivence avec les personnages, il sert également à alléger la trame énonciative noircie par le tableau des horreurs de la guerre. En tant qu’il divertit, il crée une rupture avec les aspirations morbides propres au roman de guerre, et retrouve dans ses décalages badins toute une tradition littéraire de caserne peuplée de soldats roublards et indociles. Toutefois, cette représentation souriante de la guerre se heurte à un problème éthique de taille, dont Dorgelès est bien conscient : faire rire de la guerre en 1919, alors qu’aucune des plaies qu’elle a ouvertes n’est encore refermée, et qui plus est offrir ce sujet à des civils, pouvait passer pour l’affichage d’un mépris affreusement déplacé envers les souffrances des soldats, en dépit du vécu de combattant propre à l’auteur. Dans une page célèbre de la fin du roman, ce dernier fait état du profond embarras que provoque chez lui l’emploi qu’il a fait de l’humour pour narrer sa guerre : « On a bien ri, au repos, entre deux marches accablantes, on a bien ri pour un peu de paille trouvée, une soupe chaude, on a bien ri pour un gourbi solide, on a bien ri pour une nuit de répit, une blague lancée, un brin de chanson… Un copain de moins, c’était vite oublié, et l’on riait quand même ; mais leur souvenir, avec le temps, s’est creusé plus profond, comme un acide qui mord… Et maintenant, arrivé à la dernière étape, il me vient un remords d’avoir osé rire de vos peines, comme si j’avais taillé un pipeau dans les croix de vos bois »(35). Alexandre Zotos ne s’y trompe pas, qui relève le caractère injustifié de ces regrets et souligne que cette « mauvaise conscience d’intellectuel » ne doit rien enlever au travail de fond de l’auteur pour retrouver le rire des soldats, ce rire manifestant un « vouloir-vivre, […] un instinct de conservation qui ne font que répondre au dénuement des poilus et à l’omniprésence de la mort »(36). En cela, il n’est pas choquant de penser que la meilleure façon de montrer ce rire de guerre si particulier consistait non seulement à le montrer, mais encore à le provoquer chez le lecteur, en lui faisant vivre un rire de détente des contextes d’urgence, qu’il soit un procédé de déréalisation des événements ou un rire physiologique du sursitaire, né avec la disparition passagère du danger.

35 - Ibidem, p. 285. 36 - Alexandre Zotos, Op. Cit., p. 91.

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Ainsi, ce recours à l’humour pouvait également revêtir des significations politiques largement mises à profit par Dorgelès. Il n’est que de constater, pour commencer, que l’usage esthétique du rire comme moyen de contraste avec les scènes d’horreur comporte chez les auteurs pacifistes, et en premier lieu dans Les Croix de bois un impact politique de taille, puisque chaque scène humoristique constitue un formidable outil pour préparer les épisodes guerriers, où les personnages ayant attiré la sympathie du lecteur souffriront mille maux, avant de mourir, dans bien des cas de figure. Il en va ainsi du chapitre ironiquement intitulé « Victoire », où les personnages raillent collectivement la couardise de Morache avant d’être propulsés dans une bataille affreusement meurtrière, au sein de laquelle Dorgelès déploie tous les artifices du réalisme pacifiste pour dénoncer l’absurdité de la guerre. A l’orée de l’assaut, le grand Sulphart lui-même a perdu tous ses moyens(37) : « Les cœurs sautèrent un grand coup, ou un seul cœur pour cette foule armée. – T’as bien l’adresse de chez moi ? dit encore Sulphart à Gilbert, d’une voix saccadée dont l’émotion entrechoquait les mots » (38). L’humour qui précède cet échange est un moyen de préparer le tragique, et de le mettre en relief, dans un jeu de tensions qui structure cette littérature de guerre si attirée par le fragment. A cette fonction de contraste, on l’a vu, s’ajoute une utilisation politique plus directe de l’humour et de l’ironie pour dénoncer le caractère absurde de la guerre, critiquer la hiérarchie ou moquer les « embusqués », ces civils ayant trouvé un moyen de ne pas combattre sur le front. Il en va ainsi du passage chargé d’argot et d’insultes où Lambert critique le vieil homme venu prendre sa place de fourrier et donc faire la guerre sans prendre les armes : « - C’est une vieille noix qui a eu ses deux fils tués, s’emportait le fourrier. Alors, il s’est engagé… Bien entendu, quand le colon a vu débarquer ce vieux zèbre-là, il n’a pas voulu le foutre dans la tranchée et il l’a nommé à ma place, sans s’en faire… […] Moi, je m’en fous de ses deux fils ! »(39). Mais cet humour politique a aussi des répercussions identitaires. En construisant un groupe de rieurs disposant de codes propres, qui se font sentir lorsqu’ils s’en prennent aux extérieurs, ou moquent les nouvelles recrues qui ne connaissent pas leur quotidien, Dorgelès reconstruit la communauté des soldats sous les yeux du lecteur, et l’y invite à demi, en lui faisant partager son humour, mais en l’excluant implicitement s’il n’est pas soldat, à travers la définition de catégories n’ayant théoriquement pas accès à ce rire. Lorsque les nouveaux soldats arrivent au cantonnement, l’un d’entre eux explique avoir gardé ses cartouches à portée de main pour réagir en cas d’attaque, 37 - Comme nous l’avons entrevu plus haut, Sulphart est à appréhender comme une allégorie de la vie, de la joie humaine, qui se déploie dans les contextes favorables, mais fane lors des épisodes de souffrance et de peur les plus sombres, où même son entrain ne parvient plus à s’exprimer : « Lui ne criait plus. Sa voix de braillard s’était prudemment assourdie ; il avait même rentré sa pipe, et avançait le dos courbé. » Roland Dorgeles, (2010) [1919], Les Croix de bois, Op. Cit., p. 37. 38 - Ibidem, p. 174. 39 - Ibidem, p. 159.

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ce qui fait rire aux larmes le reste de l’escouade, consciente selon Dorgelès qu’à ce moment de la guerre, on ne tirait pas un seul coup de fusil(40) : « Cette candeur inouïe nous faisait rire jusqu’à la suffocation. Le père Hamel en pleurait. Fouillard, lui, ne riait pas »(41). Le rire – ou le sourire – n’est ici accessible qu’aux initiés, y compris dans le lectorat, et vise à la création d’une partition éminemment politique entre combattants et non-combattants. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’au sein du groupe des combattants, en dépit de l’ancrage pacifiste du roman, l’humour correspond parfois à celui que relayait la presse de l’époque au service du pouvoir belliciste, un humour à toute épreuve, propre à des soldats français capables de supporter l’adversité et l’horreur de leurs conditions de vie en les déréalisant par le rire. L’épisode des gaz est représentatif de cette tendance, puisque les soldats de l’escouade abordent cette difficulté comme s’il s’agissait d’un jeu, dans un discours manquant singulièrement de vraisemblance : « -Ayez pas peur, gouaillèrent les camarades qui ramenaient leurs jambes pour nous laisser passer. C’est des boules puantes !... Si vous mettez vos groins à chaque coup, vous n’aurez même plus le temps de becqueter, ils nous en sonnent toute la journée »(42). Malgré l’ampleur de l’influence que put avoir Le Feu sur son premier roman de guerre, Dorgelès innove profondément en donnant à l’humour et au rire une place de premier choix pour créer l’équilibre avec des scènes d’horreur appartement au canon de la jeune littérature des tranchées. Politique, esthétique, l’humour des Croix repose sur un pari éthique brillamment relevé par notre auteur : celui de respecter la mémoire des siens en livrant une image moderne de la guerre, renouvelant des stéréotypes éculés pour rendre compte d’une réalité complexe : les soldats eurent besoin de rire dans les tranchées pour affronter la mort, l’ennui et la peur, autant qu’ils eurent besoin de pleurer. En cela, la disparition du rire à la fin du roman, lorsque Sulphart retrouve la vie civile loin de ses camarades morts au combat, laisse entendre combien cette guerre fut une exacerbation du sentiment de vie autant que de celui de mort, sentiment de mort qui prit le dessus avec le retour manqué à la vie civile de milliers d’hommes, désormais incapables de trouver leur place dans la société née d’une guerre pourtant victorieuse pour les forces de l’Entente.

40 - Pour lire les sévères attaques sur la véracité historique du roman menées par Jean Norton Cru, cf. CRU, Jean Norton, 1928, [2006], Témoins, Nancy, P.U.N., p. 587-593. 41 - Ibidem, p. 14. 42 - Ibidem, p. 236.

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Bibliographie BIANCHI, Nicolas, 2014, « Le Murmure des tranchées. Stylistique de la langue orale dans Le Feu d’Henri Barbusse », Les Cahiers Henri Barbusse, N° 38, p. 89-113. CRU, Jean Norton, 1928 [2006], Témoins, Nancy, P.U.N. CRUICKSHANK, John, 1982, Variations on catastrophe, Some French Response to the Great War, Oxford, Clarendon Press. DORGELES, Roland, 2010, [1919], Les Croix de bois, Paris, Albin Michel. DORGELES, Roland, 1929, Souvenirs sur les Croix de bois, Paris, La Cité des livres. NOGUEZ, Dominique, 2000, L’Arc-en-ciel des humours, Paris, Hachette. ROYNETTE, Odile, 2010, Les Mots des tranchées, Paris, Armand Colin. SCHOENTJES, Pierre, 1999, « Ironie et théories du rire : l’enseignement de Schopenhauer et de Bergson », in DEFAYS, J.-M., et ROSIER, L. (dir.), Approches du discours comique, Sprimont, Mardaga. SCHOENTJES, Pierre, 2009, Fictions de la Grande Guerre. Variations littéraires sur 14-18, Paris, Garnier. ZOTOS, Alexandre, 1994, « Les Croix de bois de Roland Dorgelès, ou comment parler du peuple ? », in, CHARRETON P., et COURT, A., Travaux, N° 83, « Du côté du populaire », Saint-Etienne, PUSE.

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L’humour dans les Contes de Bonaventure des Périers

L’humour dans les Contes de Bonaventure des Périers

Inès BEN ZAIED Université de Tunis - Tunisie

Au XVIe siècle, le mot « humour » n’existait pas en français. « Attesté isolément en 1725, puis repris en 1745, [c’]est un emprunt à l’anglais humour, lui-même de l’ancien français humeur et ayant eu la même évolution »(1). Au XVIIe siècle, le terme en anglais reprend au français le sens de “disposition à la gaieté”, tandis qu’en français, il prend une signification péjorative, en ne conservant que le sens de “disposition à l’irritation”. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, « humour » a un sens proche d’« esprit » ; Littré le définit encore par « gaieté d’imagination, verve comique »(2). En anglais, le sens du mot a évolué pour signifier « la faculté de présenter la réalité de manière à montrer les aspects plaisants, insolites ou parfois absurdes, avec une attitude empreinte de détachement »(3). Pourtant, « le XVIe siècle a surtout pour signe de songer nouvellement à l’homme complet, grave et enjoué, mutilé dès qu’on lui supprime le rire »(4). La littérature narrative de la Renaissance française a privilégié le comique, notamment avec les contes à rire. Sous l’influence de l’auteur italien Le Pogge, plusieurs recueils de nouvelles facétieuses ont été publiés en France. Dans Les nouvelles récréations et 1 - Dictionnaire historique de la langue française, t. I, sous la direction d’Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1993, p. 983. 2 - Ibid. 3 - Ibid. 4 - V. L. Saulnier, RHR, N° 7, numéro spécial : Facétie et littérature facétieuse à l’époque de la Renaissance, Mai 1978, p. 5.

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joyeux devis (5), publiées en 1558, Bonaventure des Périers dresse différents tableaux de la société du XVIe siècle. Nourri aussi bien de la tradition orale et des narrations populaires que de la culture humaniste et savante, il raconte des anecdotes puisées dans la vie quotidienne. Même si le rire est très fréquent au XVIe siècle, « l’humour » n’est pas présenté comme un des éléments du style de l’époque ; cependant, il semble marquer le passage au rire qui fait partie intégrante de l’écriture de Bonaventure des Périers. Comment se manifeste l’humour chez ce dernier ? Quelles sont les fonctions du rire dans Les nouvelles récréations et joyeux devis ? La malice « facétieuse » du conteur nous pousse à nous interroger sur le rapport entre le projet de l’auteur et la nature de l’humour qu’il adopte.

1. La dimension récréative de l’œuvre La dimension ludique du recueil est affichée dès le titre, à travers les expressions « joyeux devis » et « récréations ». Ces contes sont de « joyeux propos »(6), comme le précise Des Périers, dans la première nouvelle en forme de préambule. Le poème liminaire révèle déjà le ton du recueil : Hommes pensifz, je ne vous donne à lire Ces miens devis si vous ne contraignez Le fier maintien de voz frons rechignez Icy n’y ha seulement que pour rire. (7) 1.1. La primauté du rire L’auteur met l’accent sur la nécessité du rire et son pouvoir d’exorciser le mal de la mélancolie, favorisant la gaieté et la joie de vivre. En effet, il ne veut rien enseigner à son lecteur(8); dès la « Première nouvelle en forme de préambule », il écarte toute intention moralisatrice(9). Ce qui compte le plus, pour lui, c’est d’amuser le public. Bonaventure des Périers ne veut pas donner à ses propos des accents graves ou sérieux(10): 5 - B. des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, [désormais désignées par NR], édition établie, introduite et annotée par Krystyna Kasprzyk, Paris, Société des Textes Français Modernes, 1997. 6 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 13. 7 - NR, Sonnet liminaire, v1-v4, p. 2. 8 - « Une autre fois vous serez enseignez », NR, Sonnet liminaire, v7, p. 2. 9 - « Quant à moy, je ne suis point si scrupuleux. », NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 15. 10 - Depuis le Moyen Age, « le ton sérieux s’est affirmé comme la seule forme permettant d’exprimer la vérité, le bien, et de manière générale tout ce qu’il y avait d’important, et de considérable ». M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 82.

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Pensez vous que je loue ceste severité, rusticité, tetricité, gravité ? Je louerays beaucoup plus celuy de nostre temps, qui ha esté si plaisant en sa vie que, par antonomasie, on l’ha appellé le plaisantin.(11) En fait, « le comique et l’humour apparaissent comme l’envers du sérieux, de ce qui est utile, important et fiable ; ils s’opposent à la gravité qui recherche l’implication, l’adhésion et l’identification »(12). Ainsi, Bonaventure des Périers rompt avec les conventions du genre et opte pour la variété, refusant toute lecture traditionnelle de son œuvre. Il souhaite distraire le lecteur à qui il donne toute la liberté dans la lecture des contes : Ouvrez le livre : si ung compte ne vous plait, hay à l’aultre. Il y en ha de tous boys : de toutes tailles, de tous estocz, à tous pris et à toutes mesures, fors que pour plorer (13). Il n’impose à son lecteur aucun ordre de lecture, l’invitant à lire à son rythme, suivant ses désirs et ses envies. Il donne un conseil aux dames dans le préambule, en insistant sur l’importance du rire : « Qu’elles se réservent à rire quand elles seront à part elles » (14). En refusant de prendre position, l’auteur partage ce moment de joie avec son lecteur. Ses interventions directes sont le plus souvent imprégnées d’humour et confirment la finalité récréative de l’œuvre. De qui et de quoi doit-on rire ? Des Périers le précise dans son préambule : Riez seulement, et ne vous chaille si ce fut Gaultier ou si ce fut Garguille. Ne vous souciez point si ce fut à Tours en Berry, ou à Bourges en Touraine(15). Rions : Et dequoy ? de la bouche, du nez : du menton, de la gorge, et de tous noz cinq sens de nature. Mais ce n’est rien qui ne rit du cuer ; et, pour vous y aider, je vous donne ces plaisans comptes (16). L’usage récurrent du verbe rire (« riez », « rions », « rit »…), dans la « Premiere Nouvelle en forme de preambule », affirme la primauté du rire pour notre conteur. D’ailleurs, Bonaventure des Périers a une façon différente d’aborder les problèmes. Il vise surtout à divertir son lecteur, quitte à ne pas achever l’intrigue. 11 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 18. 12 - F. Evrard, L’Humour, Paris, Hachette, 1996, p. 4. 13 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 15. 14 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 17. 15 - Ibid. 16 - Ibid., p. 14.

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Dans la nouvelle 20, la chute finale, marquée par l’absence de dénouement produit un effet de surprise : Le prevost, qui les veid jeunes et peu fins, congneut bien que ce n’avoit pas esté eulx et les laissa aller, et fit la poursuite des volleurs qui avoyent faict le meurdre. Mais les trouva il ? Et qu’en sçay je mon ami ? je n’y estois pas(17). L’arrestation ou non des voleurs s’avère de moindre importance, car le but du conteur est essentiellement de faire rire. Pour surprendre son lecteur, l’auteur joue sur la gratuité des faits narrés, en laissant son histoire ouverte à diverses interprétations possibles. Ainsi, l’humour privilégie le pittoresque et l’inattendu garantit le rire. De ce fait, le conteur établit une forme de jeu, sous le regard complice et amusé de son lecteur qui ne doit surtout pas le prendre au sérieux. On remarque la fréquence des digressions permettant d’alterner entre récit et discours. Le narrateur ne manque pas d’introduire quelques interventions incongrues soulignant la fin grivoise de certaines nouvelles(18). Certes, le caractère ludique du récit instaure une connivence entre le narrateur et le lecteur. « Entre distance et complicité, désengagement et adhésion, l’humour fait appel à la complicité d’autrui, lance un clin d’œil vers l’autre, le tiers spectateur ou auditeur, indispensable à sa réalisation » (19). Ce dialogue permet donc d’engager le sens de l’humour d’un lecteur actif et sensible aux différents clins d’œil de l’auteur. 1.2. Humour et bonne humeur Frank Evrard affirme qu’« en Angleterre, au XVIe siècle, le mot humour connaît une grande extension puisqu’il ne désigne plus seulement les humeurs au sens médical du terme, mais aussi des caractères, des types humains déterminés par un afflux abondant de sang, de bile ou de Phlegme »(20). Quel rapport y-a-il donc entre « humeur » et « humour », dans Les nouvelles Récréations et Joyeux Devis ? Le terme « humeur » est lié à un état d’âme ; Bonaventure des Périers met souvent en scène des êtres excentriques, comme le coléreux ou le flegmatique, ou encore l’ivrogne complètement soumis à sa passion de boire (21). Il favorise un parti pris de comique fondé sur des types humains. 17 - NR, N20, p. 101. 18 - « Mais, qu’est-ce que je vous compte ? Pardonnez moy, mesdames : ce ont esté les cochetz qui m’ont faict cheoir en ces termes. Par mon ame c’est une si douce chose qu’on ne se peult tenir d’en parler à tous propos. Aussi n’ay je pas entrepris au commencement de mon livre de vous parler de rencherir le pain », NR, N 86, p. 298. 19 - F. Evrard, L’Humour, op. cit., p. 7. 20 - Ibid., p. 11. 21 - «… il renonça à ce fascheux cousturage, pour se retirer au plaisant mestier de boire. Lequel il entretint vaillament. », NR, N77, p. 272.

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Au début de la nouvelle 19, le narrateur insiste sur la bonne humeur du savetier Blondeau. « Gaignant sa vie joyeusement »(22), le personnage « tout le long du jour […] chantoit : et resjouissoit tout le voisiné »(23). Cependant, depuis le jour où il a trouvé une somme d’argent, il est devenu de plus en plus soucieux : Lors il commença de devenir pensif. Il ne chantoit plus. Il ne songeoit qu’en ce pot de quinquaille. (24) Victime de mélancolie, il ne retrouve sa gaieté et sa joie de vivre que lorsqu’il se débarrasse de cet argent, sans le moindre regret : Mais à la fin il se vint à recongnoistre, disant en soymesme, « Comment ? je ne fay que penser en mon pot. Les gens congnoissent bien à ma fasson qu’il y ha quelque chose de nouveau en mon cas. Baa, le diable y ayt part au pot : il me porte malheur ». En effect, il le va prendre gentiment, et le gette en la riviere : et noya toute sa melancholie avec ce pot (25). Dans la nouvelle 45, le personnage souffrait de grands problèmes de langage ; il « n’eust sceu dire trois motz sans begueyer, et encore demeuroit il une heure à les dire»(26). Le narrateur explique qu’« un tel vice ne provient que d’une humeur colerique abondante extremement en l’homme, laquelle l’empesche de moderer sa parolle »(27). En effet, seul le rire permettra d’éviter d’être en colère et d’échapper à cette maladie mentale. Les auteurs du XVIe siècle ont privilégié le rire, qui « est célébré comme marque absolue, spécifique et unique de l’essence humaine »(28). Ainsi, Rabelais pense que « Mieulx est de ris que de larmes escripre / Pource que rire est le propre de l’homme»(29). Quant à Bonaventure des Périers, il met l’accent, lui aussi, sur les vertus du rire. Il ne manque pas d’expliquer son pouvoir thérapeutique. Dans la nouvelle 89, le personnage se rétablit grâce à son singe qui l’a fait rire, et non pas sous l’effet des médicaments :

22 - NR, N19, p. 96. 23 - Ibid. 24 - Ibid., p. 97. 25 - Ibid. 26 - Ibid, N45, p. 186. 27 - Ibid, N45, p. 186. 28 - D. Bertrand, « “Le propre de l’homme” : évolution d’un cliché apologétique, ironique et ludique » in La Comédie sociale, sous la direction de Nelly Feuerhahn, et Françoise Sylvos, coll. « Culture et Société », Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, p. 32. 29 - F. Rabelais, « AUX LECTEURS », Gargantua, Œuvres Complètes, édition établie, présentée et annotée par M. Huchon, avec la collaboration de F. Moreau, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1994, p. 4.

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ilz furent tous resjouis, mais le malade encores plus. Car il se leva gentiment du lict et fit bonne chere, Dieu merci et le singe (30). Pour le conteur, le rire semble le seul remède capable de guérir les maladies les plus incurables. La thérapie par le rire s’avère donc plus efficace que celle du médecin: Car au moyen de la soubdaine et inopinee joye, les espritz se revigorerent, le sang se rectifia, les humeurs se remirent en leur place, tant que la fiebvre se perdit (31). Le narrateur utilise ici des termes « médicaux » afin de donner une explication scientifique au phénomène. Le rire procure la joie, mais peut également avoir des effets bienfaisants sur la santé. Etait-ce uniquement de l’humour ?

2. Un esprit « facétieux » Bonaventure des Périers accumule les plaisanteries et les anecdotes, puisées dans l’univers quotidien du XVIe siècle. Il adopte le ton léger de la facétie qui est avant tout « affaire de climat : gaieté et bonne humeur »(32). Pour Nicolas Kiès, « l’association du devis et de la facétie n’en est pas moins riche d’enseignements : le devis, par sa liberté de ton, sa capacité à accueillir les sujets les plus humbles, fait bon ménage avec la notion de divertissement, et suscite volontiers le rire »(33). 2.1. Rire des travers humains Ce conteur rit de certains travers humains ; il joue avec les stéréotypes, en mettant en scène des femmes niaises ou rusées, des hommes de loi abusant de leur pouvoir, des prêtres hypocrites et ignorants. En outre, il tourne en dérision les hommes de savoir, non sans une teinte d’humour : …les hommes sçavans ne font pas voulentiers des enfans des plus spirituelz du monde, (je croy que c’est par ce qu’ilz laissent leur esprit en leur estude, quand ilz vont coucher avec leurs femmes)… (34) La nouvelle 11 met en scène un docteur en la faculté de Decret, qui feint la maladie pour ne pas donner un cours aux étudiants des écoles des Quatre Nations. Sous prétexte d’être blessé par un bœuf, le personnage veut surtout éviter d’affronter un nouveau public qu’il redoute : 30 - NR, N89, p. 307. 31 - Ibid. 32 - V. L. Saulnier, op. cit., p. 7. 33 - N. Kiès, « Pratiques du devis dans la littérature narrative du XVIe siècle : Le devis face au dialogue » in Panurge, 2009, p. 20/22 (article en ligne publié sur http://www.panurge.org). 34 - NR, N74, pp. 265-266.

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« Viensça, eh mon Dieu, va t’en aulx escholles, et leur dy que je suis mort, et qu’un beuf m’ha tué : et que je ne sçaurois aller faire ma lecture : et que ce sera pour une aultre foys. » (35) La confusion du Docteur se traduit dans l’emploi de l’interjection « eh mon Dieu » et des propositions « je suis mort », « un beuf m’ha tué », rendant la scène plus comique. L’enseignant, aussi arrogant que maladroit, est également l’objet d’une plaisante moquerie. Le barbier qui arrive pour soigner le docteur découvre qu’il s’agit tout simplement d’une blessure imaginaire : Le barbier voyant bien que le bon homme n’estoit malade que d’aprehension pour le contenter, il y mit un appareil legier : et luy banda la jambe, en luy disant que cela suffiroit pour le premier appareil : « et puis, dit il, monsieur nostre maistre, quand vous aurez advisé en quelle jambe est vostre mal, nous y ferons quelque aultre chose». (36) Cette situation amusante contribue à ridiculiser davantage le personnage, perçu comme un faux-savant. « Prêt à railler l’ignorance des primitifs, [Des Périers] s’amuse surtout à persifler la présomption des demi-lettrés, ce qui trahit pleinement la nature savante de son œuvre. »(37). Pour susciter le rire et amuser le lecteur, Bonaventure des Périers n’hésite pas à donner une image déformée du monde et de la réalité. Pour Lionello Sozzi, « l’anecdote grivoise prend ici sa place à côté de mille autres motifs, miroir étincelant et cocasse d’un monde où le risible se rencontre à chaque pas, galerie divertissante de silhouettes et de profils, compte rendu railleur des faiblesses et des vices des hommes»(38). 2.2. Des situations insolites Le cadre facétieux de la nouvelle 54 nous présente un schéma peu habituel de l’adultère opposant le mari, l’amant et l’écolier, amoureux lui aussi de la dame. En recourant à la ruse(39), ce dernier s’introduit chez la dame et prend la place de l’amant :

35 - NR, N11, p. 61. 36 - Ibid., p. 63. 37 - L. Sozzi, Les Contes de Bonaventure des Périers, contribution à l’étude de la nouvelle française de la Renaissance, Genève, Slatkine Reprints, 1998 (réimpression de l’édition de Turin, 1965), p. 421. 38 - Ibid., p. 420. 39 - Le personnage découvre le code secret des deux amoureux qui consiste à aboyer comme un petit chien.

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L’aultre escollier se retourne coucher, et appaisa la dame le mieulx qu’il peut, à laquelle il fut force de prendre patience : et depuis il trouva façon de s’accorder avec le petit chien, qu’ilz iroyent chasser aux connilz chascun en leur tour : comme bons amys et compagnons(40). Ces substitutions amoureuses illustrent un écart par rapport à la norme. Les différents personnages s’adaptent à cette nouvelle situation. En suspendant des évidences acceptées par tous, le conteur installe l’ambiguïté et la confusion dans l’esprit du lecteur. Néanmoins, « L’amour […] implique au moins humour sur soimême, connivence avec son corps, gaieté d’aimer et de le dire (de l’écrire), partage de la joie… »(41). Dans la nouvelle 62, un jeune garçon s’habille en fille et se nomme « Thoinette » afin d’entrer dans un couvent et abuser des religieuses. Par son déguisement, il transforme le lieu de prière et de chasteté en lieu de débauche. En découvrant la vérité, l’abbesse semble choquée ; elle s’écrit : « Jesu Maria : ah Sans faulte dit elle, et est ce vous ? Mais qui l’eust jamais cuidé estre ainsi, que vous m’avez abusée ? »(42). Cependant, elle fait preuve de sagesse et de discrétion afin de sauver l’honneur de ses religieuses et la réputation du couvent : Toutefois, qui eust elle faict ? sinon qu’il fallut y remedier par patience, car elle n’eust pas voulu scandalizer la religion. Seur Thoinette eut congé de s’en aller, avec promesse de sauver l’honneur des filles Religieuses(43). Pour Guy Demerson, « le mutisme de la tolérance, l’indulgence adoptée pour sauver les convenances, sont une forme de complicité avec les élans naturels que réprouve la morale sociale »(44). Ainsi, l’auteur incite le lecteur à s’interroger sur la possibilité de transgresser les normes ou de leur substituer de nouvelles valeurs. En portant un regard ironique sur les modèles, il évoque différentes situations insolites et imprévisibles qui créent le comique.

40 - NR, N54, p. 209. 41 - G.-A. Pérouse, « Amour et humour au siècle humaniste » in La Peinture des Passions de la Renaissance à l’Âge classique, Actes du colloque international Saint-Etienne (avril 1991), Textes réunis par Bernard Yon, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 1995, p. 21. 42 - NR, N62, p. 232. 43 - Ibid. 44 - « Bonaventure Des Périers : La nouvelle, art de patience » in Prose et prosateurs de la Renaissance, Mélanges offerts au Professeur Robert Aulotte, ouvrage publié par le concours du Centre national des Lettres, Paris, SEDES, 1988, p. 68.

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2.3. Le décalage linguistique Plusieurs mécanismes humoristiques sont exploités dans un registre facétieux. Très souvent, le décalage linguistique crée une situation comique. Le personnage de la nouvelle 43 est « un homme de mauvais gouvernement : il ha mangé le dot de sa premiere femme »(45). Sa mauvaise réputation pousse une jeune fille naïve à refuser de l’épouser. Pour elle, « c’est le plus mauvais homme, Il avoit une femme qu’il ha faict mourir : il luy ha mangé le dos »(46). Il s’agit d’un jeu de mots fondé sur l’homonymie entre « dos » et « dot » et permettant au narrateur de conclure sur une note d’humour : Mais elle n’avoit point du tout tort, de n’en vouloir point, Car combien qu’un homme ne soit pas si affamé de manger le dot d’une femme, comme s’il luy mangeoit le dos, si est ce qu’ilz ne vallent gueres ny l’un ny l’autre pour elles(47). Dans la nouvelle 42, une femme du peuple vient voir un conseiller pour lui demander de lui venir en aide. Elle commet une erreur, en confondant son nom « Lay » et l’adjectif « laid » : « Monsieur, on m’ha dict qu’il fault que ce soit un conseillier bien laid qui rapporte ma resqueste. J’ay bien regardé tous ceulx qui sont entrez : Mais je n’en ay point trouvé de plus laid que vous » (48). Le conteur fait l’éloge de la simplicité et du bon sens populaires. Il joue souvent sur l’ambiguïté au niveau du discours, créant un décalage sur le plan de la communication verbale. La nouvelle 40 met en scène des personnages qui ne se comprennent pas. Des situations comiques surviennent entre le prêtre et un berger, au moment de la confession : « Or ça, mon amy, avez vous bien gardé les commandemens de Dieu ? » « nenny » disoit le berger. « c’est mal faict. Et les commandemens de l’Eglise ? » « nenny : » Lors dit le prebstre, « Qu’avez-vous doncq gardé ? » « Je n’ay gardé que les brebis, » dit le bergier (49).

45 - NR, N43, p. 180. 46 - Ibid, p. 181. 47 - Ibid. 48 - Ibid, N42, p. 179. 49 - Ibid, N40, p. 172.

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La naïveté du berger amuse le lecteur. Le rire est fondé sur la création de malentendus et d’équivoques, révélant l’absence de communication entre ces deux catégories sociales. 2.4. Des personnages facétieux « La facétie ne saurait se réduire à un catalogue de bons mots ou de bons tours, à un ensemble de traits linguistiques propres à susciter le rire : elle est aussi perçue, dès l’antiquité, comme un mode de sociabilité. » (50) Certains personnages du recueil sont eux-mêmes facétieux, comme le célèbre Jehan de Pontalais qui employait le barbier orgueilleux « à toutes heures en ses farces et jeux »(51). Chichouan, le tambourineur, était « homme recreatif et plein de bons motz : pour lesquelz il estoit aussi bien venu par toutes les maisons comme son tabourin »(52). Maître Pierre Faifeu est un homme de nature joyeuse(53), dont les friponneries suscitent le rire. Étant « plein de bons motz et de bonnes inventions »(54), il passait sa vie à jouer des tours aux uns et aux autres. Le plaisantin, héros de la première nouvelle, est connu pour son humour et sa joie de vivre, jusqu’aux derniers moments de sa vie(55). Même dans des circonstances dramatiques ou tragiques, il continue à rire de lui-même et à plaisanter au sujet de sa mort imminente(56). Le point commun entre ces personnages, c’est la gaieté et la bonne humeur. Par ailleurs, Les nouvelles Récréations et Joyeux Devis sont aussi peuplés de fous, de gueux, d’ivrognes et de toutes sortes de marginaux qui participent de l’atmosphère joviale du recueil. La nouvelle 2 met en scène trois fous, à savoir Paillette, Triboulet et Polite. A la fin du récit, le narrateur s’adresse directement au lecteur et l’intègre à l’univers des contes : Or ça, les folz ont fait l’entrée. Mais quelz folz ? Moy tout le premier à vous en compter : et vous le second à m’escouter (57). Il est clair que, dans ce genre de narration, les héros peuvent être des fous également, mais voilà que le conteur en fait partie, et le lecteur aussi. Dans le sonnet liminaire, l’auteur incite ce dernier à vivre cette expérience : « Donnons, donnons 50 - Nicolas Kiès, « Devis et sociabilité facétieuse dans les Nouvelles Récréations de Des Périers » in Méthode ! N° 14, Vallongues, 2008, p. 99. 51 - NR, N30, p. 141. 52 - NR, N49, p. 198. 53 - A la fin de la nouvelle, le personnage est qualifié, par le narrateur, de « dehait » qui signifie « joyeux et allègre ». NR, N23, p. 113. 54 - Ibid., p. 108. 55 - « tant il mourut plaisammant », NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 18. 56 - Ibid., pp. 18-19. 57 - NR, N2, p. 23.

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quelque lieu à la folie »(58). En provoquant le rire par tous les moyens, le conteur a réussi à consoler le public. Grâce à la finesse à l’ingéniosité de son style, il a su « faire place à la folie positive d’où surgit la vraie sagesse »(59).

3. Un projet d’auteur Dans la « Premiere Nouvelle en forme de preambule », l’auteur révèle à son lecteur le dessein de son œuvre : Je vous gardoys ces joyeux propos à quand la paix seroit faicte, affin que vous eussiez dequoy vous resjouir publiquement et privement, et en toutes manieres.(60) Il semble confirmer ce que l’imprimeur a déjà annoncé au début du recueil : Les personnes tristes et angoissées, s’y pourront aussi heureusement recréer, et tuer aisément leurs ennuys. (61) Des Périers, lui-même, affirme que « le plus gentil enseignement pour la vie, c’est Bene vivere et laeteri »(62). « Bien vivre et se resjouir »(63), voilà une maxime qui résume l’essentiel de ce que le conteur a voulu montrer à ses lecteurs, en puisant dans la philosophie d’Epicure : Mon amy, accoustumez-vous y. Prenez le temps comme il vient : laissez passer les plus chargez. (64) Certes, la Renaissance était marquée par le retour de la philosophie épicurienne. En cultivant la gaieté et la joie de vivre, le narrateur invite le lecteur à profiter de l’instant, d’autant plus que cette « grande felicité […] est octroyée à si peu d’hommes » (65) : Et puys je me suys avisé que c’estoit icy le vray temps de les vous donner : car c’est aux malades qu’il fault medecine ; et vous asseurez que je ne fais pas peu de chose pour vous, en vous donnant dequoy vous resjouir : qui est la meilleure chose que puysse faire l’homme. (66) 58 - NR, Sonnet, p. 2. 59 - J.-C. Arnould, « L’”auteur” invisible : Les Nouvelles Recreations et Joyeux Devis de feu Bonaventure des Periers, de Robert Granjon », in Conteurs et romanciers de la Renaissance, Mélanges offerts à GabrielAndré Pérouse, études recueillies et présentées par J. Dauphiné et B. Périgot, Paris, Editions Champion, 1997, p. 34. 60 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 13. 61 - NR, « L’Imprimeur au Lecteur », p. 3. 62 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 14. 63 - Ibid. 64 - Ibid. 65 - Ibid., p. 19. 66 - Ibid., pp. 13-14.

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Bonaventure des Périers nous donne « moyen de tromper le temps, meslant des resjouissances parmy [nos] fascheries, en attendant qu’elle se face de par Dieu »(67). Ainsi, le rire constitue une victoire sur le Temps, que l’Imprimeur du livre considère comme le véritable ennemi de l’homme, ce « glouton devorateur de l’humaine excellence »(68). Grâce à toutes ces stratégies mises en œuvre, le conteur tente d’échapper à la souffrance et à la tristesse(69). Si on ne peut rien faire face à la médiocrité, face à (70) l’oppression, il convient d’en rire . Bonaventure des Périers crée, de ce fait, une atmosphère d’insouciance qu’on perçoit dans la référence au proverbe « ainsi va le monde »(71). Son détachement correspond à un art de vivre, à une philosophie de la vie : …Et pour cela, vous faut il desesperer ? Ne vault-il pas mieux se resjouir en attendant mieux : que se fascher d’une chose qui n’est pas en nostre puissance ? [...] Ne vous chagrinez point d’une chose irremediable : cela ne faict que donner mal sur mal, croyez-moy, et vous vous en trouverez bien. (72) A travers « la verve d’un comique étincelant »(73), Bonaventure des Périers invite son lecteur à dépasser une vision tragique du monde, liée à la précarité de la condition humaine. Son esprit ludique lui a permis de dissimuler son amertume et sa déception. C’est peut-être ce même sentiment de désenchantement qui l’aurait poussé à se suicider, ne pouvant mettre fin à son angoisse.

Conclusion Dans Les nouvelles récréations et joyeux devis, de nombreuses historiettes sont ancrées dans la réalité contemporaine. Les scènes comiques se multiplient et attestent le dessein purement facétieux de l’œuvre. L’humour chez notre conteur se perçoit à travers la légèreté affichée, l’écart, la rupture et la distanciation. Son attitude enjouée, son ironie subtile et mordante lui ont permis de « transmettre une sorte de chronique

67 - Ibid., p. 13. 68 - NR, « L’Imprimeur au Lecteur », p. 3. 69 - « Assez assez les siecles malheureux Apporteront de tristesse entour eux, Donq au bon temps prenez esjoussance. » NR, Sonnet final « de l’autheur, Aux Lecteurs », v9-v11, p. 313. 70 - Devant la réponse insensée du fou, l’Archediacre « ne sçavoit que faire, de s’en fascher ou de s’en rire : mais il se tourna du bon costé. Car il appaisa un peu sa colere », NR, N4, p. 30. 71 - NR, N59, p. 222. 72 - NR, « Premiere Nouvelle en forme de preambule », p. 14. 73 - L. Sozzi, Les Contes de Bonaventure des Périers, contribution à l’étude de la nouvelle française de la Renaissance, op. cit., p. 371.

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amusée de son temps »(74). D’ailleurs, « Noël du Fail et Bonaventure des Périers. Tous deux offrent le double visage de doctes humanistes pour qui le plaisir de faire rire et de conter n’est pas incompatible avec la culture lettrée »(75). Le monde risible de cet auteur puise dans les contradictions du réel. Son œuvre joyeuse incite le lecteur à profiter des plaisirs de la vie. « Dans un monde déchiré par des troubles et des guerres, dans l’angoisse des luttes et des soucis quotidiens, au sein des misères, des injustices et des souffrances, le conte a la fonction de nous procurer un moment très précieux de répit, l’auteur veut nous faire le cadeau d’une heure souriante et tranquille, d’une joie reposante et sereine »(76). Grâce au rire guérisseur, il a voulu vaincre la grisaille des jours. L’humour s’avère donc la seule solution possible, le seul moyen permettant d’assurer le salut de l’homme. Tel Rabelais, Bonaventure des Périers a ouvert une voie à l’humour, pas uniquement le rire enchanteur, mais l’humour sinistre ou gai qui va se poursuivre dans les siècles suivants.

Bibliographie ARNOULD, Jean-Claude, 1997, « L’”auteur” invisible : les Nouvelles Recréations et Joyeux Devis de feu Bonaventure des Périers de Robert Granjon » in Conteurs et romanciers de la Renaissance, Mélanges offerts à Gabriel-André Pérouse, études recueillies et présentées par James Dauphiné et Béatrice Périgot, Paris, Editions Champion, pp. 27-37. AUBRIT, Jean-Pierre, 1997, Le conte et la nouvelle, Paris, Armand Colin/Masson. BAKHTINE, Mikhaïl, 1970, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard. BERTRAND, Dominique, 1997, « “Le propre de l’homme” : évolution d’un cliché apologétique, ironique et ludique », La Comédie sociale, sous la direction de Nelly Feuerhahn, et Françoise Sylvos, coll. « Culture et Société », Paris, Presses Universitaires de Vincennes, pp. 31-42. DEMERSON, Guy, 1988, « Bonaventure Des Périers : La nouvelle, art de patience » in 74 - L. Sozzi, « La satire du monde intellectuel dans les Contes de Des Périers », in Regards sur la Renaissance 1, Textes et Conférences de la Société des Amis du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Amboise, Editions du Cygne, 1993, p. 57. 75 - J.-P. Aubrit, Le conte et la nouvelle, Paris, Armand Colin/Masson, 1997, p. 20. 76 - L. Sozzi, « Tendances politiques et sociales chez les conteurs du seizième siècle » in Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance, études réunies et présentées par Franco Simone, Turin, Académie des Sciences, 1974, p. 249.

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Prose et prosateurs de la Renaissance, Mélanges offerts au Professeur Robert Aulotte, ouvrage publié par le concours du Centre national des Lettres, Paris, SEDES, pp. 6576. DES PÉRIERS, Bonaventure, 1997, Les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, édition établie, introduite et annotée par Krystyna Kasprzyk, Paris, Société des Textes Français Modernes. EVRARD, Franck, 1996, L’Humour, Paris, Hachette. KIÈS, Nicolas, 2008, « Devis et sociabilité facétieuse dans les Nouvelles Récréations de Des Périers » in Méthode ! N° 14, Vallongues, pp. 95-103. KIÈS, Nicolas, 2009, « Pratiques du devis dans la littérature narrative du XVIe siècle : Le devis face au dialogue » Panurge, p. 20/22 (article en ligne publié sur http://www. panurge.org). PÉROUSE, Gabriel-André, 1995, « Amour et humour au siècle humaniste » in La Peinture des Passions de la Renaissance à l’Âge classique, Actes du colloque international Saint-Etienne (avril 1991), Textes réunis par Bernard Yon, Publications de l’Université de Saint-Etienne, pp. 11-21. RABELAIS, François, 1994, Gargantua, Œuvres Complètes, édition établie, présentée et annotée par M. Huchon, avec la collaboration de F. Moreau, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard. SAULNIER, V. L, 1978, RHR, N° 7, numéro spécial : Facétie et littérature facétieuse à l’époque de la Renaissance, Préface, pp. 5-7. SOZZI, Lionello, 1947, « Tendances politiques et sociales chez les conteurs du XVIe siècle » in Culture et politique en France à l’époque de l’humanisme et de la Renaissance, Études réunies et présentées par Franco Simone, Turin, Académie des Sciences, pp. 249-268. SOZZI, Lionello, 1998, Les Contes de Bonaventure des Périers, contribution à l’étude de la nouvelle française de la Renaissance, Genève, Slatkine Reprints (réimpression de l’édition de Turin, 1965). SOZZI, Lionello, 1993, « La satire du monde intellectuel dans les Contes de Des Périers », in Regards sur la Renaissance 1, Textes et Conférences de la Société des Amis du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Amboise, Editions du Cygne, pp. 55-76.

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La perversion intertextuelle dans Monsieur de Phocas de Jean Lorrain : un humour fin de siècle

La perversion intertextuelle dans Monsieur de Phocas de Jean Lorrain : un humour fin de siècle Nakpohapédja Hervé COULİBALY Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire

Introduction Des théoriciens ont essayé de définir l’humour dans les textes littéraires ou dans l’agir quotidien de l’homme (Dominique Noguez, 2000). Pourtant, cette pratique s’exerce selon une culture certaine, et beaucoup plus, par rapport à un niveau de connaissances qui, s’il ne convient pas au spectateur ou au lecteur, peut sembler un non lieu quel que soit l’acte produit par l’humoriste indiqué. Rions un peu en révélant qu’à la fin de chaque siècle, il survient une série de rumeurs et d’informations qui déroutent les populations. À titre d’exemple, l’an 2000 a été annoncé comme la fin du fonctionnement de tous les systèmes informatiques dans le monde et par ricochet, la fin du monde puisque ce bouleversement devrait mettre fin à toute forme d’existence d’autant plus qu’une sombre obscurité s’abattrait sur le monde, et pour de bon. Reflet de la société, le roman apparaît comme un moyen d’extériorisation des peurs, des inquiétudes et bien entendu, il demeure une voie incontestable de dénonciation des travers de la société. À cet effet, le roman français de la fin du XIXe siècle a fortement subi les impacts de l’évolution d’un monde dominé par les progrès scientifiques et l’esprit positiviste. Alors que l’essor de toute société devrait reposer sur le principe d’une amélioration des conditions de vie. Cette atmosphère riche en mutations révèle, en littérature, un contraste saisissant, perceptible à travers la déconstruction scripturale des livres qui permet aux différents auteurs d’actualiser la réflexion sur 181

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le fonctionnement interne du roman considéré dans sa spécificité littéraire. Ainsi, des écrivains décadentistes comme Jean Lorrain publient des œuvres dont la singularité émanent tant de la trame diégétique que de l’élaboration des discours des instances énonciatrices. Dans Monsieur de Phocas, par exemple, la plume de l’auteur vise à produire un roman-théâtre dénonçant l’hypocrisie de la société. En examinant son mode opératoire, principal objet de notre préoccupation, il apparaît clairement que des desseins soutiennent l’imbrication transgénérique et transtextuelle de sa plume. Quelles en sont la substance et l’ampleur ? Autrement dit, en quoi la convocation de divers textes participe-t-elle de l’humour dans Monsieur de Phocas ? Ces différents questionnements postulent une approche linguistique de la question de l’humour dans le corpus choisi. En la matière, outre Dominique Maingueneau, Catherine KerbratOrecchioni et Alain Rabatel, entre autres, Jean-Charles Chabanne sera le critique dont les travaux guideront notre démarche. Nous nous appuyons sur ses travaux relatifs au verbal, au paraverbal et non-verbal dans l’interaction verbale humoristique dans la mesure où « l’étude des propriétés spécifiques du texte humoristique (c’est-à-dire du matériel verbal)” infère une prise en compte de “l’étude des propriétés spécifiques de l’interaction humoristique”(1). Une telle démarche établira les prolégomènes du dispositif humoristique avant d’examiner l’exogénéité intertextuelle pour en exposer l’éclosion du roman-théâtre comme un humour complet.

1. Prolégomènes du dispositif humoristique L’approche définitionnelle de l’humour demeure une préoccupation majeure pour tous les critiques qui s’y intéressent. Plusieurs types d’humour sont ainsi énoncés : l’humour juif, l’humour noir, l’humour fin de siècle, entre autres, et ce, sur la base de certaines récurrences linguistiques et/ou culturelles. La plupart des études sur le sujet retiennent pour finalité le comique, la satire et le rire. Au regard de ces notions, comment appréhender l’humour dans le cadre d’une étude à la fois littéraire et linguistique ? 1.1. Le rire, facteur indispensable du processus humoristique Le rire est l’action d’émouvoir le visage en créant une dilatation de la bouche suivie d’un bruit dont la transcription est fonction du type de rire. Frédéric Worms, dans la préface de l’œuvre de Henri Bergson, énonce, à ce propos, que « le rire est une norme qui se propage, une obligation, pour ainsi dire, contagieuse »(2). Cette norme 1 -Jean-Charles Chabanne, 1999, « Verbal, paraverbal et non-verbal dans l’interaction verbale humoristique » dans Approches du discours comique, actes de la journée d’étude Adiscom-Corhum (Juillet 1995), dir. J.M. Dufays et L. Rosier, Bruxelles : Mardaga, coll. “Philosophie et langage, 1999, p. 12. 2 - Frédéric Worms, préfacier de Le rire. Essai sur la signification du comique de Henri Bergson, (1900, 2012), Paris, Quadrige PUF, p. 10.

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semble être étroitement liée à un partage de codes entre celui qui rit et celui ou ce qui suscite l’action de rire. La notion d’obligation implique une volonté de la part de celui qui veut faire rire et par extension, cela exige de lui la maîtrise d’une somme de codes linguistiques et gestuels susceptibles de provoquer le rire. C’est à ce prix que la contagion trouverait son sens. Or, l’humour « n’est pas solipsiste. Pour en faire, il faut être deux »(3). Ce dualisme déjà évoqué par Henri Bergson postule une interaction entre différents acteurs puisque c’est, in fine, pour véhiculer une idée hilarante vu que « le rire cache une arrière-pensée d’entente », presqu’une « complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires »(4). L’on peut avancer aisément que le rire ne peut être isolé, cloisonné ou insolite. Il est le résultat d’un ensemble d’indices codifiés et agencés pour éclore selon le cas. C’est pourquoi, il « doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale »(5), fait remarquer Bergson. Mieux, « il peut servir à signifier le dédain, l’adhésion, la soumission... »(6) relève Jean-Marc Defays. Dans tous les cas, Jean Marc Moura, en affirmant que « le rire est un puissant révélateur des valeurs sociales»(7), invite tout critique à circonscrire l’acte dans une cadre spatio-temporel certes, mais également, dans un contexte socioculturel qui prendrait en compte les tenants et les aboutissants. 1.2. Le comique et/ou la dérision, une question de choix Le comique s’appréhende, a priori, par ses effets hilarants qui en constituent l’une des finalités puisqu’après le rire, il faut bien examiner ce qui a été tourné en dérision, étant admis que l’homme ne peut rire et réfléchir à la fois. Le comique est un complément du rire voire une suite logique même si la couleur du second rime avec le fait décrit ou relaté. Tout compte fait, la notion suggère une approche pluridisciplinaire dans la mesure où il découle tout de même du rire. Le comique est culturel, social et donc anthropologiquement ancré dans une ethnographie qui en balise les contours. Ainsi, un comédien allemand ne susciterait pas le même type de rire face à un public composite dont les habitudes germaniques ne sont pas sues de tous. De même, devant un comédien ivoirien, un public restera de marbre s’il ignore les réalités du pays du comédien, il en serait de même pour un humoriste français face à des spectateurs qui ne partagent pas les mêmes idiomes culturels. Pourtant, la présentation corporelle ainsi que les vêtements peuvent provoquer le rire parce qu’ils possèdent des aspects comiques. Cela induit que l’on peut rire sans en savoir les raisons profondes. Toute chose qui serait à ne pas confondre avec la raillerie qui est une caractéristique du comique. Il en est de même pour une œuvre de la trempe de Monsieur de Phocas, dont 3 - Dominique Noguez, 2000, L’arc-en-ciel des humours, Paris, Librairie Générale Française, p. 17. 4 - Henri Bergson, 1900, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Quadrige PUF, éd. 2012, p. 5. 5 - Henri Bergson, Op. cit., p. 6. 6 - Jean-Marc Defays, 1996, Le comique, Paris, Seuil, p. 6. 7 - Jean-Marc Moura, 2010, Le sens littéraire de l’Humour, Paris, PUF hors collection, p. 37.

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les aspects hilarants sont explicités en notes de bas de pages mêmes si ce n’était pas l’objectif de l’éditeur. Jean-Marc Defays s’interroge d’ailleurs sur l’effet et les sources du rire : « Le rire est-il un effet immédiat du comique, ou l’effet de l’effet ? »(8). À l’analyse, pris isolement, l’acte dit comique ne l’est que pour celui qui a une appréhension certaine de la notion dans sa culture ou dans une culture d’adoption. Les stimuli du comique étant nombreux et variés, il convient de considérer l’acte comme un contrat entre le comédien, le spectateur ou lecteur. Ce contrat suppose également le balisage des circonstances d’émission de l’acte comique puisque la forme « d’humour [ici], consistera à déguiser une amabilité en méchanceté, une autre, inversement, à travestir une méchanceté en amabilité »(9). Ainsi, les textes exogènes à Monsieur de Phocas font écho à une perversion intertextuelle humoristique chez Jean Lorrain d’autant plus que, selon Jean-Marc Moura, « l’humour se présente comme une vision du monde qui utilise le comique sans se confondre avec lui. Il est ainsi opposé à l’ironie »(10).

2. L’exogénéité intertextuelle : confusion, profusion ou élargissement culturel L’humour est fonction de la culture de celui qui parle, entend, lit ou écoute. La sphère culturelle, les connaissances de celui qui s’y intéresse sont importantes pour atteindre un objectif : faire rire en dénonçant un fait socioculturel ou politique puisqu’il « peut témoigner de tendances multiples (bienveillance, autosuffisance, hostilité, dérision) »(11). Fort de ce constat, la convocation de textes par un auteur n’est pas fortuite. Elle est fortement liée à un dessein voulu ou non. C’est en ce sens que l’examen de l’humour à travers les genres et les textes pour ressortir le romanthéâtre comme une écriture du rire et/ou de la dénonciation mérite d’être fait. 2.1- L’humour transgénérique et transtextuel : entre allusion, collage et pastiche Le théâtre est par excellence, le genre qui suscite le rire, la moquerie ou la révolte du lecteur, du spectateur ou du peuple. Mais la poésie, beaucoup moins certes, peut dénoncer les travers d’une société en s’inspirant de faits humoristiques diversement employés. Tout réside dans l’objectif du créateur et bien sûr, dans l’élaboration du langage, dans le contexte d’émission et dans la façon d’exposer cet humour. Le roman, genre protéiforme, renferme de multiples aspects qui le singularisent selon le cours de l’histoire. C’est dans ce sens que Traoré François Bruno estime que « Tout texte romanesque est sujet à diverses influences qui en déterminent la forme et le sens. Il entretient une relation intertextuelle avec les autres genres et les textes

8 - Op. cit., p. 6. 9 - Dominique Noguez, 2000, L’arc-en-ciel des humours, Librairie Générale Française, p. 130. 10 - Jean-Marc Moura, 2010, Op. cit, p. 49. 11 - Eric Smadja, 1993, Le rire, Paris, Puf, coll. “Que sais-je?”, p. 11.

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qui jalonnent le parcours de l’auteur. Mais il s’inspire de l’expérience de son auteur, de son environnement socio-spatial et des mœurs de son époque. »(12) Le caractère multiforme du roman le prédispose donc à l’adoption de diverses postures susceptibles de produire l’hilarité. Les genres qui jalonnent Monsieur de Phocas sont la poésie, le roman, le théâtre, l’article de journal, la peinture architecturale. Les deux derniers, même si de façon conventionnelle, l’on ne les classe pas parmi les genres littéraires, il faut tout remarquer leur prégnance dans les écrits de Jean Lorrain constitue une charge sémantique révélant la culture de l’auteur. Leur présence dans l’œuvre étudiée n’est pas forcément humoristique, mais elle dénote tout de même une forme de satire du genre romanesque. Dominique Noguez parle d’humour caméléon. En effet, « l’humour caméléon porte sur de petits fragments de texte et il est à ranger littérairement au rayon des curiosa ou des morceaux de bravoure »(13) . Relevons quelques taxinomies indicatives de l’imbrication transgénérique :

Roman

Théâtre

« Les yeux !... Ils nous apprennent tous les mystères de l’amour, car l’amour n’est ni dans la chair, ni dans l’âme, l’amour est dans les yeux qui frôlent, qui caressent, qui ressentent toutes les nuances des sensations et des extases, dans les yeux où les désirs se magnifient et s’idéalisent. Oh ! vivre la vie des yeux où toutes les formes terrestres s’effacent et s’annulent ; rire, chanter, pleurer avec les yeux, se mirer dans les yeux, s’y noyer comme Narcisse à la fontaine » p. 72.

« Ces yeux ! Ils me rappelaient, à la fois, ces yeux de vie et d’inconscience, les yeux de Willie et ceux de Dinah Salher dans Lorenzaccio et dans Cléopâtre, dans Cléopâtre surtout... » p. 86.

Poésie « Ah ! malheur à celui qui laisse la Débauche Planter son clou de fer sous sa mamelle gauche ! Le coeur d’un homme vierge est un vase profond ; La mer a beau passer quand la tache est au fond » p. 60.

Au regard des différents relevés, la plume de Jean Lorrain exploite la citation, l’allusion et le plagiat pour tourner en dérision ou pour donner des conseils sur un ton humoristique qui conjugue plusieurs genres. La cohérence de cette écriture, si 12 - Traoré François Bruno, 2012, Le roman français : genre bourgeois, libre et protéiforme. Approche théorique, historique et esthétique, Presse Universitaire Blaise Pascal, p. 115. 13 - Dominique Noguez, Op. cit., p. 193.

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elle préfigure une nouvelle forme scripturale propre aux auteurs fin de siècle, elle postule également et fortement une ferme volonté de faire du pastiche. Qu’en est-il de certaines taxinomies transtextuelles ?

Roman/roman

Roman/Théâtre

Roman/poésie

« Tout cet aguichant étalage de pâleur passionnée, de vice savant et d’anémie exténuée et jouisseuse, tout le charme des fleurs faisandées célébrées par les Bourget et les Barrès, tout cela n’était qu’un rôle appris et cent fois ressassé de la Dame... » p. 66.

«...je ne les ai jamais rencontrées, et je cherche encore les regards d’eau profonde et dolente où je pourrai, comme Hamlet délivré, noyer l’Ophélie de mon désir... » p. 72.

« Nous marchons les yeux fixés sur nos souliers et nos regards sont couleur de boue » p. 77.

L’écriture transtextuelle est fondamentalement axée sur l’allusion à des écrivains dont la renommée en termes de style, participe à l’éclosion du pastiche vu que la référence à ces auteurs n’est pas exempte de commentaires. Globalement, l’intertextualité humoristique est une forme d’écriture chez Jean Lorrain. Elle s’élabore sur la base d’un certain nombre d’auteurs et d’ouvrages dont la célébrité infère un jugement sur le choix et l’opportunité de leur présence dans Monsieur de Phocas. L’auteur accorde une place de choix à la poésie, au roman, au théâtre, à l’article de presse et même à la peinture. Son humour ne suscite pas toujours le rire puisque l’objectif n’est pas forcément de faire rire. Les aspects comiques qui y sont dissimulés participent de la construction d’un imaginaire humoristique dont l’unique dessein semble être la satire d’une période dont l’obscurantisme intellectuel des jeunes français laisse à désirer. Au demeurant, l’humour admis dans la présente étude porte sur la l’usage des procédés linguistiques sollicités pour peindre les travers, la peur, les angoisses et les inquiétudes des français au soir du XIXe siècle par le truchement de la plume de Jean Lorrain. C’est un humour qui exige une culture de la part du lecteur d’autant plus que l’allusion faite aux différents auteurs, tant contemporains que lointains, implique une culture littéraire ou, à tout le moins, une disposition à faire des recherches en vue de décrypter le message de Fréneuse et de Phocas. 2.2. Le “roman-théâtre”, l’écriture du rire et/ou de la dénonciation C’est un truisme de dire que le roman et le théâtre sont deux genres différents. Pourtant, le “roman-théâtre” qui est un néologisme créé pour la circonstance, mérite que l’on lui donne une définition qui, même si elle ne donnera pas toute satisfaction, 186

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vaudra son sens par l’objectif recherché à travers cette étude. Si l’on admet l’idée d’Oswald Ducrot (La Preuve et le dire, 1973) selon laquelle « la langue constitue un genre théâtral particulier offrant au sujet parlant un certain nombre d’emplois institutionnels stéréotypés »(14), il convient de reconnaître que le roman, genre narratif par définition, engloutit des mécanismes qui en révèlent sa théâtralité. Le genre dramatique recèle des indices qui le caractérisent et le distinguent des autres genres. Les éléments qui l’identifient constituent en grande partie les didascalies, les répliques, le monologue, l’aparté pour ne citer que ceux qui se rapprochent du texte narratif de Jean Lorrain. C’est justement l’examen de ceux-ci qui confortent l’idée selon laquelle Monsieur de Phocas est un roman-théâtre. La mutation énonciative dans Monsieur de Phocas est expressive à divers niveaux. Le «je» énonciatif qui ouvre l’œuvre s’étiole progressivement pour devenir un « il » dont l’impersonnalité suggère une universalité certaine. Monsieur de Fréneuse, camouflé derrière un certain Phocas dont les origines, si elles sont données en notes explicatives, demeure tout de même un personnage de papier, un agent fictif, caractéristique d’un imaginaire voulu par Jean Lorrain. À ce titre, il peut tourner en dérision toute personne, tout fait, toute réalité. Concrètement, l’art architectural dont la forme s’étiole au fil des ans selon la plume de l’auteur, fait l’objet de critique quand le narrateur personnage affirme que : « Oh! les colliers de Barruchini, ces ruissellements de pierres bleues et vertes, ces bracelets trop lourds incrustés d’opales, Gustave Moreau en a fleuri la nudité de ses princesses maudites. » (15) Au-delà de la référence au grand peintre qu’a été Gustave Moreau, il ressort l’extravagance des couleurs et le poids des bijoux qui devraient pourtant susciter l’admiration et l’émerveillement. Le pinceau de Moreau est juste un rapprochement à valeur méliorative face à des « princesses maudites », véritable boutade au regard de la dévalorisation picturale de l’époque. Au total, l’écriture de Jean Lorrain exploite la narration (Balzac), la poésie (Hugo), la peinture (Moreau), la presse (Jacques René Hébert) pour élaborer une trame diégétique dont la singularité réside dans la critique humoristique qui caractérise son œuvre. Son humour « permet à l’individu suffisamment narcissique de triompher du malheur et de la malveillance, en les réduisant à des inconvénients dérisoires »(16). La mise en scène de tous ces auteurs postule un roman-théâtre typique à l’auteur.

3. L’éclosion du roman-théâtre : un humour complet Admettons que l’humour est essentiellement satirique puisqu’il débouche toujours sur la dénonciation d’un comportement, d’une attitude, d’un fait. Comme tel, 14 - Oswald Ducrot, 1973, La Preuve et le dire, Paris, Mame, p. 49. 15 - Jean Lorrain, 2001, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion, p. 54. 16 - Jean-Marc Defays, 1996, Op. cit., p. 11.

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il permet de tourner en dérision le vécu de toute société en dénonçant les travers qui empêchent certainement l’épanouissement d’un nombre plus important de personnes. C’est aussi une opportunité scripturale pour tout artiste de recréer dans l’optique de suggérer ou non des solutions pour une existence mieux meublée. Jean Lorrain tourne ainsi en dérision le vécu du peuple français de l’époque tout en organisant un jeu transgressif de l’écriture. 3.1. La critique sociale au crible Globalement, la littérature constitue un ensemble de conceptions de la vie dont le but crucial consiste à œuvrer pour l’amélioration des conditions existentielles de l’homme. Comme telle, elle est une lucarne favorisant le regard critique et serein de tout auteur. Jean Lorrain ne déroge pas à cette règle vu qu’à travers son personnage humoristique, Monsieur de Phocas, il parvient à suggérer de nouvelles habitudes à ses contemporains ou, à tout le moins, il défriche un terrain social propice à une évolution des mentalités. Dans son œuvre, l’on perçoit le comique, le rire, la dérision et tous les corollaires de l’humour. On peut parler d’humour rêche ou d’humour décadent tant l’auteur, par son écriture suscite le rire. S’agissant de la critique, relevons, à titre illustratif le regard que Fréneuse porte sur la société française après le meurtre d’Ethal, son ami : « Quelle humanité de hyènes ! ... ces faméliques rôdeurs de cimetière qui, le cercueil à peine fermé, viennent flairer et mordre le corps encore frais ... Imbéciles tous et lâches et curieux de scandales...» (17) . Le narrateur dans un soliloque exposé, porte un jugement sur la société à laquelle il appartient en en dénonçant l’hypocrisie à peine voilée par un simulacre de curiosité morbide. C’est d’ailleurs ce pourquoi, il est péremptoire quand il dit : « Les yeux des hommes écoutent ; il y en a même qui parlent, tous surtout sollicitent, tous guettent et épient, mais aucun ne regarde. L’homme moderne ne croit plus, et voilà pourquoi il n’a plus de regard... Les yeux modernes ! Il n’y a plus d’âme en eux. » (18) A l’instar de Des Esseintes(19) dans A rebours de JorisKarl Huysmans, Phocas est déçu du masque que portent les hommes dans une société où l’individualisme prend de l’ampleur au détriment de la collectivité. La dénonciation des travers sociaux également perceptible dans l’approche que le narrateur-personnage fait de l’art. Esthète, il a une bonne connaissance du domaine ; raison pour laquelle il s’offusque de la léthargie qui prend forme quand il dit : « C’étaient les édifices de plumes, de gazes et de soies peintes écrasant des cous 17 - Op. cit., p. 282. 18 - Op. cit., p. 77. 19 - Floresas Des Esseintes est le personnage typique de l’esprit fin de siècle. Tout comme Phocas, il est féru d’art et de culture abondante et variée. Tout comme Phocas, Des Esseintes est déçu des relations humaines et s’isole dans sa maison de Fontenay d’où lui viendra l’envie de retourner dans la société dont il rebute les mauvais comportements.

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frêles et des poitrines plates : d’étroites épaules engoncées de manches énormes, la maigreur étoffée des phtisies à la mode, ou bien, pis encore, l’éléphantiasis cuirassé de jais des grosses dames...» (20) Le tableau sombre que représente Phocas à travers sa récrimination susmentionnée corrobore l’idée selon laquelle la léthargie de l’art à la fin du siècle le déçoit profondément. Le vocabulaire péjoratif déployé dans cet excursus témoigne d’une volonté manifeste de critiquer l’absence d’innovation chez les peintres. L’art n’est plus « un besoin voluptueux de l’âme en quête de perfection sensuelle »(21) comme le pense Séverine Jouve, mais en revanche, il est devenu un condensé de monotonie dont l’exposition exacerbe le critique qu’est Phocas, symbole du citoyen français, certes, mais citoyen du monde. 3.2. Le jeu transgressif scriptural La transgression à travers l’humour est une évidence. Son élaboration, elle, est toujours une innovation qui, chez Jean Lorrain, revêt un caractère spécial d’autant plus qu’elle convoque diverses voies énonciatives par le truchement des genres et des textes évoqués. Cette polyphonie énonciative s’annule progressivement par l’exploration du journal intime, forme de d’écriture de soi, mécanisme d’expression lyrique suggérant les émotions de tout acabit. Lorrain, en effet, par l’entremise du duc de Fréneuse, estime que « les yeux des femmes mentent toujours » (22) . Cette affirmation à l’allure fataliste est un indice justificatif de l’idée négative que le personnage et son créateur ont de la gent féminine. Une telle idée trouve ses raisons dans la situation géographique et culturelle des énonciateurs. C’est en ce sens que Philippe Willemart (2008) stipule que « L’écrivain, obligé par sa situation symbolique et forcé par son ex-sistence, écrit et transcrit un peu de lui-même, sans aucun doute, mais il le fait ancré surtout dans ce qui l’a amené à émerger comme sujet : la culture, (...), le langage»(23). De plus, poursuivant son regard critique sur la femme, l’auteur procède par un calembour doublé d’une allusion dans l’expression suivante : « ... j’avais vu ses yeux de gouge. Le charme était rompu, j’avais le secret de l’énigme. L’effroi que je goûtais en eux, leur angoisse et leur inquiétude, c’était le souvenir des bouges »(24). Par le substantif gouge, le narrateur identifie la femme à une prostituée, mais au-delà cette posture péjorative, le mot ferme la première phrase et rime avec le dernier mot du paragraphe relevé : « bouges ». Mêlant poésie et narration, la plume de Jean Lorrain dénonce l’inconduite des femmes puis finit par révéler l’« angoisse » et l’« inquiétude »

20 - Op. cit., p. 69. 21 - Séverine Jouve, 1989, Les Décadents. Bréviaire fin de siècle, Paris, Plon, p. 106. 22 - Op. cit., p. 77. 23 - Philippe Willemart, 2008, De l’inconscient en littérature, Montréal, Liber, p. 143. 24 - Op. cit., p. 76.

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de celles-ci. Le calembour utilisé à travers les mots « gouge et bouges » renferme le caractère sournois, versatile, intéressé et volatile des sentiments féminins. La prostitution qu’elles pratiquent les prédispose à jeter l’effroi sur la population.

Conclusion L’objectif de la présente étude visait à montrer que l’humour, à la fin du XIXe siècle, précisément dans Monsieur de Phocas de Jean Lorrain, est fondamentalement un jeu de l’écriture qui consiste, avant tout, à briser les barrières entre les genres. Ainsi, à partir d’une écriture réaliste, l’on pratique la plume naturaliste de l’auteur, non sans avoir effleuré le journal intime sous forme de romantisme morne, le roman traditionnel, les relents dramaturgiques qui fondent la satire que l’auteur fait sur la société de son époque. La référence aux auteurs contemporains à lui, si elle reflète le souci de révéler une certaine culture propre à tout auteur fin de siècle, voile la peur de ne plus retrouver de telles sommités à l’image d’Honoré de Balzac, Maurice Barrès et bien d’autres. L’œuvre étudiée est le reflet de l’existence des citoyens français à la veille du XXe siècle : l’emprise du doute semble se trouver dans la quête de nouvelles pratiques existentielles. La théâtralisation du quotidien postule le trouble des âmes à la fin du siècle tout en révélant l’absence de lecture précise d’un avenir ombrageux ou non. Séverine Jouve admet alors que « la fin de siècle apparaît comme le moment où (...) s’installe le pessimisme, où s’éclate l’orage de l’indécision »(25). C’est également la période où toutes les formes de critique germent et préfigurent des lendemains incertains : des sources de pessimisme.

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25 - Jouve Séverine, 1989, Op. cit., Paris, Plon, p. 9.

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Humour, parodie et ironie : vers une textualité humoristique dans La fête de l’insignifiance de Milan Kundera Afifa ZAGHOUANI Université de Tunis - Tunisie

Averti ou pas, le lecteur de Milan Kundera peut aisément déceler une veine comique dans ses différents écrits. Par ailleurs, une lecture hâtive pourrait nous entraîner dans des amalgames quant aux différentes stratégies discursives déployées par ce romancier. Force nous est alors de voir de près la différence entre les modalités du comique afin d’en dégager les subtilités sous-jacentes qui ne pourraient qu’apporter de l’eau au moulin à un écrivain qui défend à corps perdu le statut d’un auteur qui vainc l’absurde par le rire. Humour ? Parodie ? Ironie ? Ne serait-il pas plus utile de voir les points d’interférences et de divergences quand nous savons d’ores et déjà que les frontières entre ces catégories discursives ne sont pas totalement étanches. Dans cette brève communication, nous tenterons de cerner les signaux de l’investissement de l’humour dans le discours romanesque comme parti pris de l’écriture contemporaine. La fête de l’insignifiance est le tout dernier roman de Milan Kundera, paru en 2014 chez Gallimard. Milan Kundera, faut-il le rappeler, est un écrivain tchèque vivant en France qui a publié maints romans et essais en langue tchèque et en langue française. Sa bi-culturalité n’a fait qu’attiser l’esprit comique de son écriture. Son texte s’évertue à multiplier les annonces métadiscursives, les isotopies relatives aux modalités de distanciation telles que le rire, l’ironie et l’humour ainsi que les récurrences des scènes qui insistent sur l’esprit rieur, léger et goguenard des personnages humoristes. Le récit relate une action anodine où quatre amis (Alain, Ramon, D’Ardelo et Charles), pour se divertir, organisent une fête d’anniversaire. 193

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Notre réflexion abordera les spécificités de la textualité humoristique dans ce roman. Pour ce faire, notre analyse se déploie sur trois volets : nous soulignerons d’abord le rôle des incohérences isotopiques et sémantiques propres au discours humoristique. Nous montrerons ensuite que le discours humoristique fait appel à l’ironie et la parodie comme dispositifs textuels qui opèrent sur deux niveaux : le niveau de « la structure de surface » du texte et le niveau de l’implicite culturel. La réception du texte humoristique s’avère problématique parce que ce sont son acceptabilité et son intelligibilité qui sont mises en cause engageant le lecteur dans un processus d’interprétation complexe.

1. L’incohérence dans le discours humoristique 1.1. L’incohérence loufoque Selon l’approche linguistique de Patrick Charaudeau, les procédés linguistiques de l’humour se classent en deux grandes catégories : discursive et énonciative. Dans les procédés discursifs, les effets comiques ressortent d’un jeu sur le sémantisme des mots à l’intérieur des énoncés dits humoristiques. Diverses séquences textuelles dans notre roman, à cause des incongruités qu’elles présentent, mettent en place une incohérence dite loufoque car rien ne justifie le lien sémantique établi entre les isotopies que celles-ci activent. « Dans la loufoquerie, les univers mis en relations sont complètement étranger l’un à l’autre, n’ont rien à voir l’un avec l’autre. (…) La rencontre entre ces deux univers se fait par un récit dont on ne peut voir a priori la relation de causalité qui devrait s’instaurer entre les faits décrits, du moins vis-à-vis d’une logique naturelle de l’expérience humaine. Du coup, la rencontre entre ces deux univers ne peut se produire que par accident. Se trouvant en opposition chacun appartenant à un paradigme de l’expérience humaine différente, leur conjonction ne permet ni de discuter ni de raisonner, ni d’expliquer ce qui justifierait leur relation »(1). L’incipit est le premier moment du texte instaurant la loufoquerie. Il présente quatre occurrences du même segment propositionnel ayant la même construction syntaxique qui fonctionnent comme un leitmotiv. « Cela l’incita à réfléchir : Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les cuisses, comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique ?» « Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les fesses comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique ?» 1 - Patrick Charaudeau, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, N° 10, p. 33.

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« Si un homme (ou une époque) voit le centre de la séduction féminine dans les seins comment décrire et définir la particularité de cette orientation érotique ? « Mais comment définir l’érotisme d’un homme (ou d’une époque) qui voit la séduction féminine concentrée au milieu du corps, dans le nombril ?»(2). Le segment propositionnel répété superpose des scripts différents à partir de l’association de deux configurations sémantiques distinctes qui relèvent de deux domaines de référence : celui de l’histoire « une époque », et celui de l’érotisme (entre autres les attributs du corps féminin). La première configuration consiste à donner l’impression que le personnage se lance dans une réflexion sérieuse sur l’Histoire alors que celle-ci est motivée par la simple vue des nombrils dénués des passantes inconnues. La tension entre ces deux configurations sémantiques qui renvoient à des connaissances autour des concepts différents chez le lecteur, l’oblige à un calcul interprétatif du rapport existant entre ces deux représentations. Mais rien ne justifie la mise en confrontation de ces deux réseaux de signification, ce qui crée le mouvement humoristique. La loufoquerie est mise en exergue notamment au niveau de l’histoire drôle que raconte Charles à ses amis. Il s’agit d’une anecdote que ne cesse de répéter un chasseur, qui s’appelle Staline, à ses collaborateurs. Une multitude d’incohérences marquent cette histoire fortement inconcevable par la non plausibilité de ses événements : le héros Staline part en chasse, n’a pris avec lui que douze cartouches, trouve vingtquatre perdrix perchées sur un arbre, en tue douze, refait les treize kilomètres jusque chez lui, prend encore une douzaine de cartouches. De nouveau il parcourt les treize kilomètres et trouve que les douze perdrix restantes sont toujours perchées sur le même arbre. Malgré la pseudo-logique que crée l’exactitude des chiffres et des actions, cette histoire demeure inintelligible et aberrante. L’incohérence loufoque réside dans la tension entre les représentations opposées qu’activent la référence historique de Staline et le monde terre-à-terre qu’évoque l’anecdote racontée. En fait, la considération du texte dans sa linéarité montre que l’entrelacs des scripts de l’Histoire et de la trivialité noté au niveau de l’incipit est incessamment repris dans d’autres moments du texte. Cette répétition à distance constitue un disjoncteur transit(3). Le premier script relatif à l’Histoire (avec les évocations de Staline, d’Hitler, des villes historiques baptisées par l’Empire soviétique et de l’époque de la guerre) fonctionne en parallèle avec le second script relatif à la sexualité dans son aspect 2 - Milan Kundera, 2014, La fête de l’insignifiance, Gallimard, Paris, p. 13, 14. 3 - Le disjoncteur transit est une dénomination forgée par Salvatore Attardo et Victor Raskin pour élargir leur analyse du texte humoristique, dans le cadre de la Théorie Générale de l’Humour Verbal. Le disjoncteur transit est opposé au disjoncteur terminus. La différence entre les deux disjoncteurs n’est pas d’ordre sémantique mais elle est liée à leur position et leur rôle textuels.

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le plus trivial. Le texte nous entraine de nouveau dans des représentations décalées de l’Histoire que les personnages humoristes Alain, Ramon, D’Ardelo et Charles ne cessent de nous imposer. On nous introduit la raison pour laquelle Staline aimait se répéter cette anecdote qui semble d’autant plus inconcevable que l’histoire elle-même, à savoir combler l’absence de son ami Kalinine. Kalinine, président du soviet suprême, était obligé d’interrompre les discours solennels prononcés lors des fêtes officielles et d’aller pisser à cause de sa prostate gonflée. En son absence, Staline prend la parole pour raconter à ses collaborateurs son anecdote mais ceux-ci étaient obligés de se taire. Alors ils se révoltent dans les toilettes en criant que leur chef leur a menti. Staline, qui pissait dans un cabinet voisin, se réjouit en les voyant se révolter sans avoir compris que cette anecdote n’est qu’une simple blague et non un mensonge. Ainsi Staline se transforme en un humoriste dont le sens de l’humour, assez subtil, échappe aux autres « Car personne autour de lui ne savait plus ce que c’est qu’une blague »(4). Par cette tentative de démystification de l’Histoire, le texte de Kundera nous invite à partager une représentation à l’envers du monde. 1.2. L’incohérence paradoxale De l’incohérence loufoque, l’on passe à l’incohérence paradoxale où la contradiction est manifeste car l’opposition n’est plus paradigmatique entre deux isotopies différentes mais au sein d’une seule isotopie s’effectuant sur l’axe syntagmatique. Patrick Charaudeau définit l’incohérence paradoxale comme suit : « Il s’agit de rapports de contradiction entre deux logiques dans une même isotopie. Elle est un fait de discours qui va à l’encontre de la logique. Non point une logique universelle, mais celle qui est garantie par la norme sociale. Elle la prend à l’envers, à rebrousse-poil, et donc crée une anti-norme sociale »(5). En effet, c’est particulièrement le personnage de D’Ardelo qui manifeste cette attitude paradoxale. Il est insatisfait des résultats négatifs de son examen médical car il voulait que sa maladie soit mortelle rien que pour célébrer une fête double celle de sa naissance lointaine et celle de sa mort prochaine. Pourtant il a menti à Ramon en prétendant qu’il est atteint du cancer. Toujours sur un ton léger et désinvolte, il rapporte l’événement tragique de la mort du bien-aimé de son ami la Franck.

