L’invention du monde 2724610415, 9782724610413 [PDF]

Ce livre propose un cadre théorique ambitieux qui permet de décliner, par un regard qui privilégie l'espace, les di

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Table of contents :
INTRODUCTION
Un événement géographique
Lire le Monde par la carte

Chapitre I- GÉOGRAPHIE SYNTHÉTIQUE
Un Monde à accueillir
1. Entrer dans le Monde par l’espace
2. « Mondialisation », un mot qui change les mondes
3. Visions du Monde

Chapitre II- GÉOGRAPHIE ANALYTIQUE
Échelles et métriques de la mondialité
4. Fabriquer le Monde : une géohistoire
5. Internet, lieu du Monde ?
6. Il Mondo è mobile
7. La mondialisation de l’urbain

Chapitre III- GÉOGRAPHIE THÉMATIQUE
Les dimensions de la société-Monde
8. Monde(s). Les « cultures » entre uniformisation et fragmentation
9. La planète transactionnelle
10. Géopolitique et/ou politique
11. Le développement, un horizon d’attente mondial
12. Les natures de l’humanité

Chapitre IV- GÉOGRAPHIE SYNTHÉTIQUE
Un Monde à inventer
13. Les nouveaux temps du Monde
14. Partager le Monde
15. Ouverture : le Monde comme lieu

Chapitre V- L’ATELIER
Lectures
Qui a fait quoi ?
Glossaire : le mondial sans peine
Table des documents
Index des notions
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L’invention du monde
 2724610415, 9782724610413 [PDF]

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Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothèque de Sciences Po) L’Invention du Monde : une géographie de la mondialisation / Jacques Lévy (dir.) – Paris : Presses de Sciences Po, 2008 ISBN 978-2-7246-1041-3 RAMEAU : – Mondialisation – Géographie : Recherche DEWEY : – 910.1 : Philosophie et théorie de la géographie

Public concerné : public intéressé

La loi de 1957 sur la propriété intellectuelle interdit expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie à usage privé du copiste est autorisée). Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris).

© 2008 PRESSES DE LA FONDATION NATIONALE DES SCIENCES POLITIQUES

Sous la direction de

JACQUES LÉVY

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UNE GÉOGRAPHIE DE LA MONDIALISATION

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Sous la direction de Jacques LŽvy LES AUTEURS

RŽdaction

Boris Beaude (chapitre 5) ; René-Éric Dagorn (chapitre 2) ; Marc Dumont (chapitre 7) ; Karine Hurel (introduction « Lire le Monde par la carte » avec Patrick Poncet) ; Jacques Lévy (introduction « Un événement géographique » et chapitres 1, 4, 10, 11, 12, 15) ; Patrick Poncet (introduction « Lire le Monde par la carte » avec Karine Hurel et chapitres 3, 13, 14 ) ; Blandine Ripert (chapitre 8) ; Mathis Stock (chapitre 6) ; Olivier Vilaça (chapitre 9)

Cartographie

Dominique Andrieu, Karine Hurel, Alain Jarne, Patrick Poncet

Auteurs associŽs

Sylvain Kahn, Jean-Michel Tobelem Présentation complète des contributeurs et de leurs contributions dans L’Atelier « Qui a fait quoi ? », en fin d’ouvrage.

SOUTIENS Ce livre est publié avec le soutien du laboratoire Chôros (Inter/ENAC) de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, du Fond national suisse de la recherche scientifique (FNS/PNR 54) et de l’Université de Tours. Il a reçu le label Livre du projet Dia-Logos (www.dia-logos.org)

ÉDITION ET COORDINATION Presses de Sciences Po

CRÉDITS PHOTOS Toute reproduction est illicite. L’autorisation de reproduire les photographies de l’ouvrage doit être demandée aux sources indiquées ci-après. p. 10 © Jacques Lévy, Cosmopolitique, Bruxelles – p. 18 © Jacques Lévy, Carroyage, Macao – p. 37 © Patrick Poncet, Couple, Hong Kong – p. 40 © Jacques Lévy, Verticalité, Goald Coast – p. 62 © Patrick Poncet, Ville-image, Taipei – p. 79 © Jacques Lévy, Freiheit für…, Weimar – p. 80 © Jacques Lévy, Courbes de niveau, Banaue – p. 96 © Jacques Lévy, Palmas, Isla de Pascua – p. 110 Creative Commons, dro!d, Tacos, Internet – p. 132 © Jacques Lévy, Uluru / Ayers Rock, patrimoine mondial – p. 159 © Jacques Lévy, Chicago Renaissance – p. 160 © Patrick Poncet, Ordre, Shanghai – p. 186 © Blandine Ripert, Bris-collage, Athènes – p. 202 © Jacques Lévy, Transactions, Vilanculo – p. 224 © Jacques Lévy, Aujourd’hui à Jérusalem – p. 250 © Jacques Lévy, Manille autoconstruite – p. 273 © Jacques Lévy, Dense Danshui – p. 274 © Jacques Lévy, Poubelle marine, Manille – p. 300 © Jacques Lévy, Dialogues, New York – p. 325 © Jacques Lévy, Ne pas rater le train du développement, Goa – p. 326 © Jacques Lévy, Ostkreuz, Berlin – p. 351 © Jacques Lévy, Oriente Individual, Lisbonne.

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Sommaire INTRODUCTION 1. Un événement géographique

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2. Lire le Monde par la carte

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I-GÉOGRAPHIE SYNTHÉTIQUE 1 Un Monde à accueillir 1. Entrer dans le Monde par l’espace

41

2. « Mondialisation », un mot qui change les mondes 63 3. Visions du Monde

81

II-GÉOGRAPHIE ANALYTIQUE Échelles et métriques de la mondialité 4. Fabriquer le Monde : une géohistoire

97

5. Internet, lieu du Monde ?

111

6. Il Mondo è mobile

133

7. La mondialisation de l’urbain

161

III-GÉOGRAPHIE THÉMATIQUE Les dimensions de la société-Monde Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.31 - 05/09/2016 21h10. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

8. Monde(s). Les « cultures » entre uniformisation et fragmentation

187

9. La planète transactionnelle

203

10. Géopolitique et/ou politique

225

11. Le développement, un horizon d’attente mondial 251 12. Les natures de l’humanité

275

IV-GÉOGRAPHIE SYNTHÉTIQUE 2 Un Monde à inventer 13. Les nouveaux temps du Monde

301

14. Partager le Monde

327

15. Ouverture : le Monde comme lieu

351

V-L’ATELIER Lectures

374

Qui a fait quoi ?

387

Glossaire : le mondial sans peine

390

Table des documents

395

Index des notions

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Publicité, France Culture, 1991.

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« Le Monde appartient à ceux qui l’écoutent. »

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Intro

Introduction

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1. Un événement géographique

Q

u’est-ce que la mondialisation ? C’est le processus par lequel un espace d’échelle mondiale devient pertinent, ou encore celui par lequel un espace social pertinent émerge sur l’étendue de la planète Terre. L’une des spécificités de ce passage vient du fait qu’avant de devenir un objet social multidimensionnel, cet espace faisait déjà sens comme environnement naturel, c’est-à-dire comme rapport social aux réalités biologiques et physiques.

GRAND MONDE SUR PETITE PLANÈTE La Terre n’est pas un environnement naturel parmi d’autres : c’est celui qui, pour le moment, circonscrit à peu près l’action humaine. Dès qu’on sort de la première enveloppe gazeuse de la planète, se manifeste une rupture spectaculaire, un passage de conditions plus ou moins aisément compatibles avec la vie humaine à un milieu totalement hostile. Et les humains sont condamnés à assumer, pour un temps en tout cas, l’existence de cette barrière brutale. Comme l’a dit un slogan publicitaire, nous vivons désormais sur une « petite planète », au moment même où le Monde n’a jamais été aussi grand de ses habitants. Au raccourcissement des distances s’ajoute une tonalité inédite, celle que donne la conscience qu’une nouvelle contradiction a émergé pour l’humanité : nous vivions dans les limites et les faiblesses, jusqu’ici non dépassables,

de notre corps fragile, compensées par la capacité des sociétés à se reproduire malgré tout. Nous percevons maintenant les frontières très précises d’une autre enveloppe, celle qui englobe toutes les sociétés. Ce que certaines civilisations anciennes imaginaient – une corniche bordant le Monde, audessus de laquelle on se pencherait avec curiosité et effroi –, c’est ce qui nous arrive aujourd’hui. Sentir l’existence du Monde comme Monde, c’est aussi, sans céder à la métaphysique insuffisamment problématisée de la « finitude », percevoir une solidarité entre tous les hommes, solidarité aussi émouvante qu’angoissante, tant elle apparaît à la fois inéluctable et difficile à rendre effective. Cela crée une très lourde responsabilité portée par tous et par chacun, et même une anxiété croissante, au constat que la traduction de cette responsabilité en un ensemble d’actions concrètes se fait attendre. Mille urgences cohabitent avec celle du Monde. La mondialisation commence au moment où, non seulement les préoccupations locales et partielles ne parviennent plus à faire oublier ce qui relève du tout, mais où, confusément, le lien entre tous ces soucis ou ces engagements commence à se faire jour. La mondialisation repose sur la globalité, c’està-dire à la fois sur le bouclage, conçu comme l’ensemble des techniques permettant l’usage de la sphéricité de la planète, et sur la totalité, car il concerne l’ensemble des dimensions de la vie sociale. Parmi ces dimensions, la mise en relation précoce, puissante et permanente entre les représentations et

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Introduction

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l’action, entre les images qu’ont les acteurs et l’objet qu’ils sont en train de modeler constitue un trait majeur de la mondialisation. Tous ces éléments font de celle-ci un champ d’études stimulant mais difficile. Il ne va pas de soi, en effet, de le comparer à d’autres objets, tant ses caractères spécifiques en font un processus historique singulier. Cependant, c’est bien en pensant ensemble ses ressemblances et ses différences avec d’autres réalités qu’il est possible de progresser dans son exploration. La démarche comparative et la construction théorique se donnent ici la main.

UN MONDE À LIRE Si l’on veut comprendre et expliquer la mondialisation, il est nécessaire d’en identifier les spécificités. Quelques éléments doivent impérativement être pris en compte par qui tente d’en faire la théorie et, à cette fin, d’en extraire les aspects les plus significatifs. Une vision de la mondialisation qui oublierait ces traits caractéristiques passerait certainement à côté de son sujet.

UN MONDE DE CONTRADICTIONS ET D’ENJEUX Le Monde actuel est marqué par des contradictions vives entre différentes logiques. La dynamique de la mondialisation fait de ces contradictions des enjeux : de la manière dont elles évolueront dépendra le visage du Monde dans les prochaines années et les prochaines décennies. Production et/ou prédation (chapitres 4 et 12). Il y a un peu plus de dix mille ans, une partie de l’humanité est sortie d’un mode de relation au monde biophysique, le Paléolithique, caractérisé par la nécessité pour les sociétés de développer une démarche prédatrice de leur environnement pour survivre. La période qui suit, le Néolithique, se caractérise par un dispositif mixte, où se mêlent prédation et production. L’agriculture puis l’industrie sont significatives de cette période qui voit se développer la production de manière spectaculaire grâce à la mise au point de nouvelles techniques, mais sans pour autant restituer les composants utilisés dans leur état d’origine. Les végétaux, les sols, les matières premières fossiles, l’eau, et finalement l’air sont consommés sans être rendus totalement recyclables. La question qui se pose aujourd’hui,

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au-delà et indépendamment de notre capacité à effacer les dégâts du passé, est celle de la poursuite du Néolithique, c’est-à-dire de cette configuration intermédiaire associant prédation et production ou de l’engagement dans un âge complètement productif. Ainsi, obtenir une diminution de l’émission des gaz à effet de serre pourrait avoir des conséquences très différentes par application du principe de précaution dans un système productif inchangé mais ralentissant son activité (option pré-industrielle) ou dans le cadre d’une réorientation majeure de ce système (option postindustrielle). Le libre-échange et/ou la guerre. Dans son essai de 1795, Pour la paix perpétuelle, Immanuel Kant soulignait l’antinomie entre l’« esprit de commerce » et la guerre, avec laquelle il « ne peut coexister ». Cet énoncé a été contesté, notamment par la théorie marxiste (et surtout léniniste) de l’impérialisme, dont le fondement serait économique et entraînerait inéluctablement la guerre, « comme la nuée porte l’orage », selon l’expression de Jean Jaurès. Cette vision apparaît aujourd’hui comme l’approximation discutable d’un moment historique particulier dans la relation entre logique économique et logique d’État, celui du mercantilisme. C’est au bout du compte la thèse de Kant qui se trouve validée par les événements du dernier siècle : l’autonomie de la géopolitique (chapitre 10) et la force pacifique des logiques économiques postimpériales (chapitre 9) se sont clairement manifestées. Les pays les plus développés ont abaissé leurs droits de douane et ont cessé de se faire la guerre. Les conflits violents dans lesquels ils sont encore impliqués peuvent difficilement être casés dans les catégories habituelles des guerres interétatiques ou coloniales. Inversement, cela ne signifie pas que la paix soit inéluctable. Au contraire, le choix entre guerre de conquête et pax economica constitue bien un enjeu de société que les pays atteignant un certain niveau de bien-être se posent forcément car, dans certaines situations, les deux options peuvent encore sembler jouables, selon les prémisses que l’on se donne. Communautés et/ou société. L’opposition entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société) posée par Ferdinand Tönnies en 1887 et reprise sous différents termes par Max Weber, Émile Durkheim et Louis Dumont se révèle très utile pour comprendre les enjeux actuels à l’échelle mondiale.

Un événement géographique

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D’abord, parce que l’invention de la « société des individus » [Elias, 1991] a une histoire, inachevée, et une géographie, différenciée. Ensuite, parce que la relativisation du rôle des États conduit à mieux identifier leur principe communautaire spécifique, la nation, et à prendre du recul sur les récits étatiques, sur le « particularisme » et l’« universalisme » (chapitre 8). Enfin, parce que la mondialisation donne une nouvelle chance et une nouvelle échelle à des logiques communautaires conquérantes. Norbert Elias a aussi esquissé un questionnement fondamental sur la nature du lien qui relie des individus autonomes dans une société mondialisée. Y a-t-il un nous mondial ? Si oui, on pressent qu’il ne peut être communautaire mais seulement sociétal car les humains ensemble n’ont pas d’identité à défendre face à un Autre différent et hostile. Mais comment s’articule ce nous inédit avec les je et avec les autres nous ? C’est aussi à cette question que la mondialisation donne, inévitablement, des réponses.

UN MONDE DE PAROLES La mondialisation est le premier événement d’échelle planétaire qui est pensé et dit en même temps – souvent avant – qu’il se déroule. Chaque individu, même pauvre et mal informé, peut jouer un rôle actif dans le processus. On l’a vu lors des réactions, observées dans le Monde entier, à propos des caricatures de Mahomet publiées par le journal danois Jyllands-Posten, le 30 septembre 2005, ou au discours du pape Benoît XVI, le 12 septembre 2006, à Ratisbonne. Les orientations politiques pro-, anti- ou encore alter-mondialisation font non seulement partie intégrante du paysage politique des démocraties, mais organisent en outre largement leurs clivages les plus puissants. Or, de toute évidence, la mondialisation est un processus en cours, non terminé. Plus : dire qu’il a commencé récemment est un énoncé qui peut légitimement faire débat (chapitre 4). Si les discours sont si essentiels ici, ce n’est pas seulement parce que nos contemporains débattent de la mondialisation, mais parce que le choix d’en parler en plaçant ce terme au centre des discussions constitue en soi un événement. D’où l’importance de traiter les mots, les images et les imaginaires, les espoirs et les craintes comme une composante fondamentale du phénomène (chapitre 2). La mondialisation, c’est nous, plus encore que prévu.

UN MONDE MAJUSCULE Mundus en latin, kosmos en grec sont des termes qui dénotent une réalité transformée par l’homme (tous deux signifient aussi : parures, ornementation, d’où mondain et cosmétique), mais ne comportent pas de marquage d’échelle, ni même ne désignent le plus souvent un espace concret. Ces connotations n’ont pas disparu, et il semble utile de les distinguer du Monde, défini comme l’espace habité par les hommes. Le Monde se différencie des mondes, des univers, spatiaux ou non, qui constituent la multitude des environnements objectifs ou subjectifs des humains. Le Monde est donc le nom propre d’une réalité géographique singulière, un géon [Poncet, 2003]. À ce titre, il peut désigner aussi bien un lieu qu’une aire, un ensemble de lieux. Le fait que le mot « monde » ait largement précédé la connaissance du Monde et, dans une large mesure, son existence, invite à la réflexion. Des pensées de l’« universel » ont pu se développer, alors que l’universalité était plus qu’irréalisable : impensable, et par ceux-là même qui utilisaient ces termes [Crépon, 1996]. Ce fut en partie un problème d’échelle : l’idée d’universalité fut captée par des États, des Églises, des groupes divers – presque par défaut, au sein de mondes coupés du Monde. La mondialisation est aussi l’histoire de la convocation de l’idée de monde par l’expérience du Monde.

CHANGER DE LUNETTES POUR VOIR LE MONDE Événement historique, la mondialisation est aussi un événement dans l’histoire de la connaissance. Si nous regardons la mondialisation avec les instruments optiques immédiatement disponibles, nous risquons de la réduire à des objets déjà répertoriés et, en conséquence, de la manquer. C’est un des paradoxes fondateurs de la démarche scientifique : nous avons besoin de lunettes spéciales pour « découvrir » des réalités qui nous apparaissent pourtant, une fois que nous les avons identifiées, comme tout à fait indépendantes de notre observation. Dans le cas des sciences sociales, la boucle se transforme en court-circuit, car ce qui nous incite à changer de lunettes n’est pas, le plus souvent, indépendant de la dynamique de l’objet de notre regard. C’est dire

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Introduction

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qu’il n’y a pas de solution logique à ce problème ou plutôt que la solution ne se trouve pas dans la logique mais dans la circularité spiralaire de la relation de connaissance : ce n’est qu’après coup, à travers les usages qu’en font les autres registres cognitifs et les autres dimensions de la production sociale qu’il est possible de « vérifier » si les choix de méthode des chercheurs ont été les bons.

UN ÉVÉNEMENT DANS L’HISTOIRE DE LA CONNAISSANCE

La mondialisation constitue un événement dans le monde de la connaissance, sur au moins trois plans : épistémologique, paradigmatique et théorique. L’épistémologie des sciences sociales se trouve en effet mise en crise dans ses penchants à confondre le cadre de l’État-nation qui, le plus souvent, les fait vivre, et l’universalité de ses objets d’étude. Le découpage des disciplines n’est pas un élément neutre mais, pour une grande part, la conséquence des biais initiaux dans la définition même de la place que les sociétés ont assigné à la connaissance des faits de société. Le premier chapitre développe cette critique du nationalisme méthodologique. La mondialisation est aussi un événement paradigmatique en ce que sa prise en compte conduit à déplacer le « programme de recherche », au sens où le définissait Imre Lakatos [1994], c’est-à-dire les objectifs, les horizons et le centre de gravité de l’ensemble des démarches en sciences sociales. Si nous essayions de nous représenter la vie politique à l’échelle mondiale comme s’il s’agissait d’une duplication, en plus grand, de ce que nous connaissons déjà, nous serions comme cet homme qui a toujours vécu dans un univers à deux dimensions et qui se trouve soudain plongé dans un monde de volumes : nous ne comprendrions pas grand-chose. On ne peut certainement pas assimiler l’Assemblée générale de l’ONU à un parlement, pas plus qu’on ne peut considérer Greenpeace ou Amnesty International comme des partis politiques ordinaires. Le Monde n’est pas une simple extension de l’existant. Entre autres, l’existence des États, solidement fixés grâce à l’association entre puissance militaire, système redistributif et démocratie ; la forclusion de la logique westphalienne ; l’urbanisation en voie d’achèvement ; la présence d’entreprises de

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taille mondiale ; la disponibilité inédite des moyens très efficaces de mobilité (chapitre 6) et de télécommunication (chapitre 5) font qu’il est illusoire de croire que l’on peut déduire le mouvement actuel d’autres processus ayant eu lieu dans le passé. Regarder le Monde, c’est accepter de se laisser déranger par des objets qui seraient inclassables selon les normes cognitives inventées pour traiter des réalités localisées et datées dans d’autres espaces et d’autres temps. Si l’on accepte cette déstabilisation, rien n’empêche de se donner les moyens de penser, et de penser ensemble, le nouveau et l’ancien. Dire que le Conseil de sécurité n’est pas un gouvernement conduit à le comparer à des gouvernements, à approcher ses spécificités, à identifier des décalages et à inventorier les possibilités d’une gouvernementalité mondiale, qui ne passe d’ailleurs pas nécessairement par la reproduction du modèle national mis en place, pour l’essentiel, au xixe siècle.

SE LAISSER DÉRANGER Prendre la mesure des limites de nos instruments de mesure est la première condition pour en construire d’autres, capables de traiter ce que nous ne pourrions pas même discerner sans eux. Ainsi la mondialisation n’est pas qu’économique : elle touche plus massivement encore le domaine de la communication, des idées, de la culture scientifique et esthétique, des modes de vie. Elle s’applique fortement aux rapports sociaux, à la vie politique, au débat éthique. Elle s’inscrit dans une historicité qu’elle contribue à infléchir sa vitesse et ses rythmes, les vitesses relatives des mondialisations des différents lieux, les effets sur les temporalités des sociétés et sur chacune de leurs composantes constituent des caractéristiques essentielles du mouvement historique contemporain : la mondialisation est un événement qui change les temps du Monde (chapitre 13). Et bien sûr, elle bouleverse la géographie de quasiment tous les lieux de la planète, du plus grand au plus petit, et celle des liens entre ces lieux. Les interrelations au sein de cet ensemble global entre des dimensions autonomes produisent une multitude de changements, souvent inattendus, qui remettent en cause l’idée de stabilité comme celle que les tenants du « système international » ou ceux qui croient à une permanence des « cultures » nous proposent.

Un événement géographique

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Le Monde est un tout. On peut poser la question de savoir s’il fonctionne comme un système cohérent (chapitre 1), mais, en tout cas, le « principe holographique » y joue : le tout ne se réduit pas à ses parties, pas plus que les parties ne se réduisent au tout. Ainsi, le Monde est un échelon, mais son existence se manifeste à toutes les échelles : il est présent dans chaque lieu que, pourtant, il semble contenir. Autrement dit, tout en englobant… le globe, le Monde peut aussi être contenu dans chacune de ses localités. Et c’est bien ce que nous observons tous les jours en constatant la présence de la mondialité dans n’importe quel lieu choisi au hasard sur la planète. De même devons-nous reconnaître que la mondialisation produit à la fois de la convergence et de la différenciation, et non de l’uniformisation. Cela suggère de bien identifier la différence entre deux couples : général/particulier, le vieux ménage, fatigué, des maniaques du rangement, qui s’avère incapable de traiter le Monde actuel ; singulier/universel, qui n’est pas un couple de contraires mais une complémentarité de points de vue. Le Monde, justement, est incontestablement singulier (il n’y en a qu’un, il est unique dans sa configuration contemporaine) et aussi, par construction, universel, au moins potentiellement. Méthodologiquement, cela signifie qu’il est possible de sortir du dilemme de l’appauvrissement par élargissement : le Monde n’est pas plus compliqué que ses parties, ce qu’on pourrait croire si on l’imaginait comme la réunion de tous les bricà-brac qu’il inclut. Il est aussi complexe, mais pas plus, que ses éléments, et sa complication éventuelle n’est que le signe de nos limites à le problématiser et à l’analyser. S’il fait système, le Monde est un système dont les moteurs sont les multiples et contradictoires intentionnalités de ses habitants. Cela signifie que rien de ce qui s’y passe ne peut échapper à la logique du social avec ses acteurs (individus, groupes), ses objets (productions, organisations, institutions) et ses environnements (sociétés, nature). L’approche synchronique d’un objet spatial en mouvement rapide comme le Monde contemporain ne peut se réduire à une géohistoire braudélienne (ou à certaines des caricatures que Fernand Braudel lui-même en a faites), au sein de laquelle des forces éternelles ne feraient que jouer et rejouer dans un temps profondément immobile (chapitre 4). Les plaques tectoniques n’ont

pas le monopole du mouvement : les continents dérivent aussi. L’espace mondial est partie prenante de l’historicité de l’humanité : il produit et il s’y produit des réalités inédites, partiellement cumulatives et, pour l’essentiel, irréversibles.

UNE THÉORIE DE L’ESPACE AU RISQUE DE LA MONDIALITÉ

La mondialisation est enfin un événement théorique, car elle conduit à repenser un certain nombre de notions, notamment dans les sciences sociales de l’espace (chapitre 1). La mondialisation est une réalité fondamentalement géographique : la construction du terme le donne à voir. C’est le processus d’émergence d’un espace. Les concepts fondamentaux de la géographie y sont centraux ; distance : leur valeur et la manière de les mesurer ; échelle : que se passe-t-il quand on traite de l’échelon le plus grand, dernier de la série ? ; lieu : le Monde aussi peut-être vu comme un lieu comparable à d’autres contenus dans le Monde ; topographie et topologie : l’archipel de l’œcoumène se déchire ou se rassemble au gré des thèmes et des problèmes. Ces concepts sont à la fois perturbés et dynamisés par la mondialisation. Le Monde est à la fois un territoire, un réseau, une aire, un lieu. Les constructions théoriques portant sur l’espace ne peuvent plus être renvoyées à plus tard, comme on l’a trop fait en géographie. La doxa géographique croyait pouvoir maîtriser son petit monde (chapitre 1), mais elle a été mise à mal, lorsque ses notions, ses classements ou même sa toponymie ont été aussi lourdement chahutés. Quelles sont les limites de l’Europe ? Où commence le « Sud » ? (chapitre 14) Qui sont les « autochtones » ? Les individus mobiles sont-ils toujours des sédentaires ? Comme dans le cas de l’urbain (chapitre 7), où le brouillage des repères habituels appelle une théorie forte, la mondialisation convie les géographes et tous ceux qui veulent penser l’espace à se mettre en frais, à prendre des risques. De ces défis intellectuels majeurs, ressort l’idée qu’il existe une contrepartie cognitive à la mondialisation, qu’on peut résumer de la manière suivante : l’émergence du Monde nous oblige à penser autrement non seulement le Monde lui-même, mais aussi tout le reste. C’est ce que signifie le mot

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Introduction

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« cosmopolitique » dans les travaux d’Ulrich Beck [2006] : ce que le Monde change et doit changer dans nos visions du monde. Ce travail a été conçu dans l’esprit d’une géographie renouvelée aussi par l’objet-Monde. Le Monde est d’abord considéré comme un tout (première partie), puis étudié analytiquement dans ses logiques spatiales (deuxième partie), et thématiquement par le croisement entre l’espace et les dimensions non spatiales de la vie sociale (troisième partie). Enfin, par un retour à la globalité (quatrième partie), les enjeux du Monde comme aire et comme lieu sont présentés dans une synthèse conclusive.

AIDER Ce livre présente une réflexion et une argumentation d’un bout à l’autre collectives, en même temps qu’il donne toute sa place à la singularité de ses auteurs (voir l’Atelier « Qui a fait quoi ? »), car telle est justement notre idée de l’invention scientifique et de l’engagement personnel. Événement géographique, la mondialisation est un défi pour la connaissance, plus encore pour les géographes, qui sont invités à proposer des cadres de pensée utilisables par d’autres branches des sciences sociales. Ce livre se fixe pour objectif d’apporter une contribution en ce sens, et d’accompagner ainsi les étudiants, les enseignants et les chercheurs en géographie dans leur appropriation de cet objet en mouvement. Cette orientation vaut aussi invitation aux chercheurs en sciences sociales à prendre au sérieux la spatialité des sociétés, à la considérer comme une transversale potentiellement utile pour approcher la sociétalité du Monde, à en faire un concept solide plutôt qu’une métaphore plastique. Sur un objet aussi fondamentalement géographique que le Monde, l’espace se trouve immédiatement projeté au

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centre du dispositif de production de la social theory. Il s’agit donc, modestement, de fournir quelques ressources supplémentaires pour aider ces chercheurs à mieux percevoir les apports de l’approche spatiale, et à mieux en tirer avantage pour aborder les réalités d’échelle mondiale. L’âge postdisciplinaire ou en tout cas indisciplinaire adviendra d’autant plus rapidement que les acquis du moment disciplinaire des sciences sociales auront été intégrés par tous. Dans ce cadre, les cartes occupent une place importante dans ce livre, participant à l’ensemble du développement et organisant deux chapitres spécifiques (3 et 14). Il ne s’agit pas d’illustrations mais d’un point fort de l’argumentation. Le texte présenté ci-après précise la démarche qui a animé la construction de ces images et de leurs langages. La carte 1 exprime, de manière simple, une réalité fondamentale pour comprendre la vie quotidienne du Monde, l’inégal « remplissage » des fuseaux horaires, dans un contexte où le poids des longitudes au sein de systèmes de mobilité qui butent à la fois sur les limites de la vitesse de croisière des avions et sur les effets secondaires du décalage horaire, n’a sans doute jamais été aussi important. Enfin, l’objectif est d’aider les citoyens à être mieux en mesure de penser, projeter et piloter la mondialisation. De ce qui précède, il ressort que la mondialisation est une affaire d’acteurs. Elle sera d’autant plus réussie, de leurs points de vue, que ces acteurs seront pleinement conscients de l’aventure à laquelle ils participent. Toutes ces visées sont en fait convergentes. Elles se résument à l’idée d’utiliser les outils propres de la démarche scientifique – cohérence des énoncés, pertinences des propositions, accessibilité du discours – pour éclairer les choix qu’il revient aux citoyens, et parmi eux les chercheurs, de traiter et de trancher.

Un événement géographique

Carte 1

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Décalage horaire par rapport à l’heure de Greenwich (GMT)

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Cartogramme selon la population

Habiter les longitudes : le peuplement des fuseaux horaires. Cartographie selon deux modes de représentation différents

Conception : Jacques Lévy Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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Intro

Introduction

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2. Lire le Monde par la carte

« Mais quelle étrange leçon de géographie je reçus là ! Guillaumet ne m’enseignait pas l’Espagne ; il me faisait de l’Espagne une amie. Il ne me parlait ni d’hydrographie, ni de populations, ni de cheptel. Il ne me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui, près de Guadix, bordent un champ : “Méfie-toi d’eux, marque-les sur ta carte...” Et les trois orangers y tenaient désormais plus de place que la Sierra Nevada. Il ne me parlait pas de Lorca, mais d’une simple ferme près de Lorca. D’une ferme vivante. Et de son fermier. Et de sa fermière. Et ce couple prenait, perdu dans l’espace, à quinze cents kilomètres de nous, une importance démesurée. Bien installés sur le versant de leur montagne, pareils à des gardiens de phare, ils étaient prêts, sous leurs étoiles, à porter secours à des hommes. Nous tirions ainsi de leur oubli, de leur inconcevable éloignement, des détails ignorés de tous les géographes du monde. » Antoine de Saint-Exupéry, 19391.

C

et ouvrage, mettant en œuvre une géographie innovante, se devait d’être également en pointe dans le domaine de la cartographie. À plus d’un titre, il est l’ébauche d’un manifeste pour une « nouvelle cartographie ». En voici les éléments clés.

L’IMAGE DU MONDE : CARTOGRAMMES ET PROJECTIONS Beaucoup des cartes présentées ici reposent sur un fond de carte inhabituel, que l’on nomme « cartogramme », et qui se différencie des fonds classiques par le fait que la superficie des continents est en rapport avec leur population, et non avec celle des

territoires qui les composent. Pour comprendre l’intérêt de ce type de fond, il convient de revenir aux fondements de ce que l’on nomme « fond de carte ». Un fond de carte a deux usages. D’une part, il sert à localiser une information, et pour le lecteur de la carte à se repérer et à apprécier des positions relatives. Ce qui permet le repérage, c’est la reconnaissance par le lecteur de voisinages et de formes connus, comme celles de côtes, comme des tracés frontaliers, des fleuves, etc. Il est d’ailleurs souvent intéressant de figurer une information géographique ponctuelle (concernant des lieux du monde) sans tracé de fond de carte, car le regard du lecteur n’est alors pas contraint dans les associations graphiques qu’il constitue.

Notes 1

Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1994 [1939], p. 176.

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Introduction

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D’autre part, le fond de carte sert souvent de support à une information, quand par exemple on choisit de colorier de différentes couleurs les pays du Monde. Dans cette perspective, on utilise le plus souvent un pavage d’unités géographiques, considérées alors comme des cases à colorier, mais ce pavage est rarement régulier comme un quadrillage, et emprunte plutôt aux trames habituelles et servant à la production statistique, définissant des « cases » de superficies inégales. Dès lors, le poids visuel d’une information représentée par une couleur dépend de la taille de la « case » colorée, outre le poids visuel de la couleur elle-même. Un pays de grande superficie qui occuperait une grande surface sur la carte et qui serait colorié d’une couleur donnée se verrait bien plus, et aurait plus d’influence sur la lecture de la carte que n’en aurait la même information portée par la « case » représentant un pays peu étendu, et occupant donc une superficie moindre sur la carte. Un fond de carte dessine donc a priori une image du Monde. Celle-ci présente trois caractéristiques. Son allure globale, d’abord, qui détermine la forme générale des continents, leur position relative, et qui possède des propriétés géométriques plus ou moins utiles à la lecture de la carte. En second lieu, des formes et des voisinages, permettant le repérage fin. Enfin, les superficies des éléments de base du fond de carte (pays, régions administratives) déterminent a priori le « poids visuel » qu’auront les différentes parties du monde dans l’image globale. La fabrication d’un fond de carte adapté à la représentation d’un phénomène donné doit alors jouer sur ces trois paramètres : géométrie globale, formes et voisinages, poids visuels. Mais dans tous les cas, il ne peut s’agir que d’un compromis graphique, car le cartographe ne dispose que d’outils imparfaits, au nombre de deux : la projection et le cartogramme. La projection est une machine à aplatir la sphère terrestre. Son réglage peut être plus ou moins sophistiqué, mais quoiqu’il en soit, elle sert à placer sur le plan du support cartographique (une feuille de papier, un écran d’ordinateur…) des points de référence (des lieux) qui sont dans la réalité répartis sur une sphère. L’opération oblige à des déformations, des déchirures, et in fine le processus de projection joue sur les trois tableaux : il définit une géométrie globale du Monde, il modifie les formes et les

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voisinages, et il modifie les superficies des parties du Monde. Certaines projections conservent toutefois parfaitement les rapports de superficies – elles sont dites équivalentes. L’ouvrage utilise deux de ces projections : la projection de Mollweide (voir carte 1), équivalente, et la projection de Buckminster Fuller (voir carte 2), quasi équivalente. La projection de Mollweide conserve les rapports de superficie, donc les rapports de poids visuels qu’auront sur la carte les superficies sur le terrain, mais elle n’est pas exempte de déformations. Toutefois, l’image globale du Monde renvoie à celle des planisphères les plus courants, présentant les Amériques à gauche, l’Europe et l’Afrique au centre, l’Asie à droite, coupant en deux le Pacifique. C’est une projection classique, ne changeant pas les habitudes des non-spécialistes. La projection de Buckminster Fuller est en revanche bien plus inhabituelle. Sa qualité première est qu’elle respecte très bien les superficies et les formes, mais c’est au prix d’une image globale du Monde qui le met littéralement sens dessus dessous. On peut en effet le tourner dans tous les sens, et le choix d’une orientation induit qu’au moins une grande partie du monde se trouve figurée à l’envers par rapport à l’habitude (pôle Nord en haut, pôle Sud en bas, Ouest à gauche, Est à droite). Mais ce qui est un inconvénient pour un lecteur non averti, qui aura du mal à se repérer, est un avantage quant à l’adéquation du projet cartographique à son objet. La projection de Fuller, sans orientation ni déchirement du Pacifique, correspond bien à l’idée que l’on peut se faire du Monde mondialisé, pour lequel l’opposition Nord/Sud n’est plus qu’une clé de lecture parmi d’autres, et permet en outre de figurer les flux transpacifiques sans que ceux-ci soient coupés. Les cartogrammes sont quant à eux une machine à pondérer l’espace de la carte. Des trois caractéristiques du fond de carte, l’image globale et les formes et voisinages peuvent être assez bien traités par des projections adaptées. En revanche, implicitement, la projection produit des superficies qui sont à l’image de celles du terrain, cela d’autant plus que la projection est équivalente. Or, la superficie sur le terrain n’est pas toujours essentielle à la compréhension géographique d’un problème donné. Il est même souvent bien plus intéressant d’apprécier un phénomène social à l’aune de la population qu’il concerne

Lire le Monde par la carte

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plutôt qu’à celle de la superficie qu’il couvre. Dans un Monde où la majorité des individus sont des urbains, on est même fondé à penser que l’essentiel de ce qui concerne les sociétés est invisible sur un planisphère, sur lequel l’extension géographique des villes, ces grands espaces occupant par définition relativement peu de place, est elle-même invisible. En termes de poids visuel sur la carte, le vote urbain en France, par exemple, pourtant majoritaire en voix, est insignifiant, et les cartes électorales classiques (euclidiennes) donnent toujours l’impression que le gagnant du scrutin est le parti ayant remporté les élections dans les campagnes. Pour rendre compte des phénomènes sociaux, au premier rang desquels la mondialisation, il faut donc donner sur la carte un poids visuel important à la Société, ce qui suggère de grossir les « cases » des zones peuplées, et de réduire la taille des « cases » peu peuplées. C’est la raison pour laquelle la cartographie de l’ouvrage a souvent recours aux cartogrammes pour figurer à leur juste poids les phénomènes sociaux de la mondialisation. Parfois, ce n’est pas la population qui est choisie comme unité de surface, mais une variable en rapport avec la problématique traitée, comme le PIB, par exemple, donnant un poids visuel important aux pays qui produisent le plus de richesses. La fabrique des cartogrammes (voir encadré 1) met en œuvre un processus simple dans son principe, mais quelque peu complexe dans la pratique. En effet, il s’agit de placer le curseur au bon endroit, entre déformation du fond de carte connu de tous (euclidien) et respect des poids visuels escomptés. Le principe de fabrication des cartogrammes suppose en effet de déformer un planisphère classique, de manière à ce que la superficie de chacune des « cases » qui le composent (pays, régions administratives…) soit proportionnelle à la population

qu’elle porte. Toutefois, la modification des tailles des cases induit des distorsions, dans la mesure où il est également nécessaire de respecter les voisinages immédiats (topologie). Au bout du compte, un excellent respect des rapports de superficie, et donc de poids visuel, peut conduire à produire un fond de carte dont les déformations par rapport aux fonds connus sont telles que le Monde en devient absolument méconnaissable. Le lecteur ayant perdu tous ses repères, la carte est alors illisible. Techniquement, il est donc théoriquement souhaitable que le fond de départ présente de petites « cases », de taille identique, ce qui permet de localiser précisément les déformations, et donc d’attribuer un poids visuel à une région du monde selon une localisation tenant compte avec précision de la géographie du peuplement. Cette condition est théorique car elle ne tient pas compte de la disponibilité de chiffres de population fiables. Mais quand bien même un cartogramme de la population en carroyage serait produit (ce qui reste à tenter), demeurera le problème du respect de la topologie (les frontières communes), étant donné que, ce faisant, les contrastes de population entre cases voisines pouvant être très importants, les déformations de proche en proche risquent de produire des tracés aberrants en l’état actuel des technologies cartogrammatiques disponibles. Les cartogrammes de cet ouvrage essaient autant que possible de placer le curseur sur une position acceptable quant à l’objectif de poids visuel et quant à la distorsion des formes habituelles. Tout comme les cartes euclidiennes classiques, les cartogrammes sont utilisés sous les deux projections retenues (voir cartes 3 et 4) qui, puisque équivalentes, ne modulent pas une seconde fois les superficies produites par la confection du cartogramme (notons cependant que, comme les cartogrammes, les projections peuvent modifier les superficies enregistrées sur le terrain).

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Introduction

Carte 1 Planisphère des États du Monde, projection de Mollweide Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Groenland Islande Canada

États-Unis

Mexique

Cuba

Haïti Rép. dom. Belize Guatémala Honduras Salvador Nicaragua Guyana Costa Rica Surinam Venezuela Panama Guyane Colombie française Équateur

Brésil

Pérou

Europe 1. Albanie 2. Allemagne 3. Autriche 4. Belgique 5. Bosnie-Herzégovine 6. Bulgarie 7. Croatie 8. Hongrie 9. Luxembourg 10. Moldavie 11. Pologne 12. Pays-Bas 13. République de Macédoine 14. République tchèque 15. Roumanie 16. Serbie et Monténégro (avant 2006) 17. Slovaquie 18. Slovénie 19. Suisse

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Bolivie

Chili

Paraguay

Uruguay Argentine

Antarctique

Lire le Monde par la carte

Angola Zambie

PapouasieNouvelle-Guinée

Malawi

Mozambique Maurice Namibie Zimbabwe Madagascar Botswana La Réunion Swaziland Lesotho Afrique du Sud

Australie

NouvelleZélande

Antarctique

Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet

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Suède

Finlande Russie Es. Le. Danemark Li. Biélorussie Irlande R-U 12 11 Kazakhstan 2 Ukraine 49 14 17 3 8 France 19 18 Mongolie 15 10 7 5 16 6 Ouzbékistan Géorgie Corée Kirghizistan 13 Espagne Arménie Azerbaïdjan du Nord Italie 1 Portugal Turkménistan Tadjikistan Grèce Turquie Chypre Syrie Corée Japon Tunisie Iran du Sud Liban Chine Afghanistan Irak Maroc Aut. palest. Jord. Koweït Népal Bhoutan Israël Pakistan Bahreïn Algérie Libye Sahara EAU Égypte occidental Bangladesh Qatar Arabie Taïwan Saoudite Birmanie Oman Mauritanie Mali Laos Inde Sénégal Niger Érythrée Yémen Tchad Thaïlande ambie Burkina Soudan Cambodge Djibouti Faso ée-B. Nigeria Philippines Guinée Viêt Nam Rép. Benin Éthiopie rra Leone centrafricaine Somalie Sri Lanka Liberia Brunei Cameroun Malaisie Côte d'Ivoire Togo Ouganda Ghana Singapour Congo Kenya Guinée équ. Rwanda Rép. dém. Gabon Indonésie du Congo Burundi Tanzanie Norvège

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Introduction

Carte 2 Planisphère des États du Monde, projection de Buckminster Fuller

10. Moldavie 11. Pologne 12. Pays-Bas 13. République de Macédoine 14. République tchèque 15. Roumanie 16. Serbie et Monténégro (avant 2006) 17. Slovaquie 18. Slovénie 19. Suisse

La Réunion Maurice

Afrique du Sud Lesotho

Namibie

Guinée équ.

Côte d'Ivoire Ghana Togo Bénin

Tadjikistan

Kazakhstan

Kirghizistan Népal

Bangladesh

Russie

Bhoutan

Birmanie

Thaïlande Laos Malaisie Cambodge Singapour Viêt Nam

Mongolie Chine

Brunei Philippines Indonésie

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Sénégal

Angola

Sri Lanka

Australie

PapaousieNouvelle-Guinée

NouvelleZélande

Sierra Leone Liberia Guinée Guinée-Bissau Gambie

Burkina Mauritanie Faso Gabon Swaziland Sahara Nigeria occidental Zambie Congo Mali Zimbabwe Cameroun Rép. dém. Mozambique du Congo Niger Rép. Malawi Burundi Algérie Maroc centrafricaine Rwanda Madagascar Portugal Tanzanie Tchad Ouganda Espagne Tunisie Libye Kenya Soudan Éthiopie Égypte Italie France Irlande Érythrée Grèce 19 4 Djibouti 1 18 9 Aut. palest. 7 5 1316 3 2 12 R-U Somalie Israël Chypre 6 14 Arabie 15 8 17 Saoudite Jord. Liban Danemark 11 Yémen Bahreïn Turquie 10 Irak Syrie Norvège Li. Qatar Koweït Ukraine Biélo- Le. Arménie russie Es. Suède Oman EAU Géorgie Azerbaïdjan Iran Finlande Turkménistan Pakistan Afghanistan Ouzbékistan Botswana

Inde

Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet

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Europe 1. Albanie 2. Allemagne 3. Autriche 4. Belgique 5. Bosnie-Herzégovine 6. Bulgarie 7. Croatie 8. Hongrie 9. Luxembourg

Taïwan

Corée du Nord Corée du Sud

Japon

Lire le Monde par la carte

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Guyane française Suriname Guyana Venezuela

Rép. dom. Haïti Cuba

nde

Colombie

Nicaragua

roenland

Honduras Belize

Panama Équateur

Brésil

Paraguay Bolivie Pérou

Uruguay

Argentine

Chili

Costa Rica

Salvador Guatémala Antarctique

États-Unis Mexique Canada

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Introduction

Carte 3 Cartogramme des États du Monde selon leur population, projection de Mollweide

États-Unis

Mexique

Cuba

Belize Haïti Rep. dom. Jamaïque Porto Rico Guatemala Honduras Salvador Nicaragua Costa Rica Panama

Venezuela Colombie

Équateur

Guyana Surinam Guyane française

Pérou Bolivie

Polynésie française

Brésil Paraguay

Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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Canada

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Chili

Uruguay Argentine

Surface des pays proportionnelle à leur population en 2005 (exprimée en millions d’habitants) 100 50 1

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Cartogramme selon la population

Lire le Monde par la carte

Groenland Islande

Norvège Finlande Suède Mongolie Le. Es. Kazakhstan Russie Danemark Li. BiéloOuzbék. Kirghizist. russie Pays-Allemagne Irlande Tadjikist. Bas Pologne Ukraine Népal Turkmén. Royaume- Belg. Rép. tch. Moldavie Azerb. Afghanistan Uni Slova. Lux. Bhoutan Géorgie Autriche Hongrie Suisse Slové. Roumanie Arménie Croatie S.&M. Pakistan France B.H. Bulgarie Iran Mac. Turquie Portugal Syrie Espagne Italie Alb. Irak Liban Grèce Koweït Israël Algérie Maroc Jordanie EAU Inde Tunisie Bangladesh Égypte Arabie Sahara occ. Libye Saoudite Oman Mali Niger Mauritanie Bur. F. Sénégal Tchad Érythrée Yémen Gambie Soudan uinée-Bissau Nigeria Birmanie Djibouti Guinée Sierra Leone Rép. c. Éthiopie Cameroun Somalie Liberia Ouganda Bénin Côte d'Ivoire Guinée Ghana Kenya équat. Rwanda Togo Sri Lanka Gabon Rép. dém. Burundi Congo du Congo Tanzanie Angola Malawi Zambie Namibie Zimbabwe

Mozambique Madagascar

Botswana

Swaziland Afrique du Sud

Lesotho

Maurice

La Réunion

Corée du Nord Corée du Sud Japon

Chine

Taïwan Laos Philippines

Thaïlande Cambodge Viêt Nam Malaisie

Brunei

Singapour PapouasieNouvelle-Guinée

Indonésie Timor oriental

Australie

Nouvelle-Zélande

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Introduction

Carte 4 Cartogramme des États du Monde selon leur population, projection de Buckminster Fuller Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Lesotho Côte d'Ivoire Liberia Sierra Leone Namibie Ghana Guinée Botswana Guinée-Bissau Zambie Congo Togo Bénin Gambie Gabon Swaziland Sénégal Angola Gui. équ. Mauritanie Zimbabwe Mali Rép. dém. Sahara occ. Bur. F. Mozambique du Congo Nigeria Malawi Burundi Rwanda Cam. Maroc Niger Tanzanie Ouganda Rép. c. Algérie Portugal La Réunion Kenya Tunisie Madagascar Tchad Espagne Libye Soudan Éthiopie Maurice Somalie Érythrée France Djibouti Italie Égypte Irlande Suisse Grèce Yémen Alb. Lux. Croatie Arabie S. Israël Mac. B.H. Belg. Royaume-Uni Slové. Chypre Jor. S.&M. Autriche Liban Oman Bulgarie Hongrie Pays-Bas Koweït Syrie Rep. T. EAU Irak Slova. Allemagne Turquie Roum. Afrique du Sud

Iran Pakistan

Turkmé. Afghanistan Ouzb.

Inde

Bangladesh Birmanie

Mongolie

Laos Cambodge Chine

Singapour Viêt Nam

Brunei Philippines

Taïwan

Corée du Sud Japon

Australie

Timor oriental PapouasieNouvelle-Guinée

Nouvelle-Zélande

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Islande Groenland

Kirghizistan Népal Bhoutan

Thaïlande

Indonésie

Russie

Tajikistan Kazakhstan

Sri Lanka

Malaisie

Moldavie Pologne Danemark Norvège Arménie Ukraine Li. Suède Georgie Biélo- Le. Finlande Es. Azer. russie

Corée du Nord

Brésil Porto Rico Rep. dom. Haïti Jamaïque

Venezuela Colombie Équateur Panama

Bolivie

Uruguay

Paraguay

Argentine

Pérou Chili

Cuba

Costa Rica Honduras Nicaragua Salvador Belize Guatemala

Canada États-Unis

Mexique

Surface des pays proportionnelle à leur population en 2005 (exprimée en millions d’habitants) 100 50 1

Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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Cartogramme selon la population

Lire le Monde par la carte

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Introduction

ENCADRÉ 1. LA FABRIQUE DU CARTOGRAMME

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La construction de cartogrammes recourt à un procédé technique de traitement du fond de carte élaboré comportant plusieurs étapes que nous présentons ici. Production du cartogramme « régional » en projection de Mollweide. Le fond de carte, qui va être soumis à la transformation de ses surfaces, doit répondre à une première condition. La projection cartographique du planisphère initial doit être équivalente, c’est-à-dire qu’elle garde l’exactitude des superficies des États cartographiés. La projection de Mollweide a été choisie pour cette propriété. Le fond de carte initial employé pour cette méthode représente les pays du monde en 2005. La transformation de ce fond de carte s’effectue par un logiciel développé en Visual Basic depuis le logiciel Arc GIS2. Il s’appuie sur la méthode du rubber sheet3, assimilant l’espace à une « feuille de caoutchouc », qui s’étire en certains endroits et se rétracte en d’autres, ce qui permet d’assurer la continuité de l’espace et la préservation de sa topologie. Toutefois, la topologie, qui décrit les propriétés de l’espace telles que ses limites ou la contiguïté des régions, est soumise à de redoutables contraintes suivant les configurations géographiques du peuplement. La préservation des propriétés de l’espace pendant la déformation est contraignante. Les logiciels actuels, y compris ceux employés pour ce traitement, ne permettent pas de déformer des fonds de carte sans risquer de rompre la topologie initiale, surtout dans les cas où les contrastes de population sont forts d’une région à l’autre. Par exemple, le rapport entre les populations des régions voisines de Chine (citons Heilongjiang, dont Harbin est la capitale, avec environ 36 millions d’habitants) et de Russie (le district de Primorskiy, dont Vladivostok est la capitale, regroupe environ 2 millions d’habitants) est bien supérieur au rapport entre les superficies de ces mêmes régions (18 pour le rapport de la population de ces régions contre moins de 3 pour le rapport des superficies). Afin d’atténuer ces contrastes, les régions des pays de moins de 10 millions d’habitants, au sein desquels la répartition géographique de ceux-ci est peu pertinente à l’échelle mondiale, ont été fusionnées pour former les États auxquelles elles appartiennent, et sera la préoccupation majeure de l’étape suivante du traitement. Les pays très peuplés (Chine,

Inde) répercutent sur les états voisins faiblement peuplés un fort risque d’erreur. Ainsi en Afrique, le poids du Nigeria complique la représentation des États voisins bien moins peuplés, notamment du Bénin, du Tchad ou du Soudan. Au voisinage du sous-continent indien fortement peuplé, de la Russie (très vaste mais de faible densité de population) et de la Chine très peuplée, la topologie des États d’Asie centrale est soumise à de fortes contraintes, parfois opposées, qui produisent une moins bonne proportionnalité des surfaces. Toutefois, l’erreur reste modeste, puisqu’elle est au maximum de 2,5 % (en plus ou en moins) par rapport à l’égalité parfaite, et les trois quarts des écarts se situent entre 99,75 % et 100,25 % (voir carte 5). Cette représentation de bonne qualité est utilisable comme toute autre base de données spatialisées qui peut être projetée dans un système différent. Après ce traitement automatique, le fond de carte est généralisé. Cette étape n’est pas uniquement l’adaptation des formes géographiques à un niveau de lisibilité, mais elle donne l’occasion de corriger la topologie des États maladroitement déformés par l’algorithme et d’améliorer la proportionnalité des superficies. L’appréciation de la qualité de la proportionnalité de ces superficies est indispensable à la validation du traitement et de la généralisation. La méthode employée repose sur la part de la population de chaque pays et/ou région dans la population mondiale. Cette part de population doit être équivalente à la part de superficie de chaque État/région sur le cartogramme dans la superficie totale des terres émergées du cartogramme. La projection Fuller a été appliquée au cartogramme pour représenter d’une seconde manière l’espace mondialisé. Cette projection isole dans des formes triangulaires (des faces), des parties du globe pour les traiter séparément. La taille des faces est adaptée aux distances euclidiennes et leurs bordures se situent dans les océans, favorisant une image d’un Monde qui ressemble à un archipel unique. L’adaptation du cartogramme en projection de Mollweide à la projection de Buckminster Fuller nécessite une nouvelle étape qui doit gérer une difficulté supplémentaire : le placement des « déchirures » du fond de carte.

Notes 2

3

30

Application en Visual Basic libre d’utilisation et téléchargeable sur le site Internet http://arcscripts.esri.com. Une note de l’auteur accompagne cette page et décrit son développement : Eric Wolf, « Creating Contiguous Cartograms in ArcGIS 9 », Conférence internationale des utilisateurs, ESRI, San Diego, 2005. La méthode est décrite dans l’article suivant : Dougenik (J. A.), Chrisman (N. R.) et Niemeyer (D. R.), « An Algorithm to Construct Continuous Cartograms », Professional Geographer, 37, 1985, p. 75-81.

Lire le Monde par la carte

Carte 5

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Cartogramme selon la population

Les écarts de proportionnalité entre données de référence et surfaces sur la carte : projection Mollweide

Échelle des surfaces

(en millions d'habitants) 100 1

Rapport entre la surface théorique et la surface du cartogramme (en %) 84,4 - 90 90 - 99

Pays sur-évaluant la population : leur surface devrait être réduite avec le pourcentage indiqué

99 - 101 101 - 110 110 - 117,3

Pays sous-évaluant la population : leur surface devrait être agrandie avec le pourcentage indiqué

Les grands pays peuplés d’Asie, dont les superficies sur le cartogramme se sont accrues considérablement après le traitement, dépassent les limites des faces de ce système de projection : la Chine et l’Inde n’y échappent pas. Une première manipulation consiste donc à reconstituer ces parties, afin de conserver une continuité de l’espace dont la forme s’approche de la configuration de référence. Le résultat est visible sur la carte 6. La carte 7 montre les écarts de proportionnalité ainsi produits. La nouvelle métrique qu’instaure le cartogramme produit des formes inhabituelles, parfois méconnaissables dans les

Conception : Dominique Andrieu Réalisation : Dominique Andrieu Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

cas de densités de population excessivement faibles comme l’Alaska ou le Groenland. Cette « mise en forme » particulière pose le problème de la lecture du cartogramme au regard des habitudes prises par la perception des cartes qui s’appuie sur la reconnaissance de formes et de leur contiguïté. Dans ces cartogrammes, la lecture est différente des cartes et des planisphères, car un pays n’est pas « vaste », il est « peuplé » (ou « productif » si nous réalisions le cartogramme sur le PIB). En tant que lecteur de ces images, il faut admettre de renouveler notre perception de l’espace et notre conception du Monde qu’il donne à voir.

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Introduction

Carte 6

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Cartogramme selon la population

L’application de la projection de Fuller au cartogramme Mollweide

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Échelle des surfaces

(en millions d'habitants) 100 1

Continuité des surfaces à reprendre

Faces de la projection

COMMUNICATION CARTOGRAPHIQUE : SÉMIOLOGIE DU PROBLÈME ET LOGIQUE DE L’IMAGE Depuis longtemps, trop sans doute, la cartographie française est dominée par ce qu’on pourrait appeler une « sémiologie des données ». Elle entretient l’illusion qu’une carte est le produit simple et linéaire de choix successifs, répondant à une série de questions simples : nature statistique des données, type d’implantation graphique, type d’information à restituer, modalité d’usage de la carte. Cette recette cartographique a fait ses preuves dans la confection de cartes thématiques, mais surtout dans une optique exploratoire pour la recherche en géographie. Elle a aussi fait quelques dégâts, laissant penser que

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Conception : Dominique Andrieu Réalisation : Dominique Andrieu Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

des marges de manœuvre cartographiques étroites départagent nettement cartes justes et cartes fausses, réduisant par contrecoup le champ de la cartographie « sérieuse » à celui de la cartographie thématique (essentiellement « choroplèthe », c’est-à-dire en surfaces colorées), et permettant de négliger ce qui fait pourtant le cœur du travail cartographique : produire une image. Dès lors que la carte arrive en fin d’un processus de production linéaire, on suppose que l’image résultante d’un tel processus est juste du fait de la justesse des choix de production, et on ne remet pas le travail sur le métier. La première carte est pourtant autant un résultat qu’un nouveau point de départ, sur lequel s’exerce la critique, animée par une question simple : cette image communique-t-elle une idée ? Une idée qui n’est géographique que dans la mesure où elle correspond à une spatialité, mais qui demeure une idée, intégrable dans le cadre d’une

Lire le Monde par la carte

Carte 7

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Cartogramme selon la population

Les écarts de proportionnalité entre données de référence et surfaces sur la carte : projection Fuller

1

Rapport entre la surface théorique et la surface du cartogramme (en %) : 87,3 - 90 90 - 99 99 - 101 101 - 110 110 - 120,3

Pays sur-évaluant la population : leur surface devrait être réduite avec le pourcentage indiqué Pays sous-évaluant la population : leur surface devrait être agrandie avec le pourcentage indiqué

Échelle des surfaces

(en millions d'habitants) 100 1

pensée du social qui, elle, ne peut se limiter à sa dimension spatiale. Les cartes de l’ouvrage relèvent d’une autre épistémologie de la cartographie, celle de la « communication cartographique ». Elle repose sur deux principes : une « sémiologie des problèmes » et une « logique de l’image ». S’il est évident que les principes de la sémiologie graphique sont à la base de la conception des cartes, il ne faut pas croire que ces principes sont autant de règles, qu’il suffirait

Conception : Dominique Andrieu Réalisation : Dominique Andrieu Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

d’appliquer « en aveugle », c’est-à-dire sans regarder l’image-résultat. La sémiologie des cartes de ce livre repose donc sur des principes connus, mais elle n’est pas le produit d’automatismes, et relève pour chacune de choix qui tiennent compte d’essais successifs, d’ajustements nombreux, et d’échecs décourageants. D’une manière générale, nous avons essayé de nous conformer à quelques règles de représentation intangibles, souffrant peu d’exception, dont voici les plus structurantes.

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Introduction

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Règle de choix des projections. La projection de Buckminster Fuller est théoriquement la plus adaptée à la représentation des logiques spatiales de la mondialisation. Ceci étant, nous avons dit que son caractère non conventionnel peut poser des problèmes de lecture aux non-initiés. Néanmoins, dans un esprit didactique et militant, nous avons souvent choisi d’utiliser cette projection, dans la mesure où la lecture de la carte ne s’en trouvait pas gênée fortement. Notons cependant que le recours à la projection de Mollweide présentait aussi dans certains cas l’avantage de ne pas faire porter la nouveauté de l’image sur les deux fronts du contenu de la carte, d’une part, et de sa projection, d’autre part. On a donc parfois préféré ne pas bousculer les habitudes pour mieux faire passer le message cartographique de fond. Règle de choix des cartogrammes. Dans la mesure où la problématique d’une carte impliquait fortement l’individualité, et a fortiori quand les individus constitués en groupes sociaux pondéraient le rôle des communautés nationales ou régionales formelles (États, régions administratives), le choix du fond de carte s’est porté sur les cartogrammes de population, et sur les cartogrammes selon le PIB pour certaines problématiques économiques. En revanche, quand le gain de significativité permis par le cartogramme ne valait pas la perte de lisibilité de la carte découlant des déformations du cartogramme, le fond euclidien a été retenu. Règle de dissociation des couches cartographiques. La sémiologie cartographique de l’ouvrage a recours au concept de « couches cartographiques ». Chaque carte peut ainsi potentiellement accueillir trois couches d’informations (outre les informations textuelles). L’une est « au niveau » du fond de carte comme, par exemple, les à-plats de couleur, mais aussi les figurés proportionnels plans tels que les disques. Une autre « flotte » au-dessus de la carte. Elle se place en surcharge, masquant partiellement le premier niveau, mais l’information qu’elle porte n’est pas nécessairement liée à l’information sousjacente (même si la confrontation reste possible). Une troisième couche, utilisée avec parcimonie, est placée « en dessous » du premier niveau, comme à l’arrière-plan de la carte. Elle n’est rendue visible qu’au travers des trous et des découpes opérés dans la couche du fond de carte, qui sert de niveau de

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référence. Ce découpage en trois couches permet de dégager des marges de manœuvre cartographiques, tout en jouant le rôle de garde-fou pour maintenir un ordre et une cohérence dans l’image finale. Règle sémiologique des cartogrammes. Quand une information doit être portée en à-plats de couleurs sur le fond de carte, si cette information gagne en significativité quand elle est pondérée par la population qu’elle concerne (plus ou moins directement), un cartogramme est utilisé comme fond de carte à colorer (pour autant que ce choix soit judicieux au regard des autres règles énoncées). Au sein de la couche de fond en cartogramme, les variables et l’échelle des superficies doivent être homogènes quels que soient les objets. Cela signifie que l’usage des disques proportionnels est possible à cette condition, et que la superficie de ces disques est comprise dans la superficie des pays qui les « contiennent », ces figurés étant du reste positionnés de manière à ne pas « dépasser » de leur pays. C’est en particulier le cas de la carte de la coprésence, dont le cartogramme et les disques proportionnels sont à la même échelle. Règle de l’art cartographique. Au sortir d’une parenthèse historique qui avait commencé avec l’arrivée de l’informatique et le vocabulaire graphique fruste de ses débuts dans l’univers des cartographes, il est temps de redécouvrir l’héritage esthétique de la tradition cartographique. Prendre les curiosités graphiques des cartes anciennes pour des fioritures non scientifiques, au mieux pour du bruit visuel, c’est courir le risque de ne pas apprécier à sa juste valeur l’étendue d’une palette de procédés que des générations d’artisans cartographes ont inventés en vue de donner une image riche de l’espace. Il n’est du reste pas très sage de penser la carte en général en fonction des outils dont on dispose pour réaliser des cartes particulières. Dans cette perspective, nous avons voulu explorer l’étendue des possibles qu’offrait l’utilisation des dégradés, des ombrages et des transparences en tant que procédés cartographiques. Il s’agissait de faire passer ces procédés du statut d’artifices infographiques, sans rapport de sens avec la carte, à celui de technologies cartographiques à part entière. Plusieurs combinaisons de ces trois procédés ont donc été utilisées en vue de rendre visibles les couches de la carte. En particulier, les symboles proportionnels occupant la couche supérieure des

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cartes ont été dessinés de manière à figurer des boules, voire des bulles, lorsqu’une transparence leur était appliquée. Outre l’effet de « décollement » que permet ce procédé, dissociant nettement la couche supérieure de la couche intermédiaire, ou l’intermédiaire de l’arrière-plan, un grand nombre de boules voisines ou superposées donnent l’impression de grappes. Alors que des disques se superposant sousestiment nettement le phénomène qu’ils représentent (la superficie superposée réduit alors d’un facteur deux ce qu’elle montre), l’effet de grappe, s’il ne corrige pas totalement cet inconvénient très dommageable, présente l’intérêt d’induire une lecture « en volume » de la carte, reconstituant au moins partiellement les quantités en jeu, l’effet d’agglomération accroissant de surcroît l’impression de masse. Règle de simplicité. Enfin, un effort de simplification a guidé le processus de fabrication des cartes. La simplification a d’abord porté sur la conception des cartes et l’information qu’elles portaient, fort du constat maintes fois réitéré du fait que la qualité d’une carte est étroitement liée à la qualité des idées qu’elle veut communiquer. Il n’y a pas de carte claire sans idée claire, ni sans message clair. Ceci passe en particulier par la clarté de la pensée géographique mobilisée par le concepteur de la carte. Par ailleurs, nous nous sommes efforcés de simplifier la lecture des cartes. Autant que possible, nous avons par exemple privilégié le choix de seuils de classes ayant un sens évident, et qui soient facilement mémorisables (le seuil de 50 % pour exprimer une majorité par exemple). De même, nous avons souvent préféré utiliser une proportionnalité par classe des figurés ponctuels, plutôt qu’une proportionnalité continue, de manière à distinguer trois ou quatre niveaux dans l’intensité d’un phénomène, et clarifier ainsi l’image cartographique. La forme des légendes reprend quant à elle les différences de traitement cartographiques qu’encadrent les règles énoncées.

DANS L’ATELIER DU CARTOGRAPHE La cartographie, c’est un métier. Mais un métier en appelant à des savoir-faire de plus en plus spécifiques, obligeant le cartographe à se spécialiser, et à rendre plus étroite sa collaboration avec d’autres producteurs de savoir, au premier rang desquels les

géographes. C’est ainsi que chacune des cartes de l’ouvrage est le résultat d’une collaboration entre au moins six personnes, chacune prenant successivement en charge une étape du processus. C’est à ce titre que la cartographie ne peut être conçue aujourd’hui comme une « discipline » annexe des sciences sociales, et de la géographie en particulier. Si elle n’est pas une science, ne produisant pas un savoir propre hormis celui de sa technologie et de son métier, la cartographie est avant tout affaire de conception d’images et d’intelligence communicationnelle, et elle conditionne ce faisant grandement les modes de pensée de l’espace géographique. Il nous a donc semblé nécessaire de détailler dans l’ours de chaque carte la part prise par chacun à son élaboration, reprenant les cinq étapes clés du processus cartographique : La conception de la carte. Elle est en général assurée par l’auteur d’un des chapitres de l’ouvrage qui formule la commande cartographique. Il définit l’objectif cartographique, et suit le projet à toutes les étapes de manière à contrôler la production de l’image qu’il sera amené à commenter. La conception et la réalisation du fond de carte. Le travail d’élaboration des cartogrammes de l’ouvrage a pris un long temps de maturation, d’essais, et de production finalisée. Dominique Andrieu fut la cheville ouvrière de ce travail, menant un véritable travail d’orfèvrerie cartographique, en collaboration avec Jacques Lévy, initiateur d’un usage généralisé des cartogrammes, et de Patrick Poncet, qui a développé le principe des cartogrammes à base régionale utilisé dans l’ouvrage. La collecte, le traitement des données, et la cartographie exploratoire. Alain Jarne a pris en charge une étape essentielle de la cartographie thématique de l’ouvrage, que l’on pourrait qualifier d’exploratoire. Il s’agissait de dresser une première carte sur la base des consignes du concepteur de la carte, ce qui supposait la récupération, le traitement, et une première cartographie des données. En fonction du résultat, le projet cartographique était confirmé ou abandonné, et d’autres essais menés, jusqu’à la production d’un modèle cartographique, qui serait ensuite travaillé par une sémiologie élaborée et adaptée. La conception sémiologique. Patrick Poncet, avec Karine Hurel, a développé une sémiologie cartographique adaptée aux problématiques traitées

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Introduction

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dans l’ouvrage, et dont le caractère unifié a permis de produire une cartographie cohérente. Si dans certains cas, les recettes classiques de la cartographie thématique autorisaient un traitement efficace des sujets, il a souvent fallu développer des approches nouvelles de la cartographie pour répondre aux besoins spécifiques des concepteurs et aux enjeux de représentation qu’ils définissaient. Le design cartographique. Parallèlement au processus de cartographie technique, une fois les choix fondamentaux faits, et trouvés les moyens de traduire

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les idées en une image d’espace, Karine Hurel, avec Patrick Poncet, a procédé à la définition d’une charte graphique renforçant l’unité de la sémiologie utilisée tout en donnant une signature graphique à la cartographie de l’ouvrage. Au-delà de l’intérêt esthétique d’une telle démarche, l’unité donnée à l’ensemble permet de minimiser les différences entre les images du Monde qui ne seraient pas le reflet de la singularité de leur message. La résonance visuelle des cartes, les unes avec les autres, est aussi un moyen cartographique de rendre compte de l’unité du Monde.

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C

Chap

Chapitre 1

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Entrer dans le Monde par l’espace

N

e parvenant pas à résoudre leur différend, deux compères avisent un ami commun, à qui ils expriment tour à tour leur point de vue. Après le premier exposé, l’ami déclare : « Je suis tout à fait d’accord. » Puis le second : « Je suis tout à fait d’accord. » Les deux compères protestent : « Il est impossible que tu sois d’accord à la fois avec l’un et l’autre de nos points de vue puisque, tu dois bien l’admettre, ils sont antinomiques. » « Je suis tout à fait d’accord », dit l’ami. Comment penser le Monde en train de devenir Monde ? Voir clair dans le processus de mondialisation dans son état présent comme dans ses dynamiques n’est pas aisé. Dire que ce processus est compliqué n’est pas faux, mais banal : un tel jugement est applicable à presque tous les « faits sociaux totaux » qui peuvent se situer à des échelles bien moindres, et sembler plus faciles à circonscrire. La plus petite cellule de société, le plus petit grain animé du monde social, l’individu, n’est pas plus facile à circonscrire que le Monde qui en englobe près de sept milliards. On peut aussi penser que c’est parce que la mondialisation est un enjeu de société majeur et un thème central du débat public, ce qui tend à interpénétrer, de manière inextricable, propositions argumentées et orientations désirées. C’est vrai, sans le moindre

doute. Mais ce n’est pas le propre de la mondialisation, laquelle a toutefois pour caractéristique, au-delà de son contenu propre, étudié ou discuté, de porter une charge symbolique forte qui facilite les stylisations et les manichéismes. Enfin, on peut douter que les sciences sociales, handicapées par un profond « nationalisme méthodologique » (voir introduction), soient bien armées pour aborder cette réalité. Il est exact que la mondialisation joue comme un révélateur de l’état contradictoire des sciences humaines, et tend à renforcer ses postures les plus opposées, de conservatisme ou d’innovation, de corporatisme ou d’ouverture sur le monde extérieur, de repli disciplinaire ou d’audace postdisciplinaire. Ces trois éléments – réalité touffue, question « chaude », objet dérangeant – convergent pour rendre le travail des sciences sociales en ce domaine peu évident, donc stimulant… Et porteur d’une interpellation radicale : si les sciences sociales ne peuvent pas penser le Monde, à quoi donc pourraient-elles servir ? Dans ce chapitre, l’idée principale est que l’abordage de l’« objet-Monde » est rendu plus facile par une approche spatiale. C’est la conséquence du caractère fondamentalement spatial du processus luimême dans ses différentes composantes.

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Un Monde à accueillir

CRISES : L’IMPENSÉ DU MONDE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Le Monde n’est pas seulement un nouvel objet pour les sciences sociales, il est aussi et d’abord un événement qui les modifie.

QUATRE VISIONS DU MONDE DÉFIÉES PAR LA MONDIALISATION

Pour expliquer les phénomènes à l’échelle mondiale, trois types de démarches se partagent classiquement la scène : celle centrée sur l’État (« relations internationales », « diplomatie », « système international », « géopolitique »), celle exclusivement économique (l’« économie internationale »), et celle à dominante anthropologique (les « cultures », les « civilisations »). La première n’est pas simple à résumer, tant elle dépend de la relation que la ou les disciplines universitaires concernées entretiennent avec le pouvoir politique de leur propre État. Elle est l’héritière de plusieurs écoles de pensée, notamment britannique (avec Halford McKinder), allemande (avec Friedrich Ratzel, Rudolf Kjellen et Karl Haushofer), et américaine (Hans Morgenthau et l’école « réaliste »). Aujourd’hui, les États-Unis présentent le paysage le plus diversifié, avec des écoles de pensée « réaliste », « idéaliste », et désormais « constructiviste », très structurées. En Europe, la France et l’Italie ont connu dans les dernières décennies un regain d’intérêt pour des approches moins appliquées que naguère sous la figure de la géopolitique, terme qui reste plus utilisé dans le monde universitaire et la presse que dans celui des chancelleries. Dans l’ensemble, ces démarches restent prudentes dans la caractérisation du cadre actuel : elles hésitent beaucoup à annoncer que l’on a changé d’époque, et procèdent plutôt par des retouches aux descriptions habituelles du « système international » (c’est-à-dire interétatique), en insistant sur le poids des firmes, en évoquant la « guerre économique », ou en reconnaissant l’importance des réseaux transnationaux. La mondialisation n’est pas si présente dans la production des économistes, y compris ceux qui la pensent et aident les acteurs économiques à en tirer partie. En effet, la théorie économique standard n’a pas besoin, pour se placer dans l’histoire des idées, de se situer dans un contexte sociétal, et notam-

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ment spatiotemporel, précis. On note néanmoins la reprise d’une filiation marshallienne dans la pensée économique, non sans conséquence sur la place du Monde : Alfred Marshall est l’auteur de la notion très riche de potentialités théoriques d’industrial district, ce qu’on peut interpréter comme la prise en compte des lieux et d’une spatialité complexe dans les logiques économiques. Si l’on intègre la pensée des échelles plus vastes qui s’est développée dans le sillage des travaux de David Ricardo, on dispose d’un ensemble relativement limité de recherches qui font de la différenciation de l’espace mondial autre chose qu’un résidu sans portée. Les travaux de Michael Porter, Kenichi Omae et Paul Krugman peuvent être indexés à cette démarche. Dans la même famille, on peut situer les débats sur la nouvelle « géographie économique » (c’est-à-dire les nouvelles logiques de localisation des firmes), sur la relation entre « régionalisme » (création de blocs économiques continentaux comme l’Union européenne) et « globalisme » (libre-échange mondial) ou encore, grâce à un patrimoine désormais consistant d’études empiriques, de réflexion sur les dynamiques endogènes, locales ou régionales, dans un contexte ouvert. Le monde de l’anthropologie est sans doute celui qui a le plus bougé récemment dans sa pesée de la mondialité. Il sera question de ces mutations plus loin. Ce que représente la tradition ethnographique et ethnologique, notamment au travers des écoles de l’anthropologie structurale, constitue, quant à elle, une des approches classiques de la mondialité. Face à un évolutionnisme et à un diffusionnisme qui participaient du noyau dur du scientisme en Occident, les Bronislaw Malinowski, Margaret Mead ou Claude Levi-Strauss ont invité les sciences sociales à assumer la profonde et durable irréductibilité des sociétés les unes aux autres, c’est-à-dire l’impossibilité d’embrasser la diversité du Monde à travers un modèle évolutionniste (homogénéisation temporelle, par rattrapage) ou diffusionniste (homogénéisation spatiale, par influence), qui réglerait le problème par l’annonce d’une prochaine unification. Cependant, en faisant de cette irréductibilité un point lui-même irréductible, non démontré et non réfutable, cette démarche est devenue un « culturalisme », c’est-àdire un refus de l’historicité.

Entrer dans le Monde par l’espace

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Chacune de ces trois approches engendre des connaissances utiles, mais chacune a ses limites, et la communication entre elles est réduite, prenant le plus souvent la forme d’une tentative de réduction des deux autres à celle qu’on a choisie. La caricature la plus populaire de cette attitude est sans doute Le Choc des civilisations de Samuel Huntington [1997], dont toute la démarche vise à rabattre la complexité du Monde d’aujourd’hui, et notamment la diversité des sociétés qui l’habitent, sur le seul plan des rapports de forces géopolitiques. Il existe un quatrième point de vue qu’on peut penser conforté par la mondialisation, celui qui justement l’annonçait. C’est celui des philosophes de l’universalisme ou du cosmopolitisme. Comme on le verra dans le chapitre suivant, les Lumières, d’une part, et l’idée d’un « citoyen du Monde », de l’autre, constituent incontestablement des jalons importants dans l’invention de la mondialité. On peut leur ajouter une troisième contribution, d’inspiration différente, celle du global village, du village mondial proposé par Marshall McLuhan. Ces trois éléments concourent à poser les pierres angulaires du débat éthique, du cadre politique et de la généralisation de la communication qui constituent des bases essentielles d’une sociétéMonde. Cependant, on peut rejoindre la critique qu’adresse Ulrich Beck [2006] à ces courants, qu’il réunit sous l’étiquette « universalisme ». Pour lui, ces points de vue pèchent par abstraction en présentant la mondialité comme une réalité surimposée aux autres, alors même qu’on ne peut l’appréhender qu’en la reliant aux spatialités préexistantes, et qui continuent de prospérer après son avènement. Dans cette perspective, on peut imaginer de prendre le meilleur des démarches existantes en tentant d’échapper à leurs divers réductionnismes. C’est le défi que ce livre s’emploie à relever.

LES RAVAGES DE L’ÉCONOMISME Indépendamment des travaux économiques portant sur le Monde, il existe une tendance à la réduction de l’ensemble des logiques sociales à l’économie marchande, qu’on peut appeler économisme. On touche là à une bifurcation problématique majeure. Adopter cette attitude de recherche (et souvent aussi de jugement) conduit inévitablement à hiérarchiser les objets d’étude, et à faire de tout ce qui n’est pas économique une conséquence de l’économie.

Cette conception n’a pas seulement cours parmi les économistes, dont la culture professionnelle renvoie souvent davantage à un arrière-plan intellectuel psychologique (dans l’esprit des théories de l’utilité), certainement discutable à bien des égards, qu’à un principe dernier monétaire. C’est plutôt dans le monde politique des courants « antilibéraux » qui dénoncent un Monde dominé par l’« argent-roi » et parmi leurs appuis universitaires, qu’on rencontre le plus souvent ce réductionnisme. Lorsque Saskia Sassen a présenté son travail sur les villes mondiales [The Global City, 1991], elle est partie du principe qu’aujourd’hui, seules les villes spécialisées dans les services financiers pouvaient être considérées comme les vraies villes mondiales. Acceptant ce postulat, Peter Taylor et les chercheurs du groupe Globalization and World Cities (GaWC) ont étudié et classé cinquante-cinq métropoles [Beaverstock, Smith et Taylor, 1999] en mesurant la place relative de chacune des villes dans quatre secteurs (comptabilité, banque, publicité, services juridiques). Ils se sont aperçu que les villes qui réussissaient le mieux dans ces domaines réussissaient aussi dans d’autres. Autrement dit, ce n’est pas le degré de spécialisation qui est prédictif de l’excellence, contrairement à ce que pensait S. Sassen et d’autres chercheurs : Londres, Paris, New York et Tokyo dépassent nettement Francfort, Chicago ou Hong Kong dans le secteur financier. Les grandes villes généralistes, dont la première branche « exportatrice » est souvent le tourisme, sont meilleures dans la finance que celles (d’ailleurs relativement rares à un certain niveau) qui font surtout de la finance. La vision économiciste, très prégnante tant chez ceux qui la célèbrent que chez ceux qui s’en lamentent, se trouve ainsi contestée du fait de son manque d’efficacité. En fin de compte, une ville n’est pas une somme de branches, et si un secteur se concentre fortement dans une ville, c’est d’abord parce qu’elle offre un environnement bien plus large que le secteur concerné. Cet exemple peut être généralisé à beaucoup d’aspects de la mondialisation. Le terme « mondialisation », tout particulièrement à travers le vocable franglais « globalisation », a donné lieu à la création, dans certains milieux politiques incluant une partie du monde universitaire, d’un étonnant dispositif de wishful thinking (« méthode Coué ») : 1) on constate

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Un Monde à accueillir

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que la mondialisation en cours est essentiellement financière ; 2) on s’intéresse donc au cœur de ce processus, la finance ; 3) la finance produit une multitude d’objets et influence des réalités bien au-delà d’ellemême ; 4) on peut donc conclure que la mondialisation élimine tout ce qui n’entre pas dans la logique de la finance. À ceux à qui il était objecté que tout dans la mondialisation ne relevait pas de ce domaine, il était répondu que c’étaient des aspects intéressants et qu’il faudrait les développer, mais que, malheureusement, la finance dominant tout, ces autres aspects étaient très secondaires. La mondialisation de l’art, de la science et du débat éthique, les migrations, le tourisme, l’émergence d’institutions de gouvernance, de politiques publiques et d’une opinion publique mondiales…, tout cela peut-il vraiment être réduit à des expressions particulières d’un principe explicatif unique et abordé sous la seule figure du Nasdaq, des fonds de pension états-uniens et de la conspiration ourdie par le Grand Capital, via la Maison-Blanche, contre les peuples du Monde ? Pour ceux qui hésitent à répondre oui à ces questions, ce livre peut éventuellement présenter quelque utilité.

LES IMPASSES DU NATIONALISME MÉTHODOLOGIQUE Dans un article intitulé « La nouvelle vulgate planétaire », co-signé avec Loïc Wacquant et publié en mai 2000 dans Le Monde diplomatique (voir à ce sujet Lévy [2002]), Pierre Bourdieu affirme que le mot « mondialisation » appartient à une lingua franca dont l’usage a pour effet de ne voir le Monde que du point de vue des États-Unis : « La notion fortement polysémique de “mondialisation” […] a pour effet, sinon pour fonction, d’habiller d’œcuménisme culturel ou de fatalisme économiste les effets de l’impérialisme américain et de faire apparaître un rapport de force transnational comme une nécessité naturelle. […] L’analyse empirique de l’évolution des économies avancées sur la longue durée suggère pourtant que la “mondialisation” n’est pas une nouvelle phase du capitalisme mais une “rhétorique” qu’invoquent les gouvernements pour justifier leur soumission volontaire aux marchés financiers. » [Bourdieu et Wacquart, 2000.]

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Ainsi, en l’idéologisant, Bourdieu renationalisaitil la mondialisation, devenue un simple artefact de la politique intérieure. Cet argument est d’ailleurs un classique de la propagande tribunicienne dans la France des années 1970 et 1980, le caractère transnational européen ou mondial étant dénoncé comme une manœuvre idéologique de gouvernements qui voudraient se décharger de leurs responsabilités sur les fatalités du monde extérieur. Si Bourdieu s’est employé avec une telle énergie à nier l’existence même de la mondialisation, c’est à la fois parce que cela faisait partie de sa tentative de déligitimation des domaines des sciences sociales autres que la sociologie (ici, l’économie et la science politique, censées avoir inventé de toutes pièces cet événement), mais aussi parce que le processus d’émergence d’un espace sociétal d’échelle mondiale souligne l’existence d’angles morts dans le dispositif d’une sociologie à prétention universaliste et pourtant très « située » dans un cadre national. La thèse centrale de Bourdieu sur la permanence transhistorique de la domination est difficilement compatible avec l’existence de plusieurs niveaux scalaires d’agencement des rapports sociaux. Soit, en effet, la bourgeoisie française est une simple composante d’une bourgeoisie mondiale et la dénonciation spécifique des États-Unis devient impossible, soit les détenteurs non américains de capital économique deviendraient une « fraction dominée de la classe dominante », ce qui déstabiliserait l’édifice théorique qui veut que ce soient les intellectuels (les détenteurs de « capital culturel ») qui occupent cette place. Bourdieu s’en sort par une pirouette en faisant de la « pensée nationale américaine » un instrument de la politique (nationale) française. Au-delà de la fragmentation des savoirs et de la diversité des systèmes universitaires, la question du nationalisme épistémologique, qu’analysent Nina Glick Schiller et Andreas Wimmer [2002], émerge, à la fois parce qu’elle devient pensable et parce que la mondialisation finit par ouvrir dans les sciences sociales de nouvelles interrogations sur l’utilité d’un outillage conceptuel adapté à cette réalité émergente. Les sciences se sont constituées dans des cadres nationaux rigides, et les sciences sociales institutionnalisées en sciences d’État en gardent des traces

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profondes. On parlera de « rationalités situées1 » au sens propre et au sens figuré. On le comprend mieux aujourd’hui car cette caractéristique gêne la prise en compte de l’objet-Monde. Immanuel Wallerstein [1995, 1996] a beaucoup insisté sur ce point, et il a démontré de manière convaincante que l’on ne peut comprendre le découpage en disciplines sans faire référence aux rapports à l’État que ces disciplines entretiennent structurellement. Autrement dit, on ne peut pas penser les différentes sciences sociales instituées comme des disciplines ayant leur existence préalable et contractant librement des relations avec des institutions étatiques. On doit au contraire prendre conscience que, dans le rapport institutionnel aux États, réside une des spécificités fondatrices de ces agrégats. Ainsi, en Europe de l’Ouest, l’histoire et la géographie ont été des disciplines d’État avant tout scolaires, les relations internationales étaient branchées sur l’action gouvernementale sur le mode quasi exclusif de la consultance, et la statistique a dû son existence au fait de constituer un domaine particulier de l’appareil administratif. Or cela n’a pas eu que des conséquences de nature idéologique sur la production des sciences sociales. On pourrait même dire que l’intérêt des disciplines pour les États provenait du fait qu’elles disposaient d’une certaine autonomie, d’une capacité à émettre des énoncés qui lui conféraient une légitimité intellectuelle tout en les maintenant dans l’orbite du pouvoir politique. Leur imprégnation se situait à un autre niveau : par les choix rhétoriques (les lexiques et la sémantique de la « diplomatie » enlevant toute réflexivité à l’étude des rapports interétatiques), par les choix thématiques (il a fallu les travaux d’un historien américain, Robert Paxton, pour obliger les historiens français à s’intéresser sérieusement à la France de Vichy), par les choix théoriques (la géographie naturalisant le territoire). Sans doute les sciences sociales n’ont-elles pas été que cela, et le sont-elles encore moins aujourd’hui. Mais cela fait partie de leur

construction, de leur socle fondateur, de leur manière d’inventer leur objet et de se tourner vers lui. On soulignera deux difficultés majeures pour aborder la mondialisation avec ce carcan. L’opposition entre les sciences du « eux » (anthropologie, linguistique, area studies, ce qui reste de l’orientalisme) et les sciences du « nous » (histoire, sociologie, science politique, économie, droit, études littéraires et artistiques) – la géographie et les relations internationales portant plutôt sur des « eux selon nous » – ne tient plus la route, quand la limite eux/nous se déplace, se multiplie ou s’estompe. Par ailleurs, les « universalités bornées » des sciences de l’échelle unique : sociologie, science politique et aussi, le plus souvent, économie montrent leurs faiblesses structurelles quand l’organisation des sociétés cesse, par le haut mais aussi par le bas, d’être exclusivement nationale (ou plutôt quand il devient vraiment difficile de prétendre le contraire). Parmi les différents types de production des sciences sociales, la capacité à proposer des édifices théoriques autonomes à la fois ambitieux et portant exclusivement et sans réticence sur les mondes sociaux apparaît ainsi, dans l’ensemble, comme une disposition quasi inverse de la dépendance vis-à-vis de l’État. Mais cette orientation fut, dans l’ensemble, minoritaire. Et, de la même manière que l’on peut dire que la physique que nous avons devant nous aujourd’hui – pas seulement ses thématiques mais aussi ses raisonnements et ses outils – est fortement marquée par le fait qu’elle a été orientée par deux siècles de son histoire vers les sciences de l’ingénieur, de même pouvons-nous dire que nous disposons aujourd’hui d’un paysage de sciences sociales qui porte la marque, parfois les stigmates, d’une histoire de leurs sponsors (différents secteurs de l’État, entreprises, autres acteurs sociaux). La nature de cette empreinte diffère selon les configurations sociétales : en Europe, la sociologie a été très indépendante des pouvoirs, à part celui, non négligeable, des sociologues eux-mêmes, pouvoir qu’ils ont justement tiré de leur indépendance, alors

Notes 1

Voir sur ce thème : Robert Boyer et André Orléan, « Les transformations des conventions salariales entre théories et histoire : d’Henry Ford au fordisme », Revue économique, 42 (2), 1991, p. 233-272 ; Jean-Pierre Dupuy et Pierre Livet, « Rationalité située et savoir collectif », Le Courrier du CNRS, 79, 1992, p. 112 ; Bernard Billaudot, « École de la régulation et rationalité : d’une négation originelle à une appropriation en termes de rationalité située », dans Tony Andréani et Rosen Menahem (dir.), Structure, système, champ et théorie du sujet, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Raymond Boudon, Bonnes Raisons, Paris, PUF, 2003.

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qu’aux États-Unis dans les années 1920-1970, elle a été, pour une bonne part, une ingénierie de la norme et de la conformité à la norme. Martin Albrow [1997] nous fournit, un peu malgré lui, semble-t-il, une clé sur le fonctionnement du nationalisme méthodologique. Il annonce que nous sommes sortis de la période de transition (1945-1989), et que nous sommes entrés dans le « Temps mondial » (global age), après avoir quitté les Temps modernes (modern age). La modernité serait caractérisée par l’État-nation, la rationalité et le projet. « La mondialité a remplacé la rationalité comme caractéristique dominante », affirme Albrow. Au-delà de cette étrange opposition, on peut comprendre que, pour un certain nombre de chercheurs, ce qui n’entre pas dans le projet de l’État-nation est ipso facto irrationnel. Ce qui peut aussi s’interpréter ainsi : ce que je ne peux pas comprendre ne peut être qu’inaccessible à la raison.

LE PETIT MONDE DE LA GÉOGRAPHIE CLASSIQUE Dans les rares grandes librairies du Monde qui comportent des rayons de géographie, on trouve peu de livres sur la mondialisation, ceux-ci se localisant préférentiellement en sociologie, science politique ou économie. Il y a là un paradoxe, tant le sujet paraît géographique par excellence. Et pourtant, le Monde en tant que Monde ne semble pas avoir vraiment intéressé les géographes, y compris aujourd’hui. C’est ce que confirme l’examen des deux domaines où l’on pouvait les attendre, la « géographie générale » et la « géographie universelle ». La « géographie générale » a été, pour une bonne part, un commentaire de mappemondes thématiques sur lesquelles on plaçait une série d’informations portant, en général, sur des productions de matières premières et, éventuellement, sur les échanges de ces produits. On aurait pu penser que cette géographie évoluerait en douceur vers une géographie de l’espace mondial. Généalogiquement, ce n’est pas ce qui s’est produit, sans doute parce que la « géographie générale » ne s’associait pas à un programme de recherche et n’a pas, en conséquence, constitué un domaine capable d’une vraie dynamique intellectuelle. Spécialité francophone, la « géographie générale » possède une filiation des « géographies universelles » et en recueille l’héritage de monographies

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reliées entre elles par des liens ténus, introductifs ou conclusifs. Par ailleurs, elle se mélange avec les publications les plus théoriques portant dans leur titre le vocable « géographie humaine ». Le Monde est alors une sorte d’écran sur lequel sont projetées des réalités variées et traitées séparément. Il s’agit en fait d’une géographie thématique, consistant à croiser une substance a-spatiale et un espace d’échelle mondiale. En France, les thèmes autorisés excluent le plus souvent la politique et la géopolitique. Ce qu’on appelle « géographie politique du monde », notamment aux États-Unis, consista longtemps en la description des territoires et des frontières des États. Cette hésitation entre théorie et espace mondial est en elle-même significative puisque, dans la tradition positiviste de la géographie classique, un grand objet est forcément plus abstrait et conceptuel qu’un petit. Si certains manuels de géographie générale pouvaient ressembler à une « géographie régionale » du Monde qui proposait, en général dans la dernière partie de son développement, des « typologies » continentales sur le thème étudié, en fait, ces classements ne reposaient pas sur un parti pris théorique clair et fonctionnaient, le plus souvent, sur l’implicite d’une détermination biophysique des spécificités régionales. On peut même observer qu’au fil du temps, les géographes « généraux » ont choisi d’adopter un profil intellectuel de plus en plus bas, probablement parce qu’ils sentaient confusément qu’ils risquaient de dire des bêtises. Le genre de raisonnements hasardeux mais éventuellement stimulants qu’on rencontre dans les conjectures parfois délirantes du Paul Vidal de La Blache [1922] des Principes de géographie humaine (voir Lévy [1999]), dans les contradictions des Problèmes de géographie humaine d’Albert Demangeon [1942], ou encore dans l’étonnante Géographie psychologique de Thomas Hardy [1939], tend à disparaître dans les années 1950. Après Les Fondements de la géographie humaine (1943-1952), cette œuvre inclassable de Maximilien Sorre, plus rigoureuse lorsqu’il est question d’« écologie humaine » que dans les réflexions sur l’espace des sociétés, on ne trouve plus guère, dans les années 1950-1970, de travaux ayant quelque ambition. Dans le monde anglophone, la branche évolue vers une systematic geography, un nom élégant pour désigner ce qui n’est souvent qu’une « géographie à

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tiroirs ». On cherche alors à compenser le manque d’étayage théorique par l’exhaustivité des sources, surtout économiques, quantitatives et bientôt illimitées. Au début des années 1970, la « géographie générale », c’était, par défaut, les Images économiques du monde, un annuaire publié tous les ans à partir de 1957 sous le patronage par Jacqueline BeaujeuGarnier et qu’André Gamblin continue de diriger. Les faiblesses de la démarche de la « géographie générale » sont en fait doubles : peu de Monde et peu d’espace. Les géographes intègrent mal les substances non spatiales de leurs objets : on n’a pas de vraie économie, ni de vraie sociologie, moins encore de science politique, plutôt des projections matérielles des démarches de ces disciplines. L’économie se réduit à la localisation des marchandises, tandis que la diversité des groupes humains n’est abordée que superficiellement par les ambiances paysagères dans lesquelles ils se présentent. En outre, la géographie s’est longtemps désintéressée de la théorie de l’espace et se trouvait, en conséquence, désarmée pour aborder un objet à la spatialité aussi complexe qui aurait exigé une démarche conceptuelle sophistiquée. Cette pauvreté n’est pas compensée par les « géographies universelles ». Il ne s’agit plus là d’une branche, mais d’un genre, se situant à l’intersection de l’encyclopédique et du scientifique. Une autre famille d’ouvrages a en effet marqué le rapport entre la géographie et l’objet-Monde, celle de l’encyclopédie, devenue durant plus d’un siècle un pilier important de la production éditoriale. Dans une tradition inaugurée par Ptolémée et Strabon, on trouve de grands « gestes » systématiques qui marquent le passage de l’exploration au patrimoine culturel : le Monde est connu, connaissons-le ! Dès la fin du xviiie siècle avec Kant [1795], puis au xixe siècle avec Ritter [1836] et Humboldt [1865], c’est d’abord le moment allemand qui place la description de la planète sur l’un des sommets de la culture savante. Puis, cette préoccupation se démocratise et les États-Unis, où la dynamique de la frontier fait des lecteurs des acteurs potentiels de l’invention du Monde, apparaissent. Ce pays occupe alors une place de choix dans un paysage éditorial de plus en plus populaire. Dans un troisième temps vient la France, où l’institutionnalisation progressive de la géographie ouvre la voie à des objets, à diffu-

sion relativement large, mais plus lourds, constituant de véritables collections. On identifie classiquement quatre séries : Conrad Malte-Brun (8 volumes, 18121829), Élisée Reclus (19 volumes, 1876-1894), Paul Vidal de La Blache et Lucien Gallois (dir., 23 volumes, 1927-1948), et Roger Brunet (dir., 10 volumes, 1990-1996). Mais il en existe d’autres, notamment celles que les grands éditeurs d’encyclopédies ont publiées. Le principe est à chaque fois une description méthodique des différentes parties du Monde. Les séries de Reclus et de Vidal-Gallois marquent la volonté de sortir l’exercice de l’univers des nomenclatures et de situer la géographie parmi les sciences, ce qui se confirme clairement dans la dernière. Celle-ci représente par ailleurs une vraie inflexion, en raison de son premier tome, intitulé Mondes nouveaux, qui regroupe deux contributions : un essai sur l’espace proposé par Roger Brunet et surtout, pour ce qui nous intéresse ici, « le système-monde » d’Olivier Dollfus. Ces deux cent cinquante pages constituent le premier grand texte d’un géographe francophone consacré à l’objet-Monde (voir plus loin). D’une certaine manière, cependant, ce premier volume de la Géographie universelle peut se lire comme un complément utile mais non nécessaire à une série d’études localisées qui n’ont pas besoin de lui pour exister. La pensée du Monde en tant que Monde demeure facultative pour aborder les lieux du Monde. La géographie aura ainsi été trop particulière pour être générale, trop « générale » pour être, en dépit de ses prétentions, universelle.

