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© Armand Colin, 2018 Ce livre est la nouvelle édition augmentée de l'ouvrage paru chez Armand Colin en 2013 sous le titre Littérature française du XXe siècle (ISBN 978-2-200-27601-0). Illustration de couverture : Fotolia – bittedankeschön Armand Colin est une marque de Dunod Editeur 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
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Table des matières Introduction 11 Le hachoir de l’historien 11 Questions de méthode 14 Quelle « littérature » ? 17 Quatre périodes 18 Les conditions de la vie littéraire autour de 1900 L’écrivain de la « Belle Époque » 21 Un lectorat élargi 21 Éditeurs et revues à la croisée des chemins L’espace culturel parisien 24 Les deux pôles du champ littéraire 25
22
PARTIE 1 LA LITTÉRATURE EN QUESTION : LE TEMPS DES RECHERCHES (1900-1930) 1 Nouveaux débats, nouveaux clivages
31
1 Le tournant de 1900 31 Après Mallarmé, après Zola 32 Naissance de l’intellectuel 33 L’école « moderne » et la question laïque
35
2 Les clivages politiques et idéologiques 36 Les conflits politiques après l’affaire Dreyfus Catholiques et anticléricaux 39 La critique du positivisme 41 3 La fin des « écoles » et les débats esthétiques Le néoclassicisme 43 À la recherche de formes neuves 44 La NRF entre classicisme et modernité 46 2 Les genres littéraires en question
36
43
49
1 Le roman retrouvé ? 49 La crise du roman après le naturalisme Le roman-fleuve 51 Marcel Proust et la Recherche 52 2 Poétiques du récit 54 Le récit poétique 54 Voyages et aventures 55 Les récits surréalistes 56 André Gide : romans sur le roman Des « romans chrétiens » ? 60
50
57
3 Vers une « rénovation dramatique » ? 61 Naturalistes et symbolistes au théâtre 62 Vers un théâtre « populaire » 63 Jacques Copeau et le « Cartel » 64 Les avant-gardes : Antonin Artaud et le Théâtre Alfred-Jarry Le théâtre selon Paul Claudel 66 4 Les rythmes nouveaux de la poésie 67 Du vers libre au verset : Paul Claudel, Charles Péguy Poétique de Paul Valéry 71
68
64
3 Les avant-gardes et le surréalisme
75
1 « Esprit nouveau » et modernité 75 Apollinaire et « l’esprit nouveau » 75 Modernité d’Alcools 76 Nouvelles voix poétiques : Cendrars, Reverdy
78
2 La révolte Dada 79 L’esprit dadaïste : négation et subversion 79 Breton contre Tzara : de Dada au surréalisme 80 3 La révolution surréaliste 81 À l’écoute de l’inconscient 82 La fécondité artistique du mouvement Divisions et ruptures 86
84
Les conditions de la vie littéraire autour de 1930 Le temps de la NRF 89 La modernisation des pratiques éditoriales 90 Les réseaux de l’innovation esthétique 91 La course aux prix littéraires 93 Le monde des revues et le règne de la NRF 94 La grande presse et les nouveaux médias 96
PARTIE 2 LA LITTÉRATURE EN SITUATION : LE TEMPS DES ENGAGEMENTS (1930-1955) 1 La littérature à l’épreuve de l’histoire
99
1 Les écrivains face à la crise (1930-1939) 99 La dramatisation de l’histoire 100 L’exigence révolutionnaire et le combat antifasciste L’Action française et la tentation du fascisme 103
100
2 La littérature en temps de guerre (1939-1945) 104 Censure et résistance sous l’Occupation 105 Les écrivains et la collaboration 106 Une vie littéraire ininterrompue 107 L’épuration et ses excès 108 3 Écrire après Auschwitz ? (1945-1955) Une nouvelle génération 109 Une littérature « lazaréenne » 111 2 Du surréalisme à l’existentialisme
108
115
1 Le surréalisme « au service de la Révolution » 115 Poésie et politique : une synthèse impossible ? 115 Les surréalistes à l’épreuve de la guerre 117 Le hasard et l’humour 119 Le surréalisme et les mythes 120 Le déclin du mouvement 122 2 L’existentialisme et la « littérature engagée » 122 Entre philosophie et littérature 123 La pensée de l’absurde 125 Morale de l’action et théorie de l’engagement 127 Humanisme ou marxisme ? 128 Hors de l’existentialisme : au-delà de l’« engagement »
129
3 Situation des genres
133
1 Responsabilité du poète 133 L’art au-delà du genre 133 Refus ou « acquiescement » 135 De nouveaux langages 137 2 Le roman, l’existence et l’histoire 139 Regards sur l’histoire 139 Enjeux existentiels 142 L’exploration des âmes 145 La fiction romanesque en question 147 3 La pensée sur la scène 149 Le metteur en scène et les lieux du théâtre 150 Le théâtre et les mythes : Giraudoux, Cocteau, Anouilh Un théâtre d’écrivains : textes et idées 153 L’émergence d’un « nouveau théâtre » 155 4 L’essor de la prose non fictionnelle 157 L’écriture de soi 158 Récits de voyage et articles de presse 159 Le temps de l’essai 160 Les conditions de la vie littéraire autour de 1955 « Temps modernes » et livre de poche 165 Les tensions idéologiques 165 Le paysage éditorial 167 Livre de poche et culture de masse 168
151
PARTIE 3 LA LITTÉRATURE EN SOUPÇON : LE TEMPS DE L’ÉCRITURE (1955-1980) 1 Ruptures et innovations à l’ère du soupçon
173
1 Le Nouveau Roman : l’écriture contre la littérature Le groupe des Éditions de Minuit 173 « Du réalisme à la réalité » 175 La « littérarité » contre la littérature 177 Des œuvres singulières 179
173
2 Le Nouveau Théâtre, antithéâtre ou théâtre total ? 180 Farces tragiques 181 Un spectacle total 182 La fin des « caractères » et de l’action dramatique 183 Un théâtre politique ? 185 3 L’écriture poétique : soupçons sur le lyrisme 186 Pouvoirs de la poésie 187 Poétiques de la matière et de l’éphémère 189 2 L’empire des sciences humaines et le « démon de la théorie » 1 Le structuralisme et la Nouvelle Critique L’essor de l’analyse structurale 194 Le « démon de la théorie » 196 La Nouvelle Critique 197
193
2 Théorie et production du Texte : Tel Quel & Cie 199 Philippe Sollers et Tel Quel 199 Tel Quel, Change, TXT et l’esprit de Mai 68 201 3 L’OuLiPo, ou l’écriture mode d’emploi 202 Des contraintes fécondes 202 Raymond Queneau, Georges Perec 203
193
3 Fiction et non-fiction : des frontières incertaines
207
1 Écritures romanesques : la mémoire et l’histoire Le réalisme et l’aventure 208 Romans « anachroniques » 209 Quand le roman « respire »… 210 Un changement de génération 212 2 Écriture autobiographique et liberté imaginaire Le moi dans le roman 215 Anti-autobiographies 217 Le choix des images et de l’imaginaire 219 Décentrements, du moi vers les autres 220 De l’autobiographie à l’autofiction 221 3 Écriture dramatique et liberté scénique Texte et société 222 Le spectacle comme événement 224 Les conditions de la vie littéraire autour de 1980 La faute à Pivot ? 227 Au rythme des médias 228 Quelle diffusion pour la littérature ? 229 Le Paris des « Intellocrates » 230
222
207
214
PARTIE 4 LA LITTÉRATURE AU PRÉSENT : LE TEMPS DES DOUTES (DEPUIS 1980) 1 L’évolution littéraire en question
235
1 Retours et reflux 235 Le retour du sujet 236 Le retour du « référent » 237 Le retour du récit 238 Le retour du texte dramatique 239 2 La fin des avant-gardes 240 L’esprit « postmoderne » 241 Des « avant-gardes » redéfinies ?
243
3 Doutes sur la littérature 245 La fin du « grand écrivain » 245 Adieux à la littérature 248 2 Résistance des genres
253
1 La poésie, de la critique du lyrisme au « lyrisme critique » La lettre et la voix 254 Poésies ininterrompues : Jaccottet, Bonnefoy 255 Pratiques & théories 257 Poésies du quotidien 258 2 Le théâtre, en marge de la littérature 259 Un art à part 259 Auteurs et metteurs en scène 261 Les nouvelles formes du langage théâtral 262 3 Extension du domaine du roman 265 L’appel du jeu : humour et réflexion 265 Jeux de construction 267 Ouvertures sur le monde 268 À l’échelle de l’individu 271
253
3 Écrire au présent
273
1 Le moi et les autres : lignes de vie 273 Nouvelles pratiques de l’écriture de soi 273 Récits de vie et de mort 275 Le « je » dans tous ses états 276 Le moi, les siens et les autres 277 Fictions biographiques 280 2 Une histoire indicible ? 281 Mémoire de la Grande Guerre 281 Traces de la guerre d’Algérie 282 Échos des temps barbares (1940-1945) Univers « post-humains » 285
283
3 Vers une « littérature du XXIe siècle » ? 286 Une littérature « thérapeutique » ? 287 Quelle « littérature-monde » ? 288 La rupture numérique 291 Les conditions de la vie littéraire autour de 2015 Après le livre ? 295 Un espace multipolaire 295 Les effets du numérique 296 Déclin social et vitalité intellectuelle 297 Statut de l’écrivain et brouillage des valeurs
298
Conclusion 301 Changements et continuités : qu’est devenue la littérature ? Tradition et modernité : une dialectique trompeuse 303 Bibliographie Index des noms
305 311
301
Introduction Entreprendre d’étudier la littérature française des XXe et XXIe siècles, une vingtaine d’années seulement après le début du nouveau siècle, cela ne va pas de soi. D’abord parce qu’il n’est pas certain que ces cent vingt ans de production littéraire puissent être considérés comme un ensemble, justifiant un ouvrage unique. Ensuite parce que le déséquilibre est évident entre un siècle achevé que nous commençons maintenant à pouvoir observer à distance et une période en cours qui rend bien difficile, au contraire, le recul critique : comment tenir le même discours, avec la même recherche d’objectivité, sur le début et sur la fin d’une période aussi hétérogène ? Enfin parce que la catégorie même de « siècle » ne s’impose pas naturellement comme la plus pertinente, pour qui cherche à penser et à mettre en récit l’histoire de la littérature.
Le hachoir de l’historien Le XXIe siècle, encore tout jeune, a atteint l’âge de la majorité. On commence à parler d’une « littérature du XXIe siècle », ce qui n’était pas encore couramment admis vers 2010. Mais cette période d’une vingtaine d’années, celle des années 2000-2020, ne présente pas par elle-même d’unité significative pour l’histoire de la littérature. Si l’on a pu observer des évolutions et des ruptures durant ces dernières décennies, il ne semble pas qu’elles coïncident avec le tournant du siècle. Soit elles sont très récentes, nous le verrons, et peut-être le nouveau siècle littéraire est-il à peine en train de naître dans les années 2010 : il est encore difficile d’en définir les lignes de force. Soit elles remontent pour l’essentiel aux années 1980, et l’on considère alors que la littérature dite « contemporaine » s’étend sur une durée qui englobe la fin d’un siècle et le début de l’autre. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas dans la littérature française de tournant significatif, autour de l’An 2000, correspondant au changement de siècle calendaire. Aussi est-il logique que l’historien de la littérature considère le XXIe siècle dans le prolongement du précédent. C’est le choix que nous
faisons ici. Et, ce faisant, nous estimerons la production la plus proche de nous comme aussi digne d’intérêt que la littérature des années 1900-1930, du temps d’Apollinaire, de Proust et de Gide. Certes, l’évaluation critique est un défi quand elle porte sur des auteurs vivants et sur des mutations contemporaines, donc sur un « matériau » par nature inachevé. La construction de l’histoire requiert un regard distant. Nous sommes encore tout près du XXe siècle finissant, et de plain-pied dans ce nouveau siècle commençant — période trop familière, trop présente à nos esprits pour qu’il soit possible de la considérer comme un objet de savoir. L’histoire d’un passé si proche ne peut être seulement documentaire et savante. Elle tient inévitablement, aussi, à une mémoire « organique », qui nous la fait comprendre du dedans. Mais une approche équilibrée de ces cent vingt années, aussi attentive à chacun des moments qui les scandent, acceptant le risque de s’étendre jusqu’à nos jours, est le seul moyen d’avoir une chance de saisir la complexité des constantes et des transformations qui font l’histoire de ce siècle long, de 1900 aux années 2010-2020. Tel est le pari de ce livre. Pourquoi dès lors parler encore de « siècles » ? Si la frontière s’efface entre le XXe et le XXIe, à quoi bon conserver le seuil inaugural de 1900 ? Pourquoi donc ce découpage ? Même si l’on s’en tient au seul « XXe siècle », peut-être l’unité même du siècle n’est-elle en effet pas pertinente. Charles Péguy, qui réfléchissait dans Clio sur ces rapports entre histoire et mémoire, s’amusait de l’adéquation parfaite de Victor Hugo à « son » siècle : non seulement il avait eu le coup de génie de naître en 1802 pour bien emplir son siècle et s’y identifier, mais ce siècle était vraiment un beau siècle, « le mieux articulé historiquement qu’il y ait jamais eu », « bien chronologique » et « bien chronographique », bien calé, bien cadré entre Napoléon d’un côté et, de l’autre, le temps de l’Exposition universelle, des Universités populaires et des premiers aéroplanes… L’unité du siècle, assurément, a quelque chose d’artificiel. Elle présente des avantages pratiques et pédagogiques, mais n’est pas dépourvue de présupposés idéologiques — depuis le temps où l’on rapprochait le « Grand Siècle » du « siècle de Périclès », par opposition aux « siècles obscurs ». Il est vrai que le mot « siècle » signifiait alors une époque, un âge illustre, non une période de cent ans. Mais notre « siècle » au sens moderne en a hérité ses connotations axiologiques. Le XXe siècle serait-il « le siècle de Sartre »
(titre d’un livre de Bernard-Henri Lévy) comme le XVIIe fut « le siècle de Louis XIV » (titre d’un livre de Voltaire) ? Sartre, né en 1905 et mort en 1980, a fait presque aussi bien que Victor Hugo, en effet : ce siècle avait cinq ans… Méfions-nous toutefois de cette sacralisation du siècle et des fausses perspectives qui l’accompagnent. Le choix du siècle comme unité historique profite à certains auteurs (à Hugo plus qu’à Chateaubriand, à Sartre plus qu’à Péguy), à certaines esthétiques (au classicisme plus qu’au baroque), à certaines idéologies (la césure de la Révolution, entre l’Ancien et le Nouveau) : il n’est pas si neutre qu’on le croit. Si on l’adopte, c’est à condition de le problématiser, d’en justifier les seuils et d’en préciser les articulations, d’y chercher des principes de cohérence, une continuité interne. Le XXe siècle littéraire, prolongé ou non jusqu’au XXIe, n’est pas une réalité qui s’impose de soi : il est à comprendre et à construire. Dans un film d’Alain Tanner, Jonas qui aura 25 ans en l’an 2000 (1976), un professeur d’histoire arrive devant sa classe, pour son premier cours, équipé d’une planche à découper, d’un hachoir de boucher et d’une longue pièce de boudin. Il invite un élève à trancher le boudin, dont il brandit ensuite des bouts en proclamant : « Voici des morceaux d’histoire… », avant de développer une belle « leçon inaugurale », éloquente et savoureuse, sur la métaphore du boudin appliquée aux « plis du temps ». L’historien, en effet, coupe le temps en morceaux. Cela donne « des heures, des décades, des siècles », dit le personnage du film… Et l’historien observe aussi, outre l’épaisseur des tranches, les courbes du temps, sa texture, sa « peau » externe qui lui donne forme. Cette métaphore charcutière vaut aussi pour l’histoire littéraire. Toute périodisation, toute coupe pratiquée dans le cours diachronique du temps historique implique des choix méthodologiques et intellectuels — un maniement réfléchi du hachoir. « Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? », demandait l’historien Jacques Le Goff dans un petit livre publié l’année de sa mort, en 2014. À quoi il répondait : « Le découpage du temps en périodes est nécessaire à l’histoire » — tout en invitant à distinguer le « siècle », « outil chronologique indispensable », de la « période ». S’agissant de l’histoire littéraire des XXe et XXIe siècles, les choix en matière de périodisation sont d’autant plus risqués et délicats que nous manquons de distance pour établir des classements, des sélections, des distinctions — autant d’opérations nécessaires au travail de construction historique. En outre, les « bouts » retenus ne valent que par leur « goût » —
dirait notre historien boucher : le travail scientifique est dans le domaine littéraire inséparable d’une évaluation esthétique et d’un processus de légitimation qui, pour un passé aussi récent, sont objet de débat. Il n’y a pas de consensus scientifique, aujourd’hui, sur les limites du XXe siècle, sa date de commencement et son articulation avec le XXIe. Ni sur la segmentation des XXe et XXIe siècles en grandes « périodes ». Nous n’avons pas de grands mouvements unifiants, comme le classicisme pour le XVIIe siècle ou le romantisme pour le XIXe, qui offriraient des principes de regroupement structurants. Il y a donc des choix à faire pour construire cette histoire, et il faut les distinguer d’autres choix possibles.
Questions de méthode On aurait d’abord pu penser à une histoire parallèle des genres littéraires. Il est vrai que chaque genre, dans une certaine mesure, a sa propre logique et suit son propre rythme. Nous le verrons : l’apparition de l’avant-garde au théâtre, peu avant 1950, précède de plusieurs années la naissance du Nouveau Roman, tandis que la poésie ne connaît pas de rupture équivalente à la même époque. Chaque genre littéraire pourrait donc mériter une approche spécifique. Mais nous cherchons à proposer ici une synthèse pour l’ensemble des XXe et XXIe siècles, et un tel cloisonnement s’y opposerait. Une histoire générique ainsi conçue, en effet, conduirait à faire éclater la production d’un même auteur qui s’est illustré dans différents genres (comme Aragon), à négliger l’importance historique des courants ou mouvements qui transcendent les distinctions génériques (comme le surréalisme), à manquer un des phénomènes majeurs qui caractérisent l’époque, c’est-à-dire précisément la mise en question des frontières génériques, enfin à sous-estimer l’importance d’une réflexion générale sur la notion de littérature, qui est l’un des fils conducteurs des XXe et e XXI siècles. C’est pourquoi une approche diachronique d’ensemble est préférable. Les différences entre les genres ne peuvent cependant pas être ignorées : elles seront réintroduites à un second niveau pour chacune des grandes périodes retenues. Deuxième hypothèse : lire dans les XXe et XXIe siècles les aventures de la modernité. La production la plus significative de l’époque serait la littérature la plus neuve, en rupture avec la tradition. L’histoire du
e
siècle, notamment, serait celle de ses avant-gardes. Une telle perspective, toutefois, revient à sous-estimer les tensions et contradictions qui traversent l’époque. Il faut reconnaître qu’à chaque période le « pôle d’innovation » coexiste avec un « pôle de temporisation » et un « pôle de reproduction »1. Or l’innovation ne garantit nullement une supériorité esthétique : elle n’est pas une valeur en soi. Antoine Compagnon a montré que la productivité littéraire la plus féconde pouvait se trouver du côté des « Antimodernes » (Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, 2005). Julien Gracq remarquait déjà que « deux littératures de qualité », une « littérature de rupture » et une « littérature de tradition ou de continuité », n’avaient cessé de cohabiter depuis le milieu du XIXe siècle sans que la première provoque la mort de la seconde2. Autrement dit, le temps des lettres articule plusieurs rythmes, plusieurs modes de relation au temps présent. Et ce sont précisément ces différences et discordances qui font l’histoire. Celle-ci n’est pas la suite linéaire de séquences orientées sur l’axe unique d’une modernité en devenir. Elle est « tuilée » ou « stratifiée », conflictuelle et contradictoire. Il faut donc prendre en compte l’envers de la modernité, sa face antithétique, celle des œuvres anachroniques (comme disait Claude Roy) ou des auteurs mécontemporains (comme disait Péguy), qui font aussi partie, et pleinement, des apports des XXe et XXIe siècles littéraires. Le vers libre n’a pas tué l’alexandrin, le Nouveau Roman n’a pas fait disparaître l’intrigue et le personnage : « À tout moment coexistent […] des hommes et des œuvres qui appartiennent à des âges différents […]. La littérature n’est jamais homogène ni univoque, mais elle parle toujours avec plusieurs voix3. » Sans méconnaître le rôle moteur des avant-gardes, il faudra rendre compte de cette « hétérochronie de l’histoire littéraire » (Antoine Compagnon), donc se défier de tout manichéisme réducteur. Si chaque période peut être caractérisée par une dominante, elle connaît aussi d’autres tendances, d’autres courants qui peuvent agir en sens contraire. Méfions-nous de ces deux erreurs d’optique symétriques, qui consistent soit à accorder plus de valeur au début du XXe siècle (et les dernières décennies seraient celles d’une irréversible décadence), soit à privilégier le tournant du XXIe siècle (et la littérature contemporaine serait la plus lucide, la plus inventive, par opposition aux illusions d’une « tradition » périmée). Troisième choix possible : mettre l’accent sur les auteurs et les œuvres. C’est à la fois conforme à la tradition de l’histoire littéraire depuis Gustave XX
Lanson, et aisément applicable à une époque toute récente pour laquelle le tri est une opération difficile. La tentation est grande de procéder à des inventaires, à des listes de noms et de titres, à une succession de monographies — faute de pouvoir appliquer des critères généraux et proposer de synthèses critiques. À ce risque de dispersion et à la stérilité de la liste doit s’opposer une approche historique qui prenne en compte le fait littéraire, à la fois comme réalité formelle et comme phénomène sociologique, dans ses évolutions et ses transformations. La poétique des années 1970, critique envers l’histoire littéraire lansonienne, appelait de ses vœux une « poétique historique », ou une « histoire des formes » (Gérard Genette). Ce programme reste actuel. Il est certes indispensable de parler des œuvres singulières, mais nous le ferons dans la mesure du possible en fonction de cette histoire des formes littéraires, en nous interrogeant sur la part que prennent à cette histoire les auteurs et les œuvres. Et, d’autre part, la sociocritique et la sociologie de la littérature invitent à situer les productions singulières dans un ensemble plus vaste, le réseau des forces qui structurent à chaque époque le champ littéraire. Une histoire de la littérature des XXe et XXIe siècles doit prendre en compte cette dimension sociale et institutionnelle. C’est pourquoi nous proposons des coupes transversales, synchroniques, à chaque seuil déterminant de l’époque, pour dégager les conditions de la vie littéraire — conditions historiques, sociopolitiques, économiques, culturelles… Mais quels sont précisément ces seuils déterminants ? Il faut en venir aux coups de hachoir : où vont-ils tomber ? Quelles sont les césures significatives qui autorisent à découper cette époque de quelque cent vingt ans ans en plusieurs périodes cohérentes ? L’historien de la littérature se contente souvent de prendre modèle sur l’histoire générale. Ce seraient alors les deux guerres mondiales, ou les différents moments de l’histoire politique depuis 1945 (1958, 1968, 1981…), qui scanderaient les grandes étapes de l’histoire des lettres. Suffit-il de modeler ainsi l’histoire de la littérature sur une histoire extra-littéraire ? Certes, les grandes évolutions de la littérature ont été affectées, tout au long des XXe et XXIe siècles, par les événements majeurs de l’histoire nationale et internationale. Mais les tournants les plus significatifs de l’histoire littéraire, qui sont plus des phases de transition ou de mutation accélérée que des moments de rupture ponctuelle, ne coïncident pas avec les dates-événements. D’ailleurs, les historiens eux-mêmes ne méconnaissent pas les transformations lentes qui
façonnent l’époque en profondeur, par-delà les ruptures des deux conflits mondiaux. Dans une perspective braudélienne, certains historiens mettent l’accent sur « deux grands tournants (années trente et années soixante) », qui conduiraient à découper le XXe siècle en trois périodes (1880-1930, 1930-fin des années soixante, trente dernières années du siècle)4. Dans le même sens, concernant la littérature, il est permis de penser que l’après-1918 ne fait qu’accélérer avec le surréalisme les mutations avantgardistes déjà engagées dans les années 1900-1914, et que la théorisation de l’engagement par Sartre après 1945 consacre une conscience littéraire de l’histoire qui remonte aux années trente (tournant politique du surréalisme, romans de Malraux, théâtre de Giraudoux, etc.). Les événements de Mai 1968, par ailleurs, ne changent pas en profondeur le devenir d’une littérature qui, loin de se politiser alors dans l’urgence, limite la révolution aux théories de l’écriture et prépare le mouvement de retour à certaines traditions qui va s’amorcer dans les années 1970. Il faut donc relativiser l’effet des dates politiques sur l’histoire des lettres. Les tournants les plus marquants sont ailleurs.
Quelle « littérature » ? Quels sont donc les choix qui ont guidé cet ouvrage ? Nous postulons d’abord que les XXe et XXIe siècles littéraires présentent une unité qui n’est pas artificielle. Le XXe siècle naît après la mort de Mallarmé (1898), qui a poussé à son degré ultime l’autonomie de la littérature : tout le XXe siècle aura à assumer l’héritage de cette modernité réflexive, de Valéry à Blanchot, du Nouveau Roman à la Nouvelle Critique. Mais il s’ouvre aussi sur l’affaire Dreyfus, qui voit naître la figure de l’écrivain engagé avec le « J’accuse » de Zola (1898). Et il sera marqué, sur un tout autre plan, par deux guerres mondiales, qui remettent en question la légitimité de la littérature : à quoi bon écrire quand nos civilisations se reconnaissent mortelles (après Verdun), voire coupables (après Auschwitz) ? À l’idéal d’une autonomie du champ littéraire répondent l’appel du monde et l’urgence de l’action (Sartre). Ainsi, le siècle est tout entier traversé par le questionnement de la littérature sur elle-même, sur sa nature, sur sa fonction. Et il est possible d’y voir une spécificité de notre littérature nationale, marquée par une « crise du sens » toute particulière (George Steiner). Si le XIXe siècle était bien le siècle de Hugo, confiant dans les
pouvoirs de la littérature, le XXe siècle est peut-être bien en ce sens le siècle de Sartre — puisqu’il ne cesse de se poser avec lui la question : « Qu’est-ce que la littérature ? » Le choix de cet axe, centré sur une problématique qui concerne d’abord la tradition de la littérature nationale et qui prend pour point d’origine le tout début du XXe siècle, dans une perspective diachronique, implique de laisser de côté les littératures dites « francophones », qui ne pourront faire ici l’objet que d’allusions ponctuelles. Et pourtant, l’une des grandes mutations des XXe et XXIe siècles réside assurément dans cette expansion considérable des littératures d’expression française bien au-delà des frontières du territoire national. Mais pour les prendre en compte, il faudrait observer la diversité des aires culturelles, compléter l’histoire par la géographie, entrer dans un régime de périodicité qui a son autonomie… Une telle entreprise n’était pas réalisable dans les limites de cet ouvrage. La « littérature française » est donc ici à entendre au sens académique et institutionnel, qui la distingue de la « littérature francophone ». On peut le regretter, mais c’est encore un état de fait à la fin des années 2010. Nous conformer à cette ligne de partage, ce n’est pas opérer un choix éditorial singulier, mais prendre acte des découpages disciplinaires existants. Et, dans ce domaine, ce n’est pas la personne de l’historien qui tient le hachoir. Nous ne pourrons pas non plus consacrer aux littératures dites « populaires » — roman policier, science-fiction, chanson… — toute l’attention qu’elles auraient dû requérir du fait de leur importance croissante dans la culture de masse aux XXe et XXIe siècles. Par définition, elles sont moins préoccupées par le questionnement de la littérature sur elle-même. Elles n’épousent donc pas le rythme d’une histoire dont chaque période correspond à une manière de poser cette question : « Qu’est-ce que la littérature ? »
Quatre périodes Suivant cet axe, on repère quatre grandes périodes, de vingt-cinq à trentecinq ans chacune, quatre « morceaux d’histoire » traversés de courants différents mais où dominent des tendances majeures. Première dominante, de 1900 à 1930 environ : la littérature comme recherche. Après l’effondrement des évidences et la crise du naturalisme, l’exploration et l’expérimentation caractérisent la somme proustienne autant que la création
de La Nouvelle Revue française, le triomphe du vers libre chez Apollinaire autant que le laboratoire des expériences surréalistes, l’exploration métaphysique de Bernanos autant que l’élaboration formelle des FauxMonnayeurs. Ces tentatives de refondation de la littérature s’orientent vers les profondeurs du moi plus que vers les réalités du monde. On aurait pu les faire commencer vers 1913, l’année, si féconde pour la modernité, d’Alcools et de Du côté de chez Swann, si le mouvement de renouvellement ne remontait en réalité aux alentours de 1900 : Ubu Roi d’Alfred Jarry (1896), l’affaire Dreyfus (1898), la réforme des humanités modernes dans l’enseignement (1902), tout cela justifie que l’on fasse bien commencer le e e XX siècle littéraire avec le XX siècle du calendrier. Deuxième temps, celui des engagements, des années 1930 au milieu des années 1950. Les suites de la crise économique mondiale de 1929, grand événement de l’histoire externe, correspondent à une mutation accélérée dans l’histoire interne de la littérature. C’est le tournant des surréalistes, qui se convertissent au marxisme. C’est l’ouverture des lettres aux problématiques de la « condition humaine », après des années d’une littérature centrée sur le moi. Saint-Exupéry et Malraux sont existentialistes avant la lettre, tandis que le théâtre de Giraudoux témoigne des inquiétudes d’une probable guerre à venir. L’idée d’une littérature responsable, qui se justifierait par sa fonction morale et politique, anticipe sur les publications effectives des poètes de la Résistance. Céline s’engage dans ses visions du monde social, pour le meilleur (Voyage au bout de la nuit) et pour le pire (les pamphlets antisémites). L’œuvre même de Sartre fait clairement le lien entre une philosophie de l’existence, avant la guerre (La Nausée, 1938), et une littérature de l’engagement, après la guerre (Qu’est-ce que la littérature ?, 1947). Cette conception politique de la littérature est encore dominante, en France, au début des années cinquante, par exemple dans les premiers écrits de Roland Barthes qui contribuent à faire découvrir Brecht en France. Et c’est par rapport à cette vision dominante que se situent Gracq ou Ionesco, pour en critiquer les excès. Vient ensuite le temps de l’écriture, jusqu’aux alentours de 1980. Une redéfinition du langage littéraire se dessine en effet dans les années cinquante, par réaction au risque de dilution du littéraire dans la politique ou la philosophie. S’ouvre alors une troisième période, de grande production critique et de refondation des genres : Le Degré zéro de l’écriture, de Roland Barthes, est contemporain de la naissance du Nouveau
Roman (Robbe-Grillet, Les Gommes), en 1953. Situons donc le début de cette phase de transition autour de 1955, au cœur de cette « décennie ambiguë » des années cinquante, « partagée entre le renouveau des formes et le desserrement de l’engagement » (Marc Dambre). Le culte de l’écriture est la dominante des années 1960 et 1970, marquées par les romans de Claude Simon, par le structuralisme dans le champ des sciences humaines, par les littératures expérimentales de l’OuLiPo ou de Tel Quel. Une définition radicale de la poéticité, issue de Roman Jakobson, renoue alors avec l’idéal mallarméen et flaubertien d’une littérature autonome et autoréférentielle. Cette exigence finit toutefois par se relâcher, chez ceux-là mêmes qui l’avaient exaltée. Le tournant du début des années 1980 ouvre une quatrième période, le temps des doutes, au moment où Roland Barthes, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Claude Simon ne dissimulent plus la part autobiographique de leurs œuvres. Période de retour (au récit, au référent, au moi), de repli (sur l’intériorité, sur la mémoire familiale, sur les menus faits du quotidien), de reflux (des idéologies, et notamment de l’idée de progrès). Période qu’on appelle parfois « postmoderne », faute de mieux. Cette période, nous y sommes encore. Autant la critique s’entend à peu près sur « le tournant majeur des années 80 » (Dominique Viart), autant elle est incapable de déceler les signes d’une inflexion plus récente. Le XXe siècle se serait-il achevé, pour la littérature, à la fin des années 1970, quand se termine le vaste courant moderniste et formaliste qui s’était engagé avant 1914 ? Dominique Viart émet ainsi l’hypothèse d’un « court XXe siècle littéraire », de 1913 aux années 19805 — auquel cas la « littérature du XXIe siècle » aurait commencé avant l’heure. À maints égards, pourtant, les années 1980-2015 font retour sur — et font mémoire de — l’ensemble du e XX siècle, nous le verrons. Nous prolongerons donc cette quatrième période du XXe siècle jusqu’aux années 2010. Si le siècle des Lumières commence avec les Lettres persanes de Montesquieu (1721), et le XIXe siècle avec les Méditations poétiques de Lamartine (1820), peut-être le XXIe siècle attend-il encore son œuvre inaugurale… Le rythme de l’histoire littéraire, là encore, ne coïncide pas nécessairement avec les césures de la simple chronologie — cette « histoire des sots », disait Balzac. Peut-être aussi la rupture ne viendra-t-elle pas d’une œuvre fondatrice, mais de transformations beaucoup plus radicales. La fin hypothétique d’une littérature étroitement
nationale et la fin d’une littérature fondée sur le livre imprimé — qui ne signifient ni l’une ni l’autre la fin de la littérature — constituent deux défis qui se précisent autour de 2010, signes possibles d’un XXIe siècle littéraire en train de naître.
Notes 1. Bruno Blanckeman, « Une axiologie historique pour le vingtième siècle : repérage des pôles », Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du XXe siècle ?, Michèle Touret et Francine Dugast-Portes dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 79. 2. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal » (1960), Préférences, Paris, José Corti, 1961, rééd. Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1989, p. 860-861. 3. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, J.-Y. Tadié dir., Paris, Gallimard, « Folio Essais », t. II, 2007, p. 549. 4. Jacqueline Sainclivier, « Regards d’une historienne », Le Temps des Lettres […], op. cit., p. 24. 5. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », ELFe XX-XXI, Études de littérature française des XXe et XXIe siècles, n° 2, « Quand finit le XXe siècle ? », Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 103.
Les conditions de la vie littéraire autour de 1900 L’écrivain de la « Belle Époque » Aux environs de 1900, la France paraît stable et prospère. La diffusion de l’instruction publique, depuis les réformes accomplies par Jules Ferry au début des années 1880, a renforcé l’unité nationale. Fière de son empire colonial, la IIIe République est fermement établie. Les premières automobiles, l’invention du « cinématographe » puis la naissance des « aéroplanes » attestent le dynamisme d’un pays en plein essor. Le rayonnement de Paris, sa brillante vie mondaine attirent en grand nombre les visiteurs étrangers. C’est la « Belle Époque ». L’appellation a toutefois un aspect trompeur, car cette civilisation a son envers. Les transformations de l’industrie et le développement des villes engendrent des inégalités, qui aiguisent les antagonismes sociaux. Les plaies ouvertes par la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine n’ont pas été refermées, et les tensions internationales restent vives. L’affaire Dreyfus (1894-1899) révèle enfin les divisions profondes d’une société qui peine encore à concilier les principes républicains et le sentiment national.
Un lectorat élargi Dans ce contexte, les conditions de la vie littéraire sont elles aussi contrastées. Un premier élément est déterminant, qui semble a priori favorable à l’essor des lettres : les lois de 1881-82 qui ont instauré l’école gratuite, laïque et obligatoire commencent à produire leurs effets. Tous les enfants doivent désormais apprendre à lire et à écrire. La jeunesse des années 1900 est la première génération à en tirer les bénéfices. Conséquence de ces réformes : la proportion des illettrés dans la population,
en nette réduction, sera ramenée à 4 % en 1911. La scolarisation massive permet au plus grand nombre l’accès à la lecture. Les principaux titres de la grande presse (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal) doublent leurs ventes entre 1900 et 1913, au point d’atteindre à eux quatre un tirage quotidien de 4,5 millions. Le marché du livre change lui aussi d’échelle : l’augmentation globale de la demande entraîne une forte hausse de la production éditoriale. L’édition entre dans l’ère industrielle. On réédite les livres à succès dans des éditions à bas prix, comme la collection des « Auteurs célèbres » chez Flammarion. Mais l’accroissement du nombre de lecteurs profite d’abord aux productions destinées à une large diffusion : le grand public lit la presse régionale, les romans-feuilletons, les livres vendus dans les kiosques de gare... La demande nouvelle se tourne vers les littératures qui savent répondre aux attentes d’un large lectorat par les stéréotypes qu’elles reproduisent, les divertissements qu’elles procurent ou la morale conservatrice qu’elles entretiennent : romans sentimentaux (Paul Géraldy, Toi et moi, 1913) ; romans d’aventures (comme la série des Pardaillan, de Michel Zévaco, à partir de 1913) ; romans policiers, dont c’est alors la véritable naissance en France (Maurice Leblanc, Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, 1907 ; Gaston Leroux, Le Mystère de la Chambre jaune, 1907) ; romans édifiants de Paul Bourget, Henry Bordeaux ou René Bazin…
Éditeurs et revues à la croisée des chemins La demande n’est donc pas également répartie dans tous les secteurs. Le milieu de l’édition subit aussi le contrecoup d’une surproduction, due à la baisse de la demande pour certains grands éditeurs littéraires. Lemerre, qui a édité des poètes parnassiens à la fin du XIXe siècle, passe désormais au second plan. Charpentier, l’éditeur d’Émile Zola et des naturalistes, disparaît dès avant 1900. Les Éditions de la Revue blanche créées en 1892, brillantes et fécondes durant une décennie, ferment leur porte en 1902. Le Mercure de France, autre maison d’édition issue d’une revue à la même époque, aura un sort plus favorable, et s’imposera dans la durée comme un éditeur littéraire de qualité. Les grandes maisons du XIXe siècle qui résistent et se développent sont celles qui diversifient leurs catalogues sans renoncer à diffuser les savoirs et
à publier les meilleurs auteurs. C’est Calmann-Lévy, qui publie en 1896 le premier ouvrage de Marcel Proust, Les Plaisirs et les jours ; Flammarion, dont le catalogue s’étend de la vulgarisation scientifique aux auteurs classiques et aux contemporains ; Hachette, réputé notamment pour ses ouvrages scientifiques et didactiques ; Larousse, qui élargit son offre dans le domaine des dictionnaires (le Petit Larousse naît en 1906) ; ou encore Stock, éditeur d’écrivains symbolistes, puis engagé dans le combat dreyfusard… À ces maisons bien établies va bientôt s’ajouter une nouvelle génération d’éditeurs, plus attentifs aux conditions commerciales du métier. Bernard Grasset crée ainsi en 1907 une maison qui connaît une réussite rapide : il sait attirer à lui de jeunes auteurs dont il assure efficacement la promotion. Quant aux Éditions Gallimard, fondées en 1911, elles sont d’abord un modeste prolongement éditorial de LaNouvelle Revue française ; mais l’implication dans le projet des écrivains de la NRF, comme André Gide et Jean Schlumberger, associée au professionnalisme de Gaston Gallimard, explique la réussite durable d’une entreprise qui combine l’exigence esthétique et la qualité de la gestion. Soucieux de rigueur et de qualité, Gallimard refuse notamment le dispositif du « compte d’auteur », par lequel l’écrivain finance lui-même sa publication. Tous ces éditeurs, anciens ou nouveaux, partagent du reste des préoccupations communes : en ce temps où naissent les premiers prix littéraires — le Goncourt en 1903, le Femina en 1904 —, ils prennent en compte ces nouvelles instances de consécration, qui vont peser sur les ventes. Encore un symptôme de la commercialisation de la vie littéraire. À l’opposé de la grande presse qui s’adresse à un vaste public, les revues touchent un public restreint. Elles n’en jouent pas moins un rôle essentiel dans la vie littéraire, et plus largement dans la vie intellectuelle et politique. Certaines de ces revues sont des institutions qui font depuis longtemps référence, comme la très conservatrice Revue des Deux Mondes, dirigée par Ferdinand Brunetière depuis 1893. La Revue de Paris, d’orientation républicaine, est plus en retrait ; mais on y trouve des signatures d’auteurs connus comme Pierre Loti, Anatole France ou Romain Rolland. La Revue blanche, fondée en 1889, opposée au conservatisme politique comme à l’académisme esthétique, exerce un grand rayonnement autour de 1900 par son esprit d’ouverture et de contestation, et les écrivains les plus prometteurs de l’époque sont publiés dans ses pages : Paul Claudel, Marcel Proust, Guillaume Apollinaire, André Gide... Après s’être nettement
engagée dans le combat dreyfusard, elle doit disparaître en 1903 en raison de lourds déficits et de divergences dans sa direction. L’époque compte aussi nombre de petites revues, souvent lancées par les écrivains eux-mêmes, où s’élaborent recherches et expériences. Apollinaire fonde ainsi Le Festin d’Ésope (1903), Jean CocteauSchéhérazade (1909)… Mais ces revues restent confidentielles et ne durent qu’un an ou deux. Péguy lance et porte presque à lui tout seul, en butte à de permanentes difficultés financières, l’entreprise plus ambitieuse des Cahiers de la quinzaine (de 1900 à 1914). LeMercure de France, revue proche des symbolistes fondée en 1890, et surtout La Nouvelle Revue française, « revue mensuelle de littérature et de critique » dont le vrai départ a lieu en 1909, sont en revanche des projets collectifs, et vont durablement marquer la littérature du siècle.
L’espace culturel parisien Les lieux de la vie littéraire, vers 1900, sont comme les éditeurs et les revues : entre deux siècles — soit des lieux traditionnels de la sociabilité intellectuelle, soit des lieux inédits qui annoncent de nouvelles formes de réseaux. Ce sont pour l’essentiel des lieux parisiens : les cultures régionales traditionnelles déclinent, victimes de la centralisation républicaine, et la capitale est plus que jamais le foyer des lettres et de la culture. Les salons restent des lieux de rencontres et de débats — tels ceux de Mme de Caillavet, d’Anna de Noailles ou de Rachilde, où se croisent hommes et femmes de lettres et personnalités politiques. Dans ces salons, au croisement de différents réseaux de pouvoir, des femmes brillantes exercent leur influence. On se réunit aussi au siège des revues, ou à l’occasion de soirées ou de banquets qu’elles organisent : Apollinaire rencontre ainsi Alfred Jarry et André Salmon, en 1903, à des soirées de la revue La Plume. Mais la vie artistique « moderne » se dessine sans doute mieux encore en d’autres lieux, ceux qui favorisent la rencontre entre les arts dans le Paris cosmopolite de la « Belle Époque ». Le Bateau-Lavoir, immeuble de Montmartre occupé par des ateliers d’artistes, grand foyer de création de 1904 à 1914, est à cet égard un espace emblématique : les écrivains, comme Apollinaire ou Max Jacob, y rencontrent les peintres d’avant-garde, « fauves » et cubistes : Matisse, Braque, Léger, Picasso surtout. Et les salles parisiennes de théâtre ou de concert contribuent aussi à faire de Paris, au
début du siècle, la capitale des révolutions artistiques. La première de Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy tiré de la pièce de Maurice Maeterlinck, provoque le tumulte à l’Opéra-Comique en 1902. La représentation du Sacre du printemps au Théâtre des Champs-Élysées, en 1913, avec une chorégraphie des Ballets russes de Diaghilev sur la musique de Stravinsky, fait scandale. Ces moments qui marquent l’histoire de la musique ne sauraient laisser les écrivains indifférents. Le dialogue avec la peinture et avec la musique irriguera les recherches littéraires du siècle nouveau. Pour la vie culturelle, Paris n’a donc rien d’un espace homogène : on y trouve des pôles très divers, représentatifs des tensions et oppositions qui traversent le champ littéraire. L’un de ces pôles est la Sorbonne, la vieille université dont le rôle intellectuel et le prestige symbolique ont été refondés par la politique républicaine de l’instruction publique. Gustave Lanson y règne sur l’histoire de la littérature. L’université modernise les programmes de l’enseignement des lettres en les libérant de la double tutelle des langues anciennes et de la rhétorique : on parle alors d’une « Nouvelle Sorbonne ». Mais parce qu’elle incarne le scientisme et le positivisme hérités d’Auguste Comte, d’Hippolyte Taine et d’Ernest Renan, elle est l’objet de vives critiques de la part de ceux qui, comme Péguy, dénoncent les méfaits de l’érudition rationaliste au nom d’autres valeurs. À l’opposé de ce temple laïc, précisément, existent par ailleurs dans Paris des lieux qui sont au contraire témoins de la réaction antipositiviste, et où se tissent de nouveaux liens entre littérature et spiritualité. C’est notamment le cas du couvent des bénédictines de la rue Monsieur, dont la chapelle est fréquentée par J.-K. Huysmans, Paul Bourget, Maurice Barrès… — et bien d’autres : Jacques Maritain y entraîne Ernest Psichari, Jacques Rivière y renoue avec la foi… Ce lieu symbolique de la renaissance catholique dans le milieu littéraire attirera encore de grands écrivains de l’entre-deux-guerres.
Les deux pôles du champ littéraire Malgré tout ce qui les sépare, l’avant-garde artistique et le courant du renouveau catholique ont en commun de limiter leur audience à une étroite élite intellectuelle, loin de la culture populaire qui se forme et s’uniformise sur les bancs de l’école, à la lecture des grands journaux et au spectacle divertissant du théâtre de « boulevard ». Le fossé se creuse ainsi entre la
littérature de « grande diffusion » et la littérature de « production restreinte », comme l’a montré Pierre Bourdieu, qui souligne la « structure dualiste » du champ littéraire à l’époque1. À l’intérieur de chaque genre littéraire s’opposent un « secteur de recherche » et un « secteur commercial ». Le champ de la production restreinte cultive son autonomie : c’est en son sein que les écrivains déterminent les normes et les critères de la création littéraire. Tel est l’aboutissement d’un processus qui s’est accompli tout au long du XIXe siècle, des romantiques à Baudelaire, Flaubert et Mallarmé. Dans la lignée du symbolisme, les écrivains de 1900 qui se veulent créateurs considèrent que la sphère des valeurs esthétiques n’a pas de comptes à rendre à la société bourgeoise. C’est dans le jugement de ses pairs que l’écrivain puise sa légitimité. Et c’est au nom de cette légitimité que l’écrivain est en droit d’intervenir dans le débat politique, tel Zola dans l’affaire Dreyfus. La naissance de l’intellectuel, autour de 1900, est ainsi la conséquence de l’affirmation par la littérature de son autonomie. Parce qu’il est indépendant et désintéressé, l’écrivain est en mesure de prendre position dans le champ social et politique selon les principes d’une éthique indiscutable. Cette prétention à l’autonomie du champ littéraire, toutefois, ne signifie pas que le statut social de l’écrivain lui assure une véritable indépendance matérielle. Les auteurs qui vivent de leurs rentes et peuvent vouer leur vie à la littérature, comme Proust, Gide ou Valery Larbaud, se font de plus en plus rares. Beaucoup d’écrivains exercent un métier à côté de leur activité littéraire : médecin comme Georges Duhamel, diplomate comme Claudel, enseignant comme Romain Rolland dans les années 1900… Nombreux sont ceux qui cherchent à exercer des emplois de fonctionnaire ou de journaliste compatibles avec la pratique de l’écriture. Les réformes scolaires ont en outre favorisé l’émergence d’un nouveau type d’écrivain formé et émancipé par l’école de la République, de Péguy à Alain-Fournier. Si la condition sociale des écrivains est plus modeste, la plupart ont reçu une formation universitaire qui leur donne une culture commune : leur patrimoine réside surtout dans ces « biens symboliques » (les savoirs, la culture classique), de moins en moins dans une fortune familiale. Une « structure dualiste », donc, mais qu’il faut nuancer : le secteur de la grande diffusion et celui de la diffusion restreinte ne sont pas totalement étanches. Des passerelles les relient l’un à l’autre. Il existe toujours des écrivains qui allient exigence littéraire et grand succès public — comme
Zola, France ou Barrès. Mais les auteurs en quête de réussite doivent plus que jamais chercher à se différencier de leurs prédécesseurs pour être à leur tour reconnus dans le milieu étroit de leurs pairs. La vie littéraire, surtout depuis les débats sur la « fin du naturalisme » vers 1890, se plie toujours davantage à une « logique de la mode » qui bénéficie à ce qui est « nouveau » aux dépens des modèles existants, condamnés à être bien vite « dépassés »2. Il en résulte, chez nombre d’écrivains, une stratégie de différenciation individuelle qui se développe au détriment des regroupements, des écoles et des mouvements. Le siècle nouveau ne connaîtra pas de courant fédérateur aussi massif que le romantisme ou le naturalisme au siècle précédent.
Notes 1. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992, p. 165 et suiv. 2. Ibid., p. 181.
Partie 1
La littérature en question : le temps des recherches (1900-1930)
Chapitre 1 Nouveaux débats, nouveaux clivages 1. Le tournant de 1900 Assiste-t-on vraiment, autour de 1900, à la naissance d’un siècle nouveau pour la littérature française ? Autrement dit, à la fin d’une ère et au commencement d’une autre ? À une césure significative de l’histoire littéraire ? L’importance de ce seuil a pu être contestée. Certains n’y voient qu’un repère arbitraire. La critique a parfois insisté au contraire, en effet, sur l’unité de la période qui s’étend des années 1880 à la veille de la Première Guerre mondiale — de l’avant-siècle à l’avant-guerre. Il y aurait eu des ruptures plus sensibles en 1884, l’année du roman de HuysmansÀ rebours, qui est un moment clé de la crise des valeurs caractéristique de l’esprit « fin de siècle », ou en 1913, l’année d’Alcools d’Apollinaire, recueil poétique considéré comme l’emblème de la modernité. Le changement de siècle correspond pourtant bien à la fin d’une époque. Un certain nombre de mutations profondes s’accélèrent autour de 1900, scandées par plusieurs événements et publications symptomatiques. Mallarmé meurt en 1898, Zola en 1902 — deux moments rapprochés qui signalent une double évolution. En quelques années, au tournant du siècle, sont ainsi consacrées en effet à la fois la fin du symbolisme et celle du naturalisme, ces deux grands mouvements dont le destin était étroitement lié à leurs chefs de file. La mort des pères et l’effacement des modèles libèrent le champ des recherches, mais lèguent aussi des héritages.
Après Mallarmé, après Zola D’un côté, la poésie post-mallarméenne voit revenir un certain classicisme, et les héritiers du symbolisme cherchent désormais leurs propres voies. Peu avant ou peu après la disparition du « maître », hors de
toute « école » mais fidèles au culte mallarméen du Verbe, Gide, Valéry et Claudel ouvrent ainsi de nouvelles perspectives à une littérature qui s’interroge sur son sens et sur son avenir. Tous trois, selon le critique Georges Poulet, donnent avec le siècle nouveau « le sentiment de quelque chose qui commence, d’un départ à neuf1 ». Gide affirme dans Les Nourritures terrestres (1897) le « besoin de se retremper dans le neuf ». Et il inaugure dans Paludes (1895), récit ironique qui tourne en dérision la création littéraire, une critique de l’illusion réaliste qui va hanter toute l’histoire du roman au XXe siècle : c’est le « coup d’envoi » d’un roman « antimimétique » à la française, qui récuse la fonction de représentation traditionnellement attribuée au genre romanesque2. Valéry, dans La Soirée avec Monsieur Teste (1896), s’interroge sur les conditions de possibilité de la littérature elle-même, avant une période personnelle de silence public et de repli sur ses Cahiers : cette confrontation de la littérature à ses limites sera aussi une problématique récurrente du siècle à venir. Claudel, enfin, propose une réflexion sur le théâtre dans sa pièce L’Échange (écrite en 1893, publiée en 1901 dans L’Arbre), et tire les conséquences de la « crise de vers » observée par Mallarmé3 en réinventant la poésie dans les proses de Connaissance de l’Est (1900-1907), dans les versets qui aboutiront aux Cinq Grandes Odes (1910) et dans la prosodie incantatoire du Processionnal pour saluer le siècle nouveau (1907). L’adieu au symbolisme ouvre pour le roman, le théâtre et la poésie une période d’expériences et de découvertes. Quant à l’adieu au naturalisme qui se confirme avec la mort de Zola, il coïncide, à l’aube du XXe siècle, non seulement avec une crise de l’illusion réaliste dans le domaine de la fiction dramatique et romanesque, mais avec la naissance d’un nouveau type d’écrivain, qui engage sa responsabilité dans le débat public. Dans le domaine du théâtre, l’Ubu Roi de Jarry (1896) marque une rupture aussi sensible que Paludes dans le champ du roman. Cette pièce dont l’action « se passe en Pologne, c’est-à-dire Nulle Part », se moque de toute mimésis et laisse libre cours à la fantaisie et à la provocation. À la même époque, le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand (1897), dans un tout autre registre, exhibe les codes romantiques avec une virtuosité parodique qui est tout aussi éloignée des conventions réalistes. Les disciples de Zola eux-mêmes, tenants de l’esthétique naturaliste à leurs débuts, délaissent la peinture des milieux sociaux — Octave Mirbeau pour l’analyse de passions sadiques hors norme (Le Jardin des supplices, 1899),
Rosny aîné pour l’invention de romans préhistoriques (La Guerre du feu, 1911)… Le genre romanesque, qui n’est plus guidé par le modèle zolien, se disperse en de multiples directions, ou se dissout dans l’idéologie. Trait de l’époque et conséquence de l’affaire Dreyfus, le débat d’idées mêle à la fiction des traits de l’essai ou du pamphlet. Deux grandes sommes romanesques contemporaines, les trois tomes du Roman de l’énergie nationale de l’antidreyfusard Maurice Barrès (1897-1902) et les quatre tomes d’Histoire contemporaine du dreyfusard Anatole France (18971901), illustrent cette crise du roman tenté par l’exposé d’idées, tandis que Paul Bourget, toujours vers 1900, passe du roman psychologique au roman à thèse (L’Étape, 1902).
Naissance de l’intellectuel Si une certaine esthétique naturaliste disparaît donc à la mort de Zola en tant que modèle structurant, la figure de l’écrivain engagé, en revanche, va non seulement survivre au romancier mais devenir à son tour un pôle de référence tout au long du XXe siècle. La publication de « J’accuse !… », lettre ouverte par laquelle Zola prend résolument parti dans l’affaire Dreyfus en faveur de la révision, en se posant en porte-parole du monde de l’art et de la pensée contre les antidreyfusards, est en effet, en 1898, l’acte de naissance des « intellectuels » au sens moderne4. L’usage du mot « intellectuel » date de ce numéro du journal L’Aurore où paraît le manifeste de Zola. […] l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice. Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assise et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends. Émile ZOLA, « J’accuse !... », L’Aurore, 13 janvier 1898.
L’écrivain ne peut plus se dérober à sa responsabilité dans la cité, en ce temps où il doit redéfinir sa fonction critique dans une société qui apprend non sans difficultés à vivre sous un régime républicain encore tout jeune. Le XXe siècle sera bel et bien « le siècle des intellectuels5 ». Après Mallarmé ne cessera de se poser, au risque d’un formalisme gratuit et de l’oubli du
monde, le problème du sens et des limites de la littérature que le poète avait formulé avec la plus haute exigence. Après Zola ne cessera de se poser la question symétrique de l’engagement de l’écrivain, qui deviendra centrale notamment dans les années 1930-1950, au risque d’une dilution du littéraire dans le politique et de l’oubli de la forme. Héritage à double face pour le siècle nouveau. C’est aussi à la suite de l’affaire Dreyfus que naissent d’une part le mouvement nationaliste de l’Action française (1899), vite rejoint par le monarchiste Charles Maurras qui en sera le principal inspirateur et le théoricien, et d’autre part, à l’autre extrémité de l’éventail idéologique, les Cahiers de la quinzaine fondés en 1900 par Péguy, dreyfusard convaincu et socialiste dissident. Deux événements importants qui témoignent des rapports étroits liant désormais la production littéraire à la vie politique. L’Action française, journal transformé en quotidien à partir de 1908, jouera un rôle déterminant dans la vie littéraire du premier tiers du XXe siècle, bien au-delà du milieu strictement maurrassien. Les Cahiers ne survivront pas à la disparition de leur fondateur, mort au combat dès le début de la guerre en 1914, mais apporteront une contribution majeure au débat intellectuel et au renouveau des lettres, durant cette période d’avant-guerre, grâce à l’esprit critique de l’infatigable Péguy et à la diversité des œuvres qu’il publie, de ses propres poèmes et essais à Jean-Christophe, le roman-fleuve de Romain Rolland (1904-1912), en passant par des textes d’Anatole France, Julien Benda ou André Suarès… Dans sa revue et dans ses écrits, Péguy diffuse la pensée philosophique de Bergson, qui montre l’importance de l’intuition et du sentiment intime de la durée dans la vie de la conscience, à l’opposé de la pensée rationaliste qui prévalait à la fin du XIXe siècle : le tournant de 1900 est bien un tournant antipositiviste.
L’école « moderne » et la question laïque Autre seuil qui coïncide chronologiquement avec le début du nouveau siècle, l’année 1902 est celle d’une importante réforme des études secondaires et du baccalauréat, adoptée par décret au terme de longs débats et de vives polémiques : les « humanités modernes » sont désormais reconnues comme aussi légitimes, dans la formation des élites, que la culture gréco-latine et l’enseignement de la rhétorique. Le critique Albert Thibaudet a souligné l’importance de cette révolution, qui le conduit à dater
de 1902 le vrai début du « moderne » XXe siècle. Lorsque les effets de cette réforme se feront pleinement sentir, après la Grande Guerre, les écrivains les plus éminents pourront ne pas avoir reçu de formation classique. Les références à l’Antiquité gréco-latine tendront à s’effacer. Avec le commencement du XXe siècle s’ouvre ainsi une « crise de l’humanisme » : voilà bousculées « les valeurs et les habitudes du jugement appuyées sur les disciplines classiques […], éclairées, comme d’une lampe à huile, par les douces lumières de la culture et du goût6 ». Cette réforme des humanités modernes n’est pas sans conséquences, en effet, sur le statut des écrivains, la représentation de la « valeur » littéraire et les attentes du lectorat. L’entrée dans le nouveau siècle est enfin marquée par le vote, en 1905, de la loi de séparation des Églises et de l’État. La laïcité s’impose donc comme la règle dans l’organisation de la vie sociale. Mais, ainsi légalisée, elle provoque comme par réaction, conséquence inattendue, un réveil catholique et un regain spiritualiste dans le milieu littéraire et intellectuel. Le mouvement des conversions d’écrivains qui s’était engagé à la fin du e XIX siècle, avec Bloy, Claudel ou Huysmans, est relancé dans les années 1900 par l’évolution de Francis Jammes, de Jacques Maritain, de Péguy luimême. L’écrivain catholique devient militant. Et l’autonomie de la vocation littéraire devient alors un argument pour contester du dehors la perversion d’un monde social qui se détourne de Dieu au profit d’un matérialisme déshumanisant. Fin des « écoles », mort du naturalisme et réaction antipositiviste, crise de l’illusion réaliste dans les genres fictionnels, effacement du symbolisme mais avenir assuré de l’héritage mallarméen dans le questionnement de la littérature, effets de « l’Affaire » et naissance de l’intellectuel, retour au classicisme et à l’esprit religieux mais fin du monopole des « humanités classiques » —, tout cela se noue autour de 1900, qui n’est donc pas une date si arbitraire. Un nouveau siècle littéraire naît alors, qui aura à assumer le double deuil de Mallarmé et de Zola et à relever le défi de leur héritage contradictoire — entre l’écriture en soupçon et l’écriture pour l’action, entre le travail de la langue et le sens de l’engagement. C’est la pratique littéraire elle-même qui se voit ainsi mise en question.
2. Les clivages politiques et idéologiques Dans un contexte marqué par les suites de l’affaire Dreyfus, puis par la Grande Guerre et ses conséquences, on comprend que la littérature française des années 1900-1930 soit directement confrontée aux divisions qui affectent l’ensemble du corps social. Ces clivages sont d’ordre politique, religieux et philosophique.
Les conflits politiques après l’affaire Dreyfus Au plan politique, ce sont d’abord l’affaire Dreyfus et la loi de séparation qui creusent l’écart, parmi les écrivains, entre droite réactionnaire et gauche républicaine. À gauche, vers 1900, on trouve les écrivains et intellectuels proches des milieux politiques radicaux, socialistes ou républicains modérés, qui se sont engagés avec Zola dans le combat dreyfusard, relayé par la Ligue des droits de l’homme (créée en 1898) : Anatole France, Roger Martin du Gard, Péguy, Léon Blum… À droite, les antidreyfusards regroupent des monarchistes comme Maurras, des catholiques traditionalistes comme Léon Bloy (qui signe contre Zola un ironique Je m’accuse), des nationalistes antisémites comme Édouard Drumont (qui déverse ses fureurs dans son journal La Libre Parole). Ce sont aussi des conservateurs qui se réclament de l’ordre social et de la tradition comme Bourget et Brunetière, ou encore Barrès, passé en quelques années de l’égotisme stendhalien du Culte du moi (1888-1891) à la défense véhémente de la nation et de « l’enracinement », très actif avec le critique Jules Lemaître à la Ligue de la patrie française, fondée par réaction à la Ligue des droits de l’homme. Si Dreyfus est enfin réhabilité en 1906, le dreyfusisme ne sort pourtant pas vainqueur du débat intellectuel. Ses partisans, portés par de grands idéaux dans leur lutte pour la vérité et la justice, ne voient pas venir les transformations morales et sociales espérées. Ils ne se reconnaissent pas dans la politique médiocrement politicienne des années 1900, où les changements tendent à se réduire à des mesures étroitement anticléricales, sans véritable ambition socialiste. Anatole France, écrivain engagé dans le camp des valeurs républicaines, grande figure intellectuelle de la
République radicale, humaniste sceptique dans la tradition des Lumières, tire ses conséquences de l’Affaire avec ironie et désenchantement dans son roman de politique-fiction L’Île des pingouins (1908). Lucide sur les excès de la Révolution française, il dénonce les violences de la Terreur dans un autre roman important, Les dieux ont soif (1912). Martin du Gard retrace de son côté dans Jean Barois (1913), « roman-dialogue » remarqué, les luttes anticléricales d’un partisan de Zola engagé dans l’Affaire, mais le regard qu’il porte sur l’évolution politique des années 1900 est teinté d’amertume. Péguy, choqué par la dégradation de la « mystique » en « politique » chez nombre d’anciens dreyfusards, se tourne vers l’exaltation de la patrie et revient au catholicisme. À l’inverse, ce sont les tenants de la droite réactionnaire et de la pensée antimoderne, les vaincus pourtant de la scène politique, qui semblent attirer à eux la jeunesse intellectuelle durant la décennie qui précède la Grande Guerre. Devenue un quotidien, L’Action française jouit d’une grande audience ; et les étudiants monarchistes des « Camelots du Roi », tel le jeune Georges Bernanos, règnent bruyamment sur le Quartier latin. Barrès, attaché à la république mais partisan d’un régime autoritaire, chantre inspiré de l’ordre et de la nation, fait figure de maître à penser pour une large fraction de la jeune génération. Une enquête publiée en 1913 sous le titre Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, signée d’Agathon (pseudonyme d’Henri Massis et Alfred de Tarde), observe dans la jeunesse le réveil salutaire des valeurs nationales traditionnelles : patriotisme, foi religieuse, culte de la discipline, goût de l’action. À l’approche de la guerre, le sentiment patriotique, qui pousse à la revanche contre l’ennemi allemand, est ainsi prédominant. Les socialistes qui défendent la paix ne sont pas entendus. Leur chef de file, Jean Jaurès, est assassiné par un nationaliste à la veille de la déclaration de guerre — Martin du Gard le racontera dans L’Été 14. Romain Rolland, l’un des rares à défendre encore un idéal humaniste de fraternité européenne, lance dans Au-dessus de la mêlée (1915) un appel à la réconciliation qui reste l’exception. La voix la plus forte est celle qui invite à porter héroïquement les armes pour illustrer « l’énergie nationale », à la suite de Psichari (L’Appel des armes, 1913) ou de Barrès (L’Âme française et la guerre, 1915-1920). Julien Benda dénoncera dans La Trahison des clercs (1927) cette adhésion des intellectuels à des passions nationalistes contraires à leur vocation : philosophes et écrivains ont perdu à ses yeux le sens humaniste de l’universel.
Le déroulement et les suites de la guerre bouleversent les mentalités et engendrent de nouveaux clivages. Beaucoup d’écrivains y laissent la vie : Péguy, Alain-Fournier, Louis Pergaud, Psichari lui-même... D’autres en reviennent blessés, comme Apollinaire et Blaise Cendrars. Tous les survivants resteront profondément marqués : certains des plus grands romanciers de l’entre-deux-guerres, Bernanos, Céline, Giono, ne pourront pas oublier — et leurs œuvres en porteront la trace, sous diverses formes. Les témoignages de ceux qui ont connu l’épreuve du feu sont contrastés. Si Henri Barbusse dans Le Feu ou Roland Dorgelès dans Les Croix de bois montrent surtout l’horreur des tranchées, Henry Bordeaux chante la gloire des « soldats de Verdun » et du général Pétain. À terme, la mémoire de la guerre va nourrir deux attitudes politiques opposées : d’un côté un pacifisme critique, le rejet radical d’une guerre considérée comme une conséquence du système capitaliste ; de l’autre un nationalisme renforcé par le point de vue d’anciens combattants qui reprocheront à la démocratie parlementaire, jusque dans les années trente, d’oublier leur sacrifice et d’affaiblir la cause patriotique qu’ils estiment avoir défendue au risque de leur vie. La première de ces deux tendances, après la fin du conflit, est amplifiée par le retentissement de la révolution russe (1917) et la naissance du Parti communiste français au congrès de Tours (1920). Barbusse crée en 1919 le « Groupe Clarté », qui se rallie au Parti communiste l’année suivante. La revue Clarté qui en émane se veut un « laboratoire d’idées nouvelles », à l’avant-garde de la lutte contre la culture bourgeoise mais aussi contre la gauche réformiste. Elle se rapprochera du mouvement surréaliste avant de disparaître (1927). La revue littéraire Europe, qui naît en 1923 dans l’esprit pacifiste et internationaliste hérité de Romain Rolland, est en revanche promise à un long avenir. Les avant-gardes littéraires accompagnent ce mouvement de radicalisation politique. Les surréalistes, à leurs débuts, accablent d’un même mépris les deux « cadavres » de Maurice Barrès et d’Anatole France, morts respectivement en 1923 et 1924, deux représentants pourtant bien différents de la littérature d’avant-guerre, mais deux figures de l’ordre établi pareillement détestables à leurs yeux. Du côté de la droite conservatrice ou réactionnaire, la Russie bolchevique apparaît au contraire comme le nouvel épouvantail, assimilé à la menace d’une révolution sociale. Les porte-parole de l’Action française (Maurras, Léon Daudet), les écrivains catholiques de droite (Claudel, Bernanos), les
intellectuels conservateurs (comme Massis, qui publie en 1927 une Défense de l’Occident) et les membres de l’Académie française attachés aux traditions (Bourget, Bordeaux) partagent à cet égard les mêmes craintes et les mêmes rejets. La bipolarisation politique a donc des répercussions dans le champ littéraire. Même si elle ne touche pas de la même façon tous les écrivains — certains des plus grands, comme Proust et Valéry, bâtissent leur œuvre à l’écart —, elle explique nombre de tensions et de polémiques de l’entre-deux-guerres, ainsi que de nouvelles préoccupations chez les auteurs les plus engagés. Cette évolution entraîne aussi de vives réactions critiques, de la part de ceux qui refusent une telle soumission du monde intellectuel aux passions politiques : Julien Benda, dans La Trahison des clercs (1927), reproche ainsi aux écrivains de son temps d’avoir trahi leur vocation — la défense de valeurs universelles et désintéressées — « au profit d’intérêts pratiques ». C’est annoncer des débats sur l’engagement des intellectuels qui reprendront de plus belle au milieu du siècle.
Catholiques et anticléricaux D’autres clivages, en ce début de siècle, tiennent moins à l’histoire politique qu’à la place de la religion et à l’évolution des idées. La loi de séparation, en effet, paraît avoir dressé l’anticléricalisme de la république radicale contre un monde catholique uniformément réactionnaire ; mais la réalité est plus complexe. Certes, un fossé profond continue de séparer, de 1900 à l’entre-deux-guerres, écrivains catholiques convaincus et écrivains non-croyants anticléricaux. Les premiers restent une puissante force d’attraction, autour de Claudel et de Maritain. Dans le sillage de Claudel, le poète Francis Jammes revient à la foi en 1905 et publie des Géorgiques chrétiennes (1912). Le mouvement des conversions au catholicisme qui a touché de nombreux écrivains depuis la fin du XIXe siècle se poursuit jusqu’aux années vingt : Max Jacob, Jean Cocteau, les critiques Jacques Copeau et Charles Du Bos affirment ou réaffirment durant cette période leur foi catholique. À cette renaissance religieuse s’oppose une vigoureuse tradition anticatholique, qui refait surface notamment chez les surréalistes. La critique de la religion par la pensée marxiste et par la psychanalyse freudienne donne de nouvelles armes intellectuelles au discours anticlérical. Les polémiques sont donc vives. Un pamphlet surréaliste en forme de lettre ouverte, en 1925, renvoie Claudel à ses « bondieuseries infâmes ». Antonin
Artaud, dans le numéro de La Révolution surréaliste qui proclame « la fin de l’ère chrétienne », déclare la guerre au Pape et à sa « mascarade romaine » (1925). À l’inverse, c’est au nom de la morale, de la religion et de la civilisation occidentale que le catholique Henri Massis, maurrassien, s’en prend violemment au relativisme moral de Gide dans ses articles de la Revue universelle (1921-1923). Le monde des lettres n’est donc pas un territoire tranquille : il vit et vibre de ces combats. Cependant, il ne faudrait pas en rester à une ligne de partage claire et immuable. Le monde catholique est lui-même divisé. Dans les dernières années du XIXe siècle, le pape Léon XIII avait encouragé l’action pour la justice sociale et le « ralliement » des fidèles au régime républicain. Même si son successeur, Pie X, condamne en 1907 le « modernisme » théologique, c’est-à-dire une interprétation critique des Écritures qu’il considère comme une menace contre le dogme, la « crise moderniste » fait apparaître l’esprit de libre recherche intellectuelle et spirituelle qui progresse au sein même de l’Église. Le Sillon de Marc Sangnier, mouvement représentatif du catholicisme social en France de 1900 à 1910, fréquenté par le jeune François Mauriac, est aux antipodes de l’Action française : il subit les attaques de l’extrême droite et des catholiques intégristes. Le monde catholique est donc loin d’être monolithique. Il se divise encore au moment de la condamnation de l’Action française par le Vatican, en 1926. L’Église reproche au mouvement royaliste, qui enracine ses bases doctrinales dans les idées rationalistes et agnostiques de Maurras, de subordonner la foi à l’idéologie. Rares sont les écrivains catholiques qui suivent alors l’Action française : Bernanos y reste fidèle dans l’immédiat, mais rompra avec Maurras quelques années plus tard. Maritain obéit sans attendre à la décision de l’Église, au nom de la « primauté du spirituel ». Il n’y a donc pas un milieu homogène des écrivains catholiques. Mais le débat religieux rejaillit incontestablement sur la vie littéraire et sur la production des œuvres.
La critique du positivisme C’est aussi le cas, plus généralement, pour le débat philosophique et le mouvement des idées. Au début du XXe siècle, la pensée scientiste et positiviste qui avait régné sur la vie intellectuelle à la fin du siècle précédent est en net recul. On ne croit plus aussi aisément au progrès, au
pouvoir de la raison, à l’explication déterministe de tout phénomène humain. Le rationalisme hérité de Taine et de Renan, encore bien présent chez Maurras, France ou Barrès, ne séduit plus les nouvelles générations. Cette évolution est due pour une part à la pénétration en France d’idées et de problématiques venues de l’étranger. La philosophie pessimiste de Schopenhauer, qui prend acte de la condition douloureuse de l’homme dans un univers incompréhensible, avait déjà irrigué l’esprit « fin de siècle » ; elle reste forte au XXe siècle, et se retrouvera par exemple dans les philosophies de l’absurde. Plus sensible après 1900, la diffusion de la pensée de Nietzsche, mort cette année-là. Pour Nietzsche, le constat de la « mort de Dieu » conduit non au désespoir mais à l’exaltation de l’individu et au primat de la « volonté de puissance ». La critique nietzschéenne des valeurs sape les illusions d’une raison à prétention universelle. Elle inspirera la pensée politique anti-démocratique (Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 1908), mais aussi, plus largement, la quête de liberté de nombreux écrivains (comme Gide ou Cendrars). Il faut enfin prendre en compte la découverte en France de Freud et de la psychanalyse, qui contribue elle aussi à rompre avec une vision positiviste de la conscience morale. Dans des ouvrages comme L’Interprétation des rêves, publié en 1900 et traduit en français en 1926, Freud fonde une nouvelle théorie du psychisme humain qui postule le rôle moteur de l’inconscient. Sur la mémoire, sur la sexualité, sur le rêve et sur la folie, la psychanalyse freudienne conduit à porter un tout autre regard que celui des sciences humaines contemporaines. On comprend qu’une telle pensée rencontre de fortes réticences. Le développement d’une pensée anti-intellectualiste ne résulte pas seulement, toutefois, d’influences étrangères. Il doit beaucoup, en France même, à la philosophie d’Henri Bergson. De l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1886) à L’Évolution créatrice (1907), Bergson s’attache à redéfinir l’unité du Moi, au plus près de l’expérience concrète du sujet, à partir de son élan vital, de son mouvement intérieur, de sa perception immédiate de la durée. La vie, pensée comme force créatrice, retrouve alors une liberté que lui refusaient les philosophes déterministes. Le temps humain n’est pas celui des horloges, ni celui du « progrès » linéaire tel que le représentent les historiens positivistes : il est une durée intime, vivante, organique. Cette pensée a profondément marqué la
réflexion de Péguy sur l’histoire, autant que la conception proustienne du temps et de la mémoire. Sur votre escabeau tout le monde y monte. Chaque homme toute sa vie fait perpétuellement une ascension aux branches de cet espalier. […] Et toute l’humanité ensemble monte aussi ainsi dans une ascension perpétuelle d’ensemble. C’est le progrès, comme ils disent. Mais moi je sais qu’il y a un tout autre temps, que l’événement, que la réalité, que l’organique suit un tout autre temps, suit une durée, un rythme de durée, constitue une durée, réelle, est constitué par une durée, réelle, qu’il faut bien nommer la durée bergsonienne, puisque c’est lui qui a découvert ce nouveau monde. Charles PÉGUY, Clio, 1912.
Professeur au Collège de France (1900-1914), prix Nobel de littérature (1927), Bergson exercera une influence considérable jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Mais il se heurte à des oppositions passionnées, soit de la part de l’Église et d’écrivains chrétiens, Maritain notamment, qui lui attribuent une part de responsabilité dans l’hérésie « moderniste » du début du siècle, soit au contraire de la part de nouveaux rationalistes qui lui reprochent, comme Benda, sa « haine de l’Intelligence ». Dans l’entre-deux-guerres, l’écho rencontré par la pensée de Karl Marx et par ses prolongements chez Lénine ou Trotski donnera un nouvel élan, contre la pensée de Bergson, à une vision déterministe de l’histoire héritée de la Raison hégélienne. On reprochera alors à l’« idéalisme » bergsonien d’ignorer les réalités socio-économiques : le nouveau déterminisme parle de « lutte des classes » ; il est politique, révolutionnaire. La littérature du temps est donc traversée par ces divergences de fond entre positivisme et antipositivisme, ou entre matérialisme et spiritualisme, qui recoupent en partie des divergences politiques. Ce sont ces conflits et discordances qui « historicisent » véritablement le temps des lettres. Encore faut-il les croiser avec les débats et les divergences proprement esthétiques.
3. La fin des « écoles » et les débats esthétiques Tandis que s’achève le règne des deux grands mouvements, le naturalisme et le symbolisme, qui ont dominé la vie littéraire durant la
deuxième moitié du XIXe siècle, la multiplication des courants esthétiques au début du XXe siècle traduit la diversité des recherches et le besoin de nouveaux repères. Aucun mouvement fédérateur, aucune « école » nouvelle ne prend la relève de façon décisive. De tous les noms en « -isme » qui prolifèrent dans les années 1900, beaucoup ont sombré dans l’oubli : qui se souvient de l’« impulsionnisme » de Florian-Parmentier, de l’« intensisme » de Charles de Saint-Cyr, du « floralisme » de Lucien Rolmer ? Et il y en a bien d’autres… La notion d’« école » perd toute signification quand chaque écrivain brandit son propre drapeau et que chaque groupe, à peine constitué, meurt bien vite d’une scission, dans une logique de rupture et de révolution permanente qui engendre une forme d’« anarchie littéraire7 ». Certaines grandes tendances se dégagent pourtant. D’un côté, celle qui consiste à tourner la page du symbolisme en prônant un retour au classicisme ; de l’autre, la recherche de formes neuves qui répondent aux attentes de la vie « moderne » ; entre les deux, ou au-delà de cette opposition, la tentative de synthèse entre classicisme et modernité qu’incarne tout particulièrement La Nouvelle Revue française.
Le néoclassicisme Le courant néoclassique réagit aux excès du symbolisme et du décadentisme, dès la fin du XIXe siècle, en revenant aux modèles grécolatins et aux principes du classicisme français. Le culte de l’ordre, de la mesure et de la clarté dans les arts, et notamment dans la création poétique, entend s’opposer aux dérives de l’hermétisme, aux mirages d’un « idéal » indéterminé, aux névroses « fin de siècle » et au relâchement du vers libre. Jean Moréas, auteur pourtant d’un « Manifeste du symbolisme » (1886), s’était rapidement détaché de l’école mallarméenne pour fonder avec le jeune Maurras l’« École romane » (1892). C’est le point de départ d’un mouvement de renaissance classique qui comble les attentes des critiques traditionalistes. On cherche alors à sortir du symbolisme, associé aux brumes nordiques et germaniques, par une vision du Beau qui renoue avec la lumière méditerranéenne de la culture antique. Par leur pureté poétique, les Stances de Moréas (1899) illustrent ce goût néoclassique. Autre écrivain venu du symbolisme, Henri de Régnier connaît un parcours analogue, marqué par le retour à la prosodie traditionnelle et le refus du vers libre, qu’il prolongera après la guerre (Vestigia flammæ, 1921). Gendre de José
Maria de Heredia, il rejoint la poésie académique des derniers parnassiens, illustrée au début du siècle par la génération vieillissante d’écrivains considérés comme des gloires officielles, tels les académiciens François Coppée et Sully Prudhomme (premier prix Nobel de littérature en 1901). Ce courant néoclassique s’exprime notamment de 1902 à 1905 dans La Renaissance latine, revue dirigée par Constantin de Brancovan, le frère d’Anna de Noailles. La signature de cette dernière, figure influente de la vie littéraire, côtoie dans ces pages celles d’Henri de Régnier, de Barrès, de Suarès, de Proust. La poésie d’Anna de Noailles, qui déploie les thèmes lyriques traditionnels avec talent et sensibilité (Les Forces éternelles, 1921), incarnera cette filiation néoclassique jusque dans les années vingt. Mais la poétesse ne cherche pas à théoriser. La théorisation de cette esthétique se rencontre en revanche dans le champ des idées et de la pensée critique, où le mouvement de renaissance classique est porté par le maurrassisme, qui fait converger classicisme esthétique et nationalisme politique. Les idées antiromantiques de Maurras, véhiculées par le critique Pierre Lasserre (Le Romantisme français, 1907), se donnent libre cours dans la revue Les Guêpes (1909-1912), dirigée par le poète Jean-Marc Bernard, dans La Revue critique des idées et des livres (1908-1924), plus tard dans la Revue universelle (créée en 1920 par Jacques Bainville et Henri Massis). Le maurrassisme donne au renouveau classique de l’époque sa cohérence idéologique, mais aussi ses limites en termes de création littéraire : les vrais nouveaux « classiques » de l’entre-deux-guerres, Valéry, Gide, Claudel, auront suivi de tout autres parcours.
À la recherche de formes neuves Les tendances novatrices du début du siècle sont plus diverses, plus éclatées, dans un climat d’ébullition féconde. Si leurs recherches mènent dans des directions variées, la plupart se réclament de « la vie » et visent à ancrer leur quête dans la réalité, valeurs trop oubliées, pense-t-on alors, par l’idéalisme des symbolistes, perçu comme une célébration de l’art au détriment de la nature et de la vie. Le naturisme, créé dans les années 1890, illustré vers 1900 par Paul Fort ou Francis Jammes, entend précisément renouer avec la simplicité du quotidien et le sens de l’immédiat. Le mouvement unanimiste de Jules Romains et de Georges Duhamel estime que la littérature doit rompre avec le lyrisme individuel de la tradition pour
prendre en charge désormais la dimension collective de la vie moderne. Dans un esprit voisin, le projet humaniste du « groupe de l’Abbaye » tente de mettre en relation idéal esthétique et vie communautaire (1906-1908). Le courant fantaisiste, fédéré par Francis Carco autour de 1912, mêle le burlesque à l’émotion, jouant avec les formes et les modèles littéraires ; s’y rattachent Georges Fourest (La Négresse blonde, 1909), Paul-Jean Toulet (Les Contrerimes, 1921, posth.), Max Jacob (Les Œuvres burlesques et mystiques de Frère Matorel, 1912). Le futurisme de l’Italien Marinetti exalte quant à lui les valeurs modernes de l’action, de l’énergie et de la vitesse ; il se fait connaître en France par un manifeste paru dans Le Figaro en 1909. À la veille de la guerre, les avant-gardes esthétiques sont sensibles à ce discours, qui rejoindra plus tard l’idéologie fasciste par son culte de la violence. La littérature ayant jusqu'ici magnifié l'immobilité pensive, l'extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l'insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. Nous déclarons que la splendeur du monde s'est enrichie d'une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux, tels des serpents à l'haleine explosive... une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. Filippo Tommaso MARINETTI, « Manifeste du Futurisme », Le Figaro, 20 février 1909.
En profondeur, les mutations à venir sont aussi préparées par des écrivains postsymbolistes ou néosymbolistes qui savent se renouveler : Saint-Pol Roux, inventeur d’une prose rythmée où abondent les images, mystique visionnaire retiré au bout de la Bretagne au plus près des éléments, en qui les surréalistes reconnaîtront un précurseur ; Émile Verhaeren, qui à l’inverse chante l’énergie du monde moderne, la beauté des villes et des machines (Les Rythmes souverains, 1910) ; Paul Fort, auteur de la longue série des Ballades françaises, proche du naturisme avant de créer la revue Vers et prose — carrefour des diverses tendances de la poésie nouvelle de 1905 à 1914, qui publie des textes de Gide, de Valéry, de Cendrars, d’Apollinaire, de Jarry… — et d’être élu « prince des poètes » en 1912 ; et surtout Remy de Gourmont, essayiste éclectique, critique et linguiste érudit qui porte en regard aussi aigu sur la poésie médiévale que sur les innovations stylistiques de son temps (Promenades littéraires, 1904-
1913), qui accueille la poésie nouvelle au Mercure de France, et qui prolonge le symbolisme dans le sens d’une réflexion critique libre et originale — sur le langage littéraire comme sur la morale et la société. Ce néosymbolisme critique et novateur, avec le fantaisisme et le futurisme, bouscule les conventions et forme le terreau sur lequel va germer « l’esprit nouveau » de l’avant-garde à la veille de la guerre, prélude aux révolutions de Dada et du surréalisme. Cependant, Paul Fort et Remy de Gourmont ne cultivent pas la rupture pour elle-même. Par leur rôle de passeurs entre tradition et modernité, ils agissent aussi en médiateurs et en hommes de synthèse, à la manière de Gide à La Nouvelle Revue française.
La NRF entre classicisme et modernité « Qui définira clairement et justement notre classicisme moderne ? », se demandait en 1904 Henri Ghéon, écrivain proche de Gide. C’est ce à quoi Gide cherche à répondre à la même époque. Venu du symbolisme, proche du naturisme à l’époque des Nourritures terrestres (1897), qui chante l’ouverture au monde sensible, Gide cherche dans les années 1900 la voie d’une littérature exigeante qui rompe avec l’abstraction symboliste sans adhérer pour autant ni à la réaction néoclassique ni à la révolution des avant-gardes. C’est dans cet esprit qu’il crée une première Nouvelle Revue française en 1908, avec Eugène Montfort, ancien naturiste, fondateur et rédacteur de la revue Les Marges (1903-1908). Cette nouvelle revue, qui défend l’autonomie de la littérature par rapport à la sphère politique, se présente comme un lieu de réflexions et de recherches sur la fonction de la littérature et le statut de l’écrivain. Mais des désaccords apparaissent très vite entre Gide et Montfort : ce dernier a laissé paraître un article hostile à Mallarmé qui met Gide en fureur, et les deux hommes ont trop de divergences personnelles. Un nouveau numéro 1 paraît donc en février 1909, une fois Montfort écarté. La revue est maintenant dirigée officiellement par Jacques Copeau, André Ruyters et Jean Schlumberger. Des « Considérations » signées de ce dernier définissent l’orientation de cette nouvelle NRF, qui a l’ambition d’être une « défense et illustration de la langue française » pour le présent, et qui défend l’idée d’une création littéraire fondée sur « l’effort » et non sur « le don », cherchant à concilier l’intérêt de la contrainte et l’exigence de la nouveauté.
La Nouvelle Revue française accueille les plus grands auteurs, appelés à devenir les nouveaux classiques — Alain-Fournier, Claudel, Valery Larbaud, Proust, Valéry… — mais reste relativement confidentielle jusqu’à la guerre. Dirigée par Jacques Rivière à partir de 1919, puis par Jean Paulhan à la mort de ce dernier (1925), elle atteint un plus large public et se diffuse à plusieurs milliers d’exemplaires. Sa position modérée, centrale, entre tradition et modernité, à l’écoute des débats et polémiques qui sont dans « l’air du temps » mais toujours soucieuse d’exigence et de qualité, méfiante à l’égard des idéologies comme envers la recherche du succès commercial, lui confère une place capitale dans les orientations de l’esthétique littéraire en France avant et après 1914-1918. Elle n’est pas étrangère, notamment, aux réflexions et aux recherches qui renouvellent alors en profondeur les grands genres littéraires.
Notes 1. Georges Poulet, Études sur le temps humain, vol. 3, « Le point de départ », Paris, Plon, 1964, rééd. coll. Pocket, « Agora », 2006, p. 7. 2. Henri Godard, Le Roman modes d’emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2006, p. 33 et suiv. 3. Crise de vers, titre donné par Mallarmé à un ensemble de textes qu’il a écrits entre 1886 et 1895, puis rassemblés et publiés dans Divagations en 1897. 4. Voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » (1880-1900), Paris, Éditions de Minuit, 1990. 5. Voir Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, coll. « Essais », 1997. L’auteur distingue dans cette histoire trois moments, qui correspondent à trois grandes figures : les années Barrès, les années Gide, les années Sartre. 6. Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, Paris, Stock, 1936, p. 461. Sur cette césure de 1902 selon Thibaudet, voir aussi Antoine Compagnon, Les Antimodernes, de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Idées », 2005, p. 288. 7. Voir Florian-Parmentier, La Littérature et l’Époque. Histoire de la littérature française de 1885 à nos jours, Paris, Eugène Figuière, 1914. Cité par P. Bourdieu, op. cit., p. 179-180.