4 - La fête de L’insignifiance, Ibid, p. 34. 5 - Patrick Charaudeau, Ibid., p. 55.

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Ce personnage a été la cible des critiques de son ami Ramon qui dénonce son attitude sociale paradoxale et son caractère de narcissisme, de vanité, et d’hypocrisie « en soulignant les défauts [et] les illogismes dans ses manières d’être et de faire au regard d’un jugement social de moralité (…). »(6). Ramon s’attaque surtout au sens d’humour dont fait preuve son ami. C’est un humour agressif fondé sur le mépris de l’autre et la volonté d’affirmer sa supériorité. « Même ses blagues sont toujours morales, optimistes, correctes, mais en même temps si élégamment formulées, alambiquées, difficiles à comprendre qu’elles attirent l’attention sans provoquer d’écho immédiat. Il faut attendre trois ou quatre secondes avant que lui-même éclate de rire, puis patienter quelques secondes encore avant que les autres comprennent et se rejoignent poliment à lui. Alors, au moment où tout le monde se met à rire –et je ne prie d’apprécier ce raffinement ! Il devient sérieux ; comme désintéressé, presque blasé, il observe les gens et, secrètement, vaniteusement, se réjouit de leur rire » (7).

2. La parodie et l’ironie 2.1. La parodie Le texte actualise d’autres procédés propres à l’humour essentiellement les procédés d’énonciation qui jouent entre l’explicite et l’implicite des signes en l’occurrence la parodie et l’ironie. La parodie classique est un genre imitatif relevant de l’écriture au second degré. Mais la parodie moderne est une catégorie appartenant au processus d’énonciation. Linda Hutcheon écrit : « Parodier un texte c’est écrire – ou parler - comme un texte déjà existant, en en changeant quelques éléments de sorte que le nouveau texte ne puisse pas être totalement confondu avec le texte de référence»(8). On décèle dans le texte de Kundera plusieurs échos qui font référence à des codes discursifs littéraire, culturel, religieux et historique. Au niveau des microstructures, l’auteur- parodiste travaille sur des énoncés qu’il isole et concentre dans des moments stratégiques du récit (tels que les titres des chapitres, les dialogues entre les personnages…) en en modifiant quelques éléments phoniques et lexicaux. Des clichés et des stéréotypes langagiers à l’instar de « sauver la vie » ou « voler la vie » deviennent dans le texte parodique « se débattre pour sauver sa mort », « voler sa mort»(9). Des lieux communs comme « Gagnera qui réussira à rendre l’autre coupable, perdra qui 6 - Patrick Charaudeau, Ibid., p. 24. 7 - La fête de l’insignifiance, Ibid. p. 25. 8 - Patrick Charaudeau, Ibid., p. 32. 9 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p. 53.

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avouera sa faute»(10) évoquent certains proverbes de la culture française ayant la même construction morphosyntaxique. Le parodiste convoque le discours religieux dans des énoncés comme « La chute des anges » « L’arbre d’Eve »(11), le discours mythologique « Le cancer n’aura pas lieu »(12), le discours historique « La révolte dans les toilettes » et le discours scientifique « Comment on enfante un excusard »(13). La parodie dans ces énoncés s’établit par les décalages thématiques entre les textes originaux et les contextes de leur évocation, souvent impertinents. L’image des anges n’est évoquée dans le texte qu’en rapport avec l’obsession du personnage d’Alain sur les nombrils. Le personnage constate que ceux-ci sont des êtres asexués donc « anombrilique », d’après son expression. L’image de « L’arbre d’Eve », associée au pêché originel, acquiert dans le texte humoristique une dimension caricaturale. La mère d’Alain fait une version totalement déformée de la version biblique pour expliquer le phénomène de la procréation humaine. «C’est de sa vulve à elle [Eve], la vulve d’une femme anombrilique, que le premier cordon ombilical est sorti. Si j’en crois la Bible, sont sortis d’elle encore d’autres cordons, un petit homme ou une petite femme accroché au bout de chacun. Les corps des hommes restaient sans continuation, complètement inutiles, tandis que du sexe de chaque femme un autre cordon sortait, avec à son bout une autre femme ou un autre homme, et tout cela répété des millions et des millions de fois, s’est transformé en un immense arbre, un arbre formé par l’infini des corps, un arbre dont le branchage touche le ciel »(14). L’énonciation parodique instaure une connivence entre l’auteur-parodiste et le lecteur qui est constamment appelé à faire un effort de reconstitution de sens pour saisir les rapports intertextuels étroits qu’entretiennent ces énoncés parodiques avec les avant-textes originaux. « [La parodie] réclame du lecteur – en termes de stratégie - qu’il construise une signification seconde par des déductions opérées à partir de la surface du texte, ou, en termes de structure, qu’il complète le premier plan à l’aide de la connaissance et de la reconnaissance qu’il a du contexte d’arrive-plan »(15). L’expression « le cancer n’aura pas lieu » rappelle l’intitulée de la pièce de Jean Giroudoux « La guerre de Troie n’aura pas lieu », c’est la mort tant attendue par le personnage D’Ardelo qui n’a pas eu lieu enfin. Dans le discours de la mère d’Alain 10 - Ibid., p. 58. 11 - Ibid., p. 101. 12 - Ibid., p. 16. 13 - Ibid., p. 76. 14 - Ibid., p. 102. 15 - Linda Hutcheon, 1978, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, N° 36, Paris, p. 469.

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sur l’arbre d’Eve, il y a une allusion à son propre adultère et à l’abandon de son fils. « La révolte dans les toilettes » des collaborateurs de Staline fait écho à la révolution bolchevique. La parodie s’avère un trait spécifique de la fiction contemporaine. Kundera pratique la nouvelle forme narrative de la « métafiction » qui démystifie l’artifice de la narration et le rôle du narrateur dans le roman, prétendu être un genre ancré dans les réalités de temps et de l’espace. Il s’attache à parodier les procédés destinés à créer l’illusion référentielle dans les récits fictionnels. La première partie du roman intitulée « Les héros se présentent » constitue une phase d’exposition des protagonistes du récit. Comme si pour bien respecter le pacte de lecture, Kundera cherche à ancrer son récit dans un espace-temps précis. Les débuts des chapitres s’ouvrent sur des mentions circonstancielles qui montrent que les personnages évoluent dans un même espace-temps authentique et que leurs actions sont vraisemblables. Chapitre 1 « C’était le mois de juin, le soleil du matin sortait des nuages et Alain passait lentement par une rue parisienne»(16). Chapitre 2 « A peu près au même moment où Alain était en train de réfléchir sur les différentes sources de la séduction féminine, Ramon se trouvait dans le musée situé tout près du jardin de Luxembourg (…) »(17). Chapitre 3 « A peu près au même moment où Ramon renonçait à l’exposition Chagall et choisissait de flâner dans le parc, D’Ardelo montait l’escalier menant au cabinet de son médecin»(18). Chapitre 4 « C’est quelque part par là, à proximité des grandes dames en marbre, que Ramon rencontra D’Ardelo (…) »(19). Chapitre 5 «Une heure après sa rencontre avec D’Ardelo, Ramon était déjà chez Charles »(20). En faisant semblant de se plier aux impératifs littéraires du genre romanesque, l’auteur de La fête de l’insignifiance, par le biais de l’énonciation parodique, déconstruit le discours fictionnel conventionnel. Ceci est renforcé par ses multiples interventions qui, au lieu de créer une impression de superposition entre le temps du récit et le temps de la narration, démystifient le rôle du narrateur omniprésent et crée de doute quant à

16 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p. 13. 17 - Ibid., p. 15. 18 - Ibid., p. 16. 19 - Ibid., p. 18. 20 - Ibid., p. 23.

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l’acceptabilité du texte. Le narrateur se permet de rompre sa narration et d’introduire des commentaires métafictionnels en s’interrogeant sur son acte d’écriture en cours et sur les motifs qui le poussent à concevoir ainsi sa fiction. « Je me répète ? Je commence ce chapitre par les mêmes mots que j’ai employés au tout début de ce roman ? Je le sais »(21). « (…) “Charles … curieusement absent, le regard braqué quelques part vers le haut…“ ce sont les derniers mots que j’ai écrits dans le dernier paragraphe du chapitre précédent. Mais qu’observe-t-il là haut ? »(22). Il cherche parfois à nous suggérer l’idée que lui-même n’est pas en mesure de tout savoir sur sa fiction en feignant l’ignorance des détails les plus minimes de sa diégèse. « La rencontre de deux anciens collègues s’acheva sur ce beau geste. Mais je ne peux éluder une question : pourquoi D’Ardelo avait-il menti ? »(23). « Quand au bout d’une semaine Alain revit ses copains dans un bistrot (ou chez Charles je ne sais plus) »(24). « Ramon rencontra D’Ardelo qui, l’année d’avant, était encore son collègue dans une institution dont le nom ne nous intéressait pas »(25). Dans la parodie moderne, les commentaires métafictionnels traduisent une sorte d’autoréflexion de la part de l’auteur sur sa propre œuvre. Celui-ci ne cherche pas à travers elle à ridiculiser ou à dévaloriser le texte parodié, comme c’était le cas dans les parodies classiques, mais simplement à actualiser, dans la structure bi-textuelle de sa nouvelle œuvre, des textes romanesques antérieurs en montrant de doigt la doxa littéraire afin de mieux la transgresser. Son ultime dessein serait d’affirmer sa déviation par rapport à cette norme littéraire. Linda Hucheon, commentant cette pratique dans le roman contemporain, souligne que l’auteur signale en arrière-plan de son texte un autre texte « en fonction duquel sera mesurée la nouvelle œuvre »(26). « Dans la parodie, l’utilisation d’un matériau conventionnel déjà familier, pour une fonction non familière et dans un contexte nouveau, a souvent pour résultat, comme les formalistes russes l’ont souligné, de mettre en relief la littérarité du texte – 21 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p. 24. 22 - Ibid., p. 91. 23 - Ibid., p. 22. 24 - Ibid., p. 42. 25 - Ibid., p. 18. 26 - Linda Hutcheon, 1978, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, N° 36, Paris, p. 473.

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son côté fictionnel. Tel est bien le cas dans le roman contemporain. En conduisant le lecteur, en le préparant à attendre le familier, le parodiste, comme l’ironiste, pose une stratégie de contre-attente qui finit par mettre à nu le principe structurel de l’œuvre .» 2.2. L’ironie sémantique et pragmatique L’énonciation parodique fonctionne, dans un lien serré avec l’ironie dans sa double dimension sémantique et pragmatique. Le texte humoristique de Kundera renferme des signaux localisables et reconnaissables comme étant propres à l’ironie comme stratégie d’écriture et comme posture énonciative. L’ironie « ponctuelle » caractérisant des segments propositionnels isolés est souvent porteuse d’un décalage sémantique repérables à travers des effets stylistiques et rhétoriques tels que les antiphrases, les oxymorons et les associations inattendues des contrariétés qu’on note dans des tournures comme « Le charme secret d’une grave maladie »(27), « Socrates de pissotières »(28), « L’être humain n’est que solitude (…) solitude entourée de solitudes»(29), « Le temps court, grâce à lui, nous sommes d’abord vivants, ce qui veut dire accusés et jugés »(30), « La leçon de Ramon sur le brillant et l’insignifiant »(31). L’ironie pragmatique est un des enjeux du texte humoristique manipulant l’explicite et l’implicite des signes. Tout comme la parodie, l’ironie dans le roman est d’une structure bitextuelle qui superpose immanquablement le texte de surface et un avant-texte implicitement convoqué. « L’ironie et la parodie (...) opèrent toutes deux sur deux niveaux, un niveau de surface primaire en premier plan, et un niveau secondaire et implicite en second plan. Ce dernier niveau, dans les deux cas, tire sa signification du contexte dans lequel il se trouve »(32). L’énonciation ironique consiste en une dualité de voix exprimant des points de vue antagonistes fondée, selon Laurent Perrin, sur « un paradoxe qui s’instaure, à un niveau purement pragmatique, entre le point de vue imputé à un énonciateur auquel le locuteur prétend s’identifier au niveau du sens de l’énoncé, et le point de vue susceptible d’être réellement attribué au locuteur en tant que représentant du sujet parlant dans telle ou telle situation d’énonciation» (33). Dans cette énonciation, le locuteur (l’auteur ou ses personnages) ne se contente pas de rapporter et de 27 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p. 18. 28 - Ibid., p. 115. 29 - Ibid., p. 81. 30 - Ibid., p. 36. 31 - Ibid., p. 24. 32 - Linda Hutcheon, Ibid., p. 472, p. 473. 33 - Laurent Perrin, 1996, L’ironie mise en trope : du sens des énoncés hyperbolique et ironique, Paris, Kimé.

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mentionner le point de vue qu’il désire rejeter. Le paradoxe argumentatif consiste à feindre d’adhérer à ce point de vue, à tort, pour mieux le réfuter. Dans le discours suivant du personnage d’Alain, la logique du paradoxe argumentatif semble évidente. « Staline, C’est le Lucifer du siècle, je sais, sa vie a été remplie de complots, de trahisons, de guerres, d’emprisonnements, d’assassinats, de massacres. Je ne le conteste pas, au contraire, je veux même le souligner»(34). L’énonciateur-ironiste feint de partager le point de vue communément admis par les autres sur un mode sérieux afin que son destinataire ne prenne pas au sérieux ce point de vue explicite et déduit, par inférence, le point de vue implicite. Dans ce type d’énonciation parodique et ironique, le lecteur est appelé à décoder l’intention de l’auteur pour saisir la signification de la superposition bi-textuelle « L’identité structurelle même du texte (comme parodie) dépend alors de la coïncidence, au niveau stratégique, de l’interprétation du lecteur et de l’intention de l’auteur »(35). Le rôle du lecteur consiste à construire une interprétation pertinente qui comble les incomplétudes de ces deux actes. « Dans la stratégie de l’ironie comme dans celle de la parodie, le rôle du lecteur consiste à compléter la communication qui a son origine dans l’intention de l’auteur. L’acte est incomplet, dans les deux cas, tant que cette intention n’a pas été reconstituée par le lecteur »(36).

3. La réception du texte humoristique 3.1. Rôle de l’énonciation parodique et ironique dans l’interprétation Les stratégies discursives de la parodie et de l’ironie affectent la cohérence textuelle du récit humoristique qui s’établit à mesure que le lecteur développe des hypothèses inférentielles et contextuelles au cours de sa lecture linéaire. La convocation d’autres discours perturbe le parcours cognitif que construit le lecteur. La signalisation de l’ironie l’oblige à établir un autre parcours cognitif plus pertinent en actualisant ses connaissances encyclopédiques antérieures et ses savoirs latents pour accéder à l’interprétation du texte ironique et parodique. Danielle Forget écrit « Interpréter le texte, c’est accéder à ce programme de lecture. L’ironie, (…) survient justement lorsqu’un changement s’opère dans le programme de lecture par une remise en question qui déstabilise momentanément le sens et oblige à reconstituer un autre parcours cognitif susceptible de rétablir la cohérence compromise ; elle convoque un retour métadiscursif double : sur l’énoncé en remettant en question le parcours

34 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p. 43. 35 - Linda Hutcheon, Ibid., p. 469. 36 - Linda Hutcheon, Ibid., p. 472.

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cognitif engagé, mais un retour sur l’énonciation en interrogeant la responsabilité réelle qu’assume le narrateur quant au contenu sémantique»(37). Au départ, le lecteur suppose que le récit est raconté de bonne foi. Il est surpris de constater que l’auteur n’assume pas la responsabilité du contenu sémantique de son texte notamment dans le cas des commentaires métafictionnels. C’est cette attitude de distanciation et de désengagement par rapport à son propre dit qui amène le lecteur à remettre en question le sens du texte. Le texte humoristique sollicite la connivence et la coopération de ce dernier, appelé à partager le regard décalé que lui propose l’auteur-humoriste et à constater par lui-même l’absurdité des faits décrits. C’est là où réside le pouvoir persuasif de l’ironie, comme catégorie propre à l’humour. « La force persuasive en est d’autant plus grande qu’elle n’impose pas ses conclusions mais amène autrui à les tirer de lui-même dans un contexte qui tient du montage où l’absurde devient évident. Le littéraire permet d’accentuer cette propriété de l’ironie qu’est la construction d’une cohérence sous forme de parcours cognitif. Plus il s’approche de la fiction, plus il se fait montage, qu’il soit narratif, descriptif ou dialogal, et le sens interprétatif découle du travail imposé au destinataire »(38). 3.2. L’acceptabilité du texte humoristique Il n’y a pas que la parodie et l’ironie qui soient tributaires de l’incohérence discursive dans le texte de Kundera. Le récit, en apparence configuré par une intrigue, est problématique du point de vue de sa plausibilité événementielle. Les événements racontés doivent former une seule unité dans l’imagination du lecteur. Ce qui n’est pas le cas dans le récit humoristique où il n’y a point de connexions significatives entre les événements. Les théoriciens de la cohérence du discours soutiennent qu’il existe trois types de connexions entre les idées, à savoir la ressemblance, la contigüité dans le temps et dans l’espace et la relation de cause à effet qui sont primordiales dans la compréhension des événements. « Ces connexions causales tirent avec elles des relations aussi de contiguïté spatio-temporelle que de ressemblance entre actants. Lorsqu’ils ne se sentent pas autorisés à développer de tels schémas, les compreneurs tendent par contre à se raccrocher aux premières relations soit de contigüité soit de ressemblance (positive ou appositive) qui leur paraissent inférables du contenu des énoncés. Ces relations une

37 - Danielle Forget, 2001, « L’ironie : stratégie dus discours et pouvoir argumentatif », Etudes littéraires, Vol. 33, N° 1, p. 44. 38 - Ibid, p. 52.

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fois établies entrainent d’autres, l’interprétation par contiguïté amenant à l’inférence de relations de ressemblance et inversement » (39). L’acceptabilité du récit dépend d’une part des caractéristiques internes liées à l’organisation du texte et des conditions extérieures relatives à la pertinence des événements relatés(40). L’observation de la logique événementielle dans le récit de Kundera prouve que la relation entre les événements ne relève pas des connexions causales. Ce sont les contiguïtés spatio-temporelles et celles de ressemblance qui régissent l’évolution des événements. Par ailleurs l’organisation interne du texte et sa répartition en partie et en chapitres consolident ces rapports de contigüités et de ressemblance. Les intitulés des parties et des chapitres, fonctionnant dans une perspective parodique, ont le statut d’expressions introductrices de cadres de discours qui annoncent les contenus sémantiques des unités textuelles en question. A titre d’exemple, nous pouvons citer l’intitulé de la partie « Les héros se présentent » qui constitue la phase d’exposition du roman où il s’agit d’introduire au lecteur les actants du récit. Les intitulés des parties suivantes « Le théâtre des marionnettes » « Alain et Charles pensent souvent à leurs mères », « Ils sont tous à la recherche de la bonne humeur », « Une plumette plane sous le plafond », « La chute des anges », ne révélant aucune complication de l’action, dévoilent plutôt la portée anodine des événements. Les expressions introductrices des cadres de discours sont considérées comme des marques de cohésion textuelle, des opérateurs relationnels qui assurent certes une continuité référentielle dans le discours, guidant ainsi le lecteur à mettre en rapport certains éléments du contexte afin de construire un parcours cognitif d’interprétation. Mais celles-ci ne suffisent pas à elles seules à établir la signification du texte. Les liens structuraux et les outils relationnels ne fonctionnent que comme de simples signaux stimulant le processus d’interprétation. A ce propos, Charolles affirme « Les marques de cohésion ne fonctionnent donc jamais que comme des signaux ou déclencheurs stimulant des processus d’élaboration inférentielle dans lesquels les informations contextuelles et les connaissances d’arrière-plan des sujets jouent un rôle essentiel»(41). Les événements relatés dans La fête de l’insignifiance ne respectent pas l’exigence de la cohérence cause-effet. C’est dans ce sens que l’acceptabilité du texte humoristique paraît fortement problématique. Ces événements sont fondés sur des contiguïtés spatio-temporelles où il y a une concomitance temporelle entre les faits relatés explicitée à l’aide des segments circonstanciels comme « à peu près au 39 - M. Charolles, 1995, « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Travaux de Linguistique, Université de Nancy, p. 17. 40 - Ce sont ces deux conditions, d’après Fayol, qui déterminent la totalité du texte. 41 - M. Charolles, « Cohésion, cohérence et pertinence du discours », Ibid., p. 6.

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même moment où » (42), « C’est quelque part par là » (43). Lorsque la liaison de la contiguïté spatio-temporelle n’est pas accessible, elle cède la place à la contiguïté par ressemblance positive. Faut-il mentionner, de prime abord, que notre roman juxtapose plusieurs niveaux fictionnels : la fiction matricielle dont les actants sont les quatre amis qui sont en quête de la bonne humeur. Chaque personnage entraîne avec lui une idée ou une obsession qui se métamorphose en un récit secondaire subordonné au récit matricielle dans une technique d’emboitement qui embrouille l’énonciation romanesque. Le personnage D’Ardelo, regrettant sa guérison et sa mort tant souhaitée relate l’histoire d’une amie La Franck qui, bien qu’elle vienne de perdre son bienaimé, n’éprouve aucun signe de chagrin. L’on déduit une relation de similitude entre les deux faits, situés chacun sur un plan fictionnel. C’est la ressemblance d’attitudes de deux personnages, Alain et la Franck, qui soutiennent que la seule arme contre le tragique et l’absurde de l’existence est la dérision. Charles ne cesse de reconduire sur un ton parodique et anecdotique des discours et des épisodes de la vie de Staline nourrissant ainsi son rêve de mettre en scène la vie de ce dernier dans un théâtre de marionnettes. Alain a inventé l’histoire de la jeune femme qui a raté sa tentative de suicide pour se débarrasser de son fœtus. Cette histoire a des traits communs avec celle de sa mère qui n’a pas voulu de sa naissance et l’a abandonné. C’est ce souvenir qui est à l’origine de son obsession sur la question de création de l’homme traduite dans le texte par la métaphore du nombril. La cohérence référentielle semble l’emporter sur les liaisons entre états des choses dans le récit de Kundera vu le manque de plausibilité événementielle que présente le texte humoristique. Le récit matriciel finit par se confondre avec les récits emboités et tous les personnages inventés dans les fictions secondaires deviennent des actants, en l’occurrence Staline et Kalinine qu’on se représente enfin dans les cadres spatiaux propres au récit original. En effet, la cohérence référentielle est assurée par la référence continue à des entités antérieurement introduites dans le texte. L’inférence sur les données contextuelles permet au lecteur de construire « un modèle mental » des faits décrits dont l’unique liaison est les contiguïtés spatio-temporelles et les contiguïtés de ressemblance.

42 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p.16. 43 - La fête de l’insignifiance, Ibid., p.18.

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L’agencement des événements et leur mise en intrigue sont générateurs d’incertitudes et de fausses hypothèses chez le lecteur, induit en erreur par l’absence quasi-totale des rebondissements dramatiques qui cèdent la place aux rebondissements humoristiques. L’action du récit, anodine et insignifiante dans son ensemble, ne répond aucunement aux attentes du lecteur. L’auteur se montre très peu coopératif dans la représentation qu’il nous propose des événements en multipliant les transgressions et les incomplétudes stratégiques dans son récit. « Dans les cas des récits, l’incomplétude stratégique apparaît quand le lecteur a de bonnes raisons de penser que l’auteur lui cache quelque chose, qu’il ne se montre pas coopératif au niveau de la représentation des événements, ou quand il devient patent, rétrospectivement, que ses hypothèses ont été manipulées »(44). Raphael Baroni parle de la coopération littéraire (45) dans les narrations artificielles qui exige que l’auteur doive coopérer avec le lecteur en lui proposant un récit intelligible. Ce qui n’est pas le cas dans le texte humoristique où les incomplétudes stratégiques, l’éclatement de l’action et les digressions visent à déconstruire le modèle prototypique du récit auquel s’attend le lecteur. Baroni distingue deux types d’incomplétudes stratégiques : celle qui vise à produire une tension dramatique particulière et celle qui nie la configuration narrative (46). Dans notre texte, s’agissant d’une parodie du roman conventionnel, c’est la neutralisation de la configuration narrative qui est la visée de l’auteur. La manipulation et la désorientation du lecteur par le texte humoristique réside quelque part dans cet effacement des séquences narratives qui font que le texte est non configuré véritablement par une intrigue, au sens propre du terme. Ce sont essentiellement le nœud et le dénouement qui sont supprimés dans le récit du texte humoristique car aucune complication événementielle n’est notée par le lecteur : l’objectif des actants est d’organiser une fête d’anniversaire. Un objectif qu’ils ont atteint sans aucune difficulté. Et ce sont leurs dérives verbales qui comblent les incomplétudes stratégiques de la narration. « nœud et dénouement - qui sont les traits prototypiques de la séquence narrative – sont des moments de l’intrigue susceptibles de subir un grand nombre de manipulations dans leur mise en discours, voire d’être volontairement effacés pour désorienter le lecteur. Ces lacunes du texte doivent être 44 - Raphael Baroni, 2002, « Incomplétudes stratégiques du discours littéraire et tension dramatique », Littérature, N° 127, Armand Colin. 45 - Il s’agit d’une notion issue des travaux de Van Dijk sur les narrations naturelles et artificielles, inspirée essentiellement du principe de coopération dans les analyses conversationnelles de H. P. Grice. 46 - « Parmi les incomplétudes stratégiques, il faut encore distinguer celles qui visent produire une tension dramatique passagère, que le dénouement résout généralement – et que l’on peut considérer comme des incomplétudes relativement conventionnel -, de celles qui visent à nier plus radicalement la configuration narrative (dans les « anti-romans » modernes par exemple). » Raphael Baroni, Ibid. p. 107.

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comprises comme des transgressions volontaires de la complétude et de la stricte pertinence du discours qui visent un effet particulier » (47). L’effet visé dans le texte humoristique de Kundera étant la parodie des prototypes narratifs. La réception du texte humoristique est d’autant plus complexe que sa production. Celui-ci interpelle et intrigue le lecteur appelé à construire un programme de lecture pertinent. C’est de l’intersection entre l’intention dissimulée de l’auteur et l’interprétation du lecteur que naît la signification de l’humour dans le discours littéraire. Que serait le récit de Kundera sans la présence de cette pratique textuelle humoristique? L’écriture de cet auteur sera certainement moins imprégnante sans la présence de l’humour. C’est parce que cet écrivain accorde une importance capitale à cette procédure discursive. D’autant plus, ce dernier semble user des différentes subtilités énonciatives inhérentes à l’écriture parodique et ironique. En effet, notre courte réflexion sur la textualité humoristique dans La fête de l’insignifiance nous amène à déduire que dans les narrations artificielles, tout comme par ailleurs dans les narrations naturelles et conversationnelles, l’humour est un dispositif textuel fondamental. Celui-ci déjoue des mécanismes discursifs et énonciatifs. Nous avons tâché de souligner le rôle des incongruités sémantiques dans l’enchevêtrement des scripts et des configurations sémantiques. Nous avons tenté en outre d’étudier le statut de la parodie et de l’ironie, en tant que mécanismes linguistiques et pragmatiques superposant deux niveaux discursifs : un texte et un avant-texte. Nous avons, par la même occasion, essayé de mettre l’accent sur la réception du texte humoristique qui s’avère très souvent inintelligible. Le lecteur se trouve engagé dans le processus d’interprétation pour accéder à la signification du texte. Si l’humour demeure la pomme de discorde des théoriciens à cause d’une assise théorique tranchante, la course haletante de l’histoire littéraire ne pourrait que compliquer davantage la question. En effet, la littérature contemporaine qui cherche à débarrasser le récit de sa surcharge implique une lecture plus avisée d’un texte moins révélateur. Milan Kundera est un des ces écrivains dont les séquelles d’une expérience politique marquante se laissent trahir par une écriture foncièrement humoristique.

47 - Raphael Baroni, Ibid. p. 110.

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Humour, parodie et ironie : Vers une textualité humoristique dans La fête de l’insignifiance de Milan Kundera

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Un mot peut en cacher un autre : le défigement au service de l’humour et du (contre)sens dans l’œuvre romanesque de Boris Vian Cécile PAJONA Doctorante, Université Nice Sophia Antipolis - France

L’humour est une notion qui reste vague encore aujourd’hui, et pour cause, elle mêle une multitude de procédés : la raillerie, la dérision, le comique, ainsi que l’ironie ; cette dernière étant la plus étudiée. En effet, bien qu’elles puissent être dissociées (Morier, 1981), ces deux notions peuvent être traitées en regard (Escarpit, 1987) malgré des fonctionnements différents. Dans son article intitulé « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », Patrick Charaudeau (2011 : 14) définit l’humour comme « un jeu : non point déni de la réalité, non point illusion de celle-ci, non point disparition des inhibitions, mais stratégie ludique d’un je visà-vis d’un autre, de façon à produire un effet pragmatique de connivence entre son auteur et celui à qui il s’adresse, afin de suspendre, l’instant du jeu, l’incontrôlé des pulsions ». À sa suite, je parlerai d’« humour » dans son sens générique. Charaudeau (2013 : 25) détermine l’humour comme étant « un ensemble de procédés et d’effets à l’intérieur d’une certaine mécanique communicationnelle ». Il s’agit donc d’un acte de langage. Dans cette perspective, l’humour repose sur certaines stratégies afin de faire adhérer le lecteur, ou le destinataire, au message et à la remise en cause, ou à la déformation, de la réalité évoquée. L’humour, en tant qu’acte de langage consiste, selon Patrick Charaudeau (2011 : 12), à « s’affronter au langage », à « construire une vision décalée, transformée, métamorphosée d’un monde », et à « demander à un certain interlocuteur […] de partager ce jeu sur le langage et le monde ». Toujours selon Charaudeau (2006 : 39), « l’acte humoristique participe des différentes stratégies discursives dont dispose un sujet parlant pour tenter, à l’intérieur d’une situation de 211

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communication particulière, de séduire l’interlocuteur ou l’auditoire en produisant des effets de connivence divers ». Cette vision de l’humour est particulièrement intéressante pour mon étude puisqu’elle offre une grande liberté, nécessaire à l’étude de la langue de Vian. Le goût du jeu est indéniable chez Boris Vian. Ses écrits sont empreints d’une certaine légèreté et témoignent d’une propension à l’humour, fait qui a sûrement desservi la reconnaissance de son œuvre par ses contemporains. Pourtant, il me semble que cet humour (partiellement étudié par Lapprand, 2006 et Baudin, 1973) est révélateur d’une écriture singulière et d’un travail sur la langue tout à fait exceptionnel. Dans cette étude, je m’interrogerai alors sur le fonctionnement de l’humour chez Vian ainsi que sur son apport pragmatique dans la construction du sens. Je pars du constat que l’humour chez Vian est créateur aussi bien de critique que de sens : il permet un double mouvement de destruction/création du sens. De cette manière, l’humour est au centre de la création fictionnelle. Ainsi, en étudiant d’abord les formes de l’humour j’étudierai les différents procédés mis en œuvre afin d’intégrer l’humour dans un langage souvent figé. Ce premier point me permettra ensuite de rendre compte de l’implication du lecteur dans ce processus et d’évaluer sa part dans la construction du sens humoristique. Ces deux études me serviront à établir une ébauche de pragmatique de l’humour vianesque.

1. Les formes de l’humour L’humour est un fait linguistique aux frontières fluctuantes. C’est pourquoi je m’attacherai dans un premier temps à déterminer les éléments participants de l’humour et à en définir le cadre. Ce dernier me permettra de mettre en exergue les procédés phrases de l’humour vianesque. 1.1. Le détournement Almuth Grésillon et Dominique Maingueneau (1984) ont consacré un article au détournement des proverbes. Dans cette étude, ils mettent en lumière d’une part le fonctionnement énonciatif de la reprise (à l’identique ou modifiée) de proverbe, et d’autre part, les outils et fonctionnements du détournement. Le détournement « consiste à produire un énoncé possédant les marques linguistiques de l’énonciation proverbiale mais qui n’appartient pas au stock des proverbes reconnus » (Grésillon et Maingueneau, 1984 : 114). Le procédé est utilisé chez Vian à des fins humoristiques. [1] - Vous croyez qu’ils ne le font pas exprès ! continua Amadis indigné. - Ah ! Ah ! dit l’homme. Ils le feraient exprès ? - J’en suis persuadé ! dit Amadis. 212

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- Du fond du cœur ? demanda le monsieur. - En mon âme et conscience. - Et vous en jureriez ? - Peste boufre ! Certes ! dit Amadis. Foutre d’âne ! Oui, que j’en jurerais. Et, merde, maintenant ! - Jurez voir ? dit le monsieur. - Je jure ! dit Amadis, et il cracha dans la main du monsieur qui venait de l’avancer vers ses lèvres. - Cochon ! lui dit le monsieur. Vous avez dit du mal du conducteur du 975. Je vous dresse une contravention. - Ah, oui ? dit Amadis. La moutarde ne faisait pas de vieux os sous ses pieds. « Je suis assermenté », dit l’homme, et il ramena en avant la visière de sa casquette retournée jusqu’ici. C’était un inspecteur du 975. Amadis jeta un vif regard à droite puis à gauche, et, entendant le bruit caractéristique, s’élança pour sauter dans un nouveau 975 qui rampait à côté de lui. (AP(1) : 519). Cet extrait se situe au début du roman : Amadis essaie tant bien que mal de monter dans un autobus pour aller au travail. Ce passage se déroule après son quatrième échec. Le segment en gras : « La moutarde ne faisait pas de vieux os sous pieds » met en lumière le fonctionnement du détournement. Grésillon et Maingueneau (1984 : 116) évoquent les procédés les plus usités dans le détournement, dont la substitution de phonème, l’adjonction d’éléments, et la refonte de deux proverbes. Dans l’exemple ci-dessus ces trois éléments sont présents : - la refonte de deux proverbes (qui, selon Grésillon et Maingueneau, s’apparente à la création de mots-valises) apparaît ici dans l’entremêlement des expressions la moutarde monte au nez et ne pas faire de vieux os. - L’adjonction d’éléments intervient avec le circonstanciel « sous ses pieds ». - La substitution de phonèmes sans similitude : Le nez est remplacé par les pieds.

1 - Les titres des œuvres de Boris Vian sont abrégés en TA (Troubles dans les andains) , EJ (L’Écume des jours) , AP (L’Automne à Pékin). Pour chacune de ces œuvres, l’édition retenue est celle de La Pléiade de 2010.

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De plus, l’énonciation proverbiale est estompée : l’utilisation de l’imparfait et du déterminant possessif ne renvoient pas à une vérité générale mais spécifique, voire une description d’état. Ainsi, le sens proverbial est lui-même détourné pour s’intégrer parfaitement à la narration. L’humour est ici généré par la déformation du/des proverbe(s). Celle-ci rend le sens de la phrase opaque. En effet, en reprenant des proverbes, le narrateur inscrit son propos dans une vérité commune. Mais en transformant les expressions, il oblige le lecteur à aller contre son intuition linguistique afin de comprendre le sens qui lui est proposé. Alors, la compréhension de ce segment est dictée par un impératif : retrouver les expressions fondatrices pour reconstituer le sens de l’énoncé. Ici, deux émotions sont retranscrites : l’énervement du personnage, et sa volonté de fuir. Cela crée un sens absurde et étonnant (puisqu’il va violemment contre les attentes du lecteur) propre à l’humour. Le jeu sur les attentes est d’ailleurs préparé en amont dans le texte avec le jeu sur le terme « jurer », dont les éléments sont soulignés dans l’extrait. En effet, lorsque le receveur demande au personnage de jurer, celui-ci énonce plusieurs jurons (« peste boufre », « foutre d’âne », « merde »). Le lecteur identifie cet acte comme un jeu sur la polysémie du verbe jurer. Or, à la suite des jurons du personnage le receveur lui redemande de jurer en disant « jurez voir ? ». Il signale alors que le discours du personnage ne correspondait pas à son acception du terme jurer. Ainsi, le lecteur pense avoir repéré un jeu de mots, mais celui-ci est ensuite détourné par le texte. Néanmoins, le jeu s’appuyant sur la polysémie du verbe jurer est présent et permet d’intégrer l’humour à l’énervement du personnage. 1.2. Le défigement et la syllepse de sens Les locutions figées sont considérées comme une « combinaison de mots étroitement soudés et marquées par un haut degré de cohésion, […] les locutions figées sont aussi des unités dont l’association est à ce point consacrée par l’usage que la séquence n’admet pratiquement plus de variations » (Milcent-Lawson, 2013 : 131). Dans cette perspective, une variation quelconque dans la locution entraîne ainsi un défigement. Les syllepses de sens sont un des outils principaux du défigement. Elles impliquent un développement narratif humoristique et décalé. La syllepse de sens est une figure du discours généralement considérée comme un lieu de rencontre entre le sens propre et le sens figuré (Fromilhague, 2010 : 46). Michel Leguern (2006 : 102) développe l’idée selon laquelle la syllepse « met en œuvre conjointement la logique intensionnelle de la langue et la logique extensionnelle de la parole. Elle réunit deux univers de discours, portés chacun par une partie du contexte, pour construire un nouvel univers de discours, original, parfois surprenant, souvent un univers poétique ». Elle permet ainsi la jonction de deux univers distincts 214

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tout en amenant un effet de surprise, propre à l’humour. Chez Vian, l’intérêt de la syllepse repose sur sa fonctionnalité, à savoir le glissement isotopique, mais aussi sur son caractère unitaire : un terme mêle différents sens, permettant ainsi de créer un nouveau sens prenant en charge les différentes représentations d’un même terme. [2] Il n’y a qu’une chose gênante, dit Colin, c’est la pédale forte pour l’œuf battu. J’ai dû mettre un système d’enclenchement spécial, parce que lorsqu’on joue un morceau trop hot, il tombe des bouts d’omelette dans le cocktail et c’est dur à avaler. Je modifierai ça. Actuellement, il faut faire attention. (EJ : 353). Dans cet exemple, l’humour apparaît au moyen de la syllepse de sens autour de l’adjectif « hot ». En jazz, ce terme est employé pour désigner le jazz hot, antérieur au bebop, qui est un jazz traditionnel à la mode dans les années 1930. Il est « caractérisé par la place importante laissée à l’improvisation des instrumentistes et par des procédés sonores expressifs (vibratos, inflexions) évoquant les effets vocaux des chanteurs négro-américains » (Le Trésor de la langue française informatisé, désormais TLFi). Par ailleurs, en anglais « hot » se traduit par l’adjectif chaud. Il existe également un autre emploi de « hot », dans le langage populaire, il signifie « avec un tempo rapide » ou entraînant. Dans l’exemple ci-dessus, les trois acceptions de « hot » sont imbriquées. Tout d’abord, les personnages sont des amateurs de jazz hot(2). Il est donc très probable que ce soit le genre de jazz qu’ils jouent. Cependant, dans cette acception, la présence du terme « omelette » ne peut être comprise. La syllepse de sens s’appuie alors sur le sens anglais du terme et son sens argotique. Dans le premier cas, pourrait être envisagé un jeu simple sur la polysémie, créant ainsi une omelette par humour. Dans le second cas, la pédale peut effectivement entraîner une omelette si on joue un morceau trop rapide. Le mouvement rapide de la pédale s’apparente à celui du fouet entraînant ainsi le durcissement de l’œuf. Ce point de vue ne peut être caractérisé de loufoque, il est tout au plus hyperbolique. La cuisson est néanmoins présente grâce au substantif « omelette ». Ainsi, dans cet extrait les deux sens sont mêlés. Ce phénomène participe à la création d’un nouveau référent, représentatif du fonctionnement de la fiction vianesque. La création de sens, dans cet extrait, est confirmée puisque le personnage conclut par « et c’est dur à avaler », attestant ainsi de la réalité de ce qui semble être hyperbolique. Ce dernier segment normalise la figure. En effet, par l’emploi conjoint de l’hyperbole et de la syllepse de sens, cette normalisation, prouve 2 - Je m’appuie ici sur les différentes mentions des morceaux de jazz au cours de l’œuvre.

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que le discours de Colin ne peut être considéré comme une plaisanterie. Colin continue d’ailleurs en précisant qu’il doit réparer ce défaut de la machine. Alors, si le premier réflexe du lecteur est de repérer l’humour, un second mouvement permet de remarquer que, au sein de la fiction, il ne s’agit pas d’humour mais d’un problème bien réel. Dans cet extrait, le fonctionnement du défigement est élargi. En effet, ce procédé fonctionne habituellement au moyen d’expressions figées attestées à l’écrit. Or l’expression choisie n’est attestée qu’à l’oral. Il n’y aurait donc pas défigement stricto sensu. Cependant, la démarche de déformation d’une locution figée est indéniablement présente. De plus, la fonction de la syllepse est ici remplie : à la croisée entre deux représentations d’un même terme, elle permet de faire intervenir l’humour, générateur de sens. 1.3. L’attente et la contre-attente Bien souvent, le texte joue sur les attentes, et par conséquent les habitudes, du lecteur. Ce phénomène se perçoit aussi bien dans certains jeux de mots que dans la volonté du texte à ne pas créer d’habitude. Ainsi, différents procédés permettront un jeu sur les attentes du lecteur pour aller jusqu’à une contre-attente. Celle-ci se caractérise principalement par une création contre/à l’opposé des attentes du lecteur. [3] Le mobilier de cette pièce comprenait en outre un long meuble bas, aménagé en discothèque, un pick-up du plus fort module et un meuble, symétrique du premier, contenant les lance-pierres, les assiettes, les verres et les autres ustensiles que l’on utilise chez les civilisés pour manger. (EJ : 350). Dans cet extrait, il n’y a pas défigement, mais détournement. Cet exemple s’appuie sur une reprise de l’expression « manger au lance-pierres » signifiant manger vite et insuffisamment. Le jeu sur les attentes crée l’humour puisque « lance-pierre » est l’intrus du champ lexical de la vaisselle. Son intégration dans l’isotopie tient de deux faits : d’une part, la prise du lance pierre comme un objet concret et non plus comme une métaphore de la rapidité et de l’insuffisance, et d’autre part, la compréhension implicite de l’expression manger au lance-pierre. L’image abstraite est ainsi transférée dans le monde concret, intégrant le lance-pierre à la vaisselle usuelle. Un retard de l’explication est observable puisque l’intrus est placé en début d’énumération et le verbe permettant la clarification n’apparaît qu’en fin de phrase. L’humour découle de plusieurs éléments. Tout d’abord, le jeu sur les attentes qui éclaire a posteriori la présence du lance-pierre, ensuite la part de l’implicite obligeant le lecteur à participer à la création du sens — s’il ne repère pas l’expression, le jeu de 216

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mots est perdu — ; enfin, la critique de la réalité permise par ce jeu de mots. Le terme « chez les civilisés » étant fortement ironique, il permet de signaler les dérives d’une société moderne dont le pilier est l’accélération des activités quotidiennes. Un second exemple, tiré de Troubles dans les andains, aide à expliciter le phénomène de contre-attente chez Boris Vian. [4] Le soleil tapait dur sur les dalles du port qui s’enfonçaient peu à peu… C’était peut-être seulement la marée qui montait. (TA : 159). Dans cet extrait, les attentes du lecteur sont doublement trompées. En effet, avec l’adjonction de la relative « qui s’enfonçaient peu à peu », le lecteur est invité à prendre au pied de la lettre l’expression « le soleil tapait ». Cette invitation devient peu à peu une règle de lecture puisque ce procédé est récurrent chez Boris Vian. Dans un second temps, et avec la seconde phrase de l’extrait, les nouvelles attentes du lecteur sont de nouveau prises à rebours. S’il pense avoir perçu un jeu de langage, la dernière phrase viendra rompre sa perception première et ira donc contre l’intuition du lecteur. Le fait que le narrateur revienne sur son propre propos dans un but de correction de la perception induite par la première phrase déstabilise le lecteur. Alors, ce dernier éprouve des difficultés à comprendre si la fiction possède son propre fonctionnement (c’est-à-dire un lieu où la force du soleil fait s’enfoncer les pavés) ou si elle représente notre réalité avec un point de vue décalé (ce n’est alors que la marée qui fait disparaître les pavés). Ainsi, afin que la perte des repères soit totale, le texte détruit d’abord les repères traditionnels du lecteur, puis ceux qu’il aurait pu acquérir au cours de la lecture. Par ce jeu, le lecteur se trouve pris entre deux systèmes de pensée : la sienne, correspondant à la doxa, qui interprète tout de suite cette métaphore conventionnelle et attend ainsi une suite qui conviendrait à cette interprétation ; et celui de la fiction et du narrateur, qui prend les mots au pied de la lettre. Par le jeu sur les attentes, le lecteur perd ses repères puisque les signaux habituels ne renvoient plus au même signifié. Il lui faut donc recalculer sa connaissance et son rapport au monde afin de comprendre les règles de ce monde fictionnel.

2. La co-construction du sens Charaudeau (2006 : 23) évoque la place du destinataire dans l’humour, et le type de connivence que doit établir l’émetteur avec le récepteur : le destinataire entre alors pleinement dans la construction du sens humoristique. La part de l’implicite dans l’humour est importante et ce, dans le but de laisser un espace ouvert pour le destinataire à la recherche du sens. J’étudierai d’abord l’implication du lecteur avant de rendre compte de la part de l’implicite dans l’humour. Je tiens à préciser que bien 217

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que ces deux phénomènes soient étroitement liés (l’implicite participe de l’implication du lecteur et inversement), ils sont néanmoins distingués dans cette étude à des fins de démonstration. 2.1. L’implication du lecteur Dans l’acte humoristique, selon Patrick Charaudeau (2006 : 35), l’humoriste, « propose [une remise en cause] au destinataire et exige de celui-ci qu’il adhère à cette mise en cause ». Le lecteur devient alors une sorte de complice (s’il est complaisant) à même de participer à la construction du sens. Différents éléments permettent l’implication du lecteur : la visibilité du narrateur et la recherche de lien parfois ténu entre deux éléments. À cela s’ajoute l’implicite que j’évoquerai dans le second temps de cette partie. La forte présence du narrateur dans les romans (par des commentaires métadiscursifs, des corrections, ou même des clins d’œil) engendre, dans un moment de pause dans le récit, un lien de complicité avec le lecteur. En témoigne l’exemple suivant : [5] - Vous croyez que vous débaucherez mon équipe comme ça ? - Certainement, dit Amadis. Je leur offrirai une prime supérieure au rendement, et des avantages sociaux et un comité d’entreprise et une coopérative et une infirmerie. Peiné, Athanagore secoua sa tête grisonnante. Tant de méchanceté le confondait avec le mur et Amadis crut le voir disparaître, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Un effort d’accommodation le fit émerger à nouveau au milieu de son champ visuel en friche. (AP : 591). Le commentaire du narrateur est souligné dans l’extrait. Il vient à la suite d’une syllepse de sens s’appuyant sur le verbe pronominal se confondre. Deux sens sont ici combinés : celui de « troubler au point de faire perdre à quelqu’un ses moyens » (TLFi) et celui de « mêler si étroitement [deux choses] qu’il est impossible de les distinguer » (TLFi). Par la présence du terme « grisonnante », une troisième idée vient s’ajouter à cette phrase : l’expression faire grise mine. La présence en filigrane de cette expression permet d’expliquer la disparition du personnage. Ainsi le lecteur comprend qu’Athanagor, énervé par Amadis, devient si gris que ce dernier a du mal à le distinguer du mur. L’apparition ostentatoire du narrateur après cette narration plus que complexe (sous couvert d’humour potache) crée une sorte de retour à la normale et réinstalle le lecteur dans un monde connu. Cela signale aussi au lecteur la transformation opérée par le narrateur. 218

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Ainsi, le narrateur donne des indices de modifications de la langue et d’humour au lecteur afin que celui-ci retrouve le sens de la syllepse de sens. Cette modalisation autonymique du narrateur est définie par Jacqueline Authier-Revuz (2002: 147) comme « un mode dédoublé du dire, où au dire d’un segment X s’ajoute la boucle réflexive d’une autoreprésentation du dire de ce segment, […] relève, intuitivement, par rapport à l’énonciation simple, d’un “dire en plus” ». Cette boucle réflexive introduit de l’opacité dans le discours et entraîne une hétérogénéité énonciative. Alors, le brouillage du référent force l’implication du lecteur dans la reconstruction du sens. Par ailleurs, l’implicite est un ressort de l’implication du lecteur, ressort qui retiendra désormais mon attention. 2.2 La part de l’implicite L’implicite est l’outil par excellence d’une co-construction du sens. Il implique un partage de connaissances suffisant entre le destinateur et le destinataire, afin que ce dernier puisse retrouver la part d’implicite et participer ainsi de manière active à la construction du sens. Catherine Kerbrat-Orecchioni (1986 : 21) oppose l’implicite et l’explicite : « les contenus implicites (présupposés et sous-entendus) ont en commun la propriété de ne pas constituer en principe […] le véritable objet du dire, tandis que les contenus explicites correspondent, en principe toujours, à l’essentiel du message à transmettre ». Le dire implicite demande alors un calcul interprétatif de la part du récepteur afin de retrouver l’objet du dire. Le récepteur/lecteur devient ainsi acteur dans la construction du sens. [6] Le receveur s’approcha [d’Angel]. « Terminus !... dit Angel. - Vole !... » répondit le receveur en levant le doigt vers le ciel. (AP : 725). Ce qui ressort le plus de cet exemple est l’absurde. Ici, la scène est humoristique par la présence de ce qui semble être du non-sens. Le lecteur sait que le receveur est fou ; il peut donc y voir une simple marque de sa folie. Cependant, ce passage fait réellement sens. Le lecteur doit faire un effort de recherche pour comprendre d’une part, la référence au jeu pigeon-vole (jeu enfantin consistant à lever la main dès qu’un des participants dit le nom d’un être vivant ou objet volant) et d’autre part, le rapport entre le terme terminus et le fait qu’il vole. Le terme terminus renvoie au dernier arrêt d’un bus mais aussi à une divinité romaine pouvant voler. Par la syllepse de sens s’appuyant sur ce nom, les deux sens sont combinés. Le receveur n’est alors pas fou mais réellement cultivé. L’auteur clôt son roman sur un ultime pied de nez. 219

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La découverte du sens de ce jeu de mots entraîne un sentiment de fierté et de complicité chez le lecteur. Il permet aussi d’expliciter le contexte. Si l’humour est visible sans le sens implicite, il devient d’autant plus intéressant une fois le dire reconstruit. Si certains types de jeux de mot et d’humour sont visibles chez Boris Vian, d’autres vont demander une implication de la part du lecteur. Celui-ci part ainsi à la recherche d’énigmes cachant un jeu de mots et/ou un apport interprétatif. Les romans de Vian regorgent de jeux de mots implicites. Ils créent ainsi une habitude de lecture chez le lecteur qui se doit d’être actif. Alors, l’humour chez Vian doit être repéré et interprété par le récepteur/lecteur, c’est alors pourquoi on peut parler d’une coconstruction de l’humour.

3. La pragmatique de l’humour vianesque La part importante du destinataire dans la création de l’humour signale un besoin de se placer du côté de la réception et de l’effet de l’humour sur le lecteur afin de l’appréhender de manière globale. L’étude du dynamisme de l’humour chez Vian permettra de comprendre son importance dans la construction du sens fictionnel et dans sa déconstruction des normes établies. Sera alors perçue la réelle force de l’humour dans une visée contestataire et destructrice. Il s’agira donc de définir les contours de l’humour chez Vian, et signaler sa force pragmatique. 3.1. Une nouvelle représentation du monde L’humour chez Vian n’a pas une simple portée ludique. En contexte, il engendre une représentation du monde bien particulière. Bien souvent, ces segments humoristiques traduisent une logique intra-fictionnelle. L’exemple suivant illustre cet entremêlement d’incohérence et de logique : [7] « Une de vos machines a l’air de s’emballer… dit Colin en désignant l’engin en question. - Ah… » dit le marchand de remèdes. Il se pencha, prit sous son comptoir une carabine, épaula tranquillement et tira. La machine cabriola en l’air et retomba pantelante. - Ce n’est rien, dit le marchand. De temps en temps, le lapin l’emporte sur l’acier, et il faut les supprimer. Il souleva la machine, appuya sur le carter inférieur pour la faire pisser et la pendit à un clou. (EJ : 430). 220

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À première vue, l’humour tient de la syllepse de sens s’appuyant sur la polysémie du verbe s’emballer. Ce verbe s’emploie normalement pour les animaux pour indiquer que l’homme perd le contrôle sur celui-ci. Le TLFi signale que s’emballer est également utilisé, par analogie, en mécanique pour décrire un dysfonctionnement ou une accélération anormale du moteur. L’utilisation simultanée des différents sens du verbe animalise la machine, dont découle sa mise à mort perturbante. Cet extrait pris hors contexte est humoristique puisque la syllepse fait advenir un sens qui, en contexte, n’était pas pertinent. La syllepse est alors, comme je l’ai démontré, créatrice de sens puisqu’elle permet une transformation du référent. Mais, en prenant un contexte plus large, la prise en compte de la polysémie du verbe s’emballer est représentative de la nature de la machine même : « À l’intérieur [de la machine] un animal composite mi-chair, mi-métal, s’épuisait à avaler la matière de base et à l’expulser sous la forme de boulettes régulières » (EJ : 428). Ainsi, la figure non seulement sert l’humour, mais elle est également la seule figure pouvant représenter l’ambivalence de cette machine. Si l’on reprend l’exemple [3] : Le mobilier de cette pièce comprenait en outre un long meuble bas, aménagé en discothèque, un pick-up du plus fort module et un meuble, symétrique du premier, contenant les lance-pierres, les assiettes, les verres et les autres ustensiles que l’on utilise chez les civilisés pour manger. (EJ : 350). Comme dans l’exemple précédemment cité, le jeu de mots mêle humour et création d’une réalité fictionnelle. En effet, la présence du « lance-pierre » au sein de l’énumération permet une invisibilité du terme, comme s’il se fondait dans les termes énumérés. Ainsi, il entre dans la catégorie de la vaisselle usuelle du monde fictionnel. Dans un contexte très large, l’univers de L’Écume des jours est un univers dans lequel les gens mangent avec l’aide d’un lance-pierre. Dans cet exemple, la lecture se fait en plusieurs étapes : le lecteur repère tout d’abord une irrégularité qu’il comprend a posteriori, après avoir repéré l’humour ; une recherche du sens intervient ensuite, avant de remarquer en phase finale que le discours est à prendre au pied de la lettre dans le but de comprendre le mode de fonctionnement de la réalité fictionnelle présentée par Vian. Il faut d’ailleurs remarquer qu’un lecteur assidu de Vian pourrait très bien passer à côté d’un tel exemple. Ainsi, l’humour chez Vian possède un fort potentiel créateur : il engendre avec lui une représentation de la réalité de l’univers fictionnel. S’il attire le regard par sa forme, il est en réalité un lieu de création fictionnel. Ce type d’occurrence constitue un signal permettant d’identifier l’humour de Vian comme étant créateur : monde nouveau, représentation nouvelle. 221

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3.2. L’humour insolite et la réactivation sémantique Patrick Charaudeau (2006) évoque différents types d’incohérences liées à l’humour : l’incohérence insolite, paradoxale et loufoque. Celle que je retiens comme signifiante chez Vian est l’incohérence insolite. Celle-ci permet de relier deux univers « qui ne sont pas complètement étrangers l’un de l’autre » (Charaudeau, 2006 : 11). Par conséquent, le contexte permet de retrouver un lien unissant deux mondes qui ne devraient normalement pas se rencontrer, et active le « trans-sens » qu’évoque Charaudeau. Dans le corpus, la syllepse permettra de faire ce liant. Elle est l’outil évitant au texte de basculer dans le loufoque. [8] Un homme à chandail blanc lui ouvrit une cabine, encaissa le pourboire qui lui servirait pour manger, car il avait l’air d’un menteur, et l’abandonna dans cet in pace après avoir, d’une craie négligente, tracé les initiales du client sur un rectangle noirci disposé, à cet effet, à l’intérieur de la cabine. (EJ : 40). Le terme pourboire est ici au centre du jeu de mots. Un pourboire désigne normalement une somme d’argent donnée à un employé pour le remercier de son travail ou pour le payer. Cependant, le terme, créé sur la soudure de la préposition pour et du verbe boire, est ici défigé. En effet, le lecteur ne perçoit plus la référence à la boisson mais la désignation du passage d’argent entre un client et un employé. La réactivation du sens premier du terme intervient au moyen de la remarque présente dans la subordonnée circonstancielle « car il avait l’air d’un menteur ». Cette réflexion étonnante oblige une relecture de la phrase afin d’en comprendre le sens. De plus, l’opposition qui se crée entre manger et pourboire est également déstabilisante. Ce sont ces deux procédés réunis qui permettent de défiger la soudure de pourboire et de lui rendre son sens originel. Ainsi, le texte opère un double mouvement. Il joue avec les attentes du lecteur et avec sa conception des mots. Le cotexte droit demande une relecture par cette trop forte contre-attente. La relecture permettra au lecteur de comprendre que, dans l’univers vianesque, un pourboire ne sert qu’à ça : boire. Ainsi, deux univers sont mis en relation ici grâce à la double acception du pourboire : l’univers de l’argent et celui de l’utilisation de cet argent. En combinant ces deux univers, l’humour de ce passage tient de l’incohérence insolite. Alors, l’humour cache un processus fondamental : la réactivation sémantique du langage par l’auteur. Il serait possible de citer une multitude d’exemples exprimant la volonté de l’auteur d’utiliser le sens premier des termes. Vian débusque la polysémie des mots pour immanquablement choisir l’acception la plus étonnante en contexte. En témoignent les exemples suivants : 222

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[9] Angel fermait la marche, afin que les prochains arrivants puissent s’en servir à leur tour. (AP : 541). [10] Je vous mets en boîte, […]. Vous y mettez bien des pots en faïence qui ne vous ont rien fait… (AP : 647). [11] Il tira sa petite barbe et elle revint avec un claquement sec. (EJ : 426). Ces trois exemples illustrent cette volonté de détourner les mots de manière méthodique : il s’agit, sur l’axe des significations d’un terme, de choisir le plus déstabilisant. La syllepse de sens devient ainsi le procédé le plus efficace puisqu’elle permet justement ce mélange/sélection d’un sens. Dans les trois exemples ci-dessus, la contre-attente se perçoit dans l’activation de la syllepse par le cotexte droit (en [7] et [8]). La première partie des phrases n’est pas inhabituelle, mais le cotexte droit active un sens autre que celui annoncé par le cotexte gauche. Catherine Rouayrenc (2006 : 165) explique que ces syllepses bilatérales « crée[nt] évidemment un effet de surprise puisque le parcours interprétatif amorcé du fait du cotexte gauche est interrompu et remis en question par le cotexte droit, qui oblige à donner un autre signifié à un signifiant dont le signifié du fait du cotexte gauche relevait d’une isotopie autre. Cette syllepse, qui exige réinterprétation, est déception ». Elle est déception car le contresens crée une attente qui sera forcément trompée ou déçue par la suite. L’exemple [9] présente un fonctionnement similaire bien qu’il s’appuie sur une hyperbole. Ainsi, si j’évoque le (contre)sens dans le titre de cette étude, c’est parce que le défigement (d’une expression ou, dans un sens plus large, d’une attente) entraîne la création. Dans les exemples que nous avons vus ci-dessus, la syllepse entraîne un développement textuel porteur de sens. Cependant, et par la syllepse, ce sens ira toujours contre un sens attendu, c’est pourquoi je parle de contre-sens. 3.3. La critique Si je m’accorde avec les chercheurs (Baudin, 1973, Marchand, 2009, Lapprand, 2006) pour dire que Vian est un écrivain de l’humour, celui-ci n’est jamais gratuit. En effet, il développe une critique virulente contre la société. L’humour en est alors son levier pour la critique. Le fonctionnement des exemples [7] [8] et [9] renseigne sur le positionnement de l’auteur par rapport à la langue. Le défigement du langage, et l’humour qui l’accompagne, masquent et marquent dans le même mouvement le travail et la réflexion faites sur la langue. Alors, il ne s’agit pas d’un simple processus de l’humour mais bien d’une volonté affirmée de rompre avec un emploi “traditionnel” de la langue. L’exposition de la complexité des mots et l’emploi intensif des syllepses de 223

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sens servent une critique de la normalisation de la langue. En effet, Vian, par le biais de l’humour, met en avant le caractère polysémique de la langue et sa complexité ; il condamne donc l’emploi figé et unique qui est généralement fait de la langue. Avec une appréhension globale de l’œuvre romanesque de Boris Vian, l’humour sert la critique de la société. Celle-ci se perçoit sur des segments textuels plus longs dans lesquels l’humour teinte l’ensemble du texte. [12] Les porteurs s’arrêtèrent près d’un grand trou. Ils se mirent à balancer le cercueil de Chloé en chantant « À la salade », et ils appuyèrent sur le déclic. Le couvercle s’ouvrit et quelque chose tomba dans le trou avec un grand craquement ; le second porteur s’écroula à moitié étranglé, parce que la courroie ne s’était pas détachée assez vite de son cou. Colin et Nicolas arrivèrent en courant, Isis trébuchait derrière et alors le Bedon et le Chuiche, en vieilles salopettes pleines d’huile, sortirent tout à coup de derrière un tumulus et se mirent à hurler comme des loups, en jetant de la terre et des pierres dans la fosse. (EJ : 497). Cet extrait de L’Écume des jours se situe à la fin du roman, lors de l’enterrement de Chloé (héroïne et femme de Colin). Colin n’ayant plus les moyens de payer l’église pour l’enterrement, il se voit obligé de choisir l’enterrement dit des pauvres. L’humour est omniprésent dans cet extrait. Il vient du décalage entre le comportement irrévérencieux des porteurs (et des hommes d’Église) et la gravité de l’événement. De plus apparaît un comique de « raideur de mécanique » (Bergson, 2002 : 8) : lorsque l’un des porteurs tombe étranglé par la sangle portant le cercueil. Il s’agit bien ici de l’humour le plus typique. Cette erreur du porteur fait sourire, voire rire, parce qu’elle est tout à fait inattendue, mais également parce que le lecteur éprouve une certaine rancune envers les porteurs du fait de leur attitude irrespectueuse. En revanche, lorqu’Isis trébuche, l’effet n’est plus le même. Si l’humour peut être perçu, celui-ci n’est pas accueilli de la même manière par le lecteur, qui se refuse à rire d’une des victimes de cet enterrement. L’attitude décalée de Colin, Nicolas et Isis, au lieu d’être porteuse d’humour, accentue le tragique de la scène. Ainsi, l’humour sert les fins de la critique de la religion en soulignant son manque de cœur et d’humanité. Elle est présentée ici comme une institution au service des riches. L’humour marque tout le passage. Si j’ai étudié des segments finis, il me semble important d’affirmer que celui-ci sert de principe d’écriture afin de souligner le malheur s’abattant sur les personnages. L’humour chez Vian est rarement gratuit ; le jeu de mots signale l’engagement de l’auteur contre les normalisations abusives de la société. 224

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Ainsi, l’humour chez Vian, majoritairement entraîné par le défigement du langage, implique une déconstruction des repères du lecteur afin de proposer une nouvelle réalité. Il agit sur plusieurs niveaux : il permet d’introduire de la légèreté, créant ainsi une connivence ludique avec le lecteur ; il va contre les normes et la doxa du lecteur, allant dans un mouvement de destruction ; il crée un sens nouveau, permettant une réflexion sur ce que nous considérons comme la norme. Il est ainsi à la fois destructeur du sens commun et créateur d’un sens nouveau. La syllepse de sens, figure majeure du défigement dans le corpus, permet une fusion isotopique propre à l’entremêlement de deux univers. La syllepse est aussi un instrument primordial pour “l’éducation” du lecteur. Le cotexte gauche rend hommage à la norme partagée alors que le cotexte droit installe la norme fictionnelle. Elle est la figure du passage car elle assure la transition entre deux doxa. Elle est également le lien permettant au texte de ne jamais glisser vers l’absurde. Par conséquent, l’humour chez Vian n’est que très rarement gratuit, il engendre la création d’un monde rendant compte de la complexité du langage. Il possède donc une double visée pragmatique : attirer le lecteur/récepteur dans une lecture ludique et permettre l’appréhension de la nouvelle réalité proposée. Il amène aussi une critique féroce, remettant en cause les normes de notre société. Il est possible de caractériser cet humour d’insolite puisqu’il n’est jamais dénué de sens. Il offre des indices textuels permettant d’en comprendre les rouages. Par la demande de participation du lecteur dans la création du sens, Vian utilise l’humour comme un jeu de piste fait pour le lecteur qui, une fois formé, sait en rechercher le sens caché. L’humour est omniprésent dans l’œuvre de Boris Vian. Il constitue la force du texte qui, sous couvert d’humour potache, cache les enjeux de la création de l’univers fictionnel.

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Bibliographie AUTHIER-REVUZ, Jacqueline, 2002, « Du Dire “en plus” : dédoublement réflexif et ajout sur la chaîne », Figures d’ajout, phrase, texte, écriture, Authier-Revuz Jacqueline et Lala Marie-Christine (éds.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, pp. 147-167. BAUDIN, Henri, 1973, Boris Vian humoriste, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble. BERGSON, Henri, 2002, Le Rire, Paris, Presses Universitaires de France. CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de Communication, N° 10, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, pp. 19-41. CHARAUDEAU, Patrick, 2011, « Des catégories pour l’humour. Précisions, rectifications, compléments », Humour et crises sociales. Regards croisés FranceEspagne, Vivero García Maria Dolores (dir.), Paris, L’Harmattan, pp. 9-43. CHARAUDEAU, Patrick, 2013, « De l’ironie à l’absurde et des catégories aux effets », Frontières de l’humour, Vivero García, Maria Dolores (dir.), Paris, L’Harmattan, pp. 13-26. ESCARPIT, Robert, 1987, L’Humour, Coll. Que sais-je ? Paris, Presses universitaires de France. FROMILHAGUE, Catherine, 2010, Les Figures de style, Paris, Armand Colin. GRESILLON, Almuth., et MAINGUENEAU Dominique, 1984, « Polyphonie, proverbe et détournement », Langages, N° 73, pp. 112-125. KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, 1986, L’Implicite, Paris, Armand Colin. LAPPRAND, Marc, 2006, V comme Vian, Laval, Presses Universitaires de Laval. LE GUERN, Michel, 2006, « Retour à la syllepse », La Syllepse : figure stylistique, Chevalier Yannick et Whal Philippe (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, pp. 97-104. MARCHAND, Valère-Marie, 2009, Boris Vian : le sourire créateur, Paris, Écriture. MILCENT-LAWSON, Sophie, 2013, « Poétiques du défigement chez Giono et Beckett », Le Figement en débat, N° 159-160, pp. 127-146. MORIER, Henri, 1981, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses universitaires de France. 226

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ROUAYRENC, Catherine, 2006, « Syllepse et co(n)texte », La Syllepse : figure stylistique, Chevalier Yannick et Whal Philippe (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, pp. 157-172. VIAN, Boris, 2010, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard.

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Samuel Beckett et l’humour comme fissure dans la catastrophe théâtrale

Samuel Beckett et l’humour comme fissure dans la catastrophe théâtrale

Evelyne CLAVIER Doctorante, Université de Lorraine - France En face Le pire Jusqu’à ce Qu’il fasse Rire.

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Parler d’humour pour le théâtre de Samuel Beckett peut paraître incongru. La critique francophone, qu’elle soit universitaire ou journalistique, a davantage mis l’accent sur la dimension comique et burlesque de sa dramaturgie dont les gags gestuels sont inspirés par le jeu d’acteurs de cinéma tels Buster Keaton, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy ou encore les Marx Brother(2). L’humour, qui concerne plus le langage que le corps, a été ainsi un peu passé sous silence même si comédiens et hommes de théâtre l’ont signalé. Pierre Chabert, interprète et metteur en scène des textes de Samuel Beckett, écrit en effet en 2010 à propos de Fin de partie : « C’est le retournement des grands thèmes tragiques qui font de Fin de partie une grande pièce comique, si elle est bien interprétée. Beckett y réunit un grand nombre de formes comiques allant de l’humour et de l’humour noir à l’ironie, des calembours et des jeux de mots à un comique de farce et de mouvement »(3). 1 - Samuel Beckett, 1978, Poèmes suivi Mirlitonnades, Paris, Les Editions de Minuit. 2 - La critique anglophone réserve une place plus importante à l’humour Beckettien. En témoignent l’article d’Edith Kern intitulé « Black Humor : The Pockets of Lemuel Gulliver and Samuel Beckett », in Samuel Becket now, critical approaches to his novel; poetry and plays, edited an introduction by Melvin J. Friedman, University of Chicago, 1975 (p. 89-102), ainsi que l’ouvrage Samuel Beckett, Laughing Matters, Comic Timing, Edinburgh University Press, 2012 la notion de Human Humor est développée (p. 3-14) par Laura Salisbury. 3 - Pierre Chabert, 2011, Fin de partie, in Dictionnaire Beckett, sous la direction de Hubert, Marie Claude, Paris, Honoré Champion, p. 449.

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Le Dictionnaire Beckett paru en 2010, d’où est extraite cette analyse, comporte également un article Humour écrit par Bruno Blanckeman, professeur de littérature française à Paris III. L’humour y est toutefois associé à l’ironie : « Humour et ironie constituent chez Beckett les degrés différents d’une écriture qui recourt au rire à des fins cathartiques et heuristiques ». Je préfèrerais, quant à moi, les opposer dans le sillage de Bergson et considérer personnellement que le rire provoqué par l’ironie exclut en mettant à l’index tandis que celui de l’humour tente d’inclure et de ramener dans la communauté humaine. L’article Humour/Ironie a le mérite toutefois de définir l’humour de Samuel Beckett : « L’humour provocateur de Beckett recourt à deux registres constants. Le scabreux : les nombreuses plaisanteries à connotations scatologiques et sexuelles rappellent la tradition rabelaisienne de l’inconvenant par le bas (…) L’humour noir : l’écrivain se joue avec une délectation morbide des dysfonctionnements du corps dus à la vieillesse, la maladie, le handicap ». C’est autant au sourire qu’au rire de qu’il conviendra de s’intéresser dans ce travail sur l’humour de Samuel Beckett comme « fissure dans la catastrophe »(4), selon la définition qu’en donne la chorégraphe Maguy Marin(5), grande lectrice de son œuvre. A la lumière de cette assertion, il s’agira peut-être de re-caractériser l’humour beckettien à partir de deux de ses pièces les plus célèbres, En attendant Godot écrite entre 1948 et 1949 et Fin de partie écrite entre 1954 et 1956 dans leurs versions française et anglaise Waiting for Godot et Endgame. Comment Beckett y fait-il rire et sourire la langue française et anglaise en fissurant et en (dé) formant le sens (6)? Comme y fait-il sourire le théâtre, comment son humour nous sauve-t-il de la tragédie ainsi que l’a écrit le metteur en Peter Brook, dans la plaquette de présentation de son spectacle Fragments (7)? Régressif (8), transgressif, subversif, l’humour de Samuel Beckett n’est-il pas également ce « lait de la tendresse humaine » (9) qui dit la force du lien, nécessaire pour survivre au monde de la catastrophe qu’il est à même d’éclairer afin qu’il devienne «noir clair »(10)? Son humour n’est-il pas amour pour l’humanité souffrante et résistante qui essaie de rire malgré tout car « rien n’est plus drôle que le malheur »(11)? 4 - Entretien du 20 avril 2015 à Ramdam à Sainte Foy-les- Lyon accordée pour la thèse en cours Samuel Beckett et la danse. 5 - L’œuvre de la chorégraphe Maguy Marin est traversée et nourrie par les textes de Samuel Beckett qu’elle a rencontré avant la création de May B (1981). 6 - Daniel Sibony, Les sens du rire et de l’humour, Paris, Odile Jacob, 2010 « L’humour, c’est faire rire la langue à nos dépens et s’en consoler » p. 165. 7 - Théâtre des Bouffes du Nord à Paris du 6 au 24 janvier 2015. 8 - Theodor, W, Adorno, Notes sur Beckett, Paris, Editions Nous, 2008, traduit de l’allemand par Christophe David : « Ce qui est advenu de l”humour est un résidu de l”humour - l’humour comme régression (clown) ». 9 - William Shakespeare, Macbeth, Paris, GF, 1989, p. 134. 10 - Samuel Beckett, 1957, Fin de partie, Paris, Les Editions de Minuit, p. 46. 11 - Samuel Beckett, 1957, Fin de partie, Paris, Les Editions de Minuit, p. 31.

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1. L’humour comme fissure dans le sens VLADIMIR.- On n’ose même plus rire ESTRAGON.- Tu parles d’une privation. VLADIMIR.- Seulement sourire. (Son visage se fend dans un sourire maximum qui se fige, dure un bon moment, puis subitement s’éteint.) En attendant Godot (p. 13). Qu’est-ce qui fait que le visage des personnages beckettiens se fend dans un sourire malgré la situation intenable où ces personnages se trouvent ? Même s’ils ont tout perdu, les sans domiciles fixes de En attendant Godot ou les reclus de Fin de partie dans le monde de l’après catastrophe n’ont pas perdu le sens de l’humour. A la fois une politesse du désespoir et travail de la langue, leur humour affleure dans les histoires drôles, des jeux de mots et calembours, ainsi que dans les citations littéraires, philosophiques et bibliques détournées. Comment fonctionne cet humour qui joue à la fois le signifiant et le signifié dans les deux langues d’écriture de Samuel Beckett ? Peut-il agir de la même façon sur le public anglais et sur le public français, dans les années d’après-guerre et aujourd’hui ? 1.1. C’est l’histoire de ….. Pour faire passer un temps qui ne passe pas, les personnages beckettiens recourent à la fois dans En attendant Godot / Waiting for Godot et dans Fin de partie / Endgame aux histoires drôles. La critique et les amis de Samuel Beckett rappellent que les deux histoires - celle de l’Anglais au bordel, racontée partiellement par Estragon interrompu par Vladimir qui ne veut plus l’entendre et celle du Monde et du pantalon, mal racontée par Nagg à Nell qui l’a également trop entendue – ne sont pas des inventions de Samuel Beckett. Elles font partie de la culture populaire de l’aprèsguerre et Samuel Beckett les a introduites dans ses textes au même titre que l’intertexte littéraire, philosophique et biblique. L’histoire de l’Anglais au bordel extrêmement salace (12) dont Beckett ne livre que le début, fait suite, dans la conversation entre 12 - Voir http://pierre.campion2.free.fr/kaddour_beckett.htm, à propos de l’histoire de l’Anglais au Bordel : « La suite existe, les années cinquante la connaissaient bien, les plus cochons d’entre nous l’ont encore rencontrée en fin de repas arrosé, et Ruby Cohn l’avait également signalée (dans l’indifférence générale de la critique). À la question de la sous-maîtresse, l’Anglais répond : « Non, je veux un garçon ! » Colère de la bordelière : « Je vais appeler un agent de police ! » Réponse de l’Anglais : « Non, ils sont trop rêches. » Les prisonniers de Saint-Quentin qui jouèrent la pièce ne s’y étaient pourtant pas trompés, surtout quand ils accueillirent l’entrée du jeune garçon qui sert de messager à Godot par des sifflets et des cris énamourés. La critique catholique s’est comme d’habitude montrée à la hauteur de la situation : Jacques Marissel notait gravement qu’en choisissant un garçon pour incarner ce messager, Beckett s’était sans doute souvenu de l’amour que le Christ portait aux enfants… ».

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Vladimir et Estragon, à l’histoire des deux larrons au moment de la crucifixion de Jésus. Mais le double entendre (13) n’y fonctionne plus aujourd’hui, comme il le pouvait dans les années 1950, au moment de la création de la pièce par Roger Blin, pour déclencher le sourire voire le rire sacrilège. Dans Fin de partie, l’histoire du tailleur et de l’Anglais issue d’une histoire juive modifiée est davantage à même de toucher le spectateur d’aujourd’hui qu’il soit français ou anglais et de le faire sourire et réfléchir. Samuel Beckett lui-même semble y avoir accordé de l’importance puisque la fin de cette histoire sert également d’exergue au Monde et le Pantalon, un essai sur la peinture les frères Van Velde. La voici pour le plaisir des oreilles et des yeux : NAGG - (....) (voix de raconteur) Un Anglais- (il prend un visage d’anglais, reprend le sien) - ayant besoin d’un pantalon rayé en vitesse pour les fêtes du Nouvel an se rend chez son tailleur qui lui prend ses mesures (Voix du tailleur) « Et voilà qui est fait, revenez dans quatre jours, il sera prêt ». Bon. Quatre jours plus tard (Voix du tailleur) « Sorry, revenez dans huit jours, j’ai raté le fond». Bon, ça va le fond, c’est pas commode. Huit jours plus tard (Voix du tailleur) «Désolé, j’ai salopé l’entre-jambes ». Bon d’accord, l’entre-jambes, c’est délicat. Dix jours plus tard (Voix du tailleur). « Navré, revenez dans quinze jours, j’ai bousillé la braguette. » Bon, à la rigueur une belle braguette, c’est calé (Un temps. Voix normale). Je raconte mal. (Un temps morne). Je raconte cette histoire de plus en plus mal (Un temps Voix de raconteur). Enfin bref, de faufil en aiguille, voici Pâques fleuries et il loupe les boutonnières. (Visage puis voix du client) « Goddam, Sir, non, vraiment, c’est indécent, à la fin ! En six jours, six jours, Dieu fit le monde. Oui, Monsieur parfaitement le MONDE ! Et vous vous n’êtes pas foutu de me faire un pantalon en trois mois ! » (Voix du tailleur, scandalisée). « Mais Milord ! Mais Milord ! Regardez - (geste méprisant, avec dégoût) - le monde… (un temps) ....et regardez - (geste amoureux, avec orgueil) - mon PANTALON ! ». Fin de partie, p. 34, 35, 36. Samuel Beckett, traducteur attentif et pointilleux de ses propres œuvres, rend compte en anglais dans Endgame (14) de l’essentiel de la version française de cette histoire dont le sens et le sel sont conservés. Toutefois il ne parvient pas à traduire le jeu de mot savoureux « de faufil en aiguille », peut-être inspiré par les talents de couturière de sa compagne française Suzanne Deschevaux-Dumesnil. En anglais, l’expression est remplacée par le plus banal « to make it short» pour faire court, mais le double sens y est plus manifeste en français avec les mots « bottom » et « balls », employés dans cette histoire de création. 13 - Le « double entendre » en anglais, est une figure de style où une expression orale peut être comprise selon deux sens différents. Le premier, est une signification littérale innocente, alors que la deuxième signification est souvent osée et exige d’avoir des connaissances supplémentaires. 14 - Samuel Beckett, 2010, Endgame, in the Selected Works of Samuel Beckett, Volume III, Dramatic Works, New York, Grove Press, p. 104-105.