LES PIONNIERS Après les grandes gestes encyclopédiques, les géographes ont tardé à considérer comme de leur ressort la dynamique globale du Monde, c’est-à-dire de la planète Terre en tant qu’elle est habitée. Ce qui a existé pendant plus de cent ans, à partir de l’institutionnalisation de la géographie comme discipline universitaire, à la fin du xixe siècle, ce fut la « géographie générale ». Le brésilien Milton Santos [1996] peut être considéré comme un pionnier. Dès la fin des années 1970, il formulait, à travers la critique d’une vision technicienne de la diffusion des techniques du « Nord » vers le « Sud », l’esquisse d’une théorie de la mondialisation inégalitaire. Ce faisant, il apportait un regard proprement géographique à une démarche qui,

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depuis Lénine [1916] jusqu’à Samir Amin [1973], avait marqué le paysage de l’engagement politique mais aussi des sciences sociales, sans toutefois se référer explicitement à l’espace. L’approche de Santos s’écartait aussi de la tradition d’une géographie du « Tiers Monde » ou des « pays sous-développés » [Lacoste, 1968], pour construire comme objet d’étude le Monde dans son ensemble. Il faut en fait attendre les années 1980 pour voir surgir un discours structuré des géographes sur l’échelle mondiale. L’apport d’Olivier Dollfus porte sur deux points remarquables, en particulier dans le contexte où ils ont été développés. D’une part, il sort des approches étroitement économiques en s’intéressant à la religion ou aux conflits : dès 1988, à propos du Pérou en proie à la guerre civile, il propose la notion de « chaos borné », qu’il emprunte à la physique, pour caractériser une situation dans laquelle la distorsion entre les logiques opérant à deux échelles est rendue viable par l’absence de communication entre ces deux niveaux. D’autre part, partant de l’analyse des « interdépendances », Dollfus en vient, par étapes à partir de 1984, à proposer une théorie du « systèmemonde », le demi-volume de la Géographie universelle constituant le moment d’une systématisation et d’une synthèse. Dérivée et décalée du « systèmeTerre », qui l’a aussi beaucoup intéressé, l’idée de système-monde permet à Dollfus d’identifier et d’isoler un objet qu’il considère pensable en luimême, au-delà des parties qui le composent. Il écarte les interprétations à la fois analytiques et structuralistes de la démarche systémique pour affirmer la possibilité d’une étude de l’objet-Monde en tant que tel, ce qui suppose de réfuter au passage le postulat encyclopédique, encore très présent en géographie, qui stipulait qu’on ne pouvait aborder un tout avant d’en connaître parfaitement toutes les parties. À peu près en même temps que les premiers travaux français sur la mondialité, la géographie britannique manifestait un premier intérêt pour le thème à travers une interprétation multiscalaire des idées de Immanuel Wallerstein [1984], lui-même à la fois disciple et inspirateur de Fernand Braudel. Ce fut aussi le cas avec Peter Taylor [1985], qui proposa un modèle assignant une substance spécifique à trois échelons, considérés comme essentiels : le local (l’« expérience »), le national (l’« idéologie »), le mondial (la « réalité »). En se démarquant partiellement des

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bases braudéliennes, Christian Grataloup [1996b, 2006] a pour sa part effectué, dans les concepts comme dans la mise en œuvre, une relance de la géohistoire. Au début des années 1990, quelques géographes français [Durand, Lévy et Retaillé, 1992 ; Lévy, 1996b] ont développé une théorie de la mondialité en prenant l’espace comme axe fédérateur de différentes approches. Un retour critique sur ces démarches est proposé plus loin dans ce chapitre. À la fin des années 1990, le groupe « Mondialisation » du Gemdev [Gemdev, 1999], un collectif parisien d’équipes de recherche, a tenté de faire converger, dans une démarche interdisciplinaire, les contributions de l’histoire, de l’économie, de la science politique et de la géographie. Des géographes anglophones comme John Agnew [1998] et Gearoid Ó Tuathail [1996] ou encore la revue Geopolitics ont, à partir d’une approche ouverte de la politique et de la géopolitique, contribué à une exploration de la mondialisation dans ses différentes composantes. On ne peut pas dire pour autant que la géographie de la mondialisation constitue un domaine bien établi. Il existe encore de nombreux géographes qui, comme certains médias et courants politiques, limitent le sens de ce mot à ses seuls aspects économiques. Ils se retrouvent alors, malheureusement, en terrain familier. La « géographie économique » a souvent été, des années 1950 à aujourd’hui, l’expression d’une vulgate économique platement descriptive ou pauvrement encyclopédique, rejetée à juste raison par la plupart des économistes. Une plus récente Géographie de la mondialisation [Carroué, 2002] n’est pas exempte de ce travers. Par ailleurs, les courants innovants de la géographie anglophone ont souvent pris en compte le processus de mondialisation en cours des dernières années (Harvey [1990] ; Soja [2000]), mais plutôt comme un contexte que comme un objet d’étude méritant une attention particulière. On serait tenté de dire que l’innovation est plutôt venue de sociologues comme Roland Robertson ([1994] ; il a popularisé le terme « glocalisation »), Anthony Giddens [2000], Manuel Castells [1999] ou Ulrich Beck [2001 ; 2006], qui ont fait de la mondialisation un objet d’étude central ; de sociologues-historiens du temps long comme Norbert Elias [1991] ou Shmuel Eisenstedt [1994], dont la démarche ouvre clairement sur une problématisation de la mondialité ; ou encore d’anthropologues qui ont

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rompu avec la tradition culturaliste et se situent à la pointe du mouvement pour penser ensemble la diversité et la convergence des sociétés : Arjun Apadurai [1996], Ulf Hannerz [1996] ou Alban Bensa [2006]. On pourrait bien sûr se référer au Kant inventeur de la cosmopolitique, au comparatiste Tocqueville ou aux intuitions prometteuses du philosophe Karl Jaspers [1949] avec son concept de Achsenzeit (« période axiale ») qui vise à rendre comparables les différentes civilisations postnéolithiques de l’Ancien Monde. Tous ces penseurs, plus ou moins « généralistes » dans leur discipline respective, ont fait ou font une partie d’un travail qui devrait logiquement relever également du programme de recherche des géographes.

RÉTROSPECTIVE : LE MONDE COMME SYSTÈME(S) L’Invention du Monde se situe à certains égards dans la filiation d’un livre publié en 1992, Le Monde : espaces et systèmes. Il avait été conçu par trois géographes, Marie-Françoise Durand, Jacques Lévy et Denis Retaillé, qui avaient rédigé l’essentiel du texte, mais s’étaient assuré le concours d’une dizaine d’autres auteurs. Le livre se présentait aussi comme une anthologie de soixante textes insérés et commentés dans les différents chapitres. Compte tenu de cette filiation, au moins partielle, entre les deux ouvrages, il paraissait donc logique de faire le point, quinze ans après, sur les propositions du livre de 1992. Ce n’est évidemment pas chose facile car la part d’auto-évaluation que contient cette démarche est intrinsèquement fragile. On peut cependant voir cet exercice comme un moment particulier de l’inventaire critique des ressources conceptuelles disponibles pour penser la mondialisation. Compte tenu du parti pris explicite de l’ouvrage de 1992, c’est plus spécialement sur la dimension systémique de l’objet-Monde qu’il peut être utile de concentrer son analyse. C’est à ce titre que les lignes qui suivent prennent place dans L’Invention du Monde. Le Monde : espaces et systèmes marquait le retour à l’Institut d’études politiques de Paris d’une géographie en prise sur la recherche. Son projet avait été imaginé dans le prolongement du travail d’équipe, autour de Marie-Françoise Durand, qui

avait précédé la mise en place d’un nouveau cours important intitulé « Grandes lignes de partage du monde contemporain » dont le directeur d’alors, Alain Lancelot, avait lancé la préparation au début 1989, et dont les premières séances se déroulèrent au moment même de la chute du mur de Berlin. Lancelot avait pris conscience que la tradition des relations internationales, puissante dans son établissement, ne pouvait plus suffire pour appréhender un Monde qui était en train de changer en profondeur. Sensible aux raisonnements spatiaux qu’il avait lui-même pratiqués dans ses recherches électorales en science politique, il avait fait appel à des géographes, qu’il considérait comme les plus capables de proposer des transversales innovantes. Le livre correspondait donc pour une part à la capitalisation et à la formalisation de trois ans de travail d’enseignants qui, sans être au départ spécialistes du sujet, avaient accepté de relever le défi consistant à fabriquer un objet didactique à bien des égards inédits. Les auteurs ne voulurent pourtant pas se contenter de publier un manuel car ils considéraient que les enjeux théoriques et même épistémologiques appelaient un texte qui pût s’insérer dans les débats internes à la géographie et dans ceux qui, au sein de la discipline comme en dehors, portaient sur la place de l’espace dans l’outillage conceptuel des sciences sociales. Le Monde : espaces et systèmes se voulait représentatif d’une géographie ouverte, confiante dans une relation équilibrée d’enrichissement avec le monde extérieur. L’idée directrice était que, sur une réalité fondamentalement transdisciplinaire comme le Monde, l’essentiel résidait davantage dans la capacité des théories à prendre en compte de manière efficace la complexité de l’objet que dans les appartenances académiques. Si les géographes rompaient avec l’isolement volontaire qui avait caractérisé leur discipline pendant près d’un siècle, s’ils étaient capables de se mettre à niveau des acquis des sciences sociales et s’ils parvenaient à démontrer que l’espace disposait d’une capacité d’intelligence spécifique des mondes sociaux, alors, sans doute, la géographie pourrait intéresser à ses propos les autres sciences sociales. Il est difficile de dire si cet espoir a été comblé par l’action propre de ce livre. On peut considérer en tout cas que les années suivantes allaient plutôt confirmer cette potentialité. Les concepteurs du livre et d’autres géographes animés

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par des démarches convergentes ont noté, dans les années 1990 et 2000, un regain d’intérêt de la part de chercheurs d’autres domaines qui, tout comme eux, prenaient conscience des limites cognitives de la disciplinarité dans les sciences sociales et plus généralement des découpages « territoriaux », partitionnels de la tradition académique et, à l’inverse, percevaient tout l’intérêt des approches dimensionnelles, parmi lesquelles l’espace pouvait figurer.

QUATRE MODÈLES : RÉGIMES DE VÉRITÉ ET RECONSTRUCTION

L’introduction du livre, intitulée « Espaces-monde, mode d’emploi » fut rédigée par Jacques Lévy mais à la suite de nombreux échanges avec les deux autres concepteurs de l’ouvrage. Ce texte court (p. 15-36 dans la première édition) peut largement être considéré comme l’énoncé théorique à partir duquel la structure et le contenu du livre sont organisés. Une bonne partie du propos s’organise autour de trois figures, reproduites ci-dessous avec des modifications mineures portant essentiellement sur l’expression graphique. Ces graphiques résument le parti pris théorique : le Monde est un ensemble articulé de quatre systèmes ayant chacun leur logique autonome. Ces logiques renvoient à quatre grands aspects de la réalité mondiale : les communautés, les États, les réseaux d’échanges, la société. Aux trois premières correspond une démarche explicative : l’approche anthropologique des « cultures », les relations internationales et la géopolitique, l’économie internationale, la quatrième ne se référant pas à des travaux mais uniquement à des phénomènes observés. Pour bien comprendre la démarche des auteurs du Monde : espaces et systèmes, il convient de se replacer dans le contexte intellectuel du début des années 1990, tel en tout cas qu’ils peuvent se le représenter. D’un côté, les approches « sectorielles » dominent, s’ignorant réciproquement. La publication, peu après, de l’article [1993], puis du livre [1996] de Samuel Huntington The Clash of Civilizations, construits sur la base d’une approche géopolitique à fondement culturaliste, confirme l’insatisfaction que peuvent susciter ces points de vue réductionnistes (voir chapitres 8 et 10). D’un autre côté, la prise en compte de l’objet-Monde a progressé en géographie, en particulier grâce aux travaux d’Olivier Dollfus [1990], qui s’inspirent de la vision proposée par

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Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein, mais en prenant des distances avec l’économisme et le structuralisme qui les caractérisent. Regardé avec sympathie par les auteurs, le point de vue de Dollfus suscite néanmoins une réserve en ce qu’il semble aller un peu vite à parler du Monde comme d’un système unifié, sans suffisamment se poser la question de la comparaison entre les systèmes mondiaux et les autres systèmes spatiaux opérant à d’autres échelles. Enfin, les événements qui se sont produits depuis 1989 conduisent à des révisions théoriques importantes, qu’on retrouve peu dans les textes scientifiques de l’époque. La sortie du modèle « réaliste » en relations internationales et, dans la littérature francophone, la version qu’en donne Raymond Aron [1962] tarde à venir, en contradiction avec l’actualité. Les auteurs recherchent donc une triangulation entre ces exigences appartenant à plusieurs registres. Le résultat est une construction qui vise à tirer le meilleur du patrimoine intellectuel existant en anthropologie, économie, science politique et géographie, mais qui innove en relativisant chacun de ces apports au sein d’un schème intégrateur. Avec le recul, on s’aperçoit d’ailleurs que le quatrième modèle, présenté dans le livre comme dépourvu de « parrainage », aurait aussi pu être traité ainsi, si la contribution de Marshall McLuhan avait été considérée sous cet angle. Les années suivantes [Lévy, 1996b], le développement de la télé-communication et de ses capacités discutées à « faire société » inciteront à insérer cet auteur dans la liste des pionniers. Le principe de cette inclusion repose sur l’usage de la notion de « régime de vérité », au sens où l’emploie Michel Foucault [1976 ; 2001] sans que ce terme soit utilisé. On peut aussi dire que cette démarche se situe dans la perspective « reconstructrice » dessinée par Jean-Marc Ferry [1991] : face aux représentations qui ne correspondent pas aux nôtres, aller au-delà de la réfutation et réintégrer les vérités partielles et situées dans un cadre plus englobant, à même de valoriser leurs apports et de repérer leurs limites. Dans la conception des auteurs du Monde : espaces et systèmes, il existe un argument réaliste (c’est-à-dire fondé sur l’objet d’étude en tant qu’il existe indépendamment de l’observateur) en faveur de cette approche constructiviste : le Monde est une réalité hétérogène qui se prête à des approximations fragmentaires chacune à leur façon et, partant, complémentaires.

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Figures 1, 2 et 3 Le cadre théorique du livre Le Monde : espaces et systèmes

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1. Ensemble de mondes

2. Champ de forces

3. Réseau hiérarchisé

4. Société-Monde

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Interactions isolement

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1. Ensemble de mondes

enclavement repli

fragmentation affirmation

2. Champ de forces déconnexion

insertion

3. Réseau hiérarchisé

différentiation

inclusion

globalisation unification intégration

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4. Société-Monde

Entrer dans le Monde par l’espace

Une approche diachronique

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% : Part des phénomènes à l'échelle mondiale pris en compte

Sources : d’après Durand, Lévy, Retaillé [1992]

C’est ce que dit la première phrase du livre : « Le monde n’est pas une société ; il est peut-être en train d’en devenir une. » On ne peut donc pas caractériser le Monde avec une notion positive, sinon en se référant à un futur hypothétique. D’où le fait que l’échelon mondial reste défini d’abord en relation avec d’autres niveaux, possédant eux une réalité sociétale moins contestable, et que le débat sur la nature de l’objet-Monde reste ouvert, à travers la formule volontairement ambivalente de « système de systèmes ». En somme, cette modélisation assume la part de lecture d’auteurs divers, et elle peut être vue comme une tentative didactique de résister à l’éclectisme en proposant la schématisation cohérente de points de vue distincts. Cependant, cette mise en cohérence n’est possible qu’à condition de disposer d’opérateurs de connexion entre des théories incompatibles entre elles, et les référents de ces théories, intégrables, eux,

dans une vision unifiée. C’est sur ces opérateurs, qui constituent les champs de pertinence des différentes théories, mais qui ne peuvent cohabiter qu’en étant redéfinis avec un point de vue en partie extérieur que repose le découpage des quatre modèles. Ainsi le couple communauté-société occupe-t-il une place essentielle dans l’édifice. Ce couple vient de l’ouvrage de Ferdinand Tönnies [1976], publié en 1887, Gemeinschaft und Gesellschaft, et plus généralement des sciences sociales allemandes et françaises du tournant du xxe siècle. De ce couple, la notion de communauté est précisée, dissociée de ses différents sens proches de celui de « collectivité » (signification la plus courante du mot « community » en anglais) et historicisée. Cela donne une manière de fabriquer du social (en opposition avec la « société d’individus »), qui pourra être définie ainsi quelques années plus tard [Lévy, 1997] : « Groupe non choisi, auquel les individus délèguent leur destinée personnelle de manière

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automatique, globale et irréversible. » Cette définition permet de prendre en compte, sur le même plan, « cinq principes d’identité (biologique, territorial, divin, étatique et monétaire) » et de relier ainsi, non seulement les travaux anthropologiques qui nous parlent de clan, de tribu ou d’ethnie et des relations spécifiques au territoire des sociétés sans État, mais aussi des « classes » marxiennes et de la notion de nation, définie comme la communauté dont le référent d’appartenance est l’État. Celui-ci appartient donc pour ce qui est de ses « ressources humaines » au modèle communautaire, tandis que, par ses actions, il définit une manière à lui de fabriquer des espaces. Là encore, la clarification était nécessaire pour faire émerger le « modèle géopolitique » : il fallait désenchevêtrer la notion self-service d’« État-nation », et suivre d’un bout à l’autre la logique propre du projet territorial des États. Cela permettait ici aussi d’historiciser la guerre (ayant sa « raison d’être » dans la « phase » intermédiaire entre société de prédation et de stocks et société de production et de flux) et de spécifier le moment westphalien, celui où les acteurs étatiques sont assez forts pour (croire pouvoir) s’imposer comme sujets uniques de l’histoire. Par opposition, le troisième modèle, celui des échanges, pouvait lui aussi être dégagé, en profitant du travail de découpage proposé par Braudel entre « économies-mondes » et « empires-mondes ». Toutefois, le domaine couvert par cette logique explicative ne correspond pas à une partition disciplinaire : il ne s’agit pas là que d’économie. C’est de transaction qu’il est question, terme qui comprend

les échanges monétaires, mais aussi de multiples « liens faibles » et à faible régulation externe, correspondant à des interactions entre personnes, groupes ou organisations et portant sur des biens non marchands comme les relations interindividuelles, la culture ou l’idéologie. Ce découpage permet de mieux comprendre l’irruption en partie spontanée de la part non régulée et non gouvernée du social à l’échelle mondiale, ce qui est appelé par les auteurs « société civile », par opposition à « société politique ». On constate alors un dernier pivot, décisif pour l’équilibre général du propos : la définition revisitée du politique, qui permet de montrer la différence substantielle entre le monde des rivalités entre États (ou « désirs d’États »), régulées par la violence, et celui de la légitimité des espaces politiques internes à une société, quelles que soient sa taille et son apparence.

UNE THÉORIE SPATIALE POSTSTRUCTURALISTE L’introduction du Monde : espaces et systèmes propose une mise en relation ferme entre des modèles généraux et des logiques spatiales. Deux tableaux résument ce couplage. Le premier est reproduit (voir tableau 1), tandis que le second, consacré aux métriques, est repris, avec quelques ajouts (voir tableau 3). C’est par les métriques, c’est-à-dire par les conceptions et les mesures différenciées de la distance, qu’on peut le mieux caractériser les spatialités des différents modèles. À un modèle correspond un type d’espace dominant ainsi défini. Cette classification est en fait l’occasion d’affirmer une « grammaire spatiale » aussi simple que possible. Dans une

Tableau 1 Caractéristiques des modèles Distance inter-sociétale

Échange (inter-) sociétal élémentaire

Espace Type Production intra-sociétal de construction à l’échelle type sociétale mondiale

Ensemble de mondes



Séparation

Horizont

Communautaire



Champ de forces

D1≠D2 ≠D3… Domination

Pays

Impériale

Géopolitique

Réseau hiérarchisé

d=n

Transaction

Network

Marchande

Développement inégal

Société-Monde

Ø

Communication

Rhizome

Systémique

Société

Sources : d’après Durand, Lévy, Rétaillé [1992]

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conjoncture intellectuelle, où les « chorèmes » de Roger Brunet faisaient beaucoup discuter les géographes, la démarche proposée dans Le Monde : espaces et systèmes s’individualise à plusieurs titres. D’abord, par l’accent mis sur les « substances » – la composante non spatiale des réalités spatiales. Le principe est que l’on ne peut construire des théories de l’espace des sociétés qu’au même niveau de généralité que les théories des sociétés. Les spatialités ne sont pas indifférentes au « contenu » des sociétés spatialisées puisque, justement, la dimension spatiale est essentielle. On comprend pourquoi, dans cette démarche, les théories spatiales les plus ambitieuses par leur portée sont toujours partie prenante des énoncés et de la cohérence d’ensemble de la social theory. Ensuite, la différence majeure porte sur le refus d’une construction purement analytique, en particulier à travers le transfert analogique du modèle de la linguistique structurale qui a animé Brunet, jusque dans le vocabulaire choisi et l’expression de ses partis pris théoriques. Les auteurs du Monde : espaces et systèmes ne croient pas en la possibilité d’une vision atomiste et incrémentale qui permettrait, à partir de la construction d’unités de sens élémentaires, de prendre en compte tous les espaces existants, ayant existé ou pouvant exister. Ils pensent en effet que le découpage des mondes sociaux en petits sous-ensembles ne fait pas diminuer la complexité de chaque morceau – l’individu, « cellule » de base de la société et pourtant aussi complexe qu’elle, en apporte la preuve manifeste. Il faut donc assumer le fait que la simple modélisation ne sera pas « élémentaire » et ne s’affranchira pas de la complexité. Dans cette perspective, il ne faut pas confondre les spatialités des sociétés avec leurs représentations cartographiques conventionnelles, et en particulier avec la métrique euclidienne. Sortir du modèle du « pays » – un territoire borné par des frontières – et prendre la mesure de la multitude d’espaces qui, notamment à l’échelle mondiale, ne sont pas des territoires mais des réseaux et n’ont pas de limite franche mais des « confins », constitua un acte fort de la part des auteurs du Monde : espaces et systèmes.

MONDIALITÉ : ET LA MONDIALISATION ? Pourquoi l’ouvrage parle-t-il de « mondialité » et non de mondialisation ? La première réponse tient à l’his-

toire du mot « mondialisation » (voir chapitre 2). Au début des années 1990, on parle toujours de « mondialisation de… (quelque chose : des marchés, de la finance, etc.) », non de mondialisation dans l’absolu et ce, même quand on se restreint à des logiques économiques. Ce terme n’a donc pas convenu aux auteurs pour désigner ce qu’ils étudiaient, les dynamiques de la mondialité, et qu’ils désigneraient certainement aujourd’hui par le terme « mondialisation ». Rien n’empêche d’ailleurs d’imaginer qu’ils aient pu songer à décaler légèrement l’usage dominant du mot à l’époque. N’oublions pas que cet objet d’étude était nouveau pour tous les auteurs du livre. Il faudra plusieurs années, et notamment les discussions interdisciplinaires au sein du groupe « mondialisation » du Gemdev [voir Gemdev, 1999], pour que les énoncés et les propositions se stabilisent dans un vocabulaire maîtrisé. Ainsi, l’idée que le mot « monde » doit comporter une majuscule, lorsqu’il désigne l’espace habité par les humains sur la planète Terre – puisqu’il s’agit d’un nom propre – n’est pas encore présente dans l’ouvrage de 1992. Elle apparaît plus tard, notamment dans le dossier qu’Olivier Dollfus, Christian Grataloup et Jacques Lévy [1999] préparent ensemble pour la revue L’Espace géographique. Pour comprendre cette prudence relative, revenons sur les débats d’alors au sein de la géographie. Un aspect de la formalisation des catégories spatiales qui fait partie intégrante de l’objectif du livre est, en effet, constitué par le rapport au temps historique. Une fois encore, il n’est pas inutile de redéfinir le contexte de ces recherches. Les géographes auteurs du Monde : espaces et systèmes se représentent l’ensemble des sciences sociales comme s’occupant de réalités à caractéristiques historiques. Ils s’écartent de la vision a-historique que développaient alors en France les adeptes de l’« analyse spatiale », partis en quête de la pierre philosophale de « lois générales de l’espace » qui seraient insensibles au mouvement des sociétés. Cela étant, les auteurs n’adhèrent pas non plus à une vision « génétique », qui avait longtemps marqué la géographie et qui consistait à expliquer le présent par le passé, passé géologique ou passé historique, selon des équilibres variables qui ne remettaient pas en cause la démarche d’ensemble. Sortir de ce cadre suppose d’être capable d’aborder les temporalités des sociétés au-delà de la seule diachronie, d’analyser le

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mouvement y compris dans l’« instantané » d’une photographie. Là se trouve une des clés du choix de la mondialité (plutôt que la mondialisation) comme fil conducteur du livre : pour les auteurs, il est plus stimulant d’appréhender un processus en cours que de se lancer dans un récit historique. La temporalité est ainsi d’abord représentée de manière synchronique par les figures 1 et 2. C’est la cohabitation et, mieux encore, l’interaction de modèles mis en place selon des échelles historiques distinctes qui retiennent l’attention des auteurs. La figure 3 a été insérée avec une certaine réticence et dans une attitude prospective : il s’agit de montrer que nous nous situons en un moment d’inflexion majeure dont les effets se feront sans doute sentir dans un avenir plus ou moins proche. Ce graphique a d’ailleurs fait l’objet d’une des critiques les plus courantes au livre : le risque d’un déterminisme évolutionniste, voire messianique, permettant d’« annoncer » les prochains épisodes l’histoire de l’humanité, ce qui n’était pas, on s’en doute, le projet des auteurs.

SYSTÈMES : ET LES ACTEURS ? En 1996, dans Le Monde pour cité, dont la trame correspond très largement aux thèses du Monde : espaces et systèmes, le « paradigme des acteurs » devient un des fondements explicites de la démarche. Les débats sur ce sujet, notamment au sein de l’équipe de la revue EspacesTemps, qui sort, dès 1992, un dossier sur le tournant pragmatique en sciences sociales, sont sans doute pour quelque chose dans cette clarification. Dans l’ouvrage de 1992, on peut pourtant déceler un point faible à cet égard : le souci de formalisation peut donner l’impression que ce sont des causalités non pragmatiques, voire mécaniques qui sont à l’œuvre. De multiples intentionnalités apparaissent, mais les opérateurs qui les portent sont souvent des entités lourdes, relativement abstraites, dans la construction desquelles on entre peu. Il y a peu de sociologie, moins encore de psychologie dans cette vision de la mondialité. En fait, pour l’essentiel, la rupture avec le versant structuraliste (histoire bloquée) et « cartésianiste » (relations conventionnelles entre éléments, indépendamment de la nature des opérateurs) du systémisme est déjà effective dans l’ouvrage de 1992. L’absence de naturalisation des processus, l’ouverture des dynamiques, l’accent mis sur les choix des sociétés

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politiques et de leurs citoyens dans la définition de ce qui se joue, la notion même d’enjeux (par opposition aux « scénarios » et aux « tendances lourdes ») font que les totalités décrites sont bien des systèmes d’acteurs. Dans Le Monde : espaces et systèmes, les acteurs sont parfois dans les coulisses, mais ils gardent toujours les moyens de dire si la pièce leur convient et d’en changer le texte. On a aussi pu reprocher aux auteurs de l’ouvrage un excès d’optimisme, un « angélisme » ou un « irénisme ». Une dérive de l’observation vers une vision prophétique, déconnectée des forces réelles et du « terrain » pourrait être considérée comme un autre signe que les acteurs effectifs étaient remplacés par des idéalités plus faciles à « orienter ». On reviendra dans les prochains chapitres sur les différents instruments de mesure qui peuvent permettre de caractériser les dynamiques en cours. L’examen de la démarche du livre montre que cette critique est, dans l’ensemble, infondée. Les auteurs ont adopté une approche constructiviste en ce sens qu’ils ont fondé leur analyse sur les actions et les discours des différents acteurs. Ils n’ont rien inventé, et ont constaté qu’un certain nombre de réalités ne pouvaient pas entrer dans la logique des trois premiers modèles. Regrouper tous ces éléments sous le vocable « société-Monde » plutôt que sous un autre qui s’intitulerait « ensemble des phénomènes exceptionnels ou aberrants » constituait effectivement un choix, qui reposait sur un certain horizon théorique. Cet horizon n’était pas vu par les auteurs du livre comme une création de leur part, mais comme la condensation d’un grand nombre d’observations empiriques. Il est certes probable que l’ambiance qui régnait alors, dans cette période qui court entre la chute du mur de Berlin (automne 1989) et la révélation des horreurs commise lors des guerres ex-yougoslaves (1992-1995) et du génocide du Rwanda (1994) poussait davantage à l’optimisme que celle qui suivit les attentats du 11 septembre (2001) et l’enlisement des États-Unis en Irak à partir de la fin 2003. Force est de constater que les propositions de 1992 ne semblent pas avoir trop mal résisté aux transformations qui ont suivi leur publication. Ainsi le passage (p. 178-179 dans la première édition) sur les contradictions structurelles de la position des États-Unis comme grande puissance unique et inutile dans un Monde

Entrer dans le Monde par l’espace

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où la géopolitique classique a perdu son sens, écrit juste après la guerre du Golfe de 1991, s’appliquerait fort bien à la situation « pré-post-Irak » de 2008. Par ailleurs, rien ne permet de prétendre que les dynamiques d’émergence du social à l’échelle mondiale auraient diminué. L’engagement occidental au Kosovo (1999) illustre parfaitement l’impossibilité de « caser » tous les épisodes violents de l’histoire récente dans le cadre de la géopolitique, et invite à convoquer des logiques purement politiques pour comprendre l’événement. Au bout de cet examen critique, Le Monde : espaces et systèmes apparaît, au-delà de ses forces, de ses faiblesses et surtout des éléments contextuels et conjoncturels qui ont influé sur son contenu, comme un point d’appui solide pour aborder aujourd’hui la mondialisation. On ne sera donc pas surpris que les ancrages théoriques de la démarche de ce livre, tels qu’ils sont présentés ci-après, se situent pour l’essentiel dans la continuité de l’ouvrage de 1992.

PRISES : QUELLE GÉOGRAPHIE POUR LE MONDE ? La dimension géographique de la mondialisation est essentielle, puisque l’invention du Monde est l’invention d’un espace nouveau par son échelle. Cela ne signifie pas pour autant que les sciences sociales de l’espace, et notamment la géographie, soient bien préparées à cette exploration. La mondialisation s’avère également un test des capacités à analyser, et si possible à comprendre, les espaces contemporains, le Monde parmi d’autres. Concrètement, il s’agit d’un défi : la géographie dispose-t-elle des outils appropriés : théories, méthodes, techniques, pour effectuer ce travail ? La réponse ne peut être qu’ambivalente : des atouts existent, mais aussi, on l’a vu plus haut, de graves faiblesses. Faire la géographie du Monde, c’est, inévitablement, changer le monde de la géographie.

UNE PLACE POUR LE MONDE DANS LA SOCIAL THEORY

L’étude de la mondialisation oblige à une traversée spécifique de la plupart des grandes questions abordées par les sciences sociales, en particulier lorsqu’elles cherchent à construire des théories transdisciplinaires du monde social – ce qu’on appelle en anglais social

theory. Cela suppose de se doter d’options épistémologiques et d’outils théoriques. Voici quels sont les choix qui sous-tendent la démarche de ce livre.

Un constructivisme réaliste La réalité existe indépendamment de l’« observateur », même si elle est aussi lisible comme une « observation ». Le « tournant linguistique » (tout est discours), le « tournant pragmatique » (tout est agir) et le « tournant réflexif » (toute « représentation » est une construction) peuvent être utilement associés. Personne ne peut plus douter que les discours que nous portons sur le monde soient des constructions historiques et non des révélations ou des inspirations. Cela s’applique aussi aux énoncés scientifiques et cette prise de conscience conduit à une modestie face aux connaissances produites hors du cadre académique et à un renoncement à toute position surplombante. Cela ne correspond pas que ces énoncés soient arbitraires ou contingents. Le courant postmoderniste, qui défend cette thèse, échoue à comprendre comment les hommes en société se donnent des prises efficaces sur leur environnement. Par ailleurs, l’omniprésence des significations ne correspond pas, sauf à adopter une posture naïve, à un retrait de ce sur quoi portent ces significations. Nous devons nous habituer à rencontrer, dans les mêmes « choses », du référé et du référent, du signifiant et du signifié, de la « représentation » et du « réel ».

Un systémisme dialogique Depuis l’explicitation par Michel Crozier et Erhard Friedberg du couple acteur-système, il est devenu difficile de contester que si les organisations, et a fortiori les sociétés, constituent des touts irréductibles à leurs membres, ces totalités sont animées par des acteurs, qui pourtant en sont partie intégrante. Ceuxci en constituent à la fois le grain et le moteur. Une société n’est pas la simple « somme » de ses composants. Il existe dans les agrégats sociaux des dominances et des cohérences qu’il serait absurde de nier, ce que fait, non sans inconséquence, le courant de l’« individualisme méthodologique ». On a donc bien affaire à un certain type de réalité qu’on peut appeler société, dans laquelle les principales logiques de production opèrent en fortes interdépendances réciproques, et font émerger un ensemble qui les fédère et les organise. Cependant, cette composante holistique du monde social n’est pas d’origine

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miraculeuse. Elle est engendrée par la société ellemême, dont c’est une des productions majeures. Dans l’histoire des sciences sociales, la combinaison du fonctionnalisme (chaque composante de la société remplit une fonction définie indépendamment des agencements dans lesquels elle est engagée) et du structuralisme (les logiques organisatrices des sociétés sont insensibles à l’action sociale) a généré un monstre qui a fait sortir les sociétés de leur propre histoire. Les quatre grandes théories structuralistes – marxisme, psychanalyse, anthropologie structurale et linguistique structurale – sont, de fait, incompatibles avec la « dialogique », c’est-à-dire avec l’idée que l’état d’une société n’est rien d’autre que les actions immédiates (interactions) et médiates (objets, organisations, institutions) de ses membres. L’approche systémique, définie comme étude systématique de la totalité, mérite d’être soutenue à condition d’aller chercher ses logiques constitutives dans ses composantes et notamment chez ses acteurs. Ce point est particulièrement important dans des domaines comme la géopolitique, l’économie internationale et l’étude des civilisations, où le « territoire », le « marché » et les « cultures » sont parfois traités comme des boîtes noires impénétrables, comme des causalités surplombantes au point d’en être presque magiques. À l’inverse, le systémisme dialogique prend le meilleur des traditions « analytique » et « synthétique » et, plaçant sur le même plan théorique l’intentionnalité et l’acte, les acteurs et le résultat de leurs actions, tend à dépasser l’opposition non pertinente entre le constat de la globalité et l’analyse de sa construction.

Une historicité assumée La rupture avec l’idéalisme substantialiste engendrée par la philosophie médiévale anglaise n’a pas complètement résolu le problème de la pensée du monde, et l’idée d’une histoire comme contingence superficielle de l’humain n’a pas disparu. Depuis la « querelle des universaux » au Moyen Âge, la critique de l’empirisme « anglo-saxon » s’est faite au nom d’idéalités absolues empruntées à l’idéalisme platonicien. Il fallait choisir son camp entre refus de la théorie et refus du mouvement. Les sciences sociales ont longtemps couru après la double chimère de l’universalité comme invariant et de l’histoire comme contingence. L’analyse de la construction des « constantes » en physique ou

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en mathématiques [Lévy-Leblond, 1996] permet de mieux comprendre que le nombre π ou la formule de la gravitation newtonienne ne signifient nullement que les mathématiques n’ont pas d’histoire ou que la matière est immuable, mais qu’il s’agit d’expressions qui maximisent la cohérence d’un énoncé théorique, dans un contexte et pour des réalités données. L’évolution des sciences biophysiques conduit les chercheurs vers une prise en compte des dynamiques temporelles non plus comme variations contingentes mais comme dimensions organisatrices. Dans les sciences sociales, la rencontre, enfin, de l’univers et de l’universel marque, en un sens, l’épuisement des bases rationnelles de l’antihistoricisme. Le Monde est donc une globalité en mouvement dont on ne peut exclure l’irréversibilité et la cumulativité partielle. Même si, chaque fois qu’une nouvelle réalité est proposée à l’analyse – la mondialisation, par exemple –, il existe toujours un historien fâché avec l’historicité pour faire le malin et dire que cette réalité est, justement, « vieille comme le monde », il n’empêche que la mondialisation met toute prétention à l’universalité à l’épreuve de son existence concrète, de son incrémentation sur la planète ce qui, en retour, rend indiscutable son effective présence à cette échelle. Des notions comme la société, la communauté, l’individu, l’État ou la ville, qu’on a souvent gâchées en les utilisant soit comme des généralités abstraites, soit au contraire en refusant leur pertinence, dès lors que le contexte change un tant soit peu, deviennent aujourd’hui concrètement universelles parce que leur pertinence peut être partout, sinon constatée, du moins interrogée. Il n’y a pas toujours eu des villes, chaque ville possède sa singularité, cependant, toutes se ressemblent non seulement parce qu’elles possèdent un principe commun mais aussi, depuis peu, parce qu’elles sont influencées les unes par les autres dans le cadre d’une urbanisation, d’un urbanisme et d’une urbanité mondialisés (voir chapitre 7). Enfin, l’espace est abordé comme une transversale utile, comme une dimension et comme un véhicule pour expliquer, comprendre et penser les sociétés. C’est ce que développe le point suivant.

VAISSEAU SPATIAL : BOÎTE À OUTILS La catégorie « espace » s’est construite dans une double relation sensorielle au monde, à travers la

Entrer dans le Monde par l’espace

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production d’images par l’appareil visuel et dans le mouvement du corps ou de l’une de ses parties. Ce dispositif a permis d’organiser une série de représentations d’abord disjointes. Puis, dans le mouvement d’unification des perceptions, on a pu les organiser au moyen d’un système de mesure conventionnel universel. Cela a permis de détacher l’appréhension de l’espace d’une relation concrète, c’est-à-dire sensorielle, au monde extérieur. L’abstraction s’est faite au prix d’un appauvrissement qui a aujourd’hui un coût, celui du manque de complexité de nos représentations, y compris savantes. La cartographie habituelle, résultat de ce processus, conduit à ne traiter les spatialités rebelles à nos sens qu’au moyen des lunettes conventionnelles qui ne donnent à voir que les surfaces vides, et peinent à traiter les points « chargés » (les lieux) et les géométries de dimensions inférieures à deux (les réseaux). Malgré ses éminentes qualités, la généralisation euclidienne devient un leurre et se mue en particularisme, si l’on commet l’erreur de lui accorder le privilège de représenter toutes les espèces d’espaces et non un seul.

L’usage presque religieux de la géométrie euclidienne pour concevoir le modèle de la carte « générale » défini a priori et réputé fournir le fond de toutes les autres est le point d’aboutissement funeste d’une approximation qui, atteignant ses limites, devient contre-productive. Comment faire la théorie d’un espace qui a ses logiques propres, qu’on ne peut penser comme des variantes d’un standard parce qu’elles possèdent des spécificités fondamentales, et en même temps faire que cette théorie entre dans une théorie plus vaste, qui rende comparable, co-pensable, cet espace singulier à d’autres ? La mondialisation nous invite à relancer ces difficiles questions. Elle fait vieillir les approches qui prenaient le petit monde à la portée de l’observateur pour un univers complet et immobile. La diversité des espaces présents dans le Monde contemporain donne le coup de pouce final à ceux qui pouvaient encore douter de la nécessité d’adopter une approche relative et relationnelle de la spatialité. C’est ce qu’explicite le tableau 2.

Tableau 2 Quatre conceptions de l’espace Positionnel

Relationnel

Absolu

Newton « Géographie traditionnelle », géopolitique classique

Berkeley Sensualisme, anthropologie structurale

Relatif

Descartes « Analyse spatiale » « Psychologie cognitive »

Leibniz Sciences sociales de l’espace

Sources : tableau établi par l’auteur

La démarche « newtonienne » suppose un cadre intangible dans lequel sont projetés des phénomènes qui se localisent dans un système préétabli. La géographie des « permanences » s’est bien retrouvée dans cette conception. L’apport de Descartes consiste à porter la mesure sur les objets spatiaux eux-mêmes, en reconnaissant une spécificité à la res extensa, mais en retenant des instruments (la géométrie euclidienne) qui se veulent universels tout en étant conventionnels. Le courant de l’« analyse spatiale » a cru pouvoir dépasser les limites des approches littéraires et exceptionnalistes, qui prônaient l’incommensurabilité entre

les objets d’étude du géographe, en recourant à ce type de généralisations abstraites. Malgré quelques apports, elle a buté sur l’impossibilité, avec un tel équipement mental, de penser la complexité, c’est-àdire l’association entre l’universel et le singulier. On retrouve la même tentation dans le néonaturalisme des neurosciences, lorsqu’elles prétendent prédéfinir une spatialité de référence sur la base de la seule métrique euclidienne. Le point de vue que l’on peut associer à George Berkeley est celui qui reconnaît le caractère relationnel de la spatialité (par exemple dans le placement des corps), mais en prétendant

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se fonder sur un ancrage absolu des objets et des agencements. C’est en ce sens que le culturalisme de l’anthropologie structurale tout autant que les approches sensualistes traditionnelles, qui privilégient le seul rapport au monde fourni par l’appareil sensoriel, peuvent se retrouver dans une vision centrée sur les relations des humains à leur environnement, mais figeant celles-ci dans un cadre intangible. L’approche leibnizienne, enfin [Robinet, 1957], combine le relatif (pas de « support » ou de « cadre » préalable aux réalités spatialisées) et le relationnel (un espace n’est rien d’autre que l’ensemble des relations de distance entre ces réalités). Elle contraint à ne plus se contenter de spatialités clés-en-main et à associer impérativement les caractéristiques proprement spatiales (échelle, métrique) à la « substance »

appréhendable par d’autres dimensions (économique, politique, historique, etc.). Cela conduit à analyser ce qui fonde la spécificité d’un espace – la relation de distance entre les réalités qui les constituent – avec un œil plus vigilant et plus ouvert. Les conceptions et pratiques de la distance, les métriques, sont plus diverses qu’on ne l’a longtemps cru. La topologie et ses discontinuités s’y combinent avec la topographie, définie comme métrique, non nécessairement euclidienne, du continent. Le paysage soudain s’élargit. On s’aperçoit que l’espace typique de la géographie traditionnelle, le « pays », territoire borné, n’est qu’un cas parmi d’autres, au sein d’un peuple de territoires, non nécessairement délimités, et de réseaux en tous genres. C’est ce que montre le tableau 3.

Tableau 3 Métriques Métriques internes Topographiques : territoire

Métriques des limites

Topologiques : réseau

Topographiques : confins

Horizont Espace linguistico-culturel, quartier d’une ville

Rhizome Espace relationnel d’un individu

Topologiques : frontière

Pays Région rurale, État

Network Réseau de télévision

Sources : d’après Durand, Lévy, Retaillé [1992]

Dans cette nouvelle perspective, le changement d’échelle de la mondialisation n’est pas le simple ajout d’un échelon qui n’existait pas auparavant, mais plutôt une recomposition de l’ensemble des interactions spatiales existant sur la planète. Du point de vue des acteurs, des objets ou des organisations, il s’agit d’un élargissement des échelles pertinentes, mais aussi d’une ouverture des métriques. L’introduction d’une nouvelle famille de distances, celle qui caractérise l’échelon mondial, appelle de nouvelles manières de la gérer, mais aussi d’articuler ces distances avec celles qui préexistaient. Ainsi les firmes transnationales doivent à la fois organiser des réseaux mondiaux, et reconsidérer la relation entre la logique globale de la firme et la géographie de ses implantations locales, régionales, nationales ou continentales.

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Du point de vue des espaces, la mondialisation s’exprime par la production de nouvelles interspatialités : par emboîtements directs ou inverses (le Monde inclut toutes les échelles, mais est aussi inclus dans des espaces à toutes les échelles), par interfaces (la mondialisation se lit comme la mise en mouvement des interactions entre espaces de tout niveau et comme la dynamique corrélative de ces espaces) ou par cospatialités (les couches superposées de mondialités interagissent plus ou moins entre elles). Or ces processus aux définitions assez simples, qu’on peut exprimer en peu de mots, s’appliquent peu ou prou à toutes les composantes de la vie en société : économique autant que politique, collective autant qu’individuelle, interautant qu’intra-sociétale, « culturelles » autant que « naturelles ». L’entrée dans le Monde par sa spatialité

Entrer dans le Monde par l’espace

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se présente donc comme un choix théorique potentiellement efficace. L’espace n’est alors pas tant un cadre ou un objet qu’un véhicule, compact et robuste, pour parcourir les réalités de la mondialisation. Le Monde, réalité complexe par excellence, non parce qu’il est plus vaste que d’autres espaces, mais parce qu’il se trouve plus visiblement que d’autres dans une situation d’hésitation historique entre l’unité et l’éclatement, est fondamentalement

multiscalaire, multimétrique et multicouche. Mais cette caractéristique s’applique aussi d’une manière ou d’une autre, et parfois tout autant, à l’ensemble des mondes géographiques que le Monde englobe. La mondialisation nous conduit à forcer l’allure pour faire passer nos images de l’espace de l’abstraction à la problématisation, d’une vision très particulariste de la généralité à une universalité capable de penser ensemble les singularités.

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Chap

Chapitre 2

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« Mondialisation », un mot qui change les mondes

« Ce qui compte dans les choses dites par les hommes, ce n’est pas tellement ce qu’ils auraient pensé en deçà ou au-delà d’elles, mais ce qui d’entrée de jeux, les systématise, les rendant pour le reste du temps, indéfiniment accessibles à de nouveaux discours et ouvertes à la tâche de les transformer. » Michel Foucault, 19631.

«

Mondialisation » est un mot de combat. Nous faisons ici écho à la célèbre phrase de l’économiste François Perroux sur le capitalisme. Son « Que sais-je ? » de 1948 s’ouvrait en effet sur cette affirmation : « Capitalisme est un mot de combat » [Perroux, 1948, p. 5]. Or, au début des années 1960, l’une des premières utilisations du mot « mondialisation » en français – peut-être même la première dans les sciences sociales françaises – est due à cet auteur : en 1964, dans la deuxième édition de L’Économie du XXe siècle, il affirme que « l’industrialisation, ses ressorts réels et son idéologie stimulent la mondialisation de certains marchés et la lutte entre les “marchés” occidentaux et les “marchés” soviétiques » [Perroux, 1964, p. 265]. Cette relation entre « capitalisme » et « mondialisation » n’est pas fortuite. L’association, forte, est appelée à une grande continuité. Elle structure même encore très largement le sens que l’on donne aujourd’hui au mot « mondialisation ». Dans une toute récente encyclopédie de référence,

édition conjointe des encyclopédies Britannica et Universalis, on peut lire que « la mondialisation est un fait économique concernant à la fois les échanges internationaux de biens et de services, les mouvements de capitaux et les transferts de technologie » [Mucchielli, 2006]. Cette définition est d’autant plus intéressante qu’elle est proposée par Jean-Louis Mucchielli, l’un des spécialistes français de la mondialisation : son insistance tout au long de l’article sur les aspects économiques et financiers est symbolique du premier sens que l’on donne « spontanément » au mot « mondialisation ». Même ses aspects politiques sont ramenés à l’intérieur de l’économique, puisque dans « les nombreuses formes contemporaines de la mondialisation », Mucchielli inclut « les comportements du consommateur global “citoyen du monde” » : le « citoyen du monde » de L’Anthropologie de Kant [Kant, 1798] et des stoïciens de la société cosmopolite [Coulmas, 1995], est ici ramené à la dimension de Carlos Ghosn [Ghosn, 2003] (chapitre 15). Mais

Notes 1

Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. XV.

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peut-être n’est-ce pas un hasard non plus : l’un des premiers penseurs de l’échelle mondiale et de la dynamique globale du capitalisme est bien sûr Karl Marx, et il est l’un des premiers à avoir également affirmé que le capitalisme avait comme caractéristique de transformer les rapports des hommes en rapport des choses [Marx, 1867]. « Mot de combat » donc, et ce au moins à trois niveaux. Combat, tout d’abord, pour imposer une vision inéluctable de l’avenir du monde. Avec les affirmations des néolibéraux selon lesquelles « There Is No Alternative » – le fameux TINA de Margaret Thatcher –, on entre dans de ce que Pierre Rosanvallon appelle « le capitalisme utopique » : « La société de marché renvoie à la perspective d’une société civile autorégulée, la confrontation des intérêts étant censée mener à une “harmonie” que ni la politique ni la morale ne [sauraient] réaliser. Elle s’oppose de la sorte aux théories du contrat social qui impliquent une organisation volontariste du lien social. » [Rosanvallon, 1999]. La mondialisation devient ici le nom de l’utopie économique d’une société de marché autorégulée. Combat également pour s’opposer à ces conceptions du monde comme dans le cas des mouvements anti ou alter mondialiste. En forme de clin d’œil, la couverture de la bande dessinée de Jul, Il faut tuer José Bové, renvoie à ce double combat. De chaque côté de celle-ci s’observent deux groupes affichant deux banderoles : d’un côté, « Un autre monde est possible », et de l’autre, « Un autre monde ne va pas être possible ». Forum de Davos contre Forum social. Mais, bien sûr, en affirmant cette opposition, les deux « combats » en question valident l’idée même de la structuration du monde par les processus de mondialisation. C’est ce dernier aspect qui nous intéresse ici : en quoi le terme « mondialisation » est-il un mot qui change le monde ? Il s’agit là également d’un combat : le premier acteur (ou en tout cas actant) de la mondialisation comme réalité est le mot même de « mondialisation ». C’est à travers lui, et en lui, que vont se cristalliser de nombreux éléments des visions actuelles du monde et de son devenir. Comme le signale Frédéric Lebaron (pour le dénoncer), « le travail de construction et de légitimation […] est un élément essentiel du phénomène appelé “mondialisation”. Sans cette mobilisation intellectuelle très large, la mondialisation de marchés n’aurait jamais pu acquérir l’apparence

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de force naturelle et irréversible qu’elle possède aujourd’hui » [Lebaron, 2003, p. 126-127]. Au-delà de la dénonciation, cette analyse reste juste d’un point de vue analytique : pour que le terme « mondialisation » parvienne au statut qui est le sien aujourd’hui – un mot qui désigne l’un des principaux processus planétaires actuels –, il faut qu’il soit à la fois : 1) une construction généalogique : celle-ci s’étend sur un temps relativement court qui va de l’apparition du mot au début des années 1960 à son explosion dans toutes les sciences sociales, depuis le milieu des années 1990 ; 2) le résultat d’une transformation des discours qui permet l’apparition du mot : cette transformation inclut le renouveau des idées de progrès et d’humanité comme groupe de référence, ainsi que l’extension de la perception des espaces légitimes (voir, dans la figure 1 les deux premières phases) ; 3) un « grand récit » qui valide les conditions de production du savoir et des institutions, et qui s’oppose à l’idée postmoderne… de la fin des grands récits (voir la troisième phase de la figure 1).

GÉNÉALOGIE : UNE HISTOIRE EN TROIS TEMPS « Quand un mot nouveau devient populaire, c’est souvent parce qu’il capte la mise en place d’un important changement du monde. Une nouvelle idée doit décrire un nouveau fonctionnement. Ainsi, quand le philosophe Jeremy Bentham forge le terme d’“international” dans les années 1780, il saisit son temps car il en éclaire une réalité profonde, l’émergence des États-nations et l’augmentation des relations transfrontalières entre eux. Les gens ne parlaient pas de “relations internationales” avant cette époque, car l’humanité n’était pas auparavant organisée en communautés nationales et en États territoriaux. » [Scholte, 1997, p. 14]. La naissance et la diffusion du terme « mondialisation » se situent dans cette même problématique que Jan Aart Scholte décrit à propos de l’expression « relations internationales » : en quoi le mot « mondialisation » décrit-il une rupture dans le

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fonctionnement du monde ? En quoi son succès estil révélateur d’un changement de vision du monde ? Pourquoi semble-t-il décrire mieux que d’autres l’air du temps et la réalité du monde2 ? De nombreux problèmes se posent, lorsque l’on aborde la question de la définition et du contenu du terme « mondialisation ». L’un d’entre eux est celui de la polysémie, de la juxtaposition et de l’imbrication des sens codés et des connotations du mot. Un

autre est celui de l’utilisation de deux mots, « mondialisation » et « globalisation », là où l’anglais n’utilise que globalisation (ou globalization dans la graphie américaine). Analysons la constitution progressive du sens de ces deux mots. Que ce soit en français ou en anglais, on peut schématiser la façon dont le terme « mondialisation » a lentement pris sens depuis cinquante ans de la façon suivante (voir figure 1).

Figure 1 Généalogie d’une émergence ... avant d'être reprises dans l'ensemble des sciences sociales...

D'un coté, l'apparition d'un mot... ... qui se cristalisent dans les sciences économiques.... ... de l'autre, des interrogations sur les transformations du monde...

1945

Phase 1

... et de devenir l'un des paradigmes centraux des analyses sur le monde.

1980

Phase 2

1995

Phase 3

Sources : figure établie par l’auteur

Phase 1 – Jusqu’en 1983, deux mouvements parallèles qui ne se rencontrent pas : la réflexion sur l’apparition d’une « société globale », et l’apparition d’un mot sans connotation forte particulière. D’un côté donc, on observe dans les sciences sociales un grand courant de réflexion sur les changements du monde : assiste-t-on à l’apparition d’une société globale ? Certains affirment que oui. C’est vers Marshall McLuhan qu’il faut d’abord se tourner. Vers lui et son livre Guerre et paix dans le village planétaire [McLuhan et Fiore, 1970]. Pour McLuhan, professeur à l’Université de Toronto, il s’agit de décrire la naissance d’une société radicalement nouvelle par rapport au passé. Le révélateur de cette nouveauté est la guerre du Viêtnam, ou plutôt la façon dont la guerre a été couverte en direct par la télévision. On assiste selon McLuhan à la naissance du global village. On reconnaît dans cette expression la reprise d’une idée

importante développée quelques années plus tôt par ce même McLuhan dans La Galaxie Gutenberg : « L’interdépendance nouvelle qu’impose l’électronique, recrée le monde à l’image d’un village global. » [McLuhan, 1967, tome 1, p. 34]. Les termes de « village global » et de « village planétaire » sont appelés à durer. Mais la méthode d’analyse de McLuhan est sans doute aussi importante que ses créations sémantiques : « Jusqu’à présent, les historiens du développement culturel ont eu tendance à étudier séparément chaque découverte technique […]. On s’est rendu compte qu’il n’était plus possible d’utiliser le modèle traditionnel selon lequel on prétendait diviser la matière en une série de particules […]. Il est très important que nous comprenions que l’adoption de nouveaux outils va provoquer de grandes transformations dans la conduite et les propos ordinaires de l’homme. » [McLuhan, 1967, tome 1, p. 73]. Quelques années plus tard, en 1969,

Notes 2

Quelques éléments de la première partie de ce chapitre ont fait l’objet d’une précédente publication en 1999 : René-Éric Dagorn, « Une brève histoire du mot “mondialisation” », dans Gemdev (Groupe d’étude de la mondialisation et du développement, Université Paris-I), Mondialisation. Les mots et les choses, Paris, Karthala, 1999. Ces éléments sont entièrement remis à jours ici. La seconde partie du texte est inédite.

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Zbigniew Brzezinski, alors professeur à l’Université de Columbia, poursuit sur la même idée. Les États-Unis sont la « première société globale de l’histoire ». Dans La Révolution technétronique [Brzezinski, 1971], son analyse met en évidence la puissance des États-Unis dans les communications et la haute technologie. Mais surtout, il insiste sur le fait que le mode de vie des Américains est en passe de devenir mondial : il est un « modèle global de modernité ». Sans lien avec les analyses des sciences humaines sur les changements de société, en français comme en anglais, les mots « globalis(z)ation » et « mondialisation » apparaissent à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Leur sens est alors très neutre. Ils décrivent des phénomènes qui, jusqu’alors régionaux ou nationaux, deviennent mondiaux. C’est ce sens descriptif neutre qu’utilise Paul Fabra dans un article du Monde daté du 29-30 avril 1964. Annonçant le début des négociations du Kennedy Round, le 4 mai 1964, l’auteur ouvre son article avec le titre : « Vers la mondialisation des échanges ? ». Suit une analyse économique sur les rapports de force entre les États-Unis et la Communauté économique européenne, où le terme « mondialisation » ne réapparaît pas. En anglais, on peut repérer les premières apparitions du mot dans la même période : The Economist, daté du 4 avril 1959, utilise l’expression « globalised quota » dans un article sur les importations de voitures en Italie [Waters, 1996, p. 2]. Dans le Spectator, daté du 5 octobre 1962, on trouve une des premières utilisations du terme « globalisation » : « Globalisation is, indeed, a staggering concept. » Enfin, c’est dans l’édition 1961 du Webster que l’on trouve les premières définitions de « globalism » et de « globalisation », tandis que le Grand Robert de la langue française (édition de 1982) date l’apparition du mot de 1955, et que dictionnaire Robert en un volume (édition de 1987) indique : « vers 1960 […] Le fait de devenir mondial, de se répandre dans le monde entier ». Les travaux de Roland Robertson [Robertson, 1983 et 1992] semblent montrer que le terme « globalisation » a été reconnu et utilisé dans les cercles universitaires seulement à partir du milieu des années 1980. « En février 1994, le fichier de la bibliothèque du Congrès ne comportait que 34 fiches contenant le terme [globalisation] […] dans le titre. Aucun de ces ouvrages n’avaient été publiés avant 1987. »

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Dans ce cadre, la façon dont François Perroux va utiliser le mot en 1964 est particulièrement intéressante. Il est le premier à proposer une liaison forte entre les deux aspects en question : un nouveau mot pour désigner de nouveaux fonctionnements du monde… ici de nouveaux fonctionnements économiques. Mais François Perroux reste une exception. Pour une vingtaine d’années encore, les mots « mondialisation » et « globalisation » ne contiennent aucune connotation forte, aucun investissement idéologique, aucun lien avec un changement radical dans l’analyse du monde noté plus haut. La cristallisation sémantique n’a pas encore eu lieu. Le succès du terme « mondialisation » ne va venir ni des sciences sociales, ni de la presse, mais de l’économie. Phase 2 – De 1980 à 1995, les mots « mondialisation » et « globalisation » s’étendent dans l’analyse économique de l’évolution des multinationales et de la sphère financière. En 1983, Théodore Levitt publie dans la Harvard Business Review, « The Globalisation of Markets ». Levitt analyse la naissance d’une nouvelle forme d’entreprise, la « firme globale », qui vend partout de la même façon, et ne s’adapte aux marchés locaux que contrainte et forcée. Il y voit la naissance d’un commerce différent de l’ouverture traditionnelle des marchés, une mondialisation des marchés : « Les firmes doivent apprendre à travailler comme si le monde était un grand marché unique, en ignorant les différences régionales et nationales […]. Le monde est plat. » [Levitt, 1983, p. 92 et p. 100 ; Friedman, 2006] Un autre économiste américain, Kenichi Ohmae, développe cette idée dans un ouvrage important, La Triade. Émergence d’une stratégie mondiale de la puissance [Ohmae, 1985]. Ohmae voit dans l’évolution récente des multinationales, le passage obligé à la « dimension triadique » : l’entreprise globale, pour s’implanter et prospérer dans l’oligopole mondial, doit accéder à une vision et à un fonctionnement qui dépassent le cadre national. Cette vision globale est la condition nécessaire à la survie des entreprises de taille importante. En 1990, Kenichi Ohmae revient sur cette idée dans L’Entreprise sans frontière. Nouveaux impératifs stratégiques. Il analyse cinq étapes de développement d’une entreprise. La cinquième et dernière est celle de l’intégration globale : les firmes « conduisent leur R-D, financent

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leurs investissements et recrutent leur personnel à l’échelle mondiale » [Ohmae, 1990 et Boyer, 1997]. Cette importance des multinationales dans les changements du fonctionnement économique du monde avait déjà été signalée par Charles-Albert Michalet en 1976. Analysant le phénomène de la multinationalisation des entreprises, Michalet veut « renverser le vieux paradigme de l’économie internationale pour lui substituer celui de l’économie mondiale » [Michalet, 1976, p. 9]. Bien que d’obédience très différente, il s’inscrit ici dans la suite des travaux de François Perroux. Pour Michalet, ces analyses renvoient d’ailleurs à Marx. « Poussée par le besoin d’un débouché toujours plus étendu, la bourgeoisie envahit le globe entier […] Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales sont détruites ou sur le point de l’être. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l’introduction devient une question vitale pour toutes les nations civilisées, industries qui n’emploient plus de matières premières nationales, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde […]. À la place de l’ancien isolement local et national se développe un trafic universel, une dépendance mutuelle des nations. » [Marx, 1848, p. 38.] Ce passage du Manifeste du parti communiste de 1848 montre que les idées de changement d’échelle des firmes et de découplage entre espaces nationaux et espaces des firmes ne sont pas nouvelles. Ce n’est donc pas par cet aspect que le terme va s’imposer. Ce qui semble en revanche très nouveau au milieu des années 1980, c’est l’évolution de la sphère financière. C’est là que l’interprétation francophone du mot anglais « globalisation » prend son sens plein (ce qui est intégré de « façon générale », sans être spécialement « mondial »). En 1990, il s’est largement imposé dans l’analyse financière

[Aglietta, Brender, Courdet, 1990]. Il décrit les « modifications qui se sont produites dans la répartition des mouvements de capitaux entre les grandes régions du monde » [Plihon, 1997]. Trois modifications donnent son contenu au concept : À partir des années 1980, les mouvements de capitaux se sont extraordinairement accrus (à titre d’exemple, les placements financiers des fonds de pensions aux États-Unis ont été multipliés par deux entre 1988 et 1993, passant de 3 900 milliards de dollars à 6 900 milliards). Les mouvements de capitaux, qui étaient jusqu’en 1980 des mouvements Nord-Sud, deviennent des mouvements Nord-Nord. La circulation massive du capital se fait désormais à l’intérieur de la Triade. Enfin, cette circulation était jusqu’alors contrôlée par les États. On était dans une logique d’internationalisation de l’économie. Depuis 1980, la déréglementation est à l’ordre du jour, et les États ont renoncé à contrôler les mouvements des capitaux [Adda, 2006]. On voit maintenant comment le terme « globalisation/mondialisation » prend peu à peu son sens. Vers 1990, il est porteur de deux éléments forts : une idée de changement d’échelle, mais surtout une vision de décomposition, voire de destruction des anciens systèmes de fonctionnement de l’économie internationale interétatique. Le mot est prêt. Son contenu précis est forgé par les économistes, mais il rend aussi compte du travail d’autres sciences sociales. Il décrit des changements importants dans plusieurs secteurs d’analyse de l’économie, peut-être même du monde. C’est le bon mot au bon moment. Phase 3 – Depuis 1995, on assiste à l’explosion de l’usage du terme « mondialisation ». Repris dans toutes les sciences sociales, il devient un paradigme majeur de l’analyse des fonctionnements du Monde. Le premier domaine dans lequel le terme « mondialisation/globalisation » se généralise est bien sûr l’économie. Malgré des contestations à l’intérieur de la théorie économique, il s’impose largement. Au moins trois raisons en expliquent la forte diffusion. La première est bien sûr celle de l’adéquation entre le contenu d’un mot qui décrit bien les évolutions de la mondialité, et les changements que les économistes observent dans les fonctionnements économiques globaux : accélération des changements d’échelle, changement de nature des processus internationaux

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traditionnels, développement de la globalisation financière, affaiblissement des contrôles nationaux et internationaux mis en place depuis 1945 par les institutions de Bretton Woods. Tout cela va dans le sens d’un changement important, peut-être même d’une rupture que le terme « globalisation/mondialisation » semble bien décrire. Il insiste sur ce qui apparaît comme la principale nouveauté économique : les phénomènes d’intégration à grande échelle. Au lieu d’avoir des fonctionnements économiques juxtaposés, les processus naissants semblent mener à des intégrations transnationales : les processus économiques deviennent globaux et mondiaux. La deuxième raison vient de la disparition des contre-systèmes du capitalisme. La chute de l’URSS et la fin du Tiers Monde (en tant qu’ensemble de systèmes économiques non alignés) font que l’on peut désormais parler d’un monde mondialisé : « l’obsolescence de l’idée de Tiers Monde – ce qui n’élimine pas la misère, mais peut-être sa mythification – avec le développement des “pays émergents” et la clochardisation de quelques autres, l’effacement du mort-vivant soviétique ont secoué la torpeur des cartes », nous dit Christian Grataloup [Grataloup, 1996b]. Les deuxième et troisième mondes ont apparemment disparu. Le capitalisme libéral triomphe partout. Voilà de quoi accélérer l’utilisation du terme « mondialisation » par tous. La troisième raison est la récupération du mot par les grands organismes internationaux. L’exemple le plus représentatif est celui de l’OCDE qui, à partir de 1995, va abondamment l’utiliser dans ses rapports sur la situation économique mondiale (voir par exemple http ://www.oecd. org). Ici le mot « globalisation/mondialisation » remplace l’ancienne expression « internalisation des capitaux » qui ne correspond plus à l’analyse du monde faite par les économistes de l’OCDE. La circulation des capitaux n’est plus « internationale », au sens où elle ne dépend plus de règles fixées par les nations. Désormais, cette circulation est globale : elle déborde les cadres classiques des relations entre États pour se développer dans un transnational intégré à l’échelle monde. Ces raisons se combinent et se renforcent pour imposer rapidement le terme « mondialisation » comme un mot clé des discours sur le monde et sur une mondialité naissante. Mais c’est peut-être ailleurs qu’en économie que cette explosion des mots « mondialisation » et

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« globalisation » est la plus spectaculaire. Justement parce qu’ils n’étaient que peu utilisés avant 1995. Les géographes sont parmi les premiers à en voir l’intérêt ainsi que les nouvelles conceptions de l’espace mondial qu’il implique. Dès les années 1990, Roger Brunet [Brunet, 1990] et les géographes de Sciences Po Paris (Marie-Françoise Durand, Olivier Dollfus, Christian Grataloup, Jacques Lévy, Denis Retaillé, etc.) [Durand, Lévy et Retaillé, 1992] entrent de plain-pied dans l’analyse des processus de mondialisation. Mais – et c’est fondamental – le mot « mondialisation » n’y apparaît pas : l’expression utilisée est celle de système-Monde. Il faut attendre les ouvrages de Jacques Lévy en 1996 [Lévy, 1996b] et d’Olivier Dollfus en 1997 [Dollfus, 1997] pour que le terme fasse son entrée dans la géographie : une entrée qui n’a fait que se renforcer depuis. Entre 1996 et aujourd’hui, deux jalons sont particulièrement importants. En 1999, le groupe interdisciplinaire du Gemdev (Université Paris-I) dirigé par Olivier Dollfus et l’économiste Michel Beaud, publient Mondialisation. Les mots et les choses, le premier ouvrage réellement transdisciplinaire sur la mondialisation [Gemdev, 1999]. Pour la première fois, les processus en cours sont analysés aussi bien du point de vue économique, qu’historique, anthropologique, politique et géographique. Seuls les aspects juridiques en sont absents… ce qui est une étrange lacune immédiatement signalée par les critiques de l’ouvrage [Laroche, 2002]. En 2002, Laurent Carroué (Université Paris-VIII) publie la première édition de sa Géographie de la mondialisation, livre qui va permettre à l’idée de mondialisation de pénétrer en profondeur dans un groupe stratégique de la géographie : les enseignants du secondaire. Dans ce livre, Laurent Carroué propose une analyse de la mondialisation essentiellement sous un éclairage géo-économique, passant en revue l’explosion des échanges, le rôle du FMN (on commence alors à insister sur l’expression FTN pour firmes trans-nationales), la mondialisation des marchés, etc. tout cela dans une approche en termes d’analyses spatiales. Or c’était cela qui était en partie attendu par les enseignants du secondaire : le moyen de passer des approches théoriques et politiques (Brunet, Lévy, Dollfus, Grataloup, Retaillé) à des analyses « au sol ». Aujourd’hui, en France, la géographie est sans doute la science sociale la plus impliquée dans

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la réflexion sur les processus de mondialisation. L’inscription du thème aux agrégations d’histoire et de géographie (aussi bien externes qu’internes) est le symbole du poids que la mondialisation possède aujourd’hui dans cette discipline. Au-delà des ouvrages de Laurent Carroué [Carroué, 2005 et 2006], c’est toute une partie de la géographie française qui s’est largement impliquée dans l’exploration de ce sujet [voir, par exemple, parmi d’innombrables exemples, les ouvrages de Ruiz, 2006 et de Retaillé, 2007]. Au-delà du cas particulier de la géographie, la mondialisation est devenue un paradigme majeur de toutes les sciences sociales en ce début de xxie siècle. Sans tenter de faire un panorama exhaustif, repérons tout de même, de l’histoire à l’anthropologie et aux sciences politiques, en passant par le droit et la sociologie, quelques points importants. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de l’extérieur, l’histoire comme discipline a mis beaucoup de temps à s’intéresser à la mondialisation. On aurait pu penser le contraire : l’importance des travaux de Fernand Braudel sur la dynamique du capitalisme (l’un des grands vecteurs de la formation d’un espace mondial intégré), l’influence internationale de ces travaux, surtout aux États-Unis, semblait permettre des avancées rapides en histoire. Ce ne fut pas le cas dans un premier temps [Dagorn, 1999, p. 201-203]. Jusqu’en 1999-2000, le regard est plutôt tourné vers la micro-histoire et ce, partout dans le monde, et non seulement en Europe ou en France : cherchant la distance d’analyse la plus pertinente, une grande partie des travaux historiques des années 1990 est orientée vers un changement « de la focale [qui] grossit l’objet d’observation » [Revel, 1996]. La bascule se fait à l’articulation des années 2000-2001. À partir de là, les travaux de géohistoire – c’est-à-dire, la réflexion sur la fabrication des espaces sur la longue durée – de la mondialisation se multiplient, creusant essentiellement dans deux directions. Le premier axe analyse l’histoire de l’humanité à très grande échelle géohistorique et temporelle. Les ouvrages les plus célèbres sont ceux d’Eric Hobsbawm [Hobsbawm, 1999], de William McNeill, sur les développements de ce qu’il appelle The Human Web [J. R. McNeill, William McNeill, 2003] et de Christian Grataloup sur La Géohistoire de la mondialisation [Grataloup, 2006]. Dans le second axe, les auteurs s’intéressent à la façon dont on peut intégrer les racines

civilisationnelles du passé dans la compréhension de la mondialisation actuelle. L’un des ouvrages les plus révélateurs de cette tendance est celui de A. Hopkins, Globalization in World History [Hopkins, 2003], où par exemple, Amira Bennisson étudie les liens entre l’universalisme musulman des xiie-xive siècles et la mondialisation occidentale des xxe et xxie siècles [Bennisson, 2002]. Dans les deux cas, de toute façon, les axes sont révélateurs d’un retour important de la world history. Les spécialistes du droit se sont également fortement interrogés sur les évolutions en cours. Pour ne prendre qu’un seul exemple français particulièrement révélateur, le travail fondateur de Mireille Delmas-Marty, qui s’étend de 1994 à aujourd’hui, tente d’articuler la réflexion entre les compétences nationales, internationales, et mondiales. De Pour un droit commun (1994) aux quatre tomes parus Des forces imaginantes du droit (2004-2007), en passant par son ouvrage le plus accessible (Trois Défis pour un droit mondial, 1998), Delmas-Marty pose trois questions aux droits économique et pénal mondiaux : « est-il possible ? est-il raisonnable ? est-il souhaitable ? » de faire de l’espace mondial un espace juridique intégré ? [Delmas-Marty, 1994, 1998, 2004-2007]. Tout récemment, Stéphane Chauvier posait une question presque similaire dans Justice et droit à l’échelle globale : si l’émergence d’une société mondiale appelle la construction d’un ordre juridique de même extension, il semble peu probable que cet ordre finisse par prendre la forme d’un État mondial. Alors, « comment bâtir un ordre politique et juridique mondial sans devoir bâtir un État mondial ? » [Chauvier, 2006, p. 7]. Ces interrogations rejoignent celles des anthropologues, des sociologues et des politistes qui, tous, analysent Le Retournement du monde [Badie et Smouts, 1997]. Il suffit, pour terminer ce point, de lire les titres des ouvrages de référence sur la mondialisation dans le monde anglophone : Global Transformations [Held, 2003], The Globalization of World Politics [Baylis et Smith, 2005], Global Sociology [Cohen et Kennedy, 2007], etc. Tous ont en commun de dépasser très largement les aspects économiques et de s’interroger sur les changements d’ensemble du monde. La mondialisation est bien devenue, en quelques années, un des paradigmes centraux de l’ensemble des sciences sociales de ce début de xxie siècle.

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ENCADRÉ 1 : LE MONDE ET LE MONDE Nombre d’articles utilisant le mot « mondialisation » dans le journal Le Monde (1987-2006)* 1 200

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Années

1. La première rupture statistique est très nette. C’est sur l’articulation 1995-1996 que le basculement se fait. Jusqu’en 1995, la montée du nombre d’articles utilisant le mot « mondialisation » est lente et progressive (on passe d’une trentaine d’articles par an avant 1990) à une montée un peu plus rapide entre 1991 et 1994, pour arriver à 158 articles en 1995. L’explosion de l’utilisation du mot « mondialisation » est particulièrement forte pendant l’année 1996 : on passe de 158 articles à 472, soit une multiplication par trois en une seule année. Pourquoi cette première rupture en 1996 ? Une analyse de contenu montre qu’elle n’est pas liée à un événement précis, mais plutôt à la compréhension que le monde est en train de changer dans ses fonctionnements les plus profonds. Six ans après la chute du mur, quatre ans après la fin de l’URSS et de la première guerre du Golfe, deux ans après les accords d’Oslo, et au moment de la mise en place des deux TPI sur le Rwanda et l’ex-Yougoslavie, il n’y a plus de doute : ce qui se passe n’est pas un ajustement à la marge du système international traditionnel, mais un changement de fond des principes du monde. Cette analyse est renforcée par la progression constante des articles utilisant le mot « mondialisation » entre 1997 et 2001 : on atteint alors le sommet de la courbe avec un total de 963 articles. 2. La deuxième phase est tout aussi nette. Dans les trois années 2002, 2003 et 2004, l’étoile de la mondialisation pâlit. Les raisons en sont évidentes : la mise en route par l’administration Bush et les néoconservateurs états-uniens du projet impérial américain, la survalorisation de la puissance

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Il y a alors deux manières d’analyser les chiffres de l’année 2004. On peut y voir un effondrement du nombre d’articles et donc la fin de la mondialisation. On peut aussi y voir un maintien relatif des chiffres (qui restent supérieurs ou quasi-égaux à ceux des années 1996 et 1997). Dans ce cas, l’analyse est celle d’une permanence des processus de mondialisation… sous l’apparence d’un retour à la géopolitique : les deux processus sont vrais à ce moment-là, en quelque sorte. Une analyse du contenu montre que si ce sont surtout les éléments économiques de la mondialisation qui continuent à être mis en valeur (l’espace économique mondial continuerait à exister même si l’espace géopolitique se réorientait vers une politique hobbesienne des états de violence), l’affirmation d’une continuité de la mondialisation politique du monde se maintient malgré tout fortement [Dagorn, 2003b, 2004 et 2006].

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après les attentats du 11 septembre 2001, semblent indiquer un retour à la géopolitique… et la fin des processus de mondialisation. Le contenu du Monde est symbolique de cette tendance. Et les courbes de l’utilisation des mots « mondialisation » et « puissance », sont symétriquement inversées : alors que la première est à la baisse, la seconde est à la hausse.

Nombre d'articles

3. La troisième phase est celle de l’après-2005. Le nombre d’articles utilisant le terme « mondialisation » passe de nouveau au-dessus des 700 par an comme si l’échec américain en Irak redonnait du sens aux processus de fond. Après l’illusion du retour à la géopolitique et à la puissance, la complexité du monde se réaffirme. Pour comprendre cette troisième phase de la courbe, il faut se tourner vers Bertrand Badie et vers l’analyse de l’espace mondial qu’il a proposée en 2005 dans L’Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales. Il y affirme qu’« à un espace de puissance, s’opposent désormais des formes nouvelles de construction de l’espace […]. Du temps court de la puissance se distinguent celui, moyen, des mobilisations sociales et celui, beaucoup plus long, de la transformation des sociétés » [Badie, 2005, p. 215]. Le retour à la progression du nombre d’articles utilisant le mot « mondialisation » dans Le Monde va dans le sens de ce repérage du temps long : les grands courants sous-marins du temps et des espaces mondiaux sont bien ceux de la mondialisation.

« Mondialisation », un mot qui change les mondes

LA PENSÉE DU MONDE ENTRE « ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR » ET « GRAND RÉCIT » Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Il s’agit maintenant, dans le deuxième temps de cette analyse, de dépasser ce que Michel Foucault appelle « la généalogie du savoir » pour entrer dans une « archéologie du savoir » [Foucault, 1969]. Qu’estce qui rend possible notre pensée sur le monde en termes de mondialisation ? Quels sont les soubassements intellectuels qui nous permettent de penser le monde comme monde ? Comment l’idée même de mondialisation peut-elle apparaître comme discours structurant sur le monde ? [Hannequart, 2006.] Pour pouvoir penser le monde en termes de mondialisation, il faut qu’au moins trois soubassements intellectuels soient présents. Celle-ci doit tout d’abord être considérée comme un « progrès » : aller vers la mondialisation, c’est affirmer que l’horizon contenu par le mot est une amélioration du fonctionnement du monde. Que ceci soit « vrai » ou non n’a pas d’importance ici : ce qui compte, c’est l’existence habituellement impensée d’une telle conception. Dans le même ordre d’idée, la mondialisation affirme l’existence de l’humanité (sinon il n’y a pas d’espace mondial englobant, mais seulement une échelle mondiale par juxtaposition) et de l’humanisme (la mondialisation est alors perçue, du point de vue de la philosophie politique comme la continuation de la modernité). De plus, l’idée même de mondialisation implique un changement de perception des espaces légitimes : pour que nous puissions penser en termes de mondialisation, il faut que nos perceptions de ce qui appartient à notre sphère de référence – à notre identité – deviennent mondiales (voir plus haut les deux premières phases de la figure 1). Mais ceci n’est pas tout à fait complet sans une interrogation sur le terme « mondialisation » comme acteur. En racontant l’histoire du monde comme progrès de la civilisation et de l’extension de la modernité à l’échelle de la planète, le mot « mondialisation » s’affirme comme l’un des « grands récits » qui, selon Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, permettent de donner du sens au monde et de légitimer le savoir scientifique et les institutions qui lui permettent de se structurer (voir la troisième phase de la figure 1).

IDÉE DE PROGRÈS ET AFFIRMATION D’UN « NOUS » PLANÉTAIRE On sait à quel point les années 1945-1980 ont été marquées à la fois par une amélioration sans précédents de la situation mondiale (développement de l’alphabétisation à l’échelle du monde, amélioration généralisée des conditions sanitaires, stabilisation progressive des oppositions géopolitiques de la guerre froide, sortie des dominations coloniales, diminution massive de la malnutrition, émergence de la Chine qui extrait un milliard d’hommes de la pauvreté absolue…) et par une remise en cause intellectuelle également radicale de la motion de progrès. Depuis l’affirmation fondatrice de Theodor Adorno et de Max Horkheimer selon laquelle « la raison est totalitaire » dans la Dialectique de la Raison en 1944 [Adorno et Horkheimer, 1944], les notions mêmes de Raison et de Progrès sont devenues suspectes : Jürgen Habermas résumait parfaitement la situation au début des années 1980 en signalant que l’école de Francfort avait ouvert la voie à une période apparemment marquée par « un scepticisme radical vis-à-vis de la raison » [Habermas, 1982]. Il faut immédiatement insister sur le « apparemment ». Car, comme le signale Pierre-André Taguieff dans ses deux essais sur l’idée de progrès, « ce qui est mort dans l’héritage du progressisme, c’est d’abord la croyance au progrès automatique, c’est la foi dans l’enchaînement nécessaire et harmonieux de tous les ordres de progrès (du scientifique et du technique au moral et au politique), cette conviction naïve que toutes les “bonnes choses” vont de pair et avancent de concert […]. Rien n’empêche de repenser le progrès comme une exigence morale audelà de toutes les formes de naturalisation (telles les illusoires “lois de l’histoire”), bref, en reconnaissant l’incertitude, l’indétermination, la contingence et l’imprévisibilité qui caractérisent les phénomènes historiques » [Taguieff, 2001, p. 179 et p. 183 ; voir également Taguieff, 2004]. C’est exactement cela que l’on peut entrapercevoir dans la relation entre mondialisation et progrès : la volonté de reprendre le cours du Monde là où on l’avait laissé entre 1945 et 1947 – l’espoir de nouveaux fonctionnements plus justes – mais sans l’illusion d’un progrès automatique et inéluctable. Au contraire, on assiste à l’affirmation du Monde comme construction : la mondialisation est le résultat de choix, faits par

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Un Monde à accueillir

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des acteurs, qui ont des objectifs et des stratégies. Lorsqu’une entreprise comme Lafarge décide de prendre en charge les traitements rétroviraux de ses employés atteints du sida en Afrique du Sud, on se doute bien que ce n’est pas (seulement) par altruisme. L’entreprise ne cache pas que cela lui revient moins cher de payer les traitements médicaux que de subir les pertes de productivité liées aux absences des employés. Mais en même temps, à une autre échelle de fonctionnement du Monde, Lafarge le fait parce qu’elle est un acteur de la société-Monde, un système de pensée du monde où il existe une force normative impliquant de prendre en charge ses salariés dans des pays qui n’ont pas de système de protection sociale. Dans le même ordre d’idée, l’idée de mondialisation renvoie à l’existence d’une humanité unique, non pas comme simple catégorie philosophique, mais comme concept scientifique. Là aussi, on sait à quel point cette idée a été – et est toujours – contestée. Lorsqu’en 1966, à la toute fin des Mots et les Choses, Michel Foucault s’interroge sur la disparition de l’humanisme comme principe structurant des visions du monde depuis trois siècles, c’est l’existence de cette humanité même qui est en jeu. « Une chose est en tout cas certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain […]. L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, si par quelque événement dont nous pouvons tout au plus pressentir la possibilité, mais dont nous ne connaissons pour l’instant encore ni la forme ni la promesse, elles basculaient, comme le fit au tournant du xviiie siècle le sol de la pensée classique, – alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » [Foucault, 1966, p. 398.] Or ceci s’est révélé une illusion. C’est Norbert Elias qui a le mieux vu cet état des choses en affirmant que « c’est l’humanité tout entière en tant qu’entité sociale […] qui sert de cadre à un grand nombre de processus d’évolution et de changement structurels » [Elias, 1987, p. 217]. Dans La Société

des individus, peut-être son plus grand livre, Norbert Elias analyse de façon détaillée et magistrale la façon « dont la réduction des distances [planétaires] et l’intégration croissante [de l’humanité] se firent […] pour en part en silence » [Elias, 1987, p. 216217]. C’est ce silence qui a trompé Michel Foucault. Et c’est ce même silence qui se termine aujourd’hui : l’humanité apparaît dans le mot mondialisation comme le groupe de référence et le cadre sociologique indispensable à sa définition même. Il y a désormais affirmation – émergence de l’affirmation – d’un « nous » planétaire.

D’AUTRES ESPACES LÉGITIMES Nous entrons ici dans ce que Jürgen Habermas appelle dans Après l’État-nation en 1999, « le nécessaire changement de perspective » : « les processus propres à la mondialisation qui ne sont pas purement économiques nous habituent petit à petit à une autre perspective. Celle-ci nous révèle toujours plus clairement l’étroitesse de nos théâtres sociaux, la communauté de risques et le tissu des destins collectifs que nous formons […]. Un tel changement de perspective […] consiste à passer des “relations internationales” à la mise en place d’une politique intérieure à l’échelle de la planète » [Habermas, 2000, p. 36-373]. Un exemple peut servir à comprendre ce point : celui des réactions mondiales après le Grand Tsunami du 26 décembre 2004. Ce jour-là, quelques minutes avant huit heures du matin (heure locale), un tremblement de terre de magnitude 9, au large de l’Indonésie, déclenche la formation de la vague du Grand Tsunami. À partir de 8 h 30, le tsunami frappe les côtes de l’ensemble de l’océan Indien, faisant entre 220 000 et 270 000 morts et déclenchant un mouvement de solidarité mondiale totalement inédit. 13,6 milliards de dollars vont être recueillis en quelques semaines (6,2 milliards venant des gouvernements, 5,1 milliards des entreprises et des individus, 2,3 milliards des institutions internationales). Deux questions distinctes se posent. Pourquoi en quelques semaines ce tsunami (une catastrophe parmi d’autres) est-il devenu le symbole d’un espace planétaire

Notes 3

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Jürgen Habermas, Après l’État-nation © Librairie Arthème Fayard 2000 pour la traduction française.

« Mondialisation », un mot qui change les mondes

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commun ? Et comment comprendre la solidarité et la masse des dons qui ont suivi le tsunami ? Le 5 janvier 2005, au lendemain de la catastrophe, dans un article du journal suisse Le Temps, le géographe Bernard Debarbieux propose l’analyse suivante qui permet de répondre à ces deux questions : « Le destin partagé par des hommes et des femmes de conditions aussi différentes, leur exposition simultanée au même danger, sont aussi le signe et la conséquence de cette extraordinaire complexification des pratiques de l’espace terrestre que l’on appelle la mondialisation […]. C’est en vertu de ces géographies complexes de la modernité et de la mondialisation que le Premier ministre suédois peut déclarer, sans surprendre outre mesure son auditoire, que ce razde-marée constitue l’événement le plus traumatisant de l’histoire de la Suède. » Et il ajoute un peu plus loin : « Aujourd’hui, on est en droit de se demander si les nouveaux phénomènes planétaires […] que sont le terrorisme international, les relocalisations industrielles et les drames collectifs comme celui qu’occasionne le tsunami de Sumatra ne sont pas en train d’imprimer une conscience planétaire […]. Celle d’une mondialité de l’humanité qui naîtrait sous nos yeux du brassage des hommes, des drames partagés et des gestes de générosité. » [Debarbieux, 2005.] On voit clairement comment l’analyse de Bernard Debarbieux nous entraîne du côté de Norbert Elias. Car, c’est de nouveau Norbert Elias – dans La Société des individus [1987] – qui va permettre de dépasser la description de l’actualité du Monde et de pénétrer dans ce qui d’habitude se passe en silence : le changement d’échelle de notre identification à l’Autre et, en lien avec lui, le changement d’échelle de ce que nous considérons comme notre espace légitime de réflexion. Il faut pendre le temps de lire sa démonstration : « À chaque passage d’une forme prédominante d’organisation peu différenciée et peu complexe, assurant la survie humaine et qui réunit un petit nombre d’individus, à une forme prédominante d’organisation plus différenciée et plus complexe réunissant un plus grand nombre d’individus, la position des individus par rapport à l’unité sociale qu’ils constituent ensemble – pour

l’exprimer plus brièvement : le rapport entre individu et société – se modifie de façon caractéristique. En essayant de considérer cette modification de façon un peu simplificatrice pour la soumettre à un examen plus rigoureux, on pourrait peut-être dire que l’établissement de la domination d’une nouvelle forme d’organisation humaine, plus étendue et plus complexe, va toujours de pair avec une nouvelle poussée et un nouveau mode d’individualisation. Même les règles de comportement et surtout la portée de l’identification d’un être à l’autre subissent une modification spécifique lors du passage à un nouveau stade d’intégration. La portée de l’identification augmente. Le passage à l’intégration de l’humanité au niveau planétaire en est certes encore à un tout premier stade. Mais les premières formes d’une nouvelle éthique universelle et surtout la progression de l’identification entre les êtres sont déjà nettement sensibles. De nombreux signes témoignent du développement d’un nouveau sens de la responsabilité à l’échelle mondiale en ce qui concerne le sort des individus dans la misère, indépendamment de leur appartenance nationale ou ethnique et de leur identité collective en général […]. On observe également d’autres signes d’amorce d’un sens croissant de la responsabilité à l’échelle mondiale en ce qui concerne le destin de l’humanité […]. Toute une série d’organisations privées, comme Amnesty International, témoignent que le sentiment de responsabilité qu’éprouvent les individus quant au sort des autres, dépasse de loin les frontières de leur propre pays et de leur continent. » [Elias, 1987, p. 221-222.] Plus les sociétés se complexifient, plus les individus qui la composent sont capables de s’identifier à l’Autre. Plus notre identification à l’Autre augmente, plus notre espace de référence s’agrandit… pour atteindre peut-être, pour la première fois, l’échelle planétaire [Lévy, 1992 et 1996b ; Kaldor, 2001-2007 ; Dagorn, 2003 et 2006].