Chapitre 2 Les genres littéraires en question 1. Le roman retrouvé ? Au tout début du siècle, le genre romanesque connaît à la fois un grand essor commercial et un faible renouvellement esthétique. De 1895 à 1914, écrit Michel Raimond, il y a dans le domaine du roman « un affaissement de la littérature d’invention », et une innovation fort limitée des formes et des techniques1. Le paysage éditorial est dominé par les « maîtres officiels », qui répondent aux attentes de la grande majorité des lecteurs : Maurice Barrès, Paul Bourget, Anatole France, Pierre Loti. Quand ces auteurs n’utilisent pas le roman comme support de leurs idées — tels Bourget sur le mode didactique dans L’Émigré (1907), France avec ironie dans L’Île des pingouins (1908), ou Barrès dans le registre lyrique de La Colline inspirée (1913) —, ils y transposent leurs aventures ou souvenirs personnels sans se donner la peine d’inventer des intrigues. Loti ne fait guère appel à l’imagination pour continuer d’écrire ses romans exotiques à succès : il puise leur matière dans son expérience des voyages et les construit selon un schéma convenu. L’orientalisme des Désenchantées (1906), roman sur la condition des femmes dans les harems turcs, prolonge un modèle romanesque déjà bien éprouvé dans Aziyadé (1879). Loti cherche à distraire et à émouvoir : s’il recourt au romanesque en offrant du dépaysement géographique, il n’a pas une ambition de romancier, et ne dépayse guère par son usage du genre.
La crise du roman après le naturalisme Le naturalisme, certes, n’existe plus en tant qu’école ; il connaît toutefois des prolongements féconds chez des romanciers attentifs aux évolutions sociales et aux questions morales de leur temps. C’est après avoir observé le
phénomène social de la prostitution que Charles-Louis Philippe écrit Bubu de Montparnasse (1901), roman qui relie la veine naturaliste du siècle précédent au futur courant « populiste ». Victor Margueritte, après avoir déployé avec son frère Paul une grande fresque historico-romanesque sur la guerre de 1870 (Une époque, 1898-1904), rencontrera un succès de scandale en 1922 avec son roman La Garçonne, peinture sans complaisance d’une société dépravée et plaidoyer dérangeant pour l’émancipation des femmes. Paul Adam, dans Le Trust (1910), démonte de son côté les rouages de l’industrie capitaliste en adoptant une composition romanesque qui suggère la complexité des réalités socio-économiques : c’est reconnaître que le renouvellement du genre romanesque, loin de n’être qu’adaptation à de nouveaux thèmes, exige de remettre en question la conception traditionnelle de l’intrigue. Car le genre traverse alors une crise générale, qui concerne sa fonction autant que ses formes. La concurrence de nouveaux arts et de nouvelles techniques, avec le succès déjà ancien de la photographie et l’apparition plus récente du cinéma, conduit à s’interroger sur l’intérêt d’une écriture qui viserait simplement à représenter le monde. La fonction mimétique de la fiction semble en effet prise en charge tout aussi bien, sinon mieux, par la photo et le cinéma. À quoi bon le roman, dès lors, s’il se réduit à une visée réaliste ou naturaliste ? Le personnage d’Édouard, le romancier fictif créé par Gide dans Les Faux-Monnayeurs, estime que l’on peut laisser le soin de rapporter des dialogues à l’enregistrement du phonographe, et celui de reproduire des événements extérieurs à la pellicule du cinéma : le roman devrait écarter ce qui ne lui appartient pas en propre. Et André Breton, qui condamne la description romanesque traditionnelle dans le premier Manifeste du surréalisme (1924), tire les conséquences pratiques de ses théories en substituant dans Nadja (1928) des reproductions de cartes postales à de possibles descriptions. La critique surréaliste du roman réaliste, dans les années vingt, va toutefois plus loin ; elle reprend à son compte le point de vue de Valéry, qui reprochait au genre son caractère arbitraire en se moquant de phrases comme « La marquise sortit à cinq heures ». Pour Valéry comme pour Breton, la mécanique causaliste des intrigues tue l’imagination, et la soumission du texte aux données du réel entrave la liberté poétique de l’écriture. Ces critiques du genre romanesque se nourrissent en outre de l’avancée des sciences humaines : comment le romancier pourrait-il encore se fixer
pour but la connaissance du monde social ou des phénomènes psychologiques — alors que la sociologie et la psychologie, désormais, sont là pour s’en charger ? Comment peut-il prétendre encore bâtir une intrigue sur la chaîne causale d’actions psychologiquement explicables à une époque où l’on voit dans la conscience, avec les premiers échos de la psychanalyse freudienne en France, une nouvelle terra incognita ? Que la critique du roman vienne des poètes ou des savants, elle met sérieusement en cause, avant même l’offensive surréaliste des années vingt, les modèles conventionnels de l’action racontée, de la psychologie des caractères et de la description réaliste. Elle dénonce le roman à thèse autant que le roman comme divertissement, les risques d’une soumission à l’idéologie autant que ceux d’une dérive commerciale — double négation du roman comme littérature, double évolution qui est bien le lot du genre dans les années 1900-1914. Dans ces conditions, le roman est appelé à se redéfinir pour retrouver sa légitimité. Face à ces défis, les romanciers les plus inventifs et les plus marquants du premier tiers du siècle sont en quête de solutions qui consistent, non à s’en tenir aux propriétés internes du genre romanesque — car le « roman pur » auquel rêve Édouard chez Gide est un idéal vide —, mais à chercher hors du roman les moyens de le refonder. Comme s’il fallait, pour renouveler en profondeur le genre, commencer par le nier, le déconstruire ou le contourner. Ce travail de déconstruction et de reconstruction a souvent deux effets qui pourraient paraître contraires : d’une part l’expansion du texte audelà des limites de l’unité d’intrigue, l’élargissement polyphonique qui fait exploser les frontières du roman comme livre ; d’autre part la concentration, le recentrement sur le texte bref, la réduction du roman au récit, en deçà des ambitions naturalistes de mimésis du monde social.
Le roman-fleuve La première tendance est illustrée d’abord par le Jean-Christophe de Romain Rolland, premier « roman-fleuve » du genre. En développant sur dix volumes, publiés de 1904 à 1912, la vie d’un musicien génial, l’auteur livre une ample réflexion personnelle sur la crise de la civilisation européenne entre 1870 et 1914. À travers la figure héroïque de l’artiste s’exprime l’idéal humaniste d’un redressement moral et esthétique. Le roman raconte une vie, mais sans se plier à la construction logique d’une
intrigue : il fait éclater les cadres du roman biographique réaliste. Une telle somme est-elle encore un « roman » ? Romain Rolland se moque du nom du genre. Il a perçu son œuvre comme un « fleuve », et a parlé à son propos d’un « poème musical ». Mais la musique est celle des sentiments et des émotions plus que de l’écriture et de la composition. Et Jean-Christophe tend finalement vers l’essai plus que vers le poème : l’auteur ne résiste pas tout à fait à cette tentation du roman à thèse qui est un trait de son époque. Cependant, il invente un nouveau cadre formel qui, par sa démesure même, est peut-être à la vraie mesure du siècle qui s’annonce. D’autres romans-fleuves suivront cet exemple. Dès 1920, Roger Martin du Gard engage un projet tout aussi vaste et ambitieux : Le Cahier gris, publié en 1922, inaugure Les Thibault, somme romanesque qui ne sera achevée qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est donner au roman une prétention totalisante qui renoue en apparence avec les grands « cycles » du XIXe siècle, mais en cherchant à s’affranchir des règles de composition dramatique et des objectifs didactiques du roman balzacien ou zolien.
Marcel Proust et la Recherche S’il est des signes d’une sortie de crise et d’un véritable tournant, pour le roman du début du siècle, ils se remarquent surtout à la veille de la Première Guerre mondiale. La même année 1913 paraissent en effet Du côté de chez Swann de Proust, Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier, et un essai capital de Jacques Rivière sur « le Roman d’aventure » dans la NRF, tandis que Gide publie l’année suivante Les Caves du Vatican. C’est avec Proust d’une part, autour de Gide et de la NRF d’autre part que se cristallise ainsi le mouvement de rupture avec la tradition « mimétique » qui, relancé après la guerre dans la mouvance surréaliste, va déboucher sur une refondation critique et une nouvelle légitimité du genre romanesque. L’œuvre de Proust est, de très loin, la plus importante : Du côté de chez Swann inaugure À la recherche du temps perdu, monument romanesque aux proportions de cathédrale, révolution esthétique majeure dans l’histoire de la littérature. Proust avait commencé en 1895 la rédaction d’une première forme de roman autobiographique, à la troisième personne du singulier, sous le titre de Jean Santeuil, œuvre restée à l’état de fragments. Ce n’est qu’en 1908-
1909 qu’il engage véritablement, en passant du « il » au « je », la rédaction du cycle romanesque qui doit aboutir à la Recherche. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le deuxième volume de la Recherche après Du côté de chez Swann, reçoit le prix Goncourt en 1919. Proust est alors un auteur consacré. Mais, affaibli par la maladie, il doit se livrer à un travail acharné pour achever son œuvre, dont les brouillons et les épreuves se chargent de multiples ajouts sous la forme de feuillets manuscrits collés, les « paperoles ». À sa mort en 1922, les derniers volumes du cycle ne sont pas encore publiés. La Recherche n’est certes pas un roman conforme aux lois du genre. En optant pour une narration à la première personne, l’auteur assume un point de vue subjectif, donc relatif, qui rompt avec l’illusion d’objectivité des romans réalistes. Ce « je » anonyme, loin d’être le sujet d’actions successives, est le foyer de sensations, de pensées et de souvenirs qui répondent à une tout autre logique que celle d’une intrigue dramatique. L’ensemble de la Recherche s’apparente à un roman de formation par la découverte progressive que fait le narrateur de sa vocation artistique, et le tableau qu’elle offre de la société française à la fin du XIXe siècle rappelle LaComédie humaine ; mais l’observation des mœurs et des êtres ne s’intègre pas à une logique narrative : elle montre surtout les effets du temps, repérables dans l’évolution des personnages et dans les changements de la société autant que dans le devenir du moi. Car l’essentiel est bien l’histoire d’une conscience, aux prises avec les aléas de la mémoire, les « intermittences du cœur » et les surprises de la sensibilité. Le but n’est donc pas de suivre un récit chronologique, mais d’essayer de mettre au jour la vérité d’un être en mettant en rapport différentes facettes, différents moments de son existence. La longueur des phrases, le déploiement des métaphores, les multiples références artistiques ont précisément pour fonction de lever les énigmes de la mémoire affective pour mieux saisir en profondeur la vérité du sujet — sous la surface de la conscience rationnelle et des apparences sociales. C’est pourquoi une écriture poétique est plus sûre d’atteindre la réalité profonde de l’existence qu’un récit réaliste, condamné à être superficiel, pauvrement linéaire. Il est significatif que le temps dominant soit non le passé simple mais l’imparfait dit « itératif », celui des actions ou des scènes qui dans le passé se répétaient ou se ressemblaient. La composition de la Recherche est moins narrative que musicale, par ses jeux de reprises et de modulations thématiques. La critique du roman réaliste est explicite dans Le Temps
retrouvé : ceux qui croient représenter le réel en reproduisant ses données brutes sont condamnés à le manquer ; c’est par les moyens de l’art et de la littérature, pleinement reconnus comme tels, que l’on a vraiment des chances d’atteindre et de communiquer la réalité profonde de la vie. Aussi éloignée du document naturaliste que de l’abstraction symboliste, la Recherche ouvre au roman une ère nouvelle. La grandeur de l’art véritable […], c’était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d’épaisseur et d’imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature. Marcel PROUST, Le Temps retrouvé, 1927 (posth.).
Parallèlement à la révolution proustienne, une autre révolution antiréaliste s’opère du côté de Gide et de la NRF, de l’essor du récit poétique et de réflexions nouvelles sur les techniques narratives.
2. Poétiques du récit De nombreux romans contemporains répondent en effet à l’appel du rêve, de l’aventure ou de la fantaisie. Mais il ne s’agit plus de bâtir des cathédrales telles que la Recherche. Ce genre de roman, loin de prétendre contenir un monde, tend à se resserrer sur l’économie d’un simple récit, parfois même à se réduire aux dimensions d’une nouvelle.
Le récit poétique Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier est représentatif de ce type de roman, dans lequel on a pu voir le développement d’un genre particulier obéissant à ses règles propres, le « récit poétique2 ». La part de l’enfance et du merveilleux, le rôle des paysages comme sources d’enchantement, la composition circulaire du récit, tout s’oppose ici au déterminisme du roman naturaliste (façon Zola) ou à la démarche explicative du roman d’analyse (façon Bourget). Le Grand Meaulnes semble répondre au vœu de Rivière, le
grand ami et le beau-frère d’Alain-Fournier, qui disait à la même époque, dans ses articles de la NRF, espérer l’émergence d’un « roman d’aventure » restituant le « mouvement du temps et de la vie », et suscitant ainsi le sentiment d’attente et de curiosité, le charme de la surprise devant le hasard et l’imprévu. Dans de tels romans l’aventure est donc d’abord intérieure, et n’exige pas de grands voyages. L’évocation de sentiments naissants, et notamment du sentiment amoureux chez des adolescents, suffit à éveiller le sentiment d’évasion. On le voit dans Fermina Marquez de Valery Larbaud (1911), ou dans Le Blé en herbe de Colette (1923), qui sont comme Le Grand Meaulnes des romans de l’adolescence et de l’initiation. Sur un mode plus ironique, Alexandre Vialatte s’intéresse aussi dans Battling le ténébreux (1928) aux rêves romanesques de jeunes collégiens. Le récit poétique, qui mêle librement le réel et l’imaginaire, la profondeur et la légèreté, se tourne volontiers vers les âges de la vie naturellement sensibles à la fiction. Machine à remonter le temps et à rechercher l’enfance perdue, mais sans l’ambition totalisante de Proust, il opte pour le fragment, l’image fugitive, le moment révélateur. Il sait ainsi restituer ou réinventer les sensations de l’enfance, admirablement saisies par Larbaud dans les nouvelles d’Enfantines (1918), et présentées par Jean Cocteau, dans Les Enfants terribles (1925), comme un refuge ludique et onirique contre le monde adulte. C’est à travers les prolongements de l’adolescence, avec une forme de légèreté ou de distance inattendue pour un thème aussi sensible, que Cocteau et Raymond Radiguet donnent à voir la Grande Guerre : Cocteau imagine ainsi un héros qui la traverse en projetant sur la réalité les fictions qu’il invente (Thomas l’imposteur, 1923), tandis que Radiguet, au risque de choquer, donne la parole à un tout jeune narrateur qui raconte sa liaison avec la femme d’un soldat retenu au front (Le Diable au corps, 1923). La brièveté du récit met alors en valeur la qualité du style : le roman se concentre sur la poésie du cœur, sans s’attarder sur la prose du contexte socio-historique.
Voyages et aventures Les voyages ne sont donc pas nécessaires au récit poétique. Ils inspirent d’ailleurs toujours des romans de grande production, comme ceux de Pierre Benoit, maître du roman d’évasion au lendemain de la guerre (L’Atlantide,
1919), ou des romans d’aventures comme ceux de Pierre Mac Orlan, conscient des procédés d’un genre qu’il a su renouveler (Le Chant de l’équipage, 1918). Ils sous-tendent aussi des récits plus « modernes » par leur vision et par leur écriture, telles les nouvelles de Paul Morand (Ouvert la nuit, 1924), dont les débuts sont salués par Proust et par Breton. Reste que les voyages peuvent irriguer le récit poétique, pour peu qu’ils ne se limitent pas à la géographie. Dans Équipée de Victor Segalen (1929), le voyage imaginaire précède et accompagne le voyage réel, de la Chine au Tibet. Chez Valery Larbaud, le personnage fictif du milliardaire, Barnabooth, voyageur et poète, parcourt surtout le monde pour se comprendre lui-même (A. O. Barnabooth. Ses Œuvres complètes…, 1913). Autre romancier poète et voyageur, Jules Supervielle traite l’exotisme avec fantaisie dans L’Homme de la pampa (1925), avant de s’orienter vers des récits en forme de contes (Le Voleur d’enfants, 1926). Et si les aventures des personnages de Giraudoux, dans Suzanne et le Pacifique (1921) et Siegfried et le Limousin (1922), franchissent les frontières ou les océans, elles sont surtout les ressorts de fables pleines d’esprit, qui jouent avec les conventions romanesques pour donner à penser et à rêver. Autant de récits poétiques voués à dépayser — et d’abord par leur écriture et leur composition. Voyages et aventures prennent plus de gravité quand ils rejoignent les enjeux de l’histoire, comme dans les romans de Blaise CendrarsL’Or (1925) et Moravagine (1926) ; mais ce sont des histoires de folie et de démesure, racontées sur un rythme fiévreux par un poète qui subvertit les codes narratifs, et non des biographies réalistes. L’expansion du récit poétique et le renouvellement des formes romanesques dans les années vingt coïncident, de fait, avec une relative indifférence des romanciers vis-à-vis de l’histoire politique. Les choses changeront nettement, de ce point de vue, autour de 1930.
Les récits surréalistes Refus du récit réaliste et détournement poétique des codes romanesques, c’est aussi ce qui caractérise dans ces mêmes années vingt les expériences de renouvellement des formes narratives chez les surréalistes. L’intention critique et la provocation antimimétique se donnent alors libre cours. Joseph Delteil est ainsi loué par Breton après la parution de Sur le fleuve Amour
(1922) et de Choléra (1923), romans pleins de péripéties dont la continuité narrative est constamment brisée par une pratique ludique de la syntaxe et où la multiplication d’intrusions d’auteur fantaisistes interdit toute illusion de réalité. Les romans de Philippe Soupault, comme Le Bon Apôtre (1923) ou En joue ! (1925), témoignent d’un même esprit dadaïste et surréaliste dans leur manière d’exhiber les conventions du genre, de les perturber en jouant avec les titres et numéros de chapitres, d’introduire la personne de l’auteur dans son récit. Serait-il donc possible d’écrire des romans surréalistes, malgré la critique du genre par Breton ? Peut-être, mais à condition d’inclure dans les récits la contestation des modèles, et de rompre avec tout schéma narratif établi pour laisser parler l’inconscient et surgir les merveilles. Pour de telles recherches, dans le groupe surréaliste, c’est Aragon qui présente le parcours le plus exemplaire, par ses réussites comme par ses difficultés. Dans Anicet ou le Panorama, roman (1921), qui est à la fois un récit d’apprentissage, un roman policier et un conte voltairien, il joue avec les lieux communs et pastiche tous les genres narratifs. Les Aventures de Télémaque, publié l’année suivante, est une parodie du livre homonyme de Fénelon. Alors que Breton interdit aux surréalistes la pratique de la fiction romanesque, Aragon la justifie par l’art du collage citationnel, par le détournement ludique des conventions, par un mode d’écriture ouvert à l’arbitraire des images — autant de moyens de laisser place à l’infini de désirs et de possibles, cher aux surréalistes, que l’homme porte en lui. Et il n’en reste pas là. Habité par une inlassable « volonté de fiction », il engage de 1923 à 1927 La Défense de l’infini, grand projet romanesque qui sera abandonné. Les fragments qui en ont été publiés après sa mort montrent comment Aragon, critiquant en termes vifs les grands romanciers qui l’ont précédé, a cherché les voies d’une articulation féconde entre les pouvoirs de la fiction et l’ambition surréaliste, malgré l’interdit de Breton. Mais les contradictions ont été les plus fortes. Aragon reviendra au roman, dans les années trente, quand il reviendra au « monde réel » en se détachant du surréalisme. Il peut achever en revanche Le Paysan de Paris (1926), théorie et pratique d’une « mythologie moderne », libre suite de rêveries, de descriptions et de réflexions autour de déambulations parisiennes. Comme Nadja de Breton, un tel récit poétique n’a plus rien d’un roman : une belle prose surréaliste, sans la fiction proscrite.
André Gide : romans sur le roman
En publiant Les Caves du Vatican en 1914, Gide contribue à sa manière à la critique du roman par le roman. Récit plus ironique que poétique : la satire de l’Église catholique tourne à une parodie de roman noir, avec le « crime gratuit » commis par le personnage de Lafcadio, qui éprouve sa liberté jusqu’à pousser son voisin de compartiment par la portière d’un train en marche. La dimension ludique du roman signifie une rupture, là encore, avec les codes de l’intrigue réaliste. Gide ne parle d’ailleurs pas de « roman » : Les Caves, comme Paludes, est pour lui une « sotie » — nom tiré d’un genre de farce satirique du Moyen Âge. Ces expériences n’en montrent pas moins qu’il ne cesse de réfléchir, avant et après la création de la NRF, aux contraintes et aux possibilités de la fiction narrative. Comme Proust et Rivière, il souhaite voir le roman sortir des impasses du naturalisme et du symbolisme. À côté des soties, il écrit aussi plusieurs « récits » à la première personne, dans lesquels la fiction est mise au service d’une réflexion morale : L’Immoraliste (1902), La Porte étroite (1909), La Symphonie pastorale (1919). Il n’a donc publié aucun vrai « roman » avant Les Faux-Monnayeurs (1925), qui fait date dans l’histoire du genre. Ce roman contient à la fois une fiction, aux personnages multiples et aux nombreuses péripéties, et une réflexion sur le roman en train de se faire, à travers le journal du romancier fictif, Édouard, qui travaille au projet d’un roman intitulé Les Faux-Monnayeurs. Cette insertion, au cœur de l’œuvre, de son propre reflet en modèle réduit, c’est le procédé de la « mise en abyme », déjà présent dans Paludes, et qui est ici systématisé. Gide le définissait en ces termes dans son Journal, en 1893 : « J’aime assez qu’en une œuvre d’art, on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même de cette œuvre. » La notion de « mise en abyme », ainsi importée du vocabulaire de l’héraldique au langage littéraire, est promise à un bel avenir dans le discours critique du XXe siècle. À ces commentaires de romancier internes à la fiction, Gide ajoute un deuxième degré de distance réflexive, puisqu’il a rédigé aussi un Journal des Faux-Monnayeurs, accompagnant d’un regard critique la genèse de son roman. La pensée de Gide sur le genre romanesque se dévoile donc sous diverses formes, non sans le risque de voir la réflexion prendre la place de la fiction. Mais l’avantage d’avoir inventé un double fictif, pour le vrai romancier, c’est de pouvoir lui déléguer la possibilité de l’échec : Gide en joue très consciemment…
— […] si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov ! l’histoire d’une œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même… […] — Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous ne l’écrirez. — Eh bien ! je vais vous dire une chose, s’écria dans un élan impétueux Édouard : ça m’est égal. Oui, si je ne parviens pas à l’écrire, ce livre, c’est que l’histoire du livre m’aura plus intéressé que le livre lui-même ; qu’elle aura pris sa place ; et ce sera tant mieux. André GIDE, Les Faux-Monnayeurs, 1925.
Entre d’une part l’idéal du « roman pur », dépouillé de tout ce qui n’est pas le roman, et d’autre part le désir d’introduire dans le roman la « touffe » de la vie dans toute son épaisseur, Gide est à la recherche d’un mode de composition romanesque qui réconcilie l’art et la vie. Dans Les FauxMonnayeurs, la description est absente, l’identité des personnages se dérobe, l’action se fragmente et se démultiplie... Le titre ne renvoie pas seulement au contenu de l’intrigue : la fausse monnaie, c’est aussi celle de l’illusion réaliste que Gide récuse, celle de la fiction selon laquelle les faits sont censés se dérouler d’eux-mêmes, sans l’intervention d’une conscience organisatrice. À « l’allure discursive » que Martin du Gard donne à ses récits, mettant les événements racontés en pleine lumière, Gide préfère une intrigue à fils multiples et entremêlés, qui respecte les ombres. À la représentation du réel, il préfère l’imagination du possible — reprenant à son compte la formule du critique Thibaudet : « Le génie du roman fait vivre le possible ; il ne fait pas vivre le réel. » Contre l’habitude réaliste de la narration omnisciente, il choisit la focalisation restreinte. La fiction romanesque est le laboratoire où s’expérimentent, à travers la liberté des personnages, les possibilités de la liberté humaine — d’où l’autonomie qui doit être laissée aux êtres inventés : « Le mauvais romancier construit ses personnages : il les dirige et les fait parler. Le vrai romancier les écoute et les regarde agir ; il les entend parler avant de les connaître […]. » Sans doute la situation n’est-elle pas confortable pour le lecteur d’un tel roman, mais l’effet est voulu : « Tant pis pour le lecteur paresseux : j’en veux d’autres. Inquiéter, tel est mon rôle3. » Il en résulte un roman sans doute plus intellectuel que sensible, comparé aux œuvres contemporaines. Mais la contribution de Gide à la refondation du genre est éclatante, au moment même où la critique surréaliste du roman
est la plus vive. Les Faux-Monnayeurs pose notamment, comme la Recherche et maints récits poétiques, la question de la représentation romanesque de l’intériorité. Cette question est au cœur des réflexions théoriques et techniques du temps, en particulier autour de la définition du « monologue intérieur ». Comment traduire par les mots, sans le trahir, le flux psychique des pensées et des sensations les plus secrètes ? Comment disposer selon l’ordre d’un discours le désordre du courant de conscience ? Malgré la tentative d’Édouard Dujardin dans Les lauriers sont coupés (1888), ces préoccupations intéressent des romanciers étrangers avant d’alimenter le débat en France. C’est Ulysse, de l’Irlandais James Joyce, publié à Paris en 1922 et traduit en 1929, qui est considéré à cet égard comme le roman fondateur. Joyce cherche à faire partager à son lecteur les pensées de certains personnages dans toute leur spontanéité, quitte à déconstruire la syntaxe pour mieux mimer le désordre des associations d’idées. Larbaud, qui a fait connaître Joyce en France, s’essaie lui-même au monologue intérieur dans Amants, heureux amants (1923), mais en conservant une écriture classique : si l’intrigue se dissout dans le flux des rêveries, la confusion des sentiments demeure maîtrisée. Le monologue intérieur, employé aussi par Pierre-Jean Jouve dans Paulina 1880 (1925), est un moyen d’explorer la conscience, mais sans se perdre dans ses profondeurs. Le roman français apprivoise ainsi le procédé pour des emplois qui restent partiels : ainsi mis en œuvre, le monologue intérieur est surtout un mode d’exposition qui souligne la relativité des points de vue.
Des « romans chrétiens » ? L’intérêt nouveau pour un accès à l’intériorité psychique qui se défasse des artifices du roman réaliste et du roman d’analyse se manifeste enfin, à la même époque, dans le renouveau du roman d’inspiration chrétienne, roman voué à l’exploration de l’âme humaine comme instance spirituelle, comme lieu d’angoisses et de combats dont l’enjeu est métaphysique bien plus que pauvrement psychologique. Grand lecteur de Dostoïevski, Gide déplore dans Les Faux-Monnayeurs, par la voix d’Édouard, l’absence de vrais « romans chrétiens » : il y a sans doute des romans édifiants, prétendument « catholiques », mais ils sont dépourvus du « tragique moral » que l’on est en droit d’attendre de disciples du Christ. Or plusieurs grands romanciers semblent peu après répondre à cette attente : Bernanos
dans Sous le soleil de Satan (1926), Jouve dans Le Monde désert (1927), Mauriac dans Thérèse Desqueyroux (1927)… Voilà le tragique moral, aux antipodes du didactisme à la manière de Bourget. Dans chacun de ces romans, l’exploration de l’intériorité recourt à des techniques romanesques novatrices : changements de point de vue, emplois du monologue intérieur, ellipses et ruptures de rythme. Au total, le roman français des années 1910-1930, à la suite de Proust et de Gide surtout, a su se transformer profondément et ouvrir de nouvelles perspectives — par ses recherches musicales et poétiques, par l’exploration de nouvelles techniques narratives, par une contestation féconde des dogmes de la fiction mimétique. C’est une première « ère du soupçon » dans l’histoire du roman, plusieurs décennies avant le Nouveau Roman. Non sans un double risque : d’abord, que la théorie et la pensée du roman ne l’emportent sur la pratique créatrice et l’imagination en acte ; ensuite, que l’attention privilégiée accordée à l’intimité de la conscience ne détourne le roman des enjeux sociaux et politiques du monde réel.
3. Vers une « rénovation dramatique » ? Dans le domaine du théâtre comme dans celui du roman, c’est autour de la NRF que les recherches pour une refondation littéraire du genre sont les plus fécondes avant et après la Grande Guerre. Pour Jacques Copeau, proche de Gide et de Rivière, codirecteur de la NRF quand il y publie en 1913 son « Essai de rénovation dramatique », il faut à la fois donner toute son importance au texte et repenser le jeu scénique. Mais cette période est pour le théâtre un temps de transition et de gestation, plus que de production marquante : certains des plus grands chefs-d’œuvre de Claudel, écrits entre 1900 et 1930, ne seront portés à la scène que plus tard. C’est par un regard rétrospectif que l’on peut voir en lui le plus grand dramaturge du début du siècle. Le rythme de l’histoire, pour le théâtre, est scandé par ce décalage entre le moment de la rédaction des pièces et celui de leur interprétation scénique. Les plus grandes œuvres n’ont pas toujours été reconnues par leurs contemporains, qui sont souvent plus sensibles à un théâtre écrit pour être vite joué et atteindre immédiatement un large public.
Au début du siècle, les pièces à succès sont les drames héroïques de Rostand, dernières lueurs du romantisme (après Cyrano de Bergerac en 1897, L’Aiglon en 1900), les vaudevilles de Georges Feydeau (Occupe-toi d’Amélie, 1908), qui poursuit avec brio la tradition de Labiche, ou les comédies légères de Flers et Caillavet (L’Habit vert, 1912). Le théâtre de boulevard renvoie au public bourgeois de la Belle Époque le miroir complaisant ou grinçant de ses mœurs, avec les productions abondantes d’Henry Bataille (La Vierge folle, 1910), Henri Lavedan (Le Duel, 1905) et Henry Bernstein (Le Secret, 1913). Dans les années vingt, la relève est assurée par Sacha Guitry (Le Comédien, 1920), Édouard Bourdet (Le Sexe faible, 1927) ou Marcel Achard (Jean de la Lune, 1929). Les spectateurs se pressent dans les salles parisiennes où ces auteurs sont joués. Le boulevard use de recettes et de ressorts qui ont fait leurs preuves, mais il est capable de briller dans l’exercice de la satire ou dans l’invention de personnages originaux. Il garantit à ses auteurs une position institutionnelle sûre et une renommée durable. Il faut toutefois chercher ailleurs le renouvellement du théâtre littéraire. Dans ce domaine, jouent un rôle capital non seulement les écrivains mais les hommes de théâtre, directeurs de salles ou metteurs en scène. Cette tendance était déjà apparue à la fin du XIXe siècle. Elle se confirme au début du XXe à travers le double héritage, encore bien vivant sur la scène, du naturalisme et du symbolisme.
Naturalistes et symbolistes au théâtre Les pièces d’Octave Mirbeau, d’un réalisme amer, illustrent encore l’objectif naturaliste d’une description critique de la société par leur dénonciation des effets corrupteurs de l’argent (Les affaires sont les affaires, 1903). Mais le principal représentant du courant naturaliste est le metteur en scène André Antoine. Il a travaillé avec Zola, dont il adapte La Terre en 1902. Fondateur du Théâtre-Libre (1887-1894) puis du ThéâtreAntoine (1897-1906), il a ensuite dirigé le Théâtre de l’Odéon (1906-1914). Il affirme l’importance du travail de mise en scène, qu’il considère comme un art (Causerie sur la mise en scène, 1903). Théoricien et praticien de l’illusion réaliste au théâtre, il est ouvert aux grands auteurs étrangers de l’époque, comme Ibsen et Strindberg, qu’il contribue à introduire en France, et joue aussi des auteurs de boulevard à succès, comme Georges Courteline
(La Paix chez soi, 1903). Mais le souci réaliste de la reconstitution historique dans le décor et les costumes, jusque dans ses mises en scène de Shakespeare, n’est pas sans lourdeur. Après 1914, Antoine se tourne vers le cinéma. L’esthétique symboliste, d’autre part, demeure représentée par LugnéPoe, metteur en scène qui promeut un théâtre poétique, loin de tout réalisme. Le refus de l’illusion peut aller jusqu’à la provocation bouffonne : c’est ainsi Lugné-Poe qui crée en 1896 au théâtre de l’Œuvre Ubu Roi d’Alfred Jarry, dont le « Merdre ! » retentissant fait scandale. Le théâtre symboliste bannit les costumes et les décors qui visent la vraisemblance. Faisant appel à l’imagination du spectateur, il cherche à suggérer plus qu’à montrer, donne à rêver plus qu’à comprendre. C’est dans cet esprit que Lugné-Poe a mis en scène les pièces de Gide (Le Roi Candaule, 1901), de Maurice Maeterlinck (L’Oiseau bleu, 1908), et surtout de Claudel (L’Annonce faite à Marie, 1912 ; L’Otage, 1914). Il monte encore, sans grand succès, la première pièce portée à la scène d’Armand Salacrou, alors jeune écrivain proche de l’avant-garde, Tour à terre (1925), avant de quitter le théâtre de l’Œuvre. De l’impertinence de Jarry au sens de l’absurde de Salacrou en passant par la profondeur spirituelle de Claudel, son travail de mise en scène aura accompagné et favorisé des recherches fort diverses, mais qui ont en commun de servir des formes neuves d’écriture dramatique, et de rompre résolument avec une illusion théâtrale pourtant bien ancrée dans la tradition française depuis des siècles.
Vers un théâtre « populaire » Que l’illusion dramatique soit recherchée ou contestée, l’exigence esthétique est donc au cœur des réflexions et des pratiques. Le théâtre littéraire des naturalistes et des symbolistes est conçu comme un art à part entière. Antoine et Lugné-Poe contribuent à défendre des principes qui étaient menacés par la commercialisation du genre. Mais ce théâtre reste réservé à un public intellectuel averti. Or les mouvements sociaux de la fin du XIXe siècle ont fait apparaître de nouveaux besoins et de nouvelles ambitions. Autour de 1900 apparaît ainsi un courant « populiste », qui entend donner au théâtre un rôle social et politique : la scène doit contribuer à la formation et à l’émancipation des couches populaires. Issu des milieux
socialistes et des Universités populaires, ce courant entraîne la création de salles de théâtre ouvertes à de nouveaux publics. Romain Rolland, auteur de plusieurs pièces sur la Révolution française, théorise ce projet à la fois politique et littéraire, en 1903, dans Le Théâtre du Peuple, essai d’esthétique d’un théâtre nouveau. Mais ses réflexions en vue d’une réforme dramaturgique qui réponde à ces nouveaux enjeux sociopolitiques n’entraînent pas vraiment, avant 1914, la révolution de la pratique scénique qu’il appelait de ses vœux. Les changements sont plus sensibles dans les modalités de diffusion des pièces. En 1911, l’acteur Firmin Gémier, qui avait travaillé avec Antoine et joué dans Ubu Roi, crée un théâtre populaire qui se déplace sur les routes et joue sous chapiteau pour mettre les pièces à la portée de tous, le Théâtre national ambulant. Il obtiendra en 1920 la création du Théâtre national populaire, le futur TNP, soutenu financièrement par l’État. C’est reconnaître officiellement la nécessité du théâtre dans la vie sociale.
Jacques Copeau et le « Cartel » La rénovation la plus profonde du travail théâtral, durant cette période, vient de Jacques Copeau, qui tire le meilleur parti des enseignements d’Antoine et de Lugné-Poe sur les rapports entre texte et représentation tout en cherchant comme Romain Rolland à toucher le public populaire. Il va former une nouvelle génération de metteurs en scène très actifs dans l’entredeux-guerres. En 1913, il fonde le Théâtre du Vieux-Colombier, avec l’appui de la NRF. Attaché à la qualité des textes, il met au répertoire les grands auteurs de la revue, Gide, Claudel, Martin du Gard. Son manifeste pour une « rénovation dramatique » a pour objectif de « réagir contre les lâchetés du théâtre mercantile » en définissant les conditions, à la fois esthétiques et éthiques, d’une refondation de l’art dramatique : formation exigeante de l’acteur, mise en scène au service du texte, dépouillement du plateau et refus du spectaculaire. Copeau veut une scène « aussi nue que possible », pour laisser la priorité au jeu des acteurs et au déroulement de l’action. Le projet vise donc une réforme totale, mais Copeau ne l’aura luimême que partiellement mise en œuvre. Il transmet ses valeurs et son expérience à de plus jeunes metteurs en scène, ceux qui forment en 1927 le « Cartel des Quatre » : Gaston Baty, Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff. Tous les quatre dirigent des
théâtres ou des compagnies. Ils se groupent en association pour se soutenir mutuellement, contre la logique de concurrence du théâtre commercial, et pour défendre un projet artistique commun, celui d’un théâtre littéraire servi par des comédiens responsables. Le répertoire du Cartel mêle les textes français et le théâtre étranger, les auteurs classiques et les contemporains. Pitoëff crée l’Orphée de Cocteau en 1926. Jouvet, qui avait connu le triomphe en jouant Jules Romains (Knock ou le triomphe de la médecine, 1923), fait applaudir Giraudoux qui vient au théâtre avec Siegfried (1928), la pièce tirée de son roman. Le Cartel ne marque donc pas seulement l’histoire de la mise en scène : il fait connaître de vraies œuvres et influe sur la production littéraire.
Les avant-gardes : Antonin Artaud et le Théâtre AlfredJarry Les innovations sont plus radicales mais touchent un public plus restreint du côté des avant-gardes, où se trouvent les vrais héritiers de Jarry. En 1917, alors que le surréalisme n’existe pas encore, Apollinaire qualifie de « surréaliste » le ballet Parade, interprété par les Ballets russes de Diaghilev — surprenant spectacle dont Cocteau a produit le livret, Erik Satie la musique et Picasso les costumes et décors —, avant d’appliquer le mot à son propre « drame surréaliste » Les Mamelles de Tirésias, pièce bouffonne qui fait scandale. Le théâtre ne reste donc pas à l’écart du mouvement de fantaisie et de révolte, libéré de tous les codes esthétiques établis, qui conduit de la « modernité » des années 1910 au surréalisme des années 1920. L’esprit dadaïste inspire L’Empereur de Chine de Georges Ribemont-Dessaignes, représenté dans une soirée Dada au théâtre de l’Œuvre en 1920, ou Le Bondieu de Pierre Albert-Birot, joué sur la scène du Grenier jaune en 1923. L’esprit surréaliste peut être illustré par les pièces de Cocteau et de Salacrou, jouées par les metteurs en scène du Cartel. Plus important : en 1926, Roger Vitrac et Antonin Artaud, issus du groupe surréaliste, fondent le Théâtre Alfred-Jarry. Ils y prônent un « spectacle intégral » qui soit capable de libérer les pulsions et les sensations, quitte à faire violence au spectateur. Le spectateur qui vient chez nous saura qu’il vient s’offrir à une opération véritable où, non seulement son esprit, mais ses sens et sa chair sont en jeu. Si nous n’étions pas persuadés de l’atteindre le plus gravement possible, nous estimerions être inférieurs à
notre tâche la plus absolue. Il doit être bien persuadé que nous sommes capables de le faire crier. LE THÉÂTRE ALFRED-JARRY, 19264.
Comme acteur, Artaud a travaillé avec Dullin et Pitoëff. La Comédie des Champs-Élysées, dirigée par Jouvet, accueille des productions du Théâtre Alfred-Jarry. Artaud et Vitrac ont donc des liens avec le Cartel. Mais ils s’en distinguent par leur volonté de ne pas limiter le théâtre à la mise en valeur d’un texte écrit. Pour eux, le théâtre est un art total, qui doit atteindre tous les sens du spectateur. Dans le théâtre d’inspiration surréaliste, il est une pièce qui fait date : c’est Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, mis en scène par Artaud en 1928. On y voit un garçon de neuf ans, joué par un adulte, semer le désordre et la destruction dans une famille bourgeoise qui finit tragiquement. Artaud approfondira plus tard sa réflexion théorique, qui influencera profondément le théâtre de la seconde moitié du siècle.
Le théâtre selon Paul Claudel Pour les surréalistes et leurs proches, Claudel est l’ennemi. Si le Théâtre Alfred-Jarry a mis en scène l’acte III de Partage de midi en 1928, c’est par provocation et contre sa volonté. Pourtant, son imagination baroque, son esthétique antiréaliste, son sens de la poésie et son intérêt pour le langage total du théâtre auraient pu le situer, d’un point de vue formel, à l’avantgarde. Claudel s’est fait connaître au théâtre dès la fin du XIXe siècle, avec Tête d’or (1890) et L’Échange (1893) notamment. À la veille de la guerre, en 1914, ses pièces sont mises en scène par Copeau et Lugné-Poe. Il est alors reconnu comme un grand dramaturge, qui allie l’esthétique symboliste à l’expression de sa foi. La scansion du vers libre, qui prend chez lui l’ampleur du verset, confère aux dialogues une respiration singulière. La langue prêtée aux personnages, riche en images, poétise l’action et élargit l’espace scénique. Les drames mettent en tension le désir et l’interdit, la chair et l’esprit. Ces axes du théâtre claudélien prennent une dimension nouvelle dans ses deux œuvres principales, qui figurent parmi les plus grandes pièces du XXe siècle mais qui ne seront pas rendues publiques sur la scène avant les années quarante : Partage de midi et Le Soulier de satin. Dans Partage de midi, écrit en 1905, il transpose l’histoire d’une passion ardente et douloureuse qu’il vient de vivre. Ysé, mariée à de Ciz, rencontre
Mesa sur un paquebot en route vers l’Asie. Ils s’éprennent l’un de l’autre, mais leur amour se heurte à leur conscience morale. Elle le trahit pour un autre amant, perd ensuite l’enfant qu’elle a eu de lui, mais ils se rejoignent au seuil de la mort pour consacrer leur union dans le sacrifice : c’est la « transfiguration de Midi ». Claudel a longtemps différé la représentation de la pièce, connue seulement d’un petit nombre : elle n’aura lieu qu’en 1948 avec son accord, dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault. LeSoulier de satin, composé de 1919 à 1924, est publié en 1929. Il sera représenté pour la première fois en 1943, par le même Barrault, à la Comédie-Française, dans une version abrégée. C’est un immense drame baroque dont « la scène est le monde » et dont l’action, située vers 1600, est foisonnante. Composée de quatre « journées », la pièce a pour fil conducteur l’amour impossible de Don Rodrigue et de Doña Prouhèze, mariée à Don Pélage. Mais ce drame personnel s’articule sur un drame historique et métaphysique, puisque le sort des personnages dépend du destin politique d’une Espagne qui règne sur le monde, et que les séparations et sacrifices de la vie terrestre trouvent leur résolution dans la vie éternelle. Œuvre totale, qui mêle tous les tons, Le Soulier de satin mobilise tous les moyens du théâtre. Dans ses indications scéniques, l’auteur invite à ne pas dissimuler les procédés de la représentation, au contraire : « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! » Nul effort pour entretenir l’illusion dramatique, donc. Nulle vraisemblance historique non plus. À l’ouverture du drame, un « Annoncier » s’adresse au public — ce qui peut le déconcerter, mais aussi éveiller son attention, ouvrir son cœur et son esprit sur la nouveauté du spectacle qui commence. Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle. Paul CLAUDEL, Le Soulier de satin, I, 1, 1929.
On n’est pas très loin des procédés utilisés par Gide pour bousculer la conscience du lecteur de roman. On n’est pas loin non plus de certaines théories du théâtre qui, au XXe siècle, s’interrogent sur l’émotion produite chez le spectateur, pour contester la tradition aristotélicienne. En outre, la forme du verset, comme dans Partage de midi, crée la distance d’une
langue poétique singulière. Mais sur cette question de la prosodie, le point de vue du poète peut éclairer celui du dramaturge.
4. Les rythmes nouveaux de la poésie Au-delà des écoles et des théories — naturiste, néoclassique, fantaisiste… — qui animent les débats sur la poésie dans les années 1900, la vraie révolution poétique du début du siècle s’accomplit dans deux directions. La première est celle des avant-gardes, qui mène d’Apollinaire au surréalisme ; elle ne concerne pas seulement le genre poétique : aussi y reviendrons-nous plus loin. La seconde correspond à des œuvres de grande ampleur qui, hors de toute école, sans former un ensemble homogène, renouvellent la langue poétique en profondeur par l’importance qu’elles accordent au rythme dans leur recherche de nouveaux accords entre la forme et le sens. Chez Claudel, chez Péguy, chez Valéry, les choix prosodiques — que ce soit dans le refus ou dans le respect du vers régulier — ne répondent pas à une exigence technique mais à une nécessité vitale. L’essence du discours poétique est affaire de scansion, de pulsation. Et le lyrisme se déploie chez ces poètes avec une puissance d’expansion et un sens de l’universel qui les distinguent de nombre de leurs contemporains chez qui la poésie se limite à l’expression des sensations. C’est à cette question du rythme poétique qu’il convient donc de s’intéresser ici, et surtout à travers ces trois grands poètes qui s’y sont confrontés le plus résolument pour tenter de redéfinir, chacun à sa façon, les frontières du genre.
Du vers libre au verset : Paul Claudel, Charles Péguy Le vers libre au sens moderne, c’est-à-dire libéré des contraintes de la métrique classique, a été largement utilisé par les symbolistes à la fin du e XIX siècle. Gustave Kahn l’a théorisé en 1887. Ce n’est pas une invention du XXe siècle — pas plus que le poème en prose, entré dans les mœurs à l’époque où les poètes de la modernité (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé) rompaient définitivement avec la conception classique de la poésie. Au
tournant du siècle, le vers libre séduit par la souplesse avec laquelle il s’adapte à l’expression d’un monde en transformation, par exemple chez Émile Verhaeren (Les Villes tentaculaires, 1895), et bientôt chez Larbaud, Cendrars, Apollinaire. Critiqué par le mouvement de la renaissance classique qui défend la tradition nationale du vers régulier, il témoigne à l’inverse d’une ouverture sur l’altérité, par-delà les frontières géographiques. On comprend que les règles de métrique n’aient plus cours quand la poésie de langue française cherche à capter la magie d’autres cultures et d’autres climats. Victor Segalen, dans Stèles (1912), invente ainsi une forme graphique qui mime, dans sa verticalité minérale, la rigueur architecturale des stèles chinoises. Le langage poétique se libère des contraintes métriques pour célébrer de nouveaux espaces, élargissant ainsi le lyrisme personnel à un lyrisme cosmique. Chez Claudel, qui a lui aussi connu l’Extrême-Orient, ce sont les poèmes en prose de Connaissance de l’Est (1900-1907). Chez Jules Supervielle, qui voyage entre l’Europe et l’Amérique du Sud, ce sont les vers libres de Débarcadères (1922) et de Gravitations (1925). Claudel va plus loin avec l’emploi du verset. Tel est le nom que prend le vers libre quand sa forme extensible traduit un souffle spirituel, rappelant le verset biblique. En réalité, le verset claudélien, que l’on rencontre dans le recueil des Cinq Grandes Odes (1910) et dans les pièces de théâtre, n’a qu’un lointain rapport avec le verset de la Bible. Le premier est conçu comme une unité de respiration, qui ne coïncide pas a priori avec l’unité syntaxique, phrase ou proposition. Le verset biblique, en revanche, est généralement un ensemble syntaxique complet, et n’a pas de valeur prosodique à proprement parler. Mais le rappel de la Bible indique l’horizon dans lequel s’inscrit l’ambition de Claudel. Converti à la foi catholique en 1886, il conçoit la poésie comme l’œuvre inspirée de la parole humaine sous l’action de l’Esprit de Dieu. Originellement, « poésie » veut dire « création ». Pour Claudel, la création poétique collabore à l’œuvre du Créateur. La « Muse » du poète n’est autre que la « Grâce » qui vient de Dieu. L’inspiration est à entendre au sens physique autant que spirituel : une respiration qui obéit au souffle de l’Esprit (« Pneuma » en grec). L’unité du verset correspond au rythme vivant de cette respiration : on peut le dire d’une traite avant de reprendre son souffle. La poésie ainsi inspirée est entreprise de connaissance (ou « co-naissance ») du monde, autrement dit « naissance avec », communion avec la Création. Pour Claudel, « la poésie
rejoint la prière » : le poète a un rôle spirituel. La forme du verset est ainsi religieuse au sens étymologique : elle relie le charnel au spirituel, l’homme à la Création, l’être à son Créateur. Elle permet tout à la fois de traduire l’unité profonde de la nature et d’ouvrir à travers elle l’accès au surnaturel. Claudel justifie ce choix du vers libre dans ses essais, L’Art poétique (1907), « Réflexions et propositions sur le vers français » (1925 ; texte inséré dans le premier volume de Positions et propositions, 1928). Il raille l’« abominable métronome » de l’alexandrin classique, fondé sur l’illusion d’une équivalence entre les syllabes. La musique du verset doit faire vivre pleinement, au contraire, le rythme naturellement « ïambique » de la phrase française, qui repose sur l’alternance de syllabes courtes et de longues, avec appui sur la dernière syllabe d’un mot ou groupe de mots. La poésie n’est pas un langage artificiel, hermétique, coupé de la langue commune et réservé à une élite : elle puise ses ressources dans les mots de tous les jours, renoue avec la dynamique de la parole vivante. Par là, Claudel est à la fois un classique et un moderne. Héritier d’une tradition qui remonte à l’Antiquité gréco-latine, aux Écritures saintes et au Moyen Âge chrétien, il a aussi retenu la leçon de Mallarmé et surtout de Rimbaud, pour qui l’alchimie du langage poétique transforme la vie. Inventeur de formes sans être étroitement formaliste, il parle à ses contemporains tout en s’élevant au-dessus de débats de son temps. C’est cette position très singulière qui le fait reconnaître comme un grand poète dès avant 1914. On parle aussi parfois de versets pour la poésie de Saint-John Perse, alors à ses débuts. Alexis Saint-Léger Léger publie en 1911 aux Éditions de la NRF le recueil Éloges, évocation aux couleurs mythiques de l’enfance antillaise du poète. Il adopte le pseudonyme de Saint-John Perse quand il publie Anabase en 1924. Diplomate de carrière comme Claudel, qu’il a rencontré dès 1905, il écrira l’essentiel de son œuvre et se fera pleinement reconnaître à partir des années quarante. Lui aussi emploie le vers libre, dans une poésie qui élève l’expression personnelle au niveau d’une célébration cosmique. Si ce vers peut s’appeler verset en raison de son ampleur, il se distingue du verset claudélien par son absence de signification religieuse, et parce qu’il préserve des rythmes pairs et des cadences régulières, avec des groupes de mots de six, huit, dix, douze syllabes à l’intérieur du vers, contrairement à la pratique claudélienne, beaucoup plus imprévisible.
Péguy, en revanche, donne comme Claudel à sa poésie une portée spirituelle d’inspiration chrétienne. Mais il explore tout aussi bien les possibilités d’un vers libre rappelant le verset biblique que celles du vers binaire le plus traditionnel. Lui aussi est revenu à la foi après une période où il s’en était détaché. Lui aussi recherche l’authenticité, à l’écart des débats à la mode. Dans Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910), long poème en vers libres et en prose composé sous la forme d’un dialogue, il chante à travers le drame de Jeanne d’Arc la foi et l’espérance, l’alliance du « temporel » et du « spirituel », la beauté et l’unité de la Création. La lente progression, la coulée continue d’un poème qui se développe dans la durée, la logique prédominante de la répétition et de l’amplification, c’est aussi ce qui caractérise l’emploi des alexandrins dans Ève (1912) et dans les Tapisseries (1912-1913). Dans La Tapisserie de Notre Dame, la métaphore de la tapisserie s’applique à l’œuvre poétique, brodée vers après vers, tissée d’images puisées dans le passé de la France chrétienne. Le poète s’inspire de son expérience de pèlerin sur la route de Chartres, en hommage à la Vierge Marie : la répétition lancinante d’une même cadence mime la marche patiente du pèlerin qui chemine pas à pas ; elle rappelle aussi la forme litanique d’une prière qui doit toujours être reprise pour transformer l’état intérieur et la relation à Dieu. Là encore, le rythme fait sens.
Poétique de Paul Valéry Valéry pour sa part fait le choix de la rigueur formelle : il se soumet le plus souvent aux règles métriques. Claudel cultivait le désordre, en digne successeur de Rimbaud. Valéry au contraire cisèle le vers avec ordre et méthode, en bon disciple de Mallarmé. Il a fallu toutefois qu’il prenne le temps de s’éloigner du « maître » avant de trouver sa propre voix. C’est après vingt ans de silence poétique qu’il se remet aux vers à partir de 1912, à la demande de Gide et de Gallimard qui souhaitaient publier ses poèmes de jeunesse écrits vers 1890. Il compose alors le long poème de La Jeune Parque (1917), publie en 1920 l’Album de vers anciens, et en 1922 l’important recueil intitulé Charmes. Cette production poétique s’accompagne dès les années vingt de nombreuses publications critiques et théoriques : Valéry n’est pas seulement poète, mais poéticien. En étudiant la littérature comme « une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du Langage », il cherche à cerner l’essence de la poésie. La
« poésie pure », pour lui, se repère à des critères formels et intellectuels. Il s’oppose en ce sens à l’abbé Bremond, qui prête à cette même notion de « poésie pure », en 1925, un sens mystique et irrationnel — approuvé par Claudel mais dénoncé par les surréalistes. Pour Valéry, la forme du vers n’est pas un simple moyen d’expression, qui viendrait après coup traduire des pensées préexistantes. Le poème est indissociablement forme et sens : il ne peut jamais se réduire à une traduction qui n’en conserverait que le sens. C’est ce qui distingue la poésie de la prose : cette dernière, comme la marche, vise à atteindre un but au profit duquel elle s’efface, et n’a pas de valeur en elle-même ; la poésie au contraire, comme la danse, « ne va nulle part », est belle par elle-même et n’a pas d’autre fin qu’elle-même (« Propos sur la poésie », conférence de 1927). La poésie serait donc « autotélique » (« qui trouve sa fin en ellemême ») : la critique formaliste et la théorie littéraire à venir érigeront cette formule en dogme. Du moins la poésie est-elle un discours « chargé de plus de sens » et « mêlé de plus de musique » que le langage ordinaire : elle se distingue par son intensité, sa densité. C’est dire que la poésie est pour Valéry un travail et un accomplissement de l’esprit. Mais cet esprit, manifestation de la conscience humaine, n’est ni l’Esprit divin qui inspire Claudel, ni le flux libre et inconscient de la « pensée » cher aux poètes surréalistes contemporains. Quand Valéry parlait de « la crise de l’esprit » au lendemain de la guerre, dans des textes fameux, faisant le constat que « [n]ous autres, civilisations, […] sommes mortelles5 », il s’agissait bien de l’esprit de la culture et de la civilisation. Parce que la poésie est pour lui œuvre de l’esprit, fruit d’un travail concerté, et parce qu’elle prend souvent pour objet, par une démarche réflexive, les aventures de la conscience, on lui a parfois reproché de prôner une conception intellectualiste de la création littéraire. En réalité, Valéry ne bannit pas l’émotion poétique, mais la déplace du côté du lecteur. Peu importe qu’un poème exprime ou non l’émotion du poète ; l’important est qu’il suscite l’émotion du lecteur, ainsi associé à la création poétique. Or, pour produire cet effet, le rythme est essentiel. « Le Cimetière marin », célèbre poème de Charmes, ample méditation sur le temps et la mort, c’est d’abord une cadence, celle du décasyllabe. Cette « figure rythmique » obsédante, d’abord vide, a fait naître l’idée d’un monologue du « moi » réfléchissant à sa vie affective et intellectuelle devant la Méditerranée.
Ce toit tranquille, où marchent des colombes, Entre les pins palpite, entre les tombes ; Midi le juste y compose de feux La mer, la mer, toujours recommencée ! Ô récompense après une pensée Qu’un long regard sur le calme des dieux ! Paul VALÉRY, « Le Cimetière marin » (premier sizain), Charmes (1922).
Il n’y a pas d’abord l’intention d’un sens, puis le choix d’une forme — au contraire. Et cette importance du rythme explique que l’interprétation du poème ne puisse jamais se réduire à l’explication d’un sens qui correspondrait à l’intention de l’auteur. Il ne faut pas chercher ce que l’auteur « veut dire » : le poème ne veut rien dire d’autre que ce qu’il dit. En d’autres termes : « […] il n’y a pas de vrai sens d’un texte. Pas d’autorité de l’auteur » (« Au sujet du Cimetière marin », 1933). Une telle conception de la poésie rompt non seulement avec la tradition romantique de la poésie-expression, mais avec la critique philologique de l’université, qui explique l’œuvre par l’intention de l’auteur. La poétique de Valéry, par sa modernité, annonce la Nouvelle Critique des années soixante et le discours structuraliste sur la « mort de l’auteur ». Comme Claudel mais pour des raisons différentes, Valéry est donc à la fois un classique et un moderne : ses recherches fondent une nouvelle approche de la poésie, alors même qu’il porte à la perfection le mètre traditionnel. À une époque où le genre romanesque, conquérant, tend à prendre la place de genre éminent naguère occupée par la poésie, Valéry cherche à distinguer la spécificité du genre poétique pour mieux garantir son absolue supériorité.
Notes 1. Michel Raimond, Le Roman depuis la Révolution, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1981, p. 133-134. Sur cette période, voir aussi M. Raimond, La Crise du roman. Des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, José Corti, 1966. 2. Voir Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1978. 3. André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, p. 29, 76, 85 et 87. 4. Antonin Artaud, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2004, p. 229. 5. Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Première lettre (1919), Variété I, Paris, Gallimard, 1924, p. 11.
Chapitre 3 Les avant-gardes et le surréalisme 1. « Esprit nouveau » et modernité Le mouvement le plus novateur et le plus marquant de la première moitié du XXe siècle, le surréalisme, trouve ses racines dans les avant-gardes antérieures à 1914, dont Apollinaire fut le principal acteur. Mort prématurément en 1918, quelques années avant la naissance du surréalisme, l’auteur d’Alcools fait ainsi le lien entre les recherches modernistes d’avantguerre et la révolution artistique d’après-guerre. Son apport, qui est considérable, dépasse le champ du seul genre poétique.
Apollinaire et « l’esprit nouveau » « L’esprit nouveau et les poètes » : tel est le titre d’une conférence par laquelle Apollinaire, en 1917, fait connaître le courant d’avant-garde auquel il a pris part activement dès les premières années du siècle, et qui contribue à modifier en profondeur la pratique et la pensée de la littérature. L’« esprit nouveau » en poésie, c’est le refus de la logique rationnelle, l’esthétique de la surprise, le sens du merveilleux, le choix de la liberté formelle, l’aptitude à saisir par les mots les désordres de la vie psychique. Apollinaire a commencé par écrire des reportages, des chroniques et des nouvelles. L’Enchanteur pourrissant, publié en revue en 1904, puis en volume en 1909, réécrit la légende de Merlin pour célébrer les pouvoirs de la poésie. L’Hérésiarque et Cie (1910), qui rassemble des contes pittoresques et fantastiques, fait connaître l’auteur au grand public. Apollinaire a rencontré Jarry, dont il a retenu les leçons d’humour et de liberté. Avec André Salmon et Max Jacob, il fréquente les peintres cubistes, admire tout particulièrement Picasso, anime le milieu de la bohème artistique dans le Paris cosmopolite des années 1900. À l’image des cubistes en peinture, il
aspire à libérer le langage poétique d’une fonction pauvrement expressive ou représentative, à changer de regard sur les choses et à inventer de nouvelles formes. La poésie doit être création et non imitation : elle est un acte qui engage la personne de l’artiste dans sa vie. Alors que Verlaine voulait « de la musique avant toute chose » et que Claudel et Valéry travaillent le rythme de leurs poèmes en musiciens du verbe, Apollinaire prend modèle sur les peintres. On le voit dans le volume qui expose ses réflexions sur la peinture, Les Peintres cubistes, Méditations esthétiques, publié en 1913. Par son goût de la rupture, l’avant-garde poétique prend le relais des poètes fantaisistes, dont la légèreté de ton, le goût de la féerie et le sens du burlesque tranchaient déjà sur l’esprit de sérieux romantique ou symboliste. André Salmon (Le Calumet, 1910), Jean Cocteau (Le Potomak, 1916) ou Max Jacob (Le Cornet à dés, 1917) prolongent cet esprit fantaisiste. Les poètes « modernes », appelés parfois « cubistes », se sont formés par ailleurs à la revue Vers et prose, creuset d’expériences et lieu de rencontres de 1905 à 1914. Apollinaire et Picasso ont connu et fréquenté son fondateur, Paul Fort, dans le Montmartre d’avant la guerre. L’« esprit nouveau » des années 1910-1914 est la synthèse de ces recherches collectives. En 1912-1913, Apollinaire suit avec intérêt le discours futuriste de Marinetti, qui exalte la vitesse et la violence. Sans adhérer à toutes ses provocations, il n’est pas insensible à son exaltation du monde moderne, ainsi qu’à son ambition de mettre « les mots en liberté » en bousculant les contraintes de la syntaxe et de la ponctuation. En 1913, Apollinaire publie à son tour un manifeste, L’Antitradition futuriste, mais c’est pour prendre ses distances avec le futurisme, tout en indiquant quelles sont à ses yeux les voies de la poésie future. S’il multiplie les recherches et innove en maints domaines, il conserve une position centrale en tempérant son nonconformisme par son attachement à la tradition lyrique.
Modernité d’Alcools Alcools, qui rassemble des poèmes écrits de 1898 à 1912, reçoit un accueil mitigé et ne touche qu’un public restreint à sa parution en 1913. Ce premier grand recueil poétique d’Apollinaire est pourtant reconnu aujourd’hui comme une œuvre majeure. Les poèmes les plus anciens du recueil, d’inspiration symboliste, respectent des formes traditionnelles, alors
que le vers libre est éclatant dans « Zone », long poème de l’errance et de la ville. Ce texte est le dernier dans l’ordre de la rédaction, mais le premier dans l’ordre du recueil, qui ne suit pas l’ordre chronologique. L’ensemble du recueil apparaît ainsi comme un manifeste moderniste, faisant passer au second plan les nombreux autres poèmes dont la sensibilité lyrique s’exprime sous une forme moins révolutionnaire. Mais l’unité de ton transcende les différences formelles, car les innovations, loin de saper le lyrisme personnel, le rendent plus intense. À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Guillaume APOLLINAIRE, « Zone » (premiers vers), Alcools (1913).
Le geste poétique le plus neuf, et le plus célèbre, a consisté à supprimer toute ponctuation sur les dernières épreuves, fin 1912, juste avant l’impression du livre destiné à la publication. Le langage poétique affiche ainsi ce qui le sépare des normes de la prose. Il en résulte des effets de brouillage syntaxique, par exemple dans « Le Pont Mirabeau », qui profitent au jeu des images et à l’ouverture du sens. La logique visuelle du vers, délimité par le blanc typographique, se substitue à la logique sémantique de la phrase. Et Apollinaire pousse ses recherches esthétiques encore plus loin dans Calligrammes (1918), recueil qui témoigne de son expérience de la guerre dont il est revenu blessé en 1916. L’association des images y est encore plus libre (« Les fenêtres »), le langage poétique plus déconstruit, plus proche des propos discontinus du quotidien (« Lundi rue Christine ») ; et les calligrammes proprement dits, ces poèmes visuels dont les mots forment par leur disposition l’image des objets dont ils parlent (« La cravate et la montre », « Cœur couronne et miroir »…), bouleversent l’ordre même de la lecture. Ces innovations expliquent qu’Apollinaire soit devenu, en ces années 1916-1918, le maître de la jeune génération. Il regroupe autour de lui, au café de Flore, Jean Cocteau, Blaise Cendrars et Pierre Reverdy, ainsi que de futurs surréalistes comme Breton et Aragon. Cendrars et Reverdy rejoignent Apollinaire par leur recherche d’une poésie visuelle et leur travail sur la mise en page. Mais chacun apporte sa propre contribution aux inventions formelles de l’avant-garde.
Nouvelles voix poétiques : Cendrars, Reverdy Cendrars a déjà beaucoup voyagé, d’Asie en Amérique, quand il publie à vingt-cinq ans, en 1912, Les Pâques à New York, grand poème en vers libres. La forme s’apparente à celle d’une prière : le poète, perdu une nuit d’avril dans la grande métropole moderne où il côtoie la misère et le désespoir, redécouvre la Passion du Christ au contact des souffrances humaines. L’errance, la ville, la modernité, et jusqu’à l’appropriation personnelle d’une thématique chrétienne, le tout en vers libres : ce sont des traits que ce poème de Cendrars partage avec « Zone », écrit par Apollinaire peu après. Les deux poètes ont fait connaissance lorsque Cendrars est rentré à Paris. Comme Apollinaire, Cendrars rencontre de nombreux peintres modernes. Parmi eux, Sonia Delaunay, avec qui il réalise en 1913 une œuvre qui associe le texte et l’image : c’est La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Le « livre » ainsi conçu ressemble à une affiche de deux mètres de haut pliée en accordéon. Il est révolutionnaire par sa présentation graphique, son esthétique simultanéiste, le rythme éclaté des vers libres qui miment les « rythmes du train » et l’impatience de la vie moderne. Cendrars est aussi l’auteur de Poèmes élastiques, publiés en 1919 mais écrits pour l’essentiel avant la guerre. Élastique en effet, le vers peut se dilater mais aussi se contracter, au point de réduire parfois le poème à une suite verticale de mots isolés. Le poète travaille ainsi le langage comme un objet, comme un matériau plastique, d’où émergent des formes inédites et insolites. Reverdy a fréquenté le Bateau-Lavoir, et rencontré lui aussi les peintres cubistes et leurs amis poètes. Son premier recueil de Poèmes en prose, en 1915, écrit sous l’influence de Max Jacob, se signale déjà par un dépouillement et une concision caractéristiques. Par la suite, de La Lucarne ovale (1916) aux Ardoises du toit (1918), il s’intéresse tout particulièrement à l’aspect graphique des poèmes et à la disposition visuelle des vers sur la page. Rien de gratuit dans ces expérimentations : il s’agit bien de trouver le langage le plus approprié à « la pulsion de sa vie intérieure », mais sans le moindre épanchement personnel. Reverdy, qui récuse l’appellation de « poète cubiste », réfléchit sur son art en même temps qu’il le pratique. Il crée en 1917 la revue Nord-Sud, qui s’affirme comme l’organe d’« une esthétique vraiment nouvelle ». Seize numéros seront publiés jusqu’en octobre 1918. Nord-Sud accueille des textes d’Apollinaire et de Max Jacob,
de Tzara et d’Aragon, de Soupault et de Breton… C’est une passerelle entre l’« esprit nouveau » d’Apollinaire et l’avant-garde dadaïste. Les surréalistes sauront rendre hommage au rôle de précurseur joué par Reverdyà travers cette revue. La définition qu’il donne dans ces pages de l’image poétique, « une création pure de l’esprit » née du « rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées », sera citée et discutée par Breton dans le premier Manifeste du surréalisme. Dada et le surréalisme s’inscrivent dans la lignée de ces avant-gardes qui, entre 1910 et 1918, ont considérablement élargi le territoire du langage poétique.
2. La révolte Dada Le mouvement Dada est fondé à Zurich, en février 1916, par un groupe d’artistes de diverses nationalités : Hugo Ball, Tristan Tzara, Hans Arp, Richard Huelsenbeck… Le mot « Dada », choisi au hasard dans le dictionnaire, a un aspect puéril et dérisoire qui convient à l’intention affichée : rejeter les conventions de l’art et de la littérature au profit de l’acte de révolte, du geste destructeur, du renversement des valeurs.
L’esprit dadaïste : négation et subversion Tzara, auteur du « Manifeste Dada » qui proclame le « Dégoût dadaïste » (1918), fédère un courant critique et nihiliste qui a d’emblée une dimension internationale : c’est le même esprit qui anime à New York Marcel Duchamp, l’inventeur des « ready-made », à New York aussi puis à Paris Francis Picabia et sa revue 391, à Cologne le peintre Max Ernst… À Zurich, le groupe suscite des manifestations qui font scandale. Tout est fait pour exaspérer et indigner le spectateur : les animateurs hurlent des « poèmes » insaisissables, frappent sur une grosse caisse, poussent des cris d’animaux… La méthode est importée à Paris en 1920 : l’esprit Dada, relayé par quelques revues, se répand à l’occasion d’événements bruyants et de réunions agitées. Les manifestations du printemps 1920 déclenchent des bagarres. La revue Littérature, créée en mars 1919 par Aragon, Breton et Soupault, et qui accueillait Gide et Valéry dans son premier numéro, se rallie à Tzara et à Dada. Le titre de la revue avait été choisi « par antiphrase, et dans un esprit de dérision » (Breton). Ce programme est plus que jamais
vérifié dans sa version dadaïste : le monde littéraire est la première cible de provocations qui ne s’accompagnent d’aucun projet créateur. « Plus de peintres, plus de littérateurs, plus de musiciens, plus de sculpteurs, plus de religions, plus de républicains, plus de royalistes […], plus rien, rien, RIEN, RIEN, RIEN », proclame Picabia dans Littérature. L’action dadaïste est par nature subversive : « Il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir », écrit Tzara. La naissance et le succès de Dada correspondent à un moment historique bien précis. Les ruines de la Grande Guerre signent la faillite de la raison occidentale et de l’art humaniste. Les littératures nationales n’ont nullement fait obstacle au choc sanglant des nationalismes européens. Au contraire : elles l’ont parfois favorisé. Le « dégoût » dadaïste se comprend comme une réaction à ce désastre : le recours à la dérision et à la provocation ne fait que renvoyer la civilisation bourgeoise, sûre de ses savoirs et de ses valeurs, à ses propres inconséquences. À la même époque, les écrivains conservateurs font exactement l’inverse quand ils prennent parti pour un redressement national en disculpant la civilisation occidentale de toute responsabilité, tel Massis qui publie en 1919 dans Le Figaro le « Manifeste du parti de l’intelligence ». L’idée de littérature est donc pour le mouvement Dada l’objet d’une remise en question radicale, qui dépasse la sphère esthétique pour prendre un sens moral et politique. Les écrits dadaïstes réalisent cet objectif en prenant la forme d’anti-manifestes, de « poèmes » hétéroclites, de pamphlets injurieux — au mépris de tout art littéraire. Il s’agit de nier toute possibilité de talent individuel et d’œuvre durable.
Breton contre Tzara : de Dada au surréalisme Le groupe est toutefois bien vite traversé de tensions. Si Tzara et Ribemont-Dessaignes ne se lassent pas de choquer pour choquer, quitte à dresser contre eux tous les milieux artistiques et intellectuels, Breton et ses amis de Littérature (Eluard, Aragon, Desnos, Soupault…) ne peuvent en rester là. Ils ont certes trouvé dans le mouvement Dada un élan libérateur et une puissance critique qui ont pu être nécessaires et féconds à un moment de leur parcours, contre l’Art institutionnel et l’ordre moral de la société bourgeoise. Mais ils ne sauraient se contenter d’un discours et d’une attitude de pure négation. Même Picabia se retourne contre Dada — mais dans le style Dada : il trouve « Mme de Noailles plus jolie à regarder que
Tristan Tzara »… Le nihilisme, l’agitation et la dérision, au fond, ne dérangent pas en profondeur l’ordre établi. Pour Breton, il faut en somme passer de la révolte à la révolution, et ce sera le surréalisme. Dès 1921, précisément pour aller plus loin dans l’action, Breton met en scène, contre l’avis de Tzara, un procès de Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit ». L’écrivain conservateur représente une cible de choix, pour aiguiser le sens critique et la cohérence intellectuelle de l’avant-garde « moderne ». Mais Tzara se réfugie dans l’humour et ne joue pas le jeu de l’accusation, s’exposant aux reproches de Breton : le procès de Barrès tourne alors au procès de Dada. En 1922, Breton suscite la réunion à Paris d’un « Congrès international pour la détermination des directives et de la défense de l’esprit moderne ». Mais en prenant cette initiative il a contourné Tzara, qui refuse logiquement d’y participer : ce serait chercher une réponse constructive aux questions que pose l’art moderne, donc nier l’esprit de négation dadaïste... Il fait ainsi échouer l’entreprise, et c’est la rupture. « Lâchez tout. / Lâchez Dada », écrit Breton dans le premier numéro de Littérature, « nouvelle série » (1922), qui marque un nouveau départ. La scission entre Tzara et Breton crée les conditions de l’émergence d’un mouvement qui soit contestataire et novateur sans être nihiliste. Dada a été nécessaire au surréalisme ; mais le surréalisme doit se dégager de Dada pour exister dans la durée et agir dans l’ordre du réel. Au total, le mouvement Dada aura eu toutefois des effets remarquables, en libérant le pouvoir des mots grâce à un traitement ludique de la langue dont les surréalistes se souviendront, en préfigurant par ses usages de la scène le futur théâtre de l’absurde, et en annonçant une esthétique fondée non sur le culte de l’œuvre achevée mais sur l’événement en acte, l’« installation » provisoire ou la « performance » volontairement éphémère, esthétique bien vivante au tournant du XXIe siècle.
3. La révolution surréaliste Le noyau fondateur du mouvement surréaliste vient donc de la revue Littérature, créée en 1919 sous le patronage de Valéry, puis devenue activement dadaïste jusqu’à la rupture avec Tzara. En 1924, Littérature meurt quand naît La Révolution surréaliste, l’organe du nouveau mouvement. Aragon, Breton et Soupault ont été rejoints entre-temps par
Paul Eluard, Benjamin Péret, Joseph Delteil, Robert Desnos… Le mouvement surréaliste est d’abord un groupe, dont le travail ne peut être fécond que s’il est collectif. À ses débuts et jusqu’au tournant de 1930, il connaît successivement, selon Maurice Nadeau, une « période héroïque » (1923-1925) et une « période raisonnante » (1925-1930)1. À la dynamique structurante de l’étape fondatrice succède une étape de maturation politique accompagnée de vifs débats internes. Car le surréalisme n’est pas seulement le « nouveau mode d’expression pure » que Breton se réjouit d’avoir découvert en écrivant Les Champs magnétiques avec Soupault en 1919. Une « déclaration » collective de 1925 définit le surréalisme non comme « un moyen d’expression nouveau ou plus facile », mais comme « un moyen de libération totale de l’esprit et de tout ce qui lui ressemble ». D’où l’ambition d’agir dans le champ social, puisqu’il n’est pas de « libération de l’esprit » sans « libération de l’homme » (Breton). Mais la recherche d’une synthèse entre révolution poétique et révolution politique ne cessera de rencontrer des obstacles et de susciter des divisions dans le groupe.
À l’écoute de l’inconscient Initialement, le surréalisme se définit moins comme une école littéraire que comme une forme originale d’activité psychique. Breton a lu Freud : il revendique l’influence de ses « méthodes d’examen » dans le premier Manifeste du surréalisme, publié en 1924. Il pense avec le fondateur de la psychanalyse que toute une part du sujet humain est d’ordinaire ignorée parce qu’elle est refoulée et censurée — par la morale traditionnelle, par la conscience rationnelle, par diverses instances de contrôle social, etc. Il importe donc de laisser parler cette part inconsciente de soi, dans un but à la fois d’émancipation, de réconciliation avec soi-même, et de connaissance de la vie psychique. La « surréalité » qui est le but de la quête n’est pas un au-delà magique, mais une dimension bien réelle de la pensée, jusqu’alors méconnue. Une conception positiviste du réel ne pouvait que la manquer. Il faut inventer d’autres méthodes pour la faire émerger à la surface de la conscience et du langage. Ainsi s’explique la pratique surréaliste de l’écriture automatique, qui se plie en toute spontanéité à la dictée de l’inconscient. Ou encore celle des récits de rêves, de la libre association d’idées, des « cadavres exquis » ou des collages qui mettent en tension, hors
de toute intention consciente, des champs de référence distincts. Il faut laisser place au hasard et à l’imprévu, qui ont un pouvoir révélateur. De même, l’image poétique a d’autant plus de force, selon Breton, qu’elle rapproche deux réalités distantes avec le plus haut « degré d’arbitraire » possible. Exemple, tiré d’un de ses textes : « Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. » En cela, Breton va plus loin que Reverdy, pour qui la qualité poétique de l’image dépend de la « justesse » des rapports établis entre ses termes. L’exploration surréaliste du langage n’ignore donc pas la question de l’écriture poétique. Mais elle ne poursuit pas d’abord un but littéraire. Plutôt qu’une poétique, c’est une méthode de connaissance, un mode d’exploration des profondeurs psychiques. On pourrait définir le surréalisme ainsi, à la manière d’un dictionnaire — et le détournement ludique des genres institués fait encore partie des jeux surréalistes… SURRÉALISME,
n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. André BRETON, Manifeste du surréalisme (1924).
Le paradoxe consiste à proposer une méthode, une démarche analytique et réflexive, tout en prônant l’abandon au hasard et la soumission à l’inconscient. La rédaction des Champs magnétiques de Breton et Soupault, texte fondateur de l’écriture automatique publié en 1920, a en réalité fait l’objet de retouches et de corrections, comme le montre l’étude des manuscrits2. Les deux auteurs n’ont pas renoncé à leur sens critique : l’écriture automatique à l’état brut n’existe pas. De même, le premier Manifeste insiste sur le travail expérimental qui cherche à revenir sur le surgissement d’une image pour en tirer des lois, en déduire des modalités d’écriture. Le contrôle de la raison n’est donc jamais totalement délaissé. La conscience intervient dans un second temps, pour dégager et traduire les leçons de l’inconscient. Mais n’en allait-il pas de même chez Rimbaud,
pour qui le « dérèglement de tous les sens » devait être « raisonné », ou chez Proust, pour qui la compréhension des mécanismes de la mémoire involontaire impliquait une méthode volontaire ? Devenir « voyant » est un travail. Cette dialectique de la pulsion et de la pensée, de la déprise et de la reprise, est un trait de la modernité littéraire. Elle est aussi la condition d’une production littéraire.
La fécondité artistique du mouvement Les surréalistes se distinguent précisément de Dada par leur ambition de structurer leurs actions et de faire connaître leurs recherches. Le mouvement est nommé et défini par le Manifeste signé de Breton, qui en publiera un second en 1930. Il a sa revue, La Révolution surréaliste, dirigée à l’origine par Pierre Naville et Benjamin Péret. Il est doté d’un « Bureau de recherches surréalistes », confié à Artaud et conçu comme un laboratoire d’énergies nouvelles. Il est organisé comme un groupe d’initiés qui partagent les mêmes valeurs, sous la conduite de Breton. Il a les mêmes rejets : l’esprit rationaliste, l’art codifié, les idées reçues, la morale bourgeoise, la religion catholique, la littérature officielle incarnée par Maurice Barrès et Anatole France… Il reconnaît toutefois dans la littérature passée des précurseurs : Sade, Aloysius Bertrand, Gérard de Nerval ; Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud ; Jarry, Apollinaire, Germain Nouveau et Saint-Pol Roux ; Jacques Vaché, mort d’une overdose d’opium à Nantes en 1919, dont la rencontre fut décisive pour Breton, figure mythique du panthéon surréaliste ; Raymond Roussel aussi, l’auteur d’Impressions d’Afrique (1910) et de Locus Solus (1914), dont les récits insolites obéissent aux jeux du langage et aux pouvoirs de l’imaginaire. Et surtout, le surréalisme produit des œuvres. On a vu plus haut ce qu’il en était de la littérature narrative, en dépit ou à cause de la condamnation du roman, et de la création théâtrale, avec Vitrac. Le surréalisme se méfie de la fiction romanesque, qui selon lui entrave l’imagination : ses plus belles réussites narratives sont des récits poétiques, Nadja de Breton et Le Paysan de Paris d’Aragon, non des romans. L’activité théâtrale d’Artaud et de Vitrac se déroule en marge du mouvement, et va contribuer à les en faire sortir définitivement : comme le roman, les genres dramatiques sont trop chargés de traditions culturelles.
Breton reprend à son compte ce qu’écrivait Tzara dans la revue Littérature, en 1920 : « Il n’y a que deux genres : le poème et le pamphlet ». Ce sont en effet les deux formes d’expression qui peuvent le mieux laisser place à la liberté du sujet, par le langage de la violence ou par celui du rêve. L’écriture polémique des surréalistes, qui prend souvent la forme de textes collectifs — manifestes, lettres ouvertes, déclarations, tracts… —, témoigne d’une invention verbale hors du commun, jusque dans la gamme des injures — que les cibles en soient les représentants de l’ordre honni, comme le « cadavre » d’Anatole France en 1924, ou d’anciens amis jugés coupables de trahison, et soumis de ce fait à un traitement plus virulent encore : Artaud par exemple, nous allons le voir un peu plus loin… Le Traité du style d’Aragon (1928) est un bel exemple de pamphlet surréaliste, d’une grande violence malgré la neutralité apparente du titre. Sans doute les attaques qu’on peut y lire contre les valeurs esthétiques du temps, et contre leurs représentants (Valéry, Gide, Claudel…), sont-elles datées, mais la virtuosité du style offensif arrache le texte à ces circonstances éphémères pour l’inscrire dans l’histoire de la littérature polémique. En poésie, la production surréaliste est un feu d’artifice. C’est l’époque de Capitale de la douleur (1926) et de L’Amour la poésie (1929), grands recueils lyriques d’Eluard (1926) ; du Mouvement perpétuel d’Aragon (1926), qui rassemble des productions de sa période dadaïste ; du Grand Jeu de Péret (1928), fidèle à la pratique de l’écriture automatique ; ou encore des poèmes de Robert Desnos, qui avait le pouvoir de parler et d’écrire en dormant devant le groupe, textes rassemblés plus tard dans Corps et biens (1930). L’usage surréaliste de l’image poétique élargit le champ des possibles, dans le sens de l’humour verbal (Desnos) comme dans celui du lyrisme amoureux (Eluard). Les guêpes fleurissent vert L’aube se passe autour du cou Un collier de fenêtres Des ailes couvrent les feuilles Tu as toutes les joies solaires Tout le soleil sur la terre Sur les chemins de ta beauté. Paul ELUARD, « La terre est bleue… », L’Amour la poésie (1929).
Le mouvement s’étend par ailleurs aux arts visuels : la peinture avec Chirico, Ernst, Tanguy, Masson, Magritte, Miró, plus tard Dalí ; la photographie avec Man Ray ; bientôt le cinéma avec Luis Buñuel (Un chien andalou, 1928). Tous partagent le besoin de libérer l’imaginaire, de porter un nouveau regard sur l’objet, d’exprimer le désir brut et l’amour fou, de donner forme aux rêves. Dans les années vingt, le surréalisme provoque ainsi une onde de choc considérable, dont les effets vont bien au-delà de la littérature, mais qui ne peut laisser la littérature indemne. Breton achève le récit de Nadja sur ces mots : « La beauté sera CONVULSIVE ou ne sera pas. » C’est prendre position dans le domaine esthétique en balayant des siècles de tradition — classique, et romantique, et symboliste…
Divisions et ruptures Il est difficile de maintenir l’unité du mouvement avec de telles exigences, d’autant que le contexte politique introduit des facteurs de division. Le déclenchement d’une guerre coloniale au Maroc, en 1925, pousse les surréalistes à se tourner vers l’action politique et à se rapprocher du « Groupe Clarté » et des communistes pour combattre la politique gouvernementale. Mais il n’est pas question pour Breton de suivre ceux qui, comme Naville en 1926, choisissent de s’engager résolument dans la voie marxiste : le groupe surréaliste doit préserver son autonomie et sa spécificité dans les recherches sur la « vie intérieure », qui ne sauraient être soumises au contrôle d’un parti ou d’une instance politique. Naville est donc exclu. À l’inverse, se placent hors du mouvement les « littérateurs » qui n’écrivent que pour leur propre compte, les individualistes qui n’adhèrent pas à la profession de foi révolutionnaire du groupe. Dans « Au grand jour » (1926), Breton annonce ainsi l’exclusion de Soupault et d’Artaud. Le premier s’est détaché du groupe en menant sa carrière d’homme de lettres. Le second est coupable de ne « voir dans la Révolution qu’une métamorphose des conditions intérieures de l’âme, ce qui est le propre des débiles mentaux, des impuissants et des lâches ». Artaud répond dans « À la grande nuit ou le bluff surréaliste » (1927) : il prend acte de la rupture en reconnaissant qu’il refuse l’action politique, mais s’affirme fidèle au surréalisme originel, conçu comme une activité de l’esprit. Breton maintient donc avec fermeté une ligne médiane, entre la priorité du politique et le refus du politique.
En 1929, c’est l’équipe du Grand Jeu qui se voit jugée et condamnée. Le Grand Jeu, c’était le titre d’un recueil poétique de Péret. Mais c’est aussi le titre d’une revue de la mouvance surréaliste créée en 1928 par René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vailland. Pour Breton, ce groupe est coupable de flottements idéologiques et d’orientations déviantes : il ne suit pas la ligne révolutionnaire du mouvement, et fait passer la quête métaphysique et l’exploration de l’inconscient, au moyen de drogues diverses consommées sans aucune modération, avant tout projet de libération collective… Le débat témoigne du raidissement idéologique de Breton. C’est lui qui en est venu maintenant à représenter l’ordre et la norme, alors que Le Grand Jeu incarne le désordre et le refus : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes » (Le Grand Jeu, n° 3). Le Grand Jeu appelait dans son premier numéro à « la destruction de la “littérature” et de “l’art” », en accord avec le discours surréaliste de la période « intuitive ». Mais voilà le Breton de la période « raisonnante » accusé à son tour de ne se soucier en somme que de sa réputation littéraire… Il y a donc des départs, mais il y aura aussi de nouvelle recrues. Quand il écrit le Second Manifeste en 1929, Breton a bien conscience que le surréalisme se situe à un tournant et traverse une crise. Le mouvement est passé du temps des recherches et des expériences au temps de la réflexion critique. Mais s’il a changé, c’est aussi que le monde est en train de changer. Et le mérite de Breton est de prêter une attention aiguë à ces transformations. Le surréalisme est une école de sensibilité. Il n’est pas surprenant qu’il réagisse à vif devant les tragédies de l’histoire. Ses propres soubresauts servent de sismographe, en un sens, à des mutations d’ordre plus général, que les autres secteurs ou courants du champ littéraire auront perçues moins nettement ou plus lentement. Cette conscience critique, qui n’est pas seulement faite de refus et de révoltes mais qui est la capacité de lire et de traverser les crises, explique que l’histoire du surréalisme, en 1930, soit loin d’être terminée.
Notes
1. Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1964. Breton lui-même a parlé du début d’une « phase raisonnante » succédant en 1925 à une première phase, « intuitive », du mouvement (Qu’est-ce que le surréalisme ?, 1934). 2. Voir à ce sujet la notice de Marguerite Bonnet dans l’édition de la Pléiade (André Breton, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. I, 1988, p. 1139-1140).