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1.2. « Au commencement était le calembour » Samuel Beckett semble avoir toujours été friand de ces calembours relatifs à la création, ainsi qu’en témoigne le jeu de mots sur l’incipit de l’Evangile selon Saint Jean dans son premier roman Murphy (1938) : « Au commencement était de calembour ». Suivant ce précepte inédit, Fin de partie, « pièce de la (dé)création» (15) contient un jeu audacieux sur le mot coït qui donne lieu à cet échange entre Hamm, le maître tyrannique, aveugle et paralytique et son serviteur Clov : HAMM. – Une puce ! C’est épouvantable ! Quelle journée ! Entre Clov avec un carton verseur à la main. CLOV. - Je suis de retour avec l’insecticide HAMM. - Flanque lui en plein la lampe ! Clov dégage sa chemise du pantalon, déboutonne le haut de celui-ci ; l’écarte de son ventre et verse la poudre dans le trou. Il se penche regarde, attend, tressaille, reverse frénétiquement de la poudre, se penche, regarde, attend. CLOV.- La vache! HAMM.- Tu l’as eue ? CLOV.- On dirait (il lâche le carton et arrange ses vêtements). A moins qu’elle ne se tienne coïte. HAM.- Coïte! Coite tu veux dire. A moins qu’elle ne se tienne coite. CLOV.- Ah ! On dit coite ? On ne dit pas coïte ? HAMM.- Mais voyons si elle se tenait coïte, nous serions baisés. Fin de partie, p. 49. A cet endroit de la pièce, Endgame contient un jeu de mot similaire fonctionnant sur la paronomase qui consiste à rapprocher laying et lying associés au mot dog. Les connotations sexuelles y sont vraisemblablement perçues par le public anglophone averti. HAMM.- Did you get him ? CLOV. - Looks like (He drops the tin and adjusts his trousers) Unless he’s laying doggo. HAMM. - Laying! Lying you mean. Unless he’s lying doggo CLOV- Ah, one says liying ? One doesn’t say laying ? HAMM. - Use your head, can’t you. If I was laying, we’d be bitched. Endgame, p. 114. 15 - Pierre Chabert, Fin de partie, in Dictionnaire Beckett.

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La paronomase à la fois délicieuse et cruelle sur « attendre, bander et se pendre » que l’on trouve en français dans En attendant Godot : « On attend / Oui, mais en attendant ?/ Si on se pendait ? Ce serait une occasion de bander / On bande ? » (p. 20), mais qui n’a pas son pendant dans la traduction anglaise : « Wait / Yes but while waiting. / What about hanging ourselves ? Hmm. It’d give us an erection. / An erection ! » (p. 11). C’est le cas également pour la paronomase danser et penser au centre de En attendant Godot qui n’a pas son équivalent dans Waiting for Godot. Le travail en français sur les sonorités « Danse pouacre » et « Pense porc » ne peut être rendu en anglais. « Dance misery », « Think, pig » en est la traduction. L’humour qui affecte la langue au niveau du signifié et du signifiant n’est pas toujours traduisible et le passage d’une langue à l’autre se fait sur le mode de la perte et demande re-création. 1.3. Citations détournées et clichés remotivés pour rire Si la paronomase, qui consiste à rapprocher en français penser et danser, ne fonctionne pas en anglais pour susciter le sourire, en revanche, la citation philosophique latine retravaillée y trouve droit de cité comme en français. « Dance first. Think later. It’s the natural order ! » est en effet la réactualisation réussie du précepte latin « Primum viver ; deinde philosophar (vivre d’abord et philosopher ensuite). Il s’agit là d’un clin d’œil à un spectateur cultivé qui la reconnaît comme il reconnaît dans En Attendant Godot le détournement de la citation de Héraclite « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » qui devient dans la bouche d’Estragon : « On ne tombe jamais deux fois dans le même puits ». L’humour suppose en effet connivence et reconnaissance. La culture vaste et éclectique de Samuel Beckett permet à la parole de l’autre, à la parole des autres quels qu’ils soient de traverser et de circuler dans son théâtre où certaines citations littéraires ou bibliques sont incorporées dans une intention parodique. L’humour lié à la déformation de l’intertexte shakespearien – « My kingdom for a horse ! » de Richard III est devenu dans Fin de partie, « Mon royaume pour un boueux » (16) et dans Endgame « My kingdom for a nightman ! »(17) - ne fonctionne cependant pas de la même manière auprès d’un public anglophone ou francophone. Ce premier doit sourire voire rire plus facilement à l’écoute de cette phrase cynique prononcée par Hamm, double dégradé du tyran Richard III, qui intime l’ordre à Clov de le débarrasser de ses vieux parents, déchets encombrants de deux poubelles. La déformation concerne aussi la parole du Christ dans Fin de Partie. « Le commandement que je vous donne est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » devient dans la bouche de Hamm « Allez-vous en et aimez-vous. Léchez-

16 - Samuel Beckett, 1957, Fin de partie, Paris, Les Editions de Minuit, p. 36. 17 - Samuel Beckett, 2010, Endgame, New York, Grove Press, p. 106.

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vous les un les autres» (p.89). L’irruption incongrue et irrévérencieuse de l’injonction « Léchez-vous les uns autres » déforme considérablement le sens du verbe aimer et fissure quelque peu l’idéal chrétien de l’amour du prochain. Beckett renoue ainsi avec une veine satirique ancienne, celle des matérialistes qui tournent en dérision le respect porté à la Bible et à la Sainte Parole. Il fait montre en même temps d’une distance certaine par rapport à l’éducation protestante qu’il a reçue de ses parents, notamment de sa mère. Le discours de l’autre qui revivifie la parole théâtrale et fait sourire la langue française prend aussi la forme du cliché remotivé, qu’il provienne des proverbes « on ferait mieux de battre le fer avant qu’il soit glacé », de la chanson populaire « le samedi soir, après le turbin » ou des expressions figées en français telles les saules pleureurs : ESTRAGON. - Qu’est-ce que c’est ? VLADIMIR. – On dirait un saule. ESTRAGON. – Où sont les feuilles ? VLADIMIR. – Il doit être mort ESTRAGON. – Finis les pleurs En attendant Godot, p. 16. Finis les pleurs ! Ainsi, l’humour déleste du pathos, permet une distance vis-àvis de soi et de sa situation. Les histoires drôles participent de cette prise de distance, permettent de se délasser, de passer le temps ainsi que les nombreux jeux de mots, calembours et autres équivoques. Ludovic Janvier (18) considère que « l’humour de Beckett (…) jamais méchant est une ressource qui empêche de sombrer dans le désespoir, dans la douleur, dans la complaisance au pathétique et permet de disperser les malheurs quotidiens ». Il permet aussi à En attendant Godot / Waiting for Godot et Fin de partie / Endgame de ne pas sombrer dans la tragédie et de contourner la catastrophe.

2. L’humour comme fissure dans le tragique Le terme de catastrophe employé par Maguy Marin est à entendre dans sa polysémie. Au théâtre, la notion de catastrophe renvoie à la tragédie et à la catégorie esthétique du tragique dont Jean Marie Donenach en 1967 nous prédit le retour avec la résurrection d’un genre qu’il lie à l’Histoire du XXème siècle, siècle des génocides (19) : « Jusqu’au milieu du XXe siècle, le retour du tragique a pris la forme d’affrontements inexpiables. Un nouveau tragique nous envahit maintenant : celui de la banalisation, de la normalisation, de l’enfermement. Mais de Sophocle à Beckett, 18 - Ludovic Janvier, 1969, Samuel Beckett par lui-même, Paris, Éditions du Seuil. 19 - Jean-Marie Domenach, 1967, Le retour du tragique, Paris, Editions du Seuil.

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c’est la révélation du même scandale : l’innocence punie, le mal qui sort du bien, la liberté figée en destin ». L’humour ne pourrait-il contrecarrer souterrainement et joyeusement le destin ? Dans quelle mesure peut-il fissurer et dérégler la machine infernale de la tragédie et y réintroduire du jeu et de l’humain ? 2.1. La danse du bouc émissaire Dans la tragédie, la catastrophe est le dénouement, le moment où l’action arrive à sa fin avec la mort du héros. Par le sacrifice de sa vie et la reconnaissance de sa culpabilité, le protagoniste rachète la souillure originelle, son erreur du jugement ou sa faute morale ou encore sa démesure qu’elle soit orgueil ou hubris. La mise à mort du héros tragique a donc un sens expiatoire qui fait de lui un bouc émissaire. Dans Waiting for Godot, pièce sous-titrée “a tragicomedy in two acts”, est fait mention de cette notion fondamentale de bouc émissaire à l’Acte I, à propos de la danse de Lucky : POZZO. – (…) Do you know what he calls it ? ESTRAGON.–The Scapegoat’s Agony VLADIMIR.- The Hard Stool POZZO.- The Net. He thinks he’s entangled in a net Waiting for Godot, p. 33. Le texte originel en français ne qualifie pas cette « danse du filet » (p.52) de Lucky d’ « agonie du bouc émissaire » (20) mais de « mort du lampiste ». L’humour noir de ces expressions qui relient la danse à la mort et à la souffrance n’aura échappé à personne mais l’évolution entre « mort du lampiste » en français et « l’agonie du bouc émissaire » mérite un commentaire. Le bouc émissaire tout désigné qu’est Lucky n’est pas la victime tragique sacrifiée dans En attendant Godot. Dans son article, « En attendant Godot pour en finir avec les rites expiatoires » (21), Tom Cousineau avance les idées suivantes auxquelles je souscris : « Dans Godot, Beckett attaque le statut privilégié du spectateur sur deux fronts. Premièrement, il crée une pièce où le processus de déplacement par lequel les souffrances d’une communauté se focalisent sur un individu désigné n’aboutit pas. Deuxièmement, il met les spectateurs dans une position qui les empêche de se débarrasser de l’angoisse provoquée par le spectacle qu’il met en scène ». Le spectacle de la danse du filet de Lucky et le spectacle de sa pensée en apparence incohérente 20 - Je choisis de donner à agony en anglais le sens le plus proche du français à savoir agonie même s’il est polysémique et signifie aussi angoisse, douleur, martyre. 21 - Tom Cousineau, 2003, En attendant Godot : pour en finir avec les rites expiatoires, in Cahiers de la maison Samuel Beckett, N°1, Cinquantenaire de la création de En attendant Godot, France, AddaArchimbaud, p.55.

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qui lui succède mettent en abyme cette position de malaise du spectateur : Estragon et Vladimir ne supportent pas le spectacle de Lucky et agissent pour qu’il cesse. On devrait aussi rajouter qu’avec l’angoisse - à distinguer de la terreur tragique qui sidère - Samuel Beckett sait aussi provoquer le sourire et le rire chez les spectateurs par l’humour. La danse de Lucky, résidu de toutes les danses apprises, est grotesque. Le fameux monologue qui lui est associé allie légèreté et gravité, humour et sérieux, à l’image du texte En attendant Godot qui met sur la scène du théâtre une humanité amoindrie, privée de force mais qui résiste par le rire. A la différence de la tragédie, personne n’y meurt, même si la tentation du suicide est grande, pour se racheter de la faute d’être né et peut-être de n’avoir rien fait et de continuer à ne rien faire d’autre que d’attendre. Ainsi, par deux fois, Vladimir et Estragon ont-ils la velléité de se pendre et de nombreuses fois celle de fuir et de se séparer. Mais ils restent l’un avec l’autre dans ce monde de l’après catastrophe, figuré sur la scène du théâtre par un no man’s land, encore empli de toutes « ces voix mortes » qui font « comme un bruit de plume s/ De feuilles / De cendres »(22). 2.2. Rire du tragique de l’Histoire et de la catastrophe ? La tragédie qui marche inexorablement vers sa catastrophe finale est originellement en relation avec l’histoire et le politique. Même si Samuel Beckett a veillé à gommer les traces de l’Histoire de son œuvre, il faut conserver en mémoire que En Attendant Godot a été écrit en 1948 et 1949 après Seconde Guerre mondiale et que la pièce en garde l’empreinte tragique. Dès 1949, « époque de l’impossible humour » hormis « l’humour comme régression » Theodore Adorno prévient : « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare et la connaissance exprimant pourquoi il est devenu impossible d’écrire des poèmes en subit la corrosion ». Plus tard, il prolonge cet avertissement : « Lorsqu’on parle des choses extrêmes, de la mort atroce, on éprouve une sorte de doute à l’égard de la forme comme si celle-ci outrageait la souffrance en la réduisant impitoyablement à l’état de matériau ». Pour Adorno, Samuel Beckett est un de ces écrivains qui va réaliser l’impossible : porter dans le registre de la littérature le visage que l’homme s’est découvert après la Seconde Guerre mondiale. Pour le philosophe Gilles Deleuze, également grand lecteur de Beckett, le motif de l’art et de la pensée est précisément la honte d’être un homme. « La honte d’être un homme, y a-t-il une meilleure raison d’écrire ? ». Il développe cette idée à la lettre R comme résistance de son abécédaire où il précise que « nous ne sommes pas tous des assassins» et qu’il ne s’agit pas «de confondre bourreaux et victimes mais de se demander comment des hommes ont pu faire ça à d’autres hommes et comment certains ont pu quand même pactiser assez pour survivre ». Lucky dans son spectacle de la pensée et de la danse 22 - Samuel Beckett, 1952, En attendant Godot, Paris, Les Editions de Minuit, p. 81.

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fait expérimenter de manière sensible cette honte d’être un homme aux spectateurs qu’ils soient Vladimir ou Estragon ou le spectateur dans la salle. Il évoque à plusieurs reprises l’amoindrissement de l’homme : « L’homme en bref enfin malgré les progrès de l’alimentation et de l’élimination des déchets est en train de maigrir (…) et en même temps que parallèlement (…) on ne sait pourquoi de maigrir rétrécir ». (p. 56) L’existence de Lucky elle-même et la corde qui le relie à Pozzo rendent compte de cette diminution qui résulte de ce qu’un homme peut faire à un autre homme. Il y a, incarnée dans la relation Pozzo à Lucky, à la fois la honte d’avilir et celle d’avoir été avili. Il y a aussi dans En Attendant Godot l’expression de la honte d’avoir été le témoin de l’avilissement sans avoir rien fait pour l’empêcher. Hamm se fera l’écho de cette honte et de cette culpabilité dans Fin de partie : « Tous ceux que j’aurais pu aider (un temps) Aider ! (un temps) sauver (un temps) sauver (un temps) ils sortaient de tous les coins ». (p. 91). La catastrophe dans les deux pièces, c’est donc Auschwitz, « cette tumeur dans la mémoire »(23) et ce bris de tous les idéaux humanistes ainsi que le rappelle Hamm : « Nous perdons nos cheveux ! Nos dents ! Notre fraîcheur ! Nos idéaux ! » Peut-on rire et faire rire toutefois du tragique de « l’Histoire et de sa grande hache » (24) ainsi que l’univers tout entier « qui pue le cadavre »(25) ? Il semblerait que Beckett ne s’y soit pas essayé et que les allusions discrètes à Auschwitz figurent dans ses deux pièces de théâtre pour rappeler que se résigner ou attendre le Sauveur dans ce siècle où l’on parle encore à « bâtons rompus » de « bottes » (26) n’est ni très constructif, ni très responsable ..... 2.3 Adieu à Dieu Dans ce monde beckettien qui est celui de l’après Auschwitz, la question de Dieu est posée inlassablement par les personnages de En attendant Godot et suscite des réflexions théologiques qui parfois tournent court et donnent lieu à des échanges assez surprenants : ESTRAGON.- Tu crois que Dieu me voit ? VLADIMIR. - Il faut fermer les yeux Estragon ferme les yeux, titube fort ESTRAGON (brandissant les poings). - Dieu ait pitié de moi ! VLADIMIR (vexé). - Et de moi ? ESTRAGON (de même). - De moi ! De moi ! Pitié ! De moi ! (p. 99). 23 - Emmanuel Levinas, 1976, Noms propres, Paris, Fata Morgana, p.178. 24 - Georges Perec, 1975, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël. 25 - Samuel Beckett, 1957, Fin de partie, Paris, Les Editions de Minuit. 26 - Samuel Beckett, 1953, En attendant Godot, Paris, Les Editions de Minuit, p. 85.

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Le Dieu d’Estragon et de Vladimir rejoint dans une certaine mesure le « dieu personnel quaquaquaqua à barbe blanche quaqua hors du temps de l’étendue qui du haut de sa divine apathie sa divine aphasie nous aime bien à quelques exceptions près » présenté par Lucky dans son spectacle de la pensée (p. 55). La question de Dieu dans En attendant Godot a été aussi glosée par toute une frange de la critique qui a voulu en faire une pièce métaphysique. Godot que les deux personnages attendent serait Dieu ainsi que l’autoriserait le mot anglais God dont il serait le diminutif et le morceau de monde représenté sur scène serait celui de la déréliction. Samuel Beckett, d’ordinaire silencieux sur ses propres œuvres, s’en est pourtant expliqué: s’il avait voulu que ses personnages attendent dieu, il aurait choisi le mot God et non Godot. Il serait peut-être intéressant de mettre cette question de Dieu de En attendant Godot en regard de ce qu’en dit Hamm dans Fin de partie : « Le salaud ! il n’existe pas !» (p. 74) réplique qui fonctionne comme un écho parodique au Dieu est mort de Nietzsche. Si le Dieu immanent ou transcendant, caché ou visible est mort - ou s’il n’existe pas, ce qui d’une certaine façon, revient au même - c’est le piège infernal de la tragédie qui ne fonctionne plus. L’adieu à Dieu est peut-être la bonne nouvelle de la catastrophe, il est signe d’émancipation, celui qui va ainsi permettre à l’homme d’Acte sans parole (1956) de regarder ses mains et au Protagoniste de Catastrophe - une pièce écrite en 1981 écrite pour l’écrivain et homme politique tchèque Vaclav Havel alors emprisonné - de lever la tête. A la résignation va peut-être succéder l’action. Je vais ainsi voir que l’humour éthique chez Samuel Beckett peut en être un moteur, vraisemblablement plus efficace que toutes les leçons de morales.

3. L’humour éthique comme résistance à la catastrophe L’Histoire certes est tragique, les hommes peuvent toutefois tenter de la transformer pour qu’elle devienne créativité et jubilation et non répétition inéluctable. C’est ainsi que la chorégraphe Maguy Marin a lu Samuel Beckett dont les textes, confie-t-elle, ont considérablement modifié l’esthétique voir l’éthique de sa danse. Pour elle, Samuel Beckett est « l’écrivain est de la résistance joyeuse » (27) et elle s’en explique dans l’entretien du 20 avril 2015 : L’acte de résister joyeusement s’appuie sur le constat assez triste et pessimiste d’une situation sociale qui est de pire en pire et qui n’arrive pas à trouver de solution, et cela

depuis des siècles. On est toujours en train de buter sur ces questions de l’égalité, de la fraternité, de la justice et de l’équité. Est-ce qu’on se laisse abattre par cette situation où est-ce qu’on organise des luttes ? Certains le font dans des luttes sociales, au sein de

leur entreprise et il y a des choses qui bougent et des gens qui résistent politiquement à ce qui nous est imposé du haut. Je pense que l’humour est salvateur dans ce contexte. 27 - Entretien du 14 mars 2012 à l’Arsenal de Metz avant la représentation de Salves.

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Il consiste à essayer de faire des fissures dans cette espèce de chose très compacte, il consiste à essayer de passer de façon non frontale. Passer de façon frontale équivaut à

la révolution. Pour que la révolution existe d’ailleurs, il a fallu des failles auparavant. Au lieu d’être dans un rapport de face à face, il faut être oblique : il s’agit d’essayer de créer des espaces et des temps différents et d’organiser quelque chose d’autres

entre nous et de l’élargir au maximum pour que la vie ait un sens. Sinon, c’est une catastrophe. Pour revenir à Beckett, je pense qu’il a cette magnifique chose : il est à la fois dans la catastrophe constante - catastrophe des corps, catastrophes des relations

- et il a en même temps toujours cette forme d’humour qui passe par des petits mots et qui concerne les relations sociales, des relations de pouvoir et de domination. Il

a toujours des petites choses qui te font sourire, qui te font parfois rire même. Son humour est fissure dans la catastrophe des corps et des relations.

3.1. L’humour comme fissure dans la catastrophe des corps Les pièces En attendant Godot et Fin de partie sont le théâtre de la tragédie des corps. Samuel Beckett y rend en effet visible ce que nous ne voulons par voir, à savoir les maladies et handicaps qui nous renvoient à notre vulnérabilité commune. Ces corps « catastrophiques » de l’après catastrophe sont mis en scène de manière singulière et ainsi que l’écrit Alain Badiou (28) « le dénuement des personnages de Beckett, leur pauvreté, leurs maladies, leur étrange fixité, ou aussi leur errance sans finalité perceptible (….) n’est pas une allégorie des misères infinies de l’humaine condition (…) pas plus que le handicap n’en est la métaphore pathétique ». C’est en effet avec une certaine distance humoristique que les personnages abordent leur propre déchéance et leurs souffrances physiques qui ne sont jamais niées et dont ils semblent s’accommoder. Ainsi, se présentent dès l’ouverture de la pièce Estragon qui a mal au pied et Vladimir qui souffre de la prostate : ESTRAGON. - Je me déchausse. Ca ne t’est jamais arrivé, à toi ? VLADIMIR. - Depuis le temps que je te dis qu’il faut les enlever tous les jours. Tu ferais mieux de m’écouter ESTRAGON (faiblement). – Aide-moi ! VLADIMIR.- Tu as mal ? ESTRAGON. – Mal ! Il me demande si j’ai mal ! VLADIMIR (avec emportement). - Il n’y a jamais que toi qui souffres ! Moi je ne compte pas. Je voudrais pourtant te voir à ma place. Tu m’en dirais des nouvelles.

28 - Alain Badiou, 1995, Beckett, l’increvable désir, Paris, Hachette.

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ESTRAGON.- Tu as eu mal ? Ce n’est pas une raison pour ne pas te boutonner. VLADIMIR (se penchant) - C’est vrai (Il se boutonne). Pas de laisseraller dans les petites choses. (p. 11). Les petites choses du quotidien des corps sont aussi évoquées de manière savoureuse par le couple de vieillards Nell et Nagg enfermés dans leur poubelle : NAGG. - J’ai perdu ma dent NELL.- Quand ça ? NAGG- Je l’avais hier NELL (élégiaque) - Ah hier ! Ils se tournent péniblement l’un vers l’autre NAGG.- Tu me vois ? NELL.- Mal. Et toi ? NAGG.- Quoi ? NELL.- Tu me vois ? NAGG. - Mal NELL.- Tant mieux, tant mieux NAGG. – Ne dis pas ça ? (Un temps) Notre vue a baissé. NELL.- Oui Un temps. Ils se détournent l’un de l’autre NAGG.- Tu m’entends NELL. - Oui. Et toi ? NAGG. - Oui (un temps). Notre ouïe n’a pas baissé. NELL.- Notre quoi ? NAGG.- Notre ouïe. NELL.- Non (un temps). As-tu autres choses à me dire ? NAGG.- Tu te rappelles … NAGG.- L’accident de tandem où nous laissâmes nos guibolles. Ils rient. (p. 28, 29) A ce dialogue de sourds fait écho celui de Hamm et Clov où la cruauté a remplacé la tendresse : HAMM - Comment vont tes yeux ? CLOV.- Mal HAMM.- Tu me vois CLOV.- Suffisamment HAMM.- Comment vont tes jambes ? CLOV - Mal 241

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HAMM.- Mais tu marches CLOV.- Je vais, je viens. HAMM.- Dans ma maison (Un temps. Prophétique et avec volupté). Un jour tu seras aveugle Comme moi .Tu seras aveugle. Comme moi. Tu seras assis quelque part, petit plein perdu dans le vide, pour toujours dans le noir. Comme moi (…) CLOV.- Ce n’est pas dit (Un temps) Et puis, tu oublies, une chose. HAMM.- Ah. CLOV - Je ne peux pas m’asseoir. (p. 51, 52) Il y a chez Becket un art de la chute qui empêche le cynisme de prendre le dessus et ainsi que le dit Maguy Marin une « véritable éthique qui le pousse à écrire sur cet amour- haine, cette tendresse - méchanceté qui existent dont il tire partie et dont il tire son humour ». 3.2. L’humour comme fissure dans la catastrophe des relations A cette réplique « Vous êtes sur terre et c’est sans remède », de Hamm dans Fin de partie et à celle de Pozzo « Un jour nous sommes nés, un jour nous mourons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est à nouveau la nuit » semblent répondre ces paroles de Maguy Marin : « Etre là, sans l’avoir décidé, entre ce moment où l’on naît, où l’on meurt. C’est ce moment qui nous met dans l’obligation de trouver une entente quelconque avec plusieurs autres, en attendant de mourir » (29) . Trouver une entente avec plusieurs autres pour ne pas mourir est ce que cherche Pozzo qui appelle à l’aide à l’Acte II. Avant de le secourir celui qui est à terre et de l’aider à se relever, Vladimir se lance dans une longue tirade qui est emblématique de « la catastrophe des relations » dont parle Maguy Marin : (…) L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière

qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il ne soit trop tard. Représentons

pour une fois dignement l’engeance où le malheur nous a fourrés (…) Il est

vrai qu’en pesant les bras croisés le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition Le tigre se précipite au secours de ses congénères sans

la moindre réflexion. Où il se sauve au fond du taillis. Mais la question n’est pas là. Que faisons-nous ici, voilà ce qu’il faut se demander. Nous avons la chance 29 - Sabine Prokhoris, 2012, Le fil d’Ulysse – Retour sur Maguy Marin (+ CD / DVD), Les presses du réel – domaine Arts de la scène & arts sonores collection Nouvelles scènes.

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de le savoir. Oui, dans cette immense confusion, une seule chose est claire : nous attendons Godot. (p.103).

Cette attitude attentiste et stérile qui consiste à penser et à dire qu’il n’y a « rien à faire »(30), jamais Samuel Beckett ne la condamne ouvertement et de manière péremptoire dans En attendant Godot. Il ne s’agit pas pour lui d’instruire ou de corriger les mœurs (31) mais de distiller au cœur de son discours théâtral des messages décalés destiner à faire sourire et à interroger. « Nous naissons tous fous. Certains le demeurent », énonce Estragon en réponse à Vladimir qui se demande s’il doit aider Pozzo à se relever. L’humour, selon Max Jacob, « c’est une étincelle qui voile les émotions, qui répond sans répondre, ne blesse pas et s’amuse ». Chez Samuel Beckett, l’humour est cette étincelle et non brûlot ou feu dévastateur. La satire n’est pas de mise dans son univers « noir clair » même si la férocité des relations humaines n’est pas passée sous silence : les victimes peuvent y devenir des bourreaux d’une très grande violence (32) et vice et versa … 3.3. Humour et amour Théâtre de la férocité et non théâtre de la cruauté, En attendant Godot et Fin de partie sont des pièces non dénuées de tendresse. En témoigne la relation d’amitié qui lie Vladimir et Estragon et les empêche de se séparer. « Ni avec toi, ni sans toi » pourrait être la devise des couples beckettiens. A l’instar de Hamm, ils la disent toutefois de manière humoristique pour tenir à distance le pathos : HAMM (fièrement) – Sans moi (geste vers soi), pas de père. Sans Hamm (geste circulaire), pas de home » (Fin de partie, p.54). S’il peut se montrer de temps à autre une réelle affection à l’égard de son fils adoptif Clov dont il a besoin, Hamm fait montre de cruauté et d’un égoïsme à l’égard de ses propres parents. Nagg et Neil, les « maudits progéniteurs » introduisent, quant à eux, de brefs éclats d’amour dans la catastrophe des relations de Fin de partie. NELL.- Qu’est-ce que c’est mon gros ? (Un temps). C’est pour la bagatelle ? NAGG.- Tu dormais ? NELL.- Oh non ! NAGG.- Embrasse NELL. - On ne peut pas 30 - L’expression est récurrente dans la bouche de Vladimir et d’Estragon. 31 - « Pour moi, le théâtre n’est pas une institution morale comme l’entend Schiller. Je ne veux ni instruire les gens, ni les rendre meilleurs, ni les empêcher de s’ennuyer. Je veux mettre de la poésie dans le théâtre, une poésie en suspens dans le vide et qui prenne un nouveau départ dans un nouvel espace. Je pense en dimensions nouvelles et fondamentalement je ne m’inquiète pas que l’on puisse me suivre ou non. Je serai incapable de donner les réponses qu’on espère. Il n’y a pas de solutions faciles », Spectaculum, vol.6, Frankfurt am Main, 1963. 32 - Ainsi Lucky l’esclav de Pozzo donne-t-il à l’Acte I un coup pied à Estragon venu pour le secourir et qui lui rendra à l’Acte II alors qu’il est à terre.

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Les têtes s’avancent péniblement l’une vers l’autre, n’arrivent pas à se toucher, s’écartent (p.27). Les personnages des deux pièces de Samuel Beckett en question éprouvent des difficultés à se témoigner de l’amour par les signes conventionnels et attendus. Vladimir et Estragon ne parviennent pas plus que Nagg et Neill à s’embrasser lors de leurs retrouvailles car l’un pue des pieds et l’autre sent l’ail. Mais tous cherchent dans le sillage de Hamm à avoir un « cœur dans la tête » et l’amour qu’ils ont les uns (33) pour les autres prend la forme de ce qu’on appelle aujourd’hui le care . Vladimir prend en effet soin d’Estragon : il partage volontiers avec lui ses carottes et navets, se fait le gardien de son sommeil, de ses rêves et le protège de ses cauchemars, l’aide à panser /penser ses maux /mots. Clov est le garde malade attentif et attentionné de son père adoptif Clov : il le promène dans la pièce où ils sont reclus, lui apporte son calmant, lui fait la conversation, l’écoute ressasser ses vielles histoires. Comme l’écrit Kierkegaard, « dans l’humour, il y a toujours une souffrance cachée, il y a aussi de la sympathie ». Ainsi, l’humour de Samuel Beckett peut certes être noir et manier la provocation et le scabreux, il est porteur d’humanité et sait aussi se faire tendre. L’humour dans En attendant Godot et dans Fin de Partie se tient toujours à proximité de l’amour, « cette main nue qui écarte doucement le destin ». (Siegfried Siwertz). L’humour allège ainsi le poids du monde sur les épaules des hommes et fissure la catastrophe.

Conclusion A la question « Pourquoi écrivez-vous ? », Samuel Beckett avait répondu non sans humour une première fois : « Bon qu’à ça ! ». Un peu plus sérieusement, Cioran relate que l’écrivain franco-irlandais aurait répondu à sa grande surprise à la même question posée : « Je ne sais pas, peut-être la joie ». L’humour participe vraisemblablement de cette joie d’écrire. Il est en effet jouissance sans être pour autant plaisir solitaire et gratuit. Porteur de sens, il est destiné à faire réfléchir et agir. Comme l’amour, l’humour libère du destin en tant que résistance jubilatoire à la violence tragique. Si le rire est « rappel à l’ordre » (Bergson), dans le théâtre de Samuel Beckett, il ne s’agit pas d’un rappel à l’ordre moral mais plutôt d’un rappel à une éthique, celle du care, qui ouvre l’humanité à l’altérité, pour que le cap ne soit pas mis sur le pire …

33 - Le care dont la traduction est difficile en français est un concept développé aux Etats Unis, dans les années 80 par deux femmes Carol Gilligan et Joan Tronto qui cherchent à faire entendre une autre voix morale, moins abstraite, plus attentive aux situations particulières, à la qualité de la relation et au soin des autres.

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Bibliographie - Œuvres de Samuel Beckett En attendant Godot, 1952, Paris, Editions de Minuit, 2007. Fin de Partie, 1957, Paris, Editions de Minuit, 2007. Acte sans paroles I, Paris, Editions de Minuit, 1972. Poèmes suivis de mirlitonnades, Paris, Editions de Minuit, 1978. Le Monde et le pantalon suivi de Peintre de l’empêchement, Paris Editions de minuit, 1989 Catastrophe et autres dramaticules, Paris, les Editions de Minuit, 1986. Cap au pire, traduit de l’anglais par Edith Fournier, Editions de minuit, 1991. The selected works of Samuel Beckett, Volume III Dramatic Works, New-York, Grove Press, 2010 - Pièces de Maguy Marin en relation avec l’œuvre de Samuel Beckett. May B, créé le 4 novembre 1981au Théâtre Municipal d’Angers. Musique : Franz Schubert, Cap au pire, crée le 8 novembre 2006 à Pantin. Solo pour Françoise Leick. Texte de Samuel Beckett. Salves, crée en 2010 pour la biennale de la danse à Lyon à Villeurbanne. - Ouvrages sur Maguy Marin PROKHORIS, Sabine, Le Fil d’Ulysse - Retour sur Maguy Marin (+ CD / DVD) Dijon, Les presses du réel – domaine, Arts de la scène & arts sonores collection Nouvelles scènes, 2012. - Ouvrages généraux et articles ADORNO, Theodor W, 2008, Notes sur Beckett, Paris, Editions Nous, traduit de l’allemand par Christophe David. BADIOU, Alain, 1995, Beckett, l’increvable désir, Paris, Hachette. BLANKEMANN, Bruno, 2011, Humour / Ironie, in Dictionnaire Beckett, sous la direction de Marie Claude HUBERT, Paris, Honoré Champion. 245

Samuel Beckett et l’humour comme fissure dans la catastrophe théâtrale

CHABERT, Pierre, 2011, Fin de partie, in Dictionnaire Beckett sous la direction de Marie Claude HUBERT, Paris, Honoré Champion. COUSINEAU, Tom, 2003, « En attendant Godot : pour en finir avec les rites expiatoires », Cahiers de la maison Samuel Beckett, N°1, Cinquantenaire de la création de En attendant Godot, France, ADDA-ARCHIMBAUD. DELEUZE, Gilles, 2004, L’abécédaire avec Claire Parnet, DVD, Paris, Editions Montparnasse. DOMENACH, Jean-Marie, 1967, Le retour du tragique, Paris, Editions du Seuil. JANVIER, Ludovic, 1969, Samuel Beckett par lui-même, Paris, Éditions du Seuil. KERN, Edith, 1975, « Black Humor : The Pockets of Lemuel Gulliver and Samuel Beckett », in Samuel Becket now, critical approaches to his novel; poetry and plays, edited and introduction by Melvin, J. Friedman, University press of Chicago. LEVINAS, Emmanuel, 1976, Noms propres, Paris, Fata Morgana. PAVIS, Patrice, 2002, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin. SAULISBURY, Laura, 2012, Samuel Beckett, Laughing Matters, Comic Timing, Edinburgh University Press. SIBONY, Daniel, 2010, Les sens du rire et de l’humour, Paris, Odile Jacob.

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L’humour de l’amour d’Henri IV

L’humour de l’amour d’Henri IV

Maria-Orquídea Leite de Faria BORGES-BISPO ESE – Institut Polytechnique de Coimbra - Portugal

Chez Collé, dans sa pièce La partie de chasse de Henri IV, nous trouvons l’illustration du roi idéalisé par les philosophes, ceux de l’Antiquité mais aussi les encyclopédistes. Il s’agit d’une comédie de caractère, à la manière de La Bruyère, comme il convient pour mettre en relief les qualités qui devraient appartenir au type universel du gouvernant : « Type de comédie dont la paternité est attribuée à Molière, parce que sa dramaturgie s’ordonne autour d’un personnage central dont le caractère est mis en valeur. En fait, ses titres (le Misanthrope, l’Avare) font illusion et son théâtre, qui présente non pas un caractère, mais le penchant exessif et non contrôlé d’une forme de caractère (une manie), ne s’apparente que de loin à ce qui sera à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe la comédie de caractère. Celle-ci réduit l’intrigue et ses rebondissements (importants chez Molière) à des situations comiques qui servent de prétexte à la présentation scénique d’un caractère à la manière de La Bruyère, c’est-à-dire des propriétés morales et psychologiques d’un type universel »(1)

1- Forestier, G., 1991, « Comédie de caractère » in Corvin, M. (dir.), Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre, Bordas, Paris, p. 184.

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La partie de chasse de Henri IV s’ordonne autour de la figure du roi en mettant en valeur son caractère qui devrait être le caractère de n’importe quel roi digne de ce titre. Les situations comiques permettent de présenter son humanisme, ses qualités morales et psychologiques. Le personnage Henri IV est, donc, le symbole du roi idéal. On y valorise à tel point la figure d’Henri IV, le bon roi Henri, que Louis XV censure la pièce, de peur de la comparaison. Collé met sur scène la figure du roi, prévue dans les six types fondamentaux de la comedia nueva. Le personnage principal étant le propre roi, tous les autres personnages sont ses sujets, qu’ils soient paysans ou nobles. Cette comédie de caractère présente de fortes ressemblances avec les traits de la comédie pastorale et de la comedia ou comedia nueva, d’origine espagnole, plus précisément de Lope de Vega. Il s’agit d’un mélange d’ingrédients présents dans « La partie de chasse de Henri IV », de Collé, qui exprime l’attirance vers ce qui vient d’ailleurs, l’étranger, le différent, dans une envie de l’intégrer. D’un autre côté, le choix de la Nature comme toile de fond permet toujours de jouir d’une ambiance qui s’oppose naturellement aux intrigues de la Cour. L’inversion du statut social se fait par l’anonymat dans lequel le monarque se trouve et auquel il se soumet par amusement et un mélange de curiosité. Au fur et à mesure qu’il approfondit sa connaissance des personnes qui l’entourent, une famille de paysans, simples et honnêtes, le sein de la véritable noblesse, il finit par s’enthousiasmer et même se passionner pour ce voyage de découverte de la véritable nature humaine. Les statuts sociaux se montrent illusoires, car la cour - fréquentée par des nobles, en majorité dépourvus de principes et de valeurs - est présentée comme étant un antre de fausseté. Cette courte pièce en trois actes fait son ouverture avec les intrigues courtisanes au milieu desquelles le spectateur est lancé, vivant dans le premier acte le mal-être provoqué par une ambiance de fausseté et de mensonge. Cette critique est faite, peu après, de la bouche du paysan, Michau, dans l’acte II, scène 11, avec la cruauté dictée par la simplicité: « Michau Queu chien de conte ! ça vit à la cour, et ça ne ment jamais ! Eh ! C’est mentir, ça »(2). 2 - Collé, (1768), Théâtre de société - La partie de chasse de Henri IV, comédie in Jacques Truchet, 1972, Théâtre du XVIIIe siècle, Pléiade, Éditions Gallimard, vol II, (acte II, scène 11), p. 631.

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Le maintien de la farce (sans aucune intention négative) fait découvrir au roi combien il est aimé tout en pouvant écouter (simultanément avec le spectateur) l’énumération des qualités qui lui sont attribuées: un roi juste, tel que montre Lucas dans son langage rural: « Paris, mamselle; à celle fin de demander justice a not’bon roi, qui ne la refuse pas pûs aux petits, qu’aux grands »(3). Avec une ironie inoffensive, le roi s’approprie ce langage sans artifice et, peutêtre pour cette même raison, sans méchanceté, où les mots n’ont d’autre valeur ou de sens que ceux qui lui sont propres. La pureté de ces gens de la campagne transmet une joie presque enfantine et contagieuse. Voici comment l’on voit, ou l’on entend, Henri IV parler à un paysan, en faisant usage d’ironie dans un jeu de mots lorsque, parlant de la belle Catau, il utilise l’adjectif joli: « mais oui; j’aime tout ce qui est joli, moi, j’aime tout ce qui est joli »(4). Grâce au langage, on obtient le comique de situation qui bénéficiera également de l’ignorance de la véritable identité du roi. C’est ainsi que l’on voit Catau, la belle jeune fille, mépriser la volonté royale : « Je le veux, je le veux… comme il dit ça ce monsieu ! Je le veux ! Et le roi dit ben nous voulons. Oh ! Sachez qu’on ne fait vouloir à mon père que ce qu’il veut, lui »(5). De la même façon, le garde-chasse (ou garde forestier) donne des ordres au monarque qui obéit dans une attitude d’humilité et qui rétribue la naturalité et la pureté de sentiments lorsque le maître de maison lui demande d’aller dormir au grenier : « Oh! J’vous coucherons dans un lit qui est dans not’gregnier en haut, (…) (…). Je vous aurions bian baillé le lit de not’fils s’il n’étoit pas revenu ; mais dame, je voulons que not’enfant soit bian couché par parférence »(6).

3 - Ibid (II, 3), p. 621. 4 - Collé, (1768), Théâtre de société - La partie de chasse de Henri IV, comédie in Jacques Truchet, 1972, Théâtre du XVIIIe siècle, Pléiade, Éditions Gallimard, vol. II, (III, 11), p. 632. 5 - Ibid, (III, 8), p. 641. 6 - Ibid, (II, 11), p. 632-633.

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Le roi répond «toujours gaiement et avec bonté», tel qu’on peut le lire dans la didascalie : « Cela est trop juste. Pardieu, je serais fâché de le déranger, et vous avez raison, cela est d’un bon père »(7). Ou alors de manière plus rude sans laisser place au doute pour ce qui est de donner des ordres, de savoir quelle volonté doit prévaloir : « Michau, arrachant l’autre chaise Non, monsieur ; ça ne se passera pas comme ça, vous dit-on »(8). Tout comme pour les ordres, c’est également le garde-chasse qui donne les permissions, après avoir passé les épreuves. Il n’autorise le roi à le tutoyer qu’après avoir prouvé son honnêteté en observant son comportement au sein de sa famille. Le tutoiement est considéré comme abusif dans un premier temps : « Henri Tu me parais un bon compagnon ; et je serais charmé De lier connaissance avec toi. Michau, fronçant le sourcil Tu me parais !… avec toi !… eh mais v’s êtes Familier, monsieur le mince officier du roi ! Eh-mais, j’vous valons bian, peut-être ! Morgué, ne M’tutayais pas, j’n’aimons pas ça »(9). Et il continue dans une tentative d’explication en rétorquant aux excuses du roi: « (...); c’n’est point que je soyons fiars ; mais c’est que n’admettons point de familiarité avec qui que ce soit, que paravant je n’ sachions s’il le mérite, voyais-vous »(10). Il renforce, ainsi, cette idée de conquête du tutoiement: « Oh! Quand je vous connaîtrons, ça s’ra différent. »(11) 7 - Collé, (1768), Ibid, p. 633. 8 - Ibid, (III, 10), p. 642. 9 - Ibid, p. 632. 10 - Ibid, p. 632. 11 - Ibid, p. 632.

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L’autorisation ne se fait point attendre, mais Michau insiste pour que ce soit lui qui conduise ce processus d’intimité : « Vous êtes mon homme. Suivais-moi : je voyons que nous nous tutayerons bien-tôt à table. J’allons vous faire boire du vin que je faisons ici ; il est excellent, quand ce serait pour la bouche du roi. Laissais faire, nous allons nous en taper »(12). Face à cette attitude si rigoureuse dans ses principes d’hospitalité et si ferme dans sa délimitation des frontières, c’est le monarque qui demande à être entendu, dans un jeu très ironique: « Michau Queuque vous marmotais là tout bas ? Allons, allons, qu’on me suive. Henri, d’un ton de badinage Je le veux bien ; mais auparavant voudriez-vous bien m’entendre ? Me ferez-vous cette grâce-là ? »(13). Ce quiproquo est mené jusqu’à ses ultimes conséquences sous l’acquiescement du bon roi Henri qui permet qu’on le traite comme un étranger curieux au point d’être inconvenant et qu’il faut sans cesse remettre à sa place. Ce rôle est joué par le père, Michau, le garde-chasse, mais également par Catau, la jeune paysanne. « Michau Oh ça, c’est une autre histoire, que Richard ne se soucient peut’êt pas de vous dire, voyais-vous. Henri En ce cas là, j’ai tort ; pardonnez mon indiscrétion »(14). Plus loin, vers la fin de l’acte III, la jeune fille réagit à une tentative d’aide: « Henri, tenant quelques assiettes Tenez, ma chère Catau, où faut-il porter ce que je tiens là. Catau

12 - Ibid, p. 633. 13 - Ibid, p. 631. 14 - Ibid, p. 639.

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Eh ! Laissez-moi faire. Pard ! mon cher monsieur, vous avais toujours les mains fourrées partout »(15). Le roi retire du plaisir de ce traitement d’égal à égal, de ce moment où, nu et sans masques, il se permet d’embarquer dans un voyage à l’intérieur de la nature humaine, uniquement possible grâce aux gens de la campagne: « Henri à part, tandis qu’ils causent tous ensemble Quel plaisir ! Je vais donc avoir encore une fois la satisfaction d’être traité comme un homme ordinaire…, de voir la nature humaine sans déguisement ! Cela est charmant ! Ils ne prennent seulement pas garde à moi »(16). Le narrateur / auteur, lui-même, dépouille le roi de sa condition sociale afin qu’il ne reste que l’homme et sa nature exposée à l’évaluation publique. Quand, à la fin de la pièce, le roi apparaît revêtu de sa royauté, on ne peut contenir une exclamation d’admiration. L’amour et l’estime que lui portent ses sujets n’en sortiront certainement que plus forts, en dehors d’avoir l’opportunité, une fois de plus, de pouvoir rendre justice et rétablir la vérité tout en renforçant ses convictions. Le fait est que le profil du roi se dessine peu à peu pendant le déroulement de l’action qui finit par mettre en évidence sa nature simple, honnête, juste et humble. Ces attributs se trouvent, bien entendu, plus facilement dans le monde rural où on le voit évoluer avec une aisance pleine de grâce, loin des intrigues de la cour. L’intimité à laquelle il a été convié de participer si simplement lui ôte tout artifice et fait place à l’homme en communion avec les autres hommes dans une ambiance familiale. L’anonymat lui permettait tout, mais son essence s’exprime naturellement dans une réponse spontanée et gracieuse mettant en valeur la véritable noblesse. Lorsque les éléments de la suite arrivent, ils apportent avec eux l’intrigue, l’artifice, et brisent le charme sous lequel nous étions en compagnie des braves gens de la campagne et du bon roi Henri. Il s’agit d’une pièce sans unité d’espace – le premier acte se déroule dans le château de Fontainebleau, dans la galerie des Réformés; le deuxième acte se situe en espace extérieur, l’entrée de la forêt de Sénart, du côté de Lieursain ; et le troisième acte se déroule à nouveau en intérieur, dans la maison du meunier, qui est également le garde-chasse du roi. 15 - Ibid, (III, 11), p. 650. 16 - Ibid, (III, 3), p. 637.

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La pièce obéit à la règle classique de l’unité de temps. Mais quant à l’action, il est possible de dire qu’il n’y a pas de respect de la loi de l’unité étant donné qu’il existe deux actions parallèles – une action amoureuse qui est liée de manière apparemment fragile à l’action politique. Curieusement, on retrouve les quiproquos de l’intrigue, en tant qu’action de la comédie, dans les deux domaines – l’action amoureuse et l’action politique - et la clarification de l’un conduit à la vérité de l’autre. L’amour est le moteur de l’action, la force qui pousse vers la vérité – l’élan amoureux, mais aussi l’amour qui unit l’Humanité, l’amour du prochain qui est à la base de l’égalité et de la fraternité. La figure du bon roi Henri IV renvoie à une époque historique – celle de la restauration de l’unité religieuse comme base de l’unité nationale, fractionnée par les papes Clément VII et Paul III. Avec détermination et esprit d’humilité (rappelant l’épisode où il dut attendre l’absolution pieds nus) et accompagné par l’honnête Sully, Henri de Navarre, devenu Henri IV, réussit à restaurer l’autorité royale dans une France transformée en scène de luttes entre Protestants et Catholiques. Dans le texte dramatique, selon les paroles du paysan, une référence est faite à ces évènements, plus concrètement à la Ligue catholique, une faction fanatique (acte II, scène 8) : « Le Paysan Au contraire, et grand merci, mes bons seigneurs. Suivais-moi. Dame, si je vous ont pris pour Des voleurs, c’est que c’te forêt-ci en fourmille ; Car depis nos guerres civiles, biaucoup de Ligueux Avont pris c’te profession-là »(17). L’Histoire récente en toile de fond – rappelons qu’il s’agit ici de la fin du XVIe - début du XVIIe siècle – et la préoccupation, que l’on retrouve, plus tard, chez les Romantiques, en ce qui concerne l’unité nationale. En faveur de cette école et avant la lettre, on retrouve également le goût pour la culture populaire, ici si bien représenté par le langage, qui est adopté par le roi lui-même. La nature et le naturel ont également un rôle important. D’autre part, on s’intéresse à la curiosité et l’intérêt portés à la connaissance de la nature humaine pour laquelle Henri IV se passionne.

17 - Ibid, (II, 8), p. 628.

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Présentation

IV. Humour et littérature orale

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Présentation

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L’humour dans la poésie orale amazighe : cas du genre ahellel du Maroc central

L’humour dans la poésie orale amazighe : cas du genre ahellel du Maroc central Driss HAMMOUD FLSH Fès-Sais - Maroc

Introduction La poésie constitue l’un des genres littéraires le plus représentatif de la littérature orale amazighe. La diversité de ses genres et l’éclatement de ses thématiques s’accompagnent d’une variété de tonalités où se lisent différentes fonctions : lyrique, mélodramatique, humoristique, critique, sarcastique, entre autres. Toutefois, bien qu’elle ait souvent suscité l’intérêt de nombreux chercheurs, elle n’a pas été systématiquement étudiée sous l’angle de sa fonction humoristique. De par son aspect concomitamment sérieux et humoristique, ahellel (plur. ihellilen), genre poétique amazighe du Maroc central, a retenu à cet effet notre attention. Ce sont des poèmes en vers ou en prose libre chantés ou déclamés par deux ou plusieurs poètes-chanteurs appelés « imhelleln » ou « inššadn ». Conformément à la tradition, ahellel est un genre littéraire à thème religieux traitant des questions sacrées relatives à l’islam. Ce sont des types de prêches, de sermons et de formules codifiées qui interpellent le public à agir selon les règles de conduite de l’islam. Dans toute composition d’ahellel, on ne peut, en effet, entamer un poème sans l’invocation de Dieu et de son prophète. Ceci dans l’espoir d’une assistance de la part de Dieu pour que l’acte poétique effectué transcende vers le beau, le sensible, le lyrique. L’ossature des textes d’ahellel comporte usuellement trois parties énonciatives : un prologue, une matière et un épilogue. Alors que, depuis quelques décennies, les deux derniers ont évolué du sacré au profane pour s’ouvrir sur des questions socioculturelles et politiques, le prologue a préservé son aspect religieux. Il est un prélude incantatoire à toute prise de parole poétique quelles que soient sa nature thématique et sa portée fonctionnelle. 257

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Contrairement aux ihelliln traditionnels religieux où la parole du poète ne peut être remise en question, les ihelliln modernes sont présentés dans une conception dualiste de confrontation d’idées et d’avis entre poètes alternant des jeux de rôles sur des questions sérieuses. Les poètes-chanteurs se font pour un moment, lors de la prestation du chant d’ahellel, un « challenge » en instituant des joutes oratoires où chaque poète s’évertue à déchoir son adversaire par une expression poétique formulée avec toute la finesse prosodique et rhétorique dont il dispose. La scène est jouée lors des occasions festives devant un public, instance légitime pour le poète, qui fait fonction de juge en participant à applaudir ou à huer l’un ou l’autre des jouteurs. Le poète, à cet effet, devrait être en mesure de défendre dignement ses prises de position et de contrecarrer les attaques verbales acerbes du camp adverse. Pour ce faire, il fait appel à différents procédés linguistiques et littéraires. Il use en effet volontiers de la moquerie, de la raillerie, de l’ironie et du sarcasme, et ce pour tourner en dérision les défauts de l’homme en société au risque de tomber dans le grotesque, ce qui provoque évidemment le rire de l’auditoire. Les poètes chantent pour faire rire et distraire, mais aussi pour rire des aspects ridicules et déplaisants des comportements sociaux et des attitudes de l’homme et de ses manières d’être et d’agir. Dans ce qui suit nous verrons les thématiques préférées chez les poètes pour produire de l’humour ainsi que les procédés langagiers et littéraires auxquels ils font appel dans ce genre de création poétique. C’est dans ce cadre que s’inscrit la présente intervention. Nous n’avons aucune prétention à une quelconque théorisation de l’humour dans la production poétique amazighe. Il s’agira simplement de l’inscription d’un effort de traduction, d’interprétation, de commentaires, d’accompagnement, somme toute, qu’en tant que chercheur dans la langue et la littérature amazighes, nous accordons volontiers à ces créateurs artistes sans pairs.

1. Thématiques de l’humour d’ahellel La poésie d’ahellel se distingue par la diversité thématique de sa composition et par un certain renouveau de son style littéraire. Les sujets qu’elle traite sont très variés et vont du simple fait divers à l’événement social, culturel et politique. Ils sont généralement abordés en termes de débat et de controverse polémique entre des poètes motivés par des prises de positions divergentes et des attitudes différentes. A partir de situations de simulation, les poètes créent des personnages auxquels ils délèguent des rôles à incarner. Les vers n’appartiennent plus seulement au poète, mais à tout un chacun des auditeurs, impliqués d’avoir tout simplement entendu le message. Le poète ne fait que prêter sa voix, son visage, son regard et ses gestes au personnage qu’il incarne. amhellel est à la fois poète, chanteur, compositeur, acteur, 258

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metteur en scène, organisateur du spectacle et simulateur de lui-même. Ce genre de poésie revêt un aspect théâtral qui sert à divertir le public comme le confirment les poètes eux-mêmes à la fin d’une pièce poétique chantée : ur ḏa nttini lɛib i širran ula wi yšibann nya təmṯil i wžmmuɛ ṯfrrǝžm assa mniḏ-ax (Nous ne disons le mal ni des jeunes ni des vieux Nous avons joué du théâtre pour amuser le public). Dans les scènes d’ahellel, poésie et théâtre se retrouvent sur un confluent identique à celui duquel G. Sion (1968 : 8) dit dans Théâtre et poésie, le dialogue des parallèles : « Nous ne sommes ni dans ce qu’on appelle la poésie théâtrale ni dans ce qu’on appelle le théâtre poétique, mais nous sommes dans la plénitude où la poésie et le théâtre peuvent nous conduire ». Parmi les sujets sérieux les plus récurrents et traités dans un style poéticohumoristique, les cinq suivants retiennent notre attention et peuvent être considérés comme constituant chacun une thématique à part. En effet, les dysfonctionnements du processus électoral, le conflit des générations, la dégradation des valeurs, les déficiences du système administratif et les problèmes d’immigration paraissent préoccuper les poètes de façon pratiquement spontanée et unanime. 1.1. Les dysfonctionnements du processus électoral lfišṭṭat u zzəradi (les fêtes et les festins), ǝššəwa w džaž lbəldi (la grillade et le poulet du terroir), nnas ḥtažu lmadda, bġaw iddiw ǝlləḥima, wi ddiw zzit u ssəmida (les gens ont besoin de l’argent, de la viande, de l’huile et des grains de semoule), xud lxubza li sxuna (tiens un pain chaud), wǝlla hak wara f ntixab εada (le marchandage est devenu monnaie courante des élections), etc. tels sont les mots et les expressions utilisés par les inššadn dans un texte chanté en arabe dialectal marocain pour dénoncer les dysfonctionnements de l’opération électorale qui vont à l’encontre du choix démocratique dans lequel s’est engagé le Maroc. Ils y exposent les profils des candidats, les négociations engagées par les différents acteurs ainsi que les pratiques dont usent les élus pour accéder au marché électoral. Le discours des poètes traduit les négociations polémiques fréquentes dans les campagnes électorales, visant à flatter l’électeur et à créer une complicité avec lui afin de gagner les élections. Ainsi, les poètes-chanteurs assument leur rôle à stigmatiser toutes les formes de corruption et de manipulation qui entravent les conditions de crédibilité et de transparence des élections nationales. Ils critiquent les candidats qui portent préjudice aux élections et tournent en dérision les moyens matériels et symboliques qu’ils investissent dans les élections en profitant de la précarité sociale des populations pour acheter leurs voix en espèces ou en nature (les denrées alimentaires notamment). 259

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Toujours est-il que le discours de certains candidats repose sur les rapports familiaux et les liens personnels qui les relient aux électeurs, notamment dans les zones rurales. Le lexique utilisé par le poète rend explicite cette notion: ana xukum (je suis votre frère), a fin kum a ṣḥabi (où êtes-vous mes amis?) a fin kum a nsabi (où êtes-vous mes gendres?), a ma nbġi ši lbrrani iži iddi ḥbabi (je ne voudrais pas qu’un étranger vienne s’emparer de mes proches). nbddl hada nsrbi mazala bɛida trigi kif ana kif rrays ṭalb ḍif llah a syadi ana xukum u dima mεakum maši ḥdudi hadi ddura tanya maši daba εad badi a fin kum a ṣḥabi a fin kum a nsabi wa kunu dima f žnbi waxa yktaru εyubi a ma nbġi ši lbrrani iži iddi ḥbabi ihrrsni fi wraqi wi ḥṭṭmni fi bladi Le poète tourne en dérision le détachement des élus de leur responsabilité. Il leur rappelle qu’ils ne prêtent aucune attention aux soucis des citoyens. Ils ne sont jamais à leur écoute. Ils disparaissent aussitôt qu’ils sont élus. Ils ne se manifestent qu’à l’occasion des campagnes électorales. Le poète exhorte l’ancien président élu de se dégager de la scène politique. Il n’a plus le droit de se présenter encore une fois aux élections, car durant tout son dernier mandat qui a duré cinq ans, il ne s’est jamais manifesté « xmsa sanawat ma sǝwlti daba εad maži ». Cette fois-ci, il sera sévèrement puni : a dwzti a rrays yyamk ġir xwi mn ṭrigi ma bqa lik ma tzid u ma bqa ma tḥaži xmsa sanawat ma sǝwlti daba εad maži walabudda li nsitih iεllm lik trabi had nnuba iwaṭik ihrrs lik rrkabi Par ailleurs, il apparaît que la plupart des acteurs électoraux qui disposent d’un capital de notoriété personnelle sont conduits à faire des dépenses coûteuses pour accéder au marché électoral. Le défi lancé par certains à gagner à tout prix la dispute des élections est parfois l’expression d’un ethos d’outrecuidance: wa nḥyd lik rryasa waxa ytsasu žyabi a ma tsmmi-ni-š brrani waš ana yažnabi ana lmġribi lḥaqiqi ma xawi ši bladi wa mn ḥqqi ntrššḥ lmal dyali ḥbabi wa mn ḥqqi nǝnafsk had lεam takul lgadi wa bġini wlla krhni žmhurk εla ḥsabi wa nḥyd lik rryasa waxa ytsasu žyabi 260

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Les vers de la strophe suivante expriment le sentiment vaniteux du candidat notable pour ses avantages et ses qualités morales et matérielles. Il étale ses propres mérites devant son concurrent en dénombrant les qualités dont il jouit : il est riche par son argent et son bétail. Il est très généreux ; chaque fois que l’occasion se prête, il sacrifie des moutons et même une génisse. Il est notoire auprès des autorités. Il est réputé pour être un homme serviable et efficace lorsqu’il s’agit d’obtenir une paperasse. Alors que son rival bien qu’il soit instruit, est avare, et ne peut nullement rendre service : tršiḥ bġa rražl bḥali mul lflus u ksiba ila žani ḍḍif wlla žžiran nmši l zzriba f lmunasaba ndbḥ lxrfan u nzid ḍṛuba εndi lqima f lidara ta ḥaža ma ṣεiba lwatiqa li bεida b ṭεam dyali qriba li qari ka ytǝlla ma ka yεṭi ta šṛiba wa ta ybqa issǝnna fuqaš tži lih nnuba Le poète critique la sottise de certains élus qui ont pu au moyen des élections occuper des postes de responsabilité. Il suppose que l’époque d’apposer une signature par empreinte est révolue. Les élections exigent que le candidat soit intelligent et instruit. L’expression « maši ummi gaε ġabi » est fortement péjorative. Elle dénote la sottise, l’idiotie et la stupidité de certains élus analphabètes. Voici des exemples qui illustrent comment les poètes tournent en dérision l’analphabétisme et l’ignorance de ces vieux candidats qui ne savent même pas apposer une simple signature : tršiḥ bġa rražl dki maši ummi gaε ġabi ma εarf la yktb la yqra ssnyatur εadi ṣbεu dima hazz lmdad li qasu ka yεadi a fiq šwi mn lglba a bu ṛẓẓa ya εrubi waš lbṣma ġa tsnyi lwraq a εmmi lġazi (Les élections exigent un homme intelligent et non un sot analphabète Qui ne sait ni lire ni écrire ni apposer une signature Son doigt est toujours plein d’encre qui tache Reveille-toi ô campagnard coiffé de turban Peut-on signer un papier par empreinte ô oncle Elghazi?!) Le poète se moque encore de ce vieux élu qui assiste aux réunions, son esprit ailleurs, il ne lui manque qu’un oreiller pour dormir comme bon lui semble. Au cours des réunions, le vieux élu dort en ronflant loin des intérêts publics. Il revient sans 261

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savoir de quoi on avait parlé ni sur quoi on avait délibéré: had ššibani mṣəṭṭi xəṣṣu dima ġi wsada mǝlli ymši l-ližtimaɛ inɛs kima lɛada waxa hḍṛu laɛḍa ma smɛ ššadda la lfadda hwa mlhi f ššxir uɛqlu f ddula bɛida mša xawi ža xawi ma žab-nna ši yfada Le poète estime que le choix des élus est décisif dans le devenir des intérêts des citoyens. Aujourd’hui, on assiste à une prise de conscience de cette conviction chez les électeurs. En effet, les profils caractérisés par l’avancement dans l’âge des candidats, la notoriété et l’analphabétisme sont rejetés par les électeurs lesquels tendent de plus en plus à valoriser nouveauté et « action sociale », en focalisant leur choix sur la jeunesse et son instruction. Ce sont les couches sociales exclues et dominées qui constituent les réservoirs des voix. Au sein de ces couches une élite essaie de donner le ton aux « masses indifférentes ». C’est pourquoi on assiste ces dernières années à un regain de la mise en avant des jeunes diplômés, « engagés », visiblement issus du peuple, instruits et bien qualifiés pour la gestion de la chose publique : ḥta waḥd fikum ma yaxud ši wriqa mn ṣḥabi wa xwiw ɛlina bžuž lžmhur bġa ššabab zahi ikun qari w waɛi tsyir dyalu yfaži ḥna b kbir u ssġir ntbɛu-h bla ma ynadi wa ma yɛṭina-š lflus llah li ka yžazi Prenant la mesure de cette responsabilité déléguée par les électeurs, le poète prête sa voix au jeune candidat porteur d’une Licence, choisi par le peuple. Son discours suggère son entière résolution à représenter la population. Il exprime sa disposition à œuvrer pour les intérêts publics et à défendre les droits des citoyens. Il interpelle les électeurs à renoncer au choix des élus qui ont détourné les budgets de l’Etat pour les fêtes et les festins où sont servies toutes sortes de recettes: ǝššəwa w džaž lbldi (de la grillade et du poulet fermier) : wa mǝlli drtuni f ləkbira a lḥbab u ṣḥabi nsaɛd-kum mrəḥba ɛndi ližaza f žibi ana nqra w nktb w nsnyi lqanun f-iddi ana nǝṭlb u nǝški ntḥǝmmǝs ɛla bladi xlliw ṣḥab ǝššəwa w džaž lbldi w ẓẓrabi klaw lmizanya ġi f lfišṭṭat u zzradi 1.2. Jeunesse/vieillesse

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Parmi les thèmes qui reviennent de manière renouvelée dans le répertoire compositionnel d’ahellel, figure celui qui oppose la jeunesse à la vieillesse. L’intérêt que les poètes accordent à ce thème témoigne de leur sensibilité aux questions sociales et culturelles qui mettent en opposition la tradition et la modernité. L’âge, en tant que période normale de l’évolution de l’Homme, devient objet risible chez les poètes pour ses caractéristiques morales et physiques. Les poètes s’amusent à dépeindre de manière humoristique les défauts des deux âges : la jeunesse et la vieillesse. Aux yeux des poètes, les vieux, par leur avancée dans l’âge, perdent l’éclat de création poétique qu’ils avaient jadis. En revanche, les jeunes manquent d’expérience dans le maniement du langage poétique. 1.2.1. Echange de raillerie entre jeunes et vieux Pour examiner avec précision comment les poètes traitent artistiquement le conflit des générations, il est utile de scruter les mots et les expressions utilisés dans les dénominations dont ils s’affublent réciproquement. Il semble à première vue que les appellations usitées s’inscrivent délibérément dans des champs sémantiques ayant comme sèmes communs la péjoration et la dépréciation. Les vieux sont, en effet, désignés par les vocables : ifǝqqirn, ixaṯarn, imǝqran, finalement išibann (des chenus), c’est-à-dire des vieillards blanchis par l’âge. Les jeunes sont relativement à l’âge des iširran, lwašun, ifrax, des jeunes. Ce sont aussi essentiellement ceux qui appartiennent au temps présent : ayṯ-wassa, ayṯ luqt-a. Ce sont enfin des modernes : iεṣriyn qui suivent la mode ayṯ-lmuḍa et se soumettent à ses caprices et à ses fantaisies. D’autres appellations qui sont des sobriquets, sont attribuées aux jeunes à cause d’autres traits qui les caractérisent notamment l’aspect physique et l’accoutrement: ce sont des court-vêtus: ayṯ ḥǝẓẓuḍi, imqǝzzbǝn; des chevelus: ayṯ-lǝfrizi, ayṯ lhipi (ceux à la longue chevelure), ayt-išǝṯxan (ceux aux tignasses). Les jeunes poètes exhortent les vieux à se retirer de la scène poétique. Car ils sont si vieux qu’ils ne peuvent plus prendre la parole. La poésie ne leur appartient plus : elle relève, selon eux, de la compétence des jeunes. Les vieux les déshonorent en vendant leurs poésies en contrepartie de maigres plats et de piètres cachets. Cette apostrophe sarcastique adressée aux vieux poètes est vertement exprimée dans les vers suivants : ifrax (les jeunes) : a ššix dris ašm qqim awal ur iyi mnid-aš a ššix ɛwa ašm qqim awal ur iyi mnid-aš a ṯxaṯrṯ a ššix muḥa awal ur iyi mnid-aš 263

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a la yttiri llǝġa ššabab ay ṯn id itrigill a ṯɛwžm aḍu nx a yifqqirr dima yxub-ax a ṯwalfm utši yfullusn ṯawim ili n fabur La parole poétique, dans son rapport avec l’âge, suscite un débat entre les jeunes et les vieux. Elle est remise en question par les poètes eux-mêmes. Les jeunes considèrent les vieux comme dépassés par le temps de la modernité. C’est grâce aux jeunes que la poésie s’épanouit. En revanche, les vieux ripostent immédiatement à la satire des jeunes. Les vieux poètes accusent les jeunes du manque de respect à leur l’égard. Ils ne témoignent d’aucune reconnaissance aux bienfaits de leurs parents, lesquels peinent à les éduquer et à les instruire. Le poète désigne ces jeunes de tous les qualificatifs d’ingratitude : ifəqqirn (les vieux) : a nadrm a yiqbill i yfrax la yax zuzurr aya šyix a lxir ur ṯyany ša yun di yun kix nya rrawḍ kix ar nssġra xas fabur dġi wssirr iġṣan id lḥrf ur ax imqadda kun ad iẓẓuġr lɛil ns qqənx assa lbiban 1.2.2. La symbiose entre jeunesse et vieillesse Rien n’est définitivement installé dans ce jeu de rôles antinomiques et disjonctifs entre les générations : la dimension ludique de l’opposition tend franchement vers un compromis qui se traduit par de belles symbioses. En effet, la jeunesse et la vieillesse sont deux phases différentes mais successives dans le temps. La vieillesse n’est pas une tare ou un handicap. Elle est au contraire un moment inéluctable de la vie humaine. Les poètes se la représentent comme une montée dont on fait du chemin, si on n’y est pas maintenant à son âge, on y sera demain. Pour exprimer cette conviction, à la fin de leur poème, les poètes chantent en chœur ; cette symbiose avec le meilleur des techniques et procédés rhétoriques et esthétiques, comme en témoigne la magnifique strophe suivante: Le groupe : a nadrm a yiqbill i wawal ym-asn lmizan ur ḏa nttini lɛib i yširran ula wi yšibann nya təmṯil i wžmmuɛ ṯfrrǝžm assa mniḏ-ax a ṯwsr d am uly ax ṯya ndda yubriḏ ns wnna wr ṯuwiḍ walabdda qn a(d)t id tnada

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Ainsi, de cette symbiose se dégage une conscience collective que se partagent les deux générations. Chacune des deux parties doit céder pour un compromis permettant de vivre harmonieusement ensemble en paix et en bonne entente. 1.3. La dégradation des valeurs Le sujet de la dégradation des valeurs occupe une place principale dans le répertoire compositionnel de la poésie d’ahellel. Le regard que jette le poète sur le monde le pousse à réagir constamment vis-à-vis des bouleversements qui ébranlent la société et sapent ses fondements. Il use de l’humour noir comme arme de subversion pour nous décrire un monde qui se dégrade, un système en voie de destruction, victime d’un mal qui le dévore de l’intérieur. La nostalgie des valeurs ancestrales disparues attise le sentiment de regret chez le poète. Car elles réfèrent à un passé de gloire aux antipodes d’un présent dont le goût et la nature sont altérés par ses mutations perpétuelles. La poésie d’ahellel fait la satire des rapports sociaux qui s’éloignent de plus en plus de la norme des coutumes d’antan. Les gens se trahissent, se trompent et se haïssent. Les deux derniers vers de la strophe suivante résument parfaitement cette vision telle qu’elle est perçue et poétiquement exprimée par le poète: unna ṯḥasbṯ id is-aš ran lxir ġas ad yaf aṯiy usar-š ifǝkkir Celui que tu crois te souhaite du bien Dès qu’il trouve mieux, ne t’en souvient plus Les rapports sociaux ne sont plus fondés sur la confiance et le respect, concède le poète jouteur. Quoi qu’on fasse pour les remettre au sens de la raison, on n’y parvient guère. L’honnêteté se substitue à la trahison et la probité se transforme en escroquerie. C’est pourquoi de nos jours, on peut s’attendre à tout : une trahison, une tromperie, une hypocrisie, une déception de la part même d’un frère le plus cher ou d’un ami le plus intime : awa lḥq aynna yuf urbiε afṛḍi maša wr illi lqul yrax la ṯ tǝrru ṯḥramiṯ šḥal ag nnan llan ġuri ysmunn awi wr ttasix anzwum al asn ttamnṯ assa a bu šraḍ ixnfaf ami tša dduniṯ(a) ymaš ad aš izznzan ak iṣġ wǝnna wr š issinn Dans une autre composition, le poète s’ensuit à décrire la folle insouciance de certains esprits bornés auxquels serait vain de donner des leçons de morale. Par leur entêtement, le poète les assimile à un concombre déformé, nul moyen ne peut les redresser. Ils ont inéluctablement pris l’habitude des mauvais comportements. C’est 265

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un vice fatal qu’ils ont hérité de leurs ancêtres. Ils ne peuvent absolument y échapper : nniyṯ nš ṯugga-š ixf i lxla alliy da tnhuṯ ḏaṯ-aš war ǝrray ur itsggad imaṯl aġṣṣim id is ḍǝmmεṯ ad as ikkǝs ufǝrruġ aya dx lmǝrḍ agga la ṯ tmšfan yufaṯ ġr lǝžḏuḏ ur issn ibǝṭṭu han irw nsn da d ixaṯr a(d)-t ḍfurr ḥḍan yar lεaḏa llan εǝqqǝll-as ṯya-sn iġn ša dima usar ṣfin Le poète use de l’humour rouge pour exprimer une manifestation de son indignation contre la méchanceté humaine, la dépravation des valeurs et la dégradation des rapports sociaux. 1.4. Les déficiences du système administratif En dépit des efforts déployés par le gouvernement marocain pour promouvoir le système administratif, celui-ci souffre encore de nombreuses anomalies. Il est objet de dérision dans la poésie d’ahellel. Dans le domaine judiciaire par exemple, les poètes critiquent la désuétude des lois dépassées par le temps. Les procédures judiciaires sont compliquées et inextricables, elles font perdre les citoyens dans le dédale des lois. L’instruction piétine et dure de longues années, les dossiers sont délaissés au point qu’ils deviennent poussiéreux sur les étagères des tribunaux. Les avocats et les juges ne rendent plus justice en appliquant les lois. Ils ne font que céder à l’appât du gain. Les vers ci-dessous, traduisent la réalité d’un système judiciaire qui manque d’équité et dans lequel les valeurs de justice sont bafouées : ullah ġas dġi ay iḥǝrra lḥal g d da aš ittuyatša lḥǝqq bla ša matta ddεuṯ nna da itšǝmmaln lawqaṯ-a d εamayn asggwas a xf aš iqqar dduṣi issuḥli s ttarix sǝbεa šraḍ gw-ayur Par Dieu, je suis navré de voir la loi enfreindre ton droit Quel litige se règle t-il ces temps-là? D’un an jusqu’à deux que l’audience ait lieu On m’accable des reports sept, trois de chaque mois! 1.5. Les problèmes d’immigration Le sujet de l’immigration est au centre des préoccupations des poètes. En effet, les mariages mixtes et les faux mariages, comme objet de moquerie et de dérision, 266

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sont les sujets préférés. Les jeunes immigré(e)s clandestin(e)s, ne trouvant d’autres issues à régulariser leurs situations de résidence à l’étranger, ont usuellement recours à de faux mariages avec des étranger(e)s. Ainsi, le poète expose de manière plaisante les conséquences néfastes de ce genre de relations fondées sur des intérêts pragmatiques immédiats. Pour lui, le mariage mixte est inadéquat aux convenances et non conforme aux règles de la bienséance. C’est pourquoi il conseille aux immigrés amazighes d’épouser une compatriote (ṯamaziġṯ) au lieu d’une étrangère (ṯarumiṯ). Car, selon lui, la première se livre volontiers à vivre modestement avec son époux, quant à la seconde, elle serait plus exigeante. Elle ne cherchera qu’à satisfaire ses caprices. Le voyage serait son passe-temps et la mode sa passion. Avec elle, son partenaire ne rêvera jamais d’un pain chaud traditionnel. Il devrait avoir les dents solides pour croquer un pain parisien. Le poète dépeint le portrait de ṯarumiṯ : ses cheveux sont pendus sur les épaules comme un aεisawi(1). Elle laisse pousser ses ongles, et à la moindre mésentente avec son partenaire, elle peut lui griffer le visage. Voyons comment le poète exprime la différence entre une compatriote (tamazight) et une étrangère (ṯarumiṯ) en tournant en dérision le portrait physique et moral de la seconde: nk abεda may rix anǝddu s-irumin ṯuf-ax ṯmaziġiṯ anna ṯufa ṯrḍu y-iss ur da txṯar iεbann ur ssinǝnṯ utšši anna ttiwiṯ i ymšli ṯššarṯ ġurun uma illis n ṯrumiṯ la ṯssara tsilud azzar xf iġiṛṛ am uεisawi id ša uġrum iḥman iḥrm ur t ṯufiṯ ddu ssužad uxsan i wutši n lkumir uma aššarr ns ṯǝlla ṯǝssyma-ṯn ġurun ṯya lḥsab i wxnfuf nš ad ttutin id ṯamǝṭṭuṭ ay ġurun id šan uṣiwan (2) ddu bεd i buεmira (3) yuf-aš ttisaε Les deux termes aṣiwan (le mâle de la buse) et buεmira (le faucon), deux oiseaux à griffes aigues, dénotent un caractère rapace. Le poète établit une analogie entre 1- Nous présentons ci-dessous le contexte du rapport établi entre la chevelure de ṯarumiṯ et celle d’aεisawi. En effet, celui-ci fait partie de la confrérie religieuse des “Aïssaoua” très populaire au Maroc par la ḥadra qui désigne en arabe et en amazighe la transe collective. La cérémonie religieuse des”Aïssaoua” est organisée principalement à la demande de sympathisants de la confrérie qui sont surtout des femmes. Cheveux détressés, elles participent à ce rituel de danse en effectuant de rapides mouvements circulaires du buste et en faisant tournoyer la chevelure de doubles mouvements giratoires de la tête, à la fois de bas en haut et de gauche à droite. 2 - Le mâle de la buse (ṯaṣiwanṯ) connu par son aspect sauvage. C’est un oiseau carnivore. Les poussins sont ses proies préférées. 3 - Le faucon.

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l’épouse étrangère et les deux oiseaux pour aviser ceux qui envient d’épouser une étrangère qu’ils peuvent encourir le risque de tomber comme une proie facile entre ses mains. Dans les deux derniers vers, le poète tourne en dérision l’immigré en lui demandant s’il s’agit vraiment d’une femme ou d’une buse qu’il songe épouser. Il le sollicite de s’éloigner de ce faucon pour le bien-être de sa sérénité.