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Un Monde à accueillir

LE MOT « MONDIALISATION », ACTEUR DE LA MONDIALISATION

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Dans le passage cité, Norbert Elias nous conduit vers une dernière idée, celle de la légitimité des savoirs : quelles sont les informations et les connaissances qui valident une réalité appelée « mondialisation » ? Cette dernière question nous mène vers des interrogations en termes de « conditions des savoirs » [Lyotard, 1979] : en quoi les éléments de ce qu’on appelle la mondialisation sont-ils plus légitimes et plus efficaces pour comprendre le monde que ceux de la puissance ? du chaos mondial ? ou du choc des civilisations ? La réponse passe par la déconstruction du contenu du terme et du concept de mondialisation vu à partir des « grands récits ». Dans La Condition postmoderne, Jean-François Lyotard – à la suite des interrogations de Michel Foucault dans Les Mots et les Choses et dans L’Archéologie du savoir sur l’épistémè [Sabot, 2006] – affirme que le savoir ne peut avoir de sens que dans un « métarécit » qui valide et légitime la connaissance. Là aussi, prenons le temps de lire l’ensemble de ce que dit Lyotard sur les rapports entre métarécit, vérité scientifique, légitimation du savoir et légitimité des institutions qui le valident : « La science est d’origine en conflit avec les récits. À l’aune de ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu’elle cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles du jeu. C’est alors qu’elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s’est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens, l’émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d’appeler « moderne » la science qui s’y réfère pour se légitimer. C’est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s’inscrit dans la perspective d’une unanimité possible des esprits raisonnables :

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c’était le récit des Lumières, où le héros travaille à une bonne fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu’en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l’histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité. » [Lyotard, 1979, p. 7.] La mondialisation comme « grand récit » se place explicitement dans cette perspective : elle renvoie à un discours structuré par le progrès et par l’ensemble de ce que Lyotard analyse comme les éléments constitutifs de la modernité. En ce sens, si l’on accepte ce métarécit, la mondialisation peut être vue comme la dimension spatiale de la modernité et comme l’extension de celle-ci à l’ensemble de l’espace mondial. C’est ce qu’on appelle depuis une vingtaine d’années maintenant, la « sociétéMonde » [Lévy, 1992] en français, et la global civil society [Kaldor, Glasius, Anheier, 2001-2007] en anglais. Edgar Morin, Robert Cooper, Jürgen Habermas, Ulrich Beck, David Held – entre autres – en ont posé les principaux critères : 1) le caractère de plus en plus insignifiant des questions de frontières ; 2) la tolérance à l’égard d’un pluralisme intérieur libéré par la loi ; 3) l’influence mutuelle sur les affaires traditionnellement considérées comme intérieures dans les rapports entre les États ; 4) d’une façon générale, la fusion croissante entre politique intérieure et extérieure ; 5) la sensibilité à la pression exercée par les espaces publics libéraux ; 6) le refus de la force armée en tant que moyen pour résoudre les conflits 7) ; la juridicisation des relations internationales ; 8) le fait de privilégier, avec ses partenaires, des relations dont la sécurité repose sur la transparence et la fiabilité [Habermas, 1996 ; Cooper, 2005 ; Beck, 2006]. Avec les attentats du 11 septembre 2001 et l’effondrement en direct – mondial – des tours du World Trade Center, ce sont les principes mêmes de la mondialisation comme société-Monde qui se sont trouvés remis en cause. Là où le grand récit dominant valorisait les principes de la modernité,

« Mondialisation », un mot qui change les mondes

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le nouveau récit ramenait le monde dans la géopolitique la plus traditionnelle. Le monde retombait dans la politique-réalité de la puissance à laquelle il avait cru pouvoir échapper. Dans ce cadre, la mondialisation n’aurait été qu’une sorte de parenthèse. Comme le titrait en couverture le Courrier international du 6 octobre 2005, nous serions en train d’assister à « la fin de la mondialisation ». Mais « pouvoir donner un sens à l’espace mondial, et imposer ce sens au reste de la planète, est en réalité un enjeu de puissance comme le sont la course aux armements ou le développement technologique ». [Postel-Vinay, 2005, p. 18.] Cette écriture du monde en termes de géopolitique classique (l’état de nature autour d’États-nations condamnés à s’affronter, la puissance, la guerre à l’échelle du monde, etc.), d’abord inventée par les Européens à la fin du xixe siècle, a été reprise par les États-Unis à partir de la fin de la Première Guerre mondiale et plus encore à la fin de la Seconde : « la puissance des États-Unis ne se mesure pas qu’en termes strictement économiques ou militaires. Elle se traduit aussi par la capacité de ce pays, dans un moment historique donné, à formuler une vision du Monde, puis à l’imposer au reste de la planète » [PostelVinay, 2005, p. 15]. En fin de compte, nous retrouvons notre affirmation de départ. « Mondialisation » est bien un mot de combat. Pour reprendre les termes du chercheur canadien Jean-Sébastien Guy, en utilisant le mot « mondialisation » pour désigner les changements dans lesquels elle est lancée, la société-Monde se regarde dans un miroir: « l’idée de mondialisation [est] un portrait de la société par elle-même » [Guy, 2007]. Ici les termes « modernité », « société-Monde » et « mondialisation » ne sont pas seulement des mots. Ils apparaissent comme les acteurs majeurs d’une construction – d’une intentionnalité du Monde – politique et spatiale. Ils sont les symboles d’un « grand récit » : celui de l’invention du Monde.

LA FIN DE LA PRÉHISTOIRE DU MONDE ? En 1979, dans un entretien au journal Le Monde, Claude Lévi-Strauss craignait que « le monde

d’aujourd’hui, par sa densité, sa complexité, le nombre incroyablement élevé de variables qu’il implique, n’ait cessé d’être pensable, au moins de façon globale » [Levi-Strauss, 1979]. Dans les visions du Monde en termes de mondialisation, on estime à l’inverse que, c’est parce que le Monde est dense, parce que le monde est complexe, parce que le monde contient désormais un nombre incroyablement élevé de variables qu’il est désormais pensable. « Avant », il ne pouvait pas y avoir de Monde, parce que l’espace mondial n’était pas suffisamment dense : les acteurs (les États, les entreprises, les FTN, les ONG, les associations régionales, les organisations internationales, et surtout les individus) ne créaient pas assez d’espaces – à la fois en quantité et en qualité – pour permettre l’existence d’un objet-Monde. On retrouve ici une idée dont, chacun à sa façon, Immanuel Kant et Karl Marx avaient eu l’intuition. Dans son Projet de paix perpétuelle (1795), Kant estimait que le processus d’intégration de l’humanité était désormais tel que « l’atteinte au droit en un seul lieu de la terre […] est ressentie en tous. Aussi bien l’idée d’un droit cosmopolitique n’est pas un mode de représentation fantaisiste ». Quant à Marx, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, en 1859, analysant les dynamiques du capitalisme dans la première partie du xixe siècle, il constate qu’« avec le capitalisme, c’est […] la préhistoire de la société humaine qui se clôt » [Marx, 1859]. La géographie – et plus largement l’ensemble des sciences sociales – est finalement parvenue aujourd’hui à une conclusion similaire : « Observer le monde comme une totalité en mouvement, aussi contradictoire soit-il, c’est identifier un moment historique qui voit la rencontre du global et du social. C’est passer dans l’approche de la mondialité, de l’inter- à l’intra-, du disparate au complexe, d’une collection de particularismes à la construction d’une singularité […]. L’enjeu du présent n’est pas la fin de l’histoire, mais celle d’une préhistoire : que s’achève pour les hommes, suivant le mot de Kant, le temps de leur “insociable sociabilité”. » [Lévy, 1992, p. 246.]

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Un Monde à accueillir

ENCADRÉ 2 : LA MONDIALISATION VUE DU LYCÉE FRANÇAIS Objectifs et cadrage technique Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

1. Cet encadré n’est pas une réflexion générale sur les programmes français de Terminale de géographie des séries générales ES (économique et social), L (littéraire) et S (scientifique). Il est un sondage ponctuel dans l’utilisation du concept de « mondialisation » dans quatre manuels successifs, les manuels de géographie Magnard, de 1989 à aujourd’hui (éditions 1989, 1992, 1998 et 2004). Les Magnard et Belin ont été les deux manuels de géographie les plus utilisés en classe de Terminale entre 1990 et 2000. La situation s’est équilibrée depuis 2000, tous les éditeurs (Belin, Bordas, Bréal, Hachette, Magnard, Nathan,…) couvrant désormais à peu près également la diffusion des manuels de la discipline dans cette classe – entre 15 % et 20 % chacun. 2. Les éditions 1989, 1992 et 1998 du Magnard ont été réalisées sous la direction de Michel Hagnerelle, alors IPR-IA de l’académie d’Amiens – et aujourd’hui doyen de l’Inspection générale de l’Éducation nationale. L’édition 2004 n’indique plus la direction de l’ouvrage. Trois titres différents sont utilisés depuis 1989. Édition 1989 : Michel Hagnerelle (dir.) et Victor Pévot (coord.), Le Système Monde en question. Édition 1992 : Michel Hagnerelle (dir.), Catherine Dussaut, Jacqueline Jalta et Roger Reineri (coord.), L’Organisation de l’espace mondial. Édition 1998 : Michel Hagnerelle (dir.), Roger Reineri, Jacqueline Jalta, Jean-François Joly et Catherine Dussaut, (coord.), L’Espace mondial. Édition 2004 : Jacqueline Jalta, Jean-François Joly et Roger Reineri (coord.), L’Espace mondial. 3. Pour une analyse d’ensemble du sujet, voir Clerc [2002] qui a étudié en détails l’ensemble des évolutions des programmes et des pratiques dans les classes : La Culture scolaire en géographie. Le Monde dans la classe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, et plus particulièrement le chapitre 7 : « Étude de cas : le cycle du système-Monde ». Depuis 1989, « le système Monde » puis « l’espace mondial » sont les thèmes centraux et les titres généraux du programme de Terminale en géographie. Rompant de façon radicale avec les approches mises en place depuis près d’un siècle, les nouvelles directives placent dans un premier temps l’analyse du monde « comme système » au centre de la nouvelle réflexion (1989-1995). Puis, c’est au tour de « l’espace mondial » (depuis 1995) de devenir l’axe structurant du programme.

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Dans ce cadre, la mondialisation apparaît comme l’un des concepts privilégiés dans les manuels, surtout depuis 1995. Si, entre 1989 et 1995-1998, le mot reste attaché à celui d’échanges – à la fois dans les titres et dans la conceptualisation – il change de statut dans les programmes à partir de 1995 et dans les manuels à partir de 1998, devenant l’un des mots les plus utilisés dans les éditions 2004 des manuels. Puissance économique des États, mondialisation des échanges et « système-Monde » avant 1989 : demandez le programme ! Depuis 1905 et la création de la septième année de l’enseignement secondaire (la « Terminale »), les programmes de géographie abordaient le monde par l’étude des États, dans une perspective largement économique. Jusqu’en 1980, les changements de programme consistaient essentiellement à faire varier la liste de ces États. Le programme de 1982 commence à ébranler cette inusable géographie des États. Il se divise en trois parties : quatre grandes puissances (ÉtatsUnis, URSS, Chine, Japon), la mondialisation des échanges (les organisations régionales et les marchés du blé et du pétrole), les inégalités de développement (en réalité le sous-développement avec des exemples pris en Afrique, en Inde et au Brésil). Le concept de « mondialisation » fait donc son apparition dès 1982 dans les programmes de géographie. Il tire très clairement du côté des échanges économiques mondiaux, à la fois dans sa formulation – « la mondialisation des échanges » – et dans les exemples choisis. Mais rapidement (note n° 87300 du 1er octobre 1987), « une note de service […] qui aménage le baccalauréat […] interdit les sujets portant sur la deuxième partie, ce qui en d’autres termes revient à ne pas l’enseigner » [Clerc, 2002, p. 136]. En 1986, la publication d’un manuel de Terminale dirigé par Rémy Knafou chez Belin intitulé Le Système Monde se situe dans ce bousculement des visions de l’espace mondial. Dans sa préface, Rémy Knafou explique que « pour donner à la fois force et profondeur au programme, notre monde a […] été présenté comme un système dont les différents éléments sont interdépendants ». On notera au passage que la géographie du secondaire est en avance par rapport à la géographie universitaire en général, encore peu intéressée par les questions de l’espace mondial. On trouve bien sûr l’influence d’Olivier Dollfus, de Roger Brunet et de Rémy Knafou lui-même, dans ce manuel très novateur, à un moment où les travaux préparatoires de Mondes Nouveaux, le futur tome 1 de la Géographie universelle commencent à se mettre en place [Brunet, 1990].

« Mondialisation », un mot qui change les mondes

L’espace mondial : de « la mondialisation des échanges » (Magnard, 1989) à « la mondialisation, une nouvelle organisation du monde ? » (Magnard, 2004)

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Les éditions 1989 et 1992 orientent très fortement le mot et le concept de mondialisation vers l’organisation des échanges et plus précisément des échanges de marchandises. Le terme n’apparaît comme titre qu’en page 48 de l’édition 1989 et dans l’expression clairement révélatrice de « La mondialisation des échanges ». Ce chapitre de 16 pages, dense (la différence entre les éditions 1989 et 2004 est édifiante !), très complet sur la question du commerce mondial, ne vient qu’après quatre premiers chapitres (I-1 « Un monde inégalement peuplé » ; I-2 « Un monde inégalement développé – Nord et Sud » ; I3 « Antagonisme et équilibre – Est-Ouest » ; I-4 « Les grands centres d’impulsion économique mondiaux ») qui sont présentés comme plus structurants que les phénomènes de « mondialisation des échanges » pour comprendre le système-Monde… Mais dans le même temps, la mondialisation (des échanges) fait partie de ces interdépendances généralisées des espaces – la partie II – qui permettent de comprendre le « monde de contrastes » de la partie I et de ces quatre premiers chapitres. La partie II (« Des espaces interdépendants ») se poursuit ensuite avec trois autres chapitres (II-2 « Des flux massifs de marchandises » ; II-3 « Les flux d’informations et de capitaux irriguent le monde » ; II-4 « Mobilité des hommes et flux touristiques »). L’édition 1992 apporte très peu de changements internes. C’est peut-être la différence du titre général du manuel qui est intéressante : « Le système-Monde en question » (1989) est devenu « L’organisation de l’espace mondial ». La notion de système s’est affaiblie, pour faire apparaître l’un des mots les plus importants de la géographie contemporaine, « l’espace », à un moment où les définitions de la géographie comme discipline (Roger Brunet, Jaques, Lévy, Christian Grataloup, Jacques Scheibling) évolueront de plus en plus vers « la géographie comme dimension spatiale des sociétés ». En ce qui concerne la mondialisation, l’édition 1998 du Magnard est une édition de transition. Le nouveau programme (BOEN, 12, numéro spécial, 29 juin 1995), a fortement modifié les approches de 1989 : « l’espace mondial » affaiblit désormais l’idée de système Monde, et ramène de façon forte l’étude des États dans le programme. La nouvelle partie II s’intitule « Trois puissances économiques mondiales » et propose d’étudier les États-Unis, le Japon et l’Allemagne. Pascal Clerc y voit la victoire des différents conservatismes qui traversent l’enseignement de la géographie [« De bonnes raisons pour ne rien changer », chapitre 8 dans Clerc, 2002, p. 151]. Malgré tout, l’entrée dans la compréhension de l’espace mondial se fait par les processus d’échelle mondiale (le mot « mondialisation » – tout seul, sans être associé à « … des échanges » – est encore assez peu utilisé dans les

programmes de 1995… et dans les manuels) : les États, que Pascal Clerc voit revenir en force, ne prennent de sens qu’à l’intérieur de grands processus englobants. De plus, les parties I « L’organisation géographique du monde » et II « Trois puissances économiques mondiales », sont suivies d’une partie III « Quelques problèmes géographiques mondiaux à l’échelle continentale ». La partie III demande d’étudier aussi bien « les grandes villes d’Afrique » que « la population en développement en Chine et en Union indienne ». L’échelle valorisée n’est pas spécialement celle de l’État. Transparaît au contraire une certaine volonté de multiplier les échelles (le Monde, l’Amérique latine, la Russie, le Japon en Asie orientale) et de rapporter à chaque fois ces éléments sur l’échelle mondiale : les chapitres de la partie II s’intitulent « … et dans le monde » (II-2 « Le Japon en Asie orientale et dans le monde » ; II-3 « L’Allemagne en Europe et dans le monde »). Quant aux approches thématiques, elles portent aussi bien sur les villes (III-1 « Les grandes villes d’Afrique ») que sur les territoires (III-3 « Peuplement et maîtrise du territoire en Russie ») et le développement (III-2 « Agriculture et développement en Amérique latine »). Dans l’édition 2004, l’explosion de l’utilisation du mot et du concept de mondialisation est flagrante. Dans une partie I du programme, qui s’intitule désormais « Un espace mondialisé », les premiers chapitres introductifs du Magnard 2004 utilisent systématiquement le mot « mondialisation » aussi bien dans les titres (Introduction « Qu’est-ce que la mondialisation », p. 14-15) que dans les illustrations (la couverture d’un numéro de Politis, intitulé « Une autre mondialisation » ; trois couvertures d’ouvrages universitaires : Régis Benichi, Histoire de la mondialisation, Laurent Carroué, Géographie de la mondialisation, Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ?. Dans une double page très importante intitulée « Problématiques » (p. 18-19), les trois grands titres qui structurent la page sont « 1 – Comment se manifeste la mondialisation » ; « 2 – Quels sont les acteurs de la mondialisation » ; « 3 – Quels sont les lieux de la mondialisation »). Le chapeau de cette double page se termine par « Une nouvelle géographie du monde résulte de la généralisation [des] interdépendances. Loin d’unifier la planète, les processus de mondialisation créent de nouvelles différenciations qui se lisent à toutes les échelles » (p. 18). L’organisation d’ensemble suit ensuite les évolutions déjà repérées en 1995-1998 : les « trois grandes aires de puissance » sont aussi bien des États, que des régions mondiales (II-2 « l’Union européenne », II-3 « l’Asie orientale »). Les entrées thématiques multiplient les échelles et les approches : « l’Europe rhénane », « la mégalopole japonaise » et « une interface Nord-Sud : l’espace méditerranéen ». Et insiste à chaque fois sur l’intégration de ces espaces dans l’échelle mondiale et dans les processus de mondialisation.

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Un Monde à accueillir

Les programmes et les manuels comme cadre impensé de la pensée du monde

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Nous savons tous que ni les programmes ni les manuels ne permettent de savoir ce qui est réellement enseigné. Nous savons aussi qu’un programme novateur comme celui de 1989 peut être présenté de façon conservatrice. De plus, l’un des critères déterminants pour savoir ce qui est réellement enseigné, sont les sujets du bac (dans le cas qui nous intéresse ici les bacs généraux ES, L et S). Si l’on suit ce dernier élément depuis 2000, les sujets sur la mondialisation sont peu valorisés. Les sujets portent beaucoup plus sur les thèmes du développement (« Nords et Suds dans l’espace mondial », juin 2005, Polynésie), sur des perspectives étatiques très classiques (« La puissance des États-Unis dans le monde », juin 2005) et sur des analyses spatiales valorisant les approches économiques (« Centres d’impulsion et flux d’échanges en Asie orientale », juin 2005, ou « L’espace rhénan : quelles caractéristiques et quelle place en Europe ? », juin 2006).

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Malgré tout, au-delà de ces limites, on peut estimer que les programmes et les manuels indiquent les cadres de pensée dans lesquels les élèves de Terminale vont s’inscrire. Même si les élèves ne retiennent pas le détail et le contenu exact des cours, ils acquièrent des approches et des cadres épistémologiques. Si l’on suit cette analyse, alors les processus de mondialisation peuvent finalement apparaître de façon intéressante. La première place de l’espace mondial, en début d’année et pour une dizaine d’heures, semble particulièrement structurante. L’image mentale qui se dégage peut être la suivante : les espaces du Monde (États, organisations régionales, structures spatiales diverses, processus d’urbanisation, etc.) ne prennent de sens que par rapport à des espaces et des processus planétaires mondialisés à la fois englobants et différenciés. Ce n’est finalement pas si mal.

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Chap

Chapitre 3

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Visions du Monde

« Mettre en route l’intelligence sans le secours des cartes d’état-major. » René Char, 19461.

P

eut-on cartographier la mondialisation ? La question paraît simple. La réponse est plus difficile. Répondre par l’affirmative, c’est dire implicitement que la mondialisation est un phénomène géographique, et que, comme tel, il doit pouvoir être représenté comme peut l’être tout espace, au moyen d’une technique spécifique que l’on nomme la cartographie. Qu’elle se débrouille ! Répondre par la négative revient soit à négliger l’importance de la dimension spatiale du phénomène, ce qui est une contradiction formelle car le Monde est par définition un espace, soit à forcer le trait pour décrire la situation dans laquelle se trouve celui qui veut construire une image du phénomène, situation difficile car contradictoire, nous le verrons, avec les principes fondateurs de la carte et dans une moindre mesure avec ceux de la cartographie. La réponse juste est alors subtile. Elle suppose de saisir de manière précise et renouvelée ce qu’est l’acte cartographique, et de concevoir une idée de la mondialisation qui soit compatible avec une saisie géographique du phénomène, fondement de sa représentation cartographique.

LE MONDE, IMPÉRATIF CARTOGRAPHIQUE Qu’est-ce donc que la cartographie ? La cartographie est une technologie sociale ayant pour objet la représentation graphique conventionnelle de l’espace, en particulier de l’espace géographique. Si la représentation est conventionnelle, ceci n’exclut pas, par exemple, une critique esthétique de la cartographie, au contraire. Parmi les produits cartographiques, la carte est un cas particulier, pour lequel le point de vue est zénithal. La réalisation de globes fait appel à la cartographie, mais un globe n’est pas une carte. Ce point de départ formel met l’accent sur le caractère conventionnel de la représentation cartographique, mais aussi sur le fait que la carte n’est qu’un produit particulier de la technologie cartographique, répondant à certaines conventions. La carte est une sorte de protocole de représentation ; la vérité cartographique est contractuelle. C’est peu, mais c’est aussi beaucoup. Car le cadre conventionnel que définit spécifiquement la carte n’entre que

Notes 1

Cité dans René Char, Feuillets d’Hypnos, Paris, Gallimard, 2007.

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marginalement en résonance avec le cadre conceptuel de la mondialisation. Autrement dit, pointer cette dissonance est une manière de souligner deux aspects essentiels de la réponse à la question de départ : pour être juste et pertinente, toute carte doit prendre en compte et traduire une pensée géographique qui lui préexiste – ce qui suppose une théorie de l’espace, même si elle n’est qu’implicite, voire inconsciente –, et la pensée géographique de la mondialisation doit être capable de s’abstraire, au moins partiellement, des présupposés que véhiculent les cartes du monde existantes. Quel est alors l’état des lieux en la matière ? Laissons de côté ce qui, dans la géographie française, relève de la connaissance experte des régions du monde ou d’une réduction naïve de la mondialisation à une approche déstructurée des logiques économiques à grande échelle (il vaut mieux s’adresser aux traders sur ces sujets). Intéressons-nous à ce qui tient plutôt d’une science sociale s’attachant à penser l’espace des sociétés. Le cartographe dispose alors de quelques réflexions intéressantes à même de conduire son dessein. La cartographie de la mondialisation devient possible et utile à la géographie. Que disent alors les géographes de la mondialisation ? « Émergence du Monde comme espace, processus par lequel l’étendue planétaire devient un espace. » [Lévy et Lussault, 2003, « Mondialisation »] Et d’ajouter que l’humanité a déjà connu six mondialisations (voir chapitre 4), chacune singulière, et qu’il s’agit aujourd’hui à la fois d’un moment où émergent de nouvelles échelles, de nouveaux pouvoirs politiques, d’échelle mondiale, de nouveaux lieux, « biens situés », contrastant avec l’accroissement des mobilités, et de nouveaux mondes qui s’articulent avec le Monde (les majuscules initiales sont importantes). Le défi cartographique est posé. Le changement d’échelle, innovation géographique majeure : c’est un problème cartographique pour au moins deux raisons. La première pose la question graphique de l’unité du Monde. Question qui, soulignons-le, n’appelle que des réponses imparfaites, car si la carte est une vue du Monde, jamais personne n’a vu ni ne verra le monde dans son entier, et la forme de ses parties n’a de pertinence qu’au regard d’un point de vue particulier et des habitudes qu’il impose. Mais cette question est habituellement posée dans les termes d’une autre

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question connexe, celle de la projection. Question technique, qui peut faire croire au non initié qu’il y a là un débat d’experts duquel résultera un décret consacrant le meilleur fond de carte du Monde et de la mondialisation. Il n’en est rien : la question de la projection est d’une simplicité enfantine, et mérite d’être exposée sans détours. Le besoin de visualisation de leur monde par les hommes s’est heurté assez tôt au triple problème de l’utilité de la vision produite, de son ergonomie, et de sa mémorisation. Plusieurs familles de réponses ont été apportées au cours du temps, répondant de manière plus ou moins avantageuse à ces trois composantes d’un même problème. Dans le monde antico-médiéval, l’expérience de la territorialité n’étant que très partielle, ce sont les réseaux qui structurent le plus fortement l’espace des utilisateurs de cartes : marchands, pèlerins, souverains en guerre… Pour chacun d’eux, l’espace se contrôle par ses nœuds (villes, places fortes…), reliés entre eux par un réseau de routes qui définissent des voies d’accès, des temps d’action et de réaction. Des modes de représentation compliqués, à la symbolique forte, presque tabulaires, suffisent à s’orienter dans l’espace complexe de ces réseaux. C’est avec la nécessité conjuguée d’une situation précise dans l’espace marin sans repère et d’une estimation des puissances par la superficie des terres contrôlées que se développe à la Renaissance une pratique cartographique connue mais avant cela peu utile, qui tend à faire de la carte un modèle réduit du territoire et de ses attributs de superficie sur un support de papier. Les solutions mathématiques se perfectionnent. Mais, la taille de l’étendue à représenter s’accroissant, il devient impossible de procéder sans casse à la réduction : l’espace courbe constitué par la surface d’une sphère ne peut être mis à plat sans être déformé d’une part, et déchiré d’autre part. La technique de la projection, qui permet d’établir une relation d’équivalence entre les coordonnées géographiques d’un lieu sur le globe et celles dans une grille sur une feuille de papier, va alors connaître des raffinements infinis. Naîtront ainsi des dizaines de méthodes, dont les propriétés permettront de construire des cartes aux usages spécifiques : navigation, localisation précise, comparaison de superficies, mesures de distances. Mais, à chaque fois, les lois de la géométrie obligent au moins au choix d’un type de projection, d’un centre de projection, et

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des espaces qu’il faudra scinder. Projeter, c’est alors choisir un centre du Monde et faire le sacrifice des espaces qu’il faudra déchirer. Quoi qu’il en soit, les méthodes de projection n’ont rien d’ésotérique et répondent techniquement à des attentes précises, qui relèvent in fine de choix de représentation faisant porter le plus souvent l’effort sur un objectif de « rendu » des formes ou des surfaces continentales, sans tenir compte de leur contenu social (populations, villes, réseaux de relations, etc.), mais en s’appuyant aussi plus ou moins sciemment sur des a priori culturels ou idéologiques structurants. Second problème cartographique : la carte de la mondialisation doit figurer le Monde, d’une manière ou d’une autre. Cela ne signifie nullement qu’il doit y figurer sous une forme classique, avec un traitement égal de ses parties, mais plutôt que chacune d’elles doit y figurer selon une convention de représentation donnée et déclarée ; la carte des lieux mondialisés au sein d’une ville mondiale est une carte de la mondialisation. Pour autant, une carte de la mondialisation ne peut se limiter à la juxtaposition des cartes des sous-ensembles régionaux qui composent le Monde. Le changement d’échelle de la mondialisation crée du neuf, des espaces nouveaux, au premier rang desquels l’espace mondial, qui ne peut être résumé par un planisphère figurant les États du globe. Le planisphère des États, quant à lui, n’est pas une carte du Monde. Cette image comporte trois défauts rédhibitoires. Premièrement, celui d’une partition, antinomique avec l’idée d’unification qui sous-tend la mondialisation. Deuxièmement, la mondialisation est en grande partie portée par des réseaux de toute nature, véhiculant hommes, marchandises, information, et le planisphère des pays, insistant sur la territorialité, oublie le moteur réticulaire de la mondialisation. Enfin, troisièmement, si l’enjeu majeur de la mondialisation est l’émergence d’une société politique d’échelle mondiale, et si son existence est encore embryonnaire, la dynamique géopolitique de la mondialisation voit aujourd’hui l’émergence de territoires politiques supranationaux et infranationaux et l’affaiblissement ou du moins la relativisation du rôle des États dans les affaires du Monde. À l’heure de la mondialisation, le politique investit d’autres espaces que celui de l’État, et en particulier les espaces régionaux, qui se confondent pour une part avec les aires urbaines qui

commandent le Monde dans l’articulation géographique : métropoles mondialisées-mégalopolesArchipel mégalopolitain mondial. En conséquence, une carte de la mondialisation doit faire une part importante aux lieux du Monde, espaces unifiés d’où partent, par où passent et où aboutissent les flux mondialisant : culture, finance, marchandises, information, tourisme… Or, la carte souffre d’un handicap congénital : l’euclidianisme. Véritable péché originel du cartographe, l’euclidianisme désigne le fait qu’une carte ne peut être autre chose qu’une représentation plane de l’espace, alors que celui-ci ne tient pas dans un plan. L’espace des sociétés, c’est l’ensemble des relations que tisse la distance entre les composantes de la société, et les distances en question ne s’additionnent pas comme dans un plan, en respectant l’inégalité qui établit que la distance la plus courte entre deux points est toujours la ligne droite. Si cela est vrai dans l’espace de la géométrie euclidienne, qui est aussi celui de la feuille sur laquelle on trace la carte, c’est tout à fait faux dans l’espace géographique, puisque la distance mesurée en temps de trajet entre deux lieux varie en fonction du sens du déplacement, du moment, de l’itinéraire plutôt que de la forme (ligne droite, courbe, etc.) du tracé. Dans un espace formé par les trois lieux A, B et C, le trajet AB+BC peut être plus rapide que le trajet direct AB, alors que sur la carte (euclidienne), AB est toujours plus court que AB+BC. Le seul moyen de représenter l’espace géographique dans toute sa complexité non euclidienne est d’user de subterfuges symboliques et de déformations, comme on le fait à l’aide de cartogrammes, par exemple, ou plus simplement dans le dessin des plans de métro. Quoi qu’il en soit, les espaces qui comptent dans le Monde mondialisé et, en premier lieu, les villes, a fortiori les espaces intra-urbains, ne peuvent être que sous-représentés par la cartographie. Mais la carte aggrave son cas sur un autre plan encore. Cette relative incapacité à figurer ce qui compte dans le Monde de la mondialisation, elle la double d’une propension à figurer des espaces idiots, c’est-à-dire à survaloriser l’idiographie datée et statique. Ce que fait bien le cartographe inconscient du danger, c’est la délimitation et le coloriage d’étendues en général plutôt vides, du moins relativement à un Monde majoritairement urbain, étendues dont il conçoit l’unité sur des bases le plus

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Un Monde à accueillir

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souvent épistémologiquement fragiles, communautaristes et dont l’individualité est exclue, invoquant à l’avenant ici la religion (imaginée), là une culture (fantasmée), une ethnie (naturalisée), ou là encore la résidualité, pour les espaces dont on ne sait que faire mais qui s’obstinent à demeurer à leur place sur la mappemonde (habituellement : l’Afrique). Chef de file des cartographes « idiots », Samuel Huntington [Huntington, 1990], avec sa carte des civilisations et de leur choc annoncé (voir chapitre 8), a tout de même réussi à influencer quelques programmateurs scolaires et quelques éditeurs de manuels, qui n’ont rien trouvé de mieux que de graver dans le marbre des cerveaux enfantins la carte d’un monde qui ne serait qu’une juxtaposition instable et conflictuelle de groupes ethnico-religieux naturellement ennemis ; à chaque génération son fardeau épistémologique. On imagine avec bienveillance et naïveté que cette bévue manifeste puisse être justifiée par la nécessité d’une étude critique, que l’on attend de la part des enseignants et des enseignés, mais c’est là sans compter sur un aspect essentiel de la carte : sa fonction performative, ou dit autrement « l’effet de vérité », quand « dire c’est faire ». Bien souvent, et même bien plus souvent qu’on ne l’imagine, l’existence de la carte du territoire suffit à prouver l’existence du territoire. Mieux que ça, toute carte produit le territoire plus qu’elle ne le représente ; la carte, c’est même le territoire. Jamais personne n’a vu ni ne verra le Monde, et pourtant, il existe. Et notre intellect n’y a accès que par le biais de représentations, au premier rang desquelles se trouve la carte. Celle des mondes de Huntington fait exister ces mondes, et détruit le Monde. Corollaire important, incitant encore à l’optimisme : celui qui dresse la carte du Monde le fait exister. Le Monde est un impératif cartographique.

LE MONDE DES CARTOGRAPHES La cartographie d’un « monde mondialisé » doit relever deux défis : comment « mondialiser la carte », c’est-à-dire figurer la spatialité « glocale » de la mondialisation, articulant correctement division et unité ? Comment aplanir le monde, c’est-à-dire figurer sa géométrie non euclidienne, dont l’expression est particulièrement forte dans les phénomènes mondialisés, ce qui pose même la question des limites de la cartographie et de la pertinence de son usage en géographie ?

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MONDIALISER LA CARTE Le référent local sert à construire une lecture spécifique de la carte, autour d’une thématique plus ou moins complexe et problématisée. Dans la lecture cartographique, il est des bornes graphiques sur lesquelles vient buter le regard dans ses allers-retours incessants entre lecture globale et lecture locale. Pour rendre la mondialité, qui associe échelle globale et échelle locale, les cartes du monde doivent organiser de manière juste et efficace ce mouvement d’aller-retour. La trame territoriale est en général l’élément structurant de la lecture locale. La plupart du temps, la maille des États joue ce rôle, ce qui n’est pas toujours heureux au regard du thème de la carte et de la spatialité mise en jeu. Ceci, car dans les problématiques de la mondialisation, toutes les combinaisons local-mondial sont possibles. Il faut se donner les moyens cartographiques de visualiser ces combinaisons, et éviter que les mailles statistiques telles que les États n’obèrent des raisonnements qui s’appuieraient sur des constats cartographiques. Par extension, la carte de la mondialisation n’est ainsi ni le résultat de la juxtaposition des cartes de chaque partie du monde, ni celui de la superposition de toutes les cartes thématiques du Monde. Elle n’est ni une vue uniquement globale, ni un simple catalogue de lieux concernés.

APLANIR LE MONDE Chaque « grande puissance » produit des cartes dont elle occupe le centre. Notons toutefois que le fait d’occuper le centre géométrique de l’espace euclidien d’une carte n’équivaut ni ne traduit nécessairement le fait que l’on occupe le centre de l’espace géographique, qui lui n’est pas euclidien, et encore moins qu’on y tienne une place importante (comme en témoigne le cas du Massif central en France). La posture performative qui consiste à se dessiner au centre de la carte, en vue de faire croire qu’on est le centre du Monde, traduit en revanche assez bien l’idée que les États raisonnent géographiquement dans un espace euclidien, sous-estimant les logiques de réseaux transnationaux, ce que tous ne peuvent pourtant se permettre. Le monde n’a pas de centre géométrique, alors que la projection cartographique suppose d’en choisir un, et dans le meilleur des cas plusieurs moyennant un savant pliage (cas de la projection de Fuller). Les

Visions du Monde

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liens que la distance tisse entre les différents lieux de la planète ne se comprennent bien que si l’on saisit les logiques de « bouclage » de l’espace mondial, définissant des proximités paradoxales et des « lignes directes » aux parcours tortueux. Les paramètres d’une projection, s’ils définissent les espaces perdus de la mondialité, déchirantes déchirures de la projection (concernant souvent l’océan Pacifique), procèdent de choix qui tiennent compte de la position des « centres du monde », puissances structurantes des distances planétaires. Les routes commerciales aériennes s’organisent ainsi en un réseau hiérarchisé (voir chapitre 13), produit conjugué des proximités kilométriques et des logiques de rentabilité économique, donc de la fréquentation des lignes. Certaines zones du globe apparaissent ainsi comme de véritables culs-de-sac, des extrémités du monde, comme au bord du monde ; d’autres sont comme prises dans les flux ininterrompus qui relient les grandes mégalopoles planétaires. Ce Monde mondialisé, qui n’a géométriquement pas de bord ni de fin, semble ainsi géographiquement borné et jalonné. Sa cartographie doit en tenir compte. Elle doit, autant que possible, s’attacher à figurer les centres et les périphéries du monde, mais aussi organiser dans l’espace de la carte une configuration qui fonctionne comme un tout. C’est une particularité affirmée des réseaux mondialisés que de combiner interruptions et continuités, et plus généralement de ne définir la distance entre deux points qu’en fonction des distances entre chacun de ces deux points et le reste du monde. Comme si aller quelque part posait toujours la question de la suite du voyage : retour ou continuation. Étape ou destination, c’est comme si tout lieu devait pencher pour l’un de ces deux statuts.

AU FOND DU MONDE : TROIS CARTES Faisant suite à cette approche théorique, nous voudrions présenter trois cartes qui essaient, tout en se conformant aux principes que nous aurons énoncés, de construire des images qui composeront un jeu de fonds de carte possibles pour l’ensemble de ce livre. Ces trois cartes fondamentales du Monde contemporain sont autant de fonds de carte qu’il faut avoir à l’esprit dans l’analyse géographique de la mondialisation. Chacun(e) de ces (fonds de) cartes

donne à voir une image de la géographie mondiale d’une des trois modalités de gestion de la distance : la coprésence, la mobilité, la télécommunication. En d’autres termes, il s’agit d’exprimer la spatialité de trois ingrédients de la mondialisation. Le fond de coprésence du monde donne un cadre au « faire société » par la mise en place et le fonctionnement de configurations spatiales réduisant la distance entre les réalités sociales. Le fond de mobilité approche le monde qui bouge, les espaces qui s’ouvrent les uns aux autres, les lieux qui émettent et drainent les flux matériels d’une mondialisation vue comme un brassage social planétaire. Le fond de la télé-communication met en évidence les dernières frontières qui partagent la planète et les nouveaux venus sur la scène mondiale. Ces images sont imparfaites, partielles et floues sur certains aspects, mais elles sont utiles pour saisir un phénomène fondamentalement spatial qui dépasse la dimension individuelle dans laquelle l’esprit est parfois à l’étroit.

COPRÉSENCE La cartographie de la coprésence à l’échelle mondiale poursuit le but de montrer par la carte la répartition de ce qui pourrait être compris comme un degré de proximité entre les réalités sociales. Si la réduction de la distance est une condition de possibilité de l’interaction sociale, alors la mesure de cette réduction est un indicateur de la capacité des groupes humains à « faire société ».

Densités urbaines et densités non urbaines Il est nécessaire de distinguer en préalable la coprésence comme état, dont le degré caractérise une situation géographique particulière, de la coprésence comme résultat, soit d’une mobilité élémentaire (déplacement puis rencontre physique), soit d’une télé-communication élémentaire (rencontre « virtuelle »). Dans les situations géographiques réelles, coprésence, mobilité et télé-communications sont intimement liées, à la fois concurrentes et complémentaires – « en coopétition » –, mais ceci n’empêche nullement de dresser un état des lieux en termes de coprésence, tout en ayant à l’esprit que celle-ci asservit mobilité et télé-communication. Ce fondement théorique pose la question de la métrique utilisée, c’est-à-dire du mode de mesure de

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la distance, et par ailleurs de la sélection des réalités sociales prises en compte. Sur le second point, il a été décidé de raisonner à l’échelle de l’individu, plus petite unité sociale, et unité commensurable d’un lieu à l’autre de la planète. Ce choix se justifie par trois catégories d’arguments : la généralisation en cours, sans doute irréversible, du modèle de la « société des individus » (Norbert Elias), dynamique qui n’oublie toutefois pas que l’état d’avancement de ce modèle n’est qu’embryonnaire dans certaines régions du globe où un communautarisme plus ou moins exclusif domine ; le caractère universel de la définition de l’individu relativement à d’autres objets que l’on aurait pu prendre en compte, comme les entreprises, par exemple ; la disponibilité d’informations relativement fiables sur la localisation des individus dans le monde. La variable utilisée pour évaluer la coprésence est celle de la densité, qui n’est autre que l’inverse de la distance moyenne séparant les individus. La question du choix de la métrique a appelé une réponse double. D’une part, la métrique euclidienne est utilisée pour le calcul des densités, en nombre d’habitants par hectares. Mais on comprend aisément que cette métrique survalorise les logiques territoriales, les distances « à vol d’oiseau », et minimise les effets de réseau, et donc le concours qu’apportent la mobilité et la télé-communication à la réalisation de la coprésence. Mesurer les densités euclidiennes revient en somme à considérer que les sociétés sont faites d’individus « immobiles » et fonctionnent de proche en proche, sans déplacement ni communication à distance. Si cette approximation est acceptable pour mesurer des densités rurales, elle ne l’est évidemment pas pour approcher le degré de coprésence que peuvent générer au sein d’une société les villes et les réseaux (inter-)urbains. Nous avons donc figuré sur la carte le semis des villes comptant plus d’un million d’habitants, ainsi que leur densité respective. La densité portée sur le fond des États est quant à elle la densité de population des pays hors agglomérations millionnaires. Il s’agit en somme de la « densité du reste », les pays ne comportant pas d’agglomérations millionnaires étant de fait considérés (en tant que tels) comme caractérisés par une coprésence peu marquée et peu structurée par l’urbanité. En d’autres termes, le parti pris est de

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choisir comme seuil d’urbanité de niveau mondial l’agglomération urbaine d’un million d’habitants. La carte produite utilise un cartogramme de la population, mais c’est une carte « monocouche ». Ceci signifie que les superficies des disques proportionnelles sont à l’échelle des superficies des pays, et que toutes deux s’additionnent, la superficie résultante équivalant à la population totale du pays.

Résilience des densités, espace individuel, cultures urbaines, logique des villes La carte obtenue (voir carte 1) dessine ainsi un fond de carte pour la mondialisation, esquissant une structure complexe pointant les forces et les faiblesses de la machine à faire de la société. Les densités « non urbaines », celles que figurent les aplats coloriant les États du monde, se répartissent sur le planisphère d’une manière assez facile à décrire. De fortes densités en Asie, en particulier en Inde, des densités moyennes et parfois importantes en Europe, des densités faibles, sauf par endroits, en Amérique, l’Afrique connaissant quant à elle des situations contrastées. S’il est sans doute un peu exagéré de considérer qu’il s’agit là d’une image des densités rurales, le terme de non urbain (ou d’infra-urbain) recouvre mieux les situations correspondantes. L’interprétation de cette configuration globale peut faire appel à des explications historiques étant donné la forte résilience – la persistance d’un héritage lourd que les sociétés valorisent aujourd’hui dans un rôle actif et structurant – des structures spatiales du peuplement, en particulier dans les espaces ruraux et infra-urbains. C’est ainsi que, globalement, une première cause de la répartition des densités non urbaines tient sans doute à la conjugaison de deux logiques fortes : l’ancienneté plus ou moins marquée de la mise en valeur agricole du territoire, et les mécanismes plus ou moins favorables au maintien des densités induites par le mode de mise en valeur initial. Ce second point a trait au niveau de développement et, par conséquent, à la place qu’occupe l’agriculture dans les économies nationales. Les fortes densités asiatiques sont, comme on le sait, héritées de la mise en place ancienne d’un mode de production agricole intensif, que l’on retrouve dans d’autres régions du globe, et dans lesquelles la production agricole occupe une place importante (le cas des îles étant plus délicat à traiter globalement).

Visions du Monde

Carte 1

St-Petersbourg Moscou Toronto/Hamilton

Essen Boston

Chicago

Los Angeles

Lahore

Téhéran

Delhi Tokyo

Istanbul Baghdad

Miami

Mexico

Le Caire Khartoum

Shanghai Ahmadabad

Osaka

Karachi Dhâkâ Calcutta

Bogotá

Hong Kong/ Shenzhen

Nagoya

Taipei

Bombay Hyderabad

Lagos

Manille

Madras

Bangalore

Bangkok

Kinshasa

Ho Chi Minh Ville

Lima

Jakarta

São Paulo

Bandung

Johannesbourg

Rio de Janeiro

Santiago

Surabaya

Buenos Aires

Densité de population (exprimée en nombre d’hab. / km²)

Population en 2005 (exprimée en millions d’habitants)

des pays hors agglo. millionnaires

des pays hors agglo.

dans les agglomérations millionnaires

740

31

8

50

0

1

80

su

p. à

0

50 0

des agglomérations

3

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0

à8

85

10 0

à3 0

2

10 2

su

in f. à

4 p. 0 à2 40

6

à2 86

à8

f. à

46

46

330

in

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Paris

Washington

Séoul

Tianjin

Londres

New York

San Francisco

Shenyang

Pékin

Cartogramme selon la population

Le Monde de la coprésence

Conception : Patrick Poncet Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

À l’autre bout de l’échelle des densités, celles du continent américain et d’une partie de l’Europe, plutôt faibles, résultent d’une mise en valeur plus tardive et/ou d’une modernisation accrue de l’agriculture, secteur d’activité lui-même économiquement peu structurant. Le cas des régions d’Europe marquées par une densité plutôt forte résulte quant à lui au moins pour partie de biais cartographiques, le semis de petites villes de moins d’un million d’habitants étant compté dans la densité des pays, qui est alors plutôt caractérisée par une densité urbaine. Il n’en demeure pas moins que l’on peut voir dans cet état de fait la

Source des données de population urbaine : François Moriconi-Ebrard, Géopolis

résilience des structures de peuplement que nous évoquions plus haut. De même, le grand nombre de villes millionnaires que compte l’Amérique du Nord exprime simultanément la forte urbanisation de la région et la faiblesse des densités rurales d’un territoire en grande partie désertique. La taille et la densité des villes de plus d’un million d’habitants permettent de compléter cette première approche de la coprésence. La structure d’ensemble que montre la carte peut être interprétée comme la conjugaison de trois facteurs explicatifs, selon des combinaisons

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variables. Le premier de ces facteurs reprend en partie l’interprétation des densités nationales, puisqu’il s’agit du niveau de développement. C’est en effet ce biais de lecture qui dessine la logique la plus simple et la première que produit la lecture de la carte : la densité des villes est liée à celle du niveau de développement des zones dans lesquelles elles se trouvent. Plus ce niveau est élevé, plus la densité urbaine est faible, ce qui, vu à l’envers, signifie que le développement correspond au fait que les individus disposent chacun de plus d’espace. En termes de coprésence, l’interprétation doit être nuancée, car il s’agit ici d’une mesure euclidienne de la densité. Une faible densité urbaine peut être compensée par de bons transports urbains, réduisant les distancestemps, et au contraire une forte densité urbaine dans un pays peu développé peut aller de pair avec de mauvais transports publics et des temps de transports intra-urbains handicapants. Cela dit, on note que l’explication par le développement n’est pas complètement satisfaisante, dans le cas de Tokyo, par exemple, développée et dense. Une seconde clé de lecture peut alors être identifiée en recourant à l’hypothèse qu’il existe des cultures urbaines différenciées, valorisant plus ou moins la coprésence euclidienne. Une seconde lecture de la carte permet ainsi de distinguer des ensembles de villes qui composent ces « aires de cultures urbaines ». On voit en effet nettement une aire indienne, débordant au Moyen-Orient, marquée par de très fortes densités urbaines. On perçoit aussi une aire de l’Asie sinisée, débordant de la Chine, aux fortes densités urbaines. Une aire nord-américaine, étendue sur le Brésil, de faibles densités urbaines. Les autres régions du monde sont plus « métissées ». On remarquera l’Europe, où deux modèles distinguent l’Ouest et l’Est. Le cas des continents colonisés, l’Amérique latine et l’Afrique est, quant à lui, marqué par un dualisme qui pourrait exprimer la résilience des modèles urbains importés des métropoles par les puissances coloniales. Cette hypothèse se trouve en outre renforcée, si on la complète de l’influence locale contemporaine lisible dans les densités des pays : les faibles densités urbaines brésiliennes et les fortes densités urbaines des villes de l’Amérique hispanophone sont le produit de la conjugaison des formes urbaines précolombiennes (le « Brésil » n’étant alors pas urbanisé), de l’import de modèles urbains européens différenciés, et du mode

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de « mise en valeur » de ces espaces colonisés. Mais ce type d’explication pourrait aussi bien fonctionner à l’endroit de la métropole japonaise, l’habitude des fortes densités non urbaines rendant culturellement acceptables les fortes densités urbaines tokyoïtes. Enfin, un troisième facteur explicatif pourrait compléter la lecture de la carte, pour en saisir les variations d’un troisième ordre, ce que nous pourrions appeler avec Paul Claval la « logique des villes ». En effet, dans chaque sous-ensemble régional, on peut observer qu’il existe une relation entre la taille de la ville et sa densité : plus une ville est peuplée, plus elle est dense, et inversement. Si les deux autres facteurs explicatifs masquent en partie cette logique endogène de la croissance urbaine, on peut au moins la percevoir dans le contraste de densité qui existe entre les grandes métropoles régionales et le semis des villes qui les environnent. Si cette carte de la coprésence n’embrasse qu’imparfaitement un phénomène polymorphe et central dans la vie des sociétés, elle révèle au moins les grandes logiques mondiales qui président à la production des sociétés par elles-mêmes. Son biais euclidien ne permet pas de lier simplement la densité au développement, et de déduire que celui-ci est conditionné par l’existence d’une coprésence que mesureraient les densités de la carte. En revanche, en adoptant un point de vue prospectif, il n’est pas absurde d’avancer que les régions peu développées mais comportant de fortes densités bénéficient d’un potentiel de coprésence souvent très important, et que le développement pourrait justement aider à réaliser. À ce titre, l’Asie confirme son positionnement de continent du xxie siècle.

MOBILITÉ En tant que modalité de gestion de la distance, la mobilité participe au premier plan à la structuration de l’espace mondial. Il faudrait parvenir à en rendre compte cartographiquement. Mais la cartographie ne peut qu’imparfaitement montrer ce qui bouge, du fait qu’elle est contrainte à rendre le monde non euclidien dans l’espace euclidien de la carte. Au-delà de ce handicap fondamental, l’appréhension technique et factuelle de la mobilité est rendue difficile par l’inadéquation des outils statistiques, naturellement orientés vers le décompte de ce qui est le plus facilement « saisissable » : ce qui ne se déplace pas et ce qui entre dans le cadre du contrôle étatique.

Visions du Monde

Migrations et tourisme international

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Pour dresser un fond de carte de la mobilité mondiale (voir carte 2), il faut donc prendre son parti d’une telle situation. Il faut par ailleurs essayer de construire une cartographie qui cadre avec son objet : s’il est question des itinéraires, la sémiologie ne peut efficacement en rendre compte dans la précision de leurs tracés sans courir le risque de produire des images illisibles, et donc inutiles. Du reste, le tracé des itinéraires de la mobilité n’est que très rarement déterminant dans sa totalité, et ce sont bien plus souvent les étapes qui en constituent les éléments clés. Le choix opéré pour construire une carte de la mobilité à l’échelle mondiale a donc privilégié une approche ciblée, appuyée sur une question précise : dans quelle mesure et selon quelle logique un lieu du monde est-il concerné, et donc défini, par la mobilité ? Les contraintes de sources croisées avec l’échelle d’analyse ont contraint à faire porter l’analyse sur les déplacements d’individus (ce qui fait heureusement écho à la carte de la coprésence), que nous avons été contraints de saisir par le biais de la maille nationale, faute de mieux (d’autres cartes dans l’ouvrage complètent toutefois l’approche par d’autres échelles (voir chapitre 6). Deux variables ont été retenues en vue d’apprécier à quel point les sociétés nationales sont concernées par la mobilité : les migrations internationales, d’une part, et les arrivées de touristes, d’autre part.

Plaques tournantes, assignés à résidence, ouverture au Monde Contrairement à une certaine habitude, nous n’avons pas choisi d’aborder en premier lieu le fait migratoire par le biais des soldes migratoires (migration nette, entrées moins sorties). Cette habitude permet de dresser un bilan des entrées et des sorties des territoires, mais elle produit une image de la migration qui valorise les lieux les plus emblématiques de l’émigration ou de l’immigration, les points de départs et les points d’arrivée, sous-estimant les « plaques tournantes » de la mobilité migratoire, là où entrées et sorties s’équilibrent. Rapporté à la population des pays, le solde migratoire n’indique pas beaucoup plus que la contribution des migrations à l’évolution démographique. Nous avons donc préféré utiliser une autre variable, se prêtant mieux à la cartographie et rendant mieux la relation

entre la migration et la société : le taux de migration totale. Il s’agit de la somme des immigrants et des émigrants d’un pays rapportée à la population de ce pays. Le nombre de migrants peut être considéré comme un nombre de « mouvements », évaluant l’ampleur du phénomène migratoire. Le rapport à la population permet de comparer l’ordre de grandeur de la population migrante avec celui de la population du pays. C’est cette variable que nous avons utilisée pour dessiner des boules proportionnelles à ce qui doit être considéré comme un indicateur quantitatif, faisant apparaître alors nettement sur la carte les lieux concernés par la mobilité migratoire. Ayant ainsi pondéré l’importance visuelle des lieux du monde par rapport au fait migratoire, nous les avons colorés de manière à distinguer et graduer lieux d’immigration et lieux d’émigration, par le biais du solde migratoire. La carte révèle ainsi un espace migratoire mondial que l’on a rarement l’occasion de voir. Se détachent en effet nettement toute une série de petits pays dont l’économie repose pour les uns sur leur capacité à attirer une main-d’œuvre bon marché (pétromonarchies du Golfe par exemple) ou qualifiée, voire des détenteurs de capitaux (Suisse, Luxembourg, Australie, pays baltes…), et dont le destin est pour d’autres étroitement lié à ce qu’ils retireront de l’émigration d’une part significative de leur population en termes de mise de réseau (dans les Caraïbes, en Afrique de l’Ouest, en Europe orientale, au Moyen-Orient, etc.). Une approche géographique reliant pays d’émigration et pays d’immigration permet en outre de déceler des systèmes régionaux, comme dans le cas de l’Afrique de l’Ouest, dont les migrations sont polarisées par la Côte-d’Ivoire, ou de l’Amérique latine vers les États-Unis et le Canada ; configurations qui font écho aux grands flux migratoires par ailleurs connus des spécialistes. À l’inverse, les grands pays – les poids lourds démographiques et économiques – apparaissent dans leur grande majorité comme peu concernés par la mobilité migratoire : États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne par exemple. Si les questions migratoires y tiennent une place politique déterminante, c’est que ce sont des sociétés au sein desquelles le politique prend au sérieux l’individu dans son appartenance au corps social, en termes de solidarités en particulier.

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Un Monde à accueillir

Carte 2 Le Monde de la mobilité

([immigrés + émigrés] / population résidente, en pourcentage)

25 à 50 10 à 25 moins de 10

Pays fortement concerné par les migrations Pays peu concerné par les migrations

Conception : Patrick Poncet Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet

La situation n’est en revanche pas la même pour les pays quasi absents de la carte, dont les populations, trop pauvres ou trop faibles pour s’échapper, ou trop éloignées d’une culture de la migration, sont assignées à résidence et ne voient souvent pas de nouvelles têtes : une grande partie de l’Afrique, la

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5

35

su

p. à

5

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à1

à1

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(moins de 1)

Immigrants > Émigrants gain de population par migration*

Taux de migration totale en 2002 plus de 50

pays “non touristique”

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su

p. à

à1

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Émigrants > Immigrants perte de population par migration*

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à0

-1

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5

(exprimé en millions)

0

Nombre d’entrées de touristes en 2002

(exprimé en pourcentage de la population résidente)

in

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Solde migratoire relatif en 2002

* Le solde migratoire exprime le bilan migratoire annuel d’un pays, soit la différence entre les arrivées et les départs de migrants. Un solde positif signifie que la variation de population est en partie due à un accroissement par l’immigration, supérieure à l’émigration. Inversement, un solde négatif signifie que la variation de population est en partie due à une décroissance par l’émigration, supérieure à l’immigration. Mais l’évolution globale peut être contradictoire avec le bilan migratoire, si la différence entre naissances et décès (solde naturel) surcompense le bilan migratoire.

Source : Banque mondiale, World Development Indicators 2005 et diverses agences des Nations unies

Chine, l’Inde, la Russie, une partie de l’Amérique latine… Considérant que les migrations internationales ne résumaient pas à elles seules la mobilité à l’échelle mondiale, il est apparu utile de figurer en perspective de cette première information un indicateur d’un

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degré d’accueil du Monde. Le nombre d’arrivées de touristes par État, s’il est affecté de biais statistiques importants, donne néanmoins une indication intéressante car il rend compte d’une composante essentielle de la mobilité planétaire – le tourisme. Il exprime aussi la capacité qu’ont les sociétés d’accueil à se trouver un rôle dans le fonctionnement d’un Monde fait d’interdépendances, que ce rôle soit fondé sur une identité culturelle dont l’altérité intéresse, ou qu’il soit fondé sur une offre qualitative singulière en matière d’accueil touristique. Notons par ailleurs qu’une des spécificités de la mobilité touristique, qui justifie sa prise en compte en tant que telle, est que son ampleur, appréhendée par le nombre de touristes, n’entretient aucun rapport de proportionnalité nécessaire avec la population du pays d’accueil. Au plan local, le nombre de touristes est une donnée suffisante pour dimensionner l’offre. Au plan national, un pays n’attire pas un nombre de touristes étrangers en proportion de sa population, mais plutôt en fonction du nombre et de la taille des lieux touristiques dont il dispose. Du reste, le chiffre des entrées de touristes internationaux laisse de côté le tourisme intérieur, qui est sans doute très majoritaire et très mal mesuré dans les pays riches et peuplés. La carte des entrées de touristes montre ainsi quels sont les grands pays d’accueil. Dans l’ordre : la France, l’Espagne, les États-Unis, l’Italie. Le cas de la Chine est sujet à caution, du fait des voyages d’affaires sous couvert de visas touristiques, quoiqu’il ne faille pas sous-estimer l’attractivité touristique réelle du pays. D’autres pays occupent des positions intermédiaires, voire modestes. Mais plus intéressants sont les pays qui accueillent moins d’un million de touristes. C’est-à-dire ceux qui ne sont pas touristiques à l’échelle du Monde, ou qui ne pourraient l’être que par le biais d’un nombre très restreint de sites emblématiques (le Machu Pichu au Perou, Angkor au Cambodge…). Les sociétés de ces pays n’ont pas (encore) réussi à utiliser la mobilité pour prendre leur part à la mondialité. Mais la comparaison des cartes des deux mobilités, migration et tourisme, est plus instructive encore. Les entrées de touristes ont été mises en « résonance visuelle » avec les pays d’immigration par une couleur proche. Le constat est clair : le tourisme et l’immigration ne sont pas étrangers l’un à l’autre, mais plus nettement

encore les populations assignées à résidence n’ont pas de visites au parloir touristique…

TÉLÉ-COMMUNICATION Si la mobilité est difficile à cartographier parce qu’elle répond avant tout à des logiques de réseau, la télé-communication, comme modalité de gestion de la distance, ajoute à cette difficulté celle de la prise en compte de l’immatérialité. Si la mobilité peut s’approcher par la matérialité des déplacements, les modalités techniques de l’intermédiation informationnelle sont à ce point nombreuses et polymorphes qu’il est très difficile de les utiliser comme entrée principale dans la « planète télé-communicationnelle ». L’ambition de ce troisième fond de carte (voir carte 3) de la mondialisation incite alors à prendre une autre voie. Il s’agit en définitive de mettre en évidence une géographie, celle des relations sociales qui peuvent s’établir sur la base d’un partage d’information ; ubiquité informationnelle pouvant se lire comme une réduction de la distance entre les individus, et comme un moyen d’optimiser mobilité et coprésence.

Frontières linguistiques et Wikipedias Le parti a été pris de dresser une carte permettant d’apprécier la manière dont les différentes régions du monde parviennent à maîtriser la production, la diffusion et le partage de l’information. Ce point de départ pouvait ouvrir sur des traitements très différents. Il nous paraissait toutefois important de valoriser certains aspects de la problématique informationnelle qui sont en étroite relation avec des traits caractérisant le moment de la mondialisation contemporaine. D’abord, l’entrée dans la « société de la connaissance », qui valorise stratégiquement les savoirs technoscientifiques mais aussi culturels. Ensuite, le fait que de nouvelles technologies de l’information et de la télé-communication (les TIC) font entrer la télé-communication dans une ère nouvelle, permettant à cette modalité de gestion de la distance de faire jeu égal avec la mobilité et la coprésence. La carte de la télé-communication se devait donc de faire porter le regard sur la manière dont les sociétés utilisent les TIC pour partager de l’information en poursuivant simultanément deux objectifs complémentaires : renforcer les identités culturelles et agir efficacement sur le Monde, c’est-à-dire constituer les individus en acteurs de la mondialité.

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Un Monde à accueillir

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Pour cela, nous avons décidé de cartographier la télé-communication par l’association de deux informations. La première figure l’aire d’extension des dix langues les plus utilisées sur Internet. Le report de cette information sur un cartogramme de la population permet d’apprécier le poids démographique de chacune de ces langues. L’idée sous-jacente est que, mis à part quelques cas significatifs caractéristiques de dictatures contrôlant l’accès à l’information, dans le Monde informationnel, les seules frontières qui demeurent sont celles que maintient la « barrière de la langue ». La carte tente ainsi, aux approximations statistiques près, de dessiner les contours géographiques des dix principaux univers linguistiques qui partagent la planète télé-communicationnelle. Cette carte ressemble beaucoup à une carte des langues du monde, à ceci près qu’elle met l’accent sur les langues véhiculaires, et donc sur le partage de l’information. Par ailleurs, sont figurées en grisé les aires d’extension des autres langues, étant entendu que l’anglais globish demeure l’idiome véhiculaire du Monde mondialisé. La seconde information que porte la carte est plus complexe et plus riche. Il s’agit de figurer géographiquement la taille des quelque deux cent trente Wikipedias de langues différentes qu’a suscités le projet mondial Wikipedia d’encyclopédie collaborative sur Internet [Beaude, 2004]. Dans la mesure où il était possible d’associer un Wikipedia à une région administrative ou à un pays du Monde en fonction de l’aire d’origine de sa langue, nous avons donc figuré son nombre d’articles par une taille de boules, dont la couleur était soit celle d’une des grandes langues de l’Internet, soit une autre couleur non utilisée sur le fond de carte. Le Wikipedia en anglais, comme langue véhiculaire de l’Internet, n’a pas été localisé précisément mais seulement figuré pour fournir un étalon (le Wikipedia en « anglais basique » a lui aussi été figuré). Quelques Wikipedias sans localisation univoque possible ont été laissés de côté (yiddish, volapük…)

Accès à l’universel, libération culturelle, émergence politique La carte étonnante que l’on obtient en combinant ces deux couches d’information permet de mettre en évidence la dimension spatiale de la télé-communication à l’heure de la mondialisation, articulant les

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logiques d’accès aux savoirs stratégiques et celles de l’affirmation culturelle et politique. Dans le groupe de tête des dix langues les plus utilisées sur Internet, les situations sont d’abord différentes. Si l’on excepte le Wikipedia en anglais, bien public mondial à plus d’un titre, on doit d’abord constater l’appropriation équivalente du cyberespace du savoir par les pays européens : France, Allemagne, Italie, Espagne, Portugal. Ces éditions bénéficient de contributions dépassant largement le cadre des nations d’origines de ces langues, surtout pour ce qui est des anciennes puissances coloniales, ce qu’illustre bien l’information portée par les aplats de couleurs. La situation des pays asiatiques est en revanche différente. À l’image de l’Allemagne, le Japon et la Corée, quoique ne pouvant s’appuyer sur un empire linguistique comme les anciennes puissances coloniales européennes, ont développé des Wikipedias de taille conséquente, ce qui marque une entrée en force de ces sociétés dans la « société de l’information ». À l’inverse, le Wikipedia chinois est d’une taille très restreinte au regard du nombre de lecteurs de l’écriture chinoise, et le schéma est comparable pour le Wikipedia en langue arabe, faute d’une véritable capacité d’appropriation individuelle libre de l’objet. Un deuxième trait de cette carte ne laissera pas de surprendre : la constitution de Wikipedias nationaux en grand nombre, en particulier pour les pays d’Europe. Décidément, la mondialisation n’est pas cette entreprise d’abolition des différences que l’on dit, et Internet n’abolit pas les distances. Au contraire, il semblerait que la mondialisation, pour autant qu’elle met à disposition des individus partout dans le monde un outil simple et standardisé, permet du même coup de renforcer les moyens d’expression des identités nationales. Et la taille comparable des objets cognitifs ainsi produits va de pair avec un contenu lui-même comparable d’une édition à l’autre, ce qui inscrit la démarche dans un mouvement d’affirmation culturelle valorisant par la traduction un patrimoine cognitif universel. Mais là ne s’arrête pas le mouvement : outre la constitution de Wikipedias nationaux, il faut constater celle de Wikipedias régionaux de taille appréciable, voire comparable à celle des Wikipedias nationaux. Ce troisième fond de carte de la mondialisation met ainsi en avant l’émergence des identités régionales par le biais de l’appropriation et de la

Visions du Monde

Carte 3

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Cartogramme selon la population

Le Monde de la télé-communication

Nombre d’articles publiés sur les Wikipedias

Le palmarès des langues sur Internet... Est indiquée la part du total mondial d’internautes pour les langues “nationales”

Anglais

Chinois

Espagnol

29,5%

14,3%

8,0%

Japonais Allemand Français Portugais 7,7%

5,3%

5,0%

3,6%

Coréen

Italien

Arabe

3,1%

2,8%

2,6%

Autres langues 18,3%

langue langue nationale régionale

plus de 100 000 50 000 à 100 000 25 000 à 50 000 10 000 à 25 000 8 à 10 000

... et les Wikipedias leur correspondant

Conception : Patrick Poncet Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

maîtrise de la distance télé-communicationnelle. Le phénomène est mondial, plus ou moins avancé selon les régions du monde. Si la colonisation de l’Amérique latine et de l’Afrique a légué à ces continents des langues véhiculaires accompagnées d’une tradition de répression des régionalismes et des revendications culturelles « autochtones », partout ailleurs la floraison de Wikipedias régionaux témoigne du dynamisme de cultures à l’extension

Source : www.internetworldstats.com, Wikipedia, mai 2007

spatiale infranationale : Europe, Russie, Asie centrale, Inde, Chine, Indonésie, Philippines… Faut-il voir dans ce dernier fond de carte de la mondialisation une préfiguration ? Si ce n’est pas absolument le cas, la télé-communication ne pouvant pas tout, il est en revanche probable que cette image du Monde soit sans doute une de celles qui approche le mieux les conditions de possibilité de la sociétéMonde en devenir.

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C

Chap

Chapitre 4

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Fabriquer le Monde : une géohistoire « Eternity is really long, especially near the end. » Attribué à Woody Allen.

’est devenu un thème de débat courant : la mondialisation est-elle récente ou ancienne, émergente ou déjà obsolète ? A-t-elle commencé en 1989, 1968, 1945, 1870, 1492, ou encore plus tôt ? Parlet-on de plusieurs mondialisations distinctes ou de différentes étapes d’un même processus ? Comment, en somme, penser la mondialisation comme durée ? Plutôt que d’un hypothétique espace-temps [Lévy, 1999], c’est des usages de l’espace en histoire (c’està-dire dans une démarche qui privilégie le temps) ou du temps en géographie (c’est-à-dire dans une démarche qui privilégie l’espace) qu’il convient de se préoccuper pour répondre à ces questions. À cette fin, on présentera la démarche de la géohistoire, conçue pour les longues et très longues durées, et on l’appliquera à une tentative de périodisation de la mondialisation.

C

UNE DÉMARCHE GÉOHISTORIQUE On peut envisager (au moins) trois types d’intersections entre histoire et géographie. Dans son acception traditionnelle, la « géographie historique » n’est en fait rien d’autre qu’une géographie synchronique appliquée à un instant du passé. Elle n’est pas plus intéressée par l’événement ou la durée que la géographie du présent. Mais, compte tenu du quasi-

monopole technique des historiens sur les périodes reculées, elle se trouve culturellement et institutionnellement plus proche de l’histoire que de la géographie. En revanche, ce qu’on peut appeler « histoire synchronique » projette sur le présent différentes déterminations issues de divers moments du passé : il s’agit d’une sélection de réalités, souvent pratiquée de manière « sauvage » (sans dire comment on sélectionne) par la géographie ou les autres sciences sociales s’intéressant au présent, lorsqu’elles veulent injecter « un peu d’histoire » dans leur raisonnement. Si elle est explicitée et accepte de définir des critères clairs ayant un sens pour le présent, cette démarche peut permettre d’analyser les héritages pour un espace donné des périodes précédentes. La « géohistoire », quant à elle, consiste à privilégier la dimension spatiale, comme processus et comme causalité, dans l’explication des successions d’événements, dans l’intelligence de la diachronie.

AVEC BRAUDEL, CONTRE BRAUDEL La géohistoire semble mieux à même de répondre aux questions posées au départ, et permet de prendre en considération les temps longs tels que les concevait Fernand Braudel [1949, 1979, 1987], c’est-à-dire, en fait, ceux des échelles plutôt moyennes (quelques centaines d’années) si l’on considère l’ensemble de

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Échelles et métriques de la mondialité

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l’histoire de l’humanité et qui semblent bien convenir aux périodes qu’il étudie, du Moyen Âge aux Temps modernes (selon les classifications européennes courantes). Braudel a fait, on le sait [Grataloup, 1996b, 2003], un cadeau empoisonné à la géographie. Si on le suit, les tendances lourdes de l’espace-temps mineraient toute marge de manœuvre significative pour les hommes du présent. La tripartition des temporalités qu’il donne (l’écume de l’« histoirebataille », le tempo ralenti de la « vie matérielle », les lignes de fond des « civilisations ») offre le primat aux rythmes les plus lents, qui possèdent à son avis le pouvoir explicatif le plus fort, tandis que les deux autres couches sont secondaires. Or ce temps « quasi immobile » est associé à la géographie, en fait à une relation homme-milieu au-delà ou en deçà de l’histoire, qui rappelle, non sans raison, le naturalisme implicite d’un Vidal de La Blache. On retrouve en fait dans l’œuvre de Braudel deux attitudes souvent mêlées : la sensibilité à la dimension spatiale de la dynamique des sociétés – qu’il faut valoriser et mettre en œuvre –, le structuralisme négateur d’historicité – qu’il convient de critiquer. À condition d’en extraire le tropisme braudélien vers le naturalisme et l’immobilité, la démarche géohistorique permet au fond de rejeter à la fois le hasard et la fatalité. On a souvent présenté la permanence ou la réapparition récurrente des mêmes lignes de division sur de longues périodes comme la preuve que la géopolitique échappait à l’histoire. Or, dans la plupart des cas invoqués (qui ne sont d’ailleurs pas si nombreux), il est relativement facile de retrouver dans ces rejeux successifs des processus par lesquels les zones de faiblesse initiale, disposant de moins d’atouts pour constituer des États protégés, deviennent du coup dans la configuration suivante, des cibles faciles pour les empires voisins. La durée de vie d’un système apparemment immobile comme les grandes lignes de fracture de l’Europe durant la période « westphalienne » (1648-1945) tient non pas à une stabilité intrinsèque, mais à une reproduction et à une amplification des phénomènes initiaux. C’est bien ce type de rétroaction positive que l’on rencontre, lorsqu’on examine les aires de frottement entre empires, ces « zones de broyage » (shatterbelts dans la littérature anglophone). Les grandes lignes de division de l’Europe se recoupent souvent largement, même si elles sont de natures diverses. On a

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beaucoup glosé sur la rémanence de la frontière entre empires romains d’Occident et d’Orient, reprise dans le Schisme de 1054, puis dans le face-à-face entre Ottomans et Austro-Hongrois, pour finalement devenir une ligne de front dans la crise terminale de la Yougoslavie. Cela étant, il ne s’agit pas d’une mécanique aveugle. Dans le cas de la Yougoslavie, la décision des Franco-Britanniques d’encourager, en 1918, la formation d’un petit empire serbe allié était un choix parmi d’autres possibles. Dans l’ensemble, il fut reçu avec réticence par la majorité des Croates, mais validé par les habitants de la Serbie et par ceux du Monténégro et de Macédoine durant la plus grande part de l’histoire de la Yougoslavie. Le nationalisme extrême des Églises serbe et croate a lui aussi joué un rôle important. Enfin on a vu comment, à partir de 1987, l’appareil communiste menacé par la fin de la guerre froide (seule raison d’être du maintien dans un même État de populations qui refusaient de vivre ensemble) a su, avec les conséquences que l’on connaît, reprendre la main en utilisant les frustrations nationalistes de nombreux Serbes, notamment dans le monde rural. Inversement, les forces sociales antinationalistes, faibles au départ, sont devenues tout à fait consistantes dans toutes les grandes villes de l’ex-Yougoslavie. Ainsi, le complexe de représentations et d’actions qui définit les acteurs fait que l’hypostase des frontières ou la sacralisation du territoire, par exemple, ne devraient nullement renvoyer à la naturalisation de la guerre ou de l’État, mais au contraire à l’historicisation de ce genre de phénomènes qui ne relève ni de la « nature humaine », ni de la « permanence » des configurations géographiques. Il s’agit là, au contraire, d’une catégorie bien spécifique de réalités et d’événements – en l’occurrence celle qui relève de la logique géopolitique –, avec un commencement et une fin observables ou imaginables, et qui doit être abordée comme telle. L’approche géohistorique nous aide donc à articuler deux types de réalité : la première comprend les lignes de force reproduites et relancées sur la longue durée, qui se manifestent comme cadre imposé aux individus, aux groupes, aux organisations d’aujourd’hui ; la seconde correspond aux actions du temps court et ne constitue pas le simple sous-produit de la précédente. Cette deuxième réalité peut contribuer à reproduire la première ou se

Fabriquer le Monde : une géohistoire

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révéler au contraire la force capable d’effectuer une inflexion décisive. Si nous disons que, dans l’espace ex-yougoslave, l’avenir se joue en ce moment entre territoires mythiques, d’un côté, et réseaux concrets d’échanges, de l’autre, nous exprimons la double idée que « réel » et « représentations » ne sont pas des objets séparables et que « temps courts » et « temps longs » ne relèvent pas de logiques indépendantes, qu’elles soient fondamentalement distinctes et hiérarchisées ou exceptionnellement raccordées par la grâce d’un événement révolutionnaire. Tout est là, aujourd’hui, et c’est tout cet aujourd’hui qu’il faut considérer si l’on veut avoir une chance de comprendre ce que sera l’« aujourd’hui » à venir. L’espace présente ici l’avantage d’obliger à relier ce qui doit l’être et de ne pas laisser chaque temporalité mener ses petites affaires dans son coin. Dans cet esprit, la géohistoire du Monde peut se connecter avec une « mise en histoire » de la mondialité. Elle met en valeur la composante spatiale, montrant que les distances, les territoires, les réseaux et les lieux ne sont pas des éléments passifs mais jouent, comme dans les logiques synchroniques, un rôle substantiel.

LE MONDE D’UNE HUMANITÉ Si la protogéographie vidalienne a échoué dans son projet de rendre compte des relations entre les sociétés et le monde biophysique, ce n’est pas tant parce qu’elle a surestimé le poids de la « nature » que parce qu’elle n’a pas pensé avec les bons outils l’interface entre logiques sociales et logiques « naturelles ». Pour bien comprendre l’enjeu, il n’est pas inutile de définir correctement l’angle de vision. On se trouve ici dans une conjoncture historique bien particulière, celle de l’émergence des logiques sociales (telles que l’entendent les sciences sociales et non au titre des « espèces sociales » des biologistes) au sein d’un monde vivant dont elles étaient absentes. Nous savons désormais que, sur Terre, ont vécu une douzaine d’espèces distinctes constituant le genre Homo, dont toutes sauf une, Homo sapiens, ont disparu. Il faut y ajouter les australopithèques qui sont apparus à différents moments depuis environ 4,4 millions d’années, et qui forment avec Homo la « tribu » des Hominini (les « hominiens »). Si leurs fossiles démontrent indubitablement des caractéristiques « humaines » (comme celles de fabriquer des outils),

il serait cependant tout à fait contestable de situer l’humanité actuelle dans une généalogie historique vis-à-vis de ces êtres. La filiation biologique avec un certain nombre de ces espèces, probable ou possible, en ligne directe ou indirecte, se comprend au sein d’une logique darwinienne : les espèces disparues n’ont pas pu entrer durablement en adéquation avec leur environnement et ont été éliminées par « sélection naturelle ». Le cas d’une éventuelle cohabitation interactive entre l’« homme de Néanderthal » (Homo neanderthalensis) et l’« homme de Cro-Magnon » (Homo sapiens, l’« homme moderne », notre pair biologique) fait débat parmi les spécialistes. Ce ne serait là qu’un cas limite de contemporanéité aléatoire entre des espèces différentes. Nous devons donc bien distinguer deux sens du mot « humain » : l’un se réfère à l’existence de « vie intelligente » et pourrait fort bien, par extension, s’appliquer à des phénomènes extérieurs au monde vivant évoluant sur la planète Terre ; l’autre spécifie l’espèce des hommes, dont l’histoire commence lorsque leur dynamique comme individus et comme groupes se disjoint de celle de leur patrimoine génétique. Dans son second sens, comme concept situé, l’humanité a bien un commencement qui ne peut être antérieur à l’apparition de l’homme biologique « moderne », soit, selon les estimations actuelles, il y a environ 200 000 ans. Pour reprendre le vocabulaire utilisé par Edgar Morin [2003], l’hominisation (processus biologique) doit bien être distinguée de l’humanisation (processus historique). Il y a donc bien eu différentes espèces d’humains sur la planète Terre. Or, loin de relever d’une discussion purement académique, ce constat soulève une question vive pour le présent et pour un avenir de moins en moins éloigné. Il conduit en effet à envisager des êtres, humains par leurs capacités, mais biologiquement différents. Le plus probable en ce domaine n’est pas la rencontre avec des extraterrestres, mais une bifurcation volontaire et raisonnée des humains terrestres contemporains (Homo sapiens) qui agiraient sur leur propre corps pour le modifier. Au-delà des récits populaires (comme dans les aventures d’X-Men, sur divers supports, depuis 1963) ou de mouvements politiques jusqu’ici marginaux (comme le transhumanisme, voir http://www. transhumanism.org/), c’est la question de l’association entre une réalité biologique et un projet de

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Échelles et métriques de la mondialité

Carte 1 Les migrations d’Homo sapiens

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Date de la migration des groupes humains, selon l’ADN mitochondrial (en milliers d'années BP)

Les lignes bleues représentent la limite des régions couvertes par les glaces ou la toundra durant la dernière glaciation.

170 à 130 70 à 60 50 à 40 35 à 25

Les lettres identifient les haplogroupes de l’ADN mitochondrial, définissant génétiquement les populations et, dans une certaine mesure, leur extension géographique.

15 à 12 9à7 Source : Wikipedia, «ÉHomo sapiensÉ», août 2007

développement individuel ou collectif qui est posée. À Jürgen Habermas, qui n’hésite plus désormais à faire du « genre humain » (menschliche Gattung) et même de la « nature humaine » (menschliche Natur) la substance d’une éthique de la conservation, Peter Sloterdijk [2000a ; 2000b] répondait par avance en montrant les apories d’un humanisme qui se référerait, sans toujours se l’avouer, à une « nature humaine » intangible, oubliant que l’histoire de l’humanité ne peut se lire comme la recherche d’une conformité mais comme une invention des hommes par les hommes. Les origines de ce que nous appelons l’humanité nous offrent un point de départ, non

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un point de référence invariant. Nous ne pouvons ignorer (et nous avons même tout intérêt à savoir) en quoi et à quel point les caractéristiques biologiques des humains ont pu être activées et intégrées dans les réalités sociales. Cela ne signifie pas qu’on puisse déduire des projets et des valeurs d’une espèce, fût-elle celle de ceux qui inventent ces projets et ces valeurs. Or d’une certaine façon, les nouveaux pouvoirs que les hommes acquièrent sur leur corps, à une époque contemporaine de la mondialisation, créent un lien avec ce moment de l’histoire de la Terre où ont existé des formes de vie intelligente différentes de celle des humains. S’il se trouvait que

Fabriquer le Monde : une géohistoire

ces humanisés non hominisés se présentaient à nous, avec quels principes éthiques les recevrions-nous aujourd’hui ?

UNE GÉOHISTOIRE DU COMMENCEMENT Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

On retrouve cette relation à la fois forte et inattendue dans l’étude des premiers épisodes de l’histoire humaine, depuis 200 000 ans et surtout depuis un peu moins de 100 000 ans, lorsque nos ancêtres ont commencé à se déplacer à grande échelle sur la planète (carte 1). On se situe alors à un point de bifurcation majeure, en un moment où les déterminants biophysiques, qui ont permis l’émergence de l’espèce humaine et qui sont aussi ceux qui expliquent la disparition d’un grand nombre d’espèces aux capacités comparables aux nôtres, cessent d’être suffisants pour rendre compte de ce qui se passe du côté des humains. Les modèles théoriques permettant de penser ce passage ne sont pas simples à construire car il faut penser l’émergence du social à l’intérieur d’une matrice cognitive, celle des sciences de la vie, qui ne s’y prête guère. En simplifiant, on peut dire que la dynamique biologique de l’évolution a produit des êtres dotés de la capacité de s’abstraire de cette même dynamique. L’histoire de l’humanité peut être définie comme la part d’évolution humaine qui ne peut être expliquée par le couple mutation-sélection. L’identité génétique entre l’« homme de CroMagnon » et les hommes d’aujourd’hui confirme de manière incontestable le champ de validité des sciences sociales comme sciences historiques. Un tel constat nous interdit de traiter de manière désinvolte le basculement d’un monde à l’autre. Ce que faisait Lamarck et qui continue à se faire au sein d’un paresseux « sens commun de la science », nous ne pouvons nous permettre de le faire si nous voulons comprendre ce qui s’est passé. En identifiant l’événement propre de l’émergence de l’humanité, nous nous imposons aussi de saisir pour elles-mêmes les logiques biophysiques qui constituent le contexte de cette émergence. C’est dans ce cadre que la géohistoire des débuts de l’humanité peut faire sens. Compte tenu de ce que nous savons, l’hypothèse la plus vraisemblable est que cette histoire commence en un seul lieu de la planète. Le premier événement historique majeur est donc aussi géographique : il s’agit de la diffusion

des hommes sur la Terre et donc de l’invention du Monde comme espace des humains. Il ne s’agit pas là d’un événement trivial car, cohérent avec un nomadisme prédateur, il constitue le point de départ d’une composante essentielle de la géographie contemporaine : l’existence d’un grand nombre de lieux répartis sur de vastes portions de la planète (excluant pourtant les océans et l’Antarctique), dont l’occupation, l’agencement et la valorisation ont rendu leur abandon définitif fort improbable. Un tel abandon est devenu impossible aujourd’hui du fait de la patrimonialisation généralisée de tout établissement humain de quelque importance. Cette capitalisation de fait de l’écoumène peut être considérée comme le socle fondamental sur lequel repose aujourd’hui la première branche de l’économie mondiale, le tourisme, comme exposition volontaire à l’altérité des lieux. Ce processus a certes pris un temps considérable : de - 95 000 ans pour la première sortie d’Afrique jusqu’à 1 200 ou 1 400 après J.-C. pour les dernières îles du Pacifique sud à avoir été peuplées. Cependant, c’est le caractère faiblement réversible qui frappe : là où il y a eu des hommes un jour, il y en a encore aujourd’hui. Durant ces mille siècles, les hommes ont inventé l’échelle mondiale. Or on pouvait imaginer d’autres « histoires ». Si l’invention de l’agriculture s’était produite très tôt, la dispersion des hommes sur la Terre aurait pu être beaucoup moins générale. Ils auraient prospéré et se seraient multipliés dans un espace restreint, éventuellement de plus en plus concentré, sur le modèle de l’Asie « hydraulique ». Cela n’aurait été possible que si cette invention avait été rendue vraisemblable, sinon probable, dans le lieu d’émergence de l’Homo sapiens. Si, en réalité, ce fut l’Afrique, la question peut au moins se poser du caractère aléatoire de cette localisation. N’y avait-il pas des dispositions de ce continent qui rendaient plus facile la série d’évolutions qui a abouti à Homo sapiens ? Et, si tel était le cas, cela voudrait dire que la dispersion paléolithique était « nécessaire » pour que des lieux plus favorables à la « révolution néolithique » (le Proche-Orient, puis les autres futures aires de civilisation rurale de l’Ancien et du Nouveau Monde) soient atteints. La mondialisation débute au moment où ce différentiel géographique commence à faire sens.

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Échelles et métriques de la mondialité

ENCADRÉ 1. JARED DIAMOND : UNE BIOGÉOHISTOIRE

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Le livre de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés [2000], apporte une contribution au débat sur la dimension géographique des débuts de l’humanité. L’auteur poursuit un objectif ambitieux et aux enjeux plus larges que le seul champ scientifique : démontrer que les disparités de développement entre les sociétés contemporaines ne sont pas liées à une inégalité biologique mais aux conditions de possibilité initiales de la vie en société. Dans un ouvrage plus récent [Effondrements, 2006], il a aussi voulu montrer l’importance des configurations et des orientations des sociétés dans le traitement des risques écologiques. Ici, en s’opposant à l’argumentaire racial, qui prétend associer l’état d’une société au patrimoine génétique de ses membres, il se trouve impliqué dans un débat classique parmi les anthropologues, entre évolutionnisme (y compris dans sa variante diffusionniste) et culturalisme. Il choisit une autre voie, celle d’un universalisme écologique, cohérent avec sa formation de biologiste, mais qui peut troubler un chercheur en sciences sociales. On peut ainsi reprocher à la démarche de Diamond de ne pas prendre en compte les causalités proprement sociales de l’histoire qu’il raconte et de souffrir de ce qu’on peut appeler un réductionnisme naturaliste. Les choses ne sont pas si simples, cependant, car le cœur de son argumentation porte sur les ressources que les sociétés ont eues à leur disposition dans différentes parties du Monde. La contrainte extérieure n’est pas prise pour elle-même mais bien « traduite » dans les termes des capacités de ces sociétés à traiter leur environnement, notamment à travers leurs systèmes techniques. Retenant l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas d’inégalité a priori entre les compétences des différentes sociétés, l’auteur suppose que la différenciation est venue de la différence de nature et d’ampleur des problèmes à traiter. Cette supposition en implique une autre qu’on peut juger, selon le point de vue que l’on adopte, soit contraire soit conforme aux acquis de l’anthropologie. D’un côté, on peut dire que cette démarche nie la différenciation précoce des systèmes sociaux des sociétés sans État. De l’autre, on peut considérer que ces différences sont secondes par rapport à une dominance [Godelier, 1984 ; Lévy, 1994] qui les réunit, tant en matière de dispositifs productifs que de rapports sociaux. Selon la seconde option, les multiples systèmes de parenté qu’on peut rencontrer ne sont que des variantes d’une configuration qui fait de la « reproduction biologique » l’épine dorsale de la société, un trait qu’on ne retrouve plus dans d’autres modes d’organisation sociale, ce qui peut être une manière de retirer son dogmatisme unificateur à l’anthropologie structurale, sans lui enlever son pouvoir explicatif quand il s’agit de sociétés situées dans une certaine configuration

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historique. Dans cette perspective, un modèle qui hiérarchise les marges d’autonomie des sociétés sur leur propre devenir permet de mieux distinguer ce qui est possible et ce qui ne l’est pas dans un contexte donné. Bien que Jared Diamond ne procède pas à cette mise au point épistémologique aussi rigoureusement qu’on aurait pu le souhaiter, son argumentation est séduisante. Elle traite, dans ses développements les plus convaincants, de la période suivante, celle qui sépare l’invention de l’agriculture de la conquête du Monde par les Européens. Proposant une biogéographie des plantes cultivables et des mammifères, il démontre de manière convaincante qu’à système technique équivalent, l’« Ancien Continent » (Eurasie et Afrique) s’est trouvé avantagé vis-à-vis de l’Amérique et de l’Océanie en raison notamment de sa taille (selon des métriques biologiques), qui a offert une probabilité plus forte que davantage d’espèces y émergent et y prospèrent. Il insiste surtout sur une autre caractéristique, l’existence d’espaces très étendus en longitude aux latitudes tempérées, ce qui a permis une circulation d’espèces différentes mais capables de survivre dans des milieux légèrement décalés de ceux dans lesquels elles étaient apparues. La possibilité d’un contact relativement facile, par contournement de l’Asie intérieure, entre les façades orientale et occidentale de cet ensemble joue ici un rôle important d’accroissement de la diversité potentielle. En conséquence, sur une gamme finalement assez restreinte de plantes et d’animaux se prêtant à la domestication, la zone tempérée de l’Ancien Continent a bénéficié d’un échantillon substantiel. Ce type d’explication doit évidemment être situé au sein d’un contexte historique particulier, et il ne faut en aucun cas le transposer dans un autre sans précaution. On peut comprendre pourquoi il était plus logique que la « révolution néolithique » se produise d’abord au Proche-Orient, et que ce foyer et d’autres puissent communiquer, renforçant encore le primat de l’Ancien Continent. En revanche, les différenciations internes à cet ensemble précoce et changeant relèvent clairement d’autres logiques. Le basculement du Proche-Orient de « carrefour des innovations » pendant au moins 10 000 ans en « carrefour des invasions », de la conquête romaine à aujourd’hui, est un événement particulièrement stimulant à analyser. Il permet de comprendre que les mêmes caractéristiques biophysiques peuvent jouer dans des sens opposés selon les contextes. Nous sommes donc invités à travailler sur le chantier d’une géohistoire de la nature, celle-ci étant définie comme « le monde biophysique, pour autant qu’il concerne la société » [Lussault, 2003]. Du point de vue de la relation entre échelles spatiales et échelles temporelles, on peut alors

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formuler l’hypothèse suivante : l’autonomisation de l’historicité des sociétés joue dans deux sens contradictoires du point de vue des tailles d’espaces pertinents. D’une part, il s’agit d’un processus de maîtrise croissante de la distance qui permet, en gros, de construire des espaces économiques, sociologiques et politiques de plus en plus étendus, la mondialisation en construisant l’échelon ultime. D’autre part, l’autonomie des sociétés peut être lue comme la capacité de se différencier sur des points fondamentaux à des échelles fines. Le processus de fragmentation des espaces linguistiques qu’a étudié Ferdinand de Saussure [1916] peut être généralisé : l’historicité de l’humanité se caractérise par une autodifférenciation des sociétés à des échelles bien plus restreintes que celles des grands ensembles bioclimatiques et

LES FIGURES GÉOHISTORIQUES DE LA MONDIALISATION

De nombreux travaux font débuter la mondialisation actuelle au dernier tiers du xxe siècle : flottement du dollar (1971), fin de la guerre du Viêtnam (1975), naissance de l’Internet (1982), chute du mur de Berlin (1989)…, en l’associant au phénomène de « dérégulation » et de montée en puissance de l’économie financière. Cette périodisation mérite intérêt mais, à y regarder de près, si l’on s’en tient à une définition géographique de principe, comme on l’a vu plus haut, il serait critiquable d’exclure du processus des événements bien plus reculés. C’est en fait toute l’histoire des sociétés qu’il convient de relire dans cette perspective. La mondialisation est la composante de l’histoire de l’humanité qui porte sur l’invention et la production de la mondialité. Elle n’autorise pas seulement une périodisation sur la longue durée : elle contribue à définir les découpages les plus fondamentaux de l’histoire humaine. L’analyse des premiers épisodes géographiques de l’histoire nous aide à aborder les questions suivantes : s’agit-il d’une mondialisation unique ou plurielle ? Est-elle récente ou ancienne ? Dans chaque cas, il faut prêter attention à ne pas perdre le contact avec la réalité empirique. Placer une collection hétéroclite d’objets et d’événements sous la figure unique de la mondialisation, c’est risquer de passer à côté des spécificités du processus actuel. Réduire la mondialisation aux dernières décennies, c’est faire sortir du néant des dynamiques qu’on peut pourtant repérer dans des temps bien plus anciens.

de manière beaucoup plus radicale que ne pourraient le laisser penser les variantes de ces mêmes ensembles. Personne ne se hasarderait à expliquer la frontière de développement correspondant à la Méditerranée ou au Rio Grande par des considérations biophysiques. Moins encore les différences entre les deux Corées, entre Israël et le Liban, ou encore entre Singapour et la Malaisie. Ces configurations aux durées de vie variables confirment le caractère simplificateur d’une équivalence scalaire entre espace et temps. Les sociétés s’agencent spatialement et temporellement, simultanément, selon des logiques complexes et dynamiques. Il faut donc, quel que soit le problème posé, renoncer aux « géométries sociales » et reconnaître la nécessité de théories sociales du temps et de l’espace.

Enfin, la tentation d’une histoire téléologique consistant à faire de chaque moment une contribution cohérente à un projet préétabli guette tout chercheur qui part d’un phénomène contemporain pour lui donner une épaisseur diachronique. Il faut donc sortir la problématique de la mondialisation d’une « quête des origines », inévitablement périlleuse pour la rigueur des raisonnements. Une manière d’éviter ces écueils consiste à distinguer deux niveaux de conceptualisation. 1) Celui, très général, de la caractérisation d’ensemble d’un processus d’échelle historique, dont rend compte le mot « mondialisation ». L’identification d’un tel niveau fait sens à condition que le processus existe bien et ne soit pas un artefact conventionnel qui regrouperait des réalités distinctes. On peut soutenir que l’émergence d’espaces pertinents d’échelle mondiale constitue bien un événement identifiable en tant que tel, quelles que soient sa durée, la diversité de ses modalités, la variété des intentions qui ont animé les acteurs qui y ont contribué. 2) Celui des processus plus spécifiques qui, selon des logiques conjoncturelles très variées, concourent à la manifestation de cet événement. Des phénomènes très différents et même opposés dans leur principe peuvent alors être repérés. Dans cet esprit, on peut proposer un glossaire qui résume les figures géohistoriques de la mondialisation : – Parallélisme : entre des lieux qui se ressemblent, mais ne communiquent pas entre eux, des ressemblances peuvent se rencontrer. Dans les

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Échelles et métriques de la mondialité

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premiers temps d’une humanité répartie sur la plus grande partie de la planète, les liens sont restés très faibles entre les sociétés. Le paradoxe, qui a donné sa légitimité à l’anthropologie structurale, est que ces grandes distances n’ont nullement empêché la production de ressemblances. Le propulseur ou la terre cuite ont été inventés plusieurs fois, dans plusieurs endroits différents et sans qu’il soit toujours nécessaire de se référer à une diffusion de l’innovation d’un lieu à un autre. Les systèmes de parenté des sociétés sans État se réduisent à un petit nombre en l’absence de tout benchmarking volontaire, ou même d’influence réciproque entre les différents groupes humains. Cela aboutit à une constellation de lieux enclavés mais similaires. – Diffusion : à partir d’un lieu, une réalité parvient à un autre lieu sans qu’il y ait nécessairement de modifications significatives préalables sur d’autres plans. On peut suivre la « progression » du travail des métaux ou de l’agriculture du ProcheOrient vers les autres régions de l’Ancien Monde au cours du Néolithique. – Interaction : plus complexe que la diffusion, l’interaction suppose une réactivité du lieu qui subit l’influence. En fait, la diffusion pure et simple n’existe pas, mais on peut utiliser ce terme pour désigner la translation d’un objet, matériel ou immatériel, qui a été facilement assimilé au point d’accueil. En revanche, même dans des conditions très dissymétriques où la distinction entre « émetteur » et « récepteur » s’impose, les interactions de type commercial ou culturel (sur des réseaux), impérial ou sociétal (sur des territoires) changent aussi le paysage du lieu-émetteur. – Convergence : on note, dans ce cas, la présence d’un élément nouveau, celui de l’intentionnalité d’acteurs qui, à partir de la comparaison du lieu où ils opèrent avec d’autres, décident d’un rapprochement, soit unilatéral (comme l’occidentalisation du Japon par les empereurs Meiji), soit concerté (comme la construction de marchés communs). – Universalisation : cette figure suppose la production de réalités proprement mondiales, institutionnelles ou organisationnelles, dans la culture ou les modes de vie. Il ne s’agit plus seulement d’un processus de coalescence de facto, mais d’une action volontaire et conjointe de production d’objets inédits d’échelle mondiale.