Les conditions de la vie littéraire autour de 1930 Le temps de la NRF Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les conditions de la vie culturelle en France se sont considérablement modernisées. Les progrès de la scolarisation, en élargissant le lectorat, offrent de nouveaux débouchés à la presse et à l’édition, qui entrent dans l’ère industrielle. Dans l’entre-deuxguerres, l’écrivain est ainsi tributaire de nouvelles méthodes de production et de diffusion des œuvres, ce qui réduit son autonomie mais augmente son audience. S’il réprouve en apparence l’industrialisation des lettres au nom de l’indépendance de l’art, il ne peut que se satisfaire en réalité d’une médiatisation qui profite à sa notoriété. Le développement ou l’apparition de nouveaux médias, le cinéma et la radio (la « TSF »), ne nuisent pas — ou pas encore — à la pratique de la lecture littéraire, de plus en plus répandue. Lu par un public élargi, l’écrivain bénéficie d’un grand prestige symbolique : il incarne une autorité morale, représente une référence pour la société — image qu’entretiennent toutes sortes de relais et de médiations, de l’école à la grande presse. C’est au nom de ce statut qu’il peut et même doit intervenir sur la scène publique. Après les ravages matériels, humains et moraux de la Grande Guerre, on attend de l’écrivain qu’il donne du sens et des repères pour les temps nouveaux. Il est dans son rôle quand il prend position dans le champ social. La médiatisation de la littérature favorise sa politisation. À l’école et à l’université, l’enseignement des lettres occupe une place éminente. La réforme des humanités modernes a fait reculer la culture classique depuis 1900, mais au profit de la littérature française et de l’histoire littéraire. Rares sont les écrivains ou intellectuels qui, comme le critique Albert Thibaudet, sont encore des familiers de la littérature grecque. Mais tout bachelier connaît ses « grands auteurs », les « classiques » de la littérature française. À travers eux, l’école transmet un patrimoine national, des valeurs morales, une esthétique de la mesure et de
la raison. La culture littéraire se répand dans des conditions d’autant plus favorables que le système universitaire honore ses formations littéraires. Le passage par la khâgne et par la branche littéraire de l’École normale supérieure est considéré comme la filière noble, celle de l’élite. Normalien au début du siècle, Jean Giraudoux est devenu écrivain mais aussi diplomate : les deux fonctions sont digne d’un même respect. En 1930, le futur Julien Gracq est à son tour élève de la même école, comme le futur président Georges Pompidou l’année suivante… La formation des élites, intellectuelles et politiques, passe donc par la fréquentation des livres. L’évolution n’est pas seulement qualitative mais quantitative. Globalement, le nombre des étudiants a presque triplé en trente ans : de l’ordre de 25 000 en 1900, il dépasse les 70 000 en 1930. Même si ce n’est encore qu’une minorité au sein d’une même génération, la diffusion de la culture universitaire élève le nombre des lecteurs, leur niveau de compétence et leur exigence esthétique, ce qui profite à une littérature de qualité. L’augmentation de la demande entraîne l’accroissement de la production et de la diffusion. Le réseau des librairies se développe alors sur tout le territoire national, contribuant à la transmission d’une culture homogène.
La modernisation des pratiques éditoriales Pour répondre à cette demande et pour la stimuler toujours davantage, l’édition accélère son mouvement de modernisation. Ce sont surtout Albin Michel et Bernard Grasset qui montrent l’exemple par leur sens aigu de la promotion publicitaire, incitant l’ensemble du secteur à suivre les mêmes méthodes. Les éditeurs usent de techniques commerciales pour conquérir de nouveaux publics : relations suivies avec les critiques et les libraires, identification socioculturelle des catégories de lecteurs visées, création de collections spécialisées dont la direction est confiée à des écrivains « maison », stratégie de conquête des prix littéraires qui garantissent de gros tirages. Albin Michel, éditeur qui vise le grand public, mène une campagne publicitaire d’un style inédit pour le lancement de L’Atlantide de Pierre Benoit, succès commercial en 1919. Pour diffuser en France, en 1921, Maria Chapdelaine de Louis Hémon, Grasset met en œuvre un « ciblage » des lecteurs potentiels qui annonce les techniques de marketing les plus modernes. L’Atlantide paraît dans la collection « Le Roman littéraire » dirigée par Henri de Régnier, Maria Chapdelaine aux « Cahiers verts »,
collection dirigée par Daniel Halévy ; Henri Massis et Jacques Maritain créent chez Plon la collection « Le Roseau d’or », qui accueille les premiers romans de Julien Green et de Georges Bernanos. Par les responsabilités éditoriales qu’ils leur confient et par des contrats qui les lient sur une longue durée, les éditeurs s’assurent le concours d’écrivains fidèles avec lesquels ils partagent des intérêts communs. Grasset est ainsi l’éditeur des « quatre M », qui font sa gloire : François Mauriac, André Maurois, Henry de Montherlant et Paul Morand. Il publie aussi Maurice Genevoix (prix Goncourt 1925 pour Raboliot) ou André Malraux (prix Interallié 1930 pour La Voie royale, avant d’obtenir le Goncourt avec Gallimard pour La Condition humaine en 1933)… Malgré cette concurrence de maisons commercialement plus dynamiques, ce sont les Éditions de la NRF, devenues Gallimard, qui règnent sur l’édition littéraire de l’entre-deux-guerres, après avoir obtenu le prix Goncourt en 1919 pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Proust. Gallimard est réputé pour la qualité des œuvres publiées mais s’assure la réussite économique par le renouvellement et la diversification de son catalogue, qui est impressionnant. Il cumule ainsi le prestige symbolique et les bénéfices financiers. Gallimard publie toujours Gide, Valéry et Claudel, auxquels il ajoute les surréalistes dans les années vingt (Aragon, Eluard, Breton), ainsi que Jules Supervielle, Henri Michaux ou Albert Cohen (Solal, 1930). Le champ ainsi couvert va des valeurs sûres aux avantgardes. Un nouveau concurrent fait cependant son apparition vers 1930 : Robert Denoël, qui publie d’abord Artaud et Vitrac à compte d’auteur, puis rencontre le succès avec L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit (1929), L’Innocent de Philippe Hériat (prix Renaudot 1931) et Voyage au bout de la nuit de Céline (prix Renaudot 1932). Denoël se discréditera en publiant les pamphlets antisémites de Céline puis les écrivains collaborateurs, ce qui ne l’empêchera pas de publier aussi le premier texte de Nathalie Sarraute (Tropismes, 1939), ainsi que des textes d’Aragon et Elsa Triolet sous l’Occupation.
Les réseaux de l’innovation esthétique À côté des grands éditeurs, il existe une multitude de petites maisons qui ne recherchent pas le succès commercial mais jouent un rôle important en encourageant la création et l’innovation. Ainsi, La Sirène, fondée en 1917,
est une maison très active autour de 1920. Cendrars en est le conseiller littéraire ; il publie Apollinaire, Cocteau et Max Jacob, réédite Baudelaire et Lautréamont. La maison s’ouvre au théâtre, à la musique, au cinéma naissant, avec une curiosité féconde. L’apparition des Éditions Au Sans Pareil, créées en 1919, est liée aux débuts du surréalisme. C’est René Hilsum qui édite sous cette enseigne certains des premiers textes de Breton, Soupault, Aragon et Eluard, dans le prolongement de la revue Littérature. Il s’éloigne ensuite du surréalisme, se consacre à l’édition de luxe et diversifie ses publications, de la poésie de Cendrars au premier roman de Marguerite Yourcenar (Alexis ou le Traité du vain combat, 1929). Les Éditions du Sagittaire naissent aussi au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1919. Leur fondateur, Simon Kra, s’engage d’abord dans la publication de livres illustrés, dont il confie la responsabilité à Malraux. Il crée ensuite une collection littéraire, dirigée par Philippe Soupault et Léon Pierre-Quint (1923). Le Sagittaire publie le premier Manifeste du surréalisme (1924), et connaîtra un certain succès commercial avant d’être atteint par la crise économique dans les années trente. Comme on le voit, l’écrivain assure très souvent une fonction de directeur littéraire dans une maison d’édition. Il y trouve une source de revenus et une garantie de stabilité appréciables. Mais il peut aussi compter sur l’appui de généreux mécènes. De 1913 jusqu’à sa mort en 1929, le grand couturier Jacques Doucet, collectionneur d’art, a ainsi soutenu matériellement de nombreux auteurs, notamment les surréalistes, qui l’ont aidé à constituer ses collections (André Suarès, Max Jacob, Breton, Aragon, Desnos…). Les écrivains d’avant-garde qui prônaient la liberté totale ont trouvé dans cette dépendance matérielle les moyens d’exercer leur indépendance créatrice. L’émergence d’une culture de masse et l’influence croissante des médias populaires n’excluent donc pas l’existence de réseaux étroits, de cercles intellectuels choisis, dans lesquels se nouent les rencontres et se construisent les carrières. Certains salons, notamment, continuent de jouer le rôle d’académies officieuses. Ainsi, le salon de Mme Mühlfeld, fréquenté par Gide, Fargue, Cocteau ou Mauriac dans les années vingt, a pesé dans le parcours qui a conduit Valéry, exemple type du grand écrivain mondain, aux consécrations de l’Académie française (1925) et du Collège de France (1937). La librairie d’Adrienne Monnier rue de l’Odéon, « La Maison des amis des livres », qui accueille les revues d’avant-garde et les éditions de poésie rares, est un autre lieu où se croisent, pendant tout
l’entre-deux-guerres, des auteurs conscients de partager une même exigence esthétique : Valéry, Breton, Cocteau, Reverdy, Soupault… Il ne faudrait pas croire pour autant que le milieu littéraire parisien se replie sur lui-même. Il s’ouvre sur le monde et dialogue avec les autres cultures, notamment grâce à l’essor des traductions. À la NRF, Gide joue un grand rôle en ce sens par ses propres traductions de Rabindranath Tagore (L’Offrande lyrique, en 1913), Joseph Conrad (Typhon, en 1918) ou Alexandre Pouchkine (La Dame de pique, en 1923). Valery Larbaud traduit Joyce et le fait ainsi connaître, on l’a vu. C’est d’ailleurs à Paris que le romancier irlandais a achevé la rédaction d’Ulysse, son chef-d’œuvre. Dans les années vingt, il croise à la librairie d’Adrienne Monnier des écrivains américains comme Ernest Hemingway et Francis Scott Fitzgerald : le Paris littéraire d’alors est cosmopolite. Grâce à Alexandre Vialatte, qui a traduit La Métamorphose dès 1928, l’œuvre de Franz Kafka est diffusée en France très peu de temps après sa mort. Jean Giono collabore dans les années trente à une traduction de Moby Dick, de Herman Melville : le romancier américain du XIXe siècle connaîtra ainsi un regain d’intérêt auprès des lecteurs français. L’internationalisation de la vie littéraire se nourrit en outre de l’arrivée d’écrivains venus d’autres pays d’Europe — qu’ils aient choisi ou subi l’exil, chassés par les troubles politiques et la montée du nazisme. La romancière Irène Némirovsky, née à Kiev, s’est installée à Paris quand sa famille a fui la Révolution russe en 1919. Joseph Roth, grand romancier autrichien d’origine juive, s’exile en 1934 à Paris, où il finira ses jours en 1939. Walter Benjamin, critique et philosophe allemand, juif lui aussi, qui a traduit Balzac et Proust en allemand, émigre à Paris en 1933 pour fuir lui aussi le nazisme ; il se suicidera en tentant de fuir la France occupée en 1940. Le futur Romain Gary, né dans une famille juive de Pologne, arrive avec sa mère à Nice en 1928 et publie ses premières nouvelles dans les années trente. Pendant une brève période et avant de tomber à son tour sous le joug nazi, la France est le creuset des lettres européennes parce qu’elle est une terre d’accueil, et la littérature française peut alors s’enrichir de formes, idées et témoignages venus d’ailleurs.
La course aux prix littéraires
En ce qui concerne l’édition des romans, réussite littéraire et réussite commerciale restent liées de façon ambiguë par le phénomène des prix littéraires, apparu au début du siècle et qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Le Grand prix du roman de l’Académie française, né en 1915, récompense Bernanos (Journal d’un curé de campagne, 1936) et Saint-Exupéry (Terre des hommes, 1939). Le prix Renaudot, créé en 1926, est décerné le même jour que le Goncourt, qu’il vient concurrencer. Certains éditeurs, comme Grasset et Plon, créent leurs propres prix pour attirer de nouveaux auteurs. L’obtention du Goncourt ou du Renaudot a dès cette époque des effets remarqués sur les ventes : un Goncourt peut atteindre vers 1930 les 100 000 exemplaires, alors que le premier livre qui a obtenu le prix, en 1903, semblait battre des records avec 4500 exemplaires… La course aux prix, dès cette époque aussi, éveille des doutes sur la valeur réelle des œuvres récompensées et sur la manière dont quelques grands éditeurs se partagent le marché. On soupçonne ainsi le roman de Guy Mazeline, Les Loups, d’avoir obtenu le Goncourt en 1932 contre Voyage au bout de la nuit grâce au poids de Gallimard, l’éditeur de Mazeline. Le succès de ces prix confirme en tous cas la prédominance du genre romanesque sur les autres genres dans l’opinion, et suppose de nouvelles instances médiatiques d’évaluation, la grande presse venant suppléer, voire remplacer, les revues littéraires qui touchent un public plus étroit.
Le monde des revues et le règne de la NRF Du côté des revues, LaNouvelle Revue française est toutefois aussi influente que l’est son éditeur, Gallimard. L’entre-deux-guerres est la grande époque de la NRF. Elle s’adapte au public universitaire en expansion en accordant plus de place aux notes et aux chroniques. En 1930, son tirage se situe autour de 30 000 exemplaires. Ce n’est pas loin de la Revue des Deux Mondes, qui reste très influente. Dirigée par Jean Paulhan depuis 1925, incarnée par la figure d’André Gide, la NRF demeure un carrefour entre classicisme et avant-garde. Elle est un lieu d’échanges et de réflexion collective sur la littérature, à la manière des colloques qui se déroulent chaque année lors des décades de Pontigny, dans l’Yonne. C’est Paul Desjardins qui a créé dès 1910, avec le groupe fondateur de la NRF, ces rencontres auxquelles participent durant l’entre-deux-guerres de
nombreux écrivains et philosophes de renom. Les années 1920-1930 sont à la fois les années NRF et les « années Gide », qui succèdent aux « années Barrès » (M. Winock). Si Gide fait comme Valéryfigure de « grand écrivain », il s’est fait connaître moins dans les salons qu’à travers les polémiques entre les revues : la NRF a ainsi dû faire face aux attaques de la très maurrassienne Revue universelle d’Henri Massis (1921-1923). À force d’être la cible des écrivains et critiques les plus conservateurs, Gide en est venu à incarner la liberté intellectuelle. En dénonçant dans le Voyage au Congo (1927) un système colonial qui est alors à son apogée, comme en témoigne l’Exposition coloniale de 1931, il apparaît comme la conscience critique de son temps. La République des Lettres reste donc un espace de combats. Si certaines revues, à dominante littéraire, sont ouvertes à des textes d’une grande diversité, comme Commerce (1924-32) ou Les Cahiers du Sud (qui connaissent un nouveau départ en 1925), les nouvelles revues qui voient le jour par ailleurs correspondent le plus souvent à des options esthétiques, intellectuelles ou idéologiques bien précises : La Révolution surréaliste (1924-29), Le Grand Jeu (1928-29) et Le Surréalisme au service de la Révolution (1930-33) du côté du mouvement surréaliste ; Europe (fondée en 1923), Monde (1928-35) et Commune (1933-39) pour la mouvance pacifiste et communisante ; Esprit (revue fondée par Emmanuel Mounier en 1932), pour le courant personnaliste chrétien… Entre le rythme de la revue et celui du quotidien, l’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires, lancé en 1922 avec le soutien des éditions Larousse et Gallimard, dirigé par Maurice Martin du Gard, invente une formule qui concilie l’information sur l’actualité culturelle et des réflexions de fond sur la littérature. Il répond aux attentes de lecteurs variés en s’intéressant autant aux auteurs du passé qu’aux publications contemporaines. Frédéric Lefèvre y publie chaque semaine un entretien avec un écrivain (« Une heure avec… ») : c’est une nouvelle manière de rapprocher les auteurs de leurs lecteurs. L’entreprise est rapidement couronnée de succès. Les Nouvelles littéraires contribuent ainsi à la diffusion d’une culture littéraire à la fois exigeante et accessible. Ce modèle inspire d’autres journaux dont l’orientation politique est plus marquée. L’hebdomadaire Candide, créé en 1924, politiquement proche des idées maurrassiennes, contient des pages littéraires de qualité destinées à un public cultivé. Plusieurs autres hebdomadaires lient ainsi le politique et le littéraire : Gringoire (né en 1928) et Je suis partout (1930) à droite, voire à
l’extrême droite, Marianne (1932) et Vendredi (1935) à gauche. Le mensuel Combat (1936) et l’hebdomadaire L’Insurgé (1937) offriront encore d’autres tribunes à la droite monarchiste antiparlementaire, qui s’exprime quotidiennement dans l’Action française. Tous ces journaux et revues politiquement engagés sont les caisses de résonance de violentes polémiques, dans les années trente, entre la gauche intellectuelle et les milieux littéraires traditionalistes — et parfois même à l’intérieur de chaque camp.
La grande presse et les nouveaux médias La presse quotidienne, dans l’entre-deux-guerres, exerce une influence croissante sur la vie littéraire. L’instance critique de référence, pour un très grand nombre de lecteurs, se déplace ainsi de l’université et des revues vers les articles et commentaires des grands quotidiens nationaux. Les avis de Paul Souday, le puissant critique du journal Le Temps, ont force de loi. Henri de Régnier est plus nuancé dans son feuilleton du Figaro, Léon Daudet plus tonitruant à l’Action française. Henri Béraud, reporter au Petit Parisien et au Journal, polémiste de droite, met à profit l’audience qu’il a conquise comme journaliste pour s’imposer comme critique : il personnifie les dérives d’une médiatisation incontrôlée. Tous ces chroniqueurs pèsent plus sur l’opinion, donc sur le destin des œuvres, que les grands critiques de la NRF comme Albert Thibaudet ou Benjamin Crémieux. Il est vrai que les écrivains eux-mêmes découvrent alors la puissance des nouvelles techniques qui façonnent la culture des masses. Les écrivains reporters, comme Cendrars, s’expriment à la TSF, dont les premières émissions datent des années 1920. Les premiers films parlants sortent aux États-Unis en 1927, en France en 1930. Le cinéma lui aussi attire les écrivains : Marcel Pagnol y fera fortune dans les années trente, avant de revenir à la littérature… De nouvelles formes narratives voient le jour, qui combinent l’image et le texte. L’école belge de bande dessinée naît avec la création de Tintin par Hergé en 1929, la même année que les premiers courts métrages de Walt Disney, inventeur du dessin animé… Sans grandes conséquences sur la littérature française dans l’immédiat, ces événements et évolutions révèlent des mutations de fond dont les effets sur la vie culturelle se feront sentir après la Seconde Guerre mondiale.
Partie 2
La littérature en situation : le temps des engagements (1930-1955)
Chapitre 1 La littérature à l’épreuve de l’histoire 1. Les écrivains face à la crise (1930-1939) Comme pour clore la parenthèse de la Grande Guerre, la littérature des années vingt s’était volontiers tournée vers l’insouciance et la fantaisie, la légèreté et le principe de plaisir, le repli sur le moi et l’attention aux mots. Mettre l’accent sur la mémoire personnelle (Proust) ou l’imagination sans limites (les surréalistes), sur le roman spéculaire (Gide) ou la poésie autotélique (Valéry), sur le théâtre comme provocation (Vitrac) ou comme célébration (Claudel), c’était toujours se détourner de l’histoire immédiate et des réalités collectives. Les questions esthétiques l’emportaient sur les préoccupations éthiques. En littérature comme dans la vie sociale, les « Années folles » avaient ainsi tenté de renouer avec le climat de la « Belle Époque ». Vers 1930, l’histoire est de retour : le principe de réalité se rappelle aux consciences. 1930 : « C’est vers cette époque, dira Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (1947), que la plupart des Français ont découvert avec stupeur leur historicité. » L’heure est à l’impératif moral plus qu’aux recherches formelles. L’atmosphère s’assombrit, et le sens des enjeux collectifs prend le pas sur la satisfaction des intérêts individuels. Du « règne du Je », on passe à l’« avènement du Nous »1. Les écrivains vont être désormais très sensibles, pendant un quart de siècle, aux circonstances dramatiques de l’histoire, dont dépend leur vision de la littérature. C’est pourquoi il faut d’abord suivre ici ces évolutions, et leurs effets sur la vie des lettres.
La dramatisation de l’histoire
Une première étape mène des conséquences de la crise économique de 1929 au déclenchement du second conflit mondial. De 1930 à 1939, la crise est à la fois socio-économique, politique et internationale. Le krach financier de 1929 a affecté toutes les économies occidentales. Les effets sur le monde du travail et sur les mentalités collectives se font sentir très vite en Europe. Les démocraties parlementaires, victimes de leur instabilité politique, sont inefficaces. En France, la IIIe République est secouée par des scandales. Les ligues nationalistes ébranlent le régime lors des émeutes du 6 février 1934. Le gouvernement du Front populaire, formé en 1936, n’exerce qu’un pouvoir éphémère, dans une situation difficile. Il ne peut soutenir les républicains espagnols, victimes du coup d’État du général Franco soutenu par Hitler et Mussolini. La guerre d’Espagne va durer trois ans : les volontaires des Brigades internationales venus au secours du camp républicain ne pourront pas empêcher sa défaite. L’Italie était déjà tombée sous la coupe du fascisme mussolinien en 1925 ; Hitler a pris le pouvoir en Allemagne en 1933. Les dictatures entretiennent un climat de vive tension internationale, reconstruisent leurs armées, cherchent à s’étendre hors d’Europe (conquête de l’Éthiopie par l’Italie en 1935-36) et en Europe (annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938). En septembre 1938, par les accords de Munich, la GrandeBretagne et la France laissent à Hitler la voie libre pour démanteler la Tchécoslovaquie : c’est pour beaucoup un soulagement à court terme, car la guerre était sur le point d’éclater ; mais plus rien de s’oppose désormais aux prétentions expansionnistes du régime nazi, qui, après s’être entendu avec l’URSS de Staline par le pacte germano-soviétique de 1939, peut s’attaquer à la Pologne, ce qui déclenche la guerre européenne en septembre 1939.
L’exigence révolutionnaire et le combat antifasciste Sur tous ces événements, les écrivains sont amenés à prendre position. Mais les divergences politiques qui existaient déjà s’accusent. À gauche, c’est par rapport aux communistes qu’il importe de se situer. Le Parti, fort de son organisation structurée et du prestige dont jouit alors la patrie du socialisme, attire à lui les intellectuels qui veulent agir pour la justice sociale et faire barrage au danger fasciste. Paul Nizan, le jeune auteur du pamphlet Aden Arabie (1931), a adhéré dès 1927 ; il déploiera son zèle militant jusqu’au pacte germano-soviétique. La « Conférence internationale
des écrivains prolétariens et révolutionnaires » organisée à Kharkov, en URSS, en novembre 1930, appelle les écrivains à renoncer à l’esthétisme gratuit et à l’individualisme bourgeois pour servir le prolétariat. Aragon, qui y participe, en revient acquis à la cause communiste : il s’implique activement dans le Parti, dont il sera l’intellectuel phare, et rompt bientôt avec le mouvement surréaliste ; ce ne sera pas sans conséquences sur son œuvre future. Barbusse, dont la revue Monde a succédé à Clarté en 1928, incarne l’ouverture idéologique du Parti communiste à partir de 1932 : il participe alors à la fondation de l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires), à laquelle vont adhérer notamment Breton, Gide et Malraux ; il est ensuite avec Romain Rolland à l’initiative du Mouvement Amsterdam-Pleyel, organisation pacifiste et antifasciste (1933), et préside le Congrès international des écrivains pour la défense de la culture à Paris (1935). Certains s’engagent à partir de 1934 dans les comités de vigilance antifascistes, notamment Romain Rolland et Jean Guéhenno dont la revue, Europe, est proche des communistes. Nombreux sont les « compagnons de route » qui côtoient le Parti communiste, mais sans aller jusqu’à l’adhésion et en conservant leur liberté, sur une durée variable : André Malraux, qui accompagne Aragon en URSS pour le Congrès des écrivains soviétiques en 1934, et intervient en 1935 à Paris au Congrès pour la défense de la culture ; André Gide, tenté par l’idéal communiste dans les années trente, qui s’exprime à la tribune officielle, sur la Place Rouge de Moscou, lors des obsèques de Gorki (1936) ; le romancier Louis Guilloux, proche des écrivains prolétariens, qui assure le secrétariat du Congrès pour la défense de la culture, et accompagne Gide en URSS en 1936… Toutefois, la ligne et la discipline du Parti communiste sont rarement compatibles avec l’indépendance d’esprit des écrivains. Henry Poulaille, dans la lignée de la littérature « populiste » de Charles-Louis Philippe, a publié en 1930 Nouvel Âge littéraire, manifeste pour la « littérature prolétarienne » ; et il crée dans la foulée la revue Nouvel Âge. Mais il incarne une gauche libertaire à laquelle le Parti communiste, très influent dans le monde ouvrier, ne laisse guère d’espace. Pour les surréalistes aussi, la coexistence avec les communistes est difficile. En 1930, La Révolution surréaliste disparaît pour donner naissance à une nouvelle revue, Le Surréalisme au service de la Révolution, au titre significatif : l’action politique est devenue une priorité. Et les surréalistes adhèrent peu après à
l’AEAR. Mais le compagnonnage est de courte durée : en prenant parti pour Trotski contre Staline, Breton choisit une conception de la révolution qui n’a pas grand-chose de commun avec celle du Parti pro-stalinien. Après avoir rencontré Trotski au Mexique, il fonde en 1938 la Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant, que rejoignent, outre les surréalistes, d’autres écrivains de gauche non communistes, comme Jean Giono et Henry Poulaille. La fonction de l’écrivain est bien d’exercer son sens critique, et c’est Gide qui le confirme. Ouvrant les yeux sur la réalité du régime soviétique qu’il avait pourtant applaudi, il publie un sévère Retour de l’URSS (1936), suivi d’un réquisitoire plus net encore, les Retouches à mon retour de l’URSS (1937). Ces témoignages confirment le remarquable constat fait une dizaine d’années plus tôt par un autre écrivain voyageur a priori pro-communiste, Panaït Istrati (Vers l’autre flamme, 1929), et sont aussi rigoureusement établis que ceux par lesquels Gide avait dénoncé le système colonial à son retour d’Afrique (Voyage au Congo, 1927). Il se retrouve à présent isolé, coupé du Parti et de sa sphère d’influence. Malraux, de son côté, choisit de passer à l’action. Au moment de la guerre d’Espagne, en 1936-37, il s’engage aux côtés des républicains en formant une escadrille d’aviation qui prend part aux combats. Ce choix est dans la continuité de sa position d’écrivain et d’intellectuel. Malraux fait en effet de l’héroïsme révolutionnaire la matière de ses romans depuis Les Conquérants (1928). Pendant la guerre d’Espagne, il met ses qualités oratoires au service de la cause républicaine, en voyageant dans divers pays pour expliquer la situation et chercher des soutiens. Il ne se fait pas d’illusions sur les divisions de la gauche européenne : il en voit les ravages en Espagne, et en montre certains aspects dans L’Espoir, le roman qu’il tire de cette expérience (1937). Il incarne à maints égards une nouvelle figure d’écrivain engagé, celle qui convient sans doute à ce nouveau siècle plein de bruit et de fureur — figure plus flamboyante que Victor Hugo en exil, plus héroïque qu’Émile Zola combattant par le verbe. Il met tout son talent d’artiste à vivre la réalité comme une fiction, et à construire son existence comme un mythe au moment même où il la vit. En ce sens, il fait la synthèse entre esthétique et éthique.
L’Action française et la tentation du fascisme
Qu’en est-il à l’autre extrémité de l’éventail politique ? Les monarchistes de l’Action française, Charles Maurras, Léon Daudet, Jacques Bainville, exècrent le régime parlementaire et soutiennent l’action des ligues. Rêvant d’un régime autoritaire en France, violemment hostiles au Front populaire, ils ne voient pas d’un mauvais œil les menées coloniales de l’Italie fasciste, ni l’éradication de la gauche républicaine par Franco en Espagne. Le journal L’Action française continue d’attirer de jeunes auteurs, dont certains évolueront par la suite dans de tout autres directions, comme Maurice Blanchot ou Claude Roy. Mais au-delà du discours maurrassien traditionnel, des écrivains vont jusqu’à adopter des thèses ouvertement fascistes et violemment antisémites. C’est le cas de Robert Brasillach, romancier et critique venu de l’Action française, qui exprime sa violence outrancière contre la gauche dans Je suis partout, hebdomadaire partisan d’un fascisme à la française, dont il devient rédacteur en chef en 1937, succédant à Pierre Gaxotte. C’est aussi le cas de Pierre Drieu la Rochelle, romancier qui a fréquenté les surréalistes à ses débuts : il voit dans le fascisme le remède au déclin de l’Europe et la promesse d’un homme nouveau. Ce choix est la conséquence d’une désillusion dont il retrace la genèse dans Gilles, son grand roman d’inspiration autobiographique (1939). Céline, enfin, après avoir dressé à sa manière un bilan très noir du régime soviétique dans Mea culpa (1936), son « retour d’URSS » à lui, se lance dans des pamphlets antisémites d’une rare violence, Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) : ces textes excèdent le champ du discours politique autant que celui de la littérature ; ce sont les symptômes extrêmes d’une époque saisie par le vertige de la destruction. Il est toutefois un écrivain qui exerce à droite la même fonction critique nécessaire que Gide pour la gauche communiste : c’est Bernanos. Issu de l’Action française, il se brouille avec Maurras dans les années trente, dénonce l’utilisation des gaz par l’armée italienne contre la population éthiopienne, s’en prend avec véhémence en chrétien convaincu, dans Les Grands Cimetières sous la lune, aux évêques espagnols qui bénissent les massacres commis par les phalanges franquistes et aux bourgeois bienpensants de la droite catholique qui, comme Claudel à l’époque, les approuvent depuis la France. La guerre d’Espagne est l’indice d’un mal dont Bernanos pressent qu’il n’a pas fini de s’étendre.
La Tragédie espagnole est un charnier. Toutes les erreurs dont l’Europe achève de mourir et qu’elle essaie de dégorger dans d’effroyables convulsions viennent y pourrir ensemble. Impossible d’y mettre la main sans risquer une septicémie. On voit monter tour à tour à la surface du pus bouillonnant des visages jadis, hélas ! familiers, à présent méconnaissables et qui dès qu’on essaie de les fixer du regard s’effacent et coulent comme des cires. Sincèrement, je ne crois pas utile de tirer de là aucun de ces cadavres. Pour désinfecter un tel cloaque — image de ce que sera demain le monde — il faudrait d’abord agir sur les causes de fermentation. Georges BERNANOS, Les Grands Cimetières sous la lune (1938).
En 1938 encore, Bernanos est scandalisé par les accords de Munich, cette abdication de la civilisation face à la barbarie nazie. Il s’oppose alors aux pacifistes des deux bords, à Maurras autant qu’à Romain Rolland. Comme Malraux, venu de l’autre camp, Bernanos s’orientera logiquement pendant la guerre vers le soutien à la Résistance et au général de Gaulle.
2. La littérature en temps de guerre (1939-1945) L’effondrement spectaculaire de l’armée française et l’exode des populations civiles devant l’offensive allemande, en mai-juin 1940, après plusieurs mois inactifs de « drôle de guerre », laissent le pays abattu et humilié. C’est le début de l’occupation allemande. D’abord partielle, elle s’étend à la zone sud en 1942. Le maréchal Pétain dirige à Vichy l’« État français », qui entreprend une politique ultraconservatrice de « Révolution nationale » en se pliant aux ordres de la puissance occupante. Les conséquences de cette situation sur la vie littéraire sont multiples. Des écrivains meurent au combat (Nizan, en 1940), en mission (Saint-Exupéry, en 1944), ou victimes des déportations (Max Jacob, Robert Desnos, la romancière Irène Némirovsky, le critique Benjamin Crémieux). Beaucoup ont choisi l’exil, qui ne signifie d’ailleurs ni le silence ni l’indifférence : Bernanos, Supervielle et Roger Caillois sont en Amérique du Sud, Benjamin Péret au Mexique, Breton, Saint-John Perse et Jules Romains aux États-Unis. Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon, qui ont rejoint de Gaulle à Londres, y composent les paroles du Chant des partisans, hymne de la Résistance intérieure dont Kessel écrit par ailleurs une chronique romancée, L’Armée des ombres (1943).
Censure et résistance sous l’Occupation En France même, les conditions de publication littéraire et de création théâtrale sont soumises à la censure allemande. Les grands éditeurs doivent « purifier » leur catalogue des noms d’auteurs juifs ou suspects d’antinazisme. Le Théâtre Sarah-Bernardt est rebaptisé Théâtre de la Cité : il ne pouvait conserver le nom d’une actrice juive. Refusant la mise au pas des théâtres, Copeau démissionne en 1941 de la Comédie-Française, dont il était l’administrateur provisoire. LaNouvelle Revue française, sous la responsabilité de Drieu la Rochelle, s’engage sur la voie de la collaboration, avant de disparaître en 1943, désertée par ses meilleurs auteurs. Mais tout un réseau souterrain de diffusion se constitue dans la clandestinité, relayant les voix de la Résistance, qui n’ont pas seulement les accents de la propagande mais aussi la force de la création littéraire. Vercors, auteur du Silence de la mer (1942), crée ainsi les Éditions de Minuit. Jacques Decour et Jean Paulhan lancent en 1942 l’hebdomadaire Les Lettres françaises, organe de la résistance des écrivains. Le poète et futur éditeur Pierre Seghers, qui a fondé en 1939 la revue de poésie Poètes casqués (P.C. 39), poursuit son entreprise avec la série des Poésie (Poésie 40, puis 41, etc.), qui accueille les poètes de la Résistance. Le jeune poète Max-Pol Fouchet soutient la résistance intellectuelle avec la revue Fontaine, qu’il a créée à Alger en 1939. Des titres de journaux naissent ou renaissent dans l’ombre, comme L’Humanité (où écrit Gabriel Péri, fusillé en 1941 par les Allemands), Libération (créé en 1941, journal du mouvement de résistance Libération-Sud), ou Combat (créé en 1943, sous la codirection d’Albert Camus et Pascal Pia). Des écrivains s’engagent dans la Résistance ou la soutiennent par leurs écrits au risque de leur vie, qu’ils viennent des milieux communistes (Aragon, Elsa Triolet…), surréalistes (Desnos, René Char…) ou catholiques (Mauriac, Pierre Emmanuel…). Char dirige un maquis en Provence. Malraux prend en 1944 le commandement des FFI du Périgord, puis participe aux combats des Alliés pour la libération de l’Alsace. Eluard, de retour au Parti communiste en 1942, fait paraître avec Seghers aux Éditions de Minuit L’Honneur des poètes, anthologie de poèmes de la Résistance (1943), qui rassemble des textes d’Aragon, Desnos, Vercors, Pierre Emmanuel, Francis Ponge, Jean Tardieu, Eugène Guillevic… Mauriac publie sous un pseudonyme Le Cahier noir (1943), dénonciation véhémente
de la collaboration. Aragon chante la fraternité dans le combat de « celui qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas ». Par-delà leurs différentes familles d’esprit, tous ont conscience que la littérature française en tant que telle, formée par des siècles de culture humaniste, de liberté intellectuelle et de tradition critique, est menacée de mort par l’idéologie nazie et ses complices vichystes, les tenants de l’ordre moral et du slogan « Travail, famille, patrie ». Pour retrouver l’espérance et vaincre la barbarie, la poésie a le devoir et le pouvoir d’opposer à la terreur la « contre-terreur » (Char). J’écris dans ce décor tragique, où les acteurs Ont perdu leur chemin, leur sommeil et leur rang, Dans ce théâtre vide où les usurpateurs Annoncent de grands mots pour les seuls ignorants… J’écris dans la chiourme énorme qui murmure… J’écris dans l’oubliette, au soir, qui retentit Des messages frappés du poing contre les murs, Infligeant aux geôliers d’étranges démentis ! ARAGON, Le Musée Grévin (1943).
Les écrivains et la collaboration Une fraction des milieux littéraires, à l’inverse, s’est ralliée à la collaboration et apporte son soutien idéologique au régime de Vichy. Mais c’est une minorité. Maurras et Léon Daudet, en 1940, ont pris parti pour le maréchal Pétain, dont Massis rédige certains discours. La « Révolution nationale » peut sembler répondre à certaines attentes de l’Action française. Beaucoup de ses membres préféreront pourtant, par patriotisme et sens de l’honneur, rejoindre la Résistance. Les partisans les plus actifs de « l’ordre nouveau » s’expriment dans Je suis partout, le journal de Brasillach, ou dans La Gerbe, l’hebdomadaire d’Alphonse de Châteaubriant. Brasillach décrit son itinéraire dans Notre avant-guerre (1941), témoignage d’une génération perdue. Dans Les Décombres (1942), Lucien Rebatet règle ses comptes autant avec la République décadente qu’avec l’Action française et la droite traditionnelle, dont Vichy a pris la suite : pour lui, le salut vient de l’Allemagne nazie, non de Pétain. Les écrivains qui se sont égarés dans la collaboration, comme Drieu la Rochelle, n’éprouvent en réalité aucun enthousiasme pour le confort moral de la réaction pétainiste, qui rassure la
petite bourgeoisie. Quant à Céline, il ajoute à la violence antisémite et antibolchevique de ses précédents pamphlets, dans Les Beaux Draps (1941), ses sarcasmes sur la déroute de 1940. Lui aussi n’a que mépris pour Vichy, mais son racisme explicite, sa haine des juifs et des communistes le situent dans les tout premiers rangs de la production collaborationniste. D’autres écrivains soutiennent Vichy, mais avec moins de passion idéologique. Marcel Jouhandeau et Jacques Chardonne, qui ont accompagné Drieu et Brasillach, en 1941, au Congrès des écrivains européens organisé à Weimar par Goebbels, se compromettent à des titres divers et seront inquiétés à la Libération. Paul Morand, un temps mis à l’écart, reprend des fonctions administratives et diplomatiques au service de Vichy. Il y a aussi des soutiens pétainistes plus éphémères : Claudel, auteur d’une ode au Maréchal, célébrera de Gaulle à la Libération…
Une vie littéraire ininterrompue Cependant, au-delà du clivage entre résistants et collaborationnistes, beaucoup d’écrivains continuent de publier sans prendre vraiment parti. Saint-Exupéry mène une carrière d’écrivain reconnu sans s’impliquer dans l’actualité immédiate, de Terre des hommes (1939) au Petit Prince (1943). Le théâtre de Cocteau, de Giraudoux, de Jean Anouilh, de Jean-Paul Sartre, est applaudi sur les scènes parisiennes, tout comme Le Soulier de satin, joué pour la première fois. Les sujets empruntés à la mythologie antique sont encouragés au théâtre, sous Vichy, parce qu’il paraissent inoffensifs : Les Mouches de Sartre (1943) et Antigone d’Anouilh (1944) sont des pièces suffisamment ambiguës pour être vues comme des éloges de l’esprit résistant sans s’exposer au risque d’être interdites par la censure. Même ceux qui s’engagent clandestinement dans la Résistance ne négligent pas de bâtir par ailleurs leur œuvre au grand jour : Aragon connaît le succès public en poursuivant le cycle du Monde réel (Aurélien, 1944), Mauriac publie La Pharisienne (1941), Camus se fait connaître avec L’Étranger (1942), Elsa Triolet avec Le Cheval blanc (1943). Au total, la production littéraire reste considérable — comme si la diffusion de la culture nationale connaissait en profondeur une continuité plus forte que les divisions politiques et idéologiques du moment.
L’épuration et ses excès
Les blessures sont pourtant très vives à la Libération. Un « Comité national des écrivains » a été créé avant même la fin de la guerre pour épurer les milieux littéraires et réformer les conditions de la vie intellectuelle. Il est dominé par les communistes des Lettres françaises — dont Aragon a pris la direction en 1943 —, auréolés du prestige qu’ils ont acquis dans la Résistance. Les noms des écrivains suspects de complaisance envers Vichy ou l’Allemagne nazie sont portés sur une « liste noire », et interdits de publication. Il y aura des excès, malgré Paulhan et Mauriac qui prêchent la modération. Les accusations portées contre Giono ou contre Montherlant, par exemple, sont sans fondement. Les communistes règlent parfois leurs comptes avec leurs adversaires d’hier, et pratiquent la surenchère pour renforcer leur influence politique. La justice rend son verdict envers les plus coupables : Brasillach et Rebatet sont condamnés à mort (seul le premier sera exécuté), et Maurras est emprisonné. Drieu la Rochelle choisit par ailleurs le suicide, Céline l’exil au Danemark. L’éditeur Denoël, qui avait publié Céline et Rebatet, est assassiné peu avant son procès. Mais on ne tourne pas aussi aisément la page sur cinq années qui ont changé la face du monde. C’est après la Libération et à la fin de la guerre que l’on prend toute la mesure de la politique nazie d’extermination massive et de ses conséquences terrifiantes. Et c’est après 1945, aussi, que le rêve de réconciliation internationale s’efface bien vite devant les tensions de la guerre froide. Dans ces conditions, la littérature peut-elle vraiment sortir de guerre ?
3. Écrire après Auschwitz ? (19451955) Dans l’immédiat après-guerre, l’esprit de la Résistance et de la Libération domine la vie intellectuelle et culturelle. La France doit panser ses plaies, matérielles et morales. Gaullistes et communistes entretiennent un climat d’unité nationale qui glorifie les sacrifices de la Résistance pour mieux faire oublier les abandons de Vichy, l’asservissement de l’administration française à la politique nazie pendant l’Occupation, l’affaiblissement de la France sur la scène internationale et sa situation de dépendance vis-à-vis
des deux grandes puissances qui ont permis la victoire, les États-Unis et l’URSS. Le Parti communiste, qui jouit d’une grande aura, pèse sur l’opinion et séduit les intellectuels, grâce au dynamisme de ses revues (Les Lettres françaises, La Nouvelle Critique) et de ses maisons d’édition (Les Éditeurs français réunis, Les Éditions sociales). Les tensions politiques, cependant, vont vite refaire surface. Dès 1946, de Gaulle, tirant les conséquences du retour au régime des partis, quitte le gouvernement et entame sa traversée du désert. L’année suivante, le Parti communiste entre dans l’opposition, au moment de la rupture entre les deux « blocs » au plan international. Le nouveau régime de la IVe République se met difficilement en place : il n’aura que des majorités incertaines et éphémères pour relever les défis de l’après-guerre, gérer la reconstruction du pays et le redressement de l’économie, et affronter la première grande guerre de la décolonisation, en Indochine (1947-1954). Écrivains et intellectuels, proches du nouveau pouvoir à ses débuts, retrouvent leur distance critique, que ce soit pour suivre de Gaulle (comme Malraux) ou pour promouvoir les idées communistes (comme Aragon). Après l’illusion lyrique de la Libération, vient le temps de la désillusion. Simone de Beauvoir évoquera cette évolution par la voix des personnages de son roman Les Mandarins (1954) : « Quand on relit ce que nous écrivions en 44-45, on a envie de rire »… Au sein même de la gauche, les critiques du stalinisme se font de plus en plus nettement entendre. Beaucoup d’intellectuels et d’écrivains, comme Vercors, Claude Roy ou Roger Vailland, quitteront le Parti communiste au moment de la mort de Staline (1953), de la déstalinisation et de la répression par l’URSS de l’insurrection hongroise (1956).
Une nouvelle génération La vie littéraire a pris un nouveau départ dans les années 1945-55 avec un changement de génération. Les « maîtres à penser » de l’entre-deux-guerres quittent la scène. Valéry meurt en 1945. Gide, qui a suivi la guerre de loin, avant d’être couronné par le prix Nobel en 1947, s’éteint en 1951. Maurras meurt en 1952, au bout de sept ans de captivité. Claudel en 1955, après avoir poursuivi un patient travail de commentaire des Écritures sans cesser de s’intéresser aux affaires du monde. La relève est assurée surtout par Aragon, chantre de la poésie nationale et de l’idéal révolutionnaire,
intellectuel organique du Parti communiste, et par Sartre, philosophe de la toute nouvelle pensée existentialiste et fondateur en 1945 de la revue Les Temps modernes. Malraux, ministre de l’Information du général de Gaulle en 1945, et Mauriac, l’écrivain catholique devenu éditorialiste au Figaro, viennent au second plan : ils n’ont ni des réseaux aussi puissants, ni une stratégie aussi concertée, ni une même foi dans l’action collective. Beaucoup de livres nouveaux, au lendemain de la paix, traitent de la guerre qui vient de s’achever. Jean-Louis Bory reçoit le prix Goncourt 1945 pour son premier roman, Mon village à l’heure allemande, chronique de l’Occupation ordinaire ; Robert Merle le Goncourt 1949 pour Week-end à Zuydcoote, qui a pour toile de fond la bataille de Dunkerque en mai-juin 1940. Romain Gary, qui a combattu héroïquement dans l’aviation alliée depuis l’Angleterre, choisit d’évoquer sur le mode de la fiction les combats des partisans polonais dans Éducation européenne (1945). C’est encore un premier roman. Mais il pose une question essentielle qui reviendra souvent chez l’auteur, et qui concerne la possibilité même de la littérature après les monstruosités du nazisme : que vaut désormais la culture européenne, si elle a pu accoucher de pareilles horreurs ? Comment reprendre le fil de la tradition humaniste occidentale après une telle barbarie, qui n’est pas venue de l’extérieur mais du cœur même de la vieille Europe ? Encore Gary n’a-til qu’une vue partielle, à l’époque, de la barbarie la plus terrifiante, celle de la « solution finale » imposée à des millions de juifs d’Europe ; il en prendra conscience plus tard, comme beaucoup de ses contemporains. C’est une réflexion philosophique sur l’extermination massive commise par le régime hitlérien qui a amené l’Allemand Theodor Adorno à affirmer, en 1949 : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare2. » Il ne voulait pas proclamer par là l’impossibilité effective de toute nouvelle production littéraire ou artistique, mais s’opposer par une formule-choc à la célébration consensuelle de la paix retrouvée, refuser l’amnésie collective d’une « culture ressuscitée » qui s’empressait d’oublier Auschwitz, et appeler à la prise de conscience de l’enjeu « métaphysique » que représente cette rupture radicale de la Shoah, moment sans précédent, dans l’histoire de l’humanité, d’une négation de l’humanité par elle-même. La littérature continue donc — mais sous quelle forme ? À quelles conditions ? Et pour quoi faire ? Dans Qu’est-ce que la littérature ?, où il s’interroge précisément sur la « situation » de l’écrivain après la guerre, en 1947, Sartre répond à la question posée par le titre en assignant à la
littérature de ce temps, lui aussi, une dimension « métaphysique ». À ses yeux, l’homme ayant au cours de cette guerre touché ses limites, la littérature ne peut désormais que chercher à « embrasser du dedans la condition humaine dans sa totalité » : en ce sens, « nous sommes tous des écrivains métaphysiciens ». La même année 1947, Robert Antelme publie L’Espèce humaine, témoignage des mois de souffrance qu’il a passés comme déporté à Buchenwald puis à Dachau. À travers son expérience personnelle, il rapporte celle de tous ceux qui ont été comme lui réduits à des numéros, niés dans leur humanité : comme L’Univers concentrationnaire de David Rousset, prix Renaudot 1946, c’est tout autre chose qu’un récit autobiographique personnel. Une nouvelle forme de récit naît de cette épreuve des limites, qui met l’écriture au défi de représenter l’innommable et qui oblige l’être humain à saisir ce qui est le propre de sa condition, de son « espèce ». Les camps ont montré, pour Robert Antelme, comment les déportés trouvaient la force de vivre dans la revendication de « rester jusqu’au bout des hommes ». Dire que l’on se sentait alors contesté comme homme, comme membre de l’espèce, peut apparaître comme un sentiment rétrospectif, une explication après coup. C’est cela cependant qui fut le plus immédiatement et constamment sensible et vécu, et c’est cela d’ailleurs, exactement cela, qui fut voulu par les autres. La mise en question de la qualité d’homme provoque une revendication presque biologique d’appartenance à l’espèce humaine. Robert ANTELME, L’Espèce humaine (1947).
Le titre du livre-témoignage de cet autre déporté que fut l’Italien Primo Levi, Si c’est un homme (1947), atteint au même degré d’universalité. Plus tard viendra l’œuvre tout aussi marquante de Charlotte Delbo, qui fut l’assistante de Louis Jouvet avant de s’engager dans la Résistance, puis d’être arrêtée et déportée (Le Convoi du 24 janvier, 1965 ; Auschwitz et après, 1970-71).
Une littérature « lazaréenne » À la suite de Jean Cayrol, on parle de littérature « lazaréenne » pour évoquer cette littérature du retour à la vie après le passage par la mort, du nom du Lazare de l’Évangile ressuscité par le Christ. Lazare est celui qui a vu la mort et qui revient parmi les vivants avec cette mémoire de l’horreur.
Écrivain résistant, déporté, Cayrol a publié à son retour des camps des poèmes (Poèmes de la nuit et du brouillard, 1945), un roman (Je vivrai l’amour des autres, 1947) et un essai (Lazare parmi nous, 1950). Il a collaboré avec Alain Resnais pour le film Nuit et brouillard (1956). D’un genre à l’autre, il cherche la voix la plus juste pour traduire l’indicible. La littérature « lazaréenne », pour lui, est celle qui prend en charge le tragique de la condition humaine dont l’expérience des camps a fait éprouver les limites extrêmes. L’entreprise littéraire est alors à redéfinir : il y aurait un « romanesque lazaréen », sans intrigue et sans histoire, seul en mesure de rendre sensible le caractère unique des camps de la mort, cet « univers de l’immobilité ». Au-delà de Cayrol, n’y aurait-il pas une forme d’inspiration « lazaréenne », plus largement, pour toute littérature qui sait prendre acte de l’après-Auschwitz et s’interroger en conséquence sur ses conditions de possibilité ? Pour l’écrivain et critique Maurice Blanchot, qui a publié ses premiers romans pendant la guerre, Auschwitz marque une rupture radicale dans l’histoire de la littérature : une fois franchi un tel seuil, on ne pourrait plus écrire que sur l’impossibilité d’écrire. À la suite d’Adorno mais en termes différents, Blanchot dira « qu’il ne peut pas y avoir de récit-fiction d’Auschwitz » : « tout récit désormais sera d’avant Auschwitz », parce que tout récit suppose un « bonheur de parler » qui est devenu impossible dès lors que « l’humanité a eu à mourir dans son ensemble par l’épreuve qu’elle a subie en quelques-uns3 ». Tout écrivain serait alors comme le Christ devant Lazare, confronté à l’expérience de la mort et à la question du retour à la vie, qu’il ait ou non subi personnellement l’épreuve des camps. Blanchot étend toutefois la figure de Lazare à une représentation générale de la littérature, qui serait par essence exposée à la mort : la littérature ne donne vie à des signes qu’en s’ouvrant à la mort ; en ce sens, elle « veut le Lazare perdu et non le Lazare sauvé et ressuscité » (La Part du feu, 1949). Le sens de la référence évangélique s’inverse alors, et le fait concentrationnaire perd toute spécificité. On a pu voir aussi dans la Shoah une mise à mort des illusions humanistes qui conduit à reconstruire l’art et la littérature sur d’autres bases, bien loin de toute prétention morale et de toute causalité psychologique, en jetant le soupçon sur le langage, coupable d’avoir été le vecteur de tous les mensonges. La littérature nouvelle, antithèse de la littérature humaniste, serait alors « lazaréenne » quand elle confronte des
personnages au caractère « absurde » des mots et des situations (de Camus à Beckett), quand elle prend parti pour les « choses » dans leur matérialité (Ponge), quand elle décrit des lieux sans les investir de significations humaines a priori, accomplissant un romanesque sans intrigue qui semble correspondre au programme de Cayrol (le Nouveau Roman). Et de fait, les bouleversements de la guerre ont contribué à cristalliser une crise du langage et des représentations qui a entraîné certaines des grandes mutations de la littérature dans les années cinquante. Le renouveau des recherches formelles n’est pas sans rapports avec les tragédies de l’histoire. Mais il n’est pas nécessaire de recourir à la figure de Lazare pour penser ces évolutions. S’inscrit plus manifestement dans l’« après-Auschwitz », en revanche, la lignée des œuvres qui montrent qu’une littérature reste possible, sur Auschwitz et à partir d’Auschwitz, comme mémoire d’Auschwitz — même après le temps des témoins. Il faut attendre quelque temps avant que ne se forme, dans sa spécificité, une littérature « lazaréenne » de la Shoah, surtout à partir d’André Schwartz-Bart (Le Dernier des Justes, 1959) et Elie Wiesel (La Nuit, 1960), puis avec les œuvres de Georges Perec (W ou le souvenir d’enfance, 1975) et le film majeur de Claude Lanzmann, Shoah (1985). La question de l’écriture après Auschwitz ne trouvera donc des éléments de réponse que dans une longue durée. Elle est encore d’actualité au début du e XXI siècle : nous y reviendrons. Il arrive aussi que ressurgissent des textes, longtemps après, qui donnent un autre sens à l’image de Lazare revenu d’entre les morts. Le grand roman sur l’exode et l’Occupation, Suite française, qu’Irène Némirovsky a laissé inachevé lorsqu’elle a été arrêtée et déportée en 1942 pour ne pas revenir, n’a été publié qu’en 2004. Fait exceptionnel, il a reçu alors le prix Renaudot à titre posthume. Le Journal d’Hélène Berr, témoignage d’une jeune étudiante de famille juive qui assiste à la progression de la terreur dans le Paris occupé, avant d’être déportée et de mourir à Bergen-Belsen en 1945, a été découvert et publié lui aussi bien longtemps après, en 2008. Ces deux livres, écrits avant Auschwitz, ne disent rien des camps : ils s’arrêtent à leurs portes ; mais ils parlent aux lecteurs après les camps, depuis les camps : Lazare est toujours parmi nous.
Notes 1. Jacques Poirier, « 1930 », Le Temps des Lettres. […], op. cit., p. 225-226. 2. Theodor W. Adorno, « Critique de la culture et société » (1949), Prismes, 1955, trad. G. et R. Rochlitz, Paris, Payot, 1986, rééd. Payot & Rivages, 2010, p. 30. 3. Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 98-99.
Chapitre 2 Du surréalisme à l’existentialisme 1. Le surréalisme « au service de la Révolution » Le contexte historique éclaire l’évolution qui conduit d’un champ littéraire dont l’avant-garde est le surréalisme, dans les années trente, à l’empire de l’existentialisme sartrien au lendemain de la guerre. Mais le surréalisme ne disparaît pas avec la fracture de la guerre, et le courant existentialiste ne naît pas ex nihilo en 1945. Chacun de ces deux mouvements qui dominent la vie littéraire au milieu du siècle mérite donc d’être suivi dans la durée, des années trente aux années cinquante. Tous deux sont confrontés à la question de l’engagement dans l’action politique, et se distinguent dans une large mesure par leur manière d’y répondre.
Poésie et politique : une synthèse impossible ? L’année 1930 montre au grand jour l’éclatement du groupe surréaliste issu de la « période héroïque », divisé précisément sur le sens et la nature de son orientation « révolutionnaire ». Breton publie le Second Manifeste du surréalisme en décembre 1929 dans La Révolution surréaliste. Il y confirme, non sans véhémence, un certain nombre d’exclusions : Artaud, Delteil, Desnos, Naville, Soupault, Vitrac… Ses ennemis répliquent peu après par un violent pamphlet collectif intitulé Un cadavre, qui retourne contre Breton l’injure qu’il avait lui-même adressée à la dépouille d’Anatole France en 1924 : « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière. » Le « cadavre », maintenant, c’est Breton. Et, pour ses détracteurs, le surréalisme est mort avec lui. Les textes, qui insultent Breton en le comparant à un « flic » ou un « curé », sont illustrés d’une
photographie qui le représente les yeux fermés, coiffé d’une couronne d’épines. Ont signé Vitrac, Desnos et Ribemont-Dessaignes, liés au mouvement depuis ses débuts ; Michel Leiris, Raymond Queneau et Jacques Prévert, qui ont fréquenté le groupe depuis 1924-25 ; Georges Bataille, qui n’est pas membre du groupe mais que Breton a pris à partie dans le Second Manifeste. Breton réagit à son tour avec l’édition de ce texte en volume, chez Kra, en juin 1930 : il y insère des extraits de ce Cadavre dirigé contre lui, dans une rubrique intitulée « Avant / Après », en plaçant en vis-à-vis des extraits d’autres propos, élogieux ceux-là, des mêmes auteurs : leurs contradictions sont ainsi évidentes, sans besoin de commentaire. Pourquoi un second manifeste, cinq ans après le premier ? L’objectif n’est pas seulement polémique mais théorique, et c’est l’approfondissement théorique qui justifie la rigueur polémique. Breton précise le sens de l’activité surréaliste en consolidant ses bases doctrinales, étayées sur la pensée dialectique de Hegel et le matérialisme historique de Marx. Il réaffirme l’exigence de révolte en rejetant à présent les « ancêtres » du mouvement auxquels le premier Manifeste avait pourtant rendu hommage, Baudelaire, Rimbaud et Poe. Le surréalisme ne s’est donc pas émoussé avec le temps, au contraire : « Tout est à faire, tous les moyens doivent être bons à employer pour ruiner les idées de famille, de patrie, de religion. » Breton entend « épurer » le surréalisme, réservé désormais à des initiés qui doivent « tout risquer » pour le suivre. La synthèse entre les recherches poétiques et l’action politique, entre l’autonomie du mouvement et ses liens avec d’autres mouvements révolutionnaires, Breton la conçoit comme une dialectique vivante — de même que le surréalisme se définit comme une quête dynamique, jamais achevée, celle d’un « point de l’esprit » supérieur où les contradictions se résolvent. La violence des exclusions est donc à la mesure de ces hautes exigences : « Que pourraient bien attendre de l’expérience surréaliste ceux qui gardent quelque souci de la place qu’ils occuperont dans le monde ? » En 1930, à la suite de cette crise, le noyau historique du groupe s’est donc resserré — autour de Breton, Aragon, Eluard, Péret, Ernst… Ils sont rejoints toutefois par de nouveaux venus : René Char, Georges Sadoul, le peintre Salvador Dalí, le cinéaste Luis Buñuel… Le mouvement reste partagé en deux tendances, entre lesquelles Breton cherche à maintenir l’équilibre. Il l’exprime en ces termes dans son discours au Congrès pour la
défense de la culture (1935) : « “Transformer le monde”, a dit Marx ; “changer la vie”, a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un. » Mais la synthèse résiste mal aux sollicitations de l’histoire. Dalí incarne l’un des pôles, la volonté d’explorer l’inconnu ; Aragon l’autre, l’appel de la voie révolutionnaire. Or la question des relations avec le Parti communiste ressurgit à la suite du voyage en Russie d’Aragon et Sadoul, fin 1930. Aragon choisit bientôt de renier le surréalisme pour le communisme, afin d’agir pour des transformations politiques et sociales effectives aux côtés du prolétariat en lutte. C’est une grave crise pour le mouvement : Aragon était depuis l’origine l’un de ses membres les plus actifs. En 1938, Eluard rompra à son tour avec Breton, puis rejoindra Aragon au Parti communiste dans la Résistance.
Les surréalistes à l’épreuve de la guerre La guerre disperse les surréalistes, mais élargit leur audience dans le monde, favorise de nouveaux contacts et stimule les débats esthétiques. À la Martinique, Breton fait la connaissance d’Aimé Césaire, qui a inventé le concept de « négritude » pour désigner l’identité culturelle des Noirs et qui reconnaît ses affinités avec le surréalisme. Aux États-Unis, il fait découvrir l’art surréaliste grâce au soutien de la milliardaire Peggy Guggenheim, et lance avec Marcel Duchamp et Max Ernst la revue VVV. Dans la France occupée, un groupe de jeunes surréalistes se forme sous le nom de « La Main à plume », qui poursuit des publications et maintient l’esprit du mouvement. Exilé au Mexique, Benjamin Péret réagit à la publication de L’Honneur des poètes, recueil de poèmes de la Résistance auquel ont participé Aragon et Eluard, par un pamphlet intitulé Le Déshonneur des poètes. Il dénonce le choix fait par d’anciens surréalistes d’une poésie qui, par besoin de propagande, revient à la fois au vers classique et aux valeurs nationales, en contradiction avec la révolution poétique et politique voulue par le mouvement. Même si Péret, qui est à l’étranger, bien loin des conditions dans lesquelles écrivent les poètes résistants, peut paraître mal placé pour leur faire la leçon, l’argument est à prendre au sérieux : une création poétique qui renoue ainsi avec la tradition nationale peut-elle encore se dire révolutionnaire ? Aragon et Eluard prouvent d’eux-mêmes, en somme, qu’ils n’ont plus rien de surréaliste. À la même époque, René Char, résistant sur le sol national, choisit au contraire de ne rien publier tant
que la situation exige d’agir par les armes : il ne fera connaître qu’après la guerre une œuvre qui puise largement sa matière dans l’expérience des combats, mais qui n’a en rien renoncé à l’exigence formelle, même si elle prend ses distances avec la doctrine surréaliste (Feuillets d’Hypnos, 1946). Au lendemain de la guerre, le surréalisme est passé à l’arrière-plan. S’il avait toujours veillé à construire sa propre histoire, il se tourne plus que jamais vers les bilans du passé. Julien Gracq, qui avait rejoint le groupe avant la guerre et dont Breton avait salué le premier roman, Au château d’Argol (1938), consacre au fondateur du surréalisme un bel ouvrage critique (André Breton. Quelques aspects de l’écrivain, 1948). Mais le livre rencontre peu d’échos. Ce sont les auteurs et les courants issus de la Résistance qui occupent le devant de la scène. La gauche communiste reproche aux surréalistes d’avoir manqué les rendez-vous de l’histoire. Roger Vailland publie un pamphlet au titre éloquent : Le Surréalisme contre la Révolution (1948). Tzara, devenu communiste, se montre particulièrement sévère dans une conférence qu’il donne à la Sorbonne : le surréalisme, dit-il, parce qu’il a été « absent de nos cœurs et de notre action pendant l’Occupation », n’est « pas fondé pour reprendre son rôle dans le circuit des idées » (« Le Surréalisme et l’Après-guerre », 1947). Breton, présent dans la salle, tente en vain de l’interrompre. Le groupe surréaliste réagit un peu plus tard par une déclaration collective qui rappelle sa position : c’est Rupture inaugurale, texte rédigé par Henri Pastoureau et accompagné de cinquante signatures, dont celle de Breton. Le groupe témoigne ainsi de l’influence qu’il exerce encore. Il réaffirme une vision de la révolution qui n’est pas dépassée ni marginale mais au contraire plus ambitieuse, plus radicale qu’une conception étroitement politique. C’est ce qui le conduit à rejeter toute « politique partisane » en général, et le marxisme en particulier. C’est dans la mesure où il demande à la Révolution d’englober l’ensemble de l’homme, de ne pas concevoir la libération sous tel rapport particulier mais bien sous tous ses aspects à la fois, que le Surréalisme se déclare seul qualifié pour jeter dans la balance les forces dont il s’est fait le prospecteur, puis le conducteur merveilleusement magnétique — de la femme-enfant à l’humour noir, du hasard objectif à la volonté de mythe. Ces forces ont pour lieu électif l’amour inconditionné, bouleversant et fou qui seul permet à l’homme de vivre à compas ouvert, d’évoluer selon des dimensions psychologiques nouvelles. […] Le rêve et la révolution sont faits pour pactiser, non pour s’exclure. Rêver la Révolution, ce n’est pas y renoncer, mais la faire doublement et sans réserves mentales.
Rupture inaugurale (déclaration du groupe surréaliste, Paris, 21 juin 1947).
Concilier le rêve et la révolution, c’était en effet l’objectif essentiel dès les années vingt. Le surréalisme n’est pas « contre la Révolution », puisqu’il veut « la faire doublement », et dans la vie de l’esprit et dans le champ social… Mais le texte signale trois autres apports plus précis et plus récents du surréalisme, trois axes sur lesquels le mouvement a développé ou renouvelé sa pensée depuis 1930 : le « hasard objectif », l’« humour noir », la « volonté de mythe ». Pour les adversaires « engagés » du surréalisme, qu’ils soient communistes ou sartriens, ces orientations confirment l’incapacité du mouvement à exercer une action efficace dans le monde réel. Elles ont pourtant marqué pour toujours l’histoire des arts et des idées.
Le hasard et l’humour La théorie du hasard objectif, précisée par Breton dans L’Amour fou (1937), part du constat qu’il y a dans l’existence des coïncidences suscitant une émotion singulière, des rencontres ressenties comme magiques, des trouvailles d’objets imprévisibles qui répondent aux attentes secrètes du sujet. Telle est déjà la source de la poésie dans Nadja et Le Paysan de Paris, où la déambulation favorise le surgissement de la merveille au cœur de la ville. Le monde nous offre des signes, qui ont la puissance d’une « révélation ». Breton, fidèle à la démarche heuristique qui était déjà à l’œuvre à l’époque des Champs magnétiques et du premier Manifeste, cherche une explication à ces hasards qui ont le pouvoir de charger certains moments de la vie d’une intensité particulière. Il la trouve dans la relation dialectique d’une détermination objective (des conditions qui viennent du monde réel) et d’un désir subjectif (une attente, une demande qui vient du moi). Ainsi, un masque de métal trouvé par hasard au marché aux puces, élément extérieur objectif, éveille des échos chez le sculpteur Giacometti et joue un rôle « catalyseur » dans son esprit, au point de relancer un travail artistique en panne — élément subjectif. De sorte que la trouvaille remplit « le même office que le rêve », en libérant les pouvoirs psychiques de l’individu. Une rencontre amoureuse, de même, met en relation des données du monde extérieur et la subjectivité du désir. C’est en conciliant une pensée marxiste de la « nécessité » objective et la théorie psychanalytique de l’inconscient que Breton, reformulant à sa manière Engels et Freud, en
vient à définir le hasard comme « la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain ». Un événement apparemment fortuit est ressaisi après coup dans une logique où se rejoignent l’objectif et le subjectif. Dans ce dépassement du clivage habituel entre sujet et objet, il y a place pour le bonheur de l’individu et la liberté de l’artiste. Cette théorie du hasard et du désir s’oppose radicalement à une conception étroitement déterministe des rapports entre l’individu et le monde extérieur. L’apport du surréalisme est tout aussi capital dans la réflexion sur l’humour. Breton publie en 1940 son Anthologie de l’humour noir. Le « sphinx noir de l’humour objectif » doit selon lui s’unir au « sphinx blanc du hasard objectif » pour faire naître toute « création humaine ultérieure ». Car l’humour n’est pas une simple affaire de tonalité : c’est une attitude existentielle, une « révolte supérieure de l’esprit ». Breton emprunte à la fois à Hegel et à Freud pour redéfinir l’humour comme une force de subversion qui s’attaque au langage reçu et à l’ordre social, comme une capacité de distanciation libératrice. Les textes choisis dans l’Anthologie dessinent une histoire de la littérature considérée ainsi du point de vue de l’humour. Parmi bien d’autres auteurs représentés, Swift, Sade, Fourier et Lautréamont témoignent de la transmission de cet esprit depuis le XVIIIe siècle ; Jarry est le jalon qui relie Rimbaud et Apollinaire ; Jacques Vaché et Jacques Rigaut mènent aux contemporains vivants : Duchamp, Prévert, Dalí… Le surréalisme établit ainsi, comme il le fait souvent, le réseau de filiations dans lequel il se situe. Et Breton ne néglige pas non plus la présence de l’humour dans la peinture et au cinéma. Parce qu’il libère le sujet des formes héritées et des contraintes morales, l’humour est puissance de création artistique. L’humour noir, en particulier, est un défi lancé à toutes les agressions qui menacent l’homme — la souffrance, le mal, la mort. C’est pourquoi cette réflexion garde toute sa force au lendemain de la guerre, même si les contemporains n’en ont pas mesuré toute la portée.
Le surréalisme et les mythes La « volonté de mythe », enfin, est surtout affichée dans Arcane 17, publié par Breton en 1945. Dans Le Paysan de Paris, Aragon était déjà à la recherche d’une « mythologie moderne ». Breton va plus loin avec son projet de « création d’un mythe collectif », formulé en 1935 dans Position
politique du surréalisme, qui cherche à concilier ambition artistique et volonté de transformation sociale. À cela s’ajoute l’attirance pour l’occultisme, qui se confirme dans Arcane 17. Le titre renvoie au jeu de tarot et à la figure symbolique de l’Étoile. Le texte explore de grands mythes qui opposent et relient à fois la nuit et le jour, la mort et la vie, le féminin et le masculin : la légende d’Isis et Osiris, qui vient de l’Égypte ancienne ; le mythe de la fée Mélusine, qui ouvre elle-même sur la figure inspiratrice de la « femme-enfant », source de vie débordante, opposée au rationalisme masculin. Breton réécrit ces mythes quand il est à la recherche de mythes nouveaux capables de « repassionner » le monde au sortir de la guerre. En ce sens, il ne fuit nullement le monde présent dans un ésotérisme qui nierait le réel. C’est aussi dans Arcane 17, écrit fin 1944, qu’il s’interroge sur le sens et la valeur des mots « résistance » et « libération », lucide sur leurs ambiguïtés. La promesse de régénération qui anime le livre peut précisément offrir un « contrepoids » à la « détresse » présente de l’être et du monde, et tracer la voie d’une liberté supérieure. En 1942, Breton avait organisé avec Duchamp, à New York, une exposition intitulée : « De la survivance de certains mythes et de quelques autres mythes en croissance ou en formation ». Étaient ainsi représentés, parmi d’autres, les mythes de l’Âge d’or, du Péché originel et du Graal, mais aussi les mythes modernes de la Science triomphante et du Surhomme. Le mythe aide en même temps à penser le monde réel et à transcender les données de l’expérience immédiate par ses pouvoirs de mise en relation — entre ici et ailleurs, entre le passé et le présent, entre l’inconscient individuel et l’histoire collective. C’est aussi la vertu, éminemment poétique, que Breton prête à l’ésotérisme dans Arcane 17, en prenant pour modèles Hugo, Nerval ou Baudelaire : recharger l’imagination, élargir le champ des possibles, rapprocher des réalités distantes, ouvrir sur un « symbolisme universel ». La « volonté de mythe » et les références à la tradition occultiste poursuivent ainsi cette quête de « merveilles » qui fondait déjà la théorie surréaliste de l’image. Les adversaires du mouvement l’accuseront de se détourner de ses principes matérialistes en succombant à une forme de mysticisme. Mais il n’y a pas plus de recours à la transcendance dans ces textes des années quarante qu’aux origines du mouvement. L’intérêt pour les mythes est un trait de l’époque : on le voit dans la présence des mythes au théâtre, chez Anouilh et chez Sartre, ainsi que dans
les essais de Roger Caillois (Le Mythe et l’homme, 1938), Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident, 1939) ou Albert Camus (Le Mythe de Sisyphe, 1942). Le surréalisme se distingue toutefois par l’étendue de sa curiosité, sans limites dans le temps et dans l’espace, et par la fécondité imaginaire qu’il prête aux mythes, convertis et réactivés au sein de sa propre mythologie. Pour les surréalistes, le mythe n’est pas seulement objet de savoir ou moyen didactique : il est matière sensible et réserve d’images, en action et en transformation. Il y a ainsi des mythes proprement surréalistes — par exemple de Paris (Le Paysan de Paris), ou de la Femmefée (Arcane 17). Si le surréalisme « n’a pas changé le monde », dira Camus dans L’Homme révolté (1951), il l’aura du moins « fourni de quelques mythes étranges »…
Le déclin du mouvement Le surréalisme s’efface lentement du paysage littéraire dans les années cinquante. C’est que son héritage s’est largement disséminé, voire banalisé. L’écriture automatique et le récit de rêve ont perdu depuis longtemps le charme de la nouveauté, les cadavres exquis sont devenus un jeu de société… Nombreux sont les écrivains qui ont été pour une part formés à l’école du groupe surréaliste, ou bien marqués de près ou de loin par son influence, et qui maintenant suivent leur propre route. L’esprit surréaliste se prolonge ainsi hors du surréalisme, dans l’impertinence de Prévert, la fantaisie de Boris Vian ou les situations « absurdes » de Ionesco ; et il renaîtra plus tard d’une autre façon, quand la jeunesse de Mai 68 entendra mettre « l’imagination au pouvoir »… Au lendemain de la guerre, les critiques qui sont adressées aux surréalistes ne viennent pas seulement des rangs communistes. Sartre, dans « Situation de l’écrivain en 1947 », s’en prend vivement à cette génération de « jeunes bourgeois turbulents », dont « l’activité se réduit à des impulsions dans l’immédiat » et qui sont incapables d’agir dans la durée. Par le culte de l’inconscient, le surréaliste échappe « à la conscience de soi et, par conséquent, de sa situation dans le monde ». Il s’agite plus qu’il n’agit : « Pour finir il fait beaucoup de peinture et noircit beaucoup de papier, mais il ne détruit jamais rien pour de vrai ». À travers ce portrait sans nuances, Sartre dessine en creux la figure de l’écrivain responsable, en
« situation », qu’il entend lui-même à la même époque incarner et promouvoir.
2. L’existentialisme et la « littérature engagée » L’idée d’un « engagement » de la littérature, au lendemain de la guerre, connaît un succès aussi rapide et aussi éclatant que la gloire toute récente de Sartre, l’écrivain et intellectuel qui en a fait son mot d’ordre. Sartre domine la scène littéraire dans les mois qui suivent la Libération, avec sa pensée philosophique, l’existentialisme, et avec sa revue, Les Temps modernes, créée en octobre 1945 pour être la tribune de la « littérature engagée » et le fer de lance du renouveau intellectuel d’après-guerre. En réalité, cette idée d’engagement n’est pas si nouvelle, même si l’expérience de cette dernière guerre et de la Résistance la charge de significations plus urgentes et plus graves. Sans remonter jusqu’à Hugo ou même Voltaire, qui écrivaient dans des situations historiques très différentes, on peut l’associer à la figure de l’intellectuel moderne, telle qu’elle s’est constituée au tournant des XIXe et e XX siècles avec Zola au moment de l’affaire Dreyfus. Elle redevient d’actualité quand Gide publie en 1924 Corydon, plaidoyer pour l’homosexualité, puis en 1927 le Voyage au Congo, dénonciation du système colonial. Et ce tournant se confirme au début des années trente, on l’a vu, avec la multiplication des congrès, manifestes et déclarations collectives auxquels prennent part les écrivains (Aragon, Malraux, Gide), puis, pendant la guerre, avec un engagement contre l’occupant qui se traduit par la plume (les poètes de la Résistance) ou par les armes (Char, Malraux), parfois jusqu’à la mort (Desnos).
Entre philosophie et littérature Ce qui change cependant en 1945 et dans les années qui suivent, c’est la fortune particulière que connaît la notion d’engagement du fait de sa théorisation par Sartre, dans un contexte intellectuel dominé par l’existentialisme. On a vu en Sartre le « pape de l’existentialisme », comme Breton fut le « pape du surréalisme ». Mais ces deux églises ne pratiquent
pas la même religion. Le surréalisme a mis l’accent sur l’activité poétique et artistique, libérant l’imagination de toutes les censures — d’où sa fécondité littéraire. L’existentialisme se veut d’abord une philosophie de l’existence : il déporte la littérature du côté de la philosophie, soumet la forme à la pensée, la création esthétique au travail intellectuel. La revue Les Temps modernes, même si Sartre s’y entoure d’écrivains (Jean Genet, Michel Leiris, Jean Paulhan, Boris Vian…), ne constitue pas un groupe littéraire, et n’aura pas de postérité littéraire : c’est d’abord une revue d’idées et d’analyses. Il n’y a pas d’art existentialiste ; et, si Sartre a pratiqué de multiples genres (roman, nouvelle, théâtre, autobiographie, essai, chronique, critique…), il s’est arrêté au seuil de la poésie — précisément parce que ce genre, qui cultive le langage pour lui-même, se détourne à ses yeux du « langage-instrument » qui seul est en prise sur l’action. L’existentialisme se méfie de la poésie comme le surréalisme se méfiait du roman. En revanche, alors que le surréalisme a toujours jeté le soupçon sur l’idée de littérature et le métier de « littérateur », l’existentialisme entend bien s’exprimer dans le champ de la « littérature » et prend au sérieux le statut de l’écrivain. Je rappelle […] que dans la « littérature engagée », l’engagement ne doit, en aucun cas, faire oublier la littérature et que notre préoccupation doit être de servir la littérature en lui infusant un sang nouveau, tout autant que de servir la collectivité en essayant de lui donner la littérature qui lui convient. Jean-Paul SARTRE, Les Temps modernes, n° 1, « Présentation » (1945).
Une autre différence majeure entre le surréalisme et l’existentialisme tient à la nature même du mouvement. Le surréalisme a toujours cherché à se structurer, à former un groupe, à définir des objectifs partagés, même si ce ne fut pas sans crises. L’existentialisme, lui, désigne moins une école ou une « famille » littéraire qu’un certain climat intellectuel, un ensemble de thèmes de réflexion et de sujets de préoccupation liés à l’époque, celle des années 1945-55. En ce sens, il illustre les théories qu’il énonce : il n’a pas d’essence, il n’est pas, mais il existe bien, en tant que phénomène de la vie littéraire… Le mot « existentialisme », qui avait été employé une première fois par le philosophe chrétien Gabriel Marcel en 1943, s’est imposé après la Libération dans le débat public bien au-delà de toute conceptualisation, ce qui a entraîné des malentendus. Il ne correspond pas à un mouvement collectif cohérent, mais est entré dans l’usage pour qualifier les œuvres de
plusieurs grandes figures de la littérature, principalement Sartre, Camus et Simone de Beauvoir, malgré toutes les différences qui les séparent, et malgré l’évolution de chacun d’eux dans le temps. Si Sartre l’a repris à son compte (L’existentialisme est un humanisme, 1946), Camus ne s’est jamais reconnu sous cette étiquette. La littérature existentialiste accorde donc à la philosophie un statut éminent. Mais c’est qu’elle trouve sa source intellectuelle dans des courants philosophiques qui sont eux-mêmes largement ouverts à l’expérience littéraire et au monde sensible. Il s’agit des philosophies de l’existence, qui ont réhabilité le sujet concret, les faits de conscience dans leur rapport au monde et à autrui, en s’opposant aux systèmes philosophiques idéalistes qui, comme celui de Hegel, négligent la personne humaine en faisant de la conscience un absolu. L’existentialisme se réfère à Kierkegaard, philosophe de la subjectivité souffrante, à Husserl, fondateur d’une phénoménologie de la « conscience percevante », à Heidegger, pour qui l’étude de l’être commence par l’analyse existentielle de l’« être-là » dans sa relation au monde. Il en déduit une conception de l’existence qui repose sur la tension entre le sentiment de la contingence et la volonté de la dépasser. Une telle démarche rapproche philosophie et littérature. La pensée de Heidegger convoque souvent des textes de poètes. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty, cofondateur des Temps modernes avec Sartre, élabore une « phénoménologie de la perception » (titre de son important ouvrage de 1945) centrée sur le corps, sur la perception des choses : la phénoménologie commence par décrire l’homme dans le monde, avant toute interprétation ; un tel travail s’apparente, dit Merleau-Ponty, à celui de Balzac ou de Proust. Dans un ouvrage philosophique comme L’Être et le néant, la somme de Sartre publiée en 1943, on lit des descriptions qui sont pleinement littéraires, comme celle du garçon de café en représentation. Et Le Mythe de Sisyphe de Camus (1942), « essai sur l’absurde », est plus une œuvre littéraire — par la tension de l’écriture et la part du mythe — qu’un traité philosophique. Avec l’existentialisme, la littérature se fait peut-être philosophie ; mais la philosophie elle-même, une certaine philosophie du moins, appelait logiquement de tels prolongements littéraires. Le développement de ce courant existentialiste s’effectue en trois temps. Il y a d’abord, avant l’apparition du mot en 1944-45, une phase préexistentialiste, où dominent dans les œuvres de Sartre et de Camus les
tonalités sombres de l’angoisse et de l’absurde ; puis la phase triomphante où l’existentialisme s’invente et s’impose, de 1945 à 1950, période où l’idée de contingence s’intègre à une vision plus optimiste de l’action et de la responsabilité ; enfin, à partir de 1950, le temps des tensions et des ruptures, où les vives divergences entre Sartre et Camus, parallèlement à la forte attraction exercée sur Sartre par le marxisme, entraînent l’éclatement puis l’effacement d’un « mouvement » dont l’unité et la spécificité apparentes achèvent de se dissiper.
La pensée de l’absurde La première phase est illustrée par La Nausée de Sartre (1938) et L’Étranger de Camus (1942), deux romans de la solitude et de l’absurde. Nul appel à l’engagement dans ces parcours de héros négatifs, qui ne trouvent aucun sens dans la vie sociale. On est loin du lyrisme de l’action révolutionnaire célébré par Malraux dans La Condition humaine (1933) et dans L’Espoir (1937), les vrais romans engagés de l’avant-guerre. On est loin aussi de l’humanisme héroïque des romans de Saint-Exupéry (Vol de nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939), où l’homme n’est rien d’autre que « ce qu’il fait » — pour reprendre une formule, employée par Malraux (Les Noyers de l’Altenburg, 1943), qui est déjà une définition existentialiste de notre condition, comme Sartre le reconnaîtra. Ce n’est pas un hasard si Merleau-Ponty clôt La Phénoménologie de la perception sur une citation de Saint-Exupéry : « Tu loges dans ton acte même. Ton acte, c’est toi… L’homme n’est qu’un nœud de relations… » (Pilote de guerre, 1942). Sartre aurait pu écrire ces phrases — plus tard. Quand il écrit La Nausée, son premier roman, il choisit d’insister sur le mal-être que provoque la prise de conscience de l’absurdité du monde : la nausée que ressent Roquentin, le narrateur qui tient son journal, c’est précisément la crise existentielle produite par ce sentiment de contingence. Seule l’œuvre d’art, figurée à la fin du roman par un air de jazz, permettrait de dépasser ces limites et de justifier l’existence. Le personnage de Meursault, dans L’Étranger de Camus, ressent moins de malaise que d’indifférence : condamné à mort pour avoir commis un meurtre sans raison apparente, il représente l’homme absurde, enfermé dans sa conscience opaque plus sûrement que dans sa prison. D’abord passif, il finit toutefois par se revendiquer lui-même comme « étranger », contre la
société qui l’exclut. Comme La Nausée, L’Étranger déroute ses lecteurs en suspendant tout jugement moral. Les deux romans rompent avec les conventions littéraires, le premier par l’ironie et la parodie, le second par son écriture neutre, l’un et l’autre par leur refus de l’action romanesque. La solitude d’un anti-héros, le sentiment de l’absurde et l’impression d’engluement dans une existence sans recours se rencontraient déjà dans les romans de Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932) ou d’Emmanuel Bove (Le Pressentiment, 1935). Mais Sartre et Camus vont encore plus loin dans le renversement des valeurs. Avec Le Mur, recueil de nouvelles (1939), et jusqu’aux pièces Huis clos et Le Malentendu de Sartre (1944), avec Le Mythe de Sisyphe et la pièce Caligula de Camus (qui sera jouée en 1945), le lecteur ou spectateur est en présence d’une littérature de la négation et du désespoir qui a sa cohérence : il n’y a ni morale édifiante ni promesse politique pour redonner sens et valeur à l’existence. Du moins peut-on « imaginer Sisyphe heureux », comme l’écrit Camus en conclusion de son essai. Mais c’est accepter l’absurde plus que le surmonter.
Morale de l’action et théorie de l’engagement Dans le contexte de la guerre, le thème de la subjectivité solitaire va progressivement laisser place à celui de la communauté solidaire. L’urgence du combat antinazi conduit à écarter toute tentation nihiliste et tout repli sur soi. C’est le dépassement de l’absurde par une morale de l’action qui prévaut ainsi au lendemain de la guerre lorsque l’existentialisme, désormais reconnu sous ce nom, entre dans sa deuxième phase. L’existentialisme doit devenir « un humanisme » et porter un espoir collectif, comme le proclame Sartre dans sa conférence de 1946. Gabriel Marcel développe un « existentialisme chrétien » (titre de son ouvrage de 1947). Camus montre dans La Peste (1947), par l’allégorie de l’épidémie, comment la fraternité humaine peut triompher de la catastrophe, et présente dans sa pièce Les Justes (1949) les questions morales que pose l’usage politique de la violence. Sartre transpose au théâtre, dans Les Mains sales (1948), le problème des fins et des moyens en politique, s’interrogeant sur l’attitude des partis communistes d’Europe confrontés aux conditions pragmatiques de la prise du pouvoir. Simone de Beauvoir tire les conséquences de l’existentialisme sartrien en l’appliquant dans Le Deuxième Sexe (1949) au statut culturel de la femme (« On ne naît pas femme : on le devient »), ce
qui constitue un appel à sa libération. Tous ces textes, loin d’en rester au constat d’un mal-être nauséeux, s’impliquent dans le débat moral et politique de l’après-guerre en proposant des pensées pour l’action. L’homme existe non dans l’absolu mais « en situation », dans un cadre socio-historique donné, et c’est en s’accomplissant par ses choix et par ses actes avec la pleine conscience de ces contraintes qu’il accède à la liberté. Telle est la thèse que Sartre tente d’illustrer dans le vaste ensemble romanesque, inachevé, des Chemins de la liberté (1945-49). À cette même époque, la théorisation de la notion d’« engagement » emprunte aux impératifs de la praxis marxiste. Car, pour Sartre, tout écrivain est engagé, qu’il le veuille ou non : on est toujours « dans le coup », partie prenante d’un rapport de force. La question est de savoir pour quoi, vers quoi l’on s’engage — luttes de libération ou conservation de l’ordre social. La « Présentation » des Temps modernesfixe un objectif : « Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque. » L’écrivain engagé conforme à l’idéal sartrien, en situation dans son époque, a pour tâche de dévoiler le monde pour amener ses contemporains à assumer leur responsabilité. Il sait que « la parole est action » et que « dévoiler c’est changer » : c’est à ce changement que conduit son engagement. La fonction de l’écrivain « est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent » (Qu’est-ce que la littérature ?).
Humanisme ou marxisme ? C’est ainsi que la réflexion philosophique sur l’existence conduit à une définition politique de l’engagement littéraire, dans le contexte de la guerre et de la Libération, sous l’influence de la pensée marxiste dont le rayonnement est alors considérable. Les rapports entre l’existentialisme et le marxisme sont toutefois difficiles : l’unité du courant existentialiste ne résiste pas à ce compagnonnage théorique et pratique. Et c’est la troisième étape, à partir de 1950. Le totalitarisme stalinien est de plus en plus critiqué à gauche. Raymond Aron et Jean Paulhan avaient quitté Les Temps modernes dès 1946. Le soutien explicite de Sartre au Parti communiste, à partir de 1952, entraîne de nouveaux départs (Merleau-Ponty, Étiemble). La revue se replie sur une ligne plus étroitement militante. Tandis que Sartre se rapproche toujours davantage de la pensée marxiste, Camus montre au
contraire tout ce qui l’en sépare dans L’Homme révolté (1951), où la critique radicale des terrorismes d’État vise notamment le système stalinien. Le livre de Camus, qui provoque la polémique dans l’intelligentsia de gauche, est vivement critiqué par Sartre. La rupture n’est pas seulement circonstancielle : elle consacre des divergences profondes entre les deux hommes. Alors que Camus est d’abord un humaniste, habité par l’esprit de résistance, favorable à la révolte individuelle contre toute forme d’asservissement, Sartre soumet sa vision de l’homme à une logique supérieure de l’histoire dont le moteur est la lutte de classes. Dans Questions de méthode, publié d’abord sous le titre Existentialisme et marxisme (1958), Sartre reconnaîtra que l’existentialisme est voué à se fondre dans l’anthropologie marxiste, l’indépassable « philosophie de notre temps », donc à disparaître. Camus poursuit de son côté une œuvre personnelle amère et pessimiste (La Chute, 1956), tandis que Simone de Beauvoir, mettant en scène la désillusion des milieux intellectuels de l’après-guerre dans Les Mandarins (1954), prend acte de la fin d’une époque, celle où le dogme de l’engagement était porté par une dynamique collective.