2. Les procédés littéraires investis dans l’humour Les procédés littéraires investis par les poètes d’ahellel dans l’expression humoristique sont nombreux et variés. Ils sont le meilleur moyen pour tourner en dérision ou ridiculiser par des moqueries plus ou moins vives oscillant entre raillerie et sarcasme(4). Ces procédés mis en œuvre dans le discours poétique résultent d’un jeu de mise en énonciation et d’un jeu de mise en description. Le premier jeu dépend de la position du poète et de son interlocuteur, de la cible escomptée, du contexte d’usage et de la valeur sociale de la thématique visée. Le second repose sur les rapports signifiant/ signifié ou encore sur un jeu de substitution de sens. Dans les textes objet de cette étude, l’effet humoristique produit par le jeu énonciatif des joutes oratoires entre les poètes s’appuie principalement sur trois figures littéraires : l’insertion du récit (conte, histoire, légende, événement historique, proverbe), l’ironie et la métaphorisation par images anamorphiques. C’est sur ces trois types de procédés que les poètes d’ahellel se basent essentiellement pour créer de l’humour avec ses différentes formes. 2.1. L’insertion du récit L’usage des formes proverbiales et des genres narratifs est largement attesté dans les pratiques linguistiques des communautés amazighes. Les poètes à leur tour se servent fréquemment d’un proverbe, d’une maxime ou d’un conte dans leur discours poétique en vue d’en tirer une valeur morale. L’insertion du récit permet au poète d’assumer fictivement un jugement d’évaluation morale qui apparaît donc comme le discours d’autrui polémiquement cité. En ce sens, cette insertion qui relève de la polyphonie bakhtinienne, de par sa portée littéraire et sa valeur argumentative et illocutoire, vise à produire un effet humoristique. L’insertion du récit dans le discours poétique est souvent ouverte par les formules introductrices des contes : il était une fois : (« ṯkka yuṯ ṯḥažit »). Ce procédé littéraire 4 - Certains chercheurs, entres autres P. Charaudeau, considèrent la raillerie et le sarcasme comme deux figures du même procédé.

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est utilisé dans les vers suivants où le poète prend en charge l’énonciation d’un conte pour ressortir le paradoxe ridicule d’un vieil homme tremblant qui, en agonisant, souhaite se marier avec une belle femme : « Il était une histoire marquée dans le temps où un vieil homme, en agonisant, voudrait se marier. On lui demanda de prononcer le témoignage de foi, il répliqua avec exaltation: « c’est d’une belle femme que j’ai envie!» » : a yifqqirr-ad waxxa ṯǝlla ṯryayit di yun walaynni tsulm ṯram ad awn iẓil waddur a la ṯkka yuṯ ṯḥažit ttarix as ityaggan yun ufqqir am ḵwnni alliy-asn d idda lmižal a la s tinin šahdaṯ lmuṯ la tsal di-yun al irzzu yiwl inna-sn ṯamṭṭuṭ ag ġuḏan Le poète entend, par ce procédé, tourner en dérision l’intensité des appétits charnels de l’homme, lequel, animé du désir de ses concupiscences, demeure attaché aux jouissances de la vie d’ici-bas jusqu’aux derniers moments de sa vie. 2.2. L’ironie L’ironie, considérée comme une forme de moquerie, est un procédé stylistique manifestement utilisé en poésie d’ahellel. En tant que figure d’énonciation, elle consiste en une dissociation délibérée entre ce que pense le poète et ce qu’il énonce, c’est-à- dire que le poète dit volontairement le contraire de ce qu’il pense. C’est cet écart entre ce qui est dit et ce qui est véritablement pensé qui crée l’ironie. Toute l’habileté du poète consiste alors dans la subtilité de cet écart, dans l’art du décalage. L’ironie est employée dans ce genre de poésie pour tourner en dérision, ridiculiser, reprocher, critiquer, en somme mettre en évidence l’absurdité d’une réalité donnée. De nombreux exemples existent dans les textes d’ahellel. On se contentera ici d’une suite d’ironies tirées des extraits d’un texte sur le statut de la langue et de la culture amazighes dans la scène médiatique nationale. Nous verrons comment le poète critique de manière ironique les mass-médias audiovisuels nationaux qui ont marginalisé l’amazighe et l’ont situé en dehors de leur domaine d’intérêt. Cet état des lieux inquiétant se manifeste d’après les poètes dans le temps dérisoire requis pour les émissions amazighes : un journal télévisé en cinq minutes pour rassembler trois variantes dialectales. A la télé, on ne voit pas d’érudit (lɛalim) enseignant la théologie en amazighe, on ne voit non plus de poète (anššad) déclamant ses poèmes ni l’artiste chantant les izlan(5). Avec un style ironique, le poète considère que même les dessins 5 - Vers en deux hémistiches, qui constitue l’élément de base dans toute composition poétique de l’amazighe : nous le retrouvons dans les chants, dans les longs poèmes ou poèmes gazettes et nous le trouvons aussi isolé, pouvant se suffire à lui-même en sémantique comme en poétique, renvoyant à une idée complète et à une esthétique prosodique, rythmique et phonique complètes.

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animés sont plus dignes d’estime que l’amazighe. Ils jouissent d’un grand intérêt, les médias leur ont permis d’évoluer et d’être plus appréciés. Chaque soir, ils sont diffusés sur nos chaînes de télévision: awa yun uskkin a wr nx iɛawnn ur d nḍhir awa lqaḍya n-liɛlam amaziġ isul idrus awa ur da x ssufan i lbaramiž ula laxbar awa xmsa minut n lxṭba tsmun šraḍ iqbill awa ur da nttani lɛalim ax issfru la dyan awa ur da nttani šan unššad ḏaṯ-ax a(d) zrin awa ur da nttani lfnnan ad itqqis izlan awa uyərr ax rrusum ku ṯadgwat la d iḍḍhar Au moyen d’une question rhétorique, le poète se demande si l’amazighe ne mérite pas une bonne place dans les chaînes de télévision nationale ṯamzwarut (Al Oula), ǝrrabiɛa (Arrabia), ǝdduzyam (2M). La réponse se retrouve dans les vers suivants, où le poète use de l’ironie pour dénoncer la lassante imposture des séries égyptiennes et libanaises, turques ou encore mexicaines. Même des produits alimentaires comme les yaourts et les tomates ont plus de chance à l’audience que l’amazighe dans la télévision et dans la radiodiffusion: awal nš iya lḥq anššar aynna š ibrin awa mmax imaziġn ur ammun i tilifizyun awa la ṯamzwarut la rrabiɛa la yi dduzyam awa laflam nš a miṣr ssuḥll-ax d win lubnan awa ku ddəwla llanṯ ur as inaqs xa adžnun awa mmax is ur ili umaziġ amur ns a(d) t izrin awa yuf-ax ḍḍanun d maṭiša llan i lišhar Les poètes déplorent avec ironie leur sort de ne pas avoir eu autant de chance d’être diffusés sur les chaînes de télévision. Même si leur langue poétique est d’autant plus authentique et originale, elle n’est pas médiatisée pour qu’elle puisse s’illustrer. Les poètes expriment leur malaise en s’adressant à la télé et à travers elle aux responsables de la chose médiatique pour leur reprocher l’exclusion et la marginalisation dont ils sont délibérément victimes. Sur 2M, même la clownerie ainsi que les émissions culinaires de la présentatrice « Choumicha » sont plus privilégiées que le poète amazighe : awa ay-anššad ur ġurun illi ssǝεd i lišhar awa waxa ṯnġiṯ llġa yaṣili mani y iḍḍhar awa yixṣṣa liεlam ad ax itsnεaṯ s-iqbill 270

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awa ynna-š umaziġ ṯǝttuṯ-i a tilifizyun awa yufi lbǝhlawan d ššumiša llan i dduzyam Les extraits cités ci-dessus sont des exemples typiques du ton ironique auquel les poètes font appel pour se moquer de la durée de temps faible impartie à l’amazighe dans le champ audiovisuel national en comparaison avec d’autres émissions moins importantes comme la publicité, les émissions culinaires, les dessins animés, la clownerie, entre autres. Ainsi, le poète fustige implicitement les responsables des affaires médiatiques et communicationnelles. Il les exhorte à prendre toutes les mesures nécessaires afin d’accorder à la langue et à la culture amazighes la place qu’elles méritent sur le paysage médiatique national. 2.3. Des images anamorphiques au service de l’humour Comme nous l’avons déjà souligné, la poésie d’ahellel est un duel oratoire entre poètes qui s’affrontent par le jeu de langage pour relever le défi de la confrontation. Le poète, exprime sa pensée en la présentent avec plus ou moins de déguisement et de détour. Le meilleur poète serait ainsi celui qui use du pouvoir rhétorique de sa langue pour créer des images, des analogies, voire des métaphores. L’examen de la poésie d’ahellel permet de constater que, la métaphorisation est l’outil littéraire le plus fréquent chez les poètes. Mais pour créer de l’humour, le poète doit choisir soigneusement ses images poétiques et en même temps disposer d’un grand talent artistique qui confère au poète un statut de muse dans la manipulation du langage rhétorique et de sa mise en discours poétique. Car, forger une métaphore humoristique implique une recherche de l’esprit, de l’imagination, des images mises en analogie et la redécouverte des rapports nouveaux entre les choses. Par l’image, la poésie d’ahellel conduit à un véritable dynamisme esthétique qui relève de l’effet pensé par le poète comme l’occasion d’une expérience neuve du « réel ». Le propre de l’image forte serait le rapprochement spontané de deux réalités très distantes dont l’esprit seul peut saisir les rapports. A ce propos, Pierre Reverdy dit dans Le Gant de crin: « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte, plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » (1927 : 32). C’est justement cette démarche que les poètes amazighes adoptent pour créer des images plaisantes et humoristiques, en procédant notamment par le rapprochement analogiquement de deux réalités plus ou moins distantes au moyen de traits abstraits. Or, ces images dont ils font usage pour créer un effet humoristique ne sont pas comme toutes les images métaphoriques. Elles se caractérisent en effet par leur ressemblance à « l’image déformée » des anamorphoses utilisées dans l’art pictural ou à « l’image 271

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grotesque » des caricatures. Le poète use de la métaphore et de la métaphore filée en inventant par analogie des images distordues, défigurées pour en faire ressortir un caractère négatif qui peut être concret ou abstrait, physique ou moral relevant d’un défaut, d’une tare, d’un vice ou d’un mal. L’image peut être un être humain, un animal, un objet, tous présentés sous une forme humoristique. Les images sont souvent inspirées de l’environnement socioculturel des poètes. Nombres d’entre elles ont été relevées dans les textes du corpus sur lequel s’est basée cette étude : le rapporteur d’eau (lgrrab), le vieux cheval (iyis awssar), le jeune poulain (awudž), la buse (aṣiwan), le faucon (buɛmira), l’éleveur (aḵssab), la Machine (lḥdid), etc. Pour une meilleure illustration, nous présentons trois exemples d’images métaphoriques relevant du domaine pastoral : (le vieux cheval (iyis awssar), le poulain (awudž), l’éleveur (aḵssab), et deux images du domaine technologique : la Machine et l’automobile (lḥdid). 2.3.1. Les métaphores du vieux cheval et du poulain Dans la tradition amazighe et arabe, comme chez tous les peuples de grandes civilisations, le cheval jouit d’un statut particulier. En examinant le champ lexical du terme “cheval”, on se rend compte qu’il dénote plusieurs sens dont le premier qui veut dire un animal coureur rapide des steppes et prairies dont la domestication a joué un grand rôle dans l’essor des civilisations. Il peut prendre aussi le sens d’une personne active, tenace à l’ouvrage, robuste. Il connote des significations symboliques : héroïsme, magnanimité, noblesse. En littérature, par extension, on a attribué à des genres le qualificatif « chevaleresque » : poésie chevaleresque, roman chevaleresque, épopée chevaleresque, etc. Ainsi, l’image du cheval a une connotation très significative en poésie amazighe. Le choix de la métaphore du cheval et celle du poulain par les poètes n’est pas hasardeux ou aléatoire. C’est par les traits communs entre l’homme et le cheval et la signification symbolique qui les relient que les poètes sont motivés d’établir une analogie par le rapprochement des rapports existants entre les deux espèces. Mais pour créer une image humoristique de cette analogie, les poètes essaient de développer à outrance la description du cheval, en orientant la focale essentiellement sur sa vieillesse. Car la vieillesse dans son acception générale est définie comme une phase de diminution des forces physiques et un fléchissement des facultés mentales. Tout se passe comme si par l’extrême valorisation que le poète accorde au vieil homme (ou vieux poète) en le comparant à un cheval (iyis), il se permet de le déposséder de toutes les qualités positives du cheval pour ne retenir que les qualités négatives de la vieillesse. L’anamorphose prend ici tout son sens et parait fonctionner comme un procédé expressif très original et très productif : l’image est délibérément 272

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déformée pour introduire dans un paysage pittoresque et vivant certains aspects lugubres ou l’idée même de la mort. L’extrait suivant dépeint le portrait du vieil homme (vieux poète) par une image biaisée d’un vieux cheval. Lorsque l’homme atteint l’âge de vieillesse, il est comme un vieux cheval sans aucune gloire. Il perd sa force, son éclat, sa splendeur et sa magnificence. Il ne peut plus prendre part aux courses de la fantasia. Ainsi, il sera privé d’orge et dégarni des motifs de décoration (ur ittətta ṯimẓin ula yərr nniy-as muzun). Il a atteint le stade où il est incapable de prendre la fuite des animaux sauvages qui le pourchassent : il est donc condamné à périr. Ce serait là un déshonneur certain. ifrax (les jeunes) : a ma sn yix i wfqqir usin-d ġuri lḥudžaṯ adda ywsir uryaz am iyis ur illi s waddur ur as qqimin-ṯ lfišṭṭaṯ ula amɛabar ur ittətta ṯimẓin ula yərr nniy-as muzun a ṯiwṭṭ a yamnay i lḥbula nna ṯ ġa yḥdadžan a(d) tn ssəmraran lḥuš is ur iġiy i ṯwaḏa Pour riposter à l’attaque acerbe engendrée par cette forte image destructrice, le jouteur antagoniste va user d’une métaphore plus forte relevant du même champ lexical en choisissant l’image du poulain. Le jeune est identifié à un poulain (awudž) incapable de prendre part à une course (amɛabar) de fantasia. Au premier coup de feu, ce sera la débandade. Le poulain se mettra à trembler. Il prendra la fuite et foulera sur les tentes. L’un des deux serait victime: soit le cavalier y passerait, soit le poulain se briserait. En bref, les jeunes sont des pleutres et des lâches. Ils sont incapables de relever le moindre défi : ifəqqirn (les vieux) : anadrm a yiqbill i yfrax la yax zuzurr iyis mš ixaṯr la yas iɛddil i ṯwada uma awudž ur ṯ ittawi ša ġr žaž umɛabar wa la tslan i lbaruḍ al itryiyi mind-aš ad irwl ad isrwṯ iqiḍan stutin baba-s amma ymmuṯ umnay amma ṯrrẓṯ a yaḥḏaḏi 2.3.2. La métaphore de l’éleveur Dans une image poétique pastorale, le poète procède par rapprocher ššix (le poète) à un éleveur (aḵssab). Si celui-ci dispose d’un bon bétail, il est impatiemment

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attendu au marché par ses clients. Il engraisse son bétail et il en est fier ; il n’est jamais déçu. Quand les bouchers affluent, il s’en réjouit et demande des prix élevés. Le poète, ayant une bonne parole, est comme un éleveur qui dispose de bons agneaux. Les maigres, à défaut de qualité, ne sont jamais vendus, ils sont rendus à domicile : llan winna d-ax itwzann al-ax tsakkan ṭṭara wa ššix d am uḵssab wənna ġr m-illa ləmliḥ ad iḵšm ssuq al izznza yilin lklyan ḥṯaln-as iqqabl al issɛlaf iburz ur iḥššim adday d mmutərr iyzzarr al itsɛlla y ttaman wənna ġr illa wawal ammi ṣḥan išrwan a bu ymɛḍarr ur aš nzin a(d)tn ṯrarim ġr –axam Ainsi, la mission d’un bon poète serait semblable à celle d’un bon éleveur. Alors que ce dernier veille sur son bétail par l’élevage et le pâturage, le poète forge son art poétique par la réflexion et l’imagination. L’acte poétique est un acte créateur qui procure un agréable plaisir au public. Les beaux poèmes d’un anššad seront alors un motif de fierté et un titre de gloire pour lui et ses spectateurs. 2.3.3. La métaphore de la Machine Sur la question de la singularité de l’esprit humain, le poète souligne que rien ne peut remplacer ou égaler ses facultés mentales. Pour rapprocher la transcendance de la pensée humaine, le poète établit un rapport de comparaison entre le cerveau humain, siège des qualités intellectuelles, et la Machine qui tend à percer les mécanismes de l’imagination et de l’intelligence humaine pour l’en déposséder : « Si la Machine tombe en panne, de par sa nature mécanique, elle serait facilement réparable. Ses pièces de rechange sont disponibles dans les boutiques. Tandis que la cervelle émoussée par l’usure, n’a point de mécanicien. Ce dont elle manque ne se retrouve nulle part», exprime t-il le poète : yaṯ i llġa ṯisuray a lašyax itṣṣan ad ur tsawalm s lžhd isinaṯ ma yi yttinim aynna ṯnnam lɛib amur ṯnnim lxir awa ṯɛddiṯ ay-anzwum i ṣṣaḥṯ ur ittuyamann ṯisirṯ la twḥil al itfrma lḥdid wa mš as ixṣṣa lbyas ad ityafa y ṯḥanut id anli nna yḥfan wr ġursn maksyan awa wr-illi a yixf maš izznzan aynna š ixaṣṣan

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2.3.4. La métaphore du véhicule usé Réagissant à cette joute hautement offensive, le jeune poète fait sortir de sa muse poétique tout ce qu’il possède de son art du bien-dire et pointe le canon de son arme à feu sur le jouteur adverse pour tirer sur lui avec son déploiement d’éloquence par une image plus forte qui l’assimile, dans son affaiblissement par l’âge, à un véhicule mis à la ferraille dont il décrit les détails de l’usure : « le moteur est défectueux, la tôle est si usée qu’elle ne peut être soudée. Les fils électriques sont coupés, les sièges dégradés. Aujourd’hui on a besoin d’un nouveau modèle, quant à l’ancien, il est démodé et ne servira à rien, il sera le lieu privilégié de la volaille pour s’y coucher » : ifrax (les jeunes) : a yifqqirr ad waxxa ṯlla ṯryayit di yun walaynni tsulm ṯram ad awn iẓil waddur haṯin ṯyiṯ am lḥdid immuṯ lmuṭur di-yun ikka wfrma lqzḏir ur ax ɛḏill i wsuḏa a bbin lxyuṭ i wsidd ṯuḏrm a lkusan di-yun adž anrzu užḏiḏ assa la ḥḏadžax uma šk ay-aqdim ifullusn la ggan di-yun Par le recours à la métaphore et la métaphore filée, le poète défigure l’image et recrée « l’image rectifiée » plaisante ou grotesque. La finesse dont il sculpte les mots est similaire à celle dont dit P. Magnard (1984 : 625) dans une expression phénoménologique: « cela revient à concevoir la métaphore, et avec elle toutes les figures d’étirement du discours, comme de petites anamorphoses chacune dans son propre domaine ; c’est l’assemblage anamorphique de ces anamorphoses particulières qui est destiné à former la grande anamorphose finale de l’œuvre poétique, tout à la fois offerte et masquée.» L’image anamorphique, dans ses applications à la constitution du langage poétique humoristique d’ahellel, correspond à un possible “feuilletage” sémantique allant du sens littéral (le plus périphérique) jusqu’à la pointe anagogique, en passant par les sens tropologiques et allégoriques intermédiaires.

Conclusion Tout se passe, au total, comme si par ce stratagème expressif, le recours à l’humour permettait un traitement original des questions sérieuses de la vie. A la fois comique et sarcastique, la poésie d’ahellel offre un champ propice extrêmement vaste qui permet d’aborder sans contrainte toutes les thématiques, par ailleurs interdites, dans un état d’esprit provocateur et avec un souffle dénonciateur. Le poète use de la 275

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fantaisie verbale pour déformer le sens et dévoiler une réalité absurde qui aboutit à un non-sens. La poésie d’ahellel forge des images allégoriques du milieu où elle s’élabore sous sa forme parodique en prenant du recul par rapport à elle-même pour se moquer d’elle-même ou encore trouver son inspiration dans le quotidien, et ce pour faire d’un objet banal ou d’une idée ordinaire une véritable création poétique, transposant ainsi la nature simple des choses vers une dimension hautement esthétique. D’une bonne facture humoristique, elle aborde des questions profondes et dévoile des vérités passionnantes. Ne pas se prendre au sérieux en poésie, signifierait-il être anodin? Assurément non, car en dépit de son détachement apparent de la réalité objective et de la légèreté des formes expressives du comique usité, la poésie d’ahellel inscrit très nettement sa portée engagée et sa prise de position réfléchie vis-à-vis des thématiques traitées. La poésie d’ahellel offre ainsi un espace de création grandement ouvert à même d’abriter différents styles littéraires. Dans ce genre de poésie, le comique et le sérieux, de par leur natures antinomiques, sont mobilisés et se rejoignent en un éclat unique où se mêlent toutes les couleurs de l’humour: plaisant, tendre, froid, débridé, noir, sarcastique. Si les inššadn ont tendance à concilier harmonieusement entre la tonalité du rire et l’air du sérieux, c’est parce que le rire ne serait donc qu’une manière de relativiser les choses et de dédramatiser les événements. Faudrait-il alors, dans une œuvre poétique, se cantonner dans une poésie qui n’attache à son style qu’un simulacre d’application et de rigueur ? Ou encore pourrions-nous élargir l’esprit de la poésie à l’essence de l’humour et la concevoir, à l’instar des autres arts comme le théâtre et le cinéma, comme un véritable moyen donnant à la fois à méditer et à réfléchir, à divertir et à amuser ? Si on procédait ainsi, le rire ne rabaisserait jamais le statut du poète comme cela est confirmé par l’illustre auteur des Contemplations lorsqu’il affirme : « La nature est un peu moqueuse autour des hommes ; Ô poète, tes chants, ou ce qu’ainsi tu nommes, Lui ressembleraient mieux si tu les dégonflais. Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets. L’azur luit, quand parfois la gaîté le déchire ; L’Olympe reste grand en éclatant de rire ; Ne crois pas que l’esprit du poète descend Lorsqu’entre deux grands vers un mot passe en dansant. »

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Références bibliographiques CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de Communication, N° 10, Nancy, Presses Universitaires de Nancy. FONTANIER, Pierre, 1968, Les figures du discours, Paris, Flammarion. GALAND-PERNET, Paulette, 1998, Littératures berbères : des voix, des lettres, Paris, PUF. MAGNARD, Pierre, 1984, « Blaise Pascal », Dictionnaire des philosophes, vol. II, Paris, PUF. REVERDY, Pierre, 1927, Le gant de crin, Paris, Flammarion. SION, Georges, 1986, Théâtre et poésie, le dialogue des parallèles, Bruxelles, Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique. TAIFI, Miloud, 1991, « Tradition et modernité dans la littérature berbère », Identité culturelle au Maghreb, Rabat, publications de la FLSH de Rabat, Série : Colloques et Séminaires, N° 19, pp.183-195.

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Tout ce que tu as, j’a ou le décryptage des invariants oraux dans l’humour ivoirien

Tout ce que tu as, j’a ou le décryptage des invariants oraux dans l’humour ivoirien

Djè Christian Rodrigue TIDOU Université Félix Houphouët-Boigny - Côte d’Ivoire

Introduction Entre l’humour et l’oralité, il y a ce lien actualisé par Meschonnic (1982) (1) et dont le cinéaste Henri Duparc fait remonter les sources dans les traditions(2) en ce qui concerne l’Afrique : « L’humour, c’est une philosophie que je tire de la culture de nos peuples. Toute la tradition orale, les contes jusqu’à radio trottoir, en passant par les chants en est émaillée. » (3) . La parole reste, en effet, l’un des canaux privilégiés de l’humour. Le discours humoristique la met en fête à travers des jeux lexicaux, syntaxiques et sémantiques… qui sont autant d’appropriations linguistiques. Ce discours est le lieu d’une oralité qui, loin d’être « passéiste », « nostalgique », « rétrograde » ou « de basse échelle » (Baumgardt, 2008 : 387), revisite les pratiques orales et les adapte au milieu urbain, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire (Tidou, 2015). De la sorte, les prestations artistiques (ivoiriennes) modernes ayant un caractère verbal deviennent propices à une analyse de l’oralité parce qu’elles procèdent à des créations néoorales fondées sur « la vertu de la parole », du « dire » et parfois du « tout-dire » 1 - Cette relation entre l’humour et oralité a constitué l’un des axes majeurs de l’un de nos articles antérieurs, publié suite au colloque Modyco de Pari X Nanterre en 2014 dans le Français en Afrique, 30. 2 - Les traditions noires africaines dont il est question dans le propos du cinéaste ne sont pas les seules à faire la part belle à l’oralité. A travers les diverses occasions de prise et de célébration de la parole propres à la culture latine, Régine Utard reconnaît « l’importance de la notion d’oralité pour un peuple connu pour sa passion de la parole ». Cf. Régine Utard, « Les structures l’oralité dans le discours indirect chez TiteLive », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, N° 2, juin 2002, p. 178. 3 - Africulture, N° 12, p. 14.

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(Dérive et Baumgardt, 2008 : 248) (4). Leur analyse peut donc s’inscrire dans une approche diachronique qui « amène aussi naturellement à s’intéresser à de nouvelles formes d’oralité, notamment urbaines et médiatisées qui ouvrent un nouveau secteur d’études en littératures orales. » (Dérive et Baumgardt, 2008 : 381) (5). En portant notre regard sur le discours humoristique ivoirien, nous nous situons aussi dans une perspective comparatiste car « Chaque culture a produit ses propres figures du rire, encore vivantes dans la mémoire collective, certaines sont devenues universelles, d’autres demeurent l’apanage d’une nation, mais on peut envisager une typologie des comiques nationaux » (Moura, 2010 : 35). Dans cette logique, les humoristes ivoiriens cultivent l’un de ces « rires d’Afrique » (Barlet, 1998 : 3). Bien que l’espace scénique est plus propice à un rire qui semble plutôt « inoffensif » (Ramat ; 2013 ; 118) et ils n’ont de cesse de créer et de re-créer le sens, de le former et de le dé-former. En effet, dès que le sens des mots et expressions, ordinairement dénoté, est re-construit, leur réception sémantique dépend de l’appartenance commune des interlocuteurs à l’environnement linguistique et au contexte référentiel auxquels renvoient les énoncés. Ces considérations sociolinguistiques ouvrent la voie à une nationalisation des humours, eu égard aux « clefs des codes et de la sensibilité des diverses cultures » (Moura, 2002 : 29). C’est à l’analyse de cet aspect national de l’humour que se consacre cet article intitulé « Tout ce que tu as, j’a’’ ou le décryptage des invariants oraux dans l’humour ivoirien ». Qu’en signifient les termes ? Qu’en sont la problématique et les hypothèses ? L’anacoluthe et la faute de conjugaison contenues dans cet énoncé - double effet de surprise de j’a [ʒa]- veulent rendre compte du rapport à la langue d’un type particulier de locuteurs : les jeunes dames socialement peu instruites(6). Le faisant, l’énoncé construit un sens nouveau car, du point de vue sociolinguistique, la langue peut devenir un critère d’identification. Les invariants linguistiques sont des constituantes structurelles ou systémiques non modifiables. En s’opposant aux variables qui en sont des réalisations possibles, ils génèrent des paradigmes et des syntagmes. Selon Deulofeu (1992 : 66-67), les invariants renvoient soit à « système syntaxique permissif, prévoyant plusieurs 4 - La néo-oralité permet de balayer d’un acte de parole l’immobilisme supposé des formes et genres oraux africains. Dérive et Baumgardt (2008 : 381) en témoignent : « Un cliché relatif à la littérature orale a longtemps consisté à l’envisager sous forme d’un répertoire verbal ethnique clos et stable, indéfiniment répété avec quelques variantes de peu d’importance, selon l’équation personnelle ou sociales de l’interprète ». 5 - D’autres l’ont fait pour les humours : juif (Klatzman, 1998), allemand et anglais (Hans-Dieter Gelfert, 1998), etc. 6 - Dans le duo Manan Kampess-Félicia, Félicia est le second pseudonyme que Laurent Ibo, alias Jimmy Danger, acteur, homme de théâtre et humoriste ivoirien. Manan Kampess est le personnage joué par Doh Kanon. Leur duo imite les femmes de condition modeste et n’ayant pas une grande maîtrise de la langue française.

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réalisations pour une même structure sous-jacente », (niveau interne) soit à « une étude synchronique et diachronique de l’établissement des normes linguistiques dans les vernaculaires des sous-communautés et dans la variété standard de référence ». Pour la présente analyse, les invariants correspondent aux faits (néo)-oraux récurrents et constants dans les productions verbales des humoristes ivoiriens. Notre hypothèse est que les mécanismes mis en œuvre par ces humoristes créent des constances dont l’invariance est ouverte sur des écarts discriminatoires avec des humoristes ou humours d’autres horizons. Ces traits distinctifs communs aux humoristes ivoiriens ne remettent pas en cause l’existence de variables individuelles comme gage de créativité. Mais ils soulèvent la problématique de leur identification et de leur réception sémantique. Il s’agit donc ici de rechercher ces mécanismes et procédés communs, d’en esquisser une taxinomie et d’en analyser le rendement sémantique. Pour cette approche linguistique du discours, Moirand (1992 : 29) indique la démarche. « Décrire / comparer des ensembles textuels, c’est s’interroger sur leurs fonctionnements en mettant en rapport formes et sens, formes et fonctions, c’est par conséquent dégager des régularités mais aussi des variabilités formelles, sémantiques, fonctionnelles, rhétoriques... Cela suppose une démarche qui part de l’observation construite d’un corpus d’abord exploratoire puis de plus en plus élaboré […] à partir d’outils permettant de déterminer des catégories comparables ; démarche qui se poursuit par des classements, des mises en relation, des comparaisons de ces indices repérés et catégorisés ; démarche qui aboutit à une réflexion qui tente d’expliquer les raisons des variabilités, des intertextualités, des altérations discursives ». L’analyse menée selon « la théorie sémiotique de l’École de Paris »(7) sera appliquée à un corpus élaboré à partir des prestations de quelques humoristes ivoiriens lors des émissions annuelles Bonjour 2011, 2012, 2013, 2014 et 2015. En guise de plan, après avoir décrit l’environnement de cet humour-spectacle de Côte d’Ivoire, nous analyserons les pratiques verbales récurrentes dans sa manifestation, avant d’en déduire les interprétations sémantiques contextuelles.

1. Environnement de l’humour-spectacle en Côte d’Ivoire Selon Moura (2010 : 21), « le comique est désormais une force significative de la culture contemporaine de masse (…) ». La production de l’humour et du risible(8), 7 - C. Morin, 2002, « pour une définition sémiotique du discours humoristique », Protée, vol. 30, N° 3, p. 91. 8 - Par ce vocable, Jean Fourastié veut éviter le piège d’une définition insuffisante de l’humour et l’appréhende par l’une de ses manifestations les plus concrètes et les plus courantes qu’est le rire.

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formes du comique, donne lieu à de plus en plus de rendez-vous médiatisés, comme le prouvent le Djamel Comédie Club ou le festival du rire de Marrakech. A ces rendezvous d’humour-spectacle un humoriste (se) promet de déclencher l’hilarité d’un public (9) qui s’est librement déplacé pour se divertir. L’artiste use donc de « n’importe quel message, transmis par un acte, un message, un discours, un écrit ou une musique et destiné à produire un rire ou un sourire » (10), démultipliant ses talents : parolier, chanteur, danseur...en one man show, en duos ou plus dans un paysage linguistique particulier. 1.1. One man show, duos ou troupes Il n’y a certainement pas de peuple sans humour. Toutefois, pour la traçabilité du comique en Côte d’Ivoire, il faut remonter aux années 70-80 pour retrouver dans l’hebdomadaire Ivoire Dimanche (ID) Monsieur Zézé, une bande dessinée satiricohumoristique. La télévision ivoirienne voit apparaître sur ses écrans deux humoristes à cette même période : Toto et Dago. A leur suite, il y a le duo Wintin Wintin Pierre et Vieux Foulard (11) que le journaliste Ben Ismaël décrit comme « des comédiens de grands talents » (12). La technique de ces deux humoristes reprend celle du duo formé par Toto et Dago : une association de deux personnages dont l’un incarne le citadin moderne cultivé et élégant, et l’autre l’homme rural inculte, inélégant et rustre… Le parallélisme entre les deux duos s’établit comme suit : Toto correspond à Vieux Foulard et Dago à Wintin Wintin Pierre. Ces duos coexistent avec le type d’humoriste solitaire qu’inaugure Bamba Bakary. Ce dernier preste(13) en one man show et fait prendre à l’humour ivoirien le devant des scènes. Au début des années 90 (14), il s’opère vraiment le boum humoristique en Côte d’Ivoire. A la faveur de l’enrichissement du paysage audio-visuel, la radio Fréquence 2 propose « Allocodrome »(15). Ce divertissement fait la part belle à l’humour. Plusieurs sources du rire sont exploitées : sketchs, imitations de personnages publics 9 - L’humour, en général, ne se résume pourtant pas à la production de l’hilarité. Lisons sur ce point JeanMarc Moura (2010 : 32) : « L’humour se distingue du comique en ce qu’il est perçu comme une attitude de l’esprit ne se laissant pas résumer à la production de l’hilarité ». 10 - J-M Moura, 2010, citant J. Bremmer et H Rodenbourg, Le sens de l’humour littéraire, Paris, PUF, p. 9. 11 - Djédjé Tiébé Alain alias Wintin Wintin Pierre est décédé le lundi 18 juillet 2005. 12 - www.rezoivoire.net 13 - En Belgique, prester veut dire fournir un service ou une prestation. 14 - Le multipartisme est de retour en Côte d’Ivoire au début de cette décennie. Ce regain confirmerait les analyses de Moura concernant le déterminisme entre les libertés individuelles, les égalités sociales et l’humour. (Cf. L’histoire sociale, p. 37 et suite, dans Le sens de l’humour littéraire. Toutefois, les remarquent étant surtout faites pour l’Europe, elles demandent à être confirmée par des études plus poussées pour ce qui est de l’Afrique. 15 - Dans le parle ivoirien, l’alloco est un mets concocté par friture du déshabillé de banane plantain bien mûr. L’allocodrome est le lieu où se réunissent les adeptes de ce mets. Il renvoie aussi à un lieu de rassemblement où les échanges sont soutenus par le partage.

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ou typés (ivres, bègues, sourds, muets, …), histoires drôles, mise en dérision des pratiques langagières fondées sur des particularités linguistiques culturelles des différents peuples de Côte d’Ivoire… Dolo Adama dit Adama Dahico (16) est une vedette de cette époque. Son concept du Dôrômikan brode sur le personnage ivre du camerounais Jean Miché Kankan (17), tout en faisant preuve d’originalité. A la télévision ivoirienne, Dimanche Passion, dans les années 2000, jouait le même rôle qu’Allocodrome. Des humoristes de la radio venaient se produire à l’écran. Mais la télévision proposait plus de sketchs que d’histoires drôles, plus de troupes que d’individualités. Les radios privées accroissent les possibilités en proposant aujourd’hui des émissions humoristiques. L’After work de la radio privée Nostalgie (18) et le Kpkakpato pressé d’ONUCI FM (19) connaissent une fortune intéressante. Dans la presse écrite ivoirienne, l’hebdomadaire Gbich procède essentiellement par textes et dessins d’humour. Avec plus de 1000 numéros, ce magazine a été porté sur les fonds baptismaux par des caricaturistes. Toutes ces productions sont diffusées sur internet où d’autres sites se sont spécialisés dans la fabrication du rire. (20) Comme on le voit, « notre époque est portée à la valorisation du rire » (Moura, 2010 : 21). Médias et presse utilisent l’humour qui, en Côte d’Ivoire, devient davantage l’affaire des humoristes professionnels. Nous les regroupons en trois catégories selon qu’ils prestent en solo, en duo ou à plus de trois, cette tendance étant rare mais pas inexistante. Les humoristes travaillant individuellement sont les plus nombreux : Adama Dahico, Chuken Pat, Le Magnific, Joel, Ambassadeur Agalawal, Ramatoulaye DJ, Elément en K2K, DJ Montana, Zongo, Decothey, Digbeu Cravate, Abass, El Professor, Oualas, Mala Adamo… Les duos autrefois formés par Toto et Dago, Wintin Wintin Pierre et Vieux Foulard, sont aujourd’hui l’affaire de Zongo et Tao, Manan Kampess et Félicia, Walo Tapia et Koloco Germain, Mala Adamo et Koloco Germain… Les troupes, moins nombreuses, sont, hier, celle Gbi de fer et, aujourd’hui, Les Zinzins de l’art. 16 - Son non d’artiste est une composition dans laquelle l’on retrouve un patronyme malinké (Adama) et un mot nouchi (Dahico) qui signifie le fait d’être ivre. 17 - De son vrai nom, Dieudonné Afana, il laisse dans la mémoire collective une contribution importante et décisive à l’éclosion de l’humour. Alain Cyr Pangop écrit à son propos : « L’Afrique de l’ouest à longtemps vibré sous les rires et les dérisions de cet auteur comique. Il a conquis les tréteaux occidentaux avec un égal succès à Berlin, à Paris, à Rome, etc » (Cf., Humoresques, 38, 2013, p. 130). Le succès de Adama Dahico dans son adaptation du personnage ivre de KanKan lui a valu de nombreux lauriers : « J’ai été meilleur humoriste Afrique francophone en 2011. Et dernièrement en août 2012, au festival international de l’humour africain à Libreville, j’ai reçu le trophée du meilleur humoriste pour l’ensemble de mes œuvres. Avec plus de 24 pièces que j’ai écrites moi-même. » (www.resoivoire.net) 18 - 101.1 FM. 19 - 92. FM. 20 - www.nouchi.com

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1.2. Paysage linguistique de l’humour Nous nous contenterons de résumer ici des analyses présentées dans le cadre du Colloque organisé par Modyco à Nanterre Paris X autour de la thématique des « Métropoles francophones en temps de globalisation » en 2014. Notre communication (21) a montré que le discours humoristique abidjanais en particulier et ivoirien en général se construit dans un environnement linguistique fluctuant entre le français populaire ivoirien, le nouchi et le français standard. La théorisation en la matière s’est appuyée sur Lafage (1991) et Kouadio (2010). Lafage (1991 : 96) présente le français populaire ivoirien comme un parlé « fort approximatif, d’acquisition non guidée et peu intelligible à un francophone venu d’ailleurs ». Cet état de la langue était en vogue dans les années 70-80 et les humoristes en usaient pour s’assimiler au citadin ivoirien en insécurité linguistique. Ceux d’aujourd’hui en usent pour camper le même type de locuteurs. Ainsi, Bonjour 2011, l’Amiral K2K imite un commandant FRCI qui procède à un contrôle routier. « 1-Bonjour méssié. Bonjour Madame. / 2-Pardon, je peux voir ton pièce ? /3-Méssié, c’est toi qui est ça ? / 4-Moukosson ici ti as beaucoup cheveux / 5-et pis ici ti as coiffé ? / 6-Eské ti as un permis dé change coiffire ? / 7-I man lô c’est kel document hein ? / 8-Bon mis-toi ici ». 1-[bɔ͂ʒur mesie bɔ͂ʒur madam] 2-[pardɔ͂ ʒә pә vwar tɔ͂ piɛs] 3-[mesie sɛ twa ki ɛ sa] 4-[mukosɔ͂ isi tia boku ʃœvœ] 5-[e pi isi tia kwafe] 6-[ɛske ti a ɛ͂ permi de ʃa͂ʒ kwafir] 7-[ima͂lɔ se kɛl dokyma͂ hɛ͂] 8-[bɔ͂ mitwa isi] Les mots [mesie] (monsieur), [tɔ͂ piɛs] (ta pièce), [ɛske] (Est-ce que), [tia] (tu as), rendent compte de l’approximation dont parle Lafage. Quant à [[mukosɔ͂], terme malinké signifiant Pourquoi… ? et [ima͂lɔ], question de la même ethnie traduisant Ne sais-tu pas que, ce sont des emprunts à ce vernaculaire maîtrisé par le locuteur pour pallier son incompétence en français. Pour ce qui est du nouchi, « argot des jeunes » selon Kouadio (2010), l’exemple présenté par Oualas, humoriste ivoirien d’origine libanaise, confirme nos premières analyses. Dans l’extrait ci-transcrit, il relate ses échanges avec un chauffeur de taxi. Bien que de peau blanche, il est contraint de s’exprimer en nouchi pour obtenir une réduction tarifaire : « Oualas : Vié môgô, Marcory qui est tout prêt-là non, krika-même je te dis-là, c’est aller-retour » 21 - « Par l’humour et pour le rire ou les influences orales de l’humour citadin sur le français parlé à Abidjan ». L’article devrait paraître dans le numéro 30 de la revue Le français en Afrique, dans le dernier trimestre 2015.

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Chauffeur : Mon petit, faut grimper on wa partir. » En nouchi, le vié môgo, c’est l’aîné, krika renvoie au billet de mille francs CFA. Ces recours au français populaire ivoirien et au nouchi n’empêchent pas que certains humoristes, parfois les mêmes, aient recours à un français qu’ils jugent standard. Certains humoristes prestent dans une langue plutôt standard, sans recours ni allusion au nouchi ni au français populaire ivoirien. Zongo en fait la démonstration à Bonjour 2015 dans un propos où l’on peut remarquer une adjonction construite autour de l’adverbe dans : « Le XXIème s., un siècle sans pareil / où on ne peut rien faire sans appareil. / On a des fumées sans feu /Des téléphone sans file / Des voitures sans clefs / Du coup dans la société, il y a des hommes sans paroles / Des femmes sans pudeurs / Les deux rentrent dans une relation sans lendemain et sans sentiment / ça donne une grossesse sans propriétaire / Avec un enfant sans père / Qui devient un délinquant sans pitié / Et la société devient une société sans stabilité / Le pays devient un pays sans modernité / Et le monde même devient un monde sans lendemain ». Mais l’usage du français standard déborde presque toujours sur quelques pédantismes accompagnés de rhoticité, lorsque ceux des humoristes dont la langue de travail est familière enchaînent les gros mots et tentent de rendre compte de la beauté et du prestige du français. Pour courtiser une jeune fille en des termes appropriés, Le Magnifik utilise les mots des TIC : « Bébé, tu sais que sans toi ma vie est comme un portable sans réseau ? / Je voudrais que tu te connecte dans ma vie pour que nous puissions vivre un souscompte bourré d’amour. / Espérant le Bluetooth de tes pensées, je voudrais que tu saches que tu es celle qui va charger la batterie de mon cœur ». L’expression est somme toute normale et grammaticalement recevable. Mais les images mêlent le lexique des TIC à celui des sentiments et font vivre une expérience sonore risible. L’usage conscient de ces trois états de la langue (français populaire ivoirien, nouchi et français standard) caractérise l’humour ivoirien et le différencie de celui d’autres horizons, parce les deux premiers parlers sont propres à la Côte d’Ivoire. Mais, au-delà de ces éléments empiriques, quelles sont les constantes du discours humoristique de Côte d’Ivoire ?

2. Pratiques orales récurrentes chez les humoristes ivoiriens Expliquant le jeu linguistique des humoristes, Morin (2002 : 92) écrit qu’une « langue particulière est utilisée par le sujet parce que les choses vont mal, langue 285

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qui est chargée d’attirer l’attention sur cette mauvaise marche du monde ». Les excès qui caractérisent selon lui l’humour prennent pour cible la langue elle-même avant d’en arriver à son contenu thématique. La situation d’oralité dans laquelle évolue l’humoriste actualise les notions de performance. Mais comme il ne peut y avoir de connexion humoristique sans complicité linguistique et référentielle entre l’humoriste et son discours, nous analyserons successivement la performance, les retours thématiques et les chansons risibles. 2.1. La performance linguistique Le comique reste « quelque chose de vivant » (Bergson, 1900). Sa vitalité réside en partie dans l’acte de parole. Nous l’étudierons à travers les accumulations et les énoncés sollicitatifs. 2.1.1. Les accumulations Accumuler, dit Le Petit Robert, c’est mettre ensemble en grand nombre. L’accumulation peut consister en une simple addition de mots, en une multiplication de synonymes, en des récits à tiroir ou à des dialogues interminables. L’humoriste sature et gave son public de mots successifs. Dans cette succession, le risible nait autant de la surprise de l’auditoire pris dans le tourbillon du débit verbal de l’artiste que de la créativité dont ce dernier fait preuve. A défaut de rapporter ici le débit verbal qui relève l’actio, présentons quatre exemples d’accumulation : Le premier est une addition de mots différents par Les Zinzins de l’art à Bonjour 2014. Un homme se plaint de la fainéantise de son épouse. Il demande à Dieu et obtient de devenir une femme. Les rôles conjugaux étant inversés, il s’occupe des taches ménagères : « Il a lavé d’abord les gobelets, les bracelets, son bébé, les torchons, les chiffons, les caleçons, les consoles, les bols, les casseroles, les draps, les matelas, la véranda, les verres, les cuillères, les serpillères, les soupières, les rideaux, les râteaux, les fourneaux, les frigos, les fourchettes, les assiettes, les serviettes, les écumoires, les armoires, les tiroirs, les couloirs, les bouilloires, les louches, les couches et les douches et les babouches ». Montana répète ce procédé à Bonjour 2013 en citant trente-huit verbes du premier groupe comme réponse d’un élève à qui une institutrice demande d’en donner des exemples. C’est à un autre exemple d’accumulation que nous devons le titre de cette communication quand Félicia énumère les biens qui font d’elle l’égale de son amie Manan Kampess (5) : « Mais toi la vieille go-la même là, ya quoi ? Ya quoi ? Tu as maison, j’ai maison, tu as l’a’an, j’ai l’a’an, tu as gars, j’ai gars, tout ce que tu as-là, ja ! » 286

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Un exemple de récit à tiroir est fourni par Ramatoulaye à Bonjour 2011. On y perçoit, en raison des phrases et des actions, une forte intensité dramatique. L’histoire drôle relate l’infidélité dans une famille dont un membre découvre sa séropositivité et informe sa mère : « Sa maman dit : ‘‘Han ! Faut plus rentrer à la maison.’’ Il dit : ‘‘maman pourquoi ?’’ Sa maman dit : ‘‘Tu sais, si tu rentres à la maison, tu vas contaminer ta femme. Ta femme va contaminer ton oncle. Ton oncle va contaminer la servante. (22) La servante va contaminer ton papa. Ton papa va me contaminer. Moi, [yè] contaminer le jardinier. Le jardinier va contaminer ta sœur. Or, pourtant, si ta sœur est contaminée, c’est que tout le village est contaminé ». Quant à la catégorie désignée par dialogue continu, les Zinzins de l’art en donnent un exemple à Bonjour 2013 quand ils décrivent la Côte d’Ivoire dont ils rêvent pour la nouvelle année. L’accumulation ressemble alors une adjonction centrée sur les mots pays et année : « Leader : Nous souhaitons qu’en cette année 2013, notre pays soit un pays heureux et merveilleux Chœur : Et non un pays malheureux et mafieux L : Un pays en charme avec ses gendarmes (…) C : Et non un pays avec une police qui sème la dépouille (…) L : Une année de transfert d’argent pays C : Et non une année de transfert des gens au CPI (…) » Ce procédé revient sous plusieurs autres formes chez les humoristes qui, à travers ce débit verbal, veulent autant impressionner par leur maîtrise de mots que par leur endurance. L’attention n’est plus portée sur le sens du propos, minimisé devant la performance de l’humoriste. Le faisant, ils réclament l’attention du public sollicité. 2.1.2. Les énoncés sollicitatifs Il ne s’agit pas uniquement de la salutation liminaire que l’humoriste lance à son public à l’entame de son spectacle. Presque tous les artistes inaugurent leur prestation par cet acte de politesse. En utilisant les énoncés sollicitatifs, les humoristes ivoiriens attendent que le public continue leur propos ou donne un sens à leurs logiques par une participation verbale. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une injonction à applaudir ou à s’ovationner (réactions non verbales), mais bien d’une co-énonciation du propos. Nous distinguons trois procédés de sollicitation :

22 - Contraction de « Je vais ».

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- Le jeu de questions-réponses est la formule qu’adopte Abass à Bonjour 2013 pour échanger avec son public. Ses questions sont fermées. Abass : Les femmes, vous répondez par c’est faux ou c’est vrai. (…) Un homme, premier jour quand il te voit, et qu’il t’apprécie, c’est ton numéro il va demander, il va même pas demander ton nom. C’est faux ou c’est vrai ? Public : C’est vrai A : Quand il va arriver chez lui-là, il va t’appeler oh, t’appeler. C’est faux ou c’est vrai ? P : c’est vrai ! - La finalisation du mot entamé Adama Dahico est faite par le public à Bonjour 2015. C’est aussi l’occasion d’un partage du mot avec le public. Adama Dahico : On est venu pour se cher… / AD : Après arrivent nos amis de la troisième généra… / AD : Nos amis de la réfonda… (23) /

Public : …cher P : …tion P : …tion

- Jeu de l’artiste lead-vocal et du public-chœur A Bonjour 2015, Ramatoulaye transforme son public en un chœur comme dans un concert où la foule fait corps avec l’artiste. Ramatoulaye : Je viens de Gagnoa (24) oh R : Tu viens de Gagnoa oh

/

/

Public : Gagnoa, Gagnoa P : Gagnoa, Gagnoa (…)

Autant à travers les performances verbales - fort débit de parole - que par la sollicitation constante de leur public, non seulement les humoristes ivoiriens tiennent ce dernier en haleine, mais surtout, ils le font participer à la construction du discours humoristique. En devenant co-acteurs de leur divertissement, ce public (re)visite dans le même temps des thèmes régulièrement sollicités. 2.2. Les constantes thématiques L’humour ivoirien présente des tendances thématiques. Pour analyser cette thématisation locale, il serait souhaitable de replonger dans toute son histoire. Mais, notre connaissance de l’espace a guidé des choix qui relevaient au début de la simple intuition. Quelques comparaisons des différents humoristes s’imposant pour étayer ce point important de l’analyse, nous avons travaillé sur les vidéos de Bonjour 2013 et de Bonjour 2014. Les résultats de ce relevé empirique produit via les supports numériques sont portés dans le tableau ci-après. 23 - Refondation est le titre du projet de société du Président Laurent Gbagbo adversaire du régime en place. 24 - Ville d’Origine du Président Laurent Gbagbo, adversaire du régime en place lors des élections de 2010 et de la guerre qui s’en est suivie.

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(10) Tableau des occurrences des thèmes des humoristes à Bonjour 2013 et Bonjour 2014

Faisons quelques remarques : - Le contenue de ce tableau n’est pas exhaustif. D’autres thèmes reviennent avec moins de régularité. Ce sont par exemple les humours brodant sur les personnages présentant un handicap (sourd, aveugle…), les TIC, le sport et les contre performances des Eléphants de Côte d’Ivoire, les oppositions temporelles entre le passé et le présent, la famille ; - De façon générale, tous ces termes concernent « la vie quotidienne » (Pangop, 2013 : 124) que l’humoriste a en commun avec son auditoire ; - Certains thèmes en englobent d’autres. Par exemple celui des FRCI implique automatiquement les Dioula et des alternances codiques comme jeu sur la langue. De 289

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même, dès que sont évoqués les loubards ou nouchi, l’environnement de l’école est sollicité pour opposer le français standard au leur ; - Le tableau présente les thèmes préférés de chaque humoriste, ceux sur lesquels il axe - volontairement on suppose - son propos, lequel peut se faire en chanson. 2.3. La chanson risible La musique fait partie de l’univers humoristique ivoirien depuis les cassettes inaugurées par le camerounais Jean-Miché Kankan dans les années 90. Elle était cependant détachée de la petite chansonnette poussée par le personnage ivre en rentrant chez lui, en allant au bistrot ou quand il était conduit dans un commissariat. C’est l’humoriste Adama Dahico qui, le premier, suit cet exemple en mettant sur cassette des récits humoristiques. Il innove en chantant parfois dans un style plutôt parlé. Les humoristes ivoiriens actuels perpétuent ce recours à la chanson pour diversifier les stimuli de leur auditoire. Certains, comme l’Ambassadeur Agalawal et Ramatoulaye ont même mis sur le marché discographique des CD et cassettes sur lesquels la chanson prend le pli humoristique. Le Magnifik, suivant cette tendance, a offert au public de Bonjour 2014 environ 15 min de prestation sous forme d’humour musical, empruntant autant à la pop musique, au zouglou qu’à la chanson mandingue moderne. Trois cas de figures apparaissent dans ces situations d’humour en chanson chez les humoristes ivoiriens : des créations propres, l’adaptation de paroles nouvelles sur des airs célèbres et la contextualisation de chansons. Les créations propres concernent les CD et cassettes que nous avons mentionnés plus haut. L’une des plus célèbres reste le titre Baygon de Ramatoulaye à Bonjour 2013, dont le refrain se fait en français populaire ivoirien : [ɔ͂zɔ͂ pɔ͂pe baigɔ͂ lɛ peti mustik vɔ͂ muri]. Traduire : « Ils ont pompé baygon (25), les petits moustiques vont mourir ». Pour le second cas de figure, Les Zinzins de l’art adaptent Guerre tribale d’Alpha Blondy : « Alpha Blondy : Dans un pays avec plusieurs ethnies, quand une seule ethnie monopolise le pouvoir pendant plusieurs décennies et impose sa suprématie, tôt ou tard, ce sera la guerre civile. Les Zinzins de l’art : Dans un foyer avec plusieurs épouses, quand une seule épouse monopolise le mari, pendant plusieurs jours et nuits et déteste les autres épouses, tôt ou tard, ce sera la guerre d’épouses ». 25 - Baygon est une marque allemande d’insecticide à usage domestique.

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En ce qui concerne les explications ou la création quasi voltairienne de contexte à des chansons existantes, Le Magnifik affirme par exemple à Bonjour 2015, que le titre Nous pas bouger de Salif Kéita aurait été composé pour exprimer son refus de quitter une salle de spectacle d’où ses artistes venaient d’être chassés. Mais on devine bien que l’humoriste fait simplement correspondre le refrain à une situation qui en accentuerait le comique. La consolidation du discours humoristique ivoirien se fait dans un environnement où cette forme d’art a fini par s’imposer non seulement à travers les médias, mais aussi sur les scènes. L’entretien et le déplacement onéreux des anciennes compagnies théâtrales ayant défavorisé ces dernières, la facilité avec laquelle peut être sollicité un humoriste ont été favorables à cet art urbain. Dans la société moderne où il émerge, l’humoriste ivoirien doit compter avec la concurrence qui appelle de sa part un renouvellement constant de son art. Il semble avoir trouvé le sésame : dans un environnement linguistique triparti où (la norme est fluctuante » (Pangop, 2013 : 131), il fait confiance à ses performances verbales, sollicite le public et pousse la chansonnette autour d’une thématique axée sur le quotidien de son auditoire. Quelles clefs peuvent aider à le comprendre ? Quels sens donne-t-il à son art ?

3. Les sens, entre construction et déconstruction Les lignes précédentes ont montré que l’humour africain en général, et ivoirien en particulier, est « riche de ses multiples ressorts et d’une inventivité jamais prise à défaut ». (Astuc, 2013 : 8). Nous en avons présenté des ressources qui, loin d’être exclusives aux ivoiriens – le comparatisme nous l’indiquera – lui donnent à tout le moins une couleur nationale. Mais en tant qu’art, cet humour qui s’urbanise ne saurait être parnassien, car il ne va pas sans les intensions qui prennent le public pour destinataire et la société ivoirienne pour cible. Quels sont les outils qui aident à le décrypter ? Sous l’angle des littératures orales, nous établirons une mise en relation avec les formes du conte africain. La sociolinguistique par contre aidera au cadrage des éléments de langue dans leur relation avec la société ivoirienne. 3.1. Humour ivoirien et forme du conte africain Venant d’un peuple qui a confié l’essence de son identité à la parole, l’humour africain n’est pas que parole dite, il est aussi et souvent histoires racontées reprenant les canevas narratifs des genres oraux. L’humour ivoirien n’a rien perdu de cette capacité à raconter dont le conte offre le paradigme. C’est au regard de son schéma que l’on peut affirmer les dettes de l’humour envers l’oralité. Les histoires manifestent la fertilité inventive des artistes. Ceux-ci les (r)allongent ou les raccourcissent à leur guise. Si Chucken Pat en raconte une seule (le Dioula qui mange des œufs dans un car climatisé surant le trajet Abidjan-Bouaké, alors qu’il est le voisin d’un Bété et 291

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d’une femme Baoulé) qui dure huit minutes à Bonjour 2015, Ramatoulaye enchaîne plusieurs récits. Sa macro-narration contient ainsi de micro-récits autonomes tant par leur structure que par leur compréhension : 1-le Dioula et le permis de conduire ; 2-le Vieux Senoufo dans le car ; 3-les trois soulards et le taxi immobile ; 4-le nouvel infirmier et le patient cardiaque ; 4-la voiture qui fait une marche arrière sur 30 km ;5-le zouglouman chantant devant le Président de la République. La structure ancienne traditionnelle du récit n’est jamais absente, mais simplement remise au goût du jour. On comprend alors le propos de Pangop, pour qui à travers le diverses fores du néo-traditionnalisme, « on a affaire à une expression artistique qui fait penser à la culture traditionnelle à la confluence de la modernité ». (2013 : 124). L’intention morale n’est jamais perdue de vue et elle vise à changer ce qui peut l’être dans ces rires divertissants qui sont d’agréables moments de pédagogie ludique au cours desquels des savoirs sont transmis : Bouaké est une ville dont sont originaires les Baoulé nous dit Chucken Pat ; les Senoufo viennent de Korhogo apprend-on avec Ramatoulaye ; Laurent Gbagbo vient de Gagnoa… La position de l’humoriste qui occupe la scène et s’offre au public, sa situation d’interlocution directe, la participation du public à la construction de son discours, les injonctions et les sollicitations de ce public…les corrections qu’il peut faire, les adaptations du récit, les coupes… fonctionnent comme dans le cercle du conte où interagissent conteur et auditoire, public et artiste dans une complicité toujours renouvelée comme cette oralité, désormais dynamique, et qui plante le décor sociolinguistique des propos partagés. 3.2. Décaler le sens Que le français de Côte d’Ivoire soit une langue vivante est une vérité de Lapalisse. (Lafage, 1991). Les analyses diachronique et/ou synchronique en font un élément du système social dont il ne peut se soustraire. Elle est un élément culturel s’actualisant et devant s’analyser selon l’actualité du pays. Ce relativisme en rend la cognition dépendant d’un certain degré de connaissance de la société ivoirienne. L’humoriste en K2K l’affirme à Bonjour 2015 à propos des FRCI : « Si tu n’es pas avec nous, tu ne peux pas comprendre. » C’est pourquoi « la sociolinguistique urbaine problématise l’urbanité et l’urbanisation linguistique ». En plus du nouchi, l’urbanisation de la langue des humoristes ivoiriens aboutit à plusieurs procédés de décalage du sens dont nous présentons ici certains : a- Les fautes grammaticales volontaires : -Tout ce que tu as, j’a (Manan Kampess et Félicia) ; -Les chevals s’en va. (Le Magnifik, 2014 Abidjan)

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b- La redéfinition des mots et sigles : le FER ou Fonds d’Entretien Routier devient : -Femmes Exposant ses Rondeurs. -Fonds d’Envoi de Recharge. (Agalawal, Bonjour 2015) c- Les erreurs de mots fondées sur les difficultés d’articulation : -Vous êtes comme des vagins (voisins) (Président Malan Adamo, Bonjour 2015) -Elle a accouché par sahérienne (Césarienne) (En K2K, Bonjour 2015) d- Les néologismes -Dans mon vuage (ma vue) (Ramatoulaye 2015, San Pedro) e- Les images en contexte ivoirien - Chouchou (26) , je tiens à toi comme propriétaire de maison tient à son loyer. (Le Magnifik, Bonjour 2013) Ces différents mécanismes confirment l’analyse de Morin (2002 : 91) selon laquelle : « Le sujet énonciateur produit un discours double fait de stéréotypes langagiers (qui peuvent bien sûr eux-mêmes contenir des stéréotypes socioculturels) que l’énonciataire implicite doit saisir en même temps que leur déformation ».

Conclusion Malgré leurs traits généraux, les discours humoristiques se distinguent les uns des autres. La dimension culturelle de l’humour mise en lumière par Bergson (1900) en fournit l’explication majeure. Celle-ci est renforcée, en tant que critère de différenciation, par l’histoire collective des groupes humains en situation humoristique. Y a-t-il donc un humour spécifiquement ivoirien ? Oui ! D’un, la panoplie de thèmes sortis de cette société correspond à la vie urbaine et à celle de l’arrière-pays ivoirien. L’humour « s’affirmant dans des configurations sociales spécifiques » (Moura, 2010 : 37), le vécu ivoirien ne peut que constituer un facteur de différenciation. De deux, la performance verbale, les thèmes, cette façon d’inviter la chanson sont des mécanismes convoqués pour construire un humour à l’ivoirienne. De la sorte, une histoire drôle empruntée à une autre culture, est racontée différemment par l’humoriste ivoirien qui doit tenir compte de son public à lui. Ces éléments transversaux constants identifiables chez un autre compatriote humoriste et que nous avons qualifiés d’invariants.

26 - Désignation familière de la dulcinée ou de la femme courtisée. Ces visées ne constituent pas ici l’objet de notre propos. Elles n’ont donc pas été analysées.

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Le terme emprunté à la linguistique a permis de désigner les récurrences verbales, thématiques et performatives au service du déclenchement du rire. C’est par ces mécanismes que le mot prend un sens qui n’est plus celui que fournit l’actualité, et qu’il quitte sa signification première pour prendre des connotations humoristiques culturelles à visées diverses : ludique, satirique, ironique… (27) Cette analyse jette aussi les lumières sur les transformations de l’oralité, de plus en plus perçue comme dynamique par les spécialistes. Les discours et formes de l’oralité sont capables de se régénérer. Les humoristes ivoiriens n’écrivent certainement pas un texte répété en des spectacles divers. La variabilité de leur propos en témoigne. Ils s’inscrivent dans un canevas, à l’instar du conteur qui dit une histoire connue de son auditoire, mais en prenant soin de faire preuve d’originalité. Les représentations qui découlent des appropriations du mot et du français en tant que jeu humoristique s’inscrivent à la fois dans la sociolinguistique et dans une attitude que le chercheur doit apprécier selon une approche comparatiste. Si les humours ne nationalisent, tout en conservant des traits communs à la sémiotique du discours humoristique, quelles seront les proportions tolérées ? Comment se fait cette rencontre du national et du général tout en conservant la part d’individualité sur laquelle reposent les schémas captivants de la créativité ? En attendant de répondre à ces questions nouvellement surgies, concluons ce propos par un adage bien de Côte d’Ivoire : « Si le cailloux est dur, il faut le prendre par le côté où il est mou ».

Bibliographie BAECQUE A. et al., 2011, Pourquoi rire ?, Paris, Gallimard. BERGSON, Henri, 2012, Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, Payot. CALVET, Louis-Jean, 1976, La sociolinguistique, Coll. Que sais-je ?, Paris, PUF. CHABANNE, Jean-Charles, 1999, « Verbal, paraverbal et non verbal », in Approche du discours comique, actes de la journée d’étude ADiscom, juillet 1995, Mardaga, Bruxelles. CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de Communication, N° 10, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, pp. 19-41. DERIVE, Jean., et DERIVE, Marie-Jo, 2004, « Processus de création et valeur d’emploi des insultes en français populaire de Côte d’Ivoire », Langue française, N°144, pp. 13-34.

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Humour noir ou carnavalesque dans la désacralisation du Christ Cas de Barrabas de Michel de Ghelderode Benaoumeur KHELFAOUI Université Kasdi Merbah, Ouargla - Algérie

Introduction Dans le théâtre produit immédiatement après la première Guerre mondiale, laquelle avait sans doute changé la manière dont le drame tragique était présenté, l’art de la comédie écrite fut porté à un niveau proche de la perfection (et du succès commercial). Deux genres du théâtre ont cependant caractérisé, tout aussi, cette période. Il s’agit du théâtre fantastique et du théâtre de la cruauté. Le premier, qui combine réalité et imaginaire, se base sur l’existence de forces obscures et surnaturelles capables de bouleverser le quotidien et qui se manifeste dans un choix très proche de thèmes et de personnages. Ce fantastique est marqué par la mort, les récits fantastiques se déroulent dans un climat d’épouvante et se terminent presque inévitablement par la mort, la disparition ou la damnation du héros. PierreGeorges Castex explique dans son essai : « Le fantastique ne se confond pas avec l’affabulation conventionnelle des récits mythologiques ou des féeries qui implique un dépaysement de l’esprit. Il se caractérise au contraire par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle; il est lié généralement aux états morbides de la conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar ou de délire, projette devant elle des images de ses angoisses et de ses terreurs »(1). 1 - Pierre-Georges Castex, 1994, Le Conte Fantastique en France, Éditions José Corti, p.57.

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Quant au théâtre de la cruauté, même s’il n’est pas si aisé de le définir en quelques lignes, nous pouvons néanmoins dire qu’à partir de l’œuvre « Le Théâtre et Son Double » d’Antonin Artaud, la théorie du théâtre de la cruauté est à la base d’une grande partie du théâtre moderne : «Un tel théâtre excède les limites de tout théâtre. Il rêve de devenir expérience vitale, épreuve initiatique d’où le spectateur sortirait métamorphosé et, d’une certaine manière, purifié à l’instar du fidèle qui participe aux sacrifices prescrits par sa religion. C’est le thème de la « curation cruelle » dans la terminologie artaudienne»(2). Parmi les dramaturges qui ont marqué ces deux genres du théâtre - cités cihaut -, Michel de Ghelderode, l’auteur dramatique belge, qui a cependant écrit ses pièces en français, dont l’aura mondiale dans l’écriture dramaturgique est incontestable et qui demeure l’un des plus grands dramaturges belges du XXème siècle qui marqua, de par ses multiples œuvres, son époque. Hervé Cnudde rapporte dans son article intitulé Rêver la Mort avec Michel de Ghelderode cette citation de Jean Cocteau : « Ghelderode, c’est le diamant qui ferme le collier des poètes »(3). Son théâtre étale sur scène le surnaturel et la mort qui éclatent en images hallucinantes. En effet, son angoisse devant la dérision humaine annonce la violence de l’interrogation métaphysique au cœur du nouveau théâtre. Pour construire son « mystère » pseudo-médiéval, l’auteur - qui a perdu la foi au dogme, mais demeure attaché aux liturgies et rituels - va demander ses principaux éléments aux évangiles chrétiens. Ce théâtre, le sien, qui s’est inspiré du folklore carnavalesque de son pays natal, les Flandres, en mettant volontiers en scène des sujets historiques ou religieux, s’est caractérisé par l’esthétique expressionniste de ses pièces, qui revêtent souvent le caractère des farces macabres tragicomiques baignant dans un carnavalesque délirant, comme le cas de la pièce objet de cette communication.

1. Synopsis de l’œuvre Cette œuvre « Barabbas » est l’une des plus controversée, car elle marqua un tournant dans le théâtre de l’auteur, de par sa couleur biblique où la passion du Christ est désacralisée. Barabbas, celui que les Écritures de l’Évangile traite de bandit, de séditieux et de hors la loi va se métamorphoser sous nos yeux, de l’insoumis qu’il est au premier acte de la pièce, il devient à la fin de celle-ci, une conscience qui aspire à l’inversion de l’ordre subi. Dix huit personnages vont se relayer sur scène afin de nous 2 - Jean-Jacques Roubine, 2010, Introduction aux Grandes Théories du Théâtre, Armand Colin, p.155. 3 - Hervé Cnudde, 2006, « Rêver la mort avec Michel de Ghelderode », La Revue Nouvelle, N°12, p.58.

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dresser un univers crépusculaire, où le bien est voulu mais le mal est permanent. Une vision nouvelle de la passion s’érige devant nous. Barabbas reprend en charge le mal pour son propre compte et revendique un nouveau désordre. Le pathétique (sublime) et le grotesque procéderaient par entrelacement dans la structure dramatique de la pièce caractérisée par une analogie dichotomique entre le sacré et le profane. Ces deux modes d’expression se présentent parfois en même temps, comme si l’un est en l’autre ou l’un provoquant l’autre.

2. Structure dramatique et personnages de la pièce 2.1. La pièce par actes 2.1.1. Acte premier L’analyse scénique de ce premier acte montre une confrontation entre deux univers : l’univers carcéral et l’univers extérieur. A. Conflit interne Barabbas- larrons dans la première scène où il y a discussion des exploits de chacun. Barabbas impose sa notoriété. B. Conflit interne-externe dans la deuxième scène, Barabbas se querelle avec ses sbires. Tension puis apaisement le chef de prison offre à Barabbas une amphore de vin. C. Conflit interne dans la troisième scène : Chants et danse des détenus. Barabbas blâme les larrons pour leur impuissance. D. Conflit interne-externe dans la quatrième scène : Barabbas injurie Judas : entre Barrabas et Jésus la tension est extrême. Les larrons s’interposent puis c’est de nouveau l’apaisement. Alternances des conflits sous deux aspects : intérieurs et intérieurs- extérieurs 2.1.2. Acte deuxième L’analyse scénique montre dans ce deuxième acte les forces agissantes : autorité religieuse et politique qui entrent en conflit pour décider du sort de Jésus.

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L’autorité religieuse veut condamner à tout prix Jésus même en bafouant la loi. Hérode et Pilate se doutent du stratagème des prêtres mais abdiquent sous la pression de la foule. L’équilibre est rompu: le camp religieux, soutenu par la foule, condamne Jésus au supplice et libère Barabbas. Selon Aristote, « L’œuvre dramatique a les avantages de la densité et de la concision, et elle fait saisir d’un seul coup d’œil la totalité et la cohérence d’une aventure humaine »(4). 2.1.3. Acte Troisième L’analyse scénique montre dans cet acte la plus longue didascalie qui ouvre l’acte III, c’est l’atmosphère d’une foire. Dans une analogie dichotomique, le guetteur, commentateur du calvaire tragique, le Barnum et le pitre vont faire leur apparition en tant que présentateurs d’une scène comique parodiant la crucifixion du Christ. Dans cet acte, les scènes se succèdent à un rythme rapide. Deux moments importants illustrent la structure dramatique de ce troisième et dernier acte qui va conduire à un dénouement tragique de la pièce. 2.2. Répartition des espaces de la scène et des événements de l’acte III

2.3. Tensions dramatiques 2.3.1. Premier moment. Dans cet acte, onze personnages vont se relayer sur scène pour se donner la réplique. Apparition de nouveaux personnages-métaphores du théâtre. D’abord le guetteur : véritable messager du Calvaire du Christ, va donner à l’atmosphère une tension dramatique extrême. L’évolution des autres personnages est sujette à l’agonie du supplicié, les apôtres sont traqués, Madeleine les accable. Elle vient redire et éprouver devant eux la souffrance puis l’agonie de son seigneur bien aimé Jésus. 4 - Aristote, La Poétique, trad. et notes de R. Dupont-Roc et J. Lallot. Paris: Seuil, 1980, p.28.

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2.3.2. Deuxième moment. L’apparition du duo barnum-Pitre dès le début de l’acte III engage la pièce dans un tragicomique grinçant. Rituel pathétique du guetteur et les rires sarcastiques vont s’entremêler faisant planer un grotesque délirant. Le duo Barnum-Pitre invite Barabbas à monter un spectacle de foire parodiant ainsi le calvaire qui se déroule de l’autre côté de l’espace scénique. Le premier parallélisme dérisoire entre la crucifixion et le spectacle carnavalesque de bouffonnerie, va maintenir la pièce sous une pression tragicomique. Le second parallélisme entre l’expiration du Christ et l’assassinat de Barabbas, va clore la pièce. 3. L’élément carnavalesque 3.1. L’esthétique carnavalesque Si le carnavalesque s’abreuve de la métaphore du carnaval pour se définir comme une perception du monde, une sensibilité que l’on trouve dans des genres littéraires variés. Le mélange du sérieux et du comique, du sublime et du vulgaire des tons et des styles représente la caractéristique la plus pertinente qui s’éloigne ainsi de la tradition classique. Cependant le carnaval est une fête particulière qui n’est pas une forme artistique de spectacle théâtral, mais plutôt une forme concrète mais provisoire de la vie. Sa propriété est de mettre aussi à l’épreuve par le vécu et le ludique les conflits sociaux. Le carnaval a connu son apogée au Moyen Age et sous la Renaissance. Au temps de la République Romaine, qui est le contexte historique même de notre pièce, on retrouve les mêmes expressions dans les fêtes agraires des Saturnales où l’ordre hiérarchique des hommes et logique des choses est inversé de façon parodique et provisoire. Les romains avaient une liberté absolue de mascarade qui durait sept jours, du 17 au 23 Décembre, période pendant laquelle les esclaves revêtaient la robe pourpre et la toge blanche : insignes des hommes libres. Ils jouaient le rôle des maîtres et ceux-ci les servaient à leur place. Nous sommes donc en pleine période de carnaval. Afin de percevoir le souffle carnavalesque qui vivifie le corps scénique et le corps des dialogues de notre corpus qui abonde d’éléments rituels et carnavalesques rappelant le carnaval, nous étudierons la transposition des formes rituelles et carnavalesques qui se présente sous trois aspects formels : la mise en évidence de l’élément rituel et spectaculaire, le système des personnages et les formes langagières employées dans le corps des dialogues, donc trois rubriques principales respectives : l’esthétique carnavalesque, l’inversion carnavalesque et l’hybridité carnavalesque. 3.1.1. Le motif du masque Selon Bakhtine, « C’est dans le masque que se révèle avec éclat l’essence profonde du grotesque. (...) Le masque arraché à l’unité de la vision populaire et 301

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carnavalesque qui s’appauvrit et acquiert de nombreuses significations; il trompe, il dissimule et cèle»(5). L’apparition de ce motif commence dès le troisième acte souligné par les didascalies de la page 96 ou les apôtres sont masqués et à la page 100 ou Pierre arrache son masque. D’autre part, ce motif est souligné dans le corps des textes où Madeleine vilipende les apôtres. Le masque communique donc l’incertitude mais aussi les changements subis, imprévisibles et aussi impossibles à supporter par les apôtres, compagnons de Jésus. 3.1.2. La fête «La fête théâtralise les antagonismes, les inverse sans jamais les abolir»(6). La fête est soulignée dès le premier acte où elle devient le dernier recours auquel se tournent les trois condamnés, Jésus, Barabbas et les deux larrons dans l’attente de leur condamnation à mort. Le vin va symboliser l’image dominante de cette fête, dès le premier acte de la pièce. Barabbas, après un jeu de prière et simulacres remarquables dans son entretien avec le chef gardien de la prison, va obtenir de ce dernier une amphore de vin. Barabbas et ses compagnons-larrons triomphent momentanément sur la mort et lui font un pied de nez. Le «boire» va remplir dans le corpus de l’œuvre très souvent des fonctions de couronnement, il va affranchir les détenus de leur peur et de leur remords. C’est une vérité libre et sans peur qui les sortira de l’état de léthargie auquel ils étaient soumis dès l’entame du premier acte. Les trois compagnons de geôle entament un jeu de procession, parodiant le baptême de l’église et les prières liturgiques du culte. Il s’ensuit un effet dialogique du sacré et du profane, conséquence du travestissement des chants qu’ils entonnent à la page 45 : « Meilleur que la source jaillie dans le désert brûlant Meilleur que la rose matinale Meilleur que la pluie sur la terre aride Meilleur que la musique des symboles et des sistres» Les images de fête populaire renforcent cette esthétique carnavalesque, de par les formes d’expression du chant, du boire, du manger et de la danse. La fête symbolise, dans cette pièce, le lieu de toutes les transgressions possibles tant verbales que corporelles permettant aux personnages de s’affranchir du carcan des incertitudes.

5 - M. Bakhtine, 1982, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age, Gallimard, p. 49. 6 - M. Bakhtine, 1998, La poétique de Dostoïevski, Éd. Seuil, p, 65.