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SIX MOMENTS DE L’INVENTION DU MONDE En mettant à part la diffusion d’Homo sapiens sur l’ensemble de la planète, on peut identifier six grands moments d’un même processus de mondialisation. Ces phases ne doivent pas être vues dans une perspective déterministe ou linéaire : elles se recoupent en partie et relèvent de logiques souvent contradictoires (voir carte 2).

LA MISE EN RELATION DES DIFFÉRENTES SOCIÉTÉS DE LA PLANÈTE (10 000 AV. J.C.-1400) Le « bouclage » de la planète par les grandes découvertes des Européens à la fin du xve siècle doit être relativisé dans son importance. La capacité technique de se libérer du cabotage et d’affronter des vents dominants contraires ne fait que parachever un processus de connexion généralisée des sociétés qui s’est fait pour l’essentiel à travers l’Ancien Monde, l’« Eurafricasie », se prolongeant vers le Pacifique nord (peuplement de l’Amérique) et vers le Pacifique sud insulaire, lui-même plus ou moins bien relié à l’Amérique du Sud. L’espace musulman a constitué durant plusieurs siècles le commutateur principal de ce Monde-là, structuré par des voies d’échanges (carte 3), telle la Route de la soie, à la fois décisives pour les empires qui en contrôlaient un tronçon et plus durables qu’eux. Cette première mondialisation incontestablement « historique » apparaît tout à fait moderne en ce sens qu’à l’instar des voyages de Marco Polo, elle repose davantage sur la recherche d’informations et la visée de transactions commerciales que sur la conquête et la puissance liée au contrôle territorial. C’est la fin du grand « débat » entre nomades et sédentaires à l’Ouest de l’Eurasie (il continue aux confins orientaux de l’Europe et en Chine pendant quelques siècles encore) qui marque le passage à un autre régime d’historicité. Bénéficiant d’un abri puissant contre les invasions, les États ouest-européens peuvent se concentrer sur les guerres locales et, rapidement, imaginer des projections lointaines.

Fabriquer le Monde : une géohistoire

Carte 2

1950 à 2000

1750 à 1800 1800 à 1850

Asie

Europe

2000 à 2050

Amérique du Nord

1850 à 1900

Amérique latine

Australie Afrique

su

p. à

15

0

50

00

à1 0 10

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à1 0

2 000

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(exprimée en pourcentage)

0

Évolution de la population sur chacune des périodes par unité spatiale à découpage constant

n

Population (exprimée en millions d’habitants) 5 000

D im in ut io

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1900 à 1950

La population du Monde à différentes époques

Conception : Jacques Lévy

200 50

Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel

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Échelles et métriques de la mondialité

Carte 3 Les grandes routes commerciales précoloniales

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N

1 000 km

Principaux obstacles terrestres

Principaux axes de circulation

Hautes montagnes Axes maritimes

Forêts boréales Axes terrestres

Déserts Forêts équatoriales

D’après : Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin, 2007, Figure 3.3

L’INCORPORATION FORCÉE DANS DES EMPIRES

D’ÉCHELLE MONDIALE (1492-1885)

À la fois contemporaine de la phase précédente et postérieure à elle, celle de la colonisation de la planète par un nombre restreint d’empires interagissant entre eux caractérise ce moment. L’Europe occidentale, rejointe en fin de période par les États-Unis, se détache comme acteur totalement spécifique et unilatéral de la mondialisation : elle agit, les autres subissent. Comme l’a montré Christian Grataloup [1996b], deux types de possessions se distinguent : celles qui visent à se procurer des biens introuvables en Europe (recherche d’altérités), celles qui projettent au-delà des frontières la société métropolitaine (reproduction du même). Cette période commence avec les grandes découvertes et se clôt avec le partage de l’Afrique (traité de Berlin, 1885). Au-delà de la destruction de civilisations entières, qui n’est pas alors un phénomène nouveau mais prend un tour plus massif, le fait le plus marquant est la contradiction entre logique d’exploitation pure, qui se manifeste

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par une inclusion prédatrice (des hommes, des institutions, des cultures, des matières premières) et logique d’intégration qui, par différents biais, d’autant plus visibles qu’il y a peuplement venu de la métropole, incorpore peu ou prou les colonies dans la sphère de civilisation des conquérants, « fournissant » notamment aux colonisés les valeurs de liberté, d’égalité et de progrès qu’ils mobiliseront dans leur lutte pour l’émancipation.

LA MISE EN PLACE D’UN ESPACE MONDIAL DES ÉCHANGES (1849-1914) Cette phase commence, lorsque les colonies européennes deviennent des éléments significatifs de l’économie des métropoles. 1849 marque l’achèvement de la conquête du subcontinent indien par le Royaume-Uni ; il s’agit d’un ensemble énorme de trois cent millions d’habitants, alors qu’à la même époque, la Grande-Bretagne tout entière n’en compte même pas vingt-cinq millions. L’Inde intéresse non seulement pour ses matières premières ou ses productions agricoles mais aussi pour son industrie,

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notamment textile. Le processus prend son essor entre 1870 et 1914, au moment de l’apogée des systèmes impériaux. À certains égards (notamment les taux d’ouverture des économies développées), elle est comparable à la séquence contemporaine. Deux éléments clés la spécifient cependant. D’abord, les échanges reposent pour beaucoup sur des complémentarités d’origine « naturelle », c’est-à-dire résultant de différences de systèmes productifs dépendant du climat et du sous-sol : c’est la poursuite du premier type de colonisation. L’affaiblissement relatif du poids des matières premières agricoles et minières dans les productions donne ensuite l’impression d’un retour en arrière, alors qu’il ne s’agit que d’un affranchissement progressif vis-à-vis de contraintes issues de la phase précédente. Ensuite, l’intensité de ces interdépendances est pour l’essentiel commerciale, secondairement capitalistique, et porte peu sur les autres aspects de la vie sociale, d’où une fragilité qui se manifeste en fin de période. Les guerres mondiales et la gestion de la crise de 1929 montrent qu’une réversibilité, qui n’est pas apparue absurde à la plupart des hommes de cette époque, reste possible, au prix de déséconomies et de destructions considérables.

LA RÉSISTANCE VICTORIEUSE DES ÉTATS (1914-1989) C’est justement la période 1914-1945 qui constitue un moment remarquable par son caractère négatif en matière de mondialisation. Elle marque un coup d’arrêt dans le processus d’ouverture. Les deux guerres mondiales et le traitement de la crise économique enclenchée après le krach de 1929 mettent les États en première ligne. Dans leur refus de l’affaiblissement de leurs prérogatives, alors qu’ils sont au faîte de leur puissance, les acteurs étatiques réussissent facilement à mobiliser leurs sociétés respectives dans le sens de la haine de l’autre et du nationalisme le plus exacerbé. Ce paroxysme de l’État est un point bas de la mondialisation. Il faut attendre les années 1980 pour retrouver un taux d’ouverture du commerce international équivalent à celui de 1914. Entre-temps, le contenu des échanges a profondément changé : d’un trafic de produits tropicaux vers les métropoles coloniales, on est passé à un commerce portant sur les mêmes types de production dans les deux sens, et surtout entre pays

riches. On peut considérer que la chute de l’empire soviétique marque la fin de cette période, en ce qu’elle signale l’échec historique d’une alternative systémique centrée sur les territoires bornés des États et radicalement hostile aux réseaux ouverts.

ACCÉLÉRATION, GLOBALISATION, IRRÉVERSIBILITÉ (1945-)

Après 1945, le changement du contexte géopolitique et politique joue un rôle non négligeable dans la reprise du processus de mondialisation des échanges. L’élément nouveau est le rôle croissant des interactions entre espaces comparables, comme on le voit en Europe occidentale, où le passage de 25 à 60 % de la part des échanges internationaux réalisés sur le continent accompagne la construction politique plus qu’elle n’en résulte. C’est aussi le moment où la constitution de compagnies nationales géantes d’abord conçue dans un esprit mercantiliste, c’està-dire dans la logique géopolitique que développent les États, bascule dans l’émergence de firmes transnationales. Celles-ci tissent un réseau industriel puis financier de plus en plus mondialisé qui rend leur « nationalité » insaisissable. Enfin, le volet technique (abaissement du coût et des temps de transport, essor de la télécommunication) donne un coup de pouce supplémentaire au processus. En outre, il ne s’agit plus seulement d’échanges marchands : c’est le moment où tout ce qui peut s’échanger entre différents types d’opérateurs, les entreprises mais aussi les individus ou les organisations à but non lucratif s’échange beaucoup plus vite et plus massivement que jamais. Le moment actuel est caractérisé par une généralisation qui porte sur la vitesse, les domaines concernés et les changements induits. Une partie importante de la dynamique circulatoire (fluidité de l’information, échanges culturels, interconnaissance entre les habitants de la planète) est à la fois ancienne (la mondialisation de la science et de nombreux arts date du xixe siècle) et constitutive des composantes d’une société civile. Cette fois, tous les types d’échanges, qu’ils soient fondés sur l’urbanisation (coprésence), le déplacement des migrants ou des touristes (mobilité) ou l’Internet (télé-communication) connaissent une croissance rapide. On peut alors appeler « globalisation » (c’est-à-dire une intégration multifonctionnelle) le fait que tous les domaines de la vie

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Échelles et métriques de la mondialité

sociale soient touchés, notamment le politique qui en un sens englobe tous les autres, inaugurant une courbure nouvelle de la mondialisation.

LA SOCIÉTÉ-MONDE COMME ENJEU (1989-) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

On peut suivre cette émergence du politique à travers des phénomènes d’opinion publique (la protestation contre la guerre du Viêtnam, par exemple, dans les années 1965-1973), d’« agenda » commun (l’environnement notamment, après l’accident nucléaire de Tchernobyl en 1986, et le rapport Bruntland en 1987), d’institutions thématiques au rôle croissant (FMI, Banque mondiale, G7, OMC…) et de naissance d’un cadre juridique (avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, puis la Cour pénale internationale, CPI). Depuis le moment qu’on peut dater conventionnellement de la chute d’un communisme (1989) qui apparaissait comme une alternative à la mondialisation « standard » mais, au fond, aussi à la mondialisation tout court, les interdépendances entre les différents lieux de la planète se sont généralisées, et ont atteint des domaines qui n’appartiennent pas à la sphère habituelle des échanges. Il ne serait pas absurde de faire débuter cette phase en 1945, les procès de Nuremberg marquant l’irruption de la notion de « crime contre l’humanité » et d’une justice intérieure mondiale pour réprimer ce type de crime. À partir de la dernière décennie du xxe siècle, les questions de développement, désormais abordées de manière plus pragmatique (alimentation, eau, éducation, etc.), les problèmes de santé publique, d’environnement naturel, mais aussi les migrations et le tourisme, ont déplacé les enjeux. L’apparition d’un système médiatique reliant des sous-ensembles nationaux a rendu possible une homogénéisation relative des perceptions de ces enjeux sur l’ensemble de la planète. L’enjeu général de la mondialisation peut être défini comme l’émergence d’une société complète de niveau mondial, d’une société-Monde qui ajouterait un nouvel échelon aux situations géographiques (géotypes) de substance sociétale déjà présents (local, régional, national, continental) sans se substituer à elles, mais en influant sur elles et en étant influencé par elles. La phase récente de la mondialisation s’est caractérisée, corrélativement, par une capacité de la société civile à contourner les partitions en territoires bornés réalisées par les États. Dans la course de fond décrite par Fernand Braudel [1979] entre les

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« empires-mondes » et les « économies-mondes », les premiers ont semblé, de la fin du Moyen Âge (disparition de la Hanse) à la montée des totalitarismes du xxe siècle, prendre irréversiblement le dessus. L’impasse autodestructrice, où cet axe dominant a conduit, a fait « repartir le balancier dans l’autre sens ». Depuis 1945, les réseaux s’imposent aux territoires aux échelles supranationales, mais le monde des « pays » ne s’y résout qu’à contrecœur en empêchant ce qu’il peut le plus facilement entraver : l’émergence de pouvoirs politiques concurrents des siens à l’échelle mondiale. D’où le fait que la prise en charge des problèmes politiques, que la présence de plus en plus massive d’une société civile (c’est-àdire dépourvue de vie politique explicite) ne manque pas d’engendrer, se fait, de la part des États, à leur corps défendant, seulement lorsque aucune autre solution n’est possible et dans le cadre de dispositifs fragiles et bricolés. Les États restent très réticents à laisser se développer des institutions généralistes (plutôt que thématiques, comme l’OMC ou le FMI) et indépendantes de leur pouvoir (telles que la CPI). C’est l’invention du politique, d’une société politique (politèïa) plus encore que son caractère démocratique (la démocratie suppose le politique, et non l’inverse), qui se présente comme l’enjeu le plus manifeste de la mondialisation. Tout cela contribue à faire du politique le point crucial – d’où le terme, proposé par Immanuel Kant à la fin du xviiie siècle et récemment repris par Ulrich Beck [2006] – de cosmopolitique (chapitre 15). Seul le politique, déployé à l’échelle planétaire, peut créer, à travers les institutions à caractère gouvernemental, les politiques publiques, les partis, les acteurs non étatiques et l’opinion publique, une cohésion minimale de type sociétal entre toutes les composantes d’une société civile mondiale désormais opérationnelle. En arrière-plan des débats proprement politiques, apparaissent les problèmes d’éthique. Quels sont les fondements d’un être-ensemble planétaire, audelà des incontestables différences civilisationnelles ? C’est parce que ce genre de question ne peut plus être éludé que l’on peut aussi caractériser le moment actuel comme universalisation. Celle-ci peut donner lieu à des expressions paradoxales comme les différentes formes de contestation de la mondialisation et de proposition d’alternatives plus ou moins

Fabriquer le Monde : une géohistoire

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cohérentes : de l’« altermondialisme » au terrorisme islamiste, c’est aussi dans les postures antisystème qu’un système politique se construit. On pourrait être tenté de distinguer ceux qui s’opposent à toute mondialisation et ceux qui prônent « une autre mondialisation » que celle qu’ils jugent dominée par les firmes transnationales et le projet « libéral ». En fait, les choses ne sont pas si simples car il y a interpénétration de ces deux postures [Lévy, 2002] : les « mouvements antimondialisation » combinent, de manière plus ou moins cohérente, plusieurs orientations : la critique du capitalisme en général ; celle de ses dimensions transnationales ; une mise en cause des États-Unis ; la défense de l’État-nation comme idéal

d’échelon unique pour la production marchande, la régulation politique et la cohésion sociale. La question de savoir si la mondialisation est un enjeu en elle-même (peut-on imaginer pour l’avenir un Monde non mondialisé) ou si c’est un nouveau cadre d’émergence d’enjeux (un changement d’échelle faisant apparaître des problèmes inédits ou comparables à ceux qui animent les autres échelons), ou encore les deux à la fois, ne peut pas être éludée, tant pour la théorie géographique que pour la pratique politique. Il ne s’agit pas là d’un questionnement académique, puisque le dernier en date des rejets de la mondialisation, après la crise de 1929, a débouché sur la Seconde Guerre mondiale.

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Chap

Chapitre 5

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Internet, lieu du Monde ?

« Telle que la science, la musique devient besoin et denrée internationaux. Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. » Paul Valery, 19281.

L

es mondes coexistent, se rencontrent, se chevauchent, se confrontent, établissant un nombre croissant de relations et d’interactions qui tissent un espace plus vaste et irréversible. Par coalescence, ces mondes se rencontrent de toutes parts pour ne former qu’une sphère. Le Monde, comme espace humain dont l’étendue est la planète Terre, s’impose alors à tous les individus. Le devenir du Monde, tel est l’enjeu de la mondialisation. Les individus, les lieux, les territoires ou les réseaux font le Monde, mais ce dernier les fait tout autant. Qu’ils l’attendent, le craignent ou le combattent, ils sont en relation avec le Monde, ils deviennent mondiaux. C’est ainsi que le Monde devient pertinent, incontournable. Ce processus suppose un intérêt à échanger, et des flux se déployant sur des distances de plus en plus importantes. L’ici et l’ailleurs, dans une relation réciproque, mais pas toujours consentie, ont inégalement manifesté la volonté de tirer profit de leurs différences. Certains se sont imposés plus que d’autres, par cette volonté et les moyens qu’ils se sont donnés de la satisfaire.

Transport de matières et transmission d’informations opèrent de concert pour rendre possible cet horizon. Le Monde exige de l’homme que la technique l’accompagne, pour maîtriser sa démesure et la diversité de ses métriques, pour l’aider à gérer l’espace dont il souhaite la maîtrise. L’accumulation des techniques idéelles et matérielles a irrégulièrement, mais continuellement, augmenté la capacité des individus à communiquer sur des espaces de plus en plus vastes. Dans une dialogique permanente entre ces moyens et les sociétés qui les rendent efficients, l’espace se réorganise. L’intensité des flux matériels et immatériels est telle à cette échelle, que le Monde devient peut-être un lieu pertinent pour la société, questionnant le politique et la légitimité de sa territorialité parcellaire. Les flux immatériels, depuis le développement des réseaux de télécommunications informatiques, offrent des capacités d’interaction inédites, qui accompagnent significativement cette dynamique. Aussi, Internet interroge le Monde d’une façon singulière. C’est un espace mondial, mais est-il

Notes 1

Cité dans Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité », Œuvres, tome II, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1960.

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vraiment un réseau ? Ses limites ne sont-elles pas territoriales ? Internet ne serait-il pas un lieu mondial ? La question mérite d’être posée.

RENDRE LE MONDE PERTINENT Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

À la moindre pertinence de la distance correspond la pertinence croissante du Monde. L’environnement, mais aussi le chômage ou le terrorisme, rappellent chaque jour la prégnance du Monde en ses lieux. La dynamique récente des réseaux de transmissions (Internet et télévision par satellite) se traduit par un décalage croissant entre l’image du Monde et sa réalité, les vitesses de transmission de l’image du développement et le développement étant fortement désynchronisés [Cohen, 2004]. Ce constat souligne la complémentarité des moyens de communication, mais aussi ce qui les oppose. À l’instantanéité de la transmission répond la lenteur des transports, à la connexité dématérialisée répond la friction de la matière, à la décorporation de la relation répond la frilosité des corps. Le Monde est fait de cette multiplicité d’échelles, de métriques et de substances. Les identités se construisent en ce contexte multiscalaire, dont la diversité des modalités rend aussi indispensable qu’improbable la convergence des intérêts communs. Gérer la distance à l’échelle du Monde, c’est articuler les moyens de communication. Transport et transmission se complètent, se substituent, s’excluent l’un l’autre dans une coopétition2 permanente, dont l’agencement relève de la pluralité des arbitrages individuels et collectifs.

ENTRER EN LA MATIÈRE Bien que les transmissions soient efficaces à l’échelle du Monde, elles ne répondent pas à un nombre important de problématiques spatiales. Beaucoup de flux sont initiés dans le cadre de relations dont la dimension matérielle est une composante déterminante et non dispensable. C’est effectivement le cas d’une part significative des relations interpersonnelles, mais plus encore de l’échange de matières premières ou transformées. Le pétrole, l’acier, les voitures, les ordinateurs, le riz ou le vin sont autant de réalités

dont la valeur, bien qu’idéelle, ne peut aucunement se dispenser de leur matérialité. En revanche, si la dynamique des flux mondiaux résulte de l’inégale répartition de ces réalités, elle s’explique plus encore par l’inégale capacité des individus et des sociétés à intégrer ces réalités dans des projets, à savoir l’inégale convergence des volontés et des moyens qui font du pétrole une ressource ou d’un ordinateur un bien de consommation et non seulement de la matière. Les flux ne se résument pas à de la communication. Ils s’alimentent de la diversité du Monde en ses lieux pour l’accroître plus encore à mesure que les contacts s’intensifient, produisant de l’innovation dans l’échange et la confrontation qu’ils suscitent. L’homogénéisation supposée du Monde n’a pas d’avenir, elle est son passé. Jamais les centres ne furent si différents de leurs périphéries, jamais les individus n’ont été si divers. À moins d’œuvrer à l’amélioration de sa condition, parler de l’aliénation de l’employé occidental contemporain, c’est avoir la mémoire courte. C’est oublier la mine, le travail à la chaîne et, avec un effort, l’homme préhistorique. Faut-il nier la dynamique des civilisations pour imaginer que l’échange et la communication créent de l’homogénéité ? Les villes mondiales, New York, Tokyo, Londres, Paris, ou Shanghai ne sont-elles pas remarquablement différentes ? Si elles se ressemblent, c’est précisément par la richesse et la diversité qui les caractérisent. Si elles convergent, c’est dans ce qui les sépare de leur périphérie. Les flux relient les lieux dont la singularité suscite de l’intérêt. C’est parce que ces lieux sont immobiles que le Monde vient à eux. La persistance de leur différence n’est pas une résistance passagère, mais un fondement de leur attrait. Le Monde n’a pas besoin d’être uniforme. Les « délocalisations » ne sont pas symptomatiques de la non-pertinence de l’espace, mais au contraire le témoignage d’une capacité accrue à tirer partie de sa diversité. Parce que la communication relie l’altérité mondiale, elle est source de divergences et de convergences. C’est elle qui déstabilise la politique contemporaine, mais c’est elle aussi qui accompagnera son dépassement et assurera sa redéfinition. La seule

Notes 2

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Néologisme résumant une relation qui articule la coopération et la compétition. Ce terme fut utilisé dans le cadre d’une réflexion sur la ville et les technologies de l’information menée par Boris Beaude, Jacques Lévy, Patrick Poncet et Blandine Ripert.

Internet, lieu du Monde ?

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alternative est le repli, le cloisonnement, l’enclavement : un horizon inacceptable, car il supposerait l’existence a priori d’une échelle entre les individus et l’humanité, entre le corps et le Monde. Rendre le Monde pertinent, c’est communiquer, même si cela peut faire mal. C’est pourquoi les moyens que les sociétés se donnent pour « apprivoiser » la distance sont essentiels quant à leur capacité à maîtriser leur devenir. À l’échelle du Monde, la coexistence nécessite des efforts et des investissements collectifs considérables, tant les distances sont objectivement importantes. La mondialisation repose en grande partie sur la volonté de les surmonter. Or, les sociétés sont d’autant plus complexes que l’objectivité, dont celle de la distance, n’est pas le cadre de leur existence. La distance objective entre Paris et New York n’a pas changé en deux siècles, ou si peu, et pourtant, les sociétés se sont donné les moyens de la rendre la moins pertinente possible. Quelques heures en avion, quelques dixièmes de seconde par courriel, la distance entre deux lieux ne se conçoit pas sans son contexte, celui selon lequel elle a un sens ! Les moyens de transport et de transmission sont en cela inégalement sollicités et déployés, à l’image de la multitude des arbitrages individuels et collectifs qui privilégient des liens et des moyens plutôt que d’autres. Aussi, les sociétés se distinguent quant à l’innovation dont elles font preuve, tant dans l’élaboration de savoirs innovants que dans les usages qu’elles en font. Le papier, la poudre, la boussole ou le gouvernail en témoignent, le déploiement de la technique s’inscrit dans des projets dont les finalités peuvent être tout à fait divergentes.

INTERNET, UN MOYEN DE LA COEXISTENCE Internet est un exemple contemporain qui illustre remarquablement cette dynamique. En quelques années, cette technique de la distance s’est imposée dans le Monde, selon des temporalités et des modalités singulières, qui contribuent à augmenter sa pertinence.

États-Unis d’Internet Initié en grande partie en Europe3, mais n’y trouvant pas l’écho suffisant, Internet fut développé dans des universités américaines (UCLA, Stanford, MIT…) avec des budgets relevant de la Défense, avant d’être déployé dans le Monde entier. Cette influence fut telle, que les TLD (Top Level Domain) « edu, gov ou mil » représentent respectivement les institutions de l’Éducation, du Gouvernement et de la Défense des États-Unis4. Lors du dernier SMSI (Sommet mondial de la société de l’information) qui s’est tenu le 13 novembre 2005 à Tunis, ce statut fut en grande partie dénoncé, les États-Unis souhaitant garder le contrôle de composantes stratégiques d’Internet tels que les TLD et les serveurs racines5, se portant garants du bon fonctionnement d’Internet. Le transfert de la gestion d’Internet à l’UIT (Union internationale des télécommunications), pourtant chargée de la coordination des réseaux publics et privés de télécommunication mondiaux, n’a donc pas été envisagé. Cette position singulière doit probablement beaucoup à la place occupée par les États-Unis dans ce domaine. À la différence de l’Union européenne qui ne dispose pas d’acteurs significatifs dans ce secteur d’activité6, malgré les multiples tentatives de relance de Bull, Goupil ou Thomson, les États-Unis ont contribué en quelques décennies à l’émergence de multinationales qui se sont imposées sur le marché mondial de l’informatique. Dans le hardware, d’abord, avec IBM, HP, Compaq, Digital, Apple, Cisco et plus récemment Dell, puis dans le software avec Microsoft, Apple, IBM, Sun ou Adobe, les États-Unis ont été le cadre de la majeure partie de l’innovation mondiale en informatique. Lors de l’émergence d’Internet, cette situation privilégiée s’est affirmée avec Google, eBay, Yahoo ou Amazon, qui sont devenus en quelques années des sociétés privées comptant parmi les plus influentes à l’échelle du Monde, tant d’un point de vue

Notes 3 4 5 6

Les bases de TCP/IP (protocole d’Internet) et du Web (navigation hypertexte) ont été initialement développées en Europe (Inria et CERN), avant d’être approfondies et mises en œuvre aux États-Unis. Les ministères des Affaires étrangères ou des Finances de la France ont respectivement l’adresse suivante : www.diplomatie.gouv.fr et www.minefi.gouv.fr Les serveurs racines, appelés aussi serveurs racines du système de nom de domaine sont des serveurs stratégiques qui assurent la gestion de la relation entre un nom de domaine et l’ordinateur qui héberge le site qui lui est associé. À l’exception de la téléphonie mobile.

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économique que culturel7. À elle seule, Google dispose en octobre 2006 d’une capitalisation boursière supérieure à celle de Renault, Peugeot, Danone, Carrefour et L’Oreal réunis, quinze fois supérieure à celle de General Motor et plus importante que celle de Total. Si cette valeur doit beaucoup au potentiel de cette société, elle n’est cependant pas sans rapport avec son chiffre d’affaires. Doublant chaque année depuis les premiers résultats, ce dernier a dépassé les huit milliards de dollars en 2006. À ce jour, plus d’un internaute sur deux cherche de l’information sur Internet en utilisant Google, accordant à cette société une situation éminemment stratégique. Cela ne signifie pas que l’Europe ou l’Asie ne soient pas impliquées dans cette dynamique. Depuis les débuts d’Internet, ces régions fournissent des ingénieurs et des chercheurs qui contribuent largement à son élaboration. Tim Berners-Lee, par exemple, président du célèbre W3C (World Wide Web Consortium) et inventeur du Web, a fait ses études à Oxford avant de développer les bases du Web actuel. Il était alors consultant pour le CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire). Par ailleurs, le protocole TCP-IP, à la base d’Internet, fut en partie développé par le polytechnicien français Louis Pouzin. Ce dernier est en effet reconnu, en France comme aux États-Unis, comme l’inventeur du projet Cyclade, qui fut le premier réseau à commutation de paquets. Développé dans le cadre du jeune IRIA (Institut de recherche d’informatique et d’automatique), futur INRIA, ce projet entrait en concurrence avec d’autres, dont le projet Transpac, qui fut utilisé pour le Minitel. L’erreur fut stratégique, la France ayant dès les années 1970 les bases du futur Internet. Internet fut développé aux États-Unis parce qu’il s’inscrivait dans un projet. Ce pays a su faire converger les savoirs et les moyens nécessaires à son développement. À présent, Internet est mondial, comme les organisations et la majeure partie des firmes multinationales qui l’animent. Le capital et le personnel de ces sociétés sont d’ailleurs de moins en moins représentatifs des pays dont ils ont émergé. En

revanche, il est manifeste que la France, l’Allemagne ou l’Angleterre, pourtant des puissances remarquables dans d’autres secteurs, n’ont pas su anticiper cette dynamique et se donner les moyens d’y participer pleinement, œuvrant à présent à rattraper leur retard.

Plus on est de fous… L’ampleur de la croissance des entreprises qui se sont imposées sur Internet mérite que l’on prête une attention particulière à la spécificité de leur activité, aucune croissance comparable ne pouvant être identifiée dans l’économie préexistante. En valorisant la connexité sur de vastes espaces, Internet présente un intérêt d’autant plus grand qu’il est utilisé par un nombre de personnes important. Pour n utilisateurs, le nombre de relations possibles est égal à la moitié de n (n-1). Pour un nombre important d’utilisateurs, n-1 tend alors vers n, et le nombre de relations possibles tend vers la moitié de n2. Ce constat, appelé aussi loi de Melcalfe8, explique en grande partie qu’Internet bénéficie d’un succès croissant à mesure qu’il est adopté par de nouveaux utilisateurs. Cependant, à la différence de la production de voitures ou de lave-vaisselles, les économies d’échelle tributaires de ce cercle vertueux sont nettement plus importantes dans le cadre des réseaux d’informations. Si elles s’appliquent au coût de l’infrastructure des réseaux de télécommunications utilisés, dont le coût baisse avec le nombre d’utilisateurs, elles sont surtout très importantes sur les techniques et les produits qui reposent sur de l’information (algorithmes, musiques, films, base de données). Une fois créés, ces produits peuvent être reproduits à un coût marginal pour peu que l’information ait de la valeur. Les leçons à tirer de ce constat éprouvé sont nombreuses. Elles expliquent en grande partie la frénésie régulière des marchés boursiers autour des sociétés qui s’imposent dans ce secteur d’activité. Une fois quelques sociétés présentes sur une offre de service particulière (recherche, vente, annonce, rencontre…), il est très difficile pour un nouvel acteur de s’imposer sur le même secteur, et les

Notes 7 8

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La culture est ici appréciée comme l’ensemble des formes acquises de comportement, par opposition à la nature (Le Robert). La loi de Metcalfe résulte d’un simple calcul qui fut mis en valeur par Robert Metcalfe, inventeur du protocole Ethernet, qui en souligna la pertinence empirique.

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Évolution du taux de pénétration entre 2000 et 2006 (exprimée en points de pourcentage)

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Cartogramme selon la population

Plus on est connecté, plus on est connecté…

Source : www.internetworldstats.com / UN Statistics Division

profits à venir sont généralement très importants. C’est pourquoi on observe une tendance aux fusions et au glissement d’un secteur à l’autre. Ceux qui bénéficient déjà d’un réseau en profitent pour l’étendre à d’autres secteurs. En effet, un site Internet ne relève pas des mêmes logiques de proximité avec ses clients qu’un site territorial. Le contact s’établit par connexité et non par contiguïté, ce qui rend improbable la possibilité d’exister parce que l’on est sur le chemin d’un passant. Les centres peuvent être directement reliés entre eux, reléguant la périphérie dans des confins imperceptibles dont l’attrait est d’autant plus faible qu’ils ne bénéficient pas d’économies d’échelles significatives, susceptibles de les faire émerger des marges. C’est suivant cette logique qu’Amazon, une fois bien positionné dans la vente de livres, a développé son activité en très peu

Conception : Boris Beaude Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

de temps à la vente de CD, DVD, télévision, matériel informatique, alimentation, produits de beauté, chaussures, bijoux, ou instruments de musique.

INTERNET, UN ESPACE MONDIAL Internet est non seulement le moyen sollicité pour entrer en relation avec des individus dispersés sur la planète, mais aussi le cadre même de l’interaction. Internet se définit tout autant par ce qu’il relie que par ce qui est relié, c’est pourquoi il constitue un vaste espace dont la réticularité ne fait que renforcer la pertinence.

Octets sans frontières Le poids des technologies de l’information et l’importance de leur dynamique, ces dernières décennies, incite à considérer pleinement leur participation à

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Graphique 1 Nombre de serveurs connectés à Internet depuis 1981

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Sources : isc.org

l’invention du Monde. Leur succès est à la hauteur de leur capacité à répondre selon des modalités renouvelées aux problématiques de la distance. Elles constituent une médiation entre les individus, dont on peut supposer qu’elle est un moyen de la coexistence. Le bateau, le train, le télégraphe, la radio, la télévision ou l’avion ont largement contribué et contribuent toujours à la pertinence du Monde. Ces techniques ont été développées pour répondre au même problème : la distance. Internet prolonge cette dynamique en se singularisant par sa mondialité structurelle. Internet a été inventé pour proposer une connexité adaptée à la complexité et à la pluralité du Monde. Il a été élaboré afin d’affranchir le réseau de son infrastructure physique, et d’éviter la hiérarchie des flux, tant dans leur priorité que dans leur organisation structurelle. Cette singularité est souvent accordée à tort au souci de la Défense américaine de développer un réseau de transmissions qui résisterait à une attaque nucléaire soviétique. Si cela est vrai quant au financement d’une part importante des

premières recherches, les fondements d’Internet doivent surtout à l’influence de la théorie cybernétique de Norbert Wiener chez la majeure partie des chercheurs impliqués. Les interprétations de cet héritage divergent quant à ses conséquences (Philippe Breton, Pierre Mussot, Laurent Chemla), mais elles convergent sur l’importance de ce paradigme qui a très largement contribué à la singularité d’Internet, tel qu’il existe encore aujourd’hui. Plus que la cybernétique, Pierre Musso souligne la « postérité paradoxale » de Saint-Simon, alors qu’Internet s’accompagne de prophéties comparables à celles qui furent prônées par le saint-simonisme [Musso, 1997]. L’influence de la cybernétique est d’autant plus remarquable qu’elle est toujours perceptible au MIT et plus largement chez les informaticiens de haut niveau, dont les hackers. En transposant la théorie cybernétique à la société, on suppose qu’Internet devrait faciliter la circulation de l’information afin de limiter le plus possible l’entropie9, cause des tensions entre les individus et les sociétés. Un culte de la transparence que

Notes 9

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Terme initialement emprunté à la thermodynamique, qui illustre la métaphore des vases communicants.

Internet, lieu du Monde ?

ENCADRÉ 1. OÙ EST INTERNET ?

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Internet est potentiellement partout, pour peu que l’on ait les moyens de la connexion. Il est ici et ailleurs, continu et discontinu, territorial et réticulaire, symétrique et asymétrique, synchrone et asynchrone. Son appropriation est très inégale, à l’image de la répartition des richesses et de l’éducation. Internet est local et mondial, il articule les échelles et les espaces. Internet est un espace dont l’amplitude est à l’image des liens qui l’indurent chaque jour. Parce qu’il relie les individus et le Monde, Internet est un lieu mondial dont la permanence ajoute à la pertinence du Monde.

l’on retrouve dans les initiatives OpenSource, utilisées en l’occurrence dans la majeure partie des ordinateurs sollicités pour faire fonctionner Internet. Il en résulte un réseau mondial qui permet à chaque individu de consulter et d’émettre de l’information. Internet signifie précisément Inter-Network. Il présente la particularité de ne pas dépendre des spécificités des réseaux nationaux et de communiquer efficacement entre réseaux hétérogènes. Initié au début des années 1980, ce principe est appelé TCP/IP. Des ordinateurs dotés d’une adresse IP (Internet Protocol) communiquent entre eux selon le protocole TCP (Transmission Control Protocol). À la différence des protocoles qui lui préexistaient, aucune connexion directe n’est établie entre l’émetteur et le récepteur (commutation de circuits). La communication repose sur l’émission de petits paquets qui transitent de nœud en nœud selon le chemin le plus efficace, le message étant reconstitué une fois l’ensemble des paquets réceptionnés. Ce système, nettement plus souple que les précédents, est appelé commutation de paquets. Il permet au réseau de s’adapter automatiquement à une panne ou une saturation d’une portion du réseau et de gérer facilement de nombreuses émissions et réceptions simultanées. Il est aussi très efficace pour développer des réseaux de pairs à pairs (P2P) décentralisés, très utilisés pour l’échange d’informations entre individus (fichiers de

Une fracture numérique est souvent énoncée pour souligner l’inégalité dont est porteur Internet. Cette fracture est pourtant nettement moindre que ne le fut celle de la plupart des autres grandes techniques de l’espace. La voiture, la télévision et plus encore le livre furent l’objet de fractures considérablement plus importantes moins de vingt ans après leur diffusion. La dénonciation de cette fracture est essentielle, mais elle doit être interprétée comme un projet : celui de la voir se réduire.

musiques, films, photographies, logiciels). En cela, Internet accroît l’importance des affinités culturelles et des intérêts économiques, alors que la proximité territoriale présente un moindre avantage. Internet n’a pas de frontières. Il a été pensé pour se déployer hors de cette spatialité, privilégiant une logique réticulaire à une logique territoriale. Il en découle des problèmes juridiques récurrents quant à la spécificité des droits nationaux portant sur la liberté d’expression, le négationnisme, la pédophilie, le terrorisme ou la propriété intellectuelle. La difficulté des gouvernements à lutter contre le piratage audiovisuel illustre parfaitement cette spécificité.

Impensés Il ne faut pourtant pas se méprendre sur cette apparente impuissance, dont les fondements ne sont que très partiellement techniques. Si la mise en œuvre de logiques territoriales et plus encore nationales pose problème, c’est davantage pour des raisons juridiques et politiques que techniques. La base réticulaire et décentralisée d’Internet rend plus difficile son contrôle. Cependant, les principaux obstacles sont juridiques, la protection des individus dans les pays occidentaux étant très importante. C’est avant tout au nom du respect de la vie privée que des mesures restrictives ne sont pas appliquées contre des pratiques illégales pourtant flagrantes. Il est possible de solliciter pleinement l’inadéquation territoriale d’Internet10 tant

Notes 10 Un site Internet dont le nom de domaine est .fr n’est pas nécessairement localisé en France et un utilisateur en apparence localisé en France peut se trouver en Russie, ce dernier passant par un serveur intermédiaire appelé proxy, situé en France.

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Échelles et métriques de la mondialité

Carte 2

que le politique l’autorise au nom de valeurs jugées supérieures. Il est tout à fait envisageable que toutes communications cryptées sans autorisation, utilisant certains protocoles ou des adresses IP particulières, soient bloquées ou sanctionnées, la Chine en témoigne. En revanche, la mise en œuvre de telles mesures est jugée trop draconienne pour être envisagée dans la majeure partie des pays occidentaux, bien que l’évolution récente du droit s’oriente en ce sens11.

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Tarif applicable en France au 1er février 2007 par minute (exprimé en centimes d’euros)

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Cartogramme selon la population

Coût des appels téléphoniques internationaux avec l’opérateur FreeTelecom

Source : www.free.fr, 2007

Cependant, un tel projet nécessiterait une concertation et un consensus international improbable et, de surcroît, le droit étant étroitement lié aux usages, il est très difficile de condamner fermement des pratiques qui se sont généralisées, tel que le piratage de musique ou de films. Là encore, les majors ont mis plus de temps à identifier l’évolution des pratiques que leurs propres usagers. N’ayant pas anticipé cette dynamique, Sony ou Vivendi Universal ont assisté à

Notes 11 La loi Dadvsi (Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information), en France, fut révélatrice de cette problématique, le débat ayant essentiellement porté sur ce qui était tolérable au regard des préjudices subits. Lobbies et associations ont contribué à défendre ou dénoncer la liberté de la vie privée, cette dernière étant remise en cause au profit de la propriété intellectuelle et de la sécurité nationale.

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Internet, lieu du Monde ?

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la mise en place et à l’appropriation rapide de techniques de plus en plus sophistiquées qui permettent l’échange de fichiers en toute impunité. La condamnation de l’une annonçant généralement l’émergence d’une autre, plus décentralisée, moins hiérarchisée, plus difficile à contrôler. Encore aujourd’hui, en protégeant les fichiers à l’aide de DRM12, elles entretiennent l’illusion qu’il est possible de contenir la propagation du son et des images. Autant fermer les yeux et les oreilles ! Finalement, comment expliquer que des sociétés aussi influentes que Microsoft, des États aussi importants que la France ou l’Allemagne et des sociologues ayant par ailleurs brillamment fait leurs preuves aient pu ne pas comprendre Internet au point de ne faire évoluer leurs pensées qu’à la force de l’empirie13, interdisant des anticipations pertinentes qui supposeraient d’en avoir compris la substance ? Progressivement, Internet est utilisé pour la téléphonie, la radio et la télévision, la « presse » quotidienne y développe une part croissante de son activité, le mail s’est imposé dans la vie privée et professionnelle, la messagerie instantanée est largement sollicitée, le commerce en ligne connaît un succès croissant et les blogs, au même titre que les wikis, font l’objet d’une attention et d’une diversité remarquables, dont on peut regretter l’inégale pertinence, mais plus difficilement l’intérêt qu’ils suscitent et la qualité des savoirs qui peuvent émerger d’une telle confrontation des individualités. De nombreux blogs sont à présent des références dans leur domaine, au point d’inspirer la presse généraliste et spécialisée. Aussi, Wikipedia est devenu en peu de temps une encyclopédie dont le contenu présente des faiblesses moins significatives que ne le sont ses qualités. Le contenu de Wikipedia perd en fiabilité ce qu’il gagne en actualité et en diversité. Ces modes d’expression reposent sur des pratiques récentes dont on peut difficilement imaginer le devenir. On ne peut en revanche nier leur pertinence actuelle. Manifestement, Internet fut d’autant moins prévisible qu’il fut impensé. Internet n’est pas où on l’attend, depuis le début.

Technique, média, réseau L’erreur, peut-être, est de ne pas considérer Internet pour ce qu’il est. Est-ce une technique, un média, un réseau ? Internet est tout cela, et aucun de ces éléments ne suffit à le définir et à en comprendre la singularité. Internet est une technique, indiscutablement. C’est un remarquable moyen de gérer la distance, une médiation efficace entre la connaissance et l’action, dès lors qu’elles se déploient sur de vastes étendues. C’est une technique dont la singularité s’exprime non tant par l’infrastructure matérielle qui est sollicitée, mais par l’utilisation particulière qui en est faite. Internet se satisfait d’un réseau de téléphone, de télévision câblé ou d’électricité parce qu’il ne se définit pas par sa matérialité. La composante technique d’Internet est idéelle. Si certaines infrastructures peuvent lui être spécifiquement dédiées, elles ne le définissent pas, son succès reposant précisément sur sa capacité à s’adapter à des infrastructures déjà existantes. Internet est un média, probablement. Il est un moyen de la médiation entre les individus, mais il échappe aux lectures classiques des médias, qui associent généralement une technique, un usage et un public. Les fondements d’Internet sont tels, qu’ils autorisent des relations et des usages d’une diversité peu adaptée à la définition d’un média. Parce qu’Internet repose sur des techniques idéelles qui lui permettent de s’adapter à tous les modes de transmission (hertziens, électriques, lumineux, de un à plusieurs, de plusieurs à plusieurs ou de un à un, auditif et visuel), Internet ne se résume pas facilement. C’est pourquoi, aussi, il est en mesure de diffuser la télévision, la radio ou le téléphone. À défaut d’être un média, Internet est certainement une médiation. Enfin, Internet est un réseau, mais en partie seulement. Il est en effet tentant de le résumer à sa connexité tant elle est présente. Aux liens entre les nœuds de l’infrastructure, s’ajoutent ceux du Web, hypertextes. Mais si Internet est un réseau, de quel réseau s’agit-il : celui de l’infrastructure ou celui du contenu qui s’y déploit selon des liens tout à fait distincts ?

Notes 12 Les DRM (Digital Right Management) consistent en la transformation de fichiers audio ou vidéo, de telle sorte qu’ils ne soient lisibles que dans certaines conditions contractuelles. Les DRM sont critiquées dans la mesure où ces méthodes imposent un usage plus restrictif des fichiers achetés que de ceux piratés. Cela pénalise les personnes qui utilisent des méthodes légales et augmente l’intérêt du piratage. 13 En 2003, dans L’Autre Mondialisation, Dominique Wolton interprète l’effondrement de la bulle spéculative comme la confirmation de ses analyses précédentes, à savoir que le succès d’Internet reposait sur une illusion.

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Échelles et métriques de la mondialité

Internet n’est pas un réseau

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Internet ne se résume ni au réseau de son infrastructure ni à celui de ses contenus. Il est les deux et plus encore. D’une part, il ne peut se penser sans ses nœuds, qui ne lui sont pas extérieurs et qui ne se limitent pas à de l’interconnexion. Ces nœuds sont aussi son contenu et sa substance. Internet est autant ce qui relie que ce qui est relié. Il ne se résume pas aux flux, mais à ce qui est véhiculé. Google, par exemple, n’est pas fait que de liens et de flux, mais aussi d’une quantité considérable d’informations en attente de sollicitation. Plus généralement, un site Internet est toujours accessible, et un message électronique peut être envoyé à un destinataire qui n’est pas disponible. Internet lie tout autant qu’il se lie. Rappeler la réalité de l’infrastructure ne changerait rien à cela. Au contraire, elle révélerait que les franges d’Internet sont de moins en moins réticulaires. Le développement croissant des connexions hertziennes au niveau de la connexion des utilisateurs introduit de la continuité et de la territorialité où l’on attend du réseau. Les connexions sans fil, dont le WiFi mais aussi l’UMTS, présentent une rupture nette avec la contrainte réticulaire pourtant supposée. Pris dans son ensemble, Internet est indiscutablement fondé sur la connexité, mais il ne se résume pas à cela. Il est fait de flux et de stocks, de réseaux et de territoires, de cuivre, de lumière et de mots. Le vocabulaire associé à Internet est pourtant éloquent, tant il est emprunt d’une connotation spatiale forte. Il est question de sites, d’adresses, de navigateurs, de firewall14, de surf ou de cyberespace. Le site MySpace, l’un des plus visités au monde, sollicite l’espace jusque dans son identité, soulignant la pertinence de la métaphore spatiale. Si Internet a aussi ses virus, le registre organiciste est beaucoup moins sollicité que celui de l’espace, ce qui exige de prendre au sérieux ce glissement sémantique particulier. Les métaphores, bien qu’elles relèvent de la rhétorique, ont vocation à rendre le discours plus intelligible. La recherche de sens, par l’usage et l’intensité de ces métaphores spatiales, ne répond-elle pas à l’impensé ? Lorsque la métaphore

emprunte à ce point à un registre, le propre et le figuré ne se confondent-ils pas ? Finalement, Internet est d’autant plus impensé qu’il renvoie à des champs de la connaissance particulièrement peu intelligibles par ailleurs : la technique et l’espace. S’il est difficile, en 2007, de soutenir que la pensée économique, politique ou intellectuelle est matérialiste, cela est pourtant vrai à l’égard de l’espace et de la technique.

Espaces La pensée de l’espace, avec entre autres Leibniz et Einstein, a été très largement renouvelée. L’espace n’est plus considéré comme de la matière, mais comme un ordre de relations de coexistence. L’espace est relationnel et relatif. Paradoxalement, les sciences de la matière en ont à présent une conception moins matérialiste que les sciences sociales, ces dernières faisant preuve d’un conservatisme surprenant. L’espace est généralement appréhendé tel un support physique sur lequel se déploie le réel. Pourtant, cette conception est un obstacle à l’intelligibilité du Monde, ce que les physiciens, bien qu’ils s’intéressent aux objets, ont largement contribué à démontrer. Dès lors, il est regrettable que la conception relativiste de l’espace ait tant de mal à s’imposer. Parce que la dimension spatiale d’Internet est fondamentale, ses impensés doivent probablement beaucoup à ceux de l’espace. Il est remarquable que les philosophes Michel Serres, Pierre Lévy et Bruno Latour, qui comptent parmi les rares chercheurs en sciences sociales à avoir perçu le potentiel d’Internet dès le début des années 1990, aient en commun un intérêt significatif pour Leibniz15. La conception relativiste de l’espace serait-elle à ce point pertinente ? Particulièrement portés sur la dimension subjective du réel et l’épistémologie des sciences, ces chercheurs ont en commun de considérer la technique sans appréhension négative. Au contraire, parce qu’elle est le moyen que les hommes se donnent pour agir, ils insistent sur les dynamiques profondes dont elle est révélatrice. C’est probablement pour cela que ces auteurs se risquent à la prospective, n’hésitant pas à prendre le Monde comme horizon.

Notes 14 Un firewall est une protection qui empêche certaines connexions pour se prémunir des intrusions. 15 Pierre Lévy et Bruno Latour reconnaissent l’influence de Michel Serres dans leurs travaux. Or, la thèse de Michel Serres portait sur Leibniz [Serres, 1968].

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Internet, lieu du Monde ?

ENCADRÉ 2. NOM PROPRE

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Le Monde et Internet partagent un espace commun. Il est également notable qu’ils partagent aussi l’approximation linguistique de leur singularité. Parmi les tropes, Internet est abusé de métaphores, mais aussi d’antonomase, sa majuscule étant supprimée à de nombreuses occasions. Peut-être lui accorde-t-on le privilège d’être devenu commun ? Est-ce une raison pour en réfuter la singularité ? La France n’est-elle pas commune ? Paris n’est-il pas commun ? Les hésitations entre monde et Monde ont d’égal celles entre Internet et Internet. Est-ce à dire qu’il y a plusieurs Monde et plusieurs Internet ? La confusion est semblable. Le Monde,

Si l’on omet l’outillage conceptuel sollicité par ces auteurs, le risque est grand de voir dans leur propos de l’idéalisme ou de la naïveté, là où il y a du réalisme. L’évolution de l’homme décrite par Michel Serres peut effrayer [Serres, 2001]. L’annonce de l’émergence d’une intelligence collective par Pierre Lévy peut faire douter [Pierre Lévy, 1997]. La théorie des acteurs-réseaux de Bruno Latour16 peut dérouter [Latour, 1999]. Pourtant, leurs propos sont d’une acuité remarquable qui résiste particulièrement à l’épreuve du temps. C’est précisément parce qu’ils ne s’attardent pas sur l’actualité de la technique, mais sur son contexte qu’ils en identifient la tendance. En s’intéressant aux problèmes que se posent les sociétés avant d’en identifier les réponses, les techniques n’en sont que plus lisibles. C’est pourquoi l’analyse de ces chercheurs résiste mieux que d’autres qui reposent sur une récurrente dénonciation des limites conjoncturelles de l’innovation. Dans L’Espace légitime, Jacques Lévy propose en 1994 une conception élaborée d’un espace relationnel et relatif adapté aux sciences sociales. En suggérant que l’espace est une dimension pertinente des sociétés, dans la mesure où la distance est un obstacle à l’interaction sociale, il propose une lecture renouvelée de l’espace, mais aussi de la géographie. Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, publié en 2003 sous sa codirection avec Michel Lussault, confirme la pertinence du propos,

comme la totalité de l’espace habité, est aussi fait de mondes, qui entretiennent un doute sur la pertinence de sa singularité. Mais le Monde est unique. Son unicité est d’autant plus remarquable que la diversité de ses parties rend improbable un monde semblable. Ainsi, Internet est-il fait d’une multitude de pratiques, de représentations et de sites, mais il n’y en a qu’un. Son efficacité est précisément d’être unique. Il ne l’est pas au même titre qu’une chaise le serait parmi les chaises. Comme le Monde, Internet n’a pas d’équivalent. C’est une bonne raison pour s’intéresser à son devenir !

tant l’ensemble du vocabulaire relatif à l’espace semble enrichi d’une telle approche. Jacques Lévy et Michel Lussault y définissent l’espace comme « l’ensemble des relations que la distance établit entre différentes réalités ». Si Internet suscite un tel intérêt, n’est-ce pas précisément parce qu’il est un espace, dont l’importance est d’autant plus remarquable qu’il est mondial ? Au même titre qu’une chambre, un État ou une ville, Internet est une technique de la distance, un moyen de la coexistence. Et à la différence d’un téléphone mobile ou d’un ordinateur, il est aussi un espace, car il est aussi l’ensemble des relations de coexistence entre les réalités impliquées. Dire qu’Internet est un espace n’est pas un artifice, une métaphore ou une manœuvre rhétorique. Dans Le Signe des quatre, Arthur Conan Doyle suggérait par la voix de Sherlock Holmes que « lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité ». Ce qui résume le mieux Internet, in fine, c’est d’être un espace.

UN LIEU DU MONDE Le Monde est vaste, Internet aussi. Sa singularité est de créer des continuums énergétiques entre des réalités susceptibles d’établir une relation. Il assure le cheminement d’un signal entre des lieux disjoints,

Notes 16 Cette théorie doit aussi à Michel Callon et John Law.

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Échelles et métriques de la mondialité

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en empruntant les airs, des câbles électriques ou des fibres optiques. Cette mise en relation va bien au-delà de l’établissement d’une relation physique. En reliant des ordinateurs plus que des personnes, Internet sollicite la puissance de calcul ainsi répartie pour permettre un traitement des signaux afin de leur donner le sens souhaité par leurs auteurs. Le succès de Google, Amazon, YouTube, MySpace ou Meetic peut être interprété comme l’effectivité de la médiation qu’ils proposent. Reconnaître la capacité d’Internet à créer des liens potentiels, et à ces sociétés privées d’en augmenter considérablement l’actualisation, permet de déplacer les limites d’Internet à celle de ses utilisateurs (voir carte 1). Elles sont familières, puisque ce sont ces mêmes limites qui ont ponctué l’histoire des autres techniques de la distance. Le livre, la voiture ou la télévision ont connu exactement les mêmes obstacles à leur diffusion. Le coût de leur acquisition et l’appropriation de leur potentiel ont été longtemps la source de leur inégal développement. Si ces difficultés ne sont que partiellement surmontées pour des techniques pourtant banales, il n’y a rien de surprenant à constater qu’elles s’opposent avec autant de forces à Internet. Il est de surcroît difficile de nier le rôle du livre ou de la télévision dans le développement de la coexistence sur de vastes espaces.

UNE TECHNIQUE SINGULIÈRE DU CONTACT MONDIAL Identifier les limites des techniques les plus récentes n’interdit pas de les comparer à celles de techniques préexistantes ! La majorité de l’humanité ne dispose pas des moyens économiques ou culturels suffisants pour exploiter le potentiel d’Internet. Pour autant, ces limites ne lui sont pas inhérentes. Elles sont importantes, mais elles ne le caractérisent pas en particulier. Internet renouvelle la maîtrise de la distance, et offre en cela de nouvelles opportunités qui seront inégalement saisies, au même titre que le furent l’écriture, le livre, le droit ou l’État-nation. La rapidité inégalée de sa diffusion, en revanche, témoigne de sa pertinence et de la plasticité de ses fondements. En quelques années, Internet est devenu le cadre d’un nombre considérable d’interactions, faisant de cet espace un enjeu majeur de l’humanité. De plus en plus, individus, États et sociétés privées se disputeront son agencement, sa régulation et ses

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parties. Internet est un espace en devenir, un projet dont l’horizon est indéfini. Il est une invention permanente. Internet permet de créer du contact, là où il y a de l’écart. À l’échelle du Monde, la distance est un obstacle considérable à l’interaction. Les réseaux de transports répondent à ce problème en valorisant des relations plus que d’autres, par des infrastructures adéquates qui limitent la friction de l’espace traversé. L’alternative consiste à se dispenser de la matière, lorsque cela est possible. La maîtrise des champs électromagnétiques a largement contribué à cette option, avec le télégraphe, le téléphone, la radio et la télévision. Internet ajoute à cette maîtrise du flux celle de son traitement informatique, lequel permet un contrôle accru de l’information, augmentant ainsi le potentiel d’interaction. Cette interaction peut être source de divisions et de conflits. Elle est surtout source de recomposition du réel. C’est dans le contact que l’homme devient l’humanité. Les règles qui régissent la coexistence sont très largement tributaires du potentiel d’interaction d’une société. Le langage, le droit, l’économie ou la politique se façonnent à l’épreuve des pratiques. Toutes ces techniques sont des moyens d’organiser la coexistence. Les conflits naissent du contact, la paix plus encore. Les conflits résultent souvent d’un déficit de communication, l’interaction étant lacunaire. Seul, aucun moyen de la coexistence n’est suffisant. Le langage, le droit, l’économie, la politique ou l’espace évoluent conjointement, parce qu’ils sont les dimensions d’une même réalité : la société ! L’invention de la coexistence est l’invention de tous ces moyens, dont l’espace n’est pas des moindres. Une maison individuelle, un immeuble collectif, une rue, une ville, un métro, un centre commercial ou un État-nation sont autant d’espaces qui répondent à des problématiques spatiales. Au même titre qu’une langue, qu’une monnaie ou qu’une constitution, ces techniques de l’espace changent la société. Le langage, le droit, l’économie ou la politique peuvent résister au réagencement de l’espace, mais au même titre que ce dernier, leur inadéquation au contexte global de leur existence les met en tension avec la société au point de les remettre en cause, avec une force d’autant plus grande qu’ils auront tardé à s’adapter. Le piratage d’œuvres audiovisuelles ou l’organisation réticulaire du terrorisme, toutes proportions

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gardées, témoigne de la façon dont la maîtrise de la distance change la société dans son ensemble. L’économie, le droit et la politique sont confrontés à de nouvelles pratiques qui les incitent fortement à se renouveler. Une plus grande maîtrise de la distance s’accompagne d’une recomposition de l’activité économique, des identités et de la légitimité politique, selon des dynamiques distinctes, mais étroitement liées. Dire que la mondialisation se serait faite sans l’avion, sans le bateau ou sans le téléphone n’a pas de sens. La mondialisation est un processus global qui implique toutes les dimensions du social. Elle s’inscrit dans un processus historique unique dont chaque moment hérite du moment précédent. La mondialisation, comme processus, suppose nécessairement l’invention des moyens de sa dynamique. Leurs noms et leurs formes importent peu. Ces techniques répondent toutes à un même problème : la distance.

Rendre la distance non pertinente Comprendre la place des techniques de la distance dans le processus de mondialisation suppose d’en imaginer la négation : un monde sans ville, sans avion, sans bateau, sans téléphone, sans train, sans Internet. Ce monde n’est pourtant pas inimaginable : il a existé ! La monnaie s’est substituée au troc, la démocratie à l’oligarchie, le droit a suivi le devoir. C’est précisément parce que l’invention du Monde est aussi celle de ses techniques que le Monde a une histoire. Certes, il ne suffit pas d’être reliés pour communiquer, mais il ne suffit pas de vouloir communiquer pour être reliés ! Internet est un moment particulier du Monde, car il permet un contact d’une intensité qualitative et quantitative sans précédent à cette échelle. Cadre privilégié de l’interaction, il accompagne remarquablement les flux matériels qui se déploient par ailleurs. Il est aussi l’occasion d’interactions exclusives, dont les techniques précédentes ne pouvaient assurer l’effectivité. Internet est impertinent, car en mesure de rendre la distance non pertinente. Il y a une réticence à apprécier qualitativement son interaction. Celle-ci apparaît souvent comme une forme dégradée du contact multisensoriel : un contact virtuel, sans substance. Une telle conception repose sur une omission : les individus qui en sont les auteurs. Une interaction relève d’arbitrages dont on peut supposer que

l’ensemble soit significatif. Si une personne préfère une visioconférence à une entrevue, un site Internet plutôt qu’une bibliothèque ou un magasin, envoyer un courriel plutôt qu’un courrier, il ne s’agit pas d’un échec du contact, mais du transport. Internet n’est pas en concurrence avec le contact : il est un moyen du contact. Internet est en concurrence avec d’autres moyens tels que la voiture ou le téléphone.

Les yeux et les oreilles Un arbitrage a cependant lieu entre le contact multisensoriel et audiovisuel. Le contact multisensoriel est le cadre privilégié des affects, ce qui lui confère une noblesse particulière. Mais il n’a pas le monopole de l’interaction. Si le contact multisensoriel présente des qualités considérables, ses limites n’en sont pas moins significatives que ne le sont celles du contact audiovisuel. La force de l’un est la faiblesse de l’autre. L’audiovisuel se limite certes à deux sens, mais ces deux sens relèvent de la perception de phénomènes ondulatoires. Ils sont en cela parfaitement adaptés aux moyens de transmission, ces derniers ne mobilisant pas de matière. Le contact audiovisuel autorise en cela des flux (lumière, électricité, ondes radio…) dont la vitesse est considérablement plus élevée que ceux qui sollicitent les autres sens. Ceci explique pourquoi il n’est pas possible de transmettre des odeurs, ces dernières étant des molécules, et pourquoi Internet ne sollicite que les yeux et les oreilles. Juger de la qualité d’une interaction suppose d’en saisir la substance. Être en contact tout en maintenant une distance physique n’est pas nécessairement de la lâcheté ou une piètre substitution. Cela peut, au contraire, être propice à des échanges qui autrement n’existeraient pas ! Beaucoup d’interactions ne reposent pas sur l’échange de matière. Les interactions tactiles, olfactives ou gustatives, si elles sont déterminantes dans de nombreuses circonstances, ne résument pas l’être au monde des individus. L’acquisition de connaissances, par exemple, peut être différemment réalisée lors d’une interaction multisensorielle, visuelle, auditive ou audiovisuelle, les unes complétant les autres. En outre, de nombreuses relations interpersonnelles peuvent être maintenues par un contact régulier qui ne sollicite pas nécessairement tous les sens. Beaucoup d’interactions ont une trop faible importance pour justifier le temps d’un déplacement, alors que les quelques minutes

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Échelles et métriques de la mondialité

Carte 3

Nombre d’usagers d’Internet par État en 2006 (exprimé en millions)

Taux de pénétration d’Internet en 2006

(exprimé en pourcentage de la population des États)

90 50 20 7 2

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0

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Cartogramme selon la population

L’inégale appropriation d’Internet

Conception : Boris Beaude Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

Source : www.internetworldstats.com / UN Statistics Division

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sollicitées lors d’un courriel ou de la consultation d’un site Web auront été jugées adaptées. De cette multitude d’interactions « faibles » naissent des pratiques innovantes qui renouvellent le cadre de la coexistence et en cela la société. Souvent, utiliser Internet ne consiste pas à faire autrement ce que l’on fait par ailleurs, mais à faire autre chose. Sans Internet, le courriel, Wikipedia, eBay, Meetic ou Skype n’ont pas d’équivalents. Ces services sont des espaces de contact. Ce sont des lieux qui renouvellent considérablement des pratiques par l’intensité des interactions qu’ils rendent possibles. Écrire collectivement, bénévolement et en français un article de quinze pages sur les Azéris avec des inconnus, vendre aux enchères une paire de chaussures, une casquette ou un DVD, décider d’une rencontre parmi des centaines de milliers de personnes en commençant par des mots, échanger gratuitement par visioconférence entre la France et la Chine : tout cela n’a de sens qu’avec une technique de la distance qui offre un potentiel d’interaction considérable. Ces pratiques n’ont qu’un rapport éloigné avec le courrier, l’encyclopédie en vingt volumes qui orne le salon, la salle des ventes Drouot, une agence matrimoniale ou le téléphone. Leur succès réside précisément en leurs différences. Concevoir qu’Internet puisse rendre la distance non pertinente ne revient pas à nier la matérialité du Monde et les enjeux correspondants, mais à en apprécier la multitude des distances qui font le Monde, à en considérer pleinement la subjectivité. Dire que la distance est pertinente suppose, in fine, de la poser en problème.

Avoir lieu Une salle de cinéma, une salle de cours, une chambre, un café, Paris ou la France ne sont pas des lieux en soi. Ce sont des espaces, lieux potentiels, dont la substance n’est pas définie a priori, bien qu’elle puisse faire l’objet d’un certain consensus. Les substances sont nombreuses, elles peuvent évoquer respectivement la possibilité de voir un film, de dispenser ou de suivre un enseignement, de disposer d’une intimité, de se retrouver, d’élire son maire ou de voter pour un président. Mais la configuration d’une salle de cinéma

peut être considérée différemment pour celui ou celle qui y voit l’occasion d’un moment d’intimité dans un noir partagé, manifestant l’inéluctable multiplicité de l’espace. Le lieu des uns peut être l’aire des autres. C’est pourquoi le lieu est le lieu d’une substance, sans quoi, il est inconcevable. De nombreuses interactions n’ont pas lieu, précisément parce qu’il n’existe pas d’espaces appropriés à leur expression. Parce qu’il offre de nouvelles opportunités de contact, Internet peut être le lieu de coexistences singulières et innovantes. Il met non seulement des lieux en réseaux [Castels, 2001], mais aussi des réseaux en lieux, augmentant considérablement le potentiel d’interaction sur de vastes étendues. La majeure partie des sites Internet qui rencontrent un succès important mobilise précisément des individus qui partagent des intérêts communs, bien qu’ils soient inégalement répartis dans l’espace. La réussite de ces espaces de contact dépend de leur capacité à rendre non pertinente la distance entre les individus concernés. Parmi d’autres, c’est le cas d’eBay pour les ventes aux enchères, de Skyblog ou MySpace pour les journaux extimes17, de YouTube ou Dailymotion pour le partage de vidéo, de Meetic pour les rencontres, de Flickr pour les photos, de Wikipedia pour le partage de connaissances, de Marmiton pour les recettes de cuisine, de Dafont pour les polices de caractères. Google, aussi, réduit la distance entre l’information dispersée sur des millions de serveurs répartis dans le Monde entier et les individus susceptibles d’être intéressés par leur contenu. Ces nombreux exemples témoignent de la capacité d’Internet à développer de l’interaction sociale, du contact et en cela du lieu. Sa capacité à créer du lieu est non seulement tributaire de l’infrastructure et des protocoles de communication qui en assurent le fonctionnement, mais aussi des langages informatiques et des interfaces qui rendent la communication effective. Les innovations mises en œuvre portent autant sur la mise en relation objective que subjective : il est question de relier des objets (les ordinateurs), mais aussi des sujets (ceux qui les utilisent). Ces innovations

Notes 17 Boris Beaude, « Journaux extimes », EspacesTemps.net, « Mensuelles », 15 décembre 2004.

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ENCADRÉ 3. ESPACES VIRTUELS

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Le terme virtuel est régulièrement associé à Internet. Pourtant, la langue française ne le prédisposait pas à cela. En français, le terme virtuel signifie potentiel et s’oppose à actuel. Or, en à peine plus d’une décennie, le sens commun de virtuel a considérablement changé, au point de ne plus être opposé à actuel, mais à réel. Ce glissement sémantique résulte d’un anglicisme, qui a émergé dans le contexte des technologies de l’information. Si virtual et virtuel ont la même étymologie latine (virtualis qui signifie « être en puissance »), leur sens a divergé dès le début, puisqu’au XVe siècle, virtual signifiait « capable de produire un certain effet », alors que virtuel signifiait « en puissance », conformément à son étymologie. Le sens plus récent de virtual, avant qu’il ne soit repris en français, s’est développé à partir des années 1950 pour

sont essentiellement idéelles (protocoles, langages, interfaces, fonctionnalités…). Internet peut en effet offrir une connectivité considérable et une interaction limitée, si cette dernière ne fait pas l’objet d’une attention particulière. Les interfaces, qui sont elles aussi le cadre de la médiation, rassemblent un nombre important d’éléments (systèmes d’exploitations, navigateurs, langages, sites) qui constituent autant d’innovations et de médiations. Initialement limitée, l’interaction tend à se développer considérablement, les utilisateurs étant de plus en plus incités à produire du contenu. C’est pourquoi l’invention d’Internet est permanente, tant elle implique une multitude d’acteurs qui infléchit son devenir. Internet est un espace mondial, un lieu du Monde, dont l’horizon est lui aussi à inventer.

LA PERTINENCE DE L’ESPACE L’impertinence d’Internet est cependant limitée. Inadapté au contact multisensoriel, Internet crée une tension entre le contact qu’il permet et l’écart qui demeure. Une tension qui participe elle aussi de

désigner « ce qui apparaît fonctionnellement pour l’utilisateur, indépendamment de la structure physique et logique utilisée18 ». Cette approche répondait alors au besoin d’opposer le hardware au software, et plus généralement le matériel à l’immatériel. C’est cette acception qui est à l’origine de toutes les déclinaisons contemporaines de virtuel (mémoire, disque, communauté, monde, espace…). Dans tous les cas, il est question du pendant immatériel d’un référent matériel. Ainsi est-il question de mémoire virtuelle, de disque virtuel, de réalité virtuelle, ou de monde virtuel, au sens de virtual, c’està-dire quasi, presque réel. L’opposition de virtuel à réel s’est alors imposée, et quasi s’est substituée à potentiel, bien que cette dernière acception soit toujours usitée.

l’invention contemporaine du Monde. Parce que la matière est consubstantielle de l’existence, l’homme ne peut s’en affranchir. La matière est une dimension fondamentale des sociétés. Les individus en font l’expérience par leur corporéité, par le territoire sur lequel ils évoluent, par les réalités matérielles qu’ils mobilisent pour subsister, se sustenter, satisfaire leurs besoins et leurs désirs. La matière est incontournable. Les limites d’Internet ne se résument cependant pas à son incapacité à permettre l’échange de matière. Cette limite est considérable, mais elle est indépassable. D’autres limites sont plus significatives, car elles s’inscrivent pleinement dans la dynamique globale des sociétés. Si la distance est perçue comme un obstacle à l’interaction sociale, sa réduction n’est pas un objectif universel. Gérer la distance, c’est aussi (se) mettre à distance. Les moyens de la localisation, mais aussi ceux de la communication sont l’un et l’autre largement utilisés à cette fin. Le ghetto comme les gated communities19, le téléphone, un café bruyant, le cinéma ou Internet sont autant de moyens d’être en contact, mais aussi d’être à distance, l’intentionnalité

Notes 18 Définition proposée par Le Nouveau Petit Robert de 1993. 19 Le récent ouvrage de Stéphane Degoutin, Prisonniers volontaires du rêve américain, illustre remarquablement le contexte de ces espaces singuliers.

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n’étant pas toujours partagée. Aussi, l’enclavement est rarement souhaité. Il représente une situation limite, au même titre que l’ubiquité [Lévy, 1994]. L’interaction inhérente à l’existence et sa matérialité font de l’enclavement et de l’ubiquité des horizons théoriques inaccessibles, même s’ils sont partiellement réalisés dans certaines situations (déchets radioactifs ou information). Mais il y a une illusion à imaginer la réalité de ces relations limites à la distance. Si Internet fait tendre les sociétés vers l’ubiquité, il est aussi un moyen efficace de mise à distance. La capacité d’Internet à rendre la distance non pertinente doit beaucoup à la vitesse considérable des flux qui le caractérisent. Or, la vitesse est une relation entre l’espace et le temps, qui exige d’en assumer la complexité, le temps n’étant pas moins relatif que l’espace. Lorsque Leibniz définissait le temps comme ordre d’existences successives, il insistait sur l’agencement temporel des existences considérées [Serres, 1968]. À la différence de l’espace, la relation n’est pas spatiale (coexistence) mais chronologique (existences successives). Le temps doit en cela être appréhendé avec les mêmes précautions que l’espace, la seconde n’étant qu’une objectivation20 de la relation chronologique qui permet de synchroniser l’interprétation subjective des successions d’existences. L’instantanéité est une perception construite qui dépend d’un sujet, d’un contexte, et plus généralement d’un espace. Du point de vue de la société, le temps est un problème, au même titre que l’espace. Internet répond à ce problème selon deux modalités différentes. Il permet l’asynchronie, autorisant des relations entre des moments différents (site Internet, courriel…). Il est en cela une technique du temps. Il permet aussi la synchronie, c’est-àdire l’établissement synchrone de relations relevant de lieux différents (le chat, la visioconférence, les jeux en réseau…). Il est en cela une technique de

l’espace. L’articulation des relations synchrones et asynchrones explique une part importante de l’intérêt d’Internet. En revanche, aussi intenses et diverses soientelles, ces relations ne garantissent pas la communication et l’interaction. Rendre la distance non pertinente suppose de réduire non seulement les distances objectives21 mais aussi subjectives22.

011000111101 La réduction de la distance objective est la plus évocatrice d’Internet. Il est possible d’échanger des informations avec des individus répartis dans le Monde entier, de lire le jour même un quotidien français lors d’un séjour au Viêtnam, ou de télécharger en quelques secondes un programme informatique sur un serveur situé aux États-Unis. Cette réduction, si elle doit être appréhendée du point de vue de la subjectivité des individus qui en font l’expérience, peut être considérée en tant que telle, précisément parce que sa mesure est objective. Cela suppose de prendre en compte deux aspects essentiels de l’interaction : la synchronisation et la symétrie. La synchronisation dépend du débit, c’est-à-dire la quantité d’information transmise en un temps donné. Cependant, cette information n’est pas signifiante pour l’utilisateur. Il s’agit de bits, c’est-à-dire d’unités élémentaires d’information numérique. Un texte, une photo, un morceau de musique ou une vidéo numériques se résument à des 0 et des 1, afin de pouvoir être manipulés par un ordinateur. La quantité d’information est donc liée au nombre de 0 et de 1 et non à l’information telle qu’elle est appréhendée par un individu. Pour un ordinateur, un film de Woody Allen peut contenir autant d’information que l’Encyclopaedia Universalis. Cette distinction entre l’information signifiante pour l’ordinateur, d’une part, et pour l’utilisateur, d’autre part, est essentielle à la compréhension de l’évolution des informations présentes sur Internet. Pour un ordinateur, un texte contient peu

Notes 20 Depuis 1967, la seconde dépend de propriétés de la matière jugées constantes indépendamment du sujet qui les observe, en référence aux propriétés de l’atome de Césium 133. 21 Par distance objective, on entend la distance qui ne dépend pas des sujets qui en font l’expérience. La distance en kilomètre entre deux lieux ou le temps de connexion à un site Internet depuis un ordinateur sont en cela des distances objectives. 22 Par distance subjective, il est question de la distance qui dépend des sujets qui en font l’expérience. Les distances réellement parcourues entre deux lieux, leur perception ou leurs représentations sont des distances subjectives. La distance subjective est celle de l’espace des individus.

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d’informations, du son beaucoup, et une vidéo énormément. C’est pourquoi, chronologiquement, la vidéo a tant tardé à être présente sur Internet. Si le texte est généralement d’une qualité remarquable (visuellement), les images le sont parfois moins et les vidéos encore moins. De surcroît, la taille de ces dernières, en particulier, est souvent limitée à quelques centimètres de côtés. Cette particularité est liée au fait que les débits ne sont pas suffisants pour assurer la généralisation de flux comportant beaucoup d’informations numériques. La synchronisation prend alors un sens particulier. Elle suppose que le rythme du flux soit adapté à la perception de l’information signifiante par l’utilisateur. La lecture d’un texte, d’une image, d’un son ou d’une vidéo doit être synchrone à sa réception. Parce que l’information signifiante pour l’ordinateur et l’utilisateur n’est pas la même, l’information numérique est manipulée afin de la réduire tout en altérant le moins possible sa perception. Le JPEG ou le MP3, par exemple, sont des formats de compression de l’information qui répondent à cette exigence. Ils manipulent l’information en cherchant le meilleur compromis entre la réduction de l’information numérique et la dégradation de l’image perçue23. Pour cela, ces formats transforment l’image ou le son en supprimant les informations les moins perceptibles par la vue ou par l’ouïe. Une image ou un son, une fois transformé, peut contenir dix fois moins d’information numérique tout en étant semblable pour la majeure partie des individus. Ces manipulations révèlent bien que la distance reste pertinente, bien que les débits soient très élevés. Le MP3 peut être considéré comme une technique de la distance, dont la fonction est de rendre moins pertinente la distance entre des morceaux de musique et les individus qui souhaitent les écouter. Mais l’ensemble des moyens qui rendent la synchronisation possible (infrastructure, protocole, format de compression) ne peut être apprécié indépendamment de l’utilisateur qui en fait l’expérience. La synchronisation n’a pas le même sens selon l’activité (télémédecine, jeux en réseau, chat, trading…) ou

les personnes. La synchronisation dépend du débit, de la quantité d’information transmise, mais aussi de sa perception par l’utilisateur. Or, dans de nombreux domaines, Internet reste trop lent pour être utilisé convenablement. C’est le cas de certains jeux en réseau sur des distances importantes, de la téléchirurgie ou de la visioconférence en haute définition. Les progrès sont considérables, mais la perception des utilisateurs est largement tributaire de conditions de transmission non encore adaptées. Une autre limite, non moins intéressante, relève de la symétrie du flux. Afin d’augmenter les débits, la très grande majorité des connexions actuelles sont dites asymétriques. L’ADSL (Asymmetric Digital Subscriber Line), par exemple, peut proposer une réception dix fois plus rapide que l’émission, conformément à l’usage le plus courant d’Internet. Ce choix fut pertinent, mais il rencontre des limites croissantes à mesure que les individus contribuent à la production des contenus présents sur Internet (blogs, réseaux sociaux, partages de vidéos…). L’internaute étant placé en lecteur passif, l’asymétrie du flux devient un frein à l’interaction24. Elle limite, entre autres, une décentralisation réelle des contenus entre les utilisateurs (P2P) et les expériences d’interactions synchrones exigeantes en informations numériques (musique, vidéo…). Bien que cela soit difficile, il ne faut pas penser les limites au regard de ce qui existe, mais au regard de ce qui pourrait exister. Dire que les débits sont suffisants parce que l’usage d’Internet est confortable néglige un aspect essentiel de l’interaction : le contenu d’Internet est adapté à ces débits !

Onestuda capulest Les limites les plus significatives seront de plus en plus subjectives à mesure que la connexion physique sera efficace. Elles convergeront vers les limites inhérentes à tout acte de communication, à savoir celles des conditions d’émission et de réception d’un message. Cela suppose, de part et d’autre, le partage en commun d’un cadre cognitif. Il n’est jamais parfaitement réalisé lors d’un échange multisensoriel, et

Notes 23 Les formats de compression utilisent la capacité croissante de calcul des processeurs pour réduire la quantité d’information numérique transmise. Cela réduit le temps de transmission à débit égal. 24 Les réseaux de P2P récents contournent ce problème en mutualisant les connexions individuelles. L’ensemble est cependant beaucoup moins réactif qu’il ne le serait avec des connexions symétriques.

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Internet, lieu du Monde ?

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il est probable qu’Internet n’y arrangera rien. Le titre de cette partie en témoigne, alors que son étymologie probable incite le lecteur à lui trouver un sens bien qu’il n’en ait pas, alors que cela ne fut probablement pas le cas pour le titre précédant. Ce réflexe souligne le conditionnement de l’acte de communication, mais aussi l’importance du partage d’un cadre commun de signification, sans lequel les signes n’ont pas de sens. Internet peut aider à l’élargissement de ce cadre, mais il ne répond pas directement à cette problématique inhérente à l’acte de communication. Internet est une norme d’échange pour les machines et non pour les individus. Il crée un lien physique entre les individus, mais ne les dispense aucunement de lui donner du sens. Le Monde est fait d’une multitude d’individus dont la symbolique est inégalement partagée selon des processus identitaires d’une grande variété. La nationalité, le territoire, la couleur de peau, la langue, la religion, les valeurs, les revenus sont autant de sources de convergences et de divergences entre les individus. Aussi, l’individu se construit-il selon une tension entre le contexte de son existence et son expérience individuelle. La coexistence suppose de partager un minimum pour que le contact soit possible. Sans cela, le contact est limité au corps, ce qui présage certes du plaisir, mais aussi de la violence. S’il est tentant de souligner le risque accru de conflits des cultures, alors qu’Internet accroît le potentiel de contacts, il ne faut pas négliger que la majeure partie des conflits naît plus de la détresse ou des inégalités que du mépris de la différence. C’est souvent a posteriori que l’exacerbation de la différence culturelle s’exprime, entretenant les tensions et accentuant l’incommunication. De nombreux conflits sont certes des conflits de valeurs, mais supposer que c’est un problème de communication n’est pas nécessairement l’option la plus pertinente. La guerre froide n’est pas née d’une incompréhension des Soviétiques et des Américains, mais d’une conception différente de la coexistence. Les uns et les autres avaient une connaissance aiguë des projets de leur adversaire, mais ces projets étaient incompatibles. Économie de marché contre communisme, est-ce un problème de communication ? Les idées circulaient plus que la réalité qu’elles projetaient ! C’est la perception du décalage de niveau de vie qui a discrédité le communisme. S’il y a un

risque d’affrontement avec la Corée du Nord, c’est précisément parce qu’une part importante de la population nord-coréenne entretient des relations très limitées avec le reste du Monde. Si l’intégrisme musulman devient un danger pour l’Occident, c’est avant tout parce qu’il en est un pour les musulmans, de plus en plus attirés par le mode de vie occidental [Bacharan et Sfeir, 2006]. La communication est certes source de conflits, mais la réponse ne se trouve pas dans le silence et l’enclavement. L’isolement donne raison au plus fort, qui s’imposera par la force et non par les mots. La communication est un cadre incontournable de l’existence. La réduction des conflits passe par l’organisation d’un compromis entre l’égalité et la liberté des individus. Il y a une illusion à croire que l’une puisse se passer de l’autre, tant ces deux tendances de la coexistence sont contradictoires. La liberté des uns n’est pas celle des autres, c’est pourquoi, l’organisation viable de la coexistence suppose au moins l’interaction entre les individus concernés. La démocratie, bien qu’elle relève d’une interaction limitée, est une des formes contemporaines les plus représentatives de cette problématique, et témoigne parfaitement de l’importance de la communication pour arbitrer entre les intérêts des uns et des autres à l’échelle de vastes territoires. L’imprimerie, la radio et la télévision ont largement contribué à ce processus, et Internet répond également à ce souci d’interaction sur des étendues de plus en plus vastes. Cette problématique dépasse Internet, car elle se pose à l’humanité depuis le début. La pertinence du Monde, comme espace commun, suppose elle aussi d’organiser l’interaction à cette échelle. Internet est en cela une opportunité remarquable, car il s’inscrit dans l’histoire des techniques qui contribuèrent au dépassement permanent des échelles de la coexistence. Les cultures s’identifient par ce qui les singularise. Elles peuvent en cela être un obstacle à la communication. Elles sont cependant le fruit de l’échange et de la confrontation de cultures préexistantes. Le conservatisme et la patrimonialisation trouvent précisément leur légitimité dans la fragilité des cultures, continuellement amenées à évoluer au contact de l’altérité. Internet contribuera à cette dynamique au même titre que le firent la route, le livre, le bateau, le train ou la télévision.

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Graphique 2 Nombre d’articles sur Wikipedia par langue

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Sources : Wikipedia

La diversité des langues et des cultures est un obstacle inévitable à la communication, mais elles en sont aussi le moteur. Parce qu’il relie plus intensément l’altérité idéelle mondiale que ne le font les transports, Internet incite à la convergence des individus vers les langues les plus parlées, augmentant l’intérêt de celleci. La place relativement faible du chinois et de l’espagnol parmi les langues les plus utilisées sur Wikipedia souligne par ailleurs la complexité de l’interaction en jeu, qui suppose l’accès à l’informatique, à un réseau de télécommunication, à la liberté d’expression, à la culture écrite et à une pratique innovante d’Internet (voir graphique 2). Comme pour tout espace, cette hiérarchie dans l’usage des langues est représentative de ceux qui l’habitent. Les capacités de traitement de l’information n’interdisent pas dans un avenir proche des traductions automatiques permettant d’accéder à des contenus aujourd’hui inintelligibles, mais les individus n’ayant pas accès à l’informatique, à la liberté d’expression ou à la langue écrite ne seront toujours pas concernés.

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À venir L’affaiblissement de l’État-nation comme espace légitime du politique peut se traduire par des replis nationalistes, régionaux, communautaires, mais aussi par le développement d’identités supranationales, en réponse aux problématiques contemporaines qui impliquent le Monde dans son ensemble (environnement, chômage, sécurité…). Internet porte le risque de l’anomie nationale, mais aussi l’espoir d’une société mondiale qui peut y trouver le cadre de son expression, mais aussi de son organisation. Si, comme le propose Jacques Lévy, un lieu est un espace au sein duquel la distance n’est pas pertinente, alors Internet est un lieu, un lieu mondial ! Il ne l’est pas dans l’absolu, comme tout autre lieu. Il est un lieu selon des configurations singulières qui contribuent à créer du contact à l’échelle du Monde. Une telle proposition ne surprendra que ceux qui jugent satisfaisante une conception matérialiste ou euclidienne de l’espace. Si l’on admet que l’espace est relatif, qu’il n’est pas de la matière et que

Internet, lieu du Monde ?

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l’espace euclidien est un espace particulier, le monde contemporain gagne en intelligibilité. Comme ce fut le cas pour la route, le bateau ou la télévision, la maîtrise d’Internet est un enjeu essentiel à l’organisation du Monde contemporain. Ceux qui infléchiront le devenir du Monde sont ceux qui sauront faire converger la maîtrise de ces techniques et des projets à cette échelle. Avec la maîtrise croissante de la distance, les sociétés rassemblent un tel nombre d’individus, que la gestion de leur distance interne sollicite fortement la connexité. Les espaces territoriaux de la médiation, s’ils sont indispensables, se révèlent insuffisants à assurer la coexistence à cette échelle. L’agora ou la salle des fêtes ne rassemble plus la société depuis longtemps. Le succès d’Internet peut être interprété comme une réponse au déficit d’espaces territoriaux de la coexistence. C’est pourquoi, il est opportun de distinguer les lieux territoriaux et les lieux réticulaires, au sein desquels la non-pertinence de la distance est fondée

respectivement sur la contiguïté et la connexité. Le lieu, qu’il soit territorial ou réticulaire, ne résume jamais l’ensemble des problématiques spatiales. Cette capacité à être le lieu d’une interaction spécifique révèle l’efficacité, mais aussi les limites de ces espaces singuliers. Les lieux réticulaires, en privilégiant la connexité, répondent à des distances que la contiguïté ne saurait résoudre. C’est dans l’articulation entre les lieux réticulaires et territoriaux qu’une lecture du lieu peut être renouvelée. Parce qu’il est adapté à l’échelle du Monde et que sa croissance est considérable, Internet mérite que l’on prenne sa géographie au sérieux. Les problématiques sociétales contemporaines encouragent vivement à porter aux lieux réticulaires une attention comparable à celles dont les lieux territoriaux font l’objet. Ces lieux sont des espaces de contact du Monde. Ils participent en cela de son émergence comme horizon de l’humanité.

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Chap

Chapitre 6

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« Aus Plänen wachsend, aber ungeplant Bewegt von Zwecken, aber ohne Zweck. » [Émergeant de plans préconçus, mais sans planification Mû par des buts, mais sans but.] Norbert Elias, 19871.

L

e Monde mondialisé n’existe que par les liens établis par des échanges de biens, d’informations et de personnes, organisés par différents acteurs. Parmi eux, les individus – définis comme la dimension « je » des sociétés humaines – se déplacent. Cette mobilité est l’un des éléments essentiels de la mondialisation, tout comme elle fut constitutive de l’émergence de l’Étatnation et de l’Europe comme espace pertinent de la vie quotidienne. Sans mobilité, pas de mondialisation. Les modes de déplacement sont devenus multiples : migrations, navettes quotidiennes, tourisme, circulations de travail, d’études, etc. Toutes les modalités de déplacement à l’échelle locale existent dorénavant au niveau mondial. On peut énoncer la thèse selon laquelle cette mobilité structure aujourd’hui davantage la vie quotidienne dans les « sociétés à individus mobiles » [Stock, 2004] que dans des « régimes d’habiter » monotopiques. Elle est devenue une habitude, elle cesse d’être exceptionnelle. C’est ce que Thrift [1996, p. 410] appelle une « structure of feeling […] termed mobility ». Afin d’y voir plus clair, on tentera de reconstruire la grande diversité des déplacements pour lesquels le mondial est devenu le niveau d’échelle pertinent. Comment définir la mobilité ? On peut la concevoir comme l’« ensemble des manifestations liées

au mouvement des réalités sociales (hommes, objets matériels et immatériels) dans l’espace » [Lussault et Stock, 2003, p. 622]. Cela signifie que la mobilité va au-delà des seuls flux ou déplacements, et qu’elle prend en compte les conditions de possibilité – techniques, économiques, politiques, sociales, individuelles – de déplacement ainsi que des valeurs qui y sont associées. Cette définition s’inscrit dans une approche plus large qui place les acteurs au centre : à la fois comme décideurs et exécuteurs de pratiques et comme horizon de sollicitation d’entreprises, de lois et de technologies du déplacement, mais aussi des valeurs et symboles assignés à la mobilité. Elle comporte une interrogation sur cette association entre pratiques et lieux dans laquelle le déplacement constitue l’un des éléments essentiels. Bref, c’est la question de l’habiter – dont l’approche a été mise en place depuis une dizaine d’années [Knafou et al., 1997 ; Stock, 2004 ; Stock, 2003-2004 ; Stock, 2006], et dont le tourisme a été le champ expérimental [Équipe MIT, 2002] – qui permet un traitement global de la mobilité. Ce faisant, elle inscrit la mobilité dans une problématique plus vaste portant sur les différentes manières de faire avec de l’espace. Les pratiques d’espace et les modes d’habiter participent donc d’un régime d’habiter qui circonscrit

Notes 1

Norbert Elias, Die Gesellschaft der Individuen, Francfort-sur-le-Main, 1987 [1939].

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les conditions de possibilité des déplacements de longue ou de courte distance. Sans souci d’exhaustivité, les problèmes suivants ont été soulevés2. D’abord, le mode d’organisation de la société est un champ de questionnement. Dans les sociétés dont l’économie est « capitaliste », les acteurs jouent davantage sur les différentiels spatiaux de coût, d’approvisionnement, et de marché. On peut donc s’attendre à une circulation d’objets, de personnes et d’informations quantitativement supérieure à d’autres types d’organisation économique. Dans cet enchevêtrement entre flux d’informations et de marchandises, les potentiels de substitution entre les trois modalités de gestion de la distance définies par Jacques Lévy [1994] – coprésence, mobilité, télécommunication – contribuent fortement à l’augmentation des circulations [Rémy, 1996 ; Lévy, 1999 ; Kaufmann, 2002]. Ce champ de questionnement traditionnellement appréhendé dans des modèles dits push/pull concernant les migrations est aujourd’hui inséré dans des réflexions sur les conditions de vie – locales ou nationales – jugées en inadéquation avec la survie ou l’aspiration à certains modes de vie, et donnant l’impulsion d’un départ migratoire. Plus classiquement, on considère les conditions économiques (il faut payer le déplacement, donc les revenus doivent être suffisamment élevés) ou temporelles (régulation du temps de travail pour les salariés, dégagement du profit pour l’entrepreneur pour avoir le temps, savoir prendre le temps), afin d’expliquer la part variable des départs en vacances. Ces conditions de possibilité touchent aussi le droit de franchir des frontières, d’être mobile, et les limitations (tourisme, migration internationale, changements de lieu de travail) pris en charge par la loi. Ces considérations sont couplées avec une interrogation sur la conditio humana : quête de l’ailleurs, exploration, libido movendi comme universaux anthropologiques [Zelinsky, 1971]. Ensuite, parmi les conditions de possibilité se trouvent aussi les équipements : se déplacer nécessite le développement d’instruments et de machines portables, bagages, téléphones, musique, etc. Impulsée par la sociologie pragmatiste, cette réflexion est

essentielle pour comprendre les changements dans les manières de faire et les ajustements continuels, lorsque des déplacements posent problème. L’exemple des ordinateurs, des logiciels, ou des badges rendant possibles les trajets est à ce titre parlant. Ces « pratiques équipées » ne sont pas seulement d’ordre instrumental, mais cognitif : trouver le lieu de destination (adressage ou géocodage de l’espace) ou s’en remettre à des intermédiaires (tourisme et migration), gérer l’exposition à l’altérité, revient à questionner la structuration de monde symbolique mise en œuvre pour les déplacements. Enfin, toute une littérature existe concernant l’impact des infrastructures de transport sur la mobilité. Ce problème est appelé ici « organisation de l’accessibilité ». L’infrastructure de transport ainsi que l’énergie disponible et déployée (essence, électricité, vapeur, vent, cheval, corps humain, etc.) crée des vitesses différenciées et des accessibilités changeantes au cours du temps [Janelle, 1969 ; Lévy, 1999 ; Ollivro, 2000]. Cela concerne tout autant l’accessibilité globale de l’Europe ou du Monde – dont différentes images ont été fournies [Thrift, 1996 ; Bretagnolle et Pumain, 2001] – que l’accessibilité locale. Le fait de pouvoir accéder en vingt-quatre heures à toutes les grandes villes du Monde témoigne de l’interdépendance accrue des personnes. En somme, la mobilité est ici appréhendée comme l’un des problèmes essentiels, voire comme constitutive du « régime d’habiter » contemporain. Dans cette perspective, on décrira les multiples manières d’être mobile dans le Monde contemporain, avant d’en approfondir l’un des éléments les plus importants : le tourisme.