Hors de l’existentialisme : au-delà de l’« engagement » Ce déclin de l’existentialisme rend sensible à d’autres voix, celles qui n’ont jamais accepté cette définition de l’engagement littéraire et qui défendent à la même époque une autre idée de la littérature. C’est d’abord, bien sûr, le cas de Breton, des surréalistes et de leurs héritiers. On comprend que Breton, pris pour cible par les écrivains existentialistes et communistes au lendemain de la guerre, choisisse d’opposer énergiquement « un NON irréductible à toutes les formules disciplinaires » : « L’ignoble mot d’“engagement”, qui a pris cours depuis la guerre » — écrit-il dans « Seconde arche », article de 1947 repris dans La Clé des champs (1953) —, « sue une servilité dont la poésie et l’art ont horreur ». Gracq développe une critique plus argumentée dans son pamphlet La Littérature à l’estomac, paru avec l’appui de Camus dans la revue Empédocle en 1950, où il déplore la subordination de la littérature à la philosophie : voilà « la littérature victime d’une formidable manœuvre d’intimidation de la part du non-littéraire ». C’est aux Temps modernes qu’il
adresse ses reproches quand il évoque le « roulement de bottes lourdes » de la métaphysique débarquant dans le territoire des lettres, l’invasion de discours barbares, « jaspériens, husserliens, kierkeggardiens » — du nom des philosophes tutélaires de l’existentialisme — qui dénaturent le style. Dans une note ajoutée dans un deuxième temps, Gracq joue à sa manière sur la notion d’engagement, pour ne pas l’exclure mais la redéfinir dans une perspective littéraire : sa cible n’était pas, précise-t-il, « la littérature qui s’engage », mais « une littérature de magisters » ; car la littérature, la vraie, n’est autre qu’un « engagement irrévocable de la pensée dans la forme ». C’est réinterpréter le mot dans un sens ouvertement anti-sartrien — et anticiper, au seuil des années cinquante, sur l’avènement des temps formalistes… Étiemble, ancien des Temps modernes à qui Gracq fait allusion au passage dans La Littérature à l’estomac, joue encore sur le mot en n’en changeant que préfixe dans le titre éloquent de son pamphlet Littérature dégagée (1955). Une autre voie consiste à prolonger l’exploration littéraire de l’absurde et de la contingence, thèmes bien présents aux origines du courant existentialiste, mais sans en déduire une morale didactique de l’engagement — au contraire. Quand Vian met en scène avec humour dans L’Écume des jours (1947) Jean-Sol Partre, « capable d’écrire n’importe quoi sur n’importe quel sujet et avec quelle précision », la satire du culte existentialiste est plus plaisante que blessante, mais le romancier montre surtout que l’on peut faire de tout autres choix d’écriture, en plein règne de l’existentialisme. Ionesco, dont la première « anti-pièce », La Cantatrice chauve, est jouée en 1950, va plus loin dans la critique quand il rejette toute soumission du théâtre à la politique et à l’idéologie au nom de l’autonomie de l’art, espace de libre imagination. S’il expose sur la scène une situation existentielle et une crise du langage qui mettent à nu la vérité de la condition humaine, il refuse l’engagement qui « ampute l’homme » : « Les Sartre sont les véritables aliénateurs de l’esprit » (« Notes sur le théâtre », Arts, 1960). Si l’existentialisme est cette réduction de l’existence au politique, la représentation de l’existence mérite bien mieux que l’existentialisme. Enfin, une nouvelle génération de jeunes romanciers voit le jour autour de 1950 en prenant clairement position contre l’idéalisation de la Résistance et les impératifs de la morale sartrienne. On les appellera les Hussards, à la suite d’un article qui leur est consacré par Bernard Frank dans Les Temps
modernes (1952). Ils remettent en cause le règne des intellectuels de gauche sur la vie littéraire, qui ne laissait plus d’espace à des écrivains de droite depuis 1945, et revendiquent leur parenté avec certains auteurs qui s’étaient compromis à des degrés divers sous l’Occupation, comme Chardonne, Morand et Céline. Ce sont principalement Jacques Laurent (Les Corps tranquilles, 1948), Antoine Blondin (L’Europe buissonnière, 1949), Roger Nimier (Le Hussard bleu, 1950) et Michel Déon (Je ne veux jamais l’oublier, 1950). Cultivant la désinvolture et le non-conformisme, ils renouent avec le romanesque stendhalien et l’énergie barrésienne. Aux contraintes idéologiques de l’engagement sartrien, ils opposent la liberté du plaisir et le goût du style. Ils contribuent ainsi à clore le temps des engagements — au sens que ce mot avait pris, depuis le combat antifasciste d’avant-guerre jusqu’aux projets révolutionnaires d’après-guerre. Aragon et Sartre n’ont certes pas dit leur dernier mot, mais ils ne vont plus exercer désormais le même magistère sur le monde des lettres. Le tournant qui s’opère alors se confirme, plus encore qu’avec les Hussards, quand Alain Robbe-Grillet fait de « l’engagement » une des notions qu’il considère comme « périmées », dans un article de 1957. Fondateur du Nouveau Roman, il entend tourner la page de cette ambition sartrienne, qu’il rapproche des tentatives d’importation du « réalisme socialiste » d’inspiration soviétique. En prétendant associer littérature et engagement, Sartre a échoué : la littérature ne pouvait qu’y perdre. RobbeGrillet redéfinit alors l’engagement en des termes qui sont étonnamment proches de ceux de Gracq : « Redonnons donc à la notion d’engagement le seul sens qu’elle peut avoir pour nous. Au lieu d’être de nature politique, l’engagement c’est, pour l’écrivain, la pleine conscience des problèmes actuels de son propre langage [et] la volonté de les résoudre de l’intérieur. »
Chapitre 3 Situation des genres 1. Responsabilité du poète L’idée d’un engagement dans la forme peut être prise au sérieux pour caractériser les grandes tendances de la poésie au milieu du siècle, entre 1930 et 1955. Le poète est responsable de ses choix d’écriture ; il s’implique dans une poétique personnelle, construit son propre code. Cela n’allait pas de soi quand s’imposaient les règles d’une métrique partagée : fidèle au vers régulier dans Charmes, Valéry ne cherchait pas, de ce point de vue, à inventer un langage nouveau. Cela n’allait pas de soi non plus quand l’abandon aux forces de l’inconscient diluait la responsabilité du sujet écrivant. Le surréalisme, en refluant, laisse revenir la conscience subjective. Mais il a légué une leçon de liberté absolue.
L’art au-delà du genre À ses débuts, René Char a participé aux productions collectives du groupe surréaliste, comme Ralentir travaux, écrit en commun avec Breton et Eluard (1930). Dans Le Marteau sans maître (1935), le poème est encore pour lui, comme le titre l’indique, opération de déprise du sujet, « phosphore poétique autonome meurtrier », liberté laissée à la force destructrice des mots. Il trouve sa voix singulière en s’éloignant du surréalisme pour s’engager dans la maîtrise d’une parole plus ouverte au monde, sensible à l’œuvre des peintres, condensée dans la rigueur minérale de ses poèmes en prose, vers libres ou aphorismes (Seuls demeurent, 1945). Le choix du silence pendant la guerre s’inscrit dans la logique d’une responsabilité, à la fois éthique et poétique, qui s’exerce alors dans le champ de l’action avant de pouvoir se manifester de nouveau par le verbe. Aragon, qui partage avec Char l’exigence d’une responsabilité morale et politique du poète, fait un choix poétique différent en revenant à la versification, engagement dans une forme donnée qu’il conçoit comme la
conséquence de son engagement dans le monde (La Diane française, 1946). Francis Ponge, qui a côtoyé le surréalisme vers 1930, puis adhéré au Parti communiste et pris part à la Résistance comme Eluard et Aragon, écrit dès avant la guerre les poèmes qui composeront Le Parti pris des choses (1942) : aux antipodes de tout lyrisme national et de tout parti pris politique, il invente une rhétorique qui correspond à son engagement propre, humblement prosaïque, au plus près des rapports entre les mots et les objets. Henri Michaux, marqué initialement moins par les poètes que par les peintres surréalistes (Ernst, Chirico), suit très vite une voie autonome, cherchant en lui-même les moyens de reconstruire par l’écriture un espace habitable contre l’agression de la réalité. C’est avec la pleine conscience des moyens psychiques mis en œuvre, au besoin par le recours à des hallucinogènes, qu’il explore différentes formes de rupture avec la société, soit dans des ailleurs imaginaires (Voyage en Grande Garabagne, 1936), soit dans l’approfondissement des hantises du dedans (La nuit remue, 1935). […] Dans le noir nous verrons clair, mes frères. Dans le labyrinthe nous trouverons la voie droite. Carcasse, où est ta place ici, gêneuse, pisseuse, pot cassé ? Poulie gémissante, comme tu vas sentir les cordages tendus des quatre mondes ! Comme je vais t’écarteler ! Henri MICHAUX, « Contre ! », La nuit remue (1935).
Entre ces grands poètes de l’époque, il n’y a donc pas l’unité d’une « famille d’esprit » ou d’une esthétique commune. Ce qu’ils ont du moins en commun, c’est de mettre à l’épreuve les limites du genre. Si Aragon défend encore « la rime en 1940 », à l’époque du Crève-Cœur, il évolue ensuite vers des recueils beaucoup plus hétérogènes, comme Le Roman inachevé (1956), mélange de proses, de vers libres et de vers traditionnels dont le titre même signale l’intention de brouillage générique. Ponge écrit des Proêmes (1948) qui tiennent de la note brute, du commentaire critique, du journal intime — parfois du poème. Les récits de voyages imaginaires de Michaux appliquent les formes de l’observation ethnologique à des êtres ou peuplades inventés : nulle ressemblance, alors, avec des textes poétiques existants ou ayant existé. Fureur et mystère de Char (1948) contient de courts récits ou portraits qui côtoient des fragments, des phrases isolées. La
poésie de Char dialogue en outre avec les arts graphiques, comme celle de Michaux : c’est l’art qui alors est en jeu ; peu importe l’identité de la poésie comme telle. Aucun critère rhétorique ne permet donc de distinguer le texte poétique, qui ne doit sa spécificité qu’à la puissance de son invention formelle et au degré d’engagement personnel de l’auteur. Que la poésie soit devenue « activité de l’esprit » et non plus « moyen d’expression », pour reprendre la distinction opérée par Tzara dans un article de 19311, c’est un acquis du surréalisme, qui a pris acte des mutations de la modernité. Le poème moderne, écrit le critique Jean Starobinski à propos de l’œuvre de Pierre Jean Jouve, « ne peut plus être une pièce d’éloquence versifiée ou un chuchotement confidentiel » : la création poétique « ne se distingue pas désormais du mouvement par lequel la personne du poète se déprend et se transmue ». En tant qu’ensemble générique régi par des règles communes, la poésie n’existe plus : il n’y a plus que des poètes. Mais cela ne signifie pas que la contestation et l’innovation radicale soient devenues la règle, et suffisent à fonder le projet poétique. Char lui-même, dans Feuillets d’Hypnos, définit le poète comme « conservateur des infinis visages du vivant ». Ses aphorismes disent la tension entre « l’acquiescement » et « le refus », le geste de « retenir » et celui de « projeter », deux attitudes poétiques contradictoires en apparence mais tout aussi nécessaires. La responsabilité du poète est double : sa tâche est à la fois d’affirmer et de nier, de conserver le passé et d’annoncer l’avenir. Le Sénégalais Léopold Sédar Senghor réalise cette synthèse, au lendemain de la guerre, dans ses poèmes qui sont à la fois cris de protestation et célébration lyrique (Chants d’ombre, 1945 ; Hosties noires, 1948).
Refus ou « acquiescement » Tous les poètes, cependant, ne cherchent pas l’équilibre entre ces deux postulations. Michaux, ou Prévert, qui publie en 1945 le recueil Paroles, sont surtout des poètes du refus, l’un par la violence et l’autre par l’ironie. Saint-John Perse, en revanche, est surtout poète de l’acquiescement, de la célébration du monde. Son œuvre poétique, qui avait vu le jour au début du siècle, atteint toute son ampleur au temps de la guerre et de l’après-guerre, scandée par un rythme qui s’accorde aux forces élémentaires (Vents, 1946). Faire écho aux « infinis visages du vivant », c’est alors renouer avec la
tradition lyrique la plus ancienne tout en créant une langue poétique inédite, somptueuse par son usage des analogies, des effets sonores et des cadences rythmiques. Pour Saint-John Perse, le poète a pris la place du métaphysicien et le « divin » réside désormais dans la poésie même. Il reconnaîtra par là, dans son Discours de Stockholm (1960), une « exigence spirituelle » inhérente à la poésie. D’autres poètes orientent précisément leur « acquiescement » en direction du divin, mais avec la conviction d’une présence qui n’est pas de ce monde. Le travail formel sert alors une quête personnelle éclairée par la foi religieuse, dans la lignée de Péguy et de Claudel au début du siècle : le poète est responsable de l’usage qu’il fait de la parole devant les hommes et devant Dieu. Cette veine poétique est largement représentée au milieu du siècle, comme en réponse aux tragédies de l’histoire. Elle est illustrée par l’œuvre de Patrice de La Tour du Pin, où la quête mystique s’élève au mythe et la poésie à une « théopoésie » (La Quête de la joie, 1933) ; par les textes de Pierre Emmanuel, poète de la Résistance, attaché à la figure du Christ comme à celle d’Orphée, qui déploie une « épopée spirituelle de l’histoire humaine » dans Babel (1951) ; par la poésie de Marie Noël, qui aborde les réalités les plus simples sous l’éclairage d’une foi fervente (Chants et psaumes d’automne, 1945) ; par celle de Jean Grosjean, qui puise son inspiration dans l’Ancien Testament pour écrire Hypostases (1950)… Pierre Jean Jouve, converti au catholicisme en 1925, renie alors son œuvre antérieure ; mais s’il voit dans la poésie « un véhicule intérieur de l’amour », il n’ignore pas les abîmes de l’inconscient, qui hantent sa quête métaphysique (Sueur de sang, 1933). La spiritualité n’est pas un refuge hors de l’humanité, une religiosité coupée du monde. La dimension spirituelle coexiste avec l’humour et la fantaisie chez Norge (Les Râpes, 1949), les changements de rythme et de ton chez Jean-Paul de Dadelsen (Jonas, 1962, posth.), la perception du quotidien et les sentiments intimes chez René Guy Cadou (Hélène ou le Règne végétal, 1944-51). Cadou a par ailleurs participé à l’école de Rochefort (avec Jean Follain, Maurice Fombeure, Luc Bérimont…), qui a tenté de faire vivre pendant la guerre une poésie de la simplicité et de la fraternité. Tous ces poètes « s’engagent » dans des « formes » diverses. Beaucoup s’inspirent des Écritures, comme le faisait Claudel. Leur sentiment religieux, loin de les détourner du réel, aiguise leur regard sur l’existence et sur l’histoire.
Le lyrisme de l’acquiescement poétique peut toutefois ouvrir sur l’universel sans postuler de transcendance, à hauteur d’homme. Les « visages du vivant », ce sont aussi ceux de l’amour humain et du monde naturel. Le poète « conserve » cette responsabilité de chanter l’amour et de pleurer la mort, ou de célébrer le sentiment cosmique, l’union avec les éléments. Le lyrisme reste discret dans la poésie de Supervielle, qui poursuit à l’écart des courants et des modes une œuvre sensible à la beauté et à l’étrangeté du monde naturel, des lieux et des choses (Oublieuse mémoire, 1949). Eluard, reconnu comme poète de la Résistance, a su au contraire épouser le mouvement de l’histoire. Mais sa voix lyrique garde des accents singuliers, une fraîcheur et une justesse dans l’expression des sensations, que les impératifs de l’engagement n’auront pas altérés (Poésie ininterrompue, 1946-52). Les poèmes écrits après la mort soudaine de sa femme Nusch sont de l’émotion pure (Le temps déborde, 1947). L’œuvre poétique d’Aragon, de même, ne saurait être réduite à sa visée militante. Passée comme celle d’Eluard du temps des refus à celui de l’acquiescement, irradiée par l’amour du poète pour Elsa, la compagne et la muse, elle lie l’amour humain à une espérance poétique et politique qui le dépasse (Les Yeux d’Elsa, 1942).
De nouveaux langages La responsabilité du poète peut-elle encore s’engager dans l’invention de nouvelles formes d’écriture ? Dans les années quarante, Eluard et Aragon ont délaissé depuis longtemps la pratique des expérimentations dadaïstes. L’appel aux ressources ludiques de la langue tend à s’estomper chez les surréalistes, anciens ou actuels. André Breton reconnaît qu’il enfreint ses principes en renonçant à l’écriture automatique quand il écrit l’Ode à Charles Fourier (publiée en 1947), éloge poétique du penseur socialiste en même temps que méditation sur le temps présent. Isidore Isou, l’inventeur du « lettrisme », tente bien de réactiver l’esprit des avant-gardes dans son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947). Mais en faisant de la lettre le matériau poétique de base, hors de tout processus linguistique de signification, il ampute la poésie d’une dimension essentielle. L’invention verbale et les fantaisies du langage s’observent surtout à présent chez des auteurs qui sont parfois passés par le surréalisme mais
chez qui le travail sur les mots est concerté, non « automatique » : Jean Tardieu, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Francis Ponge… L’« engagement dans la forme » est leur loi. Ces poètes ont déjà écrit et publié avant la guerre, mais se font surtout connaître après la Libération. Tardieu s’est intéressé aux limites du langage poétique en étudiant ses rapports avec la musique et avec la peinture. En 1951 il publie Monsieur Monsieur, « poèmes humoristiques » en forme de dialogues parodiques, puis Un mot pour un autre, qui déconstruit le discours conversationnel. Prévert vient du surréalisme, et du cinéma. Ses poèmes sont écrits pour être dits, chantés, ou vus comme « spectacle » (titre de son recueil de 1951). Les textes de Paroles connaissent un grand succès populaire au lendemain de la Libération. Souvent satiriques, ils prennent pour cibles la société bourgeoise, l’armée et la religion, ainsi qu’une conception sacralisante de la poésie. L’irrévérence passe par les effets de surprise et par les jeux de mots. Queneau doit peut-être aussi son sens de l’humour à sa jeunesse surréaliste. Mais il en use avec science et rigueur dans son autobiographie poétique (Chêne et chien, « roman en vers », 1937), dans ses poèmes de L’Instant fatal (« Si tu t’imagines », 1946), dans l’exposé poétique des savoirs de la Petite Cosmogonie portative (1950) et dans les variations formelles de ses célèbres Exercices de style (1947). Son « Art poétique » de L’Instant fatal s’en prend au fondement de la langue écrite, l’orthographe — « ça a toujours kekchose d’extrême / un poème » —, en accord avec une démarche critique qu’il théorise à la même époque dans Bâtons, chiffres et lettres (1950). Mais c’est Ponge qui va le plus loin pour se défaire méthodiquement des illusions du lyrisme et des anciens cadres rhétoriques. Les « paroles toutes faites » nous étouffent. Il importe donc de « résister aux paroles », et d’« apprendre à chacun l’art de fonder sa propre rhétorique » (Proêmes). Telle est la tâche du poète. Si Ponge joue avec les mots dans Le Parti pris des choses (1942), c’est pour un jeu très sérieux où la rigueur formelle et la précision descriptive permettent de donner la parole aux « choses muettes ». « Plus de sonnets, d’odes, d’épigrammes », dira-til ; plutôt des « définitions-descriptions » exigeant un travail minutieux, qui s’ajustent aux objets du quotidien — le pain, l’huître, le cageot, la bougie… — et renouvellent ainsi le regard porté sur le réel en même temps que la fonction de la poésie. Cette exigence formelle rappelle la poétique de Mallarmé et de Valéry, quand Eluard et Aragon perpétuent au contraire l’ambition rimbaldienne (et
surréaliste) de « changer la vie », et, plus largement, une tradition romantique du lyrisme amoureux et de l’engagement dans la cité. La mort d’Eluard en 1952, suivie du désenchantement d’Aragon qui reconnaît les « blessures de l’utopie » dans Le Roman inachevé (1956), marque la fin d’une figure sociale du poète qui était encore romantique — reconnue par le plus grand nombre, présente sur la place publique. En 1953 paraît Du mouvement et de l’immobilité de Douve, premier grand recueil d’Yves Bonnefoy, qui a rompu avec le surréalisme en 1947 pour revenir au « lieu », aux « choses simples », à la « réalité ». La poésie connaît alors un tournant moins fracassant que le roman, mais non moins important en profondeur.
2. Le roman, l’existence et l’histoire Autour de 1930, le roman revient à la conscience de l’histoire, à la morale de l’action, à la réflexion sociale et politique. Après une période où le genre était dominé par l’analyse psychologique, la poétique de la rêverie et les recherches formelles, c’est la condition même de l’homme dans le monde et dans la société qui devient l’horizon des romanciers. Dans son pamphlet Mort de la pensée bourgeoise (1929), Emmanuel Berl reproche au roman psychologique du début du siècle de conforter l’ordre bourgeois, que la littérature devrait au contraire mettre en question. Mais il repère un tournant positif dans l’œuvre de Malraux, qui a publié Les Conquérants en 1927. C’est à ses yeux l’annonce d’un nouveau type de roman, qui refuse l’ordre établi et pose les seules questions légitimes, celles de la place de l’homme dans le monde et du sens de la vie. De fait, c’est dans cette voie que s’engage le roman français à partir des années trente, sous la conduite d’une génération de romanciers qui ont vécu la Première Guerre mondiale et en mesurent les conséquences. On peut distinguer deux grandes tendances : la première concerne le poids de l’histoire et les rapports de l’individu avec la société, la seconde le sens de l’existence d’un point de vue moral et métaphysique. Les deux problématiques, politique et métaphysique, sont évidemment liées, comme on le voit chez Malraux : ce sont les tragédies de l’histoire qui conduisent à s’interroger en termes nouveaux sur l’« essence » de l’homme et sur les abîmes du cœur humain.
Et ces enjeux socio-historiques d’une part, moraux et existentiels d’autre part, n’effacent pas pour autant les enjeux esthétiques : mettre la « condition humaine » au centre du roman, c’est nécessairement réfléchir aux formes de sa représentation. Pour Malraux comme pour Sartre ou Giono, les techniques romanesques se renouvellent notamment sous l’influence du roman américain et du cinéma.
Regards sur l’histoire Les thématiques de l’histoire et de la société appellent des romans de grande ampleur, qui rivalisent par leur complexité avec la complexité du monde moderne. C’est l’époque du « roman-fleuve » — dont Romain Rolland avait fourni le modèle —, avec la Chronique des Pasquier de Georges Duhamel, Les Thibault de Roger Martin du Gard et Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains. La Chronique des Pasquier (dix volumes, 1933-1945) suit l’histoire d’une famille de la petite bourgeoisie au début du siècle. C’est surtout une galerie de portraits, qui éclaire la vie sociale du temps et illustre la morale humaniste de l’auteur. Le projet des Thibault est intellectuellement plus ambitieux. La publication des huit volumes s’échelonne de 1922 à 1940. C’est une saga familiale, comme chez Duhamel, mais qui confronte plus directement l’histoire individuelle à l’histoire sociopolitique, notamment dans les deux derniers volumes, L’Été 14 (1936) et Épilogue (1940), qui traitent du séisme de la Grande Guerre. Avec Les Hommes de bonne volonté (vingt-sept volumes, 1932-1946), Jules Romains offre la fresque la plus vaste et la plus neuve. L’action se situe de 1908 à 1933, mais elle est présentée de manière éclatée, à travers de multiples points de vue. Le roman présente la guerre et ses conséquences, l’évolution des relations internationales, les tensions sociales, les mutations idéologiques et esthétiques de l’époque. Ce n’est plus l’histoire de quelques individus mais celle de l’âme humaine collective que Romains cherche à restituer, fidèle en cela à sa pensée « unanimiste » et à sa morale humaniste. Par sa composition polyphonique et simultanéiste, le roman entend donner une juste image du monde moderne, caractérisé par le mouvement et la discontinuité. Le roman-fleuve est donc tout autre chose que la survivance, au cœur du XXe siècle, d’un projet naturaliste désuet : il met en œuvre dans le traitement du temps et du point de vue des techniques narratives novatrices, proches de celles qu’expérimente à la même époque
le romancier américain John Dos Passos. À cet égard, on observe aussi une architecture romanesque novatrice, construite à partir d’éléments composites et de mises en abyme, dans le vaste cycle de Montherlant, Les Jeunes Filles, formé de quatre romans (1936-1939). Mais, limitée à la question morale des relations entre l’homme et la femme, cette tétralogie laisse l’histoire sociale dans l’ombre. C’est en revanche l’intention d’embrasser la réalité socio-historique qui conduit Aragon, après sa rupture avec le surréalisme, à se lancer dans le cycle du Monde réel — Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers (1936), Les Voyageurs de l’impériale (1943) et Aurélien (1944). Les trois premiers romans brossent le tableau de la France à la veille de la guerre de 1914, entre enjeux politiques (Les Cloches de Bâle) et conduites individualistes condamnées par l’histoire (Les Voyageurs de l’impériale). Aurélien suit le héros éponyme, ancien combattant marqué par 14-18, jusqu’au début de la nouvelle guerre, en 1940. À travers l’histoire d’un amour impossible, le roman fait ressentir le passage du temps et les leçons de l’histoire. Dans le jeu parodique avec la tradition littéraire et le recours à des formes d’écriture proches du collage (dans Les Beaux Quartiers), Aragon intègre au nouveau réalisme du Monde réel des tons et des techniques qui viennent du surréalisme. Après la Seconde Guerre mondiale, il engage une nouvelle fresque romanesque, Les Communistes (1949-51), dont l’action devait être suivie de 1939 à 1945. Mais il interrompt le projet, et les deux volumes publiés ne vont pas au-delà de 1940. Il en est de même, au lendemain de la Libération, pour Les Chemins de la liberté de Sartre (1945-49), cycle interrompu qui laisse ses personnages au seuil de la guerre. Sartre, cherchant à illustrer la conception existentialiste de la liberté, y montre des consciences individuelles confrontées à l’histoire collective. Simone de Beauvoir parvient de son côté à faire du roman existentialiste une forme close et cohérente avec L’Invitée (1943), en mettant l’accent sur le drame des consciences dans une situation de jalousie amoureuse. Pourquoi l’abandon de telles sommes romanesques de la part de Sartre et d’Aragon, ces deux écrivains qui règnent sur la littérature d’après-guerre ? C’est peut-être que la visée didactique y était trop impérieuse et trop voyante, au détriment de l’intérêt romanesque. Après Les Chemins de la liberté, Sartre renonce d’ailleurs à la fiction et choisit de s’exprimer par d’autres voies que le roman. C’est peut-être aussi que la nature même de la Seconde Guerre mondiale lance un défi à la représentation romanesque et
qu’elle résiste pour une part à l’entreprise d’une transposition fictionnelle classique, si peu de temps après la fin du conflit. D’une certaine façon, les romans antiromanesques de Blanchot ou de Beckett, sans prendre la guerre pour objet, témoignent d’une impossibilité du récit qui s’ajuste mieux à ces temps « lazaréens » : nous y reviendrons. Ou alors, il faudrait se tourner vers cette fresque en forme de chronique, trouée par les doutes, à la chronologie brouillée et d’une grande densité humaine, qu’est Le Jeu de patience de Louis Guilloux (1949). Mais ce grand roman, récompensé en son temps par le prix Renaudot, a moins marqué les mémoires. Guillouxest plus connu pour Le Sang noir (1935), âpre roman sur la Grande Guerre perçue et vécue dans une ville de province. Racontée en six cents pages, l’action dure le temps d’une tragédie, vingt-quatre heures. Elle est centrée sur le destin terrible et dérisoire de Cripure, un professeur de philosophie qui est à la fois la conscience critique et le bouc émissaire de la violence sociale ordinaire. Mais de multiples histoires s’enchevêtrent, figurant l’épaisseur du vécu, la diversité des sensibilités et le fossé qui sépare les êtres. Attentif au sort des plus humbles, qu’il a connu de près, Guilloux, écrivain antifasciste engagé dans les années trente, a été étiqueté malgré lui comme un écrivain « populiste ». Le mot avait été lancé dans un essai paru en 1931, Populisme, de Léon Lemonnier, qui voulait promouvoir le choix du peuple comme sujet d’œuvres littéraires, dans la lignée de Charles-Louis Philippe (Bubu de Montparnasse, 1901) et de Francis Carco (Jésus la Caille, 1914), contre l’esthétique dominante du roman d’analyse. Eugène Dabit a reçu en 1931 le premier Prix du roman populiste pour L’Hôtel du Nord (1929). Guilloux et Dabit se rejoignent, hors de toute étiquette, dans la recherche d’un type de roman qui rende compte de la condition sociale des milieux populaires. Guilloux est proche aussi d’Henri Calet : tous deux ont écrit des récits d’enfance et d’adolescence, respectivement Le Pain des rêves (1942) et La Belle Lurette (1935), inspirés par leur expérience de la misère. L’histoire et la société de l’entre-deux-guerres sont saisies d’un tout autre point de vue, mais avec lucidité et talent aussi, par deux romanciers qui se sont par ailleurs discrédités dans la collaboration, Pierre Drieu la Rochelle et Lucien Rebatet. Gilles, de Drieu (1939), présente le parcours d’un ancien combattant de la Grande Guerre qui peine à se construire — comme Aurélien d’Aragon, mais avec des conclusions plus amères et une vision politique opposée. Le personnage de Gilles, converti au fascisme, finit par
rejoindre les rangs franquistes dans la guerre d’Espagne, poussé moins par l’idéal que par le désespoir devant le spectacle d’une société qui s’effondre. Les Deux Étendards, de Rebatet (1951), roman touffu sur la jeunesse de l’entre-deux-guerres, traite d’une rivalité amoureuse et de divergences idéologiques entre deux jeunes gens qui représentent l’un la révolte nietzschéenne, l’autre la foi catholique. Par le biais de la fiction, l’auteur règle ainsi ses comptes avec le christianisme, alibi moral d’une bourgeoisie étouffante et sclérosée. Ce n’est pas seulement l’histoire d’une époque, mais une réflexion morale et métaphysique.
Enjeux existentiels Les enjeux socio-historiques mènent donc à des enjeux existentiels. C’est ainsi que, chez Malraux comme chez Céline, le destin des personnages est à la fois inscrit dans l’histoire immédiate et représentatif de la « condition humaine » en général. Mais alors que Malraux, comme Saint-Exupéry, comme Giono aussi dans une certaine mesure, croit aux possibilités de l’action et aux valeurs héroïques qui justifient l’existence, Céline montre une humanité perdue dans la « nuit » d’un non-sens universel. Malraux a imaginé dans Les Conquérants (1928) et La Voie royale (1932), dont l’action se déroule déjà en Extrême-Orient, des héros qui échouaient dans leurs initiatives révolutionnaires mais qui donnaient l’exemple du dépassement de soi. Il va plus loin dans La Condition humaine (1933) et dans L’Espoir (1937), qui montrent la grandeur de l’homme jusque dans la défaite. La tentative d’insurrection révolutionnaire à Shanghai en 1927 et les débuts de la guerre d’Espagne en 1936-37 déterminent le contexte dans lequel des individus s’engagent dans l’action collective et y risquent leur vie. Malraux renoue par là avec le genre épique. Les deux romans sont construits en séquences fragmentées, à peine liées entre elles. Le lecteur suit ainsi le rythme des combats, ressent la tension des événements. Les personnages représentent les différents choix possibles face à une situation donnée. Les dialogues les font vivre, et les font débattre : les points de vue des personnages divergent, et le roman relaie ces idées — mais sans se réduire à un « roman à thèse », didactique et univoque. La communication entre les êtres semble impossible, et cette solitude renvoie l’homme à sa contingence. Là réside pour Malraux le tragique de la condition humaine. Des issues sont toutefois suggérées, celle de la fraternité dans l’action
surtout, celle de l’accomplissement par l’œuvre d’art aussi — plus discrètement. Après L’Espoir, Malraux écrira encore un roman, Les Noyers de l’Altenburg (1943). Mais ses grandes œuvres d’après-guerre, ce sont les écrits sur l’art et les textes autobiographiques. Même s’il insiste dans L’Espoir sur les nécessités pragmatiques de l’organisation politique plus que sur l’éthique de l’engagement personnel, Malraux montre toujours la possibilité de l’héroïsme humain au cœur des luttes de l’époque. Ces valeurs héroïques sont aussi présentes dans les romans de Saint-Exupéry, où l’aventure de l’aéropostale conduit l’homme à s’interroger sur sa place dans l’univers (Vol de nuit, 1931 ; Terre des hommes, 1939). Et on les rencontre chez Giono, dans un contexte tout différent. Les succès de Colline (1929) et de Regain (1930) ont fait connaître Giono comme romancier d’une paysannerie mythique, bien loin de l’actualité politique et des réalités du monde moderne. Comme chez Charles-Ferdinand Ramuz (La Grand Peur dans la montagne, 1926), c’est face aux menaces de la nature que l’homme prend conscience de sa condition et qu’il est amené à se transcender. Les héros du Chant du monde (1934), de Que ma joie demeure (1935) et de Batailles dans la montagne (1937) sont des êtres d’exception, autant de figures du poète démiurge et thaumaturge. Mais Giono, s’il refuse tout réalisme romanesque, n’ignore pas l’histoire contemporaine. Traumatisé par la guerre de 1914-1918 qu’il a vécue et dont il évoque les ravages dans Le Grand Troupeau (1931), il participe à la lutte antifasciste aux côtés de Gide et de Malraux dans les années trente, et défend un pacifisme viscéral. L’action de Bobi dans Que ma joie demeure représente l’espoir de « changer la vie » au niveau d’une communauté paysanne — utopie sociale que Giono tente de faire vivre encore dans les rassemblements du Contadour à la veille de la guerre. Il importe en effet à ses yeux de renouer le lien entre l’homme et la terre : la condition humaine est d’abord une condition naturelle. Après la guerre, il s’éloigne toutefois de ces certitudes : dans Un roi sans divertissement (1947), roman au titre pascalien, le héros finit par se tuer, seule issue à l’ennui qui ronge l’existence ; dans Le Hussard sur le toit (1951), le personnage d’Angelo incarne une morale héroïque romanesque qui appartient à des temps révolus. Le monde moderne implique « la fin des héros ». Céline appartient avec Malraux et Giono à la « grande génération » des romanciers des années trente2. La publication de Voyage au bout de la nuit,
en 1932, marque en effet une date dans l’histoire du genre. Ce roman est à la fois le récit d’une descente aux enfers de la société moderne, une méditation désabusée sur la noirceur du cœur humain et le non-sens de l’existence, et un monologue ininterrompu rythmé par un style qui confère à l’écrit le relief, les couleurs et la familiarité de la langue orale. Car c’est le personnage central, Bardamu, qui raconte son parcours, une odyssée négative jusqu’au bout de la « nuit » de la condition humaine. Le récit est ainsi tout entier transformé en discours, laissant entendre une voix vivante, tour à tour étonnée ou accusatrice, drôle ou désespérée. Anti-héros, c’est en subissant les événements que Bardamu découvre l’absurdité de la guerre, les méfaits du système colonial, la déshumanisation de la société industrielle, la misère humaine des banlieues. Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !... Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. Louis-Ferdinand CÉLINE, Voyage au bout de la nuit (1932).
Bardamu incarne ainsi un tragique de l’absurde qui l’apparente à Roquentin et à Meursault, les futures créatures de Sartre et de Camus — nous l’avons vu. La Nausée, L’Étranger : deux titres qui auraient pu s’appliquer aussi au destin de Bardamu. À la différence de Roquentin et de Meursault toutefois, Bardamu voyage : il est témoin des mutations du monde. Dans Mort à crédit (1936), Céline va encore plus loin dans la déconstruction syntaxique et dans l’invention d’un nouveau rythme narratif. Le narrateur y évoque son enfance à Paris et ses découvertes d’adolescent, sur un ton qui mêle la nostalgie à la verve satirique. Après ce livre, Céline s’égare dans la violence de ses pamphlets antisémites : il y cultive la singularité de son style, dont il aura donc fait usage pour le meilleur comme pour le pire. Il lui faudra du temps avant de revenir au roman après la guerre, l’exil et l’emprisonnement.
L’exploration des âmes L’intérêt du roman pour la condition humaine et le tragique de l’existence se manifeste par ailleurs chez des romanciers qui explorent la profondeur des âmes plus que l’action dans le monde. Traiter du couple, de la famille ou d’une petite ville, c’est mettre au jour des relations révélatrices, dévoiler l’impossible communication entre les êtres, cerner au plus près le drame de la solitude ou le problème du mal. Ces thèmes ne sont certes pas nouveaux, mais ils revêtent dans les années trente une gravité existentielle qui n’est pas sans rapport avec la crise morale et intellectuelle que traverse la société. Jacques Chardonne approfondit dans Romanesques (1938) une réflexion sur le couple qu’il avait commencée avec L’Épithalame (1921). Marcel Jouhandeau observe en moraliste les monstres représentatifs de la condition humaine dans le miroir concentrique d’une petite ville de province (Chaminadour, 1934) — ou de sa propre vie conjugale (Chroniques maritales, 1938). Montherlant, dans Les Célibataires (1934), montre la déchéance de deux aristocrates abandonnés de tous, donnant une image noire de la famille et de la société qui fait penser aux romans de Mauriac. L’enjeu métaphysique est toutefois plus aigu chez Mauriac, comme chez Julien Green et Bernanos. Leurs œuvres ont des parentés par le rôle qu’y joue la foi chrétienne. Mais il serait réducteur de les rassembler sous une étiquette commune de « roman catholique », tant la complaisance suspecte qu’elles semblent entretenir pour les plus noirs péchés suscite de réserves en leur temps de la part de l’Église et de la critique catholique conservatrice. Chaque auteur suit d’ailleurs sa voie propre. Dans Le Nœud de vipères (1933), Mauriac délègue la conduite du récit à un vieil homme plein de haine pour les siens : la lettre qu’il écrit explique pourquoi il compte les déshériter. Mais, au bout du compte, c’est lui qui reçoit la lumière de la grâce. Le pécheur se montre plus près de Dieu que les bourgeois conformistes qui pratiquent une religion de façade. La Fin de la nuit (1935), qui suit le destin de Thérèse après Thérèse Desqueyroux (1927), suscitera une célèbre critique de Sartre, qui reproche à Mauriac de prendre « le point de vue de Dieu sur ses personnages » sans respecter leur liberté. Comme un roman suppose des personnages qui soient des « consciences libres », ouvertes sur un avenir qui n’est pas joué d’avance, La Fin de la nuit « n’est pas un roman », dit Sartre : c’est un récit3. En réalité, Sartre, pour promouvoir alors sa propre conception du genre et
occulter la modernité narrative du roman mauriacien, prête à Mauriac romancier une « omniscience divine » que l’on peine à trouver dans ses textes. Julien Green exprimait dès ses premiers romans (Adrienne Mesurat, 1927), quand il était éloigné de la foi, une angoisse métaphysique qui prend une signification nouvelle dès lors que le drame du Bien et du Mal prend une dimension religieuse et surnaturelle, comme dans Moïra (1950). Quant à Bernanos, après le succès de Sous le soleil de Satan (1926), il continue de fouiller les abîmes d’une condition humaine hantée par ce combat du Bien et du Mal. Dans le Journal d’un curé de campagne (1936), à travers le témoignage fictif du curé d’Ambricourt, il offre une vision humaine de la sainteté et des formes du péché qui sont à l’œuvre dans le tissu de l’existence quotidienne. Dans Nouvelle Histoire de Mouchette (1937), il raconte le destin tragique d’une malheureuse fillette qui, victime du mensonge et de la violence d’autrui, finit par se noyer. Dans Monsieur Ouine (1946), récit elliptique et fragmenté, il préserve l’opacité d’une affaire de meurtre qui traduit la présence du mal dans une « paroisse morte ». Mieux que quiconque, Bernanos sait inventer des formes romanesques qui maintiennent le mystère des consciences dans le clairobscur, et suggérer la présence de Dieu, comme celle de Satan, au cœur de l’existence.
La fiction romanesque en question Ces interrogations existentielles et métaphysiques qui hantent les grands romanciers des années 1930-1950, venues souvent de l’épreuve de la Première Guerre mondiale, sont réactivées par la Seconde. La pratique même de la fiction romanesque est alors mise en question. Peut-on encore raconter des histoires après Auschwitz et Hiroshima ? Paul Gadenne, l’auteur de Siloé (1941) et des Hauts Quartiers (1973) — grand roman qui sera publié après sa mort en 1956 —, constate en 1947 que le romancier a désormais « mauvaise conscience » : il « ne croit plus en ses pouvoirs » (À propos du roman). La réflexion politique et métaphysique conduit ainsi le roman à se retourner contre lui-même, ou du moins contre un certain nombre de procédures qui donnaient à la fiction romanesque son évidence, son apparent naturel. Plusieurs fondements du roman réaliste, surtout, sont ébranlés — et chacune de ces mises en cause, déjà esquissées par Céline,
peut ouvrir la voie à des innovations formelles : ce sont les conditions de la narration, les modalités de l’action et les limites de la fiction. La narration, d’abord. C’est la question de la voix qui est la source du récit : qui raconte ? Pour que le lecteur adhère à l’histoire, il faut que le narrateur soit fiable, soit qu’il s’efface pour donner l’impression que les faits se déroulent d’eux-mêmes, soit qu’il ait la consistance d’un personnage susceptible d’être garant de la véracité de son récit. Or plusieurs romans de l’époque reposent sur des instances narratives incertaines, dont le récit peut être mis en doute. Louis-René des Forêts, dans Le Bavard (1946), met en scène un narrateur qui parle par « besoin de parler », et qui s’en confesse, mais qui conteste dès lors les différentes versions de son récit au point d’exposer son identité même à un soupçon radical. Camus suscite un vertige assez proche dans La Chute (1956), son dernier roman, confession ambiguë et ironique d’un personnage qui s’avoue « comédien ». Dans Portrait d’un inconnu (1948), roman de Nathalie Sarraute qualifié par Sartre d’« antiroman », le narrateur-personnage lui-même doute de tout, de sa mémoire, de sa perception, de son interprétation des faits : il n’est pas sûr de ce qu’il raconte, et semble parfois s’effacer au profit de l’instance supérieure de l’auteur. La voix narrative perd ainsi toute fonction d’autorité. Chez le Giono des Chroniques romanesques, la série de romans écrits à partir d’Un roi sans divertissement, le narrateur-personnage est encore une instance bien suspecte quand il est fasciné par le mensonge et par le jeu (Les Grands Chemins, 1951), animé par l’égoïsme (Le Moulin de Pologne, 1953), ou concurrencé par une narration contradictoire (Les Âmes fortes, 1950). Dans Un roi sans divertissement (1947), différents narrateurs se succèdent : plusieurs récits s’emboîtent, comme des poupées russes. L’histoire du personnage de Langlois, qui s’est donné la mort un siècle avant le récit initial, reste ainsi irréductiblement lacunaire : le mystère profond de sa conscience se dérobe. La mise en question d’une voix narrative stable et sûre met fin à l’illusion humaniste d’un savoir fiable sur les êtres. L’action romanesque subit un sort analogue. Elle se dissout dans l’épaisseur de l’existence chez Sartre, qui ironise dans La Nausée sur les artifices trompeurs du « sentiment d’aventure ». Elle se condense chez Camus dans le geste meurtrier de Meursault, acte absurde qui échappe précisément à la chaîne causale d’une action cohérente. Elle est tout aussi incertaine que la source de la voix narrative dans les romans sans intrigue
de Blanchot, où les « personnages » sont des ombres qui signifient l’absence et la négation, figures d’une obscurité inhérente au langage (Thomas l’obscur, 1941 ; L’Arrêt de mort, 1948). Elle se réduit à des actes dérisoires dans Molloy de Beckett (1951), chez qui l’anéantissement de l’action humaine va de pair avec la mise en scène d’une parole qui ne renvoie plus qu’à elle-même : pour le narrateur innommé de L’Innommable (1953), « il faut que le discours se fasse ». Dans une tout autre perspective esthétique, où la fiction garde ses prestiges, l’action est toujours différée dans Le Rivage des Syrtes de Gracq (1951), où l’aventure ne réside pas dans les événements présents, mais dans l’événement à venir, — une guerre attendue, pressentie, espérée, entre deux pays imaginaires. Si l’on se souvient que la pensée sartrienne de l’engagement définit l’homme par ses actes et que la pensée marxiste insiste sur l’idée de praxis, on mesure à quel point l’évolution du genre romanesque s’éloigne de ces dogmes. Ce sont enfin les limites de la fiction qui deviennent incertaines. Il arrive que le romancier dévoile les conditions de l’invention romanesque, ce qui est reconnaître ce qu’elle doit à une imagination subjective et faire obstacle à l’illusion mimétique. Ainsi procède Jean Genet dans Notre-Dame-desFleurs (1943), où il revendique de façon provocante le droit de mêler témoignage autobiographique et libre invention, l’identification du narrateur à l’auteur demeurant problématique. Ainsi procède aussi Giono dans Noé (1947), mais pour des effets différents : le romancier superpose les deux mondes de sa vie réelle et des histoires qu’il imagine en montrant avec humour comment ses créatures acquièrent leur autonomie et lui imposent ses lois. Ce sont les frontières de la vraisemblance romanesque, par ailleurs, que transgressent allégrement la fantaisie verbale et le merveilleux poétique de Boris Vian dans L’Écume des jours (1947) et L’Automne à Pékin (1947) — ou que Raymond Queneau met en péril quand il soumet la composition de ses romans à des contraintes formelles fixées du dehors (Le Chiendent, 1933). La fiction peut encore exploser sous la poussée de l’excès et de la transgression, comme dans les romans de Georges Bataille (Le Bleu du ciel, écrit en 1935 ; Madame Edwarda, 1941). Elle peut à l’inverse se limiter à la réécriture toute classique de l’histoire, comme chez Marguerite Yourcenar qui imagine l’autoportrait d’un célèbre empereur romain (Mémoires d’Hadrien, 1951). Elle n’offre plus dans tous les cas le cadre bien délimité d’un « mûthos » auquel le lecteur pourrait aisément, le temps de sa lecture, accorder tout son crédit.
Ce qui s’annonce ainsi, c’est la fin du roman en situation ou du roman de situation prôné par l’existentialisme. De même qu’un roman existentiel, chez Céline ou Bernanos, avait précédé l’apparition du roman existentialiste, un roman nouveau existe avant le Nouveau Roman, que préfigure dès avant la guerre Tropismes (1939) de Nathalie Sarraute et qui s’esquisse dans les premiers livres de Marguerite Duras (Un barrage contre le Pacifique, 1950). Or ce Nouveau Roman rejoint le groupe des Hussards au moins sur ce point, dans les années cinquante : l’intention d’en finir avec les illusions humanistes de l’engagement sartrien. « Tout ce qui est humain m’est étranger », conclut le personnage de Sanders dans Le Hussard bleu de Roger Nimier (1950).
3. La pensée sur la scène Le théâtre des années 1930-1955 suit le même mouvement que le roman — d’un humanisme sensible aux tensions de l’histoire, puis traversé par les questions de l’existence et de l’engagement, jusqu’au début d’une nouvelle phase, où le bouleversement des codes dramatiques bouscule la tradition humaniste. On voit ainsi se succéder les années trente, ou années Giraudoux (La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935), les années quarante, ou années Sartre (Les Mouches, 1943), et l’aube des années cinquante, ou années Ionesco (La Cantatrice chauve, 1950). Du poétique au politique, et de l’engagement à sa contestation, les mutations semblent toutefois plus rapides dans le domaine du théâtre : le « théâtre de l’absurde », ou Nouveau Théâtre, révolutionne la scène parisienne quelques années avant que le Nouveau Roman ne confirme le début d’une période nouvelle. Comme si le théâtre devait se presser pour rattraper le temps perdu, ainsi que le suggère Ionesco : l’avant-garde, à ses yeux, « a été stoppée au théâtre » (« Discours sur l’avant-garde », 1959). Il n’est donc que plus urgent au lendemain de la guerre qu’elle vienne en finir avec le théâtre de caractères, la comédie de boulevard et les conventions du dialogue. Parce que le théâtre a été trop longtemps en retard, il lui faudrait maintenant être en avance… De fait, il a fallu du temps pour que soit joué Le Soulier de satin de Claudel, pour que soient connues les théories d’Artaud sur le « théâtre de la cruauté », pour que les thèses de Bertolt Brecht aient des échos en France. Le théâtre de Sartre, qui se veut révolutionnaire, est encore bien conformiste dans sa
forme : le changement tarde à venir. Or il ne faut que quelques années au milieu du siècle, de 1947 (Audiberti, Le Mal court) à 1953 (Beckett, En attendant Godot), pour transformer en profondeur le théâtre français. Mais ce qui prédomine avant ce tournant, de Giraudoux à Sartre, c’est bien un théâtre littéraire, centré sur le texte dramatique, où la logique du dialogue est la règle, et qui par ses dialogues pense et donne à penser sur l’existence et sur l’histoire.
Le metteur en scène et les lieux du théâtre L’importance du metteur en scène est alors acquise. C’est une conquête du Cartel, qui a fait reconnaître son rôle essentiel. Sous le Front populaire, les hommes du Cartel sont nommés à la Comédie-Française. Ils dominent alors la vie théâtrale, avant d’être dispersés par la guerre. Louis Jouvet a collaboré étroitement avec Giraudoux, dont l’œuvre doit beaucoup à cette entente entre auteur et metteur en scène. C’est pourquoi Giraudoux se plaît à dire qu’« il n’y a pas d’auteur au théâtre4 »: non seulement le dramaturge ne fait que transmettre des histoires qu’il n’a pas inventées, comme les mythes d’Amphitryon ou d’Électre, mais son texte est ensuite entre les mains du metteur en scène et des comédiens, qui poursuivent le travail créateur. Pour Jouvet comme pour les autres membres du Cartel, le rôle du metteur en scène est toutefois toujours de servir le texte. À partir des années quarante, Jean-Louis Barrault trouve auprès de Claudel, qui n’écrit plus alors de nouvelles pièces, la même fonction de médiateur entre l’œuvre et la scène : outre Le Soulier de satin, il montera Partage de midi, L’Échange, Christophe Colomb, Tête d’or. Au lendemain de la guerre, le metteur en scène dont l’apport est le plus remarquable est Jean Vilar, qui crée en 1947 le Festival d’Avignon et prend en 1951 la direction du Théâtre national populaire. Sous son impulsion, le théâtre doit s’ouvrir au plus grand nombre : le TNP, conçu comme un lieu d’expériences, d’échanges et de réflexions sur l’art dramatique, réaffirme la fonction sociale du théâtre et renouvelle l’interprétation des classiques — même si Sartre lui reproche de ne pas aller jusqu’au bout de sa vocation « populaire » en accordant une place excessive au répertoire de la tradition. Dans les années trente, la recherche d’un théâtre révolutionnaire a abouti à la création du groupe Octobre, issu de la Fédération du Théâtre Ouvrier de France (1932). Animée surtout par Jacques Prévert, la troupe produit des
sketches, des chœurs, des pièces satiriques, qui sont joués dans les cafés ou les cours d’usines et rencontrent un réel succès dans le public ouvrier. Mais elle se dissout en 1936, quand la politique culturelle du Front populaire reprend à son compte certains de ses idéaux, et ses membres vont dès lors surtout se tourner vers le cinéma. De leur côté, les salles de théâtre traditionnelles ne désemplissent pas, même pendant l’Occupation, et le public bourgeois continue d’applaudir le théâtre de boulevard. Sacha Guitry et Marcel Achard brillent par leur production abondante. Guitry écrit des comédies d’intrigue et de mœurs à succès (N’écoutez pas, mesdames !, 1942), parallèlement à une carrière de cinéaste. Salacrou, qui a côtoyé les avant-gardes à ses débuts, avant d’être joué par les metteurs en scène du Cartel (La Terre est ronde, 1938), devient un auteur de boulevard consacré. Jean Giraudoux et Jean Anouilh s’adressent à un public assez semblable, mais avec une tout autre ambition créatrice.
Le théâtre et les mythes : Giraudoux, Cocteau, Anouilh Giraudoux a commencé son œuvre dramatique avec Siegfried (1928), pièce tirée de son propre roman. Dans Amphitryon 38 (1929), il réécrit le mythe d’Amphitryon pour faire l’éloge de la finitude humaine, représentée par la fidélité conjugale d’Alcmène, qui refuse la promesse d’éternité faite par un Jupiter séducteur. L’humour et les allusions littéraires, le brio et la subtilité des dialogues, mêlés à la gravité de la réflexion humaniste, signalent un style dramatique nouveau que vont confirmer ses œuvres suivantes. Intermezzo (1933) oppose le choix de la vie, fût-ce une petite vie de fonctionnaire, à l’attrait poétique de la mort. C’est la sagesse de l’aureamediocritas, contre la tentation de l’hubris. La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) revient à l’Antiquité grecque, mais pour traiter de la guerre et de la paix, sujet d’actualité en cette période de tensions internationales. La réécriture du mythe, comme peu après dans Électre (1937), impose le dénouement : la guerre de Troie a eu lieu, Oreste a tué Égisthe et Clytemnestre — c’est la loi de la tragédie. Il en va de même dans La Machine infernale de Cocteau (1934), réécriture du mythe d’Œdipe, et dans Antigone d’Anouilh (1944) : le prologue peut annoncer la fin, que connaît le spectateur. LA VOIX. — […] Regarde, spectateur, remontée à bloc, de telle sorte que le ressort se déroule avec lenteur tout le long d’une vie humaine, une des plus parfaites machines
construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel. Jean COCTEAU, La Machine infernale, I (1934).
L’intérêt de telles pièces n’est pas dans les péripéties du drame ou dans les surprises du dénouement, mais dans l’attitude des personnages devant leur destin. Le mythe libère le dramaturge de l’obligation de vraisemblance et conduit à styliser les personnages : il rend ainsi possible une « distanciation » avant la lettre, selon le critique Pierre Albouy5, en donnant toute la place à une pensée dynamique, qui se nourrit des confrontations d’idées — sur la justice, la guerre, la liberté et la fatalité… C’est retrouver sur la scène le tragique de la « condition humaine », qui est pendant cette période au cœur des préoccupations. Anouilh a écrit une Eurydice, qui modernise et humanise le mythe grec (1941), comme l’avait fait Cocteau dans Orphée (1927). Antigone est sa pièce la plus connue : jouée pendant l’Occupation, elle pouvait être interprétée comme une idéalisation de la Résistance, représentée par la pure Antigone, contre les compromis du pouvoir en place, incarnés par Créon. Mais Anouilh n’a rien d’un auteur engagé, et son œuvre est infiniment plus vaste et plus nuancée. Il l’a lui-même classée par registres : il y a les « pièces roses », légères et divertissantes, et les « pièces noires », graves et tragiques. Parmi les premières, Le Bal des voleurs (1938), l’un de ses premiers succès ; parmi les pièces noires, outre Antigone et Eurydice, Le Voyageur sans bagages (1937), une histoire d’amnésie. Suivront des pièces « brillantes » (La Répétition ou l’Amour puni, 1950), « grinçantes » (La Valse des toréadors, 1952), « costumées » (L’Alouette, 1953)… Grâce à sa maîtrise de l’écriture dramatique, à son sens de la parodie et aux libertés qu’il prend avec la psychologie réaliste, Anouilh peut réinventer le vaudeville autant que mettre à nu les mensonges de la famille et de la société. La vision du monde qui en ressort est nettement plus « noire » ou « grinçante » que « rose », sensible au tragique de l’existence. Ce théâtre paraîtra dépassé à partir de la révolution théâtrale des années cinquante, mais son apport ne doit pas être sous-estimé.
Un théâtre d’écrivains : textes et idées Le pouvoir d’attraction de l’art dramatique au milieu du siècle est tel que beaucoup d’auteurs venus d’autres genres s’y essaient, avec des succès
inégaux et sans s’y investir durablement — Mauriac avec Asmodée (1938) et Le Feu sur la terre (1951), Giono avec Le Bout de la route (1931) et Le Voyage en calèche (1943), Gracq avec Le Roi pêcheur (1948), Bernanos avec les Dialogues des carmélites (conçus d’abord pour le cinéma et publiés en 1949, peu après la mort de l’auteur). C’est alors par excellence le genre où s’exposent des convictions, une vision de l’homme et du monde — avec une densité spirituelle qui rappelle Claudel chez Bernanos, avec ailleurs une tension passionnelle de tonalité romantique (Giono) ou surréaliste (Gracq). Beaucoup plus durables sont les conversions dramatiques de Marcel Aymé, de Montherlant, de Sartre et de Camus. Aymé a d’abord mêlé avec talent le merveilleux ou le fantastique à une observation aiguë du quotidien dans ses romans (La Jument verte, 1933 ; La Vouivre, 1943), ses contes (Contes du chat perché, 1934) et ses nouvelles (Le Passe-muraille, 1943). Il se consacre au théâtre à partir de 1944 (Vogue la galère), trouvant alors dans la comédie satirique le moyen d’exprimer son sens de la fable et son esprit caustique. Les représentations de La Tête des autres (1952), qui s’en prend au monde de la Justice, suscitent de vives réactions à droite comme à gauche, mais attirent les foules. Montherlant, lui aussi, n’a vraiment commencé à se tourner vers la scène que pendant la guerre, et y a dès lors obtenu de grands succès. Mais, de son côté, c’est pour écrire des œuvres tragiques qui se distinguent par leur langue classique et leur rigueur cornélienne — La Reine morte (1942), Le Maître de Santiago (1948), PortRoyal (1954). Montherlant revendique un « théâtre psychologique » capable de traduire par les mots les mouvements de l’âme. En ce sens, le dialogue théâtral conserve chez lui des vertus logiques, argumentatives, qui ne sont pas très éloignées de celles que leur prête Sartre, cet autre admirateur du théâtre cornélien, même si c’est pour en faire un tout autre usage philosophique et politique. Sartre est encore un auteur qui s’est fait connaître par la pratique d’autres genres, dont le roman, avant de se mettre au théâtre sous l’Occupation. Le choix d’un sujet emprunté à l’Antiquité grecque permet d’obéir à la censure, qui exclut tout sujet d’actualité, tout en illustrant une pensée qui n’est pas étrangère à l’époque. Dans Les Mouches (1943), Sartre fait ainsi de l’histoire d’Oreste une tragédie de la liberté, alors que Giraudoux insistait sur la pureté d’Électre. Oreste s’accomplit dans son acte de vengeance. C’est déjà un « théâtre de situations », tel que Sartre le définira
un peu plus tard, par opposition au théâtre de « caractères » (« Pour un théâtre de situations », 1947). Les situations dramatiques doivent montrer la liberté de l’homme, qui n’est pas de telle ou telle nature mais qui se construit par ses actes et devient ce qu’il fait. Parce que le théâtre est par excellence le genre où se montre l’action en train de se faire, il est particulièrement apte à illustrer cette pensée sartrienne par des pratiques morales et politiques concrètes. On le voit dans Huis clos (1944), où trois personnages découvrent après la mort que « l’enfer » est le regard d’autrui ; dans Les Mains sales (1948), où s’opposent le choix de la pureté et celui du compromis dans l’action politique ; dans Le Diable et le Bon Dieu (1951), qui pose la question de la croyance religieuse. Toutes ces pièces sont écrites dans un style sobre et tendu, souvent familier : le dialogue est subordonné à l’action. L’esthétique dramatique n’est pas très neuve, malgré quelques emprunts aux techniques du cinéma, comme le flash-back dans Les Mains sales. Bien que Sartre assigne de plus en plus à son théâtre une fonction politique, il ne découvre qu’en 1955 la pensée de Brecht, que Vilar a contribué à introduire en France par sa mise en scène de Mère Courage au TNP (1951)6. Et il ne partage pas la théorie de la « distanciation » : pour lui, le dramaturge doit bien passer par une « mystification », donc un minimum d’illusion théâtrale, même si le but recherché est une « démystification », c’est-à-dire une prise de conscience libératrice. Reconnu comme penseur de l’absurde, plus encore que Sartre, pour en avoir dégagé les enjeux philosophiques dans Le Mythe de Sisyphe (1942), Camus ne propose pas seulement un théâtre d’idées : il tire certaines conséquences de l’absurde dans le langage théâtral. Caligula (joué en 1945) montre en effet la folie du pouvoir, et même la folie au pouvoir, ce qui affecte de déraison l’ordre du discours. Parce qu’il exerce le pouvoir absolu, l’empereur de Rome veut atteindre l’impossible et défier les limites de la vie. Le Caligula de Camus rappelle Héliogabale, cet autre empereur monstrueux en qui Artaud voyait l’incarnation de la violence poétique (Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, 1934). Il semble même illustrer les théories du « théâtre de la cruauté » selon Artaud, pour qui le théâtre ne peut libérer l’esprit humain des forces obscures qui l’aliènent qu’au prix d’une crise violente aux effets cathartiques (Le Théâtre et son double, 1938). Mais la pièce de Camus, conçue d’ailleurs dès 1938, est d’abord un texte, un dialogue écrit. Artaud, lui, rêve d’un théâtre à la fois physique,
mobilisant le corps tout entier, et métaphysique, dévoilant les mystères de l’être.
L’émergence d’un « nouveau théâtre » S’inspirant du théâtre balinais, voulant revenir aux sources dionysiaques du théâtre occidental, Artaud rejette des siècles de théâtre pauvrement « psychologique » qui ont mutilé l’homme en coupant ses liens originels avec le Tout cosmique et avec ses propres profondeurs. La « cruauté » selon Artaud n’est donc pas un vice moral : elle est « lucidité », « appétit de vie ». Le spectacle théâtral est conçu comme un moment de fusion intense, d’explosion passionnelle. On est alors aux antipodes de la « distanciation » critique selon Brecht. Dans sa pièce Les Cenci (1935), Artaud n’a pas su vraiment mettre en œuvre cette vision du théâtre. Et il n’a pas d’influence réelle sur le théâtre des années quarante, qui dans l’ensemble l’ignore. Mais ses thèses, qu’il reformule une dernière fois dans une conférence donnée au Vieux-Colombier en 1948, peu avant sa mort, marqueront profondément le théâtre dans la deuxième moitié du siècle. Le règne de la pensée au théâtre, qui a vu briller la raison discursive de Giraudoux à Sartre, décline à la fin des années quarante pour céder la place à un désordre d’une étonnante fécondité. Toute une série de pièces nouvelles, jouées dans de petites salles parisiennes, font souffler un vent de liberté, de fantaisie et de contestation qui emporte toutes les conventions régissant le discours, l’action et le personnage de théâtre. Dans Les Bonnes (1947), Genet inaugure une œuvre dramatique où la violence des rapports de pouvoir est à la fois onirique et sociopolitique. Dans Le Mal court (1947) de Jacques Audiberti, l’intrigue qui conduit une joyeuse princesse d’opérette à se convertir au Mal est emportée par les tourbillons du langage. Arthur Adamov, un grand ami d’Artaud, montre dans La Parodie (1947) l’absence de communication entre des personnages qui se côtoient dans un monde de cauchemar. Vian donne libre cours à son sens ravageur de la dérision dans L’Équarrissage pour tous (1950), « vaudeville pacifiste » qui traite de la guerre et du débarquement. C’est cette même année 1950 que Tardieu donne Un mot pour un autre, qui joue sur les discordances entre syntaxe cohérente et lexique décalé, et IonescoLa Cantatrice chauve, où la mécanique du langage tourne à vide. Quant à Beckett, il donne sa première contribution à cette entreprise de déconstruction collective, en 1953, avec
En attendant Godot, dont le succès attire l’attention du public sur l’ensemble du courant en train de naître. On a parlé de « théâtre de l’absurde », appellation commode pour regrouper tout ce qui porte atteinte à la logique du sens, échappant à la compréhension du spectateur. Mais en rester à cette notion d’« absurde », ce serait soit interpréter abusivement ces pièces comme des illustrations de la philosophie de Camus, soit laisser entendre que ce théâtre n’offre en effet rien à comprendre, dans tous les cas en limiter la portée. Cette étiquette est insuffisante, même si elle présente l’intérêt d’insister, par l’étymologie — dans absurde, il y a sourd —, sur les dérèglements de la communication. Mais c’est le genre tout entier qui est affecté par cette révolution de l’art dramatique — et non le seul procès du sens, ni le seul langage articulé. Mieux vaut donc parler d’un « Nouveau Théâtre », comme on parle du Nouveau Roman, en suivant l’appellation proposée par Geneviève Serreau7. L’aventure ne fait que commencer : il faudra y revenir.
4. L’essor de la prose non fictionnelle Les trois grands genres consacrés par la tradition — poésie, roman, théâtre — ne délimitent pas la production littéraire comme un champ clos. Depuis les Essais de Montaigne et les grands textes du siècle des Lumières, on sait qu’il existe, hors de la fiction, et hors du cadre formel de la poésie, bien d’autres possibilités pour l’écriture littéraire. Ce n’est donc pas nouveau. Mais ce champ mal défini est appelé à se diversifier et à se développer particulièrement de l’entre-deux-guerres au milieu du XXe siècle, pour plusieurs raisons. D’abord, les frontières de la poésie et celles du roman sont plus que jamais remises en question. Le surréalisme a accéléré le processus engagé à la fin du XIXe siècle par les poètes de la modernité : le poème ne se définit plus par des critères formels. Le pamphlet, discours libéré de toute censure, est un « genre » tout aussi légitime. Et la fiction romanesque est condamnée pour son arbitraire et son conformisme. On a vu comment les principales composantes de la fiction pouvaient être amenées à se dissoudre dans le récit poétique, très répandu dans les années vingt : Breton, Soupault et Aragon ont renforcé cette tendance. D’autre part, la
période, propice aux engagements, conduit les écrivains à intervenir sur la scène publique : les voilà sommés de sortir de leur territoire réservé pour s’aventurer à la tribune, signer des manifestes, écrire dans la presse, publier des essais liés à l’actualité. Enfin, les crises et les guerres engendrent une « mauvaise conscience » de la fiction, dès avant 1940, qui affecte l’histoire du roman et favorise d’autres types d’écrits. Malraux n’écrit plus de roman majeur après L’Espoir, Giono et Céline cessent d’écrire des romans pendant la guerre, Sartre interrompt Les Chemins de la liberté. Quelles sont donc les autres formes de prose auxquelles les écrivains se consacrent alors ?
L’écriture de soi Ce sont d’abord les écrits intimes, ceux par lesquels l’écrivain dévoile ou interroge la vérité de son moi. Gide, le « contemporain capital » de l’entredeux-guerres (selon le mot du critique André Rouveyre), montre l’exemple. Après son autobiographie, Si le grain ne meurt (1924), il publie son Journal en feuilleton dans la NRF à partir de 1930, avant de le publier en volumes (1939 et 1950). Green aussi tient un Journal, à la fois méditation spirituelle et témoignage sur l’époque, qu’il publie à partir de 1938 et qu’il poursuivra jusqu’à sa mort en 1998. Cette pratique de l’observation de soi au jour le jour est à la mode dans les années trente : l’usage qu’en fait le roman le confirme, avec les journaux fictifs de Bernanos (Journal d’un curé de campagne) et de Sartre (La Nausée), hommages que l’invention rend à la vérité. Le récit autobiographique se distingue du journal intime : rétrospectif, il vise généralement une forme de synthèse dans la compréhension du moi. Cela n’interdit pas la reconstruction poétique, comme on le voit dans Jean le Bleu de Giono (1932), où l’objectif de l’auteur est de faire non le compterendu de sa vie réelle mais la genèse de sa sensibilité. Michel Leiris écrit son autobiographie dans L’Âge d’homme (1935). Mais ce n’est pas pour lui une activité anodine, vainement « esthétique » : en se montrant tel qu’il est, l’écrivain s’expose et prend des risques. Leiris revient sur L’Âge d’homme dix ans après, dans Les Temps modernes, pour justifier l’entreprise. L’écriture autobiographique n’est légitime que si elle peut être comparée à un exercice de tauromachie : l’auteur doit s’y « engager » tout entier ; c’est ainsi qu’il rejoint un engagement politique.
Il resterait […] cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité. Il resterait qu’il lui faut, se situant sur le plan intellectuel ou passionnel, apporter des pièces à conviction au procès de notre actuel système de valeurs et peser, de tout le poids dont il est si souvent oppressé, dans le sens de l’affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à son affranchissement particulier. Michel LEIRIS, « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1946).
Leiris donnera une nouvelle ampleur à son projet autobiographique avec les quatre volumes de La Règle du jeu, dont le premier paraît en 1948, « psychanalyse interminable » commandée par les jeux du langage, où la logique associative se substitue à l’ordre d’un récit chronologique. L’autobiographie est engagement, mais le sujet qui s’y risque ne trouve pas son unité. L’entreprise autobiographique, au XXe siècle, illustre l’impossibilité d’une synthèse entre les trois objectifs qui la constituent : saisir l’essence du « soi » (auto-), respecter le mouvement changeant de la « vie » (bio-), « écrire » à la fois l’être et le devenir en fixant par les mots un moi insaisissable (graph-). Dans son texte autobiographique La Corde raide (1947), Claude Simon constate lui aussi que l’écriture de soi est nécessairement vouée à une recomposition imaginaire du passé. C’est retrouver Proust et Céline, et annoncer ce que l’on appellera plus tard l’autofiction.
Récits de voyage et articles de presse Le récit de voyage est une autre façon de se raconter soi-même et de montrer les réalités du monde. Le genre a acquis ses lettres de noblesse, surtout, avec les écrivains voyageurs de l’époque romantique. Au XXe siècle, dans un monde fini où disparaissent les terræ incognitæ et où les voyages se banalisent, il est réinventé ou détourné dans un sens poétique (Michaux, Un barbare en Asie, 1933) ou politique (Gide, Retour de l’URSS, 1935), romanesque (Giono, Voyage en Italie, 1954) ou mystique (Lanza del Vasto, Le Pèlerinage aux sources, 1943), journalistique (Joseph Kessel, Israël 1948, série d’articles parus dans France-Soir) ou ethnographique (Leiris, L’Afrique fantôme, 1934 ; Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, 1955). Beaucoup d’écrivains cherchent moins l’exotisme que l’occasion de réfléchir sur
l’histoire et sur l’avenir. Le voyage aux États-Unis est devenu le parcours obligé de l’écrivain moderne — comme le voyage en Orient s’imposait aux romantiques. Georges Duhamel en ramène un témoignage critique (Scènes du monde futur, 1930), Paul Morand un de ses « portraits de villes » (New York, 1930), Simone de Beauvoir (L’Amérique au jour le jour, 1948) et Sartre (articles repris dans Situations III, 1949) des images contrastées, entre sympathie culturelle et condamnation politique. On n’est pas loin du reportage, qui attire les écrivains en ces temps d’engagement parce qu’il est en prise sur le monde qui bouge — et aussi, dans certains cas, parce qu’il est rémunéré… Soupault, après avoir quitté le surréalisme, parcourt le monde comme grand reporter dans les années trente. Cendrars, reporter lui aussi, traverse l’Atlantique en 1935 sur le paquebot Normandie pour Paris-Soir, et rend compte de son voyage au jour le jour par la TSF, ce qui est une grande première. Ses reportages sont publiés en volumes : Panorama de la pègre, sur la Mafia (1935) ; Hollywood, La Mecque du cinéma, sur le cinéma américain (1936). SaintExupéry se rend à Moscou pour le journal Paris-Soir en 1935, et suit la guerre d’Espagne pour L’Intransigeant (1936) et encore Paris-Soir (1937) ; certains de ces textes, publiés d’abord dans la presse, seront repris dans Terre des hommes, couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française en 1939 : c’est dire que le non-fictionnel peut être reconnu comme littéraire et que les frontières entre les genres sont poreuses. L’écrivain engage davantage encore sa responsabilité dans la presse quand il y écrit comme éditorialiste, prenant position sur les débats d’actualité, comme Camus dans Combat à la Libération, ou Mauriac dans Le Figaro de 1946 à 1953.
Le temps de l’essai Le grand genre de la prose non fictionnelle, c’est l’essai, qui permet de s’exprimer sur les sujets les plus divers, et qui requiert d’autant plus de la part d’un écrivain l’« engagement dans la forme » et le travail du style que rien ne le distingue en apparence de la prose non littéraire. On a pu dire que le XXe siècle était « le temps de l’essai8 ». Le milieu du siècle est particulièrement exemplaire, de Valéry à Sartre, ces deux grands essayistes. Chacun d’eux rassemble en une série de volumes, Variété pour Valéry (1924-44), Situations pour Sartre (1947-76), des articles qui font autorité.
Dominé par ces deux personnalités, le genre connaît alors toute la gamme des tons et des registres, et aborde un large éventail de thèmes de réflexion. Il y a d’abord l’essai critique, qui porte sur la littérature, ou sur la critique elle-même — par cette démarche réflexive qui se répand en un siècle où la notion même de littérature est en question. Les plus grands écrivains du début du siècle, Proust et Gide, étaient aussi des critiques. À la NRF, Albert Thibaudet a imposé progressivement un modèle d’essai critique fait d’un habile dosage de typologie savante, de culture humaniste et d’humeur personnelle, avec ses Réflexions sur la littérature, régulièrement publiées dans la revue jusqu’à sa mort en 1936. Dans Physiologie de la critique (1930), il précise son rôle de « liseur » et montre comment la critique moderne, s’éloignant du déterminisme du XIXe siècle, est devenue plus attentive à la singularité de l’œuvre. Dans ses articles de Variété, Valéry donne une définition de la « poétique » centrée sur le langage qui est une autre façon de dépasser l’histoire littéraire dans l’approche des textes : Roman Jakobson et les structuralistes le reconnaîtront comme un précurseur. Plus polémique, Jean Paulhan, qui dirige la NRF, y publie Les Fleurs de Tarbes en 1936 ; sous-titré La Terreur dans les Lettres, l’essai dénonce le « terrorisme » qu’exercent les écrivains et critiques modernes contre la « rhétorique » et les lieux communs, par idéalisation systématique de la rupture et de la nouveauté. Vers la même époque, loin de tout « terrorisme » et de toute polémique, une nouvelle sensibilité critique voit le jour dans les essais d’Albert Béguin (L’Âme romantique et le rêve, 1937) et de Gaston Bachelard (La Psychanalyse du feu, 1938 ; L’Eau et les rêves, 1942), qui situent dans la rêverie et l’imagination la source de toute poésie. La future « critique thématique » trouve là ses origines. À partir de 1938, Sartre publie des articles pénétrants et remarqués sur Faulkner, Mauriac, Sarraute, Ponge, et bien d’autres écrivains qu’il fait découvrir ou redécouvrir. Suivront ses ouvrages importants sur Baudelaire (Baudelaire, 1947) et Genet (Saint Genet, comédien et martyr, 1952), illustrations d’une méthode qui tente la synthèse entre existentialisme et psychanalyse. Contemporain de Sartre, Blanchot commence aussi par des recueils d’articles (Faux Pas, 1943). Il donne dans La Part du feu (1949) sa vision de la littérature, conçue comme expérience de la mort et de la négation. Les écrivains essayistes se tournent par ailleurs vers les autres arts, et surtout la peinture, avec la même liberté : Valéry dans Degas danse dessin (1936) , Claudel dans L’Œil écoute (1946),
Malraux dans Les Voix du silence (1951). Le tournant des années cinquante, avec l’essor des sciences humaines, modifiera les orientations dominantes de l’essai dans le domaine littéraire et esthétique : la méthode l’emportera sur le goût personnel, la rigueur d’analyse sur la liberté de jugement. Autre domaine de l’essai, celui des questions de société et de civilisation. Là encore, Valéry fait référence, avec ses Regards sur le monde actuel (1931). Mais le temps des engagements entraîne un ton plus violent, et l’essai tourne souvent au pamphlet. À la suite d’Emmanuel Berl (Mort de la pensée bourgeoise, 1929), Nizan dénonce la nature mystificatrice de la littérature bourgeoise dans Les Chiens de garde (1932). C’est l’époque du Second Manifeste du surréalisme de Breton (1930), pamphlet autant qu’essai, des Grands Cimetières sous la lune de Bernanos (1938), grand essai polémique — même si l’auteur récuse l’épithète —, des pamphlets de Céline (Bagatelles pour un massacre, 1937). C’est aussi l’époque où Giono, dans Le Poids du ciel, décrit comme une même mécanique monstrueuse le fonctionnement des dictatures nazie, fasciste et stalinienne, et où André Suarès, d’une lucidité aiguë sur la barbarie nazie, prophétise en termes véhéments les catastrophes à venir (Vues sur l’Europe, 1936). Après la guerre, les écrivains qui ne sont pas liés aux Temps modernes ne choisissent plus guère la forme de l’essai pour prendre position dans le débat public. Mauriac commence en 1952 à tenir son Bloc-notes à La Table ronde : c’est dans ce feuilleton intellectuel d’un nouveau genre qu’il commente désormais l’actualité. Les grands essais consacrés à des questions sociales viennent de la sphère existentialiste, comme Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (1949). Mais il arrive que la veine polémique retrouve de la vigueur, par exemple dans le Paul et Jean-Paul de Jacques Laurent (1952), pamphlet anti-existentialiste qui compare Jean-Paul Sartre à Paul Bourget. Un troisième type d’essai s’oriente vers la pensée morale, philosophique ou métaphysique. Là se situe l’œuvre de Simone Weil, philosophe d’une haute exigence éthique et spirituelle, engagée dans son temps — depuis le choix du travail en usine jusqu’à son activité pour la France libre à Londres —, mais qui s’élève au-dessus de l’actualité immédiate pour livrer sa méditation sur la condition de l’homme dans La Pesanteur et la Grâce (anthologie de textes écrits entre 1940 et 1942) et L’Enracinement (écrit en 1943). On pense aussi à Cioran, auteur d’essais superbement écrits dont le pessimisme moral sonne le glas de toutes les illusions (Précis de décomposition, 1949). Lui aussi est autant un écrivain qu’un philosophe.
Mais il est vrai que l’existentialisme a habitué les contemporains à l’effacement de cette distinction. Le Mythe de Sisyphe (1942) et L’Homme révolté (1951) de Camus sont à la fois des essais philosophiques et des textes littéraires. Plus encore que Camus, Sartre cherche à être reconnu comme le maître du genre. Être l’essayiste de référence, à la croisée de la pensée et de la création, artiste du style et maître à penser, ce serait assumer à lui seul l’héritage de Valéry et de Gide, prendre le relais de la NRF d’avant-guerre — donc régner sans partage sur le champ littéraire et intellectuel de son temps. C’est ce qui explique la polémique qui l’oppose à Georges Bataille, cet autre intellectuel critique qui pourrait le concurrencer. Dans un article des Cahiers du Sud (1943), « Un nouveau mystique », Sartre est sévère pour L’Expérience intérieure, le dernier essai de Bataille paru la même année. Déjà réservé vis-à-vis des penchants mystiques et dionysiaques du Collège de sociologie, créé par Bataille et Caillois avant la guerre, il voit dans ce nouveau livre de Bataille un « essai-martyre », un « mélange des preuves et du drame » où l’émotion et l’irrationnel court-circuitent l’argumentation : l’essayiste s’y met en scène sans convaincre. Pour Sartre, le livre de Bataille est révélateur d’une « crise de l’essai ». En définissant le contremodèle de l’essai, tel que l’illustre Bataille, Sartre peut se réapproprier le genre et en redéfinir la cohérence intellectuelle, le sérieux philosophique et l’exigence stylistique. De fait, Il va bientôt assurer ce magistère et couvrir tout le champ de l’essai — critique littéraire, pensée philosophique, engagement politique —, mais en suivant un modèle rationnel du genre qui préfère les « preuves » aux « drames ». Un autre modèle succédera au modèle sartrien de l’essai au cours des années cinquante, notamment avec Roland Barthes, quand s’achèvera le temps des engagements.
Notes 1. Tristan Tzara, « Essai sur la situation de la poésie », Le Surréalisme au service de la Révolution, n° 3-4, déc. 1931, rééd. dans Grains et issues, Paris, GF-Flammarion, 1981. 2. Pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Henri Godard qui traite de ces trois auteurs et de quelques autres, Une grande génération (Paris, Gallimard, 2003). 3. Jean-Paul Sartre, « M. François Mauriac et la liberté » (1939), Situations I, Paris, Gallimard, 1947, rééd. coll. « Folio Essais », 1993, p. 42 et 52. Sartre emprunte la distinction entre roman et récit au critique Ramon Fernandez. Alors que le récit « se fait au passé », le roman « se déroule au présent, comme la vie » : « Dans le roman, les jeux ne sont pas faits, car l’homme romanesque À
est libre » (« À propos de John Dos Passos et de 1919, Situations I, ibid., p. 15-16). Sartre reconnaîtra plus tard que sa critique de Mauriac était excessive, puisque de toute façon, en matière de roman, « toutes les méthodes sont des truquages » (L’Express, 3 mars 1960). 4. Jean Giraudoux, « L’auteur au théâtre », Littérature, Paris, Grasset, 1941, rééd. coll. « Folio Essais », 1994, p. 209. 5. Le mot est de Brecht : il ne se répandra qu’après la guerre en France. Mais Pierre Albouy voit déjà dans ces usages modernes du mythe les ressorts d’une « distanciation » qui éveille l’esprit du spectateur en suspendant l’illusion mimétique (Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1969, p. 127-128). 6. Sartre reconnaît qu’il n’a rien compris au théâtre de Brecht quand il a vu L’Opéra de quat’ sous avant la guerre (« L’auteur, l’œuvre et le public », L’Express, 17 septembre 1959, repris dans Un théâtre de situations, Paris, Gallimard, 1973, rééd. coll. « Folio Essais », 1992, p. 108). Roland Barthes rappelle par ailleurs que « la petite histoire de Brecht en France » a commencé discrètement en 1947, mais a véritablement franchi une étape décisive en 1954-1955, avec la venue à Paris du Berliner Ensemble (« Brecht “traduit” », Théâtre populaire, mars 1957, rééd. dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Seuil, 1993, p. 730). 7. Geneviève Serreau, Histoire du « nouveau théâtre », Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1966. 8. Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre au XXe siècle, Paris, Belin, coll. « L’Extrême Contemporain », 2006.
Les conditions de la vie littéraire autour de 1955 « Temps modernes » et livre de poche Les deux caractéristiques majeures que Julien Gracq prête à la vie littéraire de son temps dans La Littérature à l’estomac (1950), la politisation et la médiatisation, confirment la tendance observée dans l’entre-deux-guerres. Même si ce texte a une visée polémique, le jugement de Gracq est éclairant. D’une part, la « république des Lettres » est divisée entre deux mondes qui se combattent ou qui s’ignorent — la sphère d’influence du Parti communiste autour des Lettres françaises où règnent Aragon et Elsa Triolet d’un côté, et de l’autre une « littérature individualiste » qui échappe aux injonctions du Parti, notamment autour du Figaro littéraire. D’autre part, l’opinion sur les livres importe plus que le goût des lecteurs : tout l’effort des critiques et des éditeurs consiste à lancer des écrivains pour occuper le devant de la scène comme on dresse des chevaux de course pour la victoire — le phénomène bien français de la course aux prix littéraires justifiant la métaphore hippique. Or le « grand écrivain » annoncé à chaque rentrée littéraire n’est le plus souvent qu’une « rosse efflanquée »… Ces phénomènes ne sont pas si nouveaux, mais ils s’accentuent dans le contexte politique de la guerre froide et dans le paysage économique des Trente Glorieuses.
Les tensions idéologiques La France des années cinquante conjugue en effet tensions politiques et entrée dans la « société de consommation ». Le régime instable de la IVe République, miné par la guerre d’Indochine, sera emporté par la guerre d’Algérie en 1958. C’est alors la fin de l’empire colonial français. J.-
M. G. Le Clézio racontera dans Révolutions (2003) avoir eu le sentiment en 1954, année de Diên Biên Phu, « qu’on était arrivé à la fin d’un cycle, d’une ère, des impérialismes et des colonisations ». Les vives tensions entre les démocraties occidentales et le bloc socialiste font par ailleurs craindre une nouvelle guerre mondiale. La vie culturelle baigne dans ce climat. La droite littéraire, assommée au lendemain de la guerre, se reforme autour du groupe des Hussards (Roger Nimier, Jacques Laurent, Michel Déon, Antoine Blondin), appuyé par des critiques issus de l’Action française (Thierry Maulnier) ou par de grands écrivains qui s’étaient compromis avec Vichy (Paul Morand, Jacques Chardonne). Cette nouvelle génération a son éditeur, les éditions de la Table ronde dirigées par Roland Laudenbach, et ses revues, comme La Parisienne (1953-1958) ou Arts (dirigée par Jacques Laurent de 1954 à 1959). Elle soutiendra l’« Algérie française » contre de Gaulle, et avec véhémence. Mais c’est la figure de l’intellectuel de gauche, incarnée par Sartre, qui règne sur la vie littéraire depuis la Libération. Quand la NRF renaît en 1953 sous le nom de Nouvelle NRF, après le purgatoire qui a suivi la période noire de Drieu la Rochelle sous l’Occupation, elle est supplantée par des revues d’idées, orientées à gauche et ouvertes à la réflexion critique, devenues plus influentes que les revues littéraires : Les Temps modernes de Sartre (depuis 1945), Critique de Georges Bataille (depuis 1946), Les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau (revue créée en 1953). Ces revues accueillent les articles de Barthes, Robbe-Grillet et Nathalie Sarraute. Bientôt naîtra Tel Quel, la revue de Philipe Sollers (1960). Les avant-gardes littéraires sont proches de la gauche intellectuelle. Même si les Nouveaux Romanciers, nouveaux critiques et futurs structuralistes prennent leurs distances avec la doctrine sartrienne de l’engagement, la guerre d’Algérie les conduit eux aussi à prendre position. Et en ce qui les concerne, c’est pour refuser la guerre. Le « Manifeste des 121 », en 1960, sur le « droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », lancé par Dionys Mascolo et Maurice Blanchot, est signé par de nombreux écrivains connus : Breton, Sartre, Simone de Beauvoir, Vercors, Robert Antelme, Michel Leiris, Louis-René des Forêts, Arthur Adamov, Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Claude Simon… Ainsi que par des intellectuels comme Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et André Mandouze ; et par des éditeurs comme Jérôme Lindon, des Éditions de Minuit, ou François Maspero, qui a fondé en 1955 la maison qui porte son
nom. Toutes les avant-gardes sont réunies, des derniers surrréalistes au Nouveau Roman naissant. L’écrivain peut encore faire entendre sa voix dans le débat public, avec un retentissement certain.