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3.1.3. L’image de la place publique L’espace scénique décrit par la didascalie qui ouvre l’acte III. « C’est l’atmosphère d’une foire [...] on se trouve dans un bas fond de Jérusalem [...] on entendra presque sans cesse une rumeur de foule [...] des gens passeront [...] une petite entrée de la baraque fournie avec estrades panneaux colorés, lanterne rouge et cloche fêlée. » (p.93). Elle nous donne un aperçu sur l’atmosphère qui règne sur cette place publique, débats en tout genre, foires, disputes, situations comiques et dramatiques, qui vont s’y dérouler. Les commentaires du guetteur sur le Calvaire du Christ vont se superposer sur ceux du bonimenteur invitant la foule à son spectacle comique. Dans cette partie de la pièce, le sacré et le profane vont acquérir des droits égaux. Alternant de part et d’autre leurs interventions sur scène, ils participent en chœur dans le ton verbal produit. Le Barnum, bonimenteur de foire invite à la joie, c’est le présage du rire du délassement de la foule. La réclame élogieuse de son spectacle appartient au registre laudateur du vocabulaire de la place publique. A l’opposé de la voix du guetteur « Conteur de la mort » commentant la tragédie qui se déroule de l’autre coté du mur tel un messager, il tient informé en permanence les personnages-public superposant ainsi son univers raconté à celui de la fable. « Entrez - Entrez. Venez voir mon spectacle » (p.92). « [...] la parade va commencer approchez » (p.94). « C’est le combat de dieu contre la mort... » (p.114). 3.1.4. Le travestissement C’est une forme carnavalesque représentative du rabaissement et du découronnement. Elle est illustrée à la page 73 où Hérode faussement ingénu répond à Pilate sur l’accoutrement qu’il a mis au Christ dans son transfert à la prison. « Quoi ? Ce qu’Hérode envoya à Pilate? Le Galiléen, je pensais que ce personnage Funambulesque allait le divertir ? Quel sort lui réserver ? Sinon l’habiller de la robe des fous c’est dans ce costume que je te l’ai envoyé.» (p.73). Le travestissement du Christ est amplifié lors de sa présentation devant la foule et que la didascalie décrit. « A ce moment est ramené le Christ [...] hideusement couronné d’épines, le roseau entre ses mains ligotés...» (p.86). 303

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L’obscénité est un trait qui se manifeste dans le déguisement, elle est essentielle dans l’activité carnavalesque. Ce que souligne Hérode en apostrophant Pilate à propos du Christ sur l’accoutrement du travestissement du Christ. « [...] Il est vraiment royal il a reçu en outrages ce que les vrais rois reçoivent en flatteries» (p.86). Le carnaval est un moment de rupture avec la continuité de la cohérence de la vie ordinaire. Cette dernière va se régénérer en renversant les «interdits», le découronnement, et le travestissement du Christ en est un. 3.2. L’inversion carnavalesque «Le monde à l’envers» l’essence même du carnaval ; le thème de la pièce repose essentiellement sur cette inversion dans les rapports qui unissent les personnages. Le carnavalesque est plus marqué notamment par la logique des choses à l’envers illustré par les permutations constantes du haut et du bas, par les rabaissements, les profanations et par les formes les plus diverses du parodique et du travestissement. Ce monde second s’édifie comme une parodie du vrai monde. 3.2.1. Intronisation – Détrônement Le monde où se déroulent les événements de la pièce, ressemble à ce ‹‹ Monde à l’envers» qui s’installe pendant le carnaval et qui est son essence. L’ordre logique des choses est inversé. Barabbas le brigand, le meurtrier est libéré tandis que Jésus l’innocent « Le roi des juifs » est condamné au supplice. « Je suis le roi des assassins et l’on me réhabilite, l’autre est le roi des juifs, on l’exécute. C’est comique.» (p.109). L’intronisation bouffonne suivie de la destitution du roi est le principal acte carnavalesque dans le monde du carnaval, c’est aussi l’image du roi éphémère qui incarne la philosophie du carnaval et qui le distingue des autres fêtes. Dans l’acte I, Barabbas et Jésus sont présentés à la foule par le chef des prêtres Caïphe. Cette dernière va décider, comme l’exige la coutume juive, du sort de chacun. L’un des deux prisonniers va être libéré, l’autre condamné. Dressant une véritable plaidoirie pour Barabbas, Caïphe va conditionner la foule sur son choix. «[...] Ô peuple, vois tu ces larmes de repentir?... Quoi? Toi, Barabbas, un misérable? Au contraire nous te plaignons de te voir en compagnie de ce Galiléen, dont les forfaits sont inégalables...» (p.84). Il poursuit en s’apitoyant sur le sort du meurtrier. 304

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« C’est un bon patriote. Jamais il ne se révolta contre les prêtres. Jamais il n’insulta les choses saintes, jamais il ne s’en prit à l’Eternel .11 est brutal dans sa force ; il est bon dans son âme...» (p.85). Contrairement à Barabbas, de véritables diatribes sont distillées à l’encontre du Christ. « [...] Il nous faut écraser la couleuvre sous la pierre qui la cache. Il nous faut sacrifier la brebis galeuse qui contamine le troupeau. Il nous faut frapper le renégat de ses ancêtres, de sa notion, de son dieu. Celui dont le nom dérisoire salit vos bouches.» (p.79). La foule décide de libérer le meurtrier Barabbas et de crucifier Jésus. Ironie du sort, l’assassin est réhabilité, et le juste est châtié. Le réhabilité va faire l’apologie du crime en s’adressant à son dieu. « Eternel [...] je suis libre. On a libéré le crime, il y’a une justice oui, celle que les criminels rendront [...] vive le meurtre.» (p.90). Dans l’acte III de la pièce, c’est la carnavalisation politique et existentielle qui est soulignée dans la conduite des personnages. Barabbas va tenter de conduire une révolte des gueux en s’intronisant comme leur chef, car sa libération est vécue comme un couronnement du meurtre. « Donnez-moi un poignard, camarades. Je suis un honnête homme, un bon citoyen. Les prêtres l’on dit, et vous savez qu’ils ne mentent jamais [...] je vais devenir juge ou sénateur. Avec ma renommée, ce sera chose facile. Quel avenir! Quelle fortune! Je ferai de la politique, de la morale, des réformes, des lois» (p.91). Cette apologie du crime va se poursuivre avec l’auto-intronisation de Barabbas, du fait de sa connivence avec l’autorité politique et religieuse dans la condamnation de Jésus et de sa réhabilitation. Il va aspirer à son couronnement en s’adressant aux gueux en s’autoproclamant roi. « Camarades! Un temps nouveau commence c’est l’avènement des gueux. Tout est renversé. Je suis votre roi [...] pas comme l’autre qu’on va crucifier, mais un roi redoutable, avec des troupes, des armes, ami des grands, protégé des juges. C’est le paradis retrouvé. Tout va changer, le crime sera légal. Les malfaiteurs seront des justes. Et c’est moi Barabbas qui chamboulerai l’univers » (p.91). La décision est sans appel. Le couronnement de Barabbas est proclamé par la foule. L’envers du monde est érigé. A la genèse du désordre va succéder l’avènement 305

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du profane sur le sacré, qui est scellé. Cette orientation vers les bas est expliquée par Bakhtine comme suit: « L’orientation vers le bas est propre à toutes les formes carnavalesques. Tel est le mouvement qui marque ces formes [...] tous les attributs royaux sont renversés, intervertis [...] l’accent y est mis sur l’ascension que sur la chute »(7). 3.2.2. La figure du bouffon L’apparition du pitre dans l’acte III est la forme carnavalesque la plus pertinente de la pièce. Ce dernier, comme le carnaval se situe à la frontière de la vie et de l’art, à l’intersection de deux espaces configurés dans l’acte III sur scène, celui du vécu et du jeu théâtral. Sa défroque comique et sa position excentrique dans le système des personnages vont lui conférer non-conformité, indiscipline et transgression de toutes les actions qu’il entreprend dans ses relations avec les protagonistes du troisième acte. Son rire sarcastique va exprimer tout haut ce que les autres personnages pensent tout bas. Il va apparaître comme celui qui sème, sans le vouloir, désordre et confusion. Roi de l’inversion carnavalesque, il va se permettre la permutation de l’ordre des choses. D’abord il parodie chacun des actes du cérémonial sérieux, celui du Calvaire du Christ déclenchant le rire dans une atmosphère tragique, ensuite ses maladresses et ses provocations suscitent l’ire des autres protagonistes qu’il provoque. Il s’adressa à Barabbas, aux apôtres et à Madeleine par un rire grêle qui l’accompagnera jusqu’à la fin de la pièce. Son ambivalence carnavalesque fait de lui ce personnage qui habite aussi bien l’espace de la vie réelle que celui du monde imaginaire. En tuant Barabbas, il incarne à la fois le personnage possédant le plus de contours réels et qui va survivre sur le dos du héros et roi des gueux. Barabbas reste le personnage de l’illusion mimétique et le pitre conforte l’envers du monde du carnavalesque dans sa hiérarchie où il est l’agent de liaison entre le réalisme de la fable et l’illusion théâtrale. Bakhtine caractérise les attributs du bouffon comme suit : «[...] chez le bouffon, tous les attributs royaux sont renversés , intervertis, le haut mis à la place du bas, le bouffon est le roi du monde à l’envers...»(8). 3.2.3. Prolifération des doubles et le double parodique Les procédés carnavalesques sont multiples ; on les retrouve dans le système des personnages de la fable, obéissant à un contraste, celui de l’ambivalence carnavalesque. Cette présence de double illustre et renforce la dynamique des contradictions.

7 - M .Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, op.cit., p.368. 8 - Ibid. p.370.

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- La paire Barabbas - Jésus: Elle représente la figure la plus significative de ces doubles. En opposition, le Christ est décrit comme un homme dépourvu de force. La didascalie de la page 56 le caricature comme une statue de la douleur. Barabbas est bruyant et bavard contrairement au Christ qui est silencieux et absent. - La paire Barnum - Pitre : Animateurs de spectacle de foire: L’un bonimenteur, l’autre clown du spectacle de foire. - Le couple Judas - Yochabeth : tous les deux représentent la cupidité et la roublardise. Judas a trahi Jésus pour trente deniers, quant à Yochabeth : elle est possessive et matérialiste. Le double parodique nous amène à parler de la parodie selon M. Bakhtine; « Dans l’antiquité, la parodie était inhérente à la perception carnavalesque du monde. Elle créait un double détronisant qui n’était rien d’autre que le « monde à l’envers ». De là son ambivalence »(9). Ce double parodique fonctionne comme destruction de l’ensemble ancien. Dans le troisième acte, l’espace scénique est divisé en deux parties par un mur ruiné. La partie où évoluent les protagonistes. C’est la contrepartie ironico-comique du Calvaire qui est constituée par la répétition du trio: Pitre - Barnum – Barabbas. La partie tragique du Calvaire et ses événements est rapportée par le guetteur dans un Cérémonial pathétique. Spectacle d’une part tragique doublé par un autre plus comique. Selon Bakhtine : « Si la parodie est déjà en soi un geste transgressent- car elle s’attaque par l’humour, le jeu ou la satire à des textes consacrés. Cette transgression est double lorsque ces textes sont de plus sacrés »(10). L’ambivalence des discours qui imprègnent l’espace sacré, celui du calvaire et l’espace théâtral, celui de la parodie : désigne l’effet dialogique de deux mondes en collision : celui des images carnavalesques qui évoquent les dualités mort et vie, négation et affirmation, le tragique et le comique. 3.3. L’hybridité carnavalesque La dynamique structurelle de la pièce repose sur l’interaction des registres opposés: le populaire et le savant, le sérieux et le comique, le profane et le sacré. 9 - M. Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, op.cit., p.175. 10 - M. Bakhtine, Esthétique et Théorie du Roman Ed. Gallimard, 1987, p.72

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Ainsi une structure carnavalesque en débouchera. Le carnaval, comme nous l’avons vu, obéit à une logique paradoxale qui confond le tragique et le comique, le sublime et le grotesque. L’ambivalence de ces discours selon Bakhtine: « Jurons, dialectes, vernaculaires, vocabulaire obscène jouxtent avec le haut latin de la classe officielle et érudite, créant une multitude de voix »(11). Le langage carnavalesque est donc un langage prolifique qui crée des sens, eux-mêmes créant d’autres sens. Ce langage ambivalent est un langage transgressif. Les formes de langage du corpus sont l’illustration de styles hauts et bas, de tons sérieux et comiques. En nous basant sur cette distinction dichotomique nous tenterons d’analyser les formes du discours découlant du corpus. 3.3.1. Le vocabulaire des obscénités et des Jurons Deuxième forme de langage dont abonde le texte théâtral d’où émergent l’ambivalence des paroles. Dans le flot d’individualisation de la louange-injure, les frontières s’affaiblissent entre les personnages et les choses. Ils deviennent tous protagonistes du drame carnavalesque. Plusieurs passages réunissent des figures à double ton où louanges et injures s’entrelacent pour saisir cette image carnavalesque qui couronne et détrône à la fois. Le passage de la page 90 mérite d’être reproduit intégralement car il illustre vraiment l’image contradictoire de la louange-injure: Barabbas s’engage dans un soliloque après sa libération dont il ne comprend pas l’aboutissement : « Eternel...éternel... donne moi une lueur d’intelligence pour comprendre ce qu’ont fait ces prêtres. Eternel, donne-moi le don de haïr plus encore et de maudire mieux encore. Ils m’ont délivré et je ne puis savoir pourquoi. Ils ont paru rendre le bien, mais pour rendre le bien, ils rendaient le mal en même temps. Ils ont rendu le bien alors qu’ils ne devaient pas le rendre. Ils ont condamné un homme sans péchés pour en absoudre un autre qui était couvert de péchés comme un crocodile d’écaillés. Et j’ai été le jouet de ces hommes et peut être leur complice ! Sans doute croient ils que je suis leur dupe? Pas un Barabbas ! Ils m’ont enlevé mes chaînes mais non les crocs et ma bave. Non mon bras noueux, non mon cœur de bandit, non mon sang violent. Et ils se savent éternel, toi que j’insulterai chaque jour, donne moi de la force, du courage, de la méchanceté. Oh toi dont nous ne reconnaissons que la foudroyante colère et l’inassouvissable soif de vindicte (il se relève). Je suis libre. On libère le crime. Il y’a une justice, oui !

11 - M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, op.cit., p.16

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Celle que les criminels rendent ! La justice, c’est Barabbas qui la rendra. Vive le meurtre » (p.90). Dans Semiotike, J. Kristeva décrit le langage ambivalent comme transgressif. « Le seul discours dans le quel la logique poétique se réalise intégralement serait celle du carnaval. Il transgresse les règles du code linguistique de même que celle de la morale sociale en adoptant une logique de rêve... »(12). Ce langage colporté par les dialogues des personnages passe du registre soutenu au langage injurieux, genre verbal qui est incontournable dans la culture carnavalesque. Les insultes foisonnent dans les échanges et s’insèrent dans l’action dramatique des personnages qui deviennent amnésiques de leurs situations. Barabbas traite de chiens galeux ces geôliers à la page 37. Judas et Yochabeth échangent des jurons à chaque rencontre « Petit juif mesquin » (p.37) ou « Ordure, fils de truie » (p.63). Hérode traite le peuple des bas fonds de Jérusalem de racaille « Je suis mêlé à la racaille... » (p.72). Caïphe ridiculise Hérode et le compare à une danseuse « Tu es une danseuse, un gourmet, un gros malade ... » (p.76). Barabbas rétorque au prêtre qui l’amadoue « Tête de porc » (p.51). Barabbas écœuré par la trahison de Judas « Arrière mouche à merde » (p.105). Les Jurons sont nombreux: Dieu cruel - Dieu sanguinaire - femmes vipères chacals vautours - oiseaux de nuit - volaille de diable crapules - sépulcres blanches - vermines - chiourmes. Ces bas registres qui sont nombreux montrent leur visée utopique et subversive par rapport à la langue « propre » littéraire. « L’injure est le revers de l’éloge, le vocabulaire de la place publique en fête, injurie en louant et loue en injuriant. C’est un Janus à double visage, ces mots sont adressés à un objet bi corporel qui meurt et naît à la fois au passé qui met l’avenir au monde [...] L’une est toujours prête à se transformer en l‘autre »(13).

12 - Julia Kristeva, 1969, Sémiotsikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, p.90. 13 - M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, op.cit., p.160.

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3.3.2- Le rire et le corps grotesque Aristote, dans « Poétique», précisait que « seul parmi les êtres vivants, l’homme sait rire » (14). La pièce est truffée de farces, de simulacres, de pastiches, d’inversion de rôle et de parodies qui vont déclencher le rire, lequel prend plusieurs aspects dans la pièce: Rire sarcastique, rire frôlant l’humour et rire grêle, rire dénigrant et railleur profondément enfoui sous le rire déchaîné. « Le rire carnavalesque est d’abord un rire en général, puis c’est un rire universel - il atteint toute chose et toutes gens [...] enfin ce rire est ambivalent; il est joyeux, débordant d’allégresse mais en même temps, il nie et affirme, ensevelit et ressuscite à la fois »(15). A la page 45, Barabbas élève l’amphore et verse du vin dans la bouche béante des larrons agenouillés, imitant par cette posture l’absolution dans le culte de l’église. Situation loufoque qui va se prolonger par des chants des prières liturgiques, travestis dans leur contenu, louant le vin. « Meilleur que la source jaillie dans le désert !Meilleur que la rose matinale ! Meilleur que la pluie sur la terre aride !Meilleur que la musique des symboles et des sistres !Meilleur que le printemps cousu d’abeilles et que la danse des étoiles ! (p.45). Cette «liturgie des ivrognes» va se poursuivre, puis sera interrompue par Barabbas qui ajoute un brin d’ironie à la situation burlesque qui s’en est suivi. « Suffit ! Vous parlez comme les prophètes dans les livres saints » (p.45). Ce rire est dirigé contre ce qui est supérieur, il célèbre sa liturgie en tournant en dérision le sacré. Il rapproche les protagonistes dans leur geôle face à la mort, c’est le rire collectif du carnavalesque. Barabbas rit avec ampleur. « Ah !... Ah vive Barabbas, je suis libre. Je fuis, je bondis, je cours [...] vous ne sentirez pas comme il est excellent de se sentir vivant Ah ! Ah ! Tant que vous n’aurez pas été condamné à mort » (p.89). C’est le rire de la fête, le rire qui libère. Dans la didascalie suivante « Hérode et les prêtres ont ri de la comédie de Barabbas devant la foule » (p.90). Ce rire ambivalent qui a une profonde valeur de conception du monde et sur lequel s’exprime « La vérité sur le monde dans son ensemble »(16). 14 - R. Dupont-Roc et J. Lallot, Aristote la Poétique, Seuil, 1980, p. 19. 15 - M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, op.cit., p.20. 16 - Ibid. p.21.

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C’est celui de l’autorité politique et religieuse, dans sa besogne d’hypocrisie, de fourberie, de coups fourrés et de complots ourdis sur le dos du peuple crédule de Jérusalem. Le rire sarcastique du pitre, c’est le rire du porte-parole de la vérité universelle, celui du peuple où chacun est égal à l’autre, anonyme dans la multiplicité. Ce rire carnavalesque dont on saisit toute la démesure et l’audace, c’est un rire qui désacralise et démystifie la cérémonie du Calvaire dans l’acte III de la pièce. Le pitre, double parodique du Christ par son rire grêle, véhément fait basculer ce rituel religieux dans la farce grotesque. « Le rire causé par le grotesque a en soi que du profond, d’axiomatique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de la vie innocente et de la joie absolue. »(17). Notre corpus regorge de résurgence sur l’animalité des protagonistes. Elle apparaît dès l’entame de l’acte I, p.35. La première didascalie le souligne créant le mystère : « Dans la cage bouge une ombre. Un rugissement, un homme s’est dressé et s’étire ». Une deuxième précise qu’il marche lourdement. Barabbas s’exclame seul dans sa cage : «Laissez-moi dormir comme les bêtes... » (p.43). Il incarne carrément le lion : « Laissez boire le lion » (p.44). Le lion symbolise par sa force l’appétit dévorant, qu’il soit celui de la justice vindicative ou celui du sanguinaire. Se rapprochant des bêtes, Barabbas taquine le soldat qui le surveille. « [...] je t’aime comme tout ce qui grouille dans la geôle, les rats, les cloportes, les aragnes ... » (p.40). Entrant dans un soliloque violent et déshumanisant à la suite d’une altercation avec le chef de prison. « [...] Je flaire votre odeur de fauve [...] Le fauve vous attend...» (p.40). Plusieurs comparaisons sont redondantes et montrent cette animalité où tour à tour les larrons sont des serpents, les gardes sont considérés comme des hiboux, les prêtres sont des porcs et des crocodiles. Judas est vu par Barabbas comme un scorpion. La didascalie de la page 61 décrit Yocabeth comme chienne flaireuse. L’émergence de cette animalité dans l’humain, ne représente pas toujours un signe de dégénérescence ou d’un mépris, c’est une façon probable de remettre l’homme à 17 - C. Baudelaire, cité par Patrice Pavis, 1980, Dictionnaire du théâtre, Ed. Sociales, Paris, p. 41.

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sa juste place, en particulier quant à ses instincts et sa corporalité qui réfléchissent l’inadéquation à son désir. C’est ce qui symbolise chez Bakhtine l’amplification de cette figure carnavalesque du grotesque : « Dans le grotesque il y’a fréquemment transformation de l’homme en animal et réciproquement. La bestialité de la nature humaine provoque une remise en question des idéaux traditionnelles de l’homme »(18) . Barabbas conseille aux larrons « [...] Rapprochez-vous des animaux mes frères des bêtes aux instincts absolus [...] » (p.45). L’association sémantique des termes se rapportant à l’animalité des protagonistes pervertit les dialogues et leur donnent une teneur résolument grotesque. L’image du corps grotesque s’appuie aussi sur la peur cosmique. Cette peur de tout ce qui est incommensurablement grand et soulignée dans le corps des dialogues, en particulier celui du guetteur, tout au long du troisième acte et portant trait à la cérémonie du Calvaire « Quelles rames de ténèbres accourent des horizons [...] la ville git prostrée au fond d’un gouffre [...] la montagne en plaie [...] L’humanité qui râle et qu’on exécute...» (p.94). Ce gigantisme va se poursuivre avec un chapelet d’espaces grandioses qui se fondent dans un tourbillon d’images angoissantes « Le ciel s’obscurcit, le soleil défaille... » (p.95). C’est le chaos d’un monde qui vacille dans le néant « La terre voguera facilement dans l’infini [...] l’orage gonfle [...] le soleil gronde. La lune se lève blafarde [...] la montagne s’empourpre [...] une mer démontée [...] c’est la montagne qui hurle... » (p.95). Paradoxalement à cette description de fin du monde, le Pitre, le Barnum et Barabbas s’apprêtent à répéter une parodie de l’épisode du Christ et Barabbas dans l’acte II. Pour Bakhtine, «cette peur cosmique et son exagération est anéantie par le rire »(19). Cela entraîne ainsi un comique « Grinçant » qui paralyse ce mouvement perpétuel du renversement des perspectives dans le troisième acte provoquant une contradiction entre ce qu’on perçoit et ce qu’on imagine. « La vision carnavalesque englobe la concrétisation et l’abstraction intellectuelle » (20)

18 - M. Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, op.cit., p.323. 19 - Ibid. p.334. 20 - Ibid. p.337.

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Ce rapprochement de l’image des personnages aux animaux renvoie au «réalisme sans illusion» de la perception carnavalesque du monde. Le grotesque va permettre l’engagement du corps dans les réalités non pas psychologiques mais pulsionnelles, revendicatives, exigeantes et cruelles. Il touche donc aux limites corporelles et mentales, privilégie l’irrespect des conventions et accroît la possibilité de liberté et de jeu. La difformité bestiale suppose la référence à une forme qui est pervertie et qui remet en question l’ordre hiérarchique. C’est l’aspect transgressif qui permet cette liberté des pulsions abordant tous les interdits.

Conclusion En conclusion, nous pensons qu’en proposant dans cette pièce, à travers le portrait et l’évolution du brigand Barabbas, une nouvelle vision de la couleur biblique où la passion du Christ est désacralisée, l’auteur a élaboré un théâtre expressionniste où se mêlent l’horrible et le bouffon, le sacré et le profane et le sublime et le grotesque. Un théâtre où l’action, qui est brève, se situe dans la nuit et baignant dans une humeur ténébreuse et paradoxalement tragicomique. Un théâtre dont le langage est violent, lyrique et en même temps trivial voire grossièrement vulgaire. La mort y est toujours présente et où le sujet est souvent médiéval et mystique. De cette violence, l’humour dévastateur et grinçant des surréalistes, humour noir dont Ghelderode participe à plein, n’est sans doute que la forme la plus exaspérée et la plus percutante. Commencé dans la dérision des choses, des êtres et des institutions, l’humour ghelderodien se retourne contre lui-même et rit de sa propre douleur. Là encore le constat d’absurdité totale, d’impuissance et d’obsession qu’il constitue annonce les formes les plus cruelles de l’humour noir où revient sans cesse buter la sensibilité contemporaine. Le théâtre de Ghelderode surprend par la modernité des idées et des appels à des scènes sensuelles par la magie intérieure du drame, devient un miroir méta-théâtral dans lequel le spectateur peut regarder ses angoisses, ses attentes, des images tragiques transfusées en images comiques, sublimes en grotesques, et principalement sacrées en profanes, créant un carnavalesque bouleversant. Tout au long de cette pièce, il est aisé de constater ce parallélisme explicite des deux spectacles qui se déroulent : Celui du calvaire tragique rapporté pathétiquement par le guetteur et celui du spectacle de bouffon présenté comiquement par le Barnum sur scène, sont significatifs. Le guetteur représenterait le théâtre et son origine sacrée. Celui du Barnum, le spectacle de foire, qui est le produit du carnavalesque. Deux visions opposées du monde s’affrontent à travers deux ordres. L’un sacré dont les personnages bibliques sont frappés de dénégation. Lâcheté, trahison, fatalisme et reniement sont leurs propres attributs. Leur chef Jésus est une marionnette résignée 313

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à son sort, qui subit les pires atrocités sans broncher. L’autre ordre est profane. Le bien est voulu mais le mal est permanent, celui d’un monde d’injustice où les personnages sont soumis à leur sort. Ils aspirent à l’avènement d’un monde inversé, celui de l’anarchie et du désordre où le meurtre devient loi et le gueux devient roi. Ces deux univers s’affrontent, s’opposent et se confrontent sur scène. L’expiration du Christ est vécue comme un rite sacrificiel, mode d’expression propre au carnaval, mais aussi comme une catharsis entraînant la purgation des personnages dans l’acte III. Le réel du calvaire va se fondre sur celui du carnavalesque. Le clown, personnage réel, mais provisoire concilie les deux mondes. Il se situe à la frontière de la vie et de l’art, à l’intersection de deux espaces: du vécu et du jeu théâtral. En procédant à cette méthode méta-théâtrale caractérisée par l’esthétique carnavalesque, l’auteur, tout en revenant à la religion pour identifier la justice, les mœurs et la pureté lorsque sa société et ses semblables sont méprisables et injustes, met en dérision l’humanité qui, selon sa vision humoristique noire et macabre, n’a désormais plus de valeurs. « Depuis l’âge de seize ans, où la maladie le conduisit aux portes de la mort,(…) Michel de Ghelderode eut la camarade pour compagne »(21). L’épitaphe qu’il aurait voulu voir figurer sur sa tombe et qu’il confia à un ami, mais qui par pruderie, jamais n’y fut inscrite, nous révèle on ne peut plus clairement cette vision d’humour noir : « Ci-git, cet auteur à l’existence dramatique Michel de Ghelderode Seul de son espèce et dernier de son nom N’imitez pas son exemple et abstenez-vous de penser à lui dans vos prières Du fond de l’infini il vous emmerde infiniment » (p.57).

Références bibliographiques ARTAUD, Antonin, 1961, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard. BAKHTINE, Mikhail, 1998, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil. BAKHTINE, Mikhail, 1987, Esthétique et Théorie du Roman, Paris, Gallimard. BAKHTINE, Mikhail, 1982, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la renaissance, Paris, Gallimard. 21 - Hervé Cnudde, 2006, « Rêver la mort avec Michel de Ghelderode », La Revue Nouvelle, N°12, p.58.

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CASTEX, Pierre-Georges, 1994, Le Conte Fantastique en France, Éditions José Corti. CNUDDE, Hervé, 2006, « Rêver la mort avec Michel de Ghelderode », La Revue Nouvelle, N° 12, p. 58. DUPONT-ROC, R., et LALLOT, J, 1980, Aristote la Poétique, Paris, Seuil. KRISTEVA, Julia, 1969, Sémiotikè, recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil. PAVIS, Patrice, 1980, Dictionnaire du théâtre, Paris, Sociales. ROUBINE, Jean-Jacques, Février 2010, Introduction aux Grandes Théories du Théâtre, Paris, Armand Colin.

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Humour magrébin et (dé)formation du sens : Quand Tata Zouzou fait son « cilima »

Humour magrébin et (dé)formation du sens : quand Tata Zouzou fait son « cilima »

Héla MSELLATI Institut Supérieur des Langues de Tunis - Tunisie

Marginal, l’humour de l’étranger est une cristallisation de langues et de cultures qui puise sa substance en partie dans les divergences entre les répertoires linguistiques. Le monologue comique installe ce discours singulier dans un champ d’étude précieux pour les linguistes, tant au niveau des pratiques discursives que culturelles. L’humour maghrébin est un humour interactif et de contact dont la dynamique repose sur la communication, échange fondé sur les divergences entre les répertoires linguistiques de l’humoriste et de son public, jouant sur les différences pour développer des formes spécifiques du rire. L’hybridation, mécanisme fondateur du discours humoristique, y impose aussi la cohabitation de deux langues : le français standard ou celui des banlieues et l’arabe. Ces variations activent une synergie instigatrice d’échanges lexicologiques, propice à la (dé)formation du sens. Notre problématique concerne un humour féminin et maghrébin. Celui-ci revendique des origines autres que françaises, en l’occurrence maghrébines, en même temps que son discours se destine à la communauté francophone. Cette caractéristique générique installe un ancrage référentiel multiple, complexifiant la démarche heuristique dans un discours déjà doublement minoritaire. Cette communication se propose de se pencher sur l’humour « féminin » tel qu’il est mis en scène dans l’espace francophone, à travers ses illustrations dans les interventions d’un personnage en particulier, celui de Khalti Kalthoum, personnage né de l’humour 317

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d’Amelle Chahbi. Comédienne et humoriste française d’origine marocaine, Amelle Chahbi crée et joue des personnages dont Kalthoum Zouzou, dite Tata Zouzou, qui, depuis 2012 sur TF1, anime « Vendredi, tout est permis avec Arthur ». L’humour maghrébin trouve ses racines dans le mixage des cultures. Les illustrations en sont nombreuses et nous porterons notre intérêt aux contacts essentiellement linguistiques. Nous tenterons ainsi de voir quels sont les procédés et les techniques sollicités par l’humoriste dans l’élaboration de son discours. Circonscrire ces emplois ludiques et en décrire le processus dans un mode d’interaction particulier : l’humour « franco-arabe », bâtiront l’essentiel de la démarche de cette étude. Cet humour de minorité, visant cependant un large public, prend appui sur des représentations. Celles-ci empruntent le canal linguistique et, par leur récurrence, s’instituent en traits génériques qui permettent à leur tour une bonne réception du comique. Ce sont ces lignes constantes qui lui donnent ses spécificités sur lesquelles portera notre intérêt.

Où sont les femmes ? Longtemps absentes de la scène de l’humour, les premières « femmes » de l’humour maghrébin étaient des hommes. Les monologues comiques les mettant en scène appartiennent, dans la première génération, au genre sketch. Ceux-ci mêlent le récit à un discours « féminin » ou, en tout cas, prétendument tel. Destinés au public des deux rives de la Méditerranée, ils se présentent comme l’interférence de deux, voire plusieurs langues ou dialectes : le français, l’arabe dialectal et le parler judéotune. Les personnages « féminins », nés de cette première génération d’humoristes, sont des tunes, des mémés juives tunisiennes comme Simone Boutboul de Michel Boujenah (Mon monde à moi, 2000) ou de Madame Sarfati, qui, dans les spectacles d’Elie Kakou, cherche, à tout prix, à caser sa petite-fille Fortunée qui a 34 ans et qui n’est toujours pas mariée. Guy Bedos, pied-noir d’Algérie, fait intervenir dans certains de ses sketches la mère pied-noir, stéréotype très proche de celui de la mère juive. La différence entre nos personnages est que Michel Boujenah et Elie Kakou jouent à être leur personnage. Guy Bedos, lui, évoque sa mère, créant un premier effet de distanciation qui passe aussi par le canal linguistique puisque celle-ci s’exprime en français standard. C’est dans cette même veine que s’installe le personnage de la mère, immigrée marocaine de 100 % Debbouze (2004) de Jamel Debbouze ou celle de Smaïn qui sont évoquées sans être vraiment jouées, le stéréotype n’y empruntant que la voie de l’accent ou de l’intonation. Le personnage féminin et le plus curieux, reste Chouchou de Gad Elmaleh (2001), travesti de la Place de Clichy, doublement marginal par ses origines maghrébines et son homosexualité. 318

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L’humour étant un indicateur d’identité culturelle, ayant partie liée avec une écriture qui joue des variations, la langue va s’y constituer en tant que dynamique qui mettra à contribution des variations linguistiques dia-topiques. Nos humoristes exploitent à fond ce procédé où le bilinguisme et les changements de registre sont une source de comique récurrente. Le français est prononcé avec une intonation appuyée typique des juifs sépharades, dans lequel l’arabe est également fortement présent. Leur discours se caractérise par le maniement fautif du français dont le procédé le plus fréquent est l’utilisation erronée d’un terme par à-peu-près phonétique. Le plus intéressant, au chapitre des jeux de mots, reste la réécriture des expressions figées dont l’appropriation approximative constitue une source permanente de comique. Dans leur discours, le cliché linguistique, autant que le stéréotype sont actionnés comme des principes régulateurs permettant d’installer rapidement des images préétablies que le public reconnaît aisément. Ces modes de représentation constituent la pierre angulaire de l’humour maghrébin et seront également exploités par les humoristes de la génération suivante.

Femme, femme, femme… Réduites au statut de personnage de sketches, les Maghrébines de l’immigration vont imposer leur talent d’humoristes. Le créneau porteur du rire féminin attendra la génération beur, notamment les dernières décennies, pour se développer réellement et s’épanouir. Les femmes seront désormais jouées par des femmes, qui sont souvent « entre le mistral et le sirocco »(1) et à qui tout l’espace francophone est propice. Rachida Khalil(2) , O.G.M. (Organisme Génétiquement Marocain) de l’humour, comme elle aime à se définir, sera la première femme issue de l’immigration à monter un one-woman-show : La Vie Rêvée de Fatna (2006), co-écrit avec Guy Bedos. Humoriste engagée, elle revendique l’association glamour-humour ; il n’en demeure pas moins que son personnage, Fatna, porte la djebba kabyle, associée au foulard traditionnel. Si Falila(3) avait, quelques années auparavant, inauguré le vêtement traditionnel, il semblerait que ce soit à partir de ce moment que cette tenue intègre le stéréotype, devenant ainsi le signe de reconnaissance de la Maghrébine, ou plutôt 1- Le mot est de Smaïn, dédicace à « Macache la question » in Rouge baskets, Paris, Editions Michel Lafont, 1992, p 63. 2 - Rachel, de son vrai nom, auteure (Le Sentier de l’ignorance, Paris, Éditions Anne Carrière, 2008, Complément d’objet direct, Paris, Éditions Léo Scheer, 2013) et comédienne franco-marocaine, est née (1973) dans le Rif marocain et découvre la France à l’âge de cinq ans. 3 - De son vrai nom Christiane Bechri, fait partie de la première vague d’humoristes Avec son one woman show, Plus beur que moi tu fonds (2004), Falila (née en 1963) participe à de nombreux festivals et cumule les nominations : Prix du Public (Festival du Rire de Raincy), Prix de la meilleure prestation originale (Festival Pacion, parrainé par Patrick Sébastien), Prix Lino Ventura (Festival du Rire de Torcy), Prix Coluche en 1997 (Festival de Montrouge).

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kabyle. En djebba, le personnage de Falila, avec un accent prononcé, déforme le français (l’examinator), celui-ci étant souvent utilisé de façon erronée (en France, il faut des (t)autorisations pour tout)(4) . Comédienne, dramaturge et réalisatrice franco-marocaine, Amelle Chahbi prétend être née à Tunis de mère algérienne et de père marocain(5) . Notre humoriste, de fait, est née à Paris (1980) et est l’instigatrice de la troupe « Barres de rires », qui deviendra le « Jamel Comedy Club ». Elle intègre ensuite (2010), sur Comédie ! l’émission Ce soir avec Arthur, où elle crée et joue des personnages dont Kalthoum Zouzou dite Tata (Khalti) Zouzou, et Julien. Rachida Khalil avait, dans ses spectacles, abordé la question de la différence entre l’arabe d’origine et sa descendance transculturelle(6), incarnant, pour ce faire, la beurette de banlieue et lui empruntant, outre la façon de parler, les attributs vestimentaires. Amelle Chahbi, créera, elle, le personnage (masculin) de Julien, qui lui, inverse les rôles. Désormais, les femmes joueront aussi à être des hommes, multipliant, ce faisant la difficulté. Amelle Chahbi, adopte le vêtement du beur de banlieue, (jean et sweat à capuche) ainsi que le verlan, des expressions d’appui comme c’est un truc de malade, un truc de ouf(7) ou les très français Jte kiffe(8), Y m’ont niqué, wallah j’suis déçu(9).

Tata Zouzou fait son cilima La cohabitation des deux langues se gère, le plus souvent, en termes d’emprunts, et donc francisation et arabisation, sont convoquées, en raison de leur extrême « productivité » comique. Si Julien entame son numéro par un Salut les dèp, Tata Zouzou, elle, commence son tour de parole par Salut la jeunesse, lequel s’achève par des you-yous et, comme le souligne Arthur, « Vendredi, tout est permis » est la seule émission du PAF où y a des you-yous dans le public(10). Tata Zouzou porte aussi djebba et foulard kabyles et son discours se caractérise par un maniement fautif du français, celui de certains Français du Maghreb et du intra muros(11). 4 - Voir L’auto-risée, http://www.youhumour.com/artiste/falila. Consulté le 3-VIII-2014. 5 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2, http://www.youtube.com/watch?v=zB87N47NIRQ. Consulté le 22-X-2015. 6 - Voir http://www.youtube.com/watch?v=adddUe9Vk80. Consulté le 12-VIII-2014. 7 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Youssoupha” émission 31 saison 2http://www.youtube.com/watch?v=sOXwO-T3uBM. Consulté le 13-VIII-2014. 8 - Ibid. 9 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” EM 14 http://www.youtube.com/ watch?v=stADzqzfm0o. Avec Adriana Karembeu. Consulté le 13-VIII-2014. 10 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! http://www.youtube.com/ watch?v=hldei5Xa0Uc. Consulté le 13-VIII-2014. 11 - CE SOIR AVEC ARTHUR “intervention Amelle Chahbi” em 9, http://www.youtube.com/ watch?v=WuxshWKX05w. Avec Laury Thilleman, miss France 2011. Consulté le 13-VIII-2014.

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Tata Zouzou est bien intégrée et parle couramment le français, son intonation arabe ou marocaine ne réduit que très peu le système vocalique du français, même quand elle fait son cilima. Elle s’autorise cependant l’élargissement du système consonantique français auquel elle intègre le phonème ([ħ], yalahmar, la hchouma(12), [x] khlass(13)). En cela, son parler est moins caricatural que celui de bien des personnages de Maghrébines. Cependant, son discours calque le caractère hyperbolique de l’arabe : Franck (14) Dubosc, c’est l’humoriste préféré que je préfère . A l’arabe, elle emprunte le parler imagé et les métaphores : nous les arabes si tu passes 20 ans, tu prends une aiguille et tu piques la cuisse, y a la semoule qui coule(15), Marine (Le Pen), elle va me faire la croisière retour(16). Franck Dubosc, lui, avait le choix entre la crème fraîche (une épouse normande) et le houmous (ou libanaise), grâce à dieu, il a bien choisi(17). Ses verbes ont un sémantisme étendu : Tu fais le cilima, faire le divorce(18), tu me fais l’insolence(19), il fait le vice comme le tournevis(20). Sa conjugaison approximative ne respecte pas toujours les temps ni la construction des verbes : Loana, elle fait que se suicide, meskina(21), tu te foutes de moi(22), tu moques beaucoup(23), tu intéresses beaucoup à la politique(24). A défaut de trouver le mot juste, le personnage recourt au terme générique qui s’accommode à la situation : tu me traites de mensonge(25)

12 - CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! Voir https://www.youtube.com/ watch?v=hldei5Xa0Uc. Consulté le 28-X-2015. 13 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2 http://www.youtube.com/watch?v=FXyVnOwXlsA. Consulté le 13-VIII-2014. 14 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “intervention Amelle ChahBi tata zouzou” émission 1 saison 2 http://www.youtube.com/watch?v=5YbIGt1zE5o. Avec Franck Dubosc. Consulté le 13-VIII-2014. 15 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2 http://www.youtube.com/watch?v=zB87N47NIRQ. Consulté le 13-VIII-2014. 16 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “intervention Amelle ChahBi tata zouzou” émission 1 saison 2 Avec Franck Dubosc. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 17 - Ibid. 18 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent”. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 19 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” em 16 http://www.youtube.com/ watch?v=p14r3SaHjVE. Avec Florence Foresti. Consulté le 13-VIII-2014. 20 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 21 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 22 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” em 16. Avec Florence Foresti. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 23 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Dave” émission 17 saison 2 24 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” EM 21, https://www.youtube.com/ watch?v=KT1eSxwFHQU. Avec Dominique Besnehard. Consulté le 23-X-2015. 25 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” em 16. Avec Florence Foresti. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014.

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et, éventuellement, crée de savoureux néologismes : tu renies la gardance(26). Son intégration passant aussi par la connaissance des expressions figées, Tata Zouzou les utilisera : tu files un mauvais coton-tige(27), elle a un accent à couper au ciseau(28), tu crois je suis née de la dernière plume ?(29) , la cerise sur le cerisier, égorgeons les moutons(30). L’à-peu-près phonétique règne en maître : le régime wechwecher(31), bonchonté(32), le bois de Bouglione(33), l’île de Mr St Louis(34). L’arabe resurgit par moments, dans les insultes, bien sûr : yalahmar (« La (35) nouvelle star » devient ainsi la nouvelle h’mar que nous retrouvons dans danse avec les h’mars(36)), et les arabes, on aime la station therma(37). Quand ils ne sont pas arabisés comme dans le cilima(38), les mots sont directement puisés dans l’arabe : sobhaneallah, allahghalleb(39), zaâma(40) ou khlass(41) comme appuis du discours, exactement comme dans sa langue maternelle. Ces mots sont révélateurs de pratiques ancestrales : celle du châtiment corporel : tu veux la triha toi aussi(42) , ou de la crainte du mauvais œil : khamsa fi inik(43). Les autres : attention c’est haram, la gorge : guerjouma(44), tu nous fais la hchouma, sobhaneallah, allahghalleb(45), le 26 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent”. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 27 - Ibid. 28 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” EM 20 http://www.youtube.com/ watch?v=AoxR1UTqFo0. Avec Eddie Izzard. Consulté le 13-VIII-2014. 29 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Shy’m” émission 15 saison 2 http:// www.youtube.com/watch?v=95j57zgoYFE. Consulté le 13-VIII-2014. 30 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 31 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “intervention Amelle Chahbi” em 9. Avec Laury Thilleman, miss France 2011. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 32 - Ibid. 33 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” em 16. Avec Florence Foresti. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 34 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 35 - Ibid. 36 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Shy’m” émission 15 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 37 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 38 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Jean-Paul Rouve” émission 32 saison 2 http://www.youtube.com/watch?v=PV1oqJi_74M. Consulté le 13-VIII-2014. 39 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! Op cit. Consulté le 23-X-2015. 40 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 41 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 42 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 43 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR invitée Thomas Ngijol. http://www.youtube.com/watch?v=J-KRxR_ olE4. Consulté le 13-VIII-2014. 44 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 45 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! Op cit. Consulté le 13-VIII-2014.

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chitan(46), meskine(47), la nouvelle hmar(48) appartiennent, pour la plupart, au registre de l’insulte ou de la religion et de ses tabous. Ainsi Diams depuis qu’elle a mis le voile, elle s’est cousue toute seule, baraka(49). Si l’humoriste se permet les mots interdits comme : c’est la pite, la qahba de la rue St Denis(50) , paradoxalement l’interdit en lui-même se s’exprime pas : hm hm, attention c’est haram avant le mariage(51). Certaines phrases seront aussi de l’arabe traduit : c’est fini Jamel, maintenant c’est Michel t’as pris Mélissa(52) et pour les besoins de la cause fucker mother, chez nous ça veut dire nâaldinomok(53). D’une manière générale, l’univers du discours de Tata Zouzou ramène tous les référents à son monde de croyance. Si Jamel, maintenant c’est Michel, Eric, (s)’appelle Tariq(54) et la chanson de Dave Vanina devient Rachida(55). Bien que les nazis soient partis, Michael Benaoun, a circoncis son nom en Michael Youn, de même que Mahmoud Ben Réno est le vrai nom de Jean Réno(56). L’humour de « certains Français(es) du Maghreb et du intra muros » Les mémés de la première génération ont cédé la place aux tatas en djebba et foulard kabyles qui sont désormais leurs attributs scéniques (Falila, Rachida Khalil, Amelle Chahbi). Ainsi construit, le stéréotype est convoqué pour des besoins comiques, il prendra essentiellement appui sur le discours et l’humour s’énonce surtout dans la manière de s’exprimer qui est le moment fort de la reconnaissance de l’« arabe » source de repérage du comique. Hyperbolique et imagé, le discours de Tata Zouzou a, certes, l’accent du bled avec les libertés syntaxiques et les emprunts qui vont avec. Ces derniers sont des appuis du discours (khlass), francisés, ou explicités 46 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 47 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Jean-Paul Rouve” émission 32 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 48 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 49 - Voir Amelle Chahbi dans CE SOIR AVEC ARTHUR invitée Thomas Ngijol. Op cit. Consulté le 13VIII-2014. 50 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” EM 20. Avec Eddie Izzard. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 51 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 52 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR : Tata Zouzou retrouve Jamel ! Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 53 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi” em 16. Avec Florence Foresti. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 54 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR Intervention Amelle Chahbi vs Eric et Ramzy. http://www.youtube. com/watch?v=sfKXUmt-sbM. Consulté le 13-VIII-2014. 55 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Dave” émission 17 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 56 - Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014.

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par le contexte qui n’entravent en rien une situation de communication qui revendique l’interaction. Les plus usités restent les gros mots et, tout comme l’appropriation des expressions figées, l’arabe, hyperbolique et imagé, n’y est allègrement convié qu’en qualité d’artifice comique. Périlleux, son humour joue sur la corde raide des sujets qui fâchent : la religion et ses tabous, raison pour laquelle il est peu traité par les humoristes masculins (et maghrébins). Cette liberté est d’ailleurs peut-être motivée et encouragée par leur (57) appartenance à la communauté des Français du Maghreb et du intra muros . Elles ont commencé avec le sketch (Falila, Amelle Chahbi) ont poursuivi avec le one-(wo)man-show (Rachida Khalil) celui qu’elles pratiquent le plus souvent est le stand-up, « l’anti-sketch » (58), « l’art de se tenir debout, seul et sans accessoires, et de se raconter soi-même pour faire rire les autres »(59). Si elles se « racontent », l’humour des Maghrébines est décoincé, voire libéré, et se nourrit de leur vécu, 100% beur. Il se définirait comme un « mélange harmonieux de(s) cultures et d’(es) identités »(60). En tout cas, un mélange comique qui n’est pas « ethnique », et encore moins « halal ».

Bibliographie BALTA, C, 2014, « Nawell Madani le rire en liberté », Le français dans le monde, N° 394, juillet-août 2014. MSELLATI-KRAIEM, H, 2010, « Représentations de la féminité dans l’espace culturel francophone : Les « femmes » de l’humour maghrébin », participation au Colloque International « Représentations de la féminité dans l’espace culturel francophone », les 15-16 octobre 2010 à l’Université « Dunǎrea de Jos » de Galati (Roumanie) in Communication interculturelle et littérature, NR 4 (12), Octombrienoiembrie-decembrie, Volumul I, Editura Europlus, 2010, pp. 271-279. MSELLATI-KRAIEM, H, 2011, « Simone Boutboul, Fortunée Sarfati et les autres : Tunisiennes et Maghrébins de l’humour », in Humoresques 33, Amuseurs publics, Printemps 2011, pp. 101-112.

57 - L’expression est de Amelle Chahbi. Voir CE SOIR AVEC ARTHUR “intervention Amelle Chahbi” em 9. Avec Laury Thilleman, miss France 2011. Op cit. Consulté le 13-VIII-2014. 58 - « Tout le monde se lève pour faire rire », Les dossiers du Canard enchaîné, N° 132, juillet 2014, p 53. 59 - Ibid, p 52. 60 - C. Balta, « Nawell Madani le rire en liberté », Le français dans le monde, N° 394, juillet-août 2014, p 7.

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MSELLATI-KRAIEM, H, 2014, « Rire « féminin » dans l’humour maghrébin : À propos de Chouchou de Gad Elmaleh » (pp 135-146), « Rire « féminin » dans l’humour maghrébin : À propos de Simone Boutboul de Michel Boujenah » (pp 397408), « Rire féminin et écritures du moi : l’exemple de Mimi Mathy et de Florence Foresti » (pp 81-95), in Femmes, société et écriture de soi, sous la direction de Najet Limam-Tnani, Mohamed Ridha Bouguerra et Angels Santa, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 2014. SMAIN, Rouge baskets, Paris, Editions Michel Lafon, 1992. Les nouveaux rois du rire, Les dossiers du Canard enchaîné, N° 132, juillet 2014.

Webographie Sur Falila : L’auto-risée, http://www.youhumour.com/artiste/falila. Sur Rachida Khalil : http://www.youtube.com/watch?v=adddUe9Vk80. Sur Amelle Chahbi : Ce soir avec Arthur. -”Intervention Amelle Chahbi” em 9, http://www.youtube.com/ watch?v=WuxshWKX05w. Avec Laury Thilleman, miss France 2011. -”Intervention Amelle Chahbi” EM 14 watch?v=stADzqzfm0o. Avec Adriana Karembeu.

http://www.youtube.com/

“Intervention Amelle Chahbi” em watch?v=p14r3SaHjVE. Avec Florence Foresti.

16

http://www.youtube.com/

-”Intervention Amelle Chahbi” EM watch?v=AoxR1UTqFo0. Avec Eddie Izzard.

20

http://www.youtube.com/

- “Intervention Amelle Chahbi” EM 21, https://www.youtube.com/ watch?v=KT1eSxwFHQU. Avec Dominique Besnehard. - “Intervention Amelle ChahBi tata zouzou” émission 1 saison 2, http://www.youtube. com/watch?v=5YbIGt1zE5o. Avec Franck Dubosc. - “Intervention Amelle Chahbi avec Shy’m” émission 15 saison 2 http://www.youtube. com/watch?v=95j57zgoYFE. - “Intervention Amelle Chahbi avec Dave” émission 17 saison 2, http://www.youtube. com/watch?v=w4Kd8s1FSjY. - “Intervention Amelle Chahbi avec Michael Youn” émission 21 saison 2 http://www. youtube.com/watch?v=FXyVnOwXlsA. 325

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- “Intervention Amelle Chahbi avec Amel Bent” émission 30 saison 2 http://www. youtube.com/watch?v=zB87N47NIRQ. -”Intervention Amelle Chahbi avec Youssoupha” émission 31 saison 2. http://www. youtube.com/watch?v=sOXwO-T3uBM. - “Intervention Amelle Chahbi avec Jean-Paul Rouve” émission 32 saison 2 http:// www.youtube.com/watch?v=PV1oqJi_74M. - Invitée Thomas Ngijol. http://www.youtube.com/watch?v=J-KRxR_olE4. - Tata Zouzou retrouve Jamel ! https://www.youtube.com/watch?v=hldei5Xa0Uc. - Intervention Amelle Chahbi vs Eric et Ramzy. http://www.youtube.com/ watch?v=sfKXUmt-sbM.

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Travestissement du sens et poétisation de l’imaginaire social dans Mon blanc à moi de l’humoriste camerounais Major Assé

Travestissement du sens et poétisation de l’imaginaire social dans Mon blanc à moi de l’humoriste camerounais Major Assé Jacqueline Eve YONTA Université de Dschang - Cameroun

Introduction L’étude du discours comique fait appel à des approches qui permettent non seulement de décrypter le/les sens des mots, mais aussi de déterminer la signification de ce discours dans son inscription sociale. Autrement dit et compte tenu du fait que tout discours est fait de mots, chaque humoriste choisit à sa convenance un processus qui concoure à la réalisation d’un but précis. Ce processus se résume par l’expression « procédés d’écriture », que nous proposons d’explorer ici en tant que phénomène langagier qui consiste à mettre en exergue le style de l’auteur ou de l’humoriste. Il est question de voir, dans un premier temps, comment le comédien se démarque des autres par son style et comment il choisit et agence les mots pour mieux dévoiler ou mettre à nu les problèmes sociaux, et, dans un second temps, de déceler les fonctions y afférentes. Cet article se propose d’explorer et d’interroger les mécanismes linguistiques, qu’offre l’analyse du discours, et qui permettent d’observer des particularismes lexico-sémantiques, morphosyntaxiques et stylistiques du discours humoristique camerounais. Il s’agit de montrer comment l’humoriste joue avec des mots dans sa satire, sans toutefois perdre de vue que ces particularismes ont des incidences sociolinguistiques. Ces incidences se manifestent à partir du moment où l’on met en exergue les variantes linguistiques, ceux qui les créent et les causes extralinguistiques qui motivent leur actualisation et qui sont en jeu dans une situation sociale donnée, d’où la portée significative de ce discours. Cette dernière est prise en charge par l’approche sémiologique dans la mesure où l’émetteur ou l’humoriste 327

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associe des signaux aux messages qu’il veut transmettre afin de créer une certaine connivence entre lui et le récepteur.

1. Le jeu de mots Robert Garapon (cité par Daubercies, 1960 : 32) considère le jeu de mots comme une fantaisie verbale lorsqu’il dit que : « C’est […] le détournement du langage de son objet normal, utilitaire, qui est la signification et la communication, c’est essentiellement le fait de jouer avec les mots au lieu de s’en servir. ». Le jeu de mots repose donc sur un paradoxe en ce sens que la langue a pour principale fonction de communiquer un message de façon évidente. C’est d’ailleurs ce que pense la linguiste Henry (1980 : 42) lorsqu’elle affirme : « Tous les jeux de mots fondés sur une ambiguïté, qu’elle soit phonique ou sémantique, sont une perversion du langage. Ils […] s’opposent à l’idée selon laquelle le langage est un moyen de transmettre des idées de façon instantanément compréhensible, c’est-à-dire univoque». Ainsi le locuteur, qui met en relief son talent et sa créativité langagière, se lance dans une activité ludique par la manipulation des mots ou des phrases homophones. Ces dernières sont le plus souvent humoristiques et ont un sens dévoyé. Aussi ce jeu de mots s’affiche-t-il à travers des formes linguistiques variées. C’est le cas dans le discours comique, précisément dans Mon Blanc à Moi, de l’humoriste camerounais Major Assé. 1.1. Le calembour sarcastique Considéré comme un jeu « sur » les mots, le calembour est un jeu où « […] on rapproche deux expressions (lexies ou unités syntagmatiques) homonymiques ou paronymiques, de signifiés différents […] » (Mazaleyrat et Molinié, 1989 : 55). Major Asse joue avec les calembours comme on peut l’observer dans le sketch « Les noirs m’ont déçu et les blancs me montrent le feu » où il déclare en substance : [1] « Mon blanc me demande de lui sourire, je lui souris, lui il dit que la belle fille de sa mère-ci ressemble à une souris ». (MBM : « Les noirs m’ont déçu…» p. 15)(1). C’est aussi le cas dans « Pas moyens » avec l’extrait suivant : [2] Mes copines la vie est devenue difficile ! Maintenant, pour avoir moyens d’avoir moyens, pas moyens. […] Il paraît que les gens qui ont les moyens ont les moyens d’empêcher ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir les moyens. […] 1 - MBM est le sigle de Mon Blanc à Moi et « Les noirs m’ont déçu et les blancs me montrent le feu » est l’un des sketches du recueil. Nous nous servirons de cette méthode pour la présentation de nos occurrences en ce qui concerne notre corpus.

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Vos patrons qui ont les moyens d’avoir les moyens d’empêcher ceux qui n’ont pas les moyens d’avoir les moyens peuvent vous enlever vos moyens d’avoir les moyens. […] Il paraît que les gens qui ont les moyens racontent que les gens qui n’ont pas les moyens n’ont pas les moyens parce qu’ils refusent les moyens d’avoir les moyens ! Mes copines, on peut vous donner les moyens d’avoir les moyens et tu refuses les moyens d’avoir les moyens ? (MBM : « PM » p. 25) Ici, le jeu de sonorités se joue au niveau des mots « souris » et « moyens ». On est en présence des calembours polysémiques. L’emploi du mot « souris » trahit d’une façon ou d’une autre le regard condescendant que pose l’homme blanc sur la femme noire. Cette perception découle de l’emploi métaphorique de ce mot. Ceci se justifie par le fait que l’homme blanc compare la femme noire à une souris. Aussi, le locuteur sur un ton satirique présente comment ceux qui ont un certain pouvoir ou une certaine aisance financière peuvent empêcher ceux qui n’en ont pas d’en avoir. C’est ce qui ressort des multiples emplois du mot « moyens », qui est perçu d’un côté comme le pouvoir, la possibilité, l’astuce et de l’autre côté comme de l’argent. 1.2. L’à-peu-près ironique et la boutade cynique Les différents jeux de mots reposent d’une manière générale sur des modifications sémantico-syntagmatiques. Ces dernières portent sur l’ordre syntagmatique avec des créations de sens à partir d’une permutation morphologique ou de jeux sur l’ordre des mots. Ces modifications s’observent à plusieurs niveaux dans le corpus. D’un côté, l’on relève l’à-peu-près qui est un jeu sur la paronymie (les mots presque homonymes). Il y a à ce niveau la création d’un double sens obtenu par plus ou moins un léger déplacement d’un ou deux phonèmes dans un mot ou dans une expression courante. C’est le cas dans les sketches « Pas moyens » et « Distributeur automatique » : [3] Ecoute, il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens. (« PM » p. 26). [4] Monsieur le délégué du gouvernement, auprès du gouvernement de cette ville. (« DA » p. 33). [5] Tu demandes même un euro à un laid blanc, laid comme le laid [sic] de cinq francs. (p. 36). Le jeu ici se situe sur les mots sots, sottes, laid et gouvernement. Sots est employé ici à la place de sous dans « Il n’y a pas de sous métiers ». On comprend par là qu’un métier ne saurait être stupide ; mais qu’il n’y a que de personnes stupides. En ce qui concerne laid la paronymie se situe au niveau du second emploi (laid de cinq francs). 329

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On devrait plutôt avoir cet emploi « lait » qui renvoie au produit laitier. Si l’auteur écrit « laid », c’est aussi en quelque sorte pour se rapprocher de ceux qui emploient le registre familier et afin de créer une certaine connivence avec le lecteur. En employant l’expression « gouvernement de cette ville », Major Assé tourne, en quelque sorte, en dérision le délégué du gouvernement qui considère sa communauté urbaine comme une institution à grande échelle c’est-à-dire tout un gouvernement dont il est le seul maître. De l’autre côté, ces modifications se relèvent enfin dans la boutade. Cette dernière est une plaisanterie originale qui se joue sur le paradoxe. On en relève dans « Prière d’une infortunée » : [6] Seigneur Dieu éternel et tout puissant, n’est-ce pas c’est toi qui a dit que la femme quittera son père et sa mère pour rejoindre les hommes dans la rue ? (« PI » p. 17). [7] Seigneur n’est-ce pas c’est toi qui a dit dans Mathieu 7.7 que : demandez, on vous donnera ? Pourquoi quand les gens me demandent ce que tu m’as donné là, je leur donne et les mêmes connards m’appellent pute ? [8] Seigneur, n’est-ce pas c’est toi qui a dit dans Mathieu 7.7, je lis la bible, je vous en prie, que frappez kok kok kok, on vous ouvrira ? Pourquoi quand les gens me frappent là : kok kok kok, moi j’ouvre comme ça, les mêmes connards m’appellent : pute ? [9] Seigneur miséricordieux et miséricordiable. (Idem, p. 18). A partir de ce jeu, Major Asse montre que les jeunes filles de la rue ne sont pas loin de connaître Dieu. Toutefois, l’on constate que malgré cela, elles se servent des passages bibliques auxquels elles donnent des interprétations à leur convenance, pour justifier leur débauche. Ce fait incriminé de manière implicite par l’auteur se trouve mieux mis en exergue dans le lexique religieux (Seigneur, Bible, miséricordieux, Mathieu, alléluia, amen), et social (homme, politique, femme, enfants). 1.3. Le quiproquo Le quiproquo peut être un malentendu quand on interprète mal une parole ou une situation, ou une confusion de sens. On note ce jeu dans « Prière d’une infortunée » ; lorsque la copine croyante dit : [10] Seigneur, le dernier gars noir que tu m’as envoyé, un vrai salaud ! Un jour il me dit : viens dormir avec moi. J’arrive chez lui, au lieu de dormir avec moi, il veut dormir sur moi. Un autre gros noir m’a dit un autre jour : vient dormir 330

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chez moi. J’arrive chez lui au lieu de me laisser dormir chez lui, il veut aussi dormir sur moi ! (MBM : « PI » p. 18). La confusion de sens se situe au niveau des mots avec, chez et sur. Ce jeu repose sur le comique de mot qui suscite le rire. Ainsi, on part du comique de mot vers un comique de situation que le contrat verbal des deux protagonistes n’avait pas prévu. Le comique de situation montre, non seulement, que la copine a mal interprété les paroles du « gars » ; mais aussi que ces deux interlocuteurs ne partagent pas le même registre de langue. Ceci se justifie par le fait que pour le « gars » le mot dormir connote une certaine invitation à l’acte sexuel que la copine ne perçoit pas. C’est dans cette logique qu’elle déclare : [11] Seigneur, tes noirs là ont un problème de sémantique hein ! (Ibid. p. 18). On voit alors que pour elle, l’invitation à l’acte sexuel n’est pas explicite dans la demande de son partenaire, d’où son indignation. Aussi, dans le cas d’espèce, l’emploi du mot dormir donne de voir une métaphore « érotique ». En somme, le jeu de mots dans le discours comique favorise la communication sociale au regard de la compétence et de la performance linguistique de Major Asse. Toutes ces communications et créations assurent des liens de connivence avec le public cible.

2. Les métaplasmes et l’emprunt Le discours du comédien camerounais se particularise d’une manière générale par des créations, voire la naissance des formes linguistiques nouvelles. Dans ces constructions, les unités se combinent. Ce phénomène de création est déterminé à la fois par la morphosyntaxe et les conditions sociolinguistiques qui caractérisent les usages de la langue française. Nous verrons ici comment ces différentes modifications se manifestent à travers les métaplasmes et l’emprunt. 2.1. Les métaplasmes Selon Lafage (1990 : 34), les métaplasmes sont « des modifications de la structure formelle du mot, soit sur le mot entier, soit sur des éléments constitutifs de celui-ci ». Il s’agit des modifications morphologiques diverses traduisant la volonté du locuteur de créer afin de marquer sa spécificité et faire preuve de talent. C’est ici le cas de Major Asse, car dans son recueil on relève des formes métaplasmiques telles que la composition et l’apocope.

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* La composition sarcastique La composition est une pratique linguistique qui, selon Edmond Biloa (2003 : 137), consiste à « former des lexies composées. Ces lexies étant caractérisées par l’autonomie, l’indépendance de leur constituant et la présence de plusieurs thèmes de formation». En d’autres termes, la composition est une opération qui consiste en l’addition, pour former un seul mot, de deux ou plusieurs mots susceptibles chacun d’un emploi autonome. Dans cette conjonction, les éléments constituants sont identifiés par le locuteur. Dans le discours comique camerounais, en particulier dans Mon blanc à moi, la création lexico-sémantique par composition présente certaines configurations grammaticales telles que : Nom 1 + Nom 2 Ainsi relevons-nous dans le corpus : mous-mous, noirs-noirs, noir-blanc. [12] Et les blancs de maintenant ne sont plus mous-mous comme les blancs d’avant. (« Les noirs m’ont… » p. 14). [13] Est-ce que les noirs-noirs font des métis ? (MBM « PM » p. 27). A travers l’expression mous-mous, l’auteur use du sarcasme à l’égard des Blancs d’autrefois. Pour lui, les Blancs, qui entrent en contact avec les femmes noires aujourd’hui via internet, ont un caractère différent. Ceux-ci ne se laissent plus tromper facilement par ces femmes. L’emploi de l’expression noirs-noirs laisse clairement entrevoir que deux personnes de couleur noire ne sauraient faire des enfants métis ; d’où le regard des femmes noires rivé sur l’homme blanc. Ce dernier est celui avec qui elles peuvent faire des enfants métis. Nom 1 + préposition + nom 2 Dans le corpus, nous avons l’occurrence suivante : sac-à-puces. [14] Mes copines, imaginez un seul instant que ce connard de sac-à-puces atteigne l’orgasme des chiens sur vous, vous êtes morte. (« PM » p. 27). Par l’emploi de cette expression, il est mis en exergue et de façon sarcastique les rapports intimes qu’entretiennent certaines femmes avec les animaux particulièrement les chiens. En d’autres termes, Major Assé fustige la zoophilie. Nom + morphème Il est nécessaire de noter que « ci » et « là » dans cette analyse sont considérés 332

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comme de simples morphèmes au lieu d’adverbes. Ceci se justifie par le fait que nous ne pouvons pas les analyser comme adverbes parce que les noms dont ils précisent le sens ne sont pas précédés d’un adjectif démonstratif (ce, cette, cet). Ici donc, le nom et le morphème se soudent et produisent une unité de sens nouvelle, à sémantisme de précision dans la présentation des différents éléments : blanc-ci, peau-ci, mère-ci, cybercafé-ci, grand-mère-ci, bouche-ci ; blanc-là ; noirs-là. Il suffit de jeter un regard sur quelques exemples : [15] C’est comment non le gros blanc-ci ? (« Les noirs m’ont … » p.14). Au lieu de « ce gros blanc-ci » [16] Donc on lui a dit que la couleur de ma peau-ci est un vêtement que je peux encore enlever ? (p. 15). Au lieu de « cette peau-ci ». [17] Mon blanc me demande de lui sourire, je lui souris, lui il dit que la belle fille de sa mère-ci ressemble à une souris. Au lieu de « cette mère-ci ». [18] Mes copines, le cybercafé-ci est hanté ! (MBM : « CH » p. 23). Au lieu de « ce cybercafé-ci ». L’on peut également noter que toutes ces précisions à travers l’emploi du morphème ci traduisent ou représentent le geste qui accompagne la parole lorsque ceci est mis sous sa forme écrite. Le fragment suivant est illustratif à cet effet : [19] Et quand tu places le laid blanc-là comme ça, tu places ses métis noirs-là comme ça, la même misère que tu vois chez le blanc, c’est la même misère que tu vois chez le noir. (p. 48). Avec cette dernière occurrence, l’auteur montre que malgré la belle image que les femmes ont de l’homme blanc, ce dernier peut être aussi pauvre qu’un Noir. Avec un Blanc, on peut aussi souffrir matériellement comme avec un Noir. Verbe + nom complément Dans ce cas de figure, on constate que lorsque le premier élément est un verbe, le nom qui suit peut avoir le statut de complément d’objet. Dans le discours comique camerounais, on note une occurrence révélant le contraste qui réside dans la conception du « restaurant » chez nous. Major Assé montre en effet qu’une fois arrivé en Afrique (Cameroun), le Blanc copie très vite les habitudes du milieu. Ceci se manifeste clairement dans l’occurrence tourne-dos c’est-à-dire une petite cantine de fortune généralement ouvert pour ceux qui ne peuvent pas s’offrir le luxe de manger dans de grands restaurants. 333

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[20] Au lieu d’amener ma fille dans les restaurants, il l’amène dans les tournedos ! On voit donc à ce niveau que le Blanc qui est vénéré par la femme noire peut aussi être pauvre. Et une fois au Cameroun, ses faits et gestes sont totalement différents de l’image qu’il reflétait étant encore dans son pays. * L’apocope affective Jean Dubois (1999 : 43) définit l’apocope comme « un changement phonétique qui consiste en la chute d’un ou plusieurs phonèmes ou syllabes à la fin d’un mot ». Un mot polysyllabique peut être ainsi tronqué ou se voir supprimer la (les) syllabe(s) finale (s). Dans le discours comique camerounais, cette formation n’est pas en reste. C’est le cas dans les occurrences Mama (maman), Cathy (Catherine). [21] Mama la sauterelle ! Mama la sauterelle ! (MBM : « PM » p. 29). [22] Cathy, Cathy donc quand tu vas voir tes blancs là, tu as besoin de ressembler à une sauterelle ? (p. 29). Ici, cette forme métaplasmique démontre qu’il existe une certaine familiarité, voire une affection entre les personnages mis en relief dans le sketch. Au total, la composition et l’apocope dévoilent une manière de rendre le discours comique dans un registre familier. En se servant ainsi du langage familier, Major Assé veut non seulement se rassurer que son message atteint le plus grand nombre de destinataires, mais aussi il crée une certaine connivence avec ses spectateurs ou son public cible. Mais il existe un autre procédé de construction qui permet de faire passer, sans modification fondamentale, des items linguistiques d’une langue à une autre, en fonction des finalités sémantico-référentielles, à savoir les emprunts. Dans le discours comique camerounais ils témoignent des substrats sociolinguistiques. 2.2. L’emprunt L’emprunt n’est pas en reste dans ce processus de création langagière et de recherche d’une certaine complicité avec le public. Selon Ngalasso (2001 : 16), les emprunts lexicaux sont des « éléments qui passent d’une langue à une autre, s’intègrent à la structure lexicale, phonétique et grammaticale de la nouvelle langue et se fixent dans un emploi généralisé de l’ensemble des usagers que ceux-ci soient bilingues ou non ». Le discours comique camerounais se présente dans un français très métissé du fait de nombreuses interférences. L’étude de ce phénomène d’emprunt peut se faire en fonction de ses sources. Ici, il s’agit des autres langues et certaines expressions auxquelles le locuteur a recours pour mieux présenter la réalité qu’il dépeint. 334

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* L’emprunt à l’anglais L’anglais est assez représenté dans le discours comique de major Assé. Il a recours à cette langue pour mieux mettre en exergue le phénomène d’internet. En effet, lorsqu’il emploie des expressions telles que « Messenger » (logiciel qui permet de savoir si un correspondant est connecté en même temps que vous et de pouvoir par conséquent converser avec lui de façon instantanée), « Affection », « 123 point love» (sites de rencontre), il présente d’une certaine manière les différents canaux d’internet par lesquels les filles noires entrent en contact avec les hommes blancs. [23] J’escroque un gros blanc sur Messenger, pendant qu’un gros noir m’attend sur Affection, j’atterris sans caleçon sur 123 point love. (MBM : « DA » p. 38). Ces différentes occurrences relèvent du vocabulaire informatique. En effet, internet occupe une place primordiale chez les jeunes femmes africaines, dans la recherche de maris blancs. Aussi le « mythe du blanc » demeure-t-il tapi dans la mentalité de ces femmes. Pour elles, il n’existe pas de Blanc laid, de Blanc misérable ou même faillible sur quelque plan que ce soit. A bien comprendre Major Assé, le Blanc pour les Africaines s’apparente à un « messie », un symbole de prospérité. Internet devient donc pour elle la voie royale pour atteindre le bonheur. Nous notons également la présence des expressions telles que « call-box » ; « string » ; « showbiz » ; « yes you can » et « pop corn ». [24] C’est des connasses qui font le call-box devant les cybercafés. (MBM : «PM » p. 29) [25] Et quand je ramassais les chaussures, les pantalons, les strings, lui il était derrière. (MBM : « PJ » p. 39). [26] Et le connard lui a répondu : « beuh écoute, en matière de showbiz sexuel, les retardataires ont toujours tort ! » (« MBVP » p. 45). [27] Ma fille, « yes you can » (“PJ “p. 38). Cette volonté d’emprunter aux langues se manifeste aussi vis-à-vis des langues nationales. * L’emprunt à une langue nationale Il est question ici d’une langue locale camerounaise. Cette langue peut être considérée comme identitaire dans la mesure où elle pourrait trahir l’identité culturelle de l’humoriste. On peut ainsi noter dans notre corpus :

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[28] « wayi ki me nya koramis ! » (MBM : « MBVP » p. 44). [29] « wayi ki ma nya koramis !» (p. 46). Ces expressions, qui veulent dire en langue française « Fiche-moi la paix », ne peuvent être comprises que dans le contexte local. Leur emploi marque la nécessité de vaincre la distance physique dans la transmission du message. L’orateur dans ce jeu de langage veut être meneur de jeu. D’une certaine manière, l’auteur veut, par ce phénomène de code-mixing (alternance codique), reproduire la réalité locale telle qu’il la perçoit ou la vit. A cet effet, on a l’impression que le français n’est plus suffisamment expressif, dans la mesure où il faut dire ce que l’on pense et ce que l’on ressent dans son for intérieur en faisant usage de sa langue maternelle pour être plus intelligible et pour produire l’effet recherché. De plus, le contexte socioculturel influence la langue. La langue française est parlée par un groupe de personnes qui ont une culture différente de celle de la métropole. Si le contexte de discours n’est pas le même, les us et coutumes ne seraient pas non plus les mêmes. D’une manière générale, ces phénomènes d’emprunt sont le reflet de la position sociale des différents locuteurs qui les actualisent. Ces expressions ont une portée sociolinguistique dans la mesure où les langues entrent en contact (alternance codique), traduisant ainsi la cohabitation de deux cultures (altérité). L’auteur joue sur les enjeux communicationnels en visant les locuteurs de toutes ces langues (français, anglais). Cette alternance peut apporter une certaine convivialité, une cohésion sociale en engageant ainsi tous les protagonistes francophones et anglophones dans ce discours comique. Par ailleurs, en alternant le français et la langue nationale, le locuteur laisse entrevoir une identité double qui ne traduit nullement une incompétence linguistique. Cette pratique linguistique montre plutôt une volonté du locuteur de s’affirmer à travers sa langue. Il s’agit d’un marquage identitaire dans la mesure où la langue endogène y fait couleur locale et le souci de réception et de compréhension est préservé. Dans ce contexte, le français comme le montre Nzessé (2004 : 125) « s’enrichit […] des termes dialectaux qui contribuent à l’intercompréhension, et sont en concurrence avec les mots du français standard ».