LA MOBILITÉ CONSTITUTIVE DU MONDE MONDIALISÉ Si l’importance de la mobilité dans les sociétés contemporaines va de soi, il reste étonnant de constater la diversité des déplacements à l’échelle mondiale. Le tourisme, les voyages d’affaires ainsi que les migrations sont mesurés par les statistiques

Notes 2

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De nombreux travaux ont été conduits depuis une centaine d’années, notamment par Sorokin [1959] ; Zelinsky [1971] ; Bassand et al. [1985] ; Urry [2000] ; Kaufmann [2002]. Une appréciation critique approfondie mènerait trop loin ici.

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et étudiés par les chercheurs. Mais il reste un grand nombre de pratiques auxquelles sont associés des lieux à l’échelle mondiale qui sont moins fréquemment étudiés. Les sportifs, les congrès, les hobbies, le shopping, la sociabilité sont des domaines où la recherche scientifique sur la mobilité peut encore faire des progrès. Prenons la posture expérimentale suivante : faisons comme si toutes les pratiques comportaient une dimension mobile, et mettons-les à l’épreuve de leur mondialité. La question devient alors : dans quelle mesure les pratiques sont-elles associées aux déplacements contribuant à la mondialisation ? Disant cela, on fait comme si toutes les mobilités étaient mises sur le même plan, qu’il s’agisse des migrations définitives ou temporaires du Maroc en France, ou encore du shopping à Londres par des Israéliens ou des Chinois à Paris. On déclinera ici des exemples de mobilité allant des plus définitifs aux plus éphémères, avant de tenter de mettre en place un schème interprétatif.

LE MONDE DES CIRCULATIONS Le Monde des circulations : 3 milliards de passagers aériens par an, environ 3 milliards de touristes dont plus de 800 millions « internationaux », 100 millions de migrants, 2 millions d’étudiants à l’étranger, 200 millions de déplacements pour rendre visite à sa famille ou ses amis ou aller en pèlerinage dans un autre pays. Voici quelques chiffres qui illustrent l’ampleur du phénomène. Afin d’effectuer un premier forage, toutes les circulations sont mises sur le même plan, sans discrimination conceptuelle a priori, rendue difficile dans un Monde où migration et circulation classique ne se distinguent plus aussi nettement. Ainsi, la sociabilité prend de l’importance dans un régime d’habiter qui fonctionne sur les jeux entre présence et absence. Rendre visite aux amis ou à la famille est une façon – avec les télécommunications (téléphone, poste, messages électroniques, etc.) – de garder le lien. En 2004, l’OMT avance le chiffre d’environ deux cents millions de déplacements incluant un franchissement de frontière pour les visites familiales et amicales et les pèlerinages. Dans un autre domaine, on observe ce que les médecins appellent un « tourisme médical », et qu’on pourrait plus précisément appeler une « mobilité médicale ». Résider ici, se faire soigner ailleurs, voici l’un des

ressorts de la mobilité accrue. La mondialisation des soins – tant que la télémédecine ne fonctionne pas – passe non seulement par la distribution de médicaments à l’échelle mondiale, mais par le déplacement de malades ou du moins de ceux nécessitant des soins. En Europe, on connaît l’exemple des Britanniques qui se font opérer en France, car la liste d’attente du National Health Service est longue ; des Français qui se faisaient avorter en Belgique ou qui se font installer des implants en Belgique ou en Espagne ; des Britanniques résidant en Espagne qui se font soigner en Grande-Bretagne. La même logique s’observe à l’échelle mondiale. En témoignent les pratiques de différents gouvernants – dictateurs ou non – qui se font soigner en France, en Suisse ou aux États-Unis. Selon l’OMT, les déplacements professionnels impliquant un franchissement de frontière étatique sont de l’ordre de cent vingt millions en 2004. Dans le monde du travail, on observe de multiples pratiques de déplacement pour lesquelles l’échelle mondiale est pertinente. Les contrats temporaires pour ouvriers spécialisés – montage d’usines dans les pays du Golfe ou dans les pays en développement par des entreprises du « Nord » au savoir-faire adéquat – entraîne le déplacement de monteurs, plombiers, soudeurs, etc. des pays les plus développés, vers des grands chantiers dont les marchés ont souvent été obtenus par des entreprises transnationales dans la construction d’usines, tunnels, pipelines, etc. On observe également une autre pratique dans ce milieu : le contact avec la clientèle dans le cas des entreprises, congrès, séminaires, colloques de chercheurs, salons et foires commerciaux, administrations nationales (diplomatiques et culturelles, économiques), ONG, et la gestion politique du Monde (les conférences de diplomates, système ONU, etc.). Avec plus de mille congrès internationaux par an – dont près de quatre cents se tiennent à Paris – ce type de déplacement reste important, bien que certaines substitutions soient possibles à travers la télécommunication instantanée (visioconférence). La mobilité au travail se traduit également par une « expatriation temporaire » au sein d’une firme multinationale ou bien d’une administration nationale qui fait avancer la carrière, mais nécessite une adaptation à un nouveau contexte culturel : d’où l’importance du cultural management.

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Le monde du sport fournit d’autres exemples. La mondialisation en ce domaine n’a pas seulement des conséquences sur l’organisation des événements et les interdépendances accrues d’un réseau social ou d’un « système du sport » [Yonnet, 1998] dorénavant mondial. Elle modifie également les lieux de travail pour les sportifs : entraînement, préparation, compétition, relaxation ne constituent plus nécessairement ce qu’on pourrait appeler un mode d’habiter monotopique, mais polytopique. L’entraînement des sportifs professionnels s’appuie dorénavant sur les ressources d’un grand nombre de lieux, non plus seulement celles des villes et métropoles, résidences sportives et autres centres d’entraînement. La ressource bioclimatique est utilisée – soit pour bénéficier d’une ambiance propice à la préparation, soit pour un entraînement en altitude –, tout comme les compétences en matière de méthodes d’entraînement, technologies, assistance médicale, etc. La circulation professionnelle des sportifs est non négligeable. Les tournois de tennis, courses cyclistes, sports hippiques, tournois de football, de basket ou de rugby nécessitent une logistique définissant la façon dont les lieux sont investis et dont on circule : emmener un cheval avec soi n’est pas la même chose que transporter une voiture de formule 1 ou une raquette de tennis. L’organisation actuelle du sport se fonde sur une recherche de la performance par de multiples moyens – physiques (préparateurs physiques, médecins), techniques (entraîneurs, logiciels, ordinateurs), psychiques (coachs divers) – sur la gestion de la relation des affaires – agents, sponsors, fans, fédérations, organisations sportives (FIFA, UEFA, DFB, WTA, ATP, etc.). Ce système est une « industrie » qui, grâce au star system, réussit à attirer des capitaux énormes : contrats publicitaires personnels des sportifs, droits de retransmission télévisée, droits d’entrée dans les stades ou salles de sport. Les sportifs professionnels sont insérés dans un réseau d’interdépendances à chaîne longue, avec des conséquences sur la mobilité : ce système mondial du sport intègre des flux de capitaux, des lieux, des personnes. Comme le dit Jean-Christophe Gay concernant l’athlétisme, « les athlètes aujourd’hui sont des globe-trotters qui jouent des latitudes et des altitudes pour bénéficier des conditions d’entraînement les plus favorables. Sprinteurs, sauteurs, lanceurs et

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décathloniens s’installent dans les îles tropicales ou les contrées australes (Afrique du Sud, Australie…), lorsque l’hiver européen et ses rigueurs gênent la préparation. Mais ils peuvent aussi séjourner dans des centres d’entraînement bien équipés, tels le Centro de alto rendimiento de la Sierra Nevada (Espagne) situé à 2 300 mètres d’altitude […], à Boulder, Flagstaff, Albuquerque, Font-Romeu, Ifrane, Eldoret, Nyahururu […], avant de courir les grands meetings, la saison sur piste arrivée » [2006, p. 15-16]. Jean-Christophe Gay [2006] met en évidence le cas de l’athlétisme dont les lieux de compétition professionnelle se trouvent principalement en Europe – Eugene (Oregon, USA) et Melbourne (Queensland, Australie) sont les exceptions –, mais où les centres d’entraînement sont dispersés. En revanche, les tournois de tennis sont plus diffus spatialement avec des compétitions sur tous les continents : entre 2001 et 2006, plus de cent lieux ont été investis par les professionnels du tennis, hommes et femmes, compétitions ATP et WTA confondues. Les endroits des tournois se situent sur tous les continents, mais investissent une certaine qualité de lieu : les métropoles et les stations anciennement touristiques. Deux types de lieux ressortent sur la carte 1 : les métropoles – des plus mondialisantes (Paris, Londres, New York, Rome, Shanghai) au moins mondialisantes (Lyon, Budapest, Melbourne) qui totalisent les potentiels de gain les plus importants – ; les stations touristiques anciennement constituées – devenues villes touristiques (Acapulco, Vila del Mar, Eastbourne, Palma de Mallorca) ou bien stations touristiques à fonctions urbaines (Sarasota, Indian Wells, Saint-Pölten) ou encore stations dans une conurbanisation touristique (Knokke-Heist, Gold Coast, Delray Beach). L’émergence d’une « conscience transnationale » chez les chercheurs en sciences sociales a permis d’appréhender de nouveaux phénomènes qui ne cadrent plus avec une approche classique de la migration, car leur caractéristique essentielle est d’être des mouvements provisoires ou réversibles à travers les frontières. S’installer provisoirement dans un pays autre avant de migrer de nouveau ou après avoir migré : c’est ce que l’on pourrait appeler une « migration provisoire ». Ce phénomène est banal tant qu’il concerne ce que les spécialistes ont

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Carte 1 Le Monde des tournois de tennis

Londres

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Paris

Rome Madrid

Doha Dubai

Miami

Moscou New York

Acapulco

Indian Wells

Pékin

Tokyo Melbourne

Sydney

Primes des tournois de tennis professionnels en 2006

Type de site

(exprimées en millions de dollars) 11,5

Auckland

5

Capitale Ville Site touristique

1 Conception : Mathis Stock Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel

appelé les migrations « interrégionales » au sein d’un État-nation. Dans la littérature scientifique, cette mobilité, souvent associée aux changements de poste de travail, participe de la fluidité du marché du travail, et s’insère logiquement dans les statistiques disponibles. Il en résulte – à tort ou à raison – un étonnement et un traitement spécifique, dès que les circulations franchissent une frontière nationale, alors que ces circulations sont prises comme allant de soi dans le cadre du national.

Source : WTA / ATP

Les dual-career couples (Europe, États-Unis, Canada), étudiés par Irene Hardill [2004], en fournissent un exemple. L’auteur décrit les différentes façons d’habiter les lieux de plusieurs types de migrants. L’une d’entre elles consiste à habiter dans une « bulle d’expatriés », choix centré sur les concitoyens et souvent accentué par des questions de permis de travail pour le conjoint, comme en témoignent ces Britanniques et États-uniens au ProcheOrient décrits par l’auteur. Un second cas est celui

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du commuter couple. L’un des conjoints travaille à l’étranger, tandis que l’autre reste ou rejoint le pays d’origine avec des navettes le week-end, entre les Pays-Bas et l’Angleterre, par exemple. D’autres modalités sont décrites : entre Hong Kong et l’Australie, Taiwan et Vancouver, l’Afrique occidentale et l’Angleterre. Les expatriés (firmes, administrations) fournissent un autre modèle. Sam Scott [2004, p. 392] étudie les migrants britanniques à Paris. Il met en avant six modes d’habiter la capitale pour ce groupe : 1) les established families qui résident dans le suburbain et sont bien intégrées dans le mode de vie parisien ; 2) les young families avec enfants résidant dans le suburbain et temporairement à Paris ; 3) les professionals avec ou sans partenaire, sans enfant et résidant dans le centre-ville ; 4) les graduates, jeunes Britanniques non mariés avec une formation universitaire, sans emploi fixe et résidant dans le centre pour une durée déterminée ; 5) les bohemians, plus âgés, de formation universitaire mais non employés, résidant dans le centre de façon permanente ; 6) les mixed-relationship migrants, Britanniques habitant au centre-ville avec un partenaire français, souvent avec enfants et de façon permanente. Sam Scott [2004] met en avant les multiples façons de garder des liens avec la culture : associations, églises, clubs de sport, réseaux informels, pubs, employeurs britanniques ou internationaux, télévision par satellite, vidéos et DVD, Internet (journal, online shopping), téléphone, courriel et poste ainsi que les magasins de chaînes britanniques (Marks et Spencer, W. H. Smith). On voit ainsi apparaître des techniques spatiales permettant la mise en œuvre d’un mode d’habiter transnational. Sam Scott met en évidence un autre élément, à savoir les fréquents allers-retours entre Londres et Paris – jusqu’à deux fois par mois pour le week-end – exemplifiant les circulations postmigratoires décrites pour d’autres endroits en Europe [Duhamel, 1997 ; Buller et Hoggart, 1994]. Beaverstock [2004] se penche pour sa part sur les expatriés de firmes britanniques à Singapour travaillant dans le secteur financier. Deux thèses ressortent : 1) la création d’une sphère de sociabilité spécifique en dehors du contexte local social – les expatriés ont des réseaux de sociabilité entre eux, et entre eux et le business. 2) l’apprentissage d’un

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savoir et d’un savoir-faire local : global knowledge transfer. La spatialité de leur carrière englobe un grand nombre de villes du Monde : Londres-Hong KongLondres-Hong Kong-Londres-Dubai-Singapour ; Londres-NewYork-Londres-Paris-Londres-Singapour ; Londres-Munich-Rome-Munich-Stuttgart-FrancfortSingapour-Dubai-Hong Kong-Singapour ; LondresMelbourne-Sydney-Perth-Adelaide-MelbourneNew York-Londres-Melbourne-Singapour. On peut les considérer comme des personnes établies dans un mode d’habiter transnational. L’inscription de l’individu dans des « communautés d’expatriés » [Cohen, 1977] relève ainsi d’une spécificité dans le rapport au lieu qu’on ne trouve pas dans d’autres modalités d’être dans un lieu étranger. Les femmes japonaises à Singapour, travaillant dans des emplois régis par des contrats locaux – et non japonais, comme leurs concitoyens masculins – sont ainsi davantage insérées dans les réseaux sociaux et pratiques locaux [Thang et al., 2002]. Occupant des emplois relativement plus précaires et marginaux par rapport à la communauté de Japonais à Singapour comptant entre 25 000 et 80 000 personnes, les Japonaises travaillant à Singapour gèrent de façon plus flexible leur habiter. En effet, Singapour ne semble être qu’une étape temporaire dans leur vie. De ce point de vue, leur habiter peut être comparé à celui des ouvriers qualifiés sur chantiers, des travailleurs de la restauration-hôtellerie, des chercheurs, des étudiants (l’Unesco estime à deux millions par an le nombre d’étudiants qui partent étudier à l’étranger). Cette insertion temporaire se distingue de celle des diasporas. Cette dernière est davantage construite dans la durée, bien qu’il s’agisse également de communautés transnationales, fortement organisées, avec des liens avec le pays de départ. Le terme « diaspora » couvre aujourd’hui l’existence de communautés construites sur une appartenance nationale. Chinois, Mexicains, Indiens vivant à l’étranger sont aujourd’hui considérés dans la littérature scientifique comme autant de diasporas. Autre mode relativement récent de mobilité, celui du déplacement temporaire de femmes philippines pour s’occuper d’enfants dans les pays à individus solvables (États-Unis, Allemagne, Italie, etc.), créant ainsi une global care chain [Hochschild,

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2000] ou une globalization of mothering [Parrenas, 2002]. Selon Hochschild [2000], il s’agit de liens personnels entre personnes disséminées sur le globe, fondés sur le travail rémunéré ou non. Ce chaînage de soins est spatialement disjoint. Ainsi, une fille dans une famille philippine prend soin de ses frères et sœurs pendant que sa mère travaille pour une autre famille philippine dont la mère est partie travailler dans un pays riche pour s’occuper des enfants d’une mère qui travaille. Citons également les migrations. Migrer est ici compris non comme condition d’une pratique sociale spécifique qui pourrait permettre un classement selon la motivation : politique, travail, brain drain, mais comme projet de vie. Cela en raison de l’affaiblissement des distinctions classiques. En effet, « la distinction traditionnelle entre travailleurs qualifiés et non qualifiés est à certains égards sans utilité parce qu’elle ne reflète pas la complexité des migrations internationales. De nombreux pays, par exemple, cherchent à recruter des migrants spécialistes en technologies et ingénierie de l’information,

mais également à attirer des migrants capables de prodiguer des soins de qualité aux personnes âgées et aux enfants. Malgré des niveaux d’instruction différents, tous ces migrants pourraient être décrits comme des travailleurs essentiels à la société » [Parker, 2005]. Ce projet de vie se distingue des changements de lieux accompagnant un nouveau poste de travail, bien que certains éléments comme les démarches administratives ou les nouvelles sociabilités soient comparables. Pour autant, s’agit-il d’un lieu fonctionnel tel que les managers, chercheurs, étudiants, cadres, ouvriers spécialisés, entrepreneurs peuvent le constituer ? On estime à deux cents millions de personnes le nombre de ceux qui résident en dehors de leur pays de naissance, chiffre qui ne prend pas en compte les migrants non répertoriés comme résidents : sans doute trente à quarante millions de plus dans le monde3. C’est également un problème financier et économique : on compte 233 milliards de dollars de remittances, de renvoi d’argent des migrants4.

Graphique 1 Les migrants internationaux depuis 1960 (en millions) 200 180

Monde Europe Afrique Asie Amérique latine Amérique du Nord Océanie

160 140 120 100 80 60 40 20 0

1960

1965

1970

1975

1980

1985

1990

1995

2000

2005

Sources : graphique réalisé par Mathis Stock à partir de données fournies dans « United Nations’ Trends in Total Migrant Stock : The 2005 Revision » (http://esa.un.org/migration)

Notes 3 4

http://www.migrationinformation.org/Feature/display.cfm?id=336 World Bank’s Global Economic Prospects 2006, http://www.worldbank.org/

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pays de résidence. On ne prend donc pas en compte les migrations effectuées, mais uniquement les lois de naturalisation. La carte 2 concerne les individus dont le pays de naissance se situe à l’extérieur du pays de résidence. On ne cartographie pas les flux tels qu’ils se créent à un moment donné, mais on transforme une connaissance sur les stocks – nombre de personnes nées à l’étranger – en flux. Cette variable ne permet donc pas de raisonner en termes de flux migratoires annuels, mais fournit un tableau actualisé des personnes qui résident dans un autre pays que le pays de naissance, abstraction faite de leurs multiples

Carte 2 Circulations transfrontalières Cartogramme selon la population

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Les migrants sont classés selon de nombreuses catégories légales ou officielles : réguliers/irréguliers, en vue d’un regroupement familial, en transit, requérants d’asile ou réfugiés, résidents permanents ou temporaires, travailleurs qualifiés ou non qualifiés, etc. [Parker, 2005]. Ces définitions deviennent efficaces, non seulement pour statuer de la légalité de la présence des individus sur un territoire étatique, mais aussi pour le comptage statistique : les statistiques officielles, telles qu’elles sont fournies par l’ONU, sont des estimations particulières. Issues des statistiques étatiques, on compte les personnes ayant une nationalité autre que celle du

Europe / Russie Amérique du Sud

Amérique du Nord

Australie us

Lien entre pays de naissance et régions de résidence actuelles

Nombre d’immigrés

Australie Israël

9 500 000

Europe / Russie Amérique du Nord Amérique du Sud

100 000

Conception : Mathis Stock Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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Source : Équipe MIT

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migrations éventuelles et de leur nationalité. Deux pôles émergent nettement : l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada) et l’Europe comme centres qui polarisent le Monde du point de vue des migrations. Cependant, on note aussi l’Inde qui accueille des personnes nées au Pakistan et au Bangladesh, la Russie où vivent Ukrainiens et Kazakhs, et l’Australie qui reçoit des Européens.

LE CONTINUUM DES CIRCULATIONS Comment donner sens à ces exemples ? Comment les traiter de façon pertinente d’un point de vue théorique ? Conceptuellement, les pratiques actuelles de circulation posent un problème : la distinction classique entre migration comme déplacement définitif et circulation comme déplacement temporaire ne fonctionne plus. En effet, des associations temporaires lieu-pratiqueremplacent aujourd’hui largement l’ancienne opposition entre migration et circulation. Certes, la migration traditionnelle continue à exister – bien qu’elle s’accompagne relativement plus que par le passé de circulations postmigratoires – mais les circulations temporaires gagnent en importance. De nouvelles modalités d’être migrant se sont ajoutées à la façon classique d’être émigrant-immigrant et de nouvelles modalités d’être en circulation.

Les approches transnationalistes Une approche transnationaliste permet d’aller audelà des difficultés conceptuelles. Il s’agit de considérer que migrations et circulations s’effectuent à travers les frontières étatiques, et non plus comme translation d’un pays à un autre. C’est ce type d’approche qui est aujourd’hui le plus mobilisé pour comprendre le Monde des circulations. On peut en décrire trois éléments essentiels interdépendants : d’abord, une « constellation postnationale » [Habermas, 1998] qui permet des « identités transnationales » [Appadurai, 1996], plurielles donc, non nécessairement liées à un seul État-nation. Ensuite, l’émergence du Monde comme aire pertinente pour de multiples pratiques liées à la survie, pratiques notamment professionnelles, mais aussi de soin, de loisir, etc. Enfin, de multiples circulations,

communications et liens « postmigratoires » qui sont maintenus avec les lieux de départ. À la différence d’une rupture permanente – véhiculée à travers des « images de rupture permanente, de déracinement, de l’abandon des cadres anciens et de l’apprentissage douloureux d’un nouveau langage et d’une nouvelle culture5 » [Glick Schiller et al., 1992, p. 1] – il s’agit de formes temporaires de présence/absence dans de multiples lieux. C’est ce qu’on appelle dans la littérature les transmigrants [par exemple, Glick Schiller et al., 1992 ; Kong, 1999], car les liens familiaux, économiques, sociaux, organisationnels, religieux, identitaires, politiques s’établissent à travers les frontières nationales. « Les transmigrants sont des immigrants dont le quotidien dépend d’interconnexions transfrontalières multiples et permanentes, et dont les identités publiques renvoient au moins aux États-nations. […] Ils sont impliqués ailleurs [que là où ils résident] dans la mesure où ils maintiennent des liens, construisent des institutions, mènent des transactions et influencent les événements locaux et nationaux des pays d’où ils ont émigré6 » [Glick Schiller et al., 1995, p. 48]. Cette notion de « transmigrant » ou de « transmigration » est cependant problématique à deux titres : d’abord, la transmigration est un terme qui désigne la déportation dans l’Empire des Habsbourg de populations juives. Ensuite, elle désigne le mouvement de l’âme dans un monde symbolique. On lui préfèrera ici le terme de « migrants ». Dans la littérature, figurent quatre formes de mobilités migratoires transnationales : 1) les locals who travel as expatriates [Hannerz, 1996] et dont la vie « ailleurs » est soigneusement limitée à « son » groupe d’expatriés et où le contact avec l’altérité est circonscrit spatialement. 2) Les migrants transnationaux both here and there, then and now [Smith, 1992, p. 516], mais avec une insertion dans le pays d’accueil. 3) Les third culture people « dont l’affiliation locale est restreinte, dont la mobilité géographique et la culture professionnelle expriment une orientation cosmopolite7 » [Featherstone, 1993, p. 182]. 4) Ceux qui font des allers-retours entre

Notes 5 6 7

Traduction de l’auteur. Traduction de l’auteur. Traduction de l’auteur.

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deux ou plusieurs pays comme, par exemple, entre le Mexique et les États-Unis [Faret, 2003] ou entre l’Europe de l’Est et Rome [Weber, 2005]. La façon classique de migrer n’a pas disparu pour autant, mais ce n’est plus la référence unique. On peut en effet retenir une observation intéressante de Sven Kesselring [2001, p. 80], selon laquelle l’ensemble des types de mobilité est présent dans la société actuelle (« modernité réflexive » selon la terminologie d’Ulrich Beck) incluant ceux des sociétés traditionnelles et modernes. Ces approches successives permettent d’appréhender avec plus de précision les façons dont les circulations s’effectuent aujourd’hui, en mettant l’accent sur les relations entre lieux et sur les rapports aux lieux changeants des circulants. Dans ce cadre, la référence au national – fût-il sous sa forme de dépassement par un mouvement « transnational » – n’est pas toujours pertinente pour décrire ce qui se passe. En effet, dans quelle mesure les destinations de ces circulants – majoritairement les métropoles – sont-elles empreintes de national dans un Monde urbanisé et mondialisé ? Et pour quel type de migrant ? On peut faire l’hypothèse qu’un cadre londonien qui circule entre Melbourne, Singapour et New York pendant dix ans de carrière professionnelle se réfère autrement au national qu’un Sénégalais de Dakar en quête d’insertion communautaire à Paris. Pour le premier, le monde métropolitain constitue le référent principal bien plus que l’insertion dans une communauté britannique. Par ailleurs, les approches transnationalistes se réfèrent uniquement au monde des migrants. On n’a pas exploré les dimensions transnationales des touristes avant, pendant et après leur déplacement touristique ou des individus circulant dans le cadre de voyages d’affaires ou de congrès. Or, dans le cadre du tourisme, on a montré l’importance de la préparation du voyage – guide, Internet, etc. –, la confrontation à de nouvelles cultures – qu’on le veuille ou non – et l’importation d’éléments nouveaux dans le quotidien – huile d’olive en Scandinavie, café en Grande-Bretagne, mur d’escalade ou hall de ski dans les villes –, qui ne sont pas nécessairement de l’ordre du référent national [Löfgren, 1999 ; Équipe MIT, 2002]. De ce point de vue, la grande majorité des Européens seraient des habitants transnationaux. L’approche transnationale comporte encore un

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risque : celui de continuer à raisonner par rapport au référent national – soit en tant que référent identitaire principal, soit en tant qu’espace substantiel de type « contenant » – sans comprendre la multi-scalarité du phénomène et les réseaux et nodalités des villes qui sont concernés.

Le code géographique des mobilités Il existe une autre façon de classer les pratiques impliquant un déplacement, qui consiste à aller au-delà des seules typologies élaborées pour comprendre les migrations. En effet, rares sont les tentatives pour englober l’ensemble des mouvements. Plusieurs approches existent qui permettent d’y voir plus clair. Une première distinction entre circulation et migration a été élaborée par Zelinsky [1971]. Son modèle de mobility transition permet de comprendre le passage d’un monde où les migrations priment vers un monde où les circulations l’emportent. Une seconde approche appréhende la mobilité comme un système dans lequel les circulations et les migrations sont interdépendantes [Bassand et al., 1985], et où il y a substitution possible d’une migration par une circulation [Rémy, 1996]. Cette perspective permet de comprendre les pratiques de navettes entre un lieu de travail et un lieu du domicile éloignés l’un de l’autre. Une autre approche insiste sur les métriques qui sous-tendent la mobilité [Lévy, 1999 ; 2005]. Une typologie des principaux modes de transport sous l’angle de la vitesse et de leur rapport à l’environnement permet de comprendre la façon dont les pratiques sont associées à un mode de transport et leur substituabilité éventuelle. Ainsi, les différences entre marche à pied, automobile, transports publics, train, avion sont présentées. Enfin, une autre approche tente d’élaborer un classement des circulations par un « code géographique » des pratiques à mobilité [Stock et Duhamel, 2005]. Cinq critères servent à cerner les mobilités par leur rapport à l’espace et au temps : quotidien/non quotidien, choix/obligation, familier/étrange, proche/loin, non exotique/exotique (tableau 1). La combinaison de ces codes définit un certain type de pratiques.

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Tableau 1 Un « code géographique » des pratiques de mobilité Quotidien (Q)

Choix (C)

Familier (F)

Proche (P)

« Non exotique » (NE)

Hors quotidien (HQ)

Obligation (O)

Non familier (NF)

Lointain (L)

« Exotique » (E)

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Sources : Stock et Duhamel [2005]

De fait, les mobilités se situent dans un continuum entre les déplacements et séjours éphémères, et les installations permanentes comme pôles extrêmes. Tous les déplacements sont mis sur le même plan pour considérer les différences de rapport à l’espace. Cependant, la différence fondamentale réside dans un « retour » à la maison (existence d’un ici permanent dans le cas des circulations et création d’un

nouveau ici dans le cas des circulations migratoires). On peut en effet reconnaître la différence fondamentale entre circulations éphémères et plus longues par le terme de projet. La migration comme projet de vie, la circulation comme partie d’un projet de vie. Dans le cas de la mobilité à l’échelle mondiale, il s’agit toujours de déplacements vers le lointain. On présentera ici quelques exemples de pratiques8.

Tableau 2 Exemples de pratiques de mobilité Exemple de pratique

Code géographique

Abréviation

Domaine

Source

Un tennisman français allant, comme toutes les semaines, à un tournoi de tennis, cette foisci aux États-Unis, auquel il a déjà participé 3 fois

Quotidien-ObligationFamilier-Lointain-Non exotique

Q-O-F-L-NE

Travail

Le Monde (2006)

Une nounou philippine travaillant à Los Angeles rentre à la maison pour la première fois depuis 18 mois

Hors-quotidien-ChoixFamilier-Lointain-Non exotique

HQ-O-F-L-NE

Sociabilité

Hochschild (2002)

Un migrant marocain s’installe à Lecce

Quotidien-Choix-Non familier-LointainExotique

Des athlètes kenyans s’installent pendant 3 mois à Boulder (Colo., USA) dans un camp d’entraînement

Hors quotidienObligation-Non familier-LointainExotique

Un consultant britannique s’installe à Singapour, après des étapes dans les principales métropoles mondiales

Quotidien-ObligationNon familier-LointainExotique

Ceriani (2004) HQ-O-F-L-E

New York Times (2006)

Beaverstock (2004)

Notes 8

Toutes les pratiques décrites ici sont « réelles », c’est-à-dire fondées sur des récits des concernés. À chaque fois, la source est mentionnée.

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En conclusion, le régime d’habiter contemporain se définit par la mobilité à l’échelle mondiale et par les effets mondialisants des déplacements. Autrement dit, les différentes dimensions des sociétés humaines – sociabilité, individualité, communication, économique, politique, etc. – sont fondamentalement informées par la mobilité à l’échelle mondiale. Le domaine production/consommation ne fonctionne que grâce aux chaînes d’interdépendances longues impliquant des circulations de personnes ; êtreensemble s’appuie sur le jeu absence/présence pour gérer l’amour et le care ; l’éducation nécessite non seulement la circulation locale, mais de plus en plus ce qu’il est convenu d’appeler le « marché mondial de l’éducation » ; le marché du travail est fortement dépendant des migrations provisoires ou définitives ; l’individu s’appuie sur les déplacements afin de se construire, de se donner des marges de manœuvre, notamment dans la sphère de la recréation. La mobilité contribue ainsi de façon décisive au processus de mondialisation et à l’émergence d’une société-Monde. S’affronter sportivement, jouer de la musique ou du théâtre, organiser et vivre une exposition artistique, travailler, soigner, nouer des amitiés et des amours, faire des achats ne constitue que quelques exemples de la domestication du Monde comme lieu. Ce régime d’habiter produit des individus géographiquement pluriels dont les identités sont projetées sur de multiples lieux géographiques, et dont la capacité à transformer les lieux étrangers en lieux propres, familiers, est valorisée. Rendre le Monde familier par le truchement d’un engagement avec de multiples lieux le constituant semble être l’un des processus fondamentaux que permet la mobilité. Serait-ce l’un des ressorts du cosmopolitisme ?

LE TOURISME : UN PROCESSUS MONDIALISANT Depuis son invention, le tourisme s’inscrit au sein du processus de mondialisation : dans la deuxième mondialisation (colonisation) avec la création par les colons de lieux touristiques au sein des colonies ; dans la troisième (espace mondial des échanges) par la prééminence de la destination Europe continentale (Suisse, Méditerranée, Italie) pour États-uniens et Européens ;

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dans la cinquième (généralisation de l’échelle mondiale pour tout échange) par la mise en place de destinations pour le plus grand nombre. Le tourisme est donc « mondialisant », parce qu’il participe de la mondialisation, mais aussi parce qu’il contribue à organiser le Monde d’une nouvelle manière. Le concept de tourisme est défini ici comme un « système d’acteurs, de pratiques et d’espaces qui participent de la “recréation” des individus par le déplacement et l’habiter temporaire hors des lieux du quotidien » [Knafou et Stock, 2003, p. 931]. Il permet d’appréhender un monde relativement autonome, celui du tourisme, comme un ensemble où les pratiques, les acteurs multiples (touristes, agences de voyages, hôteliers, tour operators, mais aussi Unesco ou Banque mondiale), les institutions (marché, État, etc.), ainsi que l’espace (lieux touristiques, accès aux lieux et limites à franchir) sont pris en compte. En 2005, l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) compte huit cent millions de déplacements dans le cadre du « tourisme international ». Si l’on ajoute ce que les offices statistiques désignent par le terme de « tourisme national » ou « domestique », on peut estimer le nombre de touristes à environ trois milliards cette même année. Le tourisme comporte une dimension économique indéniable : l’OMT déclare qu’en 2005, près de 700 milliards de dollars auraient été dépensés dans le cadre du « tourisme international », auxquels elle ajoute 130 milliards de dollars dans le cadre des transports aériens des passagers internationaux. Cela correspond à peu près à 6 % de l’activité mondiale ou encore à 30 % de l’activité de services. Depuis une cinquantaine d’années, on observe une internationalisation du tourisme – de 25 millions de touristes « internationaux » en 1950, on est passé à 800 millions en 2005 –, mais aussi une mondialisation, car le Monde entier est devenu touristique, qu’il soit effectif, ou qu’on entrevoit, discute, imagine son potentiel. Le tourisme prend une dimension nouvelle avec cette poussée d’intégration récente dénommée « mondialisation ». Processus de création d’interdépendance à un nouveau niveau d’échelle, le niveau mondial ne se résume pas à sa seule dimension économique d’intégration capitalistique d’un nombre de plus en plus élevé de personnes, de communautés et de lieux. Il exprime également les interdépendances entre personnes et lieux sur des distances de plus

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en plus grandes. Le tourisme y participe en tant que vecteur essentiel de cette mise en contact entre personnes et lieux par le déplacement des individus. Comme le dit Franck Go [1996, p. 54] au sujet du tourisme : « la mondialisation – c’est-à-dire la reproduction d’une culture mondiale – passe par le processus d’organisation et d’installation de structures et d’activités commerciales grâce à des institutions d’échelle mondiale9 ». Le tourisme change également de nature. Et ce, de trois façons dorénavant banales : 1) par la création de lieux touristiques dans l’ensemble du Monde. Il y a donc extension de « l’espace touristique » et congruence entre espace-Monde et espace-tourisme ; 2) par l’intégration des lieux touristiques dans une économie : concurrence mondiale entre Aspen, Verbier, Palm Beach ou Bali à travers un savoir géographique : on fait le choix à partir d’un tableau de bord mondial (ski ou tropiques ?) ; 3) via des entreprises – transporteurs aériens, hôteliers ou tour operators – qui opèrent à l’échelle mondiale. C’est pourquoi on peut définir un global tourism system [Cornelissen, 2005, p. 2] qui « consiste en une multiplicité d’acteurs engagés dans la production et la consommation du tourisme ; il se compose de différents dispositifs de gouvernance, du commerce, de la finance, de marketing ; il est modelé par de nombreuses forces, facteurs et acteurs10 ». Afin de décrire plus avant cette mondialisation du tourisme, deux aspects seront successivement abordés : les multiples façons d’habiter touristiquement le Monde et la mondialité du phénomène.

HABITER LE MONDE TOURISTIQUEMENT Comment les touristes circulent-ils et pratiquentils touristiquement les lieux aujourd’hui ? Ils participent de la sixième mondialisation – celle de

la généralisation de l’échelle mondiale pour tout échange entre lieux – bien que ce ne soit pas l’unique échelle pertinente11. Comment et pourquoi étendentils de plus en plus leur rayon d’action, compte tenu de l’altérité impliquée dans ce déplacement ? Cette exposition à l’altérité a en effet été identifiée comme l’un des problèmes d’espace cruciaux [Équipe MIT, 2002]. Quelle maîtrise des métriques est-elle impliquée ? On insistera ici sur deux aspects : la maîtrise de l’accessibilité et celle de l’altérité pour expliquer la diffusion du tourisme à l’échelle mondiale, et la mondialité du phénomène aujourd’hui. Quatre éléments apparaissent essentiels : 1) l’émergence de l’écoumène touristique12 ; 2) la maîtrise de la distance ; 3) la maîtrise de l’altérité ; 4) des pratiques nouvelles mondiales.

L’émergence de l’écoumène touristique Comment le Monde est-il devenu touristique depuis que l’invention du tourisme entre 1700 et 1800 a changé le regard sur l’espace, informé par la recréation ? Plus précisément, comment ce regard, né en Europe, qui embrasse le potentiel d’un lieu en matière de jeu, de découverte, de repos, s’estil répandu pour devenir un regard « universel » ? Depuis deux cent cinquante ans, on ne peut en effet qu’observer une densification et une banalisation du Monde dans le sens d’une extension progressive de l’« écoumène touristique ». Le recreational turn [Stock, 2007] est passé par là : tous les lieux du Monde sont « regardés » en termes de potentiel touristique. La notion d’« écoumène touristique » permet d’insister sur l’intentionnalité spécifique qui préside à la mise en valeur du Monde, et aboutit à l’émergence d’un Monde touristique. Afin de visualiser le processus d’émergence d’un écoumène touristique mondial, on a choisi de

Notes 9 Traduction de l’auteur. 10 Traduction de l’auteur. 11 Dans les statistiques sur le « tourisme national », on exprime en effet la part des pratiques touristiques effectuées sur le territoire d’un État. De plus, les pratiques touristiques sont diversifiées, se réalisant à de multiples niveaux d’échelle. 12 Ce projet de reconstituer la touristification du Monde à travers les lieux touristiques est développé par l’équipe MIT depuis plus de cinq ans. Ce projet est coordonné par Jean-Christophe Gay et moi-même, et alimenté par l’ensemble des membres de l’équipe MIT. Une première base de données de plus de mille lieux a été mise en place dont j’ai extrait trois cents lieux que j’ai estimés comme étant les plus significatifs. Un projet connexe, conduit sous la responsabilité scientifique de Philippe Duhamel et Rémy Knafou dans le cadre de la Fédération de recherche pour les sciences de la ville à l’Université de Paris-VII Denis Diderot, met en place un atlas européen des lieux touristiques à partir de sources homogènes. Un premier aperçu de ces efforts se trouve dans Gay [2003], une vision plus aboutie dans l’équipe MIT [2008].

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Échelles et métriques de la mondialité

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représenter les principaux lieux touristiques sur un planisphère. Comme nous ne disposons pas de données statistiques fiables pour asseoir l’importance relative des différents lieux touristiques au cours du temps, la sélection reste pour l’instant empreinte d’arbitraire. Cependant, on s’appuie sur de nombreux ouvrages scientifiques qui relatent l’existence des lieux touristiques, mais aussi de guides de voyage13. Différents processus de touristification du Monde ont déjà été identifiés [Gay, 2003 ; Équipe MIT, 2008] : 1) les Anglais en Europe, les Européens en Europe, les États-uniens aux États-Unis ; 2) les Européens dans les empires coloniaux ; 3) les habitants les plus riches dans le Monde « postcolonial » ; 4) les habitants des « pays émergents ». Cependant, si le Monde entier est devenu touristique – tout comme il est devenu urbain – ce n’est pas nécessairement du fait d’un processus mondialisant14. Les niveaux d’échelle régionaux et nationaux doivent également être pris en compte. Le travail de l’équipe MIT [2005] cherche à reconstituer les « moments de lieu » qui ont façonné le tourisme depuis deux cent cinquante ans. Ce travail se fonde sur l’identification de pratiques touristiques, de qualités de lieu et de moments passés à la postérité, c’est-à-dire dont les éléments ont été, totalement ou partiellement, repris pour créer d’autres lieux touristiques. Il s’agit de lieux emblématiques. On identifie notamment Brighton-1780 pour la villégiature balnéaire, Chamonix-1780 pour l’invention de la montagne, les Grisons-1860 pour la montagne en hiver, Atlantic City-1860 et Arcachon-1860 pour la station balnéaire, Yellowstone-1872 pour le parc national, Waikiki-1900 pour le bronzage et le bain chaud, Juan-les-Pins-1920 pour la Méditerranée, Megève-1920 pour la station de ski, etc. À partir de ce travail, on peut non seulement s’interroger sur les

conditions d’émergence de ces lieux dans l’histoire, mais aussi proposer un prolongement en termes d’interprétation de la mise en tourisme du Monde. On peut interpréter l’émergence de l’écoumène touristique actuel comme une démultiplication de ces lieux fondateurs, moyennant une adaptation aux différents contextes temporels et spatiaux ultérieurs. Cela signifie poser une hypothèse forte : le résultat de l’écoumène touristique actuel est issu d’une circulation de modèles identifiables, utilisés par de multiples acteurs (entreprise, office de tourisme, État, organisation intergouvernementale, organisation non gouvernementale, acteur individuel) dans leurs stratégies d’espace pour la mise en tourisme et l’aménagement.

Maîtriser les distances La maîtrise des distances constitue le second élément central. Les pionniers dans la maîtrise des distances à l’échelle européenne furent les Anglais, voyageant sur l’ensemble du continent entre 1700 et 1900. Au début, les temps et les coûts d’accès aux lieux touristiques étaient élevés. Mais, dès les années 1830, l’émergence du chemin de fer permit une circulation plus aisée en Angleterre, puis en Europe, mais également aux États-Unis. Ensuite, la technologie du steamer permit une exploration touristique de l’Europe pour les États-uniens, et du Maghreb, Machrek, Proche et Moyen-Orient pour les Européens depuis 1850. Cependant, jusque dans les années 1930, les déplacements furent relativement plus lents par rapport au rythme actuel : sept jours entre les ÉtatsUnis et l’Europe, cinq jours entre Londres et Rome en train, trois semaines en bateau entre l’Europe et l’Asie. À cette époque, quelques compagnies américaines commencèrent à développer des services aériens, d’abord au sein des États-Unis, puis entre les États-Unis et l’Europe. Au fur et à mesure du

Notes 13 Les sources utilisées sont : Spencer & Thomas [1948], guides Joanne, James [1867], Boyer [1999 ; 2000], Spode [1987], Farrant [1979], Walton [1983], Löfgren [1999], Cocks [2001], Braden [2002] ainsi que le propre travail d’archives et de terrain [Knafou, 1978 ; Duhamel, 1997 ; Stock, 2001] et les travaux de recherche dirigés par les membres de l’équipe MIT [2002 ; 2005]. 14 Ce qu’on appelle « diffusion » peut également être identifié comme l’un des ressorts de la création d’un Monde dont les lieux possèdent des qualités touristiques, sans que la création d’une échelle mondiale soit en cause : par exemple, la mise en tourisme des ÉtatsUnis par les États-uniens entre 1800 et 1920, des côtes du Nord-Est (Coney Island, Hamptons, Martha’s Vineyard, Cape May, Saratoga Springs, Newport, Atlantic City), des montagnes du Nord-Est (Adirondacks, Catskills, Lake Placid…), de la Floride (St. Augustine, Palm Beach, Miami Beach, Keys…) et de la Californie (Yosemite, Santa Barbara, Santa Monica, Los Angeles, etc.). On doit donc, à l’instar d’autres phénomènes, se garder d’interpréter l’ensemble des processus comme étant de la « mondialisation » au sens strict du terme. Néanmoins, il s’agit d’une diffusion du tourisme à l’échelle mondiale, créant par la même des qualités de lieux comparables : pas de diffusion de la station, mais des éléments pour créer des stations partout.

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développement de nouvelles lignes aériennes, les distances-temps diminuèrent. Les coûts baissèrent également, notamment avec l’introduction d’une nouvelle organisation industrielle par hubs and spokes qui permit de réduire les coûts de fonctionnement, réduction qui se répercuta sur les prix aériens [Brueckner, & Whalen, 2000]. Ce n’est pas seulement les moyens de transport qui sont concernés par la maîtrise de la distance : l’existence d’une logistique permettant l’acheminement, l’hébergement et les activités des touristes s’est développée avec Thomas Cook pour aboutir à une gestion intégrée de l’ensemble du déplacement touristique [Tissot, 2000].

Maîtriser l’altérité La relativement plus grande maîtrise de l’altérité est un troisième élément qui explique la mondialité du tourisme contemporain. Le concept d’altérité, défini comme la qualité de ce qui est autre pour un individu dont l’identité personnelle (« identité-Je »), et l’identité sociale (« identité-Nous »), sont les référents familiers, voire non questionnés par rapport à un monde étranger dont les normes et conventions et manières de faire sont radicalement autres. C’est cette rencontre avec l’altérité qui a été identifiée comme élément essentiel dans le cas de pratiques touristiques [Équipe MIT, 2002], et qui soit pose problème, soit est recherchée. Cependant, elle est coconstitutive des pratiques touristiques, que le touriste le souhaite ou non. Comment cette altérité peut-elle être maîtrisée par les touristes ? On peut identifier différentes façons de faire, qui sont inégalement à la charge de la personne, et qui peuvent être pensées comme un continuum entre une gestion entière du processus par le touriste et une prise en charge totale par un service dédié. Une autre vient de la capacité des tour operators à emmener les touristes dans le Monde entier : le tourisme de masse diversifié, appelé aussi tourisme « postfordiste » [Cuvelier, 1998], achemine depuis les années 1970 des touristes en grand nombre sur de grandes distances depuis l’Europe : Antilles, Asie du Sud-Est, pourtour méditerranéen. Cette maîtrise de l’ensemble des prestations – transport, hôtel, restauration, voire pour les clubs de vacances, activités de loisirs – est l’un des éléments essentiels pour permettre à des touristes moins expérimentés de

faire malgré tout un voyage. Atténuer l’altérité, voilà la clé – à côté des coûts maîtrisés – de la réussite. Enfin, le rapport à l’espace des touristes est différencié selon les intentionnalités : le Monde comme aire de jeux (surf, golf, ski, trekking, parc à thème), le Monde comme aire culturellement différenciée (découvrir les vestiges romains, maya, khmers, des éléments contemporains urbains « modernes » ou des cultures rurales « traditionnelles »), le Monde comme aire de repos (plage, wellness).

Les pratiques mondiales Dans le monde de la recréation, les pratiques sont multiples et extrêmement diversifiées. Partir en vacances est devenu l’une des modalités les plus répandues, apprise depuis le milieu du xixe siècle. Ce modèle a changé : au lieu de partir pendant un ou deux mois en « villégiature », on part deux ou trois semaines. En revanche, les congés se prennent plus souvent dans l’année. Dorénavant, c’est le niveau d’échelle mondiale qui est pertinent pour les vacances. Pour les Européens, les choix se portent sur la Méditerranée, les Alpes ou l’Afrique en été ; les Alpes ou les tropiques en hiver. Selon Dimitrios Buhalis [2001], les deux modèles prégnants du « sea, sex, sand, sun » et du « sightseeing, shopping, shortbreak, shows » ont pour concurrence : « segmentation, spécialisation, sophistication, satisfaction, séduction ». De ce point de vue, le special interest tourism est intéressant. Il consiste à se focaliser sur un type de pratique : dégustation de vin, golf, château, etc. Mais, d’autres modalités sont également possibles. Les événements sportifs se sont démultipliés, un grand nombre de personnes se déplacent à l’échelle mondiale pour y participer – par exemple les marathons de Paris, Boston, New York, Sydney reçoivent entre vingt mille et cent mille personnes venant du monde entier. On peut aussi assister en tant que spectateur à des événements mondiaux tels que le Mondial de football, les Jeux olympiques, etc. Dans le même ordre d’idées, le hobby est dorénavant une affaire mondiale : aller à la pêche ou faire du surf n’est plus seulement un loisir qui se pratique autour du lieu de résidence. Il s’agit de pratiques dont les spots sont connus par une communauté mondiale et dont certains font le tour, ce qu’on appelle parfois le « tourisme sportif ». Les événements artistiques – opéra, concerts, danse,

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1800 à 1849

Avant 1800

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1850 à 1900

Échelles et métriques de la mondialité

Carte 3

Les lieux touristiques

1950 à 1999

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1900 à 1949

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Source : Équipe MIT

festivals de cinéma, expositions temporaires, etc. – sont comparables au monde sportif par la logique d’organisation : des acteurs amateurs et professionnels se déplacent à l’échelle mondiale et des spectateurs se déplacent à l’échelle mondiale pour les festivals. Bayreuth, Cannes, Salzbourg, Aix-enProvence, un concert à Berlin, une exposition à Paris, un nouveau bâtiment à Londres constituent autant de mobiles de déplacement.

LE TOURISME MONDIALISANT ET MONDIALISÉ En quoi le tourisme est-il mondial ? Autrement dit, en quoi le mondial constitue-t-il un niveau d’échelle pertinent pour le tourisme ? La question n’est pas évidente, car la présence du tourisme dans l’ensemble des pays n’en fait pas en soi un phénomène dont

Réalisation : Karine Hurel, Alain Jarne

le fonctionnement se joue au niveau mondial. De plus en plus, cependant, des événements se déroulant dans un lieu donné sont communiqués aux individus habitant les lieux du Monde entier, sont décodés, et prennent sens. Que ce soit par les médias dans le cas d’événements catastrophiques (SRAS, tsunami, absence de neige, etc.) ou par les experts en marketing des organisations nationales ou locales de communication (annonce de festivals, baisse des prix, offres publicitaires), la communication d’informations – par texte ou par image – est organisée à l’échelle mondiale. En accord avec la conception du tourisme comme « système », on peut identifier quelques éléments dont on peut éprouver la mondialité : il s’agit des pratiques, des acteurs, des lieux, qui peuvent se décliner

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Échelles et métriques de la mondialité

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plus finement en normes, marchés, valeurs, discours, transactions financières, manières de faire, etc. On peut ainsi identifier quatre aspects essentiels de la mondialité du tourisme : 1) l’interdépendance des lieux touristiques en termes de coopération et de compétition ainsi que l’interdépendance de lieux urbains à l’échelle mondiale (les touristes viennent d’un lieu urbain et vont dans un lieu urbain) : networked places ; 2) la régulation par des acteurs, normes et institution mondiaux (aviation, Unesco, OMT, GATS, ONU, Banque mondiale, etc.) ; 3) la nécessité de technologies spatiales.

La mondialité des lieux touristiques Si le tourisme est un système mondial, comment les lieux touristiques s’insèrent-ils dans ce système ? Comment se fait-il qu’on puisse les désigner comme mondiaux, mondialisants ou mondialisés ? Comment décrire leur mondialité ? Deux aspects seront développés : la question de la compétition et celle de la mondialité des lieux touristiques. En premier lieu, la compétition entre lieux touristiques n’est plus régionale, nationale ou continentale comme jusque dans les années 1970, elle est devenue mondiale. L’interdépendance de ces lieux à l’échelle mondiale se crée par la circulation d’informations et les prises de décision en faveur de tel lieu plutôt que tel autre. Dans l’Angleterre du milieu du xixe siècle, les individus appartenant à la classe moyenne avaient le choix entre Brighton, Scarborough, Blackpool ou plus de cent stations balnéaires britanniques pour leurs vacances d’été. Les aristocrates étaient dans les Alpes européennes (Chamonix, Saint Moritz) en été, sur les bords de la Méditerranée en France (Nice, Cannes, Monaco) ou en Italie (San Remo) en hiver, et les bourgeois les plus riches suivaient ce dernier pattern. Jusqu’en 1950, dans tous les pays européens, dominait pour les classes moyennes – dans la mesure où elles avaient des vacances – une orientation nationale, avec un choix entre stations balnéaires, stations de montagne et campagne en été. La Suisse, l’Italie, la France comme principaux lieux touristiques n’étaient visitées que par une minorité issue de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Dans l’Europe des années 1950, un premier changement se fait jour : la partie sud de l’Europe devient le niveau d’échelle pertinent du choix des vacan-

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ces pour Britanniques et Allemands, surtout après l’invention de la Méditerranée entre 1925 et 1935. La combinaison « sea-sand-sun » (après ajout de sex et, pour la version méditerranéenne, de sangria), comme pratique dominante en été, révolutionne la façon dont le Monde dans sa dimension biophysique est appréhendé touristiquement. La mer Méditerranée n’est plus trop chaude ou trop lumineuse en été. Elle devient un lieu de vacances estival après l’avoir été l’hiver, en Allemagne, dans les pays scandinaves, et en Angleterre à partir des années 1960, en France depuis 1970, en Italie et en Espagne depuis 1980. Les Alpes européennes ainsi que la Méditerranée sont devenues l’aire de jeux des individus appartenant aux classes moyennes. D’où un développement sans précédent de la capacité hôtelière sur les bords de la Méditerranée au détriment des stations balnéaires britanniques et allemandes [Urry, 1990]. La concurrence entre lieux touristiques à l’échelle européenne s’est jouée au sein d’une saison : l’été. En même temps, depuis les années 1970, se développe ce qui devient vers 1995 un système touristique mondial : la concurrence entre un grand nombre de lieux et un choix à l’échelle mondiale grâce à la maîtrise de l’accessibilité en termes de temps, de coûts, d’altérité. Passer des vacances balnéaires à Bali, en Thaïlande, aux Antilles ou en Méditerranée ? Partir skier en hiver dans les Alpes, dans les montagnes Rocheuses ou dans le Caucase ? Partir pour les vacances d’été vers la mer Méditerranée, skier en Argentine ou en Nouvelle-Zélande, faire un trekking au Népal, visiter les villes espagnoles, allemandes ou françaises ? Ne pas partir en été, mais en avril et en octobre ? On manque certes d’études scientifiques sur cet aspect, mais tous ces arbitrages individuels s’écartent de la façon dont le modèle « fordiste » du tourisme appréhendait la question [Cuvelier, 1998]. En second lieu, accueillir les touristes du Monde entier confère une qualité nouvelle aux lieux touristiques : celle d’être mondiaux. Le concept de lieu touristique est défini ici comme une synthèse entre endroit et qualités d’espace dont la caractéristique est d’être pratiqué par des touristes. Cette définition a pour inconvénient d’être tellement englobante qu’elle permet à peine de distinguer lieux touristiques et non touristiques. En revanche, elle a pour avantage de désigner l’élément central : 1) la présence effective

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des touristes est plus importante que l’existence d’infrastructures ; 2) même là où le tourisme n’est pas dominant, on peut parler de lieux touristiques, notamment pour les villes ; 3) le lieu touristique est défini comme « espace habité » où de multiples éléments s’associent à un endroit donné. La recherche n’a pas encore réussi à distinguer sans trop de contradictions logiques ou empiriques différentes qualités de lieux touristiques. On retiendra cependant les appellations suivantes [Knafou et al., 1997 ; Équipe MIT, 2002 ; Stock et al., 2003 ; Équipe MIT, 2005] : site touristique, comptoir touristique, station touristique, station à fonctions urbaines, ville-station, ville touristique, ville touristifiée, ville d’étape, village touristique, recreational community, district touristique, spot touristique, métropole touristique. Cette liste n’est pas exhaustive. Ainsi, peut-on trouver des stations touristiques mondiales, dont les touristes proviendraient de tous

les pays émetteurs de tourisme « international », à l’instar des global cities dont l’une des caractéristiques est d’accueillir les personnes du Monde entier. Il n’existe pas d’études scientifiques sur cet aspect, mais on peut pointer les lieux suivants comme investis de touristes mondiaux : Zermatt, Saint-Moritz, Chamonix, Cannes, Bali, Saint-Tropez, Davos. On les appelle des global tourist resorts pour marquer leur mondialité. Par hypothèse, on peut identifier les stations mondiales de la façon suivante : 1) il s’agit de stations touristiques ; 2) leur nom est connu dans le Monde entier, leur réputation est mondiale, ce sont des lieux emblématiques ; 3) les touristes viennent de l’Archipel mégapolitain mondial, et les populations nouvellement arrivées dans le tourisme s’y rendent en premier. Il est ainsi possible d’utiliser le nombre de liens Internet indiqués sur un moteur de recherche tel que Google, et de comparer les résultats aux villes les plus mondialisantes15.

Tableau 3 Nombre de hits sur Google.com (en millions de hits) Métropole mondialisante

Métropole mondialisée

Global tourist resort

New York : 2 320

Berlin : 376

Las Vegas : 280

London : 910

Atlanta : 348

Bali : 44,9

Paris : 678

Miami : 324

Cannes : 41,1

Los Angeles : 547

Madrid : 203

Cancun : 33,1

Tokyo : 261

Geneva : 155

Acapulco : 21,8

Hong Kong : 470

Frankfurt : 140

Davos : 10,4

Bangkok : 78,4

Saint-Tropez : 8,59

Shanghai : 78

Saint-Moritz : 6,87

Heidelberg : 69,8

Chamonix : 6,54

Rio de Janeiro : 56

Bora Bora : 4,72

Bangalore : 40,3

Garmisch-Partenkirchen : 3,7

Nairobi : 28,2 Sources : Enquête réalisée le 2 août 200616.

Notes 15 Bien que sujet à des biais, notamment par la dominance états-unienne sur Internet. 16 Les toponymes ont été « anglicisés » afin d’avoir des comparaisons relativement plus fiables : « London » et non pas « Londres », « Frankfurt » et non pas « Francfort », etc.

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Échelles et métriques de la mondialité

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Outre les global tourist resorts, on peut relever ce qu’on pourrait appeler les global tourist spots (surf, golf, pèche, plongée, etc.). On désigne ici par spot un type de lieu (touristique) dont le fonctionnement réside dans la mise en valeur d’une seule qualité de l’endroit, avec une urbanité éphémère ou « cyclique », sans fixation localisée prononcée de capital ou de bâti. Pas ou peu de résidents, pas ou peu d’hébergements, pas ou peu de fonctions urbaines diversifiées. Il s’agit de lieux touristiques connus de communautés d’intérêt spécifiques, qui se réunissent autour d’une pratique pointue (voir infra). Le surf nécessite une certaine qualité de vagues, les spots les plus connus sont choisis par rapport à ce critère : c’est le cas de Hawaii, Tahiti, Tarifa, Biarritz pour n’en citer que quelques-uns17. De la même manière, la pêche et le golf ont développé des lieux emblématiques18. Et ces spots connus de toute la communauté d’intérêt sont pratiqués à l’occasion de vacances par des individus venus du Monde entier. Là aussi, on manque d’études scientifiques approfondies. Un autre type de lieux touristiques, que l’on désigne communément par « villes mondiales », est intéressant à prendre en compte. Elles sont mondiales non seulement par la dominance d’activités d’organisation et de finance, mais aussi par le tourisme (Paris, New York, Londres, Rome). Certaines d’entre elles ne sont pas mondiales à cause du tourisme (Tokyo, Atlanta). D’autres (Dubai, Venise, Miami, Heidelberg, Rio de Janeiro, Shanghai) s’appuient d’abord sur le tourisme. L’appellation « ville mondiale » – les langues anglaise et allemande distinguent respectivement global city et world city, globale Stadt et Weltstadt – reste ainsi trompeuse, car elle n’indique pas quelles modalités de mondialité sont prises en compte (chapitres 1, 7, 15). La plupart du temps, il s’agit de la finance [Taylor, 2004], mais plus récemment, les transports aériens dessinent une nouvelle hiérarchie des villes les plus mondialisées [Derudder et Witlox, 2005]19. La contribution différentielle du tourisme à l’urbanité des villes les plus

mondialisantes fait aussi émerger une culture commune entre touristes concernant quelques lieux singuliers, comme Paris, New York, Londres, Rome. Face à la difficulté de penser la mondialisation du tourisme, certains tentent, par un regard sur le passé, de gommer les spécificités des phénomènes en cours. « En un sens, le tourisme a toujours été mondial car, durant tout le siècle dernier et auparavant, une part significative des touristes visitant de nombreux endroits, et notamment les capitales européennes, venaient de l’étranger20» [Seaton et Alford, 2001, p. 100]. Certes, mais abroad ne signifie pas « mondial ». Il est néanmoins vrai que, dès les années 1920, certaines stations touristiques – telles que Garmisch-Partenkirchen dans les Alpes bavaroises – avaient une « aire d’influence » mondiale car les touristes provenaient des pays les plus développées de l’époque : Europe, Amérique du Nord, Amérique du Sud. Cette mondialité restreinte – celle de la troisième poussée de mondialisation – est cependant très différente de celle mise en place lors de la sixième poussée de mondialisation.

Normes à l’échelle mondiale pour le tourisme Le tourisme est un système mondial, car les acteurs agissent à l’échelle mondiale, c’est-à-dire que le référentiel des décisions constitue le niveau d’échelle mondial. Cela concerne aussi les institutions qui tentent de réguler une partie des transactions capitalistiques, politiques, sociales, et notamment ce qu’il est convenu d’appeler le « système des Nations unies ». Plusieurs éléments étayent l’argument d’une mondialité du tourisme par les acteurs, normes, règles et discours. D’abord, plusieurs acteurs, liés ou non au « système de l’ONU » (Banque mondiale, Unesco, OMC, OMT, ISO, organisations non gouvernementales, etc.) interviennent plus ou moins efficacement dans le domaine du tourisme. La mondialité du tourisme a fait émerger des acteurs qui tentent de coordonner et de réguler les pratiques

Notes 17 Voir les sites Internet http://www.surfing-waves.com ; http://www.surfeuropemag.com ; http://www.boardfolio.com. 18 http://www.wheretofish.com ; http://www.fishinginternational.com ; http://www.worldgolf.com ; http://www.where2golf.com. 19 Ce dernier oublie juste la dimension touristique, et élimine tous les lieux trop concernés par le tourisme tels que Palma de Mallorca (dont l’aéroport traite quinze millions de passagers internationaux en 2005, en grande majorité des Européens) ou Hurgada en Égypte, traitant plus de passagers internationaux que les principales villes états-uniennes. 20 Traduction de l’auteur.

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Carte 4 Les grands aéroports internationaux de passagers

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Nombre de passagers internationaux en 2005 (exprimé en millions) 117 40 Conception : Mathis Stock Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel

de tous les acteurs impliqués dans le système « tourisme », qu’il s’agisse des touristes, des hébergeurs, des agences de voyages, des États ou des transporteurs. Il existe des « codes du tourisme » ayant force de loi au niveau local (par exemple, City of Amin aux Philippines) et national (Code du tourisme français ou autrichien), européen (Code du tourisme21). Des prescriptions existent également au niveau mondial, comme le Code mondial d’éthique du tourisme (2001) ou le Bill of Rights and Code for

10 Source : Airport Council International

Tourism (1985) qui ont été édictés par l’Organisation mondiale du tourisme. En outre, l’OMT a mis en place des normes mondiales pour la mesure du phénomène « tourisme », devenues le standard pour les organisations nationales des statistiques, la reconnaissance « officielle » du phénomène de l’ONU et de nombreuses agences intergouvernementales ainsi que des scientifiques. Car, il n’existe pas, à l’heure actuelle, d’autre moyen pour disposer d’une base de données cohérente22.

Notes 21 « Code du tourisme » : le code du tourisme prévoit en effet que « la responsabilité de plein droit de l’agent de voyages n’est pas applicable aux titres de transport aérien ou à d’autres titres de transport sur ligne régulière ». 22 Une exception constitue le travail de Tol et al. [2005] qui tente d’incorporer dans une base de données tous les pays, tandis que les données de l’OMT ne concernent qu’une centaine sur les 220 existants, et donnent les chiffres du tourisme domestique par pays, ce que ne fait pas l’OMT. Cependant, cette base de données pose problème, car de nombreuses données ne sont pas empiriquement relevées, mais construites à partir d’un modèle et/ou par interpolation avec des résultats d’autres années, etc.

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Échelles et métriques de la mondialité

ENCADRÉ 1. LE SYSTÈME DE L’ONU

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Le Système des Nations unies Organes principaux Conseil de tutelle

Conseil de sécurité

Organes subsidiaires Comité d’état-major Comités permanents et organes ad hoc Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie Tribunal pénal international pour le Rwanda

Organes subsidiaires

Commission de contrôle, de vérification et d’inspection des Nations unies (Irak)

Grandes commissions

Commission d’indemnisation des Nations unies

Autres comités de session

Missions et opérations de maintien de la paix

sur le commerce et le développement

PNUD Programme des Nations unies ment des Nations unies pour la femme

PNUCID1 Programme des Nations unies

VNU Volontaires des Nations unies FENU Fonds d’équipement des

pour le contrôle internationale des drogues l’environnement l’enfance

Autres organes subsidiaires

Commission de consolidation de la paix des Nations unies

UNIFEM Fonds de développe-

(CNUCED/OMC)

UNICEF Fonds des Nations unies pour

Comités permanents et organes ad hoc

pour le développement

CCI Centre du commerce international

PNUE Programme des Nations unies pour

Le Conseil des droits de l’homme

Organe consultatif subsidiaire

Programmes et fonds CNUCED Conférence des Nations unies

Assemblée générale

Nations unies

FNUAP Fonds des Nations unies pour la population

HCR Haut Commissariat des Nations unies

PAM Programme alimentaire mondial UNRWA2 Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient

ONU-HABITAT Programme des Nations unies pour les établissements humains (PNUEH)

pour les réfugiés

Instituts de recherche et de formation UNICRI Institut interrégional de recherche des Nations unies sur la criminalité et la justice

UNITAR Institut des Nations unies pour

UNRISD Institut de recherche des Nations unies pour le développement social

UNIDIR2 Institut des Nations unies pour

INSTRAW Institut international de recherche de formation pour la promotion de la femme

la recherche sur le désarmement

la formation et la recherche

Autres organismes de l’ONU HCDH Haut Commissariat aux droits de l’homme

UNOPS Bureau des Nations unies pour

UNU Université des Nations unies ECSNU École des cadres du système des

ONUSIDA Programme commun des Nations unies sur le VIH/sida

Nations unies

les services d’appui aux projets

Autres fonds d’affectation de l’ONU 7 FNUPI Fonds des Nations unies pour les partenariats

FNUD Fonds des Nations unies pour la démocratie

internationaux NOTE : Les lignes pleines à partir des organes principaux indiquent un rapport direct; les lignes pointillées indiquent un rapport non subsidiaire. 1 Fait partie de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime. 2 Fait uniquement rapport à l’Assemblée générale. 3 Le Bureau de la déontologie et le Bureau de l’Ombudsman de l’ONU font rapport

directement au secrétaire général. 4 Fait rapport au Conseil de sécurité et à l’Assemblée.

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5 Fait rapport à l’Assemblée. 6 Organisations autonomes qui travaillent avec l’ONU et qui coopèrent entre elles dans

le cadre du Conseil économique et sociale au niveau intergouvernemental et du Conseil des chefs de secrétariat pour la coordination au niveau intersecrétariat. 7 Le FNUPI est un fonds d’affectation spéciale autonome qui opère sous la direction

du vice-secrétaire général de l’ONU. Le Conseil consultatif du FNUD recommande des propositions de financement de projets au secrétaire général pour approbation.

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Conseil économique et social Commissions techniques Commission : des stupéfiants pour la prévention du crime et la justice pénale de la science et de la technique au service du développement de la condition de la femme de la population et du développement du développement durable du développement social de statistique

Commissions régionales Commission économique pour l’Afrique (CEA) Commission économique pour l’Europe (CEE) Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) Commission économique et sociale pour l’Asie et le Pacifique (CESAP) Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAQ)

Autres organes

Cour internationale de Justice Institutions spécialisées6 OIT Organisation internationale du travail

FAO Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture

UNESCO Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture

OMS Organisation mondiale de la santé

Groupe de la Banque mondiale BIRD Banque internationale pour la reconstruction et le développement AID Association internationale de développement SFI Société financière internationale AMGI Agence multilatérale de garantie des investissements CIRDI Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements

FMI Fonds monétaire international OACI Organisation de l’aviation civile internationale

Instance permanente sur les questions autochtones

OMI Organisation maritime

Forum des Nations unies sur les forêts

UIT Union internationale des

Comités de session et comités permanents Organes d’experts, ad hoc et apparentés

internationale

UPU Union postale universelle OMM Organisation météorologique

Organisations apparentées

OMPI Organisation mondiale

OMC Organisation mondiale du

de la propriété intellectuelle

AIEA4 Agence internationale de l’énergie atomique

OTICE COM. PRÉP5 Commission préparatoire de l’organisation du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires

Départements et bureaux Cabinet du secrétaire général 3 Bureau des services de contrôle interne Bureau des affaires juridiques Département des affaires politiques Département des affaires de désarmement Département des opérations de maintien de la paix Bureau de coordination des affaires humanitaires Département des affaires économiques et sociales Département de l’Assemblée générale et de la gestion des conférences Département de l’information Département de la gestion Bureau du haut représentant pour les pays les moins avancés, les pays en développement sans littoral et les petits États insulaires en développement Département de la sûreté et de la sécurité Office des Nations unies contre la drogue et le crime

ab

télécommunications

mondiale

commerce

Secrétariat

FIDA Fonds international

ONUG Office des Nations unies à Genève

ONUV Office des Nations unies à Vienne

ONUN Office des Nations unies à Nairobi

de développement agricole

ONUDI Organisation des Nations unies pour le développement industriel

OMT Organisation mondiale du tourisme

Publié par les Nations unies Département de l’information 06-39572—Août 2006—10 000—DPI/2431

OIAC5 Organisation pour l’interdiction des armes chimiques

Sources : ONU (http://www.un.org/french/aboutun/organigramme.html)

155

Échelles et métriques de la mondialité

ENCADRÉ 2. CODE MONDIAL D’ÉTHIQUE DU TOURISME Article 1 : Contribution du tourisme à la compréhension et au respect mutuels entre hommes et sociétés Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

1. La compréhension et la promotion des valeurs éthiques communes à l’humanité, dans un esprit de tolérance et de respect de la diversité des croyances religieuses, philosophiques et morales, sont à la fois le fondement et la conséquence d’un tourisme responsable ; les acteurs du développement touristique et les touristes eux-mêmes se doivent de porter attention aux traditions ou pratiques sociales et culturelles de tous les peuples, y compris celles des minorités et des populations autochtones, et de reconnaître leur richesse. 2. Les activités touristiques doivent être conduites en harmonie avec les spécificités et traditions des régions et pays d’accueil, et dans l’observation de leurs lois, us et coutumes. 3. Les communautés d’accueil, d’une part, et les acteurs professionnels locaux, d’autre part, doivent apprendre à connaître et à respecter les touristes qui les visitent, et à s’informer sur leurs modes de vie, leurs goûts et leurs attentes ; l’éducation et la formation qui sont délivrées aux professionnels contribuent à un accueil hospitalier. 4. Les autorités publiques ont pour mission d’assurer la protection des touristes et visiteurs, et de leurs biens ; elles doivent porter une attention spéciale à la sécurité des touristes étrangers, en raison de la vulnérabilité particulière qui

Selon l’OMT, quatre objectifs structurent leur action en matière de statistiques : 1) « assurer la comparabilité internationale des statistiques du tourisme » ; 2) « parvenir à rassembler un nombre suffisant de données fiables concernant aussi bien les activités des visiteurs que les secteurs qui produisent les biens et services dont ils ont besoin » ; 3) « assurer la légitimité et la crédibilité des exercices d’application du compte satellite du tourisme (CST) et protéger la marque CST » ; 4) « appuyer l’analyse de la demande touristique ainsi que la conception et l’application des politiques élaborées par les différents acteurs du secteur touristique23 ». On est donc autant dans un souci de fiabilité et de comparabilité que dans un souci de normativité : « Un système

Notes 23 OMT, 2006, http://www.unwto.org/statistics/index.htm 24 Ibid.

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peut être la leur ; elles facilitent la mise en place de moyens d’information, de prévention, de protection, d’assurance et d’assistance spécifiques, correspondants à leurs besoins ; les attentats, agressions, enlèvements ou menaces visant les touristes ou les travailleurs de l’industrie touristique, de même que les destructions volontaires d’installations touristiques ou d’éléments du patrimoine culturel ou naturel, doivent être sévèrement condamnés et réprimés conformément à leurs législations nationales respectives. 5. Les touristes et visiteurs doivent se garder, à l’occasion de leurs déplacements, de tout acte criminel ou considéré comme délictueux au regard des lois du pays visité, et de tout comportement ressenti comme choquant ou blessant par les populations locales, ou encore susceptible de porter atteinte à l’environnement local ; ils s’abstiennent de tout trafic de drogue, d’armes, d’antiquités, d’espèces protégées, ainsi que de produits et substances dangereux ou prohibés par les réglementations nationales. 6. Les touristes et visiteurs ont la responsabilité de chercher à s’informer, avant même leur départ, sur les caractéristiques des pays qu’ils s’apprêtent à visiter ; ils doivent avoir conscience des risques en matière de santé et de sécurité inhérents à tout déplacement hors de leur environnement habituel, et se comporter de manière à minimiser ces risques. Sources : OMT (http://www.unwto.org/code_ethics/fr/1.htm)

de statistiques du tourisme (SST) comme partie du système général des statistiques, dont le but est de fournir à l’utilisateur des informations statistiques fiables, cohérentes et adaptées, de la structure et de l’évolution socio-économiques du phénomène touristique et qui peut à son tour s’intégrer de même que toutes les autres statistiques économiques et sociales, aux différents niveaux territoriaux (infranational, national et international)24. » L’OMT intervient aussi dans la prescription de best practices – terme renvoyant au marketing – en termes de « tourisme culturel », « tourisme durable », etc. Cette intervention a lieu au niveau du discours comme dans les faits. Dimitrios Buhalis [1996] décrit ainsi comment l’OMT a organisé un séminaire

Il Mondo è mobile

ENCADRÉ 3. PRODUCTION DE DISCOURS NORMATIFS PAR L’OMT

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1925 : Congrès international des associations officielles de trafic touristique, La Haye (Pays-Bas).

nécessité et droit universel et la liberté de voyager, et qui donne des idées directrices de leur mise en œuvre.

1934 : Création à La Haye (Pays-Bas) de l’Union internationale des organismes officiels de propagande touristique (UIOOPT).

1985 : Adoption de la Charte du tourisme et du Code du touriste qui donnent le cadre des règles en matière de tourisme, et fournissent des droits de créance et de protection aux touristes et aux populations d’accueil.

1947 : Transformation de l’UIOOPT en Union internationale des organismes officiels de tourisme (UIOOT). 1970 : À Mexico, adoption par une Assemblée générale extraordinaire de l’UIOOT des statuts de l’Organisation mondiale du tourisme. 1975 : Première session de l’Assemblée générale de l’OMT à Madrid (Espagne). Mise en route officielle de l’OMT. 1979 : Création de la Journée mondiale du tourisme, qui sera célébrée tous les ans, le 27 septembre. 1980 : Adoption de la déclaration de Manille sur le tourisme mondial qui reconnaît le tourisme comme activité économique essentielle ainsi que le droit au loisir et aux vacances et la liberté de voyager touristiquement, et qui enjoint les États de mettre en place les politiques appropriées. 1982 : Adoption du document d’Acapulco qui approfondit la déclaration de Manille en reconnaissant le tourisme comme

à Yamoussoukro, afin de mettre en œuvre les global distribution systems en Afrique, avec la présence d’entrepreneurs, ministres du tourisme, chercheurs et étudiants. De son côté, l’Unesco, à travers le programme du « patrimoine mondial de l’humanité », procède à un classement de sites, transformant ceuxci en lieux touristiques par le truchement du marquage. Labelliser un lieu comme patrimoine mondial classé par l’Unesco revient à donner une importance particulière à un site qui, sans ce marquage, ne serait pas considéré comme digne d’intérêt. C’est précisément le modèle de mise en tourisme de MacCannell [1999] – fondé sur le lien entre signe, désignation et production de sens, qui permet de comprendre le lien entre patrimonialisation et touristification.

Techniques et technologies spatiales Plusieurs types de technologies spatiales contribuent à la mondialité du tourisme. Le concept de « technologie spatiale » est ici défini comme l’ensemble d’éléments de médiation, conçu par des « ingénieurs » et

1989 : Adoption de la déclaration de La Haye sur le tourisme avec des principes de base concernant la liberté de mouvement, le développement, etc. 1996 : Adoption de la déclaration de Bali sur le tourisme. 1999 : Adoption du Code mondial d’éthique du tourisme. 2002 : Adoption de la déclaration de Panama. 2002 : Premier sommet mondial de l’écotourisme. Adoption de la déclaration de Québec sur l’écotourisme. 2005 : Adoption de la déclaration de Mascate sur l’architecture et le tourisme durable. Sources : OMT (http://www.unwto.org/aboutwto/his/en/his.php?op=5)

vécu par les habitants, qui vise à résoudre des problèmes d’espace, qu’il s’agisse de la distance, de l’accès, de l’altérité, etc. En effet, si la technique peut être définie comme « médiation entre intention et action, qu’elle porte sur l’idéel ou le matériel » [Lévy, 2003d, article « Technique », p. 893], la technologie s’avère un discours sur la technique [Foucault, 2001 ; Lévy, 2003d, ibid.]. Deuxième aspect également intéressant à considérer : non seulement l’espace est maîtrisé par les techniques, mais il peut aussi être mobilisé comme technique. Ainsi, si « l’espace est maîtrisé par des techniques, l’espace est un ensemble de techniques » [Lévy, 2003d, ibid.]. Par exemple, le transport aérien, les hôtels ou clubs de vacances standardisés et dont l’accès est contrôlé, les stations touristiques, ainsi que les passeports permettant de franchir les frontières et les moyens de paiement (devises ou électronique). On peut évoquer ici trois technologies spatiales, le transport aérien – qui contribue à rendre accessible les lieux lointains –, le computer reservation system (CRS) devenu global distribution system (GDS)

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Échelles et métriques de la mondialité

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permettant l’accès à de nouveaux marchés, et enfin l’hôtellerie standardisée qui, loin de créer des « nonlieux » [Augé, 1992], peuvent être compris comme technologies spatiales visant à atténuer le choc de l’altérité pour les touristes et permettant aux touristes d’aller ailleurs. La mondialisation contribue-t-elle à faire émerger un type unique de touriste, un « touriste mondial » ou une culture mondiale en termes de tourisme, c’est-àdire des touristes dont les préférences sont convergentes et partagées mondialement ? Cela signifierait que les différences dites « culturelles » en termes de pratiques touristiques s’atténueraient, et que les touristes, quelle que soit leur provenance, auraient des pratiques semblables. On peut en effet soulever l’hypothèse, selon laquelle l’existence de métropoles mondialisées dans lesquelles certains salariés et entrepreneurs développent des modes d’habiter semblables – malgré les différences culturelles d’origine –, peut avoir pour corollaire des pratiques touristiques semblables. Cette « acculturation » peut s’observer dans la façon dont on réside – développement de la suburbia autour des métropoles mondiales,

développement des gated communities, succès des lofts –, dont on se déplace – automobile pour les périurbains, transports publics pour les citadins. On pourrait s’attendre à des choix comparables en termes de pratiques touristiques. La diffusion de la pratique de la glisse sur neige – inventée en Europe vers 1880 avec le « ski alpin », développé aux États-Unis dans les années 1970 avec le snowboard –, est un indice qui étaye cette affirmation. Il existe aujourd’hui des stations de ski sur tous les continents et un grand nombre de pays25. On peut aussi évoquer la baignade et la plage – inventées comme pratique touristique au début du xixe siècle, après avoir existé comme pratique thérapeutique. Enfin, on peut faire l’hypothèse de valeurs touristiques communes dont le référent constitue un lieu. Paris, capitale de l’État-nation « France », mais « capitale mondiale du tourisme » pour le marketing, est sans doute un cas emblématique de ce qu’une culture touristique mondiale peut inventer et des désirs qui peuvent être suscités. Mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une culture touristique mondiale devient désormais un programme de travail crédible.

Notes 25 Amérique du Nord : Canada, États-Unis ; Amérique du Sud : Chili, Argentine ; Asie : Japon, Chine, Corée du Sud ; Océanie : Nouvelle-Zélande ; Australie : Europe : France, Espagne, Italie, Suisse, Autriche, Allemagne, Slovénie, République tchèque, Pologne, Roumanie, Ukraine ; Afrique : Maroc, Lesotho.

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Chap

Chapitre 7

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La mondialisation de l’urbain

«Il me semble que tu reconnais mieux les villes sur l’Atlas qu’en les visitant en personne, dit à Marco l’empereur, refermant le livre tout à coup. Et Polo : en voyageant on s’aperçoit que les différences se perdent : chaque ville en arrive à ressembler à toutes les villes, les lieux les plus divers échangent formes, ordres, distances ; une informe poussière envahit les continents. Ton atlas garde intactes ces différences : cet assortiment de qualités qui sont comme les lettres d’un nom. » Italo Calvino, 19741.

N

i le Monde ni la mondialisation ne se sont imposés aux villes : ils sont les résultats de divers processus, de la circulation de systèmes d’idées, de jeux d’acteurs qui y ont pris pour une très large mesure naissance. Mais, si les villes et les sociétés ont contribué à faire émerger la mondialisation comme phénomène, elles se voient aussi affectées en retour par ses nouvelles réalités. Il importe alors de considérer non seulement les métamorphoses des cadres matériels, des paysages et morphologies de la ville mondialisée, mais plus largement, de se doter d’instruments visant à élucider les transformations fondamentales intervenues dans les modes d’organisation des sociétés qu’elles représentent sur une période récente. L’enjeu n’est pas ici de disposer d’une histoire de l’urbanisation du Monde. Il est de proposer des instruments d’analyse permettant une lecture urbaine du Monde.

UN MONDE INTÉGRALEMENT URBAIN MAIS PLURIEL Pour quelles raisons faudrait-il aujourd’hui lire autrement le Monde par les villes ? Il est courant d’entendre dire que la mondialisation aurait des « effets » sur les villes contribuant à leur homogénéisation, par exemple, ou bien que ce seraient les villes qui auraient participé dans une très large mesure à la mise en place de la mondialisation. En réalité, aucune de ces propositions n’est satisfaisante, parce que toutes deux maintiennent une profonde dissociation entre le phénomène urbain et celui de la mondialisation, amenant à les considérer comme deux réalités chronologiquement autonomes et distinctes, puis étroitement liées. Cette erreur tient à la persistante représentation de la ville comme cadre matériel

Notes 1

Cité dans Italo Calvino, Les Villes invisibles, Paris, Seuil, 1974, p. 132.

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Échelles et métriques de la mondialité

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et accessoirement comme forme et organisation sociales, comme problème et réponse de sociétés à la question de la distance [Lévy, 1994]. Le Monde est aujourd’hui dans sa quasi-totalité intégralement urbain. Mais il n’est pas pour autant une grande ville. Si les transitions et déplacements d’une ville à l’autre n’ont jamais été aussi nombreux, les mobilités entre espaces urbains aussi généralisées (voir chapitre 5), c’est parce qu’ailleurs, même par Internet (voir chapitre 7), n’est pas encore totalement ici. Les choses ont toutefois bien changé, notamment parce que la ville n’existe plus ni comme une sorte d’envers de la campagne ni comme une forme relativement autonome et homogène, organisée et « cohésive »2. Deux grandes tendances mondiales apparaissent alors, très paradoxales et contradictoires : celle, d’abord, d’une dispersion et d’une diffusion généralisée de l’urbain dont il faut évaluer sérieusement ce qu’elle implique en termes de ressemblance et de différenciation, et celle, tout aussi généralisée, qu’est la métropolisation.

MÉTROPOLISATION : LA FRACTURE URBAINE DE LA MONDIALISATION ?

Si le modèle d’une ville nettement délimitée fonctionnellement et matériellement est maintenant achevé dans l’ensemble du Monde, c’est aussi pour des raisons d’ordre interne. Le modèle de la ville cohésive explose en effet au profit de formes de « feuilletage » de ses espaces. Ce système de feuilletage ne résulte pas d’une « fracture par la mondialisation ». Il est en lui-même « mondialisation » de la ville, c’est-à-dire addition sur une échelle urbaine locale de nouvelles logiques dans lesquelles ces espaces prennent sens, celle du Monde. Deux lectures opposées se sont imposées. Les premières insistent sur la fragmentation et l’antagonisme frontal des morceaux, nostalgiques des villes cohésives, autonomes. Les autres insistent sur la logique d’un Monde urbain en réseau, signant l’avènement d’une hyperville [Ascher et Lefebvre, 2000]. Dans ce monde, individus, institutions, groupes sociaux et économiques assurent déconnexions et reconnexions des espaces et des villes entre elles

suivant les exigences et opportunités. Les morceaux de vieilles villes jouent le rôle de fragments d’hypertextes toujours prêts à être dissociés et réassociés par des choix de connexion individuels ou collectifs. À l’origine de cette logique de dissociation se situe notamment la métropolisation caractérisée par un double mouvement mondialisé de concentration et de dispersion. Elle doit être lue à deux niveaux. Premier niveau, les pays du Monde. Dans ce cas, la métropolisation renvoie à une concentration des activités et des personnes autour de grands pôles urbains qui intervient en même temps qu’une dispersion des espaces habités. Chaque nouveau recensement de l’Insee en France insiste sur un fait tendant à se généraliser dans le Monde : le phénomène de peuplement massif des littoraux (une des dimensions de la périurbanisation) et le fait que la population se concentre de plus en plus dans les grandes agglomérations qui concentrent elles-mêmes activités et fonctions dominantes au détriment d’espaces périphériques ou de villes de moyenne envergure. C’est le paradoxe de l’étalement urbain. Second niveau : le Monde. La concentrationdispersion est dans ce cas le propre même des global cities (voir infra), traductions urbaines d’une économie qui achève de changer d’échelle. Elle voit se renforcer le poids des villes par leurs concentrations, contrairement aux prophéties des partisans ou détracteurs de la révolution numérique qui en prédisaient la mort. Voilà donc une dimension mondiale du phénomène de métropolisation, qui s’additionne à la précédente, d’où la grande complexité de la lecture des édifices urbains contemporains. La déclinaison mondialisée de ce double mouvement est productrice d’écarts, de marges, de dissociations qui se déploient et localisent à toutes les échelles. Mais elle porte aussi des réagrégations, productrices de nouvelles logiques urbaines mondiales. Les zones aéroportuaires sont plus productrices de liens étroits entre les différents quartiers d’affaires des villes mondiales qu’avec leurs immédiates périphéries. Schématiquement, en concentrant les activités de services et les réseaux de télécommunications à haut débit, les secteurs bancaires de Zürich et Berne

Notes 2

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Sur l’achèvement de la différence ville/campagne et ses recompositions, voir Dumont et d’Alessandro [2007].

La mondialisation de l’urbain

(Suisse) se désagrègent de leurs espaces immédiatement proches et faiblement denses pour se réagréger avec ceux de Londres et de São Paulo. Tout bouge, donc, dans les villes qui sont à la fois travaillées par ce changement d’échelle, tout en y contribuant. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

NOUVELLES RESSEMBLANCES, NOUVELLES DIFFÉRENCES ENTRE LES ESPACES URBAINS

Le foisonnement des processus de qualification à travers lesquels s’élaborent les grandes différenciations, mais aussi d’homogénéisation des espaces urbains mondialisés est tel, qu’il importe de bien en clarifier certaines grandes tendances, avant d’aborder la production des grands modèles urbains mondiaux auxquels ils contribuent. Si les trois critères d’analyse évoqués offrent des instruments de mesure scientifique pour approcher la production de la dimension urbaine du Monde, quelles sont les mécaniques à l’origine de ses différenciations ? Il faut avant tout distinguer très nettement les deux sens de ce terme, d’une part, de processus et de pratique et, d’autre part, de propriété et de résultat. La différenciation comme processus et pratique renvoie à toutes les activités stratégiques par lesquelles des acteurs individuels ou collectifs visent à « différencier », créer de la distinction entre eux et les autres, entre des objets ; dans ce cas, il importe moins de vérifier la véracité de la différence que d’insister sur cette activité et ses effets, sur les critères qu’elle mobilise. La différenciation comme propriété et comme résultat renvoie quant à elle aux conséquences objectivement mesurables de telles pratiques visant à caractériser la qualité des espaces urbains du Monde, que ces pratiques soient ou non explicites. Nous examinerons donc ici deux grands nouveaux opérateurs contemporains de différenciation. D’autres opérateurs fondamentaux sont abordés ailleurs dans l’ouvrage, tels que les événements culturels, sportifs, touristiques ou autres (voir chapitre 5). Le choix des villes pour les Jeux olympiques est l’exemple caractérisé d’une tentative de production de différenciation sur la logique de l’événement, considérable dans ses implications tant sur le réagencement de la

structure d’une offre urbaine qu’au niveau même de son modèle de développement. L’analyse de la géographie du Monde urbain par le seul prisme de l’économie est indispensable : elle permet d’identifier les nouveaux lieux, centres urbains et périphéries qui en dépendent ou décrochent de ce système. Mais elle doit également intégrer d’autres acteurs tout aussi puissants, malgré parfois leur caractère en apparence peu sérieux, tels les individus ou les rankings.

ACTE I – LES RANKINGS : LA VILLE, OUI, MAIS AU REGARD DU MONDE Classements, hiérarchisations, rankings se multiplient et, à travers eux, de nouvelles formes mondiales de distinction urbaine. Tout en étant au fond très similaires par leur offre d’urbanité, des villes moyennes aussi éloignées que celles de Neuchâtel (Suisse), Sienne en Italie ou Cologne (Allemagne) ne resteront pas moins persuadées de leurs profondes différences, et la travailleront dans le cadre de leurs politiques économiques, sociales, culturelles, territoriales. L’exemple du classement du Mercer Human Ressource Consulting3 illustre l’émergence de cette nouvelle catégorie d’acteurs, les rankers et consultants qui, au-delà du fait de constituer un champ économique international conséquent, s’invitent aux tables de la production politique des configurations urbaines dans le Monde. Malgré l’opacité de leur élaboration ou leur côté farfelus, il ne faut pas mésestimer les critères engagés par ces récits : ils fournissent des informations sur les ressorts fondamentaux de la production des spécificités des espaces urbains mondialisés. Première caractéristique : nombre de villes considérant comme peu crédible leur tentative de « jeu dans la cour des grandes » misent davantage sur la carte de leur dimension socio-environnementale [Dumont, 2005], après avoir joué celle de leur capacité à se connecter aux réseaux de circulation transrégionaux et mondiaux, contribuant ainsi à recréer les systèmes de hiérarchie urbaine. Il est impensable de voir une ville telle que New York, Londres ou Sydney insister sur son « cadre de vie tranquille », mais extrêmement courant de le retrouver dans les argumentaires

Notes 3

http://www.mercerhr.com/

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Échelles et métriques de la mondialité

ENCADRÉ 1. UNE MONDIALISATION DES POLITIQUES URBAINES

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Au mois de novembre 2006, l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur publiait un numéro consacré au « Palmarès des villes dans lesquelles il fait bon vivre », un dossier parmi ceux qui inlassablement classent et déclassent les villes. D’emblée, la couverture incite à sourire, jouant en toute bonne stratégie marketing sur le caractère partiellement invérifiable parce qu’imprécis des « qualités urbaines » des villes comparées. Il faut pourtant prendre au sérieux ces classements. D’abord parce qu’ils témoignent de la vivacité des compétitions interurbaines et de la lutte désespérée engagée par des institutions locales pour hisser leurs villes dans ces classements. Ne pas être classé, c’est ne pas exister : vrai ou faux, avec des critères obscurs ou transparents, amusants ou sérieux, voilà un premier effet des plus concrets. Ensuite, ces classements internationaux, publicités sur bus, etc. n’auraient aucune importance… si on ne les retrouvait à leur tour cités dans les politiques, qu’elles soient locales ou nationales. Ainsi, la publication des rankings sur le coût de la vie dans les villes, indiquant notamment que Genève était la ville la plus chère en Europe avec Londres (voir infra), a pu être décisive dans

convoqués tant par les classements que par les institutions elles-mêmes, pour des villes d’ampleur inférieure qui dépendent de ces grandes villes et qui privilégient ce registre. On se situe là au cœur de processus de différenciation qui pourraient être considérés comme purement rhétoriques, de l’ordre de la publicité, et qui pourtant expliquent également de manière tout aussi probante l’accélération de processus de disqualification d’ensembles urbains. Le système des rankings dépasse désormais le seul cadre des politiques territoriales. L’étude publiée en 2006 par le groupe bancaire UBS sur les prix et les salaires proposait ainsi un éclairage à l’échelle internationale du pouvoir d’achat dans soixante et onze villes comparées à partir des salaires moyens et du coût constaté de la vie. Au-delà du fait qu’il suscite nombre de réactions de la part des institutions urbaines concernées, ce type d’études généralistes et à l’opacité des critères très approximatifs, n’en soulève pas moins plusieurs problèmes scientifiques, mais qui restent assez secondaires au regard de leurs effets sur la nouvelle géographie mondiale des localisations et, partant de là, de l’urbain.

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l’accélération de la mise en place d’une politique du logement par cette ville. Dans ces images, le jeu de ces rankings est donc vraiment désormais mondialisé et d’ordre « performatif » : il a un véritable rôle, contraignant les municipalités et les communautés urbaines à s’adapter. Des séances de débriefing sont ainsi organisées entre élus et chargés de projets dans les métropoles après la publication de ces classements, la visite d’un salon international (Forum urbain, immobilier, développement durable). Les politiques d’image ne sont donc pas (que) de la fumée, mais entraînent des effets réels de plus en plus notables sur les choix de l’action publique. Et que dire, à l’échelle nationale, de cette « image d’un pays » à exporter à l’étranger ? L’image et le ranking vendent les villes, certes, mais contribuent aussi fortement à les transformer : ce sont de véritables acteurs du développement économique, social et culturel des territoires contemporains. Lorsque tout ce travail autour de l’image entre dans l’organisation du territoire, d’une manière ou d’une autre, alors la question devient politique [Lussault, 1996].