Le paysage éditorial La bipolarisation n’affecte cependant pas tous les secteurs du champ littéraire. Alors que les jeunes Éditions de Minuit, nées pendant la guerre, s’identifient aux avant-gardes en publiant Beckett et les Nouveaux Romanciers, les grands éditeurs restent généralistes et proposent un catalogue ouvert et éclectique. Gallimard domine la concurrence, en publiant Sartre, Camus, Genet, mais aussi Céline, Giono, Gary, Montherlant, Marcel Aymé… La prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade », dirigée par Jacques Schiffrin, fait autorité. Ce qui n’empêche pas Gallimard de remporter huit fois le prix Goncourt en dix ans de 1949 à 1958. Plon, Julliard, Fayard, Albin Michel, Stock, Flammarion et Grasset viennent au second plan sur le marché d’une littérature de qualité destinée à une grande diffusion. Plon réalise de belles ventes avec les romans d’Henri Troyat (Les Semailles et les moissons, cinq volumes, 1953-1958). Julliard découvre la jeune Françoise Mallet-Joris en 1951 (Le Rempart des béguines) et la non moins jeune Françoise Sagan en 1954 (Bonjour tristesse), satisfait de publier ces deux best-sellers à parfum de scandale. Grasset, condamné pour collaboration après la guerre et dont l’audience a beaucoup décliné, renoue toutefois avec le succès en publiant notamment Hervé Bazin (Vipère au poing, 1948). La maison trouve ensuite un nouveau souffle sous la direction de Bernard Privat, qui crée la collection « Ce que je crois » en 1952 et lance de nouveaux auteurs comme Christiane Rochefort (Le Repos du guerrier, 1958) ou Edmonde Charles-Roux (Oublier Palerme, prix Goncourt 1966). Mais entre-temps, Grasset est devenu une filiale du groupe Hachette, et Stock connaîtra le même sort : les lois de la concurrence capitaliste imposent des concentrations, jusque dans l’économie du livre. Les apports les plus neufs dans l’édition littéraire au milieu du siècle, Minuit mis à part, viennent de José Corti, installé rue de Médicis depuis 1937, éditeur de Gracq et de Bachelard, plus tard de représentants de la Nouvelle Critique, qui cultive la qualité rare et secrète, à l’écart des grands circuits commerciaux de diffusion, — et surtout des Éditions du Seuil,
créées en 1935. Celles-ci publient désormais la revue Esprit et lancent une collection sous le même titre. Proches du personnalisme chrétien, elles évoluent vers les avant-gardes sous l’impulsion de Jean Cayrol, leur directeur littéraire, en publiant Barthes (Le Degré zéro de l’écriture, 1953) et Sollers (Une curieuse solitude, 1958) à leurs débuts, puis la revue Tel Quel. Tout en s’assurant de grands succès populaires, par exemple avec la traduction des Don Camillo dans les années cinquante, elles jouent un rôle majeur à la croisée du renouvellement de la pensée chrétienne et de la promotion des sciences humaines en plein essor.
Livre de poche et culture de masse La grande innovation technique et commerciale de l’époque est en 1953 l’invention du Livre de poche, rendue possible par un accord entre les principaux éditeurs. Le livre au format de poche est vendu six fois moins cher qu’un livre grand format. Sont ainsi réédités des auteurs connus et populaires, Pierre Benoit, Saint-Exupéry, Gide, ainsi que des auteurs étrangers et des « classiques » plus anciens. L’accès du public à la lecture s’élargit considérablement : beaucoup d’œuvres du passé touchent ainsi de nouveaux lecteurs. Les lycéens et étudiants peuvent accéder facilement à des œuvres intégrales et s’approprier ainsi plus librement la littérature, sans le détour obligé des morceaux choisis, des « petits classiques », ou d’anthologies comme le Lagarde et Michard, qui règne alors dans les lycées. Le succès des livres de poche est un phénomène de société : ils se vendent très vite par millions. Flammarion suit cet exemple en créant la collection « J’ai lu » en 1958. Faut-il y voir une déchéance de la littérature ? Gracq refusera toujours d’être édité en poche… Mais ce mode de diffusion s’inscrit dans un mouvement très général d’installation en France d’une culture de masse. Le livre n’est plus qu’un « support » parmi d’autres au sein d’une vie culturelle en peine mutation. Il est concurrencé par d’autres médias, la radio, le cinéma, la télévision depuis peu. Dans la logique économique de l’édition, il est logique qu’il s’adapte pour vivre — et pour vendre. La Libération a favorisé l’arrivée du modèle culturel américain. La France de la « reconstruction » s’est mise à l’heure du jazz, du western, du cinéma hollywoodien à grand spectacle, des « comics » de la bande dessinée. Marcel Duhamel a créé dès 1945 la collection « Série noire » chez
Gallimard : il y publie les grands auteurs du roman noir américain, comme James H. Chase, Dashiell Hammett ou Chester Himes, et plus tard des romans d’espionnage (les James Bond de Ian Fleming). Il importe ainsi un genre qui fait des émules en France, à commencer par Albert Simonin, devenu vite célèbre avec Touchez pas au grisbi ! (1953). Léo Malet avait déjà trouvé chez un romancier américain, E. S. Gardner, le modèle de son détective Nestor Burma (120, rue de la Gare, 1943). Frédéric Dard, alias San-Antonio, commence par des pastiches de romans noirs américains avant d’associer son personnage, sa langue inventive et son imagination bouffonne au destin des éditions Fleuve noir, créées en 1950. Le roman policier de langue française, déjà bien représenté par Georges Simenon depuis les années trente, est porté par ce contexte favorable. Et au-delà des spécialistes du genre, la Série noire est lue par les meilleurs écrivains, Giono par exemple, tandis que Boris Vian s’amuse à exacerber la violence de ces romans en les parodiant, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, dans J’irai cracher sur vos tombes (1946) et Et on tuera tous les affreux (1948). La science-fiction française elle aussi se nourrit des modèles américains. René Barjavel était dans ce domaine un précurseur (Le Voyageur imprudent, 1944). Mais Vian et Queneau contribuent à faire connaître au début des années cinquante la science-fiction anglo-saxonne, suscitant un intérêt nouveau pour cette littérature. La science-fiction française naît véritablement quand sont diffusées en France les traductions d’auteurs anglais et américains par les collections « Le Rayon fantastique » (Hachette-Gallimard, de 1951 à 1964) et « Présence du futur » (Denoël, à partir de 1954). Commencent alors à publier des auteurs comme Jacques Sternberg, Gérard Klein ou Philippe Curval, les grands noms de la « SF » d’après-guerre. La culture de masse se développe largement à travers les grands quotidiens, créés pour la plupart à la Libération : Le Monde, journal « de référence », lu dans les milieux intellectuels ; France-Soir et Le Parisien libéré, tournés davantage vers un public populaire ; Le Figaro, ancien titre qui renaît à la Libération, apprécié de la bourgeoisie conservatrice. Ces journaux façonnent l’opinion, quand la télévision n’en est qu’à ses débuts : la Radiodiffusion-Télévision française, née en 1949, n’atteint encore que 500 000 foyers vers 1955. Pour la presse de grande diffusion, c’est encore l’américanisation qui entraîne des nouveautés : Jean-Jacques Servan-
Schreiber et Françoise Giroud s’inspirent en effet des médias américains pour créer en 1953 le journal L’Express, devenu quotidien en 1955, en vue de soutenir l’action de Pierre Mendès France contre la politique coloniale de la IVe République. Très influent dans les années 1960 auprès de la jeunesse et dans le monde intellectuel, L’Express publie des articles d’écrivains de renom (Mauriac, Camus, Malraux…). Mais les écrivains ne dédaignent pas non plus la presse populaire : Antoine Blondin, l’un des Hussards, écrit régulièrement pour le journal L’Équipe, notamment en accompagnant la route du Tour de France. La presse du cœur, à travers le magazine Nous Deux créé en 1947, ainsi que l’hebdomadaire Paris Match, créé en 1949, qui séduit par l’utilisation des photos et acquiert très vite lui aussi une grande audience, contribuent autant que la presse sportive à produire et à entretenir les clichés idéologiques que Barthes se fait un plaisir de mettre au jour dans ses Mythologies (1957), critique sociale illustrée de la petite-bourgeoisie des années 1950. Loin de ces clichés ou contre ces clichés, enfin, la production culturelle française est féconde à la périphérie de la littérature, dans les arts qui marient le langage au son ou à l’image. La chanson française renouvelle sa veine poétique avec Charles Trénet et Georges Brassens. Le cinéma français ironise sur le culte du progrès « à l’américaine » (Jacques Tati, Jour de fête, 1949 ; Playtime, 1967) et lance l’aventure de la Nouvelle Vague (Jean-Luc Godard, À bout de souffle, 1959). La bande dessinée d’expression française, dans les hebdomadaires Spirou et Pilote, invente des personnages qui vont devenir des mythes — Lucky Luke (créé par Morris en 1946), Gaston Lagaffe (créé par Franquin en 1957), Astérix (créé par Uderzo en 1959)… —, en grande partie grâce au génie comique de René Goscinny, qui a écrit aussi le texte du Petit Nicolas (illustré par Sempé, de 1960 à 1964). Dans tous ces domaines, sous les formes les plus diverses, s’expriment indiscutablement des qualités littéraires d’écriture, d’humour et d’imagination. La littérature à venir se forme aussi sur ce terreau.
Partie 3
La littérature en soupçon : le temps de l’écriture (1955-1980)
Chapitre 1 Ruptures et innovations à l’ère du soupçon 1. Le Nouveau Roman : l’écriture contre la littérature Dans Le Degré zéro de l’écriture, en 1953, Barthes prend nettement ses distances avec la pensée de Sartre en soulignant l’importance du langage pour l’écrivain. Pour Barthes, c’est par le choix de telle ou telle « écriture », parmi la diversité des écritures possibles, que l’écrivain s’affirme et s’individualise. Ce choix est une manière de prendre position dans le champ social. C’est donc au cœur des formes que se joue l’« engagement ». L’écrivain « s’engage » dans et par son écriture, qui est une « morale de la forme », un « acte de solidarité historique ». Tel est le point de départ d’une dynamique d’ensemble qui va conduire à substituer la notion d’« écriture » à celle d’« engagement » comme mot-clé de la modernité littéraire dans les années cinquante.
Le groupe des Éditions de Minuit Au même moment, en effet, Alain Robbe-Grillet fait paraître Les Gommes, son premier roman publié. Très vite, Barthes salue cet acte de naissance d’une « littérature objective », dans un article de la revue Critique (1954). Ce roman, écrit-il, est remarquable par son « écriture », qui s’attache à la surface de l’objet et rompt avec le mythe de la profondeur. En 1955, c’est la publication du Voyeur : le deuxième roman de Robbe-Grillet suscite encore l’attention de Barthes, qui y voit un « exercice absolu de négation » par son choix de la « littéralité » contre le culte de l’intériorité et l’usage de l’anecdote caractéristiques selon lui du « roman bourgeois »1. Négation de la littérature par elle-même, Le Voyeur semble donc mettre en
application certaines des thèses développées par Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture, thèses qui rejoignent de ce point de vue celles de Blanchot. Or Le Voyeur fait plus de bruit que Les Gommes. Récompensé par le prix des Critiques, ce roman est défendu par Bataille, Blanchot et Paulhan, contre la critique conservatrice. C’est d’un représentant de cette dernière, le critique Émile Henriot, que viendra l’appellation de « nouveau roman », utilisée dans Le Monde avec un sens péjoratif à propos du troisième roman de Robbe-Grillet, La Jalousie (1957). Cette étiquette sera vite reprise, et par Robbe-Grillet lui-même : le Nouveau Roman est né. Désormais, selon la formule bien connue de Jean Ricardou, le roman ne sera plus l’« écriture d’une aventure » mais « l’aventure d’une écriture » (Pour une théorie du nouveau roman, 1971). En réalité, le Nouveau Roman n’est pas une école. C’est en réponse aux attaques de la critique bourgeoise et dans un contexte de vives polémiques que certains auteurs ont été amenés à le définir, à y reconnaître leurs convergences et à théoriser après coup leurs pratiques sous cette bannière. Dès 1950, dans un article des Temps modernes, Nathalie Sarraute parlait d’une « ère du soupçon » pour annoncer les mutations auxquelles le roman devait en venir à ses yeux : ni le romancier ni le lecteur, en effet, ne peuvent plus « croire » naïvement à une histoire et à des personnages conçus selon le modèle du roman réaliste traditionnel. Le Nouveau Roman tire les conséquences de ce « soupçon ». Reprenant ses articles antérieurs, Nathalie Sarraute publie L’Ère du soupçon en volume en 1956 ; puis RobbeGrilletPour un nouveau roman en 1963, et Michel Butor ses Essais sur le roman en 1964. Plusieurs romanciers se rejoignent ainsi, qui partagent les mêmes refus (le roman réaliste, la littérature engagée), les mêmes modèles (Proust, Joyce, Faulkner) et les mêmes objectifs (le roman comme recherche, l’expérimentation formelle, la priorité donnée à l’« écriture »). À la différence des écrivains engagés, et renouant au contraire avec l’idéal de Flaubert et de Mallarmé, ils conçoivent le roman comme un art autonome, conçu comme un certain usage du langage. Ils ont aussi le même éditeur, les Éditions de Minuit, dirigées par Jérôme Lindon, ce qui contribue à les identifier comme un groupe cohérent aux yeux des critiques et des lecteurs. Une photo célèbre montre ce groupe en 1959 : on y voit Lindon entouré de Robbe-Grillet, Claude Simon, Claude Mauriac, Robert Pinget, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et Claude Ollier. Il faudrait y ajouter Butor, qui a publié chez Minuit Passage de Milan
(1954), L’Emploi du temps (1956) et La Modification (1957). Beckett est alors passé au théâtre : il fait le lien entre ce nouveau groupe et ses propres romans, qui l’ont annoncé par leur contestation radicale de la cohérence psychologique et dramatique ; il le relie aussi au Nouveau Théâtre, qui l’a précédé de peu. Nathalie Sarraute avait publié Tropismes dès 1939 : Lindon l’associe au Nouveau Roman en rééditant ce texte en 1957. Claude Simon a publié chez Minuit Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, en 1957 : après Le Tricheur (1945), La Corde raide (1947) et Le Sacre du printemps (1954), il trouve ainsi son style personnel au sein du Nouveau Roman en train d’émerger. Claude Mauriac, fils de François Mauriac, a débuté comme critique ; il engage en 1957 un cycle romanesque, Le Dialogue intérieur, publié chez Albin Michel, que l’on peut rapprocher du Nouveau Roman pour ses recherches formelles ; il est aussi l’auteur de L’Alittérature contemporaine (1958), essai critique qui contribue à la légitimation du Nouveau Roman en montrant la parenté des Nouveaux Romanciers avec Artaud, Bataille, Beckett, Kafka, Leiris ou Michaux. Robert Pinget est entré chez Minuit en 1956 (Graal Flibuste) ; Prix des Critiques pour L’Inquisitoire (1962), il revendiquera avec constance son appartenance au groupe en participant aux colloques consacrés au Nouveau Roman à Cerisy (1971) et à New York (1982). Claude Ollier a reçu le premier prix Médicis pour son premier roman, La Mise en scène, publié chez Minuit en 1958. Il faudrait enfin imaginer, hors champ, la silhouette de Marguerite Duras, qui est restée en marge du groupe mais dont l’esthétique est proche : c’est encore aux Éditions de Minuit qu’est paru en 1958 son roman Moderato cantabile, qui donne un nouvel élan à sa carrière romanesque commencée en 1950 avec Un barrage contre le Pacifique.
« Du réalisme à la réalité » Alors qu’il s’affirme comme la nouvelle avant-garde et proclame son ambition de rompre avec la tradition, le Nouveau Roman a son panthéon de grands auteurs. Le paradoxe n’est qu’apparent : le surréalisme, lui aussi, réécrivait l’histoire de la littérature pour se reconnaître des « ancêtres ». Le nouveau groupe littéraire a besoin, par souci d’autolégitimation, de s’inscrire dans une série de noms qui dessine le mouvement de l’histoire selon une vision téléologique et progressiste de la littérature : c’est le propre des temps « modernes ». Nathalie Sarraute se situe ainsi dans la lignée du
roman critique, antiréaliste, qui va de Proust (la Recherche) et Gide (Paludes) à Sartre (La Nausée) et Céline (Voyage au bout de la nuit). Elle rend hommage à Kafka, à Joyce, à Virginia Woolf et aux romanciers américains qui ont montré « quelles régions encore inexplorées pourraient s’ouvrir à l’écrivain » — pour peu que ce dernier veuille bien se débarrasser da la narration omnisciente et d’une psychologie essentialiste des « caractères ». Pour Robbe-Grillet aussi, Ulysse de Joyce, Le Château de Kafka et Le Bruit et la fureur de Faulkner ont ouvert la voie. Quant au roman français, il s’est progressivement libéré de son « innocence » par étapes successives, d’abord avec Flaubert, plus encore avec Proust, mieux encore avec Beckett. Gide est loué pour avoir inventé le roman « spéculaire », qui réfléchit sur ses conditions de possibilité — en particulier par le procédé de la « mise en abyme », dont les Nouveaux Romanciers feront grand usage. La Nausée et L’Étranger restent des modèles de référence : leur refus de la psychologie réaliste, antérieur à la conversion de leurs auteurs à l’engagement, est exemplaire. Sarraute a publié ses premiers articles dans Les Temps modernes, et Robbe-Grillet reconnaît ce qu’il doit à Sartre. Le Nouveau Roman n’est pas si nouveau. Ces romanciers n’opposent pas un pur formalisme aux pensées de l’existence. L’écriture est pour eux un mode de connaissance : le travail sur le langage doit permettre d’élucider les zones obscures de l’être. Si le Nouveau Roman rejette le réalisme, c’est comme Proust avant lui pour mieux accéder à la réalité, non pour s’en détourner. En cherchant à reproduire les mouvements souterrains de la conscience qui commandent les comportements, autrement dit les « sous-conversations », Sarraute propose en somme une mimésis de la conscience. Butor se veut lui aussi plus fidèle qu’un romancier réaliste à la réalité d’une prise de conscience quand il cherche à la restituer, dans La Modification, par un récit à la deuxième personne. Simon mime les processus de la mémoire, dans La Route des Flandres (1960), par les brouillages temporels et les incertitudes identitaires : il n’occulte pas la réalité de la guerre, mais cherche au contraire à se défaire des facilités et des conventions pour mieux en décrire la nature et les effets. […] ce qui ne l’empêchait pas de se tenir toujours droit et raide sur sa selle aussi droit et aussi raide que s’il avait été en train de défiler à la revue du quatorze juillet et non pas en pleine retraite ou plutôt débâcle ou plutôt désastre au milieu de cette espèce de décomposition de tout comme si non pas une armée mais le monde lui-même tout entier
et non pas seulement dans sa réalité physique mais encore dans la représentation que peut s’en faire l’esprit (mais peut-être était-ce aussi le manque de sommeil, le fait que depuis dix jours nous n’avions pratiquement pas dormi, sinon à cheval) était en train de se dépiauter se désagréger s’en aller en morceaux en eau en rien […] Claude SIMON, La Route des Flandres (1960).
Travail voué à être inachevé, toujours repris : sur le récit de son expérience de la guerre en 1940, il reviendra dans Les Géorgiques (1981) et L’Acacia (1989) — de même que Duras n’en aura jamais fini avec le récit de son adolescence indochinoise (Un barrage contre le Pacifique, 1950 ; L’Amant, 1984 ; L’Amant de la Chine du Nord, 1991). L’écriture romanesque, consciente de ses limites, perpétuel work in progress — titre employé par Joyce quand il travaillait à son roman Finnegans Wake dans les années vingt —, ne saurait saisir l’essence des choses, des événements et des êtres. Mais c’est bien à la réalité qu’elle se confronte, même si cette réalité résiste par son opacité et n’est jamais saisie que par le prisme des représentations. Pour Robbe-Grillet, « la découverte de la réalité ne continuera d’aller de l’avant que si l’on abandonne les formes usées » : c’est pourquoi il faut passer « du réalisme à la réalité ». Sarraute revendique dans L’Ère du soupçon un « réalisme neuf et sincère », qu’elle oppose « à la littérature néo-classique » comme « à la littérature prétendument réaliste et engagée ». Ainsi, avec le Nouveau Roman, l’« argument de vraisemblance » qu’utilisaient les romanciers réalistes pour justifier leur entreprise mimétique n’est pas dépassé mais simplement déplacé, comme l’a remarqué le philosophe Paul Ricœur : il faudrait à présent une « fiction fragmentée et inconsistante » — un « roman sans intrigue, ni personnage, ni organisation temporelle discernable » — parce qu’elle seule serait susceptible d’être « authentiquement fidèle à une expérience elle-même fragmentée et inconsistante2 ».
La « littérarité » contre la littérature Autre paradoxe apparent : alors que les Nouveaux Romanciers proclament haut et fort leur refus des conventions, de la société bourgeoise et des institutions établies, ils bénéficient très tôt d’un effet de mode favorable et d’une large reconnaissance, si bien que le Nouveau Roman devient lui-même une institution, sans avoir pour autant atteint le grand public. On l’enseigne à l’université : il fait l’objet de thèses, est consacré
par d’importants colloques, comme celui de Cerisy en 1971 (« Nouveau Roman, hier et aujourd’hui ») ; le discours critique que développent les auteurs et qui accompagne leurs œuvres, proche des théories de la Nouvelle Critique, séduit les milieux intellectuels, notamment aux États-Unis. Par la suite, Duras obtiendra le prix Goncourt (1984), Simon le Nobel (1985), et Robbe-Grillet l’élection à l’Académie française (2004). L’« alittérature » est devenue la littérature qui s’enseigne, et les Nouveaux Romanciers, peutêtre, les derniers « grands écrivains ». Pourtant, le Nouveau Roman se distingue à ses débuts par une mise en question radicale de la littérature comme institution. Il illustre l’avènement de la « littérarité », contre la « littérature » passée, parce qu’il jette le soupçon sur le référent et n’a pas d’autre but que de déployer le procès du langage — au double sens du mot « procès » : processus et jugement critique. Non sans donner une image caricaturale du roman dit « traditionnel », et notamment « balzacien », qui lui sert de repoussoir, Robbe-Grillet décline dans Pour un nouveau roman les « notions périmées » dont il faut faire selon lui table rase : le personnage, l’histoire, l’engagement, la forme et le contenu. Les personnages, parfois anonymes, ont dans le Nouveau Roman une identité incertaine ; l’histoire perd toute organisation logique et chronologique au profit des répétitions de scènes obsédantes, de contradictions entre différentes versions, de longues descriptions qui paralysent le récit de l’action ; l’engagement n’a pas de sens pour l’écrivain en dehors des « problèmes de son propre langage » ; et il n’y a pas de « contenu » en dehors de la « forme », qui seule a une réalité. Il en résulte des récits qui ont été et qui sont encore perçus comme « difficiles ». Mais c’est parce que le romancier fait appel à un lecteur actif, qui comble les blancs du récit et participe à la construction du sens. Il y a toujours les éléments d’une intrigue, mais dispersés, diffractés, parodiés, saisis par différents points de vue, travaillés comme des matériaux sous la main de l’artiste. Bien plus qu’il ne représente, le Nouveau Romancier interroge les possibilités et les modalités de la représentation. D’où son intérêt pour les autres arts de la représentation, présents au sein des fictions (les tableaux dans les romans de Simon), commentés en marge des romans (la photographie par Simon, la peinture par Butor), ou pratiqués dans leur spécificité (le cinéma par Robbe-Grillet et Duras ; et le théâtre, radiophonique ou scénique, par Sarraute et Pinget). Les Nouveaux
Romanciers ne se sont pas cantonnés dans les frontières de leur genre de prédilection et des seules aventures de l’écrit. Ils ont pris part notamment à la Nouvelle Vague, mouvement de renouveau du cinéma français qui naît aussi à la fin des années cinquante : c’est pour Alain Resnais que Duras écrit le scénario d’Hiroshima mon amour en 1959, Robbe-Grillet celui de L’Année dernière à Marienbad en 1961. La déconstruction de la temporalité, la subordination de la narration à la logique des fantasmes ou des souvenirs, ce seront aussi dès lors les caractéristiques de nouvelles compositions filmiques.
Des œuvres singulières Malgré les convergences qui ont donné au Nouveau Roman, pendant quelques années, l’unité apparente d’un mouvement collectif, chacun des Nouveaux Romanciers suit son parcours personnel et construit son œuvre propre. L’univers de Robbe-Grillet oscille entre l’objet, décrit avec une extrême minutie, et le fantasme, que traduisent les répétitions et variations de motifs : on ne sait si la « jalousie », dans le roman ainsi intitulé, désigne les stores inclinables ou le sentiment obsédant, la chose ou l’affect. Sarraute insiste sur la puissance des « sous-conversations » dans les relations entre les êtres, cherchant à capter par l’écriture ces courants psychiques qui régissent ou entravent la communication tout en se dérobant au langage (Le Planétarium, 1959 ; Vous les entendez ?, 1972). Butor s’intéresse moins à la conscience elle-même qu’à ses rapports avec le temps et le lieu, dans des dispositifs narratifs complexes, voire labyrinthiques : un immeuble parisien (Passage de Milan, 1954), une enquête dans une ville anglaise (L’Emploi du temps, 1956), un voyage en train (La Modification, 1957), la journée d’une classe de lycée (Degrés, 1960). Butor s’éloignera ensuite du roman pour d’autres manières d’écrire, sur des lieux (Mobile, étude pour une représentation des États-Unis, 1962) et sur des livres (la série des Répertoire, commencée en 1960). Pinget cherche de son côté à reconstruire par l’écriture l’oralité du langage quotidien, mêlant la fantaisie et la banalité dans l’évocation d’un monde qui ne dépend que du langage (L’Inquisitoire, 1962). Simon est le romancier d’une mémoire faillible et fragmentaire, et d’une histoire cyclique et destructrice : La Route des Flandres s’achève sur le mot « temps », comme la Recherche de Proust, mais le travail du temps est ici
« incohérent, nonchalant, impersonnel et destructeur », échappant à toute entreprise de compréhension totalisante. Disposant sur la page les mots, phrases et séquences comme un peintre ses couleurs sur la toile, Simon pousse très loin le travail de composition formelle, notamment de La Bataille de Pharsale (1969) à Leçon de choses (1976), avant de revenir à des romans plus ouverts sur la subjectivité et sur l’histoire. Avec Moderato cantabile (1958) et Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Marguerite Duras écrit pour sa part des romans de la passion et de la fascination : toute l’intrigue est subordonnée à la violence d’un événement, à un traumatisme intérieur que le récit ne peut que suggérer par ses répétitions et ses silences, ses images obsédantes, ses ruptures énonciatives. Pour avoir mis en contact toutes ces « écritures » individuelles, et converti ainsi le soupçon en création, le Nouveau Roman aura été d’une incontestable fécondité. Mais il est loin de rassembler dans son sillage l’ensemble de la production romanesque de l’époque : l’histoire du genre connaît d’autres tendances, sur lesquelles nous reviendrons ; et les romans qui paraissent au même moment hors du Nouveau Roman — voire contre lui — ne sauraient se réduire à la littérature « bourgeoise » dépassée dont ce mouvement a eu besoin de brandir l’image pour mieux construire la sienne.
2. Le Nouveau Théâtre, antithéâtre ou théâtre total ? Le Nouveau Théâtre est apparu peu avant le Nouveau Roman, on l’a vu. Mais c’est aussi autour de 1955, après l’écho rencontré par la pièce de Beckett En attendant Godot (1953), que la mutation est la plus sensible. Le choc qui se produit alors dans l’histoire de l’art dramatique est comparable à celui qu’avait connu l’histoire de la poésie dans les années vingt avec l’avènement du surréalisme. « Quelle belle époque que celle des années cinquante ! », s’exclamera Adamov dans son autobiographie : « Nous étions les auteurs, les acteurs, les metteurs en scène de l’avant-garde opérante, face au vieux théâtre dialogué condamné » (L’Homme et l’enfant, 1968). Venus du Caucase soviétique (Adamov), de Roumanie (Ionesco) ou d’Irlande (Beckett), les chefs de file de ce renouveau au milieu du XXe siècle sont des étrangers devenus des maîtres de la langue française, au théâtre et
au-delà. À leurs côtés, Jean Vauthier (Capitaine Bada, 1952), Jacques Audiberti (Le Cavalier seul, 1955), René de Obaldia (Genousie, 1960), Roland Dubillard (Naïves Hirondelles, 1961), mais aussi des poètes du langage comme Tardieu (Théâtre de chambre, 1955) et Vian (Les Bâtisseurs d’empire, 1959). Et d’autres grands auteurs, tout en gardant leur autonomie, ont largement contribué à ce mouvement de rénovation du langage dramatique : Genet dès l’origine (Les Bonnes, 1947 ; Le Balcon, 1956 ; Les Paravents, 1961) ; plus tard Fernando Arrabal (Le Grand Cérémonial, 1965) ; et des Nouveaux Romanciers ou apparentés comme Robert Pinget (Lettre morte, 1959 ; La Manivelle, 1960), Nathalie Sarraute (Le Silence, 1964) et Marguerite Duras (Les Eaux et forêts, 1965 ; La Musica, 1965).
Farces tragiques À propos de cette révolution de l’art dramatique, on a parlé d’un « retour du tragique » (titre d’un livre de Jean-Marie Domenach, paru en 1967). Chez Ionesco et Beckett en particulier, les personnages se débattent avec des forces écrasantes, mais que l’on ne peut même plus nommer, comme les dieux des tragédies antiques, ni davantage comprendre, comme les déterminations de la société et de l’histoire. Le tragique n’a plus de cause transcendante, supra-humaine, ni d’explication immanente, psychologique ou sociologique. Le roi à l’agonie chez Ionesco (Le Roi se meurt, 1963), Winnie enterrée vive qui soliloque chez Beckett (Oh les beaux jours, 1963), incarnent sur la scène tout être humain livré à sa faiblesse et à sa solitude. La faute, ressort traditionnel de la tragédie, est donc à la fois partout et nulle part : si les personnages sont coupables, c’est essentiellement d’exister, sans issue ni recours. « — Si on se repentait ? — De quoi ? […] — D’être né ? », s’interrogent Vladimir et Estragon dans En attendant Godot. Voilà en quoi ces personnages nous ressemblent. La fatalité qui mine les êtres dans ce théâtre est celle de la condition humaine à l’état pur, plus sûrement encore que dans les romans de Malraux ou le théâtre de Sartre. Chez Giraudoux, Sartre ou Brecht, le théâtre était encore chargé de psychologie, d’idéologie et de morale. Le Nouveau Théâtre tire plus radicalement les conséquences de la fin de l’humanisme en dépouillant le destin existentiel de toute signification circonstancielle. Pour Sartre et Camus, le monde et la vie sont absurdes mais la logique du langage demeure globalement préservée. Le Nouveau Théâtre, partant du même constat, introduit
l’absurde dans les formes mêmes de la communication. C’est le langage théâtral tout entier qui est affecté par l’exil du sens, la mort de Dieu et la crise des valeurs. C’est pourquoi le Nouveau Théâtre est un théâtre de la présence (des personnages qui sont là, sous nos yeux, sur scène), plus encore que de la représentation (d’une histoire, d’une pensée, d’un sens préexistant). De telles « tragédies » renversent les codes habituels du genre et subvertissent les frontières génériques. C’est dans le comique qu’elles puisent l’énergie qui les renouvelle, parce que le comique met en question toutes les fausses valeurs, dissipe toutes les illusions. Ionesco appelle La Cantatrice chauve (1950) une « anti-pièce », La Leçon (1951) un « drame comique », Les Chaises (1952) une « farce tragique »… Il faut un comique « excessif », « violent », « insoutenable », dit-il, pour mieux remonter aux « sources du tragique » et retrouver sa « dimension métaphysique » (« Expérience du théâtre », 1958). Le spectateur rit devant la violence outrancière et meurtrière du professeur de La Leçon, devant l’intrusion sur la scène d’un cadavre qui grandit, image du temps et de la mort qui rongent un couple de l’intérieur, dans Amédée ou Comment s’en débarrasser (1954), ou devant les répliques puériles du roi qui aimerait « redoubler » pour différer la mort (Le Roi se meurt, 1963) : le comique est dans le monstrueux, dans une expression oblique du désespoir. Il rappelle, en le transposant au théâtre, l’humour noir selon Breton. L’humour du dramaturge tient à sa manière de perturber tous les codes de la vraisemblance théâtrale pour mettre à nu pulsions et angoisses. Pour Ionesco, le comique est plus « désespérant » que le tragique du fait de son « intuition de l’absurde » : aussi le vrai tragique est-il logiquement mêlé au comique. Il importe de faire un théâtre de violence, « violemment comique, violemment dramatique ». Le rire a des résonances métaphysiques. Du théâtre de Beckett, Anouilh a dit que c’étaient « les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini » — l’angoisse métaphysique exhibée par des clowns. « Rien n’est plus drôle que le malheur », s’exclame Nell dans Fin de partie.
Un spectacle total Comme le Nouveau Roman, le Nouveau Théâtre a ses « ancêtres », qu’il n’a pas besoin de revendiquer pour que l’on reconnaisse leur héritage, et
l’on n’est pas surpris d’y trouver en bonne place Jarry et Artaud. Comme eux, il entend se libérer de toute psychologie, quitte à préférer un théâtre de marionnettes. Comme eux, il écarte la morale sociale au profit d’un « théâtre de la cruauté » où les pulsions de domination sadique se donnent libre cours, particulièrement chez Genet, Vian et Arrabal. Comme eux, il ne réduit pas le langage théâtral au langage verbal. La parole elle-même n’est pas oubliée, mais elle doit être portée à son paroxysme (plutôt chez Ionesco, Genet ou Vian) ou réduite à son essence (plutôt chez Beckett, Pinget ou Sarraute). Si elle imite le langage quotidien, c’est pour en montrer la vacuité et la dérision, comme dans les dialogues mécaniques de La Cantatrice chauve, disloqués par les contradictions, ou dans les jeux de langage de Tardieu et de Dubillard. Souvent, le dialogue laisse d’ailleurs place au monologue, signe d’une communication impossible. Mais surtout, le Nouveau Théâtre prône un spectacle total, autant visuel qu’auditif, qui soit une « architecture mouvante d’images scéniques » (Ionesco), et où gestes, objets, costumes, décors et éclairages permettent de « matérialiser » les angoisses et les fantasmes. Dans Les Chaises, la scène est envahie de chaises qui restent vides. Au début de Fin de partie, le personnage de Clov arpente l’espace scénique pour délimiter le lieu clos où demeure Hamm, aveugle et paralysé, dont les parents gisent dans deux poubelles présentes sur la scène. Dans Oh les beaux jours, Winnie sort de son sac les objets familiers auxquels se rattachent souvenirs et bribes de vie. L’Invasion d’Adamov (1949) montre une chambre envahie de papiers parmi lesquels le héros ne parvient pas plus à mettre de l’ordre que dans sa conscience. L’arbre central dans Godot, les champignons qui envahissent la scène dans Amédée, jouent eux aussi pleinement leur rôle — plastique ou emblématique sinon dramatique. La parole ne signifie pas plus que les choses. C’est le spectacle tout entier qui fait sens, non l’expression textuelle d’une pensée. Rien de plus théâtral que ces « anti-pièces ». Si le théâtre a désormais une portée métaphysique et non plus psychologique, comme le dit Ionesco à la suite d’Artaud, l’interrogation métaphysique s’incarne dans la matérialité physique du spectacle. Le corps parle autant que les mots, par sa mobilité ou son immobilité, son énergie ou sa passivité — qu’il confirme ou qu’il démente le langage verbal. D’où l’importance capitale qui est désormais accordée aux didascalies, nécessaires pour fournir toutes les indications relatives au langage visuel et non verbal lors de la représentation, et révélatrices en particulier de tous les
écarts entre les paroles prononcées et la situation des personnages. À la fin de Godot, Estragon dit à Vladimir : « Allons-y », mais la dernière didascalie précise : « Ils ne bougent pas. » C’en estfini du lien entre parole et action, par lequel Sartre était encore un héritier de Corneille.
La fin des « caractères » et de l’action dramatique Le Nouveau Roman a ses « notions périmées ». Le Nouveau Théâtre s’en prend donc lui aussi — mais sans avoir besoin de l’expliciter par un discours théorique — aux principales lois inscrites dans la tradition du genre. L’identité du personnage, d’abord. Les noms propres perdent leur fonction d’individualisation. Certains personnages sont simplement désignés par « Elle » et « Lui » (dans Le Square, version pour le théâtre du roman de Duras, 1957), ou par des initiales (comme « N » dans La Parodie d’Adamov, 1947), indices de leur solitude et de leur dépersonnalisation. Il arrive que les noms soient interchangeables, et n’individualisent nullement ceux qui les portent, tels les Martin et les Smith de La Cantatrice chauve, où le même nom de « Bobby Watson » est par ailleurs attribué à toutes sortes de personnages différents. Le personnage ne se définit plus par un « caractère » singulier, mais par une fonction dans un système géométrique de symétries et d’oppositions : Pozzo et Lucky, dans Godot, sont des figures de maître et d’esclave poussées à la caricature. Les inséparables Vladimir et Estragon n’ont ni passé ni avenir en dehors de leur présence scénique : une même phrase peut être prise en charge par l’un ou par l’autre, sans « exprimer » autre chose que la logique autonome d’un jeu de répliques qui se reconnaît comme jeu. Ils n’ont pas plus de « personnalité » que n’a d’existence Godot, toujours attendu mais qui n’arrive jamais. Autre notion périmée, dès lors, l’action, le drame proprement dit : les personnages n’agissent pas sur leur sort ; leurs moindres prises de décision sont démesurément grossies au point d’être vidées de leur sens. Il s’agitent mais n’agissent pas. On le voit dans Godot lorsque Pozzo, devenu aveugle et immobilisé à la suite d’une chute, demande de l’aide. C’est l’occasion de tourner en dérision le sens humaniste de l’action, et de mettre en évidence par là même une troisième notion périmée, celle de la morale du théâtre, qui est encore à la même époque au cœur du théâtre engagé, sartrien ou brechtien.
VLADIMIR. — […] le mieux serait de profiter de ce que Pozzo appelle au secours pour le secourir, en tablant sur sa reconnaissance. ESTRAGON. — Mais il ne… VLADIMIR. — Ne perdons pas notre temps en vains discours. (Un temps. Avec véhémence.) Faisons quelque chose, pendant que l’occasion se présente ! Ce n’est pas tous les jours qu’on a besoin de nous. Non pas à vrai dire qu’on ait précisément besoin de nous. D’autres feraient aussi bien l’affaire, sinon mieux. L’appel que nous venons d’entendre, c’est plutôt à l’humanité tout entière qu’il s’adresse. Mais à cet endroit, en ce moment, l’humanité c’est nous, que ça nous plaise ou non. Profitons-en, avant qu’il ne soit trop tard. Représentons dignement pour une fois l’engeance où le malheur nous a fourrés. Qu’en dis-tu ? (Estragon n’en dit rien.) Il est vrai qu’en pesant, les bras croisés, le pour et le contre, nous faisons également honneur à notre condition. Samuel BECKETT, En attendant Godot (1952).
Les auteurs du Nouveau Théâtre s’attachent ainsi à faire valoir la spécificité de l’art dramatique, contre toute soumission du théâtre à des théories ou discours extérieurs. Leur souci de rigueur formelle, en ce sens, dépasse « l’écriture » au sens étroit. Il s’applique à tous les aspects de la scène.
Un théâtre politique ? Cet intérêt prioritaire pour le spectacle qui est donné à voir autant qu’à entendre n’exclut pas toutefois les enjeux politiques et idéologiques. D’une part, les thèmes abordés peuvent croiser l’actualité politique. La pièce de GenetLes Paravents, écrite en 1961 et jouée en 1966, dont l’action est située en Algérie, a fait scandale et a été vivement attaquée, malgré son esthétique antiréaliste, parce qu’elle mettait en scène l’oppression coloniale et donnait une image satirique de l’armée, alors que la guerre d’Algérie s’achevait à peine. Malraux, alors ministre de la culture, a pris la défense de la pièce et de son metteur en scène, Roger Blin, pour permettre aux représentations de continuer malgré les demandes de censure. Même si la pièce est révolutionnaire pour d’autres raisons — des paravents représentent le monde des vivants et celui des morts, et les morts observent et commentent l’action des vivants —, elle a bien, aussi, une signification politique. Mais la réaction du public bourgeois et de la presse de droite a occulté son intérêt esthétique et métaphysique. D’autre part, il n’est pas certain que Ionesco ait lui-même réussi à se préserver de toute tentation idéologique, malgré ses dénonciations réitérées
du théâtre à thèse. Dans Rhinocéros (1960), il est clair que la contagion de la « rhinocérite » à laquelle résiste le seul Bérenger, dernier représentant de l’humain, désigne symboliquement le mal totalitaire. La déshumanisation représentée sur scène figure celle qu’ont engendrée les barbaries du siècle, nazie et stalinienne. Même si la présence de rhinocéros et le thème des métamorphoses garantissent un spectacle où « l’architecture d’images scéniques » préserve tous ses droits, on est loin de La Cantatrice chauve, l’image se fige en allégorie et l’intention didactique est manifeste : l’esprit d’« avant-garde » qu’avait incarné et défendu Ionesco à ses débuts tend à s’émousser. Dans les années soixante, et notamment à la suite de Mai 1968, c’est du côté de la mise en scène que l’esprit de rénovation théâtrale, comme nous le verrons plus loin, va trouver un nouveau souffle.
3. L’écriture poétique : soupçons sur le lyrisme Dans l’histoire de la poésie, au milieu du siècle, il n’y a pas l’équivalent des mouvements collectifs qui portent à la même époque le renouveau du roman et du théâtre. Nulle proclamation fracassante de rupture de la part des poètes, nulle profession de foi en faveur d’une quelconque « avantgarde » à la manière de Robbe-Grillet ou de Ionesco, nulle œuvre marquante qui fasse date, comme La Jalousie ou En attendant Godot. Il n’y a pas de « nouvelle poésie » qui ait fait école. Mais si les ruptures et innovations sont pour cette raison moins apparentes, les mutations ne sont pas moins profondes ni moins fécondes. Elles confirment une évolution qui n’est pas complètement nouvelle et se constate dans la durée. Le poète s’éloigne désormais, par sa discrétion même, par son retrait de la scène publique, des tentations oratoires et des illusions lyriques auxquelles pouvaient encore céder les surréalistes et les poètes de la Résistance. Il se méfie des facilités de l’automatisme, du culte de l’image pour l’image, d’une poésie à messages. Il préfère le patient travail sur les mots, l’exercice d’une parole solitaire qui cherche à s’ajuster aux choses, à l’être, au monde sensible. Repli sur l’écriture, si l’on veut, après une période où retentissaient les appels de l’histoire et l’ambition de « changer la vie ». Mais sans formalisme gratuit, ni clôture sur une « poéticité » coupée du
monde : cette poésie est ouverture, et ne fait retour sur la langue que pour mieux faire jouer en elle « les articulations secrètes du réel3 ». Plusieurs poètes majeurs qui ont commencé à publier dès l’avant-guerre s’étaient déjà orientés sur cette voie d’une écriture poétique autonome et singulière, hors de tout mouvement : Saint-John Perse, René Char, Henri Michaux et Francis Ponge continuent de développer leurs œuvres jusqu’aux années 1970 ou 1980. Mais de nouveaux poètes prennent le relais, dans la lignée de Ponge surtout, plus méfiants encore vis-à-vis des excès ou des artifices possibles du lyrisme et de la métaphore.
Pouvoirs de la poésie Saint-John Perse, Char et Michaux prêtent encore à la poésie des pouvoirs éminents, qui sont de l’ordre du sacré, de l’action magique ou de l’« alchimie du verbe ». Couronné par le prix Nobel en 1960, Saint-John Perse rappelle à cette occasion le lien originel entre « l’exigence poétique » et l’aspiration religieuse : jusqu’à notre temps, écrit-il, « c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté » (Discours de Stockholm, 1960). Vaste hymne à la Mer et à l’Amour, Amers (1957) exalte l’élément liquide autant que le désir charnel, alliant l’homme et le monde dans un même chant de louange. La richesse lexicale et le rythme incantatoire rapprochent cette poésie d’une langue rituelle, liturgique. Très loin de Saint-John Perse en apparence, Char cultive l’écriture brève et discontinue, le fragment, l’aphorisme. Mais s’il préfère la densité à l’expansion, s’il est plus sensible à la fulgurance de l’instant qu’aux grands flux universels, c’est aussi pour célébrer le monde en chargeant la poésie des missions les plus hautes, au risque de l’hermétisme. Les textes rassemblés dans La Parole en archipel (1962) illustrent cette poétique. Les poèmes, « bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort », permettent de toucher à « la plénitude ». La « pulvérisation » du poème assure sa fécondité : c’est ainsi qu’il est « lumière, apport de l’être à la vie ». Lucide sur les « soupçons » que la modernité fait peser sur le langage poétique, Char demeure donc malgré tout confiant dans ses pouvoirs. La poésie est un art supérieur, et son langage est radicalement distinct du langage ordinaire. C’est avec d’autre artistes, poètes comme lui, peintres ou sculpteurs, ses « alliés substantiels »,
que le poète poursuit sa « conversation souveraine ». Dans Recherche de la base et du sommet (1955, édition augmentée en 1965), Char rend ainsi hommage à Braque, pour qui Saint-John Perse a composé le recueil Oiseaux (1963). Les deux poètes sont proches des artistes de leur temps. Ami de Giacometti, de Nicolas de Staël, de Vieira da Silva, Char admire le pouvoir qu’a le peintre d’atteindre la « nudité première » des choses. La poésie a pour lui la même ambition. Pour Michaux, le langage poétique a fonction d’exorcisme. Pour vaincre les tortures du corps et les agressions du réel, Michaux s’éloigne de l’expression violente qu’il pratiquait encore dans les années quarante (La Vie dans les plis, 1949), et choisit de décrire méthodiquement les symptômes du mal pour explorer les abîmes de l’esprit (Connaissance par les gouffres, 1961), entreprise de connaissance qui le conduit du refus à la sérénité, de la transgression à la « survenue de la contemplation » — quand le poète retrouve finalement « la Permanence, son rayonnement, l’autre vie, la contre-vie » (Face à ce qui se dérobe, 1975). Pour lui comme pour Char, la création poétique est une forme de parcours initiatique où l’être s’engage tout entier. Expérience contemplative, aussi, celle de la poésie spirituelle, chez d’autres auteurs de l’époque pour qui la foi dans les pouvoirs du langage prolonge ou traduit une foi personnelle profonde. Le recentrage sur l’écriture favorise une production poétique qui s’inscrit dans le sillage des religions du Livre. Jouve poursuit ainsi, jusqu’à sa mort en 1976, une quête mystique angoissée qui s’étend sur plusieurs décennies (Ténèbre, 1965). Les textes de La Tour du Pin atteignent l’ampleur d’une « somme » à la fois poétique et métaphysique (Psaumes de tous mes temps, 1974) ; Une somme de poésie (1981-83) rassemble l’œuvre d’une vie. Pierre Emmanuel écrit dans Babel (1951) une « épopée spirituelle de l’histoire humaine », et déploie dans Sophia (1973) une méditation sur la figure féminine de la Sagesse dont la structure épouse celle d’une église. L’œuvre poétique de Jean Grosjean (Apocalypse, 1962) est parallèle à une œuvre de traducteur — des Évangiles et de l’Apocalypse, mais aussi des Tragiques grecs. JeanClaude Renard, passé par l’occultisme, revenu au catholicisme en 1955 (Père, voici que l’homme), cherche à approcher le « Mystère » des « noces » qui unissent l’homme à Dieu (Le Dieu de nuit, 1973). Jean Mambrino capte une musique intérieure, restituant par fragments le « message sacré » qui nous parle à travers les beautés de l’univers
(Clairière, 1974). Chez tous ces poètes, la poésie a la puissance d’un témoignage. Elle est création et révélation, en écho aux mystères chrétiens de la Création et de la Révélation. L’œuvre d’Edmond Jabès, plus neuve, s’ouvre en 1957 sur la publication de Je bâtis ma demeure. Ample et ambitieuse, elle va par la suite renouveler l’écriture poétique en faisant éclater les limites du genre. Jabès vit sa condition juive sur le mode de l’exil et de l’errance. C’est la mémoire du Livre dans la culture juive qui inspire son entreprise d’un « livre » total, à la fois récit, poèmes, essai, dialogues, autobiographie, méditation… Mais il est une autre mémoire, plus récente, celle de la Shoah, qui confronte la parole poétique à l’épreuve de l’indicible, de la déchirure, de la perte, de la mort de Dieu. À la mise en question par Adorno de la possibilité d’écrire après Auschwitz, Jabès répond en réaffirmant les pouvoirs de l’écriture, mais d’une écriture qui prenne en charge le doute et l’interrogation, ce qui se traduit par une forme fragmentaire et hétérogène — « pulvérisée », comme chez René Char. Le soupçon qui pèse sur la poésie est ainsi intégré à l’œuvre : il se matérialise dans les blancs et les césures de l’écriture. Le livre rêvé est en fait toujours différé, jamais véritablement atteint : il est « l’au-delà de la parole » (Le Livre des questions, 1963-1973 ; Le Livre des ressemblances, 1976-1980).
Poétiques de la matière et de l’éphémère La poésie de Ponge, quant à elle, est ouvertement matérialiste. Modestement attentive à la présence sensible des choses comme à la matière sensible des mots, elle pousse le soupçon plus loin parce qu’elle se méfie, dans un souci à la fois éthique et esthétique d’exigence et de vérité, des risques de dérive romantique ou spiritualiste inhérents au langage poétique. C’est pourquoi Ponge dit qu’il « ne [se] veu[t] pas poète » : il attend des objets matériels qu’ils le tirent « hors du vieil humanisme » (Le Grand Recueil, 1961). Ses textes sont surtout descriptifs, avec une précision quasi scientifique, s’attachant à la matière des choses en détournant à leur profit les usages de la tradition lyrique. L’« Ode inachevée à la boue » (Pièces, 1962) est un éloge paradoxal, une « ode » subvertie. Parler de la boue, c’est accepter l’informe et l’inachevé… Mais comme je tiens à elle beaucoup plus qu’à mon poème, eh bien, je veux lui laisser sa chance, et ne pas trop la transférer aux mots. Car elle est ennemie des formes et se
tient à la frontière du non-plastique. Elle veut nous tenter aux formes, puis enfin nous en décourager. Ainsi soit-il ! Et je ne saurais donc en écrire, qu’au mieux, à sa gloire, à sa honte, une ode diligemment inachevée… Francis PONGE, « Ode inachevée à la boue », Pièces (1962).
Dans le même recueil, le texte intitulé « L’appareil du téléphone » poétise plaisamment un objet très ordinaire. Ponge ne cesse de revenir sur la relation entre le signe et le référent, cet « arbitraire du signe » selon la linguistique, ce « défaut des langues » que la poésie a pour mission de « rémunérer » selon Mallarmé. Entre les mots et les choses, de fait, il y a du jeu, et le poète s’intéresse moins à l’objet en tant que tel qu’à cet « objeu », l’écart entre le signifiant et la chose signifiée qui laisse toute sa place à l’intervention subjective, le « fonctionnement verbal4 » qu’autorise et suscite l’objet — jeu avec l’étymologie, avec les sonorités, avec le signifiant graphique… Ponge conçoit dès lors l’écriture poétique comme un travail, qui ne requiert nullement des dons de mage ou de prophète — ce que suggèrent encore à certains égards les œuvres de Char et de Saint-John Perse —, et qui entend renouer avec la rigueur et le dépouillement du classicisme, contre le lyrisme romantique (Pour un Malherbe, 1965). Écriture bien moderne, toutefois, dans sa manière d’exhiber le travail poétique en train de se faire, dans une mise en scène réflexive et « métapoétique » de la genèse des textes (La Fabrique du pré, 1971). Cet intérêt pour la lettre et pour le signifiant explique que les courants formalistes des années 1960-1970 se soient réclamés de Ponge, qui a été invité à participer au premier numéro de Tel Quel (1960). Nous reviendrons plus loin sur cette poésie « textualiste ». En réalité, Ponge est moins le porte-parole d’une poésie formaliste qu’un poète de la matière et du concret qui s’interroge sur le rapport entre l’homme et le monde, relation qui est toujours tributaire du langage. L’époque voit ainsi se développer sous diverses formes une poésie du quotidien, de l’éphémère, des sensations, de la simple présence de l’être au monde. Eugène Guillevic, de l’engagement antifasciste d’avant-guerre jusqu’aux désillusions de 1956 sur la patrie du communisme, laissait transparaître ses espérances politiques à travers l’évocation des objets (Terre à bonheur, 1952). Il évolue vers un matérialisme plus sobre, lapidaire et elliptique, dans Carnac (1961) et Du domaine (1977). Bernard Noël, proche de Blanchot et de Bataille, cherche dans la poésie le moyen de
« donner des mots à son corps » (Extraits du corps, 1958) : il n’y a plus alors de sujet lyrique, mais un réseau de pulsions sous-tendues par la hantise du sexe et de la mort. Georges Perros, dans le désordre voulu de ses Papiers collés (trois volumes, 1960-78), utilise la forme fragmentaire du collage pour rendre sensibles les rythmes du vécu et les aléas du quotidien. Jacques Réda laisse le moi du poète en retrait, choisissant une poétique « en négatif », pour accueillir dans Les Ruines de Paris (1977) les images fugaces et précaires des paysages urbains. La poésie accepte le prosaïsme des choses, mais transcende la prose de la communication ordinaire par la mise en espace des blancs et des silences sur la page (chez Guillevic) ou par des recherches rythmiques qui rappellent le mouvement syncopé du jazz (chez Réda). Deux grandes voix nouvelles se distinguent enfin, qui vont dans le sens d’une poésie de la « présence », assumant la finitude. Ce sont celles d’Yves Bonnefoy et de Philippe Jaccottet. Elles commencent toutes deux à se faire entendre dans les années cinquante (Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953 ; Jaccottet, L’Effraie, 1953). Bonnefoy définit dès ses premiers textes l’entreprise poétique comme une réponse à la séparation de la mort et à l’épreuve du temps par la quête du « vrai lieu », indissociable du « vrai corps » et du « vrai nom », qui permet d’habiter le monde en poète. Le « lieu », c’est ce monde où nous sommes, ici et non ailleurs, ni un monde « surréel » (comme chez les surréalistes), ni un monde idéal au-delà sensible (comme dans la philosophie de Platon). Marqué comme René Char par les pensées d’Héraclite et de Heidegger, Bonnefoy cherche à dire l’éphémère, à saisir l’« être » dans le « passage », à maintenir plus qu’à résoudre la tension des contraires — entre angoisse et sérénité, entre faille et plénitude. Le poète rejette le « concept » et choisit l’image, mais l’image dépouillée de tout artifice, reconnue comme précaire, épurée et maîtrisée, pour tenter d’atteindre « ce qui se perd », la précarité des êtres et des choses. Après Hier régnant désert (1958), qui montre et qui dépasse une expérience négative du temps, Bonnefoy en vient à une poésie du consentement, du « oui », du présent accepté, qui fait le lien entre le fini et l’infini (Dans le leurre du seuil, 1975). Bonnefoy a pris part à la création de la revue L’Éphémère, avec Gaëtan Picon, André Du Bouchet et Louis-René des Forêts. Ce périodique voit le jour en 1966 après la disparition du Mercure de France. De 1966 à 1972, s’y croisent les signatures de Michel Leiris et de Paul Celan (poète de
langue allemande, auteur de La Rose de personne, qui s’est suicidé en 1970), de poètes reconnus comme Char et Michaux, de jeunes écrivains comme Pascal Quignard, de poètes comme Bonnefoy, Du Bouchet, Jacques Dupin et Philippe Jaccottet. L’Éphémère est représentatif d’une poésie à la fois humble et exigeante, aux antipodes de toute emphase lyrique. Du Bouchet est comme Bonnefoy à la recherche du « lieu », mais prend acte de l’impossibilité d’atteindre le réel par les mots — d’où une poésie de la « parole espacée », trouée par les blancs et les silences (Dans la chaleur vacante, 1961). Dupin sait aussi que la présence au monde est à la fois l’objet de la parole poétique et ce qui ne peut que la déconstruire : l’écriture est tout entière dans l’effort du cheminement, pour un but qui est hors d’atteinte (Gravir, 1963). Jaccottet surtout, grand traducteur d’Homère et de Rilke comme Bonnefoy l’a été de Shakespeare et le sera de W. B. Yeats, conçoit une poétique qui est en même temps une éthique : il se défie des prestiges de l’image et du lyrisme, reconnaît son ignorance et sa faiblesse, refuse de se payer de mots. C’est à ces conditions que l’écriture poétique, fragile et précaire, a des chances d’exprimer avec justesse et vérité le simple fait d’« être là », et de toucher la part d’infini qui se trouve au cœur des apparences sensibles : « L’effacement soit ma façon de resplendir » (L’Ignorant, 1957). Le parti pris de « l’éphémère » est ainsi le contraire de toutes les certitudes trompeuses — qu’il s’agisse des croyances en l’Histoire ou du culte de la Forme, deux convictions pourtant largement partagées des années 1950 aux années 1970.
Notes 1. Ces deux articles d’abord publiés par Barthes dans la revue Critique ont ensuite été repris dans Essais critiques (Paris, Seuil, 1964). 2. Paul Ricœur, Temps et récit, II : La Configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 1984, p. 26-27. 3. Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Écriture », 1989, p. 173. 4. Selon la définition que Ponge donne de l’objeu dans ses Entretiens avec Philippe Sollers (Paris, Gallimard-Seuil, 1970, p. 142), revenant sur ce mot qu’il a inventé dans « Le soleil placé en abîme » (Pièces, 1962).
Chapitre 2 L’empire des sciences humaines et le « démon de la théorie » 1. Le structuralisme et la Nouvelle Critique La crise du sujet lyrique chez les poètes, l’effacement du « je » dans le Nouveau Roman et la dissolution du personnage au théâtre correspondent à un mouvement d’ensemble, qualifié parfois d’« antihumaniste », qui caractérise aussi la vie des idées et les chemins de la critique. Dans les années 1950-1970, la notion de « structure » envahit les sciences humaines. Parce qu’elle met en question la place du sujet dans la langue, elle nourrit les réflexions qui portent sur l’idée de littérature et renouvelle la théorie et la pratique de l’analyse littéraire. Venue de la linguistique, elle met l’accent sur le langage au détriment de l’histoire, et répond ainsi aux attentes d’une époque qui trouve dans la passion des savoirs et des formes une issue à l’humanisme bourgeois dépassé et à une morale de l’engagement compromise dans les combats douteux du communisme stalinien. Elle est ainsi au cœur d’un courant de pensée, le structuralisme, qui s’annonce dès le lendemain de la guerre dans les travaux de Claude Lévi-Strauss (Les Structures élémentaires de la parenté, 1949 ; Anthropologie structurale, I, 1958) et la diffusion des écrits de Roman Jakobson (Essais de linguistique générale, traduits en français en 1963), et qui s’impose en 1966 par une série de publications touchant tous les secteurs des sciences humaines : la linguistique (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale), la psychanalyse, (Jacques Lacan, Écrits), la philosophie (Michel Foucault, Les Mots et les choses), la théorie du récit (Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale) et la critique littéraire (Roland Barthes,
« Introduction à l’analyse structurale des récits », revue Communications). Les sciences humaines investissent alors massivement le genre de l’essai, qui ne retrouvera sa liberté d’écriture et de pensée que lorsque les principaux représentants du structuralisme, à commencer par Barthes, renonceront à l’objectivité scientiste pour renouer avec la singularité irréductible du « sujet désirant ».
L’essor de l’analyse structurale Pour la linguistique structurale, qui se réfère aux travaux fondateurs de Ferdinand de Saussure (Cours de linguistique générale, 1916, posth.), la langue est un système de signes arbitraires, lesquels ne produisent des significations que par les relations qu’ils entretiennent entre eux à l’intérieur du système. Le sujet du discours, tel qu’il est par exemple désigné par le pronom « je », ne se confond pas avec la personne réelle. L’énoncé est analysé dans son autonomie, en fonction de ses lois internes, non en rapport avec les circonstances de l’énonciation. Le processus de production du sens, qui concerne non seulement la littérature mais de nombreux autres aspects de l’activité humaine, fait l’objet d’études « sémiologiques ». Pour la psychanalyse selon Lacan, « l’inconscient est structuré comme un langage » : quand « je » crois parler, « ça » parle en moi. Le langage précède et excède le sujet. La pensée de Foucault cherche du côté des déterminations sociales les forces qui déterminent la production des discours : c’est réduire là encore les pouvoirs du « sujet parlant », qu’il soit savant, penseur ou écrivain. Lévi-Strauss, qui a connu Jakobson aux États-Unis et qui construit sa méthode d’ethnologue sur le modèle de la linguistique, considère aussi le mythe ou la structure de parenté comme un langage, un système de signes. Les réalités sociales sont structurées par une logique qu’il est toujours possible de mettre au jour, y compris pour la « pensée sauvage » des peuples dits primitifs (La Pensée sauvage, 1962). Le structuralisme doit sa fécondité à ce dialogue entre les savoirs. L’analyse structurale s’applique donc à toute forme de discours, et pas seulement aux textes littéraires. Mais en distinguant parmi les six fonctions du langage une « fonction poétique », Jakobson a ouvert la voie à une étude spécifique de la « littérarité » et créé les conditions d’une « science de la littérature ». La fonction poétique du langage consiste selon lui à mettre l’accent sur le « côté palpable des signes », la matérialité du message, le
« signifiant » sonore ou graphique. Cette définition est à la base des théories de la littérature qui affirment le caractère « autotélique » du message littéraire, conçu comme une structure close. Mallarmé, Flaubert et Valéry sont relus dès lors comme les modèles de cette poétique structurale pour laquelle seul importe le signe — le texte, la forme —, au prix de la mort du référent. Tzvetan Todorov, à l’époque l’un des principaux représentants du structuralisme dans le champ des études littéraires, définit la « science de la littérature » comme l’étude des « lois générales qui président à la naissance de chaque œuvre1 », par opposition à la critique d’interprétation qui se consacre aux œuvres singulières. Ces lois concernent les modalités d’énonciation, les figures de rhétorique, le système des temps, etc. Même s’il s’agit de rendre compte du « fonctionnement du texte littéraire », une telle approche conduit à intégrer la « science de la littérature » dans une science générale des discours. Le discours narratif constitue pour l’analyse structurale un objet privilégié, parce qu’il met en jeu des forces et des fonctions qui se prêtent à la schématisation. Le texte fondateur est ici Morphologie du conte de Vladimir Propp (1928), traduit en français pour la première fois en 1965, qui a montré comment un grand nombre de contes du folklore russe obéissaient à des structures récurrentes dans l’enchaînement des séquences et la distribution des rôles. Les théoriciens du structuralisme en déduisent le « schéma actantiel » (Greimas), selon lequel l’action de tout récit obéit à plusieurs grandes forces, ou « actants », qui peuvent être incarnées par des personnages mais qui se distinguent par leur fonction dans la « grammaire » du récit (sujet et objet, destinateur et destinataire, adjuvant et opposant), non par leur nature morale ou psychologique. D’où une réflexion sur la logique interne du récit qui conduit à mettre radicalement en question l’illusion réaliste : « “Ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre : rien ; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue ne cesse jamais d’être fêtée » (Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits »). Ainsi peut se constituer une poétique structurale du récit, ou « narratologie », dont Gérard Genette a mis au point les méthodes et les concepts en les appliquant à la Recherche de Proust (« Discours du récit », dans Figures III, 1972).
Le « démon de la théorie »
Ce travail de théorisation extrêmement productif témoigne d’un élan intellectuel et d’un sens critique dont Barthes est le représentant le plus emblématique. Il a contribué à faire connaître Brecht en France, a mesuré très vite l’intérêt du Nouveau Roman, a donné dans Mythologies (1957) des textes pleins d’acuité savoureuse et de féroce lucidité sur les mythes de la société moderne (l’automobile, le poujadisme, le sport…). Passé du marxisme au structuralisme, c’est aussi sous l’éclairage de la psychanalyse qu’il renouvelle l’approche de Racine dans l’essai qu’il lui consacre (Sur Racine, 1963) et la méthode de l’analyse textuelle à propos d’une nouvelle de Balzac (S/Z, 1970). Après avoir incarné jusqu’au dogmatisme la rigueur structurale, il s’en éloigne dans les années 1970 pour une fréquentation beaucoup plus libre de la littérature (Le Plaisir du texte, 1973) et une écriture discontinue qui renonce à tout didactisme (Fragments d’un discours amoureux, 1977). Sa mort en 1980 marque la fin d’une ère « théorisante » à laquelle il avait fini par s’identifier. En France, Mallarmé, sans doute le premier, a vu et prévu dans toute son ampleur la nécessité de substituer le langage lui-même à celui qui jusque-là était censé en être le propriétaire ; pour lui, comme pour nous, c’est le langage qui parle, ce n’est pas l’auteur ; écrire, c’est, à travers une impersonnalité préalable — que l’on ne saurait à aucun moment confondre avec l’objectivité castratrice du romancier réaliste —, atteindre ce point où seul le langage agit, « performe », et non « moi » : tout la poétique de Mallarmé consiste à supprimer l’auteur au profit de l’écriture (ce qui est, on le verra, rendre sa place au lecteur). Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », revue Manteia (1968).
Dans Le Démon de la théorie (1998), Antoine Compagnon montre que ce goût de la théorie partagé par les chercheurs et critiques structuralistes s’est accompagné de thèses péremptoires et d’excès polémiques. Les adeptes de « la théorie » ont exercé dans la vie intellectuelle une forme de « terreur » comparable à celle que Paulhan dénonçait en son temps. Emportés par leur « démon », ils prennent en tous domaines le contre-pied du sens commun, de la doxa, de l’idéologie jusque-là dominante : la littérature ne représente pas le monde (c’est le déni de la référence), il n’y a pas d’œuvres « canoniques » dont la supériorité s’impose (c’est la critique de la « valeur »), le texte obéit à de multiples déterminations autres que l’intention consciente de son auteur (c’est la « mort de l’auteur »), la source du sens n’est pas l’auteur mais le lecteur (c’est la liberté de l’interprétation)
… Sur tous ces points, par de tels mots d’ordre, la critique structuraliste s’oppose à la tradition universitaire de l’histoire littéraire dont les fondements remontent à Sainte-Beuve, Taine et Lanson. Elle prend le parti de Proust, dont le Contre Sainte-Beuve a été édité en 1954, contre la critique biographique qui explique l’œuvre par l’auteur. Elle radicalise la question : « qu’est-ce que la littérature ? » — que Sartre avait en fait réduite à la question « comment ? », celle des fonctions de la littérature. On comprend qu’elle puisse heurter les représentants de la critique traditionnelle : le Sur Racine de Barthes entraîne une réaction polémique de Raymond Picard, qui publie Nouvelle critique ou nouvelle imposture ? (1965).
La Nouvelle Critique Si l’appellation de « Nouvelle Critique » s’impose alors, sans rapport avec la revue culturelle du Parti communiste créée sous ce nom en 1948, elle couvre un champ qui dépasse Barthes et le structuralisme. Défendu et défini par Serge Doubrovsky dans Pourquoi la nouvelle critique ? (1966), ce vaste courant regroupe l’ensemble des critiques qui mettent en œuvre, dans leur approche de la littérature, des moyens d’investigation empruntés aux sciences humaines et aux courants philosophiques contemporains. Dans un article de 1963 (« Les deux critiques », repris dans Essais critiques, 1964), Barthes constate l’existence de « deux critiques parallèles » : d’une part, une critique « positiviste », lansonienne, qui se croit objective et neutre alors qu’elle repose sur des postulats inavoués et une conception mythique de la littérature ; d’autre part, une critique qui se reconnaît comme « idéologique » parce qu’elle recourt explicitement aux pensées du moment : existentialisme, marxisme, psychanalyse, phénoménologie… D’un côté l’histoire littéraire « à l’ancienne », de l’autre la Nouvelle Critique — qui, en ce sens, commencerait avec Sartre, Bachelard et Blanchot. La Nouvelle Critique n’inclut donc pas seulement les adeptes d’une analyse structurale axée sur le fonctionnement interne du texte, comme Barthes lui-même à l’époque. Elle comprend aussi les critiques marxistes, comme Lucien Goldmann, fondateur de la « sociocritique » (Pour une sociologie du roman, 1964), ou freudiens, comme Charles Mauron, fondateur de la « psychocritique » (Des métaphores obsédantes au mythe personnel, 1963). Et elle s’étend à la critique « thématique » de Jean-
Pierre Richard, qui cherche à cerner l’univers imaginaire des écrivains (Littérature et sensation, 1954 ; Paysage de Chateaubriand, 1967) comme à la « critique de la conscience », représentée par Jean Rousset (Forme et signification, 1962), Jean Starobinski (La Relation critique, 1970) et Georges Poulet (Les Métamorphoses du cercle, 1961). Ce dernier dirige en 1966 à Cerisy un colloque consacré aux « tendances actuelles de la Critique », auquel participent Richard, Genette, Rousset, Starobinski, Ricardou, Doubrovsky… Par-delà les différences de méthode, la Nouvelle Critique est une aventure collective. Comme le prévoyait Barthes, elles se laissera progressivement assimiler par l’institution universitaire, au fur et à mesure que s’assagira son « démon » originel. Le structuralisme et la Nouvelle Critique, en prenant pour cibles la mythologie de la création littéraire, la figure sacrée de l’auteur et le « mystère » des chefs-d’œuvre, ont déplacé l’accent de l’œuvre à son commentaire, du littéraire au métalittéraire, de la pratique à la théorie. La « mort de l’auteur », en somme, a fait prospérer le critique sur les dépouilles du disparu. Le commentateur lui aussi fait œuvre d’écrivain, par son travail d’interprétation et ses recherches structurales qui font advenir du sens et produisent de nouveaux systèmes de signes. Barthes, Genette et Todorov, par leurs typologies, ont dépassé les littératures réelles pour faire apparaître des littératures possibles, en indiquant des choix textuels jusqu’alors inexploités. L’approche intellectuelle du fait littéraire accroît ainsi l’empire que lui avaient déjà conféré Sartre et l’existentialisme. Le Nouveau Roman, commenté et théorisé par ses propres auteurs, et la Nouvelle Critique, qui promeut et justifie le rôle majeur du critiqueécrivain, ont accéléré cette évolution que déplore Cioran, pour qui « ce n’est plus l’œuvre qui compte mais le commentaire qui la précède ou qui lui succède » (La Tentation d’exister, 1956). Mais le « démon de la théorie », en réaffirmant l’autonomie de la littérature par le dogme de la « clôture du texte », est la négation de l’engagement sartrien. Le succès de la Nouvelle Critique et du Nouveau Roman, phénomènes propres à l’intelligentsia française mais qui ont eu un grand rayonnement à l’étranger, s’explique sans doute, précisément, par la nécessité de réagir radicalement à une « instrumentalisation politique de la littérature » qui avait été poussée en France bien plus loin qu’ailleurs au lendemain de la guerre2. Par réaction à Sartre et à Aragon, en un sens, il fallait logiquement la structure et l’écriture — Barthes et Robbe-Grillet…
La fortune du structuralisme et la « terreur » qu’il a exercée dans les lettres tiennent à ce besoin propre à la France de revenir à la lettre et au texte après une période qui les a ignorés. Rarement on aura débattu avec autant de passion que dans les années 1950-1970 non seulement de Fourier et de Sade mais de Racine et de Mallarmé, de Chateaubriand et de Proust, de Balzac et de Baudelaire… — pour le plus grand profit de la lecture des textes et de la diffusion des lettres. Ceux qui ont proclamé la « mort de l’auteur » ont aussi célébré la littérature. Barthes meurt la même année que Sartre (1980), peu avant Lacan (1981) et Foucault (1984). Avec le règne de la structure s’achève le temps des certitudes modernistes et des savoirs conquérants : la condition « post-moderne » sera « post-structuraliste » (Jean-François Lyotard, La Condition post-moderne, 1979).
2. Théorie et production du Texte : Tel Quel & Cie La Nouvelle Critique rend indissociables la pratique littéraire et la réflexion théorique. Il en va de même pour deux groupes qui se constituent en 1960, révélateurs l’un et l’autre de liens nouveaux entre littérature et savoirs, entre recherche formelle et aventure intellectuelle : Tel Quel et l’OuLiPo.
Philippe Sollers et Tel Quel À la pointe des avant-gardes liant théories de l’écriture et pratiques textuelles, dans les années 1960-1970, il y a en effet la revue Tel Quel, créée en 1960 aux Éditions du Seuil par plusieurs jeunes écrivains, parmi lesquels Philippe Sollers, Jean-Edern Hallier et Jean-René Huguenin. Le premier numéro rejette l’idée d’une littérature engagée et affirme l’autonomie de la littérature. La revue soutient le Nouveau Roman et se réclame de la poétique de Ponge. Elle publie des textes qui illustrent les principes et réflexions que développent alors la Nouvelle Critique et le courant structuraliste : rejet des conventions littéraires, représentation de l’acte d’écrire pour lui-même, formes expérimentales qui exhibent la matérialité de la langue, culte du « Texte » au-delà des genres.
Sollers apporte à Tel Quel son aura de jeune romancier d’avant-garde. Il s’était fait remarquer par Aragon et Mauriac à ses débuts (Une curieuse solitude, 1958). Il évolue vers un formalisme proche du Nouveau Roman dans Le Parc (1961), Drame (1965) et Nombres (1968). Drame est construit en soixante-quatre séquences, sur le modèle d’un échiquier, ce qui rappelle les contraintes appréciées de l’OuLiPo. Sollers est bientôt rejoint à Tel Quel par les romanciers Jean Ricardou et Jean-Pierre Faye, par les poètes Denis Roche et Marcelin Pleynet. Ces derniers font de la poésie une arme de destruction qui se retourne contre elle-même, selon un schéma fréquent dans les avant-gardes : « La poésie est inadmissible. D’ailleurs elle n’existe pas. » — écrit Denis Roche qui, dans Le Mécrit (1972), pousse la violence de l’autodestruction jusqu’à nier la poésie. Tel Quel se rapproche de Barthes, de Lacan et des sciences humaines autour de 1970, et compte alors dans ses rangs la présence active de Julia Kristeva. Sollers prône une « expérience des limites » qu’illustrent à l’époque, dans le sillage d’Artaud et de Bataille, les textes violents de Pierre Guyotat, hantés par le sexe et le sang, aux frontières du lisible (Tombeau pour cinq cent mille soldats, 1967 ; Eden, Eden, Eden, 1970). La réflexion du groupe sur l’« écriture textuelle » aboutit en 1968 au volume collectif Théorie d’ensemble, qui rassemble, entre autres, des textes de Foucault, Barthes et Derrida, les intellectuels phares du moment. D’emblée, en mettant l’accent sur le texte, sur ses déterminations historiques et son mode de production ; en dénonçant systématiquement la valorisation métaphysique des concepts « d’œuvre » et « d’auteur » ; en mettant en cause l’expressivité subjective ou soi-disant objective, nous avons touché les centres nerveux de l’inconscient social dans lequel nous vivons et, en somme, la distribution de la propriété symbolique. Par rapport à la « littérature », ce que nous proposons veut être aussi subversif que la critique faite par Marx de l’économie classique. Philippe SOLLERS, « Écriture et révolution », Théorie d’ensemble (1968).
C’est l’époque où la revue se politise. Un moment proche des communistes, Tel Quel se rallie au maoïsme au début des années 1970. Sollers, Kristeva, Barthes et Pleynet font même le voyage en Chine en 1974, avant d’en revenir à des problématiques plus théoriques, culturelles et littéraires plus que politiques. La revue disparaît en 1982 quand Sollers quitte le Seuil après la publication de Paradis (1981), son plus grand roman de la période, publié en feuilleton dans Tel Quel depuis 1974.
Tel Quel, Change, TXT et l’esprit de Mai 68 Entre-temps, Faye a rompu avec Sollers et quitté Tel Quel pour fonder en 1968 la revue Change, autre lieu animé de « théorie formelle » et de « critique idéologique », dans l’esprit du mouvement de Mai 68. Jacques Roubaud et Maurice Roche prennent part à l’entreprise, qui contribue notamment à faire connaître en France la linguistique transformationnelle de Noam Chomsky, mais qui n’aura pas autant d’effets que Tel Quel sur la production littéraire. Les deux revues attestent l’attirance persistante de la question politique sur des écrivains qui ont pourtant cherché à rompre avec le modèle communiste ou sartrien de l’engagement. Mais on ne parle plus d’engagement. Autour de Mai 68 et en ce temps où les intellectuels français admirent la Chine maoïste, ce sont les idées de transformation et de révolution qui sont au cœur du débat. Or la pratique textuelle de rupture est par elle-même révolutionnaire puisqu’elle combat l’idéologie bourgeoise. Une autre revue proche de Tel Quel est animée par le même désir d’articuler esprit révolutionnaire et révolution du langage. Il s’agit de TXT, créée en 1969 dans le climat d’effervescence intellectuelle qui suit Mai 68. Fondée par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz, elle publie des textes de Sollers et de Denis Roche, connaît une période gauchiste après 1970, puis est interrompue pendant plusieurs mois (1973-1974) avant de reparaître. Elle accueille une poésie expérimentale et des recherches avant-gardistes qui traversent tous les arts. Prigent, surtout, y apporte le verbe jaillissant d’une écriture « carnavalesque » qui bouscule par l’excès et par le rire « l’académisme stylistique ». Au total, l’aventure collective de Tel Quel aura accompagné les fluctuations idéologiques de l’époque tout en poursuivant une démarche intellectuelle exigeante. Les ouvrages parus dans la collection « Tel Quel » au Seuil témoignent de sa fécondité, littéraire autant que critique : Figures I et II de Genette (1966 et 1969), L’Écriture et la différence de Jacques Derrida (1967), Problèmes du nouveau roman de Ricardou (1967), Éros énergumène de Denis Roche (1968), Recherches pour une sémanalyse de Julia Kristeva (1969), Lois et H de Sollers (1972 et 1973), Fragments d’un discours amoureux de Barthes (1977)… Tout aussi féconde, dans le champ de l’expérimentation littéraire, sera la collection « Fiction & Cie » créée par Denis Roche en 1974, elle aussi au Seuil.
3. L’OuLiPo, ou l’écriture mode d’emploi L’Ouvroir de Littérature potentielle, l’OuLiPo, est fondé en 1960, la même année que Tel Quel, par François Le Lionnais et Raymond Queneau. Il rassemble des écrivains et des scientifiques qui ont pour projet de réfléchir aux possibilités ludiques des contraintes formelles, logiques et mathématiques dans la production des textes, et d’écrire des textes obéissant à de telles règles. Jacques Bens, André Blavier, Jean Lescure font partie du groupe initial. Georges Perec, Jacques Roubaud, François Caradec, l’Italien Italo Calvino les rejoindront.
Des contraintes fécondes Ces auteurs ne revendiquent pas une même esthétique et n’appartiennent pas à une même école. Mais ils mettent en commun leur goût de l’expérimentation formelle et partagent la conviction que les contraintes sont fécondes. Ils s’inspirent de la linguistique structurale dans leur exploration méthodique des diverses combinatoires qu’offre le système de la langue — aux différents niveaux des phonèmes, des signifiants graphiques (les lettres de l’alphabet), du lexique, de la syntaxe, de la séquence narrative… Non contents de parler de structures, ils puisent dans les structures leurs règles du jeu. La règle S+7 de Jean Lescure consiste ainsi à réécrire un texte en remplaçant chaque mot par le septième qui le suit dans le dictionnaire : « La cigale ayant chanté tout l’été… » devient ainsi, sous la plume de Queneau, « La cimaise ayant chaponné tout l’éternueur… » (OuLiPo, La Littérature potentielle, 1973). Le jeu consiste souvent à détourner ou parodier des textes connus : les Oulipiens connaissent la tradition littéraire, et possèdent une culture encyclopédique. Les contraintes mathématiques s’appliquent bien, en particulier, aux formes poétiques versifiées, dont la logique repose sur le nombre. Roubaud, dans Trente et un au cube (1973), écrit trente et un poèmes de trente et un vers de trente et une syllabes chacun. Queneau publie Cent mille milliards de poèmes (1961), autrement dit, dix sonnets conçus de telle sorte que leurs vers soient interchangeables, offrant 1014 combinaisons — ce qui, pour un
lecteur moyen, « fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années ». L’on pratique aussi le lipogramme, exercice consistant à s’interdire l’emploi d’une lettre de l’alphabet. L’exemple le plus fameux en est le roman La Disparition de Perec, où la voyelle e n’est jamais utilisée, ce qui représente un tour de force en français, et un défi pour les traducteurs… L’OuLiPo aime appliquer à l’écriture des règles ou des principes inspirés de jeux existants. Perec bâtit la structure de La Vie mode d’emploi sur le parcours du cavalier aux échecs. Roubaud rassemble dans son recueil ∈ (1967), qui a pour titre le symbole mathématique désignant la relation d’appartenance, trois cent soixante et un textes « qui sont les 180 pions blancs et 181 pions noirs d’un jeu de go ». Dans ces derniers exemples, la contrainte engendre de véritables œuvres. Ce n’est certes pas toujours le cas ; et l’OuLiPo n’a d’ailleurs pas cette prétention. Les textes qu’il produit présentent surtout l’intérêt de dévoiler les potentialités que recèle telle ou telle contrainte. L’invention de la règle est souvent plus stimulante que le résultat obtenu. La règle est du moins mise ainsi à la portée du lecteur, qui peut jouer à son tour : « la poésie doit être faire par tous », comme disait Lautréamont, cité par Queneau. C’était aussi un mot d’ordre surréaliste. Mais l’OuLiPo fixe des contraintes arbitraires, des méthodes rigoureuses, et ne laisse pas de place à l’expression libre de l’inconscient : la notion de « poésie » n’a plus ici son sens surréaliste.
Raymond Queneau, Georges Perec Deux auteurs méritent une attention particulière, parce que leur œuvre déborde largement les activités de l’OuLiPo, même si elle se construit en relation étroite avec elles : il s’agit de Queneau et de Perec. Connu bien avant la fondation de l’OuLiPo comme romancier (Le Chiendent, 1933) et comme poète (Petite Cosmogonie portative, 1950), membre de l’Académie Goncourt (1951), directeur chez Gallimard de L’Encyclopédie de la Pléiade (publiée à partir de 1956), Queneau apporte de nouvelles contributions originales et importantes au genre romanesque avec Zazie dans le métro (1959) et Les Fleurs bleues (1965). Zazie est le roman d’initiation d’une gamine haute en couleur qui traverse Paris, sans voir le métro, en compagnie de quelques personnages truculents. Queneau y joue avec les
mots, avec l’orthographe, avec tous les codes de la langue qui se croisent et s’entrechoquent. — Répète un peu voir, qu’il dit Gabriel. Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la réponse que voici : — Répéter un peu quoi ? Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement, l’armoire à glace insistait : elle se pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée : — Skeutadittaleur… Le ptit type se mit à craindre. C’était le temps pour lui, c’était le moment de se forger quelque bouclier verbal. Le premier qu’il trouva fut un alexandrin : — D’abord, je vous permets pas de me tutoyer. — Foireux, répliqua Gabriel avec simplicité. Raymond QUENEAU, Zazie dans le métro (1959).
Dans cet emploi d’une orthographe phonétique et cette parodie des conventions romanesques, Barthes voit un bel exemple d’agression littéraire contre la Littérature. C’est Zazie qui lui a fait dire : « Depuis que la Littérature existe, on peut dire que c’est la fonction de l’écrivain que de la combattre » (« Zazie et la littérature », Critique, 1959). Comme le Nouveau Roman, Queneau suit les aventures du langage et choisit les potentialités de l’écriture contre l’ordre de la littérature instituée, mais avec un humour verbal, un art du dialogue et un sens de l’insolite qui font plutôt penser au Nouveau Théâtre. Dans Les Fleurs bleues, il continue sur la voie qu’il s’est choisie, à l’écart de tout formalisme d’école, en faisant voyager son lecteur dans le temps, sur les pas de deux personnages. Du duc d’Auge, qui parcourt l’histoire depuis le Moyen Âge, et de Cidrolin, qui vit de nos jours à Paris sur sa péniche, on ne sait lequel rêve l’autre. Tout le roman est ainsi construit sur le thème du même et du double, qui impose ses contraintes formelles. Le titre renvoie à la fois aux fleurs de rhétorique et aux charmes naïfs du romanesque. Réflexion sur le temps et sur l’identité, le texte parodie tous les modèles romanesques et multiplie les allusions plaisantes, les retournements inattendus, les cocasseries verbales. Perec est de la génération suivante. Il commence à publier en 1957, et rencontre un premier succès avec Les Choses (1965), roman « sociologique » d’un couple d’aujourd’hui enlisé dans le quotidien, proche du Nouveau Roman aussi par le poids des objets, la négation de l’action et les choix d’écriture. Perec se fixe déjà des contraintes formelles, notamment
par les variations des temps verbaux. La Disparition (1969) vient après son adhésion à l’OuLiPo (1966). L’omission de la lettre e y est bien plus qu’un jeu. Elle est liée au contenu de l’histoire, construite autour d’un signe interdit, qu’on ne peut prononcer sous peine de mort. Or la lettre omise est par excellence la marque du féminin : son absence signifie en creux la disparition la plus douloureuse, pour Perec dont la mère a péri à Auschwitz. Les aventures de la fiction et la règle oulipienne du lipogramme servent donc à la fois à masquer et à signifier la blessure essentielle, celle où se rejoignent la tragédie d’une vie et la barbarie de l’Histoire qui a frappé « avec sa grande hache » (W ou le Souvenir d’enfance, 1975). Perec écrit ensuite son roman le plus ambitieux avec La Vie mode d’emploi (1978), composé en forme de puzzle pour épouser la structure d’un immeuble et la vie de tous ses habitants, consacré aussi à la vie d’un amateur de puzzles qui tente de combler la hantise du vide par un projet artistique total. Le jeu formel va très loin : il permet au roman d’inclure de multiples romans, cumulant l’intérêt du romanesque et la dénudation de ses procédés. C’est pourquoi on peut y voir, avec Henri Godard (Le Roman modes d’emploi, 2006), l’issue du courant critique et antimimétique qui a marqué le roman français tout au long du siècle. Avec La Vie mode d’emploi, roman oulipien, c’est du cœur de l’avant-garde moderniste et par les jeux mêmes de l’écriture que renaissent l’épaisseur des personnages et les plaisirs de la fiction. Perec lève ainsi l’interdit qui pesait sur la fiction du côté des modernes, et ouvre une nouvelle période dans l’histoire du roman. Les groupes et revues des années 1960-1970, de Tel Quel à l’OuLiPo, font donc apparaître la porosité des frontières entre théorie et pratique littéraire, mais aussi entre littérature et écriture non littéraire, entre récit et poésie, entre fiction et non-fiction. Or, même à l’écart des avant-gardes, du Nouveau Roman et du Nouveau Théâtre, les deux grands genres fictionnels connaissent eux aussi à l’époque certains déplacements significatifs.