3. Les fonctions du discours comique Parler de fonctions du discours comique revient ici à les ramener à ce que Charaudeau (2006 : 12) appelle « effets possibles de l’acte humoristique ». Il définit d’ailleurs cet effet comme « la résultante du type de mise en cause du monde et du contrat d’appel à connivence que l’humoriste propose au destinataire, et qui exige de celui-ci qu’il adhère à cette mise en cause » (idem). On parle ainsi d’effet possible parce que l’on doit tenir compte du fait que l’effet visé par le locuteur pourrait ne pas correspondre automatiquement à l’effet produit chez le destinataire. Toutefois ces 336

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effets permettront de mettre en exergue différentes fonctions de ce type de discours. Les différentes connivences à étudier permettront de rendre compte de la fonction sociale de ce discours comique camerounais. 3.1. La connivence critique Par cette connivence, on « propose au destinataire une dénonciation du faux semblant de vertu qui cache des valeurs négatives » (Charaudeau, 2006 : 13). On comprend qu’à travers cette connivence, l’humoriste fait une sorte de contre-argument implicite. Ceci se matérialise dans le corpus par le fait qu’il entre dans la peau du principal personnage et défend la cause des prostituées. Considérer l’humoriste comme un personnage, revient à affirmer qu’il est « l’instance qui incarne mieux la réalité du théâtre. C’est en effet le personnage qui porte l’action, les idées et les différents univers sociaux et politiques, culturels et philosophiques en mouvement dans le texte » (Megneng-Mba-Zue, 2008 : 432-433). L’humoriste est alors une instance de la communication qui maîtrise le mieux les faits qu’il présente. Or implicitement, il fait une critique violente de ce phénomène de prostitution en la dénonçant comme fausse valeur. Autrement dit, l’humoriste fustige les rencontres entre Noire et Blanc via Internet. Et par cette désapprobation, il dénonce les fausses valeurs de cet échange qui n’est en réalité qu’une forme de prostitution. Cette critique s’étend dans tout l’ouvrage et la principale cible est la prostituée noire. Soit l’occurrence suivante : [30] En plus, un cybercafé qui se respecte construit des lupanars, des sortes de chambres où les femmes peuvent se déshabiller en paix pour leur blanc ! Mais dans ce pourri cybercafé, tout le monde est assis dans la même salle. Maama ! La belle fille de sa mère est obligée de se déshabiller devant tout le monde ! (MBM : « Les noirs m’ont déçu… » p. 15-16). On se rend compte ici que le comportement des Noires dans leur recherche effrénée du mari blanc est exposé avec une certaine méprise. Aussi le cybercafé perd de sa valeur, car il est clair que sa création avait pour principal objectif de dépasser une certaine pratique de communication entre l’Europe et l’Afrique. Avant le développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, cette forme de communication se faisait surtout par échanges épistolaires. Or, il n’est plus seulement question aujourd’hui pour la femme noire, de communiquer avec l’autre, de partager ses valeurs culturelles ; mais il est aussi et surtout question pour elle, de donner la possibilité à l’autre (Blanc) de découvrir sa personnalité voire son intimité dans le but de le séduire. En dénonçant ces dérives, l’humoriste peut être considéré ici comme un satiriste car il prend en compte le contexte social et culturel du Cameroun. Et son opposition à cette pratique (prostitution) détermine plus ou moins son idéologie. Celle-ci étant définie comme « ce que l’homme, et par337

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delà les institutions, établit comme norme possible et idéale dans la perspective de l’organisation et le fonctionnement de la société » (Ibidem). Major Assé préconise ainsi, de façon implicite, une société camerounaise qui ne perdra plus ses valeurs morales. 3.2. La connivence cynique Contrairement à la connivence critique, la connivence cynique a un effet destructeur. Elle est perçue comme étant « plus forte que la connivence critique car elle cherche à faire partager une dévalorisation des valeurs que la norme sociale considère positives et universelles » (Charaudeau, 2006 : 14). En d’autres termes, l’humoriste montre que ces valeurs concernent non seulement l’homme (union entre l’homme et la femme : mariage) ; mais aussi ce réseau télématique international (Internet). Pour ce qui est de la valeur concernant l’homme, l’humoriste ne fustige, ni ne dévalorise l’union entre l’homme et la femme, mais plutôt le fait que certaines femmes noires abandonnent leur foyer afin d’avoir des relations plus intimes avec d’autres hommes et particulièrement le Blanc. On voit ainsi l’union entre Noirs et Noires perdre de sa valeur au profit de ces relations métissées. Ceci est d’ailleurs fort perceptible dans les occurrences suivantes : [31] La couleur de la peau sauve les gens hein ! Si ce salaud était noir, estce que ma fille allait abandonner son mari ingénieur et ses enfants pour le regarder ? (MBM : « MBNVP » p. 45). [32] Elle est venue prêter l’argent dans notre réunion du quartier pour acheter un billet d’avion à son blanc qui devait arriver ici. Elle nous a promis qu’une fois ici, tout le monde pourra bombarder les métis avec lui. Nous avons d’abord sevré nos maris avant de les quitter. Vous savez que sur internet, quand un blanc vous dit : j’arrive la semaine prochaine, vous quittez votre mari et vos enfants deviennent vos cousins ! (MBM « A » p. 52). Pour ces personnages, il est tout à fait normal de voir des relations se briser au profit d’autres. Par contre, pour Major Assé, il est inconcevable voire triste de quitter « son mari noir » pour un autre « blanc » et tout ceci uniquement à cause de la couleur de la peau. Il y a également des femmes, ne parvenant pas à trouver de maris blancs, qui obligent leur époux à utiliser des produits de dépigmentation afin de devenir « Blanc ». C’est le traitement qu’inflige Anaba (alias Aphrodisiaque) à son mari Jean-Marie : [33] Comme mon mari est un gros noir, je lui ai proposé le caribou, mon savon 338

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magique qui lutte activement contre la peau noire. […] Maintenant je calcule quand le salopard dort, je lui oins le caribou. Et depuis que je lui oins ça, il est déjà métis jusqu’aux reins. (« A » p. 53). Ce personnage se comporte ainsi parce qu’il n’a pu obtenir ce qu’il voulait : un homme à la peau blanche. Ce type de comportement montre que le personnage vit un certain écartèlement entre l’ici et l’ailleurs. Cet écartèlement dévoile que cette prostituée (Anaba) est en perte de sa propre identité. Elle exprime une sorte d’aliénation culturelle ; parce qu’en cherchant la relation avec l’Autre, elle annihile sa propre culture au profit de celle de l’autre qu’elle considère comme supérieur, comme un messie. Ce réseau télématique international, accessible aux professionnels comme aux particuliers, perd aussi de sa valeur. Ceci se justifie par le fait qu’Internet n’est plus seulement un outil de recherche intellectuel, un réseau de partage de culture et de communication entre différentes personnes, mais il devient de plus en plus un lieu de rencontre où tout est permis et à tous les prix. L’humoriste le montre dans le sketch « Distributeur Automatique pp 33-36», dont voici quelques extraits : [34] Monsieur le délégué, il parait que les gens racontent que, la rumeur court que, tu racontes que les cybercafés, aujourd’hui ne sont plus différents des poteaux électriques que tu as cassés dans la rue. Pour une fois tu as raison […] [35] Les filles se déshabillent dans les cybercafés (singer). On voit que la mise sur pied des cybercafés ou leur ouverture dans la société camerounaise contribue à une dépravation des mœurs. Ceci met en exergue la déchéance de l’individu, car dans la société d’aujourd’hui, nombreuses sont les filles /femmes qui transgressent les lois morales et adoptent des comportements qui les éloignent de la norme sociale. 3.3. La connivence de dérision Par cette connivence, l’humoriste cherche à discréditer sa cible (la prostituée). Il la rabaisse en se moquant avec mépris. Avec le lecteur, le public ou l’auditeur, il veut partager cette insignifiance de la prostituée qui se met sur un piédestal lorsqu’elle est avec un Blanc. Il faut noter également que le Blanc même pour qui elle se bat ne lui accorde aucune importance dans certaines situations. L’humoriste s’inscrit ainsi en faux contre ce genre de posture qui consiste à penser que c’est un exploit d’être avec un Blanc, de faire des enfants métis. Il cherche, à cet effet, à user conjointement avec le public, d’une mise à distance de la valorisation de cette perception. Cette mise à distance ne peut être effective que si elle touche un aspect psychologique de la 339

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personne afin de lui ôter son importance et montrer sa cupidité. C’est ce que fait Major Assé dans cet extrait : [36] Tu demandes même un euro à un laid blanc, laid comme le laid de cinq francs, il te répond : casse-toi, fille de pute ! (MBM : « DA » p. 36). Il ressort de cette occurrence que la femme noire ou la prostituée n’est nullement importante aux yeux du Blanc. Pour lui, elle reste et demeure un simple objet de plaisir sexuel. Ne perdons pas de vue que le Blanc est également tourné en dérision. Pour l’humoriste, il est aussi dénué de beauté qu’un mari noir et il peut être aussi misérable qu’un Noir. Bref, on comprend que le seul élément qui différencie le Blanc du Noir est la couleur de la peau. Aussi, sont-ils sur un même pied d’égalité. Les deux peuvent mener une vie de luxe tout comme une vie de misère. Ils ont la même morphologie en tant qu’êtres humains.

Conclusion Au total, la mise en mots des problèmes sociaux par le discours comique camerounais conduit de prime à bord à l’étude du discours proprement dit. En convoquant donc l’approche lexico-syntaxique, on retient d’emblée que chaque humoriste a un style qui lui est propre. Celui-ci agence les mots à sa manière et en fonction du but escompté. L’étude du jeu de mots a permis, à cet effet, de voir comment Major Assé se sert de la langue. Ensuite et compte tenue du fait que l’on ne saurait parler de discours en dehors de la société, on relève des incidences sociolinguistiques. On observe ainsi des constructions métaplasmiques et des phénomènes d’emprunt. En dénonçant ce fait social (propension à l’exotisme) dans son discours, l’humoriste cible son destinataire (public cible). Et pour capter l’attention et séduire ce dernier, il met en œuvre tous les moyens afin de créer des connivences avec lui. Ainsi avons-nous relevé la connivence critique, cynique et de dérision qui jouent le rôle de fonction. Ces fonctions sont coiffées par la fonction sociale, qui dans ce cas de figure est illustrée par l’éveil des consciences. Ceci se justifie par le fait que l’humoriste laisse transparaître sa position idéologique lorsqu’il dit son malaise face à cette situation.

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Bibliographie BILOA, Edmond, 2003, « Appropriation, déconstruction du français et insécurité linguistique dans la littérature africaine d’expression française », Synergie Afrique Centrale de l’Ouest, Nº 2 pp. 109-126. CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? » Questions de Communication, N˚ 10, pp. 19-43. DAUBERCIES, Claude, 1960, Le jeu de mots chez Raymond Queneau, Mémoire pour l’obtention de diplôme d’études supérieures de Lettres Modernes. DUBOIS, Jean et Al., 1999, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage. Paris, Bordas. HENRY, Jacqueline, 1980, La traduction des jeux de mots, Paris, Editions Balland. LAFAGE, Suzanne, 1990, « Métaboles et changement lexical du français en contexte africain » Visages du français, variétés lexicales de l’espace francophone, pp. 33-46. MAJOR, ASSE, 2010, Mon Blanc à Moi, Africa Stand Up. MAZALEYRAT, Jean et MOLINIE, Georges, 1989, Vocabulaire de la Stylistique, PUF. MEGNENG-MBA-ZUE, Geneviève, 2008, La société dans le théâtre d’Afrique Centrale : les cas du Cameroun, du Congo et du Gabon. Pour une sémiotique de l’énonciation théâtrale, Thèse de doctorat nouveau régime, Université de Cergypontoise. NGALASSO, Mwatha Musanji, 2001, « De Les soleils des indépendances à En attendant le vote des bêtes sauvages. Quelles évolutions de la langue chez Kourouma ? » Papa Samba Diop, éd. Littérature francophones : langues et styles, pp. 13-47. NZESSE, Ladislas, 2004, « Le français au Cameroun : Appropriation et Dialectisation : le cas de la presse écrite », Le français en Afrique, N˚10, pp. 119-128. YONTA, Jacqueline Eve, 2012, Poétisation de l’imaginaire social dans le discours comique camerounais : Essai d’analyse de Mon Blanc à Moi de Major Assé, Master en SLLC, Université de Dschang.

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Discours humoristique et réconciliation en Côte d’Ivoire : Approches pragmatico-énonciatives des stratégies discursives de l’humoriste « Le Magnific »

Discours humoristique et réconciliation en Côte d’Ivoire : approches pragmatico-énonciatives des stratégies discursives de l’humoriste « Le Magnific » Amidou SANOGO Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan - Côte d’Ivoire

Introduction L’humour est une notion transdisciplinaire tant elle touche à la fois à divers domaines (sociologie, philosophie, psychologie, ethnologie…). Ses approches définitionnelles en linguistique divergent quelque peu selon les théoriciens. Ainsi, Ducrot (1984 : 213), considère l’humour comme une forme d’ironie. Quant à Rabatel Alain (2012, 2013), il le définit comme un effet de sous-énonciation. Pour ce qui est de Jean Charles Chabanne (1996 : 295), « le référent d’un mot comme humour, avant d’être un objet empirique (des marques linguistiques, un effet du texte, une intention de l’auteur...), est un concept qui n’a d’existence que pour les sujets qui le construisent progressivement ensemble, dans la discussion(1)». Quant à Patrick Charaudeau (2006), il souligne qu’un simple parcours des dictionnaires, de leurs définitions et des renvois qu’ils proposent, montre qu’il est difficile de s’en remettre à leurs dénominations : comique, drôle, plaisant, amusant, ridicule, plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, etc.

1 - Jean-Charles Chabanne, 1996, « En lisant les lecteurs de Queneau : les théories implicites de l’humour dans le discours critique », Article paru dans Temps Mêlés-Documents Queneau 150 + 65-68 et dernier, printemps 1996, actes du Colloque « Pleurire avec Queneau » (Thionville, octobre 1994), p. 295-300.

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Discours humoristique et réconciliation en Côte d’Ivoire : Approches pragmatico-énonciatives des stratégies discursives de l’humoriste « Le Magnific »

L’étude part du postulat que la réussite de toute production langagière obéissant à des principes discursifs(2) régissant la construction syntactico-sémantique de la phrase, dépend également de la connaissance et de l’observance de ces principes. Ces principes représentent chez Catherine Kerbrat-Orecchioni la compétence rhétoricopragmatique du sujet parlant. Celui-ci entretient avec son auditoire une connivence par principe de coopération autour d’un thème donné. Ainsi, la sortie de crise (postélectorale) en 2011 a inspiré l’humoriste Le Magnific qui a inscrit, au cœur de son œuvre, la thématique de la paix avec des enjeux discursifs et pragmatiques. Comment parler pour apaiser les douleurs morales encore vives ? Quels sont les moyens et les procédés discursifs convoqués par l’humour pour transformer les humeurs ? L’objectif est de démontrer la contribution de l’humour à la manifestation de la paix dans le cœur des ivoiriens. L’étude part de l’hypothèse que les stratégies discursives mises en œuvre dans le jeu de l’humour pour aborder les questions sensibles favorisent la paix. L’analyse de l’humour consiste à décrire les faits de langue et à explorer les pistes d’interprétation possibles selon la vision théorique de la pragmatique énonciative.

I. L’Humour, un concept polysémique L’humour se conçoit avec autant de termes qui s’entre-lassent dans un foisonnement linguistique qui laisse indécise toute tentative de clarification. D’abord, dans le Dictionnaire de poétique et de rhétorique d’Henri Morier (1981), l’ironie et l’humour sont présentés comme des catégories distinctes. Selon lui, l’ironie s’opposerait à l’humour en ce qu’elle joue sur des oppositions qui ne seraient pas antiphrastiques. Chez Robert Escarpit (1987), humour et ironie sont confondus ou du moins enchâssés l’un dans l’autre. Il met le paradoxe ironique au cœur même de tout processus humoristique. Et ce, « par la mise en contact soudaine du monde quotidien avec un monde délibérément réduit à l’absurde » (1987, p. 115). Il se pose, dès lors, un nouveau problème puisqu’à la notion d’ironie sont associées celles de paradoxe et d’absurde. Avec Charaudeau (2006 : 20), la confusion est frappante : « on peut se moquer et tourner en ridicule par ironie, dérision, loufoquerie, etc. ; on peut ironiser par dérision, faire de la dérision de façon ironique, railler avec ironie, à moins que ce ne soit ironiser en raillant ». Le concept s’étend à d’autres sémantiques 2 - Ces principes sont des maximes conversationnelles (Maxime de Quantité, Maxime de Qualité, Maxime de Relation et Maxime de Modalité) (P. Grice, 1975 ; P. Charaudeau & D. Maingueneau, 2002),

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avec les intensifs accolés au lexème « humour » par l’auteur : humour mordant, humour ravageur, humour caustique, humour cinglant, humour acerbe, humour âpre, humour badin, humour anodin, humour léger, humour bénin ou s’il y a rajout d’autres dénominations du genre boutade, vacherie, bouffonnerie, etc. (2006 : 20). Au total, l’humour est une activité de l’esprit dont les manifestations discursives permettent de mettre à nu les mœurs et les réalités du monde. Le jeu humoristique est inséparable des figures du langage. L’approche conceptuelle de l’humour s’en retrouve si complexe que sa pertinence pose problème. Au demeurant, on retient que l’humour est l’expression d’une réalité pour en souligner avec drôlerie ou cruauté l’absurdité ou la curiosité.

II. La construction du sens de l’objet humoristique L’humour prend sens dans un contexte bien déterminé. Ainsi, l’humour de Le Magnific s’inspire des péripéties de la crise post-électorale. Ce sont des scènes de la vie quotidienne relatives à des thématiques diverses. L’analyse retient les tribulations des supplétifs des forces armées des forces nouvelles (FAFN)(3) pour illustrer un cas d’humour d’observation. L’observation immédiate de ces productions sonores/scripturales révèle que le discours humoristique s’origine à partir du discours conversationnel avec une structure linéaire tenant compte de l’horizontalité des échanges [Roulet (1985)]. Mais, ici, l’horizontalité du discours humoristique revêt un caractère univoque. Le public n’intervenant que par des rires et des applaudissements. L’humoriste se donne pour stratégie la distanciation en prenant du recul par rapport à la réalité vécue. Le Magnific : [rires] ô le discours, ça va tuer ! Alors, tout ça c’était des choses on prend pour s’amuser parce que la paix est là. On n’a plus besoin de faire palabre. On va s’amuser pour avancer hein. La valeur sémantico-référentielle des mots employés concourent à obtenir la connivence de son public avec le verbe pronominal « s’amuser » et l’énoncé « la paix est là » qui rassure l’auditoire que la crise est terminée. L’artiste invoque la vertu de la stratégie de communication dans l’énoncé exclamatif « ô le discours, ça va tuer ! » qui traduit de façon antiphrastique l’enthousiasme : « ça va tuer ! ». Il s’agit pour l’humoriste de « traiter à la légère les choses graves, et gravement les choses légères » comme le dit Paul Reboux au sujet de l’humour dans un chiasme syntaxique. 3 - Forces Armées des Forces Nouvelles issues de la rébellion du 19 septembre 2002.

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En outre, la structuration de cette formule d’ouverture obéit au schéma caractéristique de l’énoncé oral avec l’extraposition du mot « …discours » affixé par l’interjectif « Ô… », lequel est mélodiquement marquée le point d’exclamation « ! ». Ce segment sert de repère énonciatif à un deuxième, le repéré « ça va tuer ! » où le démonstratif « ça » reprend le terme « discours ». Cet énoncé explicite la thématisation nécessaire à la captation de l’auditoire. La pause virgulaire matérialise la séparation des deux fonctions telles que définies par André Joly (1993) : a) la fonction prédicative assurée par le pronom intraverbal « ça » qui sert de support formel au prédicat « va tuer ! » ; b) la fonction référentielle, assurée par le thème « Ô le discours ». Cette complicité requiert de l’humoriste un certain nombre de compétences telles que décrites par Catherine Kerbrat-Orecchioni [(1980) : 2000]. On cite, entre autres, la compétence encyclopédique des spectateurs au sujet de la crise ivoirienne, des acteurs militaro-politiques (LMP, RHDP, FRCI, FDS) et des populations supposées impliquées (wobè, dioula, bété, baoulé, etc.). On retient également les critères d’évaluation de l’univers référentiel qui concerne le parti pris idéologique influencé par les us et coutumes, les mentalités et traditions du pays(4), l’univers de discours, c’est-à-dire ce que les interactants savent l’un de l’autre(5), les stéréotypes tels que : Le Magnific : C’est important, oooooh. Alors, pendant que les gens pillaient les magasins, les supermarchés, les boutiques, les Guérés, eux ils pillaient Ivosep. Auditoire : [rires]

Le Magnific : les wôbè, eux, ils pillaient le zoo. Auditoire : [rires]

Ces énoncés sont fondés sur des clichés relatifs aux régimes alimentaires des Guérés (cannibalisme) et des wobés ( plansanterie sur l’alliance guéré-wobé). La construction du sens réel prend en compte des pratiques de la vie sociale. Toutefois, l’on peut noter que le fait évoqué ne peut garantir la complicité de l’autre, le principe de coopération. En effet, le propos humoristique peut heurter les sensibilités. Le Magnific en est conscient et c’est la raison pour laquelle il ne tarde pas à prendre un ton sérieux : « Ne vous inquiétez pas ! Moi-même, je suis wôbè hein. Mais, je mange pas. Je suis un wôbè moderne. Mon côté qui mange-là, ils ont désactivé ». Ce faisant, il adopte, à l’égard de son public, une position qui légitime son énonciation dans le sen de l’humour. On revient alors à l’humour qui garde son accent socioculturel. 4 - La sous-compétence culturelle. 5 - La sous-compétence imagologique.

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La construction du sens ne réalise pas ex-nihilo. L’humoriste, dans son jeu de rôle, s’auto désigne « Commandant Moriba ». La sémantique lexicale du nom « Moriba » permet de dire que ce mot est composé de « Mori » signifiant le « Maître » et « Ba », correspondant à l’adjectif « grand ». Ainsi, « Moriba » désigne en malinké, le « grandmaître ». Ce nom est destiné à magnifier une personne réputée pour son art dans une activité. Puis, il a pu être attesté comme prénom. Son apposition qualitative avec le déverbal « commandant » n’est pas sans faire allusion au méchant colon dont les répressions continuent de marquer les esprits. Le titre de « Commandant » est synonyme de pouvoir, mais aussi de brutalité. Il inspire de la crainte fiévreuse. L’expression « baba commandant » en dit long chez les Malinké. En somme, la construction du sens dans l’humour tient d’un référent situationnel qui est de notoriété. Le sobriquet « Commandant Moriba » relève de l’interdiscours pour autant qu’il fait écho à un discours antérieur sur les ex-combattants qui n’ont pas d’heureux dans les deux camps. Le décompte de cette crise fait état d’environ trois mille morts toutes les parties confondues. Dès lors, la relation de la crise post-électorale, comme objet humoristique, est une gageure tant elle comporte le risque de rappeler ces douloureux événements. Avec Charaudeau (2006 : 22), on retient que « ce qui est considéré par certains comme de l’humour, peut être considéré par les autres comme une méchante moquerie ou une insulte ». Cependant, l’humour bien que portant sur une question sensible peut garder son caractère amusant comme chez Le Magnific qui procède à une déconstruction du sens dans sa pratique.

III. La Déconstruction(6) du sens par l’humour Déformer le sens par le jeu de l’humour revient à lui appliquer matériellement une métamorphose qui romprait le continuum ou au mieux défigurerait l’objet du sens(7), le référent situationnel, à des fins de masquage, de brouillage. Ce qui naturellement poserait un problème de reconnaissance en termes d’altérité et/ou d’identité du référent du signe avec son signifié. Dans un esprit de continuité idéologique, nous parlerons de déconstruction au sens de J. Derrida. Pour Pierre Delain (2004-2013), « déconstruire un concept, ce n’est pas le détruire. C’est parfois aussi réaffirmer la force de ce concept. Exemple : déconstruire la démocratie, c’est prend en compte les singularités anonymes et irréductibles qu’une certaine démocratie tend à oublier ». L’étude adopte cette approche définitionnelle pour rendre compte des spécificités linguistiques du processus de déconstruction de l’objet humoristique. 6 - Pierre Delain, « Les mots de Jacques Derrida », Ed : Galgal, 2004-2013, consulté le 12 août 2015. 7 - A l’instar de Saussure (1966) qui dit que l’objet de la linguistique est une construction du linguiste, nous prétendons que l’objet du sens est l’œuvre de l’humoriste.

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1. Le jeu d’individuation du « Commandant Moriba » Le pseudonyme « Commandant Moriba» s’appréhende comme une individuation telle que définit par Charaudeau (1995c : 167) : « le sujet parlant « détermine les enjeux de conformité ou d’individuation par rapport aux données du contrat de communication ». ». Ainsi, « Commandant Moriba » est une figure militaro-politique des supplétifs qui ont combattu aux côtés des forces armées des forces nouvelles de Côte d’ivoire pendant la crise post-électorale. La (dé) construction du personnage consiste à camper ce personnage-type déjà inscrit dans l’esprit des spectateurs. Il adopte le langage corporel avec les attributs de militaire (treillis, galons, béret rouge et une casquette retournée, un sifflet) et les artifices de Dozo(8) (le chasse-mouche, les amulettes, les doigts surchargées de bagues). L’humour est ainsi construit avec un effet d’accumulation d’indices matériels faisant évoluer le personnage-type du commandant dans le baroque. La construction de l’humour est ainsi orientée selon la connaissance de l’ex-combattant à la surcharge décorative, son exubérance, et sa grandeur pompeuse étouffée par le contraste et la disharmonie. Ce qui relève d’une compétence culturelle que l’humoriste sait rendre dans un code langagier particulier. 2. Aspects Linguistiques de la déconstruction du sens Le code linguistique occupe une place importante dans la stratégie humoristique de Le Magnific. Il donne dans l’oralité avec toutes les implications prosodiques : ton, intonation, accentuation, rythme, etc. Le discours se démarque des règles grammaticales pour s’adapter aux normes linguistiques du milieu. Ce registre langagier, appelé français populaire ivoirien, permet de rendre le jeu humoristique, efficace et pertinent. En voici un extrait :

Le Magnific : Y a un Commandant qui a posté ses éléments à un corridor quoi ! Et puis, il est allé en repérage. Donc, quelqu’un l’a appelé. On lui dit : « Ah Commandant, les éléments tu as laissé au poste là-bas là, au corridor-là, eux tous sont en train de dormir. » Il dit : « han ! tchian lo wah ? » Il a pris son Talkie-walkie. Auditoire : [Rire]

Le Magnific : D’ailleurs même, il s’est trompé. Il a cru que c’était portable. Il voulait composer numéro dedans. Quand il s’est rappelé, il a vu que c’était Talkie8 - Chasseur traditionnel.

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walkie. [Rires de l’auditoire] Il dit : « han han ! ». Il a appuyé sur le côté. Tu entends : « kri’n, gri’n !!! Allo ! Allo ! Losséni, Losséni, population dort, vous dort ?! ». Auditoire : [rires]

Le Magnific : « Hein, population dort, vous dort ! Et si Gbagbo taque(9) ?! » Auditoire : [rires]

Le Magnific : « Hein, Losséni ? A gnan flè(10) ! Ni’n ka am’lan quoi ! » Cette séquence donne lieu à des jeux de mots ou de pensée. Ceux-ci s’illustrent par la description. L’événement est raconté de manière vivante avec des effets d’amplification : confusion du Talkie-Walkie avec le cellulaire sous l’effet la peur panique du commandant ; l’émotion rendue par les interjections dont la marque est le signe d’exclamation les particules de discours (hein, quoi, han). On relève également un comique de situation rendu par le manquement au devoir de vigilance face à l’ennemi : Le Magnific : « Hein, population dort, vous dort ! Et si Gbagbo taque(11)? » Au niveau syntaxique, on observe un parallélisme intégral dans la construction des propositions : population dort / vous dort ! La pureté et la richesse de la rime /dort/ assure une forte sonorité à la mesure du drame. Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’il s’agit d’une guerre. Et le contraste frappant de soldats ensommeillés face à la vigilance indispensable à la belligérance accuse le manque de formation militaire de ces combattants enrôlés en masse sans aucune contrainte de compétence. Par ailleurs, la compétence lexicale se particularise par un hétérolinguisme qui imbrique malinké et français, « Commandant Moriba » ne comprenant pas français. Ceci explique ce parler marginal dans l’extrait suivant : Un officier supérieur : commandant Moriba ! Moriba : nan mou

Un officier supérieur : Matricule ?

Moriba : foyi foyi wa kélé kin min ni bilorou (001150) Un officier supérieur : quelle unité ?

Moriba : chef, mon unité est finie oh ! Maintenant, Cé bip seulement. Un officier supérieur : vraiment.., toi seulement, c’est pas la peine !

9 - Attaque. 10 - Littéralement « regarde son visage ». Cette expression traduit une insulte inspirée par une situation fâcheuse. 11 - Attaque.

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Dans le contrat de communication que l’humoriste établit avec le public, apparaît l’acte humoristique tel que défini par Chraudeau (2006 :22). Aussi est-on amené, pour étudier l’acte humoristique, à décrire la situation d’énonciation dans laquelle il apparaît, la thématique sur laquelle il porte, les procédés langagiers qui le mettent en œuvre et les effets qu’il est susceptible de produire sur l’auditoire… L’étude retient l’effet comique produit sur l’auditoire qui mesure l’analphabétisme de « Commandant Moriba » [foyi foyi wa kélé kin min ni bilorou (001150)] ; et le quiproquo autour du mot « unité » compris ici comme unité de charge du téléphone cellulaire alors qu’il s’agit de l’unité de commandement auquel appartient « Commandant Moriba ». Ce quiproquo est un ressort récurrent de la comédie. Enfin, pour entretenir le comique, l’humoriste soutient également la relation des faits par le rire. Le comique de caractère est soutenu par un réel problème de communication du personnage avec sa hiérarchie. On s’imagine aisément ce que peuvent être les exécutions des instructions militaires. L’humour constitue un lieu d’observation du jeu énonciatif à travers le dédoublement du personnage en énonciateur « Commandant Moriba » et en locuteur « Le Magnific ». Dans la manifestation de cette dualité, se joue l’humour par l’agglutination, par le cumul de sens et de valeurs contrastés au regard du bon sens. Le balisage méta-énonciatif du discours est apparent au moyen d’indices de narration et du discours direct : Le Magnific : Y a un Commandant qui a posté ses éléments à un corridor quoi ! Et puis, il est allé en repérage. Donc, quelqu’un l’a appelé.

On lui dit : « Ah Commandant, les éléments tu as laissé au poste là-bas là, au corridor-là, eux tous sont en train de dormir. »

En effet, plusieurs instances apparaissent ici : le narrateur qui introduit l’action ; un acteur inconnu actualisé par le personnel indéfini « on » et un commandant. Les trois situations énonciatives s’imbriquent autour des éléments d’isotopie «spécifique» (y a un commandant ; on lui dit). C’est l’indétermination caractéristique de la faconde populaire dont use l’humoriste pour conférer à son message une certaine cohérence qui voile la source avec le trait /indéfini/.

Conclusion On retient de cette étude que l’humour prend sens dans le personnage-type de « Commandant Moriba », figure de supplétifs illettrés. Le discours humoristique de Le Magnific s’élabore selon des normes d’usage en situation avec une compétence lexicale spécifique manifestée par le cumul de deux langues. De par sa compétence culturelle, l’humoriste se livre à une accumulation désordonnée de détails civils et militaires. Sous les apparences du comique, l’humour intervient pour dénoncer les travers de la guerre au travers des accumulations de rôles, d’instances énonciatives, de 350

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codes langagiers et de caractères. Le calcul interprétatif du discours autorise à dire que le sens humoristique est rendu par l’inopinée jonction de deux caractères très distants qui se matérialisent par des accumulations d’indices matériels et linguistiques. L’usage désordonné du malinké et du français, le mélange des figures socioprofessionnelles, des caractères, de titres, etc. Au niveau rhétorico-pragmatique, l’effet d’accumulation est la neutralisation de la discrimination positive soldat-civil au détriment de la paix. L’accumulation des faits et gestes est aussi la manifestation dramatique de la confusion, du désordre et du chao, corollaires des conflits à travers le monde. L’acte de langage illocutoire dévoile la logique décevante de la guerre et ses implications sociopolitiques. Au total, c’est la Côte d’ivoire, mais aussi toute l’Afrique, affaiblie par les crises internes avec le lot quotidien de recrutements de mercenaires, de miliciens, d’enfants soldats. L’exemple de Birahima dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma est assez illustratif.

Bibliographie CHABANNE, Jean-Charles, 1996, Temps Mêlés-Documents Queneau 150 + 65-68 et dernier, printemps, En lisant les lecteurs de Queneau : les théories implicites de l’humour dans le discours critique, Article paru dans actes du Colloque « Pleurire avec Queneau » (Thionville, octobre 1994), p. 295-300. CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Énonciation et responsabilité dans les médias », Revue SEMEN, 22, Presses Universitaires de Franche-Comté, Besançon, novembre. CHARAUDEAU, Patrick., MAINGUENEAU, Dominique, (éds), 2002, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil. DELAIN, Pierre, 2013, Les mots de Jacques Derrida, Edition Galgal, consulté le 12 août 2015. DUCROT, Oswald, 1984, Le Dire et le Dit, Les Éditions de Minuit, Paris. ESCARPIT, Robert, 1987, L’Humour, Paris, PUF, (Que sais-je ?, N° 877). GRICE, Paul, 1975, « Logic and conversation », In Syntax ans semantics, vol 3. Speech acts, edited by Peter Cole and Jerry L. Morgan, New York: academic Press, 1975, p. 41-58. Traduction française « Logique et conversation », Communications, Vol 30, N° 1, 1979, p. 57-72. KERBRAT-ORECCHIONI, Catherine, 2002, L’énonciation, Paris, Armand Colin. MORIER, Henri, 1981, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, PUF. RABATEL, Alain, 2012, « Ironie et sur-énonciation », Vox Romanica, pp.42-76 Consulté le 15 avril 2015, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00796305. 351

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Présentation

V. L’humour dans la langue

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Humour, tabou et infléchissement sémantique dans l’arabe dialectal tunisien

Humour, tabou et infléchissement sémantique dans l’arabe dialectal tunisien Walid HAMDI Université de Gafsa - Tunisie

L’humour est un indice de déstabilisation des mécanismes ordinaires de la communication. Il est un moyen qui opère sur la langue en imposant de nouveaux paramètres de déchiffrement et encore un nouveau calibrage du sens. Quand il y a humour, le signe, la phrase, voire le texte se laissent appréhender aussi bien comme des énoncés générateurs de comique que comme une parole faussement neutre. Cette pratique est à saisir, donc, comme un détour qui contribue à l’ébranlement du principe monolithique de la parole en s’offrant à l’énonciateur comme le garant d’un discours doublement marquée qui verbalise, à la fois, une réalité et une charge affective en sus à propos de cette même réalité. « Selon Freud, l’humour est libérateur, mais aussi grandiose en ce qu’il manifeste la résistance de l’individu aux atteintes du monde extérieur », souligne J. Gardes-Tamine. C’est ainsi que l’humour, permettant un supplément comique capable de dévier le contenu et la portée des signes, se pose comme un éminent moyen servant à ménager deux types de codes, linguistique et social. Dans ce papier, on entend faire la part belle à l’interaction entre humour et tabou et son impact sur le langage dans l’arabe dialectal tunisien ; ce dernier se posant comme un moyen communicatif pragmatiquement plus convenable et plus spontané que l’arabe classique dans les échanges linguistiques.

1. La prédisposition du dialecte à l’humour Le fait d’évoquer un dialecte comme support linguistique où se nouent les différents jeux communicatifs relatifs à l’humour semble inciter à une mise au point 355

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préliminaire. Cela permettra de tirer au clair la différence entre dialecte et langue et leur capacité à véhiculer une éventuelle charge humoristique, essentiellement lorsqu’on se rend compte que dans la situation que nous évoquons, l’arabe classique constitue la langue mère pour le dialecte tunisien – et aussi pour une panoplie de dialectes qui en sont des variantes particulières –. L’arabe dialectal tunisien en est donc une langue fille dont le statut et l’étendue varient d’une approche à une autre Ainsi, la définition d’une langue passe impérativement par un ensemble de critères intrinsèques et extrinsèques relatifs à son évolution, à son usage et à sa vigueur ou plutôt à la vigueur de la communauté qui l’utilise et qui veille à sa conservation. Une langue est un dialecte « avec une armée et une flotte »(1) comme l’affirme M. Weinreich qui insiste nettement sur la prééminence du facteur politique dans la détermination de l’importance de n’importe quel système linguistique. Mais à envisager l’expression de M. Weinreich dans sa dimension métaphorique, on se rend compte que la force d’une langue n’est pas seulement tributaire de la force politique qui l’appuie, mais aussi de la force des institutions qui sont derrière cette langue. L’arabe, dans ce sens, est remarquablement adossé au Coran qui semble lui garantir sa gloire et sa pérennité. Les deux se complètent, se conservent et se rendent service si bien que dans la littérature linguistique moderne on avance souvent l’écriture sainte comme l’un des principaux remparts qui aient participé à la conservation et au prestige de la langue arabe. On l’avance même comme un appui plus solide que les considérations politiques, économiques et sociales, lesquelles sont jugées moins intéressantes quand il s’agit de chercher les causes de la résistance et du charme de cette langue. Cependant, si la langue mère conserve encore sa solidité et continue toujours d’avoir un rôle rassembleur au sein de la communauté arabo-musulmane – aussi variée et aussi bigarrée qu’elle soit −, elle ne constitue nullement la langue la plus proche et la plus intime des arabes. Certes, elle est la langue officielle et également la langue du sacré, mais l’ « officieux » et le « profane » ont aussi d’autres atouts qui les font valoir. C’est ainsi que l’humour, procédé souvent relégué au second plan en raison de son incompatibilité avec le sacré et les formes officielles, trouve dans le dialectal un moyen d’épanouissement. Les dialectes arabes – presque au nombre de l’ensemble des pays qui forment cette civilisation – paraissent, par la suite, comme le lieu le plus approprié à la pratique de l’humour, cette pratique qui suppose que l’usager a « un sentiment direct »(2) lui permettant de jouir d’une grande aisance discursive. 1 - Cité par Th. Paikeday, Native speaker is dead?, 1985, Toronto and New York, Paikeday publishing. C’est nous qui traduisons. 2 - Ducrot, O, et Schaeffer, J-M, 1995, Nouveau dictionnaire encyclopédique du langage, Paris, Seuil.

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Un dialecte, comme dans le cas de ceux issus de la langue arabe laquelle est une langue mère encore vivante, est souvent éclipsé par cette langue dominante, et ce en raison de l’étendue de cette dernière qui s’impose dans les situations d’usages officiels. Le propre des dialectes est qu’ils revêtent des rôles essentiellement psychique et social pour l’individu et les groupes − plus ou moins restreints − qui les manipulent. Ce rôle qui passe souvent inaperçu est, pour ainsi dire, le moyen qui permet de dépasser le caractère officiel et protocolaire qu’impose l’arabe classique. Les variantes dialectales, entendues comme un aboutissement tout naturellement logique de l’évolution d’une langue quelconque, sont donc perçues comme plus appropriées à la communication, et surtout au principe de dynamicité sollicité par des situations conversationnelles de plus en plus changeantes. Souvent, les dialectes issus de l’arabe se montrent plus compatibles à l’action humoristique parce qu’ils sont sentis comme plus vifs et plus à la portée de leurs utilisateurs ; ne dit-on pas que la pratique de l’humour est le meilleur signe de la maîtrise d’une langue ? Ainsi, les arabophones, à cheval sur une langue jugée de plus en plus obsolète et des dialectes qu’ils forgent et manipulent avec davantage de compétence, semblent tirer profit d’une situation de quasi-bilinguisme à peine déclarée. Ce sont les dialectes qui commencent à gagner du terrain en s’imposant comme outil de communication dans les conversations quotidiennes. Même dans les contextes académiques et officiels, la volonté de faire basculer les choses au profit des dialectes est de plus en plus palpable. Cet état de déséquilibre entre l’arabe classique et ses variantes locales – comme se proposent de les appeler les défenseurs de la langue du Coran – trouve une justification à travers trois principaux facteurs : - Un facteur d’intelligibilité : la communication via les dialectes est jugée plus pertinente et plus efficace parce que leurs « grammaires intériorisées »(3) sont mieux assimilées par leurs usagers, y compris ceux cultivés, ceux moins cultivés et ceux totalement incultes. - Le facteur d’économie : c’est un facteur corollaire à celui d’intelligibilité. Les deux sont envisagés dans la perspective d’une équation qui préside à toute utilisation de la langue et qui consiste à chercher le maximum de clarté discursive tout en fournissant le minimum d’effort. Dans ce sens, le dialecte, par son allègement morphologique, se prête mieux aux procédés du métaplasme (les apocopes, les syncopes et les aphérèses). De même, le recours au code switching − surtout dans le cas des dialectes du Maghreb − semble obéir à cette loi d’économie où l’usager évite inconsciemment les mots morphologiquement volumineux en les cherchant dans la langue française, et encore moins dans la langue anglaise (ceci apparaît surtout dans 3 - Au sens que lui assigne la grammaire générative et transformationnelle.

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le cas du chat, des messages ou des autres formes de communication qu’offre l’espace virtuel). - Un facteur d’expressivité : c’est le facteur le plus important. Le recours aux dialectes satisfait au besoin de la créativité que nécessite le rythme de plus en plus rapide de la vie moderne, et encore les nouvelles données issues de la technologie et nécessitant de nouvelles nomenclatures. A cet égard, si l’arabe classique affiche souvent son insuffisance dans la grammaticalisation de la modernité, les dialectes se montrent plus souples et plus accueillants. Ceci apparaît surtout quand il y a nécessité d’un renouvellement lexical relatif à l’inventivité métaphorique et métonymique qu’exigent les multiples situations de communication engendrées par une modernité galopante. Techniquement, les tropes, en général, et la métaphore, en particulier, constituent le moyen − et encore le tremplin − permettant d’apparier à un signe préexistant une deuxième signification qui lui est à la fois identique et différente ; identique par son signifiant et différente par son signifié. L’abondance des tropes inhérents au dialectal est le signe d’un système linguistique lexicalement prolifique. Cependant, la métaphore n’est plus seulement à la base d’une volonté d’étiquetage lexicale, mais aussi d’une nécessité de s’exprimer par des détours de dire les choses par ricochet en opérant par une sorte de stratification sémantique relative principalement à l’humour et à l’ironie. Il s’ensuit de ce qui précède que la compatibilité des variantes dialectales avec l’humour constitue un signe qui doit être pris en considération quant on veut définir la compétence linguistique, l’engouement discursif et les structures préférentielles chez une communauté quelconque en situation de quasi-bilinguisme. Dans cet esprit, les linguistes qui se sont intéressés aux différentes situations de diglossie tendent à considérer qu’il vaut mieux parler, dans le cas des tunisiens, de locuteurs natifs en arabe dialectal tunisien et non pas en arabe classique. Ils ne sont donc pas parfaitement sur deux codes, ce que prouve déjà leur incapacité – ou du moins leur désaffection − à pratiquer des procédés comme l’humour en arabe classique. Le rire, le comique, l’ « horrible » (terme utilisé pour designer l’humour noir), et l’ironie ne se pratiquent presque jamais dans la langue écrite en Tunisie. Mais l’humour n’est pas seulement une composante définitoire d’un code de communication, il est aussi un facteur agissant sur ce code. Il contribue même − ne serait-ce que relativement − à octroyer une nouvelle teneur et de nouvelles acceptions aux signes.

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2. Humour et altération de la langue L’humour s’affirme comme un mécanisme qui ne cesse d’affecter la langue et sa capacité à générer de nouveaux signifiés pour des signifiants qui ne semblent pas se prêter à ce type de changements syntactico-sémantiques. Pour la clarté de la démonstration, on propose de traiter séparément les deux aspects, syntaxique et sémantique, du processus de « dé-formation » du sens. 2.1. L’aspect syntaxique Cet aspect se resserre notamment autour de l’emploi des pronoms personnels. Dans ce cas de figure, on fera observer que ce type de mots se voit affecté sémantiquement avec l’entrée en jeu d’un facteur social, non moins agissant lui aussi sur le langage. Il s’agit du tabou, surtout celui relatif à la façon de concevoir le sexe et par la suite le corps humain, ce corps qui témoigne d’un paradoxe frappant en ce qu’il est haïssable et bafoué en apparence, mais désiré et convoité en catimini. L’humour est, en conséquence, l’une des pratiques les plus requises quand on cherche à contourner le tabou qui pèse lourdement sur la société arabo-musulmane. C’est donc l’humour qui permet aux usagers du dialecte tunisien de faire appel aux parties du corps les plus intimes et les plus taboués sans encourir le risque de transgresser les convenances sociales dans une société où les contours de ce tabou sont rigoureusement tracés. Ceci dit, des énoncés de type « Je te le donne » ou « Tu le lui a donné » constituent des phrases à sens à la fois clair et brouillé, univoque et équivoque. Ainsi, le cumul du datif et de l’accusatif devant un verbe doublement transitif et exprimant l’idée du don ou du mouvement risque de générer deux interprétations différentes, l’une littérale et directe, l’autre souterraine et spécieuse. Ce deuxième type d’interprétation n’est que la manifestation d’une force sourde où on cherche à s’en prendre discrètement aux règles de bienséance sociale. De fait, les deux pronoms subissent une désémantisation, et encore une resémantisation en se dotant d’une référence discrètement érotique. Dans ce jeu sur la référenciation, le pronom accusatif n’est que le substitut de l’organe génital masculin, tandis que le datif se présente comme la tierce personne qui participe passivement à l’acte sexuel. Toutefois, pour que cette deuxième interprétation soit réellement envisagée, une autre donnée doit se présenter, celle relative à la structure actancielle du verbe et consistant à la nécessité de la présence d’un verbe trivalent (avec trois actants). Ce type de verbes constitue une reconstruction − du moins du point de vue valentielle, et donc syntaxique − de l’acte sexuel qui nécessite un agent (ou un sujet qui est en position de force), un patient (un datif (4) qui subit l’action) et un accusatif (qui représente l’organe sexuel, élément hautement taboué et déguisé sous forme d’un simple pronom clitique). Notons à ce titre que l’humour est le garant 4 - Au sens que lui donnent les linguistes anglais sous le nom de « undergoer ».

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d’un tel jeu de brouillage où les éléments relevant de la situation de communication semblent déterminer le sens et la portée de l’énoncé. On songe ainsi à la notion de contexte ou à celle d’extralinguistique, deux notions qui font appel à la composante pragmatique et qui participent pleinement à la détermination du sens de l’énoncé. L’humour qui articule l’interprétation sémantique autour de la structure valentielle du verbe crée une sorte de séquence à double entente. Cette pluralité sémantique génère, de sa part, un brouillage syntaxique dans ce sens que l’énoncé se voit obéir à une double analyse du point de vue formel. Il est une séquence libre quand on pense à une phrase dépourvue de toute charge humoristique et ayant une interprétation ordinaire, et en même temps, une séquence figée quand on envisage le supplément érotique que laisse entendre un éventuel sens humoristique. L’interprétation de l’énoncé en tant que séquence figée demeure théoriquement possible pour toute expression se construisant d’un verbe trivalent et connotant, comme ceci a été dit, le sens du mouvement ou du don. D’un autre côté, l’inconscient des usagers du dialecte tunisien semble militer implicitement à contrer le tabou via le recours à cette technique humoristique laquelle pourrait s’interpréter, dans un sens, comme un humour noir eu égard au drame intime qu’il fait découvrir. Cette violation des tabous, à peine dévoilée, apparaît encore dans la susceptibilité d’une généralisation du figement lequel est susceptible d’affecter un paradigme de séquences beaucoup plus élargi que celui décrit. On pense à des configurations se fondant sur un verbe assorti d’un clitique accusatif de type « le tenir, « le maintenir », « l’avaler », « le manger », « le sentir », « le voir », « le montrer », etc. Ces formes rappellent indubitablement la dichotomie « séquence libre/séquence figée ». En effet, une fois entendue comme séquence libre, chaque expression s’interprète suivant une signification ordinaire, qui est forcément neutre et objective. Mais une fois considérées comme séquences figées, et ce sous l’effet de l’action humoristique, ces différentes configurations se convertissent en des énoncés érotisés ayant presque une signification commune entre elles, celle relative à l’acte sexuel ou à l’une de ses étapes. Pour le clitique, il dénote exclusivement l’organe sexuel. L’altération qui affecte l’aspect syntaxique n’est en réalité que l’expression d’un changement qui s’opère parallèlement sur le plan sémantique. 2.2. L’aspect sémantique La double lecture découlant du ballotage entre l’aspect figé et celui défigé des séquences semble aller de pair avec une stratification sémantique qui affecte une large panoplie de lexèmes. On vise les verbes qui se colorent, eux aussi, suivant cette double interprétation. Dans cette perspective, les verbes obéissant à la même logique 360

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relative au jeu de « désémantisation/resémantisation » sont susceptibles d’opérer une recatégorisation sémantique à chaque fois où le contexte humoristique se fait sentir. C’est surtout le cas des verbes dont le procès dénote un fait concret, comme dans le cas des verbes de sentiment (exemple « goûter, sentir, toucher, entendre etc. » ou encore des verbes se construisant avec un complément d’objet concret ou rappelant une caractéristique, de quelque manière que ce soit, des organes génétiques. On cite les exemples de « tailler, ouvrir, percuter, gonfler etc. ». Par ailleurs, l’humour qui fait porter implicitement le sens de certains verbes au bord du tabou, n’épargne pas leurs compléments d’objet qui participent à la recatégorisation sémantique de ces verbes et qui se transforment, eux aussi, en des objets ayant une haute charge érotique. Les substantifs pouvant illustrer ce paradigme font légion. On cite à titre d’exemple : « placard, cartable, balance, tuyau, jauge, montagne (par exemple dans l’expression « région montagneuse ») » qui, sous l’effet de la métaphore ou la métonymie, témoignent d’un passage de l’indécent au décent, de l’impudique au pudique, tout en garantissant la virulence muette du discours. Ce sont donc de nouveaux automatismes figuratifs qui se créent et qui sont de nature à accroître l’ambiguïté des signes en assurant leur polyfonctionnalité. Ce type de détours est sollicité aussi bien dans les contextes comiques que dans d’autres contextes ironiques et sarcastiques. Il s’agit ainsi d’une saturation sémantique qui affecte des noms à première vue monosémique et qui en fait des mots finement polysémiques. Cette stratification des niveaux de la signification manifeste visiblement une dynamique langagière déclenchée et motivée par l’action métaphorique relative à la pratique de l’humour. Ainsi, la métaphore dans le contexte humoristique se fait un outil de brouillage par excellence. Elle permet le rapprochement inattendue − mais pertinemment justifié − de domaines a priori disparates et incompatibles. C’est le cas du recours à la métaphore puisée dans la nature (« les montagnes, les cannes, les collines etc. ») laquelle offre l’occasion d’une analogie à la fois imprévue et pertinente, dépaysante et éloquente. Le génie des usagers de ce dialecte, qui fait d’eux des humoristes sans qu’ils le veuillent, fait que plusieurs objets qui peuvent rappeler la forme ou les caractéristiques d’un des organes génitaux se voit exploitable en tant que base d’une métaphore ou d’une métonymie. On songe à des motifs puisés dans le domaine de la mécanique où le corps humain - y compris ses organes taboués - se laisse comparer à des éléments ou à des pièces de la voiture, des engins (l’exemple de « jauge », « carcasse », « tôle », « amortisseurs », etc. ). La disposition de l’arabe dialectal tunisien à l’humour, et au-delà à l’action métaphorique, ne semble pas seulement tributaire des propriétés de cette langue. Mais 361

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le contexte et l’état psychique et social de ses usagers se montrent aussi déterminants dans ce jeu tacite d’étiquetage.

3. L’humour pour contourner le code social L’humour a toujours constitué l’une des armes les plus redoutables servant à contrer le tabou, ce qui justifie peut-être sa propagation facile dans différents contextes quotidiens. C’est donc le sens de l’interdit dans les contextes pédagogiques, familiaux, politiques etc. Ainsi dans le domaine scolaire, les élèves assignent souvent au discours humoristique une fonction compensatoire, voire de vengeance. De fait, face à l’intransigeance de l’institution pédagogique, les apprenants recourent souvent à des types de discours à double signification dans l’intention de ridiculiser leurs enseignants. Généralement, le discours humoristique, courtois et sournois par définition, mène à des effets de sens inattendus. C’est dire qu’avec ce type de discours, on réussit un double langage où chaque énonciataire s’en tient au niveau d’interprétation qui lui est d’usage. A ce titre, on entend habituellement un élève dire, en s’adressant à son professeur, « Monsieur je te l’ai donné » (pour par exemple « Je t’ai donné le cahier, le crayon » ou autre référent qui demeure facilement récupérable dans ce contexte). Même si le professeur est en mesure de déchiffrer le supplément humoristique que véhicule la phrase, il se voit souvent obligé de se contenter du niveau littéral sous peine d’être ridiculisé. Cette manipulation tant malicieuse que subversive du code devient de plus en plus répandue dans les conversations quotidiennes des jeunes élèves si bien qu’une universitaire tunisienne qui tente d’étudier le rapport « homme/femme » dans la société tunisienne conclut à une constatation étonnante. Pour elle, le rapport entre les deux sexes, sur un plan purement linguistique, ne peut être qu’insolite dans une communauté qui se permet de dire « manger une fille » pour dire coïter une fille, alors que pour signifier « manger du poulet » on dit, littéralement, « coïter une poule ». Cependant, si le contexte pédagogique se constitue en arme dont disposent seulement les apprenants face à leurs enseignants, les différents types de discours dits « propagandistes », essentiellement celui politique et médiatique, s’offrent comme un espace de concurrence dans lequel l’humour est une pratique fort rentable. Dans cette perspective, nous nous en prenons à quelques exemples puisés dans le discours des politiciens lors des deux campagnes électorales, présidentielles et parlementaires, à la fin de 2014. Ce type de discours constitue pour nous un échantillon assez représentatif de la mobilisation de l’humour comme outil benoitement plaisant, mais servant efficacement à offenser, et encore à tourner en dérision les adversaires politiques. Ainsi, pendant ces deux campagnes marquées par des attitudes on ne peut plus hostiles, les partisans de chaque partie usent et abusent des slogans et des 362

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expressions toutes faites teintés d’un certain type d’humour et où les frontières entre l’objectif et le subjectif semblent s’effacer. C’est ainsi que le vieux Beji Caїd Essebsi, l’un des favoris des urnes − qui était taxé de dernier dinosaure vivant, de l’homme tombé d’un livre d’histoire et également de momie − a su renverser la situation en recourant à une expression tellement vieille qu’elle ne renvoie à aucune référence précise. C’est l’expression « ‫ فبحيث‬barra rahhez », où le segment « barra rahhez » n’a pas de sens précis pour les générations d’aujourd’hui, sinon une façon démodée de dire à quelqu’un « fous le camp ». L’expression (déjà reposant sur un télescopage drôle entre arabe soutenu et arabe dialectal), sous l’effet de l’humour finit par signifier littéralement « va faire des ébats amoureux ». L’expression est passée pour l’une des prouesses verbales les plus citées du président actuel de la Tunisie. Le terme « ‫» فبحيث‬, suivi de trois points de suspension est même devenu le slogan de la campagne. L’ellipse du reste de l’expression est sentie comme un appel à l’imagination des électeurs pour reconstituer un sens saturé d’allusions érotiques. De même, les propos de l’ancien premier ministre Ali Laaraiedh « Nous les avons attendus par-devant, ils nous sont venus par derrière » se rallie à la liste des expressions qui ont été bien retenues dans le processus de déposition du parti islamiste Ennahdha. L’expression, ayant deux interprétations nettement distinctes, témoigne d’un ballotage sémantique entre sens implicite et sens explicite, entre le dit et l’interdit. En effet, l’adverbe « par derrière » qui n’a pas de connotations spécifiques en soi, glisse aisément vers un sens érotique une fois associé au verbe « attaquer », en formant ensemble une sorte de mot-tandem. Ceci dit, personne ne peut se priver, notamment les détracteurs politiques de ce ministre, d’y voir l’auto-dénonciation d’une personne qui a été déjà montrée dans des vidéo, truquées, dans des situations indécentes. Sur un autre plan, l’efficacité de l’humour comme arme discrète s’affirme surtout à travers une étude des propos humoristiques dans les réseaux sociaux, particulièrement sur Facebook. On se rend compte que, malgré la grande liberté qu’offre Facebook à ses utilisateurs pour s’exprimer librement et indépendamment du contrôle de l’état tunisien, beaucoup d’utilisateurs continuent à exploiter la piste de la discrétion comme si l’œil vigilant de l’ancien régime était encore présent. C’est en quelques sortes une façon d’affirmer la pertinence de l’humour en tant qu’arme servant à déjouer la censure. C’est dire aussi que dans cet espace virtuel libre, on opte encore pour l’indirecte et l’implicite en vue d’optimiser la rentabilité des signes. La créativité et le charme relatifs à cet indirect – l’humour en est la meilleure illustration – sont alors à concevoir dans leur interaction avec les différentes formes de la censure. Le discours humoristique ne semble pas épuiser toute sa signification dans son sens le plus explicite. C’est un discours sémantiquement saturé, sérié et pluralisé nécessitant un dispositif de déchiffrement qui permet d’aller au-delà des signes. 363

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Conclusion En conclusion, l’humour et le tabou constituent deux concepts de premier ordre dans les approches qui visent l’étude des modalités d’émergence des nouvelles significations. Il s’agit de deux principaux motifs fonctionnant comme des catalyseurs de changement linguistique. Cette importance accrue imputée à ces deux concepts se fait sentir davantage dans le cas de l’arabe dialectal tunisien. Le social semble ainsi être un facteur déterminant dans la dynamique des systèmes linguistiques, surtout ceux dont les usagers subissent lourdement le fardeau des standards sociaux.

Bibliographie BERGSON, H., 1900, Le Rire. Essai sur la signification comique, Paris, Payot. DUCROT, O., et SCHAEFFER, J-M, 1995, Nouveau dictionnaire encyclopédique du langage, Paris, Seuil. ESCARPIT, R., 1994, L’Humour, Paris, PUF. STEINER, M., 1998, Freud et l’humour juif, Press. ZIV, A., et DIERM, J-M, 1987, Le sens de l’humour, Paris, Dunod.

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Analyse sémantique de l’effet humoristique de la correspondance entre le sens littéral et le sens figuré des expressions idiomatiques marocaines

Analyse sémantique de l’effet humoristique de la correspondance entre le sens littéral et le sens figuré des expressions idiomatiques marocaines Sana BOURBI Doctorante, FLSH Béni Mellal - Maroc

Sujet et Problématique Notre communication porte sur une approche cognitive, sémantique et compositionnelle des expressions idiomatiques de l’arabe marocain. Prenant appui sur un corpus authentique des expressions idiomatiques attestées et vérifiées comme les plus familières et les plus fréquentes dans les interactions sociales, nous visons à dégager les effets humoristiques naissant de la correspondance entre l’image véhiculée par le sens littéral et le sens figuré de l’expression idiomatique marocaine.

1. Présentation définitoire des expressions idiomatiques Si le langage littéral est utilisé pour s’exprimer de façon précise et objective, le langage non-littéral est subjectif et implique une utilisation des mots qui s’écarte de l’habituel, avec des expressions qui ne peuvent pas être comprises mot à mot. L’expression idiomatique - objet de notre communication - est une forme du langage non littéral la plus utilisée dans les communautés linguistiques. Elle reflète la richesse du patrimoine langagier oral d’une culture et permet d’établir une fusion harmonieuse entre la cognition humaine universelle et la culture spécifique d’une langue. Afin de mieux définir ce qu’est une expression idiomatique, nous citons Rey & Chantreau (1993 : Introduction, VI/VII) pour qui l’expression idiomatique est liée au rôle sémantique, c’est « une manière d’exprimer quelque chose, elle suppose le plus souvent le recours à une « figure », métaphore, métonymie, etc.». 365

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Les auteurs ne manquent pas de signaler que les expressions idiomatiques se caractérisent par le décalage entre le sens lexical des constituants (sens analytique) et le sens de l’expression (sens global). Sur ce point, Cacciari (1994) explique que ces tournures non littérales apportent une certaine dynamique au discours en apportant du figuratif à un énoncé et le rendent moins ennuyeux. Nous retrouvons une opinion semblable chez Lakoff & Johnson (1985) qui avancent à leur tour que ces formes figurées et figées sont un moyen d’exprimer l’inexprimable. Elles peuvent être considérées comme un moyen de rendre certains concepts plus familiers ou plus concrets. Elles pallient l’imprécision du langage littéral afin d’exprimer nos pensées. Cette vision ne s’écarte pas davantage de celle de Michel Danesi (1989) qui aborde la cognition à travers le développement d’analogies que nous faisons entre les concepts et les choses qui nous entourent. Il renchérit que dans certains cas, les formes non littérales sont le seul moyen que nous ayons afin de verbaliser certains concepts ou idées qui sont si abstraits et que seules des images de notre imagination ou des analogies et comparaisons avec nos expériences du monde se révèlent être des alternatives pour les exprimer à l’oral. C’est pour cette raison que nous recourons souvent à ces tournures phraséologiques, formes du langage non littéral, alors que nous pouvons aisément communiquer littéralement. Au fil de ce qui vient d’être dit, nous synthétisons que la brièveté et métaphoricité de ces séquences phraséologiques donnent une vie et une couleur aux discussions quotidiennes. Elles sont des expressions linguistiquement figées, culturellement conventionnelles et basées sur une image métaphorique. Quand les marocains veulent exprimer un état ou une émotion ou décrire une situation de façon non littérale, ils puisent dans les expressions idiomatiques qui offrent via les métaphores, des images intéressantes, surprenantes et humoristiques.

2. Les théories linguistiques sur les expressions idiomatiques Dans la perspective générativiste (Chomsky, 1980) et générativistetransformationnelle (Fraser 1970), les expressions idiomatiques sont considérées comme des structures figées et non-décomposables dont le sens global n’a aucun rapport avec le sémantisme de leurs constituants. Ceci est dû au fait que leur véritable sens prend son origine dans des métaphores mortes. Cette approche est essentiellement critiquée par (Nayak et Gibbs, 1989 ; Gibbs, 1992, 1993, 1994 ; Gibbs & O’Brien, 1990) dont les études permettent d’élaborer une nouvelle hypothèse nommée « la décomposition idiomatique » selon laquelle les expressions idiomatiques peuvent être analysées de manière à ce que chaque mot contribue à la formation de la signification métaphorique de l’ensemble de l’expression. Cet avis est partagé par Cacciari et Tabossi (1988) et Gibbs (1987-1993) qui insistent sur le fait que le sens figuré est l’extension métaphorique du sens littéral. Autrement dit, la relation entre 366

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les constituants de l’énoncé et sa signification idiomatique n’est pas arbitraire, mais motivée clairement par des liens sémantiques transparents. La relation entre le sens littéral et le sens figuré dans la compréhension des expressions idiomatique est donc abordée à travers la notion de la métaphoricité, souvent liée soit à une expérience ou à une situation réelle, soit à une image métaphorique créée par la similarité entre l’expression idiomatique et son sens littéral (Cronk et al., 1993 ; Gibbs, 1980, 1985 ; McGlone et al., 1994). Dans le même ordre d’idées, Gibbs & al. renchérissent que les expressions idiomatiques sont analysées de manière compositionnelle à travers le transfert métaphorique d’un domaine source à un domaine cible. Le point de départ de ce modèle est donc la métaphore conceptuelle proposée par Lakoff & Johnson(1980). A l’appui de cette réflexion, nous citons Gibbs, Bogdanovich, Sykes, and Barr (1997:141) qui admettent que de nombreux concepts, les abstraits en particulier, sont en partie structurés via la correspondance métaphorique de l’information à partir d’un domaine source familier à un domaine cible moins familier.

3. L’humour à travers les expressions idiomatiques marocaines 3-1. L’humour entre formation et déformation du sens figuré de l’expression idiomatique L’humour prend forme et sens à travers la définition que donne Le Petit Larousse Illustré (2007 : 555) selon laquelle l’humour est une « forme d’esprit qui cherche à mettre en valeur avec drôlerie le caractère ridicule, insolite ou absurde de certains aspects de la réalité, qui dissimule sous un air sérieux une raillerie caustique ». Nous renchérissons le concept de l’humour avec la définition qu’offre Le Nouveau Petit Robert de la Langue Française (2010 : 1258) : « forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites ». Reliant l’humour à l’univers idiomatique, nul ne peut nier le rire qui se déclenche à la suite de l’utilisation d’une expression idiomatique dans un contexte littéral ou du changement d’un constituant figé par un autre pour créer la surprise de la situation. Ce procédé trouve une terre fertile dans les sketches humoristiques et dans de nombreux slogans publicitaires ou même dans certains articles critiquant les situations et les mœurs sociales. Dans ce cas, l’humour, via les expressions idiomatiques, est crée par le jeu de mots qui vise à défiger la tournure figée en changeant son signifié, en ôtant l’expression de son idiomaticité et la dénudant de sa dualité de sens littéral et sens figuré et de son contexte figuré. Cependant, les expressions idiomatiques n’ont pas besoin de tout un travail de défigement et de littéralité pour créer l’humour ; il suffit de considérer le sens figuré en le reliant aux images littérales dépeintes, aux métaphores, aux comparaisons utilisées et aux références culturelles et sociales. Nous découvrirons que l’humour se crée en construisant le sens figuré et non en le détruisant. Ainsi, 367

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l’humour, dans l’idiomaticité marocaine, prend vie à travers la déformation du sens littéral au profit de la construction du sens figuré. 3.2. L’humour dans la motivation (1) des expressions idiomatiques marocaines Nous partons du constat que ce que nous disons et signifions ne coïncide pas avec la compréhension des expressions idiomatiques. En effet, les interlocuteurs ont tendance à effectuer une analyse défigée ou littérale de ces tournures idiomatiques. Cette analyse dévoile des images humoristiques traçant souvent un sourire et faisant parfois rire. Ainsi, au lieu d’exprimer un état émotionnel, physique ou moral ou de décrire un objet ou un fait en un seul mot, nous recourons aux expressions idiomatiques qui dessinent des images métaphoriques humoristiques originales comme l’illustrent ces expressions idiomatiques extraites de notre corpus. 3.2.1. Situation sociale et matérielle: Nous avons mis la main sur une image intéressante exprimant l’acte du mariage ayant un effet humoristique à travers sa portée ironique : 1- katb 3li-ha bzntit l-m rf louche)

‫( كاتب عليها بزنطيط املغرف‬écrire avec le bout de la

Dans cet exemple (1), le verbe [kateb] connote le mariage. En revanche, la portée humoristique et ironique de l’acte réside dans l’outil de l’écriture à savoir le bout de la louche [zantit l-moghrf]. A travers le choix de ce constituant figé, l’image du mariage prend un ton ironique, puisqu’on n’écrit pas avec le bout de la louche, mais avec une plume ou un stylo. L’outil de l’écriture exprime métaphoriquement un faux mariage. 2- la ras-u ri a ‫( على را�سو ري�شة‬avoir une plume sur la tête) 3- r-bba r-ri

‫( ربى الري�ش‬Avoir les plumes qui poussent)

Dans (2) et (3), le domaine zoologique forge le sens figuré des deux expressions. L’exploitation est précisément faite des plumes d’oiseaux. Nous décelons, dans (2), une référence culturelle orientale à la plume du paon que portaient les sultans sur la tête. Il s’agit ici d’une métonymie utilisant la plume pour le sultan qui symbolise la richesse et la puissance. De ce fait, décrire une personne portant une plume sur la tête, c’est la comparer à un sultan, image qui crée un effet humoristique en imaginant un sultan de mille et une nuits. Alors que dans (3), la métaphore de l’oiseau active le sens figuré de l’amélioration de l’état matériel et social à travers la mise en scène d’un oiseau dont les plumes commencent à pousser. Ainsi, les plumes, qui servent à protéger le corps

1 - Il s’agit de la correspondance entre le sens littéral et figuré des expressions idiomatiques marocaines.

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de l’oiseau et lui permettent de voler, connotent l’aisance matérielle et l’ascension sociale, tandis que l’action de la pousse des plumes conceptualise l’actualisation ou la réalisation de cette situation matérielle. Il existe bien une correspondance sémantique humoristique entre l’image littérale de la pousse des plumes et le sens figuré qu’elle véhicule. Une correspondance qui tient de la perception de la vie des oiseaux et de la connaissance du rôle que jouent les plumes dans la protection du corps de l’oiseau et la possibilité de voler. 3.2.2. L’état physique 4- wla def a l-llah ‫( ولى دفعة هلل‬devenir une poussée pour Dieu) Il s’agit, dans (4), de l’ironie de l’obésité d’une personne. La présence du champ religieux (Allah) relié au constituant figé poussée (def3a) dépeint l’image d’une personne incapable de bouger et qui prie les gens de la pousser afin de pouvoir bouger ou marcher. Cette image nous rappelle plaisamment la situation d’une personne dont la voiture est en panne et qui demande qu’on pousse sa voiture pour qu’elle démarre. Nous pouvons aller loin et prétendre que cette expression s’est forgée sur la base de cette situation de voiture en panne puisque nous relevons une correspondance entre les deux situations, correspondance qui tient à déclencher l’humour en imaginant une personne obèse suppliant qu’on la pousse. La description de la fragilité physique d’une personne se forge par l’intermédiaire du domaine source animal notamment par la comparaison avec la volaille partageant ainsi des caractéristiques communes dans l’expression : 5- flan d a bjd ‫( فالن دجاج بي�ض‬être un poulet blanc) Le point commun qui peut réunir une personne et le poulet blanc réside dans la fragilité. En effet, la volaille, issue de l’élevage industriel, a une constitution physique faible et fragile car son alimentation se base sur les aliments industriels antibiotiques. Elle ne supporte ni la chaleur ni le froid. Sa santé est précaire, courant toujours le risque d’attraper facilement des virus aviaires, contrairement à la volaille élevée en plein air qui se nourrit d’aliments naturels et ayant une plus grande force et résistance. Les expressions idiomatiques suivantes offrent des descriptions littérales humoristiques d’une personne ayant les yeux louches : 6- in l-qbla w in l-saħl l’autre sur l’ouest.

‫( عني للقبلة و عني لل�ساحل‬Avoir un œil fixé sur l’est et

7- in katsawb lħrira w in katqlb la lqzibra f lbħira

‫عني كت�صاوب احلريرة و عني كتقلب على القزيربة يف البحرية‬ 369

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(Avoir un œil qui prépare la soupe et l’autre œil cherche le persil au jardin) 8- mat uf fi-h la muħma la ada fl-ħbl

‫مات�شوف فيه الموحمة ال�شدة يف احلبل‬

(Ni celle qui a les nausées de la grossesse ni celle qui tient le cordon pour accoucher) 9-

flan babba

ina ‫( فالن بابا عجينة‬être une pâte molle).

Anatomiquement parlant, une personne louche a les yeux qui ne regardent pas dans la même direction. Dans (6), nous retrouvons l’expression de cet état physique dans l’exploitation originale du domaine spatial et religieux notamment avec le constituant figé (qabla), lieu du pèlerinage et qui indique l’est et l’ouest par (sahl). De même, dans (7), le monde botanique apparaît en offrant des constituants figés relevant de l’art culinaire marocain à savoir ‫( حلريرة‬soupe marocaine) et l’un des ingrédients essentiels à sa préparation (qzibra). Le fait qu’un œil est fixé sur la préparation de la soupe alors que l’autre œil cherche le persil dans le jardin, montre à quel point la description d’une personne louche prend un ton ironique mais amusant et certainement humoristique. Alors que dans (9), l’écart entre l’image mentale véhiculée par le sens littéral et la signification figurée crée un effet humoristique. En effet, la personne est comparée à un aliment mou, à savoir la pâte en s’appropriant la forme et la mollesse de cet élément. L’humour s’accentue par l’ajout du mot [babba] qui n’a aucun sens mais qui renvoie à la mollesse et au sens qu’engendre une pâte ramollie. Cette comparaison s’étale sur toute la personne pour exprimer métaphoriquement la paresse et l’incompétence d’une personne sans énergie. De retour au monde animal, nous décelons une comparaison originale des êtres humains avec des animaux sauvages et domestiques pour exprimer l’état de puberté : 10- fru -ha wq

‫( فروجها عوق‬son coq coqueline).

La tournure idiomatique (10) s’utilise pour qualifier une fille ou garçon qui atteint l’adolescence. Il y a une certaine transformation d’un état d’innocence (enfance) à un état de presque « mature » à travers l’image du poussin qui devient un coq et dont le rôle symbolique s’avère être la séduction qui se manifeste par le chant. Le choix de cette image littérale a un effet humoristique quand nous l’attachons à l’état humain. 3.2.3. Etat sentimental : La colère et la peur sont des sentiments négatifs et « sérieux » mais certaines expressions idiomatiques marocaines renferment des images littérales plaisantes surtout si nous les relions à leur sens figuré. La colère, par exemple, est métaphoriquement conceptualisée à travers une image qui, on ne peut dire que humoristique, quand nous la relions au sens qu’elle exprime :

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11- d-daha terħ:at

‫( داها طرحات‬Faire le va-et-vient).

Ce mouvement de va-et-vient [terha:t] renvoie à la scène de dance marocaine que faisaient les danseuses [ ikhat] lors d’une fête familiale. Ainsi, l’expression renvoie à une personne en colère s’agitant comme une danseuse dans une fête, laquelle expression est saupoudrée d’une pincée d’humour. 12- taħt li-h lkr

‫( طاحت عليه الكر�ش‬Avoir une diarrhée).

Dans cet exemple, l’expression de la peur se manifeste à travers le le corps. C’est le ventre qui subit l’effet de la peur et par métonymie, les intestins subissent un disfonctionnement qui engendre une diarrhée. 13- saret ru ‫( �صارط جرو‬Avaler un chiot). La tournure figée (13) brosse l’image d’un chiot ( ru) introduit dans la gorge d’une personne l’empêchant de parler. Le verbe (saret) renvoie aux zones responsables de la voix notamment la bouche, la langue et la gorge. Cette image exprime métaphoriquement et plaisamment l’effet de la peur sur la personne qui, sous le choque, ne peut plus avaler sa salive ou bien respirer comme si un chiot s’est introduit dans sa gorge. La source de l’humour provient du choix du chiot, par sa physionomie, sa douceur, sa voix. Voyons maintenant la source de l’humour dans ces deux expressions idiomatiques marocaines exprimant la peur: 14- jħid w jbid ‫( يحي�ض و يبي�ض‬Avoir sa menstruation et pondre) 15- bjd bida hna w bida lhih œuf là-bas).

‫( بي�ض بي�ضة هنا و بي�ضة لهيه‬Pondre un œuf ici et un

Dans (14), deux domaines source participent à la conceptualisation de la peur à travers la descente de la menstruation et à travers la ponte de la poule. Nous remarquons une symétrie syntaxique et phonologique à travers la coordination des deux verbes [jħid] et [jbid] ayant le même rythme phonologique avec l’assonance [d] et l’allitération [j]. Au niveau sémantique, l’expression présente une asymétrie: la variation en genre et en nombre(2) des deux verbes engendre une inacceptation sémantique puisqu’un homme ne peut pas avoir des menstruations et ne peut pas pondre. L’image schéma présente dans cette expression est vers le bas, mettant en lumière l’effet de la peur sur le corps humain, à savoir la chute. En (15), nous 2 - La variation en genre et en nombre de (49) est attestée et vérifiée au près des sujets marocains : [jħid w jbid]/ [yħid-u w jbid-u]

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retrouvons toujours le domaine source de l’animal précisément la poule, accentué par l’image schéma vers le bas. De ce fait, la personne ayant peur est métaphoriquement conceptualisée par l’image d’une poule qui pond. L’émotion est culturellement et métaphoriquement conceptualisée comme une créature surnaturelle relevant du domaine religieux et des croyances socioculturelles. Cette image est présente dans les expressions idiomatiques marocaines exprimant la colère. Nous illustrons par les exemples suivants: 16- rakb-u-h l-mslmin ‫( ركبوه امل�سلمني‬Être possédé par les musulmans) 17- rakb-u-h li-ma-kajtsama-use nomment pas).

‫( ركبوه ملكيت�سماو�ش‬Être possédé par ceux qui ne

Dans (16-17), le sentiment de la colère est exprimé à travers la métaphore conceptuelle : la peur est une créature surnaturelle. Cette métaphore dépeint de façon humoristique la personne en colère comme une personne possédée par les démons à travers l’utilisation les constituants figés [l-mslmin] (les musulmans) et [li-makajtsama-w- ] (ceux qui ne se nomment jamais). Ces constituants figés ont une origine culturelle et religieuse. Il s’agit de l’euphémisme du mot les « djinns » qui sont les démons. Dans la culture marocaine, il est interdit de prononcer le mot « djinns » par peur de les faire venir et d’être possédé par eux. Ainsi l’état de la perte du contrôle et de la raison, en plus de l’agitation corporelle d’une personne possédée par les « djinns » est semblable à l’état d’une personne en colère. 18- tal at li-h l-lqarda lr-ras tête).

‫( طلعات ليه القردة للرا�س‬La guenon lui monte à la

Dans (18), la colère est métaphoriquement conceptualisée comme une guenon [l-qarda]. L’utilisation d’un animal (femelle) dépeint l’image de la férocité et l’agitation subite d’une femelle qui se défend ou défend ses petits. Cette férocité est renforcée par le verbe [tle3] (monter) qui met en relief le schéma image vers le haut. Certes, en tant qu’interlocuteurs, nous ne nous sommes jamais arrêtés sur l’image que véhicule cette expression. Cependant, en considérant l’expression d’une optique littérale, nous verrons jusqu’à quel point la colère peut déclencher le rire par l’imagination d’une guenon montant sur la tête de quelqu’un, alors qu’il est en colère. Voici une autre expression dont l’image littérale nous interpelle : 19- trtq li-h -ib lzrq

‫( طرطق ليه ال�شيب لزرق‬lui faire pousser des cheveux bleus).

20- qla li-h lqmel fras-u

‫( قلى ليه القمل فرا�سو‬créer un grand dérangement)

Dans (19) l’intensité de la colère est dépeinte à travers deux images plaisantes, 372

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mettant en relief le changement de la couleur des cheveux, du noir au bleu. La portée humoristique de l’expression tient du choix d’une couleur de cheveux inexistante. De même dans (20), sous l’effet de la colère, le sang bouillonne et monte à la tête. Cette réaction est exploitée afin de dépeindre une image ironique dans laquelle les poux sont grillés sur la tête. 3.2.4. Etat moral : L’univers phraséologique de l’arabe marocain regorge de tournures figées qui décrivent, de façon plaisante et humoristique, une personne folle ou ayant perdue son raisonnement. Nous illustrons avec les expressions suivantes : 21- ql m a ‫ ( عقل م�شة‬avoir un cerveau de chatte) 22- tar li-h lfrijχ ‫( طار ليه الفريخ‬son petit oiseau s’est envolé) 23- χatf tsarħ mn am

‫( خاطف الت�سارح من اجلامع‬voler les tapis de la mosquée)

24- lwali li darb-u mabqa hna ‫( لوايل ل�رضبو مابقاهنا‬le marabout qui l’a frappé n’est plus là) 25- dazt li-h i ħa a mn s-saħa ‫( دازت ليه �شي حاجة من ال�ساحة‬quelque chose lui est passée par la cour) 26- kjdrb blħ r‫كي�رضب باحلجر‬

(il frappe avec des pierres)

27- kjqlz lkiran ‫( كيقلز للكريان‬faire un doigt d’honneur aux autocars. Dans (21) et (22), l’instauration du parallélisme entre deux réalités ou monde différents crée un contraste humoristique. Le domaine source animal entre en scène avec le domaine anatomique humain pour décrire métaphoriquement l’état de folie et d’insouciance. Ainsi, l’expression du manque de raisonnement est associée à l’image des animaux domestiques ou leurs petits comme les chats et les oiseaux, ceci à travers la perception de leur comportement et de leur apparence. Prenons l’expression (21) qui conceptualise métaphoriquement une personne insoucieuse et irresponsable. Cette conceptualisation métaphorique est née de la correspondance entre le domaine zoologique, notamment le comportement des chats, et le domaine cible, à savoir le comportement d’une personne immature et irresponsable. L’état moral est localisé au niveau du cerveau de la chatte et non pas au niveau de sa forme ou de sa couleur. Le cerveau humain, source de réflexion et de raisonnement, est ainsi remplacé par le petit cerveau d’une chatte. Cette substitution, diminutive par l’image de la petitesse de la cervelle de la chatte, accentue l’image métaphorique dévalorisante certes mais humoristique. Nous retrouvons une métonymie dans une métaphore, le cerveau de la chatte pour ses comportements et les traits de la chatte pour la personne. Dans (22), la configuration des constituants figés des différents domaines sources acquiert une 373

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dimension humoristique en se liant avec un sens figuré spécifique. Ainsi, le sens figuré de la folie est forgé à travers le verbe voler (tar) qui connote la perte, alors que la raison est conceptualisée par une petit oiseau (frijkh). Plus en détail, le cerveau, symbole du raisonnement, est métaphoriquement conceptualisé à travers le domaine animal notamment le petit oiseau. Pour exprimer l’état de folie et de perte de raisonnement, l’expression utilise l’image humoristique du petit oiseau qui s’envole, laissant la place du cerveau vide. Ainsi, la tête est le nid, le petit oiseau est le cerveau. Le fait de conceptualiser le cerveau - essence de l’Homme - comme un petit oiseau cache une expression d’ironie et une sous-estimation de la personne folle. L’expression figurative de la folie se forge à travers deux types d’images littérales. La première image explique la cause de l’état de folie que nous trouvons dans (23) et (24), alors que la deuxième image porte sur la conséquence de l’état de folie, précisément les comportements et actions d’une personne ayant perdu la raison. Nous retrouvons ces images dans (25) et (26). Commençons par les causes humoristiques de la folie et analysons les expressions (23) et (24). Nous remarquons que la cause de la folie a une relation étroite avec le domaine religieux et les croyances. Plus en détail, la perte de la raison est une conséquence ou une punition divine de la personne qui ose voler les tapis de la mosquée dans (23) ou suite à une malédiction d’un marabout dans (24). De même dans (25), l’expression de l’état de folie se forge sur les croyances relatives à l’apparition des esprits et démons exprimés implicitement par quelque chose « chi haja». De ce fait, la perte de la raison provient de la vue d’un démon qui passe dans la cour de la maison. Passons maintenant à la deuxième image littérale traitant des conséquences de la folie dans (26) et (27). Bien que la folie soit un état sérieux, les images littérales de ces trois expressions ont un effet humoristique. Ainsi, frapper sans raison les gens par des pierres dans (26) ou faire le doigt d’honneur aux autocars qui passent (27) montrent jusqu’à quel point les comportements d’une personne peuvent être insensés et inexplicables. L’expression figurée et ironique de l’avarice prend appui du domaine source vestimentaire comme dans: 28- ib-u fih l- garb ‫( جيبو فيه العقارب‬avoir des scorpions dans la poche). Nous remarquons que la poche se charge du rôle emblématique de l’avarice et l’économie. En effet, dans (28), l’emplacement du scorpion dans la poche empêche la personne de prendre l’argent qui est dedans. Le choix du scorpion confère à l’expression un effet plaisant. Pour décrire ironiquement une personne de faible personnalité ou sans estime, des séquences figées marocaines ont recours à certains domaines sources comme celui des animaux. Nous nous proposons d’examiner ici, et à titre exemplatif, les expressions suivantes:

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29- ħmar l-qafla ‫( حمار القافلة‬être l’âne du convoi) 30- ħmar t-aħuna ‫( حمار الطاحونة‬être l’âne du moulin) 31- majnf majdr kiħlib lħmara de l’ânesse).