ACTE II – INDIVIDUS : LE MONDE URBAIN, TEL QU’ILS LE FONT ET LE DÉFONT Un nouvel acteur du Monde urbain est apparu : l’individu. Celui-ci en est l’acteur spatial par sa capacité à « vivre le Monde et l’espace » par l’expérience du quotidien. Gilles Lipovetsky [2006] ou Alain Boudin [2005] rappellent que l’individu n’est pas (ou plus seulement) écrasé par de grandes structures idéologiques ainsi que celles de la consommation hégémonique : il est à même de leur imposer désormais en retour ses exigences, ses choix, ses goûts, ses désirs et ses projets, d’offrir non seulement la réactivité d’un « agent » (même si les deux sociologues tendent à occulter nettement cette dimension), mais aussi de conditionner et donc d’être acteur de la de l’offre d’urbanité par ses préférences et refus. Or, l’agencement d’une quantité d’espaces urbains contemporains du Monde est désormais impensable en faisant abstraction de cette réalité nouvelle. L’expérience individuelle entre en scène, notamment par le biais d’une offre développée en matière d’ambiances architecturales et urbaines des espaces construits, en termes de capacité récréative.

La mondialisation de l’urbain

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On pointera bien sûr l’explosion du tourisme et des mobilités, développée par ailleurs dans cet ouvrage. Mais cela se traduit dans la production même des espaces concrets, effectifs. L’essor de l’habitat individuel et sa généralisation font partie de ces mécaniques mondialisées de fait, à l’origine desquelles se situent certes promoteurs, opérateurs des marchés locaux et internationaux de l’immobilier, système de régulation ou de dérégulation juridique, mais surtout cet acteur central, l’individu. Et les schémas qui en feraient une caractéristique des pays développés doivent absolument être battus en brèche : l’individu de son unité la plus réduite (seul ou à plusieurs) à la plus extensive (groupe social) se dote partout dans le Monde de cette capacité à agir sur la structuration des espaces, sans que cela tienne à un « niveau de ressource » particulier, comme le prouvent les favelas autocontrôlées de Rio de Janeiro ou les maisons à cinquante mille euros dans les espaces périurbains bretons4. Par son choix de construction, l’individu fait le Monde, et peut aussi le défaire en privilégiant l’écart, la mise à distance des autres. On ne peut pas comprendre les grandes différenciations de l’urbain à l’échelle du Monde, si on ignore la mondialisation de ce phénomène et ses conséquences sur les différents agencements de l’offre urbaine. Or, force est de constater que les théories de la fragmentation insistent sur le poids écrasant des structures (économiques, institutionnelles, migratoires), ignorant ce pouvoir d’agencement dont les individus disposent.

UNE APPROCHE DES CONFIGURATIONS URBAINES DU MONDE La photographie de l’urbain dans le Monde peut être proposée à partir de deux types d’entrées simples : ses temps, qui renvoient aux rythmes de son urbanisation et de son histoire, et ses situations contemporaines qu’il ne faut pas cantonner au seul critère de densité, mais enrichir par les mesures de la mondialité des ensembles urbains.

LE MONDE URBAIN EST PLUS GRAND QUE LE MONDE DES VILLES

Il persiste actuellement une défaillance majeure dans les types de représentation de la dimension urbaine du Monde proposés par les travaux qui lui sont consacrés : suivant cette représentation dominante, faire la carte du Monde urbain revient à établir une représentation de l’urbanisation dans le Monde ou des grandes villes du Monde et de leur évolution. Dans cette optique, le Monde constituerait une sorte d’enveloppe « par défaut », un peu à la manière d’un aquarium dans lequel s’agiteraient différentes villes. Par cet habile tour de passe-passe, le monde des villes se retrouve ainsi substitué au Monde urbain, la diffusion de l’urbanisation synonyme d’un envahissement du Monde par les villes et les citadins. Cartographier la dimension urbaine du Monde (chapitre 3) revient en réalité à un exercice autrement plus redoutable : celui de représenter la « mutation interne » qui s’est opérée à l’intérieur même du phénomène urbain, dans les différentes productions qui le caractérisent, et non à l’extérieur de celles-ci. D’où l’étonnante absence dans le présent chapitre d’une cartographie classique (villes du monde, grandes métropoles mondiales, taux d’urbanisation, etc.) et le choix posé d’ouvrir deux perspectives pour saisir le phénomène urbain sous sa dimension mondiale (l’urbain vient au Monde), et pour saisir le changement de nature interne au phénomène urbain : degré de verticalité ou d’étrangéité, par exemple, et plus largement degré de mondialité (le Monde vient en ville).

LE TEMPS DES VILLES N’EST PAS TOUJOURS CELUI DU MONDE Quel lien établir entre l’histoire et la qualification de ville ou non mondialisée ? Il est un autre programme de différenciation à évoquer, et qui résulte de processus d’ordre historique. Le temps des villes n’est plus celui du Monde même s’il a pu, un temps, coïncider avec lui. Suivant les espaces du Monde, différentes séquences d’urbanisation se sont ainsi alternées soit successivement soit simultanément. Elles ont vu se compléter un Monde peuplé de villes avec des villes peuplées par le Monde. Au cours d’une série de

Notes 4

« Les premières maisons à 50 000 euros », reportage France 3, 14 novembre 2003.

165

Échelles et métriques de la mondialité

Graphique 1 Quand la ville vient au Monde : l’opérateur d’une diffusion historique

100

9000

Évolution de la population mondiale

90

8000

Évolution de la population urbaine

80

7000

70

6000

60

5000

50

4000

40

3000

30

2000

20

1000

10

0

Population urbaine (en pourcentage)

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Population mondiale (en millions)

10000

0 1300

1400

1500

1700

1800

1900

1950

1970

1980

1990

2000

2010

2020

2030

2040

2050

Années

Sources : INED, Population en chiffres (http://www.ined.fr/population-en-chiffres/monde/) ; Bairoch [1985].

progressions marquées par des pauses et des accélérations, l’histoire de l’urbanisation s’est faite dans le Monde sans pour autant se faire avec le Monde. Les villes de la période industrielle en Europe ont constitué des périphéries annexées davantage qu’elles n’ont contribué à la diffusion du fait urbain mondial, encore moins à produire le changement d’échelle qu’il implique. D’une autre manière, on retrouve le même paradoxe avec la séquence d’urbanisation liée à la colonisation qui a massivement fait des villes des instruments de conquête et de domination tant en Amérique latine qu’en Afrique, produisant alors des villes dotées d’une autonomie souvent quasi nulle et d’une fonction de relais intermédiaire. Malgré tout, cette sorte de « marche forcée » a contribué à tisser tout un réseau urbain qui constituera une des conditions de possible émergence de l’échelle mondiale. Ces différents degrés historiques d’annexion ou d’autonomie sont déterminants pour comprendre la persistance actuelle de décrochage plus ou moins fort entre des villes et le Monde. Le degré d’intégration de villes dans l’espace mondial peut être rapporté dans nombre de situations, au degré d’autonomie dont celles-ci ont pu historiquement disposer dans leur espace national, régional, en particulier aux articulations États-

166

local. Dans la dernière phase, l’émergence d’un système urbain mondial est davantage liée à la transition vers un mode de production postfordiste [Sassen, 2002] : les villes décrochent de leur environnement national et de leur relation au cadre étatique et national, pour constituer de vastes ensembles structurés de relations (transactions), un des changements introduit par les villes mondiales tenant aux modifications dans la composition des transactions internationales voyant se réorganiser le rôle des places (lieux) et villes. Sans pour autant céder au fatalisme d’un déterminisme historique, l’héritage historique est un élément d’explication non négligeable de la carte des villes centrales, des espaces urbains en marge ou à l’écart à l’échelle du Monde.

DES VILLES AU MONDE, SANS PASSER PAR L’ÉTAT Les trois cartes suivantes proposent une approche du changement de nature intervenu dans le phénomène urbain, dans les villes, par le Monde, changement concernant plusieurs de leurs productions : la dualité morphologique paradoxale qui travaille le Monde (métropolisation-étalement) tout comme la manière dont à son tour le Monde travaille la structure interne des villes (verticalité), la production économique, ainsi que l’habiter urbain (détention foncière).

La mondialisation de l’urbain

Carte 1

St-Petersbourg Moscou Detroit

Londres

Rhin-Ruhr

Lahore

Paris

Philadelphie WashingtonBaltimore

Houston Los Angeles

Pékin

New York

Dallas

Istanbul

Madrid

Miami

Tianjin

Wuhan

Téhéran

Shanghai Calcutta

Le Caire

Mexico

Dhâkâ

Hyderabad Bombay

Lagos

Bogotá

TokyoYokohama

Osaka-KobeKyoto

Delhi

Karachi

Bangalore

Canton

Nagoya Taipei

Hong-Kong

Manille

Madras Bangkok

Kinshasa Belo Horizonte

Lima São Paulo

Jakarta Rio de Janeiro

Santiago

Johannesbourg

Buenos Aires

Évolution annuelle moyenne de la population entre 1965 et 2000 (exprimée en pourcentage)

Nombre d’habitants en 2000 (exprimé en millions)

Diminution

Aire métropolitaine Centre Périphérie

4

à4

p. à

su

3

à3 2

à1

1

à2 1

0

1

p. à

à0

33

su

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San JoseSan Francisco

Séoul-Incheon

Boston

Chicago

Cartogramme selon la population

Dynamiques des centres, dynamiques des périphéries : une représentation de l’étalement urbain

5

Augmentation

Source : www.demographia.com, 2006

La carte du « degré d’étrangéité » (dont un indice est offert par la présentation élémentaire de la carte 4) est un indicateur expérimental qui se fonde sur la réponse à trois questions : qui possède, qui habite et « vit » une ville (du touriste au travailleur quotidien), qui en fait donc une grande partie de la réalité, et sur combien de temps ? Elle croise lecture des structures et lecture des temps. Une telle mesure peut se faire à l’échelle d’une ville : New York, Paris ou Genève, en conjuguant les statistiques de l’hôtellerie, des transactions immobilières, des « mobilités

Conception : Marc Dumont Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

alternantes » et la part des étrangers dans la ville, ainsi que le taux de propriétaires rapporté au taux de locataires. Elle n’est pas en l’état possible sur le Monde, mais permet déjà la comparaison entre des villes différentes. Ce degré d’étrangéité met simultanément à mal les visions localistes souvent profondément ancrées dans les mentalités (les villes – et les décisions concernant leur avenir – appartiennent à leurs habitants), et dont on voit pointer des résurgences tels les sinistres – à défaut d’être plaisants – « périls » jaunes5 ou juifs6…

Notes 5 6

On renverra à l’ouvrage passionnant de Pascal Blanchard et Éric Deroo sur Le Paris Asie. 150 ans de présence asiatique dans la capitale, Paris, La Découverte, 2004. Voir La Rumeur d’Orléans d’Edgar Morin, par exemple.

167

Échelles et métriques de la mondialité

Carte 2

Produit urbain brut par habitant

Produit... , en 2005 (exprimé en milliards de dollars PPA)

0

40

... national brut des États

su

p. à

à3

30

20

à4

0

0

0

à2 10

à1 5

in

f. à

5

(exprimé en dollars PPA)

12 500

40

su

p. à

0

0

à4 30

à3 20

à2

0

0 10

à1 5

f. à

5

7 000

in

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Cartogramme selon le PIB

Le produit urbain brut (PUB)

Produit urbain brut par habitant des États sans les agglomérations millionaires (exprimé en dollars PPA)

3 100

... urbain brut estimé des agglomérations millionaires 1 370 500 200

780

Conception : Marc Dumont Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet

Source : FME, Geopolis / Banque mondiale / CIA World Factbook, 2005

EXCURSIONS, INCURSIONS : UN MONDE URBAIN SANS QUALITÉ ? La mondialisation n’est pas qu’un discours, elle a aussi des impacts urbanistiques et architecturaux qu’il ne faut pas réduire au simple constat que l’environnement construit et la vie urbaine seraient sous les influences de conditions mondiales. Considérons la morphologie non comme une science positive, mais comme un processus social de façonnement du Monde par les formes urbaines, et donc un des modes de structuration les plus visibles du phéno-

168

Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

mène urbain. Prenons au sérieux le paysage urbain pour ce qu’il permet de lire de la transformation des formes d’organisation de l’urbain. Sur le monde de l’incursion-excursion, cinq grandes dynamiques dans la production mondiale de formes urbaines localisées seront entrevues : la clôture, le secteur, le sprawl, l’espace public et l’emblème. Cinq « manières de faire » mais aussi de « défaire » l’urbain, cinq prismes efficaces d’observation des logiques contemporaines de l’urbain7.

La mondialisation de l’urbain

Carte 3

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Bu

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Ku a ta ar Jak M elb dn our ey ne Sy

Hauteur des immeubles par ville ol

d

C

oa

st

(exprimée en nombre de points*)

G

121 000 * Le nombre de points mesure la hauteur des immeubles au regard de leur nombre d’étages. 36 000

Degré de verticalité 16 000 2 300

15

5 à1

p. à

su

8

à8

2, 3

à2 ,3

1,

3

à1 ,3 6

0,

f. à

0,

6

(exprimé en points* pour 1 000 habitants)

in

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Re cif e

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an

ne

sb

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Villes verticales

1 000

5 000

100 et plus = 600 pts 90 à 100 = 500 pts 80 à 90 = 400 pts 70 à 80 = 300 pts 60 à 70 = 200 pts 50 à 60 étages = 100 pts Ce chiffre n’intègre ni les immeubles de télévision, ni les belvédères, minarets, flèches de cathédrale ou autres constructions qui ne sont qu’accessoirement destinées à l’habitat.

Conception : Marc Dumont Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne Réalisation : Alain Jarne

Source : Emporis buildings, 2006

Notes 7

Thierry Paquot [2006] a récemment proposé une grille de formes urbaines, mais qui ne sont pas satisfaisantes dans la mesure où elles identifient davantage des « résultats » que des processus.

169

Échelles et métriques de la mondialité

Carte 4 Degré d’étrangéité : une entrée par le biais de la propriété immobilière Sur un an, au 1er avril 2006 (achats d'appartement par des particuliers)

x% Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Proportion d'étrangers parmi les acquéreurs Plus de 20 % Entre 15 % et 20 % Entre 10 % et 15 % Entre 5 % et 10 % Moins de 5 %

VII 15,8 % 133 XV 9,5 % 327

8,2 %

XVIII 7,4 % 251

XVII 4,8 % 121

IX 7,8 % 91

VIII 11,3 % 61 XVI 9,6 % 249

TOTAL PARIS

Nombre d'appartements acquis par des étrangers

x

I 17,3 % 48 VI 17,9 % 100

X 8,2 % 124 II 12,3 % 53

V 9,3 % 70

XIV 6,2 % 100

III 14,4 % 104 IV 24,3 % 116

XIX 7,4 % 124

XI 6,6 % 177

2 538

XX 4,4 % 89

XII 4,3 % 78 XIII 6,5 % 102

Sources : Les Échos – 10 octobre 2006 – Tous droits de reproduction réservés

CLÔTURE : LE MONDE ET SES NOUVEAUX ESPACES D’EXCEPTION

« Ma ville ? Un vrai petit village ! » : de Padoue aux favelas, township, edge cities et gated communities, on assiste à la mondialisation d’une exclusivité urbaine, celle d’une ville qui porte en elle-même son contraire, sa négation. Est-ce la mondialisation d’une dérégulation politique locale ou l’expression que les choix de société sont de moins en moins collectifs et de plus en plus le fait d’individus, dont ces choix ne constitueraient que l’addition des plus petits communs dénominateurs (manger, dormir…) ? Derrière

la clôture se rejouent les différents mouvements mondialisés du curseur qui s’étend de la différenciation à la sécession en passant par la ségrégation : la clôture s’est transformée en instrument mondialisé d’une production contemporaine de différences dissymétriques8. L’objet spatial le plus visible, le mur, n’est lui-même en soi pas une nouveauté : il y eut celui autour du ghetto de Varsovie, puis, celui qui, en divisant une ville (Berlin) divisera le Monde. La nouveauté est la diffusion mondiale du phénomène : au cours de l’été 2006, la ville de Padoue défraie la chronique avec la construction d’un mur en fer autour d’un quartier pour en finir avec les dealers. Elle est

Notes 8

170

Sur les mécanismes de différenciations, voir Dumont et d’Alessandro, op. cit.

La mondialisation de l’urbain

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suivie à Bagdad, lorsque les États-Unis se retrouvent confrontés aux divisions interconfessionnelles, c’est une fois encore la création d’un mur, d’une clôture qui est appelée à la rescousse. À cela s’ajoute la prolifération des résidences « dures » en Amérique du Nord (résidences surveillées et sécurisées pour les plus de 60 ans à Los Angeles et Sydney) ou plus soft en Europe comme le complexe résidentiel de Terre-Blanche sur la Côte d’Azur en France. La promotion immobilière dans les espaces de faibles densités a désormais largement intégré dans son offre les options du « package sécurité » (grille-interphone-alarme). Et les espaces urbains d’exception du Monde se structurent aussi dans les lieux où on les attend le moins : nombre de communes périurbaines en Europe se dotent de systèmes de vidéosurveillance des espaces publics. À Poznan, en Pologne, la requalification du quartier de Wilda ou encore en France, les communes de Cesson-Sévigné (périphérie de Rennes) et de tout le « Vivrillon » après celle de Parçay-Meslay (région Centre) choisissent de contrôler a priori l’espace public. Au-delà de tout parti pris, soulignons comment par le regard électronique se chassent non seulement délits mais aussi incertitudes, surprises, inconnu, étrangeté. Moins qu’une satisfaction de pulsions de contrôle, ce sont les substances de l’urbanité a priori et par là, a posteriori, que ce regard épuise.

CLUSTERS ET SECTEURS : VERS UN MONDE INHABITABLE ? Deuxième logique morphologique : le secteur, véritable découpage de la ville en tranches issu des théories urbanistiques fonctionnalistes dominantes dans les années 1960-1970. Cette segmentation est la forme spatiale la plus efficace sur laquelle s’appuie aujourd’hui l’économie mondialisée, et l’on note une étonnante continuité entre les deux phases a priori sans aucun rapport : à une logique de zoning issue de la planification régionale ou étatique (années 1970), se surajoute une logique du cluster produite dans le cadre de la division internationale du travail. Certes, en Europe, la période industrielle avait déjà inauguré ce type de « para-urbain » (selon le terme de Jacques Lévy) créant un « kyste d’usines » dans la ville. À la création des campus, sortes de fragments de villes relativement autonomes et distants des centres

urbains, s’ajoute la création de parcs à thèmes, de zones commerciales qui déportent en les dissociant dans les périphéries les différentes parties composant l’offre urbaine des villes. Pensés comme des totalités autonomes par leur fonction dominante, marchés, espaces d’enseignement, zones de production se retrouvent ainsi donc dissociés comme autant de morceaux d’un puzzle pour réorganiser la diversité à l’échelle métropolitaine, voire au-delà, dénouant leur mixité, et posant l’hypothèse que celle-ci pourrait se transférer à travers cette opération de délocalisation. Cette logique de secteur est l’un des éléments à l’origine de leur crise, de leur difficile viabilité. Ce serait d’ailleurs une erreur de ne pas voir les exactes similitudes qui peuvent associer des types d’espaces aussi différents que les centres commerciaux de périphéries et les grands ensembles d’habitat social. Le secteur comme mode de production de la ville de l’après-guerre n’est pas un modèle européo-centré, il se surimpose, notamment en Amérique latine, à d’anciens modes d’organisation hérités de la période coloniale. Et les centres-villes n’y échappent pas, en devenant parfois hyperspécialisés (exclusivement touristiques ou patrimoniaux).

UNE NOUVELLE MONDIALISATIOTN DES EMBLÈMES ET SYMBOLES URBAINS

L’emblème est le troisième opérateur mondialisé de production de l’urbain. Derrière ses déclinaisons infinies, un même programme : faire signe au Monde par le biais d’une microforme urbaine suffisamment signifiante à son échelle. Le premier musée urbain mondial d’Abou Dhabi, qui a pu susciter un important débat en 2006-2007, est l’indice d’une prolifération contemporaine de ces fétiches visant à réduire les métriques physiques, mais qui en pérennisent d’autres. L’antenne du Louvre, en fait de disparition des distances, démultiplie les distances culturelles. La firme McDonald est l’une de celles qui en a su le plus tirer avantage avec la mondialisation de son « M ». La dénonciation de « l’hégémonie américaine » entreprise par ses opposants ne doit pas reléguer au second plan le phénomène que le « M » traduit : un changement d’échelle de l’emblématique urbaine. L’emblème fait non seulement signe, il agit : c’est le cas avec un immeuble tel que l’Empire State Building, à la fois symbole et acteur technique de la mondialisation de l’économie, ou McDonald, à la fois

171

Échelles et métriques de la mondialité

ENCADRÉ 2. LA ROUTE : D’UNE MONDIALISATION DE LA DÉRIVE À LA FAMILIARITÉ DU MONDE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

La route, figurée par les strip-malls ou shopping-malls aux États-Unis ainsi que les boulevards d’entrée de ville en Europe, serait le témoin de l’homogénéisation supposée du Monde. Espace linéaire peuplé de grandes surfaces commerciales, cette voie urbaine prend forme autour du système de la marchandise mondialisée (produits et grands groupes internationaux) et de la consommation, résumant à elle seule les nouveaux espaces de la ville franchisée à travers un jeu paradoxal d’accélération et de ralentissement. Elle est indissociable de la délocalisation d’activités commerciales et de la recomposition fonctionnelle des centres-villes qui vise, au-delà de l’ampleur des disponibilités foncières, à les rendre immédiatement accessibles aux métriques automobiles. Les formes urbaines constituées de collections de « boîtes » qui peuplent les entrées de ville, et les signent par la forme (architecturale) et le signe (publicitaire), sont rendues possibles par une législation souvent flottante. Au-delà de leur offre et de la standardisation de leur forme, ces espaces linéaires mondialisés sont de puissants révélateurs de la transformation des temps sociaux9 : ils résument la dilution des liens sociaux « durs », stables, où règne l’éphémère de La

symbole et acteur spatial d’une mondialisation d’un mode de consommation. L’emblème est le « témoin » d’un mode de vie qui s’affiche, mais aussi l’acteur de leur transformation, puisqu’on y consomme ! Et l’emblème de McDonald comble un vide des signes mondiaux urbains jusque-là rempli par les emblèmes locaux : la tour Eiffel pour Paris, la statue de la liberté à New York. Ce sont des témoignages de la mondialisation d’une singularité urbaine, de l’advenue de pays au Monde par le biais de symboles urbains qui contribuent à la mondialisation de l’unicité. Lorsque EuroDisney Associés S.C.A. dévoile la place de Toscane censée constituer le nouveau carrefour du centre urbain de Val d’Europe, lorsque des touristes visitent la tour Eiffel à Las Vegas, ils participent à cette mondialisation de singularités urbaines. Mais le jeu ouvert par la firme est très différent, et se retrouve aujourd’hui dépassé par un autre qui

Notes 9

172

Dumont [2006].

Vie en miettes [Bauman, 2003]. Sont-ils autant synonymes de rupture, de discontinuité, sinon par rapport à un ordre interprétatif ancien dont ils s’affranchissent ? Pour quelles raisons le superficiel serait-il invivable ? Inhabitable ? N’est-ce pas aussi à la construction d’un nouveau rapport « fade », fugace, léger à l’espace matériel et non plus marqué par l’ancrage mais fondé par autre chose, à laquelle ces voies appellent, en ouvrant, certes sans doute excessivement, cette interpellation sur l’urbanité-éphémère mondialisée ? [Dumont, 2006.] Dans ces hybrides périphériques de société et de formes matérielles, pur produit de l’automobilité, c’est l’invention d’un nouveau type de regard non seulement esthétique ou paysager, mais portant aussi sur nos conditions urbaines, éphémères, fragmentaires et déterritorialisées, que les formes linéaires de la ville sectorisée inviteraient à réaliser à l’échelle du Monde. Voilà sans doute le plus grand des paradoxes : par la mondialisation de ces voies urbaines et leur reproductibilité infinie qui les rend substituables d’un pays à l’autre, « on ne s’y sent jamais vraiment perdu ». De la familiarité, donc (et par là, de l’identité par l’identique) s’y produit, à l’échelle du Monde.

se joue davantage sur le registre architectural, celui des tours. Paradoxalement, après les événements du 11 septembre 2001, les villes lancent des compétitions internationales pour se singulariser par leur tour. Ainsi, Time Residences, la tour tournante de Dubai, celle de Toha au Qatar, la Gazprom City (Saint-Pétersbourg), ou encore la Sea Serpents Tower 2008 au sud-est de Pékin. Toutes visent à produire de la singularité, moins signifiante sur la ville ou le pays dans lequel prendra place l’édifice, que pour le Monde. À construire donc de la singularité qui ne prend sens que parce qu’elle est mondiale, ouvrant une compétition au concept « unique au monde ». Et pourtant, rien de moins standardisé que la forme architecturale de la tour ! L’emblème prend dans ce cas la suite du mouvement ouvert par les contestations dont McDonald a pu faire l’objet, et qui s’est mis à travailler la singularité de sa dimension

La mondialisation de l’urbain

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mondiale, intégration paysagère et architecturale. Reste toutefois à mesurer si cette compétition sémiotique est davantage autoréférentielle (définir le Monde par le fait qu’il soit le Monde) ou s’inscrit dans un mouvement plus général de construction d’une société mondiale par ses symboles…

LE MONDE, AU MOMENT DE SES ESPACES PUBLICS Objet d’un vaste débat entre sociologues, architectes, géographes, philosophes et juristes, l’espace public constitue une des formes urbaines les plus fascinantes, à la fois mondiales et mondialisées dans laquelle se cristallise la quintessence d’une société. Elle en constitue un des lieux cruciaux de manifestation : toute la société s’y rend visible. Sa grande particularité est que l’on n’en préjuge jamais des occurrences : l’espace public n’est pas une place, une rue, mais un moment, à la fois d’urbanité et de société. L’espace public comme moment voit ainsi se conjuguer de manière énigmatique formes matérielles et formes sociales, de manière inextricable, sur un temps historique : il n’existe pas d’espace public brésilien « en soi », mais ce « moment d’espace public » associant rues, places, cafés, pièces collectives et société brésilienne à l’occasion de la victoire de l’équipe de football national. L’espace public a donc ses lieux, parce qu’il a ses temps, mais jamais l’un sans l’autre. Si les attentats du 11 septembre 2001 ont témoigné d’un moment d’espace public mondial, force est de constater que les espaces publics du Monde sont aujourd’hui menacés, en particulier par la clôture et la coupure évoquées précédemment. Mais il ne faut pas se tromper de rendez-vous : vouloir sauver l’espace public, ce n’est pas s’insurger contre des places ou leur privatisation, ce n’est pas dénoncer les effets pervers de la mondialisation sur la « spécificité » factice de faces patrimonialisées dans le cadre de plans de sauvegarde de secteurs historiques. C’est d’abord vouloir sauvegarder ce patrimoine du rapport « individus-sociétés », défendre l’intégrité des premiers et la complexité des secondes dans leurs dimensions urbaines ou non, et défendre leur composante politique. Ici la question de l’espace public urbain pointe plus largement celle de la dimension politique du Monde, de sa réalité, de ses lieux, de ses modalités et de ses expressions.

LE SPRAWL : « LAGOS » OU « LOS ANGELES » ? La dernière logique de morphogenèse du Monde urbain pourrait paraître opposée à la précédente. L’étalement urbain est un phénomène mondial, étroitement lié au mécanisme de concentration-dispersion spécifique de la métropolisation. Derrière le sprawl, deux grands types de « bombes à fragmentation » urbaine coexistent, contribuant à renouveler les grands enjeux urbains du Monde : le lotissement et le bidonville. Cette fragmentation dont les individus sont les acteurs principaux, renvoie moins à la dissociation d’une ville existante qu’à l’essaimage de fragments appelant à la production d’une nouvelle forme de ville et par là, de société. La planification publique laisse place à la fragmentation individuelle : est-ce pour autant une manière plus mauvaise de fabriquer aujourd’hui de l’urbain ? Va-t-on alors vers une « Los Angelisation » du Monde ? Le terme s’applique aux configurations urbaines qui suivent l’évolution de Los Angeles où la domination de la métrique automobile a ouvert une large congestion urbaine et un développement pavillonnaire incontrôlé aux conséquences économiques et environnementales redoutables. Plus le phénomène se développe, plus il apparaît traversé de paradoxes : théâtre de mobilités pendulaires, mais aussi lieu des dernières formes d’ancrages marqués, d’héritage d’un ancien monde agricole et d’implantations futuristes ou commerciales, de conflits aux périphéries des villes et de tranquillité apaisée loin des centres, de relégation résidentielle choisie mais aussi subie, de paysages dégradés tout autant que de grande qualité naturelle, retour d’une convivialité villageoise tout comme de l’émergence d’une nouvelle tendance à la fragmentation sociale. L’urbaniste Rem Koolhaas parle alors de « lagocisation » [Chaslin, 2001] qui lance moins l’idée d’une « ville générique », avènement d’un urbain indifférencié, que l’idée d’une impossible régulation du phénomène. Koolhaas note comment Lagos se développe de manière totalement anarchique, et malgré tout produit une société urbaine qui « tient » et s’auto-organise. La ville générique est moins un modèle de produit urbanistique qu’une théorie sur l’incapacité des champs politiques, économiques et urbanisiques à gérer, administrer et programmer le développement urbain. Pour aussi contestée qu’elle soit, cette théorie présente l’intérêt majeur de placer

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ENCADRÉ 3. LES TENTES : MONDIALISATION D’UNE ÉPREUVE PUBLIQUE URBAINE LOCALE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Au cours de l’été 2006, une controverse sur l’espace public urbain émerge à Paris. En décembre 2005, Médecins du monde a distribué à des SDF des tentes pour se préserver du froid, que ces derniers vont utiliser sur leurs lieux de vie : les trottoirs parisiens. Au mois de juillet 2006, la ville de Paris ayant renouvelé l’opération « Paris-plage », un grand nombre d’administrés exigent du maire par voie de lettre et de presse le retrait de ces habitations provisoires qui fleurissent sous les ponts. À la fin du mois de juillet, plusieurs tentes seront retrouvées incendiées, et aucune plainte ne sera déposée, les SDF préférant garder l’anonymat. Le mouvement s’invitera par la suite dans la campagne présidentielle française. Cette microcontroverse peut être rapprochée de deux autres événements. L’un se situe à Los Angeles, dans le quartier de Skid Row, secteur qui forme le plus grand rassemblement de sans-abris de la Côte Ouest des États-Unis, et qui est frappé par une forte précarité. En 2006, un accord signé entre le LAPD (Los Angeles Police Department) et l’ACLU (American Civil Liberties Union) permet au LAPD d’arrêter les sans-abris qui campent dans des tentes sur les trottoirs entre 6 h du matin et 21 h. Cet épisode rejoint un constat effectué dix ans plus tôt par le géographe Edward Soja dans PostMetropolis [Soja, 2000]. Le second épisode intervient ce même mois d’août 2006 dans l’arrondissement Ville-Marie, au centre-ville de Montréal où, suite à des plaintes de riverains concernant des nuisances sonores, le règlement municipal est révisé en vue d’interdire aux sans-abris de camper non seulement dans les parcs et

sur la table des réflexions la question du choix des modèles de développement urbain visant à rendre le Monde habitable. Mike Davis [2005] s’inscrit dans le même ordre d’idées en insistant davantage sur le processus de dissémination de l’urbain lié au bidonville. Décrivant le basculement actuel de la population mondiale de la campagne vers la ville, deux grandes tendances se dégagent pour lui : l’explosion des villes moyennes en Afrique noire et en Amérique latine ; un double phénomène d’hybridation entre ville et campagne et de couloirs littoraux urbanisés dépassant la taille des mégalopoles actuelles (« vers un couloir continu s’étendant du Japon-Corée du Nord

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squares, mais aussi dans d’autres lieux publics dont la place d’Armes, la place du Canada et la place d’Youville. Certes, ces trois épisodes posent les problèmes de la prise en charge de la nouvelle pauvreté urbaine, de la gestion locale de l’espace public, des enjeux locaux liés aux élections (qui prendra la décision de l’éviction, suffisamment impopulaire pour se la voir reprocher ?). Mais, deux aspects émergent davantage : la localisation d’une mondialisation de l’espace public et l’impossible gouvernance locale des migrations internationales. En effet, ces tentes constituent les archétypes d’un phénomène spécifique aux villes-mondiales qui voient se juxtaposer la plus grande pauvreté et des secteurs prestigieux (CBD), l’un se nourrissant parfois de l’autre. Les témoignages collectés sur la nouvelle pauvreté urbaine soulignent que ces mêmes SDF, qu’ils soient sous tente ou dans une caravane, sont en réalité parfois les cadres mêmes travaillant dans le secteur tertiaire des villes, des actifs endettés et contraints de quitter leur logement à cause de la hausse exponentielle des loyers en ville. Émerge ensuite, la question de l’origine plurielle et mondiale des migrants SDF (polonais, mongols, russes, biélorusses dans le cas français ; latinos et asiatiques à Los Angeles) venus chercher du travail dans les grandes villes étrangères. Les institutions locales se retrouvent contraintes de prendre des décisions, d’intervenir à un niveau local de manière extrêmement partielle et rapide, sur des phénomènes migratoires qu’elles « subissent » et qui les dépassent totalement, ouvrant la question de la gouvernance mondiale des espaces urbains traversés par une condition migrante généralisée.

à l’Ouest de Java ») en Asie. Tout aussi fasciné que Rem Koolhaas par Lagos, il en vient à caractériser cette ville sous le seul angle du bidonville : « Lagos n’est que le plus gros noyau d’un couloir de bidonvilles de soixante-dix millions de personnes qui s’étire d’Abidjan à Ibadan. » Nous reviendrons sur cette intégration du bidonville dans un type urbain plus complexe, les spirales.

DES MODÈLES URBAINS MONDIAUX Quels horizons la production de différenciation voitelle se dessiner à l’échelle du Monde urbain ? Après avoir clarifié plusieurs typologies existantes en

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soulignant les traits des tendances mondiales qu’elles conduisent à dé gager, nous ferons réapparaître trois grands types urbains : la matrice (siège ou pôle mondial), l’hinterworld ou corridor, et la spirale (lisière, marges, ou « niche créative »).

LOS ANGELES, UN RÉSUMÉ DU MONDE ? En analysant dans les années 1990 les dynamiques contemporaines de Los Angeles, le géographe Edward Soja [2000] a entrevu six tendances particulièrement importantes : Flexicity, Cosmopolis, Exopolis, Cité-fractale, Eyes-City et Simcity. Certes, ces tendances ou figures ont été élaborées à partir de Los Angeles, restituant tout autant d’évolutions successives de cette métropole américaine. Mais toutes permettent aussi de rendre compte d’évolutions similaires décelables sur la même période ou sur une autre dans le Monde urbain. – Flexicity est le résultat de la matérialisation des nouvelles structures de production et d’accumulation flexible, traduisant le double processus de désindustrialisation de la ville (années 1970), facteur de désintégration verticale et de disparition du « contrat social10 » (après 1945), et sa réindustrialisation dans l’économie de service. Cette figure résume la sectorisation (secteurs exogènes, autonomes, de type technopôle). – Cosmopolis renvoie à la nouvelle étape d’une ville travaillée par la concentration des secteurs bancaires internationalisés dans le downtown, l’irruption de flux de travailleurs migrants et l’apparition de nouvelles cultures mondiales s’affirmant sur un registre identitaire. – À travers Exopolis, c’est le classique clivage centre-périphérie qui se recompose sous le modèle d’espaces extérieurs autonomes de production et d’espaces résidentiels qui s’affranchissent pour une part de la ville (Inland Empire, Aerospace Alley, Greater Valley, Orange County, exacte réplique des edge cities de Joel Garreau [1991]). – Contrairement à ce qu’en laisse entendre le terme, le modèle de la Cité-fractale ne renvoie pas

à une « lagocisation », un désordre urbain, mais restitue la complexité des phénomènes de polarisation qui traversent Los Angeles, produisant un paysage socio-économique très fluide et « kaléidoscopique », dans lequel se mélangent les indices de ségrégation spatiale et ethnique ainsi que les frontières sociales classiques. C’est ce paysage qui est fractal, obligeant à mobiliser d’autres catégories de description que celle, par exemple, de ghetto-migrant-pauvreté11. – L’Eyes-City (à cause de la surveillance omniprésente) présente un processus de destruction des espaces publics par le contrôle et l’interdiction des rassemblements, un procesus d’accentuation des tendances sécuritaires conduisant à la production d’un milieu urbain sadique, une des figures sur laquelle se sont le plus focalisés les fantasmes posturbains tant cinématographiques (Robocop…) que littéraires [Davis, 2005]. Une très forte militarisation (privée et publique) parachève la disparition de la société politique. – Enfin, Simcity signe l’irruption d’une nouvelle réalité urbaine travaillée par la dématérialisation à tous les niveaux : celle du ludique (Disneylandia, Hollywood), de la re-création par des copies conformes de leurs symboles, mais aussi de nouvelles technologies.

EFFETS-MASSE, EFFETS-FLUX : DEUX MODÈLES URBAINS COMPLÉMENTAIRES

Une autre typologie possible se situe à l’écart des foisonnements de néologisme (ville franchisée, ville émergente) : la ville aréolaire, MetroPolis, et la ville-lisière, ici retenues parce que diamétralement différentes. Elles insistent en effet pour l’une sur l’effet-masse et pour les autres sur l’effet-flux. Deux éléments fondent le modèle urbain de la ville aréolaire [Rémy, 1997] : la discontinuité et l’interconnexion. Elles sont à l’origine d’espaces éloignés physiquement, mais que l’interconnexion rend consistants, contribuant à les produire en tant que noyaux d’urbanité. L’offre urbaine s’y définit moins par sa concentration localisée (maximisation de la densité et de la diversité autour d’un même lieu, voir modèles suivant) que par sa fluidité. C’est

Notes 10 C’est un des aspects les plus intéressants sur la perte de consistance d’un ensemble urbain sur lequel on reviendra plus bas. 11 L’ordre social qui se recompose à Los Angeles voit ainsi éclater les frontières entre Latinos, Asiatiques et Afro-Américains, chacune des catégories étant par ailleurs travaillée par des clivages.

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un modèle ouvert de ville fondée sur l’intermodalité, amenant à la fois à se départir d’une vision radioconcentrique du développement urbain et à relativiser nettement l’antagonisme ville dense/ville étalée, les villes d’Europe du Nord en étant l’illustration. Un antagonisme qui fonde à l’inverse les modèles de ville-lisière et de MetroPolis [Lévy, 1995]. La ville-lisière, généralisation à l’analyse des villes du Monde de l’objet analytique de Soja (edge-cities), ne retient de la précédente analyse synthétique que la métrique automobile : elle résume l’évolution de villes en tant qu’assemblage d’espaces fortement flexibles à centralité diffuse et à faible composante politique, Los Angeles, ville-archétype du sprawl, résumant à elle seule ce modèle. Le modèle de la MetroPolis (Vienne, Berlin, Barcelone, Paris) est celui d’une ville dans laquelle domine la métrique pédestre, et qui favorise les fortes densités [Lévy, 1995]. Les noyaux anciens y sont devenus des lieux de centralité maximale avec l’apparition de nouveaux pôles. Tout en conjuguant multifonctionnalité des espaces et forte organisation ou consistance politique, ces villes sanctuarisent l’espace bâti, ce qui tend à repousser l’innovation vers l’extérieur, exigeant le recours aux réseaux de villes, et conduisant à la constitution d’un espace politico-administratif segmenté. On le verra, le corridor s’inscrit en partie dans l’évolution de ce type de ville très européo-centré. La ville-lisière renvoie, quant à elle, à un modèle urbain fragmenté au sens neutre du terme : empilement de secteurs souvent autonomes, faible densité, faible consistance politique, voire nulle.

LA VILLE, BIEN LOCAL MONDIALISÉ, BIEN MONDIAL LOCALISÉ

Troisième grille de lecture des tendances du Monde urbain, celle des modèles de société renvoyant aux images souhaitées de l’avenir urbain. Cette grille intègre une forte dimension stratégique (choix, orientations souhaitées et organisées du développement urbain du Monde), et peut constituer un programme politique. C’est le cas des deux modèles d’urbanité de Johannesburg et d’Amsterdam [Lévy, 2000], qui représentent les deux niveaux extrêmes d’un curseur sur lequel circulent une série de critères résumant les manières de produire de la ville : densité, compacité, présence d’espaces publics, métriques pédestres,

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société urbaine et politique, diversité sociologique de l’emploi et résidentielle, interaccessibilité des lieux urbains, productivité par habitant et polarité intraurbaine. Mais, derrière tous ces aspects, ces programmes politiques qui défendent ville dense, ville civique, etc. apparaissent comme nostalgiques d’une époque où les espaces de vie coïncidaient, ne prenant pas en considération, notamment par le critère de « société urbaine et politique », l’opposition souvent diamétrale entre mobilité et identité. Ils en restent à l’idée d’une ville comme bien local mondialisé, plus qu’ils ne dégagent la perspective d’une ville comme bien mondial localisé. Or, la configuration actuelle du Monde fait que des logiques spécifiques s’y trouvent à l’œuvre, souvent maîtrisées chacunes de leur côté par des catégories d’acteurs particuliers (volet économique, volet des politiques sociales), mais dont aucun ne semble à même d’assurer la maîtrise de l’ensemble. Cette situation apparaît à travers la question que les élus des entités urbaines (métropole, agglomération) se posent, lorsqu’ils s’interrogent sur un « a-t-on le choix de faire la pause ? », ou « une agglomération est-elle réellement “capable” de maîtriser sa croissance » ? Ce faisant, ces élus en restent à la vision d’une ville comme bien commun local à mondialiser (telle Flexicity), et ne parviennent pas véritablement à saisir également la ville comme bien commun mondial à localiser. Cette perplexité sur les capacités stratégiques d’une possible maîtrise des entités urbaines comme totalités autonomes s’est vue renforcée après les attentats du 11 septembre 2001, et l’effondrement de la perspective habermassienne qui a suivi. La ville du Monde ne peut donc aujourd’hui être uniquement considérée comme un bien local, de sociétés autonomes et isolées, mais comme un bien du Monde, localisé.

Villes mondialisantes, villes mondialisées Dans l’usage des expressions « villes mondiales » et « villes mondialisées », il subsiste un flou qu’il importe de lever. Les villes mondiales renvoient non seulement à la dimension urbaine de la mondialisation économique et politique, mais intègrent aussi ce qui fait d’une ville, une ville mondialisée : sa mondialité. Leur caractéristique principale est de constituer des centres directionnels et décisionnels

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absolument essentiels des systèmes productifs et politiques du Monde, intervenant dans l’armature de l’Archipel mégapolitain mondial. Elles doivent être différenciées des villes mondialisées qui, quant à elles, ne désignent que les traductions plus ou moins fortes, plus ou moins occasionnelles ou systématiques à l’intérieur des configurations urbaines du changement d’échelle lié à la mondialisation, qu’elles soient liées à la culture, aux migrations, à des événements politiques, religieux ou autres d’échelle mondiale qui s’y localisent. La mondialité d’une ville évalue la capacité de son urbanité à être caractérisée par une présence plus ou moins forte du Monde, et cela de deux manières : soit en jouant un rôle décisif dans la production du Monde – notamment mais pas seulement par la dimension économique (le Monde par les villes) –, soit à y révéler la présence du Monde (les villes par le Monde). Aujourd’hui, les villes peuvent être ainsi produites par le Monde (villes mondialisées), ou jouer un rôle déterminant dans leur construction culturelle, sociale, économique, politique, urbanistique (ville mondialisante). La ville mondialisante peut impliquer la ville mondialisée, mais pas nécessairement l’inverse. Les deux types de cités connaissent des processus à bien des égards similaires (convergences) contribuant à rendre plus complexe leur lecture, en particulier au niveau des recompositions sociales et des nouveaux clivages qui les traversent, mais aussi de leurs formes urbaines.

MATRICES : LE POOL DES VILLES MONDIALES Les matrices constituent des configurations urbaines à l’intérieur desquelles les villes mondiales s’articulent sous des conditions de mondialisation, villes dont la description individuelle n’est désormais plus suffisante à rendre compte à elle seule de la réalité de ces configurations. Global city : le terme a été construit par Saskia Sassen et Peter Hall pour rendre compte de la spatialité principalement urbaine de la finance mondiale et de l’entrée du système urbain dans un mode de production postfordiste. L’histoire de ces villes est d’abord celle de l’apparition d’une économie mondialisée : si celle-ci implique une dispersion des sites de production, contrairement à ce qu’annonçaient les théoriciens de la fin de l’espace, elle renforce aussi simultanément l’exigence de cen-

tralisation, de lieux de concentration d’une nouvelle économie de services liée aux centres de décision, dans lesquels l’essentiel des flux financiers internationaux se capte et se gère [Sassen, 1991]. Loin de discréditer le lieu (place), le changement d’échelle de l’économie le renforce. La ville mondiale renvoie donc à cette étape historique qui fait des villes un instrument essentiel du nouveau capitalisme translocal et transétatique et non plus seulement les lieux d’accumulation de l’âge industriel. Surconcentration des services de haut niveau (assurance, audits et services juridiques), de contrôle et gestion sont les maîtres mots des global cities qui se partagent les volumes de transactions mondiales. Sur ce plan-là, trois cités se dégagent nettement : Londres, Tokyo, et New York. Saskia Sassen insistera par ailleurs pour dire que ces trois villes ont été saisies principalement sous l’angle de leur rôle dans l’économie mondialisée, invitant à la réalisation de travaux qui accréditeraient la présence d’autres villes dans ce pool. Mais il est clair que « Paris ne peut pas prétendre au niveau de concentration des grands marchés financiers, d’échange de services, d’investissements étrangers et d’agglomérations de quartiers généraux d’entreprises qui caractérisent New York, Londres et Tokyo. À l’avenir, quelles qu’en soient les crises, ces trois villes continueront de dominer les transactions internationales. » [Sassen, mai-juin 1994b, p. 155]. Comment l’économie mondialisée est-elle « venue en ville » ? Distinguant les villes suivant les degrés d’investissements qui y sont réalisés, le nombre de firmes qu’on y trouve, Peter Hall [1984] et Saskia Sassen soulignent que la ville mondiale correspond aussi à un nouveau niveau de fonctionnement spécifique interne à ces villes et non uniquement une nouvelle caractéristique. Elles ont connu des métamorphoses structurelles extrêmement rapides qui ont coïncidé au niveau de leur structure sociale comme de leur organisation géographique et de leurs fondements économiques pour s’adapter à ce système. Certes, des configurations d’offres urbaines mixtes et diversifiées sont plus favorables que d’autres à la circulation de capitaux de plus en plus volatiles, liées à la présence de « packages de TIC » (c’est-à-dire en fait essentiellement de réseaux de fibre optique et de

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services d’assistance et de maintenance techniques compétents), par exemple, ou à la présence d’élites urbaines, managers et spécialistes, exploitant habilement une distribution inégale des opportunités. Ce processus conduit à la production d’une nouvelle différenciation des villes (nouvelles « hiérarchies ») suivant les degrés de concentration des capitaux (63 % des banques mondiales, vingt-quatre des plus grandes sociétés de courtage, 84 % des capitaux sont concentrés dans les villes mondiales) et leur offre urbaine de services. Certains distinguent les catégories de services avancés suivants : finances et services financiers (banques, assurances, services de vente et avocats, relations publiques), pouvoir et influence (commande et contrôle) tels que des organisations internationales, industries culturelles et créatives (théâtre, musée, vie culturelle mondiale) : cité créative, tourisme (incluant les infrastructures, restaurant…) ; d’autres insistent davantage sur les relations de pouvoir et de direction, auxquels s’ajoute la « connectivité » en équipements et transports aériens ; d’autres encore, davantage sur les recompositions sociales et morphologiques. D’où, l’émergence d’un rapprochement et, ce faisant, le risque de confusion avec la ville mondialisée.

DES MOUVEMENTS CONTRADICTOIRES Dans la trame des matrices, la ville mondialisée ne tient donc qu’une fonction secondaire : l’économie mondialisée ne lui est pas liée dans ses fondements. Les éléments de discussion proposés ici visent alors à souligner le grand flottement qui règne sur la question de la ville mondialisée et l’impératif de la distinguer soit dans le modèle de la trame, soit dans le modèle du corridor ou de la lisière. Il s’agit là moins de parcourir l’effet de la mondialisation que la traduction « en acte » du processus même de changement d’échelle, ce qui pose trois grandes questions dans l’examen de toutes les villes liées à la mesure de leur mondialité. La ville mondialisée illustrerait donc une tendance à une triple convergence de la mondialisation de l’urbain : au niveau des systèmes sociaux, sur un plan urbanistique et morphologique, et enfin au niveau des dynamiques culturelles. Sur un plan économique, une nouvelle géographie des centres et des périphéries, des marges [Sassen, 1994a] se détache : si Miami voit se développer de manière homogène sur son territoire des

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fonctions mondiales, cette mise sous condition se traduit davantage à Toronto par une concentration urbaine (densité) et une spécialisation financière (district financier) ou à Sydney à travers une forte dispersion géographique. La convergence s’établit au niveau des processus (concentration et redéfinition des centres), mais produit dans chacune des configurations urbaines, des situations différenciées : les villes mondialisées (« villes mondiales incomplètes ») disposent de certains des composants de la ville mondiale déclinés de manière différente. La ville mondialisée dispose-t-elle un profil morphologique : succession de secteurs ségrégués, développement radial ou absence de forme précise, fractale, chaotique ? Les recherches pointent majoritairement des processus tenant aux types identifiés par Edward Soja, tels que les effets ségrégatifs du décalage des activités manufacturières et des services dans les zones suburbaines. Mais, départager ce qui ressort des impacts clairs de la mondialisation et ce qui est lié à d’autres changements intervenant à un niveau macro-social n’est pas du tout évident. Si l’on pense aux transformations introduites dans le marché urbain (grands équipements, aéroport, grande route, mutation du statut des espaces et des équipements), ces métamorphoses résultent aussi d’interactions entre des cultures spécifiques et des paramètres. De plus, les « impacts » réellement perceptibles de la mondialisation dans l’espace urbain (formes génériques) n’affectent pas de manière identique les lieux des cités. Les critères de mondialisation des formes urbaines sont aussi peu « visuels » : ils sont liés, par exemple, au fait que plusieurs grands groupes mondiaux se distribuent le marché de la construction (Bouygues, Dexia…), ou que les villes du Monde s’arrachent désormais les signatures de quelques architectes (Renzo Piano, Jean Nouvel…). Ils sont aussi perceptibles du côté du marché immobilier mondialisé tant par ses normes (allant jusqu’à définir et imposer la précision des hauteurs de plafond dans les bureaux tertiaires de ville intermédiaires) que de ses coûts. Est-ce pour autant un « alignement » des villes sur un modèle ou un trait spécifique de leur « mondialisation » ? Qu’en est-il du côté des dynamiques sociales et culturelles ? Premier aspect d’un paysage de convergence : les effets urbains de la mondialisation économique, l’effondrement de l’emploi industriel,

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du modèle fordiste fondé sur des classes moyennes disposant de suffisamment de revenus pour accéder à l’autonomie ont produit un système social spécifique caractérisé par une dualisation de la société, une fragmentation sociale ainsi qu’une forte précarisation de catégories sociales [Taylor, 2004]. L’économie mondialisée a renforcé non seulement cette dualisation interne, mais aussi entre les pays riches et pauvres, Nord et Sud ; elle a vu le phénomène des working poors prendre une ampleur considérable (tentes parisiennes, voir supra). Cette double « face cachée » de la mondialisation touche les villes mondialisées, mais aussi les villes mondiales et l’espace de la cité mondiale. Peter Marcuse trace les traits du paysage urbain d’une ville mondialisée traduisant ces dynamiques : cité du business, controlling city, citadelle de la finance, quartier de la gentrification, suburbanisation inside et outside (anciens secteurs de manufacture…), vieilles enclaves de production et d’entassement des migrants, clôtures entre les quartiers, déclin des orientations publiques de l’état et les distorsions du marché, la « résidualisation du marché du logement social » [Marcuse et Kempen, 1999]. Si les effets des clivages entre fonctions, cultures et groupes sociaux sont plus importants, plus visibles, rien ne prouve aujourd’hui que ces clivages sont plus nombreux qu’à la période fordiste12. Le deuxième aspect est lié aux migrations internationales urbaines. Russel King [1995] souligne le rôle considérable des circulations transnationales (migrants et touristes13) dans la transformation de la vision de l’espace des villes14 et de leur structure morphologique (équipements d’accueil…), une convergence très nette, donc, de l’ensemble du phénomène dans les villes mondiales. Toutefois, le rapport des communautés mondialisées à l’espace de la ville mondialisée varie fortement, comme le soulignent les travaux sur les dynamiques sociales,

culturelles et associatives [Gagnon et Jouve, 2006] de même que leurs relations avec les pouvoirs locaux dans un contexte de mondialisation (multiculturalisme)15. Convergence du processus, mais production de réalités différentes à chacune des échelles du phénomène : ainsi, les scènes du « fait communautaire » varient fortement, de la diaspora elle-même aux formes d’organisation locale (espaces de débats, politiques inclusives, « visibilisation » des communautés, formes de participation qui s’étendent du niveau des associations de parents d’élèves aux forums européens). Et du côté des politiques urbaines ? Oui, les effets de la mondialisation sur la recomposition des pouvoirs urbains, la structure des systèmes d’acteurs, leurs instruments d’action sont indéniables. « Mise à l’agenda », techniques de management public, partenariat public privé sont quelques exemples de ces nouvelles doctrines mondiales incorporées par les pouvoirs publics locaux pour des raisons différentes. On note aussi une généralisation des instruments de planification (SIG), des « matrices cognitives », donc, à partir desquelles se pense l’organisation des espaces dont l’influence sur la structure spatiale interne des villes est forte. Le « nouvel ordre spatial » morphologique, politique, économique, social et culturel ouvert dans les années 1970 va donc moins dans le sens d’un modèle urbain unique que d’une combinaison nouvelle de tendances anciennes qui, tout en variant substantiellement de cité à cité, suivent des tendances générales. Convergences dans les tendances, mais qui produisent une augmentation des différenciations des espaces sur un plan interne et externe. Il n’existe pas de modèle urbain de la ville mondialisée, d’où l’enjeu de compléter cette grille de lecture par celle des matrices et des corridors, suivant leur degré d’autonomie.

Notes 12 Ce que, bien sûr, pourraient sans doute contredire les statistiques de la délinquance et de la violence sur lesquelles jouent les villes intermédiaires, voir infra. 13 Russell King ajoute aux catégories de Uulf Hannerz [1983] l’élite de managers, les touristes et la population mondiale qui circule pour des raisons liées uniquement au travail. 14 Rejoignant sur ce point les travaux de John Eade sur le processus de construction de la ville mondialisée comme processus mental. 15 Ce travail présente notamment des grilles d’analyse intéressantes des différentes échelles du niveau communautaire (supranationale, nationale, municipale et quartier), des organisations et formes de régulation qui leur correspondent.

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VERS UNE RECOMPOSITION : LES HINTERWORLDS

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Trois éléments majeurs ouvrent de nouvelles perspectives. Le premier est lié à la complexification du rapport villes mondiales/villes mondialisées évoquée, en particulier au fait que le modèle de ségrégation et de clivage entre des groupes raciaux produit par la mondialisation (inégalités et polarisation/exclusion) se soit généralisé sans être réservé aux seules global cities, conduisant à brouiller leur différence. Le deuxième élément tient aux profondes recompositions sociales, économiques, politiques et morphologiques impliquées par le terrorisme international depuis les attentats du 11 septembre 2001. Peter Marcuse [2005, p. 940] souligne deux conséquences sur la structure de l’espace urbain : le renforcement d’un intense contrôle policier dans les secteurs de haut niveau (tel qu’à proximité de la tour Montparnasse à Paris), mais surtout une délocalisation des centres financiers et de services, de sièges de banques et la production d’immobilier d’entreprise vers les espaces suburbains et des cités de moindre envergure. La redistribution se situe dès lors tant à l’intérieur des cités qu’à l’échelle des systèmes urbains, complexifiant la question de la concentration des services. Enfin, troisième élément, le pouvoir des réseaux abordé par Manuel Castells [1999] qui ouvre vers la constitution d’hinterworld. Du côté de l’interconnexion technique, il faut souligner l’irruption croissante des stratégies de télécommunication dans la production de l’offre urbaine des cités mondialisées. La thèse de Jonathan Rutherford [2004] souligne, à partir des cas de Londres et de Paris, les effets territoriaux majeurs des choix de politique de développe-

ment des télécommunications et des infrastructures urbaines. L’intégration des réseaux à très haut débit dans le package des infrastructures et services offert par les villes jouerait un rôle déterminant dans le développement d’ensembles polycentriques, ouvrant un phénomène de dispersion dans le processus de concentration étroitement lié par ailleurs aux contextes nationaux (réglementation/dérégulation des télécoms) et aux formes de gouvernance locale16. Ces éléments ne remettent pas en cause les analyses réalisées depuis les années 1970, mais donnent davantage de crédit à la dimension de plus en plus complexe, multipolaire, de la cohésion propre aux configurations urbaines mondialisée. Peter Taylor et le GaWC (groupe de recherche Global Analysis of World Cities) ont ainsi élaboré une batterie d’indicateurs pour analyser les dépendances, le degré d’autonomie et les interconnexions entre cent vingt-trois villes du Monde, privilégiant l’analyse de la « connectivité » des villes dans l’espace mondialisé. Le concept d’hinterworld se substituant à celui d’hinterland ouvre des perspectives pour comprendre les nouveaux systèmes urbains fondateurs du système économique mondial, avant même de viser à en retracer d’éventuelles hiérarchies17. C’est exactement dans le prolongement de cette proposition stimulante que se situent les matrices, ces structures qui restituent l’articulation des villes mondiales et de leur hinterworld. Elles invitent donc à reconsidérer la nouvelle organisation interne à l’Archipel mégapolitain mondial travaillée par des logiques de concentrations réticulaires.

Notes 16 Il est assez frappant de noter à cet égard, l’étonnante avancée française sur une dérégulation soulignée par Rutherford qui laisse les institutions locales assurer totalement la gestion des « boucles locales », par exemple, et des partenariats avec des opérateurs. 17 Ils proposent un atlas qui peut être consulté en ligne : http://www.lboro.ac.uk. Les codes sont les suivants : AB Abu Dhabi ; AD Adelaide ; AK Auckland ; AM Amsterdam ; AS Athens ; AT Atlanta ; AN Antwerp ; BA Buenos Aires ; BB Brisbane ; BC Barcelona ; BD Budapest ; BG Bogota ; BJ Beijing ; BK Bangkok ; BL Berlin ; BM Birmingham ; BN Bangalore ; BR Brussels ; BS Boston ; BT Beirut ; BU Bucharest ; BV Bratislava ; CA Cairo ; CC Calcutta ; CG Calgary ; CH Chicago ; CL Charlotte ; CN Chennai ; CO Cologne ; CP Copenhagen ; CR Caracas ; CS Casablanca ; CT Cape Town; CV Cleveland ; DA Dallas ; DB Dublin ; DS Dusseldorf ; DT Detroit ; DU Dubai ; DV Denver ; FR Frankfurt ; GN Geneva ; GZ Guangzhou ; HB Hamburg ; HC Ho Chi Minh City ; HK Hong Kong ; HL Helsinki ; HM Hamilton (Bermuda) ; HS Houston ; IN Indianapolis ; IS Istanbul ; JB Johannesburg ; JD Jeddah ; JK Jakarta ; KC Kansas City ; KL Kuala Lumpur ; KR Karachi ; KU Kuwait ; KV Kiev ; LA Los Angeles ; LB Lisbon ; LG Lagos ; LM Lima ; LN London ; LX Luxembourg ; LY Lyons ; MB Mumbai ; MC Manchester ; MD Madrid ; ME Melbourne ; MI Miami ; ML Milan ; MM Manama ; MN Manila ; MP Minneapolis ; MS Moscow ; MT Montreal ; MU Munich ; MV Montevideo ; MX Mexico City ; NC Nicosia ; ND New Delhi ; NR Nairobi ; NS Nassau ; NY New York ; OS Oslo ; PA Paris ; PB Pittsburgh ; PD Portland ; PE Perth ; PH Philadelphia ; PL Port Louis ; PN Panama City ; PR Prague ; QU Quito ; RJ Rio de Janeiro ; RM Rome ; RT Rotterdam ; RY Riyadh ; SA Santiago ; SD San Diego ; SE Seattle ; SF San Francisco ; SG Singapore ; SH Shanghai ; SK Stockholm ; SL St Louis ; SO Sofia ; SP Sao Paulo ; ST Stuttgart ; SU Seoul ; SY Sydney ; TA Tel Aviv ; TP Taipei ; TR Toronto ; TY Tokyo ; VI Vienna ; VN Vancouver ; WC Washington DC ; WL Wellington ; WS Warsaw ; ZG Zagreb ; ZU Zurich.

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La mondialisation de l’urbain

Figure 1 L’hinterworld de Berlin

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Note : cette carte représente les types de liens, à partir desquels se définissent les hinterworld des villes inscrites dans un réseau mondial de relations. Deux types de liens sont représentés : les over linkage représentent les formes de « dépendances » (supérieures), les under linkage, les formes de domination de villes de rang inférieur dont l’ensemble constitue l’hinterworld propre à chacune des villes (ici Berlin). Le spécificité – et l’intérêt de ce type de représentation – est que cet hinterworld n’entretient plus aucune coïncidence avec les hinterworld géométriques classiques (désigné jusque-là en géographie par le terme hinterland, c’est-à-dire l’espace intérieur à proximité géométrique d’une ville, son « aire métropolitaine »). Par ailleurs, chacune de ces représentations de villes se retrouve intégrée dans un cartogramme d’ensemble (qui n’est pas ici reproduit) du Monde dans lequel la position des villes les unes par rapport aux autres – et c’est sans doute ici la limite de la démarche actuelle – n’est pas définie par la force ou la faiblesse de leurs liens, mais au regard de leur position « géographique » classique. Sources : GaWC

CONFIGURATIONS INTERMÉDIAIRES : LES CORRIDORS Pourquoi la tentative de hiérarchisation des systèmes urbains serait-elle pour une grande partie caduque ? Parce qu’elle maintient une échelle de comparaison sur des réalités urbaines du Monde qui ne sont plus comparables entre elles, qui disposent de logiques qui leur sont propres et qui ne peuvent pas être substituées les unes aux autres. Les corridors ne sont donc pas un « modèle réduit » des trames, ni un « degré inférieur » dans la hiérarchie des villes du Monde. Tout en leur restant étroitement liées, ils resituent la constitution de systèmes urbains relationnels.

Ainsi, le Monde dans sa dimension urbaine est également produit par un modèle réticulaire proche du modèle aréolaire élaboré par Jean Rémy, d’une nature et d’une structure fondamentalement différente, qu’illustrent deux exemples européens de l’axe ligérien (Paris-Tours-Nantes) ou du bassin lémanique (Genève-Lausanne-Montreux). Dans ces deux configurations émerge un modèle de développement socio-environnemental singulier [Dumont, 2005], celui de villes de petite envergure, jouant un rôle très secondaire dans la mondialisation mais développant deux axes : un système intense de

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Échelles et métriques de la mondialité

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relations et d’échanges ainsi qu’une carte résidentielle (sociale et environnementale). Or, sur les dernières décennies, et pour rester sur le cas français, les espaces qui se sont les mieux développés sont les territoires de l’Ouest dont on pensait qu’ils étaient périphériques. Il n’est pas anodin que ces villes de moyenne envergure se retrouvent plébiscitées18. Cela rejoint le constat unanime des démographes : dans les secteurs urbanisés du Monde, les populations humaines se déplacent de l’intérieur vers les littoraux, bords des fleuves ou lacs ; elles migrent en direction d’espaces de vie attractifs, dotés de forte cohésion sociale et d’une offre urbaine suffisante. Et Pierre Veltz de souligner comment les écarts se creusent, ad intra, de manière nettement plus inquiétante en Île-de-France que dans les villes de l’Ouest. Ce serait une lourde erreur d’en tirer l’idée que les entreprises seront nettement plus enclines à venir s’implanter dans ces contextes sociorésidentiels de qualité. Cette situation tient au fait que les marchés de travail fortement territorialisés favorisent puissamment les villes et particulièrement les métropoles, puisque liés à l’habitat. D’où la favorisation, par exemple, de l’Île-de-France par les investisseurs pour la concentration de services, la réduction des risques et la multiplication des opportunités qu’elle permet, et qui en font une « métropole assuranceflexibilité » [Veltz, 1993]. Mais ce constat est insuffisant, dans le sens où il implique désormais d’entrer beaucoup plus finement dans cette notion d’habitat et de « qualité » résidentielle qui inclut désormais dans cette métropolisation parisienne des corridors résidentiels situés à plus de 400 km du centre de la capitale. L’analyse générale à l’échelle du Monde des villes intermédiaires dans leur rapport à la mondialisation réalisée par Mark Jane [Eckardt et Hassenpflug, 2004] montre comment on retrouve les mêmes effets des grandes caractéristiques du système postfordiste. Rien ne change vraiment si ce n’est ce pouvoir accru

du réseau et cette structuration en corridor, en hinterworld résidentiels, en arc de développement ou « urbanités “digitales” », type urbain dans lequel les comportements de mobilité s’organisent selon des routines et des chaînes de mobilité (navetteurs quotidiens sur des distances de plus en plus longues). Et, dans ce cadre, la multiplication des réalisations articulées autour du couplage tram-train en Europe joue un rôle déterminant.

SPIRALES, FAILLES ET RESSORTS DANS L’INVENTION DU MONDE URBAIN Les grands observateurs du Monde, institutions internationales ou scientifiques, à l’occasion du Forum urbain mondial de Vancouver (2006), par exemple, semblent comme obsédés par la dualisation. Le gigantisme ayant perdu de son crédit, ce scénario s’y substitue avec la « crise » environnementale dont serait responsable le monde urbain. Cette localisation urbaine d’un phénomène mondial d’inégalités radicales se traduirait par une opposition entre bidonvilles et secteurs dynamiques inscrits dans l’économie mondialisée, entre des marges reléguées, isolées et des centres surfavorisés. La critique de la « bidonvilisation » chère à Mike Davis19 constitue le fond d’un argumentaire de marketing (programmer une émission sur la pauvreté était, début 2007, réaliser un excellent choix d’audimat) agitant le nouvel épouvantail anxiogène des morts-vivants : la population des bidonvilles serait en train de devenir supérieure à celle des villes officielles ! Et la généralisation de ces constats efface les dynamiques spécifiques des « marges » ou « lisières » de l’urbain. Or, nombre de formes spatiales mondialisées échappant aux modèles des matrices et corridors, sont traversées de logiques spiralaires, oscillant entre inclusion et exclusion, prise et déprise, intégration et désintégration, mais aussi production de types singuliers d’urbanités, de formes culturelles, de modèles productifs. Il n’est pas possible de se limiter à restituer l’existence de poches, qu’elles soient

Notes 18 Deux sondages sont à l’origine de cette enquête : l’un, réalisé par TNS-Sofres, pour le compte de la Fédération des maires des villes moyennes en avril 2005, l’autre réalisé en septembre 2004 pour l’Association des maires de grandes villes de France. 19 C’est l’étonnant paradoxe de Pierre Bourdieu, par exemple, qui, tout en dénonçant l’hégémonie du capitalisme et de l’économie dans nos modes de pensée a mis en place tout un système d’interprétation du monde calqué parfaitement sur ses schémas de lecture : stratégies, intérêt, compétition, concurrence, etc. Une contradiction majeure qui, très étrangement, ne le souciait pas davantage : interrogé par un journaliste à l’occasion d’une émission, il déclarait ainsi qu’il s’agissait d’une pure coïncidence de métaphores.

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La mondialisation de l’urbain

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de pauvreté, d’exclusion ou de profits, en termes de chaos, de déficiences. La « spirale » renvoie à ce type urbain d’espaces pris dans les logiques d’une autonomisation et profondément marqués par un trait spécifique : l’incertitude, et se distinguent alors suivant quatre degrés : 1) Incertitudes de limite et de dénombrement : c’est le triste record non déterminé du plus grand bidonville du Monde (Dharavi à Bombay, avec son approximatif million d’habitants, Nezahualcoyotl à Mexico, Kibera à Addis Abeba, ou Rio de Janeiro avec ses quatre millions disséminés dans les dizaines de favelas périphériques ? Ou les grandes villes asiatiques de Delhi, Calcutta, Karachi et Dhaka dans lesquelles seraient recensés quinze mille bidonvilles habités par plus de vingt millions d’habitants ?) On comprend l’anxiété des institutions, à partir du moment où le seuil évalué de population vivant dans ces rubans urbains dépasse celui des espaces urbains officiels… 2) Incertitudes de régulation : les « boites » terrifient les experts internationaux de la sécurité tels Xavier Raufer20 systématisant la menace terroriste qui s’y loverait. C’est un argument qui légitime par ailleurs des politiques urbaines totalement opposées comme celle de la régularisation massive de l’habitat informel et de leur « déguerpissement » suivant les contextes. Quinze mille familles des favelas de Rocinha et Vidigal situées dans la zone sud touristique de Rio ont ainsi été inscrites au cadastre21. À l’inverse, dans la favela Kelson, à Rio encore, ce sont sept mille sept cents hommes des Forces de sécurité nationales qui seront envoyées pour « nettoyer » le secteur22, le gouverneur Sergio Cabral souhaitant « gagner la guerre contre les criminels »… avant que ne s’ouvre le carnaval international. 3) Incertitudes créatives. Le modèle de la creative city23 dérivé du concept de creative class popularisé par Richard Florida se fonde sur l’idée que l’innova-

tion culturelle est un des moteurs majeurs de la croissance économique [Florida, 2002], et se love dans les espaces aux marges. Friches urbaines, dezafkt-zone, squatts d’artistes, mais aussi villes intermédiaires en marge complète de l’économie du Monde voyant se côtoyer des bohémiens et des individus férus de hautes technologies se reconstitueraient ainsi en « poches » ou « boîtes » de renouvellement culturel. Au-delà des contestations sur la pertinence réelle des instruments de mesure de la créativité, la récupération de ces « niches culturelles » est incontestable : des failles du système et de sa contestation (espaces alternatifs) se transformeraient ainsi, par un tour de passe-passe dont le capitalisme a le secret, en ses nouveaux ressorts. 4) Enfin, incertitudes de déclin : celui du pari fou du « bocal ». Des configurations urbaines se maintiennent en situation de lisière moins parce qu’elles subissent le Monde, qu’elles ne choisissent de se mettre à son écart. La dénonciation des méfaits de la mondialisation vient dans ce cas en réalité masquer des querelles locales, un refus de valorisation des opportunités. Elle résulte aussi de politiques posant clairement ce choix au nom du slow spaces, privilégiant non seulement les faibles densités mais aussi les faibles mobilités. « Trop de mobilité tue la mobilité24 », déclare ainsi John Adams, auteur du rapport pour l’OCDE sur les social implications of hypermobility : « plus l’individu étend le champ de ses activités, plus son implication dans cellesci devient superficielle », ce qui est mis en acte à Hambourg où se sont aménagées des communautés fermées… interdites à tous véhicules. Les « exclus » de la mondialisation urbaine sont donc aussi ceux qui, d’une manière certaine, le choisissent, hypothéquant la mondialité au profit de la localité, pariant sur un monde sans les autres, plus que sur un autre Monde.

Notes 20 Xavier Raufer « Bien au-delà des violences urbaines : Gaza, Bagdad – mégapoles et “guerre des bidonvilles” », Les Cahiers de Mars, 181, 3e trimestre 2004. 21 Communiqué de l’agence Agência Brasil, 5 septembre 2006. 22 « Lula envoie les troupes dans les bidonvilles », Libération, dépêche parue dans l’édition du samedi 6 janvier 2007. 23 Charles Landry, The Creative City, Earthscan, Londres, 2000. On se référera par ailleurs avec grand intérêt à l’article synthétique de Brian Holmas [2005]. 24 Dossier sur l’altermobilité, supplément du Courrier international daté du 28 septembre au 5 octobre 2000.

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C

Chap

Chapitre 8

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Monde(s). Les « cultures » entre uniformisation et fragmentation

« Il a fallu larguer les amarres du confortable état premier où l’on était, sur lequel on s’appuyait, et perdre ses excellentes localisations, qui tenaient l’infini hors des remparts. Dans la tête troublée, un surprenant “tout à la fois” est perçu. » Henri Michaux, 19571.

L

e monde change, mais ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est, c’est l’accélération des transformations et leur visibilité. Mais, qu’observe-t-on au juste ? Pratiques, productions, représentations culturelles ont-elles changé à travers le monde ? Des objets, des groupes, des mondes disparaissent-ils ou sont-ils remplacés par d’autres ? Le processus de mondialisation est-il en train de réduire la diversité culturelle, faisant disparaître des particularismes localisés qui ne seraient plus adaptés, uniformisant les pratiques, les productions, et finalement les populations ? Il paraît légitime de se demander ce que l’homme pourrait perdre ou gagner de ces transformations, lorsque pendant longtemps l’évidence du progrès a été partagée par le plus grand nombre en Occident, sans réflexivité. Mais on peut regretter que la peur l’emporte, peur que le monde ne change en pire, sans interroger davantage le Monde. On trouve ainsi plutôt une propension à consacrer

« le règne de la fin » : fin de l’histoire, fin de l’État, fin des territoires, fin des primitifs, fin des cultures, fin des communautés. Quelques réponses sont pourtant couramment proposées. Parmi celles-ci, deux prédominent aujourd’hui. La première retient des effets de la mondialisation une uniformisation du monde – généralement en la critiquant –, parfois assimilée à une occidentalisation ou à une américanisation. La seconde interprète les transformations actuelles en termes de rapports de force, dans les domaines culturel et religieux, notamment autour de la théorie du « choc des civilisations » développée par Samuel Huntington [1993, 1996]. Dans ces deux visions du Monde, inquiétudes et angoisses se cristallisent, révélant la difficulté d’appréhender un processus global et contemporain. Il faut pourtant éviter deux écueils, lorsqu’on réfléchit au Monde qui se transforme. Jean-Loup Amselle [2001] les formule ainsi :

Notes 1

Henri Michaux, L’Infini turbulent, « Les effets de la mescaline », Paris, Gallimard, 1994 [1957].

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Les dimensions de la société-Monde

« celui de se plier au postulat d’une homogénéisation du monde actuel et celui, symétrique et inverse du premier, du cloisonnement supposé des sociétés appartenant au passé de l’humanité ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

LE MONDE DANS LES MONDES : VERS UNE RÉDUCTION DE LA DIVERSITÉ ? Le passage d’une multitude et d’une diversité de mondes à une appartenance plus globale au Monde est souvent assimilé à une réduction de la diversité par uniformisation des pratiques, des productions et finalement des populations et de leur culture. Il faudrait distinguer les différentes étapes de ce processus pour l’étayer ou l’infirmer. Dans le processus de mondialisation, on observe une diffusion de normes standardisées, que ce soit dans les processus politiques, de production industrielle, d’échanges monétaires, etc. On pourrait comparer ces normes à une forme de langage simplifié permettant de se comprendre dans différents secteurs sur des bases communes malgré des langues, des histoires, des cultures différentes, langage commun de communication permettant, selon les domaines, des économies d’échelle, une simplification des échanges et par là même une plus grande rapidité. On observe également une diffusion de références partagées, grâce aux nouveaux médias nettement plus rapides et touchant une audience plus large que jamais. Il reste, par exemple, peu de populations dans le monde qui n’ont rien su de la destruction du World Trade Center. Par ailleurs, si les cultures ont toujours été en relation les unes avec les autres, il est nouveau que certains pays, dits « développés » – mais également aujourd’hui les pays dits « émergents » –, aient des moyens industriels de production et de diffusion de « produits culturels » bien plus efficaces que les économies dites traditionnelles. Ce que certains appellent une « mondialisation de la culture », avec la mise sur le marché de biens et de services par des industries récentes et globalisées grâce à des systèmes d’échanges et de communication d’une grande capacité, vient ainsi se confronter à des populations dont une grande partie reste inscrite dans des cultures locales fragmentées et enracinées dans la longue durée de l’histoire de

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leur propre production ou de ceux avec lesquels elles sont en contact. De plus, ces industries culturelles, en se soumettant aux lois du marché, se concentrent de plus en plus, posant ainsi la question du risque d’un modèle culturel unique imposé par ceux qui dominent le marché, ce que certains appellent une « coca-colonisation » de la planète ou une « culture Disneyland ». Avec l’élargissement des marchés, on observe également une diffusion de produits manufacturés à travers le monde qui remplacent les productions locales devenues moins attractives pour différentes raisons. Dans le domaine de l’habillement, par exemple, la production chinoise, par son bas coût et sa large diffusion, entre en forte concurrence avec des produits locaux qui peuvent devenir marginaux. Ainsi, sans détailler davantage ce qui a déjà été évoqué dans les chapitres précédents, il existe dans une multitude de domaines qui touchent à la vie quotidienne de nombre d’individus appartenant à différentes sociétés, une mise en commun, un partage de nouveaux produits manufacturés, de références, de normes. Pour autant, peut-on en déduire que ce partage entraîne seulement et nécessairement une uniformisation des pratiques, des modes de pensée, et finalement des cultures ? La réponse est en fait plus complexe et pas si nouvelle. Rappelons qu’à la fin du xviiie siècle, la tendance à l’uniformisation des cultures semblait déjà évidente aux philosophes de l’époque, qui voyaient dans la raison l’agent d’une universalisation des Lumières et de la disparition des particularismes. Et de fait, après la Révolution, le système métrique est venu remplacer le foisonnement des poids et des mesures, le droit a été rationalisé ainsi que l’architecture, les transports et les marchés ont été unifiés, etc. Mais la question est plus complexe encore, car observer qu’il y a dans certains domaines la diffusion d’objets identiques parmi des populations lointaines les unes des autres, faisant éventuellement disparaître des objets plus diversifiés, n’implique pas forcément une uniformisation des pratiques relatives à ces objets, encore moins des manières de penser. Boire du coca cola fait-il penser comme un Américain – si tant est qu’il existe une manière de penser américaine ? De manière plus large, la consommation d’un produit identique, le partage d’une référence commune ou une normalisation des types d’échange, ont-ils des conséquences identiques partout dans le

Monde(s). Les « cultures » entre uniformisation et fragmentation

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Monde, quels que soient les histoires, les cultures, les sociétés et leurs individus ? Déduire d’une standardisation de la production, une homogénéisation de la consommation constitue une erreur de logique. On voit au contraire que les pratiques des consommateurs sont devenues bien plus singulières et diversifiées qu’elles ne l’étaient, ne serait-ce qu’à l’échelle d’un pays comme la France. Certains comme Jean-Pierre Warnier [1999] avancent même l’idée qu’il y aurait là, pour les sociétés contemporaines, un risque d’éclatement et de dispersion des références culturelles plus que d’homogénéisation. Il ne faut ainsi pas négliger le fait que la production, qu’il s’agisse d’un objet, d’un savoir, d’une technique, ne permet pas de contrôler la réception qui en est faite par celui qui va l’adopter ou non. On peut être surpris par des pratiques qui détournent totalement ou partiellement ce pour quoi un objet a été inventé, de même que l’appropriation d’un objet, d’un savoir, d’une technique passe le plus souvent par une adaptation de celui-ci ou de son usage au contexte dans lequel il est inséré, sans parler du recyclage dans des secondes vies possibles. Ainsi, l’usage d’un même objet ne produira pas forcément le même effet, ne conduira pas forcément à la même pratique, n’alimentera pas forcément le même imaginaire. Les débats sur la mondialisation et ses effets possibles entraînant le Monde vers une réduction de sa diversité sont biaisés par une question de méthode. Deux points de vue s’opposent parce qu’ils abordent le phénomène par deux échelles d’observation différentes qui ne permettent pas de voir la même chose : ou bien c’est la production des biens culturels à l’échelle mondiale qui est analysée, ou bien c’est la manière dont ils sont reçus à l’échelle locale. La plupart des travaux ont jusqu’à présent porté sur le premier point de vue, plus global, en isolant les produits culturels de leur contexte, en prenant peu en compte la manière dont ces produits étaient reçus, décodés, domestiqués, et en sous-estimant les instances intermédiaires telles que la famille, les leaders politiques et religieux, les clubs, les écoles, etc., qui permettent de se réapproprier ces produits. La difficulté de l’approche locale, qui permet de replacer la consommation culturelle dans son contexte social, économique, politique, religieux, historique, est qu’elle nécessite un temps long d’observation et d’analyse que peu font, à l’exception peut-être des anthropologues. Parmi eux, Jean-Loup

Amselle [2001] ou Ted Lewellen [2002] montrent à quel point les mécanismes de transformation culturelle sont hétéroclites, sans qu’une explication globale et généralisante puisse rendre compte des faits. Si leurs travaux témoignent d’une érosion rapide de cultures singulières à l’échelle du monde, ils montrent également qu’il existe une production culturelle foisonnante et diversifiée, que de nombreuses « traditions » se réinventent ou résistent au contact d’éléments nouveaux et ce, en dépit d’une hégémonie culturelle exercée de plus en plus par les pays riches. Dans le même ordre d’analyse, et à partir de travaux d’anthropologues, Warnier [1999] présente l’humanité comme une « machine à fabriquer de la différence ». Ainsi, si l’on prend réellement en compte la multitude de facteurs intervenant dans les processus de transformations, et si la diversité des situations est interrogée, sans la réduire à ce que l’on veut bien voir, comme le nécessiterait la posture du chercheur en sciences sociales, alors force est de constater que l’on ne peut en rester à une réponse en termes exclusivement positifs ou négatifs. Oui, le processus de mondialisation participe à l’uniformisation de certaines pratiques, à la disparition d’autres, mais il rend également possible des conditions d’invention, de création et de diffusion, qui enrichissent la diversité du Monde. On peut aussi avancer que dans certaines conditions, il permet le maintien, voire l’expansion de pratiques qui auraient disparu dans d’autres circonstances ; et que dans d’autres situations encore, il n’empêche pas l’émergence ou le maintien de pratiques, nouvelles ou anciennes. Ainsi, la mondialisation n’est pas responsable de tous les changements, et parmi ceux qu’elles provoquent, certains participent à alimenter la diversité du Monde. La multiplicité des facteurs qu’il y aurait à prendre en compte, variables selon les situations, et la multitude de microprocessus qui interviennent dans le changement, rend d’ailleurs la question un peu vaine. Comme l’écrit Ulf Hannerz [1996], le changement se produit par « un peu de ci et un peu de ça », passant par « une multitude de minuscules corrections de trajectoires qui infléchissent, souvent de manière imperceptible, la course du bateau [Lévy, 2006b], et l’on pourrait ajouter, sans que cela ne se fasse à chaque fois d’une manière reproductible et prévisible.

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Les dimensions de la société-Monde

ENCADRÉ 1. CHOWKING, LE FAST-FOOD QUI INVENTE DES DIFFÉRENCES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Le succès de Chowking, groupe de fast-food philippin, mérite d’être noté. Créée en 1985 par Robert Kuan, un Sino-Philippin originaire du Guandong parti sans fortune mais formé à la gestion dans une bonne université philippine, cette entreprise fonctionne sur la base de la franchise depuis 1989. Elle a détrôné McDonald’s dans le pays depuis 2003. Chowking, qui propose des plats chinois et philippins, possède 342 magasins en 2006 et en crée 40 nouveaux par an. L’entreprise a été rachetée en 2000 par Jollybee (à cette occasion, Kuan a vendu ses parts, rompant avec la tradition chinoise consistant à léguer ses biens à ses enfants). Créé en 1975, le groupe possède plus de 500 restaurants, et sert une nourriture à base de hamburgers avec en outre quelques plats philippins. Jollybee a également investi dans des chaînes de pizza-pasta et de viennoiserie à la française, et intervient sur les principaux segments du marché national de la restauration rapide. Son profit a franchi le seuil de 150 millions de dollars (7,6 milliards de pesos) en 2005. Son PDG, Tony Tan Caktiong, lui aussi un Sino-Philippin au parcours comparable à celui de Kuan, a été nommé World Entrepreneur of the Year par Ernst & Young en 2004. Ce succès repose sur la mondialisation des connaissances, notamment en matière de management, très spécifique dans la restauration rapide, du marketing, fondamental pour ce type de produits, et des technologies de la chaîne alimentaire (notamment avec la maîtrise des normes d’hygiène et la production mécanisée de dimsum [bouchées à la vapeur, classiques dans la gastronomie chinoise]). Par ailleurs, l’utilisation des prédispositions incontestables de la cuisine chinoise ou philippine à la standardisation suppose un changement des modes de consommation. La pratique de ces restaurants diffère de la fréquentation de petits stands de rues, comme on le voit beaucoup en Asie. C’est une autre manière de manger que d’entrer seul, avec ses amis ou sa famille, dans un lieu qui rassure par sa froideur impersonnelle et son caractère générique, et non plus par la familiarité et l’interconnaissance. Ce basculement suppose que soient réunies au moins les prémisses d’une urbanisation individualisée et cosmopolite et de l’émergence d’une classe moyenne urbaine disposant à la fois de revenus suffisants et de modèles de comportements spécifiques.

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Du côté de l’offre, les Philippines présentent l’avantage de disposer d’une main-d’œuvre bon marché, sachant lire et écrire, parlant souvent bien l’anglais (ce fut une dépendance américaine entre 1899 et 1946) et sachant communiquer avec les clients, mais aussi de gestionnaires de qualité, solidement formés : un gérant de restaurant Chowking doit ainsi impérativement être titulaire d’un diplôme universitaire, dans un pays qui est pourtant loin de se trouver en tête du classement de l’Indicateur de développement humain. Enfin, et c’est essentiel, Chowking a bénéficié de la tradition culinaire et des capitaux du secteur de la restauration tenue par la communauté chinoise des Philippines et notamment de la « Chinatown » de Binondo, à Manille. Ce quartier constitue depuis des décennies un vivier de savoir-faire et d’énergie, mais pour une société assez longtemps enclavée comme l’ont été les Philippines, fonctionne aussi comme « objet transitionnel » et comme point de repère, dans son mouvement de connexion, via les réseaux de la diaspora chinoise, au reste du Monde et à ses standards. La diaspora chinoise offre ainsi un accès facile à une certaine mondialité dans tous les lieux où elle est présente. Tant sur le plan de la qualité des plats proposés que sur celui du niveau de services, tout cela fait de Chowking un produit haut de gamme dans la galaxie de la restauration rapide, tout en étant extrêmement compétitif en matière de prix. On peut y faire un vrai repas pour moins de deux euros. Parmi les causes qui expliquent ce succès, figure donc la convergence de l’espace urbain philippin avec le reste du Monde. On repère aussi des composantes locales, qui apportent un avantage comparatif à ceux qui les connaissent et les maîtrisent le mieux. On peut donc imaginer une diffusion de ces restaurants dans d’autres pays, le modèle Chowking pouvant notamment concurrencer les petits traiteurs chinois des villes européennes ou nord-américaines. C’est déjà le cas : l’expansion a commencé aux États-Unis et à Hong Kong, à Brunei, en Indonésie et au Viêtnam ainsi que dans la région du golfe Persique, où la diaspora philippine est très présente et connaît déjà bien les marques du groupe. Chowking n’est-il qu’une variante banale du fast-food d’origine américaine ? Pas seulement. D’abord parce que cette success story se situe dans un pays du « Sud », et qu’il est toujours intéressant d’analyser comment, avec ses atouts

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propres, une société mal placée au départ dans la concurrence mondiale peut tirer son épingle du jeu. La différence porte aussi sur la nature des produits vendus dans ces restaurants. On a beaucoup traité le « McWorld » (selon l’expression popularisée par Benjamin Barber en 1995) comme la caricature d’une mondialisation associée à un nivellement par le bas du point de vue des qualités culinaires. Ce n’est pas faux. Malgré de petites différences locales, McDonald’s se caractérise par une uniformité très forte de ses plats d’un restaurant à l’autre à travers le Monde. En outre, il s’agit d’une cuisine très pauvre du point de vue du goût et peu saine pour l’organisme. Le hamburger n’est pas en lui-même la cause de cette faiblesse. Celui-ci appartient à la même famille de plats que la pizza ou les soupes de nouilles chinoises. C’est un mets simple de la cuisine populaire qui peut être décliné de multiples manières. Le problème est que ce produit a été massifié à un moment particulier de l’histoire du rapport nord-américain à la nourriture, qui commence dans l’entre-deux-guerres et s’épuise dans les années 1980. Il s’agit d’un appauvrissement considérable du goût par rupture franche avec les traditions de la cuisine familiale. La notion même de repas se trouve alors mise en question pour basculer dans une boulimie diffuse, centrée sur des nourritures très sucrées et excluant toute surprise gustative, ce qu’on peut considérer comme une régression infantile de la compétence gustative. Dans les trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, il n’existait plus aux ÉtatsUnis de référent gastronomique, sinon dans un cercle restreint d’amateurs. C’est à ce moment que la non illégitimité de McDo lui a permis une percée d’abord en Amérique du Nord, puis ailleurs, notamment dans les univers sociaux (enfants, jeunes, milieux très modestes) où la culture culinaire classique avait peu de prise ou était même franchement contestée. Or, si l’expansion de ce type de restauration rapide continue sur sa lancée, touchant encore de nouveaux pays, on peut penser que la croissance ne sera plus aussi spectaculaire dans l’avenir. En effet, l’époque où la société américaine assumait dans toutes ses composantes la dimension « industrielle » de la nourriture est révolue. Sous l’influence de la découverte des autres cuisines présentes localement grâce à l’immigration (le slogan « Eat Ethnic ! » a commencé à être populaire à New York dès la fin des années 1970), et grâce aux voyages des Américains, notamment en Europe, la perception de la place de la nourriture dans la vie quotidienne a changé, faisant émerger le mot cuisine dans le paysage dévasté de la food. De fait, d’abord par petites touches, puis de plus en plus massivement, la classe moyenne nord-américaine a commencé à

manger autrement. L’altérité sous toutes ses formes a bientôt débouché sur différentes combinaisons originales qui participent de la catégorie protéiforme de fusion cuisine. L’appel à de grands chefs français ou italiens a ouvert la porte à la création d’une vraie culture gastronomique, au fait de la tradition, mais très ouverte à l’innovation. Il existe désormais une offre impressionnante de restauration de bonne qualité dans toutes les grandes villes d’Amérique du Nord, y compris, dans une version élémentaire, sous la forme devenue très populaire des food courts (espace de repas commun à plusieurs stands de restauration proposant des mets issus de cuisines différentes). Le concept est devenu exportable au point d’être partie intégrante, dans les années 1990, des nouveaux aménagements du Musée du Louvre. On notera que cette européanisation (ou « continentalisation ») de la cuisine se retrouve aussi en Grande-Bretagne, qui a connu la même inflexion à peu près en même temps que l’Amérique du Nord. Dans ce contexte, le McDo représente un modèle de consommation alimentaire en voie de délégitimation partielle dans son pays d’origine, selon un modèle de cohabitation des modes de vie classique aux États-Unis : la culture savante n’exerce pas de magistère sur la culture populaire, ce qui permet à cette dernière de prospérer, même si elle est rejetée par la part de la population la mieux dotée en « capital culturel ». On peut rapprocher cette évolution de celle qui touche les modèles urbains et en partie pour les mêmes raisons. Face à la montée terrifiante de l’obésité, l’ouverture au Monde et le souci du corps contribuent à deux prises de conscience convergentes, celle des impasses de la suburbia et celle des dangers de la « malbouffe ». Dans les deux cas, les pratiques les moins légitimes se trouvent contenues puis lentement refoulées vers les catégories sociales et les espaces culturellement les plus démunis. La « maladie infantile » de la cuisine américaine n’a pas disparu, mais elle est circonscrite. Il est clair que, dans les années 2000, c’est le Starbucks Coffee, qui aura exprimé, d’une manière très « thématique » (il s’agit à l’origine moins d’un café que d’un endroit où on boit du coffee) le trend dominant de la classe moyenne américaine. De ce point de vue, le fast-food chinois est porteur d’une autre culture culinaire et possède un potentiel de développement beaucoup plus en phase avec la recherche d’une certaine sophistication en matière de restauration rapide. Il participe de la diversification des pratiques alimentaires et, plus généralement, des pratiques sociales allant dans le sens d’une ouverture pragmatique à l’altérité. Fast-food mondialisé ne signifie donc pas forcément mcdonaldisation du Monde1.

Notes 1

http://www.chowking.com ; http://www.jollybee.com; Barber, Benjamin, Jihad vs McWorld, New York (N. Y.), Times Books, 1995 (« Post 9/11 Edition », 2001 ; édition française, Djihad versus McWorld, Paris, Hachette, 2001).