Notes 1. Tzvetan Todorov, Qu’est-ce que le structuralisme ?, t. 2, Poétique, Paris, Seuil, 1968, rééd. coll. « Points », 1973, p. 19. 2. Vincent Kaufmann, La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2011, p. 84.
Chapitre 3 Fiction et non-fiction : des frontières incertaines 1. Écritures romanesques : la mémoire et l’histoire De 1955 à 1980, la France vit des mutations accélérées : guerre d’Algérie et décolonisation, évolution des mœurs et libération de la femme, effets du concile Vatican II et laïcisation de la société, essor économique et immigration massive, fin de la IVe République et avènement de la Ve, événements de Mai 68 et choc pétrolier de 1973… La littérature est-elle insensible aux mouvements de l’histoire ? Nous avons vu que le Nouveau Roman se recentrait sur le travail de l’écriture, le Nouveau Théâtre sur les dérèglements du langage, la poésie sur un mode de présence au « monde » qui tend à s’absenter du monde socio-historique. Et pourtant, Claude Simon ne cesse d’interroger l’histoire, la guerre d’Algérie investit le théâtre de Genet, et Tel Quel suit de très près Mai 68 et ses lendemains… On a pu voir dans La Jalousie une réflexion politique sur l’histoire de la colonisation (Jacques Leenhardt, Lecture politique du roman, 1973), et plus généralement dans le Nouveau Roman une inflation des choses et une disparition du personnage qui témoignent d’un processus historique de réification lié à la société de consommation (Lucien Goldmann, « Nouveau roman et réalité », Pour une sociologie du roman, 1964). De fait, en profondeur, la crise de l’humanisme et le soupçon porté sur la littérature, même s’ils ont des racines anciennes, sont des effets d’une guerre qui a dépassé toutes les limites dans l’inhumain. Le déni de l’histoire, si tant est qu’il soit inhérent aux avant-gardes formalistes, a lui-même des causes historiques.
Le réalisme et l’aventure
Mais qu’en est-il à la même époque chez les très nombreux romanciers qui ne se reconnaissent pas dans le Nouveau Roman ? La fiction serait-elle chez eux plus perméable aux réalités si prégnantes de la mémoire et de l’histoire ? Cela ne va pas de soi, et les réponses des romanciers sont très variables. Au moment où émerge le Nouveau Roman, en 1955, il y a toujours des romans réalistes qui s’attachent à décrire le fonctionnement de la société à travers des destinées exemplaires : c’est l’année de 325 000 francs, roman de Roger Vailland qui représente la destruction de l’homme par la machine dans le système capitaliste. L’œuvre abondante de Bernard Clavel témoigne par ailleurs de la permanence d’un roman populaire où le réalisme social a une portée critique (Le Silence des armes, à propos de la guerre d’Algérie, 1974), tandis que la composition narrative saisissante de La Décharge, de Béatrix Beck (1979), renouvelle la veine du roman social en donnant toute sa force à l’évocation du « quart monde ». Le roman d’aventures, lui aussi, fait mieux qu’entretenir le capital de sympathie qu’il a toujours eu auprès du grand public : depuis les années vingt (Pierre Mac Orlan, Petit Manuel du parfait Aventurier, réédité en 1951 ; Malraux, La Voie royale), il intègre une réflexion critique sur la notion même d’« aventure », et s’ouvre à des innovations narratives qui témoignent de cette problématisation, prenant en compte les nouvelles conditions historiques qui soumettent l’aventure individuelle aux déterminations collectives. C’est en 1955 aussi qu’est réédité avec succès Fortune carrée de Joseph Kessel, roman flamboyant dont l’intrigue est disloquée de part et d’autre d’une mer Rouge qui rappelle autant Rimbaud qu’Henry de Monfreid (Les Secrets de la mer Rouge, 1932). Or le roman d’aventures a le pouvoir d’embrasser l’histoire : Pierre-Jean Rémy choisit ainsi le foisonnement et la polyphonie pour raconter un siècle de la Chine moderne (Le Sac du palais d’été, 1971).
Romans « anachroniques » Les publications de 1968, l’année des « Événements » où l’histoire s’accélère, sont significatives de l’autonomie relative du genre romanesque et d’un rapport au réel qui n’a rien de mimétique. Les plus grands romans de l’année, Belle du Seigneur d’Albert Cohen et L’Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, n’ont pas de relation a priori avec le climat du moment et les soubresauts du régime gaullien. Ils semblent à l’écart du
mouvement de l’histoire, résolument non contemporains. Cette même année 1968, le critique Claude Roy, ancien de l’Action française, et ancien du Parti communiste, exalte dans Défense de la littérature le « contretemps d’écrire » : « La littérature, l’art apparaissent toujours comme des activités sinon anachroniques, du moins légèrement intempestives. » Mais la distance prise à l’égard de l’histoire immédiate ne signifie pas l’absence de conscience historique. Et, de ce point de vue, les romans les plus « anachroniques » sont peut-être ceux qui en disent le plus long sur leur temps, par la médiation du passé ou par la transposition fictionnelle du réel. Belle du Seigneur, grand roman baroque d’un amour lumineux mais condamné, où l’intériorité des personnages est mise au jour par de longs monologues intérieurs non ponctués, est aussi une satire féroce des milieux diplomatiques de l’entre-deux-guerres, et encore, plus discrètement mais de façon non moins significative, une méditation sur le destin du peuple juif — deux aspects qui sont en lien direct avec les tragédies du siècle. Dans L’Œuvre au noir, dont la langue est au contraire d’une pureté toute classique, Yourcenar réduit comme dans Mémoires d’Hadrien la part de la fiction au profit d’une vaste documentation historique : c’est ici le détour par le XVIe siècle et ses intolérances qui lui permet de s’interroger sur la relation entre conscience individuelle et histoire collective. Le parcours de Zénon l’alchimiste dans une Europe troublée est celle d’un humaniste sans illusions, ce qui n’est pas sans résonances dans l’Europe d’après 1945. Cohen mourra en 1981, Yourcenar en 1987. Tous deux sont en 1968 les auteurs consacrés d’une œuvre déjà ancienne. Mais l’année des « Événements » est aussi celle d’un premier roman remarqué, La Place de l’Étoile de Patrick Modiano, auteur aussi éloigné que ses deux aînés de l’esprit « soixante-huitard ». Modiano est fasciné par le temps de l’Occupation. On a pu le rapprocher des Hussards à ses débuts parce qu’il peignait les milieux troubles de la collaboration sans les juger, dans La Place de l’Étoile, ou encore dans La Ronde de nuit (1969). Mais il a très vite imposé son style personnel, une écriture rigoureuse qui produit paradoxalement des effets d’indétermination, et ses thématiques obsédantes, celles des failles de la mémoire et de la quête sans fin d’un passé perdu (Villa Triste, 1975 ; Livret de famille, 1977 ; Rue des Boutiques Obscures, 1978). Son œuvre interroge donc les rapports entre mémoire personnelle et histoire collective. Elle témoigne d’une maîtrise de l’ellipse narrative qui est aussi caractéristique de l’évolution de grands romanciers d’après-guerre,
comme Aragon et Giono. Elle est appelée à se poursuivre, tant elle anticipe sur un goût de l’archive et de l’enquête qui sera l’un des traits dominants du récit dans les années 1980-2000. Je crois qu’on entend encore dans les entrées d’immeubles l’écho des pas de ceux qui avaient l’habitude de les traverser et qui, depuis, ont disparu. Quelque chose continue de vibrer après leur passage, des ondes de plus en plus faibles, mais que l’on capte si l’on est attentif. Au fond, je n’avais jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi. Patrick MODIANO, Rue des Boutiques Obscures (1978).
Le groupe des Hussards, à la même époque, se définit volontiers par opposition aux avant-gardes, et notamment au Nouveau Roman. Mais les romanciers de ce courant n’en sont pas moins capables d’audaces formelles. Jacques Laurent, surtout, livre avec Les Bêtises (1971) un grand roman spéculaire, dont l’organisation complexe combine des pans de l’histoire récente (l’Occupation, la guerre d’Indochine), une mise en scène du romancier qui s’interroge sur sa fiction, et une méditation sur la construction de l’identité dans les hasards de l’histoire. La composition romanesque permet ainsi de mettre en évidence non le sens de l’histoire, mais ses illusions et ses désordres.
Quand le roman « respire »… Si le Nouveau Roman est contesté par des romanciers contemporains — comme Julien Gracq, Romain Gary ou Jean Giono —, ce n’est pas au nom d’une défense de la fiction traditionnelle, mais parce qu’il est accusé d’appauvrir, d’amputer la littérature en la coupant du monde vivant. Voilà pourquoi « la littérature respire mal » selon Gracq, qui ironise sur ces nouveaux romans « en zinc, qui semblent voués à je ne sais quelle assomption du réverbère, de la lampe Pigeon et du bouton de guêtre », et dont la publication s’accompagne de celle de leur mode d’emploi, « tout comme un jeu de construction est vendu avec sa notice explicative1 ». Après le monde imaginaire du Rivages des Syrtes, c’est dans les Ardennes de la « drôle de guerre » que Gracq situe Un balcon en forêt (1958), récit de l’attente plus que de l’action là encore, mais plus directement lié à l’histoire réelle : si le héros vit et rêve cette situation en poète, c’est comme l’auteur
lui-même avait vécu la guerre. Le texte se présente d’ailleurs comme un « récit », non comme un « roman », ce qui est une manière d’en réduire la dimension fictionnelle. Et Gracq s’éloigne davantage encore de la fiction dans La Presqu’île (1970), longue nouvelle où la description de lieux bien connus de l’auteur et l’évocation des souvenirs et sensations liés aux paysages prennent toute la place : la littérature qui « respire » est plus poétique et autobiographique que romanesque. Gary croit bien davantage aux pouvoirs de la fiction comme telle, au point de faire de sa vie un roman et de s’inventer un double, Émile Ajar, pour relancer son œuvre depuis 1974 (année de Gros-Câlin) jusqu’à son suicide en 1980. Mais ses romans s’ouvrent largement aux enjeux de l’époque : défense d’une nature menacée (Les Racines du ciel, 1956), culpabilité de l’Occident qui a laissé s’imposer la barbarie nazie (La Danse de Gengis Cohn, 1967) et cultive la bombe atomique (La Tête coupable, 1968), cohabitation des Juifs et des Arabes à Paris au temps des guerres du Proche-Orient (La Vie devant soi, 1975). Même si l’imagination, seul recours de l’humanisme, cherche à conjurer une réalité historique inhumaine, les « monstres » du réel sont toujours là. Giono publie après 1955 des romans moins nombreux et dans l’ensemble plus courts que lors de ses deux grandes périodes créatrices, de 1928 à 1937 et de 1947 à 1952. Ennemonde et autres caractères (1968) et L’Iris de Suse (1970, l’année de sa mort) prolongent l’esprit des Chroniques romanesques en s’intéressant à des « caractères » singuliers ou monstrueux. Son roman le plus volumineux de l’époque s’appuie sur une importante documentation historique : c’est Le Bonheur fou (1958), suite du Hussard sur le toit, dont l’action se déroule au XIXe siècle, dans l’Italie du Nord en pleine révolution ; la représentation qui y est donnée de la politique est révélatrice de l’image que Giono se fait alors des politiques de son temps. Le romancier écrit donc moins de romans. Il s’intéresse en revanche aux faits divers et suit l’affaire Dominici (1954). Il se fait historien aussi, en écrivant Le Désastre de Pavie (1963). Il écrit enfin des chroniques pour de grands quotidiens de la presse régionale (à partir de 1962 surtout). Délaissant ainsi la fiction, il rejoint d’autres parcours de grands romanciers qui s’en sont détournés plus nettement encore. Malraux, ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969, écrit désormais des textes sur l’art, des Mémoires, des essais. Et Mauriac se consacre surtout à ses chroniques du Bloc-notes, où il commente
l’actualité pour L’Express de 1954 à 1961, puis au Figaro littéraire jusqu’à sa mort en 1970. Autre grand romancier bien connu dès l’avant-guerre, Aragon sait encore se renouveler, après Les Communistes, en se libérant de tout réalisme pour confronter la fiction romanesque aux aléas de l’histoire et aux sortilèges de la mémoire. La Semaine sainte (1958) suit le peintre Géricault en 1815, mais joue très librement avec le temps sans s’enfermer dans le cadre convenu du roman historique. Blanche ou l’oubli (1967) médite sur la capacité du langage à saisir le passé et à comprendre l’autre. Ces usages ludiques et spéculaires du roman, qui ne cessent d’interroger le tragique de l’histoire, conduisent à transcender le genre et à brouiller les codes dans Le Fou d’Elsa (1963), vaste roman-poème composite dont l’arrière-plan historique est la fin du royaume de Grenade, dans Henri Matisse, roman (1971), livre sur Matisse qui n’est ni une biographie ni un roman, et dans Théâtre/Roman (1974), réflexion sur le théâtre et sur le moi d’un comédien fictif dont le récit mêle vers et prose. La fiction en éclats ouvre donc sur son dehors, sur d’autres genres. Aragon s’est d’ailleurs livré, comme Giono avec Le Désastre de Pavie, au genre de l’histoire, et en a respecté les règles, en écrivant une Histoire de l’URSS de 1917 à 1960 (1962), en parallèle avec une Histoire des États-Unis d’André Maurois. L’intérêt des écrivains pour le travail d’historien est significatif en un temps où les historiens euxmêmes, après la révolution de l’école des Annales (Marc Bloch, Lucien Febvre, Fernand Braudel…), renouvellent la pensée de la temporalité et prennent pour objets des réalités qui sont familières à la littérature : les sentiments, les représentations, les pratiques symboliques.
Un changement de génération Aragon meurt en 1982 : il appartenait à la grande génération finissante. D’autres romanciers prennent la relève. Deux écrivains importants, en particulier, préservent les pouvoirs du romanesque tout en intégrant à leurs fictions une pensée de l’histoire qui tire les enseignements du siècle et met en question la prééminence de l’homme occidental. Ce sont Michel Tournier et Jean-Marie Gustave Le Clézio. Le premier cherche à réinvestir dans la fiction moderne la puissance des mythes. Dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967), Tournier réécrit Robinson Crusoéen inversant les rôles du « sauvage » et du « civilisé » : c’est Vendredi qui initie
Robinson à la vie cosmique, si bien que l’homme civilisé choisira de rester sur l’île. Dans Le Roi des Aulnes (1970), il introduit la figure de l’ogre dans l’Allemagne hitlérienne, avec le personnage d’Abel Tiffauges, mais le monstre se convertit finalement en sauveur et connaît l’euphorie de la « phorie » (l’action de porter), portant sur les épaules pour l’arracher à la mort l’enfant juif qui lui a révélé l’horreur d’Auschwitz. Dans Les Météores (1975), c’est le mythe des jumeaux qui engendre le récit, où la poursuite d’un frère par l’autre prend la valeur d’un parcours initiatique. La fiction romanesque assume alors pleinement son caractère fictionnel. La fascination pour les mythes et les symboles est d’ailleurs fréquente dans le roman des années 1960-1970. On la voit à l’œuvre dans les rituels érotiques d’André Pieyre de Mandiargues (La Motocyclette, 1963 ; La Marge, 1967), dans l’étrangeté de la quête théologique chez Pierre Klossovski (Le Baphomet, 1965), ou dans le merveilleux fantasmatique des premiers romans de Patrick Grainville (Les Flamboyants, 1976). Le Clézio croit aussi au roman, mais pour donner voix aux sans-voix du monde réel et aux exclus de l’histoire. Le Procès-verbal (1963), son premier roman, a un aspect expérimental qui le rapproche du Nouveau Roman. On y voit le personnage d’Adam Pollo — dont le nom rassemble ceux d’Adam et d’Apollon — chercher à refonder l’humanité au contact de la vie matérielle, en rompant avec la société. Parallèlement à ses romans, Le Clézio exalte ensuite le monde élémentaire dans ses essais (L’Extase matérielle, 1967) et cherche à faire revivre des civilisations oubliées ou opprimées en exhumant leurs textes (Les Prophéties de Chilam Balam, 1976). Après plusieurs romans qui montrent des personnages en fuite devant les violences et les contradictions du monde (Le Livre des fuites, 1969), il se tourne avec Désert (1980) vers la vision plus apaisée d’une harmonie possible : ce roman fait alterner l’histoire de Lalla, partie de son Maroc natal pour immigrer en France avant de revenir à ses racines, et celle du peuples de ses ancêtres, les « hommes bleus » du désert, victimes des guerres coloniales au début du XXe siècle. Cette composition en contrepoint donne au roman à la fois sa densité poétique et sa profondeur historique. Le genre romanesque a nécessairement pour Le Clézio une dimension éthique et politique. Il renouvelle ainsi le roman français en le décentrant, en le mettant à l’écoute d’autres cultures. Les romanciers des nouvelles générations sont aussi, dans une proportion qui va croissant, des romancières : c’est un signe des temps. Françoise
Sagan a connu le succès à dix-huit ans avec Bonjour tristesse (1954), court roman qui met en scène une jeune narratrice cynique et désabusée. Ce ton nouveau, dans un roman signé d’une très jeune femme, coïncide avec l’essor des revendications féministes qui avaient émergé avec Simone de Beauvoir. Le refus d’une condition aliénante de la femme s’exprime dans les romans anticonformistes de Christiane Rochefort (Le Repos du guerrier, 1958), nettement féministes de Benoîte et Flora Groult (Le Féminin pluriel, 1965), plus militants encore de Monique Wittig (Les Guérillères, 1969). Hélène Cixous joue un rôle majeur dans ce domaine, à la jonction de la production littéraire et de la théorisation critique. Depuis son premier roman (Dedans, 1969), elle s’interroge sur l’identité féminine en explorant les relations entre le corps et le langage. Dans des œuvres qui mêlent fiction et réflexion, elle cherche à montrer comment la parole féminine peut se libérer du « Logos » masculin (Neutre, 1972). Les fictions prolongent ainsi toute une pensée féministe qui se manifeste largement hors du roman, surtout après 1968 (Gisèle Halimi, La Cause des femmes, 1973 ; Luce Irigaray, Ce Sexe qui n’en est pas un, 1977). Cette pensée reste étrangère à des romancières comme Nathalie Sarraute ou Marguerite Yourcenar, mais est bien présente chez Marguerite Duras (Nathalie Granger, 1972 ; Les Parleuses, entretiens avec Xavière Gauthier, 1974). La distinction entre roman et témoignage, d’ailleurs, est souvent incertaine (Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, 1976). L’explosion de la littérature féministe ne concerne pas seulement le roman. Elle révèle en ce sens un brouillage des frontières entre la fiction et le vécu, entre roman et autobiographie, qui correspond à une évolution plus générale.
2. Écriture autobiographique et liberté imaginaire Les rapprochements et les croisements entre genres autobiographiques et genres de la fiction narrative sont fréquents en effet dans les années 19551980. L’espace autobiographique ainsi élargi et recomposé peut apparaître comme le refuge d’une ouverture sur le réel et sur le vécu qui semble à la même époque chassée du champ romanesque par le Nouveau Roman et le culte de l’écriture. On peut lire dans cette évolution les signes d’un double
soupçon — sur la pure fiction romanesque comme fuite devant les exigences du réel d’une part, sur les illusions de la prétendue « vérité » ou « sincérité » du récit de confession d’autre part. Aux effets des violences de l’histoire sur le genre romanesque, atteint comme on l’a vu d’une certaine mauvaise conscience au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il faut ajouter ceux des sciences humaines alors triomphantes, et notamment de la psychanalyse, sur la question du sujet. Nourrir la fiction de l’expérience vécue, et prendre acte de la part d’imagination inhérente à tout écrit intime, ce serait en somme conjurer les leurres d’une distinction naïve entre invention et réalité. Un mouvement s’opère donc dans les deux sens — que le roman laisse parler un « je » ou présente un personnage central qui s’identifie clairement à l’auteur, ou que l’écriture de soi reconnaisse ce qu’elle doit au travail littéraire de recomposition, mêlant aux souvenirs les rêves et les fantasmes.
Le moi dans le roman L’évolution de Céline est exemplaire de la première tendance. Quand il revient au roman dans les années cinquante, c’est pour pousser encore plus loin qu’avant-guerre la forme transgressive du « roman-autobiographie » (Henri Godard, Poétique de Céline, 1985). Dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, Bardamu se distinguait encore de l’auteur par son nom. Même si Céline transposait beaucoup de sa propre expérience dans le destin de son narrateur-personnage, le « pacte » proposé au lecteur était encore clairement celui du roman. Dans la « trilogie allemande » que forment D’un château l’autre (1957), Nord (1960) et Rigodon (1969, posth.), écrits par Céline avant sa mort en 1961, il s’exprime en son nom et se met en scène lui-même, mais en donnant une vision délirante et fantasmagorique, dans une langue violente et fragmentée, du séjour qu’il fit à Sigmaringen avec le dernier carré de la collaboration et de sa fuite à travers une Allemagne en ruines qui offre un spectacle de fin du monde. Le récit autobiographique devient une épopée apocalyptique, en même temps qu’il intègre le ton des pamphlets pour dénoncer avec véhémence toutes les bassesses humaines. Seule la mise en fiction est à la mesure de ces temps de catastrophe, mais l’imagination suppose une conscience imaginante qui puise ses images dans le vécu.
Le Premier Homme d’Albert Camus (1994, posth.) transgresse aussi la frontière entre fiction et non-fiction, mais à partir d’un choix d’énonciation différent. Dans l’état où se trouvait le manuscrit au moment de la mort accidentelle de l’auteur en 1960, ce livre auquel il travaillait alors se présentait comme un « roman ». Le récit est écrit à la troisième personne, et les noms ont été modifiés. Mais le lecteur reconnaît Albert Camus sous ce Jacques Cormery dont le texte relate l’enfance en Algérie. C’est bien Camus qui a perdu son père à la guerre un an après sa naissance, qui a été élevé par une femme pauvre d’un courage admirable et qui doit à un instituteur particulièrement attentif à son cas d’avoir trouvé le chemin de l’émancipation sociale et culturelle. Pour qui connaît Camus, il n’y a même là, semble-t-il, « aucune fictionnalisation de l’expérience vécue2 ». Mais la mise à distance opérée par le choix du roman rend possibles une ampleur lyrique, une stylisation lumineuse dans l’hommage rendu au milieu d’origine que l’usage explicite du pacte autobiographique eût sans doute contenues ou entravées. Comme chez Céline, le roman tend vers l’autobiographie, qu’il dissimule à peine. Mais alors que le choix de la fiction est plus apparent, le respect de la vérité autobiographique est en réalité plus sûr. On est en présence de l’exemple singulier d’une autobiographie à la troisième personne. L’itinéraire de Camus, qui se tourne vers l’autobiographie pour réfléchir à la mise en forme narrative de sa destinée personnelle à un moment où il s’est détaché du roman, est malgré son originalité représentatif d’une tendance plus générale. En cette période où la fiction en tant que telle est entrée dans l’ère du soupçon, le récit autobiographique est à son tour un terrain d’expériences et d’interrogations, où des écrivains qui ont été romanciers cherchent d’autres moyens pour éprouver les possibilités et les limites de l’écriture narrative — sa capacité à dire le sens d’une vie, à en suivre le déroulement chronologique, à en offrir une synthèse. Dans L’Homme révolté, Camus prêtait au roman le pouvoir de « saisir la vie comme destin » en lui donnant forme. Le Premier Homme est resté inachevé, et peut-être le serait-il resté même si la vie de l’auteur n’avait pas été brutalement interrompue : « Le livre doit être inachevé », peut-on lire dans les notes laissés pas Camus. Tel que ce « roman » nous est parvenu, en tous cas, il rejoint de manière frappante, comme l’a montré Henri Godard (Le Roman modes d’emploi, 2006), les préoccupations d’autres auteurs contemporains qui ont eux aussi abandonné le roman avant de se tourner
vers des formes autobiographiques, Sartre et Malraux. Mais les textes de ces deux derniers, Les Mots (1964) et les Antimémoires (1967), se présentent ouvertement comme des écrits personnels, non comme des romans. C’est à partir des genres convenus de l’autobiographie et des Mémoires qu’ils aboutissent l’un et l’autre à des récits d’un nouveau genre, qui savent faire la part du rêve, de l’imagination, de la névrose ou de l’imposture dans l’écriture de soi.
Anti-autobiographies Dans Les Mots, Sartre se conforme à première vue au protocole habituel d’un récit autobiographique logiquement ordonné visant à exposer la genèse du moi. Il s’agit, comme pour Camus, d’expliquer l’origine de sa vocation d’écrivain. Mais le titre du livre, et celui de chacune des deux parties, « Lire » et « Écrire », indiquent que l’objet de l’écriture (graph-) est ici moins la vie (bio-) que l’écriture même, le rapport de l’auteur au langage et à la littérature depuis l’enfance. L’écriture exclut les désordres du vécu et ne retient de l’histoire familiale que les étapes de ce parcours parmi les livres. Elle se raconte elle-même, en somme, en un récit autographique plus qu’autobiographique. Le but est de montrer comment l’auteur, enfermé dans les livres, s’est laissé couper du monde : l’écriture est devenue sa névrose. Or il faut se délivrer des signes et se guérir de leur emprise pour agir dans le réel : c’était déjà la leçon de Qu’est-ce que la littérature ?, dont Sartre tire ici toutes les conséquences. La construction très maîtrisée du récit, la parodie du genre, l’ironie et la rigueur lapidaire du style inscrivent ce dévoilement très sélectif dans une stratégie parfaitement conduite : la lucidité s’affirme dans la révélation par le moi de ses propres impostures, la justification de l’acte d’écrire dans la connaissance supérieure de toutes les ruses du genre pratiqué, l’authenticité dans l’autocritique. C’est en dénonçant l’imposture littéraire que Sartre réussit, avec ce roman de l’écrivain, un des chefs-d’œuvre de la littérature du siècle. La même année que Les Mots paraît La Bâtarde, où Violette Leduc raconte sa vie sans rien cacher de ses bassesses, de ses faiblesses morales, de ses penchants homosexuels. Une préface de Simone de Beauvoir loue la « sincérité intrépide » de cette femme qui « descend au plus secret de soi », et semble faire de ce récit le modèle de l’autobiographie existentialiste qui montre qu’« une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté ». Mais ce
besoin de transparence exacerbée, cette confession qui s’étend sans nulle censure sur des centaines de pages, est à mille lieues de la comédie démonstrative par laquelle Sartre met en scène ses postures et impostures d’enfant. Simone de Beauvoir, pour sa part, déploie sur quatre volumes une autobiographie de facture classique, mais où le récit de la vie individuelle a une portée historique et philosophique qui le transcende (Mémoires d’une jeune fille rangée, 1958 ; La Force de l’âge, 1960 ; La Force des choses, 1963 ; Tout compte fait, 1972). Malraux affiche dans le titre même des Antimémoires, livre dont il fera ensuite la première partie du Miroir des limbes, son intention critique. Il n’entend respecter ni l’ordre chronologique ni l’engagement de vérité considérés habituellement comme consubstantiels au genre des Mémoires. L’association des souvenirs et des idées est très libre, soumise parfois à l’unité d’un lieu, le plus souvent aux mouvements imprévisibles de la conscience et aux hasards de la mémoire, laquelle « ne ressuscite pas une vie dans son déroulement ». Malraux dégage l’autobiographie de ses contraintes temporelles ; il préfère le désordre et le discontinu, comme Leiris à la même époque dans les quatre volumes de La Règle du jeu (19481976), ou Claude Mauriac plus tard dans les dix tomes du Temps immobile (1974-1988). Et, d’autre part, il voit dans l’imaginaire non un défaut ou un obstacle, mais un moyen légitime d’accéder à l’énigme de la vie et à la vérité de la condition humaine, la seule vérité qui importe. Il réintroduit ainsi dans les Antimémoires des scènes ou des propos qui viennent de ses romans, sans que le lecteur puisse déterminer ce qui appartient à la fiction et ce qui vient d’une expérience réelle. Dans les premières pages du livre, Malraux situe son projet par rapport à deux modèles qu’il cherche à dépasser : celui des Mémoires comme « témoignage sur des événements », représenté au XXe siècle par les Mémoires de guerre du général de Gaulle (1954-1959) ou par Les Sept Piliers de la sagesse de T. E. Lawrence (1926) ; et celui de la confession-introspection, « dont Gide est le dernier représentant » mais qui a été remis en cause par la psychanalyse : la découverte des abîmes de l’inconscient, en effet, réduit l’aveu autobiographique à une entreprise bien puérile, et il faut reconnaître que le roman dispose alors de ressources bien plus vastes, de Proust à Joyce, pour sonder les profondeurs du moi. Les Antimémoires ne s’intéresseront donc pas aux événements en eux-mêmes mais à ce qu’ils révèlent de l’homme et
de l’histoire, et le projet n’a pas à exclure la fiction, qui est un moyen de connaissance de soi et du monde. Éclairées par un invisible soleil, des nébuleuses apparaissent et semblent préparer une constellation inconnue. Quelques-unes appartiennent à l’imaginaire, beaucoup au souvenir d’un passé surgi par éclairs, ou que je dois patiemment retrouver : les moments les plus profonds de ma vie ne m’habitent pas, ils m’obsèdent et me fuient tour à tour. Peu importe. En face de l’inconnu, certains de nos rêves n’ont pas moins de signification que nos souvenirs. Je reprends donc ici telles scènes autrefois transformées en fiction. Souvent liées au souvenir par des liens enchevêtrés, il advient qu’elles le soient, de façon plus troublante, à l’avenir. André MALRAUX, Antimémoires (1967).
Il existe des manières très diverses d’introduire l’imaginaire et la fiction dans l’écriture de soi, et de contourner ou de transgresser par là les règles du genre. Gary semble bien raconter sa propre vie dans La Promesse de l’aube (1960) : il s’agit là encore de l’origine d’une vocation littéraire. Mais cette vocation résulte précisément de l’initiation de l’enfant par sa mère aux puissances de l’imaginaire. Rendre justice par le récit à la mère disparue, c’est donc recourir de plein droit à cet imaginaire. Gary s’y emploie notamment en inventant cette belle fable des lettres que la mère semble continuer d’écrire à son fils, alors qu’il est engagé dans la France libre pendant la guerre, parce qu’elle les aurait en réalité écrites en grand nombre trois ans plus tôt, peu avant de mourir, pour qu’il reçoive régulièrement d’elle la force de lutter : « Le cordon ombilical avait continué à fonctionner. » Pure fiction romanesque, mais qui dit assurément une vérité de Gary.
Le choix des images et de l’imaginaire Le reflux de la vague structuraliste et textualiste, dans les années 1970, favorise un regain d’intérêt pour la représentation du moi, même chez les acteurs les plus emblématiques de l’avant-garde. Mais le rôle joué précisément par l’écriture et par l’imaginaire dans cette entreprise, qui revêt elle aussi un caractère expérimental, n’est pas en contradiction avec l’esprit de recherche formelle et de réflexivité critique qui anime ce courant. Ainsi, Barthes lui aussi s’est risqué à l’exercice de l’écriture de soi, dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975). Il s’y interroge d’ailleurs, non sans
humour, sur le sens de l’imaginaire, cette « catégorie d’avenir » qui s’applique même aux animaux. Le projet avoué de l’ouvrage est de « mettre en scène un imaginaire ». Le texte esquive la vérité autobiographique, évite l’introspection gidienne : pas d’aveux personnels ; seulement un autoportrait intellectuel, mais éclaté, selon la seule logique arbitraire de l’ordre alphabétique. Le livre est cependant illustré de photographies, à la manière d’un album de photos de famille, accompagnées de légendes. Un « imaginaire d’images » s’ajoute donc à l’imaginaire des mots. Pourrait-il prendre en charge une vérité qui se dérobe à l’écriture ? Ces images « sidèrent » et « fascinent » l’auteur, mais ne peuvent prendre place dans une chaîne explicative. Ce que montre la photo, et surtout une photo de soimême, c’est que l’on est « condamné à l’imaginaire ». Vérité esthétique sans doute, non biographique : la « profondeur » du moi est un leurre, on n’accède qu’à sa surface. Le choix de Perec, dans W ou le Souvenir d’enfance qui paraît la même année, est encore plus frappant. Lui aussi utilise la médiation des photographies — de ses parents, de lui-même enfant. Il les décrit méthodiquement, pour tenter de renouer les fils brisés de son histoire. Mais, aussi précis que soient ses souvenirs, ils se heurtent au noyau indicible de la guerre (qui a tué son père) et surtout de la Shoah (qui a tué sa mère). Pour traduire cette blessure originelle, le détour par la fiction s’impose : à l’exposé fragmentaire et incertain des souvenirs, le texte ajoute un récit de pure fiction, qui alterne avec l’autobiographie proprement dite. C’est « un roman d’aventures, la reconstitution, arbitraire mais minutieuse, d’un fantasme enfantin évoquant une cité régie par l’idéal olympique ». Ce récit est lui-même brisé, séparé en deux parties distinctes par des points de suspension. La fin du texte fait basculer l’île W, où régnaient ces lois du sport, dans l’horreur totalitaire : l’île imaginaire apparaît ainsi comme la métaphore de l’univers concentrationnaire. C’est donc le récit de fiction qui parvient à nommer l’innommable — la blessure originelle qui peut seule rendre compte de la vérité du moi. Cette vérité ne réside ni dans l’histoire imaginaire, ni dans les bribes de récit autobiographique, mais à la jonction de ces deux fils narratifs, à ce point de rencontre qui demeure en suspens, dans le blanc du texte. La dédicace du livre est « pour E » — l’absente de La Disparition.
Décentrements, du moi vers les autres
L’écriture autobiographique connaît bien d’autres façons de ne pas parler de soi — par souci de vérité. Soit que l’attention se porte sur les ascendants plus que sur le moi, comme dans les trois volumes du Labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar (1974-1988), chronique familiale plutôt qu’autobiographie stricto sensu malgré le titre du premier opus (Souvenirs pieux). Soit que le mémorialiste parle de ses lectures plus que de lui-même, parce que les œuvres familières épousent l’histoire secrète du moi, choix assumé par François Mauriac dans ses Mémoires intérieurs (1959) : « Je ne parlerai pas de moi… ». Soit que le moi s’ouvre au monde au point de s’y dissoudre ou de s’y transformer, n’ayant d’autre identité à livrer que celle des lieux qui l’ont marqué. Cette dernière possibilité est illustrée par l’évolution des récits de voyage, eux aussi entrés dans l’ère du soupçon, au moins depuis « la fin des voyages » annoncée par Lévi-Strauss dès les premiers mots de Tristes Tropiques (1955) : « Je hais les voyages… ». Le moi de Nicolas Bouvier, ainsi, se purge et se défait à l’épreuve des pays traversés (L’Usage du monde, 1963). François Augiéras cherche une forme de fusion mystique avec le monde sensible (Un voyage au mont Athos, 1970). Jacques Lacarrière s’immerge dans le pays aimé pour accueillir son altérité (L’Été grec, 1976). Le bon « usage du monde » apprend au moi à sortir de luimême : il abolit l’égocentrisme. Qu’il y ait réticence à se dévoiler (chez Yourcenar et Mauriac) ou déplacement du foyer d’attention (dans le témoignage des voyageurs), l’entreprise littéraire se décentre au profit de différents pôles de l’expérience vécue qui sont autres que le moi narcissique : la généalogie, la culture, les rencontres, les lieux parcourus… Nous verrons se développer encore de tels déplacements à la fin du siècle.
De l’autobiographie à l’autofiction Dans la mouvance de la Nouvelle Critique, Philippe Lejeune s’attache à donner une définition rigoureuse de l’autobiographie dans un ouvrage de la collection « Poétique », dirigée par Genette et Todorov au Seuil, Le Pacte autobiographique (1975) : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. » Mais peut-on fixer un domaine générique qui est alors en pleine mutation, en pleine recomposition ? Dans la classification que propose Lejeune, l’identité entre
le nom de l’auteur, celui du narrateur et celui du personnage principal joue un rôle décisif, avec l’engagement de dire la vérité, pour distinguer le « pacte autobiographique » du « pacte romanesque ». Or l’exemple de la « trilogie allemande » de Céline montre qu’il existe des formules hybrides. Celui des livres de Perec et de Barthes, parus l’année même du Pacte autobiographique, confirme que l’usage du nom de l’auteur peut accompagner la présence avouée de l’imaginaire et de la fiction. Le critique Serge Doubrovsky, peu après, vient combler très clairement la case laissée vide par Lejeune en inventant l’« autofiction », récit dont le narrateur-personnage est identifié à l’auteur par le nom, et qui s’affiche pourtant comme « roman », ce qui autorise toute fictionnalisation. Le mot « autofiction » figure pour la première fois sur la quatrième de couverture de Fils, récit autobiographique et romanesque publié par Doubrovsky en 1977. Il est promis à un bel avenir en raison de toutes les combinaisons qu’il suggère entre fiction et autobiographie : beaucoup de ces formes nouvelles n’ont pas attendu que le mot existe pour voir le jour ; mais elles connaîtront après 1980 une extension et une diversification incontestables.
3. Écriture dramatique et liberté scénique La question des frontières du genre se pose en termes différents au théâtre. Elle met en jeu moins les limites qui distinguent le théâtre d’autres genres littéraires, que celles qui séparent la fiction dramatique, en tant que texte écrit, de tout ce qui lui est extérieur — conditions de la représentation, rapport au public, réalité sociale contemporaine. Même si le Nouveau Théâtre, sous l’influence des idées de Jarry et d’Artaud, tend à montrer sur scène un spectacle total, il subordonne en effet toujours la représentation à un texte préalable, signé d’un auteur, et invente des fictions qui, portées par une imagination déréalisante, tendent à représenter un monde à part, où les cadavres poussent, où les morts parlent et où les vieillards logent dans des poubelles… Or, parallèlement à cette littérature théâtrale d’avant-garde, dans les années soixante et surtout après Mai 68, on assiste à un double mouvement d’ouverture du texte sur le monde social et de réduction de la
part du texte au profit de l’événement scénique. Dans ces deux directions, la fiction dramatique est amenée à repenser ses liens avec la cité.
Texte et société La première évolution concerne donc le texte dramatique. Si celui-ci renoue avec l’histoire et avec la politique, c’est le plus souvent à travers la représentation de personnages ordinaires. Les formes du dialogue dévoilent des violences cachées : aliénation sociale, oppression politique, antisémitisme, traumatismes de l’histoire… Le théâtre de Jean-Claude Grumberg présente ainsi les effets de l’histoire politique sur la vie quotidienne, avec un humour et une sensibilité qui atteignent un large public (Dreyfus, 1974 ; En r’venant d’l’expo, 1975). Dans sa pièce L’Atelier (1979), on découvre les suites difficiles de la guerre et de la déportation après la Libération à travers la conversation d’un groupe de femmes qui travaillent dans un atelier de confection. Il existe dans les années 1970 un courant appelé « théâtre du quotidien », représenté notamment par Michel Deutsch (Dimanche, 1974), qui a aussi porté au théâtre des scènes de l’histoire de France (Germinal, 1975), et par Jean-Paul Wenzel, qui décrit des êtres aliénés par la condition ouvrière dans Loin d’Hagondange (1975). Michel Vinaver illustre aussi ce « théâtre du quotidien ». Il a commencé par un théâtre politique engagé, influencé par Brecht : sa pièce Les Coréens, mise en scène par Roger Planchon (1956), traite de la guerre de Corée, Iphigénie Hôtel (1960) de la guerre d’Algérie. Après avoir occupé des fonctions importantes dans le monde de l’entreprise, il revient au théâtre pour réfléchir aux conséquences de la vie économique sur les individus : effets de la concurrence (Par-dessus bord, 1972), conditions d’embauche (Demande d’emploi, 1973), restructurations industrielles (Les Travaux et les jours, 1979). Le théâtre montre ainsi l’envers des Trente Glorieuses. C’est par ailleurs la représentation théâtrale de l’histoire politique, avec plus d’ampleur épique ou lyrique, qui intéresse des écrivains francophones comme Aimé Césaire (La Tragédie du roi Christophe, sur l’histoire d’Haïti, 1963) ou Kateb Yacine (L’Homme aux sandales de caoutchouc, sur la guerre du Viêtnam, 1970). Il s’agit toujours d’éviter que la fiction se referme sur elle-même : ce théâtre nous parle bien du monde réel. Il en va de même pour Armand Gatti. Marqué par les thèses de Piscator et de Brecht, les fondateurs du théâtre politique, il s’oppose au théâtre de
l’absurde en prônant un théâtre social engagé, mais sans dédaigner les possibilités poétiques et fantastiques du langage dramatique (Le Poisson noir, 1957 ; Le Crapaud-buffle, 1950). Son théâtre d’intervention est ouvertement partisan quand il dénonce le franquisme (La Passion du général Franco, pièce censurée en 1965) ou la guerre du Viêtnam (V comme Viêtnam, 1967). Gatti s’oriente toutefois vers l’animation de créations collectives. La logique de son engagement politique le pousse à délaisser le texte d’auteur pour participer à des pièces qu’il monte avec des groupes a priori éloignés du théâtre — les habitants d’un quartier parisien, des paysans, des collégiens… En ce sens, il est aussi représentatif de l’autre grande tendance de l’époque : la mise en question du texte au profit de la représentation, de l’écrit au profit du spectacle. L’écriture du soupçon, au théâtre, se retourne en soupçon porté sur l’écriture.
Le spectacle comme événement Certes, le Nouveau Théâtre a été une aventure de la mise en scène, autant que celle de quelques grands auteurs. Roger Bin et Roger Planchon ont contribué aux succès de Beckett et d’Adamov. Mais la révolution de la création théâtrale à partir des années soixante va rapidement déborder le cadre habituel de la relation entre auteur et metteur en scène. C’est pour une part l’effet de la décentralisation, dès avant 68. Malraux, devenu ministre des Affaires culturelles en 1959, crée en effet les Maisons de la Culture, pour mettre les œuvres de l’esprit à la portée du plus grand nombre. Des théâtres naissent dans les banlieues ouvrières — le Théâtre de Amandiers à Nanterre, le Théâtre de la Commune à Aubervilliers. Le théâtre de création se répand dans les villes de province : Planchon avait montré l’exemple en fondant en 1949, à Lyon, le Théâtre de la Comédie. L’État encourage ces initiatives. Des spectacles de qualité et des créations de pièces contemporaines peuvent désormais se produire loin de Paris. Le mouvement est favorisé aussi par le succès du Festival d’Avignon, créé en 1947 par Jean Vilar, qui le dirige jusqu’à sa mort en 1971. Sur ce modèle, de multiples festivals se créent en province. Les modalités des représentations en sont transformées : la scène de plein air modifie les relations entre le spectateur et le spectacle. Le théâtre ne se joue plus seulement au théâtre : il sort de ses murs pour investir d’autres espaces. C’est aussi l’époque où de grands chorégraphes et metteurs en scène
étrangers, comme Robert Wilson (Le Regard du sourd, 1971), Pina Bausch (Le Sacre du printemps, 1975) et Tadeusz Kantor (La Classe morte, 1975), rayonnent sur la scène française. L’effervescence culturelle qui accompagne et qui suit Mai 68 fait franchir à la mise en scène une nouvelle étape, en donnant le jour à des créations collectives de spectacles inédits. La pensée d’Antonin Artaud trouve alors une étonnante actualité. Artaud dénonçait la « superstition des textes et de la poésie écrite ». Aussi voulait-il « en finir avec les chefs-d’œuvre », « briser le langage pour toucher la vie ». Il appelait de ses vœux une poésie totale faisant appel au langage des signes, gestes et attitudes, à la danse et à la musique, aux spectacles du cirque et du music-hall… Pour Artaud, le théâtre n’est pas une « branche de la littérature » : « c’est la mise en scène qui est le théâtre beaucoup plus que la pièce écrite et parlée ». Il semble bien que le vent de Mai 68 souffle dans le même sens et porte la même révolte. On retrouve alors l’esprit du théâtre populaire de l’entre-deuxguerres, mais avec une réflexion esthétique et politique plus ambitieuse, où l’utopie communautaire et le goût du spectacle festif s’accompagnent d’un vrai travail sur le sens et les formes de la pratique théâtrale. Il n’y a plus alors d’autorité ni de l’auteur ni du directeur de troupe : l’œuvre théâtrale est une production collective ; le travail de création laisse une large place à l’improvisation, ce qui fait de chaque spectacle un événement unique. Caractéristiques de ce mouvement, le Théâtre du Soleil et le Grand Magic Circus, qui ont malgré tout fini par s’identifier à des personnalités individuelles, celles d’Ariane Mnouchkine et de Jérôme Savary. Ariane Mnouchkine a créé en 1964 le Théâtre du Soleil, à partir de l’Association théâtrale des étudiants de Paris qu’elle avait fondée en 1959. La troupe fonctionne comme une coopérative ouvrière où chacun perçoit le même salaire et où les décisions sont prises à la majorité. En 1970, le Théâtre du Soleil s’installe à la Cartoucherie de Vincennes où il crée 1789 (1970) et 1793 (1972), deux spectacles inspirés de l’histoire de la Révolution. Les pièces sont issues d’un travail collectif, et les dialogues sont pour une large part improvisés : le jeu théâtral précède le texte écrit qui en émane, et qui ne sera publié qu’après coup. Les acteurs jouent sur différents plateaux, au milieu des spectateurs qui se déplacent en fonction des scènes et s’identifient ainsi à la foule révolutionnaire. La dynamique collective du Théâtre du Soleil va cependant s’essouffler après L’Âge d’or (1975), et Ariane Mnouchkine revenir le plus souvent à une pratique plus
individualisée de la mise en scène. Cette expérience aura fait peu d’héritiers directs. Mais elle aura marqué ce moment de l’histoire du théâtre, et influé en profondeur sur les arts de la scène. Jérôme Savary est l’autre grand agitateur et inventeur de l’époque. Dans les années soixante, il suit l’actualité du jazz à New York, les happenings du Living Theatre américain à Paris, fréquente Arrabal dont il crée Le Labyrinthe (1966), fonde la même année à son contact le Grand Panic Circus, qui devient très vite le Grand Magic Circus. Les spectacles de la troupe incitent moins à la réflexion politique qu’à la fête collective et au joyeux délire. Ils mêlent les rythmes du cirque et de la comédie musicale, des happenings qui font participer le public, la provocation satirique et la verbe bouffonne, l’improvisation sur des schémas dramatiques qui consistent pour l’essentiel à parodier sans le moindre respect de grands figures historiques, mythologiques ou religieuses. Se succèdent ainsi Les Aventures de Zartan, frère mal aimé de Tarzan (1971), Les Derniers Jours de solitude de Robinson Crusoé (1972), De Moïse à Mao (1973), Good bye Mister Freud (1974)… Non, ne brûlons pas les théâtres. Qu’on y dise les classiques : Ionesco, Beckett, Genet, qui sont si beaux à entendre. Et qu’on nous laisse, nous, donner nos fêtes comme nous l’entendons, où nous l’entendons, sans chercher à leur donner un nom. Il sera bien temps de savoir, un jour, si c’est ou non du théâtre et ce qu’est au juste le théâtre. Jérôme SAVARY, « Nos fêtes », dans Le Théâtre (dir. F. Arrabal, 1968).
Dans les années 1980, Savary est appelé à assumer des fonctions de direction à la tête de divers théâtres : il quitte l’aventure collective du Grand Magic Circus pour un travail de metteur en scène plus institutionnel. Ces expériences n’ont pourtant pas été seulement des parenthèses éphémères. Elles montrent notamment comment le théâtre peut investir de nouveaux lieux, inventer dans l’espace de nouvelles articulations entre jeu scénique et spectateurs. Et elles ne sont pas étrangères à l’histoire de la littérature, même si elles prennent leurs distances avec l’auteur et avec l’écrit. D’autres avant-gardes nous ont déjà appris que la contestation de l’idée de littérature faisait partie de son histoire. D’autres acteurs de la vie intellectuelle ont proclamé la « mort de l’auteur », mais c’était pour mieux rechercher précisément les conditions de la « littérarité ». On voit s’accentuer ici la tendance historique de décentrement du théâtre au XXe siècle, de l’auteur
vers la mise en scène. La Nouvelle Critique en prend son parti, notamment avec les travaux d’Anne Ubersfeld, qui prolonge sa sémiotique du texte de théâtre (Lire le théâtre, 1977) par une « sémiotique de la représentation » (Lire le théâtre II. L’école du spectateur, 1981). En parallèle, le théâtre de boulevard est lui aussi de moins en moins un théâtre d’auteur. Mais c’est qu’il est concurrencé et aspiré par les « modèles » parallèles d’une télévision qui vise les mêmes publics. Le théâtre « communautaire » des années 1970, lui, ne s’éloigne de l’écriture que pour explorer d’autres modalités de la création artistique — fût-ce en faisant écho au « merdre » du père Ubu ou aux provocations dadaïstes par les trompettes dissonantes du Grand Magic Circus.
Notes 1. Julien Gracq, « Pourquoi la littérature respire mal », Préférences, éd. citée, p. 859 et 867. 2. Jacques Lecarme et Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1997, p. 234.
Les conditions de la vie littéraire autour de 1980 La faute à Pivot ? Les funérailles de Jean-Paul Sartre, en 1980, célèbrent les adieux du monde intellectuel au dernier « grand écrivain ». Avec Sartre s’en va une forme de sacralisation de la littérature qui est alors bel et bien en voie de disparition. Car malgré l’entreprise de démystification qu’il avait lui-même menée dans Les Mots, il en était venu à incarner le pouvoir éminent du livre dans la vie sociale et dans l’action politique. Or c’est ce prestige de la littérature que remet en cause l’évolution de la vie littéraire depuis les années soixante : l’écrivain est ramené à une image médiatique, le livre n’est plus qu’un produit de consommation, l’œuvre littéraire un divertissement éphémère. La loi Lang de 1981 sur le prix unique du livre protège encore la production littéraire contre les risques qu’entraînerait pour elle une libéralisation totale du marché. Mais l’essor de la vente dans les grandes surfaces commerciales ou les grandes enseignes culturelles (comme la Fnac), au détriment du circuit des librairies de proximité, représente une menace réelle pour les livres rares, la littérature de recherche et les petits éditeurs attachés au respect de l’écrivain et à la qualité esthétique des textes. En somme, la marchandisation de la littérature se charge de tuer une seconde fois, et plus efficacement, les valeurs symboliques que les critiques structuralistes avaient entrepris de désacraliser par leur travail de soupçon radical : la transcendance de l’Auteur, la mythologie de la Création, le culte du Livre. Il arrive ainsi que la logique capitaliste et la théorie littéraire convergent dans leurs effets…
Au rythme des médias La grande nouveauté de l’époque est l’influence majeure de la télévision, désormais omniprésente. Jusqu’au milieu des années 1980, il s’agit encore d’une télévision d’État, qui donne une certaine homogénéité au paysage
culturel avant la création des chaînes privées et l’explosion du « PAF » (paysage audiovisuel français). Le rythme de la vie littéraire est scandé par l’émission « Apostrophes », animée par Bernard Pivot de 1975 à 1990. L’écrivain doit « passer à la télé » pour assurer sa promotion. Les entretiens télévisés ont plus d’effets sur les ventes que tous les commentaires écrits. La révélation de Paul Pavlowitch annonçant en direct en 1981, peu après le suicide de son cousin Romain Gary, que c’est Gary et non lui qui était Émile Ajar, prix Goncourt 1975 pour La Vie devant soi, crée l’événement. Gary aura montré au grand jour, sous cette identité fictive, la faillite de l’institution littéraire, incapable de discernement esthétique et seulement préoccupée par des enjeux d’argent et de pouvoir. Une autre fois, on s’apitoie sur Modiano qui, sur le plateau d’« Apostrophes », « ne sait pas bien parler ». Quand Pivot, croyant le réconforter (et pour rassurer le téléspectateur), lui garantit qu’il s’exprimera beaucoup mieux la prochaine fois, Modiano répond : « Mais alors… J’écrirai peut-être moins bien… ». C’est bien nommer, par l’hésitation même du propos, l’écart qui sépare alors la parole médiatique du travail d’écriture. Inventeur de la « médiologie » dans son ouvrage Le Pouvoir intellectuel en France (1979), proche du président François Mitterrand dans les années 1980, Régis Debray critique l’influence démesurée d’« Apostrophes », symptôme selon lui du nivellement de la culture par la société du spectacle. Mais Pivot est un vrai lecteur, et il a su créer un espace de parole respectueux des livres et de leurs auteurs en inventant un dispositif médiatique adapté aux contraintes de son temps. C’est aussi l’époque où le sociologue Pierre Bourdieu, dans ses ouvrages (La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979) et dans sa revue (Actes de la recherche en sciences sociales, créée en 1975), conceptualise la bipolarisation du champ littéraire en deux sphères de production opposées, celle qui vise la grande diffusion et la sphère de « production restreinte ». Cette analyse s’applique à l’histoire du champ littéraire dans le passé, nous l’avons vu ; mais elle caractérise bien son temps. D’un côté, en effet, il y a le développement des collections destinées au grand public, les romans sentimentaux préfabriqués des éditions Harlequin (implantées en France en 1978), le succès du « polar » et de la « SF » en collection de poche, la très large diffusion des « romans de gare » — comme ceux de Guy des Cars, surnommé pour cette raison « Guy des gares », dont chacun se vend à plus d’un million d’exemplaires —, mais aussi des ouvrages d’éditeurs
littéraires, attentifs au rythme saisonnier des « événements » médiatiques et à la réception de leurs publications par la grande presse, qui répondent aux attentes d’un vaste lectorat : Jeanne Bourin dépasse ainsi le million d’exemplaires vendus pour ses romans historiques La Chambre des dames (1979) et Le Jeu de la tentation (1981), publiés par La Table ronde ; et des écrivains de valeur obtiennent le prix Goncourt et font de belles ventes, comme Modiano en 1978 (pour Rue des Boutiques Obscures) et Duras en 1984 (pour L’Amant). Le genre romanesque, en termes marchands, écrase tous les autres. Dans ce domaine, le paysage éditorial est dominé par le triumvirat surnommé « Galligrasseuil » (Gallimard, Grasset, le Seuil), mais les outsiders effectuent de belles percées (Minuit, Flammarion, CalmannLévy…). De grands groupes règnent sur le marché, notamment par le biais de la distribution. En 1980, Hachette-Matra contrôle Fayard, Grasset, Stock et le Livre de poche, tandis que les Presses de la Cité ont dans leur giron Plon, Julliard, Perrin et Christian Bourgois…
Quelle diffusion pour la littérature ? Du côté de la production restreinte, d’autre part, on voit naître de nouveaux éditeurs qui résistent à ce mouvement de concentration imposé par l’économie de marché et qui contribuent à une littérature de création et de recherche : Actes Sud (1977), Verdier (1979), Cheyne (1980), Le Temps qu’il fait (1981), P.O.L (1984)… L’édition des textes poétiques est de moins en moins prise en charge par les éditeurs généralistes (comme Gallimard et le Seuil), et se replie sur des réseaux plus confidentiels, autour de revues comme TXT de Christian Prigent (depuis 1969), Po&sie de Michel Deguy (depuis 1977), Poésie de Pierre Seghers (depuis 1984)… L’écart se creuse entre la poésie écrite, destinée à un public choisi, et la poésie populaire, qui peut être de qualité, des chansons diffusées par l’industrie du disque (Léo Ferré, Claude Nougaro, Georges Moustaki..). La NRF n’a pas retrouvé l’audience d’avant-guerre. Elle est dirigée de 1977 à 1987 par Georges Lambrichs, écrivain exigeant qui a fait découvrir Le Clézio en publiant Le Procès-verbal dans la collection « Le Chemin » chez Gallimard. On y trouve les signatures d’écrivains non médiatiques comme Henri Thomas, Florence Delay, Jude Stéfan… Mais la bipolarisation entre grande production et production restreinte n’empêche pas les plus grands éditeurs de couvrir l’ensemble du champ et certains
auteurs d’appartenir aux deux pôles, écrivant à la fois des œuvres « grand public » et des œuvres moins accessibles. C’est par exemple le cas de Pascal Quignard, dont la production va de Sang, publié par Emmanuel Hocquard chez Orange Export Ltd (1976), à Tous les matins du monde (Gallimard, 1991), porté au cinéma et mis au programme des lycées. Notons d’ailleurs que l’adaptation filmique est un bon indice de la réussite d’un livre, d’un point de vue commercial. L’œuvre littéraire dépend de plus en plus des lois de l’image, instance de consécration supérieure. La Vie devant soi en 1977, L’Amant en 1992, connaissent cet heureux destin. Dans le secteur des revues intellectuelles, Les Temps modernes décline après la mort de Sartre ; Critique, dirigée par Jean Piel après la mort de Bataille (1962), accompagne le mouvement ascendant puis descendant des avant-gardes, comme la revue Digraphe dirigée par Jean Ristat ; Tel Quel est mort (1982) et L’Infini est né (1983), sous la direction du même Sollers ; Poétique, « revue de théorie et d’analyse littéraires » créée en 1970 au Seuil, entretient la flamme de la critique structuraliste sous la direction de Michel Charles. Mais l’évolution de Sollers montre que l’accent se déplace, globalement, des dogmes de la théorie textuelle à la libre recherche individuelle. Et la naissance de la revue Le Débat, fondée par l’historien Pierre Nora en 1980 et qui s’impose rapidement comme une revue de référence dans le champ des sciences humaines, confirme que les problématiques de poétique littéraire s’effacent désormais au profit de l’histoire et de la sociologie.
Le Paris des « Intellocrates » Auprès du grand public cultivé, à un niveau plus accessible, les principaux relais médiatiques de la vie littéraire sont La Quinzaine littéraire et Le Magazine littéraire (depuis 1966 l’un et l’autre), ainsi que les suppléments littéraires des grands quotidiens, Le Monde et Le Figaro, et les pages critiques des grands hebdomadaires (François Nourissier dans Le Point, Angelo Rinaldi dans L’Express). Le pouvoir de la presse est considérable : « L’ouvrage dont Le Monde ne parle pas n’existe pas », dit l’historien René Rémond. De tous les critiques de ce secteur, vers 1980, c’est Rinaldi qui est le plus brillant et le plus féroce. On connaît son sens de la formule : Bernard-Henri Lévy ? « Le plus beau décolleté de Paris »… Dans l’ensemble, la critique objective et nuancée est rare, et nombreux en
revanche les « renvois d’ascenseurs » qui témoignent d’un réseau très serré de complicités et d’intérêts partagés, à l’échelle de ce « tout petit monde » qu’est le Paris intellectuel. L’ouvrage d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates (1981), sous-titré « Expédition en haute intelligentsia », propose un circuit initiatique dans les hauts lieux littéraires de la capitale, de la tombe de Sartre (cimetière du Montparnasse) jusqu’au Panthéon en passant par la Coupole et la Closerie des Lilas, la rue Sébastien-Bottin (Gallimard) et la rue Jacob (le Seuil), la Sorbonne et le Collège de France… La concentration n’est donc pas seulement économique mais géographique. Pourtant, à la même époque, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur, après la révolte de Mai 68 et les réformes qui ont suivi, connaissent les effets centrifuges d’une « démocratisation » qui fait croître considérablement leurs effectifs. Les universités parisiennes éclatent en plusieurs pôles et investissent les banlieues ; les universités de province créent des antennes dans tous les départements. L’immigration massive qui a suivi la décolonisation et permis le développement économique des Trente Glorieuses donne une nouvelle génération de lycéens et d’étudiants, de lecteurs — et bientôt d’écrivains, aussi. Il n’est pas certain que le parisianisme de la vie littéraire et la marchandisation du livre répondent à des besoins culturels qui se sont ainsi élargis et diversifiés. Le romancier Michel Rio remarque que l’individualisme qui fait alors fureur n’est qu’apparence. En réalité, l’uniformisation des produits culturels n’est jamais allée aussi loin : « Le code n’a jamais été aussi dictatorial sous le masque d’un libéralisme débridé, et le commerce est beaucoup plus totalitaire que l’Académie » (Rêve de logique, 1992).
Partie 4
La littérature au présent : le temps des doutes (depuis 1980)
Chapitre 1 L’évolution littéraire en question 1. Retours et reflux Le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique, triomphants dans les années 1960-1970, avaient proclamé la « mort de l’auteur », la fin de l’intrigue et du personnage, l’autosuffisance de l’écriture. Ils dénonçaient l’illusion référentielle qui prétend établir une relation directe entre le texte et le réel. Ils refusaient l’illusion psychologique d’une expression personnelle du sujet par le texte. Ils rejetaient la chronologie de l’histoire au nom de structures atemporelles. Le Nouveau Théâtre et les metteurs en scène des années 1970 y ajoutaient le refus du dialogue écrit, la préférence pour le spectacle et sa « polyphonie informationnelle » (Barthes), la défiance vis-à-vis d’un texte coupé de la scène. Autour de 1980, il semble qu’à ce temps des refus succède le temps des reflux. Car on assiste alors au retour du sujet, au retour du « référent », au retour du récit et de l’histoire — à tous les sens du mot « histoire » —, au retour de l’écrit au théâtre. Est-ce à dire que le poids de la tradition l’aurait emporté sur les avancées de la modernité, et que les vérités éternelles de la littérature auraient finalement conjuré une éphémère tentation nihiliste ? C’est évidemment plus complexe. D’une part, le courant formaliste est loin d’avoir régné sans partage dans le champ des lettres durant un quart de siècle, et ceux-là mêmes qui proclamaient la « mort du sujet » n’ont cessé de faire entendre, comme Barthes et Blanchot, « des voix inimitables » qui prouvaient le contraire — ainsi que le signale à juste titre Pierre Michon1. D’autre part, ces « retours » ne sont pas des régressions, et l’histoire de la littérature n’est pas cyclique. Les auteurs contemporains intègrent l’esprit critique et le sens ludique des décennies qui précèdent. Loin de se désintéresser de la forme, ils poursuivent les « aventures de l’écriture » par d’autres voies et d’autres moyens. S’ils réinvestissent des genres familiers
et réactivent des modèles anciens, c’est avec une inquiétude et une incertitude qui ébranlent toute confiance dans la valeur et les pouvoirs de l’activité littéraire.
Le retour du sujet Retour du sujet, d’abord. Le tournant est d’autant plus remarquable que ce sont les auteurs du Nouveau Roman qui montrent l’exemple, en prenant leur vie personnelle comme objet de plusieurs des grands textes qui paraissent au début des années 1980. Nathalie Sarraute revient sur son passé dans Enfance (1983), Marguerite Duras dans L’Amant (1984), Alain RobbeGrillet dans Le Miroir qui revient (1984). Pour Robbe-Grillet, ce sont là des « entreprises voisines […] de subversion autobiographique ». Des entreprises qui seraient encore modernistes, donc ? Elles n’en témoignent pas moins d’une même propension à parler de soi : le pronom « je », même s’il n’est pas la seule instance narrative de ces textes complexes, est bien présent et renvoie à la subjectivité de l’auteur. On est loin de la « littérature objective » que Barthes, lui-même tenté par l’autoportrait dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975), voyait à l’œuvre chez le premier Robbe-Grillet. Barthes, mais aussi Doubrovsky et Perec, notamment, ont montré dans les années 1970 que l’écriture de soi n’était pas incompatible avec une réflexion critique sur les modalités et les finalités de l’entreprise. Les Nouveaux Romanciers s’engagent pleinement dans cette voie. Claude Simon lui-même y viendra plus tard, dans ses derniers textes, Le Jardin des plantes (1997) et Le Tramway (2001), dévoilant la part autobiographique qui était jusqu’alors dissimulée sous le travail de transposition et de recomposition de l’écriture romanesque. Même le théâtre est tenté par l’inspiration autobiographique, notamment avec les créations de Philippe Caubère, des onze épisodes du Roman d’un acteur (1986-92) à ses derniers spectacles Le Bac 68 et Adieu, Ferdinand ! (2015-17). Et du côté des poètes, on peut parler d’un retour du sujet lyrique dans les années 1980. Après le temps des Choses (Francis Ponge), de l’Être (Yves Bonnefoy) et du Texte (Denis Roche), le « je » du poète revient au premier plan chez James Sacré (Quelque chose de mal raconté, 1981), Lionel Ray (Le Corps obscur, 1981), Marie-Claire Bancquart (Votre visage jusqu’à l’os, 1983) ou Jean-Michel Maulpoix (Ne cherchez plus mon cœur, 1986). Mais la poésie ne saurait revenir simplement à l’expression d’un moi
clos sur lui-même : l’expérience poétique est expérience de l’altérité. Le sujet poétique est plus que jamais après 1980 celui « qui se découvre autre à travers les mots et les choses », comme l’écrit le poète et critique Michel Collot, qui insiste sur ce tournant des années 1980 : c’est alors en effet qu’« une nouvelle génération de poètes » souhaite « rendre au monde et au sujet la place qui leur revient dans le poème », après une période dominée par « une poétique et une pratique d’inspiration formaliste ou textualiste2 ». Si l’on peut alors parler d’un « nouveau lyrisme », il s’agit d’un lyrisme « critique », perplexe, dépouillé de toute emphase et de tout pathos, qui s’interroge sur lui-même et se sait fragile — comme chez Jean-Claude Pirotte. l’heure est grave et je dépose néanmoins mes légers riens céans (mignonne, la rose…) est-ce mal ou est-ce bien ? Jean-Claude PIROTTE, La Vallée de misère (1987).
Le retour du « référent » Le retour du « référent », du monde réel dont parle le texte, est manifeste chez Claude Simon dès les années 1980. Oui, la littérature parle de la réalité, et pas seulement d’elle-même. Dans Les Géorgiques (1981), la réflexion sur l’histoire universelle se greffe sur une histoire familiale et sur l’histoire politique de trois périodes de mutation, la Révolution et l’Empire, la guerre d’Espagne, la Seconde Guerre mondiale. L’auteur délaisse les jeux textuels de ses romans précédents pour faire revenir au premier plan l’histoire humaine, mais le va-et-vient entre les différents moments de l’histoire, comme dans L’Acacia (1989), montre qu’il ne s’agit pas pour autant de rétablir une continuité narrative facile et trompeuse. L’ouverture sur le monde, cela signifie aussi un regard nouveau sur les réalités sociales du monde industriel chez François Bon (Sortie d’usine, 1982) ou Leslie Kaplan (L’Excès d’usine, 1982), l’intérêt pour les faits divers de la société moderne dans les nouvelles de Le Clézio (La Ronde et autres faits divers, 1982), ou encore le souvenir des répressions policières commises à Paris en 1961 chez Didier Daeninckx (Meurtres pour mémoire, 1984). Le romancier tchèque Milan Kundera publie en français L’Art du roman (1986), qui réaffirme les pouvoirs d’une fiction romanesque définie
par la mission de « comprendre le monde ». Le référent qui fait ainsi retour est social, historique, politique, existentiel : il requiert une écriture lucide, une conscience aiguë du monde présent. Dans le même temps, la critique délaisse le dogme de l’autoréférence pour repenser le rapport de la poésie au monde sensible, dans la lignée des travaux de Paul Ricœur (La Métaphore vivre, 1975). Michel Collot oppose ainsi la pratique des poètes à une théorie réductrice « excluant du poème toute référence à une quelconque sujet ou à un quelconque objet » (La Poésie moderne et la structure d’horizon, 1989). Il importe à ses yeux de dépasser le formalisme pour renouer les liens entre les trois pôles indissociables de l’activité poétique : le sujet, le monde et le langage. Structuraliste militant dans les années 1960-1970, Tzvetan Todorov prend ses distances avec la Nouvelle Critique dont il fut un promoteur zélé (Critique de la critique, 1984) : il se détourne de la linguistique et du formalisme pour redécouvrir la morale et l’histoire (Nous et les autres, 1989) — parcours significatif d’un nouvel humanisme.
Le retour du récit On assiste aussi vers 1980 au retour du récit et de l’histoire, donc à la levée de l’interdit pesant sur le fait même de raconter. L’aventure de Tel Quel s’achève en 1982, et avec elle le temps de la révolte textualiste la plus radicale contre l’ordre de la narration. Sollers lui-même, après Paradis (1981), revient à des histoires plus lisibles dans Femmes (1983) et à un certain romanesque, certes non dénué de fantaisie parodique, dans Portrait du joueur (1984). Pascal Quignard et Danièle Sallenave, après les recherches formelles de leurs débuts, se tournent vers des formes romanesques plus classiques, le premier dans Le Salon de Wurtembeg (1986), la seconde dans La Vie fantôme (1986). La pratique narrative que l’on croyait condamnée s’impose massivement dans les fictions romanesques de Michel Tournier (Gaspard, Melchior & Balthazar, 1980), de Sylvie Germain (Le Livre des nuits, 1985) et de J.-M. G. Le Clézio (Le Chercheur d’or, 1985), portées par la puissance du mythe ou la dynamique de la quête, ainsi que dans les récits de vie en tous genres qui sont alors en plein essor, autobiographies et autofictions, fictions familiales et enquêtes généalogiques (Pierre Michon, Vies minuscules, 1984 ; Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, 1985). Les histoires racontées intègrent la réflexion
sociologique chez Annie Ernaux (La Place, 1984), la reconstitution historique chez Françoise Chandernagor (L’Allée du Roi, 1981), l’analyse politique chez Gérard Mordillat (Les Cinq Parties du monde, 1985). Mais ces textes mêlent généralement à la pratique du récit la conscience critique de ses procédures, la mise en question de la linéarité chronologique, la reconnaissance du statut problématique de la « vérité » racontée. Ce retour du récit coïncide avec la publication de la somme philosophique de Ricœur, Temps et récit (1983-84), qui montre les limites d’une analyse structurale et rappelle la fonction anthropologique majeure de l’activité narrative et de la « mise en intrigue », que les avant-gardes littéraires du XXe siècle conduisent à redéfinir. Au même moment, dans le champ de la critique littéraire, les approches narratologiques, fortement nuancées par Genette lui-même (Nouveau Discours du récit, 1983), tendent à céder la place à des études qui rendent toute son importance à l’histoire. Mais il ne s’agit pas d’un retour en arrière à l’histoire littéraire lansonienne : les nouvelles méthodes historiques appliquées à la littérature concernent la genèse des textes (Essais de critique génétique, ouvrage collectif, 1979), l’histoire de la réception (à la suite de la traduction en 1978 de Pour une esthétique de la réception de Hans Robert Jauss), l’histoire des formes et des genres (après la traduction en 1978 de l’ouvrage de Mikhaïl BakhtineEsthétiqueet théorie du roman), l’histoire sociale de l’institution littéraire (Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, 1985). Plutôt qu’à une renaissance de l’histoire littéraire, on assiste à une conscience nouvelle de l’historicité du « littéraire ».
Le retour du texte dramatique Enfin, au théâtre, c’est le texte qui est de retour, après une période dominée par la toute-puissance du metteur en scène. Nathalie Sarraute, depuis Le Silence (1964) jusqu’à Pour un oui ou pour un non (1982), et Marguerite Duras, de La Musica (1965) à La Musica deuxième (1985), conçoivent les dialogues de leurs pièces comme ceux de leurs romans : leur écriture théâtrale, appréciée dans les années 1980, a résisté à l’empire du spectaculaire et de la parole improvisée. Le succès des pièces de Bernard-Marie Koltès est plus révélateur encore du tournant de l’époque. Combat de nègre et de chien (1979), Quai ouest (1985) et Dans la solitude des champs de coton (1986) sont d’abord des
dialogues écrits, qui réfléchissent par les pouvoirs du texte sur les limites de la parole. La joute oratoire qui oppose les personnages ne fait que différer une violence inéluctable. C’est ainsi une parole envahissante, tendue et contradictoire, qui dit l’échec de la communication, l’impossibilité de résoudre le conflit par le logos. Le décor est alors secondaire : l’espace, stylisé, volontiers allégorique, n’a d’autre fonction que de faire ressortir les situations d’affrontement verbal. Le retour apparent — au texte, à la parole, au dialogue… — est donc là encore ambigu : Koltès ne s’écarte pas d’un théâtre supra-verbal et antilittéraire inspiré d’Artaud pour revenir à la logique conversationnelle et aux arguments raisonnés qui régnaient encore chez Giraudoux ou Sartre. Le texte de théâtre consacre chez lui la faillite de toute issue morale ou politique à la crise de la raison humaniste. Retour au texte, donc, mais non aux conventions littéraires qui régissaient l’art dramatique avant les révolutions du Nouveau Théâtre.
2. La fin des avant-gardes Ces retours et ces reflux sonnent-ils le glas des avant-gardes ? La notion d’avant-garde est inhérente à l’idée moderne de littérature. Au début du siècle, l’opposition entre avant-garde et tradition avait une indéniable force structurante dans le champ littéraire. L’« évolution » de la littérature — pour reprendre une notion qui était en vogue à la fin du XIXe siècle, sur le modèle de l’évolutionnisme appliqué au devenir des espèces naturelles — avait pour moteur un esprit de « révolution permanente », comme le dira Gracq. Le cubisme et le futurisme, Apollinaire et « l’Esprit nouveau », Dada et le surréalisme se situaient résolument à l’avant-garde de l’art et de la littérature, jusque dans la contestation de la littérature. C’est ainsi qu’ils la faisaient « évoluer ». Dans les années 1960-1970, le Nouveau Théâtre, le Nouveau Roman et la Nouvelle Critique exaltent encore les pouvoirs d’une « nouveauté » esthétique et intellectuelle qui se veut résolument tournée vers le futur, en avance sur son temps, reléguant dans le passé les formes « périmées ». Ces mouvements modernistes croient à une forme de progrès, à un « sens de l’histoire » orienté, à un devenir des formes culturelles assimilé à une « évolution » de type biologique, à l’accomplissement d’une logique qui justifie leur supériorité. Or les avant-gardes donnent d’évidents
signes d’épuisement au tournant des années 1980, en même temps qu’est sérieusement mise en doute cette vision de l’histoire.
L’esprit « postmoderne » Les mouvements de « retour », quelle que soit leur forme, remettent en question le schéma d’une évolution ascendante. Dès lors, c’est la relation dialectique entre modernité et tradition qui semble perdre sa pertinence. « Le paysage littéraire est devenu incertain », comme l’explique Pierre Jourde, résumant avec une ironie lucide le temps des dernières avantgardes… Jusque dans les années soixante-dix, on pouvait encore parler de mouvements littéraires, d’écoles. Les démarcations esthétiques et idéologiques restaient tranchées. Il s’agissait d’être moderne. Il y eut Tel Quel. On s’efforçait de se convaincre qu’on ne s’ennuyait pas à la lecture de Paradis. […] Les « nouveaux romanciers » élaboraient des produits froids. On les absorbait avec le respect dû à ce qui permet de croire que l’on est intelligent et que l’on va dans le sens de l’histoire. C’était l’époque où l’on avait envie de défendre Robbe-Grillet pace que les conformistes l’attaquaient. Jean Ricardou présidait les soviets suprêmes du Nouveau roman avec une mansuétude démocratique qui faisait songer au regretté Béria. Pierre JOURDE, La Littérature sans estomac (2002).
Après 1980, il ne s’agit plus d’« être moderne ». On a parlé de « postmodernité » pour caractériser ce nouvel état d’une société qui a perdu ses certitudes idéologiques, ses grands repères culturels, sa foi dans un devenir orienté. Après le choc pétrolier de 1973, qui a conduit l’Europe à prendre conscience de ses faiblesses, et plus encore après la chute du mur de Berlin et l’éclatement du bloc socialiste, qui au début des années 1990 ont mis fin aux schémas de pensée manichéens qu’avait entretenus la « guerre froide », les idéaux de l’Europe humaniste, de la pensée libérale et d’une vision marxiste de l’histoire sont victimes du même discrédit. La « condition post-moderne » dont a parlé Jean-François Lyotard dans son essai de 1979 ne concerne donc pas seulement la littérature. Elle désigne un relativisme esthétique, une dispersion des références, un goût pour les jeux formels dénués de toute « profondeur » et une relation ironique à la culture qui se rencontrent aussi dans les autres arts. Mais le mot « postmoderne », qui a d’ailleurs eu plus de succès dans les pays anglo-saxons qu’en France,
s’est prêté aux emplois les plus divers. Il faut donc l’employer avec précaution. Ce qui est certain, c’est que les années 1970 ont vu refluer l’esprit de système — le « scientisme » du structuralisme autant que l’idéologie marxiste —, annonçant la fin des grands discours explicatifs. En ce sens, de fait, les temps postmodernes succèdent aux temps modernes. L’histoire des idées le confirme. Après les certitudes englobantes et conquérantes de LéviStrauss, de Foucault ou de Louis Althusser (Pour Marx, 1965), la pensée de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Rhizome, 1976) et celle de Jacques Derrida (Parages, 1986) introduisent dans la vie intellectuelle des notions et des valeurs qui leur sont à maints égards opposées : l’incertitude et l’instabilité, la « trace » et la « dissémination » plutôt que le concept et la synthèse, la « déconstruction » plutôt que la structure, la force centrifuge du fragmentaire, les désordres de l’affect et du désir. Serait-ce encore une pensée d’avant-garde ? Elle dissout en tous cas les fondements mêmes de toute certitude moderniste. L’esprit « postmoderne », faute de valeurs sûres dans le présent, mélange les styles, les époques, les cultures. S’il se tourne vers le passé, c’est moins pour rompre avec la modernité — ce qui serait encore une pratique moderne… — que pour conduire un jeu intertextuel qui a sa propre saveur, sans proclamation de rupture, avec un éclectisme et une superficialité assumés. On a parfois qualifié de postmodernes les romans ludiques et parodiques de Jean Echenoz (Cherokee, 1983), Jean-Philippe Toussaint (La Salle de bain, 1985) ou Christian Oster (L’Aventure, 1993). Alors que le Nouveau Roman prenait au sérieux ses innovations, qu’il célébrait par des professions de foi militantes et défendait par de vives polémiques, la « nouvelle école de Minuit » à laquelle on rattache ces romanciers, édités dans la même maison que leurs aînés, pratique l’humour et le détachement, joue avec la tradition et soigne l’écriture sans intention de faire école. Ce nouveau roman des années 1980-1990 se distingue bien par certains traits esthétiques partagés, mais ne prétend pas incarner l’avant-garde de son temps. Parmi les Nouveaux Romanciers apparus dans les années 19501960, c’est peut-être Claude Ollier qui poursuit le parcours le plus original dans un esprit d’avant-garde, en mêlant l’exigence formelle à l’imagination fantastique, mais sur une voie solitaire (Aberration, 1997 ; Qatastrophe, 2004).
Que deviennent alors les avant-gardes de la veille, et où se situent les avant-gardes du moment — s’il en existe malgré tout ? Les revues Tel Quel et Change, creusets d’une pensée critique articulant révolution textuelle et révolution politique dans les années 1970, cessent de paraître en 1982. À Tel Quel succède L’Infini, revue créée par Philippe Sollers en 1983, destinée selon lui à rassembler des textes « qui prennent tout le système à revers, le trouent, le désarticulent », mais sans ambition théorique ni « projet commun », loin de la vigueur contestataire de Tel Quel. Sollers ironise luimême dès 1980 sur la notion d’avant-garde, qui n’a su correspondre à aucune transformation sociale effective et qui a perdu toute valeur de subversion. Proches de Sollers, les animateurs de la revue Ligne de risque, créée en 1997, François Meyronnis, Yannick Haenel et Frédéric Badré, dateront de la fin de Tel Quel la fin des avant-gardes, dont l’auteur de Paradis aura été la dernière incarnation. Pour prolonger Change, JeanPierre Faye, Félix Guattari et quelques autres lancent la revue Change international, qui prend le relais pour quelques numéros mais s’arrête à son tour en 1985. Faye fonde par ailleurs le Collège international de philosophie en 1981. L’esprit libertaire s’essouffle quand il s’institutionnalise — comme s’assagissent les hommes de théâtre qui portaient le flambeau de Mai 68 et qui à la même époque sont nommés à la direction de théâtres publics, lorsque la gauche arrive au pouvoir. De son côté, l’OuLiPo existe toujours, mais est-il encore une avantgarde ? Le groupe est devenu lui aussi une institution. Assimilé par les manuels pédagogiques, il inspire des exercices scolaires. Il n’en poursuit pas moins ses expériences d’écriture à contraintes. Il entretient la mémoire de ses anciens, Queneau (mort en 1976) et Perec (mort en 1982), publie des inédits (« 53 jours » de Perec en 1989), accueille de nouveaux venus qui perpétuent ses activités (Paul Fournel, Jacques Jouet…). Il est moins « moderne » que représentatif de l’esprit « postmoderne » par ses partis pris ludiques et son traitement de la tradition culturelle. Mais les plus novateurs sont ceux qui, comme Jacques Roubaud, transcendent les règles oulipiennes pour bâtir une œuvre. Roubaud pratique tous les modes d’expression, joue avec toutes les formes poétiques et narratives. Il a le goût des nombres et des rythmes, de la tradition poétique et des énigmes romanesques (la série des Hortense, commencée en 1985), des œuvres arborescentes savamment construites (Le Grand Incendie de Londres, 1989). Ce qui ne l’empêche pas
de laisser parler son moi intime devant l’expérience du deuil, comme le montrent les poèmes de Quelque chose noir (1986).
Des « avant-gardes » redéfinies ? S’il existe des courants d’avant-garde propres à la fin du siècle, ailleurs que dans l’héritage de Tel Quel et de l’OuLiPo, ils se caractérisent par une dispersion et une discrétion qui contredisent toute prétention révolutionnaire. On les voit à l’œuvre dans nombre de petites revues consacrées surtout à la poésie, actives et fécondes mais relativement confidentielles. TXT, la revue de Christian Prigent, continue de paraître jusqu’en 1993. Prigent cultive un « phrasé rythmique » inventif et provocateur. Bousculant la langue pour mieux laisser parler le corps pulsionnel (Grand-mère Quéquette, 2003), il rejoint à cet égard l’écriture violente et crue de Bernard Noël (La Moitié du geste, 1982) ou de Pierre Guyotat (Progénitures, 2000). La revue Action poétique, créée en 1950 et qui a achevé sa course en 2012, évolue de la poésie engagée à la psychanalyse, à la linguistique et aux questions de forme, pour accueillir les poètes les plus modernes : Roubaud, Emmanuel Hocquard, Olivier Cadiot. Hocquard crée des livres-montages brassant tous les genres, prône le « livre-poésie » contre le « recueil de poèmes », détourne le modèle du roman policier pour se livrer à des « enquêtes de langage » (Un privé à Tanger, 1987). Cadiot prend modèle sur La Vie mode d’emploi de Perec pour choisir lui aussi la liberté du mélange, et pratique le cut-up pour aboutir par des collages de fragments découpés à de nouveaux puzzles textuels (L’Art poetic’, 1988). Il fonde en 1994 avec Pierre Alferi la Revue de littérature générale, qui rassemble les noms les plus connus de l’avant-garde contemporaine : Prigent, Roubaud, Hocquard, Ollier… La revue cite Marinetti, se référant aux avant-gardes du début du siècle. Mais en prônant un « bricolage littéraire » qui repose sur un certain nombre de techniques reproductibles, elle pratique davantage la dérision postmoderne. Elle ne connaîtra d’ailleurs que deux numéros. Jean-Marie Gleize aussi, avec la revue Nioques qu’il a créée en 1990, mime le geste de rupture de toute avant-garde digne de ce nom. La revue se réclame de Ponge, s’ouvre sur un texte de Maurice Roche dans son premier numéro, promeut la poésie comme recherche. Et Gleize choisit la forme du manifeste dans Le Principe de nudité intégrale. Manifestes (1995), pour
défendre sa conception d’une poésie « littérale ». Il faut retenir par ailleurs le projet avant-gardiste de la revue Java (1989-2005), fondée par JeanMichel Espitallier et Jacques Sivan, attentive au développement des nouvelles technologies et aux possibilités inédites qu’elles offrent à la musique et aux arts plastiques, et qui vante la pratique des « recyclages » et des « remixages ». Mais ces entreprises ont peu de retentissements au-delà d’un cercle d’initiés. Ces groupes et ces poètes donnent la priorité au travail sur la langue, lient réflexion théorique et pratiques d’écriture, évitent le formalisme abstrait en rendant aux mots toute leur puissance sensible. Mais au total leur audience est limitée, et leur ambition modeste : personne ne cherche plus à « transformer le monde » et à « changer la vie », suivant le mot d’ordre qui était celui de Breton dans les années 1930. Si bien que ces avatars des avant-gardes confirment plus qu’ils ne démentent la fin d’un modèle esthétique, celui qui consistait à transposer le principe du changement révolutionnaire au mouvement de l’histoire culturelle. C’est ce modèle qui s’est effondré dans les années 1980. L’idée que l’invention artistique ouvre la voie à des transformations plus radicales, que l’innovation formelle et la réflexivité de l’écriture sur elle-même vont dans le sens d’un progrès qui fait l’histoire, cette idée s’éteint effectivement autour de 1980 : l’époque est bien celle de « la fin des avant-gardes », comme l’a montré Dominique Viart3. Or le mouvement de repli est général : il affecte le statut de l’écrivain et l’image de la littérature.
3. Doutes sur la littérature La littérature française entre autour de 1980 dans une période de doutes. L’expression du doute vient des auteurs eux-mêmes, qui s’interrogent sur leur condition d’écrivain parce qu’ils doutent du devenir même de la littérature.