‫( مينفع مي�رضكحليب احلمارة‬inutile comme le lait

Les images littérales présentes dans ces expressions idiomatiques relient l’état moral humain aux états perçus des animaux et à leur statut conféré par la société. Dans ces cas, il s’agit de l’âne domestique, animal ayant moins de valeur que d’autres animaux comme le cheval ou le chameau. Le statut que confère la société à l’âne est métaphoriquement projeté sur l’état d’une personne sans estime et à qui on confie les tâches les plus ardues (29). A l’époque où les voyages et le commerce se faisaient à travers des convois de chevaux, de chameaux et d’ânes, on laissait les ânes à la queue du convoi leur confiant les bagages et marchandises les moins importantes. Alors que dans (30), le fait qu’une personne est comparée à l’âne du moulin qui y va chaque jour, pliant son dos sous le poids de sacs de farine ou ayant la tâche de tourner autour du moulin, dépeint l’état d’une personne sans personnalité et qui ne conteste jamais. Dans la même lignée, l’expression (31) évoque le même état moral d’une personne fainéante sans utilité. Encore une fois l’image plaisante et méprisante de l’âne s’étale sur sa femelle et son lait, bien que ce dernier soit reconnu pour ses vertus cosmétiques et médicinales. 32- krimt s-salamo alik-om

‫( كرمية ال�سالم عليكم‬jardin de salut)

Quant à l’expression (32), sa portée humoristique ne peut être saisie que si son étymologie est reconnue. Il s’agit de l’histoire d’un homme qui possède dans son jardin un grand figuier. Cet homme était tellement gentil et naïf qu’il offrait des figues à chaque passant du village qui le salue en passant près de son jardin. 33- kajbul lur kif mal ‫( كيبول اللور كجمل‬uriner en arrière comme un chameau). L’expression figée (33) sert à qualifier une personne ingrate qui au lieu d’aider ses proches qui sont dans le besoin, va à l’aide des inconnus. Ce défaut humain est métaphoriquement et ironiquement exprimé à travers l’image du chameau. Nous avons alors une comparaison explicite à travers la conjonction comme [kif]. L’expression de l’ingratitude est effectuée à travers l’image du chameau qui jette son urine en arrière. Il est intéressant d’attirer l’attention sur le choix de l’image du chameau pour exprimer figurativement un défaut humain. Ce choix vient de la perception et l’observation du comportement de cet animal. Quoique le chameau ne soit pas le seul animal qui jette son urine en arrière, puisqu’il y a le lynx et le lion, il reste l’animal le plus présent dans la culture marocaine, notamment dans le sud, plus que le lion et le lynx. 375

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Traitant toujours des défauts moraux, la méchanceté, l’amoralité et la malhonnêteté peuvent être exprimées métaphoriquement et humoristiquement via les expressions investissant le domaine religieux et les croyances socioculturelles comme dans les exemples suivants : 34- majsχin li-h lma ‫( ماي�سخن�ش ليه املا‬l’eau ne lui chauffera pas) 35- qbr-u majnud fih rbi tombe

‫( قربو مينو�ض�ش بها ربيع‬aucune herbe ne poussera sur sa

36- hareb l- itan mn qb-u ‫ ( هارب لل�شيطان من قبو‬il s’enfuit du capuchon de Satan) 37- majakul m a-h itane ‫( مايكل�ش معاه ال�شيطان‬Satan ne mange pas avec lui) Les expressions (34) et (35) relient le comportement d’une personne malhonnête et méchante au sort qu’elle subira après sa mort. Ces deux expressions mettent la lumière sur les rites funéraires en Islam et les croyances qui s’y relient. Ainsi, si la personne était méchante, amorale et malhonnête et ayant commis beaucoup de mal dans sa vie, alors après sa mort, l’eau avec laquelle son cadavre sera lavé ne chauffera jamais (34). De même, aucune plante ne poussera dans la terre de sa tombe (35). Dans (36) et (37) l’image d’une personne méchante et malhonnête est assimilée à celle de Satan. En effet, dans (36), l’image littérale dépeint une personne méchante comme ayant vécu avec Satan, puisqu’elle s’est enfuie de son capuchon. Quand à (37), elle dépeint ironiquement une personne qui réunit tout le mal et la malice à tel point que Satan n’osera même pas manger avec elle sur la même table. 3.2.5. Feindre un état : Certains états moraux sont exprimés par des séquences figées puisant leur motivation dans des histoires et des contes populaires. Ainsi, pour décrire de façon ironique et plaisante une personne feignant un état comme la peur ou la maladie, nous utilisons des expressions telles : 38- qa f arbi ja-mimun lèvres)

‫( �شقة يف �شاربي ياميمون‬Mimoun, j’ai une fissure sur les

39- baq baq lgola ‫( باق باق القلة‬le glouglou de la jarre). L’histoire de (38) remonte à l’époque où les esclaves servaient dans les grandes maisons marocaines. Le prénom « mimun » est un prénom d’esclave très répandu à l’époque. En effet, il est question d’un esclave paresseux qui cherche à fuir le travail en créant des prétextes insensés. Un soir, il se blessa aux lèvres. Le matin, quand Minoum lui demanda de se mettre debout pour le travail, le malicieux servant il lui répond que sa lèvre est blessée « chqa fcharbi ja mimun » et par conséquence il ne peut pas travailler. Passons à l’expression (39), dont l’histoire est très amusante, 376

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mettant en scène une épouse qui a peur de tout même du glouglou de la jarre. Une nuit d’hiver, son mari s’aperçoit que sa femme est sortie de la maison en cachette. Il la suit et découvre qu’elle exhume un cadavre de sa tombe au cimetière pour jeter un sortilège. Choqué, le mari l’attrape et rassemble tout le village en criant regardez ce que fait la femme qui a peur du glouglou de la jarre. C’est par allusion à ces deux histoires que ces expressions figuratives ont vu le jour. 3.2.6. Activité humaine : S’attirer des ennuis et des problèmes à cause d’une maladresse peut être exprimé figurativement à travers la séquence idiomatique : 40- ruk -ha br l m a ‫( روك�شها برجل م�شة‬défaire avec la patte d’une chatte). Nous retrouvons encore une fois le rapprochement entre le comportement du chat et celui des humains. Cette fois-ci, le sens figuré de (40) est lié à un membre du corps de la chatte, notamment ses pattes, mettant en correspondance le comportement des chats, leurs jeux et mouvements et les comportements maladroits et irresponsables d’une personne qui crée des ennuis. Un rapprochement assez ironique quand nous réduisons une personne à une image diminutive d’un animal aussi frivole que la chatte. Les expressions exprimant l’exagération prennent appui sur certains domaines sources créant ainsi des images littérales intéressantes et surtout ironiques: 41- talq s-slugja

‫( طالق ال�سلوقية‬libérer le lévrier arabe).

Le processus de l’expression (41) est élucidé par l’attribution des propriétés connues de la race de chien, notamment le lévrier, au signifié idiomatique et auquel elles sont figurativement associées. En effet, l’expression convient amusément à une personne qui exagère dans ses propos et s’étale sur des mensonges sans fatigue. Le sens littéral, exploitant le domaine zoologique, met en scène l’image d’une race de chien de chasse qui est le lévrier arabe (slugja). Cette race est parmi les animaux les plus rapides, connue pour sa rapidité et son endurance. Le choix de cet animal dans la conceptualisation métaphorique de l’étalage dans les mensonges est justifié par la ressemblance du comportement perçu de cet animal et l’action effectuée par une personne et qui n’est que l’exagération et l’étalage de mensonge. 42- rli-h ħima ‫( جر ليه ال�شحيمة‬lui tirer la graisse) Dans (42), la correspondance entre le sens littéral et le sens figuré est plus ironique car elle est basée sur la métaphore conceptuelle : l’homme est un animal. En posant un morceau de graisse devant un animal, nous l’alléchons et l’incitons à nous suivre, image littérale qui s’applique parfaitement sur une personne que nous voulons séduire par une chose.

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Conclusion A travers l’analyse des quelques expressions idiomatiques de l’arabe marocain, nous pouvons dire que l’humour peut être décelé et compris en considérant l’expression selon ses deux revers, en faisant un aller retour entre sens littéral et sens figuré. En effet, les images littérales sur lesquelles reposent les expressions idiomatiques analysées puisent leurs sources sémantiques dans divers domaines sémantiques, notamment, la vie quotidienne et sociale, le monde qui nous entoure, notamment les phénomènes et éléments naturels ainsi que les comportements et les caractéristiques des animaux domestiques et sauvages. Ces images littérales riches et diversifiées permettent de s’infiltrer dans la culture marocaine en découvrant les diverses motivations sémantiques, cachées derrière le sens figuré, qui créent un effet humoristique. Les expressions idiomatiques permettent un travail riche et prometteur autour de l’humour. Les expressions idiomatiques reposent sur diverses images littérales qui créent un effet humoristique plaisant, effet qui se produit par l’agencement créatif, original et surprenant de constituants figés formant l’expression idiomatique marocaine.

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La Révolution égyptienne du 25 janvier : quand la langue s’amuse avec les « maux »

La Révolution égyptienne du 25 janvier : quand la langue s’amuse avec les « maux » Chérine ZAKI Université Ain Chams - Egypte « Souffrir étant mon lot, rire est ma récompense ». (1) Victor Hugo, Les Châtiments, « Éblouissements », 1853 .

Le 25 janvier 2011 débute la plus grande protestation populaire qu’ait connue l’Égypte depuis 1977. Le peuple est descendu dans les rues pour réclamer le départ du président Hosni Moubarak et de son régime accusés d’être responsables de tous les maux du pays : pauvreté, chômage, injustice sociale, manque de liberté d’expression et corruption politique. Le mouvement aboutit le 11 février à la démission de Moubarak et au transfert de son pouvoir à l’armée. Mais le bilan reste lourd : il y aurait eu, selon Amnesty International, 846 morts et des milliers de blessés(2). Malgré ses événements tragiques, la Révolution égyptienne est placée sous le signe de l’humour. Les Égyptiens, réputés drôles, selon un stéréotype arabe bien connu, n’ont pas perdu leur sens de l’humour pendant les dix-huit jours de protestation. La prise de parole publique a permis l’émergence d’une nouvelle forme d’humour qui ne manque pas d’intelligence et qui a dépassé toutes les attentes : la désacralisation du pouvoir. La crainte des représailles ne constitue plus un obstacle devant l’explosion d’un discours révolutionnaire humoristique. Cela a pris plusieurs formes : slogans, pancartes, blagues, chansons ou caricatures. Dans cet article, nous étudierons les particularités de ce discours fort créatif et nous montrerons comment la langue peut devenir une arme redoutable de résistance au pouvoir. 1 - Disponible sur : http://www.poesie-francaise.fr/victor-hugo/poeme-eblouissements.php 2 - Le Monde.fr, « En Egypte, plus de morts en cinq jours que pendant la révolution de 2011 », [En ligne], disponible sur : http://www.lemonde.fr/afrique/ consulté le 19/08/2013.

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1. Slogans & pancartes D’un point de vue étymologique, le terme « slogan » dérive d’un mot gaélique (sluagh ghairm) signifiant « cri de guerre »(3). Olivier Reboul le définit ainsi : « Formule concise et frappante, facilement répétable, polémique et le plus souvent anonyme, destinée à faire agir les masses tant par son style que par l’élément d’autojustification, passionnelle ou rationnelle, qu’elle comporte »(4). D’autres linguistes lui reconnaissent un certain nombre de spécificités formelles récurrentes, parmi lesquelles, la concision, l’économie syntaxique et la structure rythmique : « Ce doit être une formule courte, facile à retenir, si possible pourvue d’un rythme interne, de rimes ou d’allitérations»(5). Dès le premier jour de la révolution, les manifestants ont scandé des slogans qui expriment leurs revendications comme, par exemple, le célèbre « Pain, liberté, justice sociale » (‫ )عي�ش حرية عدالة اجتماعية‬ou sa variante : « Dignité, liberté, justice sociale » (‫ )كرامة حرية عدالة اجتماعية‬mais aussi le redoutable « Le peuple veut la chute du régime » (‫ )ال�شعب يريد ا�سقاط النظام‬et le fameux « Dégage » (‫)ارحل‬. Ces formules sont toutes conformes aux caractéristiques générales de tout slogan sur lesquelles ont insisté les linguistes dans la définition ci-dessus. Mais au fil des jours, des pancartes avec des slogans ou des phrases d’une nature différente ont été hissées : des énoncés imprégnés d’humour. Car c’est par l’humour que les protestataires, de plus en plus conscients de leur pouvoir, notamment après le retrait des forces de l’ordre, ont manifesté leur jouissance de la prise de parole publique. Bien que la notion d’humour semble se dérober à toute description, nous nous référons à la définition qu’en donnent les dictionnaires. L’humour est une « forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité. » (Larousse). Qu’y a-t-il dans un événement aussi grandiose qu’une révolution qui pourrait déclencher l’humour ? Qu’est-ce que ce discours humoristique a de particulier ? Une rapide analyse linguistique de la situation de communication nous permettra d’apporter des éléments de réponse à ces questions. 1.1. Contexte situationnel : Contexte initial vs Contexte étendu Tout discours est dépendant de la situation de communication dans laquelle il est produit, c’est-à-dire du contexte linguistique et extralinguistique qui l’entoure. Ce contexte constitué par « l’ensemble des prémisses utilisées pour interpréter un

3 - Larousse, dictionnaire en ligne, disponible sur : http://www.larousse.fr 4 - Olivier Reboul, 1975, Le Slogan, Paris, Éditions Complexe, p. 42. 5 - Marie-José Jaubert, 1985, Slogan mon amour, Paris, Bernard Barraud, p. 10.

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énoncé»(6) peut être envisagé de façon étroite (contexte initial) ou de façon large (contexte étendu). Les slogans révolutionnaires dits « classiques » (de type « Dégage », « Le peuple veut la chute du régime ») s’inscrivent tous dans le contexte initial du soulèvement du peuple contre ses dirigeants. Par contre, pour comprendre la signification des énoncés humoristiques, il est nécessaire d’étendre ce contexte initial en ajoutant d’autres données ou informations qui les rendent intelligibles car ils sont difficilement dissociables de leur contexte énonciatif. Au fur et à mesure qu’il se passe de nouveaux événements pendant les dix-huit jours de la Révolution, ces énoncés en suivent le rythme et se renouvellent au gré de l’actualité. Examinons quelques exemples : - En référence à la révolution tunisienne et à Ben Ali, le président déchu qui s’est enfui en Arabie Saoudite : « Moubarak, Moubarak, l’avion t’attend. »

(‫)يا مبارك يا مبارك الطيارة يف انتظارك‬ « Moubarak, Ben Ali t’attend. »

(‫)يا مبارك بن علي يف انتظارك‬. « Suzanne, Suzanne, l’avion pour Malte est gratuit. » (Ben Ali avait fait escale sur l’île).

(‫)يا�سوزان يا�سوزان طيارة مالطة باملجان‬ « Ton dernier vol serait à destination de l’Arabie »

(‫)�آخر طلعة جوية هتكون على ال�سعودية‬. - En réponse à ceux qui s’opposaient au départ de Moubarak et répétaient qu’il doit être considéré comme « le père » de tous les Égyptiens : « Hosni est mon père mais je voudrais bien être orphelin »

(‫)�أبويا ح�سنى و�أنا نف�سى �أتيتم‬ - En rapport avec les accusations portées contre les manifestants (on les accuse, entre autres, d’être une bande de drogués, ou des espions à la solde d’Israël ou de l’Iran,

6 - D. Sperber, & D. Wilson, 1986, (traduction française 1989), La pertinence : communication et cognition, Paris, Editions de Minuit. p. 31.

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d’être manipulés par une « main extérieure », d’exécuter des « agendas étrangers », d’être payés cent euros par jour ou encore de recevoir des repas KFC). Il est à noter que le mot « agenda » a provoqué un concert de critiques et de sarcasmes parmi les manifestants qui, comme la majeure partie de la population, n’en connaissent que l’acception courante de « carnet sur lequel on inscrit jour par jour ce que l’on doit faire », l’autre sens « plan d’action, le plus souvent caché, en vue d’un objectif politique » leur étant complètement nouveau : « Omar Sélimane, je n’utilise plus les agendas ; j’ai acheté un cahier à spirales ».

(‫)ياعمر �سليمان �أنا بطلت �أجندات وجبت ك�شكول �سلك‬ « Où est-ce que je peux trouver un bureau de change ? Je voudrais bien changer mes euros. » [Le manifestant tient un billet de 25 piastres]

(‫)ممكن حد ي�شوف لى �رصافة عايز �أغري اليورو‬ « J’en ai assez de Kentucky. Je voudrais de la viande. »

(‫)زهقت من كنتاكى وعاوز حلمة‬ - En réplique aux nombreux appels incitant les manifestants à quitter la place Tahrir : « Même si vous divorcez, toi et Suzanne, on ne quittera pas la Place. »

(‫)حتى لو طلقت �سوزان م�ش هرنحل من امليدان‬ - Face à l’obstination de Moubarak qui s’accroche au pouvoir et ne comprend pas le message, pourtant clair, des manifestants : « La corporation des menuisiers égyptiens réclame à Maître Moubarak le genre de colle qu’il utilise »

(‫)رابطة جنارى م�رص ي�س�ألون الأ�سطى مبارك عن نوع الغراء الذي ت�ستخدمه‬ « EGAGED. Peut-être le comprendra-t-il à l’envers ». (Le mot « Dégage » est écrit à l’envers)

(‫ )ميكن يفهم باملقلوب‬ « Parlez-lui en hébreu. Peut-être le comprendra-t-il. » (allusion aux amitiés israéliennes de Moubarak)

(‫ ) كلموه بالعربي ميكن يفهم‬ 384

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« ‘Dégage’ est un verbe à l’impératif qui signifie ‘ne colle pas’ »

(‫)�أرحل فعل �أمر مبعنى التلزق‬ « Dégage veut dire va-t’en, si tu ne le comprends pas »

(‫ )ارحل يعني �إم�شي ميكن ما بيفهم�شي‬ « Si c’était un djinn, il serait parti ».

(‫)دا لو كان جن كان ان�رصف‬ - Même après la chute de Moubarak, la créativité des contestataires ne s’est pas tarie : « Reviens, M. le Président. On plaisantait. C’était la Caméra cachée ».

(‫ الكامريا اخلفية‬.‫)ارجع ياري�س احنا كنا بنهزر‬ « Au revoir Moubarak. Restons en contact ».

(‫)باى مبارك موبايالت بقى‬ « Cette révolution n’aurait jamais réussi sans les directives de M. le Président ».

(‫)الثورة دى ماكان�ش ممكن تنجح بدون توجيهات ال�سيد الرئي�س‬ Cette distinction entre contexte étendu et contexte initial fait que les slogans dits « classiques » sont plus ou moins autonomes et peuvent être dissociés de leur contexte originel et faire l’objet d’un réemploi. La preuve : ils étaient repris à la lettre dans d’autres révolutions du Printemps arabe comme celle du Yémen ou de la Syrie. Par contre, les énoncés humoristiques, de par leur ancrage étroit dans un contexte spécifique, ne sont pas réutilisables dans d’autres situations. Détachés de leur contexte, ils deviennent parfaitement incompréhensibles. 1.2. Le statut du destinataire : destinataire in absentia vs destinataire in praesentia Dans la plupart des slogans classiques, le destinataire n’est pas inscrit dans la littéralité de l’énoncé (destinataire in absentia). Pourtant, cette absence n’empêche pas son repérage : il va de soi que ces slogans sont adressés au président et à son régime. Mais dans les slogans humoristiques, le destinataire devient une instance concrète qui possède des marques linguistiques ou des indices d’allocution (destinataire in praesentia). Parmi ces indices, nous avons relevé :

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1.2.1. La désignation nominale explicite Le président est désigné soit par son nom ou son prénom (exemples déjà cités), soit par un appellatif comme « le raïs » ou « le pharaon » (terme fortement connoté dans la culture égyptienne et qui équivaut à « despote ») : « Dégage, dégage, Pharaon. C’est la demande de 80 millions. »

(‫)ارحل ارحل يا فرعون دا مطلب ثمانني مليون‬ Dessin sur une pancarte sous lequel on lit : « ‘Dégage’ en hiéroglyphe. Peut-être le comprendras-tu, Pharaon ! »

(‫)ميكن تفهم يا فرعون‬ D’autres termes relevés, purement dialectaux, sont intraduisibles comme « ya’am ‫( » يا عم‬mot du registre populaire, servant, dans une communication, à interpeler l’interlocuteur), ou encore « ya teneh ‫» يا تنح‬, « ya rekhem ‫( » يارخم‬mots plus ou moins injurieux désignant une personne agaçante qui se ne laisse émouvoir par aucune circonstance). 1.2.2. Les pronoms personnels Il s’agit surtout de la deuxième personne du singulier. En voici quelques exemples : « Si tu ne veux pas aller à Djedda, tu peux aller à Riyad, à Damman ou en Chine. La Chine est un beau pays »

(‫ ال�صني حلوة �أوى‬.‫)لو م�ش عايز جدة يف الريا�ض يف الدمام يف ال�صني‬ « Il n’y a plus de papier. Que pourrais-je te faire de plus ? » [Le manifestant, torse nu, a écrit le slogan sur son corps]

(‫)الورق خل�ص �أعمللك ايه تاين؟‬ « Et si toi tu restes, et nous, on part ? »

(‫)طب خليك �أنت ومن�شي �أحنا‬ La présence du destinataire dans le slogan humoristique nous permet d’aboutir à deux conclusions. Premièrement, le message est bien ciblé : il n’a qu’un seul destinataire désigné directement. Deuxièmement, le rapport gouvernant/gouverné subit une modification radicale : le chef de l’État, longtemps considéré comme une autorité suprême inspirant le respect autant que la crainte, perd son aura et devient l’objet d’un humour collectif. 386

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1.3. Le statut de l’énonciateur : énonciateur anonyme vs énonciateur affiché Dans des slogans tels que « Pain, Liberté, Justice sociale » ou « Révolution, Révolution, jusqu’à la victoire », toute mention de l’énonciateur est gommée. Celuici reste anonyme et est censé représenter un on collectif pour donner au message davantage d’objectivité. A l’inverse, dans les énoncés humoristiques du corpus analysé, la subjectivité de l’énonciateur est clairement affichée à travers des indices personnels comme la première personne du singulier à laquelle il faut adjoindre les possessifs correspondants. Quelques exemples : « Dégage, j’ai mal au bras ».

(‫)ارحل بقى ايدي وجعتني‬ « Dégage, ma femme va accoucher et le bébé ne veut pas te voir ».

(‫)ارحل مراتي بتولد واملولود م�ش عايز ي�شوفك‬ « Dégage, ma femme me manque. Marié depuis 20 jours ».

(‫ متزوج من ع�رشين يوم‬.‫)ارحل مراتي وح�شتنى‬ « Tu partiras. C’est sûr. Alors dépêche-toi pour que j’aille chez le coiffeur ».

(‫)هامت�شي هامت�شي اجنز عل�شان �أروح �أحلق‬ « Mais va-t’en ; je voudrais prendre une douche ».

(‫)ام�شي بقى عايز ا�ستحمى‬ Cette omniprésence du « je » est remarquable à plus d’un titre. Elle est d’abord affirmation de soi : dans un pays longtemps voué au silence, dire « je » c’est affirmer que « j’existe », « que j’ai des droits bafoués et que j’ai le droit de les réclamer ». Ensuite, c’est par « je » que l’énonciateur assume pleinement ce qu’il dit : « je suis l’auteur de mon slogan et je l’avoue publiquement ». Le manifestant s’est libéré de sa peur et peut proférer ce qui était jusque-là considéré comme un crime. La subjectivité de l’énonciateur transparaît aussi dans sa façon de s’exprimer. Le registre de langue adopté est souvent familier, parfois populaire. Mais ce qui s’avère vraiment spectaculaire, c’est que les protestataires ne se contentent pas d’exprimer leurs revendications comme dans toute révolution classique, mais ils développent leur dire par des arguments pour le moins insolites (avoir mal au bras, vouloir prendre une douche ou se raser...). Ce paradoxe assez bizarre nous amène à nous interroger sur l’éthos du manifestant, c’est-à-dire sur l’image qu’il donne de lui à travers son discours. Le manifestant du 25 janvier est le citoyen simple et ordinaire mais surtout 387

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apolitique, censé dire son authenticité et son naturel. Cette spontanéité verbale dénote la sincérité et l’absence de fard du langage. Ce langage venu du cœur est le vrai gage de crédibilité.

2. Blagues Une blague est un récit court visant à faire rire. Elle se présente comme un ensemble d’énoncés organisés en une unité cohérente ayant un début et une fin. Elle est souvent racontée oralement, ce qui nécessite une certaine compétence narrative, un savoureux mélange de paroles, de mimiques et d’un ton parfaitement choisi. Elle comprend généralement deux parties : La présentation du contexte et des acteurs. Une scène dialoguée qui fait bifurquer le récit du sérieux au comique(7). Les blagues, elles-aussi, se renouvelaient au rythme des événements et puisaient dans l’actualité pour provoquer un effet comique. Des exemples : Un manifestant demande à un autre sur la place Tahrir : - Si l’on gagne, il se passe quoi ? L’autre lui répond : l’Egypte rencontrera la Tunisie en match de finale.

‫ حنلعب‬: ‫متظاهر بي�س�أل الثاين �إذا انت�رصنا عاحلكومة وفزنا عليهم حيح�صل �إيه ؟ رد عليه الثاين‬ .‫مع تون�س عالنهائي‬ Obama dit à Moubarak : - Tu dois préparer un discours d’adieu au peuple. Moubarak lui répond : - Pourquoi ? Le peuple va aller où ?

‫ فمبارك �س�أله ليه هو ال�شعب رايح فني؟‬.‫�أوباما بيقول ملبارك الزم تكتب ر�سالة وداع لل�شعب امل�رصى‬ Jugé devant un tribunal, Ahmad Ezz, le magnat de l’acier, déclare que c’est grâce à Dieu qu’il a acquis cette immense fortune. - Satan lui répond : quelle ingratitude !

.‫ �آه يا ندل‬: ‫�أحمد عز بيقول للقا�ضي انه حقق ثروته الهائلة بف�ضل اهلل فرد عليه �أبلي�س‬ Moubarak réprimande sévèrement son ministre de l’Intérieur :

7 - André Petitjean, 1982, « Les histoires drôles : Je n’aime pas les raconter parce que… », Pratiques, N° 30, pp. 11-25.

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- Tu as banni le cannabis ! Eh bien, le peuple s’est réveillé !

!‫ منعت احل�شي�ش يا فالح؟ �أهو ال�شعب �صح�صح‬:‫مبارك اتهم وزير الداخلية بانه ال�سبب وقاله‬ Les blagues constituent un champ propice à l’étude de l’implicite dont toutes les ressources sont exploitées afin de discréditer ou de ridiculiser les hommes politiques. Ce discours biaisé requiert, pour être compris, une forte connivence entre les interlocuteurs qui doivent partager le même vécu pour pouvoir saisir le clin d’œil. De plus, il recèle une forme d’intelligence sociale voire une sagesse : il condense en peu de mots de longs discours, il pousse à la réflexion mais il est aussi porteur de messages. Il peut être considéré comme un mot d’esprit tel que Freud l’a analysé. Un exemple particulièrement intéressant nous est fourni par cette blague intraduisible (la traduction lui ôterait tout son caractère spirituel) :

:‫ قالوا طب �سيادتك م�ش هتتغري؟ قال‬.‫ التغيري�سنة احلياة‬:‫ قال‬،‫�س�ألوا الرئي�س عن ر�أيه يف التغيري‬ .‫لأ �أنا فر�ض م�ش �سنة‬ Cette blague joue sur la polysémie d’un terme employé une première fois dans un registre normal (sunna = une loi immuable) et une seconde fois dans un registre religieux (sunna = acte religieux méritoire mais non obligatoire). Le mot charnière « fard ‫ » فر�ض‬qui assure le passage d’un registre à l’autre se prête, lui-aussi, à une double interprétation (registre religieux = ordonnance divine obligatoire ; registre normal = contrainte imposée). Même s’il reconnaît que le changement est la loi de la vie, le Président, au pouvoir depuis trente ans, ne sera jamais « changé » car son règne est imposé au peuple au même titre que les ordonnances divines. La blague a su, avec intelligence et concision, insinuer ce sens implicite.

3. Discours révolutionnaire et emprunts intertextuels Un nombre considérable de slogans hissés lors de la Révolution du 25 janvier est emprunté à d’autres genres discursifs. Les manifestants ont puisé dans ce grand répertoire que constitue le patrimoine culturel égyptien pour trouver leurs plus belles formules. Viennent en premier lieu les titres de films ou de chansons célèbres qui peuplent la mémoire collective et qui constituent une partie importante de ce patrimoine. Trois procédés sont utilisés : la citation, la parodie et le pastiche. 3.1. La citation La citation est définie comme la reprise littérale d’un autre texte(8). Les titres de films ou de chansons constituent la source la plus exploitée. Les contestataires

8 - Nathalie Piegay-Gros, 1996, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, p. 46.

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en choisissent ceux qui correspondent le mieux à leurs revendications. Quelques exemples : Je réclame mon droit. (« ‫» عايز حقي‬, film égyptien paru en 2003) Moubarak ! Envole-toi ! (« ‫» طري انت‬, film égyptien paru en 2009) La leçon est terminée, idiot. (« ‫» انتهى الدر�س يا غبي‬, pièce de théâtre parue en 1975 ) La patience a des limites. (« égyptienne Oum Koulsoum)

‫» لل�صرب حدود‬, chanson de la célèbre chanteuse

Je te demande de partir. (« ‫الرحيل‬ égyptien Mohamed Abdel Wahhab)

‫» �أ�س�ألك‬, chanson du célèbre compositeur

« Désolé, Raïs. Vous n’avez plus de crédit. » (« ‫» عفوا ياري�س لقد نفذ ر�صيدكم‬, message vocal sur les réseaux de téléphonie mobile) 3.2. La parodie La créativité des manifestants va au-delà de la simple citation littérale. Ils font subir aux expressions empruntées des manipulations ou des altérations pour en créer de nouvelles plus humoristiques. C’est pourquoi ils recourent à la parodie que l’on peut définir comme la transformation d’un texte antérieur. « La « parodie » est une catégorie faisant également partie du processus d’énonciation, au même titre que la citation, mais une citation un peu particulière. En effet, parodier un texte c’est écrire – ou parler – comme un texte déjà existant, en en changeant quelques éléments de sorte que le nouveau texte ne puisse pas être totalement confondu avec le texte de référence. La parodie s’affiche comme telle, c’est-à-dire comme un texte qui imite un original sans passer pour cet original. »(9) Comme le remarque Piégay-Gros, la parodie la plus efficace est celle qui suit au plus près le texte qu’elle déforme(10). Le procédé le plus courant est celui de la substitution : on substitue à un terme du texte un terme différent. Le choc résultant de l’intrusion du nouveau terme est susceptible de créer un effet comique. Encore une fois, les manifestants trouvent dans les titres des films leur lieu d’exercice privilégié. Considérons : 9 - Patrick Charaudeau, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de communication, N°10, Presses Universitaires de Nancy, consulté le 27 octobre 2015 sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications. URL: http://www.patrick-charaudeau.com/Des-categories-pour-l-humour,93.html 10 - N. Piegay-Gros, op. cit., p. 57.

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Mon père est sur le char. [allusion à la présence des forces armées dans les rues afin de maintenir l’ordre] (« ‫» �أبي فوق الدبابة‬, parodie du titre du film « ‫» �أبي فوق ال�شجرة‬, film égyptien paru en 1969) Rends-moi mon Net. [allusion à la suspension par l’Etat des services d’Internet] (« ‫ » رد نتي‬pour « ‫» رد قلبي‬, film égyptien paru en 1957) Des bouches et des agendas. (« ‫ » �أفواه و�أجندات‬pour « ‫» �أفواه و�أرانب‬, film égyptien paru en 1977). Il y a un voyou dans notre maison. [A la suite du retrait des forces de l’ordre, les baltaguis, hommes de main du régime, casseurs de manifestations ont semé la panique dans toutes les rues.] (« ‫ » يف بيتا بلطجي‬pour « ‫» يف بيتا رجل‬, film égyptien paru en 1961) Nous ne lançons pas le Molotov. (« ‫ » نحن ال نرمي املولوتوف‬pour « ‫» نحن ال نزرع ال�شوك‬, film égyptien paru en 1971) L’heure du couvre-feu ne se rate pas. (« ‫ » �ساعة احلظر ما تتعو�ض�ش‬pour « ‫» �ساعة احلظ ما تتعو�ض�ش‬, proverbe égyptien) Une autre forme de parodie, cette fois-ci iconique, fait son apparition. Les manifestants retouchent les photos du Président qui apparaît tantôt affublé de la moustache et de la mèche caractéristiques d’Hitler, tantôt vêtu de l’uniforme nazi avec, en arrière-plan, une croix gammée. Par ces photomontages, les protestataires dressent un parallèle entre les deux leaders et crient leur refus d’un régime qu’ils jugent despotique et répressif.

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3.3. Le pastiche C’est l’imitation d’un style dans une visée ludique. Contrairement à la parodie, il ne suppose ni la reprise du texte imité ni le choix d’un texte particulier. : « Pasticher, ce n’est pas déformer un texte précis, mais imiter un style : le choix du sujet est donc indifférent à la réalisation de cette imitation »(11). Les blagues ci-après imitent le style d’un fait divers : « Les autorités égyptiennes arrêtent trois jeunes en train de faire entrer des agendas sur la place Tahrir ».

.‫ال�سلطات امل�رصية تلقي القب�ض على ثالثة �شباب يحاولون تهريب �أجندات �إلى ميدان التحرير‬ Après avoir démissionné, Moubarak a décidé de présenter sa candidature pour devenir le président de Tunisie. Des manifestations se sont déclenchées pour réclamer le retour de Ben Ali.

‫ مما دفع ماليني التون�سيني �إلى املطالبة بعودة‬،‫بعد �أن تنحي مبارك قرر �أن ير�شح نف�سه لرئا�سة تون�س‬ .‫زين العابدين بن علي‬ Etant donné que la chute de Ben Ali et celle de Moubarak ont eu lieu un vendredi, Kadhafi a décidé d’annuler ce jour du calendrier.

.‫ القذايف قرر �إلغاء يوم اجلمعة يف ليبيا‬،‫بعد �سقوط بن علي ومبارك يف يوم جمعة‬ La pancarte ci-après se présente sous la forme d’un livret scolaire. La liste des matières citées n’est autre que celle des différents secteurs de la vie publique : la santé, l’éducation, l’économie, les affaires étrangères, etc. L’étudiant, Hosni Moubarak, a échoué à toutes les matières et n’a pas le droit de se présenter à une épreuve de rattrapage.

11 - N. Piegay-Gros, op. cit., p. 65.

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D’autres blagues pastichent la publicité de « Coca Cola Zéro » dont l’idée repose sur la coexistence de deux faits opposés ou incompatibles (avoir le goût délicieux de Coca Cola mais sans sucre ajouté) : Qu’est-ce que Coca cola Zéro ? C’est que l’Egypte fait une révolution mais c’est l’Algérie qui lève l’état d’urgence. C’est que nous terminons les examens mais c’est la police qui part en vacances (allusion au retrait des forces de l’ordre après la journée sanglante du 28 janvier). C’est que tout le peuple achète le drapeau égyptien mais c’est la Chine qui gagne de l’argent (étant donné que ces drapeaux sont fabriqués en Chine).

‫يعني ايه كوك زيرو؟‬ .‫يعني �أحنا اللي نعمل ثورة واجلزائر هي اللي تلغي قانون الطوارئ‬ .‫يعني �أحنا اللي نخل�ص االمتحانات وال�رشطة هي اللي تطلع �إجازة‬ .‫يعني ال�شعب كله ي�شرتي العلم امل�رصي وال�صني هي اللي تك�سب‬ Ces emprunts à des textes ancrés dans un héritage culturel commun créent de forts liens entre les manifestants qui comprennent ce qui n’est dit qu’à demi-mot. Ils sont aussi un moyen de solliciter le sentiment d’unité nationale puisque l’on appartient à un groupe dont les références et la culture sont identiques. Le discours humoristique des révolutionnaires constitue donc une manière indirecte et détournée de marquer le refus de soumission à l’ordre établi, la remise en cause des rapports de force. Si la loi d’urgence en vigueur depuis trente ans avait installé une certaine résignation dans la population effrayée par la répression, ces jeunes manifestants ont pu fissurer le mur de la peur. Leur humour se présente comme une revanche sur le malheur qui permet à la fois de supporter la réalité et de la dépasser par les mots. Il est un mode de révolte contre l’oppression et un espoir dans un avenir meilleur. Il exprime simultanément le comique et le tragique. Nous avons essayé, à travers cette modeste contribution, d’immortaliser quelques moments précieux de ces merveilleux et inoubliables dix-huit jours de l’histoire de l’Égypte moderne.

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Corpus Le corpus sélectionné est disponible sur : http://www.revolution25january.com/january25revolution-chants.asp ‫ يناير‬25 ‫هتافات ثورة‬ https://www.facebook.com/sh3arat25jan ‫ يناير‬25 ‫�شعارات ثورة‬ http://egypt25january.yoo7.com/t69-topic

‫ يناير‬25 ‫توثيق هتافات و�شعارات ثورة م�رص‬

https://fr.images.search.yahoo.com/ ‫ يناير‬25 ‫�صور ثورة‬ Références bibliographiques Livres JAUBERT, Marie-José, 1985, Slogan mon amour, Paris, Bernard Barraud. PIEGAY-GROS, Nathalie, 1996, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod. REBOUL, Olivier, 1975, Le Slogan, Paris, Éditions Complexe. SPERBER, D., et WILSON D., 1986, (traduction française 1989), La pertinence : communication et cognition, Paris, Editions de Minuit. Article : PETITJEAN, André, 1981, « Les histoires drôles : je n’aime pas les raconter parce que… », Pratiques, N° 30, pp. 11-25. Sitographie : BERGSON, Henri, 1900, Le rire. Essai sur la signification du comique, version numérique disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/bergson_henri/le_rire/ le_rire.html CHARAUDEAU, Patrick, 2006, « Des catégories pour l’humour ? », Questions de Communication, N° 10, Presses Universitaires de Nancy, sur le site de Patrick Charaudeau - Livres, articles, publications. URL: http://www.patrick-charaudeau. com/Des-categories-pour-l-humour,93.html CLAUDE, Guibal., et TANGI Salaün, 2011, L’Egypte de Tahrir, Anatomie d’une révolution, Paris, Editions du Seuil. FREUD, Sigmund, 1905, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Traduit de l’allemand par Marie Bonaparte et Dr. M. Nathan, 1930. Edition électronique

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disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/le_mot_d_esprit/ le_mot_d_esprit LAROUSSE, Dictionnaire en ligne, disponible sur : http://www.larousse.fr/ Le Monde.fr, 2013, « En Egypte, plus de morts en cinq jours que pendant la révolution de 2011 », [En ligne], disponible sur : http://www.lemonde.fr/afrique/ consulté le 19/08/2013. Poésie française, disponible sur : http://www.poesie-francaise.fr/victor-hugo/poemeeblouissements.php.

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Caractéristiques, procédés linguistiques et stratégies discursives de l’humour verbal dans les blagues

Caractéristiques, procédés linguistiques et stratégies discursives de l’humour verbal dans les blagues Oumelaz SADOUDI Doctorante, Université de Bejaia - Algérie

Introduction Toutes les théories s’accordent sur le fait que le rire est à base d’une contradiction, ou d’une opposition, ou encore d’une incongruité inattendue. Pour Henri Bergson (1900), le rire naît de l’opposition entre l’humain et l’automate d’où sa célèbre formule « Le rire c’est du mécanique plaqué sur du vivant ». Pour Sigmund Freud (1905), le rire surgit par l’opposition avec certaines bribes du refoulé. La théorie du rire la plus récente est celle de Daniel Sibony (2010) qui est une sorte de synthèse de la théorie de Freud et de Bergson. Elle est fondée sur le concept d’entre-deux, qui généralise et recouvre la notion d’opposition et/ou d’incongruité. Le concept d’entredeux peut référer à deux, ou plus, niveaux d’être, réalités, pensées, expressions… qui s’opposent, mais qui ne sont pas totalement séparés. Pour Sibony, le rire est considéré comme un coup heureux dans le jeu des entre-deux. Les blagues sont des productions discursives familières, appartenant au large public, transmises de bouche en bouche et qui finissent dans des recueils écrits sous forme de livres et de sites électroniques. Les blagues sont souvent anonymes, dont l’auteur, la culture et l’origine s’effacent avec le temps. Il y a celles qui restent intactes et universelles, il y a d’autres qui sont transformées et modifiées et encore d’autres sont insensées aujourd’hui.

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Il est important de souligner que cet article constitue une brève synthèse de nos résultats portant sur l’analyse de l’humour verbal à travers les blagues, établies suite à l’analyse d’un corpus, allant de 560 à plus de 1000 blagues d’expression françaises, de notre thèse de doctorat. Ces blagues sont extraites d’ouvrages recueils et de sites électroniques français, caractérisant un humour français, francophone et occidental. Pour les blagues extraites du recueil Jean Peigné « La grande encyclopédie 2010 des histoires drôles », nous référons, pour chaque blague, au titre de ce recueil par « G.E. » de J.P., puis nous mentionnons le numéro de la blague (N°) et le numéro de page (P). Pour les blagues extraites du recueil de Laurent Gaulet « L’officiel de l’humour 2012 + de 1500 blagues, devinettes, bêtisiers 100 % inédits ». Nous précisons, pour chaque blague, le titre de ce recueil par « O. H. » de L.G., puis nous mentionnons le numéro de page (P). Pour les blagues extraites du site internet, nous désignons le nom du site dans lesquelles elles sont extraites : « info.fr » pour [www.info.fr]. Il est à noter que nous avons pris les blagues telles qu’elles sont inscrites dans le site internet et les ouvrages recueils sans apporter de modification, ni de correction. Elles sont caractérisées par une langue orale écrite et un registre de langue familier et d’un vocabulaire allant du familier au vulgaire.

1. Daniel Sibony et « Les sens du rire et de l’humour » À travers son livre Les sens du rire et de l’humour, D. Sibony présente, d’abord, l’aspect physique ou matériel du rire le « ha ha ha » qui apparaît comme une cascade sonore faisant une sorte de descente par palier, dans laquelle nous nous rétablissons d’une secousse que nous avons reçu et qui nous a coupé le souffle, parce que nous sommes tombés sur une contradiction, une absurdité, une différence inattendues qui font plaisir. Ensuite, il réunit tous les éléments qui sont à l’origine du rire dans un concept large qui englobe la sphère du rire et dépasse la conception bergsonienne et freudienne. Le rire est possible par la rencontre d’un entre-deux qui nous est rentré soudain dans la figure, dans le champ de vision, dans la perception et qui nous rappelle que nous pouvons nous décadrer (être sorti du cadre, d’être sorti de la routine, de la continuité avec soi-même) et que nous pouvons être plus libres. Donc le rire, pour D. Sibony, c’est l’occasion pour nous de revoir à travers cette coupure du souffle et cette surprise qui nous suffoque un peu, de fréquenter la contradiction, de fréquenter le truc tordu, de fréquenter notre symptôme, mais en riant, en essayant d’en rire. Enfin, pour lui, le rire ouvre un certain jeu, il appartient même à la sphère du jeu, du jeu de la vie, du jeu de cache-cache avec soi-même, avec ses doubles, avec les autres et en tant que doubles ; en tant que semblables et différents. C’est pourquoi l’auteur attribue au rire une dimension symbolique, le rire comme transmetteur de vie, comme recharge de vie à travers certaines rencontres. 398

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En conclusion, si Freud parle de rencontres avec certaines bribes de refoulés, Bergson parle de rencontre de certains automatismes, et pour D. Sibony, le rire est la rencontre d’un entre-deux plus vaste ouvrant des possibilités de jeu. L’auteur pose à travers ce livre une question originale sur le phénomène du rire qui est comme suit : est-ce que nous sommes à la hauteur de nos rires ? Est-ce que nous profitons de ce que le rire nous indique ?, qui est un rétablissement face au choc, comme les pleurs, la stupeur, l’angoisse, mais le rire nous rappelle qu’il y a des chocs qui font plaisir et que nous pourrions les travailler beaucoup plus loin.

2. Comment l’humour et le comique œuvrent-ils à (dé)former le sens ? Tout au long de notre travail de recherche (du Master au doctorat), nous distinguons entre deux types de rire. Le premier est un rire unificateur angélique, haut et humble, il s’adresse à l’esprit. Il existe pour être conçu. Le second est un rire destructeur, satanique, restreint et bas, il s’adresse à l’observation, à la constatation et aux sentiments. Il existe pour être perçu. Le premier c’est ce qui nous indique l’humour, le second c’est ce qui nous indique le comique. L’humour fonctionne sur l’axe syntagmatique, axe des enchaînements, alors que le comique manœuvre sur l’axe paradigmatique, l’axe des comparaisons. L’humour enchaîne, dans un même texte, entre deux choses ou deux idées, ou plus, incongrues, inhabituelles, impossibles dans la réalité ou par rapport à une certaine logique habituelle : humain-animal, humain-chose, humain-végétal, animal-végétal, animalchose, végétal-chose, etc. Ainsi le procédé rhétorique exploité le plus souvent est la personnification. En revanche, le comique compare entre deux choses de même réalité : humainhumain par rapport à leurs identités physiques, idéologiques, religieuses, nationales… de cette façon, il sépare. Le procédé exploité le plus souvent est la comparaison. Même si le comique emploie les même procédés que l’humour (comme les jeux de mots), mais le comique, lui, insiste à mettre en relief la différence d’un humain par rapport à ses semblables, en identifiant qui est, beau/laid, généreux/radin, parfait/ mauvais, intelligent/bête…par rapport à des connaissances fortuites, à des sentiments, des représentations sociales… L’humour aborde l’humain et la vie humaine, il unifie donc par l’objet qu’il traite et par ses finalités. Cependant le comique aborde des humains par rapport à d’autres, il sème la différence, nourrit et incite à rejeter l’autre. Ainsi, il sépare entre les humains. Quant au comique, il a besoin de la scène, du théâtre, du décor, des personnages, de faire semblant, …de mentir, … pour se faire, il se dessine au regard. Par contre l’humour n’a besoin que de mots, il se réalise par l’esprit. De cette façon les distractions du langage font partie de l’humour, ainsi que le rire qu’exprime le langage 399

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en bouleversant la logique ou les logiques habituelle(s) des enchaînements. L’humour est, soit, à base de la langue elle-même, en bouleversant la logique des enchaînements internes de la langue, soit il est transmis et exprimé par la langue en bouleversant les logiques qui nous relient à nous-mêmes, aux autres et à l’univers, en renversant nos schémas de penser, de croyance en nous-mêmes, en les autres et en l’absolu. De cette façon, nous estimons que les blagues qui frappent la raison, qui demandent un recul, qui secouent et éveillent la conscience font partie de l’humour, un rire haut et humble : un rire constructif, un rire qui tire vers le haut, vers les valeurs, qui nous rend heureux. Par contre, nous estimons que les blagues insultantes, les blagues sexuelles, les blagues stéréotypes identitaires et les blagues blasphématoires font partie du comique, un rire restreint et bas, car c’est le rire qui tire vers le bas, qui rend lâche, un rire qui sépare, qui sème la violence et qui détruit. Enfin, l’humour et le comique sont, en général, deux rires qui emploient presque les mêmes procédés ou pourraient employés les mêmes procédés, mais ils se distinguent seulement par leurs thématiques et surtout leurs finalités. De cette façon, l’humour est un rire qui (dé)forme le sens dans une finalité positive. Quant au comique, il est un rire qui (dé)forme le sens dans une finalité négative.

3. Comment l’humour dé(forme) le sens ? 3.1. Au niveau linguistique Au niveau linguistique, l’humoriste ou le blagueur exploite les ambigüités sémiques et les accidents phoniques pour monter ou construire tout un discours, une blague à base de deux interprétations opposées, inattendues et incongrues. Les procédés linguistiques les plus exploités dans les blagues sont classables dans des catégories de jeux de mots comme les calembours sémiques, les calembours phoniques, les jeux de mots par enchaînement homophonique, les calembours complexes ou doubles calembours (phonique et sémique) et les blagues à base de non-dit. De même nous citons les blagues à base d’onomatopées, les blagues à base d’interférences entre deux langues différentes et l’antonomase dans les blagues exploitant les noms propres. Soit les exemples ci-dessous : 1-« G.E. » de J.P. N°321/P96 Comment s’appelle la femelle du hamster ? Amsterdam. Cette blague est à base d’une coïncidence phonique et par antonomase entre l’expression hamster (rongeur) dame (la dame ou la femelle du hamster) [amstɛʀdam] et le toponyme, la capitale des Pays-Bas, Amsterdam [amstɛʀdam]. 400

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2-« G.E. » de J.P. N°1880/P562 Bébé araignée : —Maman !... C’est quoi le dessert de ce soir ? —Une mouche au chocolat, mon chéri ! Cette blague est à base d’un accident phonique entre mousse [mus] / mouche [muʃ] au chocolat, rapprochement entre les deux phonèmes [s] / [ʃ]. 3-« G.E. » de J.P. N°1205/P370 Qu’est-ce qui peut passer par la tête d’un homme qui se jette du quatorzième étage ? Sa colonne vertébrale. Cette blague est à base d’un calembour sémique de la locution verbale « passer par la tête de quelqu’un » au sens figuré et au sens littéral : venir inopinément à l’esprit (familier) / ce qui passe concrètement par la tête de la victime (résultat de son acte). 4-« G.E. » de J.P. N°159/P47 Deux cow-boys cheminent sur les pentes du Grand Canyon. Soudain l’un d’eux glisse et tombe dans une crevasse. Du fond, il appelle son équipier : - Jim ! Attache le nœud de ton lasso à un pion et envoie-moi la corde ! L’autre, après s’être exécuté, demande : - Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? - Et bien, tire ! Alors le cow-boy sort son colt et abat son copain. Le verbe tirer est polysémique, ses deux sens exploités, ici, sont faire glisser quelqu’un ou quelque chose/lancer avec une arme. L’élément le plus caractérisant un cow-boy est son arme. Tire pour un cow-boy signifie alors machinalement à tirer avec son arme. 5-« G.E. » de J.P. N°626/P185 Un petit garçon regarde sa mère qui, après avoir fait le dîner, lavé la vaisselle, et balayé la cuisine, est en train d’étendre le linge. Et lui demande : - Maman, qu’est-ce que tu faisais avant de travailler chez nous ? Cette blague est bien construite sur un présupposé « avant de travailler chez-nous » présuppose que sa mère travaille chez-elle, est une employée chez-elle et sous-entend que la femme travaille sans arrêt au quotidien.

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3.2. Au niveau discursif Au niveau discursif, l’humoriste ou le blagueur exploite d’une part les relations entre langue et représentation et les relations entre langue et logique. D’autre part, au niveau discursif, le blagueur exploite les relations entre les niveaux isotopes du discours. Autrement dit, le rire est, à ce niveau, à base de l’incohérence entre texte et cotexte, incohérence entre texte et contexte d’énonciation, incohérence entre texte et intertexte, texte et méta-texte. Soit les exemples ci-dessous : 6-« info.fr » C’est l’histoire d’un mec complètement bourré qui se permet de sonner chez des gens à 4 heures du matin. L’homme de la maison se lève, dans le couloir et demande : - “Qu’est-ce que tu veux ?” L’autre répond : - “Viens me pousser !! Il faut que tu viennes me pousser !!” Excédé, le propriétaire de la maison lui dit : - “Je ne te connais pas, il est 4 heures du matin, tu me réveilles pour me dire de te pousser, va te faire voir ...” De nouveau dans sa chambre, il se remet au lit. Sa femme n’est pas contente du tout et lui dit : - “Quand même, tu exagères. Cela t’est déjà arrivé d’être en panne, tu aurais pu le pousser ce pauvre type.” - “Ouais, mais en plus il est bourré.” - “Raison de plus pour le pousser, il ne va pas y parvenir tout seul. Non, là vraiment, je ne te reconnais pas, et je suis très déçue de ton attitude ...” Son mari, pris de remords, se rhabille et descend. Il ouvre la porte et dit : - “Eh mec, je vais te pousser, tu es où ?” Et le mec bourré répond : - “Là, sur la balançoire !” Dans cette blague, l’auteur donne toutes les étapes de l’histoire où chacune d’entre elles apporte une description plus en moins complète. De ce fait, elles introduisent et construisent chez le lecteur une certaine représentation similaire et identique à un événement ou situation, semblant déjà connu dans la vie quotidienne. Les blagues de ce type sont un jeu sur l’axe syntagmatique, comme les jeux de construction. Il est identique au jeu de construction japonais ayant le même principe, qui consiste à construire avec des milliers de pièces de cartes ou de dominos un dessin dont la dernière pièce aura pour but symétrique de la première : déstructurer, guider le récit (la forme du dessin) en arrière, juste, pour le plaisir de voir le tout construit / déconstruit pièce par pièce ; séquence par séquence, jusqu’à la déstructure finale du récit : « là 402

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sur la balançoire » va déstructurer la représentation du destinataire et déclencher le rire ou le sourire. Cette dernière séquence serait une bourrasque qui va faire tomber la représentation construite. 7-« info.fr » Deux amis discutent : - Tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé, la peur de ma vie. Je me suis retrouvé face à un lion, il y a quelques jours. J’étais seul et sans pistolet... - Qu’est-ce que tu as fait ? - Que pouvais-je faire ? D’abord, je l’ai regardé droit dans les yeux, mais il s’est lentement approché. Je me suis écarté, mais il s’est encore rapproché de moi... Je devais rapidement prendre une décision. - Comment t’es-tu enfuie ? - Je l’ai juste laissé, et je suis passé à une autre cage... La dernière séquence du récit, la décision du narrateur, élimine et anéantit le sentiment qu’il a suggéré chez son destinataire. Par accident, il laisse son destinataire passer d’un état de peur et d’angoisse à un autre état, celui du jeu et du plaisir, dans le manège. De même par accident, il bloque une situation qui pourrait conduire aux larmes et laisse apparaître des éclats de rire. 8-« info.fr » Dans un salon : - Luc pourquoi bouges-tu toujours ton pied ? - C’est pour empêcher les loups de s’approcher de Robert. - Mais il n’y a pas de loups ici ! - Tu vois, mon truc, ça marche ! La forme du syllogisme rend logique par les mots (la langue) ce qui est illogique dans le monde (ou dans la réalité des choses). Si nous essayons de transformer cette blague en syllogisme, nous pourrions avoir, par exemple, le suivant : Pourquoi bouger le pied Pour empêcher les loups d’ici (1) Mais il n’y a pas de loups ici

1 - Ici est un déictique qui revoit au lieu où se trouvent les personnages de la blague.

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Donc bouger le pied implique empêcher les loups d’ici Nous notons l’impossibilité que les loups soient présents dans des salons et l’impossibilité que le fait de bouger les pieds fait peur à ces derniers. Mais la présentation de cette blague, sa structure qui est celle d’un syllogisme, nous laisse considérer raisonnable les propos de Luc. Même si le contenu de cette blague est faux et impossible, son organisation donne l’air d’un raisonnement logique. Cette incohérence entre la logique formelle de la blague et la logique du monde provoque le rire. 9-« G.E. » de J.P. N°2123/P630 Une blonde se promène dans un parc avec une amie. Soudain l’autre s’écrie : - Oh ! Regarde le petit oiseau mort… La blonde lève la tête vers le ciel en disant : - Où ça ? Où ça ? Cette blague est à base du principe de l’incohérence avec la logique de causalité des choses vivant, animé / mort, inanimé ; l’effet de la mort sur un vivant est d’être inanimé, inconscient, etc. : chercher un oiseau mort et inanimé dans le ciel à travers, la description que donne l’auteur du reflex de la blonde suite à l’énoncé de son amie : « La blonde lève la tête vers le ciel en disant … Où ça ? Où ça ? ». 10-« G.E. » de J.P. N° (2009/P603) Le professeur demande : - Par quelle lettre commence hier ? Toto répond : - Par un D monsieur. - Tu dis que HIER commence par UN D !?!?! - Ben...hier on était dimanche ! Cette blague est construite autour de l’incohérence entre « Hier » Mot / « Hier » déictique, qui donne lieu à deux interprétations possibles : Hier comme mot (commence avec un H) et Hier comme déictique par rapport au jour précédent (commence avec un D, dimanche). 11-« info.fr » Bonjour Toto. - Bonjour mémé. - Si tu me dis combien j’ai de bonbons dans ma main, je te les donne tous les deux. - Tu en as deux ! - Qui te l’a dit ??? 404

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Dans l’énoncé, de la grand-mère à Toto, «¬ Si tu me dis combien j’ai de bonbons dans ma main, je te les donne tous les deux. », le syntagme nominal « les deux », au lieu de dire « je te les donne tous », la mémé a amorcé à son insu la réponse par un élément anaphorique numéral qui renvoie à la réponse « deux bonbons ». Sans se rendre compte, dans l’énoncé de sa question, la grand-mère a formulé la réponse, d’où le dernier énoncé « Qui te l’a dit ?!? » qui donne à la blague un effet humoristique, en sous-entendant que toto est plus doué que sa mémé et/ou référant à l’aliénation des facultés intellectuelles de la grand-mère. 12-« info.fr » Une dame roule en agglomération à 100 km/heure. Un gendarme l’arrête : 110 - madame, vous faites bien plus de 50 ! - Oh ! Ne croyez pas cela, monsieur l’agent, c’est mon chapeau qui me vieillit! L’énoncé en italique peut sous-entendre les propositions suivantes : (1) vous faites bien plus de 50km/h ; (2) vous faites bien plus de 50 ans. Le contexte socioculturel et institutionnel de cette blague : dans une agglomération une dame/conductrice roule à 100km/h et un gendarme/agent de sécurité et de l’ordre l’arrête. L’énoncé « madame vous faite bien plus de 50 ! » dans ce contexte présuppose que la dame présente ses excuses et appréhende sa faute, qui serait suivie selon les normes d’une amende. Mais elle a pris la seconde proposition possible qui est incongrue avec le contexte socioculturel et le contrat de parole entre les deux interlocuteurs : conductrice (avec excès de vitesse dans une agglomération)/ un gendarme (agent de l’ordre, qui est censé la sanctionner). 13-« G.E. » de J.P. N°903/P265 Sur le coup d’une heure du matin, un type au volant de sa grosse voiture traverse à plus de cent cinquante à l’heure une cité ouvrière. Soudain il heurte de plein fouet un Arabe qui sortait d’un café et traversait dans les clous. Il s’arrête, descend, constate que le malheureux est mort. Alors, il lui fouille les poches pour trouver ses papiers, sort un portefeuille bourré de billets de banque, et commence à les compter un par un en décidant de se les approprier. Mais un voisin a prévenu la police secours. Quand le car arrive cinq minutes plus tard, l’autre est encore là en train de compter les billets et il se fait embarquer. Moralité : On ne peut pas avoir le beur et l’argent du beur.

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Cette blague se base sur l’affectation du proverbe « on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre », en le développant en scénario, qui signifie on ne peut pas tout avoir, il faut savoir faire des choix. Et s’articule sur un calembour phonique : beur [bœʀ] (magrébin) / beurre [bœʀ] (aliment gras). 14-« info.fr » SARDINE : petit poisson sans tête qui vit dans l’huile. (Coluche) Cette blague définition présente la sardine comme une réalité sous les yeux sans la remettre à ses dimensions et à ses aspects naturels, qui la déterminent par rapport aux autres catégories et espèces de poisons : définir la sardine dans la boîte de poisons en conserve « petit poisson sans tête qui vit dans l’huile ». Pour Larousse la sardine est un « poisson (clupéidé) voisin du hareng et de l’alose, migrant en bancs serrés, objet d’une pêche intensive en vue de la consommation à l’état frais ou en conserve » (2). 15-« info.fr » Tu veux que je te raconte une blague à l’envers ? - O.K. - Alors, commence par rire ! Dans cette blague, le verbe ra-conter signifie rapporter un conte, qui est une histoire inventée, imaginaire. Il consiste habituellement à présenter, en général trois étapes : la situation initiale, le dénouement et la situation finale (la chute). La séquence raconter une blague à l’envers, nous laisse comprendre prendre le récit à l’envers, c’est-à-dire donner la situation finale (la chute) puis le dénouement et enfin la situation initiale. Ce qui déclenche l’effet humoristique c’est de prendre la dimension de la blague elle-même à l’envers : la blague = une histoire ou conte que l’on raconte dans le but de faire rire. 3.3. Au niveau sémiotique Au niveau sémiotique, l’humoriste ou le blagueur exploite la fonction symbolique relative à la valeur, en bouleversant nos schémas de représentation et une certaine logique habituelle. Nous considérons que dans les blagues insultantes, les blagues sexuelles, blagues stéréotypes identitaires et les blagues blasphématoires, le rire est à la base de l’opposition aux systèmes de valeur comme : la morale, l’éthique, la pudeur, le spirituel, etc.

2 - Dictionnaire Larousse de la langue française. [en ligne]. Disponible sur(consulté le 22/03/2015)

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* Insultes personnelles - Blagues « Ta mère ! Et ton père ! » 16-« O. H. » de L.G. p.177 Ta mère est tellement cochonne qu’elle a épousé un porc…. ton père ! 17-« O. H. » de L.G. p.177 Ton père a des lunettes tellement épaisses qu’il voit l’avenir. - Blagues insultantes question-réponse « J’t’ai cassé ! » 18-« O. H. » de L.G. p.89 Tu sais pourquoi la « vache qui rit » rit ? - non ? - parce qu’elle a vu ta mère ! 19-« O. H. » de L.G. p.89 - C’est quoi cette clef ? - la clef pour fermer ta gueule ! * Insultes collectives - Exploitation des stéréotypes identitaires 20-« info.fr » Un homme se balade dans Central Park à New York. Soudain, il voit un petit Bull attaquer une petite fille. Il se précipite, attrape le chien et finit par le tuer, sauvant ainsi la gamine. Un policier qui vu la scène arrive et lui dit : -Vous êtes un héros. Demain, tout le monde pourra lire à la une des journaux : ″Un courageux New-yorkais sauve la vie d’une enfant″ - L’homme répond : mais je ne suis pas de New-York ! -Eh bien on lira : ″Un courageux Américain sauve une petite fille…″ -Mais… je ne suis pas Américain ! -Et qu’est-ce que vous êtes alors ? -Je suis Pakistanais. Le lendemain, les journaux titraient : ″ un extrémiste islamiste massacre un chien américain sous les yeux horrifiés d’une petite fille″. Les blagues stéréotypes identitaires concernent toutes les nations, les cultures et les religions, seulement, nous avons cité dans cet article un exemple pour illustrer cette catégorie de blagues. Les blagues stéréotypes identitaires présentent les Belges 407

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comme des naïfs et des bêtes, les Arabes comme des voleurs, les Noirs comme des sauvages inhumains, les Musulmans comme des terroristes, les Juifs et les Ecossais comme des avares et des radins, les Corses comme des paresseux, etc. - Les blagues à base de sacres et de blasphèmes 21-« O. H. » de L.G. p.312 Adam s’ennuie et demande à Dieu de lui créer un être de compagnie. Dieu lui montre un prototype et lui dit : − voilà ce que je peux faire. Je l’ai appelé femme. Ça te coûtera une jambe ! − elle est magnifique et intelligente, mais n’elle pas trop belle ? Dieu reprend son prototype et réalise un deuxième. − Tiens ! elle est vilaine, ça ne te coûtera qu’un bras. − Oui, elle est vilaine. Mais n’elle-pas trop intelligente ? Dieu reprend son prototype et réalise un troisième. − Tiens ! elle est vilaine et pas très futée. Ça te coûtera une main. Ne préfère-tu pas l’un de ces animaux que j’ai destiné pour te tenir compagnie ? − Non, l’idée d’avoir une femme me plaît bien, mais une main… que pourraistu faire pour une côte ? L’identité spirituelle et/ou religieuse revoie à l’origine et la finalité de l’homme dans l’univers, avant son existence, pendant son existence et après sa mort, dans l’icibas et le haut-delà. C’est en rapport avec tous les enseignements spirituels et religieux que chaque culture nomme différemment, mais désigne la même chose, la même force absolue qui est l’origine de l’existence : Dieu. Les blagues sacres et blasphèmes regroupent toutes les blagues qui insultent et affectent les valeurs et les enseignements religieux et spirituels concernant les différentes religions.

4. Humour thérapeutique Le rire nous permet d’avoir du recul, de rire de notre chagrin, de rompre le cercle vicieux, l’habitude qui nous renferme, les souvenirs qui nous aspirent et nous noient dans un passé en deuil, et ce afin de renouveler nos souffles, nos forces et nos espoirs pour continuer à vivre, sinon nous serions désespérés, toujours emprisonnés dans nos malheurs. Autrement dit, rire d’une catastrophe, c’est mieux que d’en pleurer. Le rire nous permet de minimiser et de se moquer de notre mal, de notre monstre et de finir par le supprimer. En revanche, pleurer notre chagrin, l’amplifie en donnant un autre plus grand qui conduit à la destruction totale de l’être humain qui risque de devenir à son tour agressif et dangereux. Ou bien le désespoir et la douleur peut le conduire à la perte progressive de la raison jusqu’à son aliénation totale, la folie.

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Pour Lounis Dahmani, l’ « autodérision exorcise et défie la peur. J’y vois là un signe, genre arc-en-ciel. »(3). Il affirme « Oui, tant qu’il y a des rires en Algérie, il y a l’espoir qu’un jour le cauchemar s’arrête. »(4) Ainsi, l’humour nous permet de nous réconcilier en engendrant la tolérance, la paix et l’éveil de la conscience, d’où l’intention de l’auteur, à travers son livre « Algérie, l’humour au temps du terrorisme », de chercher la paix (p.62) et non de rendre des comptes ou d’accuser quelqu’un, car la guerre, la haine, les accusations fragiles sans fondement sont les vraies causes qui donnent naissance à des idées terroristes. C’est pourquoi, le rire est une occasion heureuse, une magie arc-enciel, qui nous permet de transformer le négatif en positif, la faiblesse en force, la peur en courage, bref à surmonter les choses les plus atroces de notre existence, à renouveler nos espoirs et à vivre malgré tout.

Conclusion Au niveau linguistique, le blagueur exploite les accidents et les ambiguïtés linguistiques soit au niveau du signifiant ou du signifié, soit au niveau des relations de sens et de formes des unités lexicales complexes, par le fait qu’elles suggèrent des ressemblances ou des quasi-ressemblances au niveau de la forme phonique ou sémique, voire encore des accidents phoniques des enchaînements entre deux ou plus de lexies au niveau d’une expression et/ou d’une phrase. Ces phénomènes sont, en général, classifiés dans des catégories de jeux de mots : jeux de mots par enchaînements homophoniques, calembours phoniques, calembours sémiques, calembours complexes, les interférences entre deux systèmes de langues différents et les non-dits (les présupposés et les sous-entendus). L’une des caractéristiques principales de l’humour est qu’il est à la fois implicite et transparent. Implicite parce qu’il garde un côté caché, c’est ce qui surprend par la chute. Transparent par le fait qu’il renvoie à des situations de la vie quotidienne, facilement identifiables. Dans la catégorie des blagues à base de stratégies discursives, l’auteur manipule plutôt la façon de présenter sa blague afin de produire chez son lecteur des représentations, des sentiments, des états confus, une certaine logique : par rapport au savoir-vivre et au savoir-faire régis par les lois, les règles sociales et institutionnelles (contrat de parole et contexte socioculturel); des connaissances relatives à la situation d’énonciation (contexte d’énonciation) ; des connaissances déjà préétablies sur d’autres textes (intertexte), des connaissances métalinguistiques et méta-discursives (méta-texte), voire des connaissances sur l’humour et les blagues (méta-blagues).

3 - Lounis Dahmani, 1998, Algérie, l’humour au temps du terrorisme, Bthy, Paris, p. 6. 4 - Ibid.

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Nous estimons que les blagues à caractère typiquement sexuel, abordant en général des thèmes autour de l’activité sexuelle à travers un vocabulaire vulgaire, ne visent pas à faire rire, mais plutôt à stimuler sexuellement. Les blagues sexuelles rendent public ce qui est censé être intime. Elles mettent à nu la vie intime. Comme les autres blagues, elles exploitent les accidents et les ambigüités linguistiques, les stratégies discursives et surtout le non-dit et l’implicite. Nous considérons que les blagues à base de sacres, d’insultes, de blasphèmes, d’affectations de la forme, du sens et des valeurs des textes religieux, par rapport à toutes les religions, ont plusieurs objectifs ou finalités dont la dominante est la désacralisation du sacré. La catégorie des blagues insultantes est composée de parties lexicales (expressions, syntagmes) appartenant à un vocabulaire très, vulgaire (mots triviaux, scatologiques, gros mots), ce qui traduit une attitude déterminée entre locuteurs/ interlocuteur (le tutoiement). Autrement dit, ces blagues affectent et dévalorisent la cible par rapport à ses identités : sa foi, son dieu, sa religion, sa mère, sa femme, sa famille, sa langue, son groupe social, sa catégorie sociale, son pays, sa personne, sa profession, ses idées, etc. Les blagues stéréotypes sont des représentations et des jugements de valeurs sans fondement. Il reste que les jugements vis-à-vis d’une identité acquise par nature, sans le choix au préalable des êtres humains : la couleur de leur peau, la famille, le pays, la langue maternelle, la couche sociale, le physique, etc. Cette catégorie de stéréotypes est destructrice, blessante et dangereuse, elle condamne sur les faits dont l’individu n’est pas responsable et n’a pas habilité à se modeler exactement aux attentes des autres ou aux jugements déjà établis. Ces stéréotypes sont dangereux, car ils nourrissent l’écart, la différence, et accentuent la haine, le racisme, la peur de l’autre et le manque de confiance entre les êtres humains. Puisqu’au niveau sémiotique et symbolique, l’opposition ou l’incongruité, dans les blagues sexuelles, les blagues insultantes, les blagues stéréotypes identitaires et, les blagues blasphématoires, se situe plus au niveau des valeurs et de la fonction symbolique. Elle s’exprime par le fait de renverser les valeurs. Nous classons ce genre de blagues dans le comique : un rire restreint et bas, un rire destructeur qui rend indigne, un rire longtemps chassé et qualifié de satanique. Car la finalité de ces catégories de blagues n’est pas seulement de faire rire, mais aussi de nourrir l’esprit bas, le coté animal et de porter atteinte aux autres et aux valeurs, en général. Bref, ce type de rire se présente moins comme finalité, mais beaucoup plus comme un pont sous-terrain pour faire tomber le sacré dans les obscénités et les grossièretés ; le haut dans le bas et l’indigne et l’amour dans la haine, etc. Le rire est le seul moyen, pour 410

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dire sans dire vraiment, car le lecteur est complice par son interprétation, qui n’est pas pénalisé et n’attaque pas ou ne tue pas sur place, mais arrive à feu doux à mettre en cendres les valeurs et le vivre ensemble. Enfin, nous estimons qu’à travers le rire, les « vrais » humoristes, nous invitent à effectuer un recul et à revoir nos chagrins, nos peurs, nos maladies, nos défauts, nos tabous, nos idoles et nos monstres. L’humour constitue une issue par laquelle les sages éveillent, en douceur, les consciences, calment les esprits, soignent les blessures des âmes, dénoncent les injustices, dévoilent les mensonges, maintiennent la justice et la paix universelle. Mais surtout l’humour est le seul moyen qui nous permet de pardonner, car le pardon est la seule arme qui engendre la paix : « Si toute guerre est avant tout une guerre de verbe, alors toute paix doit être d’abord dans nos mots »(5).

Bibliographie BERGSON, Henri, 1900, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, PUF. DAHMANI, Lounis, 1998, Algérie, l’humour au temps du terrorisme, Paris, Bthy. SIGMUND, Freud, 1905, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard. GAULET, Laurent, 2011, L’Officiel de l’humour 2012 + de 1500 blagues, devinettes, bêtisiers 100% inédits, France, Editions FIRST. PEIGNÉ, Jean, 2010, La grande encyclopédie 2010 des histoires drôles, Paris, Editions de Fallois. SADOUDI, Oumelaz, 2010, « Comment dire c’est faire ʺrireʺ ? Analyse de l’humour verbal, approche pragmatique », mémoire de master, option sciences du langage encadré par le Pr. Mme Taklit MEBAREK, Université Abderrahman-Mira de Bejaia, Algérie. SIBONY, Daniel, 2010, Les sens du rire et de l’humour, France, Odile Jacob. Site recueil de blagues « Blague info », disponible sur, (Consulté le 20/01/2015).

5 - Oumlelaz Sadoudi, 2010, « Comment dire c’est faire ʺrireʺ ? Analyse de l’humour verbal, approche pragmatique », Mémoire de Master, université de Béjaia, Algérie, p. 125.

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Valeur lexicale de l’humour dans les bagues égyptiennes

Valeur lexicale de l’humour dans les bagues égyptiennes

Taha Roshdy TAHA Université de Minia - Egypte

La révolution Saussurienne a initié la linguistique moderne qui ne cesse de se développer et de s’ouvrir sur une interdisciplinarité à la fois linguistique et extralinguistique. La fonction polyvalente de la linguistique nous a incités à opter pour le sujet de notre recherche. Nous avons choisi un corpus qui porte sur l’usage courant de la langue parlée. Nous avons opté pour les blagues, axiome de la culture populaire, qui émanent spontanément de ce qu’on appelle la conscience collective. Le lexique employé par n’importe quel peuple incarne à la fois sa psychologie et ses interactions sociales de ce peuple là. Les échantillons que nous avons retenus reflètent soigneusement les tendances humoristiques du peuple égyptien. A travers cette recherche, nous nous sommes contentés de dresser le schéma analytique des blagues égyptiennes, tout en nous attachant à expliquer les blagues, si besoin est, et à mettre l’accent sur le rôle des mots dans les blagues. Nous avons tenu compte de l’ambigüité due à l’écart socioculturel et la différence structurelle des deux langues, en l’occurrence le français et l’arabe.

1. La définition de l’humour Pour mieux cerner notre domaine de recherche, nous donnerons un aperçu général et préliminaire sur les principales acceptions de la notion de « blague ». La plupart des études faites montrent que l’humour est un phénomène social par excellence puisque nous rions et plaisantons en groupe. Bergson (1924) précise 413

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que « pour comprendre le rire, il faut le remplacer dans son milieu naturel, qui est la société, il faut surtout en déterminer la fonction utile, qui est une fonction sociale ». L’humour dans la blague est très vaste et comporte beaucoup de choses à caractère comique. Lussier (1993) constate que «l’humour, c’est l’état de grâce de l’intelligence, c’est la conscience de la relativité des choses humaines. C’est le premier mot de la culture et le dernier de la sagesse. Humour, humilité, humain, trois mots qui ont la même racine parce qu’ils signifient des réalités de même famille. L’humour c’est le (1) frère laïque de l’humanité, et souvent le fils de la charité » . Nous pouvons dire que l’humour est défini comme un acte social, c’est-a-dire qu’il est propre à chaque culture et à chaque société. Le locuteur doit comprendre l’intention humoristique de celui qui reçoit la blague pour faciliter la compréhension des mots porteurs d’humour. Pour comprendre cette catégorie sociolinguistique, il faut distinguer deux types d’humour: l’humour écrit et l’humour verbal. Le premier existe dans la plupart des œuvres égyptiennes. Il est présent dans la littérature, la poésie, les articles de presse, etc., tandis que le deuxième connait un emploi de plus en plus fréquent dans la vie quotidienne. De manière générale, l’humour égyptien remplit plusieurs fonctions telle la dénonciation des injustices. La qualité humoristique varie d’un milieu à l’autre selon de nombreux facteurs éducatifs et culturels, c’est-à-dire que les réactions des récepteurs des blagues diffèrent. Cela dit, la blague égyptienne intègre plusieurs formes comme la parodie, la dérision, le sarcasme, le grotesque et la farce.

2. Les différentes catégories de la blague égyptienne La blague égyptienne tient une place considérable dans tous les domaines de la vie grâce à ses mots et ses tournures phrastiques qui créent une atmosphère gaie et comique. Nous allons donner un aperçu général sur le rôle lexical de quelques termes dans les blagues politiques, religieuses et sociales. 2.1 La blague politique Les termes utilisés dans les blagues politiques sont toujours blessants et comportent des surprises aux niveaux linguistique et social. Sur le plan linguistique, la blague égyptienne devient de plus en plus riche en vocabulaire surtout pendant la révolution du 25 Janvier. Lorsque le fait de s’exprimer sur les affaires politiques devient périlleux, les masses populaires exaltées recourent aux blagues, particulièrement politiques. Cette catégorie de blagues recourt largement à la litote, la métonymie et surtout la métaphore dont voici des exemples: 1 - Doris Lussier, 1993, La presse, 30 octobre, p. 9.