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Dans ce brouhaha de situations différentes et à chaque fois particulières, on peut cependant distinguer une tendance générale qui donne à l’Occident la primeur d’une présence forte, que ce soit dans le temps avec ses cinq siècles d’histoire coloniale, ou dans la maîtrise des processus de production de normes, de techniques et de produits hérités de son histoire et de sa position dominante dans l’émergence du Monde – mais sans être aujourd’hui le seul à produire à grande échelle. Il y a là, de fait, une situation exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité, dans laquelle les pays riches créent des technologies pour l’ensemble de la planète dont celle-ci va pouvoir se servir, mais qui prive du même coup un grand nombre de la création de nouveaux savoirs, de nouvelles technologies. La concentration de la production de nouveaux savoirs et de nouvelles technologies aux mains des pays riches leur offre indiscutablement, dans une boucle de rétroaction positive, une place économique et culturelle dominante dans le Monde. En ce sens, on pourrait effectivement parler d’une occidentalisation du Monde – encore que ce terme ne corresponde plus à la totalité des principaux acteurs de la mondialisation –, ce qui, encore une fois, n’est pas pour autant synonyme d’uniformisation, si elle permet une multiplicité de productions, de pratiques et de modes de réception et de réappropriation. L’exemple de la production occidentale – surtout américaine – de séries télévisées a souvent été pris pour montrer comment sa très large diffusion dans le monde avait notamment tendance à remplacer les productions nationales et à imposer des standards uniformes. Mais il faudrait alors aussi souligner que, depuis quelques années, pour rester dans le domaine des séries télévisées, cette production américaine s’est très fortement enrichie et diversifiée, et qu’elle n’a finalement pas empêché d’autres productions dans le Monde2. Il est par ailleurs certain que leur diffusion dans le monde a du même coup diffusé les images de modes de vie occidentaux (le pluriel est ici important, car ces séries mettent en scène des milieux sociaux de plus en plus différents). Conclure à une occidentalisa-

tion des modes de vie serait un peu rapide : les modes de vie qui sont mis en scène peuvent séduire – ils peuvent aussi déplaire – mais les reproduire en dehors de leur contexte culturel, économique et politique relève de l’impossible. Cela peut d’ailleurs être une des sources de frustration vis-à-vis d’une mondialisation qui « fait voir », mais ne permet pas pour autant « d’en être » entièrement.

LES MONDES DANS LE MONDE : UNE CONFRONTATION ? Une autre interprétation du monde contemporain et de ses transformations associées au processus de mondialisation, que l’on rencontre fréquemment dans les débats politiques, repose au contraire sur l’idée que les brassages culturels engendreraient des crispations et des revendications identitaires, et accentueraient un processus de fragmentation politique, ethnique, culturel et religieux. Ces conduites revendiquées par un groupe à l’égard des autres sont souvent perçues comme des réactions suscitées par la menace que ferait peser la mondialisation sur les cultures singulières, et l’appartenance religieuse présentée comme le principal ressort de ces revendications. Jean-Pierre Warnier [1999] identifie quatre principales postures que les analystes adoptent pour expliquer ces phénomènes, en fonction d’un point de vue soit local soit global, et selon qu’ils privilégient le facteur politique ou culturel comme principe explicatif. Parmi ces postures, la plus connue est celle développée par Samuel Huntington, privilégiant la culture et l’identité (réduite en fait principalement à l’appartenance religieuse, sous le terme de « civilisation ») ainsi que l’échelle globale. La thèse de Samuel Huntington, présentée d’abord dans un article de Foreign Affairs en 1993 en réponse à l’essai de Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man [1992], puis développée dans un ouvrage en 1996, considère qu’avec la fin de la guerre froide, une nouvelle ère commence dans les relations

Notes 2

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Par exemple, le nombre de séries américaines produites dans la décennie 1970 et celles produites dans la première moitié des années 2000, a été multiplié par 3 (ce serait bien davantage si l’on pouvait comparer avec toute la décennie 2000) et les thèmes abordés se sont très largement diversifiés. Ceci n’a pas empêché la France de multiplier par quatre le nombre de séries sur le même laps de temps. Par ailleurs, les scénarios, les situations et les jeux d’acteurs de séries contemporaines telles que 24 heures chrono de Joël Surnow et Robert Cochran, ou de Lost de J. J. Abrams et Damon Lindelof dans un style très différent, sont bien plus élaborés qu’à l’époque de Starsky and Hutch de William Blinn ou de Dallas de David Jacobs, séries phares des années 1970 et 1980.

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internationales, qui ne serait pas non plus fondée sur des oppositions idéologiques, politiques ou économiques, mais sur des différences culturelles :

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« Mon hypothèse est que, dans le monde nouveau, les conflits n’auront pas essentiellement pour origine l’idéologie ou l’économie. Les grandes causes de division de l’humanité et les principales sources de conflit seront culturelles. Les États-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales, mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes appartenant à des civilisations différentes. Le choc des civilisations dominera la politique mondiale. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front de l’avenir. »

Il définit ainsi huit – ou neuf, selon les versions – civilisations qui se partageraient le monde : civilisation occidentale, confucéenne – ou chinoise –, japonaise, islamique, hindouiste, orthodoxe et latinoaméricaine. Il admet la possibilité d’une civilisation africaine, et identifie parfois une civilisation bouddhiste distincte de ce qu’il a appelé civilisation confucéenne. La définition que donne Samuel Huntington de la civilisation est celle d’une « entité culturelle », qui serait la forme la plus élevée de regroupement, par la culture, en agrégations successives d’ensembles de plus en plus englobants. Ce serait la distinction la plus haute pour un individu permettant de le différencier des autres espèces. Il prend l’exemple d’un habitant de Rome, pouvant se définir luimême comme romain, italien, catholique, chrétien, européen, ou encore occidental. Il caractérise les

Carte 1 Le Monde selon Samuel Huntington

Civilisations Occidentale (Western) Latino-américaine (Latin American) Africaine (African) Islamique (Islamic) Chinoise (Sinic) Hindoue (Hindu) Orthodoxe (Orthodox) Bouddhiste (Buddhist) Japonaise (Japanese)

Mise en couleurs : Karine Hurel, Patrick Poncet

D’après : Samuel P. Huntington, The Clash of Civilizations, New York (N.Y.), Simon & Schuster, 1996, p. 26. © 1996 par Samuel P. Huntington

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civilisations par des éléments objectifs : langue, histoire, religion, coutumes et institutions, par exemple, mais accorde une plus grande importance à la religion. Il prend également en compte des éléments subjectifs comme le sentiment d’appartenance à une même communauté ou le processus d’identification des individus. Selon son interprétation, le Monde devenant plus petit, les interactions entre pays appartenant à des civilisations différentes augmentent. Ces interactions renforceraient le sentiment d’appartenance à une civilisation, qui à son tour accentuerait des différences et des animosités pouvant dégénérer en conflit. Les processus de modernisation économique et sociale éloigneraient les hommes des identités traditionnelles comme l’État-nation, et ce serait la religion qui deviendrait un facteur de rassemblement plus important que les nationalités. Dans son analyse, les réactions identitaires sont présentées comme des réponses aux menaces que la globalisation des flux ferait peser, de l’extérieur, sur les civilisations. Cette interprétation s’oppose ainsi à la précédente, allant non pas dans le sens d’une uniformisation par échanges entre des sociétés différentes ou par diffusion d’un modèle de société, qu’il soit occidental ou non, mais vers la crispation identitaire autour d’entités culturelles qui s’opposeraient. Ces crispations se cristalliseraient principalement entre la civilisation occidentale d’un côté, et ce qu’il appelle la civilisation confucéenne et la civilisation islamique, ces deux dernières (« filière islamo-confucéenne ») s’alliant contre le premier devenu l’ennemi commun, soit entre ce qu’il nomme « l’Ouest et le Reste ». Cette thèse du politologue et expert en relations internationales a beaucoup séduit, notamment après les attentats du 11 septembre 2001, qui semblaient lui donner raison. Le gouvernement américain de George W. Bush lui a fait large crédit, l’invitant à participer aux réflexions relatives à la définition d’une politique étrangère américaine, dans laquelle la caractérisation d’un « axe du mal » se rapproche de cette théorie. Elle a également été reprise par certains extrémistes islamistes, qui y reconnaissent une justification à leur lutte contre l’Occident. Plus insidieusement, elle a souvent été reprise sous couvert d’interprétation du monde à la Braudel, en référence à sa Grammaire des civilisations, dans les manuels

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scolaires ou dans les médias, comme le souligne René-Éric Dagorn [2003]. Elle a l’avantage de la simplicité, et de désigner les civilisations ennemies. C’est, comme l’écrit Marc Crépon [2002, p. 28] : « donne(r) un objet concret à l’angoisse diffuse qui accompagne toute crise, rationalise(r) et justifie(r) la peur ». Depuis, nombre de chercheurs ont critiqué cette analyse. Nous ne nous étendrons pas sur ces critiques, mais sur quelques points qui concernent les outils utilisés par Samuel Huntington dans sa grille d’analyse, notamment sur son usage du terme « civilisation » et son instrumentalisation de la pratique religieuse dans un contexte de mondialisation. Dans sa conception de la civilisation, Samuel Huntington considère que les mêmes valeurs et les mêmes aspirations seraient partagées par tous, comme s’il existait une homogénéité au sein de ces aires fermées, auxquelles les individus se référeraient sans partage. Il nie ainsi les différences qui peuvent exister au sein même de ces aires, qu’elles soient culturelles, religieuses, politiques ou économiques, mais également les effets des échanges qui peuvent exister entre ces aires. Lorsqu’il admet des échanges entre civilisations, c’est dans le registre de l’opposition, d’une incompréhension qui serait alimentée par des différences culturelles et religieuses indépassables et incompatibles. Rien n’est évoqué des différences entre populations sunnites, chiites et wahhabites ni de la diversité du Proche-Orient dans ce qu’il appelle la civilisation islamique, qui ont pourtant été à l’origine de conflits brûlants. Les différences entre pays à tradition laïque comme la Turquie ou l’Irak qui coexistent dans « l’aire islamique » avec des pays à tradition musulmane marquée tels que l’Arabie Saoudite ou l’Iran ne sont pas évoquées. Avec cette interprétation du monde, comment comprendre les relations qui existent entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite ? Et les différences culturelles qui éloignent l’Indonésie des pays de la péninsule Arabique ? Que dire des guerres civiles au sein de pays musulmans ? Ces différents exemples montrent qu’à ne prendre en compte qu’un critère de définition, nombre de situations du monde contemporain ne peuvent être comprises. Le critère religieux qui est le principal retenu par l’auteur pour définir ses aires, est par ailleurs plus complexe et ne peut, à lui seul, être appliqué

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pour caractériser des aires civilisationnelles. On le voit notamment dans la liste de civilisations qu’il définit sans toujours pouvoir les caractériser par une religion, malgré son ambition : civilisation occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slave-orthodoxe et latino-américaine, civilisation africaine. La civilisation confucéenne n’engloberait ainsi pas le Japon, pays qui constituerait une civilisation sur sa seule base nationale, contrairement à toutes les autres. En revanche, on peut s’étonner qu’elle compte en plus de la Chine, les pays d’Asie du Sud-Est et la Mongolie. Dans une version plus récente, il différencie une civilisation bouddhiste, englobant le Tibet, l’Asie du Sud-Est sans le Viêtnam, et la Mongolie, mais qui ne concernerait pas la Chine, pourtant premier pays au monde en nombre de bouddhistes. La Russie et l’Europe de l’Est sont inclues dans une civilisation orthodoxe et n’appartiennent ainsi pas à la civilisation occidentale, ceci sur un critère confessionnel. En revanche, l’Amérique du Sud se différencie de l’Occident mais non plus sur des critères religieux. Ces quelques exemples montrent toute la difficulté qu’il y aurait à définir les limites d’aires à partir des seuls critères religieux – qu’il limite par ailleurs aux grandes religions. À vouloir repérer des oppositions sur la base d’une appartenance religieuse qui délimiterait des aires, on instrumentalise des limites censées représenter des ruptures. Pourtant, si l’on en reste à ce critère religieux, et que l’on tente de le représenter spatialement – sans en rester aux pourcentages dominants d’appartenance religieuse selon les pays –, on observe (voir carte 2) des chevauchements, des extensions qui rendent compte d’échanges et de flux rendant les limites moins opératoires. On s’aperçoit, par exemple, que ce que Samuel Huntington appelle la civilisation hindouiste, centrée sur l’Inde, correspond à un espace qui compte également parmi le plus grand nombre de musulmans au monde en plus de sa population hindoue et de nombreuses autres religions présentes ; que le bouddhisme, né en Inde, y est quasiment absent aujourd’hui mais qu’il s’est déplacé ailleurs ; que les diasporas chinoise et indienne ont exporté des religions à l’autre bout du monde, etc. En outre, lorsqu’on cherche à recenser et représenter les pratiques religieuses, c’est généralement en des termes exclusifs, comme s’il n’était pas

possible d’appartenir à plusieurs traditions religieuses. C’est pourtant le cas dans une grande partie de l’Asie, par exemple avec les pratiques chamanistes qui peuvent être suivies par des individus qui se déclarent par ailleurs bouddhistes, comme dans l’Himalaya, ou musulmans comme en Asie centrale. Ces cas de figure ne sont jamais pris en compte par les recensements qui, selon un modèle fondé sur les trois religions du Livre, n’envisage pas la possibilité d’appartenances multiples. Cette possibilité entre, de fait, totalement en contradiction avec les thèses de Samuel Huntington, puisqu’elle montre des sociétés qui, dans leur histoire, ont pu s’approprier différentes traditions religieuses sans les faire forcément entrer en contradiction les unes avec les autres, au point de les faire aujourd’hui cohabiter dans leurs pratiques quotidiennes. Nombre de populations himalayennes, notamment celles de langue d’origine tibéto-birmane vivant depuis quelques siècles sur le versant népalais de l’Himalaya (tels que les Tamang, les Gurung, les Magar, les Sherpa, etc.) sont à ce titre exemplaires dans leurs pratiques religieuses qui font intervenir plusieurs traditions pensées comme non concurrentielles. Les Tamang, par exemple, se déclarent traditionnellement bouddhistes dans les recensements, et de fait ont recours à leurs lamas pour effectuer les rituels du cycle de la vie ou intervenir sur l’environnement, mais font également intervenir, lorsqu’ils sont malades, des chamanes qui négocient auprès des esprits jugés responsables du mal, ainsi que des prêtres d’une tradition animiste antérieure à leur conversion au bouddhisme pour effectuer les cultes du terroir associés à chaque clan. En outre, ils ont plus récemment, suite à leur migration vers le Népal, intégré dans leur panthéon quelques divinités hindoues qui sont vénérées lors de grandes fêtes nationales. Aujourd’hui, ils sont nombreux à se convertir au protestantisme. On peut se demander à quelle civilisation Samuel Huntington les ferait appartenir, et quel sens aurait cette désignation si elle n’était fondée que sur le critère religieux. On voit aussi, dans la carte des « sans religion » (voir carte 2), la difficulté qu’il y a à rendre compte d’un processus de sécularisation, surtout présent en Europe occidentale, à distinguer de la privation d’une liberté d’expression qui fait porter par exemple en Chine le taux à plus de 40 %.

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Les dimensions de la société-Monde

Carte 2

Sans religion Sans-religion

(exprimée en pourcentage) sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Part de la population chrétienne dans chaque pays

Christianisme Christianisme

(exprimée en pourcentage) sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Part de la population musulmane dans chaque pays (exprimée en pourcentage)

Islam

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Part de la population sans religion dans chaque pays

Cartogramme selon la population

Un Monde de religions

sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Conception : Blandine Ripert Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet

Source : UN Statistics Division, World Christian Database, 2005

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Réalisation : Karine Hurel, Alain Jarne Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

Hindouisme

(exprimée en pourcentage) sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Part de la population bouddhiste dans chaque pays

Bouddhisme

(exprimée en pourcentage) sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Part de la population animiste dans chaque pays (exprimée en pourcentage)

Animisme

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Part de la population hindouiste dans chaque pays

Cartogramme selon la population

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sup. à 40 20 à 40 10 à 20 5 à 10 1à5 inf. à 1

Conception : Blandine Ripert Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet

Source : World Christian Database, UN Statistics Division, 2005

Réalisation : Karine Hurel, Alain Jarne Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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L’analyse de Samuel Huntington ne prend pas en compte ce qui semble avoir été le plus transformé ces dernières décennies dans les pratiques religieuses, à commencer par l’émergence de nouveaux acteurs transnationaux marqués par l’informel et une souplesse relationnelle leur permettant une grande diffusion aussi bien qu’une dynamique d’expansion par capillarité, un pluralisme concurrentiel du religieux en même temps qu’un processus de sécularisation, ouvrant vers de nouvelles formes transnationales de religiosité3. Les organisations religieuses sont de plus en plus fondées sur des réseaux transnationaux. Dans le nouveau paysage religieux du Monde, qui s’est fortement transformé ces dernières décennies, ce dont la sociologie a rendu compte à travers de nombreuses analyses4, le religieux sert parfois de différenciation culturelle revalorisant des traditions qui peuvent s’affronter autour de groupes ethniques, nationaux ou religieux, que ce soit dans certains courants des religions monothéistes ou polythéistes5. Mais ces courants restent minoritaires, bien que largement repris par les médias. Le religieux s’est aussi et surtout transformé d’une manière inverse à ces réactivations d’une mémoire particularisante de groupes. Ignorant les frontières – et pas seulement entre religions –, de nouveaux mouvements religieux ont émergé, produits notamment par des mobilités religieuses et par la transformation de cultures les unes par les autres dans un contexte d’individualisation et de subjectivation des croyances. Si le besoin de croire n’a pas disparu, il s’enracine de moins en moins dans les croyances des religions institutionnalisées. Danièle Hervieu-Léger [1990, 2001a, 2001b] montre comment, de plus en plus, chacun entend faire sa propre expérience, se bricoler sa propre vérité à partir d’emprunts à un marché symbolique de plus en plus vaste, mais en s’affranchissant toutefois de ses origines familiales et du contexte particulier dans lequel ces symboles ont été forgés. Mais elle avance aussi [2001b], et cela montre à quel point les processus sont complexes et peuvent paraître contradictoires, que plus le

croire s’individualise, plus il s’homogénéiserait dans une standardisation de produits spirituels, l’ultrapersonnalisation n’entraînant finalement qu’une différenciation marginale. Les croyants circuleraient « en empruntant aux divers stocks de ressources disponibles, et en tricotant, au fil du parcours, leur pelote de significations », ainsi qu’en tirant profit du développement massif des communications qui leur permettent désormais d’accéder aux sources les plus diverses de croyance – sans d’ailleurs que cela n’implique pour autant la disparition de « niches communautaires ». On assiste ainsi à la transnationalisation de certaines cultures religieuses, mais aussi à une fragmentation des identités religieuses dans des contextes d’indigénisation ou de reterritorialisation des pratiques. Il s’agit là encore de processus bien plus complexes que la simple opposition entre civilisations dont les fondements religieux exclusifs différeraient.

SINGULIER/PLURIEL La mondialisation remet en cause les liens entre culture et territoire tels qu’ils ont été définis par l’anthropologie classique, ainsi que le grand partage du Monde entre un « nous » civilisé et un « eux » primitif, ce qu’Alban Bensa [2006] a appelé « la fin de l’exotisme ». Cependant, un examen attentif de la littérature anthropologique montre que les sociétés ont toujours communiqué entre elles, et qu’il n’existe pas de cultures ni d’identités qui ne se soient définies et construites dans une relation à l’altérité. C’est finalement le huis clos du terrain anthropologique tel qu’il a été défini par Bronislaw Malinowski [1922] qui aurait entraîné une occultation des relations latérales des sociétés, lorsqu’elles n’étaient pas resituées dans leur environnement, et qui aurait été responsable d’une déshistoricisation et d’une dépolitisation des sociétés exotiques, comme le montre bien JeanLoup Amselle dans divers exemples africains [2001].

Notes 3 4

5

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Voir à ce sujet Ariel Colonomos [2000]. Voir à ce sujet la revue Archives de sciences sociales des religions, qui a publié de nombreux articles sur ces questions, ainsi que Jean-Pierre Bastian [2002], Roland Ducret [1990], Danièle Hervieu-Léger et Davie [1996], Danièle Hervieu-Léger [1990, 2001a, 2001b], André Mary [2000], Jean Séguy [1986]. Voir sur ces questions de l’ethno-religieux, l’article de Dominique Schnapper [2005].

Monde(s). Les « cultures » entre uniformisation et fragmentation

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Ainsi, plus qu’un processus de mondialisation qui aurait transformé des sociétés pensées comme primitives, rendant caduque l’objet anthropologique tel qu’il s’était défini par le passé, c’est le regard porté par celui qui analyse des processus de transformations qui devrait se renouveler. Une partie des anthropologues travaille à présent sur les processus contemporains qui transforment le Monde, notamment en tentant de prendre en considération l’interaction entre différentes échelles d’analyse, du global au local, le Monde procédant de l’interaction des situations locales qu’il englobe. En gardant la microanalyse comme méthode d’investigation, mais en élargissant les cadres spatiotemporels de l’analyse anthropologique, celle-ci peut réellement aider à comprendre et analyser les transformations culturelles du monde. Si dans les processus contemporains, l’individu génère davantage son propre espace par un enchevêtrement plus complexe de divers espaces, la prise en compte de la singularité de ces itinéraires individuels devient primordiale, comme une nécessité empirique, ce que l’anthropologie permettrait par ses méthodes. Diverses approches existent selon la nature des objets observés, selon les angles d’analyse privilégiés. Arjun Appadurai [1996] s’intéressant aux effets conjugués des flux migratoires et médiatiques sur les individus, valorise davantage l’aspect transnational de l’expérience des acteurs au détriment de leurs espaces locaux. D’autres auteurs, comme Éric Schwimmer [1994, 1995], privilégiant les stratégies identitaires localisées ou des minorités nationales, minimisent l’importance des processus globaux. De nombreux concepts ont récemment été développés pour tenter de rendre compte des phénomènes contemporains observés dans un contexte de mondialisation, tels que ceux de créolisation, d’acculturation, de syncrétisme, d’hybridation, mais finalement peu semblent pour le moment opératoires compte tenu des présupposés qu’ils contiennent. Natacha Gagné [2001] montre, à partir des travaux de cinq anthropologues (Arjun Appadurai, Jonathan Friedman, Ulf hannerz, Michael Herfeld et Éric Schwimmer), à quel point leurs conceptions de

l’« identité » et de la « mondialisation » peuvent différer, tout en ayant des positions semblables sur les plans épistémologiques, méthodologiques et même théoriques. Elle explique ces divergences principalement par leur rapport au terrain choisi et à la façon dont ils l’abordent – et qui refléterait la diversité des formes et des significations que ces notions d’identité et de mondialisation prennent localement. Jean Copans [2000] montre aussi comment les anthropologies, malgré une mondialisation des terrains et une plus grande mobilité des chercheurs, sont encore marquées par les milieux sociaux et nationaux des chercheurs, s’interrogeant ainsi sur la possibilité d’une anthropologie sans frontières. Différents travaux montrent ainsi que le processus de mondialisation vient remettre en cause les fondements d’une discipline s’intéressant justement à l’altérité, et qu’il reste encore à bâtir et à étayer de nouveaux outils et concepts permettant de rendre compte des modalités de production des identités individuelles et collectives à l’œuvre dans un contexte de mondialisation. Ces avancées à venir pourraient faire de l’anthropologie une science sociale des mutations du monde contemporain, et nous aider à mieux comprendre la complexité du Monde. Pour reprendre la question posée en début de chapitre, on observe deux tendances dans les cultures contemporaines, comme les identifient Jonathan Friedman [1994], Éric Schwimmer [1994] et Ulf Hannerz [1996] : « l’une, centrifuge, qui met l’accent sur la fragmentation et l’isolation des sous-cultures ; l’autre, centripète, qui accentue l’homogénéisation et la massification par l’appareil culturel ou par les centres hégémoniques. Ni l’une ni l’autre ne s’expriment en même temps » [Gagné, 2001]. Monde singulier et mondes pluriels ne s’opposeraient pas. Mais le local prendrait, selon cette hypothèse, une nouvelle dimension de nature à bouleverser les modalités de construction de l’identité et de représentation de l’altérité, engendrant des rapports problématiques entre localité et identité dans le contexte de mondialisation, ce dont témoignerait ce double processus de fragmentation et d’unification.

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Les dimensions de la société-Monde

ENCADRÉ 2. UNE MONDIALISATION IMPROBABLE : LES TAMANG DU NÉPAL6 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h09. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Tentons d’entrer par un lieu dans la compréhension de la mondialisation, afin de déceler comment ce processus peut marquer les réalités locales, comment il s’internalise (selon l’expression d’Olivier Dollfus) dans un lieu, comment il exerce, par tout un ensemble de médiations, des effets sur une population, des individus. Il ne s’agit ici qu’une des innombrables facettes de la mondialisation, improbable tant on est loin des images mondialisées et mondialisantes habituellement médiatisées, loin aussi dans une localisation qui pourrait sembler hors du Monde, dans un de ces bouts du monde semblant inatteignables par un processus qui empreinte des voies plus souvent comparées à des autoroutes qu’à des chemins escarpés de montagne. Les trois modalités de gestion de la distance que sont la télé-communication, la mobilité et la coprésence, sont ici fortement limitées. C’est ce qui fait l’intérêt de cet exemple : en s’intéressant à ce qui se passe dans une région lointaine parce qu’accessible uniquement à pied, en plusieurs jours de marche, à l’écart des grands circuits d’échanges et sans accès à l’électricité, à la route, à la télévision, au téléphone, on ne s’attend pas à repérer les impacts les plus exacerbés d’un processus de mondialisation. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une région dont les habitants vivraient en autarcie, totalement privés d’échanges avec d’autres populations. Cela n’a jamais été le cas, de même que l’on ne peut pas dire que la population n’a jamais subi de transformations : elle est par exemple passée, en deux ou trois siècles, d’une vie nomade associée à l’élevage et à la culture sur brûlis, à une vie sédentarisée sur des versants de montagne. L’organisation sociale traditionnelle des Tamang7 repose sur la différenciation entre clans exogames. L’intérêt du groupe, ici du segment local du clan, prévaut sur celui de l’individu. Dans la région dont sont tirées ces informations, dans les districts de Nuwakot et de Dhading, les Tamang exploitent collectivement selon un système agro-sylvo-pastoral le versant de leurs villages, situés entre 1 500 et 3 000 m d’altitude et comptant entre 2 000 à 4 000 habitants. Les champs, bien qu’ils soient appropriés par des familles nucléaires, sont exploités selon un système communautaire, dans lequel l’individu n’a pas le choix de la culture ni du calendrier agricole, notamment à cause de la vaine pâture pratiquée après les

récoltes. Jusque dans les années 1990, les Tamang de cette région produisaient en moyenne suffisamment pour se nourrir 6 à 8 mois de l’année, et certains de leurs membres partaient en migrations saisonnières ou temporaires dans le Nord du sous-continent indien, au terme desquelles ils rapportaient les céréales manquantes pour survivre toute l’année. Les éventuels surplus monétaires, au demeurant fort rares, étaient dépensés lors de rituels religieux collectifs, funérailles ou mariages, et donc redistribués. Il y avait ainsi peu d’accumulation de richesse, individuelle ou familiale, et peu d’investissement dans les exploitations agricoles. Si le Népal a commencé à « entrer dans le Monde » en 1950, lors de l’ouverture de ses frontières – fermées aux étrangers depuis 1769 –, ce n’est qu’en 1991 qu’un second temps de son ouverture politique et économique est rendu possible suite à une insurrection populaire. Les années 1990 ont ainsi vu toute une série de transformations concomitantes les unes aux autres mais pas forcément liées entre elles, et ayant des répercussions les unes sur les autres de manière non coordonnée et différenciée selon les lieux : démocratisation du pays, politisation de masse, expansion d’une économie de marché, introduction de produits étrangers sur les marchés locaux, notamment chinois à bas coûts, aide internationale très importante, naissance d’une multitude d’ONG concurrençant économiquement et politiquement le gouvernement, naissance d’un tourisme de masse, diffusion tardive et limitée de la « révolution verte » asiatique, etc. Dans les villages tamang dont il est question, cette ouverture au Monde se traduit par l’introduction d’idées nouvelles, de techniques, de produits venant d’ailleurs, diffusés par les villageois eux-mêmes qui se déplacent de plus en plus dans le reste du monde, à la recherche de tout ce qui pourrait venir répondre aux difficultés auxquelles ils se confrontent chez eux, dans un contexte de pression démographique forte. Les conséquences de ces innovations sont nombreuses et rapides : les pratiques communautaires tendent à disparaître au profit des innovations individuelles ; l’espace tend à se privatiser ; les productions agricoles augmentent au point de permettre aux familles d’atteindre une autosuffisance alimentaire, venant transformer le statut de l’argent acquis à l’extérieur ; l’acquisition individuelle de

Notes 6 7

200

Les sources de cet encadré sont tirées d’un travail de recherche [Ripert, 2000], réalisé à partir de séjours sur le terrain – dix-huit mois entre 1994 et 1999. Les méthodes de travail ont été empruntées à l’anthropologie et à la géographie. Les Tamang sont un des nombreux groupes ethniques du Népal, de langue d’origine tibéto-birmane, vivant dans la région du centre et dans les moyennes montagnes situées au nord-ouest de Katmandou. Ce groupe compte un peu plus d’un million de personnes, sur vingt-six millions au Népal en 2006.

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produits de consommation pour la première fois accessibles devient plus valorisée que les dépenses collectives ; les migrations de travail, de plus en plus lointaines et longues (vers l’Asie du Sud-Est, les pays du Golfe), deviennent un important vecteur de changement social, exposant les Tamang à des économies, des cultures, des conceptions fort éloignées des leurs, et les insérant dans l’économie mondiale au titre d’une main-d’œuvre parmi la moins chère du monde. On observe aussi l’arrivée à la majorité d’une première classe d’âge scolarisée parmi les jeunes tamang, dont le passage à l’école a laïcisé leur rapport au monde, rationalisé leur savoir, népalisé leurs références culturelles. Toutes ces transformations, qui s’opèrent en quelques années chez ces Tamang, ont modifié en profondeur leur appréhension du monde, notamment religieuse. Officiellement bouddhistes mais suivant des pratiques fondées sur trois traditions religieuses non concurrentielles, ils se sont massivement convertis au christianisme depuis les années 1990. Certes, quelques missionnaires protestants ont investi le pays depuis son ouverture, mais restent peu présents dans la région concernée. C’est surtout les transformations économiques et politiques qui permettent de comprendre ce changement d’appartenance religieuse : les sacrifices sanglants, les offrandes et les rituels onéreux sont condamnés par la population, dans un contexte d’émergence de notions nouvelles de gaspillage, de rentabilité, et de valorisation des dépenses individualisées. Les cérémonies traditionnelles sont jugées trop chères par rapport aux nouveaux usages de l’argent, et les connaissances des spécialistes religieux sont concurrencées par les instituteurs, les médecins et les jeunes instruits. Ainsi naît une séparation nouvelle entre ce qui apparaît du domaine de la religion, et ce qui relève maintenant de la santé, de l’éducation, de la politique, de la gestion des milieux naturels, autant de domaines dans lesquels les spécialistes religieux intervenaient précédemment. Le choix d’une nouvelle appartenance religieuse aurait pu se faire vers un bouddhisme

plus orthodoxe, privé de ses particularismes locaux, mais ce sont les protestants qui investissent alors la région de leur présence depuis que l’ouverture de 1991 tolère la conversion religieuse au Népal, jusque-là interdite. Et ceux-ci portent avec eux, aux yeux des Tamang, la légitimité d’un Occident qui a réussi et une tradition religieuse qui leur apparaît « moderne », en adéquation avec les transformations qu’ils se sont récemment appropriées. On observe finalement une communauté devenant société, changement qui en Europe n’est apparu qu’au terme d’un long processus indissociable de la domination des hommes sur les forces de la nature et de la différenciation progressive des fonctions sociales, qui s’opèrent ici en une quinzaine d’années. Il y a aussi un décloisonnement local rapprochant de la ville, non par la construction d’infrastructures, mais par l’émergence d’influences et de comportements nouveaux. Parallèlement à une individualisation, on peut identifier une différenciation sociale nouvelle au sein de cette population, avec des écarts qui se creusent dans une société qui était jugée plutôt homogène, entre hommes et femmes, entre instruits ou pas, différenciation spatiale aussi avec des espaces qui se spécialisent. Mais, paradoxalement, on observe aussi un rejet des particularismes locaux accompagnant une tentative d’intégration à l’espace et à la société du Népal, avec une participation à la société civile, dans un processus de népalisation linguistique, culturelle et sociale. Et il y a, dans la christianisation, une manière de passer du local au global, en échappant au plan national hindou qui marginaliserait les Tamang jugés impurs par les castes dominantes hindoues. On observe ainsi une concordance entre une différenciation au sein de la société tamang, et en même temps une forme d’homogénéisation vers un modèle national, voire plus large, jugé plus universel – double processus d’homogénéisation et de différenciation, d’insertion et de résistance.

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Chap

Chapitre 9

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La planète transactionnelle « Apprends à vendre à acheter à revendre Donne prends donne prends » Blaise Cendrars, 19241.

L

e Monde contemporain est un monde de transactions, dans lequel toutes sortes d’objets matériels ou immatériels sont échangés par les individus et les groupes d’individus. Ces interactions existent depuis longtemps, comme le montrent les pièces romaines retrouvées par des archéologues dans le sud de la péninsule indochinoise sur le site d’Oc Eo. Cependant, elles ont connu ces dernières décennies une augmentation sans précédent. Les sciences sociales ont, jusqu’à présent, étudié les transactions d’échelle mondiale en tant qu’échanges entre les États et sous un angle à la fois économique et politique, refusant systématiquement de les concevoir comme les signes de l’émergence de l’espace d’une société de dimension mondiale. Or la réalité correspond de moins en moins à ce modèle théorique car il ne permet pas de saisir les dynamiques du Monde sinon comme une lutte pour l’accès à la puissance. Des modèles concurrents, permettant d’appréhender les transactions mondiales comme des interactions sociales, existent. Mais, ils souffrent d’une carence de données due au fait que les indicateurs statistiques ont été élaborés en fonction d’anciens paradigmes. Il est toutefois possible de proposer de nouvelles pistes, notamment celle qui consiste à concevoir d’emblée le Monde comme l’espace d’une société, avec ses routes, ses lieux et ses acteurs particuliers. C’est ce que permet l’approche géographique.

LES TRANSACTIONS ET LEURS MODÈLES Le terme de transaction renvoie, dans son sens le plus commun mais aussi le plus limité, à un accord entre un vendeur et un acheteur, c’est-à-dire à une opération nécessairement économique impliquant un échange de biens matériels ou immatériels ayant une valeur marchande. Il sera compris ici dans un sens plus large, et regroupera toutes les interactions entre personnes, groupes ou organisations portant sur des biens marchands ou non marchands comme les relations interindividuelles, la culture ou l’idéologie. Les transactions entre les individus et les groupes d’individus sont constitutives de l’existence des sociétés humaines et de leur évolution. Les sociétés ont dépensé et dépensent aujourd’hui encore une grande partie de leur énergie à réduire les contraintes ou les obstacles qui ralentissent ou empêchent les transactions, que ce soit en leur sein ou entre elles. La distance est l’un des principaux problèmes que les sociétés doivent résoudre pour augmenter et élargir les transactions. Plus les individus sont éloignés et plus il leur est difficile d’établir et de maintenir un système d’interaction entre eux.

Notes 1

Cité dans Blaise Cendrars, Feuilles de route, Paris, Au Sans Pareil, 1924.

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Les dimensions de la société-Monde

LES TRANSACTIONS : ÉCHANGES ÉCONOMIQUES OU INTERACTIONS SOCIALES ?

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Face à ce problème, les sociétés humaines ont développé trois différents types de réponses : la coprésence, la mobilité et les télé-communications [Lévy, 1999]. La coprésence consiste à maximiser les interactions entre les individus en les réunissant en un même lieu, ce qui permet un nombre de transactions possibles virtuellement très élevé du fait de leur proximité. C’est le principe qui s’applique à la ville ou au marché sous toutes ses formes, y compris aux bourses qui sont des marchés de biens immatériels. La mobilité et les télé-communications permettent, quant à elles, de maximiser les interactions entre des individus situés dans des lieux éloignés les uns des autres. Les moyens de transport permettent la mobilité d’objets matériels, comme des personnes ou des marchandises, les télé-communications permettent la transmission d’objets immatériels, comme des informations ou des services. L’histoire de l’humanité est balisée par des inventions qui ont permis aux sociétés d’augmenter, mais aussi de diversifier les transactions possibles. On entrevoit ici le lien qui existe entre, d’une part, la cohésion et la taille des sociétés et, d’autre part, les innovations techniques et technologiques qui ont lieu dans le domaine de la coprésence, des transports et des télé-communications. Chaque innovation contribue à accroître les interactions, en les densifiant mais aussi en les élargissant. Ce mouvement a été continu dans le temps, mais les principales inventions qui ont permis l’existence soutenue de transactions sur de longues distances, et notamment à l’échelle mondiale, sont très récentes. Elles correspondent, pour la plupart, à l’entrée des sociétés dans l’aire de la modernité. On a longtemps pensé que les biens immatériels ne pouvaient faire l’objet de transactions à grande échelle. Bien sûr, les systèmes de la poste à relais et des lettres de change ont constitué un progrès significatif dans ce domaine. Néanmoins, ces deux innovations dépendaient avant tout de la mobilité physique du messager. Il faudra donc attendre l’invention du télégraphe à la fin du xviiie siècle pour voir un réel changement d’échelle dans l’échange d’informations. Les innovations qui ont lieu dans le domaine des transports, comme le train ou l’aviation, ou de la coprésence, comme l’usine ou la mégapole, apparaissent à peu près à la même période. Et si la rupture qu’elles entraînent est

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moins marquée que pour les télé-communications, elle n’en est pas moins déterminante dans l’extension de l’échelle des transactions. Il faut se garder de concevoir ces innovations comme le résultat non programmé du travail de chercheurs ou d’inventeurs désintéressés dont les sociétés tireraient profit en leur imaginant des applications diverses. Les innovations techniques ou technologiques découlent également d’une volonté des individus d’étendre l’espace de leurs interactions, c’est-à-dire non seulement d’échanger plus, mais aussi d’échanger plus loin. En d’autres termes, ce n’est pas la caravelle qui donna l’idée aux sociétés européennes de franchir l’Atlantique à la fin du xve siècle, mais leur volonté de s’affranchir de cet obstacle pour amplifier les transactions avec l’Asie qui ont entraîné cette innovation maritime. Cette intentionnalité est toutefois ambiguë car on peut repérer dans l’histoire de l’humanité deux mouvements contraires et souvent coexistants : un mouvement de décloisonnement, c’est-à-dire d’extension de l’espace des transactions, et un mouvement de cloisonnement, c’est-à-dire de limitation des transactions lointaines et de renforcement des transactions proches – le tout étant de définir le proche et le lointain. Le mouvement de décloisonnement a permis de faire émerger de nouveaux espaces ou de nouvelles sociétés à des échelles toujours supérieures. Cette ouverture, qu’elle se soit réalisée de façon pacifique ou non, n’en est pas moins une constante dans l’histoire de l’humanité qui a peu à peu mené au processus de mondialisation actuel [Durand, Lévy, Retaillé, 1992]. L’émergence d’un espace mondial ou d’une société mondiale serait ainsi le degré extrême de cette logique. Le mouvement de cloisonnement, quant à lui, relève de la volonté des sociétés de se définir en se distinguant les unes des autres grâce à cet outil particulier que sont les frontières. Les limites plus ou moins franches ainsi établies grâce à ce moyen permettent de définir ce qui est proche et ce qui est lointain ou, plutôt, ce qui est interne et ce qui est externe [Gottmann, 1952]. Ce processus contribue à découper l’espace et à faire émerger des espaces exclusifs au sein desquels les interactions sont maximisées et entre lesquels les transactions sont plus ou moins limitées. L’exemple le plus significatif est celui de la construction des États.

La planète transactionnelle

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Ces deux processus, qu’il est difficile de séparer, ont été particulièrement forts entre la fin du xviiie siècle et la fin du xixe siècle. Durant cette période, le processus de mondialisation a connu une très forte accélération, alors même que le découpage du Monde en États se généralisait et se renforçait. Cette tension a un impact sur la façon dont on observe et on comprend les transactions à l’échelle mondiale aujourd’hui.

DES MODÈLES THÉORIQUES POUR ANALYSER LES TRANSACTIONS

Les transactions d’échelle mondiale peuvent donc être analysées à la fois comme le signe de l’émergence d’une société mondiale, ou bien comme la simple relation entre les États. Dans le premier cas, les transactions sont prises en compte dans leur définition la plus large, et incluent également les échanges non marchands entre les individus ou les groupes d’individus. Elles montrent une tendance à un processus de changement d’échelle qui correspondrait à une maximisation des interactions entre les individus au niveau le plus extrême de l’échelle géographique, c’est-à-dire le Monde. Dans le second cas, les transactions sont centrées sur les États, et leur définition est beaucoup plus limitée, puisqu’elle fait essentiellement référence à des interactions économiques et politiques dénuées de toute dimension sociétale. Ici, les transactions ne semblent plus être effectuées par des individus ou des groupes d’individus, mais par les « pays » eux-mêmes qui se retrouvent en quelque sorte personnifiés, ce qui tend à effacer la diversité des acteurs réellement à l’origine des transactions que sont les entreprises, les institutions publiques, les associations ou les individus. Pendant longtemps, les sciences sociales se sont uniquement concentrées sur le second modèle, que l’on qualifiera ici « d’international ». Le monopole de cette approche tient en partie au fait qu’elle s’est révélée la plus efficace pour appréhender le Monde tant que le processus de découpage de l’espace en États était plus fort que celui d’interactions généralisées, c’est-à-dire de mondialisation. Cependant, il ne faut pas négliger un autre élément d’explication, à savoir que la construction des sciences sociales dès la fin du xviiie siècle a été fortement liée à celle des États. Les chercheurs en sciences sociales, qui

voyaient leurs disciplines s’institutionnaliser au sein des États, ont activement participé au processus de légitimation des espaces nationaux en posant rapidement comme paradigme le fait qu’à toute société correspondait un État, et que les sociétés ne pouvaient exister à des niveaux supérieurs à celui du niveau national. Les sciences sociales ont donc contribué à établir une distinction artificielle entre, d’une part, les transactions intranationales, celles qui ont lieu à l’intérieur d’un pays donné, et par extension à l’intérieur d’une société donnée, et, d’autre part, les transactions internationales, celles qui existent entre les différents pays. Les premières sont généralement appréhendées dans toute leur complexité comme étant l’expression du fonctionnement de la société, tandis que les secondes sont plutôt analysées comme l’expression du rapport de force entre les États, uniquement étudié sous un angle économique et politique, souvent qualifié de géo-économique et géopolitique pour bien montrer la différence avec le niveau intranational. Les rapports politiques entre les États sont principalement étudiés selon les théories des relations internationales et de la géopolitique (chapitre 11). Les rapports économiques, quant à eux, sont essentiellement observés par l’intermédiaire de la théorie du commerce international. Cette théorie, établie dès le xviiie siècle par Adam Smith (1723-1790) et, plus tard, David Ricardo (1772-1823), repose sur l’idée que les États se spécialisent dans la production et l’exportation de biens pour lesquels ils disposent d’avantages comparatifs. La généralisation de ce principe aboutit au concept de division internationale du travail, c’est-à-dire à la répartition de la production des biens à l’échelle du Monde en fonction des avantages des uns et des autres. Bien entendu, plusieurs pays peuvent disposer d’avantages similaires, ce qui peut donner lieu à une compétition d’ordre économique entre eux. La dynamique du Monde correspondrait en définitive à l’évolution permanente des avantages comparatifs des différents pays en fonction d’innovations techniques ou sociales, et à la réorientation constante de la polarisation de leurs transactions. Cette théorie a connu un succès considérable, et constitue aujourd’hui le socle d’institutions comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est avant tout par elle que l’on analyse les transactions d’échelle mondiale, sa force résidant

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Les dimensions de la société-Monde

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dans sa capacité à mesurer et à comptabiliser de façon assez précise les échanges économiques entre les États, et à donner un sens à ces flux selon une perspective assez simple qui distingue les pays forts, les pays faibles et les pays émergents. Cependant, cette théorie montre ses limites au fur et à mesure que le processus de mondialisation s’intensifie, sa principale faiblesse tenant au fait que les caractéristiques du contexte historique qui l’a vu naître sont très différentes de celles du Monde contemporain. En effet, la théorie du commerce international se construit principalement au xixe siècle à un moment où les frontières se renforcent et jouent pleinement leur rôle de barrières, et où les transactions internes aux sociétés nationales priment sur celles qui ont lieu entre les États. Les interactions qui ont lieu au niveau international sont alors considérées comme des externalités constituant, dans le pire des cas, un environnement économique plus ou moins contraignant pour les sociétés nationales. Le problème, c’est que la tendance s’est aujourd’hui inversée. Les transactions internationales sont de plus en plus prégnantes et l’interdépendance généralisée qui en découle rend difficile la distinction entre ce qui est interne et ce qui est externe. Ce phénomène est d’autant plus fort que les frontières tendent à perdre de leur sens et de leur efficacité, tout du moins pour ce qui concerne les échanges de marchandises, du fait du mouvement de libéralisation qui s’accroît constamment depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Une autre limite de la théorie du commerce international tient à ce qu’elle ne mesure qu’une faible partie de l’ensemble des transactions. Il est vrai qu’elle n’est pas faite pour cela, cependant, elle montre des faiblesses y compris dans la mesure des transactions purement économiques. Tout d’abord, elle s’est construite à un moment où les télécommunications longue distance n’existaient pratiquement pas, ce qui fait qu’elle a toujours eu tendance à privilégier les échanges de biens matériels. Elle s’accommode donc mal des échanges de biens immatériels, même si ceux si ont été en partie intégrés sous l’appellation fourre-tout de « services ». Cela est d’autant plus problématique que ces transactions s’affranchissent facilement des frontières, et deviennent de plus en plus difficiles à comptabiliser par l’intermédiaire de ce filtre. Ensuite, elle ne mesure que les transactions légales, c’est-à-dire celles qui

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sont visibles aux frontières. Bien évidemment, il est difficile de comptabiliser ce qui est illicite. Pour autant, les transactions de cet ordre se banalisent car elles ne concernent plus seulement l’échange de biens eux-mêmes illicites, comme la plupart des drogues, mais également de biens tout à fait licites échangés par le commun des mortels et non pas par des réseaux clandestins spécialisés. On pense bien sûr aux échanges de fichiers musicaux ou vidéos qui remettent en cause le modèle économique d’acteurs historiques dans le domaine de la musique et du film, et montrent aussi l’importance des transactions individuelles – par rapport aux transactions effectuées par les États – au niveau mondial. Enfin, la théorie du commerce international s’interdit de considérer les transactions économiques effectuées entre les États selon une dimension sociétale. Les anthropologues, les sociologues et les géographes [Durand-Dastès, Grataloup, Levallois, 1992] ont pourtant montré que les transactions économiques sont des interactions sociales, et que les flux économiques effectués entre différentes sociétés sont généralement le signe avantcoureur de l’émergence de l’espace d’une société de niveau supérieur. Cette théorie a été prévue pour analyser un Monde gravé dans le marbre où les relations économiques apparaissent comme un instrument de puissance des États. En conséquence, elle se révèle en grande partie incapable de saisir l’extension et la diversification des transactions qui a lieu aujourd’hui et de donner des clefs d’analyse de la tension qui découle de ce mouvement. Un changement de modèle semble donc s’imposer pour mieux appréhender la complexité des processus en cours. Cependant, la compréhension des transactions comme étant autre chose que de simples échanges économiques – en tant que signe de l’émergence d’une société par exemple – reste d’autant plus difficile qu’il n’existe pratiquement pas de cadre théorique et statistique fondé sur cette perspective, puisque les sciences sociales ont longtemps fait l’impasse dessus. Cela pose toute une série de problèmes au premier rang desquels celui de la mesure (comment observer ce que l’on ne mesure pas ?) et de la représentation (comment représenter des transactions globales sur un fond de carte découpé en États ?). En l’absence d’outils et de données solides, l’étude de l’espace mondiale des transactions selon un point de vue différent de celui

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de la théorie du commerce international est, pour l’instant, plutôt malaisée. Pourtant, on peut explorer quelques pistes nouvelles, avec pour premier principe de ne pas appréhender le Monde a priori comme un ensemble d’États, mais comme un espace à part entière où toute la diversité des acteurs est prise en compte. Comme tout espace, le Monde est parcouru de flux, qui s’appuient eux-mêmes sur des réseaux mettant en évidence des lieux et des acteurs particuliers. Ce tableau par touches successives permet alors de faire émerger une première esquisse de cet espace, celui d’une société mondiale.

L’ESPACE DES TRANSACTIONS Les transactions d’échelle mondiale sont aujourd’hui presque aussi variées que les transactions d’échelle nationale, ce que la théorie du commerce international ou la géopolitique ont parfois du mal à appréhender. Plutôt que de distinguer les transactions en fonction des secteurs économiques auxquelles elles ne renvoient que partiellement, on distinguera les transactions en fonction de la matérialité ou de l’immatérialité des objets qui sont échangés, cette propriété déterminant un rapport différent à l’espace. L’ajout d’une catégorie, celle des transactions idéelles, permettra également de mieux appréhender la dimension non économique des échanges.

LES OBJETS Les objets matériels Les transactions matérielles concernent tous les objets qui ont une matérialité physique comme, par exemple, un T-shirt, un baril de pétrole, un ordinateur ou un lave-vaisselle. Comme on l’a évoqué précédemment, pour qu’un objet matériel produit dans un lieu A soit vendu dans un lieu B, il faut qu’il subisse un déplacement physique de A vers B, ce qui entraîne des coûts de transport. Toute transaction matérielle, qu’elle soit marchande ou non, a donc un coût, irréductible, relatif à sa mobilité, et plus la distance est grande, plus ce coût est élevé. Une des conséquences de cette relation à l’espace est que les objets matériels donnent principalement lieu à des échanges marchands, les échanges non marchands, effectués sous forme de cadeaux ou de dons entraînant toujours un coût pour celui qui offre et, éventuellement, celui qui reçoit. En d’autres termes,

la gratuité coûte cher. Cette dépendance ne semble d’ailleurs pas devoir disparaître, puisque les coûts de transport peuvent difficilement être réduits à zéro et que leur baisse, selon l’OCDE, semble finalement n’avoir été que relative ces dernières décennies. La théorie du commerce international est assez efficace pour appréhender les objets matériels qu’elle répartit en deux catégories différentes : les ressources naturelles (regroupées dans ce qui est appelé « secteur primaire ») et les produits manufacturés (regroupés dans le « secteur secondaire »). Les ressources naturelles sont des objets non transformés issus de l’industrie de l’extraction minière (combustible, métaux), de l’agriculture, de la pêche et de la forêt. Ces objets, qui ne peuvent être obtenus n’importe où, ont comme particularité d’être fortement liés à un lieu car ils dépendent en grande partie de conditions naturelles dont même l’innovation technique peut difficilement permettre de s’affranchir. Les produits manufacturés, quant à eux, sont issus de la transformation des ressources naturelles en un produit fini ou semi-fini. Cette opération, qui permet d’ajouter de la valeur aux matières premières utilisées, peut, en théorie, être effectuée n’importe où. Elle ne dépend pas, en tout cas, de conditions naturelles, mais est plutôt liée aux avantages comparatifs d’un lieu, que ce soit en termes d’infrastructures, de qualification des ressources humaines ou de valeur de la monnaie.

Les objets immatériels Les transactions immatérielles impliquent, quant à elles, tous les objets ne disposant pas d’une matérialité physique, comme par exemple un conseil juridique ou financier, un film ou une chanson et plus globalement tous les échanges d’informations. Pour qu’un objet immatériel soit échangé entre un lieu A et un lieu B, il faut qu’il soit transmis à distance par un moyen de télécommunication, par exemple le téléphone ou, de plus en plus, par Internet. À l’inverse des coûts de transport, les coûts de transmission peuvent se révéler très faibles et parfois même proches de zéro. D’autre part, le coût marginal de production d’un objet immatériel (coût pour produire une nouvelle unité) est très faible. Contrairement à une machine à laver ou une voiture, un logiciel ou une chanson peuvent être copiés et

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partagés avec relativement peu de moyens et de connaissances techniques. Bien qu’un grand nombre de transactions immatérielles soient marchandes, il semble donc que la dématérialisation des objets, ainsi que la faiblesse des coûts de leur transmission, favorisent le développement de transactions non marchandes. La problématique de la gratuité devient alors centrale aujourd’hui dans le domaine des transactions immatérielles, notamment parce qu’elle remet en question le modèle économique des acteurs traditionnels que sont, entre autres, les majors du disque ou les studios de cinéma. La théorie du commerce international se montre ici assez inefficace pour appréhender ces transactions qu’elle regroupe partiellement sous l’appellation de services et qui constituent le secteur tertiaire. Cette catégorie inclut globalement tout ce qui n’appartient pas aux secteurs primaire ou secondaire, y compris les transports – ce que contestent certains spécialistes comme Michel Savy –, le commerce ou les bâtiments et travaux publics, ce qui en fait un ensemble très hétérogène et difficile à appréhender comme un tout. Contrairement aux objets matériels, les informations ne passent pas physiquement une frontière et restent difficiles à comptabiliser selon les méthodes classiques. D’autre part, la différenciation entre les transactions immatérielles intranationales et internationales tend à s’affaiblir avec l’apparition d’outils informatiques ne prenant pas ou peu en compte l’appartenance nationale de l’émetteur et du récepteur de l’information – comme dans le cas de la messagerie instantanée ou de la téléphonie sur Internet – ce qui rend difficile la comptabilisation des échanges. Enfin, les sociétés humaines ne sont pas imperméables les unes aux autres sur le plan des idées. Les modes, les concepts, les modèles politiques s’échangent de plus en plus à l’échelle du Monde. Beaucoup d’objets, matériels ou immatériels, sont porteurs d’une vision du Monde et sont susceptibles de marquer l’identité des individus. Les transactions idéelles concernent, entre autres, les objets qui relèvent des domaines de l’art, de la politique ou de la recherche en sciences sociales. D’autre part, les idées sont immatérielles mais peuvent être véhiculées par des objets qui leur servent de support matériel, comme dans le cas du livre par exemple. Il ne faut donc pas voir dans les transactions idéelles une nouvelle catégorie dans les échanges internationaux, mais plutôt

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une opportunité de mieux comprendre la façon dont ces objets ont un impact sur une société donnée, et comment leur circulation contribue à faire émerger une scène politique mondiale. Aussi importantes soient-elles, les transactions idéelles restent pourtant difficiles à mesurer puisque, encore une fois, rien n’a été vraiment prévu pour les comptabiliser.

LES FLUX Traditionnellement, les flux d’objets matériels et immatériels sont observés par l’intermédiaire des flux commerciaux et par ceux des investissements directs à l’étranger (IDE), auxquels on peut éventuellement ajouter le volume des transactions boursières. Les flux commerciaux ont connu une augmentation spectaculaire ces dernières décennies. Selon l’OMC, de 1948 à 2005, la valeur des exportations mondiales est passée de 58 à 10 431 milliards de dollars, soit une multiplication par 180, l’essentiel de ces échanges, c’est-à-dire près de 65 %, étant effectué entre les trois pôles de la Triade. Voici les deux principales informations que l’on retire habituellement des analyses du commerce international concernant les flux de biens matériels et immatériels. Celles-ci sont généralement agrémentées d’une carte représentant ces flux à grands renforts de flèches, dont la plus caractéristique est peut-être celle qui, revenant sur elle-même, montre les échanges effectués entre les pays européens (voir carte 1). Difficile d’en savoir plus, si ce n’est que les objets échangés sont majoritairement des objets transformés (près de 70 %), que la part des échanges de ressources naturelles a baissé (passant de près de 20 % à la fin des années 1960 à environ 10 % en 2004), tandis que celle des services est restée plus ou moins identique (environ 20 % sur la même période) tout en voyant la répartition des secteurs qui le composent évoluer. Les services informatiques ont ainsi connu une progression de 23 % en moyenne de 1995 à 2004, alors que les transports, qui constituaient 45 % des échanges de services en 1968 n’en représentaient plus que 24 % en 2004. Tous ces chiffres sont certainement représentatifs d’une tendance globale qui voit les transactions, et notamment les transactions immatérielles augmenter. Ils ne sont toutefois pas suffisants pour saisir toute l’ampleur et la complexité du phénomène. En fait, la façon même dont sont mesurés les flux internationaux pose deux types de problèmes importants.

La planète transactionnelle

Carte 1 Le commerce international

Europe

Amérique du Sud et centrale

Moyen-Orient

Communauté des États indépendants (CEI)

Amérique du Nord

Asie

Valeur des flux commerciaux de marchandises (exprimée en milliards de dollars)

3 200

Part des échanges dans le commerce mondial de marchandises (exprimée en pourcentage)

Réalisation : Karine Hurel

Ce qui est visible Les flux sont mesurés par pays, c’est-à-dire en fonction d’unités spatiales qui ne sont plus forcément les plus adaptées pour permettre une lecture cohérente et efficace des transactions d’échelle mondiale. Il n’est, par exemple, pratiquement pas possible de désagréger les indicateurs du commerce international au niveau des grandes villes mondiales qui concentrent pourtant l’essentiel des échanges dans le Monde et établissent souvent plus de transactions

3

à3

p. à

800

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à1

0, Conception : Olivier Vilaça Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet

1

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Afrique

100 50 Source : Organisation mondiale du commerce, 2006

entre elles qu’avec le reste du pays auquel chacune d’entre elles appartient. La tendance actuelle qui consiste à agréger les États au sein d’ensembles régionaux ne facilite d’ailleurs pas la tâche. La liste des États inclus dans chacun des pôles de la Triade, varie considérablement en fonction des auteurs. Le pôle américain renvoie parfois aux États-Unis, parfois à l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada), et parfois même à l’Alena (États-Unis, Canada et Mexique). Le pôle européen n’est pas plus précis,

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Les dimensions de la société-Monde

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puisqu’il renvoie souvent à l’Union européenne, en oubliant qu’elle n’intègre pas tous les pays européens, ou bien à l’Europe de l’Ouest, concept hérité de la guerre froide ou, enfin, à l’Europe tout court, objet spatial dont les contours sont très flous. Le pôle asiatique pourrait sembler plus simple à définir, puisqu’il n’inclut la plupart du temps que le Japon. Cependant, l’avènement économique de la Chine ou, tout au moins, de la partie orientale de la Chine, et d’autres pays de la région, au premier rang desquels la Corée du Sud, Singapour ou Taiwan complique singulièrement la situation. À trop vouloir simplifier et généraliser les échanges pour les rendre plus lisibles, on peut donc se demander si l’on ne finit pas, paradoxalement, par les rendre inconsistants. Le même problème se pose pour les IDE, censés traduire le montant des transactions effectuées sous forme d’investissements par les entreprises (construction d’établissements, ouverture de bureaux, acquisitions, amélioration des infrastructures industrielles, etc.). Pourtant, ceux-ci sont regroupés par pays, ce qui semble complètement ignorer le fait que la nationalité des entreprises est de moins en moins facile à déterminer. L’analyse des IDE fait à nouveau ressortir la Triade sans qu’il soit possible, encore une fois, d’en retirer des enseignements précis étant donné le degré de généralisation qu’elle implique. Toujours dans le même ordre d’idée, le commerce intragroupe – c’est-à-dire les transactions effectuées entre entreprises –, qui représente tout de même un tiers des échanges internationaux des pays développés, a longtemps été ignoré, et reste aujourd’hui encore très difficile à mesurer car le modèle utilisé ne distingue pas les acteurs économiques autres que les États. Comme on l’a déjà souligné précédemment, L’autre problème majeur posé par la théorie du commerce international, est qu’elle ignore ou mesure mal nombre de transactions, notamment les transactions illicites, les transactions immatérielles et les transactions non marchandes. Il faut cependant reconnaître que ce défaut est tout à fait logique, et qu’il serait incohérent de chercher à mesurer des transactions qui ne correspondent absolument pas au modèle. Le problème réside plutôt dans l’absence de modèles concurrents permettant d’interpréter globalement toutes les transactions et leur impact. Le commerce illicite semble pourtant atteindre des niveaux non négligeables, même si l’on n’en a

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qu’une idée fragmentaire. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) estime ainsi qu’en 2006, le commerce des drogues illicites s’élevait à plus de 322 milliards de dollars, quant à celui des contrefaçons, l’OCDE l’évaluait en 1998 à environ 450 milliards de dollars, soit près de 5 % de l’ensemble du commerce international. La même tendance peut d’ailleurs être observée dans le domaine des échanges illicites d’objets immatériels. L’industrie cinématographique évalue, par exemple, que le piratage sur Internet et la contrefaçon de DVD et de vidéos dans le Monde représentait environ 6,1 milliards de dollars en 2005, les échanges effectués sur Internet, c’est-à-dire totalement immatériels, représentant 38 % du total. De la même façon, l’industrie musicale estime que le commerce de disques piratés dans le Monde en 2005 était équivalent à 4,5 milliards de dollars, et que 20 milliards de pistes musicales avaient été téléchargées la même année. Ici la croissance est indubitable, puisque les échanges de ce type n’étaient pas vraiment possibles à une si grande échelle avant l’invention du CD et, surtout, avant l’arrivée d’Internet et la dématérialisation complète des objets (suppression de leur support physique). Nombre de transactions sont également difficiles à recenser du fait qu’elles ne sont pas marchandes. Cela inclut, notamment, toutes les communications téléphoniques, les fax ou les emails échangés de façon quotidienne par les individus à titre personnel ou professionnel. Il est possible de mettre dans cette même catégorie les services gratuits offerts par certaines entreprises qui se fondent sur un modèle économique relativement nouveau. Ces entreprises peuvent, par exemple, offrir un produit et faire payer le support, ou bien, au contraire, faire payer le produit et offrir le support. Nombre de transactions à caractère économique échappent donc au système de mesure des transactions commerciales. Enfin, les flux de biens matériels peuvent concerner des transactions non marchandes qui se font alors sous forme de dons. L’ONG Pharmaciens sans frontières estime, par exemple, que la province d’Aceh en Indonésie a reçu 4 000 tonnes de médicaments à la suite du tsunami de 2004. La valeur et le volume de l’ensemble des dons effectués entre pays sont évidemment difficiles à évaluer. Les coûts associés à la mobilité des biens matériels, notamment le transport, rendent également leur généralisation difficile.

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ENCADRÉ 1. VOIR CE QUI N’EST PAS MESURÉ

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C’est pour pallier ces deux défauts – agrégation des données par États et données partielles – que les chercheurs du GaWC (Globalization and World Cities) ont développé des pistes de recherche innovantes qui, bien qu’imparfaites, permettent de donner une nouvelle image de la planète transactionnelle. Leur démarche consiste à mesurer les relations entre les 55 villes mondiales, dont le GaWC a établi la liste et le classement à l’occasion de travaux antérieurs, en analysant les flux d’informations entre 46 entreprises transnationales des secteurs de la comptabilité, de la publicité, de la banque et de la finance, et du droit. Chaque entreprise doit disposer de bureaux dans au moins 15 pays, ces derniers étant hiérarchisés en fonction de plusieurs critères comme le nombre de salariés ou bien leur statut (siège social ou filiale). Les postulats de départ des chercheurs sont les suivants : 1) les bureaux génèrent plus de flux entre eux qu’avec les entreprises d’autres secteurs (pour établir un contrat avec un client, les bureaux d’un même groupe échangent de l’information, se renseignent sur les pratiques existantes, interagissent avec le siège social) ; 2) plus le bureau est important, plus les flux sont conséquents. Chaque relation entre deux établissements se voit ainsi attribuée une valeur, ce qui permet in fine d’établir une matrice montrant l’ensemble et le sens des flux entre les

Les transactions idéelles donnent également lieu à des flux internationaux. On sait que les idées voyagent depuis longtemps du fait de la mobilité des individus. La circulation des premières est donc accrue par l’augmentation de la mobilité des seconds. L’émergence des nouvelles technologies de la communication a joué un rôle très important dans la diffusion d’idées vers un grand nombre de personnes en un temps extrêmement court. La simultanéité qui en résulte conduit à la contemporanéité des sociétés. Un événement comme le vote du Conseil de sécurité des Nations unies sur le déclenchement d’une guerre avec l’Irak en 2003, par exemple, a constitué un événement mondial, discuté et débattu partout dans le Monde en temps réel. Les flux idéels restent cependant difficiles à observer, et s’il n’est pas réaliste de prétendre à l’exhaustivité, il est néanmoins possible de repérer quelques flux significatifs qui montrent l’importance de ce phénomène. Dans le domaine de la littérature, par exemple, l’étude des traductions peut être considérée comme un indicateur intéressant

46 entreprises et, par extension, entre les 55 villes mondiales. La représentation graphique des résultats n’est pas la partie la moins novatrice de cette recherche, bien au contraire. Représenter les flux entre l’ensemble des 55 villes mondiales par l’intermédiaire de flèches sur un planisphère serait rapidement devenu illisible étant donné le nombre maximum de liens possibles (3 025). C’est d’ailleurs pour limiter le nombre de flèches que les analyses du commerce international regroupent les États en régions. Pour contourner ce problème, les chercheurs du GaWC ont pris le parti de s’affranchir du fonds de carte classique du Monde, et de ne pas traduire les flux par des flèches mais par la position des villes. En partant du principe que les flux permettent de réduire la distance entre deux objets, les villes ont été positionnées sur deux axes, non pas en fonction de leur éloignement kilométrique, mais en fonction de l’importance de leurs liens. La notion de proximité est alors complètement modifiée, puisque les villes sont d’autant plus proches du centre des deux axes qu’elles sont connectées avec l’ensemble des autres villes, et qu’elles sont d’autant plus proches les unes des autres que leurs liens sont importants (voir carte 2). Pour les transactions immatérielles, la distance kilométrique compte peu, c’est la qualité ou la quantité des flux qui définit la proximité.

pour repérer ces transactions. Ainsi, selon l’Unesco, les ouvrages publiés en anglais sont les plus traduits dans le Monde (plus de 900 000 ouvrages) suivis de ceux publiés en français (168 000). Les langues les plus traduites sont européennes, la première non européenne, le japonais, n’arrivant qu’à la quatorzième place avec plus de 10 700 ouvrages traduits. L’arabe est, quant à lui, situé à la seizième place avec plus de 8 800 ouvrages traduits. D’autre part, la première langue vers laquelle les ouvrages sont traduits est l’allemand (près de 250 000 ouvrages traduits vers cette langue), suivi de l’espagnol (plus de 190 000) et du français (plus de 177 000). Encore une fois, les traductions se font principalement vers des langues européennes, le japonais arrivant à la cinquième place et le coréen à la dix-septième. Un autre indicateur pour saisir les transactions idéelles consiste à prendre en compte les flux d’étudiants dans le Monde. Selon l’Unesco, en 2004, près de 2,5 millions d’étudiants étaient allés étudier dans une université en dehors de leur pays d’origine,

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Les dimensions de la société-Monde

Carte 2 Une image des flux interentreprises Rome Munich

Copenhague

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Caracas Kuala Lumpur

Hambourg

Genève Barcelone

Berlin

Stockolm

Buenos Aires Amsterdam

Varsovie Prague São Paulo Budapest

Pékin

Istanbul

Zurich

Osaka Düsseldorf Melbourne

Milan

Montréal

Toronto Madrid Franckort Sydney Jakarta Tokyo Paris Bruxelles Londres Singapour HK New York Chicago Johannesbourg Mexico Bangkok San Francisco Dallas Séoul Taipei Los Angeles Manille Washington Santiago

Moscou Boston

Shanghai

Minneapolis

Houston Miami

bêta

La distance entre les villes est calculée en fonction des relations qu'elles entretiennent entre elles dans le domaine des services. Elles sont localisées sur un espace à deux dimensions (les deux axes permettent simplement d'établir les coordonnées). Plus les villes sont proches du centre et plus elles sont connectées au système urbain mondial.

gamma

Source : d’après Global and World Cities, GaWC Research Bulletin 30

Villes mondiales selon la classification GaWC alpha

70 % d’entre eux venant étudier aux États-Unis ou en Europe de l’Ouest. Le pays accueillant le plus d’étudiants étrangers étant les États-Unis, avec plus de 570 000 étudiants, suivis de la Grande-Bretagne (300 000 étudiants), l’Allemagne (260 000), la France (238 000). Dans le domaine des médias, enfin, les flux internationaux d’informations peuvent être mesurés en termes d’audience. La chaîne de télévision TV5 Monde, par exemple, est regardée par 24 millions de personnes dans le Monde chaque jour.

Les différentes images du Monde Les flux d’objets matériels et immatériels montrent finalement plusieurs visions du Monde – différentes

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Atlanta

selon le type d’information pris en compte et le mode de représentation choisi. Les transactions de ressources naturelles montrent traditionnellement des flux allant des pays en développement vers les pays en développement, simplifiés en un mouvement du Sud vers le Nord et parfois interprétés comme un pillage des ressources du Sud par le Nord. Cette image est faussée par le fait que de nombreux pays dits du Sud dépendent de leurs exportations de matières premières, et que certains gros producteurs comme les États-Unis (troisième producteur mondial de pétrole au début des années 2000 et deuxième producteur mondial de cuivre par exemple) sont également les plus gros importateurs. Les transactions de produits manufacturés donnent une vision différente

La planète transactionnelle

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du Monde dans laquelle certains pays, ou plutôt certaines villes ou régions, sont spécialisés dans la production industrielle de biens qui sont ensuite exportés dans le Monde entier et, bien entendu, en particulier dans les pays dans lesquels les besoins et les richesses sont les plus importants. Les flux vont ici de zones économiques émergentes comme l’est de la Chine ou le Nord du Mexique vers les pays ou les villes les plus riches. Enfin, les transactions d’objets immatériels mettent en avant les villes les plus connectées au Monde, c’est-à-dire celles qui peuvent échanger le plus. Le phénomène de spécialisation se retrouve ici aussi, comme le montre, par exemple, la concentration de centres d’appels dans les grandes villes indiennes. Cependant, ce phénomène coexiste avec une interaction généralisée où les échanges ne sont plus le fait d’une différence et d’avantages compétitifs, mais où les lieux produisent et échangent les mêmes objets. On obtient ici une carte du Monde beaucoup plus intégrée, même si d’un point de vue classique, elle met principalement en avant des villes du Nord. C’est ce que montre notamment la carte obtenue par l’équipe du GaWC (voir carte 2).

D’où viennent les flux ? Avant de poursuivre, il est utile de se pencher sur les raisons pour lesquelles les flux d’objets matériels et immatériels augmentent à l’échelle mondiale. Quatre processus différents sont particulièrement importants pour comprendre ce phénomène : l’innovation technologique dans le domaine des transports et des télécommunications ; la libéralisation des échanges ; la division internationale du travail ; et l’homogénéisation des niveaux et des styles de vie. Les progrès réalisés dans le domaine des réseaux de transports et de télécommunications seront abordés dans la partie suivante. Le processus de libéralisation, quant à lui, a joué un rôle essentiel en abaissant considérablement les barrières douanières qui limitent naturellement les transactions internationales. Ainsi, de 1947 à nos jours, le taux moyen de protection douanière dans le Monde est passé de 40 % à seulement 3 %. Paradoxalement, ce mouvement est le fait des États qui mettent ainsi fin aux mesures de protection qu’ils ont eux-mêmes mis en œuvre pour se distinguer les uns des autres et protéger le développement de transactions internes. Cette

position paradoxale peut être difficile à interpréter, et conduire certains analystes à voir derrière ce mouvement la pression des entreprises et des investisseurs privés sur les États. C’est faire bien peu de cas du politique et de la capacité des États à passer outre les intérêts individuels face à ceux de la société, ainsi que de la capacité des opinions publiques et des électeurs à peser sur les décisions politiques. À l’opposé de ce point de vue, il est possible de faire l’hypothèse que ce mouvement de libéralisation correspond à une volonté des sociétés humaines de voir leurs interactions facilitées. Cette volonté est certainement paradoxale puisque, en même temps qu’elles cherchent à maximiser leurs interactions, les sociétés cherchent aussi souvent à les limiter. Cette volonté n’est d’ailleurs pas forcément exprimée dans un discours ou une décision collective consciente. Néanmoins, elle se traduit par des comportements très concrets des individus, notamment lorsqu’on les appréhende comme des consommateurs. Le commerce équitable est en ce sens assez emblématique, puisqu’il revient à favoriser les échanges sans tenir compte de la distance mais en rémunérant plus justement les producteurs, ce qui est radicalement opposé à une autre pratique qui consiste à n’acheter que des produits locaux comme ce fut le cas, par exemple, dans la campagne « Proudly South African » lancée en 2002 en Afrique du Sud. La division internationale du travail est un autre processus, celui de la spécialisation des lieux de production des objets, principalement matériels, à l’échelle mondiale en fonction de leurs avantages comparatifs. Des lieux ou des régions comme l’Est de la Chine ou le Nord du Mexique se spécialisent dans la production d’objets matériels dont la valeur ajoutée est faible ou moyenne. D’autres lieux se spécialisent dans la production d’objets matériels à haute valeur ajoutée, ou bien dans la production d’objets immatériels. L’espace de transaction – que l’on parle de transactions marchandes ou non – pour beaucoup de ces lieux est le Monde, ce qui implique nécessairement des flux des lieux producteurs vers les lieux consommateurs. Il est remarquable de constater que certains lieux tendent à produire et échanger des biens similaires. L’échange n’est alors plus seulement fondé sur la rareté ou la spécialisation, mais sur l’interaction généralisée. C’est notamment le résultat des recherches du GaWC qui

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montrent des flux entre entités produisant finalement les mêmes objets. Outre la division internationale du travail, l’accroissement de l’appareil productif et la réduction des coûts marginaux de production ont permis l’augmentation des exportations. Mais, les flux ne seraient pas possibles sans l’augmentation des consommateurs, ce que permettent l’émergence et l’homogénéisation des styles de vie. Tout cela a contribué au développement d’objets standardisés qui peuvent potentiellement toucher une plus large population que des produits trop spécifiques à une communauté.

LES RÉSEAUX Les réseaux constituent les routes empruntées par les flux d’objets matériels et immatériels. Ces routes ont longtemps été quasi inexistantes à l’échelle mondiale, puisque les réseaux de transports qui permettent les transactions matérielles, buttaient contre l’obstacle que constituaient les océans. Quant aux réseaux de télécommunications qui permettent véritablement aux transactions immatérielles d’être effectuées sur de longues distances sans dépendre de la mobilité physique du message, sous la forme d’une lettre par exemple, ils ne verront le jour qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Il faudra donc attendre toute une série d’innovations techniques et technologiques pour voir l’émergence de réseaux mondiaux. Ceux-ci se distinguent aujourd’hui par leur capacité, leur rapidité, leur portée et leur flexibilité.

Les réseaux des transactions matérielles Parmi les cinq grands types de réseaux de transports habituellement distingués, à savoir les réseaux routier, fluvial, ferré, maritime et aérien, seuls les deux derniers permettent des échanges intercontinentaux, et peuvent donc être qualifiés de réseaux mondiaux. Les réseaux de transports maritimes existent depuis des millénaires, mais se sont longtemps limités à des réseaux de canotage qui longeaient les côtes des terres émergées. L’invention de la Caravelle et le franchissement de l’océan Atlantique au xve siècle constituent donc une véritable rupture, et conduisent progressivement à l’émergence des premiers réseaux d’échelle mondiale. Aujourd’hui, les réseaux de transports maritimes sont les principales routes qu’empruntent les objets matériels. On estime ainsi

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que 90 % des biens matériels produits dans le Monde sont, à un moment ou un autre, transportés par mer par l’un des cinq mille navires de commerce en activité. Les échanges commerciaux utilisant le fret maritime ont quadruplé de 1965 à 2003, passant de quelque 6 à 25 milliards de tonnes/milles. Les navires les plus rapides peuvent faire le tour du Monde en quelque quarante-cinq jours et transporter plusieurs milliers de tonnes, tout cela pour un coût très faible. Les coûts de transport d’une bouteille de bière vendue un dollar se montent en moyenne à 0,01 dollar, alors qu’ils sont de 0,15 dollar pour un kilo de café vendu 15 dollars, et de 10 dollars pour un téléviseur vendu 700 dollars. Le fret maritime, qu’il se fasse par cargos, vraquiers, porte-conteneurs ou navires citernes, permet de transporter des quantités toujours plus grandes à un coût relativement faible, mais avec une vitesse relativement lente. Il permet de transporter la plupart des ressources naturelles et des produits transformés. En comparaison, les réseaux de transports aériens sont beaucoup plus récents, puisque l’activité de fret de cette invention récente ne se développe que pendant la seconde moitié du xxe siècle. Les échanges commerciaux effectués grâce au fret aérien (intranationaux et internationaux confondus) ont été multipliés par cinquante-huit de 1960 à 2002. La capacité des avions-cargos comme l’A380 d’Airbus ou le 747 de Boeing n’atteint que cent cinquante tonnes environ, ce qui reste extrêmement limité par rapport aux volumes transportés par un navire porte-conteneurs. Par ailleurs, les coûts de transport, même s’ils ont fortement baissé depuis les années 1960, restent très élevés. Cependant, l’avantage de l’avion reste sa rapidité, puisque ce moyen permet de livrer un objet n’importe où dans le Monde en quarante-huit heures maximum. Les distances moyennes parcourues chez Air France-KLM, l’un des premiers acteurs du fret aérien, sont de 7 300 kilomètres, ce qui correspond à une distance intercontinentale. Ces caractéristiques font que le fret aérien convient particulièrement bien aux produits à forte valeur ajoutée ou bien aux denrées périssables de contre-saison pour lesquelles le transport va considérablement ajouter de la valeur. Et s’ils ne représentent que 2 à 3 % du tonnage du trafic international, ils représentent par contre 30 à 40 % de sa valeur. L’avion est donc très rapide, mais les volumes transportés sont faibles et le coût élevé.

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Les réseaux maritimes et aériens ont comme caractéristique commune la flexibilité des routes qu’ils dessinent car, contrairement aux réseaux intracontinentaux, leurs tracés ne se matérialisent pas dans l’espace. La construction d’une autoroute, d’un canal ou d’une voie ferrée demande du temps et des investissements très lourds. Une fois fini, leur tracé ne peut être modifié aisément. Les tracés des réseaux maritimes et aériens, eux, changent en permanence en fonction de la polarisation des transactions. Leur seule rigidité tient malgré tout à l’investissement très lourd que demande la construction d’un port ou d’un aéroport. Mais, outre leur portée (échelle mondiale) et leur flexibilité (tracés non matériels), les réseaux maritimes et aériens ont des caractéristiques opposées en termes de capacité, de rapidité et de coût des échanges. La spécialisation qui en découle fait qu’ils ne sont pas en relation de concurrence, mais complémentaires avec les réseaux intracontinentaux. Les objets matériels sont transportés sur de très longues distances par bateau ou avion mais, une fois livrés dans un port ou un aéroport, ils sont la plupart du temps acheminés jusqu’au consommateur par un camion, une péniche ou un train. D’autre part, la standardisation des conteneurs, désormais compatibles avec n’importe quel type de réseau, a renforcé cette intermodalité et accru les vitesses de transport.

Les réseaux des transactions immatérielles Les premiers réseaux de télécommunications naissent au xixe siècle avec l’invention du télégraphe électrique de Samuel Morse en 1832, puis celle du téléphone par Graham Bell en 1876, des ondes radio par Heinrich Rudolf Hertz en 1888 et, enfin, celle de la télévision au début du xxe siècle. Leur mondialisation est très rapide, en tout cas pour ce qui concerne le télégraphe, pour lequel les premiers câbles transatlantiques sont posés à la fin des années 1860, ou la radio, qui voit la première liaison radio transatlantique établie au tournant du siècle. En revanche, il faudra attendre 1956 pour que le premier câble téléphonique transatlantique soit posé. Ce qui caractérise ces premiers réseaux de télécommunications, c’est leur forte spécialisation et, donc, leur incompatibilité. Un câble télégraphique, par exemple, ne peut pas transmettre la voix, ni la radio l’image. Il faut donc une infrastructure spécifique pour chaque type de média. Cela va changer avec les grandes

innovations de la seconde moitié du xxe siècle, et notamment l’arrivée des satellites de communications et de la fibre optique. Ces deux types de réseaux ont pour particularité de pouvoir transmettre à la fois le son, l’image et les données informatiques. Il est finalement possible de distinguer aujourd’hui trois grands types de réseaux de télécommunications : les câbles, les satellites et les antennes. Les câbles peuvent être coaxiaux (câble téléphonique classique) ou à fibre optique. Les câbles coaxiaux analogiques appartiennent à une technologie aujourd’hui dépassée, mais qui équipe toujours de nombreux câbles sous-marins encore en activité. Ceux-ci sont peu à peu remplacés par des câbles contenant de la fibre optique, technologie qui permet un débit de données beaucoup plus important et la transmission de la télévision, le téléphone, la visioconférence et les données numériques. On compte aujourd’hui plus d’une centaine de câbles sous-marins internationaux. Le premier câble téléphonique sous-marin, TAT1, fut mis en place en 1958. Le premier en fibre optique, TAT8, en 1988. SEA-ME-WE3, avec ses 39 000 kilomètres, est aujourd’hui le plus long câble sous-marin en fibre optique dans le Monde. Il relie trente-trois pays de l’Europe à l’Asie de l’Est et, au-delà, l’Australie. Le premier satellite de communication, Telstar, fut lancé en 1962. Aujourd’hui, plusieurs centaines de satellites de communication sont en orbite autour de la Terre et permettent la transmission d’informations. Plusieurs constellations de satellites ayant comme objectif la fourniture mondiale d’accès à Internet ou la téléphonie existent. Lancé à la fin des années 1990, Teledesic dispose de la plus grande flotte avec 288 satellites en activité. Iridium et Globalstar, tous deux lancés en 1998, sont deux projets concurrents avec respectivement 66 et 48 satellites en activité. Cependant, les trois projets peinent toujours à trouver un marché. Les antennes constituent également un réseau à part entière bien que très fragmenté, permettant la diffusion de la radio, mais aussi et surtout, la téléphonie sans fil. Nécessitant des travaux d’infrastructures plus légers que pour la téléphonie classique, la téléphonie sans fil s’est considérablement développée depuis la fin des années 1990, avec la norme GSM (2G), à l’UMTS (3G) au début des années 2000. Le nombre d’utilisateurs augmente particulièrement en Afrique

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subsaharienne passant de 63 millions en 2005 à 152 millions au début de l’année 2007. Internet (voir chapitre 5) joue un rôle particulier dans le monde des télécommunications, puisque ce n’est pas un réseau en lui-même, mais à la fois un protocole qui permet l’échange de données, une interface qui permet l’accès aux données, et une architecture qui permet l’utilisation de plusieurs réseaux existants. Internet permet ainsi à la fois l’échange interactif du son (téléphone), de l’image (télévision), des données informatiques et de la visioconférence en s’appuyant sur tout un ensemble de réseaux existants (câbles coaxiaux, fibres optiques, satellites, téléphonie mobile). On parle alors de convergence numérique pour qualifier l’intégration de tous ces réseaux en un seul. Au début de l’année 2006, on estimait que près de 700 millions de personnes utilisaient Internet dans le Monde. Les transactions idéelles dépendent des mêmes réseaux que les transactions matérielles ou immatérielles. Les idées sont immatérielles et donc principalement transmises par les réseaux de télécommunications (médias, Internet). CNN, première chaîne mondiale d’information continue, est ainsi accessible à 1,5 milliard de personnes dans le Monde, dans plus de deux cents pays. De son côté, la chaîne de radio BBC World Service, qui transmet en trentetrois langues, était écoutée par plus de cent soixante millions de personnes chaque semaine au début de l’année 2006. Mais les idées sont aussi souvent liées à un support matériel (livre, CD, journal) et diffusées par les réseaux de transports. La dématérialisation totale des supports tend à faire évoluer considérablement la situation. Ainsi, la plupart des grands journaux nationaux sont aujourd’hui disponibles sur Internet et plusieurs solutions sont actuellement développées pour rendre le livre indépendant de son support papier. Tous ces réseaux, toutes ces routes qui ne font finalement que traverser les pays, contribuent à faire émerger et à structurer l’espace mondial. Certains réseaux sont mondiaux par leur portée. Cependant, tous les réseaux, y compris ceux d’échelles inférieures, tendent à être intégrés dans un réseau de réseaux de dimension mondiale. L’espace mondial, en ce sens, ne se distingue pas ou, plutôt, ne se superpose pas aux espaces d’échelles inférieures. Il tend également à les intégrer les uns aux autres.

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LES LIEUX Les flux et les réseaux d’échelle mondiale font émerger des lieux particuliers où sont majoritairement produits et consommés les objets matériels et immatériels, et par lesquels ils transitent. Ces lieux sont avant tout de grandes métropoles (chapitre 7) – les villes mondiales définies, entre autres, par les chercheurs du GaWC – dans lesquelles se concentrent les principales fonctions permettant l’échange d’objets matériels et immatériels. Les villes mondiales de premier rang comme New York, Paris, Londres ou Tokyo concentrent les sièges des plus grandes entreprises (voir carte 3), les plus grandes universités, les réseaux de médias les plus importants et les principales places boursières qui dépassent de loin toutes les autres places boursières que ce soit en termes de capitalisation, de nombre de sociétés cotées ou de valeur des actions échangées. Elles sont les mieux connectées au reste du Monde en termes de réseaux de télécommunications et de transports. Leur population et leur richesse sont équivalentes à celles de petits pays. Ainsi, la population de l’agglomération de Tokyo est supérieure à trente millions de personnes, soit l’équivalent de la population du Canada. En 1997, son produit urbain brut pesait près de mille cinq cents milliards de dollars, soit pratiquement l’équivalent du produit intérieur brut de la France la même année. C’est dans l’ensemble des villes mondiales connectées en réseau que sont produits et échangés la plupart des objets immatériels, de l’information sous toutes ses formes. C’est aussi dans ces grandes métropoles que sont en grande partie produits les biens manufacturés, notamment dans les agglomérations de l’Est de la Chine comme Shanghai ou Shenzhen. Les transactions, et surtout celles qui concernent les objets matériels, font également émerger des lieux qui ont une fonction de hubs, permettant la concentration d’objets de différentes provenances et leur redistribution vers d’autres destinations (voir carte 4). Dans le domaine du fret aérien et de façon assez surprenante, c’est la ville de Memphis qui hébergeait en 2006 le premier aéroport dans le Monde avec un trafic de plus de 3,5 millions de tonnes. Cela s’explique par la présence du principal hub de l’entreprise Fedex, numéro un du fret express. Suivaient les aéroports de Hong Kong, Anchorage, Séoul et Tokyo. Au total, sur les vingt premiers aéroports pour

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Carte 3 Les sièges sociaux des entreprises mondialisées

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Madrid Paris Rome

Zürich

Munich Düsseldorf

Londres New York

Toronto

Atlanta

Houston

Pékin

Séoul Osaka Tokyo

Nombre de sièges sociaux

52 30 15 Conception : Olivier Vilaça Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel

le transport par cargo dans le Monde, huit étaient localisés aux États-Unis, quatre en Europe, et sept en Asie de l’Est, le dernier étant celui de Dubaï. Du côté du fret maritime, le premier port en termes de trafic de conteneurs était Singapour en 2006. Parmi les vingt premiers, on retrouvait trois ports situés en Europe (Rotterdam, Hambourg et Anvers), trois aux États-Unis (Los Angeles, Long Beach et New York), le reste, mis à part le port de Dubaï, étant localisé en Asie de l’Est. Les six premières places étaient d’ailleurs occupées par des ports asiatiques, ce qui montre bien l’importance de cette région du Monde dans le commerce de biens matériels. Toutefois, les lieux qui ressortent des transactions, notamment celles qui concernent les idées,

5 Source : Fortune, 2006

mettent également en avant des lieux singuliers qui n’appartiennent pas à la Triade ou ne sont même pas urbains. C’est le cas notamment de centres religieux comme l’Université Al-Azhar, une des autorités de l’islam sunnite la plus reconnue dans le Monde, établie au Caire. D’autres lieux sont plus étonnants, tels le Chiapas, cette province du Mexique abritant le sous-commandant Marcos, une des égéries des mouvements alternatifs dans le Monde. Les lieux de production de drogues illicites – comme la province du Shan, par exemple, qui produit selon l’UNODC près de 90 % du total de l’opium au Myanmar – présentent le paradoxe d’être souvent peu accessibles, tout en étant particulièrement bien connectés au Monde par l’intermédiaire de réseaux clandestins.

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Les dimensions de la société-Monde

Carte 4 Les principaux ports et aéroports

Ports de marchandises

Anvers

New York

Dubaï

Port Kelang

Laem Chabang Shenzhen

Singapour

Tanjung Pelepas Hong Kong Kaohsiung

Ningbo Tianjin

Long Beach

Los Angeles

Qingdao Shanghai Pusan

Capacité des containers

(exprimée en millions d’équivalent vingt pieds)

Tokyo

25 10 4 Source : Airports Council International, 2007

Londres Amsterdam Amste e

Aéroports de fret

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Rotterdam Hambourg

Indianapoli pol olilis olis Chicca cago

Singapourr Anchorage

Los Angeles

Fret et courrier chargés et déchargés

(exprimé en millions de tonnes métriques)

Tokyo

3,5 2 1 Source : Port de Hambourg, 2007 Conception : Olivier Vilaça Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel

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La grande majorité de ces lieux apparaissent finalement comme les nœuds d’un réseau urbain mondial, et permettent avec les flux et les réseaux d’esquisser la façon dont l’espace mondial se structure aujourd’hui. Avant de détailler cet espace, il est toutefois important d’évoquer les principaux acteurs des transactions matérielles et immatérielles qui, pour la plupart, se localisent dans ces villes mondiales.

LES ACTEURS Les théories de la géopolitique et du commerce international considèrent traditionnellement les États comme les seuls acteurs légitimes sur la scène internationale. Cette hégémonie ne revient pas à réfuter l’existence d’autres acteurs, comme les entreprises ou les organisations non gouvernementales. Mais, généralement considérés comme étant compris dans les États, ils ne pourraient finalement pas avoir d’intérêts « supérieurs » à ceux de ces derniers. Selon ce modèle, chaque acteur a donc une nationalité, et celle-ci suppose un alignement automatique de ses stratégies sur celles de l’État auquel il appartient. Bien évidemment, ce modèle a de plus en plus de mal à tenir quand l’État se fait déborder de toutes parts par des acteurs toujours plus autonomes, dynamiques et auxquels il est difficile d’attribuer une nationalité. La géopolitique et le commerce international sont mal équipés pour appréhender ces acteurs émergents qui sortent du cadre territorial et national dans lesquels ces deux théories s’inscrivent.

Les entreprises L’acteur le plus représentatif de cette tendance est certainement la très grande entreprise privée, qui a connu une mondialisation fulgurante ces dernières décennies. Les entreprises mondialisées sont devenues des acteurs incontournables pour comprendre les transactions dans le Monde. Tout d’abord, elles produisent la majorité des objets matériels et immatériels échangés dans le Monde, parfois avec une part de marché très importante comme dans le cas de Mittal-Arcelor, qui produisait en 2005 environ 10 % de l’acier brut dans le Monde, ou de Microsoft, dont le système d’exploitation équipe plus de 80 % des ordinateurs dans le Monde. Ensuite, elles transportent et transmettent la majorité des objets matériels et immatériels. Le transport maritime connaît un fort mouvement de concentration et voit émerger de très grands groupes comme, entre autres, MSC, Evergreen ou Maersk, numéro un mondial qui réalise

près de 20 % du trafic mondial des conteneurs à lui tout seul avec une flotte de cinq cents navires (soit 10 % de la flotte commerciale mondiale). Dans le transport aérien, le fret express est dominé par une poignée d’acteurs, à savoir, et dans l’ordre d’importance, Federal Express, UPS, DHL et TNT, tandis que les principaux acteurs du fret général sont Air France-KLM, Korean Air ou Lufthansa. Les télécommunications ne sont pas en reste avec des entreprises comme Cisco Systems ou AlcatelLucent, qui produisent la plupart des câbles qui serviront à transmettre les informations. Enfin, les entreprises consomment une grande partie des biens qu’elles produisent et acheminent, ce que montrent les échanges intragroupes évoqués plus haut. Chaque année, le magazine Fortune établit un classement des cinq cents plus grosses entreprises mondiales en fonction de leur chiffre d’affaires, c’està-dire des ventes réalisées pendant l’exercice comptable. Ces chiffres traduisent non seulement la valeur, mais donnent également une idée du volume des transactions effectuées par ces entreprises. Ainsi, en 2001 (classement 2002), la somme des chiffres d’affaires de ces cinq cents entreprises atteignait 14 000 milliards de dollars, pour atteindre 19 000 milliards de dollars en 2005 (classement 2006). Ce classement fournit également des indications sur le type d’objets échangés. En 2007, on trouve sept entreprises pétrolières parmi les vingt premières places (ExxonMobil, Royal Dutch Shell, BP, Chevron, Conoco Phillips, Total et Sinopec), cinq entreprises automobiles (General Motors, Daimler-Chrysler, Toyota Motor, Ford Motor et Volkswagen), six entreprises du secteur des banques et de l’assurance (ING Group, Citigroup, AXA, Allianz, Fortis, et le Crédit agricole), une entreprise diversifiée (General Electric), la dernière, et non des moindres, appartenant au secteur de la grande distribution (Wal-Mart Stores). Les entreprises jouent également un rôle important dans les transactions idéelles. Les chaînes d’informations en continu comme BBC World, CNN ou Al-Jazira ou les agences de presse, notamment Reuters, Associated Press ou l’Agence France Presse constituent de véritables réseaux d’informations et permettent la diffusion des idées à l’échelle mondiale. Enfin, les entreprises sont des acteurs primordiaux dans les transactions financières. Les plus grandes bourses mondiales sont elles-mêmes

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des entreprises pouvant faire l’objet d’une fusionacquisition, comme ce fut le cas avec la fusion, en 2007, entre le New York Stock Exchange et Euronext qui gère les bourses de Paris, Bruxelles, Amsterdam et Lisbonne. Ce nouveau numéro un mondial est en concurrence avec les autres bourses qui comptent, à savoir celles de Londres, de Tokyo et de Francfort. En 2002, la Commission des Nations unies pour le commerce, l’économie et le développement (Cnuced) a établi une liste des principales entités économiques dans le Monde. Parmi les cent premières, vingt-neuf étaient des entreprises, le reste étant des États. La première entreprise, ExxonMobil, pointait à la quarantecinquième place avec 63 milliards de dollars de valeur ajoutée, ce qui la plaçait tout de même loin du numéro un, les États-Unis, dont le PIB s’élevait à 9 819 milliards de dollars (155 fois plus que l’entreprise pétrolière). L’intérêt de ce classement reste limité car les États et les entreprises ne sont pas réellement comparables, mais il montre la puissance croissante des entreprises privées sur la scène mondiale.