La fin du « grand écrivain » Malraux est mort en 1976, Sartre en 1980, Aragon en 1982. Avec eux disparaît la figure du « grand écrivain » qu’avaient aussi incarnée dans le cours du siècle Barrès, Gide, Mauriac ou Camus. L’écrivain érigé en maître
à penser, écouté et respecté, l’intellectuel dont le rayonnement atteint le grand public bien au-delà du cercle de ses lecteurs, l’instance morale qui sert de référence à la communauté nationale, tel est le modèle qu’avait imposé l’histoire littéraire. Vers 1900, c’est Zola qui était ainsi perçu. Il était lui-même l’héritier de Voltaire et de Hugo, au panthéon des écrivains français acteurs de l’histoire. Or quel écrivain, après 1980, serait disposé à prendre la relève ? On voit mal quels pourraient être les « grands écrivains » des années 1980-2010. Gracq ? Il a déjà écrit l’essentiel de son œuvre, et continue d’écrire dans la discrétion, se refusant à jouer le moindre rôle social jusqu’à sa mort en 2007. Duras ? Elle aussi arrive en fin de carrière, du succès de L’Amant (1984) à sa mort en 1996 ; et si elle intervient sur la place publique, comme à l’occasion de l’affaire Grégory, c’est avec sa totale indépendance d’artiste, non en intellectuelle responsable. Sollers ? Après la période de Tel Quel, il se précipite lui aussi au devant des médias, mais en écrivain narcissique bien représentatif de notre ère individualiste, rompu aux règles de la « société du spectacle » décrite par Guy Debord. Le Clézio ? Malgré les honneurs du prix Nobel (2008), il est trop tourné vers d’autres cultures, trop attentif aussi à l’envers de notre civilisation contemporaine pour prétendre jouer un rôle de maître à penser national. Modiano ? Dernier écrivain français à avoir obtenu le prix Nobel, en 2014, il cultive davantage encore le retrait et la discrétion, qui sont sa marque de fabrique. Mais il est inutile de chercher davantage, car le problème est mal posé : c’est le statut même de « grand écrivain » qui est à présent devenu caduc, en même temps que la foi dans les pouvoirs symboliques et la fonction sociale de la littérature — foi qui fut longtemps partagée par la tradition et par les avant-gardes. Barthes, Lacan et Foucault, morts eux aussi au début des années 1980, n’ont pas davantage de successeurs appelés à occuper leur place : c’est le culte moderniste de la Théorie qui disparaît avec eux. Comme le « grand écrivain », le « grand intellectuel » s’efface alors de la vie culturelle française. L’écrivain lui-même tend désormais à désacraliser son rôle. Il peine à écrire, écrasé par le poids des grands modèles qui l’ont précédé, miné par la mauvaise conscience et le sentiment d’inutilité devant les violences du siècle, menacé de stérilité par toutes les désillusions antipoétiques et antiromanesques de la modernité. Dans Tu n’écriras point (2003), Alain Satgé montre ainsi comment l’héritage de Proust et l’habitude de l’ironie
avant-gardiste conjuguent leur effets pour paralyser l’écrivain potentiel : d’où l’interdit qui donne son titre au livre. L’image de l’écrivain incapable d’écrire, sans convictions ni certitudes, est fréquente dans la production des années 1990-2000. François Weyergans la développe avec humour dans Je suis écrivain (1989), Franz et François (1997) et Trois jours chez ma mère (2005) : l’écriture est pour François, le fils, une libération personnelle, qui rompt avec l’image d’écrivain incarnée par Franz, le père. Mais le fils a conscience de ne pas reproduire dans ses livres les valeurs et la morale du père. D’une génération à l’autre, la condition littéraire a changé : l’écrivain d’aujourd’hui ne croit plus ni en Dieu ni au Livre — les deux religions du père. Pierre Michon pour sa part ne parvient à écrire, tardivement, difficilement, que pour tenter de cerner le manque essentiel qui est à l’origine de toute œuvre d’art — chez Van Gogh (Vie de Joseph Roulin, 1988), Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991) ou Balzac (Trois auteurs, 1997). Dès Vies minuscules, sa première œuvre publiée, il évoquait l’impossibilité d’écrire, entretenue par le modèle hors d’atteinte de l’écrivain génial. Comment écrire du reste, quand je ne savais plus lire : au pire de misérables traductions de science-fiction, au mieux les textes benoîtement tapageurs des Américains de 1960 et ceux, pesamment avant-gardistes, des Français de 1970, étaient mon seul aliment ; mais si bas que ces lectures déchussent, elles m’étaient encore des modèles trop forts que j’étais incapable d’imiter. Je m’invétérais dans l’échec, l’inertie fascinée ; dans l’imposture aussi : mes lettres à Marianne, quotidiennes, mentaient effrontément ; je faisais état de pages éclatantes miraculeusement venues, j’étais l’Opéra Fabuleux et chaque nuit m’était pascalienne, le ciel mouvait ma plume, comblait ma page. Pierre MICHON, Vies minuscules (1984).
Pour Michon, la culture littéraire est vitale pour l’individu, mais ne confère à l’écrivain aucune autorité morale, aucun pouvoir intellectuel légitime. Chez Pascal Quignard, la culture encyclopédique ne saurait pas davantage donner la clé d’une culture commune, socialement reconnue, comme on pouvait par le passé l’attendre d’écrivains érudits. Des Petits Traités (huit tomes, 1981-1990) à Dernier Royaume (neuf tomes, 20022014), Quignard préfère assurément la bibliothèque à la tribune et aux médias. Le savoir humaniste n’assure plus la légitimité d’un rôle social : il nourrit ici une pensée personnelle qui exprime sous forme de fragments ou d’essais discontinus sa sagesse incertaine, ses interrogations sur la valeur
des savoirs. Si la littérature est mise en doute, c’est donc bien par l’écrivain lui-même. L’écrivain n’a plus la prétention de communiquer des valeurs, de transmettre du sens, d’agir par le pouvoir des mots sur le destin de la collectivité. Il renonce par ailleurs le plus souvent aux exposés théoriques et aux déclarations programmatiques qui étaient si fréquents chez ses prédécesseurs, toujours prompts à doter leurs textes d’une légitimité esthétique incontestable. Il ne se sent nullement appelé à une mission. Plus modestement, il travaille à faire mémoire (d’un passé, d’une culture), ou à témoigner (d’un parcours personnel, d’un milieu), à trouver l’expression la plus juste (d’une réalité, d’une expérience). Gérard Macé, faisant mémoire de personnages illustres, par exemple Champollion dans Le Dernier des Égyptiens (1988), s’efface devant les ombres qu’il évoque. Le Clézio témoigne pour les civilisations précolombiennes d’Amérique centrale dans sa traduction de La Relation de Michoacàn (1984) et dans Le Rêve mexicain (1984). Annie Ernaux écarte les accents d’une voix singulière pour témoigner de la réalité sociologique d’une cité de banlieue quand elle cherche à restituer « une collection d’instantanés de la vie quotidienne collective » (Journal du dehors, 1993). Pour tous ces auteurs, l’écriture est une nécessité, et une tâche exigeante. Mais si elle peut faire encore l’objet d’une forme de culte, comme chez Duras, Quignard ou Michon, sa religion s’est privatisée : elle n’est plus célébrée sur l’autel de la communauté nationale. La « grandeur » de la littérature n’existe plus qu’au passé, comme une trace nostalgique ou comme un mythe lointain.
Adieux à la littérature Cette attitude des auteurs explique que notre époque soit fertile en ouvrages qui dressent l’acte de décès du « grand écrivain ». Mais ils en déduisent parfois un peu vite la mort de la littérature. C’est le cas pour Henri Raczymow dans La Mort du Grand Écrivain. Essai sur la fin de la Littérature (1994) : s’il n’y a pas de grand écrivain conforme au modèle transmis par la tradition, dont le prestige est reconnu par l’ensemble du corps social, c’est à ses yeux qu’il n’y a plus de littérature digne de ce nom. La mort de Sartre, en 1980, marquerait ainsi la mort de la littérature. Dominique Noguez met plus d’humour dans son analyse du « grantécrivain » (Le Grantécrivain & autres textes, 2000) : s’il observe
avec lucidité l’effacement de cette « spécialité française », symptôme du déclin de la culture française dans le monde à la fin du XXe siècle, il dessine les contours d’un futur possible de la littérature et ne sombre pas dans le refrain « déclinologique » si répandu dans les années 2000. Car c’est le discours du déclin qui semble en effet dominer, comme l’indiquent de nombreux titres convergents de ces dernières années : Le Dernier Écrivain de Richard Millet (2005) ; L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle de William Marx (2005) ; Contre Saint Proust ou la fin de la littérature de Dominique Maingueneau (2006) ; La Littérature en péril de Tzvetan Todorov (2007)… Cette thématique catastrophiste n’est pas nouvelle : elle est même aussi vieille que la littérature elle-même, comme l’a montré Alexandre Gefen4. Mais elle est particulièrement significative au tournant des XXe et e XXI siècles, comme symptôme d’un malaise et d’une inquiétude. Tant que des courants modernistes vivifiaient le mouvement de son histoire, la littérature n’avait pas de doutes, en profondeur, sur son avenir : l’interrogation réflexive sur la langue, sur les formes et sur les genres, depuis Gide et Apollinaire jusqu’à Blanchot et Robbe-Grillet, même dans ses modalités les plus nihilistes en apparence, ouvrait toujours sur le livre « à venir ». Or, avec la fin des avant-gardes, « c’est la vision claire d’un futur en voie d’accomplissement qui s’est perdue » (Dominique Viart). Il y a là plus qu’une rupture esthétique : un changement de « régime d’historicité » (François Hartog5). Le « régime moderne » de l’histoire reposait sur le principe d’une projection dans un avenir à construire, à partir d’une rupture nécessaire avec le passé. Le régime « présentiste » qui s’impose à la fin du XXe siècle est centré sur un présent incertain, « insaisissable », chargé du poids d’un passé tragique dont il ne peut se dégager et incapable de préfigurer l’avenir. La littérature au présent, « présentiste » en ce sens, est littéralement une littérature sans avenir. Au début du XXIe siècle, les discours sur la fin de la littérature dramatisent ce tournant, au risque de proposer des images contradictoires de la littérature contemporaine, dont il s’agit surtout de montrer la décadence inéluctable. Pour Tzvetan Todorov, la « création contemporaine française » est ainsi coupable d’un appauvrissement qui se traduit par trois tendances dominantes : le « formalisme », le « nihilisme » et le « solipsisme » (La Littérature en péril). Trois modalités d’un repli et d’un enfermement qui
priveraient l’écrivain de ses vraies missions : délivrer du sens, s’adresser à autrui, parler du monde réel. Todorov incrimine l’école, qui aurait eu le tort de prendre au sérieux la théorie littéraire des années 1960-1970 — qu’il avait lui-même ardemment contribué à promouvoir — en l’appliquant à l’enseignement des lettres. Mais on ne sait quelles œuvres et quels auteurs contemporains sont ainsi visés : le formalisme et le nihilisme, repérables sans doute dans les années 1950-1970, ne sont pas les traits les plus caractéristiques des dernières décennies. Pour certains observateurs, c’est au contraire la fin des exigences formelles qui signe le déclin irréversible de la littérature. La « théorisation exaspérée de l’écriture » aura été « le chant du cygne d’une culture littéraire qui a ainsi brillé, une dernière fois peut-être, de tous ses feux […] tout en se sachant mortelle », écrit Vincent Kaufmann en citant Foucault (La Faute à Mallarmé. L’aventure de la théorie littéraire, 2011). Pour d’autres, la littérature française est moins victime d’un solipsisme réducteur que d’un excès d’ouverture : elle est condamnée à se dissoudre dans une « postlittérature » mondialisée, autrement dit américanisée (Richard Millet, L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010). Antoine Compagnon, pour qui « il n’est pas certain qu’un autre théâtre ait succédé » à celui de Genet et de Beckett et qui fait coïncider Fin de partie avec « la fin du théâtre », regrette que « la plupart des nouveaux écrivains parlent peu de la littérature passée et présente » : « La vraie fin de la littérature, ce serait si les écrivains ne lisaient plus6 ». Le grand écrivain — Gide, Proust, Sartre ou Barthes… — était un grand lecteur : tel est le modèle qui serait en voie d’extinction. Mais quels sont ces « nouveaux écrivains » sans mémoire ? Certainement pas Quignard, Echenoz ou Maulpoix. Ni des plus jeunes comme Éric Chevillard, Marie NDiaye, Yannick Haenel ou Arno Bertina… L’enquête n’est qu’esquissée, comme chez Todorov. Lydie Salvayre écrit Pas pleurer, prix Goncourt 2014, sur les pas du Bernanos des Grands Cimetières sous la lune ; Emmanuel Carrère relit de très près le Nouveau Testament pour écrire Le Royaume (2014) ; Laurent Binet imagine La Septième Fonction du langage, prix Interallié 2015, à partir d’une connaissance aussi savante qu’ironique de Barthes, Eco et Sollers… Nombre d’écrivains d’aujourd’hui, du moins parmi ceux qui méritent l’attention, sont sans nul doute de grands lecteurs. Ne pourrait-on pas reprocher au contraire à la littérature contemporaine, à certains égards, d’être le territoire réservé des universitaires et des savants,
qui n’écrivent que parce qu’ils ont beaucoup lu ? Les exemples de professeurs écrivains sont aujourd’hui innombrables. Cioran voyait la principale menace non dans l’inculture de l’écrivain mais au contraire dans l’apparition moderne de « l’artiste intelligent », celui qui en sait trop, devenu à lui-même « son propre critique »… La conclusion de Jean-Yves Tadié reste plus ouverte : « Il serait vain de dire que la fin du siècle dernier n’a pas vu les égaux de Proust, de Valéry, de Sartre, de Camus, de Bernanos ou de Malraux […]. Les sommets, c’est de loin que les générations futures les apercevront. » (La Littérature française : dynamique et histoire). Le grand écrivain n’aurait pas disparu : il attendrait simplement d’être reconnu… Message plus optimiste, donc. Mais on ne peut ignorer que les « sommets » Valéry, Sartre et Malraux avaient été identifiés comme tels par leurs contemporains, sans attendre le jugement de la postérité. Si l’on ne voit plus de sommets aujourd’hui, c’est peut-être moins par défaut de perception que parce que le paysage a changé. Il y a bien eu, de ce point de vue, une mutation majeure à la fin du siècle dans la géographie des lettres. Comment se prononcer sur ces débats, sinon en se tournant avec plus de précision vers la production littéraire de l’époque pour identifier quelquesuns des « nouveaux écrivains » les plus marquants des années 1980-2015 ? On constate alors que la traditionnelle tripartition générique entre poésie, théâtre et genres narratifs est toujours à l’œuvre, malgré toutes les annonces modernistes de sa disparition.
Notes 1. Pierre Michon, Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel [2007], 2016, p. 15. 2. Michel Collot, « Un nouveau monde », texte publié en 2017 sur le site Poezibao, en réaction à la présentation jugée tendancieuse du « nouveau lyrisme » dans l’anthologie parue chez Flammarion la même année, dont les préférences vont à une poésie « textualiste » (Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde, Poésies en France. 1960-2010). 3. Dominique Viart, « Historicité de la littérature : la fin d’un siècle littéraire », art. cité, p. 104. 4. Alexandre Gefen, « “La Muse est morte, ou la faveur pour elle”. Brève histoire des discours sur la mort de la littérature », dans Dominique Viart et Laurent Demanze (dir.), Fins de la littérature, t. I, Esthétiques et discours de la fin, Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2011, p. 37 et suiv. 5. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003, rééd. coll. « Points », 2012. 6. Antoine Compagnon, « XXe siècle », La Littérature française : dynamique et histoire, op. cit., t. II, p. 721 et 801.
Chapitre 2 Résistance des genres 1. La poésie, de la critique du lyrisme au « lyrisme critique » À l’occasion d’un colloque consacré en 1998 à « l’éclatement des genres au XXe siècle », Michel Murat montrait « comment les genres font de la résistance », à propos du surréalisme en particulier. La formule peut s’appliquer à la permanence des trois grands champs génériques à la fin du siècle : ils font en effet de la résistance. C’est la tendance qui prédomine — même si cette triade ne couvre pas plus que par le passé l’ensemble de la production littéraire. Chaque domaine connaît certes en son sein des recompositions et des innovations notables, mais rares sont les auteurs qui brouillent franchement les cartes. C’est le cas de Valère Novarina, chez qui l’invention langagière poétise le théâtre et théâtralise le poème dans des textes qui demandent à être oralisés (Le Discours aux animaux, 1987) ; d’Emmanuel Hocquard, dont les livres agencent des éléments empruntés à tous les types d’énoncés — poétiques ou discursifs, romanesques ou autobiographiques (Un test de solitude, 1998 ; Le Consul d’Islande, 2000) ; de Jacques Roubaud qui, dans La Boucle (1993), compose une sorte d’autobiographie poétique par un jeu complexe d’incises et de ramifications. Il y a là des expériences inédites et séduisantes, mais qui restent marginales et ne bouleversent pas la loi des genres. La poésie ne s’adresse plus qu’à un public restreint. Depuis les lendemains de la guerre, elle s’est éloignée du public populaire qu’elle avait pu toucher sous l’Occupation et qu’elle pouvait encore atteindre, notamment par la médiation des chansons, au temps de Prévert, de Boris Vian, ou d’Aragon chanté par Jean Ferrat. Elle a fini par laisser à la chanson la pratique d’une poésie populaire, se réservant la musique intérieure et le travail de la forme écrite. Par ailleurs, la poésie contemporaine est peu étudiée dans les écoles et universités, qui sont plus réactives aux dernières
publications romanesques et aux mises en scène les plus récentes qu’à l’édition de nouveaux recueils de poèmes. Cependant, la poésie est un genre bien identifié, qui a ses propres revues, ses collections éditoriales, ses prix et récompenses, ses lectures publiques, ses ateliers d’écriture… — sans oublier le retour annuel du « Marché de la Poésie » et du « Printemps des Poètes »… Elle n’est pas absente des grandes revues : c’est un poète, Jacques Réda, qui prend la direction de La Nouvelle Revue française, en 1987, à la suite de Georges Lambrichs. Dans les limites qui sont les siennes, elle témoigne d’une grande vitalité. Comme les autres genres, elle doute d’elle-même, certes, et remet en question les grands modèles de la modernité (Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont). Mais ce sont aussi ces interrogations qui la font vivre et se renouveler.
La lettre et la voix Parmi les grandes tendances esthétiques de l’époque, on reconnaît surtout deux courants — même s’il faut se méfier d’une vision purement dualiste qui opposerait terme à terme une poésie des mots à une poésie du moi : les meilleurs poètes dépassent cette alternative. Ces deux courants sont d’ailleurs d’importance inégale : d’un côté, dans la lignée des avant-gardes, une poésie « textualiste » ou « littéraliste » qui s’attache à la lettre du texte, se défiant de l’émotion lyrique et des leurres de la « profondeur » ; de l’autre, un « nouveau lyrisme » sensible aux rapports entre le sujet et le monde, entre le moi et l’autre, entre la conscience et le corps, et pour lequel l’élaboration du matériau verbal n’est pas une fin en soi. Le premier courant est le plus radical mais aussi le plus marginal, parce qu’il s’expose au risque de l’illisibilité et qu’il poursuit une voie formaliste qui peine à trouver son public après la fin des avant-gardes. Nous avons vu à ce propos quelles étaient ces voies radicales de la poésie à partir des années 1980, à travers les revues animées par Prigent, Gleize, Cadiot ou Espitallier. Et les expériences inventives et ambitieuses de Roubaud et de Hocquard viennent d’être rappelées. « Il n’y a pas de poésie ailleurs que dans un objet de langue », écrit Roubaud : belle définition d’une poésie textuelle — où l’on reconnaît l’héritage de Valéry et de Ponge. Il est d’autres poètes de la littéralité qui travaillent la langue comme une matière — comme du « zinc brûlant », écrit Dominique Fourcade (Xbo, 1988). Anne-Marie Albiach réduit le texte à l’essentiel (Travail vertical et
blanc, 1989) : elle décompose le vers et la syntaxe pour faire de la poésie « un acte de destruction qui se régénère ». Claude Royet-Journoud prône une poésie minimaliste, résolument antilyrique, qui refuse les images et utilise les blancs et les silences pour atteindre « la densité des choses » (Les Natures indivisibles, 1997). Moins radicale, la poésie d’Antoine Emaz, dépouillée et impersonnelle comme celle de Reverdy, parole précaire pour dire la précarité de l’existence, se creuse elle aussi jusqu’aux limites du silence (De l’air, 2006). On peut rapprocher de cet esprit de recherche avant-gardiste les expériences de la « poésie sonore », bien qu’elles en viennent à se retourner contre la lettre et contre le texte. Initialement lancée par Pierre Garnier (Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique, 1962) et Henri Chopin (dans la revuedisque OU, 1964-1974), la poésie sonore est pratiquée et développée sous diverses formes par Bernard Heidsieck (Vaduz, 1998), Charles Pennequin (Moins ça va, plus ça vient, 1999), Nathalie Quintane (Les QuasiMonténégrins, 2003), Patrick Dubost (Cela fait-il du bruit ? Poèmes pour la voix, 2004). Dans ces productions, soit les mots disparaissent au profit d’effets sonores qui abolissent toute signification, soit leur matière phonique est associée à d’autres sonorités, voire mise en relation avec des œuvres picturales. Ces « poèmes-partitions » sont destinés à être enregistrés sur des disques ou à la radio, ou donnent lieu à des performances publiques. Il s’agit donc d’une « poésie action » (Heidsieck), qui sort des limites du livre — quand elle ne sort pas totalement du champ de la littérature. Elle rejoint par là des pratiques récentes de poésie orale, comme le slam.
Poésies ininterrompues : Jaccottet, Bonnefoy La poésie dominante des années 1980-2015 s’inscrit toutefois dans la lignée de deux grands poètes qui ne congédient nullement ni l’écrit ni le sens, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy. Elle confirme le mouvement d’ensemble de « retour du sujet » qui est l’une des caractéristiques de la période. Mais le tournant est peut-être moins marqué dans l’histoire de la poésie que pour les autres genres, parce que les poètes n’étaient pas allés aussi loin dans le « soupçon » de l’ère précédente. Jaccottet et Bonnefoy, comme Jacques Réda (La Liberté des rues, 1997), André du Bouchet (Désaccordée comme par de la neige, 1989) ou Jacques Dupin (Échancré, 1991), nés eux aussi dans les années vingt, témoignent de cette continuité.
Éprouvé par la perte de plusieurs proches vers 1970, Jaccottet sait les limites du discours poétique. Dans ses textes des années 1980-1990 (La Semaison, 1984), il réévalue toujours sa mission de poète de manière à situer sa parole au plus près des réalités du monde sensible. Il cherche donc à trouver « des mots plus pauvres et plus justes », veillant à ne pas en dire trop, se méfiant du texte plein, du discours achevé, du verbe brillant. Le poète mêle de plus en plus à ses vers discrets et dépouillés des méditations en prose (Cahier de verdure, 1990), qui lui permettent de cerner ses scrupules, mais aussi de nommer ce qui l’émerveille — amandier en fleurs, ciel d’une nuit d’août… Le sujet lyrique est certes présent par le point de vue qu’il livre sur les choses, mais veille à ne pas être « trop présent », pour mieux laisser paraître les beautés du monde sans leur faire écran. En 2011, Jaccottet publie dans la collection « Poésie-Gallimard » une anthologie de son œuvre, sous le titre L’encre serait de l’ombre, qui regroupe des textes parus de 1946 à 2008. Il a marqué en profondeur l’histoire de la poésie depuis la guerre, autant comme poète que comme traducteur, comme « passeur ». Mais retiré dans la Drôme, loin de la scène publique, ce très grand poète qui mesure ses mots est l’antithèse du « grand écrivain » dont on déplore la disparition au début du XXIe siècle. Son parcours, son apport prouvent que la meilleure littérature peut se dispenser de cette figure officiellement consacrée. Autre grand poète de notre temps, mort en 2016, Bonnefoy fait entendre une voix plus grave, plus ambitieuse, plus soucieuse d’atteindre l’essentiel par-delà l’éphémère (Ce qui fut sans lumière, 1987). Ses écrits sur les autres arts (Alberto Giacometti, 1991), ses traductions de Yeats et de Shakespeare, ses textes en prose (Récits en rêve, 1987), font apparaître la cohérence d’une œuvre qui s’efforce de restituer cette unité du réel grâce à une réflexion critique sur l’image et la représentation. La poésie prolonge donc la réflexion philosophique, mais n’exclut pas l’aveu intime quand le poète revient à sa « maison natale » (Les Planches courbes, 2001), ou quand il prend le risque de célébrer la poésie, malgré le mépris que lui voue notre époque, en s’adressant à elle… Et si demeure Autre chose qu’un vent, un récif, une mer, Je sais que tu seras, même de nuit, L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable, Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète Attente de la flamme qui hésite, La première parole après le long silence, Le premier feu à prendre au bas du monde mort. Yves BONNEFOY, Les Planches courbes (2001).
Pratiques & théories Michel Deguy aussi croise les pouvoirs de la poésie et les interrogations de la philosophie. Il poursuit son œuvre sur la longue durée, depuis Fragments d’un cadastre (1960) jusqu’à « l’extrême contemporain, » titre d’une collection qu’il continue de diriger dans les années 2010 aux éditions Belin. Il contribue à la définition d’un nouveau lyrisme à la revue Po&sie, qu’il a fondée en 1977, féconde par la place qu’elle accorde à la réflexion philosophique et par son esprit d’ouverture. Le titre Po&sie affiche par son esperluette le choix de « la pluralité » et de « la diversité », l’accueil de la nouveauté par « l’interaction ». Deguy montre que la poésie est essentiellement rapport au monde, et non repli du texte sur lui-même, mais il s’interroge sur la nature de ce « monde », lequel ne se réduit pas aux objets du réel que l’on peut aisément identifier. La poésie n’est pas « réaliste », « référentielle » au sens étroit d’une adéquation du discours à l’objet. Elle parle bien d’autre chose que d’elle-même, mais le référent du poème est inaccessible, toujours fuyant, en même temps qu’il est l’horizon nécessaire de toute expérience poétique. C’est pourquoi Deguy préfère parler de « référance » pour traduire cette référence différente, non transitive : la poésie est « référance, lieu d’un rapport actif s’ouvrant à autre qu’elle ». Poète exigeant, pour qui le travail sur la langue est en même temps un exercice de la pensée, il prend aussi position dans le débat public, pour dire sa méfiance envers un « tout culturel » qui nie en réalité la poésie et la pensée véritables (Choses de la poésie et affaires culturelles, 1986). Si sa voix singulière, toujours attentive au contemporain, a marqué la littérature depuis plusieurs décennies, c’est parce qu’elle n’est nullement guidée par le souci d’être « moderne ». Jean-Michel Maulpoix se situe dans la lignée de Deguy. S’il réintroduit le lyrisme et renoue avec l’image, c’est en prenant acte du soupçon des années 1960-1970. Il s’agit donc d’un « lyrisme critique », dont il précise les contours et les objectifs dans la revue qu’il dirige depuis 1995, Le Nouveau Recueil, dans ses essais critiques (La Voix d’Orphée. Essai sur le lyrisme,
1989 ; La Poésie comme l’amour, 1998) et dans ses poèmes ou proses poétiques (Domaine public, 1998). À l’effusion personnelle de l’« illusion lyrique », Maulpoix entend substituer la recherche patiente de la « vérité lyrique ». À ses côtés, nombreux sont les représentants d’un nouveau lyrisme qui cherchent aussi à réfléchir sur leur démarche, à théoriser leur poétique. Ces poètes sont souvent comme Maulpoix des universitaires et des essayistes, qui accompagnent leur création poétique de leurs commentaires : Martine Broda, pour qui la voix lyrique n’est pas complaisance narcissique mais tension vers l’autre (L’Amour du nom, essais sur le lyrisme et la lyrique amoureuse, 1997) ; Marie-Claire Bancquart, qui trouve dans les mythes, dont celui d’Orphée, le moyen de cerner les rapports entre le désir et l’absence, et d’affirmer la fonction du chant face à « l’éternité du silence » (Dans le feuilletage de la terre, 1994) ; Claude Esteban, pour qui la poésie doit être porteuse de sens, jusque dans la traversée du deuil et l’approche de la mort (Élégie de la mort violente, 1989) ; Christian Doumet, qui prête à la poésie la tâche de reconstruire Babel (Illettrés, durs d’oreille, malbâtis, 2002) ; Jean-Yves Masson, dont l’écriture poétique qui renoue avec des formes anciennes s’accompagne d’une réflexion sur la « tradition » et d’une pratique de la traduction (Neuvains du sommeil et de la sagesse, 2007) ; Michel Collot, qui repense la notion d’émotion lyrique pour dépasser le dualisme sujet-objet (La Matière-émotion, 1997) ; Claude Michel Cluny, qui renoue avec la voix lyrique des anciens Grecs (Les dieux parlent, 1993), lesquels inspirent par ailleurs à Jude Stéfan la forme et le registre de ses Gnomiques (1985) et de ses Élégiades (1993)… Si le lyrisme est de retour, ce n’est donc pas au profit de la clôture narcissique ou de l’épanchement personnel : les « néolyriques » montrent les pouvoirs de l’écriture, qui transforme et le sujet — que l’expérience poétique fait sortir de lui-même — et le monde — reconfiguré par la « voix d’Orphée ».
Poésies du quotidien D’autres poètes contemporains cherchent plus modestement à dire la fragilité du moi et des choses. Le lyrisme de la précarité n’exclut pas cependant, chez certains d’entre eux, le rayonnement de la foi. Jean-Pierre Lemaire, salué par Jaccottet à ses débuts, prête attention aux réalités les plus humbles, mais pour y percevoir une présence qui les dépasse (Figure
humaine, 2008). Philippe Delaveau lui aussi cherche dans les lieux ordinaires de ce monde les traces d’une lumière transcendante (Instants d’éternité faillible, 2004). Pascal Commère évoque avec plus d’humour les sensations qu’éveillent des paysages familiers (Vessies, lanternes et autres bêtes cornues, 2000). Ses phrases boiteuses rappellent la poésie de James Sacré, qui aime aussi user de distorsions formelles pour faire revivre les paysages de l’enfance (La Petite Herbe des mots, 1987). Lionel Ray s’éloigne de l’éloquence lyrique pour saisir simplement l’éphémère (Syllabes de sable, 1997). Guy Goffette cherche les mots les plus justes et les plus simples pour traduire l’émotion du quotidien (Éloge pour une cuisine de province, 1988), à laquelle est aussi sensible le lyrisme discret de Ludovic Janvier (La Mer à boire, 1987). Cette poétique du quotidien, qui peut être rapprochée de recherches analogues dans le champ du théâtre et des genres narratifs, confirme l’intérêt de l’époque pour un travail verbal humblement ajusté à l’expérience, bien loin des élans romantiques ou des ruptures surréalistes qu’appréciait encore l’immédiat après-guerre. Le poète récuse décidément la posture du « grand écrivain ».
2. Le théâtre, en marge de la littérature À partir des années 1980, le théâtre revient progressivement au texte et à l’auteur, après les années d’effervescence scénique, de création collective et de remise en question de l’écrit qui ont suivi Mai 68, dans l’esprit d’Artaud et dans le sillage du Nouveau Théâtre. Mais revient-il pour autant à la littérature ? En réalité, l’art dramatique a poussé si loin l’affirmation de sa spécificité qu’il est en effet parvenu à occuper désormais une place à part, mais en se coupant de la littérature. Contre l’idée moderniste d’un brouillage des frontières génériques, c’est peu dire que le théâtre « fait de la résistance » : non seulement il reste un genre bien distinct, mais il s’affirme comme un art autonome — à l’écart de l’ensemble appelé littérature. Or cela ne va pas sans risques. Certes, « le théâtre a su rompre ses attaches avec le territoire de la littérature », mais, ce faisant, il « s’est constitué en île » (M. Vinaver).
Un art à part Elle paraît très loin, l’époque où le prestige esthétique et social du théâtre poussait les plus grands écrivains à prolonger sur la scène, comme Hugo ou Musset au siècle précédent, une œuvre qui relevait d’abord de l’écriture littéraire. Tel était le cas pour Claudel et Giraudoux, Sartre et Camus, Beckett et Pinget, tout récemment encore Duras et Sarraute… Ionesco était l’exception. Encore publiait-il ses textes dans la collection « Blanche » de Gallimard, signe d’une indiscutable légitimité littéraire : il était bien reconnu comme un écrivain, consacré comme tel par son élection à l’Académie française. Le théâtre était un genre littéraire à part entière. Les principaux auteurs dramatiques de la fin du XXe siècle — Michel Vinaver, Bernard-Marie Koltès, Jean-Luc Lagarce, Michel Deutsch… — apparaissent au contraire comme des spécialistes de l’écriture théâtrale, et pour l’essentiel s’y cantonnent. Certains pratiquent même en alternance écriture et mise en scène, comme Olivier Py, Gildas Bourdet et Jean-Paul Wenzel. Plus rares sont ceux qui pratiquent l’écriture dramatique à côté d’autres genres, comme Valère Novarina, Hélène Cixous ou Yasmina Reza : ce n’est pas suffisant pour maintenir le théâtre dans le champ des genres littéraires. De ce repli insulaire, il y a d’autres symptômes. L’édition théâtrale est elle-même marginalisée : les textes de théâtre n’ont plus leur place dans les grandes collections généralistes, et sont publiés dans des collections spécialisées — « Papiers » chez Actes Sud, L’Avant-scène… —, plus confidentielles, mal diffusées dans les librairies générales. À l’université, les départements d’arts du spectacle disputent l’enseignement du théâtre aux départements de littérature. Les critiques dramatiques, dans la presse, n’ont plus la notoriété et le pouvoir qui les caractérisaient encore dans les années soixante. Et leur attention se porte d’abord sur la qualité d’un spectacle, sur la prestation de telle ou telle vedette médiatique, ou sur l’adaptation d’œuvres anciennes — rarement sur l’intérêt d’œuvres nouvelles. En s’éloignant de la littérature, le théâtre tend donc à perdre simultanément son influence dans l’espace public. Les causes sont en partie extérieures au théâtre. Ne sous-estimons pas, notamment, les conséquences de la télévision sur le rapport du spectateur à l’image. Le public qui consomme sans modération les productions télévisées peut-il encore être sensible aux exigences d’un théâtre qui aurait
l’ambition d’être, selon la fameuse formule d’Antoine Vitez, « élitaire pour tous » ? L’idéal d’un théâtre populaire de haute qualité porté par Vilar au lendemain de la guerre s’est heurté à cette réalité nouvelle d’une culture de masse dominée par la télévision. Or, « un spectateur exclusivement formé par elle devient par force étranger aux méthodes, aux tournures et aux ambitions du théâtre », comme l’écrit Robert Abirached1. Cependant, la dévalorisation du théâtre tient aussi à sa propre histoire. Les hommes de théâtre ont une part de responsabilité : leur culte du jeu scénique et des techniques de représentation a pu les détourner des réalités contemporaines du monde social. Chez eux, la recherche d’une connivence élitiste avec un public d’initiés l’a souvent emporté sur le projet d’un théâtre à la fois « élitaire » et populaire.
Auteurs et metteurs en scène Dans la relation entre mise en scène et texte dramatique, un rééquilibrage se dessine toutefois en faveur du texte, après la période du metteur en scène roi. L’arrivée de la gauche au pouvoir, en 1981, a fortement atténué la vigueur contestataire de ceux qui prônaient le spectacle total contre le texte dialogué, l’improvisation contre le respect de l’écrit, le jeu collectif contre la direction individuelle. Dans les années 1980, le pivot de la création théâtrale est certes encore le metteur en scène. Mais la mise en scène est surtout conçue comme un travail d’interprétation, en un sens sémiotique plus que dramatique : elle offre la « lecture » d’un texte littéraire — ce qui profite aux classiques plus qu’à des œuvres inédites. Les grandes œuvres du répertoire sont par nature polysémiques, et se prêtent à des mises en scène toujours nouvelles. On a retenu les leçons de Barthes et de la Nouvelle Critique : il n’y a pas de « vrai sens » d’un texte. Antoine Vitez donne ainsi son Hernani (1985) et son Soulier de satin (1987), Roger Planchon ses lectures de Molière (L’Avare, 1986), Jean-Pierre Vincent sa vision du Mariage de Figaro de Beaumarchais (1987) ou de l’Œdipe de Sophocle (1989)… Le pouvoir de la mise en scène est tel que tout écrit est matière à théâtre : le texte transposé pour la scène n’est pas toujours, à l’origine, un texte dramatique. Jean Gillibert condense plusieurs romans de Balzac pour mettre en scène un Vautrin où il incarne lui-même le rôle titre (1986). Jean-Claude Carrière réduit pour dix heures de spectacle l’immense épopée indienne du
Mahâbhârata, admirablement mise en scène par Peter Brook (1985). Ce sont de grands moments de théâtre, vivants et inventifs, et d’un théâtre qui puise dans la littérature passée, en remontant parfois à ses origines les plus archaïques, une source intarissable d’images et de significations — même si le metteur en scène tend à se substituer à l’auteur comme instance créatrice. Mais le metteur en scène se rapproche aussi de l’auteur contemporain, et l’on assiste alors à des coopérations fécondes. Pour Marguerite Duras, l’écriture théâtrale doit beaucoup à sa collaboration avec Claude Régy, qui a donné différentes versions de L’Amante anglaise (de 1968 à 1989). Patrice Chéreau est le metteur en scène attitré de Bernard-Marie Koltès, dont il monte les grandes pièces au Théâtre des Amandiers : Combat de nègre et de chien (1983), Quai ouest(1986), Dans la solitude des champs de coton (1987), Le Retour au désert (1988). C’est l’obstination de Chéreau qui aura alors imposé Koltès, dont les dialogues se conforment pourtant à des schémas rhétoriques assez conventionnels, comme le nouvel auteur dramatique d’avant-garde. Ariane Mnouchkine, sans cesser de mettre en scène les classiques dans une perspective toujours stimulante (Les Atrides, 1990-1992) et de mener à bien ces expériences de création collective qui font la singularité du Théâtre du Soleil (Le Dernier Caravansérail, 2003), monte des épopées historiques du XXe siècle écrites pour sa troupe par Hélène Cixous : L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge (1985), L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves (1987). Le texte est alors pensé dès l’origine en fonction d’un certain mode d’interprétation scénique.
Les nouvelles formes du langage théâtral Un retour au texte se confirme donc dans les années 1980-1990, mais pour une écriture destinée à devenir parole vivante, à s’incarner. Le texte respecte parfois la tradition du dialogue argumentatif et les règles de la progression dramatique : c’est le cas dans le théâtre à succès de JeanClaude Brisville (Le Souper, 1989), Éric-Emmanuel Schmitt (Le Visiteur, 1993) ou Yasmina Reza (« Art », 1994). Proches du boulevard, ces pièces s’en distinguent par l’intérêt de leurs enjeux historiques (la confrontation entre Talleyrand et Fouché chez Brisville), philosophiques (un dialogue entre Freud et un visiteur qui prétend être Dieu chez Schmitt) ou
socioculturels (des tensions autour de la perception de l’art contemporain chez Reza). Mais l’écriture théâtrale se renouvelle bien davantage chez d’autres auteurs, qui mettent en question la cohérence du dialogue ou la continuité de l’intrigue. L’action est éclatée, répétitive ou circulaire dans le théâtre de Jean-Luc Lagarce (Derniers Remords avant l’oubli, 1987 ; Juste la fin du monde, 1990). L’échange verbal échappe aux règles de la communication et donne lieu à des dialogues flottants et ambigus chez Vinaver (L’Émission de télévision, 1990), ou frappe d’incertitude l’identité même des énonciateurs chez Novarina (La Chair de l’homme, 1995). Le dialogue s’efface au profit du monologue, pour laisser place au flux verbal d’un seul personnage chez Enzo Cormann (Le Dit de Jésus-Marie-Joseph, 1996) ou à une juxtaposition de soliloques chez Philippe Minyana (Inventaires, 1987). Le texte est là, certes ; mais l’opposition entre texte et représentation ou entre écriture et parole n’a plus lieu d’être : le texte est d’entrée de jeu une parole à proférer, un rythme qui appelle une mise en espace et suppose le corps d’un acteur. Ce qui est remis en question, ce n’est donc pas le texte, revenu au premier plan, mais le drame, qui laisse maintenant pleinement advenir la scène. Le drame, c’est-à-dire la logique d’une action qui est l’enjeu d’un dialogue et que prennent en charge des personnages agissants, s’efface devant la scène, qui devient le véritable « lieu de la vie du théâtre » (Denis Guénoun). Le retour du théâtre au texte, à la fin du siècle, n’est donc pas un retour en arrière. Le texte de théâtre porte désormais la marque de ce passage du drame à la scène qui peut être une façon de résumer l’histoire du genre au XXe siècle. Mais c’est l’écriture qui anticipe sur les conditions de la scène : l’auteur de théâtre — tels Vinaver ou Novarina — revendique la force du texte, contre la dictature de la mise en scène. Cette évolution conduit à soustraire la parole scénique aux lois du dialogue dramatique pour attirer l’attention sur les conditions d’émergence de la parole, sur ses modalités concrètes, sur ses intonations, son phrasé, ses difficultés physiques. La manière de dire l’emporte sur le contenu de l’énoncé dans le théâtre de Nathalie Sarraute (Pour un oui ou pour un non, 1982). Elle est source d’effets lyriques et musicaux chez Olivier Py (L’Apocalypse joyeuse, 2000). Elle laisse parler les pulsions et pulsations du corps dans le théâtre de Valère Novarina (Le Jardin de reconnaissance, 1997). Chez Novarina, la déstructuration de la syntaxe crée les conditions
d’une langue nouvelle, étrange et surprenante, musicale et poétique. Rien de plus littéraire, en ce sens, que ce théâtre contemporain qui s’élabore pourtant bien loin des territoires de la littérature… Et c’est en réinventant la langue que le théâtre de Novarina, comme celui de Beckett, renoue avec les questions métaphysiques. L’ENFANT TRAVERSANT. — Où vas-tu ? Où cours-tu à pas si lents ? JEAN SINGULIER. — Porter mon corps ailleurs j’m’en fous. Porter mon mort chez Jean mort et Paul j’m’en fus. Je suis parti de ma vie comme par celle de quelqu’un. Tout ce qui sort un jour dans la nuit est mal vu. Sauf si je le sortais de la nuit par un cadavre. L’ENFANT TRAVERSANT. — Si tu sortais de la vie par un cadavre, alors tu mettrais le chapeau mental. JEAN SINGULIER. — Ainsi disaient les voix qui se sont tues et elles nous aidaient dans l’espace à faire crucifixion. Valère NOVARINA, L’Espace furieux (2006).
Le travail sur la langue ne signifie pas que ce théâtre se désintéresse du réel, de la vie, de la société, des questions politiques. Mais s’il interroge le monde, c’est avec la distance critique propre au langage théâtral — loin de l’engagement sartrien, des présupposés idéologiques de Brecht ou des utopies révolutionnaires nées de Mai 68. Copi, qui prolonge le Nouveau Théâtre par un mélange d’humour, de violence et de fantastique qui rappelle Ionesco et Arrabal, meurt en 1987 en laissant une « comédie de la mort », mise en scène par Jorge Lavelli l’année suivante, où l’on assiste à la dernière journée d’un acteur qui meurt du sida, dans sa chambre d’hôpital (Une visite inopportune, 1988, posth.). Dans les années 1980, c’est évidemment un sujet d’actualité : Copi le traite avec une allègre férocité. Les sujets historiques ne sont pas oubliés, comme on l’a vu avec Hélène Cixous. Le Retour au désert de Koltès (1988) et L’Exaltation du labyrinthe d’Olivier Py (2001) reviennent sur la guerre d’Algérie, Les Guerriers de Minyana (1988) sur la Première Guerre mondiale. Violences de DidierGeorges Gabily (1991) porte sur le traitement du fait divers à l’ère de la télévision, Cendres sur les mains de Laurent Gaudé (2001) sur l’épuration ethnique dans l’ex-Yougoslavie. La tétralogie Le Sang des promesses de Wajdi Mouawad (1997-2009) s’inspire de la guerre du Liban, sans la nommer, et du terrorisme contemporain. La scène doit ainsi « s’ouvrir aux fureurs du monde » (Gaudé) et donner les moyens de penser l’horreur, mais sans reproduire les témoignages directs dans leur forme brute et brutale.
On est sensible en France à la violence des œuvres contemporaines des Anglais Edward Bond et Sarah Kane. Il s’agit pour le théâtre, quitte à surprendre ou à choquer, de questionner la manière dont notre regard sur le monde est façonné par les médias, par les préjugés, par les clichés en tous genres. Le théâtre invite à changer de regard, mais sans prétendre changer le monde. Dans 11 septembre 2001, pièce écrite dans les semaines qui ont suivi les attentats, Vinaver orchestre de multiples points de vue sur l’événement en un « oratorio » qui prend acte de sa complexité en excluant l’emphase tragique autant que l’explication réductrice. C’est ainsi que le théâtre, loin des simplifications médiatiques et idéologiques, nous aide selon Vinaver à « comprendre notre relation au monde » au début du e XXI siècle.
3. Extension du domaine du roman Le « retour du récit » des années 1980-2015 se manifeste moins par un retour du roman en tant que tel que par une diversification des formes narratives et l’invention de combinaisons toujours nouvelles entre fiction et réalité. Le roman, certes, se porte bien, et n’a plus de complexes dans l’élaboration de l’intrigue, la création de personnages et la liberté de l’imagination. Mais il ne revient pas massivement pour autant à une pratique « traditionnelle » de l’illusion mimétique. Le courant antimimétique qui s’était développé de Paludes au Nouveau Roman, et qui sous ses formes les plus radicales s’est achevé avec La Vie mode d’emploi de Perec (1978), a laissé des traces. Certains romanciers qui y avaient activement participé sont toujours féconds. Claude Simon poursuit une écriture expérimentale dans Le Jardin des plantes (1997), roman construit comme un savant désordre de fragments textuels de provenances diverses, et dont la mise en page brise parfois l’ordre rectiligne de la présentation typographique, contestant les artifices d’un texte composé comme un jardin à la française. Philippe Sollers revient à une langue plus classique et use de schémas bien romanesques, mais interpose librement sa pensée et sa culture d’auteur entre la fiction et ses lecteurs (La Fête à Venise, 1991). Après l’ère du « soupçon », personne n’est plus dupe des procédés mis en œuvre, même
s’il s’agit de revenir aux plaisirs du récit. Plutôt qu’il ne revient en arrière, le roman élargit ainsi le champ de ses possibles, cumulant bien souvent l’intérêt de la distance critique et les charmes de la fiction racontée.
L’appel du jeu : humour et réflexion Si le roman de l’époque refuse le réalisme, c’est d’abord par jeu, par fantaisie ou par ironie, et non plus par ambition avant-gardiste. Tel est le cas des nouveaux romanciers de Minuit, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Christian Oster, Christian Gailly, jusqu’à Patrick Deville, Éric Laurrent et Tanguy Viel. Echenoz parodie le roman d’aventures (L’Équipée malaise, 1986) ou le roman d’espionnage (Lac, 1989), et parfois l’un et l’autre (Envoyée spéciale, 2016), sans souci de vraisemblance, en jouant avec les clichés de la culture de masse : le style a du relief, il est musical, comme chez Gailly (Un soir au club, 2001). On a parlé de « roman impassible » pour définir ce type de récit dont le ton est détaché, l’écriture recherchée et le rythme savamment étudié, en décalage avec une action généralement triviale ou dérisoire. Les narrateurs de Christian Oster sont ainsi des personnages médiocres et maladroits qui subissent les événements et peinent à s’adapter au monde, mais racontent leurs avanies avec un parfait emploi de l’imparfait du subjonctif (Loin d’Odile, 1998 ; Mon grand appartement, 1999 ; Une femme de ménage, 2001). Ils illustrent avec humour la liberté illusoire de l’individu et la difficulté de communiquer dans les sociétés de l’an 2000. Légers en apparence, ces romans interrogent le sens et le statut de l’action humaine, et la possibilité de lui donner une forme narrative. L’humour et la fantaisie sont aussi des moyens de laisser place à la pensée — la réflexion sur le monde et sur l’histoire, sur les savoirs, sur le devenir de la société… Le roman renoue alors avec l’esprit du XVIIIe siècle, mais pour observer les maux de notre temps dans une Europe en crise, loin de l’optimisme rationaliste des Lumières. C’est dans cet esprit que Milan Kundera célèbre les vertus de l’humour, « invention liée à la naissance du roman » (Les Testaments trahis, 1993), qui dévoile le monde comme ambiguïté. Ses romans écrits en français, comme L’Ignorance (2000), font alterner situations fictives et commentaires d’auteur à la manière du conte philosophique, ménageant une distance critique envers des personnages qui incarnent des « problématiques existentielles ». Kundera, qui définit les
grands romans des Lumières par l’appel du jeu (L’Art du roman, 1986), rend hommage à Jacques le fataliste de Diderot dans sa pièce Jacques et son maître (1981). Dans La Lenteur (1995), c’est à la lumière de Point de lendemain, la nouvelle de Vivant Denon, qu’il jette un regard satirique sur la société du spectacle propre à la fin du XXe siècle. Un autre romancier contemporain s’inspire du XVIIIe siècle : c’est Michel Rio, qui appelle de ses vœux un roman capable de lier savoirs encyclopédiques et aventures imaginaires — la logique et le rêve (Rêve de logique, 1992). Un de ses personnages, emblématique, a hérité d’une édition rare de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, mais la perd lors d’un naufrage (Alizés, 1984). Déplorant le repli du roman de son temps sur le moi de l’auteur ou sur le seul travail formel, Rio écrit des fables savantes qui traitent de la place de l’homme dans l’univers en intégrant le discours des sciences contemporaines (Le Principe d’incertitude, 1993). L’humour et l’imagination conjurent le risque de didactisme. Comme Kundera, Rio croit à l’avenir du roman parce qu’il situe le genre dans une histoire longue.
Jeux de construction Si le roman se réconcilie avec l’aventure et le romanesque, c’est avec des choix structurels qui le préservent d’un réalisme naïf. La Quarantaine de Le Clézio (1995) articule différents moments, différentes voix, dans une quête de l’origine qui croise la route de Rimbaud et mène à l’Océan Indien — somptueux voyage, intertextuel autant que géographique. Olivier Rolin, dans Méroé (1998), remonte aux sources du Nil, mais pour raconter une histoire incertaine dont les « sources » sont tout aussi problématiques : l’aventure s’enlise dans les sables du Soudan, minée par les doutes. Jean Rouaud, qui s’est fait connaître avec l’enquête généalogique des Champs d’honneur (1990), semble devoir s’excuser de raconter une histoire d’amour très romanesque, située à l’époque de la Commune, dans L’Imitation du bonheur (2006) : le narrateur intervient systématiquement pour interdire toute adhésion facile et susciter la réflexion par des va-etvient entre le passé de l’histoire et le présent de la narration. Hédi Kaddour livre avec les sept cents pages de Waltenberg (2005) une belle et complexe histoire d’amour et d’espionnage qui traverse tout le XXe siècle, mais les brouillages de la chronologie et les variations de point de vue ajoutent à
l’héritage d’Alexandre Dumas et de Jules Verne la conscience critique d’un lecteur de Claude Simon. Il y a donc un romanesque critique, comme il y a à la même époque, chez les poètes, un lyrisme critique. Même Jean d’Ormesson, considéré comme un romancier « traditionnel » en raison de sa position institutionnelle et de sa langue très classique, auteur d’une œuvre abondante qui lui a valu d’entrer dans la prestigieuse édition de la Pléiade avant sa mort en 2017, joue souvent avec les codes du genre sans chercher la vraisemblance. Dans La Gloire de l’Empire (1971), il pastichait le récit historique pour imaginer l’histoire d’un empire imaginaire. La Douane de mer (1993) est un dialogue entre l’âme d’un mort et un esprit venu d’ailleurs, sur l’histoire de l’humanité — situation romanesque qui n’a rien de « traditionnel »… Le roman offre ainsi à l’histoire réelle le miroir ironique de ses histoires fictives, et bien fictives. Le jeu avec les structures romanesques n’est donc pas séparable de la réflexion sur l’homme et sur le monde. Si bien que le ludique n’est pas nécessairement comique : il permet aussi de prendre en charge avec gravité les contradictions et les souffrances de l’existence humaine. C’est ainsi que Martin Winckler, qui doit son pseudonyme à un personnage de Perec, adopte dans La Maladie de Sachs (1998) une construction romanesque qui rappelle La Vie mode d’emploi pour donner le témoignage d’un médecin sur la multitude des maux psychiques et physiques de l’humanité d’aujourd’hui : seule une telle structure était en mesure d’embrasser le divers. C’est d’une structure musicale que s’inspire Nancy Huston dans LesVariations Goldberg (1981), « romance » polyphonique qui croise de multiples parcours existentiels à l’occasion d’un concert. La romancière fait exprimer par un de ses personnages, dans Instrument des ténèbres (1996), son regret de la « linéarité enrageante » du roman, insuffisante pour saisir la complexité de la vie et qu’il importe donc de remettre en question par des formes neuves. Les ellipses narratives et la polyphonie permettent à Marie NDiaye de suivre la destinée chaotique d’une femme dans Rosie Carpe (2001). Le recours au pronom de la deuxième personne, technique inaugurée par Butor dans La Modification, est pour Anne Godard le moyen d’entrer dans la conscience d’une femme bouleversée par la perte de son fils, dans L’Inconsolable (2006). Ces jeux narratifs ne sont ni gratuits ni futiles : ils sont requis par des enjeux existentiels. Ils disent la solitude des individus et la perte de valeurs communes dans les temps « postmodernes ».
Ouvertures sur le monde On voit cependant se dessiner ici deux tendances qui à certains égards s’opposent : d’une part l’ambition de s’élever à des enjeux universels et de penser l’histoire collective ; d’autre part le besoin d’explorer l’intime, de fouiller le secret des êtres, de se concentrer sur le territoire du moi. Le mouvement d’expansion tient pour une part à l’effacement des frontières entre l’espace national de la littérature et l’espace francophone élargi. Ce mouvement a été favorisé par la décolonisation. De plus en plus de romanciers francophones qui ne sont pas originaires de l’hexagone sont publiés par de grands éditeurs parisiens, couronnés par des prix littéraires français. Depuis les années 1960-1970 surtout, ils font entrer dans l’horizon du roman français le point de vue d’autres cultures, rappelant la fiction à sa mission structurante et libératrice, contre la tentation nationale d’un formalisme étroit ou d’un « déconstructionnisme » stérile. Ce sont par exemple les Français des Antilles Édouard Glissant (Mahagony, 1987) et Patrick Chamoiseau (Texaco, 1992), l’Africain Ahmadou Kourouma (En attendant le vote des bêtes sauvages, 1994), l’Algérien Mohammed Dib (Dieu en Barbarie, 1970 ; Si Diable veut, 1998), la Québécoise Anne Hébert (Les Fous de Bassan, 1982), le Russe Andreï Makine (Le Testament français, 1995), le Français d’origine chinoise François Cheng (L’éternité n’est pas de trop, 2002)… Cette ouverture ne signifie pas un universalisme indifférencié : elle accueille au contraire toutes les différences. Mais elle donne au genre romanesque un nouveau souffle vivifiant. Elle contribue ainsi à l’élan d’une « nouvelle fiction » — nom sous lequel se reconnaissent plusieurs romanciers des années 1990 qui réagissent par l’imaginaire et parfois le fantastique au roman étroitement psychologique ou sèchement textualiste à la française, tels Hubert Haddad, Frédérick Tristan, François Coupry et Georges-Olivier Châteaureynaud (Jean-Luc Moreau, La Nouvelle Fiction, 1992). Elle incite aussi à penser la littérature à l’échelle du monde et non plus dans les limites des frontières nationales : c’est ainsi que Michel Le Bris, admirateur de Nicolas Bouvier, fondateur du festival « Écrivains voyageurs » à Saint-Malo (1990), lance avec Jean Rouaud en 2007 un manifeste, « Pour une “littérature-monde” en français », qui prône une esthétique et une éthique du « Dehors » exposant le moi à « l’épreuve de l’autre », opposées à toute littérature du repli (Le Monde, 15 mars 2007).
« Le monde revient » : fini le temps où il était mis entre parenthèses par les « maîtres-penseurs » de l’autoréférence ! Parmi les quarante-quatre signataires, Le Clézio, Glissant, la Canadienne Nancy Huston, le Marocain Tahar Ben Jelloun, le Franco-libanais Amin Maalouf, le Libano-canadien Wajdi Mouawad… Est-ce le signe d’un tournant ? Nous y reviendrons. Ce qui est certain, c’est que le roman retrouve l’ambition de penser le monde grâce aux moyens propres de la fiction. Les romans de Michel Houellebecq décrivent ainsi le mal-être de l’homme contemporain, qui ne cherche plus qu’à satisfaire ses pulsions sexuelles quand se sont effondrées toutes les valeurs collectives et espérances politiques. Après Extension du domaine de la lutte (1997), qui détourne ironiquement la formule révolutionnaire pour faire le constat d’un libéralisme économique généralisé renvoyant l’individu à ses seuls appétits matériels, il imagine dans Les Particules élémentaires (1998) le point de vue rétrospectif d’un narrateur qui évoque la fin du XXe siècle depuis une civilisation future. Le pessimisme de l’analyse produit une écriture neutre et froide, de l’ordre du constat sans appel. Dans Plateforme (2001), ce sont les relations Nord-Sud et la commercialisation du sexe qui témoignent, sous le regard du romancier, d’une civilisation en pleine décomposition. Dans La Carte et le territoire, prix Goncourt 2010, l’auteur s’amuse à mettre en scène — et même à mettre à mort — son propre personnage, dans une intrigue qui porte sur les rapports entre l’art et l’argent dans le monde contemporain, et plus généralement sur les rapports entre la représentation (la carte) et la réalité (le territoire). Dans Soumission (2015), roman de politique-fiction sur une France en voie d’islamisation, il s’interroge sur la passivité des milieux intellectuels devant les mutations accélérées de la civilisation occidentale. Le livre paraît au moment des attentats de janvier 2015 à Paris, ce qui attire d’autant plus l’attention sur les questions troublantes qu’il pose par le biais de la fable. S’il n’y a nul enchantement possible chez Houellebecq, Yannick Haenel, prix Médicis 2017 pour Tiens ferme ta couronne, imagine en revanche le retour à une forme de féerie romanesque dans Cercle, son grand roman paru en 2007 : le narrateur rompt avec la société moderne pour suivre l’appel de la liberté, de la poésie et de la danse. Guidée par la relecture de l’Odyssée et de Moby Dick, l’aventure peut être salvatrice, mais simultanément elle assume l’histoire tragique de l’Europe et affronte la mémoire des monstres du XXe siècle. Le voyage du narrateur le conduit en effet des bords de Seine
à Auschwitz, où se parachève son initiation, sur les pas de Primo Levi. La trajectoire de l’individu, lestée d’une vaste mémoire intertextuelle, atteint ainsi l’universel. À Varsovie, sur les lieux du ghetto, le narrateur a fait l’expérience d’une autre temporalité. C’est comme si la mémoire du ghetto était vivante, ici, avec ses murs en ruine. J’ai pensé : « C’est le lieu. » Je divague peut-être, mais ici la mémoire me parle, la rue me parle, les murs me parlent — et en parlant, ça reprend vie. La disparition, ça se voyait. Elle s’animait. Je me disais : des kilos de temps vont se soulever pour arriver jusqu’ici. Mais non : la simplicité avec laquelle le temps revient est foudroyante. Ça vous remonte dans les yeux, la cendre s’anime. Quelque chose vibre qui s’adresse à vous, depuis l’impossible. Je dis l’« impossible », parce que ça a lieu dans un retrait qui ne témoigne que pour luimême. Depuis cet « impossible », on accède au cœur du temps — à ce point d’abîme où le temps déborde sur lui-même. Alors, ce qu’il y a dans le temps se libère dans un instant d’extase. À la faveur de cette béance, « passé » et « présent » coïncident. On voit le néant. Il brasille. Yannick HAENEL, Cercle (2007).
Ce sont ces horreurs du siècle qu’abordent de front, d’autre part, les neuf cents pages des Bienveillantes, le premier roman de Jonathan Littell (2006), où la Seconde Guerre mondiale est racontée du point de vue du bourreau, dans un flux narratif d’une grande puissance qui rappelle les romans russes et américains consacrés à la même période, comme Vie et destin de Vassili Grossmann ou Le Choix de Sophie de William Styron. Le genre romanesque retrouve chez Littell sa force visionnaire avec une plongée au cœur du mal, à un moment précis de l’histoire, qui cerne la spécificité des monstruosités nazies comme peu de romans français y sont parvenus.
À l’échelle de l’individu Aux antipodes d’une telle expansion épique, beaucoup d’œuvres narratives de l’époque se consacrent à une vie individuelle dans sa singularité, sans chercher à l’élargir aux dimensions de l’histoire. Cette tendance a pu être qualifiée péjorativement de « narcissique ». Elle s’inscrit pourtant elle aussi dans une tradition ancienne du genre romanesque. Mais elle déborde du champ du roman pour toucher diverses formes de prose — récit poétique, autofiction, nouvelles… Ainsi, Camille Laurens ne se départit pas de son moi personnel avec Dans ces bras-là, « roman » sur les
hommes de sa vie (2000). Trois jours chez ma mère de François Weyergans (2005), sous le nom de « roman », est un autoportrait de l’écrivain en mal d’inspiration. L’invention des doubles (François Weyergraf, François Weyerstein…) permet de plaisantes mises en abyme qui replient le récit sur lui-même. Dans un tout autre registre, Philippe Forest définit aussi comme un « roman » le récit qu’il consacre à la mort de sa petite fille (L’Enfant éternel, 1997), justifiant le recours à « l’égolittérature » par la portée universelle de l’expérience ainsi racontée. On rejoint ici l’écriture de soi. Mais le « minuscule » est devenu une valeur. Après les Vies minuscules de Pierre Michon (1984), centrées sur le destin de personnages très humbles qu’une prose somptueuse arrache au néant de l’oubli, le succès des proses poétiques de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, de Philippe Delerm (1997), montre l’intérêt du public pour une esthétique « minimaliste » qui vante la simplicité de la vie et le bonheur du quotidien. Cette esthétique va jusqu’à l’éthique chez Christian Bobin, dont les récits sont volontairement ténus, en accord avec une vision franciscaine de l’existence qui situe la rencontre avec le divin dans les sensations immédiates. Que le récit relève du témoignage autobiographique (La Plus que vive, 1996) ou de la fiction narrative (Geai, 1998), il reste chez Bobin en deçà du roman. Le choix du récit poétique est au demeurant propice à l’évocation des souvenirs d’enfance, comme dans Le Temps des dieux de Dominique Barbéris (2000), qui viendra ensuite au roman (Les Kangourous, 2002 ; La Vie en marge, 2014), mais avec le même goût d’une prose à la fois rigoureuse et musicale. Le Temps des dieux rappelle l’évocation des sensations enfantines au début du siècle chez Larbaud ou Colette, tout en évoquant une enfance des années soixante : ce « récit » porte bien la marque de son temps, qui se tourne avec mélancolie vers les « verts paradis » des Trente Glorieuses. Le critique Jean-Pierre Richard, qui a consacré des études à Dominique Barbéris, a écrit des Microlectures (1979), études de textes examinés à la loupe, au plus près des mots et des phrases, comme par réaction aux excès de la Théorie : la vérité du littéraire est au fond dans l’infiniment petit, le grain de l’écriture, non dans la généralité du Système ou de la Structure. Le romancier Régis Jauffret a trouvé un titre ressemblant avec ses Microfictions (2007), qui rassemblent cinq cents histoires courtes sur des personnages différents, dont il a imaginé la vie selon le même principe : « faire rentrer toute la vie d’un homme ou d’une femme dans une goutte
d’eau ». L’ensemble forme pourtant bien un roman, le roman d’une foule, et non un recueil d’histoires brèves rédigées séparément. Chaque « microfiction » s’inscrit dans le projet global. L’auteur revendique le droit d’inventer ainsi de nouvelles formes, louant la liberté du genre qui l’autorise. Ici, la fiction n’est donc minimaliste qu’en apparence : l’auteur, se projetant dans d’autres vies que la sienne, ouvre un espace imaginaire sans limites. La microfiction est le contraire de l’autofiction. Les petites histoires peuvent ainsi nourrir de grandes œuvres : le même projet se poursuit dans Microfictions 2018. Le roman demeure donc un genre majeur au tournant du XXIe siècle, mais voit croître sur ses marges un vaste ensemble où convergent tradition autobiographique, innovations de l’autofiction, formes diverses de l’écriture de soi et du récit de vie. À travers ces modes d’écriture en plein essor, c’est l’individu qui se cherche, et qui tente de saisir sa place dans le monde en cette période de doutes. Mais l’enjeu dépasse dès lors le cadre des genres reconnus. Il pose la question de la fonction de la littérature aujourd’hui, et de l’articulation entre le XXe et le XXIe siècles littéraires.
Notes 1. Robert Abirached, Le Théâtre français du XXe siècle, Introduction générale, Paris, L’Avant-scène théâtre, 2011, p. 52.
Chapitre 3 Écrire au présent 1. Le moi et les autres : lignes de vie Les écritures autobiographiques et biographiques, sous toutes leurs formes, confirment le « retour du sujet » dans la littérature des années 19802015. La vie d’un individu présente un intérêt irréductible, qui revient au premier plan quand se retirent les vagues anti-psychologiques et antihumanistes du marxisme et du structuralisme. De même que « le monde revient », le sujet revient… Mais quel sujet ? La question de l’identité est au cœur des productions autobiographiques et des récits de vie de notre temps. C’est la manière de rendre compte d’une vie par écrit qui est plus que jamais en jeu. Car personne n’est dupe du pouvoir qu’aurait le langage d’accéder à une quelconque transparence. Et les enseignements de Freud et de Marx, même s’ils n’offrent plus d’explication globale, ont été assimilés : on sait que le moi livre autant sa vérité par le rappel des faits que par la logique des fantasmes, que toute ligne de vie est dès l’origine « une ligne de fiction » (Lacan), que l’inconscient d’un être se dévoile donc par la fiction mieux que par un récit factuel, que le moi est pour une part le produit de ses parents, de son milieu, de son époque. Le biographique reste par conséquent marqué par le temps du soupçon — que l’écrivain cherche à se cerner luimême, qu’il tente plutôt de se comprendre à travers d’autres (ses proches, sa famille…), ou qu’il raconte la vie d’autres personnes qui lui sont a priori étrangères.
Nouvelles pratiques de l’écriture de soi Premier domaine, donc : l’écriture de soi. Elle se renouvelle considérablement à la suite des travaux de Philippe Lejeune et de la définition de l’autofiction par Serge Doubrovsky, mais en se dérobant
systématiquement aux grilles théoriques qui tentent de la saisir. RobbeGrillet a cru pouvoir fédérer le courant d’une « nouvelle autobiographie », qui aurait réédité au début des années 1980 l’effet avant-gardiste du Nouveau Roman pour donner une nouvelle jeunesse à ce mouvement rangé dorénavant, de son propre aveu, au rayon des « idées reçues » et « dans le glorieux caveau de famille des manuels de littérature » (Le Miroir qui revient). Mais chaque individualité trace son propre chemin, engageant son identité même dans une expérience singulière d’écriture. La diversité des nouvelles pratiques autobiographiques excède l’héritage du Nouveau Roman. Nathalie Sarraute juxtapose dans Enfance (1983) des séquences fragmentées, comme autant d’images d’une enfance dont il importe de préserver l’émotion tremblante, les sensations fugitives. À la voix de la narratrice principale qui cherche à restituer son passé, répond la voix d’une conscience critique qui dialogue avec la première, empêchant le récit d’enfance de se figer dans les clichés du genre et de trahir la vérité du moi. Voilà une entreprise qui, comme disait Rousseau, « n’eut jamais d’exemple » et « n’aura point d’imitateur ». Dans sa trilogie autobiographique qui a pour titre global Romanesques (Le Miroir qui revient, 1984 ; Angélique ou l’enchantement, 1987 ; Les Derniers Jours de Corinthe, 1994), Robbe-Grillet s’invente une sorte de double fictif, le personnage d’Henri de Corinthe, qui introduit dans l’écriture de soi une dimension fabuleuse. L’autobiographie est la poursuite du roman par d’autres moyens. De même que l’auteur, à l’entendre, n’a jamais parlé jusqu’ici d’autre chose que de lui-même, de même il peut à présent affirmer, au seuil du Miroir qui revient : « Et c’est encore dans une fiction que je me hasarde ici. » Chez Marguerite Duras aussi, le romanesque vient doubler le récit personnel, mais sans recours au fantastique : dans L’Amant (1984), le « je » autobiographique alterne avec le pronom « elle », qui transforme le moi passé de l’adolescente en personnage de fiction. L’Amant de la Chine du Nord (1991) reviendra sur les mêmes matériaux autobiographiques avec un récit encore nouveau : chaque réappropriation de soi suppose une nouvelle forme de fictionnalisation qui correspond à la « vérité » du moi présent. La préparation par Jean-Jacques Annaud d’un film tiré de L’Amant exigeait pour Duras ce travail personnel de reprise, dans un texte qui recourt cette fois aux moyens de l’écriture filmique et qui exclut le « je » : « Le livre aurait pu s’intituler […] L’Amant recommencé. » Le projet
autobiographique, effort pour se représenter soi-même, confirme que la littérature « est la poursuite d’une représentation impossible » (RobbeGrillet). Pour l’écriture de soi plus encore que pour le roman, cette poursuite est vouée à rester inachevée.
Récits de vie et de mort Doubrovsky, après Fils (1977), continue de mener sa propre poursuite. Mais l’autofiction devient alors, plutôt que le récit librement réinventé d’une vie passée, une transposition romancée de la vie présente au fur et à mesure que celle-ci se déroule : « Mon roman, c’est ma vie » (Le Livre brisé, 1989). Dans le présent de l’existence, tout devient matière à roman : l’écriture ne se contente pas de revenir après coup sur ce qui a été vécu ; elle interfère avec la vie, agit sur elle — parfois tragiquement. Ainsi conçu pour accueillir le moi mis à nu, sans la moindre autocensure, le projet autofictionnel peut ouvrir la voie aux dévoilements les plus exhibitionnistes. Valéry reprochait déjà en son temps à l’autobiographie de pratiquer une forme de striptease, avec un même degré d’artifice et de mensonge derrière la prétendue volonté de vérité : « Une femme qui se met nue, c’est comme si elle entrait en scène. » Le désir de choquer n’était pas à ses yeux une garantie de vérité, encore moins un critère de valeur littéraire. Il pensait alors à Stendhal. On imagine volontiers que la lecture des livres de Catherine Millet (La Vie sexuelle de Catherine M., 2001) ou de Christine Angot (L’Inceste, 1999), qui ont rencontré un certain succès de scandale, l’eût conforté dans son jugement… Le dévoilement de soi paraît davantage répondre à une nécessité intérieure quand l’écriture autobiographique correspond moins à un récit de vie qu’à un récit de survie, pour qui lutte contre une maladie grave : Hervé Guibert écrit ainsi À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990) peu après avoir découvert qu’il est atteint du sida. C’est le cœur de l’autobiographie, la notion de bios, « la vie », qui est alors mis en question quand le moi écrit sur lui-même dans l’horizon d’une mort annoncée. Il existe d’autres textes où le moi peine à se dire parce qu’il a été affecté, d’une manière ou d’une autre, par l’épreuve de la mort. Comment écrire ainsi après avoir survécu aux camps nazis, comme Jorge Semprun ? Pour revivre vraiment après avoir connu Buchenwald, il faudrait ne pas écrire. Entre l’écriture et la vie, il faut choisir (L’Écriture ou la vie, 1994). Écrire,
c’est retraverser l’expérience de la mort : l’autobiographie devrait alors s’appeler « autothanatographie ». Semprun dit la difficulté qu’il éprouve à « pénétrer dans le présent du camp » par le récit, qui ne peut suivre un ordre chronologique. Tel est son « chemin d’écrivain » : « écrire jusqu’au bout de toute cette mort ». Et pourtant, il a été reproché à Semprun d’esthétiser sa représentation de la mort dans les camps, de l’entourer d’une poésie trompeuse, qui relègue dans l’oubli les victimes ordinaires au point de les tuer une seconde fois (François Maspero, Les Abeilles et la guêpe, 2002). Mais Semprun, de fait, reconnaît que l’entreprise littéraire n’est pas le témoignage historique. Maspero, d’abord connu comme éditeur, a livré lui aussi un récit autobiographique de son expérience de la guerre, qu’il a vécue comme adolescent (Le Sourire du chat, 1984) : la distance littéraire par rapport au « soi » réel se traduit pas le choix de la troisième personne et les changements de nom, comme dans Le Premier Homme de Camus, texte encore inconnu au moment où Maspero écrit — stratégie de la pudeur pour dire longtemps après, dans le beau roman d’apprentissage que constitue cette autobiographie à la troisième personne, l’émotion d’avoir perdu son frère aîné au front dans les combats de la fin 1944, et son père, le grand sinologue Henri Maspero, au camp de Buchenwald. Comme chez Semprun, par-delà les différences éthiques et esthétiques, il ne s’agit pas seulement de se raconter soi-même mais de faire mémoire, à travers des fragments de vie personnelle, de la mort des autres.
Le « je » dans tous ses états Ces textes posent le double problème du mode d’énonciation et de l’organisation temporelle de l’écriture de soi. Tous les écrivains ne disent pas « je », et tous ne déroulent pas un récit rétrospectif selon l’ordre chronologique et logique de la construction du moi — double choix qui conditionnait pourtant le pacte autobiographique, des Confessions de Rousseau aux Mots de Sartre. Car on tend à considérer maintenant que la « vérité » du moi se traduit d’abord par la singularité du style, au présent. Louis-René des Forêts fait ainsi le choix d’une autobiographie poétique et fragmentaire, à la troisième personne et sans repères chronologiques, qui ne s’attarde pas à l’anecdote mais se concentre sur quelques scènes, quelques moments d’où puisse émerger l’essentiel (Ostinato, 1997 ; Pas à pas
jusqu’au dernier, posth., 2001). Le texte traque par là de « fuyantes lignes de vie », taillant « dans le corps obscurci de la mémoire la part la plus élémentaire ». Boris Schreiber suit en revanche l’ordre d’un récit, mais c’est dans la désignation du sujet qu’apparaît la difficulté de « recoudre » un moi désuni, mis en pièces par son parcours existentiel dans le contexte de la guerre : dans son grand récit autobiographique de près de deux mille pages, Un silence d’environ une demi-heure (1996), le « je » laisse place d’abord à « Boris et moi », puis à « Boris sans moi », enfin à « Boris tout seul ». Le récit s’appuie sur un journal intime qui a accompagné l’auteur tout au long de cette entrée dans la vie en temps de guerre. La forme du journal intime reste une pratique répandue autour de 2000. Elle permet l’adéquation entre le moi-sujet et le moi-objet en supprimant la distance temporelle qui les sépare et en prenant le parti du discontinu. Elle donne lieu à des œuvres variées notamment chez Charles Juliet (neuf volumes, de 1982 à 2017), Renaud Camus (une trentaine de volumes depuis 1987) et Pierre Bergounioux (quatre volumes, parus de 2006 à 2016 sous le titre Carnet de notes, pour la période 1980-2015), qui montrent la vitalité du genre. L’écriture accompagne alors la vie, l’éclaire et la façonne : elle n’est pas seconde mais en fait partie, que ce soit pour dire la difficulté d’écrire chez Juliet (par ailleurs auteur de Lambeaux, récit autobiographique d’une enfance vécue comme une « descente aux enfers », paru en 1995), pour juger et condamner l’époque contemporaine sur un ton de pamphlétaire chez Camus, ou plus simplement pour permettre de « voir clair » dans sa vie à Bergounioux, qui ne sépare pas son Journal du reste de son œuvre et attribue à la littérature « une visée explicative, donc libératrice ».
Le moi, les siens et les autres Dans Révolutions (2003), Le Clézio parle de son enfance et de sa jeunesse par le détour d’un roman à la troisième personne. Il dit ne pas savoir écrire des Mémoires. Mais ce grand livre dépasse largement l’objectif autobiographique : il remonte aussi aux sources de l’installation à l’île Maurice des ancêtres bretons de l’auteur, à l’époque de la Révolution française ; il suit de près les guerres de la décolonisation des années 19501960. L’histoire personnelle s’inscrit ainsi dans la perspective infiniment plus large de l’histoire collective ; la vie personnelle se comprend à travers
la vie des autres. Il s’agit d’un roman généalogique, comme L’Acacia de Claude Simon (1989), qui fait en somme commencer le temps du moi avant sa naissance. Ce choix est révélateur de la prédilection de notre temps pour les « récits de filiation » (Dominique Viart). Si la littérature a une « visée explicative » qui lui est propre, c’est qu’elle est capable d’éclairer une vie individuelle par d’autres vies individuelles, en mettant au jour l’héritage d’une lignée, la mémoire d’une famille, loin du déterminisme abstrait des sciences humaines. Cette démarche généalogique, qu’avait suivie Marguerite Yourcenar dans la trilogie duLabyrinthe du monde (1974-1988), on la retrouve dans les premiers romans de Jean Rouaud, qui compose un vaste « livre des origines » en cinq volets depuis Les Champs d’honneur (1990) jusqu’à Sur la scène comme au ciel (1999). Elle caractérise aussi des œuvres importantes de Pierre Michon (Vies minuscules, 1984), Pierre Bergounioux (La Maison rose, 1987) et Richard Millet (La Gloire des Pythre, 1995), qui ont en commun de faire revivre les générations perdues, aussi « minuscules » soient-elles, par l’élaboration du style et par la densité de l’écriture présente. Elle se prolonge depuis 2000 dans des romans en forme d’enquêtes, comme ceux d’Amin Maalouf (Origines, 2004) et Patrick Deville (Taba-Taba, 2017). La quête généalogique était aussi à l’œuvre chez Annie Ernaux, mais dans une perspective sensiblement différente. Dans La Place (1983) et dans Une femme (1987), l’auteure ne cherche pas seulement à présenter la vie de ses parents pour faire acte de mémoire ou pour mieux se comprendre soimême : à travers les portraits du père et de la mère, leur fille, qui a eu la possibilité d’accéder par l’école au monde des livres, s’efforce de cerner le milieu social des « petites gens » sans culture avec lequel elle a rompu. L’enjeu n’est pas seulement biographique ou autobiographique, mais sociologique, ethnographique. Dès lors, le style doit être le plus neutre possible, éviter tout effet rhétorique. Il ne faut surtout pas faire « de la littérature » : Annie Ernaux revendique une « écriture plate ». Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du familial et du social, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de chercher une vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-àdire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature.
Annie ERNAUX, Une femme (1987).
Pour l’historienne Mona Ozouf aussi, l’écriture de soi est une entreprise à la fois généalogique et socio-historique. Dans Composition française (2009), elle montre à travers son propre parcours comment différents héritages (identité bretonne et appartenance nationale, foi catholique et culture laïque) ont pu « composer », malgré leurs contradictions d’origine, la nation française. La recherche des filiations présente donc un intérêt anthropologique : l’écriture de soi se déplace du côté de la question de l’identité. Chez Patrick Modiano, auteur reconnu depuis 1968, et Emmanuel Carrère, qui conquiert la notoriété dans les année 1980, il est remarquable de voir alterner, pour se compléter peut-être, entreprise autobiographique et récits consacrés à d’autres vies. L’autobiographique et le biographique sont en effet les deux versants d’une même problématique concernant la très hypothétique unité du sujet. Modiano ne cesse de faire revivre une mémoire familiale perdue dans l’ombre de l’Occupation (Livret de famille, 1977) pour tenter de définir à partir d’elle sa propre identité (Un pedigree, 2005). Mais la recherche du « curriculum vitæ » anime aussi son intérêt pour la vie des autres, aussi discrète et effacée soit-elle (Des inconnues, 1999 ; Souvenirs dormants, 2017). Dora Bruder (1997), en particulier, est une enquête sur les traces d’une adolescente juive disparue à Paris en 1941. L’auteur cherche à comprendre le destin de cette personne qui par certains côtés lui ressemble : comme Dora, il a fugué dans sa jeunesse ; l’autre est pour une part un miroir du moi. Dans son enquête, l’auteur reconstitue le climat du Paris occupé et rappelle le parcours de diverses victimes du nazisme, mais préserve en dernier ressort le secret de Dora Bruder — et c’est ce secret inviolable qui fait son humanité. Carrère aussi fait alterner écriture de soi (Un roman russe, 2007) et visée biographique, mais en déplaçant nettement l’accent sur la seconde. Dans L’Adversaire (2000), il cherchait à percer le mystère d’un meurtrier, JeanClaude Romand, qui a bâti sa vie sur des mensonges : le récit part d’un vrai fait divers et porte sur une vraie vie, mais que reste-t-il de la vérité quand le personnage central est un imposteur ? Le titre de D’autres vies que la mienne (2009) confirme ce décentrement. Mais ces vies dont parle l’auteur, frappées par le raz-de-marée en Asie du sud-est ou par la maladie en Europe, il les a côtoyées : l’écrivain a pour tâche de faire ainsi mémoire du
malheur et du deuil subis par des proches. Les « autres vies » ne sont pas sans effets sur « la mienne », qui s’élève par sympathie à une mission humaniste : « je préfère ce qui me rapproche des autres hommes à ce qui m’en distingue » — telle est la sobre conclusion. Avec Limonov (2011), Carrère s’attache à une personnalité connue : Limonov est un homme politique russe d’aujourd’hui, qui a mené une vie mouvementée d’aventurier et d’écrivain. Ce choix est conforme à l’intérêt de l’auteur pour un romanesque du réel. Dans Le Royaume (2014), l’autoportrait de l’auteur se dessine au travers d’une vaste enquête historique, littéraire et théologique sur les traces des apôtres Paul et Luc, les fondateurs du christianisme, au Ier siècle de notre ère. C’est ainsi que se livrent diverses images du moi, au miroir de diverses autres vies que la sienne.
Fictions biographiques Plus généralement, la littérature d’aujourd’hui tend ainsi à prendre pour objet non seulement des vies « minuscules » mais des vies célèbres. Elle est riche en récits ou fictions biographiques, appelés parfois « biofictions », qui romancent librement les vies racontées comme les autofictions se libèrent des scrupules autobiographiques. Il s’agit le plus souvent de grands hommes du passé — artistes, créateurs, inventeurs… L’écrivain d’aujourd’hui voit dans ces « vies antérieures » (titre d’un livre fondateur de Gérard Macé publié en 1991) des miroirs qui le renvoient à son propre travail, des modèles symboliques, les repères de filiations esthétiques qui ne comptent pas moins que les filiations biologiques. On voit ainsi à quel point la littérature contemporaine intègre la tradition culturelle et réhabilite l’auteur, le sujet créateur — contre le thème moderniste de la « mort de l’auteur ». Mais ce qu’elle cherche dans ces figures célèbres, c’est moins la statue consacrée que la personne qui doute, moins la biographie officielle que son envers, l’être de chair, les phases indécises du commencement ou du déclin. « Parlant de lui, c’est de moi que je parle », écrit Michon à propos d’un des personnages qu’il évoque dans Vies minuscules. Il pourrait le redire à propos de Rimbaud (Rimbaud le fils, 1991), comme Macé à propos de Champollion (Le Dernier des Égyptiens, 1988) ou de Christophe Colomb (L’Autre Hémisphère du temps, 1995). Claude Louis-Combet, qui consacre au poète autrichien Georg Trakl son livre Blesse, ronce noire (1995) et qui voue un intérêt particulier aux martyrs et mystiques du
christianisme (L’Âge de rose, 1997), appelle « automythobiographie » l’exploration de soi qui requiert, pour dévoiler le moi profond et les pulsions secrètes du sujet qui écrit, la médiation d’une figure connue, érigée en mythe. Pour Echenoz, la biofiction est au moins autant un exercice de style qu’un exercice d’admiration. Elle ne livre guère le moi intime de l’auteur. Les trois récits qu’il a consacrés successivement au compositeur Ravel (Ravel, 2006), au coureur de fond Zátopek (Courir, 2008) et au savant Nikola Tesla (Des éclairs, 2010) tirent parti des variations rythmiques qu’inspirent logiquement leurs sujets. Echenoz voit dans la vie de ces hommes célèbres des alternances d’accélérations et de pauses, une part de hasard et des formes de liberté qui laissent du « jeu » à l’écriture et se prêtent à la mise en fiction. Plus graves sont les questions que pose Yannick Haenel dans Jan Karski (2009), où il choisit d’articuler le documentaire et la fiction pour mettre en question la part de responsabilité des Alliés qui, au cours de la Seconde Guerre mondiale, auraient appris l’ampleur du plan d’extermination des juifs d’Europe par les nazis et auraient choisi pourtant de ne pas intervenir. Jan Karski est l’émissaire de la Résistance polonaise qui a témoigné auprès de Roosevelt de la situation du ghetto de Varsovie. À partir des données avérées de l’histoire, Haenel donne la parole à Karski en imaginant son analyse. C’est là que le débat commence ; et c’est l’un des pouvoirs de la littérature que de faire en sorte que de tels débats aient lieu. Sur ce point encore, la littérature contemporaine revient sur l’histoire du XXe siècle, et sur ses aspects les plus noirs.
2. Une histoire indicible ? Le débats autour de L’Écriture ou la vie ou de Jan Karski montrent que les succès de l’autofiction et de la biofiction au tournant du XXIe siècle n’ont pas affaibli l’attachement à la vérité historique, ni le souci de trouver les mots justes pour l’atteindre et la transmettre. Ils mettent aussi en évidence l’importance des questions historiques et le poids tout particulier de la Shoah dans la littérature des années 1980-2015. Si l’on perçoit autour de 1980 une rupture capitale, qui semble correspondre à un changement de « régime d’historicité », comme on l’a vu, parce qu’elle remet en question
un sens de la modernité qui a traversé tout le XXe siècle, il est frappant de voir à quel point les écrivains contemporains sont marqués par le passé et s’inscrivent par là dans la continuité de leurs prédécesseurs, prolongeant jusqu’à nos jours le siècle précédent. Ils portent notamment la mémoire des traumatismes de ce siècle — guerres mondiales, génocides, guerres de la décolonisation, armes de destruction massive… Et ils s’interrogent surtout sur la possibilité de dire l’indicible. Face à l’horreur irreprésentable, que peut la littérature ? Perec exprimait la « disparition » la plus insoutenable par la fable, l’ellipse ou le jeu littéraire… « La littérature est un désir, une passion de comprendre l’histoire », écrit Sollers en 1996. Mais elle le fait avec ses moyens propres, qui ne sont pas ceux des historiens.
Mémoire de la Grande Guerre Trois moments, trois traumatismes surtout retiennent l’attention des écrivains. Le premier est la Grande Guerre. L’Acacia de Claude Simon (1989) s’ouvre sur l’année 1919 et les effets du conflit : une veuve recherche le corps de son mari disparu sur les lieux des combats. La recherche généalogique sur le passé familial s’élargit à une généalogie de l’événement : le romancier cherche à comprendre, à travers des vies singulières, la logique qui a conduit à l’acceptation collective de la guerre. C’est aussi le récit de filiation qui conduit Jean Rouaud à s’intéresser à cette période dans Les Champs d’honneur (1990). De nombreuses publications convergent alors sur ce thème, qui avait longtemps été négligé. Didier Daeninckx (La Der des ders, 1984), Sébastien Japrisot (Un long dimanche de fiançailles, 1991) et Philippe Claudel (Les Âmes grises, 2003) font de la Grande Guerre le théâtre d’enquêtes — non seulement policières mais humaines, sociales, politiques. Car elle suscite de fait, dans la conscience nationale, un grand désir de savoir, en un temps où disparaissent les derniers témoins directs. Elle est présente dans plusieurs romans de Bergounioux, centrale chez Laurent Gaudé (Cris, 2001), chez Alice Ferney (Dans la guerre, 2003), chez Echenoz (14, 2012), chez Pierre Lemaitre encore (Au revoir là-haut, 2013). Ce regain d’intérêt massif, longtemps après Barbusse, Giono ou Céline, témoigne d’une volonté partagée de remonter aux sources pour comprendre le présent. 1914 marque en effet la naissance de la barbarie moderne, et le début de la prise de conscience par l’Europe occidentale de sa condition
mortelle, comme l’avait vu Valéry. On ressent ainsi le besoin, au seuil d’un nouveau siècle et quand l’Europe doute d’elle-même, de renouer avec cette mémoire des origines pour cerner le sens de son déclin. Ces différents récits parviennent à représenter l’horreur indicible des tranchées en se situant au plus près des individus, de leurs corps, de leurs sensations, de leurs souffrances — par la précision descriptive (Rouaud), le monologue intérieur (Gaudé), ou une attention au vécu qui n’exclut pas l’humour noir sur « cet opéra sordide et puant » qui a déjà été « décrit mille fois » (Echenoz)…
Traces de la guerre d’Algérie Une autre période jusque-là refoulée ou presque ignorée naît à la littérature à la fin du siècle : celle de la guerre d’Algérie. Peu abordée depuis le scandale des Paravents de Genet (1961), elle est un point aveugle de la mémoire nationale, sa mauvaise conscience. Elle refait surface à partir des années 1980, au théâtre avec Bernard-Marie Koltès (Le Retour au désert, 1988) et Mehdi Charef (1962, le dernier voyage, 2005), dans le roman engagé avec Didier Daeninckx (Meurtres pour mémoire, 1996), chez les romanciers algériens eux-mêmes bien sûr (Rachid Mimouni, La Malédiction, 1993). Arno Bertina (Le Dehors ou la migration des truites, 2001) et François Bourgeat (La Nuit Algérie, 2004) montrent surtout les effets de la guerre, l’impossibilité du retour pour ceux qui ont dû s’exiler, la violence qui se poursuit ainsi sous d’autres formes entre les deux peuples, ou à l’intérieur de chaque communauté. Les Français qui ont agi aux côtés du FLN apportent leurs témoignages longtemps après, par le roman (François Maspero, Le Figuier, 1988) ou les Mémoires (André Mandouze, D’une résistance à l’autre, premier volume de ses Mémoires d’outre-siècle, 1998). La condition même des appelés du contingent plongés dans cette « sale guerre », enfin, est au centre du roman de Laurent MauvignierDes hommes (2009). Le romancier interroge un conflit qui s’est traduit par le silence de ses acteurs. Comment raconter une guerre que les combattants ont cherché à taire ? De ce point de vue, la guerre d’Algérie présente des analogies avec la Grande Guerre, dont les anciens combattants ont été aussi peu loquaces. Mauvignier considère toutefois que les deux guerres mondiales ont inspiré infiniment plus de romans que la guerre d’Algérie, dont le traumatisme est bien spécifique. Dans Des hommes, il cherche précisément à entrer dans la conscience de
ces anciens appelés qui, démobilisés, s’enferment dans le silence, et de montrer ainsi cette guerre inachevée qui se poursuit après les combats par les effets durables des traumatismes qu’elle a provoqués.