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La métonymie : Dans l’au-delà Moubarak rencontre Nasser et Sadate qui lui posent la question : Es-tu venu ici par à la suite d’un emprisonnement ou d’assassinat ? (Allusion aux causes respectives de leur mort) Il leur répond : mais non, plutôt via le Facebook. (Allusion à sa chute ou à sa destitution) Concernant la litote : Un manifestant lève une pancarte sur laquelle est écrit : « dégage Moubarak ! Ma femme me manque ! » Il s’agit ici d’une litote où en apparence le manifestant veut regagner sa maison après dix-huit jours de sit-in, vu qu’il est assoiffé d’une rencontre charnelle avec sa conjointe. Quant à la métaphore, voici un exemple : Après la déclaration faite d’un responsable du gouvernement selon laquelle l’Egypte ne fait pas la guerre contre Israël en 1971 à cause du brouillard, un paysan a arrêté sa voiture à cheval sur le pont de Kasr El Nil. Un homme lui a dit : pourquoi l’âne ne veut pas marcher ? Le paysan a répondu : c’est à cause du brouillard. Dans cette blague le paysan assimile l’âne au responsable du gouvernement. 2.2 La blague religieuse Employer la blague dans le domaine de la religion ne date pas d’hier. En effet, la religion est enracinée dans la société égyptienne avec des expressions et des idiomes qui ne manquent point d’originalité. Ce genre de blagues se divise en trois catégories: - Blagues contre les chefs religieux. - Blagues énoncées par des hommes de la religion dans le but d’éveiller les esprits. - Blagues religieuses interconfessionnelles (entre musulmans et coptes) Pour la première catégorie, nous donnons l’exemple suivant : Un homme interroge un Sheikh: il s’agit d’un mur au dessus duquel un chien a uriné. Qu’est ce qu’on doit faire avec ? Le Sheikh répond : il faut le détruire et reconstruire sept fois. L’interrogeant rétorque : il s’agit de votre mur. Le Sheikh répond : alors un peu d’eau suffit pour le rendre propre. 415

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Pour la deuxième catégorie, nous avons l’exemple qui suit : Le Sheikh Keshk raconte une blague religieuse au cours de sermon du vendredi : « un homme qui ne faisait pas la prière a décidé de faire la prière de l’aube. De retour à la maison, il a réalisé que ses animaux ont été volés, à l’exception d’un petit bouc qui s’est mis à faire du bruit autour de son maître. Ce dernier lui a dit : tu arrêtes cette connerie, sinon je ferai deux prières à ton encontre. A l’instar des animaux volés en raison de la prière, l’homme emploie le lexème prière comme moyen menant à la perte et non à la réussite. Pour la troisième catégorie, soit l’exemple suivant : On raconte qu’un Sheikh et un prêtre étaient en voyage. A une vingtaine de kilomètres du trajet, la voiture tomba en panne. Le Sheikh prononça la confession de la foi musulmane. Alors la voiture roula normalement. Quelques moments plus tard, la voiture s’arrêta. Le Sheikh prononça la même confession et la voiture roula. Au bout d’une heure, la voiture retomba en panne et le Sheikh ne dit rien. Tout d’un coup, c’est le prêtre qui prononça la confession de la foi musulmane. Surpris, le Sheikh lui dit: qu’est ce que tu viens de prononcer ? Es-tu devenu musulman ? Le prêtre lui répond : qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Cette fichue voiture me pousse à la mécréance. Cette blague dévoile une vérité soi-disant que chacun des deux hommes accuse l’autre de la mécréance. Le prêtre utilise le mot mécréance pour désigner l’Islam. Il s’agit ici d’une antonomase. 2.3 La blague mimique Ce genre de blague est employé sans lexèmes ; la langue gestuelle, les mouvements de la tête et les autres membres du corps jouent une place importante pour transférer les messages. C’est la blague racontée par la langue des signes pour faire allusion à des critiques violentes qui pourraient mettre la personne sous le coup de la loi. Nous avons beaucoup d’exemples dans notre société égyptienne, mais il est très difficile de les traduire malgré leur richesse sémantique. 2.4 La blague sexuelle La blague sexuelle est une réalité dans la société égyptienne. Ses termes envahissent toutes les classes: les pauvres, les journaliers et les riches. Les mots sexuels dans la blague sont interdits lors des réunions ou des rencontres officielles. Mais ils existent avec force entre les jeunes, dans les cafés, même parmi les intellectuels et les écrivains. Notons que le verbe péjoratif “niquer” et sa famille deviennent une réalité entre toutes les classes de la société. Selon le dictionnaire électronique, le verbe niquer donne toujours des sens vulgaires et argotiques. Sens vulgaires: forniquer, avoir un 416

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rapport sexuel, faire l’amour. Sens argotiques : prendre quelqu’un qui a commis une faute, un délit, duper, voler, casser, manifester son mépris…etc. En arabe littéraire, le verbe “naka” existe maintenant dans tous les pays arabes. Nous avons un exemple: un homme qui a l’habitude de fréquenter le même café voyait régulièrement sa voisine et s’adressait à elle : « moi, je suis l’expresse! ». Elle était indifférente à son égard. Un jour, elle l’a invité chez elle. Mais l’homme n’arrivait pas à bander. Elle lui à reproché d’avoir dit : « moi, je suis l’expresse! ». Alors que son érection est très lente. Il lui a répondu : « tu ne sais pas que l’expresse ne s’est pas arrêté ».

3. L’emploi des termes humoristique dans les écoles La rue et les établissements d’enseignement en Egypte constituent un endroit idéal pour apprendre et comprendre les termes des blagues et le fonctionnement de ce phénomène dans presque tous les domaines de la vie. Dans les écoles égyptiennes, les mots des blagues existent partout: dans les classes, dans les bibliothèques et même pendant les périodes de l’examen. On peut rire à l’école et rire à propos de l’école, ce qui ne manque en rien au sérieux de sa mission scientifique. Il existe une blague que tous les égyptiens connaissent : « C’est l’histoire d’un étudiant très faible dans toutes les matières. Il passe l’examen final et a peur de connaître le résultat. Il dit à un camarade de classe : quand on déclare le résultat de l’examen tu m’appelles pour me prévenir mais si j’ai raté dans une matière quelconque, tu dis: Mohamed te passe el salam! Et si j’ai raté dans deux, tu dis: Mohamed et Ahmed te passent el salam! Et ainsi de suite. Le jour de l’annonce des résultats de l’examen, le camarade découvre que son ami a échoué dans toutes les matières. Il lui a téléphoné et lui dit : bonjour mon ami, toute la communauté de Mohammed te passe el salam ! » Cette blague montre le niveau faible de l’étudiant qui se traduit par la difficulté d’assimiler ses leçons. Le destinateur emploie des termes précis et des phrases simples pour éclaircir son information. Mais l’emploi de la litote Mohamed, Ahmed, la communauté de Mohamed camoufle la vérité honteuse de son niveau dans toutes les matières qu’il a ratées. La litote est considérée ici comme un jeu des mots. A cet égard, Guillot constate que « l’humour n’assène pas des vérités, il fertilise les questions. Il est décisif et incisif »(2). Notons que les termes de la blague scolaire apparaissent souvent dans les manuels ou les ouvrages de didactique pour donner à la classe une ambiance gaie et joyeuse. Les étudiants à l’école égyptienne emploient les blagues pour partager des informations, se faire plaisir, rire et créer un climat de liesse dans la classe en même temps. Ils racontent, rassemblent du matériel qui permettra d’apprendre et de 2 - Gerard Guillot, 1997, « l’école de l’humour », in Hugus Lethierry, Savoirs en rire un gai savoir, Bruxelles, de Boeck université, 1997.

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structurer la pensée. Les blagues scolaires sont variées et nombreuses. Voici quelques exemples: 1- Un étudiant fait sortir son banc hors de la classe pour étudier à l’étranger. 2- Un étudiant a assassiné son père afin de participer à un voyage pour orphelins. 3- Le professeur à l’étudiant : le mot radio est masculin ou féminin ? L’étudiant : féminin bien sûr! Le professeur: pourquoi ? L’étudiant: parce qu’il parle tout le temps. 4- Le professeur: pourquoi dit-on la mer noire ? L’étudiant : parce qu’elle est en deuil pour la mer morte. 5- L’élève à son père : Papa, est ce que tu sais signer quand il fait noir ? Le père : Oui bien sûr ! L’élève : Alors tu pourrais éteindre la lumière et signer sur mon bulletin scolaire ! Les recherches faites sur la blague égyptienne, surtout au niveau lexical, restent relativement rares. Nous pensons que l’étude des termes lexicaux est riche par son originalité et sa valeur. Les mots dans la blague égyptienne ont un impact majeur sur le grand public de la Méditerranée. Ainsi, il existe une large portée sociolinguistique dans presque toutes les blagues égyptiennes.

4. La polyphonie Etymologiquement, le terme polyphonie signifie la multiplication des voix et des sons dans le dialogue. Il aide à faire la distinction entre les sujets parlants. Cette catégorie linguistique est féconde pour étudier les textes littéraires. En ce qui concerne la blague égyptienne, cette approche polyphonique est un terrain encore vierge pour traiter les productions langagières, l’ambiguïté de la parole, l’allusion, le détournement du langage, la valeur lexicale des mots, les jeux des mots…etc. Les blagueurs égyptiens mettent en scène plusieurs voix qui représentent des personnages typiques de la société égyptienne. C’est pourquoi une approche polyphonique s’avère pertinente pour nous permettre d’analyser à la fois les aspects dialogiques et les différentes voix dans les blagues. Voici un exemple : Un homme avare monte le train en compagnie de son fils de 8 ans. Il avait peur de payer deux billets. Donc, il cache son fils dans un sac et le met devant lui. Le contrôleur passe et lui dit : - Votre billet s’il vous plait? - Le voila! répond l’homme. 418

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- Le contrôleur : qu’est ce qu’il y a dans le sac? - L’homme : il n’y a rien! - Le contrôleur : je voudrais voir qu’est-ce qu’il y a dans le sac? Un passager : montrez-lui ce qu’il y a dedans et laissez-nous tranquilles ! L’homme: il y a des oranges! A ce moment le fils entend ce que dit son père, sort de son sac et lui dit : père, donne-moi une orange s’il te plait! Dans cette blague, nous pouvons entendre plusieurs voix mais les voix réelles qui représentent les personnages dans la blague sont quatre: le père, le fils, le contrôleur et un passager inconnu. Le lexème orange est polysémique. Il s’agit d’un substantif masculin qui peut être remplacé par n’importe quel fruit. La particule préverbale “je” référant au locuteur. Ici c’est le contrôleur mais le “je” peut référer à une autre personne. Donc, le locuteur “je” s’adresse à l’allocutaire “vous” ou “tu”. On pourrait ajouter ici la voix des passagers auditeurs qui réagissent à la blague. Cela s’inscrit à son tour dans une approche polyphonique, une condition sine qua non de la blague. L’insertion des dialogues dans la blague égyptienne anime et actualise les rires et donne un aspect interactif à la conversation.

5. Les jeux de mots Dans le Petit Robert, le jeu de mots est une allusion plaisante fondée sur l’équivoque de mots qui ont une ressemblance phonétique, mais qui contrastent par le sens. Nous pouvons noter également la citation de Victor Hugo dans Les Misérables (1890): « le jeu de mots est la fiente de l’esprit qui vole ». Guiraud souligne que : « les jeux de mots constituent pour le linguiste un problème fort sérieux, fondamental même, dans la mesure où il invite à une spéculation sur les formes et les fonctions du langage » (3). Nous pouvons dire que l’essentiel dans la blague égyptienne est de découvrir le sens patent des mots dans ses phrases en comprenant le contexte et le sens exact visé par l’énonciateur. Cette catégorie représente le double sens dans le texte. Par exemple : - Un homme, dans la gare du train à Ramsès, hurle très fort : Mourez! Mourez pour votre patrie! Mourez pour la liberté! Mourez pour vos enfants! Mourez pour la démocratie! Mourez! Un passager lui a demandé: qu’est-ce que vous faites dans la vie? Il lui a répondu: je suis enterreur (croque morts).

3 - Guiraud, P, 1979, Les jeux de mots, Coll. Que sais-je ? Paris, PUF.

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Cette blague comporte deux sens différents. Le premier est direct et palpable. L’ensevelisseur encourage les gens à défendre leur patrie et leur liberté jusqu’à la mort. Le lecteur modeste découvre cette vérité dès qu’il entend le discours de cet homme. Mais pour le deuxième sens, c’est le lecteur intelligent qui cherche et demande le métier pour connaître ses intentions, c’est-à-dire que l’homme voulait profiter de la mort des gens pour gagner de l’argent. Dans ce cadre, Freud explique que dans le double sens, il existe la prépondérance de l’une des deux significations par la fréquence de son usage ; dans la lecture d’un mot d’esprit, le sens banal s’impose d’abord au récepteur. 5.1. Calembour Les jeux de mots calembouresques jouent un rôle important dans la composition des blagues. Ils dépendent des formes homonymiques et polysémiques. Les blagues égyptiennes sont riches sur le plan rhétorique et par les mots lexicaux qui représentent le pivot de toutes les scènes humoristiques. Les mots calembouresques existent dans tous les domaines comiques : télévision, radio, vie quotidienne, etc. Dans une scène ancienne de l’acteur égyptien Mohamed Farahate, surnommé Docteur Chedid, le comédien égyptien qui vivait à l’époque de l’acteur célèbre Ismaël Yassine salue un ami en utilisant les mots calembouresques : - Ya Rab Yakhoya Yarab! (Mon Dieu! Mon frère, Mon Dieu) - Enta Aziz alina khales, Aziz Awy wi fadelak Shiwaya wi tkon hab el Aziz! Littéralement : On te chérit. On te chérit beaucoup. Et il te reste un peu et tu deviens Hab el Aziz. La traduction littérale de mot Hab el Aziz est “souchet comestible”. Dans cet énoncé, nous montrons qu’il ya un jeu très subtil sur les sonorités et les sémèmes entre “Aziz”” et “Hab el Aziz”. Cet acteur comique fait des sonorités communes entre les deux mots. Le lexème “Aziz” est employé dans la première phrase comme adjectif dont le sens signifie: « on le chérit fort ou il nous manque beaucoup ». Mais dans la deuxième phrase, “El aziz” joue le rôle d’un nom, un nom de fruit sec vendu à Tanta où se trouve la mosquée Sayed El Badawi. Dans une autre blague, le locuteur redouble le même énoncé pour cacher la vérité amère à l’allocutaire : Une femme accouche quatre mois et demi après son mariage. Son mari était un homme naïf “villageois”. Il lui a dit : je vais te tuer ! Tu es une femme infidèle. Tu as accouché d’un bâtard. 420

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Elle lui a dit: calmes-toi mon chéri! Ecoute ! Ça fait combien de temps quand je t’ai épousé ? Lui: quatre mois et demi. Elle: Et ça fait combien de temps quand tu m’as épousé ? Lui: quatre mois et demi. Elle: quatre mois et demi plus quatre mois et demi font combien ? Lui: neuf mois. Il réfléchit une minute et lui répond: excuse-moi, je te fais mal mon amour. Pardonne-moi ! La femme répète quatre mois et demi deux fois pour faire convaincre son mari qu’elle est innocente. L’essentiel dans cette blague est l’ignorance et la naïveté de son mari. Les termes employés au début de la blague comme : tuer, femme infidèle, bâtard, désignent le même sens et vont de pair avec le contexte de l’énonciation. Mais à la fin de la blague, on est perplexe face à la situation étrange et bizarre de son mari en lisant les mots: réfléchit, excuse-moi, faire mal, mon amour, pardonne-moi. Ces mots fortifient le sens des phrases dans la blague. 5.2. La contrepèterie La contrepèterie porte sur des mots qui déforment d’autres mots pour créer des situations comiques comme lorsque quelqu’un s’oppose à un énoncé quelconque par un mot presque homophone, mais qui donne le même sens. L’acteur égyptien Mohamed Saad dans un de ses films comiques a dit : « El Short fi Bissin », le tee-shirt dans la piscine” à la place de « Shak fi el yaquine ». Littéralement, « le doute dans la certitude ». 5.3. Le néologisme et l’emprunt dans la blague Comme dans toutes les autres sociétés, la blague égyptienne suit la modernité et la nouvelle technologie qui envahissent le monde. Beaucoup de termes lexicaux naissent constamment et leur emploi devient un fait accompli surtout dans le milieu des jeunes. A titre d’exemple : « Fi el lil ha faiss aliky » (la nuit, je vais facebooker la nuit avec toi). Cette dérivation morphologique de mot faiss est nouvelle dans la conversation égyptienne. Les milieux pauvres ignorent ces termes envahissants mais petit à petit, ils sont obligés d’imiter les autres. Maintenant, on peut entendre dans toutes les villes et les villages en Egypte les mêmes néologismes. Voici un exemple:

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Un paysan monte sur son âne pour aller travailler dans son champ. Il a un téléphone portable via “Viber”. Il reçoit un appel téléphonique de son fils qui travaille en Amérique. Il lui répond : appelle-moi sur viber dans 20 minutes parce que je suis en train de conduire ! L’acte de ce paysan, qui ne connait que le champ et les animaux de la ferme ainsi que quelques amis qui utilisent “Viber”, est une blague parmi les jeunes cultivés dans le même village. Mais avec le temps, cette scène devient normale et l’emploi des termes de la technologie moderne par les classes ouvrières dans toute la société s’impose avec force. Les mots étrangers existent également dans tous les domaines de la vie en Egypte. Dans le sermon de vendredi, un orateur parle aux fidèles de la bonne conduite avec Allah. Il dit à la fin de son discours : “soyez gentils avec Allah! En arabe égyptien: Kalik Gentel ma3 Allah ». Le terme est bizarre surtout dans la mosquée et fait rire tous les fidèles qui se moquent de lui. Les égyptiens peuvent créer des néologismes qui font rire et qui s’imposent dans les milieux cultivés. Un professeur d’informatique se querelle avec son fils qui ne fait jamais ses devoirs. La patience du père atteint sa limite. Il lui dit : il faut qu’on te formate. En arabe égyptien « Enta Mehtag tetfarmat men geded » est une nouvelle expression. Le mot formater est traduit en arabe égyptien ici dans ce contexte par rééduquer, c’est-à-dire « Yetraba men geded ». Dans cet énoncé, le néologisme est de type morphologique : verbe formater. On arabise le même verbe en ajoutant le suffixe “tit” “titfarmat” ou “yt” “yatfarmat”. Nous avons constaté qu’un néologisme peut comporter dans son contenu l’emprunt. Soit l’exemple suivant: Un égyptien travaille en France dans les champs de fruits pour gagner de l’argent. Un jour, il va à la banque pour transférer deux mille euro à sa famille en Egypte. Il téléphone à son père pour vérifier s’il a reçu l’argent ou non. Son père l’informe que l’argent est arrivé. L’ouvrier assure à son père qu’il a gagné cet argent avec de la “merde”. Le père qui est un paysan naïf a répond : que Dieu te maintienne toujours la merde, mon fils ! L’employé utilise le mot péjoratif “merde” sans savoir exactement son sens. Il répète ce lexème en croyant qu’il signifie “fatigue” ou “travail dur” par exemple. Son père croit lui aussi que le mot “merde” est un bon travail, bonne affaire ou quelque chose de bien qui donne de l’argent. L’emploi de ce mot montre bien la mauvaise 422

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utilisation des mots empruntés. Donc, l’emploi abusif des mots étrangers perturbe le rôle sémantique et lexical des mots de la langue maternelle. Mais parfois leur usage devient une blague. Nous avons un autre exemple : Un algérien discute avec un égyptien et lui dit: vous “les égyptiens” cassez la langue arabe et vous dites n’importe quoi en parlant! L’égyptien répond: c’est vous qui déformez la langue arabe! Vous dites un mot arabe et quatre mots français ! Vous francisez l’arabe! L’algérien répond: nous! Wallahi jamais! Wallahi “je jure par Dieu”. Cet énoncé contient un mot français emprunté dans la phrase algérienne. Le lexème “jamais” remplace celui de l’arabe “Abadan” mais la plupart des algériens préfèrent “jamais” pour des raisons quelconques. Il existe des néologismes qui naissent des mêmes mots de la langue maternelle. Dans l’arabe égyptien, on trouve beaucoup d’exemples: Un chauffeur d’autobus se querelle avec un passager à cause de la grande vitesse. Le passager: Tu vas faire un accident. Tu es aveugle ! Tu ne vois pas les vieux, Les femmes. Les enfants ! Je vais déposer une plainte contre toi! Le chauffeur: tais- toi ! Je conduis même avant le jour où tu étais né. Et fais attention quand je me fais âne ou bufflesse je ne reconnais plus même mon père. Ici les deux mots “se faire un âne” en arabe égyptien “Yastahmar” et “se faire une bufflesse” c’est-à-dire “yastagmasse” sont des néologismes péjoratifs parce que ce sont des injures ou des gros mots, c’est-à-dire qu’il va s’impatienter et après il ne se pourra pas se retenir. Les deux mots sont des néologismes parce que le chauffeur invente d’une façon involontaire deux verbes, “yasstahmar” et “Yasstagmasse”. 5.4 Le suffixe “gy” Le suffixe “gy” tient une place très importante dans le langage égyptien. Il est emprunté à la langue turque et constitue une partie essentielle des noms de métiers, ou noms d’agent, comme Halwagy (pâtissier), Komsargy (contrôleur), Mehwalgy (responsable de la circulation des trains). Ces lexèmes ne font pas rire, mais si nous ajoutons ce suffixe à un nom de fruits ou un repas familier, le mot se transforme en terme comique. Soit l’échange suivant : Le professeur: Qui a tué Kléber pendant l’expédition française sur l’Egypte ? L’étudiant: Ce n’est pas moi. Etonné de la réponse de l’étudiant, le professeur lui a dit : Tu es Koftagy! 423

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Le mot Koftagy veut dire celui qui fait de la viande hachée. Ce terme montre que la personne est ignorante et reste bouche bée face aux opérations difficiles de la science.

6. Le lexème de l’autodérision L’analyse de la parole dans le discours s’appuie essentiellement sur la polyphonie dans le dialogue et l’originalité de l’œuvre littéraire comme le roman, la poésie, etc. En Egypte, il existe une autre sorte de blague: “la blague réfléchie”(4) c’est-à-dire des mots sensés ou insensés que la personne utilise pour se moquer d’elle-même. La plupart des termes existant dans cette catégorie font rire les autres parce qu’ils s’imaginent dans cette situation comique ou tragique. L’arabe égyptien comporte beaucoup d’exemples. On peut entendre une personne en marchant dans la rue se dire : « Ana hazi hebab » (je suis malchanceux). Le terme hebab est connu et très utilisé dans tous les milieux sociaux en Egypte. L’arabe égyptien est riche en catégories autocritiques. Soit l’exemple suivant : Deux hommes vont au marché. L’un d’eux tombe dans un trou. Le deuxième, très inquiet, lui dit: qu’est ce que se passe ? Tu vas bien ? L’autre se relève et lui dit : n’aies pas peur, je le mérite ! (Ahssan Ana Astahel) Normalement c’est la deuxième personne qui devrait prononcer cette phrase si elle est en colère contre la première. Celui qui a dit : Ana astahel! est peut-être malade ou complexé. Le verbe “Yestahel” (mériter) est utilisé pour mettre en valeur les caractéristiques étranges et humoristiques de cette personne. Les expressions suivantes sont des autocritiques directes qu’on entend presque tous les jours dans la société égyptienne:

Kan youm Eswed youm matgawezt! (Littéralement : le jour de mon mariage était noir) Ana astahel el hark ! (je mérite la brûlure)

Rabena yakhodni wi artah men el donia! (Que Dieu me prenne de ce monde) La plupart de ces expressions sont employées dans les situations désobligeantes ou dramatiques, c’est-à-dire que c’est à cause des problèmes et des soucis qu’on est obligé de proférer ces mots pour soulager l’âme et l’obliger à accepter les amertumes de la vie. Ces expressions se transforment en blagues si le destinataire s’exprime d’une manière involontaire et spontanée.

4 - Terme inventé par nous.

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7. La polysémie des mots humoristiques Le phénomène le plus compliqué dans cette étude est la polysémie des mots dans la blague égyptienne parce que le mot comique pourrait jouer plusieurs rôles dans différents contextes. Le mot mignon “Zarif” en arabe égyptien est un adjectif. Quand on dit : il blague donc il est mignon, l’attribut mignon ici a un lien lexical avec le verbe blaguer, et sur le plan sémantique le sens fait une symétrie équivalente dans les deux phrases. L’adjectif peut fonctionner également comme un nom. Rire, comique, blague, humour sont des mots considérés, dans l’arabe égyptien, comme les mots clés qui regroupent plusieurs acceptions. La plupart des dictionnaires arabes permettent de préciser d’une part le type de rapprochement et, d’autre part, la position relative de l’unité dans le champ lexical. Le verbe rire “Dahaka” par exemple possède des synonymes qui montrent sa multiplicité lexicale dans la langue et son intensité dans l’usage courant. Ibtasama (sourire), mat men el dahik (mourir de rire), fesheto hayma, terme péjoratif (rire sans cesse pour les choses futiles), enfagar fi el dahik ou kahkaha (éclater de rire), baka men el dahik pleurer de rire). Le mot rire est le mot noyau de toutes les autres formes. On peut l’utiliser selon différentes acceptions : ce comique me fait rire, cette blague fait rire tout le monde.

8. Le mot esprit “Roh” peut-il remplacer le lexème “humour”? On s’appuie toujours sur l’article de Chabanna Jean- Charles (1994) qui traite d’une manière logique le réseau lexical de l’humour et du comique. Il assure que le mot humour a pris la place d’un mot français: esprit. La même chose existe dans la langue arabe et surtout dans le dialecte égyptien parce que le mot “Roh” (esprit) joue un rôle considérable dans la blague égyptienne. Quand on dit “Roho Helwa” c’està-dire qu’il a un bon esprit et qu’il vous écoute en parlant d’une manière simple et compréhensible. Le sens contraire est “Roho Wehsha” (son esprit est mauvais) c’està-dire qu’il est insupportable. Soit une blague de deux hommes avares qui ont bon esprit. Deux avares volent une tarte et ils montent au sommet d’une montagne pour la manger. Le premier dit au deuxième: oh! On a oublié les serviettes! On a besoin de deux fourchettes et deux cuillères! Je vais les chercher: dit-le premier. Mais ne touche pas la tarte! D’accord! N’aies pas peur, dit le deuxième! Le premier s’en va et le temps passe très vite: une heure, deux heures…etc Le deuxième a faim, il commence à grignoter un petit morceau. Le premier sort soudainement de derrière un grand rocher et il lui dit: je suis encore là, ne touche pas la tarte! 425

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Les deux ont un bon esprit malgré leur avarice. Ils ont un esprit humoristique. Le mot “Roh” est toujours lié à la conversation et à l’échange dialogal entre plusieurs personnes. Son rôle sémantique dépend du texte où il peut jouer. le terme esprit semble lié à une activité autant linguistique que sociale.

Conclusion Au terme de ce travail, nous pouvons affirmer que le champ de notre étude est assez vaste et mérite une étude approfondie. Il s’agit effectivement d’un domaine linguistique relatif aux langues parlées qui reflètent la culture quasi verbale de la société égyptienne, laquelle manque d’abord de la culture livresque et politique. Nous avons constaté à travers cette étude que les jeux de mots sont un élément commun à toutes les langues vivantes.

Bibliographie ALVAREZ, Gerardo, 1984, « Les mécanismes Linguistiques de l’humour », Québec français, Nº 46. BERGSON, Henri, 1924, Le rire, 23e édition. Paris. P.U.F. CAZENEUVE, Jean, 1996, Du calembour au mot d’esprit. Monaco, Editions du Rocher. CHABANNE, Jean Charles, 1994, Le réseau lexical de l’humour et du comique, in La comédie sociale, dir par Nelly Feuerhahn et François Sylvos, Saint Denis : Press Universitaires de Valencinnes, p. 11-30. DUBOIS, J. et al., 1999, Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, Paris, Larousse. FREUD, Sigmund, 1912, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Paris, Gallimard. GUIRAUD, P, 1979, Les jeux de mots, Coll. Que sais-je ? Paris, PUF. GREVISSE, Marcel., et GOOSSE, André, 2007, Le bon usage, 14e Edition. Paris: De Boeck. HENRY, Jacqueline, 2003, La traduction des jeux de mots. Paris. Presses Sorbonne Nouvelle.

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Présentation

VI. Humour, politique, caricature

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Contours et détours de l’humour chez les politiques

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Ali JAFRY FLSH Marrakech - Maroc

Le politique est-il parsemé d’humour chez nous ? Encore que ce politique est significativement hétéroclite, l’on peut certainement circonscrire sa fugitivité et échapper à son inintelligibilité immédiate par le truchement de deux dimensions : l’acteur politique et le domaine de la politique. Le premier renvoie à des hommes et des femmes, quasi-généralement affiliés à des partis, qui sont investis de missions qu’ils exercent pour le compte d’autres femmes et hommes les ayant mandatés d’un pouvoir qui se nomme pouvoir politique. Le second peut-être rapproché de ces sphères, où se meut l’acteur afin d’accomplir ces missions, que l’on appelle génériquement les « institutions politiques ». Le politique, dans cette acception, joint l’acteur à la structure, la partie à la totalité. Le politique, en tant que domaine d’exercice de la politique, n’est lisible, en ce qu’il a de clair et de transparent, ni décodable en ce qu’il a d’équivoque, qu’à travers l’agir, l’écrit et le parler des politiques et les consignes de la structure. C’est donc cet agir, cet écrit et ce parler qu’il convient d’observer, d’écouter et de lire attentivement à la recherche de comportements, séquences et fragments humoristiques. Encore faut-il approcher cette notion d’humour pour pouvoir suivre les chemins qui y mènent. Mission presque impossible que celle de définir l’humour. Pierre Daninons, cité par Jean-Marc Moura (2014 : 2), n’a-t-il pas dit : « l’humour, calvaire des définisseurs » -précisément pour souligner son caractère glissant- ? Egalement, Robert Escarpit (1960

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[1994]) a introduit son livre par un chapitre dont l’intitulé, « l’impossible définition », est révélateur(1). La définition de l’humour semble alors se chercher sous d’autres cieux. Elle est allée quêter du côté de la méthode des typologies des situations dans lesquelles l’humour se manifeste. Or, ces occurrences sont à la fois nombreuses et inconciliables. « Les tentatives de classement intrinsèques (distinction de plusieurs types d’humours) ou extrinsèques (opposer l’humour à d’autres classes) viennent se superposer sans qu’une solution de continuité puisse être trouvée » (Moura, 2014 : 4). Même constat du flou définitionnel chez Patrick Charaudeau (2006 : 19) qui recense trois difficultés que charrie la notion d’humour. D’abord, le fait humoristique n’est pas réductible à l’élément risible. Ensuite, la multitude de termes que relatent les dictionnaires pour l’humour : comique, drôle, plaisant, amusant, ridicule, plaisanterie, moquerie, ironie, dérision, raillerie, grotesque, etc. Et que finalement, l’humour fait double emploi avec ce qui peut-être entendu comme ses variantes et nuances(2). Une dernière difficulté est liée aux catégorisations rhétoriques qui, elles aussi, n’apportent guère le salut. Elles distinguent l’humour de l’ironie. Cette dernière étant antiphrastique dans le sens de dire le contraire de ce que l’on pense alors que l’humour joue sur d’autres contrastes hormis l’antiphrase. Que l’ironie déclenche le rire quand l’humour suscite le sourire. Robert Escarpit (1987 : 115) ne l’entend pas de cette oreille : humour et ironie sont confondus. Bien plus, l’ironie fait partie de l’humour : tout processus humoristique a comme noyau dur le paradoxe ironique (dire le contraire de ce que l’on pense). À l’origine de cette fugitivité, on trouve le caractère polymorphe de l’humour (Defays, 1996 : 5) ou encore l’aspect protéiforme du comique selon l’expression de Véronique Sternberg-Greiner (2003 : 13) : l’humour se rencontre partout (dans toutes les cultures et sociétés), à tout moment, s’exprime sur n’importe quel support et cible n’importe quel sujet. Afin de caractériser cet aspect, des auteurs ont préféré parler d’ubiquité (Alexander, 1996 : 80) et d’autres de transversalité (Gasquet-Cyrus, 2004 : 32). Pas la peine de continuer cette liste des auteurs se réclamant d’horizons disciplinaires divers qui définissent différemment l’humour. La diversité et l’inflation de définitions ne veulent pas dire, loin de là, qu’elles ne servent à rien pour ainsi jeter

1 - « An Impossible Definition » est aussi le sous-titre du chapitre initial des Linguistic Theories of Humor de Salvatore Attardo (1994). 2 - Des auteurs ont relevé les distinctions entre humour et autres phénomènes proches dans un langage subtil mais pas toujours convaincant (Bertrand, 1993), (Chabane, 2002). D’autres ont essayé la définition par le contraire (Château, 1950 et Arnaud, 1985) en opposant par exemple le rire aux pleurs.

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le bébé avec l’eau du bain. Elles servent au moins d’attache et d’orientation pour les intéressés, chacun dans son domaine de spécialisation. Pour déjouer ce malaise que suscite un objet qui nous fuit, des chercheurs dans le domaine ont délaissé la voie de la définition pour emprunter celle de la construction, laquelle voie préfère parler des dimensions(3) . Par exemple, Mahadev Apt (Apt, 1985 : 14) a dressé quatre dimensions de l’humour : 1) Une expérience cognitive (souvent inconsciente qui redéfinit la réalité socioculturelle et qui implique un état d’esprit souriant). 2) C’est le contexte socioculturel qui déclenche cette expérience. 3) Le plaisir ressenti est appelé « humour ». 4) Ce dernier est manifesté par le rire joyeux et le sourire. Dans la mesure où nous allons nous focaliser sur le parler politique des professionnels de la politique (qui s’accompagne aussi de l’agir et de l’écrit et vice versa comme le discours, les formes conversationnelles, les conférences de presse et émissions TV) afin d’y repérer des fragments humoristiques, nous nous limitons aux manifestations extérieurs de l’humour, en l’occurrence le rire, le sourire et des répliques l’approuvant, autres que le rire et le sourire. Comme si nous prenons parti avec Sotra-Sandor (1990 : 5) qui disait : « Pourquoi avoir préféré le mot “humour” à celui de “ comique ” ? Le premier vocable a souvent supplanté l’autre dans l’usage actuel. Et comme les théoriciens (s’il en est) nous font toujours attendre leurs définitions de ces termes mal délimités, qui varient avec l’évolution des sensibilités collectives, nous avons pris le parti d’utiliser le mot “ humour ” dans le sens général de “ ce qui est destiné à faire rire ou sourire ”». Il n’est pas le seul d’ailleurs. Ann Wennerstrom (2000), en vue de localiser le fait humoristique, s’est employée à repérer les séquences ponctuées de rires longs de trois secondes. Sur ce point, Keith Spiegel (1972 : 17) est plus clair en faisant du rire un indicateur utile(4).

3 - Les concepts que manient les sciences humaines sont, sans exception, polysémiques. Pour s’en sortir, il est de bonne méthode d’y opérer par dimensions, indicateurs et indices. En sociologie, Paul Lazarsfeld reste pionnier en la matière (Lazarsfeld et al., 1971). 4 - « Laughter is only gross indicator wich may accompany humor experiences » (Keith Spiegel, 1972, p.17). La théorie littéraire retient également le rire mais un rire qui reprend une autre allure. Sous la plume de Laurent Zimmermann, l’humour est en effet une « entreprise qui dépasse le comique : passage à partir duquel le rire, pourrait-on dire pour situer le problème dans une formulation paradoxale, devient sérieux, en l’occurrence le devient par la force avec laquelle il nous pousse vers l’instable, vers l’infixé, vers le non mesurable de la valeur » (Zimmermann, 2003, p. 106). Selon Martineau (1972 : 114), « l’humour est génériquement conçu comme toute instance de communication perçue comme humoristique par n’importe quelle partie interactive ».

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Nous posons trois questions. Premièrement, le parler politique de chez nous (écrit ou oral) contient-il des passages humoristiques ? Et si oui, quels sont les thèmes qui en constituent la cible ? Ayant considéré à la suite des autres comme Attardo (1996 : 1) et Chabanne (2002 : 13) que l’humour est un terme générique(5) qui désigne moult aspects du rire et du sourire(6) (le comique, le rire, l’ironie, la parodie et la satire, la dérision, l’autodérision, la raillerie, la moquerie, le persiflage, etc.), l’on veut faire ressortir en même temps, les charnières qui servent de jonction entre les dires humoristiques et les paroles « sérieuses !» ou le comment de l’insertion de l’humour dans le discursif. Enfin, sous le sous-titre de « Détours », nous nous interrogeons sur « le comment de l’humour » en politique.

1. Des constats préliminaires, l’humour est verbal(7) et dialectal Après avoir écouté progressivement et de façon exploratoire les discours d’hommes politiques et les émission-débats les invitant à des plateaux de télévision en visionnant des vidéos s’y rapportant, nous avons pu dégager quelques remarques : Premier constat : en règle générale, les hommes politiques n’utilisent l’humour ou autres procédés proches ou concurrentiels dans leurs discours que très rarement(8). Deux entrepreneurs dans ce domaine sortent du lot : Abdelilah Benkirane, secrétaire général du Parti de la Justice et du Développement (PJD) et Chef du gouvernement du Maroc et Ilias Al Omari, secrétaire général adjoint du Parti de l’Authenticité et de la Modernité (PAM). Ce qui nous accule à poser la question suivante : pourquoi cet état de chose ? Pourquoi les politiques n’implémentent-ils pas leur parler politique de tournures humoristiques ? Un des éléments de réponse (hypothèse) est que le politique est un domaine qui engage la chose publique et vise l’intérêt général. Et donc l’homme politique, à qui l’on a transféré le pouvoir de les gérer réellement aujourd’hui ou 5 - Beaucoup plus dans la terminologie anglaise que française. « Sous l’influence de l’anglais, le mot humour est en passe de devenir le terme générique pour l’ensemble du domaine », conclut Chabanne (2002 : 13) dans un livre qui, pourtant, se titre Le Comique. Lefort (1988 : 25) campe sur la même position : « un terme générique qui regroupe des phénomènes de production intentionnelle d’incongruité et/ou de compréhension à des fins ludiques ». 6 - Ils ne sont pourtant pas les seuls indicateurs de l’humour, d’autres auteurs ont affectionné d’autres indicateurs comme le jeu de mots même s’il ne fait pas rire ou encore que l’humour est le produit de l’intentionnalité de l’émetteur (Lefort, op.cit). Bien plus, certains autres spécialistes dénient à l’humour tout indicateur visible comme Janice Porteous (1989 : 11) qui écrit : « (…) nous pouvons percevoir de l’humour sans aucune expression externe ». 7 - Il ya certes un humour visuel et auditif mais la grande majorité des spécialistes s’accordent à dire que l’humour est essentiellement verbale : « L’humour verbal est donc le type d’humour prédominant » (Raskin, 1994 : 16), le « caractère sociologique de l’humour rend l’humour muet, non-parlé, extrêmement difficile, quasi-impossible » (Ginestier, 1950 : 354). 8 - À cette question posée à Daniel Mayer, ex-député, ex-ministre et président du Conseil Constitutionnel français connu par son penchant humoristique : « est-ce que vous avez le sentiment que parmi vos collègues, l’humour était une forme répandue ? », il a répondu : « je crois que l’humour est le moyen de ne pas se prendre au sérieux » (Lemaître, 1998 : 85).

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potentiellement demain, ne les prend pas en charge en son nom personnel et pour son compte, mais au lieu de « nous tous ». Le mandat, qui lui est donné par « Nous » et que le « Nous » pourrait lui retirer, l’oblige à paraître « sérieux » : les affaires publiques ne sont pas une partie de jeu, ni une affaire d’humoristes. Dans ces conditions, Abdelilah Benkirane use et abuse de l’humour sans être boudé conformément à cette représentation que se font les politiques de l’attitude à tenir en discourant de la chose publique : c’est le paradoxe Benkirane. Deuxième constat : quand le politique lit son discours, il n’y point d’humour. C’est comme si chez nos politiques, l’écrit ne favorise pas l’humour. Mais, il importe de dire, comme le suggère l’hypothèse précédente, que le professionnel de la chose publique se l’interdit, se l’autocensure car il miroite l’image d’un homme digne de confiance pour qu’on lui confie ce qui est la propriété collective des citoyens. Déductivement, l’écrit(9) bannit l’humour et ne le supporte pas. Cet écrit est calligraphié dans l’Arabe classique en générale (langue officielle) ou en Français. Les quelques rares sorties humoristiques qui traversent le discours politique dont on a visionné les vidéos sont exprimées en arabe dialectal marocain. L’on sait très bien que l’humour est présent dans toutes les sociétés(10) et de ce fait, pour parler comme les sociologues, il est d’abord un phénomène social et culturel ainsi qu’« une faculté humaine universelle » (Kane et al., 1977 : 13 ; Mintz, 1977a : 17) avant d’être une affaire de supports expressifs (langue et dialecte). Ce qui veut dire que l’Arabe classique comme le Français est un véhicule performant de transmission de l’acte humoristique. Pourtant, nos politiques s’en détournent et se rabattent presque comme spontanément sur le dialecte marocain (la darija)(11). Vu que ce dernier n’est pas susceptible d’écriture, les discoureurs politiques usent de l’humour oralement dans cette langue qu’ils se partagent avec leurs concitoyens.

9 - Si l’on re-visionne les vidéos des débats parlementaires du dernier mandat, l’on réalise qu’en lisant, le parlementaire est toujours sérieux et quand il veut se permettre une touche d’humour (dérision, satire), il se doit de délaisser l’écrit pour balancer vers l’oral. C’est pour cela que lors des séances des questions écrites, le questionneur (député ou conseiller) et le ministre répondant n’usent d’humour que pendant les répliques et jamais à l’occasion de poser leurs questions car ces dernières sont écrites et ils se contentent de les lire. 10 - « Le comique, propre de l’homme, spirituel, sublime, mais aussi instinctif, impulsif, primaire, renvoie constamment de notre nature à notre culture, et vice versa » (Defays, 1996a : 4). C’est dire, en paraphrasant un collectif de chercheur que : « à l’universalité du rire correspond une relativité du risible ». Et c’est cette relativité que permet le support linguistique partagé, en l’occurrence la Darija (Collectif, 1993 : 13). 11 - Giles et al. (1976) ont mené une expérimentation sur 25 hommes anglais de 18 à 28 ans pour repérer les stratégies linguistiques employées quand ils encodent un message humoristique et celles adoptées quand ils produisent un message humoristique. Conclusion : le passage d’un sujet « sérieux » vers un discours humoristique suppose la modification du style langagier avec plus d’accent, un débit plus élevé et un ton plus animé.

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Bien plus, et c’est un autre constat, toute parole en Darija est potentiellement humoristique à condition de ne pas évoquer des sujets qui ne s’y prêtent pas, en l’occurrence des situations provoquant des sentiments de solidarité émotionnelles (le drame, la mort, les catastrophes). Sur l’usage de ce dialecte commun, la théorie communicationnelle, particulièrement sa conception représentationnelle, nous trace, en quelque sorte la voie pour y voir un peu clair : « quant à sa modalité ou à son processus, la communication consiste à susciter chez un destinataire des représentations ou des idées semblables à celles qu’il y a dans l’esprit de celui qui délivre le message » (Quéré, 1991 : 73). C’est ce que l’on peut exprimer par la proximité communicationnelle ou même la communion communicationnelle locuteur/ interlocuteur qui garantit la transmission du vouloir-dire(12), ce qui nous remet, par d’autres voies, sur la piste de la langue comme un puisant élément d’identité collective (Taylor et Giles, 1979 : 232(13). Le fait d’affectionner la langue maternelle de tous les Marocains veut dire que les orateurs tentent de leur dire : « nous ne sommes pas venus d’une autre planète ». « Et même si nous appartenons ou donnons l’impression d’appartenir à de strates plus au moins supérieures de la société, nous portons vos occupations et problèmes ; la preuve, c’est que nous parlons, vous et nous, le même langage ». Ceci est plus vérifiable concernant le parler politique en public, d’autant plus que leur parler est émaillé de détours linguistiques qu’utilisent les Marocains à longueur de journée, et qui portent cette marque d’être. La Darija, et non pas autre chose, s’explique aussi par la compétence linguistique que l’on en a, étant notre langue maternelle à tous, et qui nous permet ainsi une aptitude humoristique née, acquise et conquise au détour d’un mot, aux confins d’un jeu de mots et au cœur d’une blague-dicton, compétence que l’on n’a pas forcément dans l’Arabe ou le Français qui ne permettent pas de « pénétrer le sens comique de la nation » : « (–) mais on ne connaît vraiment la langue que lorsqu’on a pénétré le sens comique de cette nation, c’est-à-dire son esprit, sa manière de concevoir les choses et de réagir, la qualité foncière du psychisme collectif. On peut posséder à fond une langue étrangère : si on ne l’a pas pratiquée avec les natifs du pays, on aura une connaissance d’inestimable valeur au point de vue intellectuel, mais la connaissance de la nation restera morte. Ce qu’Alain appelle l’imitation “simiesque” d’un parler étranger est indispensable. C’est elle qui met en contact avec le psychisme d’une autre nation et c’est par elle seulement que la manière de rire propre à un pays peut être prise sur le vif » (Saulnier, 1940 : 147). Toutefois, avoir cette compétence ne garantit pas la compréhension par le destinataire. 12 - « Pour que l’humour soit efficace, il faut comprendre ce à quoi il se réfère, le contexte connu sur lequel il s’appuie, culturel et social autant que linguistique » (Fenoglio, Georgeon, 1995 : 22). 13 - « Language must be afforded a more central role in terms of creating, defining and maintaining social categories ».

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2. Les thèmes porteurs ou les contours par l’interdit Cette question a-t-elle vraiment un sens? « Peut-on rire de tout ? », selon le titre de l’essai du célèbre artiste belge Philippe Geluck. Et si oui, comme cet artistehumoriste répond, elle ne l’est pas pour l’homme politique dont les contours de l’humour sont tracés par les valeurs-frontières de la société. Cette idée d’interdits à l’humour ne s’accommode pas avec « Des catégories pour l’humour » qui laisse entendre que l’on peut rire de tout dans la mesure où même la mort, l’enfance, le handicap et la religion peuvent faire l’objet d’un type d’humour bien précis, l’humour noir, iconoclaste ou anarchique (Charaudeau, 2006 : 9). Toutefois, en politique et dans le face à face de l’homme politique/ public, les choses sont incrustées d’une autre logique. Le professionnel des affaires de l’Etat ne peut ainsi prendre pour cible d’humour le peuple, lui-même, ni une partie de ce peuple, (ethnie, race), ni même ce qui fait ses qualités intrinsèquement et culturellement identitaires (langue, tenue vestimentaire, traditions, histoire, etc.). Ainsi pour Pierre Bourdieu (1994 : 151), tout champ a ses illusios qu’il définit : « L’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle ». C’est une sorte de consensus qui rend les jeux, internes au champ, possibles et partiellement prévisibles(14). Le terme « illusio » renvoie à ces croyances fondatrices du champ politique et suggère que les politiques n’en ont pas vraiment conscience. En ce qui nous concerne, l’illusio sert à circonscrire le discours politique en dictant le politiquement dicible et pensable, non sous forme d’une contrainte mais à la faveur d’une façon d’être en politique. Bourdieu dénombre deux illusios aux politiques quand ils agissent et parlent et auxquels les professionnels du champ ne peuvent pas faire du mal : la grandeur originelle du pouvoir politique et la grandeur fonctionnelle de ce même pouvoir. La première renvoie à la sacralisation du suffrage universel, donc le peuple qui élit et sanctionne à travers les urnes. La seconde fait penser à l’efficacité et la suprématie du pouvoir politique comme moyen hégémonique de transformation des sociétés. Il est interdit de l’intérieur du politique de toucher à ces deux fondamentaux. Une parole hérétique à ce sujet est inadmissible. Et du coup, en faire la cible humoristique s’apparente à une dissidence qui met à mal l’unanimité et miroite au public la propre faiblesse du « représentant » en tant que politique. Même l’opposition ne peut se le permettre. Cela revient à saper les bases de la légitimité du politique par la mécanique du mandatement. C’est cette connivence que Bourdieu (1998 : 373) a appelée « la collusion des agents dans l’illusio ». Faire, par ailleurs, de la grandeur fonctionnelle un élément risible revient à s’auto-affaiblir, ce qui profiterait aux hauts fonctionnaires et aux technocrates, selon une lecture ésotérique. 14 - C’est une explicitation empruntée à Christian Le Bart (2003) -URL : http://mots.revues.org/6323, p.4).

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Abdelilah Benkirane fait exception et sort du lot en émettant depuis le début de « son règne » jusqu’à aujourd’hui des insinuations humoristiques en parlant des djinns et des crocodiles (Afarit et tamassih) pour faire allusion à des ennemis informes, et en dernier ressort, à une résistance de l’intérieur de l’Etat. Pour désigner le même phénomène, Abderrahmane El-Youssoufi, ex-premier ministre, ne se rabattait pas sur des métaphores humoristiques mais bel et bien sur un langage des plus sérieux et érudits en parlant de « poches de résistance ». Finalement, prendre son propre pouvoir politique comme la cible de l’humour n’est pas pour s’y méprendre, mais au contraire pour saboter ses détracteurs. Autre thématique que s’interdit l’humour en politique est la « fatalité ». Pas de fatalité en politique. La destinée n’est pas inévitable. Il n’y a pas un politique en exercice qui se déclare pessimiste quand à l’avenir du « peuple ». Le Bart (2003 : 12) a dit en l’occurrence : « La fatalité est structurellement interdite dans le champ politique. Cette conviction centrale entraine de multiples conséquences, dont par exemple la prétention des locuteurs politiques à toujours comprendre la société dans laquelle ils vivent, à toujours savoir donner du sens aux événements, à toujours pouvoir en identifier les causes ». À ces interdits de l’humour s’ajoutent d’autres qui sont proprement marocains et que l’on appelle unanimement et constitutionnellement dans un jargon qui n’est pas indemne d’une connotation religieuse « les constances de la Oumma (que l’on traduit par nation mais ce terme en diffère car le mot Oumma a une origine coranique) » : la religion, l’intégrité territoriale (Le Sahara et les autres présides) et la monarchie, sans oublier d’autres thèmes qui échappent à la juridiction de l’humour des politiques. Ce sont tous ces thèmes qui ont une unanimité universelle et qui font office d’une valeur universelle (Droits de l’homme, démocratie, bonne gouvernance, transparence, etc.). La religion est une référence commune à tous les marocains. Les politiques, y compris les plus progressistes, ne peuvent la tourner en dérision de peur de se jeter le discrédit et l’anathème. Autre élément qui renforce la religion et interdit aux professionnels du politique de lui porter préjudice est qu’elle est le fondement théologique de la légitimité du monarque qui s’arroge exclusivement le pouvoir de la protéger. S’il est vrai que l’on ne peut, en règle générale, tourner en dérision la religion, l’on peut en discuter sérieusement le contenu et les préceptes et en faire un débat de société. En 2015, Milouda Hazib, parlementaire du PAM, à l’occasion de la discussion du projet du budget, et en réplique à Mohammed Yatime, du PJD, qui a conclu son intervention par l’invocation de Dieu afin qu’il fasse tomber la pluie dans la mesure où le taux de croissance annuelle en dépend structurellement, n’a pas pu s’empêcher de s’insurger contre « cette prière de la pluie », qui est pourtant une pratique religieuse fort répandue (la prière rogatoire) et qui est pratiquée sur ordre royal. Toutefois le ton 438

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humoristique y est altéré par le commentaire « sérieux » qui allait suivre à savoir le souhait de débarrasser notre économie des aléas de la conjoncture. Driss Lachgar, premier secrétaire de l’USFP, a revendiqué solennellement de revoir l’inégalité Homme/Femme en matière d’héritage, toujours sur un ton non humoristique. Idem pour l’intégrité territoriale dont le Roi est le garant. Le Roi, lui-même, est entouré d’une protection constitutionnelle qui coupe, certes, avec la sacralité de l’article 19 des constitutions précédentes, mais la compense par « le respect dû à la personne du Roi ». Mise à part ces interdits, tout autre sujet peut-être cible de l’acte d’humour de la part du politique. L’on peut rire de soi (humour autocentré selon Freud) de l’ennemi politique (en s’en prenant à la personne elle-même, à son action ou décision) ou d’une situation [humour allo-centré selon la terminologie du psychologue social Jean Maisonneuve (2009)]. La scène politique est truffée d’exemples de cet humour autocentré. Lors de la conférence de presse organisée par le PJD immédiatement après le 4 septembre, date des élections régionales et communales, et dont la vidéo est consultable sur le site du parti, Benkirane, chef du parti et du gouvernement s’employant à relater les performances de son gouvernement et évoquant des termes techniques comme la croissance, le déficit et les réserves en devises, s’est hâté de faire savoir à l’assistance dans le dialecte marocain : « j’ai appris ça avec les collègues ; ne croyez pas que je m’y connais avant et même aujourd’hui je ne cannais pas tout ». Un autre exemple : Lors d’une émission spéciale sur Al Oula TV, Benkirane en parlant de la Caisse de compensation et en voulant convaincre du détournement de la Caisse de sa finalité noble, celle de soutenir les pauvres, avait lancé non sans humour : « savezvous que la Caisse de compensation paie avec le Chef du gouvernement la bonbonne du butane ». De toutes les vidéos visionnées des professionnels de la politique, consultables sur Youtube et sur les sites des partis en particulier pour l’Istiqlal et le PJD, il ressort que deux figures de la scène politique affectionnent ce procédé de l’autodérision en l’occurrence Benkirane et El Omari, président du PAM. Juste après son élection à la tête de la Région de Tétouan El Hoceima Tanger, El Omari a déclaré devant une salle comble en présence des autorités publiques : «jusqu’à hier, j’entretenais l’espoir d’échouer aux élections (–), quand je me rendais à mon Douar, j’y vais tête haute et sans aucune dette envers personne ; aujourd’hui je suis devenu ‘khamass’ ». Le terme Khamass fait allusion à ce type de relation faite de domination qu’a le seigneur sur le serf.

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Parfois même d’un mot. Lors de la conférence de presse organisée par le PJD le lendemain de l’annonce des résultats des élections régionales et communales, et communiquant au sujet des résultats, Benkirane s’est exprimé en termes de nombre de votants. La personne qui se trouve juste à son côté lui disait « nombre de voix et non de votants » ; Benkirane se demandait alors : « le nombre de voix ne signifie-t-il pas la même chose que le nombre de votant ? » et de continuer : « les votants, ça donne autre chose, n’est-ce pas ? Dans ce Maroc, il se peut qu’en dessous d’un mot soit nichée quelque chose du-jamais-vu ». N’étant pas toujours un acte volontaire, l’humour peut aussi ne pas être pensé et voulu quand notre langage nous trahit. Il arrive si souvent au chef de gouvernement, Abdelilah Benkirane d’utiliser un mot appartenant au dialecte en le prenant pour un vocable qui relève de la langue classique. Ce qui peut provoquer le rire d’autant plus que Benkirane le conjugue et le prononce à la manière des verbes de l’Arabe classique. Se vantant d’avoir rétabli dans sa pleine force la loi sur l’accès aux postes de la fonction publique qui désormais sont accessibles sur concours et non octroyés aux diplômés protestataires, Benkirane commentait : « par le passé, celui qui veut avoir un poste à l’Administration, se doit de lèche-botter ; aujourd’hui les gens s’en sont émancipées » ; ce terme de lèche-botter est, je pense, la traduction du mot en dialecte marocain “‫”يتبحل�س‬, mis à contribution par Benkirane dans l’émission « Bila Houdoude » de la Chaîne TV Aljazira (15/5/2015) dont la langue de diffusion est l’Arabe classique. Ce n’est, à notre avis, ni niaiserie, ni impertinence, encore moins un lapsus, puisque dans d’autres situations, Benkirane a récidivé volontairement tout en reconnaissant que la métaphore qu’il voulait utiliser ne lui permettait pas de trouver les mots expressifs dans l’Arabe classique. Ce phénomène est bien connu chez les linguistes par la « déviance linguistique et langagière » que le rire vient sanctionner socialement. Le linguiste Antoine Meillet 1982 : 16-17) disait à ce propos pour expliquer le fonctionnement de la norme en matière de langue : « le ridicule est la sanction immédiate de toutes les déviations individuelles ». D’autres linguistes considèrent le rire et le ridicule comme sanction sociale d’un ratage langagier comme Charles Bally (1952 : 13), Albert Séchehaye (1969 : 75-76) et Pierre Bourdieu (1982 : 83). La déviation linguistique peut-être volontaire à visée humoristique. C’est le cas du maniement de la langue par les humoristes (Calvet, 1980 : 29). Il reste à mentionner le fait suivant : le locuteur politique déserte l’humour quand bien même le sujet s’y prête. Ce sont les situations où une question cynique d’un journaliste le déstabilise (émission télévisée), les brouhahas d’une foule le mettent hors de ses états ou lorsque un moment de mélancolie s’empare de lui.

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3. Les détours Les politiques dont nous avons écouté les discours(15) ne s’adonnent à l’humour que très rarement, sauf, comme déjà précisé, Abdelilah Benkirane, secrétaire général du PJD et chef du gouvernement et Ilias El Omari, président du PAM, dans une certaine mesure. Toutefois, Benkirane affectionne un humour jovial alors que El Omari a un humour qui penche vers celui que certains ont nommé intellectuel (Maisonneuve, 2009 : 19), c’est-à-dire, qui ne fait pas forcément rire, mais accule à une activité réflexive qui renferme une sorte de défi à l’intelligibilité. Si on nous demande de classer Benkirane(16), on peut l’insérer dans ce type qui est « l’humoriste verbal répétitif » (Bonardi, 2009 : 11), à l’opposé de « l’humoriste créatif»(17), qui réutilise « des plaisanteries et histoires drôles, vécues ou déjà relatées ». Il a l’air de quelqu’un « d’agréable, d’amusant et de blagueur » (Idem). En analysant la mécanique humoristique des « humoristes-hommes politiques » de chez nous, l’on se rend compte qu’elle s’aligne sur les procédés qui ont été dévoilés et construits par la théorie de l’humour, toutes disciplines confondues, en l’occurrence : les maximes conversationnelles(18), les jeux de mots(19), les blagues, les anecdotes, les histoires drôles et les stéréotypes(20) qui se ressourcent dans les représentations collectives (Victoroff, 1953 : 164). Souvent leur humour se décèle via la « tonalité humoristique » (Mulkay, 1996, p.4) nécessaire à son occurrence et à sa perception. Cette tonalité correspond à la clé de Hymes (Hymes, 1974 : 57) qui permet de détecter le passage du mode sérieux du 15 - Les états-majors des partis politiques suivants : Abdelilah Benkirane (PJD), Ilias El Omari (PAM), Abdelhamid Chabat (PI), Driss Lachgar (USFP), Nabil Ben Abdellah (PPS) et Mustapha Bakkoury (PAM). 16 - Benkirane reconnaît lui-même dans un discours adressé à un large publique (Ville de Tétouan) à l’occasion de la campagne électorale des communales et régionales en disant : « c’est le premier et le dernier chef du gouvernement qui vous fait rire ». La vidéo se trouve dans les archives du PJD TV. 17 - Il est des situations où Benkirane peut être créatif comme dans cette rencontre avec les investisseurs, grands commis de l’Etat et hommes politiques du Golf et qui avaient une certaine peur à l’égard des gouvernements des islamistes. Benkirane disait : « Le thé est produit par la Chine. Quand il est arrivé chez nous, on lui a ajouté du sucre et de la menthe ; on l’a marocanisé. Egalement quand la doctrine des frères musulmans nous est parvenue, nous l’avons aussi marocanisée ». C’est pour signifier que l’islamisme du PJD est à part et ne suscite aucune crainte. 18 - Le plus souvent Benkirane fait appel aux proverbes et dictons populaires pour s’exprimer : « Si le faucon survit, ses petits survivront aussi », adage invoqué pour justifier son penchant vers, d’abord et avant tout, le renforcement de l’Etat. El Omari utilise des versets coraniques très connus comme « ‫ » ما جعل اهلل ملومن من قلبني يف جوفه‬pour taxer Benkirane de vouloir gouverner et s’opposer à la fois. 19 - Exemple : « Applaudissez beaucoup Driss Al Azami et moins Bouano » lance Benkirane dans la conférence de presse du PJD suite à l’annonce des résultats des communales. On sait que Bouano, président du groupe parlementaire du parti, fait souvent des sorties qui heurtent Benkirane. 20 - Tous ces procédés sont détectables facilement dans le parler politiques de Benkirane et d’El Omari ; il suffit de visionner leurs discours en public, émissions TV et conférences de presse qui se trouvent archivés sur Youtube.

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discours au mode « humoristique » et qui correspond grossièrement à la modalité parmi les catégories grammaticales. Usant de cette clé ou tonalité, les destinataires ont une sorte de critère pour adapter leur perception à une autre modalité d’interaction (Norrick, 1993). Le parler politique use de cette façon de faire à travers le rire parallèle à l’énoncé, l’annonce d’une blague, d’une histoire drôle avant de la raconter, ou encore épouser une forme ritualisée de l’humour (donc connu de tous), ou enfin l’usage de clichés et stéréotypes linguistiques. Ce sont autant de manières qui indiquent, par un « ton décalé » (Fourastie, 1983), à l’auditoire que l’on change de cadre interactif. Pourquoi l’on prévient le destinataire ? Car le mode humoristique peut violer, et viole effectivement, les maximes conventionnelles et les normes. Et le politique met en garde son public par « la tonalité humoristique ». Mais même en maitrisant les clés de l’humour, encore faut-il que l’on soit humoristiquement compétent (Chomsky, 1965). Cette compétence caractérise l’intuition du locuteur natif par rapport à l’humour (Raskin, 1985 : 58). C’est pourquoi nos politiques manient plus aisément un humour dans la langue maternelle, le dialecte marocain en l’occurrence, et s’ils se trouvent dans des situations où ils parlent d’autres langues (Français ou Arabe classique), l’humour est des plus absents. Autrement dit, sans la compétence langagière, il ne peut y avoir de compétence humoristique(21). De l’autre côté, le récepteur doit faire preuve de compétence pour déceler l’incongruité, essence de l’humour, apparente du propos. Les sociologues insistent sur ce qu’ils considèrent comme l’enjeu essentiel de l’humour : un lubrifiant dans la société. Cette expression imagée réfère à ce que l’humour facilite l’interaction sociale en injectant des doses de rire (anticonformisme) dans ses articulations (valeurs, normes et croyances) sans pour autant s’attirer la colère des sociétaires (Ginestier, 1950 : 387-368). Encore faut-il ne pas heurter un système de références qui ne supporte pas les altérités et violations humoristiques par incongruité(22) entre ce qui est et ce qui est normatif comme nous l’avons signalé dans la partie consacrée aux contours (Laroche-Bouvy, 1992 : 93). La plupart des fragments amusants relevés chez les politiques s’analysent en termes d’incongruité, d’incompatibilité entre deux constituants de l’objet risible, l’un restitue un sens

21 - D’autres auteurs ont théorisé d’autres compétences nécessaires : la compétence linguistique (connaissance des signifiants), celle encyclopédique (connaissance des informations sur le contexte), la compétence logique (processus de décodage) et enfin celle rhétorico-pragmatique (connaissance du fonctionnement des principes discursifs) (Kerbrat-Orecchioni, 1986). 22 - Cette incongruité (Spencer, Schopenhauer, etc.) se signale par d’autres notions comme : contradiction (Hegel), difformité (Aristote), interférence des séries (Bergson), « sens manifeste et sens latent » (Freud), « disjonction » (Morin), etc. L’incongruité est le principal moteur de l’humour et repose sur la comparaison entre deux éléments (mot, objet ou idée) dont l’un s’avère incompatible avec l’autre.

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apparent voulu, l’autre couvre un sens latent laissé à la devinette du récepteur. La parole politique humoristique s’énonce comme une énigme que le destinataire essaie de résoudre suivant une logique locale (Ziv, 1984). C’est cette résolution qui permet de percevoir le sens et l’effet comique. Toutefois, cette incongruité ne suscite le risible qu’à la condition d’accepter ou justifier (Aubouin, 1948 : 95) des éléments mis en relation d’incongruité. Si l’humour permet de garder des distances avec la norme sans s’exposer à la sanction sociale, il permet dans bien des cas de sanctionner cet écart lui-même selon l’hypothèse du « rire-châtiment » de Bergson(23).

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L’Humour politique dans la foulée de la « Révoltion du 25 janvier » Nouvelles formes ou Reproduction de l’ancien?

L’Humour politique dans la foulée de la « Révoltion du 25 janvier ». Nouvelles formes ou Reproduction de l’ancien? Dina MANDOUR Doctorante, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne - France

Introduction Le rire, objet mineur en Sciences Politiques, se dilue en fait dans l’ensemble des comportements politiques : sourires obligés des élus pendant les poignées de main, provocations sur les plateaux télés qui prêtent à rire, blagues des élus « décontractés » lors de cérémonies détendues, etc. Happé par les logiques de la construction sociale, l’humour s’enchevêtre ainsi avec les pratiques les plus visibles du champ politique sans être pour autant au premier plan. La problématisation sociologique du rire et de l’humour s’avère encore balbutiante en dépit de travaux épars. Abondamment traités par la philosophie et la psychologie, le rire et l’humour ont été largement délaissés par les sciences sociales en tant que domaine à part entière de l’investigation scientifique. En revanche, nous pouvons noter l’existence de quelques recherches dispersées qui ne constituent pas encore un courant de recherches avec des problématiques théoriques relativement partagées, des colloques, des revues(1). Certains auteurs privilégient une approche très sociologique mettant en avant la dimension sociographique. C’est ainsi que M. L. Apte a développé une approche segmentaire en fonction de la classe, du genre, des appartenances politiques et religieuses(2). L’approche qui nous intéresse le plus 1 - Arnaud Mercier (dir.), 2001, « Dérision-contestation », Hermès, N° 29, p. 9. 2 - Mahadev, L Apte, 1985, Humor and Laughter: An Anthropological Approach, Ithaca: Cornell University Press.

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L’Humour politique dans la foulée de la « Révoltion du 25 janvier » Nouvelles formes ou Reproduction de l’ancien?

renvoie bien sûr à la dimension contestataire du couple « humour / rire / dérision ». Dans ce cadre, nous pouvons citer le travail collectif publié chez Hermès en 2001(3) , et plus récemment la recherche de V. Tsakona et D. Elena Popa, portant sur la dimension critique de l’humour dans le champ politique(4). Bien sûr l’ouvrage de référence est celui de J. Scott, analysant les subtiles tactiques de résistance des paysans indonésiens au travers de ce qu’il appelle « le texte caché »(5). Chez eux, la vie quotidienne ne se sépare pas d’une mise en dérision des puissants, associant une palette de contes, de blagues, de proverbes, de réparties situationnellement inventées pendant les veillées ou dans les interactions quotidiennes. Depuis les travaux inauguraux de Georges Balandier sur la place officielle de la dérision au cœur du fonctionnement du pouvoir(6), d’autres chercheurs ont investi cet objet. Tous ces travaux pointent le fait que, quel que soit le régime politique – avec quelques réserves tenant aux propriétés totalitaires de certains régimes tels que la Corée du Nord, la Birmanie, la Chine – une place est accordée à la mise en dérision humoristique du pouvoir(7) .

Étude du cas égyptien Année décisive dans l’histoire politique de l’Égypte, l’année 2011 a marqué un tournant dans l’histoire de la scène humoristique égyptienne. C’est durant cette année que sont apparus des satires visant directement les hommes du pouvoir. Mais, l’humour égyptien ne se limite pas à la Révolution du 25 janvier ou à la période postrévolutionnaire. Il a existé dans la société depuis longtemps mais non pas sous la forme du one-man-show(8) et surtout, pas de façon aussi publique(9). Il s’agit d’une histoire longue, mais qui n’a jamais été l’objet de recherche en Science Politique et notamment en langue française. D’où l’intérêt d’aborder ce sujet faisant souvent 3 - Mercier, Arnaud (dir.), « Dérision-contestation », op. cit. 4 - Villy Tsakona., & Popa Diana Elena, 2011, Studies in Political Humor: In Between Political Critique and Public Entertainment, John Benjamins Publishing. 5 - James Scott C, 2008, La domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam. 6 - Georges Balandier, 1980, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland. 7 - Nous pouvons citer dans ce cadre, l’ouvrage de K. Rousselet et ‎G. Favarel-Garrigues, intitulé La Russie contemporaine, qui consacre un chapitre aux blagues politiques réapparus à l’époque de Poutine, et qui, même avec le contrôle de l’État sur les médias, les journaux, les chaines de télévision et les radios, elles subsistent l’espace virtuel d’un internet en pleine expansion. La Russie contemporaine, Fayard, 2010. De même, nous pouvons citer l’article de P. Lorry, sur la relation entre l’humour et la religion en Islam. « Humour et religion en Islam », Bulletin de la Société des Amis des Sciences Religieuses, 2003, pp. 45-55. 8 - Nous notons que Bassem Youssef emprunte le genre du talk show à l’américaine, de John Stewart. Une des raisons principale de ce succès c’est l’introduction de ce genre télévisuel qui fut une originalité par rapport à la scène médiatique égyptienne. 9 - Marwane Chahine, 2013, « Bassem Youssef, héraut égyptien de la révolution par le rire », disponible en ligne sur : http://www.liberation.fr/planete/2013/04/18/bassem-youssef-heraut-egyptien-de-la-revolutionpar-le-rire_897250

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l’objet d’intérêt journalistique que ce soit en Égypte ou dans la région. C’est pour cela qu’il faut forger l’objet de recherche à partir de rien. Prendre pour objet l’ironie en Égypte, c’est montrer que le répertoire rire-humourdérision s’enracine aussi bien dans l’histoire, dans une culture globale d’un peuple que dans des usages politiques. L’humour égyptien est réputé et très apprécié dans le monde arabe. Sans tomber dans une approche culturaliste essentialiste, il est facile de repérer le goût des Égyptiens pour la plaisanterie, ce qui passe depuis longtemps pour un de leurs traits nationaux. Cela s’est manifesté souvent au quotidien par la satire qui touche tous les aspects de la société égyptienne à travers des anecdotes ayant pour cible des hommes politiques ou la police, les problèmes sociaux voire le Président de la République lui-même. Dans les lignes qui suivent, nous tentons alors d’inventorier les registres de l’histoire de l’humour égyptien afin d’identifier les traits caractéristiques de ces évolutions et de répondre à notre question principale : Le répertoire d’actions humoristiques a-t-il vu apparaître de nouvelles formes ou s’agit-il d’une reproduction de l’ancien?

1. Répertoire d’actions humoristiques dans la période de la pré-Révolution 1.1. « Plus la société est malade, plus elle a besoin de rire »(10) Dans les moments les plus difficiles qu’ont vécus les égyptiens avec l’oppression, l’injustice et même la pauvreté, l’humour a été régulièrement convoqué. Le citoyen égyptien a recourt à différentes méthodes de résistance. La résistance armée ou la violence étaient à moindre échelle. L’ironie fut la méthode de résistance à laquelle les égyptiens ont plus recours. L’histoire nous révèle plusieurs exemples de l’humour visant à discréditer les hommes au pouvoir, un humour qui a même servi d’historisation de plusieurs évènements. En fait, le caractère moqueur du peuple égyptien remonte à l’époque pharaonique(11). Selon une récente étude menée par Carol Andrews, chercheuse au British Museum, département d’égyptologie, la blague la plus ancienne dans l’histoire de l’humanité est pharaonique : « Quelqu’un aurait demandé comment remonter le moral du roi Snéfrou quand il va à la pêche. On aurait alors répondu : Il s’agit de jeter à l’eau un esclave sans que le roi s’en rende compte puis de crier fort, voilà un gros poisson, mon seigneur ! »(12). 10 - Charles-Henry Sadien, 2003, « La tyrannie de l’humour au cinéma », Agitateur.org [En ligne], http:// www.agitateur.org/spip.php?article395 11 - Saad El-Kerch, 2014, « Un torrent d’éclats de rire », Al-Ahram Hebdo [En ligne], http://hebdo.ahram. org.eg/NewsContent/1025/5/32/5916/Un-torrent-d%E2%80%99%C3%A9clats-de-rire.aspx 12 - Ibid.

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Une des expériences les plus anciennes fut celle d’Al-Ass’ad Ibn Mamati qui fut ministre de l’armée et de la Finance à l’époque de Salâh ad-Dîn al-Ayyûbî (13) . Cette expérience, remontant aux années 597 de l’Hégire, offre une critique de la politique de gouvernance de Karakosh, en faisant appel à l’ironie. Pour lui, le rire et la dérision semblaient être la meilleure façon de critique et de réprimande. De même, pendant la période ottomane en Égypte, le clown jouait un rôle important et les marionnettes étaient là pour se moquer des sultans. « La force du clown, c’est justement de rendre ridicule celui qui est puissant. Et quand on le rend ridicule, on n’en a plus peur », avait déclaré l’humoriste égyptien Bassem Youssef(14). Selon Nabil Bahgat, professeur de théâtre à l’Université de Helwān, le clown servait à travers le temps d’un signal d’alarme pour les Égyptiens. Il fut leur meilleur outil pour faire face à l’oppression et se révolter contre les trois pouvoirs au sein de la société : 1. L’autorité religieuse, représenté par un clown portant le non du cheikh « AlShahaz », qui use de la religion pour ses intérêts personnels, 2. Le pouvoir social, représenté par un clown surchargé par les exigences et les contraintes de la vie quotidienne, 3. Le pouvoir politique, représenté par un policier turc avec qui le clown avait toujours des problèmes. En outre, en 1889, 7 ans après la colonisation britannique de l’Égypte, s’est construit « Le Madhakakhana » ou « Le grand foyer du rire », un café populaire qui fut considéré comme un lieu de « refuge » pour les humoristes lançant des blagues innovantes et surtout politiques mettant en cause la corruption, les dictatures, la situation économique, etc. Mais comme ce café fut fréquenté par toutes les couches sociales, ce qui gêna le gouvernement, il fut détruit pour construire à sa place la célèbre Direction de la sécurité du Caire. Avec le début de la première guerre mondiale, la satire portant sur le politique s’est répandue à travers l’art et notamment le chant. Cela s’est manifesté clairement

13 - Salâh ad-Dîn al-Ayyûbî (1138 – 1193) fut le premier dirigeant de la dynastie ayyoubide, régnant en Égypte de 1169 à 1250 et en Syrie de 1174 à 1260. Il a lui-même dirigé l’Égypte de 1169 à 1193, Damas de 1174 à 1193 et Alep de 1183 à 1193. 14 - Perrine Mouterde, 2013, « Bassem Youssef, le plus populaire des Égyptiens, ne se taira pas », France 24 [En ligne] : http://www.france24.com/fr/20130418-egypte-bassem-youssef-humoriste-bernameghumour-arme-repression-personnalite-time/

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dans les œuvres de « Sayed Darwich(15)», qui sont écrits par « Badi’ Khairy(16)» et « Beram Al-Tounssi(17)» notamment. Darwich avait un style d’ironie cinglante. Il a osé se moquer du gouverneur à travers une pièce de théâtre, suite à laquelle le théâtre a été fermé et Sayed Darwish devait se cacher pour échapper à la poursuite. Outre ses compositions théâtrales satiriques, figure la mise en musique de plusieurs chansons attaquant directement la personne du gouverneur ainsi que son entourage « hypocrite ». Les années passent et le sarcasme demeure une méthode à laquelle les Égyptiens ont recours pour surmonter leurs problèmes sociaux et politiques. Parfois ce sarcasme allait jusqu’aux insultes, comme fut le cas du Cheikh « Imam Issa(18) » en coopération avec « Ahmed Fouad Negm(19)», qui ont utilisé la satire pour critiquer le président Gamal Abdel Nasser et ensuite le président Anwar Al-Sadate. C’est sous le règne de ce dernier que Negm et Issa furent emprisonnés pendant 11 ans suite à une chanson satirique qui insultait le Président. Dans son ouvrage, « La blague politique, comment les Égyptiens se moquent de leurs gouvernements », Adel Hammouda jette un oeil sur l’afflux de blagues qui a submergé la rue à la suite de la défaite de 1967, des blagues qui ont reflété les maux de la société et où l’armée est devenue une cible principale, les blagues qui ont incité le président Nasser à les collecter et à arrêter ceux qui les ont composées (20). Il faut également mettre l’accent sur la contribution des figures journalistiques illustrant la satire dont l’écrivain Mahmoud Al-Saadani(21) qui s’est moqué non seulement de la politique intérieure de l’Égypte, mais aussi de sa politique étrangère. Il s’est moqué de la société, du gouvernement et de lui-même. L’expérience la plus spécifique dans ce cadre figure aussi dans ce qu’a présenté l’écrivain « Galal Amer(22) », qui s’est moqué du gouvernement, des partis politiques, des frères musulmans, des médias, des intellectuels, et parfois de lui-même.

15 - Sayed Darwich (1892 - 1923) est un chanteur et compositeur lyrique considéré comme le père de la musique égyptienne populaire. 16 - Badi’ Khairy (1893 - 1966) est écrivain égyptien. 17 - Beram Al-Tounssi (1893 - 1961) est un poète et compositeur égyptien d’origine tunisienne. 18 - Imam Mohammed Ahmed Issa (1918 - 1995) était un chanteur-compositeur égyptien. 19 - Ahmed Fouad Negm, né an 1929, est un poète égyptien, nommé en 2007 par les Nations Unies l’Ambassadeur des pauvre