Échos des temps barbares (1940-1945) Troisième traumatisme, de loin le plus profond et le plus complexe parce qu’il concerne l’histoire de l’humanité, au-delà de l’histoire nationale et de l’histoire européenne : celui de la Seconde Guerre mondiale, des crimes et des camps nazis. Sur ce sujet encore, malgré les œuvres de Claude Simon, d’Elie Wiesel, de Modiano et de Perec, les années 1960-1970 avaient été relativement discrètes. Le film Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, au moment où paraît par ailleurs La Douleur de Marguerite Duras, sur la même thématique lazaréenne, marque le grand retour de cette période dans les débats intellectuels et les créations artistiques. Dominique Viart remarque en particulier la fécondité des années 1997-19981 : Dora Bruder de Modiano, 1941 de Marc Lambron, La Compagnie des spectres de Lydie Salvaire, J’apprends l’allemand de Denis Lachaud, Le Manteau noir de Chantal Chawaf… Nous avons évoqué L’Écriture ou la vie de Jorge Semprun (1994) et Un silence d’environ une demi-heure de Boris Schreiber (1996). Viendront plus tard Effroyables jardins de Michel Quint (2000), grand succès de librairie, 1945 de Michel Chaillou (2004), Un secret de Philippe Grimbert (2004), L’Ordre du jour d’Éric Vuillard (2017), La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (2017)... Ces textes recourent à la fois à l’archive, à l’enquête documentaire d’une part, et à la mémoire personnelle des témoins et des victimes, aux blessures intimes d’autre part — avec des dosages très variables entre ces deux composantes, et surtout avec des choix d’écriture qui les distinguent des écrits historiques. Ils montrent les zones troubles de l’Occupation, à la suite de Modiano, ou interrogent les causes et les modalités de l’emprise du nazisme sur l’Europe. Comme chez Semprun, ils recourent à la recomposition littéraire qui seule permet d’atteindre, en lui donnant forme, l’indicible vérité. — […] Plus tard, les historiens recueilleront, rassembleront, analyseront les uns et les autres : ils en feront des ouvrages savants… Tout y sera dit, consigné… Tout y sera vrai… sauf qu’il manquera l’essentielle vérité, à laquelle aucune reconstruction historique ne pourra jamais atteindre, pour parfaite et omnicompréhensive qu’elle soit…
[…] L’autre genre de compréhension, la vérité essentielle de l’expérience, n’est pas transmissible… Ou plutôt, elle ne l’est que par l’écriture littéraire… Il se tourne vers moi, sourit. — Par l’artifice de l’œuvre d’art, bien sûr ! Jorge SEMPRUN, L’Écriture ou la vie (1994).
C’est ce débat qui ressurgit autour de 2010, après la publication des Bienveillantes (2006) et de Jan Karski (2009). Un numéro de la revue Le Débat s’intéresse à « l’histoire saisie par la fiction » (n° 165, 2011). Le roman de Jonathan Littell est plutôt bien accueilli par les historiens, qui y voient « l’évocation sensible d’une vérité de l’histoire que les historiens n’avaient pas les moyens d’atteindre » (Pierre Nora). On reproche en revanche à Yannick Haenel de falsifier la vérité historique et de s’approprier la figure du disparu, Jan Karski, en le faisant parler selon ses propres vues. La question est celle des pouvoirs et de la responsabilité de l’écrivain devant l’histoire, mais aussi de la liberté de la fiction. Car si Haenel a assurément pris plus de risques que Littell, il distingue clairement, dans son livre, la part documentaire de la part fictionnelle. Jan Karski ne peut être lu indépendamment du roman qu’il prolonge, Cercle, ni du genre littéraire de la fiction biographique dont il relève. Ce livre offre une réflexion de morale politique, par les moyens de la littérature, sur la capacité des acteurs de l’histoire à se faire entendre. C’est une œuvre qui ne cherche pas à entretenir la certitude d’une vérité acquise, certes, mais qui suscite le doute et le questionnement pour relancer la volonté de savoir. Une œuvre de mémoire et non d’histoire — pour reprendre une distinction de Péguy qui n’a pas perdu de son actualité cent ans plus tard.
Univers « post-humains » La littérature s’éloigne plus encore de l’histoire réelle — mais pour nourrir une réelle pensée de l’histoire — quand elle produit des fictions qui échappent à toute époque identifiable mais qui n’en sont pas moins hantées par les violences du XXe siècle. Les écrivains contemporains imaginent des mondes où l’horreur s’est banalisée, où la morale commune n’a plus cours, où l’apocalypse se vit au présent. C’est la trilogie romanesque d’Agota Kristof, fable kafkaïenne sur une Europe divisée où la terreur ordinaire bannit tout sentiment (Le Grand Cahier, 1986 ; La Preuve, 1988 ; Le Troisième Mensonge, 1991). C’est l’œuvre « post-exotique » d’Antoine
Volodine, qui invente des mondes clos où règnent la guerre, la torture et la ruine (Nuit blanche en Balkhyrie, 1997). Dans Des anges mineurs (1999), la fiction se décompose en brèves séquences, les « narrats », « instantanés romanesques » pris en charge par des narrateurs qui ne trouvent une forme de liberté que par ces témoignages. On peut rapprocher de ces œuvres novatrices des textes qui s’inscrivent dans la tradition du roman populaire mais témoignent d’angoisses analogues et projettent aussi l’éclairage de la fiction sur les tragédies de l’histoire récente, comme les romans hybrides de Maurice G. Dantec, au croisement du polar, de la science-fiction et de la fable métaphysique (Villa Vortex, 2003 ; Cosmos Incorporated, 2005). Tous ces auteurs ont en commun de mettre en fiction le « monde post-humain » (Dantec) que le e e XX siècle et le début du XXI ont paru préfigurer.
3. Vers une « littérature du XXIe siècle » ? Ces derniers titres nous tournent vers le futur — mais sans projet, prévision ni programme, le « présentisme » du présent excluant toute anticipation prophétique. Ils nous invitent surtout à nous interroger sur les rythmes et les ruptures de notre histoire littéraire durant ces dernières décennies. Peut-on en effet parler à propos des années 2000 d’une « littérature du XXIe siècle » en train d’advenir, autrement que par respect des dates du calendrier ? Il n’y a pas eu en 2000 de tournant équivalant à celui de 1900. Si l’on admet qu’un tournant décisif s’est opéré en revanche autour de 1980, comme nous l’avons vu, il n’est pas impossible de considérer que la « littérature française du XXe siècle », celle qui était conduite par des courants progressistes et modernistes sûrs de bâtir l’avenir, s’est achevée à ce moment-là. Dès lors, la « littérature du XXIe siècle » est peut-être née dès les années 1980, quand l’âge des avant-gardes cédait la place à l’ère « postmoderne » des incertitudes. De fait, beaucoup d’observateurs de la littérature dite « contemporaine », aujourd’hui, désignent par ce mot une période qui a commencé bien avant le début du nouveau siècle. Les spécialistes de la littérature actuelle tendent ainsi à
annexer la fin du siècle précédent à un « XXIe siècle » élargi, et ce n’est pas injustifié. Néanmoins, comme nous l’avons vu, nombreux sont les éléments qui conduisent à situer les années 1980-2015, sans négliger leur propre continuité et leur propre cohérence, dans un XXe siècle étendu jusqu’à la littérature contemporaine. La littérature française retarderait-elle encore son entrée dans le nouveau siècle ? Si une mutation est en cours, nous la vivons encore de l’intérieur et nous manquons de recul pour en apprécier l’importance. Il semble toutefois possible d’en repérer les signes à la fin des années 2000. C’est alors que se perçoivent les indices d’un tournant significatif, les symptômes annonciateurs de la fin d’un cycle et du début d’un autre. Quelles ruptures, quelles mutations se dessinent en effet dans les années 2005-2010 ? Un changement important est sans doute à l’œuvre, qui résulte de trois évolutions historiques majeures dans le champ de la littérature. La première est d’ordre éthique et social : elle concerne les nouvelles attentes de l’individu dans des sociétés démocratiques qui ne sont plus animées par des valeurs communes. La deuxième est d’ordre géopolitique : elle est liée à la place nouvelle de la langue française dans le monde, conséquence de la « mondialisation » économique et culturelle. La troisième est d’ordre économique et technologique : elle correspond à la révolution numérique, qui affecte l’avenir du livre imprimé et les formes de l’écrit. Ces trois mutations remettent en question les statuts et les modalités du littéraire en France. Elles inspirent parfois des discours nostalgiques ou catastrophistes, mais peuvent aussi susciter de nouveaux départs, ouvrir de nouvelles voies de création.
Une littérature « thérapeutique » ? C’est dans les années 2005-2010, d’abord, que s’opère un net changement d’accent dans la manière de penser les rapports entre littérature et société. Au temps du néolibéralisme triomphant, quand on s’interroge sur « l’individu qui vient » (titre de l’essai de Dany-Robert Dufour paru en 2011), il s’agit moins de définir ce qu’est la littérature, dans la lignée de la question posée naguère par Sartre, que de cerner ses effets et ses pouvoirs sur le sujet lecteur. En 2006, Alain Finkielkraut rassemble une série d’entretiens sous le titre révélateur Ce que peut la littérature, tandis qu’Antoine Compagnon prononce sa leçon inaugurale au Collège de France
sous le titre La Littérature, pour quoi faire ?: ce que peut la littérature, ce que fait la littérature, serait-ce alors pour l’essentiel « nous aider à vivre », comme l’écrit encore Tzvetan Todorov en 2007 (La Littérature en péril) ? C’est l’individu qui est au centre, avec ses affects et ses souffrances, son aspiration au bien-être et son besoin de relations. Les grands modèles d’interprétation du monde et d’engagement dans le monde ne sont plus des références collectives. En mal de repères moraux, politiques et religieux, le sujet cherche dans les livres réponses et réconforts. Dans les années 2000, le neuro-psychiatre Boris Cyrulnik popularise le concept de « résilience » (Le Murmure des fantômes, 2003), d’abord appliqué à la psychologie sociale et promis à un grand avenir : le mot sera rapidement transposé au pouvoir de surmonter des traumatismes collectifs — des génocides du siècle précédent aux attentats terroristes de 2015-2016. Dans ce contexte, les œuvres littéraires sont perçues comme des facteurs d’empathie, de consolation ou de reconstruction, donc de résilience. Elles auraient le pouvoir de guérir les blessures personnelles et de recréer des liens humains. Les titres du beau roman d’Eugène GreenLa Reconstruction (2008), du témoignage de l’animatrice de télévision Flavie Flament, La Consolation(2016), ceux de Lydie Salvayre, Pas pleurer (2014), et de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (2014), sont les symptômes d’une tendance assez générale de notre temps : on attend de la littérature qu’elle soigne, qu’elle guérisse. La littérature aurait pour fonction moins de penser que de panser — comme le reconnaît Emmanuel Carrère à la fin de D’autres vies que la mienne (2009), œuvre de compassion : « j’aimerais panser ce qui peut être pansé »…. Ce thème est au cœur de l’essai critique d’Alexandre Gefen, dont le titre est directement inspiré de celui de Maylis de Kerangal, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (2017). L’idée de « réparation » n’est bien sûr pas si neuve et ne suffit pas à caractériser en propre la littérature contemporaine : en même temps que ce dernier livre, paraissait une nouvelle traduction commentée du Livre de Job sous le titre Un monde à réparer, par Isabelle Cohen (2017). Des livres de la Bible jusqu’au genre classique de la « consolation » illustré par Malherbe, de la catharsis des tragédies grecques à l’entreprise autobiographique moderne conçue dès Rousseau sur le modèle de la « confession » réparatrice, toute l’histoire des littératures est traversée par cette ambition thérapeutique. Mais la « guérison » recherchée, jusqu’à une
date récente, engageait surtout la cohésion de la Cité ou le bien de la communauté, au-delà du destin du sujet individuel. Si l’individu cherche aujourd’hui, par l’écriture et la lecture, à restaurer des liens brisés avec plus grand que lui, il s’agit moins de sa place dans la société que de son rapport au monde naturel. La littérature et la critique, dans la lignée de l’écologie politique et des sciences du vivant, sont portées depuis peu par un intérêt nouveau pour le monde animal et pour le devenir de la planète. L’évolution vers une littérature « thérapeutique » n’est pas sans rapports alors avec les effets de la mondialisation.
Quelle « littérature-monde » ? La mondialisation est perçue comme la faillite de la civilisation et la fin de la littérature française par certains pamphlétaires antimodernes d’aujourd’hui, comme Richard Millet. Ce dernier voit venir le temps d’une « postlittérature », superficielle et médiatique, sans mémoire ni culture, soumise à la langue économiquement dominante, l’anglo-américain (L’Enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, 2010). Mais beaucoup d’écrivains considèrent que l’on est plutôt en train de vivre un temps de recomposition et de transformation qui est en mesure de produire du nouveau : les rapports entre littérature et tradition nationale sont certes en train de changer, mais cela ne signifie pas la fin prochaine de la littérature de langue française. Alors que la littérature française, au XXe siècle, se distinguait de la littérature francophone comme le centre de sa périphérie, les signataires du manifeste pour une « littérature-monde » de langue française, en 2007, estiment qu’il n’y a désormais plus de centre. La littérature française connaît en ce sens une véritable « révolution copernicienne » : son centre est partout et sa périphérie nulle part. C’est « la fin de la francophonie », mais au profit d’une littérature élargie. La « littérature-monde » est une chance, non une menace. Elle ouvre les perspectives d’une littérature française non nationale au XXIe siècle. Littérature-monde parce que, à l’évidence multiples, diverses, sont aujourd’hui les littératures de langue française de par le monde, formant un vaste ensemble dont les ramifications enlacent plusieurs continents. Mais littérature-monde, aussi, parce que partout celles-ci nous disent le monde qui devant nous émerge, et ce faisant retrouvent après des décennies d’« interdit de la fiction » ce qui depuis toujours a été le fait des
artistes, des romanciers, des créateurs : la tâche de donner voix et visage à l'inconnu du monde — et à l’inconnu en nous. Michel LE BRIS, Jean ROUAUDet al., « Pour une littérature-monde en français », Le Monde, 15 mars 2007.
Cet enthousiasme doit toutefois être tempéré. Il est contesté d’abord, bien sûr, par les nostalgiques d’une identité nationale qui ferait coïncider le champ de notre littérature avec les frontières territoriales de l’hexagone, mais aussi par les écrivains francophones eux-mêmes qui ont besoin, dans de nombreux pays, d’une reconnaissance institutionnelle de leur spécificité. On peut en outre repérer dans cette proclamation apparemment tournée vers l’avenir l’affirmation plus discrète d’un retour à la fiction qui, s’opposant à l’« interdit » de la modernité, peut être perçu comme passéiste. Elle repose par ailleurs sur une confiance dans le devenir universel de la langue française qu’il est permis de mettre en question, à la lumière de l’évolution linguistique récente de nombreux pays jusqu’ici francophones, de la politique de repli des institutions nationales de diffusion de la culture française à l’étranger, et de la part toujours plus grande de l’anglais dans les savoirs et dans les échanges, jusque dans les universités françaises, du fait de choix politiques qui favorisent les disciplines scientifiques et techniques au détriment de la culture et des humanités. La langue française connaît un déclin objectif. Cela ne peut que peser sur le destin de la future littérature française, qu’elle soit nationale ou mondiale. La mondialisation a du moins pour effet de susciter d’autres regards sur la littérature, venus d’autres horizons. Ainsi, les études « postcoloniales », les cultural studies, les gender studies ou études de genre, venues des ÉtatsUnis où elles ont germé dans les années 1960-1970 — non sans contribution, d’ailleurs, de la « French Theory » selon Foucault, Deleuze et Derrida —, appliquent aux textes des catégories sociopolitiques qui renouvellent leur lecture en dévoilant certains de leurs aspects jusque-là ignorés ou sous-estimés : la critique du système colonial, de l’oppression sexiste, de la culture dominante, etc. Selon ces champs de connaissance, on cherche dans les œuvres littéraires la présence d’une idéologie, le symptôme d’une identité sexuelle revendiquée ou contestée, le signe d’une complicité avec l’ordre dominant ou au contraire des vertus subversives et libératrices…
Ces approches pluridisciplinaires, qui mobilisent des savoirs étendus, comportent certains risques dans le champ des études littéraires : négliger le travail de la langue par lequel se distingue un texte littéraire ; reproduire des schémas manichéens préconstruits qui manquent la singularité des œuvres ; ramener le texte à son auteur, et l’auteur à son origine (sexuelle, sociale, nationale…), ce qui nie cette idée fondamentale d’une autonomie du texte littéraire qu’affirmait Proust contre Sainte-Beuve ; ne s’intéresser qu’à la littérature des dernières décennies, celle qui illustre le plus aisément la contestation de l’ordre colonial et du pouvoir masculin, au détriment des liens qu’entretient la littérature d’aujourd’hui avec son passé. Reste que de telles « études » aiguisent notre conscience critique des textes, nourrissent une réévaluation nécessaire de notre histoire et ont une portée internationale qui ne peut qu’intéresser toute « littérature-monde ». La fin possible d’une littérature ajustée aux limites de l’espace national, ce pourrait être aussi la fin d’une culture commune et la diversification des cultures communautaires à l’intérieur des frontières. On a pu être tenté, ces dernières années, de repérer la spécificité d’une littérature « féminine », d’une littérature « homosexuelle », d’une littérature « beur », etc. L’écrivain est alors le porte-parole d’une communauté qui demande à être reconnue et qui proteste contre son exclusion. Hélène Cixous incarnait à cet égard des revendications féministes (Les Rêveries de la femme sauvage, 2000) que reprend à son compte la génération suivante dans un registre moins politique et plus provocateur (Virginie Despentes, Christine Angot, Chloé Delaume…). Les écrivains identifiés comme « gays » avaient surtout été assimilés à la génération frappée par le sida dans les années 1980-1990 (Guy Hocquenghem, Hervé Guibert, Bernard-Marie Koltès, Cyril Collard…). Ils peuvent aujourd’hui s’exprimer plus librement — comme Christophe Honoré dans Le Livre pour enfants (2005) ou Olivier Py dans Les Parisiens (2016). La littérature issue de l’immigration nord-africaine, qui émerge dans les années 1980 (Azouz Begag, Le Gone du Chaâba, 1986), atteint enfin une reconnaissance nationale avec l’attribution du prix Renaudot à Nina Bouraoui en 2005 (Mes mauvaises pensées). Mais faut-il voir dans ces différentes productions autant de « courants » spécifiques ? La question est en effet de savoir si la « composition française », pour reprendre le titre de Mona Ozouf, peut continuer à opérer sa synthèse comme elle l’a fait par le passé pour former une même « littérature française », non repliée sur son territoire mais à vocation universelle, à
partir d’héritages divers ou contradictoires. Cependant, la littérature française n’a jamais été uniforme : toute l’histoire du XXe siècle le confirme. N’exagérons donc pas les risques d’un éclatement communautariste. Une telle diversité est signe de vitalité. Enfin, il est frappant de voir des écrivains reconnus dès les années 1980 renouveler leur inspiration depuis les années 2000 en embrassant la complexité d’un monde où tout est connecté — Patrick Deville dans des romans qui suivent découvertes et aventures d’une région à l’autre du globe depuis la deuxième moitié du XIXe siècle (Peste & choléra, 2012), Jean Echenoz en envoyant l’héroïne d’un de ses derniers romans dans les deux Corée d’aujourd’hui (Envoyée spéciale, 2016), Jean-Philippe Toussaint par l’évocation des milieux de la mode et de l’art contemporain dans les villes tentaculaires de l’Asie contemporaine (la tétralogie de Marie, rassemblée dans M.M.M.M., 2017)… La littérature actuelle de langue française prend ainsi en charge, avec gravité ou avec humour, le sens de l’universel. Elle est elle-même, à sa façon, mondialisée.
La rupture numérique L’ouverture au monde, entre nouvelles perspectives et nouvelles menaces, dessine donc une deuxième voie possible vers un nouveau siècle littéraire. La troisième tient aux mutations technologiques des années 2000. L’année de la publication du manifeste « pour une littérature-monde, 2007, est aussi celle du lancement du premier « iPhone ». L’extension du numérique, les nouvelles formes de communication, l’explosion d’Internet produisent de nouveaux rapports à l’écriture et à la lecture. Les revues numériques remplacent les revues « papier » ; le commerce du livre en librairie laisse place à la vente par correspondance ou à la consultation des livres sur les multiples sites accessibles en ligne. Dans ce domaine aussi, les effets sont ambigus : le moindre ordinateur personnel, la moindre tablette numérique donne accès à une bibliothèque infinie ; la production littéraire est facilitée par les sites et les blogs qui permettent une publication immédiate, sans le détour long et pesant de l’édition « papier » ; les recherches en « humanités numériques » ouvrent d’immenses possibilités aux sciences humaines en général et aux études littéraires en particulier. Mais c’est dès lors tout le fonctionnement de l’institution littéraire, de ses instances de légitimation et de ses médiations critiques qui se voit bousculé.
Malgré l’accessibilité des œuvres classiques sur un site comme celui de la Bibliothèque nationale de France, gallica, ou la diffusion rapide des informations critiques sur le site fabula, la complexité de la « Toile » nivelle et brouille les informations. La conscience critique du lecteur devenu internaute est plus que jamais requise. Le livre imprimé n’est donc plus le seul vecteur de la littérature. De plus en plus d’auteurs prennent la mesure de cette mutation, et modifient leurs pratiques d’écriture en conséquence. Là se négocie aussi, peut-être, le passage au XXIe siècle littéraire. François Bon, écrivain particulièrement attentif aux transformations sociales et économiques du monde contemporain et à leurs conséquences sur les personnes les plus défavorisées (Un fait divers, 1994 ; Parking, 1996), animateur d’ateliers d’écriture qui puisent dans la littérature le pouvoir de donner la parole à ceux qui en sont privés (Prison, 1997 ; Tous les mots sont adultes, 2000), a créé en 2008 le site de publication numérique publie.net, coopérative pour l’édition et la diffusion de la littérature contemporaine. On trouve au catalogue les noms d’Éric Chevillard, Régis Jauffret, Leslie Kaplan, Antoine Emaz, Olivier Rolin… Après le livre de François Bon (2011) dresse le bilan provisoire de cette mutation qui est à la fois technologique et littéraire. Car il s’agit de tout autre chose que d’un simple changement de support : l’écriture littéraire pour le numérique prend en compte les nouvelle pratiques de lecture qu’engendre ce type d’outil, introduit des « liens » vers d’autres données, insère des illustrations, conteste le modèle romanesque traditionnel au profit de toutes les écritures du « je » que renouvelle la relation interactive auteur-lecteur2. Le numérique favorise une littérature d’expérimentation, fragmentaire, hybride, ainsi qu’une littérature documentaire, dans un esprit à la fois encyclopédique et critique qui rappelle les Lumières : la littérature-tablette rejoint ainsi par d’autres moyens la littérature-monde. Mais elle est aussi littérature de connivence et de confidence, d’humour et de jeu littéraire. Chevillard a trouvé en 2007 dans la forme du blog, avec les trois notes quotidiennes de L’Autofictif, l’espace de publication qui convenait à son esprit incisif et à son sens de la formule — quelque part entre La Rochefoucauld, Jules Renard et Pierre Dac… Venu des Éditions de Minuit (Les Absences du capitaine Cook, 2001), il éprouve « dans le deuxième monde que constitue aujourd’hui Internet, point si virtuel qu’on le dit », le plaisir d’écrire librement et une « sensation euphorique » qui lui
rappelle ses « premières tentatives poétiques ». La révolution numérique, un nouveau départ pour la littérature ?
Notes 1. Dominique Viart et Bruno Vercier, La Littérature française au présent, Bordas, 2005, rééd. 2008, p. 162. 2. Voir Anne Reverseau, « Publie.net : tentative d’épuisement d’un catalogue in progress », Acta Fabula, Essais critiques (www.fabula.org), 2011.
Les conditions de la vie littéraire autour de 2015 Après le livre ? La vie littéraire paraissait relativement homogène dans les années 19701980. Les raisons en étaient diverses : concentration du monde éditorial parisien, uniformisation des goûts sous les effets conjugués de la culture télévisuelle dominante et de la marchandisation des livres, extension d’une culture scolaire et universitaire diffusant des références communes… Quarante ans plus tard, le paysage semble beaucoup plus éclaté. Les pratiques d’écriture et de lecture se diversifient et s’individualisent. Les lieux, les formes et les supports de la production littéraire se dispersent, autant que les instances de légitimation.
Un espace multipolaire Certaines institutions survivent, comme hors du temps : l’Académie française maintient imperturbablement ses rituels ; les jurys littéraires continuent de décerner des prix créés un siècle plus tôt selon le même rythme immuable, non sans effets sur les ventes ; la rue Sébastien-Bottin, rebaptisée Gaston-Gallimard en 2011, la Sorbonne et le Collège de France n’ont rien perdu de leur prestige apparent. Mais l’espace littéraire tend par ailleurs à se recomposer, à se décentrer, à devenir multipolaire — à l’image de la multiplication des chaînes de télévision, des stations de radio et des journaux gratuits qui ont bouleversé en trois décennies le rapport à l’information. Nombreux sont les écrivains français qui choisissent de s’installer à l’étranger — à Berlin, en Irlande, au Canada… Jusqu’alors marginaux, les pôles régionaux de la vie littéraire se multiplient. Fêtes, foires et salons du livre ne sont plus un monopole parisien. Les éditions Actes Sud, installées à Arles, concurrencent les grands éditeurs parisiens (elles obtiennent le prix Goncourt en 2004, 2012 et 2017). Des festivals de littérature ou des
colloques médiatiques s’ajoutent, dans les régions, aux festivals de théâtre déjà familiers (les Étonnants Voyageurs à Saint-Malo depuis 1990, le Festival des correspondances à Manosque depuis 1998, les Assises internationales du roman à la Villa Gillet à Lyon depuis 2007…). Mais surtout, nous l’avons vu à travers l’exemple éloquent du site remue.net, d’autres lieux de création et de reconnaissance voient le jour grâce à la communication numérique.
Les effets du numérique La révolution numérique et la généralisation d’Internet n’ont certes pas tué l’écrit, au contraire : on est loin des époques où la communication écrite et l’écriture littéraire paraissaient menacées par la voix (avec l’invention de la radio, du téléphone et du disque) ou par l’image (avec la photographie, le cinéma et la télévision). Aujourd’hui, chaque internaute a la liberté d’accéder à une immense bibliothèque. On déroule des « menus » sur les ordinateurs et les tablettes numériques en retrouvant le geste séculaire des lecteurs de rouleaux, papyrus et parchemins d’antan. L’écrivain peut mettre en ligne sur son blog un texte qui sera lu sans délai par des milliers de lecteurs… C’est le grand retour de l’écrit. Mais la liberté théorique de chacun ne suffit pas à former, dans la pratique, une culture commune et une curiosité littéraire en éveil. La génération de « Petite Poucette » décrite par Michel Serres (c’est le titre de son ouvrage paru en 2012), familière de Facebook, des « tweets » et des SMS, va-t-elle former les encyclopédistes de demain ? Le philosophe, optimiste, veut le croire : « La vraie nouveauté, c’est l’accès universel aux personnes avec Facebook, aux lieux avec le GPS et Google Earth, aux savoirs avec Wikipedia. Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quel progrès immense ! Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! » (Entretien avec le journal Libération, 2011). Les possibilités sont certes extraordinaires, mais qu’en est-il dans la réalité ? Il faut certes se garder de toute interprétation univoque des changements en cours, qui sont immenses. Michel Serres donne une vision idéalisée du « progrès » : il est permis de la nuancer. Chacun cherche sur Internet les informations ou les contacts qui correspondent à ses attentes : l’accès aux savoirs et à la culture est inévitablement parcellaire et cloisonné. Et les réseaux dits « sociaux » tendent à restreindre l’horizon de
chacun à son groupe d’« amis », à son milieu. Si le site Wikipedia est devenu un nouveau lieu de consécration pour les acteurs de la vie intellectuelle, qui veillent jalousement sur leur « e-réputation », il propose des pages et des « liens » qui peuvent entraîner les pires erreurs s’ils sont utilisés sans discernement. L’étendue infinie des textes disponibles sur la « Toile » et la patience qu’ils requièrent, en outre, sont en contradiction avec la brièveté des formes écrites imposées par le format et par le rythme du « mail », du « texto » ou du « tweet », aussi utiles que soient ces formes de communication dans la vie courante. Ces nouveaux outils n’appellent donc pas les mêmes compétences ; ils ne dessinent pas un progrès uniforme. Ils demandent de la maîtrise, des savoirs préalables, de l’imagination. Ce qui est certain, c’est que les mutations en cours modifient en profondeur le rapport aux textes littéraires, du double point de vue de leur production et de leur réception1. Cette importance croissante du numérique a en tout cas des conséquences visibles dans les conditions économiques de la vie littéraire : les librairies ferment l’une après l’autre, jusqu’au cœur du Quartier latin ; même les grandes surfaces sont concurrencées par les commandes de livres effectuées par Internet ; les éditeurs doivent investir dans des reconversions, développer des livres électroniques, repenser la gestion de leurs stocks et leurs modalités de diffusion. Il en va de même pour les revues et les journaux, affectés par le déclin des ventes dans leurs versions imprimées.
Déclin social et vitalité intellectuelle Mais la crise ne vient pas seulement du numérique. Elle vient aussi d’un déficit symbolique des lettres dans les représentations sociales, qui est de plus en plus sensible. L’enseignement de la littérature ne suscite plus guère de vocations ; les études littéraires attirent désormais des étudiants désireux de se tourner vers le journalisme ou la communication, non vers l’enseignement ou la recherche en littérature. Dans les universités, les disciplines littéraires sont négligées au profit des formations scientifiques et techniques plus directement « professionnalisantes ». Elles sont les premières touchées par les restrictions budgétaires. Il est vrai que les élites politiques et économiques se coupent de la culture littéraire. Les premiers présidents de la Ve République (de Gaulle, Pompidou, Mitterrand) étaient des orateurs, des écrivains, des amoureux
des livres. De 2007 à 2017, les chefs de l’État ont été des « managers » ou des technocrates, des professionnels de la politique qui se désintéressent de la littérature. En 2006, un candidat à l’élection présidentielle a pu ainsi se moquer de la présence de La Princesse de Clèves au programme d’un concours administratif. Symptôme révélateur de l’image de la littérature dans la société française contemporaine. Si le dernier président de la République, élu en 2017, semble rompre avec ses prédécesseurs par sa culture philosophique et son goût des lettres, il est trop tôt pour savoir s’il s’agit là d’une exception qui confirme la règle, ou de l’amorce d’un changement plus profond. La critique littéraire de niveau universitaire reste pourtant active, les publications nombreuses, les colloques fréquents. Aux revues de référence existantes (Poétique, Critique, L’Infini, Le Débat…) s’ajoutent de nouvelles revues qui défendent une idée vivante et exigeante de la littérature et de la pensée critique, contre la logique marchande de l’édition : Le Matricule des anges depuis 1992, L’Atelier du roman depuis 1993, Ligne de risque depuis 1997, Histoires littéraires depuis 2000… La critique et la théorie littéraire réfléchissent sur les pouvoirs heuristiques de la littérature (Pierre Bayard, Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ?, 2004), repensent le fonctionnement de la fiction en s’appuyant sur les sciences cognitives (Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, 2007 ; Françoise Lavocat, Fait et fiction. Pour une frontière, 2016) ou apprécient la portée éthique et existentielle de la lecture (Marielle Macé, Façons de lire, manière d’être, 2011 ; Hélène Merlin-Kajman, Lire dans la gueule du loup. Essai sur une zone à défendre, la littérature, 2016), tandis que Jean-Pierre Richard et Jean Starobinski parachèvent leur œuvre considérable.
Statut de l’écrivain et brouillage des valeurs On constate par ailleurs que les critiques et les universitaires, de plus en plus souvent, sont aussi des écrivains — au risque de voir le petit monde des lettres se replier sur lui-même en un cercle d’initiés : nous en avons rencontré plusieurs exemples (Jean-Michel Maulpoix, Annie Ernaux, Philippe Claudel, Hédi Kaddour…). Le type répandu de l’écrivainenseignant est un signe des temps. La modestie de la fonction confirme la fin du « grand écrivain » qui pouvait vivre de ses rentes (comme Gide) ou
côtoyer les grands de ce monde (comme Malraux). Ce double statut peut aussi donner l’impression que la pratique de l’écriture est affaire de spécialistes. Plus rares sont les écrivains qui ont exercé une profession libérale, comme Martin Winckler (médecin, auteur de La Maladie de Sachs et du Chœur des femmes), travaillé dans des services informatiques de l’administration après une formation d’agronome, comme Michel Houellebecq (auteur des Particules élémentaires et de Soumission), ou vendu des journaux dans un kiosque, comme Jean Rouaud (auteur des Champs d’honneur et de L’Imitation du bonheur)… À ce rapprochement des savoirs littéraires et des pratiques d’écriture dans un espace restreint du champ littéraire, s’oppose le vaste domaine d’une production romanesque considérable où les repères se brouillent. Quand six cents romans nouveaux paraissent en une seule rentrée littéraire, le discernement est en effet difficile. Les livres à succès, portés par de grands éditeurs et reconnus par les jurys des prix, sont d’une valeur littéraire très inégale. Par l’art du marketing, en effet, les éditeurs présentent des « ouvrages médiocres, simples produits d’opérations publicitaires […], comme de la “vraie littérature” » (Pierre Jourde). Le grand public finit par prendre pour de vrais écrivains des personnalités médiatiques dont l’œuvre épouse habilement les modes éphémères. Les succès de Frédéric Beigbeder, d’Amélie Nothomb ou d’Anna Gavalda tirent parti de cette confusion des valeurs. Le chiffre des ventes de L’Élégance du hérisson, roman sympathique mais sans génie de Muriel Barbery qui bat étonnamment tous les records (2006), est un phénomène de société. Les lauriers décernés à La Vérité sur l’affaireHarry Quebert de Joël Dicker (2012), roman policier mal ficelé qui traite des milieux littéraires américains avec tous les clichés du genre, et dont le sentimentalisme mièvre et la vacuité culturelle sont dignes de la collection Harlequin, couronné par le Grand Prix de l’Académie française et le Goncourt des lycéens, constituent un symptôme plus inquiétant. Rassurons-nous toutefois : nombreux sont les prix littéraires d’autrefois oubliés aujourd’hui. Il est probable que la postérité continuera de faire le tri.
Notes
1. Voir Alexandre Gefen, « Le devenir numérique de la littérature française », implications-philosophiques.org, 19 juin 2012.
Conclusion Le professeur d’histoire du film d’Alain Tanner évoqué au début de ce livre annonce qu’il va parler des « plis du temps » — illustrés par les plis et les courbes du boudin… Au terme de ce livre, il se confirme que le temps des lettres, aux XXe et XXIe siècles, comporte quatre grands « plis », quatre volets qui se distinguent assez nettement. Le premier et le troisième ont des ressemblances, dans le goût des formes et l’affirmation d’une littérature autonome. Le deuxième et le quatrième partagent aussi des caractéristiques communes, autour du souci de l’histoire et de l’ouverture au réel. De pli en pli, l’époque prolonge ainsi le débat entre Mallarmé et Zola, oscillant entre les deux pôles de l’autoréférence et de la référence, dans l’écart qui sépare Valéry et Malraux, ou Proust et Sartre, puis Robbe-Grillet et Le Clézio, ou Barthes et Modiano. À la question « Qu’est-ce que la littérature ? », Sartre répond par l’affirmation d’une prose « transitive », qui donne à comprendre le monde pour le transformer. Il renoue ainsi avec la « responsabilité » de Voltaire ou de Zola, contre un formalisme qui est à ses yeux, chez Flaubert ou chez Proust, complice en réalité de l’ordre établi. Nathalie Sarraute et Robbe-Grillet revendiquent au contraire l’héritage de Flaubert et de Proust quand ils situent la vocation de l’écrivain dans l’invention d’un nouveau langage. Et les écrivains contemporains réaffirment en un sens la dimension éthique (Quignard, Deguy, Haenel…) et la fonction politique (Bon, Vinaver, Le Clézio…) d’une écriture qui se voit réinvestie d’une mission transitive.
Changements et continuités : qu’est devenue la littérature ? N’en restons pas toutefois au schéma d’une histoire cyclique, ni à l’image de ruptures radicales entre ces quatre « morceaux d’histoire ». D’une part, chaque nouvelle période a des traits qui lui sont propres et la distinguent de toutes les autres. L’histoire ne se répète pas. Valéry ne répète pas Mallarmé, ni Sartre Hugo ou Zola. La poétique de Valéry se double d’une conscience critique du « monde actuel » qui prend en compte les suites de la Grande
Guerre. L’autonomie que les poètes surréalistes des années vingt affirment par leur révolte collective et par leur refus de « la littérature » n’a pas grand-chose de commun avec l’autonomie de la littérature telle qu’elle était représentée dans le cercle des salons et revues symbolistes. La théorisation de l’engagement par Sartre est elle aussi inédite : elle porte la marque de sa « situation » historique. L’apologie de l’écriture dans les années 1950-1970, chez Blanchot, Beckett ou Perec, est inséparable d’une hantise du silence et de la négation qui a sans doute plus de rapports avec les traumatismes du siècle qu’avec l’angoisse mallarméenne de la page blanche. Le « retour de l’histoire » après 1975-1980, le poids de la mémoire chez les écrivains d’aujourd’hui ne marquent nul retour à une vision confiante et prometteuse des pouvoirs de la littérature sur le monde. Si Sartre reformulait sa question, « qu’est-ce que la littérature ? », sous la forme d’un « que faire ? » bien marxiste et même léniniste (la littérature est ce qu’elle fait), les auteurs du début du XXIe siècle tendent à la ramener à la question de Montaigne : « Que sais-je ? » (la littérature comme mise en doute de la littérature), avant que n’émerge plus récemment une nouvelle conscience éthique et esthétique d’une littérature définie par ses effets (« que me fait la littérature ? »). À une question essentialiste et intemporelle (« qu’est-ce que… ? »), la réponse en tout cas ne peut être que relative et historique : la littérature n’est pas ; elle devient, dans le temps. D’autre part, par-delà les césures que nous avons pu repérer autour de 1930, 1955 et 1980, il y a des permanences, des mouvements continus, des mutations qui ne s’effectuent que sur une longue durée. Gide et la NRF prolongent le temps des recherches de l’aube du siècle aux années trente : le romancier « formaliste » des Faux-Monnayeurs est aussi l’écrivain « engagé » du Retour de l’URSS. Les surréalistes cherchent à articuler l’appel du rêve et l’exigence de la révolution depuis les années vingt jusqu’aux années cinquante, même si leurs priorités ont pu varier dans le temps. Philippe Sollers et Claude Simon, Philippe Jaccottet et Yves Bonnefoy plus nettement encore font apparaître le deuxième demi-siècle comme un flux continu, dont les changements sont de longs méandres, non des coupes tranchées — pour reprendre deux métaphores de notre professeur d’histoire… Dès lors, ce sont les transformations à l’échelle du siècle tout entier, étendu jusqu’à nos jours, qui sont les plus sensibles. Des apothéoses aux avatars puis à la disparition du « grand écrivain » — modèle déjà
sérieusement ébranlé par les provocations dadaïstes et surréalistes. D’une littérature dont la quintessence était encore le vers jusqu’au règne d’une prose narrative centrée sur le récit de vie. De la naissance à l’effacement du pouvoir des intellectuels sur la place publique. D’une critique du livre au nom de la vie (c’est l’appel de Gide à la fin des Nourritures terrestres : « jette mon livre… ») au dépassement du livre imprimé grâce au numérique (c’est Après le livre de François Bon). D’une littérature encore étroitement nationale, voire nationaliste, marquée par la pensée de Barrès et le poids de l’Action française, à une littérature de langue française ouverte sur le monde, voire désancrée du territoire national : dans l’histoire de la littérature française des XXe et XXIe siècles, de fait, le sens de l’épithète a autant évolué que celui du substantif.
Tradition et modernité : une dialectique trompeuse Ces mutations lentes, continues, conduisent donc à relativiser les moments de rupture. Elles conduisent aussi à s’interroger sur l’opposition entre tradition et modernité. D’un certain point de vue, certes, l’histoire du XXe siècle littéraire est une histoire des avant-gardes : elle raconte les tentatives faites par les « modernes », du futurisme à Tel Quel, pour transformer la littérature par l’exercice d’un sens critique toujours plus aigu, par l’invention de formes toujours nouvelles, toujours plus surprenantes. Le siècle s’achève sur le repli et l’épuisement des avant-gardes, dès les années 1980. Mais une vue d’ensemble de l’époque montre que ces courants modernistes coexistent avec une très vaste production littéraire qui n’est pas simplement son envers — ce que les modernistes appellent tradition, conservation, réaction. Les schémas binaires sont commodes mais trompeurs. Ils entretiennent les mythes symétriques du « progrès » et de la « décadence », encore à l’œuvre aujourd’hui chez ceux qui voient l’histoire de la littérature soit comme un mouvement qui va toujours de l’avant, la littérature contemporaine étant célébrée comme le dépassement dialectique de la contradiction entre transitivité et intransitivité, soit comme une irréversible dégradation, la « vraie » littérature ayant pris fin avec Sartre, ou avec Beckett, ou même avec Proust… Les tensions entre « modernes » et « antimodernes » existent, les polémiques entre avant-gardes et arrièregardes, sous-tendues bien souvent par des clivages politiques, ont animé l’histoire des lettres depuis 1900 : nous l’avons vu. Mais, avec le recul, les
œuvres qui ont le plus marqué l’époque et qui restent dans les mémoires sont peut-être celles qui échappent à ces clivages, qui brouillent les cartes et qui bousculent les étiquettes : la Recherche prolonge-t-elle le roman du XIXe siècle ou est-elle la première révolution romanesque du XXe ? Le Soulier de satin est-il l’éloge réactionnaire de l’Espagne très catholique, ou le triomphe d’un théâtre total, novateur par sa dramaturgie « nonaristotélicienne » ? Un roi sans divertissement de Giono et Le Rivage des Syrtes de Gracq, la poésie de Saint-John Perse et celle de Bonnefoy échappent tout autant à l’opposition entre tradition et modernité — deux mots insuffisants pour penser l’histoire et évaluer la littérature, alors qu’ils tiennent lieu trop souvent de jugements critiques. Notre tentative de synthèse sur la littérature des XXe et XXIe siècles, selon un point de vue qui est lui-même inévitablement immergé dans son temps, est donc vouée à être relative, logiquement provisoire. C’est un bilan luimême situé, à un moment et à un lieu de l’histoire qui orientent les perspectives, font apparaître certains choix esthétiques plus que d’autres, et montrent une vie des lettres encore vibrante et tumultueuse, aux nombreux acteurs, aux œuvres variées — parce que le travail du temps n’a pas encore imposé sa sélection négative. Il faut reconnaître avec Barthes la difficulté d’une entreprise de connaissance appliquée à notre temps : « L’impossibilité d’une synthèse n’est pas contingente ; elle exprime la difficulté où nous sommes de saisir nous-mêmes le sens historique du temps et de la société où nous vivons » (« La littérature aujourd’hui », Tel Quel, 1961). Puisque toute synthèse est relative, c’est à chaque lecteur d’apprendre à manier à sa façon le « hachoir » de l’historien et à observer les plis de l’histoire littéraire à partir de ses propres lectures. Ami lecteur, « jette mon livre », comme disait Gide — mais ouvre tous les autres.
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XXe
siècle, New
Index des noms A Abirached (Robert), 260, 260 Achard (Marcel), 61, 151 Adam (Paul), 50 Adamov (Arthur), 156, 166, 180, 180, 183, 184, 224 Adorno (Theodor W.), 110, 112, 110, 188 Alain-Fournier (Henri Alban Fournier, dit), 26, 38, 47, 52, 54, 55 Albert-Birot (Pierre), 65 Albiach (Anne-Marie), 254 Albouy (Pierre), 152, 152 Alembert (Jean Le Rond d’), 266 Alferi (Pierre), 244 Althusser (Louis), 242 Angot (Christine), 275, 290 Annaud (Jean-Jacques), 274 Anouilh (Jean), 107, 107, 121, 151, 151, 152, 152, 153, 153, 182 Antelme (Robert), 111, 111, 111, 166 Antoine (André), 62, 62, 63, 63, 64 Apollinaire (Guillaume), 12, 18, 23, 24, 24, 24, 31, 38, 46, 64, 67, 68, 75, 75, 75, 75, 75, 76, 76, 76, 76, 76, 77, 77, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 84, 91, 120, 240, 249 Aragon (Louis), 14, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 80, 81, 84, 85, 85, 91, 91, 92, 92, 101, 101, 105, 105, 106, 106, 107, 108, 109, 109, 116, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 117, 120, 123, 130, 133, 134, 134, 137, 137, 138, 138, 140, 141, 141, 142, 157, 165, 198, 199, 210, 212, 212, 212, 245, 253 Aron (Raymond), 128 Arp (Hans), 79 Arrabal (Fernando), 181, 182, 225, 226, 264 Artaud (Antonin), 40, 64, 65, 65, 65, 65, 65, 65, 84, 84, 85, 86, 86, 91, 115, 150, 155, 155, 155, 155, 155, 155, 156, 175, 182, 183, 200, 222, 224, 224, 224, 240, 259 Audiberti (Jacques), 150, 156, 180 Augiéras (François), 221 Aymé (Marcel), 153, 153, 167
B Bachelard (Gaston), 161, 167, 197 Badré (Frédéric), 243
Bainville (Jacques), 44, 103 Bakhtine (Mikhaïl), 239 Ball (Hugo), 79 Balzac (Honoré de), 20, 93, 125, 196, 199, 246, 261 Bancquart (Marie-Claire), 236, 258 Barbéris (Dominique), 271, 272 Barbery (Muriel), 299 Barbusse (Henri), 38, 38, 101, 282 Barjavel (René), 169 Baroni (Raphaël), 298 Barrault (Jean-Louis), 66, 66, 151 Barrès (Maurice), 25, 27, 33, 36, 37, 38, 39, 41, 44, 34, 49, 49, 81, 81, 84, 94, 245, 303 Barthes (Roland), 15, 19, 19, 20, 35, 163, 155, 166, 168, 170, 173, 173, 173, 173, 174, 174, 194, 194, 195, 196, 196, 197, 197, 197, 197, 198, 198, 198, 199, 200, 200, 200, 201, 204, 219, 219, 219, 221, 235, 235, 236, 236, 236, 236, 246, 250, 250, 261, 301, 304 Bataille (Georges), 116, 149, 162, 162, 163, 163, 163, 163, 166, 174, 175, 190, 200, 230 Bataille (Henry), 61 Baty (Gaston), 64 Baudelaire (Charles), 26, 68, 84, 91, 116, 121, 161, 161, 199 Bausch (Pina), 224 Bayard (Pierre), 298 Bazin (Hervé), 167 Bazin (René), 22 Beaumarchais (Pierre Augustin Caron de), 261 Beauvoir (Simone de), 109, 124, 127, 128, 141, 159, 162, 166, 214, 217, 217 Beck (Béatrix), 208 Beckett (Samuel), 112, 141, 148, 150, 156, 167, 175, 175, 175, 176, 180, 180, 181, 181, 182, 182, 184, 224, 226, 250, 259, 263, 302, 303 Begag (Azouz), 291 Béguin (Albert), 161 Beigbeder (Frédéric), 299 Ben Jelloun (Tahar), 269 Benda (Julien), 34, 38, 39, 42 Benjamin (Walter), 93 Benoit (Pierre), 55, 90, 168 Bens (Jacques), 202 Benveniste (Émile), 193 Béraud (Henri), 96 Bergounioux (Pierre), 277, 277, 278, 282 Bergson (Henri), 34, 41, 41, 42, 42 Bérimont (Luc), 136 Berl (Emmanuel), 139, 161
Bernanos (Georges), 18, 37, 38, 39, 40, 60, 91, 93, 103, 103, 104, 104, 104, 104, 146, 146, 147, 149, 153, 153, 158, 162, 250, 250 Bernard (Jean-Marc), 44 Bernstein (Henry), 61 Berr (Hélène), 113 Bertina (Arno), 250, 283 Bertrand (Aloysius), 84 Binet (Laurent), 250 Blanchot (Maurice), 17, 103, 112, 112, 112, 112, 141, 148, 161, 166, 174, 174, 190, 197, 235, 249, 302 Blanckeman (Bruno), 14 Blavier (André), 202 Blin (Roger), 185 Bloch (Marc), 212 Blondin (Antoine), 130, 166, 169 Bloy (Léon), 35, 36 Blum (Léon), 36 Bobin (Christian), 271, 271 Bon (François), 237, 292, 301, 303 Bond (Edward), 264 Bonnefoy (Yves), 138, 190, 190, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 191, 236, 255, 255, 255, 256, 256, 302, 304 Bonnet (Marguerite), 83 Bordeaux (Henry), 22, 38, 39 Bory (Jean-Louis), 110 Bouraoui (Nina), 291 Bourdet (Édouard), 61 Bourdet (Gildas), 260 Bourdieu (Pierre), 26, 26, 43, 228 Bourgeat (François), 283 Bourget (Paul), 22, 25, 33, 36, 39, 49, 49, 54, 60, 162 Bourin (Jeanne), 229 Bouvier (Nicolas), 221, 269 Bove (Emmanuel), 126 Brancovan (Constantin de), 44 Braque (Georges), 24, 187 Brasillach (Robert), 103, 106, 106, 107, 108 Brassens (Georges), 170 Braudel (Fernand), 212 Brecht (Bertolt), 19, 150, 154, 155, 152, 155, 155, 155, 181, 196, 223, 223, 264 Bremond (Henri), 71
Breton (André), 50, 50, 56, 56, 57, 57, 57, 57, 77, 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 81, 82, 82, 82, 82, 83, 83, 83, 84, 84, 84, 84, 84, 86, 86, 86, 86, 86, 87, 87, 87, 87, 82, 83, 91, 92, 92, 92, 101, 102, 104, 115, 115, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 116, 117, 117, 118, 118, 118, 118, 119, 119, 119, 120, 120, 120, 120, 120, 121, 121, 121, 123, 129, 129, 133, 137, 157, 161, 166, 182, 244 Brisville (Jean-Claude), 262, 262 Broda (Martine), 257 Brook (Peter), 261 Brunetière (Ferdinand), 23, 36 Buñuel (Luis), 85, 116 Butor (Michel), 166, 174, 175, 176, 178, 179, 179, 268
C Cadiot (Olivier), 244, 244, 254 Cadou (René Guy), 136, 136 Caillavet (Gaston Arman de), 61 Caillavet (Léontine Arman de), 24 Caillois (Roger), 104, 121, 163 Calet (Henri), 142 Calvino (Italo), 202 Camus (Albert), 105, 107, 112, 121, 122, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 128, 128, 128, 128, 129, 145, 147, 148, 153, 155, 155, 155, 156, 160, 162, 162, 167, 169, 181, 215, 216, 216, 216, 216, 216, 216, 217, 245, 250, 259, 276 Camus (Renaud), 277, 277 Caradec (François), 202 Carco (Francis), 45, 142 Cardinal (Marie), 214 Carrère (Emmanuel), 250, 279, 279, 279, 288 Carrière (Jean-Claude), 261 Cars (Guy des), 229 Caubère (Philippe), 236 Cayrol (Jean), 111, 111, 112, 113, 168 Celan (Paul), 191 Céline (Louis-Ferdinand), 19, 38, 91, 91, 103, 107, 108, 108, 126, 130, 142, 143, 144, 145, 145, 147, 149, 157, 159, 162, 167, 176, 215, 215, 215, 215, 216, 221, 282 Cendrars (Blaise), 38, 41, 46, 56, 68, 77, 77, 78, 78, 78, 78, 78, 78, 91, 92, 96, 159 Césaire (Aimé), 117, 223 Chaillou (Michel), 284 Chamoiseau (Patrick), 268 Chandernagor (Françoise), 239 Char (René), 105, 105, 106, 116, 117, 123, 133, 133, 134, 135, 135, 186, 187, 187, 187, 187, 187, 188, 188, 190, 191, 191
Chardonne (Jacques), 107, 130, 145, 166 Charef (Mehdi), 282 Charle (Christophe), 33 Charles (Michel), 230 Charles-Roux (Edmonde), 167 Chase (James Hadley), 168 Chateaubriand (François-René de), 13, 197, 199 Châteaubriant (Alphonse de), 106 Châteaureynaud (Georges-Olivier), 269 Chawaf (Chantal), 284 Cheng (François), 269 Chéreau (Patrice), 261, 262 Chevillard (Éric), 250, 292, 293 Chirico (Giorgio de), 85, 134 Chomsky (Noam), 201 Chopin (Henri), 255 Cioran (Emil Michel), 162, 198, 250 Cixous (Hélène), 214, 260, 262, 264, 290 Claudel (Paul), 23, 26, 32, 32, 35, 39, 39, 39, 40, 44, 47, 61, 62, 63, 64, 66, 66, 66, 66, 67, 68, 68, 68, 68, 69, 69, 69, 69, 69, 70, 70, 71, 71, 71, 72, 76, 85, 91, 99, 103, 107, 109, 136, 136, 150, 151, 153, 161, 259 Claudel (Philippe), 282, 298 Clavel (Bernard), 208 Cluny (Claude Michel), 258 Cocteau (Jean), 24, 39, 55, 55, 55, 64, 65, 65, 76, 77, 91, 92, 92, 107, 151, 152, 152, 152 Cohen (Albert), 91, 209 Cohen (Isabelle), 288 Colette (Sidonie Gabrielle Colette, dite), 55, 272 Collard (Cyril), 291 Collot (Michel), 186, 237, 238, 237, 258 Commère (Pascal), 258 Compagnon (Antoine), 15, 15, 15, 35, 196, 250, 250, 287 Comte (Auguste), 25 Conrad (Joseph), 93 Copeau (Jacques), 39, 46, 61, 64, 64, 64, 66, 105 Copi (Raoul Damonte, dit), 264, 264 Coppée (François), 44 Cormann (Enzo), 262 Corneille (Pierre), 183 Corti (José), 167 Coupry (François), 269 Courteline (Georges), 62
Crémieux (Benjamin), 96, 104 Curval (Philippe), 169 Cyrulnik (Boris), 287
D Dabit (Eugène), 91, 142, 142 Dac (Pierre), 293 Dadelsen (Jean-Paul de), 136 Daeninckx (Didier), 238, 282, 282 Dalí (Salvador), 85, 116, 117, 120 Dambre (Marc), 19 Dantec (Maurice G.), 285, 285 Dard (Frédéric), 169 Daudet (Léon), 39, 96, 103, 106 Daumal (René), 86 Debord (Guy), 246 Debray (Régis), 228 Debussy (Claude), 24 Decour (Jacques), 105 Deguy (Michel), 229, 257, 257, 257, 257, 301 Delaume (Chloé), 290 Delaunay (Sonia), 78 Delaveau (Philippe), 258 Delay (Florence), 229 Delbo (Charlotte), 111 Delerm (Philippe), 271 Deleuze (Gilles), 242, 290 Delteil (Joseph), 56, 81, 115 Demanze (Laurent), 248 Denoël (Robert), 91, 91, 108 Denon (Dominique Vivant, baron), 266 Déon (Michel), 130, 166 Derrida (Jacques), 200, 201, 242, 290 Desjardins (Paul), 94 Desnos (Robert), 80, 81, 85, 85, 92, 104, 105, 105, 115, 116, 123 Despentes (Virginie), 290 Deutsch (Michel), 223, 260 Deville (Patrick), 265, 278, 291 Diaghilev (Serge de), 25, 65 Dib (Mohammed), 268 Dicker (Joël), 299
Diderot (Denis), 266, 266 Disney (Walt), 96 Domenach (Jean-Marie), 181 Dorgelès (Roland), 38 Dos Passos (John), 140, 146 Dostoïevski (Fiodor), 60 Doubrovsky (Serge), 197, 198, 221, 221, 236, 273, 275 Doucet (Jacques), 92 Doumet (Christian), 258 Drieu la Rochelle (Pierre), 103, 105, 106, 108 Drumont (Édouard), 36 Druon (Maurice), 104 Du Bos (Charles), 39 Du Bouchet (André), 191, 191, 191 Dubillard (Roland), 180, 183 Dubost (Patrick), 255 Duchamp (Marcel), 79, 117, 120, 121 Duhamel (Georges), 26, 45, 140, 140, 159 Duhamel (Marcel), 168 Dujardin (Édouard), 59 Dullin (Charles), 64, 65 Dumas (Alexandre), 267 Dupin (Jacques), 191, 191, 255 Duras (Marguerite), 20, 149, 166, 175, 177, 178, 178, 179, 180, 181, 184, 214, 229, 236, 239, 245, 248, 259, 261, 274, 274, 283
E Echenoz (Jean), 242, 250, 265, 265, 280, 280, 282, 282, 291 Eco (Umberto), 250 Eluard (Paul), 80, 81, 85, 85, 85, 91, 92, 105, 116, 117, 117, 117, 133, 134, 137, 137, 137, 138, 138 Emaz (Antoine), 255, 292 Emmanuel (Pierre), 105, 105, 136, 188 Engels (Friedrich), 119 Ernaux (Annie), 239, 248, 278, 278, 278, 298 Ernst (Max), 79, 85, 116, 117, 134 Espitallier (Jean-Michel), 244, 254 Esteban (Claude), 258 Étiemble (René), 128, 129
F Faulkner (William), 161, 174, 176
Faye (Jean-Pierre), 200, 201, 243, 243 Febvre (Lucien), 212 Fénelon (François de Salignac de La Mothe), 57 Fernandez (Ramon), 146 Ferney (Alice), 282 Ferrat (Jean), 253 Ferré (Léo), 229 Feydeau (Georges), 61 Finkielkraut (Alain), 287 Fitzgerald (Francis Scott), 93 Flament (Flavie), 287 Flaubert (Gustave), 26, 174, 176, 195, 301, 301 Fleming (Ian), 168 Flers (Robert de), 61 Florian-Parmentier, 43, 43 Follain (Jean), 136 Fombeure (Maurice), 136 Forest (Philippe), 271 Forêts (Louis-René des), 147, 166, 191, 276 Fort (Paul), 45, 45, 46, 76 Foucault (Michel), 193, 194, 199, 200, 242, 246, 249, 290 Fouchet (Max-Pol), 105 Fourcade (Dominique), 254 Fourest (Georges), 45 Fourier (Charles), 120, 137, 199 Fournel (Paul), 243 France (Anatole), 23, 33, 34, 36, 37, 39, 49, 84, 85, 115 Frank (Bernard), 130 Franquin (André), 170 Freud (Sigmund), 41, 41, 82, 119, 120, 262, 273
G Gabily (Didier-Georges), 264 Gadenne (Paul), 147 Gailly (Christian), 265, 265 Gallimard (Gaston), 23, 23, 71, 91, 94 Gardner (Erle Stanley), 169 Garnier (Pierre), 255 Garron (Isabelle), 237 Gary (Romain), 93, 110, 110, 167, 210, 211, 219, 219, 219, 228, 228, 228 Gatti (Armand), 223, 223
Gaudé (Laurent), 264, 264, 282, 282 Gaulle (Charles de), 218, 298 Gauthier (Xavière), 214 Gavalda (Anna), 299 Gaxotte (Pierre), 103 Gefen (Alexandre), 248, 248, 288, 297 Gémier (Firmin), 63 Genet (Jean), 123, 149, 156, 161, 161, 167, 181, 182, 182, 185, 207, 226, 250, 282 Genette (Gérard), 16, 195, 198, 198, 201, 221, 239 Genevoix (Maurice), 91 Géraldy (Paul), 22 Géricault (Théodore), 212 Germain (Sylvie), 238 Ghéon (Henri), 46 Giacometti (Alberto), 119, 187, 256 Gide (André), 12, 23, 23, 26, 32, 32, 40, 41, 44, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 46, 34, 50, 51, 52, 52, 54, 57, 57, 57, 58, 58, 58, 58, 58, 59, 59, 59, 59, 60, 60, 61, 62, 64, 67, 71, 59, 79, 85, 91, 92, 93, 94, 94, 94, 94, 99, 101, 101, 101, 102, 102, 103, 109, 123, 123, 144, 158, 159, 160, 162, 168, 176, 176, 218, 245, 249, 250, 299, 302, 303, 304 Gilbert-Lecomte (Roger), 86 Gillibert (Jean), 261 Giono (Jean), 38, 93, 102, 108, 139, 143, 143, 143, 144, 144, 144, 148, 149, 153, 153, 157, 158, 159, 162, 167, 169, 210, 210, 211, 211, 212, 282, 304 Giraudoux (Jean), 17, 19, 56, 64, 90, 107, 150, 150, 150, 150, 151, 151, 151, 154, 156, 150, 181, 240, 259 Giroud (Françoise), 169 Gleize (Jean-Marie), 244, 244, 254 Glissant (Édouard), 268, 269 Godard (Anne), 268 Godard (Henri), 32, 144, 205, 215, 216 Godard (Jean-Luc), 170 Goffette (Guy), 258 Goldmann (Lucien), 197, 207 Gorki (Maxime), 101 Goscinny (René), 170 Gourmont (Remy de), 46, 46 Gracq (Julien), 15, 19, 15, 90, 118, 129, 129, 129, 130, 148, 153, 153, 165, 165, 167, 168, 210, 210, 211, 211, 211, 240, 245, 304 Grainville (Patrick), 213 Grasset (Bernard), 23, 90, 93, 167 Green (Eugène), 287 Green (Julien), 91, 146, 146, 158
Greimas (Algirdas Julien), 194, 195 Grimbert (Philippe), 284 Grosjean (Jean), 136, 188 Grossman (Vassili), 270 Groult (Benoîte), 214 Groult (Flora), 214 Grumberg (Jean-Claude), 222 Guattari (Félix), 242, 243 Guéhenno (Jean), 101 Guénoun (Denis), 263 Guez (Olivier), 284 Guggenheim (Peggy), 117 Guibert (Hervé), 275, 291 Guillevic (Eugène), 106, 190, 190 Guilloux (Louis), 101, 141, 141, 142, 142, 142 Guitry (Sacha), 61, 151, 151 Guyotat (Pierre), 200, 244
H Haddad (Hubert), 269 Haenel (Yannick), 243, 250, 270, 270, 280, 281, 284, 284, 301 Halévy (Daniel), 91 Halimi (Gisèle), 214 Hallier (Jean-Edern), 199 Hammett (Dashiell), 168 Hamon (Hervé), 231 Hartog (François), 249, 249 Hébert (Anne), 268 Hegel (Friedrich), 116, 120, 124 Heidegger (Martin), 125, 125, 191 Heidsieck (Bernard), 255, 255 Hemingway (Ernest), 93 Hémon (Louis), 90 Henriot (Émile), 174 Héraclite, 191 Heredia (José Maria de), 44 Hergé (Georges Remi, dit), 96 Hériat (Philippe), 91 Himes (Chester), 168 Hocquard (Emmanuel), 230, 244, 244, 244, 253, 254 Hocquenghem (Guy), 291
Homère, 191 Honoré (Christophe), 291 Houellebecq (Michel), 269, 270, 299 Huelsenbeck (Richard), 79 Hugo (Victor), 12, 12, 13, 17, 79, 102, 121, 123, 245, 259, 301 Huguenin (Jean-René), 199 Husserl (Edmund), 124 Huston (Nancy), 268, 269 Huysmans (Joris-Karl), 25, 31, 35
I Ibsen (Henrik), 62 Ionesco (Eugène), 19, 122, 130, 150, 150, 156, 180, 181, 181, 182, 182, 182, 183, 183, 185, 185, 186, 226, 259, 264 Irigaray (Luce), 214 Isou (Isidore), 137 Istrati (Panaït), 102
J Jabès (Edmond), 188, 188, 188 Jaccottet (Philippe), 190, 191, 191, 191, 255, 255, 255, 255, 256, 258, 302 Jacob (Max), 24, 39, 45, 75, 76, 78, 78, 91, 92, 104 Jakobson (Roman), 20, 161, 193, 194, 194 Jammes (Francis), 35, 39, 45 Janvier (Ludovic), 259 Japrisot (Sébastien), 282 Jarry (Alfred), 19, 24, 32, 46, 62, 63, 64, 64, 75, 84, 120, 182, 222 Jauffret (Régis), 272, 292 Jauss (Hans Robert), 239 Jouet (Jacques), 243 Jouhandeau (Marcel), 107, 145 Jourde (Pierre), 241, 241, 299 Jouve (Pierre Jean), 60, 60, 135, 136, 188 Jouvet (Louis), 64, 64, 65, 111, 150, 151 Joyce (James), 59, 60, 60, 93, 174, 176, 176, 177, 218 Juliet (Charles), 277, 277
K Kaddour (Hédi), 267, 298 Kafka (Franz), 93, 175, 176, 176 Kahn (Gustave), 68
Kane (Sarah), 264 Kantor (Tadeusz), 224 Kaplan (Leslie), 237, 292 Kateb Yacine, 223 Kaufmann (Vincent), 198, 249 Kerangal (Maylis de), 288, 288 Kessel (Joseph), 104, 105, 159, 208 Kierkegaard (Søren), 124 Klein (Gérard), 169 Klossovski (Pierre), 213 Koltès (Bernard-Marie), 239, 240, 260, 261, 262, 264, 282, 291 Kourouma (Ahmadou), 268 Kristeva (Julia), 200, 200, 201 Kristof (Agota), 285 Kundera (Milan), 238, 266, 266, 266
L La Rochefoucauld (François de), 293 La Tour du Pin (Patrice de), 136, 188 Labiche (Eugène), 61 Lacan (Jacques), 193, 194, 199, 200, 246, 273 Lacarrière (Jacques), 221 Lachaud (Denis), 284 Lagarce (Jean-Luc), 260, 262 Lamartine (Alphonse de), 20 Lambrichs (Georges), 229, 254 Lambron (Marc), 283 Lanson (Gustave), 15, 25, 197 Lanza del Vasto, 159 Lanzmann (Claude), 113, 283 Larbaud (Valery), 26, 47, 55, 55, 56, 60, 68, 93, 272 Lasserre (Pierre), 44 Laudenbach (Roland), 166 Laurens (Camille), 271 Laurent (Jacques), 130, 162, 166, 166, 210 Laurrent (Éric), 265 Lautréamont (Isidore Ducasse, dit comte de), 84, 92, 120, 203, 254 Lavedan (Henri), 61 Lavelli (Jorge), 264 Lavocat (Françoise), 298 Lawrence (Thomas Edward), 218
Le Bris (Michel), 269, 289 Le Clézio (Jean-Marie Gustave), 166, 213, 213, 213, 213, 229, 238, 238, 246, 247, 267, 269, 277, 301, 301 Le Goff (Jacques), 13 Le Lionnais (François), 202 Leblanc (Maurice), 22 Lecarme (Jacques), 216 Lecarme-Tabone (Éliane), 216 Leduc (Violette), 217 Leenhardt (Jacques), 207 Lefèvre (Frédéric), 95 Léger (Fernand), 24 Leiris (Michel), 116, 123, 158, 158, 158, 159, 159, 166, 175, 191, 218 Lejeune (Philippe), 221, 221, 221, 273 Lemaire (Jean-Pierre), 258 Lemaître (Jules), 37 Lemaitre (Pierre), 282 Lemonnier (Léon), 142 Lénine (Vladimir Ilitch Oulianov, dit), 42 Leroux (Gaston), 22 Lescure (Jean), 202, 202 Levi (Primo), 111, 270 Lévi-Strauss (Claude), 159, 193, 194, 221, 242 Lévy (Bernard-Henri), 12, 230 Lindon (Jérôme), 166, 174, 175, 175 Littell (Jonathan), 270, 271, 284, 284 Loti (Pierre), 23, 49, 49, 49 Louis-Combet (Claude), 280 Luc (saint), 279 Lugné-Poe, 62, 63, 64, 66 Lyotard (Jean-François), 199, 241
M Maalouf (Amin), 269, 278 Mac Orlan (Pierre), 55, 208 Macé (Gérard), 247, 280, 280 Macé (Marielle), 298 Maeterlinck (Maurice), 24, 62 Magritte (René), 85 Maingueneau (Dominique), 248 Makine (Andreï), 268
Malet (Léo), 169 Malherbe (François de), 288 Mallarmé (Stéphane), 17, 26, 31, 32, 32, 34, 36, 46, 32, 68, 69, 71, 138, 174, 189, 195, 196, 196, 199, 198, 249, 254, 301, 301 Mallet-Joris (Françoise), 167 Malraux (André), 17, 19, 91, 92, 101, 101, 102, 102, 104, 105, 109, 109, 123, 123, 125, 126, 139, 139, 139, 142, 143, 143, 143, 143, 143, 143, 144, 144, 157, 161, 169, 181, 185, 208, 212, 216, 218, 218, 218, 219, 224, 245, 250, 251, 299, 301 Mambrino (Jean), 188 Man Ray, 85 Mandouze (André), 166, 283 Marcel (Gabriel), 124, 127 Margueritte (Paul), 50 Margueritte (Victor), 50 Marinetti (Filippo Tommaso), 45, 45, 76, 244 Maritain (Jacques), 25, 35, 39, 40, 42, 91 Martin du Gard (Maurice), 95 Martin du Gard (Roger), 36, 37, 38, 52, 59, 64, 140 Marx (Karl), 42, 116, 117, 200, 242, 273 Marx (William), 248 Mascolo (Dionys), 166 Maspero (François), 166, 276, 276, 276, 283 Maspero (Henri), 276 Massis (Henri), 37, 39, 40, 44, 80, 91, 94, 106 Masson (André), 85 Masson (Jean-Yves), 258 Matisse (Henri), 24, 212, 212 Maulnier (Thierry), 166 Maulpoix (Jean-Michel), 237, 250, 257, 257, 257, 298 Mauriac (Claude), 175, 175, 218 Mauriac (François), 40, 60, 91, 92, 105, 106, 107, 108, 109, 146, 146, 146, 146, 146, 153, 160, 161, 162, 146, 146, 169, 175, 199, 212, 220, 221, 245 Maurois (André), 91, 212 Mauron (Charles), 197 Maurras (Charles), 34, 36, 39, 40, 40, 41, 43, 44, 103, 103, 104, 106, 108, 109 Mauvignier (Laurent), 283, 283 Mazeline (Guy), 94, 94 Melville (Herman), 93 Merle (Robert), 110 Merleau-Ponty (Maurice), 125, 125, 126, 128 Merlin-Kajman (Hélène), 298 Meyronnis (François), 243
Michaux (Henri), 91, 134, 134, 134, 135, 135, 159, 175, 186, 187, 187, 187, 191 Michon (Pierre), 235, 239, 246, 247, 247, 248, 235, 271, 278, 280 Millet (Catherine), 275 Millet (Richard), 248, 250, 278, 288 Mimouni (Rachid), 283 Minyana (Philippe), 262, 264 Mirbeau (Octave), 33, 62 Miró (Joan), 85 Mnouchkine (Ariane), 225, 225, 225, 262 Modiano (Patrick), 209, 209, 210, 228, 228, 229, 246, 279, 279, 283, 283, 284, 301 Monfreid (Henry de), 208 Monnier (Adrienne), 92, 93 Montaigne (Michel Eyquem de), 157, 302 Montesquieu (Charles de Secondat, baron de), 20 Montfort (Henri), 46, 46, 46 Montherlant (Henry de), 91, 108, 140, 145, 153, 154, 154, 167 Morand (Paul), 56, 91, 107, 130, 159, 166 Mordillat (Gérard), 239 Moréas (Jean), 43, 44 Moreau (Jean-Luc), 269 Morris (Maurice De Bevere, dit), 170 Mouawad (Wajdi), 264, 269 Mounier (Emmanuel), 95 Moustaki (Georges), 229 Mühlfeld (Jeanne Meyer, épouse), 92 Murat (Michel), 253 Musset (Alfred de), 259
N Nadeau (Maurice), 81, 82, 166 Naville (Pierre), 84, 86, 86, 115 NDiaye (Marie), 250, 268 Némirovsky (Irène), 93, 104, 113 Nerval (Gérard de), 84, 121 Nietzsche (Friedrich), 41, 41 Nimier (Roger), 130, 149, 166 Nizan (Paul), 101, 104, 161 Noailles (Anna de), 24, 44, 44, 80 Noël (Bernard), 190, 244 Noël (Marie), 136 Noguez (Dominique), 248
Nora (Pierre), 230, 284 Norge (Géo), 136 Nothomb (Amélie), 299 Nougaro (Claude), 229 Nourissier (François), 230 Nouveau (Germain), 84 Novarina (Valère), 253, 260, 262, 263, 263, 263, 263, 263
O Obaldia (René de), 180 Ollier (Claude), 175, 175, 242, 244 Ormesson (Jean d’), 267 Oster (Christian), 242, 265, 266 Ozouf (Mona), 278, 291
P Pagnol (Marcel), 96 Pastoureau (Henri), 118 Paul (saint), 279 Paulhan (Jean), 47, 94, 105, 108, 123, 128, 161, 174, 196 Pavlowitch (Paul), 228 Péguy (Charles), 12, 13, 15, 24, 25, 26, 34, 34, 34, 35, 36, 37, 38, 42, 68, 68, 70, 136, 285 Pennequin (Charles), 255 Perec (Georges), 113, 202, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 205, 205, 205, 220, 221, 236, 243, 243, 244, 265, 267, 281, 283, 302 Péret (Benjamin), 81, 84, 85, 86, 104, 116, 117, 117 Pergaud (Louis), 38 Péri (Gabriel), 105 Perros (Georges), 190 Philippe (Charles-Louis), 50, 101, 142 Pia (Pascal), 105 Picabia (Francis), 79, 80, 80 Picard (Raymond), 197 Picasso (Pablo), 24, 65, 76, 76 Picon (Gaëtan), 191 Piel (Jean), 230 Pierre-Quint (Léon), 92 Pieyre de Mandiargues (André), 213 Pinget (Robert), 175, 175, 179, 179, 181, 182, 259 Pirotte (Jean-Claude), 237, 237 Piscator (Erwin), 223
Pitoëff (Georges), 64, 64, 65 Pivot (Bernard), 227, 228, 228, 228 Planchon (Roger), 223, 224, 224, 261 Platon, 191 Pleynet (Marcelin), 200, 200 Poe (Edgar), 116 Poirier (Jacques), 99 Ponge (Francis), 105, 112, 134, 134, 137, 138, 138, 161, 186, 186, 189, 189, 189, 189, 190, 190, 190, 189, 199, 236, 244, 254 Pouchkine (Alexandre), 93 Poulaille (Henry), 101, 102 Poulet (Georges), 32, 198 Prévert (Jacques), 116, 120, 122, 135, 137, 138, 151, 253 Prigent (Christian), 201, 201, 229, 244, 244, 244, 254 Privat (Bernard), 167 Propp (Vladimir), 195 Proust (Marcel), 12, 23, 23, 26, 39, 44, 47, 52, 52, 52, 52, 52, 53, 54, 55, 56, 58, 60, 83, 91, 93, 99, 125, 159, 160, 174, 176, 176, 176, 179, 195, 197, 199, 218, 246, 248, 250, 250, 290, 301, 301, 301, 303 Psichari (Ernest), 25, 38, 38 Py (Olivier), 260, 263, 264, 291
Q Queneau (Raymond), 116, 137, 138, 149, 169, 202, 202, 202, 203, 203, 203, 203, 203, 204, 204, 243 Quignard (Pascal), 191, 230, 238, 247, 247, 248, 250, 301 Quint (Michel), 284 Quintane (Nathalie), 255
R Rachilde (Marguerite Eymeri, dite), 24 Racine (Jean), 196, 199 Raczymow (Henri), 248 Radiguet (Raymond), 55, 55 Raimond (Michel), 49, 49, 49 Ramuz (Charles-Ferdinand), 143 Ravel (Maurice), 280, 280 Ray (Lionel), 236, 258 Rebatet (Lucien), 106, 108, 108, 142, 142 Réda (Jacques), 190, 190, 254, 255 Régnier (Henri de), 44, 44, 90, 96 Régy (Claude), 261
Rémond (René), 230 Rémy (Pierre-Jean), 208 Renan (Ernest), 25, 41 Renard (Jean-Claude), 188 Renard (Jules), 293 Resnais (Alain), 112, 179 Reverdy (Pierre), 77, 77, 78, 78, 78, 78, 83, 92, 255 Reverseau (Anne), 293 Reza (Yasmina), 260, 262, 262 Ribemont-Dessaignes (Georges), 65, 80, 116 Ricardou (Jean), 174, 198, 200, 201, 241 Richard (Jean-Pierre), 197, 198, 272, 298 Ricœur (Paul), 177, 177, 238, 239 Rigaut (Jacques), 120 Rilke (Rainer Maria), 191 Rimbaud (Arthur), 68, 69, 71, 83, 84, 116, 117, 120, 208, 246, 254, 267, 280, 280 Rinaldi (Angelo), 230, 230 Rio (Michel), 231, 266, 266, 266 Ristat (Jean), 230 Rivière (Jacques), 25, 47, 52, 55, 58, 61 Robbe-Grillet (Alain), 19, 130, 130, 166, 166, 173, 173, 174, 174, 174, 175, 176, 176, 177, 178, 178, 178, 179, 179, 186, 198, 236, 236, 236, 241, 249, 274, 274, 275, 301, 301 Roche (Denis), 200, 200, 201, 201, 201, 236 Roche (Maurice), 201, 244 Rochefort (Christiane), 136, 167, 214 Rolin (Olivier), 267, 292 Rolland (Romain), 23, 26, 34, 38, 38, 51, 52, 63, 64, 101, 101, 104, 140 Romains (Jules), 45, 104, 140, 140, 140 Rosny aîné (Joseph Henri Boex, dit), 33 Rostand (Edmond), 33, 61 Roth (Joseph), 93 Rotman (Patrick), 231 Rouaud (Jean), 239, 267, 269, 278, 282, 282, 289, 299 Roubaud (Jacques), 201, 202, 202, 203, 243, 243, 244, 244, 253, 254, 254 Rougemont (Denis de), 121 Rousseau (Jean-Jacques), 274, 276, 288 Roussel (Raymond), 84 Rousset (David), 111 Rousset (Jean), 198, 198 Rouveyre (André), 158 Roy (Claude), 15, 103, 109, 209 Ruyters (André), 46
S Sacré (James), 236, 258 Sade (Donatien Alphonse François, marquis de), 84, 120, 199 Sadoul (Georges), 116, 117 Sagan (Françoise), 167, 214 Sainclivier (Jacqueline), 17 Saint-Exupéry (Antoine de), 19, 93, 104, 107, 126, 126, 143, 143, 160, 168 Saint-John Perse (Alexis Leger, dit), 70, 70, 104, 135, 136, 186, 187, 187, 187, 187, 190, 304 Saint-Pol Roux (Paul Roux, dit), 45, 84 Sainte-Beuve (Charles Augustin), 197, 197, 290 Salacrou (Armand), 63, 63, 65, 151 Sallenave (Danièle), 238 Salmon (André), 24, 75, 76 Salvayre (Lydie), 250, 288 Sangnier (Marc), 40 Sarraute (Nathalie), 20, 91, 147, 149, 161, 166, 166, 174, 174, 175, 175, 176, 176, 176, 177, 178, 179, 181, 182, 214, 236, 239, 259, 263, 274, 301 Sartre (Jean-Paul), 12, 12, 13, 17, 17, 17, 19, 34, 99, 107, 107, 109, 110, 121, 122, 122, 122, 122, 123, 123, 123, 123, 124, 124, 124, 125, 125, 125, 125, 125, 125, 126, 126, 126, 126, 127, 127, 127, 127, 128, 128, 128, 128, 128, 130, 130, 130, 139, 141, 141, 141, 141, 145, 146, 146, 146, 148, 148, 150, 150, 150, 151, 153, 154, 154, 154, 154, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 160, 161, 161, 162, 162, 162, 163, 163, 146, 146, 146, 155, 166, 166, 166, 167, 173, 176, 176, 181, 181, 181, 183, 197, 197, 198, 198, 199, 216, 217, 217, 217, 217, 227, 227, 230, 231, 240, 245, 248, 250, 250, 251, 259, 276, 287, 301, 301, 301, 302, 302, 303 Satgé (Alain), 246 Satie (Erik), 65 Saussure (Ferdinand de), 194 Savary (Jérôme), 225, 225, 226, 226 Schiffrin (Jacques), 167 Schlumberger (Jean), 23, 46 Schmitt (Éric-Emmanuel), 262, 262 Schopenhauer (Arthur), 41 Schreiber (Boris), 276, 284 Schwartz-Bart (André), 113 Segalen (Victor), 56, 68 Seghers (Pierre), 105, 105, 229 Sempé (Jean-Jacques), 170 Semprun (Jorge), 275, 275, 276, 276, 276, 284, 284, 284 Senghor (Léopold Sédar), 135 Serreau (Geneviève), 157, 157 Serres (Michel), 296, 296
Servan-Schreiber (Jean-Jacques), 169 Shakespeare (William), 62, 191, 256 Simenon (Georges), 169 Simon (Claude), 19, 20, 159, 166, 175, 175, 176, 177, 178, 178, 178, 179, 180, 207, 236, 237, 265, 267, 277, 281, 283, 302 Simonin (Albert), 168 Sivan (Jacques), 244 Sollers (Philippe), 166, 168, 189, 199, 199, 199, 200, 200, 200, 200, 200, 201, 201, 201, 230, 230, 238, 242, 243, 243, 246, 250, 265, 281, 302 Sorel (Georges), 41 Souday (Paul), 96 Soupault (Philippe), 56, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 86, 92, 92, 92, 115, 157, 159 Staël (Nicolas de), 187 Starobinski (Jean), 135, 198, 198, 298 Stéfan (Jude), 229, 258 Steiner (George), 17 Steinmetz (Jean-Luc), 201 Stendhal (Henri Beyle, dit), 275 Sternberg (Jacques), 169 Stravinsky (Igor), 25 Strindberg (August), 62 Styron (William), 271 Suarès (André), 34, 44, 92, 162 Sully Prudhomme, 44 Supervielle (Jules), 56, 68, 91, 104, 137 Swift (Jonathan), 120
T Tadié (Jean-Yves), 15, 54, 250 Tagore (Rabindranath), 93 Taine (Hippolyte), 25, 41, 197 Tanguy (Yves), 85 Tanner (Alain), 13, 301 Tarde (Alfred de), 37 Tardieu (Jean), 105, 137, 137, 156, 180, 183 Tati (Jacques), 170 Thibaudet (Albert), 35, 35, 35, 59, 89, 96, 160 Thomas (Henri), 229 Todorov (Tzvetan), 195, 198, 195, 221, 238, 248, 249, 249, 250, 287 Toulet (Paul-Jean), 45 Tournier (Michel), 213, 213, 238
Toussaint (Jean-Philippe), 242, 265, 291 Trakl (Georg), 280 Trénet (Charles), 170 Triolet (Elsa), 91, 105, 107, 165 Tristan (Fédérick), 269 Trotski (Léon), 42, 102, 102 Troyat (Henri), 167 Tzara (Tristan), 78, 79, 79, 79, 80, 80, 80, 80, 81, 81, 81, 81, 81, 84, 118, 135, 135
U Ubersfeld (Anne), 226 Uderzo (Albert), 170
V Vaché (Jacques), 84, 120 Vailland (Roger), 86, 109, 118, 208 Valéry (Paul), 17, 32, 32, 39, 44, 46, 47, 50, 50, 68, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 71, 72, 72, 72, 72, 73, 76, 79, 81, 85, 91, 92, 92, 94, 99, 109, 133, 138, 160, 160, 161, 161, 161, 162, 195, 250, 251, 254, 275, 282, 301, 301, 301 Van Gogh (Vincent), 246 Vauthier (Jean), 180 Vercier (Bruno), 283 Vercors (Jean Bruller, dit), 105, 105, 109, 166 Verhaeren (Émile), 45, 68 Verlaine (Paul), 76 Vernant (Jean-Pierre), 166 Verne (Jules), 267 Viala (Alain), 239 Vialatte (Alexandre), 55, 93 Vian (Boris), 122, 123, 129, 149, 156, 169, 169, 180, 182, 182, 253 Viart (Dominique), 20, 20, 20, 245, 249, 245, 248, 277, 283, 283 Vidal-Naquet (Pierre), 166 Vieira da Silva (Maria Elena), 187 Viel (Tanguy), 265 Vilar (Jean), 151, 154, 224, 260 Vinaver (Michel), 223, 259, 260, 262, 263, 264, 264, 301 Vincent (Jean-Pierre), 261 Vitez (Antoine), 260, 261 Vitrac (Roger), 65, 65, 65, 84, 84, 91, 99, 115, 116 Volodine (Antoine), 285 Voltaire (François Marie Arouet, dit), 12, 123, 245, 301
Vuillard (Éric), 284
W Weil (Simone), 162 Wenzel (Jean-Paul), 223, 260 Weyergans (François), 246, 271 Wiesel (Elie), 113, 283 Wilson (Robert), 224 Winckler (Martin), 267, 299 Winock (Michel), 34, 94 Wittig (Monique), 214 Woolf (Virginia), 176
Y Yeats (William Butler), 191, 256 Yourcenar (Marguerite), 92, 149, 209, 209, 209, 214, 220, 221, 277
Z Zévaco (Michel), 22 Zola (Émile), 17, 22, 26, 27, 31, 32, 32, 33, 33, 33, 33, 34, 34, 36, 36, 36, 37, 54, 62, 102, 123, 245, 301, 301, 301