Les autres acteurs non étatiques D’autres acteurs mondiaux jouent un rôle moins important que celui des entreprises, mais ne sont pas pour autant absents dans l’espace des transactions. Toujours dans la sphère économique, les fonds de pension, ces fonds d’investissements issus du système de retraite par capitalisation, sont les nouveaux acteurs avec lesquels il faut compter. Calpers (California Public Employees’ Retirement System), par exemple, détenait en 2005 près de deux cents milliards de dollars en actifs, ce qui le plaçait au quatrième rang des plus importants fonds de pension. Enfin, des spéculateurs individuels peuvent également peser sur les économies nationales, comme ce fut le cas avec George Soros au début des années 1990. Les réseaux maffieux sont également à l’origine de transactions très importantes mais sont, par définition, difficiles à identifier. Il est toutefois possible de distinguer les réseaux de la drogue, avec des acteurs comme les cartels de Medellín et de Cali, aujourd’hui démantelés, qui ont contrôlé une grande partie des exportations de cocaïne en Colombie, ou encore les réseaux de contrefaçons. Les ONG sont également à l’origine de nombreuses transactions qui s’établissent sous forme de dons, de cadeaux ou de transferts de compétences. La

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plupart d’entre elles sont de petite taille, mais il existe également des mastodontes dans ce secteur comme, par exemple, Care International, Caritas, la CroixRouge ou BRAC, ONG originaire du Bangladesh, et qui prétend être la plus grosse ONG dans le Monde en termes de nombre de salariés. Les universités comme celles de Harvard, Stanford ou Oxford, les religions ou les individus, tels le pape Benoît XVI ou le Dalaï-lama, le président des États-Unis George W. Bush ou celui de l’Iran Mahmoud Ahmadinejad, ou encore Samuel P. Huntington (Université de Harvard), auteur du Choc des Civilisations, ou Jeffrey Sachs (Université de Columbia), concepteur des Objectifs du Millénaire adoptés par l’ONU en 2000 (visant à réduire la pauvreté, lutter contre les maladies transmissibles, etc., d’ici 2015) figurent parmi les acteurs les plus importants dans la production d’idées qui sont échangées, débattues à l’échelle mondiale et marquent les relations entre les sociétés humaines. Enfin, les simples individus sont des acteurs de plus en plus autonomes, aujourd’hui capables d’effectuer des transactions avec un nombre très réduit d’intermédiaires et sans la médiation des États.

Les États L’émergence de ces nouveaux acteurs ne signifie pas que les États et leurs organisations représentatives disparaissent. Simplement, leur rôle évolue. Les États sont encore souvent des producteurs et des consommateurs. Certaines entreprises mondialisées sont détenues par des capitaux publics comme dans le cas d’EDF ou de GDF, entreprises françaises, ou de Petroleos de Venezuela et Saudi Aramco, deux des principales entreprises pétrolières dans le Monde respectivement détenues par l’État vénézuélien et l’État saoudien. La puissance de ces entreprises est parfois loin d’être anecdotique. Saudi Aramco, par exemple, dispose d’un quart des réserves totales de pétrole dans le Monde. Les États sont également des consommateurs majeurs, et leur budget de fonctionnement suscite de très nombreuses transactions. Mais, les États jouent aussi un rôle paradoxal puisque, d’un côté, ils favorisent les transactions en incitant, par des mesures diverses, les différents acteurs à échanger toujours plus, tandis que, d’un autre côté, ils limitent les transactions en maintenant des barrières douanières ou en créant des systèmes de normes différentes empêchant l’existence d’un marché mondial.

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Cette tension se retrouve dans l’organisme qui est aujourd’hui chargé, par les États, de la régulation des échanges internationaux. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), puisqu’il s’agit d’elle, a ainsi vu le jour en 1994, à la suite du GATT (Accords généraux sur les tarifs douaniers et le commerce) qui dataient, eux, de 1947. L’OMC est une plateforme de dialogue entre les États pour établir des règles s’appliquant au commerce international des marchandises et des services, ainsi qu’à la propriété intellectuelle.

Le principe de ce mécanisme consiste à réguler les transactions marchandes sur une base multilatérale et non plus bilatérale. L’ensemble des membres de l’OMC que sont les États doit s’accorder sur les règles fixées dans les différents secteurs des échanges, ce qui ne va pas sans difficulté tant leurs intérêts peuvent être différents. Les négociations se font dans le cadre de conférences ministérielles qui ont lieu au moins tous les deux ans. La sixième conférence a eu lieu à Hong Kong en décembre 2005.

Carte 5 L’Archipel mégalopolitain mondial

Villes alpha selon la classification du GaWC Villes bêta selon la classification du GaWC Villes gamma selon la classification du GaWC

Réalisation : Karine Hurel

Principales transactions matérielles entre les principaux pôles de l’AMM

Source : Inspirée de “l’Archipel mégalopolitain mondial : espace de la Société-Monde” Cartographie de Sciences Po

Autres transactions matérielles entre les pôles secondaires de l’AMM

Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet

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Les dimensions de la société-Monde

L’ESPACE

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L’espace qui se dégage des transactions matérielles et immatérielles se dessine progressivement à travers les objets, les flux, les réseaux, les lieux et les acteurs qui l’animent. Au-delà d’une vision internationale du Monde où n’apparaissent que les transactions économiques et géopolitiques entre les pays, un espace singulier émerge à l’échelle mondiale, dans lequel les flux se polarisent autour des grandes villes mondiales et où les acteurs sont multiples. On reconnaît alors l’Archipel mégalopolitain mondialisé (AMM) décrit par Olivier Dollfus dès le début des années 1990 (voir carte 5). Cet espace urbain tend à s’autonomiser et à se distinguer des espaces d’échelle inférieure comme ceux des États. Sans les remplacer pour le moment, il

coexiste avec ces derniers tout en prenant de plus en plus d’importance dans la manière dont les sociétés conçoivent leurs interactions. Si les États sont les catalyseurs des transactions entre les individus ou les groupes d’individus dans un espace délimité d’échelle nationale, il n’est pas certain que ceux-ci puissent jouer le même rôle à l’échelle mondiale. D’où l’enjeu qui consiste à tenter d’appréhender l’espace des transactions selon un filtre conceptuel nouveau et différent des théories du commerce international. Les perspectives de recherche qui s’ouvrent pour les sciences sociales et leurs conséquences possibles d’un point de vue opérationnel, notamment dans la redéfinition des cadres statistiques, sont immenses, à la hauteur du retard accumulé depuis plusieurs décennies.

ENCADRÉ 2. COMMENT DÉFINIR UNE ENTREPRISE MONDIALE ? Traditionnellement, les entreprises sont définies en fonction du pays dans lequel se situe leur siège social. On parle donc d’entreprises françaises, chinoises ou américaines (dans le sens des États-Unis). Pourtant, la nationalité des entreprises est de plus en plus difficile à définir du fait de la composition de leur actionnariat, de la répartition de leur force de travail ou de la taille de leur marché. Parallèlement, toute entreprise à laquelle il est difficile d’appliquer une nationalité n’est pas pour autant mondiale, le passage de l’un à l’autre n’est pas toujours tranché. Plusieurs définitions de l’entreprise mondiale coexistent. Toutes sont pertinentes, mais aucune n’est satisfaisante. Il est toutefois possible d’identifier plusieurs critères ou qualités différentes : la taille, le nombre de pays, le pourcentage des actifs, des salariés et du chiffre d’affaires effectués dans d’autres pays que celui dans lequel est situé le siège social, la marque, la composition de l’actionnariat, la composition du comité exécutif, du conseil d’administration ou du personnel du siège social, ou encore l’engagement de l’entreprise dans des enjeux de société de dimension mondiale. Bien sûr, cela ne représente qu’un échantillon des critères possibles.

Wal-Mart, régulièrement première du classement du Fortune Global 500 et dont le siège social est à Bentonville en Arkansas, réalise ainsi la majorité de son chiffre d’affaires aux États-Unis et n’est présente que dans une dizaine de pays.

La taille

Pour répondre aux lacunes du classement du magazine Fortune, la Cnuced se propose de classer les entreprises en fonction d’un index de transnationalité. Celui-ci prend en compte le pourcentage des actifs de l’entreprise et le pourcentage de ses salariés localisés en dehors du pays dans lequel se situe le siège social, ainsi que le pourcentage des ventes réalisées à l’étranger. Cela a pour effet de rejeter en queue de classement

Le magazine Fortune définit les entreprises mondiales en fonction de leur taille, c’est-à-dire de leur chiffre d’affaires. S’il est vrai qu’une entreprise mondiale a plus de chances d’avoir un chiffre d’affaires élevé, l’importance de gros marchés intérieurs comme celui des États-Unis aujourd’hui ou de la Chine demain, constitue cependant un biais important. Une entreprise comme

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Le nombre de pays Quel est le nombre de pays où est implantée une entreprise nécessaire pour dire qu’elle est mondiale ? Les définitions varient et ne s’accordent pas sur ce point. D’ailleurs, la quantité importe-t-elle plus que la diversité ? Une entreprise dont le siège social est localisé en France peut avoir des filiales dans 15 pays européens. Sera-t-elle mondiale ou européenne ? Et s’il lui faut une présence extra-européenne pour être mondiale, quel sera le cadre de référence géographique ? Les continents, les associations d’États telles l’Alena ou le Mercosur ? Certains auteurs insistent sur la nécessité pour une entreprise mondiale d’avoir une présence également répartie entre les trois pôles de la Triade. Cela semble plus pertinent, mais il faut encore compter avec les difficultés à définir avec précision ces derniers. Le pourcentage des actifs, des salariés et du chiffre d’affaires

La planète transactionnelle

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les entreprises qui dépendent fortement d’un gros marché national (Wal-Mart ou Verizon), et à mettre en tête les entreprises issues de pays dont le marché du pays d’origine est petit (Nestlé, Roche ou Phillips) ou les entreprises dont la localisation des activités dépend de la localisation de ressources naturelles (entreprises pétrolières, minières). La limite de ce classement est à nouveau l’absence de prise en compte de la diversité de la localisation des filiales. Selon Alan Rugman et Alain Verbeke, en 2004, seules trois entreprises (Nokia, Phillips et LVMH) étaient réellement mondiales car disposant de filiales en proportions similaires dans les trois pôles de la Triade. La marque Certaines entreprises n’ont pas une présence très étendue dans le Monde ni un chiffre d’affaires suffisamment important pour les faire entrer dans le Fortune Global 500 ou dans le classement de la Cnuced. Elles peuvent néanmoins être considérées comme mondiales du point de vue de leur renommée. C’est particulièrement vrai pour les entreprises du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) dont les activités sont en grande partie dématérialisées. Le meilleur exemple est certainement l’entreprise Google, basée à Mountain View dans la Sillicon Valley, dont le chiffre d’affaires ne lui permet pas d’entrer dans les classements classiques, mais qui est aujourd’hui l’une des marques les plus connues et dont la valeur est la plus enlevée. Le cabinet de conseil Interbrand a établi un classement des principales marques mondiales en prenant en compte une évaluation de la valeur des marques. Sur les 25 premières, neuf sont issues du secteur des NTIC.

La composition de l’actionnariat La structure de l’actionnariat des entreprises est un indicateur possible du degré de mondialité d’une entreprise. Il apparaît ainsi que près de 40 % des actions des plus grands groupes français sont détenus par des actionnaires étrangers. Seules 42,1 % des actions du groupe Lafarge étaient ainsi détenues par des actionnaires français en 2006, le reste allant à des actionnaires localisés aux États-Unis (16,9 %), en Belgique (16,7 %), au Royaume-Uni (10,7 %) et au « reste du Monde » (13,6 %). Cela peut cependant se traduire par la présence d’un ou plusieurs actionnaires importants, comme dans le cas du groupe de BTP Eiffage dont plus de 30 % des actions étaient détenues au début de l’année 2007 par Sacyr Valleherm, dont le siège est en Espagne, ou bien par la présence d’une multitude de petits actionnaires. L’engagement dans des enjeux de société de dimension mondiale Le dernier exemple d’indicateur est l’engagement visible des entreprises dans des enjeux mondiaux tels que la lutte contre le VIH-Sida, le réchauffement climatique, la pauvreté, le travail des enfants ou l’inégalité hommes-femmes. Les groupes qui s’engagent sur ces sujets montrent ainsi que leur espace de référence n’est plus celui d’une société particulière – par exemple, la société française pour les groupes français – mais celui de la société mondiale.

Les premières entreprises mondiales selon les classements Fortune Global 500 (2007)

Transnationality Index (2007)

Interbrand (2007)

1

Wal Mart Stores

Thomson Corp.

Coca-Cola

2

Exxon Mobil

Liberty Global

Microsoft

3

Royal Dutch Shell

Roche

IBM

4

BP

WPP Group

General Electric

5

General Motors

Philips Electronics

Nokia

6

Toyota Motor

Nestlé

Toyota

7

Chevron

Cadbury Schweppes

Intel

8

DaimlerChrysler

Vodafone

McDonald’s

9

ConocoPhillips

Lafarge

Disney

10

Total

SABMiller

Mercedes

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Chap

Chapitre 11

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Le développement, un horizon d’attente mondial

« Here we were talking about economic development, about investing billions of dollars in various programs, and I could see it wasn’t billions of dollars people needed right away. » Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank.

Q

ue perçoit-on si l’on regarde le Monde avec l’hypothèse qu’il constitue une société ? Des « questions de société ». Au-delà du jeu de mots et de la faiblesse d’un vocable emprunté au découpage des rubriques de journal, on peut appeler question de société, tout enjeu qui, dans un contexte donné, met en cause une partie de ce qui constitue les cadres fondateurs de cette société – ce que Maurice Godelier a appelé « dominance » –, par opposition à d’autres questionnements portant sur des éléments moins essentiels (production, organisation) dont la transformation, même importante, ne toucherait pas à ces fondations. Le développement des secteurs de la connaissance (éducation, recherche, culture) correspond à des changements dans la production car elle modifie les systèmes de valeur et de commensuration entre les différents secteurs contribuant à la production de la société par elle-même. Un changement dans l’organisation du pouvoir politique comme une transformation du rôle du Parlement se situe encore à un niveau inférieur. On parlera dans ce chapitre et celui qui suit des « lignes de fond » de la société-Monde. Deux thématiques, loin d’êtres indépendantes l’une de l’autre,

serviront de repère aux dynamiques de transformation en cours : le développement et la nature. Dans ces domaines, deux constats se dégagent : il y a bien enjeu, c’est-à-dire une issue dépendant de la délibération publique, et cet enjeu porte sur les lignes de force de la configuration du monde social. Mais, si c’est bien le cas, si ces enjeux sont bien des enjeux de société et qu’ils sont bien posés à l’échelle mondiale, alors l’hypothèse de départ, l’émergence, à travers des problèmes communs, d’un cadre commun où ils sont posés, sera validée. Tout repose en fait sur la notion de « problème ». Il serait évidemment trop facile de décréter, du point de vue du chercheur, qu’il y a un problème. Que la guerre, la pauvreté, les inégalités constituent des difficultés et des questionnements d’échelle mondiale, n’est ni une information, ni nouveau. Ce qui le serait, c’est que ce ne soient plus seulement des « savants » ou des « philanthropes » qui le disent et qui en discutent, mais que la formulation du problème relève elle-même d’un dispositif de problématisation suffisamment significatif et fonctionnant à l’échelle du Monde. Il faut sans doute se méfier du tour excessivement « académique » et institutionnel de ces expressions : « dispositif », « formulation »,

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Les dimensions de la société-Monde

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« problématisation », qui pourraient laisser penser qu’à défaut d’une explicitation complète et organisée, au bon niveau et dans les bons cadres, on pourrait conclure qu’il ne se passe rien. L’analyse d’une émergence se situe, par principe, à égale distance entre le signal imperceptible détecté par des instruments un peu trop « performants » pour permettre un diagnostic assuré et le constat fait après-coup que tout est déjà réglé. Nous nous situons dans un entredeux qu’il faut assumer pour espérer voir apparaître de nouveaux objets. Dans ce cadre, on se propose d’appréhender en même temps les représentations et ce qui est représenté, les « faits » et les « discours », sachant que chaque fait est aussi un discours et chaque discours, un fait. Une règle simple peut alors être appliquée : utiliser à propos du Monde les mêmes critères et les mêmes outils que ceux qu’on utiliserait pour identifier les enjeux de société bien établis, dont personne ne conteste l’existence. Lorsque, par exemple, il est question de redéfinition des principes de la bioéthique dans des sociétés de niveau national – puisque c’est aussi un enjeu à cet échelon – cela passe par une grande diversité de thèmes (avortement, procréation assistée, cellules-souches, clonage, génie génétique, OGM, etc.), parfois tangentiels au problème principal, et par une multitude de canaux, pas forcément institutionnels, mais aussi par les médias, ou même à travers les sondages, qui reflètent des opinions qui pourraient sembler « privées », si justement tant de « personnes privées » ne se posaient pas la même question au même moment. Tel est l’esprit dans lequel on abordera les enjeux de société à l’échelle mondiale dans ce chapitre et le suivant.

UNE CONVERGENCE Le développement est peut-être un mythe irrationnel, comme le prétend l’anthropologue Serge Latouche [1986], mais c’est en tout cas une notion de plus en plus universelle. On peut en parler comme d’une épistémè1 occidentale mondialisée, et au bout du compte, comme d’un horizon d’attente2 mondial.

L’idée qu’il est possible et souhaitable de viser dans le futur, non la simple reproduction à l’identique de l’existant, mais quelque chose de meilleur s’est progressivement installée dans la plupart des lieux du Monde. Jusqu’au xixe siècle ou même au xxe siècle européen et de manière encore fort répandue jusqu’aux dernières décennies, ce qu’on pouvait généralement attendre de l’avenir, c’était le prolongement du présent et ce qu’on pouvait en craindre, c’était qu’il marque un changement par rapport à la situation actuelle. On peut lire dans cette orientation une attitude fondamentale de sociétés qui, non sans bonnes raisons, d’une part, craignent des catastrophes effroyables qui mettent en question leur existence même et, d’autre part, que l’action humaine volontaire risque de déclencher des effets indésirables massifs, comme les complexes événementiels guerre-famine-épidémie se sont longtemps chargés de le confirmer. Dans son principe, c’est un projet conçu dans l’Europe des Lumières qui conceptualise à peu près en même temps l’idée d’histoire, celle que celle-ci peut avoir une orientation vers le mieux et enfin la capacité d’une action directe des hommes sur cet avenir. Ces trois composantes se rencontrent dans la notion d’autoperfectibilité que résume la célèbre première phrase de l’essai d’Immanuel Kant [1784], dans laquelle il donne des Lumières la définition suivante : « C’est, pour les hommes, la sortie de l’état d’assujettissement dont ils sont eux-mêmes responsables. » C’est bien un projet de développement, mais qui reste abstrait et dont la mise en œuvre n’est pas clairement constatée sur le moment, même si, pour Kant il sera démontré sur le long terme que la Révolution française aura été une étape significative sur ce parcours. Au cours du xixe siècle, les grands changements de la société européenne donnent l’occasion de premières mesures de ces transformations, mais avant même que des indicateurs de l’adéquation entre attente et réalité soient posés, la littérature de cette époque est pleine de lamentations sur la régression supposée du présent par rapport au passé. Cela met en exergue un trait essentiel de la problématisation du développement : ses « bénéficiaires » n’en sont pas forcément satisfaits. L’origine

Notes 1 2

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Au sens que lui a donné Michel Foucault [1966] : un ensemble de représentations du monde ouvrant sur un système de pratiques. Comme l’entend Reinhard Koselleck [1990] : une image positive du futur présente dans le monde présent.

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de ce décalage peut provenir du fait que le projet dont on mesure les résultats a été engagé par des acteurs appartenant à une période antérieure, qui n’avaient pas forcément la même vision du mieux. Une autoroute urbaine offrait, selon un avis largement consensuel, dans les années 1950 en Europe, un avantage incontestable pour le développement de la société. La contestation est venue à partir des années 1970 en Allemagne et en Europe du Nord. Le même processus s’est produit en Asie, selon le même calendrier pour le Japon, avec un décalage d’une vingtaine d’années à Singapour, à Taiwan, et à Hong Kong, en Corée du Sud, davantage encore pour la Chine, qui s’est mise à en construire massivement dans les années 2000. Ce sont les critères d’évaluation dominants qui ont changé entre-temps, en partie à cause de l’expérience acquise dans la période précédente. Un autre élément fort de la contestation du développement provient de l’existence de biais cognitifs qui conduisent à une appréciation négative de l’évolution récente. Le plus banal de ces biais est le refus du changement, qui peut être interprété comme un témoignage de l’époque du désir de reproduction à l’identique, mais aussi comme caractéristique d’organisations sociales qui se sont bien accommodées du contraste entre dynamique de l’ensemble et conservatisme des parties, la mortalité faisant office de variable d’ajustement. Cette réticence au changement se traduit par des ruses de la raison, courantes chez des acteurs qui décident arbitrairement de porter leur regard sur les choses qui « vont plus mal », négligeant celles qui « vont mieux ». C’est un classique de la mondialisation des échanges marchands : certains « observateurs » situés dans les pays les plus développés ne constatent que la « délocalisation » de certains emplois, mais ignorent les emplois, dix fois plus nombreux, créés grâce aux exportations vers les mêmes pays que ceux qui accueillent des investissements étrangers. Mais il est vrai que tout changement créé des difficultés d’évaluation car, s’il est d’une certaine importance, il modifie les cadres de l’observation. Ainsi, la massification de la formation, qui provoque une élévation du « niveau scolaire » mesurable par rapport à celui de la période précédente peut fort bien entraîner le classique diagnostic : « le niveau baisse ». On compare en effet deux proportions différentes entre population scolaire et population générale : le niveau moyen peut

avoir diminué dans un système scolaire devenu plus accessible, alors qu’il s’est élevé dans la société. « Développement » n’est pas synonyme de « progrès » ou, plus exactement, la notion de progrès doit être passée à la moulinette du paradigme des acteurs. L’idée qu’une amélioration est possible ou réalisée peut être commune, son contenu peut même donner lieu à un accord général dans un contexte donné. Il n’en reste pas moins que ce progrès est une réalité à définition subjective, ce dont témoigne sa variabilité. Un bien souhaitable dans un certain contexte (par exemple l’autosuffisance nationale en matière d’industries lourdes dans l’Europe des trois premiers quarts du xxe siècle) peut devenir difficilement compréhensible peu après, et c’est l’idée inverse (celle selon laquelle il faut concentrer les productions sur les industries légères et les services) qui suscite un accord aussi massif. On aurait dit naguère que les lectures du progrès changent, ce qui laissait penser à une certaine permanence d’une « substance de progrès ». Souvent, on dit « progrès » pour « progrès technologique », mais ce dernier vocable est sujet à caution : il participe de l’idée discutable que la « technologie » aurait une historicité propre, indépendante du celle du reste de la société. En fait, l’apparition massive d’objets technologiquement innovants (par exemple, la boussole, le réfrigérateur ou la pilule contraceptive) ne peut être évaluée indépendamment des « usages », c’est-à-dire des techniques de leur utilisation concrète, et même de leur invention. Ils ne surgissent pas du néant, mais bien d’un contexte aux caractéristiques qui ne sont pas seulement « technologiques ». Disons plus précisément que le contenu du progrès change, et avec lui les interprétations de ce qu’on peut appeler le développement. Toutefois, les diverses « complaintes du progrès » (comme une célèbre chanson de Boris Vian) ou contestations « du mythe du progrès » ne sauraient être confondues avec l’existence d’une notion de progrès disponible dans les débats publics. Il existe des sociétés que l’on peut qualifier de « sociétés [disposant d’une notion] de progrès », dans lesquelles le lien politique ne pourrait fonctionner sans que la perspective d’une amélioration générale soit au moins envisageable et propice à délibération. L’autoperfectibilité s’avère une condition nécessaire à l’acceptation provisoire des insatisfactions. La critique des effets négatifs sur l’environnement de choix précédents faits au

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nom du « progrès » n’est pas incompatible avec le projet d’améliorer la situation grâce à des changements d’orientation qui, finalement, accréditent l’idée qu’une amélioration a bien été possible. C’est sur cette grande bifurcation historique de l’Europe, qui s’est diffusée ensuite dans une bonne partie du Monde, que repose la notion de développement. Ainsi abordée, la notion de développement ne comporte pas de contenu précis. Elle est définie à chaque instant en fonction des attentes présentes, de manière éventuellement contradictoire, dans une société. En particulier, elle n’est pas un sous-produit de la notion de croissance économique. Son sens actuel se situe en continuité assez forte avec celui du xviiie siècle, qui dérive du terme rendant compte de la dynamique des organismes vivants. La tentative de définir le développement à partir de la croissance économique a bien existé vers le milieu du xxe siècle comme dans la théorie de Walt W. Rostow [1960] ou, de manière plus ouverte, dans la définition de François Perroux [1964, p. 155], mais a été ensuite contestée avec succès. Le fait que cette tentation s’est aussi nourrie de l’existence d’indicateurs économiques simples applicables au développement (comme le PIB par habitant ou la distribution des revenus) peut parfois prêter à confusion. Les indicateurs propres au développement, comme la mortalité infantile ou l’alphabétisation, se sont d’abord imposés dans les années 1960 comme une alternative aux mesures purement économiques. Mais cette famille d’outils statistiques a peu à peu gagné son autonomie. La création en 1990 de l’indice de développement humain dans le cadre du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) marque un moment fort, celui de la mondialisation, par une institutionnalisation réussie, d’un indicateur composite, ajoutant trois mesures élémentaires (espérance de vie, alphabétisation et pouvoir d’achat). Modeste dans son principe, et non exempt de faiblesses, cet instrument correspond au maximum de consensus que la notion de développement peut contenir à un moment. Si l’on ajoute les inégalités sociales fondées sur diverses catégorisations et leurs dynamiques intergénérationnelles, ainsi que les droits de l’homme et la démocratie, on a là un ensemble résumant assez bien le développement, en tout cas tel qu’on se le représente dans les pays qui, sur la base de ces critères, sont les plus développés.

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Dans le même temps, on a vu se manifester la convergence sur le mot « développement » de trois notions issues d’univers différents. Le terme de développement proprement dit provient du domaine de l’« aide au développement », lui-même issu de la décolonisation et de l’indépendance nouvellement acquise du « Tiers Monde », du « Sud », de pays « pauvres » ou « dominés » ou « sous-développés » ou « en développement ». Le « développement local » provient d’un tout autre univers, celui des régions peu urbanisées, des zones « rurales » ou supposées telles, ou plus généralement des sociétés locales ou régionales des pays riches qui cherchaient à trouver en eux-mêmes des ressources productives, sans solliciter d’aide directe, et les moyens d’une dynamique renouvelée de modernisation. Enfin, le « développement durable » (chapitre 12) fait son apparition institutionnelle avec le Rapport Brundtland, publié en 1987 et légitimé au sommet de Rio (1992). Issu de réflexions d’abord menées sous le label d’écodéveloppement par Ignacy Sachs et Maurice Strong dans les années 1970, le développement durable se présente comme reposant sur « trois piliers », « économique », « social » et « environnemental ». Ces trois acceptions, ces trois histoires se rapprochent par l’usage du même mot, mais aussi par le fait qu’à des variantes près, elles comportent la même préoccupation de prendre en compte la globalité des dynamiques positives propres à une société, sans limitation a priori du nombre de dimensions concernées. Il est significatif que l’on parle aussi de développement dans les « pays développés », ce qui rompt avec un implicite selon lequel ceux-ci ne pouvaient pas être comparés aux pays en développement car ils correspondaient à un point d’aboutissement et non à un moment d’un processus. Inversement, le « développement local » plutôt français dans les années 1960, est devenu, pour la Banque mondiale le concept de Local Economic Development (LED) appliqué aux pays du « Sud ». Ces désenclavements intellectuels reposent sur un retour aux significations les plus simples et sur l’ouverture des sens concrets possibles. Ce sont désormais des sociétés qu’on attend la définition de leur propre développement. Face à cette convergence, la contestation du développement se condense aussi sur un petit nombre d’axes argumentatifs. Serge Latouche [1986 ; 2004] apparaît bien comme le plus constant et cohérent

Le développement, un horizon d’attente mondial

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dans sa critique. Il est intervenu à la fois sur la notion de développement et sur celle de développement durable. Sur le premier, il s’emploie à montrer que c’est une idée occidentale qui a été imposée aux autres sociétés comme partie intégrante du message colonial. S’affranchir de l’Occident, c’est donc, logiquement, se débarrasser du fardeau du développement. Sur le second, il a dit tout haut ce qu’un certain nombre d’écologistes pensent tout bas : il s’agit d’une antinomie car l’idée de développement porte en elle celle d’une croissance illimitée des productions humaines, ce qui est incompatible avec la protection de l’environnement.

MODÈLES DE DÉVELOPPEMENT : EXPÉRIENCES CRUCIALES Les positions de Serge Latouche, malgré leur cohérence, ne sont pas très populaires dans la recherche, comme dans le débat public. Ces controverses s’inscrivent sur un fond d’expériences et de réflexions plus ancien et plus général, qui marque les limites des deux grands modèles disponibles de l’aprèsguerre : le dépendantisme et le développementalisme. Ces deux approches ont en commun de croire au développement, par opposition aux visions fixistes des « culturalistes », alors recrutés plutôt parmi les anthropologues. Le dépendantisme est une conception qui prend racine dans l’essai de Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme [1916], et se prolonge par le « tiers-mondisme » et la théorie du « développement inégal » de Frantz Fanon, André Gunder Frank et Samir Amin. Immanuel Wallerstein a repris et remodelé cet héritage dans sa conception du « systèmemonde ». L’idée de base est que les différences de niveau de développement entre l’Occident et le « Tiers Monde » s’expliquent par la domination de l’un sur l’autre. Supprimons la « connexion », et les décolonisés se développeront très bien tout seuls. Le développementalisme, notamment porté par Walt Rostow qui, pour bien marquer qu’il s’agissait d’une alternative à l’alliance de l’URSS avec les « mouvements de libération », avait sous-titré son ouvrage (Les étapes de la croissance) : A Non-Communist Manifesto. Son propos s’appuie sur une vision évolutionniste très classique : le

développement passe par des « stades » identiques pour toutes les sociétés, qui sont lisibles dans le poids relatif des secteurs « primaire », « secondaire » et « tertiaire ». Les pays pauvres connaissent des « retards de développement » qu’il s’agit de compenser par une croissance se calant de manière mimétique sur le parcours de l’Occident. Ces deux approches ont échoué, quoique de manière inégale. Pour le dépendantisme, le fiasco est total. On pouvait déjà remettre en cause les postulats de base dès la première moitié du xxe siècle. En effet, le lien entre domination occidentale et sousdéveloppement était loin d’être établi. Certains pays qui n’avaient jamais été colonisés ou qui avaient été très tôt indépendants, comme la Thaïlande, l’Éthiopie ou Haïti figuraient alors (et encore aujourd’hui, à l’exception de la première) parmi les plus pauvres du Monde, tandis que, au sein des pays qui avaient été colonisés, les différences entre, par exemple, l’Amérique du Nord, le Mexique, l’Amérique centrale, et le cône sud de l’Amérique du Sud étaient extrêmement marquées. Dans le parcours de grands États comme la Chine, l’Inde, les États-Unis, l’Indonésie, le Brésil et la Russie, on ne voit guère en quoi le fait d’avoir été colonisé ou non serait prédictif de leur situation actuelle : dans cette liste, le plus riche et le plus pauvre font tous deux partie des anciennes colonies. Par la suite, ceux qui ont appliqué le principe de la « déconnexion » (l’Europe de l’Est, Cuba, la Corée du Nord ou la Birmanie) ont vu leur niveau relatif ou même absolu se dégrader, tandis qu’à l’inverse, les pays qui sont sortis ou sont en passe de « sortir du sous-développement » sont entrés volontairement dans un marché mondial dans lequel ils étaient très peu armés au départ et ont réussi à s’y faire une place rapidement enviable : les « dragons », d’abord (Singapour, Hong Kong, Corée du Sud, Taiwan), dans les années 1970-1980, puis d’autres, couvrant l’essentiel de l’Asie du Sud-Est, une partie de l’Amérique latine et, bien sûr, la Chine et l’Inde. On peut même dire que l’histoire effective du développement s’est placée en forte corrélation négative avec la théorie dépendantiste. Il y a en effet, pour autant qu’on puisse en proposer une mesure sérieuse (voir chapitre 15), un lien incontestable entre mondialisation et développement : les pays que le Monde intéresse et auxquels le Monde s’intéresse sont aussi

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Les dimensions de la société-Monde

ENCADRÉ 1. LE LIBRE LIBERIA INVENTE L’APARTHEID

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L’histoire du Liberia est particulièrement saisissante : ce pays n’a pas été colonisé par un État européen. Il a été fondé, en 1847, par d’anciens esclaves noirs américains qui pensaient retrouver la liberté et la prospérité dans l’Afrique de leurs origines. En fait, ces fondateurs ont immédiatement créé un régime d’apartheid, le premier de l’histoire, afin d’imposer aux autochtones le travail forcé dans la production du caoutchouc, et de leur interdire tout accès au pouvoir. La « guerre civile » de 1989-2003, qui a fait 200 000 morts sur une population d’environ 3 millions d’habitants, trouve son origine dans le coup d’État de Samuel Doe en 1980. Première conquête du pouvoir politique par un autochtone, elle entraîna un enchaînement de violences. Cet exemple tragique illustre bien la naïveté des modèles interprétatifs fondés sur l’idée que l’annulation de l’esclavage et de la colonisation seraient nécessaires et suffisants pour assurer le développement d’une société. Il montre aussi, dans sa caricature, que l’exposition des sociétés africaines aux pays occidentaux a créé une multitude de distorsions liées à l’incompatibilité des systèmes de valeurs, de production et d’organisation entre les

ceux qui se développent le mieux et le plus. Le drame du développement que vivent l’Afrique subsaharienne et quelques autres parties du Monde peut aussi s’exprimer par l’idée que le reste du Monde ne leur trouve pas d’intérêt et qu’ils ne parviennent pas à se mondialiser. Face à ces dynamiques très rapides, la réponse des dépendantistes (« il y a de la croissance, mais pas de développement » ou, selon une autre variante, « le développement, oui mais à quel prix ? ») consista à opposer croissance et développement. Cette hypothèse a été démentie par l’expérience et s’est révélée intenable. Car, à l’exception des États rentiers à faible tradition de partage (comme, dans un premier temps au moins, les pays pétroliers du monde arabe), il y a bien eu du développement là où personne, au fond, ne l’attendait. Même le capitalisme sauvage qu’a connu la Chine ces deux dernières décennies, et dont la brutalité dans différents domaines est incontestable, s’est accompagné d’une amélioration de tous les indicateurs habituels du développement, y compris au bout du compte en matière de droits de l’homme et d’état de droit, la situation de départ étant, il est vrai, particulièrement sombre. Les taux

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deux types de construction sociale. La traite, la colonisation, la poursuite d’une exploitation économique et géopolitique, le néocolonialisme, les dictatures ethniques vers lesquelles ont débouché les indépendances, les dispositifs de corruption réciproque (comme dans le cas de la « Françafrique »), les guerres internes, l’effondrement des États ou encore les difficultés de l’émigration africaine en Europe sont autant de figures d’un même problème : la synchronisation forcée entre des familles de société fondées sur des dominances très différentes peut se révéler catastrophique. Ce qu’on constate avec des systèmes productifs intermédiaires entre prélèvement et prédation, comme en Afrique subsaharienne, est encore plus accablant dans le cas des Indiens d’Amérique du Nord, des Inuit canadiens ou des Aborigènes d’Australie, dont les modes de régulation interne ont explosé sous l’influence des sociétés installées sur leurs anciens territoires et qui se sont transformées en communautés déprimées et clochardisées, mendiant leur survie auprès d’États trop contents de pouvoir ainsi racheter leurs errements passés.

de croissance impressionnants, de 8 à 11 % depuis le milieu des années 1980, se sont traduits par une complexification du système productif, mais aussi de la société. La Chine est une immense usine, mais pas seulement dans les produits bas de gamme. Elle est aussi, et de très loin, le premier pays du Monde pour l’aquaculture et pour l’agriculture sous serre. Elle investit massivement dans de nombreux pays, dans la micro-informatique aux États-Unis tout autant que dans l’achat de ressources pétrolières en Afrique. On y meurt beaucoup des accidents de la route (110 000 morts officiellement en 2006, 250 000 selon l’OMS), du sida et de la violence privée ou étatique. On y pense beaucoup aussi : l’émergence de la Chine dans le domaine des hautes technologies, de l’enseignement supérieur et de la recherche est spectaculaire. L’état mondial du développement, encore relativement peu contrasté dans le « Sud » dans les années 1950 (la Côte-d’Ivoire avait encore en 1960 un PIB/habitant supérieur à celui de la Corée du Sud), a connu une reconfiguration soudaine qui peut tenir lieu d’expérience cruciale, permettant de valider ou d’écarter une hypothèse.

Le développement, un horizon d’attente mondial

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Dans l’ensemble, le développementalisme a été épargné par cette expérimentation historique : il y a bien eu « rattrapage » de la part de sociétés qui sont aujourd’hui, sans conteste, plus comparables aux pays développés qu’elles ne l’étaient il y a cinquante ans. Cependant, ce qui s’est passé ne correspond guère au schéma de Rostow. Ces pays « émergents » n’ont pas reproduit l’itinéraire historique de l’Europe ou des États-Unis, pas tout à fait non plus celui du Japon. Ils n’ont pas, pour l’essentiel, fondé leur croissance sur l’industrie lourde ou les branches qui avaient fait la révolution industrielle européenne et n’ont donc pas respecté les « stades » de Rostow. Ils se sont rapidement orientés vers des secteurs de pointe, comme l’électronique, jouant sur le double avantage comparatif de bas salaires et de niveau de formation élevé. Ces progrès ont été obtenus avec un rôle décisif de l’État qui, en bon stratège, a assuré la modernisation des infrastructures, piloté l’ouverture progressive au commerce extérieur, et développé une « politique industrielle » interne très sophistiquée. Ces grands changements se sont, en outre, déroulés dans un contexte où les solidarités collectives internes aux sociétés ont joué, et se sont même accrues dans le domaine de l’éducation et de la protection sociale, évitant une explosion des inégalités. Cette dynamique entrait clairement en contradiction avec le credo « free enterprise » de Rostow. En fait, on ne peut comprendre cette évolution sans prendre en compte le fait que c’est à l’échelle d’un marché mondial que la nouvelle place de ces sociétés s’est construite, et non dans le parallélisme abstrait qu’avait imaginé Rostow. En ce sens, on peut parler d’une « victoire posthume » du dépendantisme, plus sensible, de par ses proximités intellectuelles avec Karl Marx et David Ricardo, au systémisme et à l’économie internationale. On peut conclure que la clé du développement se trouve dans la gestion réussie de la relation entre un lieu donné et le Monde. C’est d’abord par un développement endogène tirant parti des potentialités du monde extérieur que les sociétés ont réussi à entrer dans un cercle vertueux de développement. La théorie économique de la croissance endogène [Aghion, Howitt et Mazerolle, 2000] a justement connu une extension importante dans la prise en compte de sa dimension spatiale, grâce à la reprise très innovante, dans les années 1980 et 1990, du travail entamé au

début du xxe siècle sur les industrial districts et qui a conduit à sortir du strict domaine de l’économie, pour parler de projet territorial et de gouvernance [Benko et Lipietz, 1992 ; voir par exemple sur l’Inde, Loraine, 2002]. Il est significatif que la littérature sur le sujet traite tout autant du « Nord » que du « Sud ». Dans ce contexte, la question se pose alors de savoir comment on peut expliquer les inégalités de développement, ce qui exige d’en approcher leur dynamique.

LES COMPLEXITÉS DE LA CARTE MONDIALE DU DÉVELOPPEMENT L’histoire mondiale du développement, si elle est travaillée sur des termes assez longs – c’est-à-dire à partir de périodes beaucoup plus anciennes que la naissance de l’idée de développement –, remet en question des évidences qui nous viennent, elles, d’une zone du temps très proche de nous. L’âge colonial a centré l’intérêt sur des régions du Monde particulières et, par ailleurs, les deux derniers siècles ont pu constituer des parenthèses, notamment dans la relation de la société à l’État, qui a joué le rôle de discriminant favorable ou défavorable au développement. Ainsi la Chine a toujours contribué pour plus du quart du total au PIB mondial de l’Antiquité au début du xviie siècle. Son économie pesait plus du double de celle de l’Europe occidentale jusqu’à la fin du Moyen Âge, et elle ne s’est fait durablement dépasser par cette dernière qu’au cours du xixe siècle. En 1950, l’inversion est totale : l’Europe de l’Ouest, dont la valeur de la production avait été multipliée par dix en cent cinquante ans, générait alors deux fois plus de richesses que la Chine qui, depuis lors, n’a cessé de regagner du terrain et se trouve sur le point de passer à nouveau en tête [Madison, 2001]. La Chine a regressé durant la phase où le poids d’un État bureaucratique, militarisé et néanmoins impuissant car contesté de l’extérieur et de l’intérieur, empêchait les autres acteurs sociaux de déployer leurs projets. Le rattrapage s’est fait en deux temps, d’abord par la diaspora, qui échappait à l’emprise d’un système inhibant, puis par la réforme interne

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Les dimensions de la société-Monde

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des dispositifs productifs, l’État desserrant brutalement son emprise sur la société. Cet âge de l’État, qui correspond aussi à l’époque « westphalienne » (1648-1945) dans les relations interétatiques, et qui se caractérise par une surpuissance de l’acteur étatique par rapport aux autres acteurs, par une obsession du territoire et un entravement des réseaux, et par une primatie du programme géopolitique sur les autres horizons, a fini par s’achever de lui-même tant les sociétés qui le subissaient se trouvaient affaiblies. Cet âge se termine par les totalitarismes communistes et fascistes en Europe, avec des variantes en Asie et en Amérique latine. La période 1945-1989 constitue une transition car, si l’occupation de l’Europe par des puissances étrangères conduit à une première inflexion, les régimes militaires latino-américains, le système soviétique, la Révolution culturelle chinoise, avec ses millions de morts, et l’extermination par les Khmers rouges de leur propre peuple poursuivent la tendance. Quelle que soit la périodisation précise qu’on adopte, cette séquence nous apparaît, à bien des égards, comme une parenthèse dont l’essor de l’économie chinoise signale la fin. Une autre date-clé serait celle où les sociétés d’Europe de l’Ouest, elles aussi fatiguées de l’étatisme, ont pris (ou vont prendre, on peut discuter du moment) conscience que ce n’est pas ainsi qu’elles peuvent espérer se replacer aux premiers rangs des dynamiques de développement. Cela étant, ce « retour dans l’axe » ne porte pas sur l’ensemble de la planète. Il existe en fait des zones qui restent à l’écart et qui semblent relancer le paradigme culturaliste.

UNE PROGRESSION GÉNÉRALE MAIS CONTRASTÉE Finalement, de quoi parle-t-on ? Où en est aujourd’hui la carte mondiale du développement ? Plusieurs cartes permettent de répondre, notamment celle de l’actuel indice de développement humain et celle de son évolution (voir cartes 1 et 2). La première carte constitue l’une des trames majeures du Monde contemporain. Elle montre différents niveaux, avec une zone massive de faiblesse dans la quasi-totalité de l’Afrique subsaharienne et d’autres, plus circonscrites, dans l’Amérique « indigène » (Amérique centrale et Bolivie), en Asie intérieure (Afghanistan, Népal), Asie du Sud (Pakistan,

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Bangla Desh), Asie du Sud-Est (Laos, Cambodge) et dans les États du Pacifique. La carte de la dynamique en cours depuis 1990 est substantiellement différente : elle marque une progression très majoritaire de l’indice, reproduite à sa véritable ampleur démographique par l’expression en cartogramme. Cette progression fait écho à une dynamique de croissance incontestable à l’échelle mondiale depuis les années 1990 (avec une moyenne de 4,5 % depuis 2000), mais aussi très marquée par la présence de taux supérieurs dans l’ensemble des pays « en développement » comparés à ceux des pays les plus développés. Depuis le début du xxie siècle, on note même un développement de l’Afrique subsaharienne, qui avait plutôt reculé en valeur par habitant (compte tenu de la croissance démographique) dans les décennies précédentes. Cependant, cette croissance repose surtout sur les matières premières et les produits énergétiques dont la demande est tirée par le développement chinois et indien. Une des perspectives de l’Afrique pourrait alors consister à devenir un pays grenier (comme le cône sud de l’Amérique latine) ou « rentier surfacique » (comme l’Australie naguère ou la Russie aujourd’hui). Du point de vue plus global du « développement humain », l’Asie du Sud et de l’Est progresse fortement, de même que les périphéries européennes. À l’exception des pays baltes, l’ex-URSS régresse. L’Afrique subsaharienne apparaît divisée entre ceux qui sont décimés par le sida (l’espérance de vie y a parfois perdu vingt ans) qui se décalent vers le bas et les autres qui progressent parfois nettement. Pour comprendre cette dynamique, n’oublions pas qu’il s’agit à chaque fois d’une mesure relative au meilleur résultat enregistré par un pays dans l’un des trois indicateurs de l’IDH. Comme, en quinze ans, la barre a monté dans les trois domaines, cela signifie que la progression serait encore plus générale si l’on se fondait sur des références absolues. Étant donné qu’on se réfère à des étalonnages mobiles, l’évolution d’ensemble indique qu’il y a resserrement des écarts malgré l’élévation des standards. Comment expliquer alors, que des pays qui ont connu une croissance très faible sur la période considérée, souvent ravagés par la guerre ou les troubles intérieurs et ne semblant pas, pour la plupart, en voie de « rattrapage » structurel des pays développés, aient néanmoins progressé ? Dans l’ensemble, on ne peut

Le développement, un horizon d’attente mondial

Carte 1

IDH en 2004

no Info n rm di a sp tio on n ib le in f. à 0, 5 0, 5 à0 ,6 0, 6 à0 ,8 0, 8 à0 ,9 su p. à0 ,9

Indice de développement humain (IDH) en 2004

4 0,

à0 ,4 1

p. à

su

0, 0

5 ,0 à0 0

à0 ,1

(exprimée en points)

0, 05

Conception : Jacques Lévy Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

Évolution de l’IDH entre 1990 et 2004

no Info n rm di a sp tio on n ib le in f. à -0 ,0 5 -0 ,0 5 à0

Évolution de l’IDH entre 1990 et 2004

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Cartogramme sur la population

L’indice de développement humain (IDH) en 2004 et son évolution entre 1990 et 2004

Source : PNUD

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Les dimensions de la société-Monde

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relier simplement aide au développement et développement effectif. Cependant, il n’est pas certain que ces politiques redistributives n’aient pas un certain effet. L’Afrique subsaharienne et les pays les moins développés peuvent avoir bénéficié d’un « développement de stock », engendré par l’importation gratuite ou payante de biens et de services qui améliorent la situation sans changer en profondeur la configuration de la société. L’aide médicale par la vaccination, la distribution d’antibiotiques et le suivi spécifique des nourrissons, l’intervention d’urgence par la distribution de produits alimentaires en cas de « catastrophe humanitaire », l’aide pragmatique à l’alphabétisation et les crédits associés à des projets concrets, ainsi que les envois d’argent au pays par les migrants constituent désormais l’ordinaire de la « coopération Nord-Sud ». Ces pratiques et ces dispositifs ont pu contribuer à améliorer le tableau de bord (et les indicateurs) des sociétés les plus démunies à faible coût pour les pays donateurs et sans conséquences immédiates pour les structures profondes des sociétés bénéficiaires. C’est ce que rendent compte les cartes suivantes (voir carte 2), qui donnent une image des dynamiques de développement à standard constant en matière d’alphabétisation et d’espérance de vie. La première de ces deux cartes montre que toutes les régions du Monde, même celles qui connaissent de graves problèmes de développement, ont profité de la progression de la scolarisation. En revanche, cette avancée tranquille ne s’est pas produite pour l’espérance de vie en Afrique subsaharienne en raison des ravages de l’épidémie de sida. La crise de l’Union soviétique à la veille de sa chute et le lent redémarrage des nouveaux États qui en sont issus expliquent l’existence de l’autre zone où l’espérance de vie a reculé.

LES INÉGALITÉS : COMMENT, POURQUOI ? Cette carte met donc en question l’idée courante selon laquelle les inégalités se creuseraient à l’échelle mondiale. L’idée est globalement discutable, on le voit. On peut néanmoins en comprendre le sens dans différentes dimensions. D’abord, si à propos de malnutrition, de pauvreté, de manque d’accès à l’eau potable ou à l’éducation, on prend en compte les valeurs absolues et non les pourcentages, on peut, sur certains indicateurs, constater une stagnation, parfois une régression : même si la proportion de personnes démunies a baissé, l’augmentation de la population

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mondiale (et plus encore, des pays concernés) a compensé cette amélioration. Ensuite, si l’on considère les seuls revenus disponibles, on se trouve confronté par contraste à l’émergence d’une classe de superriches à l’échelle mondiale. En 2006, il y avait dans le Monde 9,5 millions de HNWI (High Net Worth Individuals), c’est-à-dire de millionnaires en dollars (sans compter la valeur de leur résidence et des « consommables »). Leur nombre a doublé en dix ans. Le nombre de Ultra-HNWI (plus de trente millions de dollars) progresse actuellement de 10 % par an, et a atteint les cent mille personnes en 2007. À l’autre pôle, il existe une masse considérable de pauvres qui restent en marge des dynamiques de développement. Ce contraste fait augmenter l’indice de Gini mesurant les inégalités internes à une société dans la répartition de ces revenus. Cela étant, les inégalités internes ont, inversement, diminué par le renforcement spectaculaire d’une « classe moyenne » mondiale constituée des bénéficiaires du développement. À ce sujet, il faut se méfier des généralisations consistant à assimiler à la pire situation une masse considérable d’habitants qui connaissent une condition plus ambivalente. Le premier exemple typique de l’approche misérabiliste d’un tiers-mondisme d’inspiration caritative, est la malnutrition. Le journal Le Monde titrait en une le 31 octobre 2006 : « 854 millions d’affamés dans un monde plus riche », un article qui rendait compte du rapport de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), publié la veille. Ce rapport montrait que la proportion de mal-nourris était passée en dix ans (de 1990-1992 à 2001-2003) de 20 à 17 %, ce qui n’est pas glorieux, certes, mais pas négligeable non plus. La FAO et Le Monde insistaient sur le fait qu’il y avait 26 millions d’« affamés » en plus, dont la progression était masquée « en raison de la croissance démographique ». On aurait pu dire exactement le contraire : malgré la croissance démographique, justement dans les pays les plus mal placés (Afrique subsaharienne, Afrique du Nord et Proche-Orient), la proportion baisse. Surtout, le phénomène marquant est le caractère contrasté de l’évolution : la Chine est en passe de régler le problème (– 45 millions de malnourris, nous dit le rapport) tandis qu’en Afrique, c’est loin d’être le cas. La « moyennisation » est à la fois discutable par son mode de calcul et trompeuse dans les interprétations qu’elle favorise.

Le développement, un horizon d’attente mondial

Carte 2

Espérance de vie

à7 ,5 p. à7 ,5

à3

à0

su

3

0

-3

no Info n rm di a sp tio on n ib le in f. à -7 ,5 -7 ,5 à3

Évolution de l’espérance de vie à la naissance entre 1985 et 2004 (exprimée en années)

Taux d’alphabétisation

p. à

20

0 à2

su

à1

5 15

0

à5

à1 5

0

in f. à

10

Conception : Jacques Lévy Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne, Karine Hurel, Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

0

Évolution du taux d’alphabétisation entre 1985 et 2004 (exprimée en points de pourcentage)

no Info n rm di a sp tio on n ib le

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Cartogramme sur la population

L’évolution de l’alphabétisation et de l’espérance de vie à la naissance entre 1985 et 2004

Source : PNUD

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Les dimensions de la société-Monde

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Un autre exemple est celui des villes. Il est courant de se lamenter de l’urbanisation, inévitablement « galopante », en affirmant que les nouveaux urbains quittent les campagnes pour « s’entasser » dans des « bidonvilles ». Comme la plupart des stéréotypes, celui-là n’est pas entièrement faux, mais il est très simplificateur sur deux plans. D’abord, l’idée que l’urbanisation serait régie par la seule nécessité, mettant en mouvement de pauvres hères à la recherche de nourriture, fait bon marché de la capacité des néourbains à concevoir et réaliser des projets qui peuvent être modestes et non exempts de souffrance, mais qui constituent néanmoins des actes intentionnels riches d’attentes positives, comme celle d’améliorer leur niveau de vie, de bénéficier d’une formation ou de préparer une émigration plus lointaine. Ensuite, réduire l’environnement des classes populaires dans les villes du « Sud » aux bidonvilles est un raccourci proche de la contre-vérité. C’est ce que cherche à prouver Mike Davis [2006], mais au prix d’approximations hasardeuses. Il met tout simplement sur le même plan l’ensemble de ce que l’on appelle l’habitat non réglementaire. Or, entre les bidonvilles proprement dits, fortement présents en Afrique subsaharienne, constitués d’abris fragiles sans aucun confort et bâtis avec des matériaux de récupération et les quartiers d’autoconstruction, construits en dur et sans cesse améliorés, très courants en Amérique latine ou en Asie (par exemple dans le cas emblématique de Dharavi à Bombay), il y a des différences très importantes. On a ainsi, à une borne, des camps de squatters extrêmement vulnérables et, à une autre, des modes d’urbanisation (comme la plupart des favelas brésiliennes ou de populeux quartiers des villes indiennes, indonésiennes ou philippines) qui peuvent être considérées comme des solutions bancales mais astucieuses au problème de l’intégration des nouveaux urbains. En effet, le caractère plus ou moins illicite de l’implantation, l’affranchissement vis-à-vis des normes de construction et l’usage sauvage des services de base donnent un accès à l’urbanité à des populations qui en seraient, dans le cadre classique, totalement privées. S’y ajoute, dans de nombreux cas, la possibilité d’évoluer, soit grâce aux solidarités collectives ou publiques, soit grâce à la réussite personnelle, avec au bout du compte le déménagement dans un quartier de meilleur standing. Les visions eschatologiques comme celle de

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Mike Davis (« le pire des mondes possibles » est le titre de son livre) ne permettent pas d’aborder, dans ses contradictions et ses nuances, la diversité des situations d’habitat. Dans l’ensemble, les inégalités sont beaucoup plus fluides et ne se prêtent pas à des oppositions comme le couple « Nord-Sud » tend à le faire penser. Ainsi, la comparaison des déciles extrêmes ne rend pas compte du fait que des centaines de millions de personnes se trouvent aujourd’hui dans une situation économique beaucoup plus favorable qu’il y a deux ou trois décennies. Le Monde dans son ensemble se trouve donc dans une situation comparable à celle des pays développés dont le groupe des plus démunis, la « classe ouvrière », qui représentait 25 à 30 % de la population dans les années 1960 s’est scindée en deux, une partie rejoignant la classe moyenne, une autre se trouvant de plus en plus marginalisée, privée de l’accès au travail et menacée de tomber dans la dépendance de l’aide sociale. À l’échelle mondiale, les proportions varient beaucoup d’un pays à l’autre et le « groupe moyen » en expansion peut rester minoritaire, mais il s’est incontestablement accru de manière spectaculaire ces dernières décennies (chapitre 15). Il n’est donc pas si évident de pouvoir conclure, même en analysant les inégalités internes aux sociétés, que le développement est plus inégal qu’auparavant. En effet, lorsqu’il y a développement de l’ensemble de la société, on ne se trouve pas seulement dans un monde où l’abondance aurait augmenté : la nature des biens auxquels on peut avoir accès et les modes d’accès à ces biens se trouvent également modifiés. Dans l’ensemble, il existe une corrélation positive entre niveau de développement et équité sociale, comme le montre la carte 3. Un pays développé offre aujourd’hui presque systématiquement, et en dépit de la diversité des systèmes de redistribution, une certaine égalité d’accès à l’éducation, à la santé, au logement, à la mobilité. Au contraire, les pays pauvres, d’autant plus s’ils connaissent, ce qui est le cas presque général, un régime autoritaire, sont le plus souvent caractérisés par un écart quasi incommensurable entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. On peut donc lire le schéma dans le sens suivant : le développement induit l’égalité. Ne faut-il pas aussi explorer le sens inverse, selon lequel c’est l’égalité qui induit le développement ? la comparaison Afrique-Asie dans

Le développement, un horizon d’attente mondial

Carte 3

0.35

Plus égalitaire

Gini

0.45

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Cartogramme selon la population

IDH et indice de Gini

Moins égalitaire 0.6

Moins développé

0.8

IDH

Plus développé

Conception : Jacques Lévy Sémiologie / Design cartographique : Alain Jarne, Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Alain Jarne Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

la seconde moitié du xxe siècle laisse penser que cela peut avoir un sens. Les pays d’Asie orientale qui sont « sortis du sous-développement » ou en voie de le faire se caractérisent depuis longtemps par la présence de solidarités collectives, étatiques ou non étatiques, fortes. Ils appartiennent le plus souvent à des civilisations rurales fondées sur l’agriculture irriguée, qui imposent de fortes disciplines, une organisation partagée du travail et des hiérarchies croisées complexes. Dans les villes denses qui en ont émergé, les mêmes mécanismes y sont transférés et encore renforcés par la logique de l’interdépendance urbaine. Dans ces sociétés, la production et

Source : PNUD, 2006

la reproduction, même sans horizon de développement explicite, conduit à des actions qui, au moins, assurent le maintien de l’intégration productive de l’ensemble des membres du groupe. Cela peut rester compatible avec de très fortes inégalités, mais le processus redistributeur est déjà installé au cœur des interactions sociales. Dans le monde chinois, il prend souvent l’allure d’actions caritatives (comme la création d’une école), d’utilisation de vastes réseaux familiaux « transclassistes » (et souvent transnationaux) comme mécanismes d’entraide ou encore de « clubs d’épargne » locaux (tontines). Tel n’est pas le cas de la plupart des sociétés d’Afrique

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Les dimensions de la société-Monde

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subsaharienne, où les solidarités, organisées sur la base de communautés à base biologique (familles, clans, lignages, ethnies) ou, secondairement, territoriale, organisent les canaux de redistribution de biens acquis par ailleurs. La question des inégalités de tous ordres (la domination des femmes par les hommes en constituant un élément majeur) a été pointée comme essentielle par un certain nombre de chercheurs pour expliquer la « stagnation » de l’Afrique. On peut généraliser le propos et considérer qu’il existe un lien entre le rapport à l’accumulation et le type de solidarité. Une société dans laquelle il n’existe pas de relation entre production et accumulation transgénérationnelle de biens, ne se préoccupe pas d’organiser la distribution de ces biens à l’échelle du système productif car ce n’est pas là l’enjeu, comme c’en est un dans les sociétés occidentales depuis la fin du xixe siècle, d’un équilibre explicite entre le politique, l’économique et le « social ». Les ressources viennent d’ailleurs et sont affectées selon des règles qui respectent les hiérarchies internes aux groupes bénéficiaires. C’est le « monde II » analysé par Alain Testart [2005]. On peut donc s’attendre à ce que les sociétés qui ne sont pas instituées en vue d’accumuler des biens ne disposent pas de mécanismes ayant pour effet de produire de l’égalité. Fondamentalement, ces différences renvoient donc à l’orientation de la société vers l’accumulation. Max Weber a montré [1904-1905] que, dans l’histoire de l’Europe, l’« éthique protestante » a joué un rôle essentiel dans le basculement vers les logiques d’accumulation. Il a fallu, selon lui, un dispositif mental de type clairement religieux, ce qu’il appelle le « piétisme intramondain » : croire qu’en faisant des affaires, on est davantage fidèle à ses engagements de chrétien. Max Weber [1996] a étudié d’autres complexes religieux, notamment en Asie, et il a cru pouvoir conclure que confucianisme, taoïsme et bouddhisme étaient incompatibles avec le capitalisme. Il s’est manifestement trompé. En fait, Weber l’avait justement montré pour le cas européen, de nombreuses relectures sont possibles à partir d’un stock donné de patrimoine culturel. C’est bien ce qui s’est produit, de manière moins spectaculaire, ces dernières décennies dans le monde sinisé. On ne se trouve pas du tout dans la vision terriblement simpliste que Hegel avait proposée dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire. Il présentait alors un

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modèle dans lequel un lieu, une organisation sociale et un âge de la vie individuelle étaient strictement et irréversiblement associés : l’Europe était le pays des adultes et des sociétés connectées par les échanges, tandis que l’Afrique était celui d’éternels enfants destinés à rester enclavés pour l’éternité. Face à ces conceptions qui ne sont au fond que la caricature du culturalisme, nous sommes invités à réintégrer les « cultures » dans l’histoire et à chercher à rendre compatibles ces deux constats : l’existence de temps longs du développement, la possibilité d’inflexions rapides et profondes. On peut penser que l’erreur de Weber sur l’Asie provient d’une analyse insuffisamment historique de l’Europe. L’arrière-plan implicite de Weber, à contre-courant d’une part importante de ses propres travaux, est que la bifurcation européenne, qui lui apporte sa singularité vis-à-vis des autres régions du Monde, contiendrait une composante non historique. Elle relèverait d’un effet lointain du « miracle » grec, relancé par le christianisme, plus nettement encore dans sa version protestante. Par la suite, Karl Jaspers [1949] a attiré notre attention sur la similarité des patrimoines culturels produits par des civilisations distinctes au sortir du Néolithique. On peut estimer que, pour sa part, Weber a été victime d’une substantialisation de ce patrimoine, réduisant la multiplication des expressions, relectures – en fait réinventions – de ces matériaux culturels à leur expression spécifique à un moment historique donné. Les transformations spectaculaires obtenues sans révolution apparente correspondent bien à des dominances civilisationnelles, comme celles de l’Asie orientale, très comparables à celles de l’Europe à cet égard. Est-ce le cas partout dans le Monde ? Pas forcément, puisque la « période axiale » de Jaspers ne touche pas, par exemple, l’Afrique subsaharienne. La bifurcation est ici plus profonde car elle se situe au moment de l’invention de systèmes de construction sociale à dominante productive au Néolithique. L’Afrique au Sud du Sahara, les régions de montagnes enclavées de l’Himalaya et des Andes ont pu reproduire leur configuration jusqu’à aujourd’hui. Un type de dominance sociétale s’est installé, qui a résisté sur des temps longs, à la fois sur place mais aussi dans des contextes d’émigration, comme on le voit chez les Noirs du continent américain, y compris et surtout lorsqu’ils ont pu construire une société

Le développement, un horizon d’attente mondial

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de manière autonome (Haïti), et même lorsqu’ils ont pu créer précocement des États indépendants en Afrique : la différence entre le Liberia (encadré 1) et l’Afrique du Sud est tout à fait saisissante. De ce constat, on ne doit bien évidemment pas conclure qu’il existerait une incapacité constitutionnelle des Africains au développement. Se détacher de cette « explication » raciale aberrante et réfuter les idéologies qui s’en inspirent suppose cependant qu’on ne nie pas des réalités patentes : ce n’est ni la colonisation, ni la traite, ni un racisme « naturel » des nonNoirs vis-à-vis des Noirs qui peuvent suffire. Il faut donc construire des cadres explicatifs qui permettent de rendre compte de cette différenciation de longue durée et, du coup, rendre perceptibles à l’analyse les éléments qui peuvent ouvrir sur des inflexions majeures. Les forces « activables » dans la perspective du développement ne sont absolument pas négligeables dans le complexe civilisationnel africain : réussite spectaculaire dans la musique populaire mondialisée d’inspiration africaine directe ou indirecte (du gospel au rap et aux brillantes musiques du Sahel et de l’Afrique centrale, en passant par le jazz et le rock) et dans d’autres domaines prometteurs de la culture ; présence d’organisations, notamment dans la partie musulmane de l’Afrique subsaharienne (telles que les confréries au Nord du Nigeria et au Sénégal) qui, dans leur conception de la vie, ne sont pas très loin du concept de « piétisme intramondain » des protestants européens de la Renaissance ; enfin et surtout rôle économique essentiel des femmes dans la plupart des sociétés, qui peut servir de base à une nouvelle structure productive. Ces éléments permettent de relire les travaux géographiques sur les centres et les périphéries tels que les ont lancés, dans les années 1970 et 1980, quelques chercheurs. C’est notamment le cas d’économistes d’inspiration marxiste, comme Alain Lipietz [1977], ou surtout du géographe Alain Reynaud [1981]. Ce dernier a développé une théorie multiscalaire des relations centre-périphérie en donnant une signification spatiale directe (par le biais de métriques fondées sur la proximité topologique), et non métaphorique à ce couple. Son apport le plus significatif est sans doute d’avoir introduit la notion de rétroaction négative dans les thématiques du développement. Alors que la forte croissance des « nouveaux pays industriels » (comme on les

appelait à l’époque) ne faisait que commencer, Alain Reynaud avait compris que des positions périphériques dans le système pouvaient s’inverser à condition de transformer la faiblesse (bas revenus) en force (bas salaires), et que la remontée dans l’échelle de l’excellence productive de l’autonomie locale et du développement sociétal pouvait se faire. Alain Reynaud s’est trompé sur un point : il a confondu les logiques de transaction marchande et les logiques de domination géopolitique. Comme beaucoup, il a ainsi surestimé la place de l’Union soviétique, en faisant un « centre » comparable aux États-Unis et supérieur à l’Europe. Pour le reste, il a vu juste au point que les dynamiques de développement que nous pouvons observer aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, entrent fort bien dans son modèle. Reste cependant un problème, celui des différences de vitesse et de rythme de développement. Pourquoi le processus de rétroaction négative s’enclenche ici et maintenant, et pas ailleurs, à un autre moment ? Là où les approches paresseuses du systémisme se contentent de placer des « boîtes noires » quand les explications manquent, les sciences sociales doivent chercher à les ouvrir, tant les enjeux théoriques et pratiques de cette explication sont décisifs. En essayant de sortir d’une vision mécaniste du processus et en intégrant les logiques d’acteurs, on peut espérer mieux comprendre ces différenciations et échapper au recours à des causalités trop abstraites (avec le seul vocabulaire formel de la systémique) ou trop indirectes (avec un renvoi aux origines ou aux « facteurs naturels ») pour être utiles. Nous sommes contraints d’aller en ce sens par le fait que, comme cela a été dit plus haut, les explications générales les plus simples ont échoué.

DES POCHES DE SOUS-… Dans cette perspective, la description des processus les plus étonnants, ceux qui s’écartent le plus du déroulement auquel on pourrait s’attendre, peut alors servir à la fois à problématiser la question et à esquisser des solutions théoriques plus globales. En matière de sous-développement, on a mentionné le cas africain, comme lié à la longue durée de vie d’une dominance non accumulatrice dans les sociétés. On pourrait ensuite réfléchir aux raisons qui expliquent cette « exception ». On trouverait alors l’existence d’équilibres avec leurs environnements

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Les dimensions de la société-Monde

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que ces sociétés n’avaient pas de raison de mettre en question, mais aussi, sans doute, le rôle aggravant des influences extérieures. La colonisation et les différentes traites ont certainement appauvri l’Afrique, mais la présence occidentale a aussi et surtout ouvert des filières, encore fonctionnelles, pour qu’une partie de la société, suffisante pour entraîner le reste, puisse s’enrichir sans produire [Bayart, 1989]. Après les indépendances, la guerre froide, en faisant de tout État un client de l’un des blocs, a encouragé un type de présence dont ont profité différents acteurs économiques et politiques, comme on le voit dans le lent et douloureux démontage des clientélismes africains. Le lobby puissant des géographes français « spécialistes » de la Côte-d’Ivoire (il a longtemps réussi à imposer de consacrer obligatoirement au moins un chapitre à cet État dans les programmes scolaires français) a célébré l’excellence de l’organisation politique, économique et sociale de ce pays pratiquement jusqu’au moment, et pour certains encore après, de l’explosion de la violence et de la guerre civile, dans les années 2000. Ce système de circulation de flux financiers et politiques originaires de l’ancienne métropole était (et reste en partie) si monstrueux que nombre d’Africanistes ou de « tropicalistes », n’ont tout simplement rien vu ou voulu voir, peut-être parce qu’ils en étaient eux-mêmes un petit rouage. Il y a là une rétroaction positive au sous-développement liée, on l’a dit plus haut, à une synchronisation forcée d’espaces ayant des logiques distinctes, et qui maintient et renforce un processus développé sur la longue durée. On peut aussi identifier une autre logique de nondéveloppement : celui de la persistance d’une orientation géopolitique comme alternative au développement, faisant de la défense et l’expansion territoriale un substitut positif au développement dans l’imaginaire sociétal. La Russie soviétique, le monde arabe et l’Iran, l’Inde et la Chine des années 1950-1980 en sont de bons exemples. Les sociétés des pays arabes sont fortement marquées par l’idée d’une chute causée par les Européens. Cette vision se déploie à plusieurs échelles temporelles, notamment celle du

temps très long des affrontements en Méditerranée depuis la conquête et la reconquête de l’Espagne ou les Croisades, jusqu’aux colonisations des xixe et xxe siècles. Elle connaît une relance extrêmement puissante avec la naqba3 (catastrophe) de la création de l’État d’Israël. C’est l’occasion d’une rencontre entre nationalisme d’État et hostilité ethnoreligieuse, convergence dont les dirigeants arabes du monde politique ou religieux ont su remarquablement tirer parti pour conserver et étendre leur emprise sur la société. On comprend donc mieux la dynamique du monde arabe si l’on considère les postures dominantes successives dans la relation avec l’extérieur – nationalisme classique directement calqué sur les États-nations européens et nourri des idéologies anticoloniales, panarabisme davantage inspiré par un « internationalisme » communiste, radicalisme islamiste anti-occidental – comme des variantes d’un même désir inassouvi et qui cherche de nouvelles voies là où les anciennes échouent pour atteindre le même objectif : retrouver une dignité géopolitique face au Monde. La persistance de cette idéologie hostile au développement se nourrit de la conviction nullement irrationnelle, selon laquelle accepter le développement en acceptant ce que d’autres, dominateurs, nous disent être bon pour nous, conduira à remettre en cause notre manière de faire société : sociologiquement, l’exercice du pouvoir des hommes sur les femmes ; politiquement, une société sans espace public, sans biens communs et sans partage institué ; économiquement, la croyance dans la supériorité d’une logique d’interception de flux captifs sur celle de la production et du marché. Sur ce dernier point, la divine surprise du pétrole aura, en renforçant cette culture économique archaïque, constitué pour les États bénéficiaires un cadeau empoisonné rendant, jusqu’à il y a peu, les dynamiques de développement inconsistantes et fragiles. Pour les voisins, cette économie de rente aura renforcé la croyance funeste que le développement n’a rien à voir avec un projet productif endogène : ce fut là, sans doute, comme pédagogie de l’illusion, la plus terrible des naqba. Le résultat est que, dans

Notes 3

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Naqba (catastrophe) est le terme couramment utilisé au Proche-Orient pour désigner la guerre israélo-arabe de 1948 et ses conséquences tragiques pour les Palestiniens, à la suite du refus par les États arabes de la région de la décision de l’ONU de partager en deux États la Palestine sous mandat britannique en 1947.

Le développement, un horizon d’attente mondial

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l’ensemble, le monde arabe a jusqu’à présent raté le train de la mondialisation, notamment en vitesse relative. Dans une version postwestphalienne de cette attitude, quand la perspective d’une guerre avec les voisins devient improbable, le choix de consacrer des ressources importantes au budget de la Défense, de maintenir par tous les moyens des colonies coûteuses dans le giron impérial ou de continuer à croire, contre toute évidence, à la possibilité du néomercantilisme (« j’exporte chez toi, tu n’importes pas chez moi »), prend le relais. Il est étonnant, aujourd’hui encore, de constater le mépris dans lequel les pays les plus développés d’Europe (pays nordiques et Suisse notamment) sont tenus par beaucoup de Français, soit parce qu’ils sont considérés comme trop petits pour exister sur la scène internationale, soit parce qu’ils ont accepté de se « finlandiser » (allusion de la neutralité de la Finlande pendant la guerre froide) pour survivre. Le bilan économique, politique et éthique de l’action extérieure de la France, de la guerre d’Indochine (1945-1954) au génocide rwandais (1994) appellerait pourtant à une certaine retenue. Les prestations les plus innovantes des Français en matière de présence au Monde ont été intellectuelles (tels les travaux de Mireille Delmas-Marty [1998] sur le droit mondial et de Mario Bettati [1996], sur le droit d’ingérence) ou ont émané de la société civile (avec les French doctors). La « grandeur » de la France a été plutôt une folie des grandeurs dans le discours (et dans l’orientation des dépenses militaires) traduite en pratique par des attitudes peu glorieuses (maintien de tyrans en Afrique, soutien à bon nombre de dictatures du moment qu’elles étaient en délicatesse avec les États-Unis), et s’est payé d’un certain prix en matière de développement. Il est essentiel de comprendre que ces habitus ne résultent pas d’une propagande étatique, mais font partie à la fois de la culture professionnelle de la diplomatie et des représentations populaires courantes avec lesquelles les dirigeants politiques sont obligés de s’arranger. En Europe, les trois fonctions habituelles perçues comme indissociables de l’État-national, géopolitique (face aux autres États), politique (avec la démocratie) et « social » (avec l’État providence) expliquent en partie la persistance d’un nationalisme moins guerrier mais très tenace, comme on le voit avec la construction européenne. Ainsi, avec le

soutien de l’opinion, les États européens financentils massivement leurs périphéries, les encourageant à développer une culture d’assistance pour des raisons qui restent incompréhensibles si l’on ne mentionne pas l’imaginaire géopolitique national. Ces périphéries assistées représentent une vaste part des régions européennes, comme les régions arctiques en Suède, en Norvège et en Finlande, la Grèce rurale et insulaire ou le Sud ibérique. Dans le Mezzogiorno italien, le niveau de sous-développement se maintient d’autant plus que le clientélisme politique et la criminalisation massive de la vie sociale prélèvent des ressources considérables supérieures à cent milliards d’euros pour l’ensemble formé par les quatre grandes mafias (Campanie, Pouilles, Calabre, Sicile). En Allemagne, les neue Länder de l’ex-RDA, incorporés en 1990, sont toujours, en position de lourde dépendance malgré l’injection d’environ mille cinq cent milliards d’euros en quinze ans pour la modernisation des infrastructures, des services publics et du tissu économique. Non seulement la croissance reste insuffisante, le chômage se maintient à un haut niveau (13,4 % dans les « nouveaux Länder », contre 6,7 % dans ceux de l’Ouest en novembre 2007) et l’émigration vers l’Ouest se poursuit, mais une mentalité d’assistés s’est installée, mêlant nostalgie du communisme ou Ostalgie (souvent feinte), demande d’aide financière toujours plus forte, et rancœur bien ancrée contre le supposé individualisme cynique des gens de l’Ouest. En France, les confettis de l’empire (départements d’outre-mer, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française, Mayotte) font partie du système, ce qui pousse très loin le grand écart de l’« achat des loyautés », face à des sociétés qui n’appartiennent pas au même univers de valeurs et de projets. Un cas intermédiaire est constitué par la Corse, restée très marquée par des logiques communautaires sud-méditerranéennes. Le point d’aboutissement est atteint avec la plus grande part du territoire français qui, à l’exception d’une douzaine d’aires métropolitaines, continue d’être sous-productif (environ la moitié de la productivité par habitant de l’Îlede-France) et ce, y compris désormais à l’échelle européenne (la majorité des régions françaises se situent à un niveau de PIB par habitant inférieur à la moyenne européenne). Ce mode de gestion des périphéries se traduit par un faible taux d’emploi,

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Les dimensions de la société-Monde

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la distribution de minima sociaux sans contrepartie, l’importance des bénéficiaires de pensions d’invalidité ou de préretraites, ce qui offre aux gouvernants une marge de manœuvre pour atténuer les frustrations de leurs administrés. Dans ces cas, l’État français continue de payer (et il lui serait difficile de cesser de le faire) pour maintenir un empire précocement constitué avec des périphéries géopolitiquement et culturellement peu enclines à passer sous sa coupe. Ces « pays d’élection » qui n’avaient justement pas choisi d’entrer en son sein ont les moyens d’en tirer avantage, tant du moins que la société française dans son ensemble trouve cela normal. Il existe donc un continuum entre situations d’échelles et de substances diverses, qui ont en commun le renforcement, grâce au « carburant » d’une culture géopolitique fortement ancrée, d’une configuration défavorable au départ au développement. Une distinction importante peut néanmoins être opérée entre les périphéries assistées qui bénéficient d’impulsions extérieures, relativement limitées et éventuellement réversibles, opérant dans le cadre de relations intersociétales et les périphéries annexées, qui sont incluses dans un système intrasociétal de redistribution, passant par des dispositifs massifs, souvent automatiques et peu lisibles. Dans ce cas, les écarts sont plus faibles et d’autres rétroactions négatives, cette fois, peuvent se produire plus facilement grâce à l’unité de la société nationale concernée : les migrations, les médias, l’éducation, la vie politique tendent à atténuer les disparités et à diffuser un peu partout la culture du développement, à condition que l’émission soit suffisamment forte. Encore faut-il que les verrouillages institutionnels n’aient pas été mis en place pour garantir (comme c’est le cas en France) que même inefficaces, ruineux et injustes, les mécanismes de transfert ne peuvent pas être maintenus tant que les bénéficiaires le souhaitent. Le Somaliland est cette partie nord de la Somalie qui a eu la chance d’être abandonnée, après les troubles de 1991, par les acteurs, internes ou externes, les plus puissants du pays. Cela lui a permis de redémarrer, avec ses propres moyens, pauvrement mais pacifiquement, et d’échapper aux nombreux

épisodes violents, jusqu’à la guerre « civile » qui a commencé en 2006. Le scénario du Somaliland est ainsi peu probable en Corse où, quelle que soit leur obédience, les acteurs locaux sont peu disposés à se priver des ressources de l’État français et à compter sur leurs propres forces. Dans les deux cas, cependant, les deux caractéristiques mises à jour se confirment bien : l’importance des logiques communautaires traditionnelles et/ou géopolitiques dans les configurations défavorables au développement, le caractère décisif de représentations associant arrière-plan mythique et schèmes d’action rationnels.

… ET DE SUR-DÉVELOPPEMENT À l’instar des poches de sous-développement consistantes et parfois durables qui caractérisent le Monde, il existe des poches de sur-développement qui méritent tout autant attention. Signalons-en deux types, réticulaire et territorial. Les diasporas constituent le cas évident d’un réseau sur-développé par rapport aux territoires sur lesquels il saille. Sauf rares exceptions, les migrants réussissent mieux que la société d’où ils sont issus (chapitre 6). Aux États-Unis, les nouveaux venus sont aux premières places dans le monde de la technologie (un quart des start-ups technologiques comprennent au moins un de leurs dirigeants né à l’étranger4) et de la recherche (les chercheurs originaires d’Europe dominent le paysage des sciences sociales dans les universités). Le cas le plus étonnant est aussi paradoxal : les Noirs américains, l’un des groupes les plus anciennement présents aux États-Unis, se trouvent dans une situation moins enviable que les Noirs venus d’Amérique latine (Black Hispanics) et que les Africains. Barack Obama est un véritable « Africain américain » (son père est kenyan et sa mère originaire du Kansas), et non un AfricanAmerican au sens courant du terme. Il existe toute une économie monétaire des flux de remesas (les envois d’argent des migrants vers leur pays d’origine), mais aussi une configuration circulatoire dont la « différence de potentiel » provient de l’avantage de développement (richesse, mais aussi formation,

Notes 4

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Enquête menée sur un échantillon de 2054 start-ups ayant un chiffre d’affaires de plus d’un million de dollars et portant sur la période 1995-2005.

Le développement, un horizon d’attente mondial

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aisance sociologique, capital spatial…). On peut d’ailleurs vérifier par ces exemples que la notion de développement s’applique utilement à des réalités infrasociétales : les « communautés » de migrants et même les individus qui les composent peuvent être comparés à des sociétés entières, avec le même type d’indicateurs. Dans le cas du Mexique, l’accumulation de capital aux États-Unis joue un rôle important pour le développement de régions mexicaines où il est investi, dans le Nord, où les maquiladoras (usines installées près de la frontière des États-Unis avec du capital états-unien) sont fréquemment possédées par des Mexicains, mais aussi dans les États du Centre longtemps démunis d’où proviennent une grande part des nombreux émigrants. Ce sont sept milliards de dollars par an – près de deux fois les revenus du tourisme international –, versés par les huit millions de Mexicains résidant aux États-Unis et une partie des citoyens états-uniens d’origine mexicaine qui constituent un complément substantiel aux politiques publiques de redistribution. C’est le cas aussi des Indiens formés aux ÉtatsUnis et qui sont pour beaucoup dans la croissance du pôle informatique de Bangalore. S’agissant de la Chine, on entre dans un cas de figure encore plus spectaculaire, puisque les anciens migrants ont réussi à se faire une place majeure dans la société d’accueil, comme en Malaisie, en Indonésie, aux Philippines ou en Thaïlande, ou même à se construire une société au sein de laquelle ils sont nettement majoritaires, comme à Singapour. Les cas de Hong Kong (existence d’un fond de population originel) et de Taiwan (mélange d’indigènes et d’immigrants chinois sur une longue période dans un rapport variable et ambivalent avec l’État chinois) sont plus complexes, mais la logique de la diaspora y est aussi présente.

HEIDI, SI LOIN ET SI PROCHE DU MONDE L’un des territoires les plus surprenants est constitué par la partie centrale de l’ensemble alpin, incluant les villes de piémont : il comprend la Suisse, la Savoie, le Val d’Aoste, le Haut-Adige (Südtyrol) et les zones montagnardes des régions de l’Italie du Nord, le Sud de l’Autriche et de la Bavière, la Slovénie. C’est le seul cas où un espace organisé autour de hautes montagnes constitue un pôle de développement et d’excellence à l’échelle mondiale. Bien que partagé en plusieurs États et parlant des langues différentes,

les habitants de cet ensemble possèdent de réels points communs. Ils appartiennent à de petites communautés défendant jalousement leur identité par le droit du sang et par la langue. La Slovénie a réussi à préserver une quasi-exclusivité ethnique pendant toute sa période yougoslave (1918-1989). La crainte d’une domination allemande explique le maintien d’un Schwyzerdutsch très éloigné du haut-allemand et la place enviable du français dans le système linguistique suisse. Le Val d’Aoste a maintenu son parler franco-provençal, similaire aux dialectes aujourd’hui disparus de Savoie et du Genevois. Ces petites sociétés ont peu développé d’ambitions militaires. La Suisse a rapidement opté par contrainte autant que par choix pour la neutralité et a, pendant des siècles, fourni en soldats professionnels plusieurs monarchies. Cela venait dans le prolongement de la manière très particulière dont la Suisse s’est construite : à la suite du Serment du Grütli (1291), un pacte secret de défense mutuelle entre des microÉtats suffisamment pauvres pour ne pas trop attirer la convoitise. Dans les autres cas, ces régions ont appartenu à différents États, mais ont réussi à conserver une marge de manœuvre importante. Depuis 1945, ils ont souvent pu développer une autonomie institutionnelle significative grâce au fédéralisme en Allemagne, Autriche et Suisse ou par des statuts particuliers comme en Italie. Cet ensemble oppose un démenti au déterminisme naturaliste qui voudrait que les hautes montagnes soient synonymes d’enclavement et de sous-développement. Il est vrai que les Alpes sont depuis longtemps une zone de transit très active et le contrôle financier (péages) et commercial (transports, trafics) des vallées et des cols a longtemps constitué une ressource importante pour ces régions démunies. Or on a là un des grands pôles de développement à l’échelle de l’Europe et, ipso facto, même du Monde : cet ensemble de moins de vingt millions d’habitants, et dépourvu de très grandes villes, peut pourtant se comparer aux métropoles londoniennes et parisiennes, à la Randstad ou à la Rhénanie ainsi qu’à l’autre pôle de développement « climatiquement comparable » de l’Europe, constitué par l’archipel urbain nordique (Danemark-OsloSud de la Suède-Sud de la Finlande). Ce monde alpin est riche, mais depuis peu. Depuis la fin du xixe siècle, c’est l’inversion de sens des paramètres l’ayant maintenu dans la périphérie

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Les dimensions de la société-Monde

Carte 4 Volume des envois d’argent des migrants d’origine mexicaine dans leur pays d’origine 114°

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États-Unis

G

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30°

Golfe du Mexique cer Tropique du Can

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Nul

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Sources : Estimations de la CONAPO sur la base des résultats du XIIe recensement de la population et du logement, 2000 ; d’après Rodolfo Tuirán [2002].

qui explique cette bifurcation. L’absence de ressources agricoles dans le monde pré-industriel et dans le premier âge industriel a fait de ces régions des périphéries délaissées, ce qui les a obligées à ne compter que sur elles-mêmes. Elles ont vécu à distance des États, alors même que ceux-ci prenaient de la puissance, et elles ont compensé ce manque par des formes d’organisation adaptées : posture défensive, réticente à toute conquête territoriale déstabilisante, systèmes de solidarités modestes, démocratie consensuelle et participative. Là se trouve la clé des succès du xxe siècle : les dérives de l’État ont moins touché ces régions que leurs voisines, la vie politique s’orientant vers le problem-solving plutôt que par la montée aux extrêmes. À la différence des sociétés où l’État central apparaît aux acteurs comme un point

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de passage pour obtenir des ressources, on a plutôt ici tiré le maximum d’avantages des petites entités et des réseaux d’interconnaissance, mais on a aussi pris conscience qu’on était petits, mal reliés au Monde, et que cela impliquait des mesures volontaristes en matière d’ouverture des frontières à l’argent et aux hommes et de pratiques des langues étrangères. Au lieu de viser, avec intervention massive de l’État, un « Meccano » industriel lourd et fragile, ce sont de petites entreprises, fonctionnant souvent en cluster, comme dans le décolletage savoyard-genevois, et jouant sur la relation étroite avec la famille, comme dans la partie italophone de la région, qui ont recherché et construit des niches limitées mais profitables. Le résultat est un ensemble d’attitudes qui peuvent sembler contradictoires. D’un côté, une tendance à la

Le développement, un horizon d’attente mondial

Carte 5

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Cartogramme selon la population

L’état du développement

Stock

Flux et pertinence

Indice de développement humain (IDH) en 2005 sup. à 0,9

Centres Poches de sous-développement

0,8 à 0,9

Périphéries intégrées

0,6 à 0,8

Périphéries en cours d’intégration

0,5 à 0,6

Périphéries exploitées

inf. à 0,5

Périphéries délaissées-assistées

Faible pertinence de la notion, sous-développement

Pertinence contestée et développement contrasté

Forte pertinence et développement intégré

Conception : Jacques Lévy Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet

Source des valeurs de l’IDH : PNUD

mesquinerie économique et politique, un repli sur soi et une méfiance vis-à-vis des étrangers qui fait de la région l’un des principaux réservoirs du populisme, notamment avec l’influence d’un Christoph Blocher en Suisse, d’un Umberto Bossi en Italie ou d’un Jörg Haider en Autriche, sans parler du conservatisme clérical, solidement ancré, de la CSU en Bavière. De l’autre, une très grande perméabilité au Monde sous différentes figures : immigration, intégration économique, ouverture culturelle. Dans les classements du niveau de mondialisation (chapitre 15), la Suisse apparaît systématiquement dans les premières

Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

places. Un exemple résume cette ambivalence : en 1815, la République de Genève a refusé d’annexer une partie des territoires français qui lui étaient offerts au congrès de Vienne, par crainte de perdre au profit des catholiques sa majorité protestante. Or cette majorité a finalement basculé, sous l’effet de l’immigration massive, entre 1960 et 1990, d’Italiens, d’Espagnols et de Portugais. Ces exemples témoignent de l’importance des processus d’activation-inhibition [Houdé, 2005] en matière de développement. Les ressources des phases de développement proviennent pour une

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Les dimensions de la société-Monde

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bonne part d’un stock déjà présent, qui va être mobilisé pour répondre à une situation nouvelle. Dans cet autre contexte, ce patrimoine est réinterprété et peut devenir alors un atout fondamental, donnant à un espace un avantage sur ses voisins. Comme on le voit, l’état et les dynamiques du développement associent donc étroitement, de manière totalement indissociables, les pratiques et les représentations, tant il est vrai que le développement d’une société suppose une posture de ses membres et de la société dans son ensemble comme acteur collectif. C’est là où l’on peut accorder, à condition de les réinterpréter, un certain crédit aux thèses de Serge Latouche : sans projet de développement, pas de développement ; sans concept, idéologie, horizon de développement, pas de projet. L’état mondial du développement et ses dynamiques ont eu raison de la notion, discutée dès son origine, de « Tiers Monde ». Ils ne permettent pas non plus d’opposer un monde développé et un Tiers Monde ou, si l’on veut, un « Nord » et un « Sud ».

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Il n’est pas plus acceptable de parler de « Suds » car cela signifierait qu’on assume tout de même une séparation fondamentale en deux sous-ensembles. On observe de fortes discontinuités dans le développement du Monde, tant en stock qu’en flux, mais ces discontinuités se classent d’une manière qui interdit de privilégier une seule ligne de clivage. La raison en est simple : on peut sortir, et relativement vite, du sous-développement. C’est cette continuité historique, actuelle ou potentielle, qui organise les discontinuités spatiales. C’est ce que tente d’exprimer la carte 5 en distinguant trois niveaux : le stock (le niveau de développement atteint sur la base, notamment, de l’IDH et traduit dans le langage du modèle centre-périphérie centres, périphéries intégrées, périphéries exploitées, périphéries délaissées-assistées), le flux (la dynamique d’évolution : sous-développement, développement contrasté, développement intégré avec des poches de sous- et sur-développement) et le gradient de pertinence du développement lui-même.

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Chap

Chapitre 12

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Les natures de l’humanité

« Si quelque chose est dit sur la nature, alors ce n’est déjà plus la nature. » Ch’eng Hao (1032-1085).

L

es sciences sociales s’intéressent depuis peu à la nature. « Sciences de l’esprit » issues de la philosophie, elles s’en sont un temps détournées. Dans la littérature francophone, c’est sans doute à Serge Moscovici [1968] que revient le mérite d’avoir inauguré une démarche consistant à approcher la nature à partir de la société. Le travail d’Emmanuel Le Roy Ladurie [1967] sur l’histoire du climat a fait événement. Mais il faut attendre les années 1980 et les travaux de Bruno Latour sur les microbes comme « actants » sociaux [1984] puis sur l’intégration des questions environnementales dans la vie politique [1999], pour que ces débutants prometteurs, que sont les non-humains, se fassent une place sur la scène. Il était certes question de nature dans les sciences sociales, mais souvent à partir d’un malentendu, que la géographie dans son ensemble a incarné : celui d’une zone frontière où se développerait une interface. Cette vision était épistémologiquement paresseuse car elle sous-estimait gravement l’autonomie respective des trois grands « continents » constitués respectivement par les sciences du social, du vivant et de la matière. Par petites touches pour les uns, par quelques grands gestes pour d’autres, on a fini par comprendre que le dialogue devait d’abord prendre acte de légitimités à la fois autonomes, partielles et pourtant intégratrices. Il y a du social (l’anthropique) dans les sciences de la Terre, il y a du biophysique (la nature) dans les sciences sociales. La définition

que donne de la nature le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés [Lussault, 2003] – « le monde biophysique pour autant qu’il concerne la société » – enregistre cette inflexion par un choix lexical clair et lance un programme de travail. C’est aussi le cas des réflexions lancées par certains géographes, qui vont dans le sens d’une intégration des objets naturels dans l’histoire des sociétés [Arnould et Glon, 2005].

LA NATURE, UN OBJET DES SCIENCES SOCIALES Il s’agit de comprendre comment la nature se socialise et s’historicise, non plus sous forme d’une pellicule de représentations et de pratiques posée sur un corps étranger, mais en tant que telle, comme nature(s) de l’humanité. Cette démarche permet de considérer la nature comme une thématisation possible de la mondialisation. En quoi la nature est-elle une composante de la mondialisation ? En quoi la mondialisation change-t-elle la nature ? En abordant ces questions, on constate d’entrée que, du point de vue des humains, deux natures méritent d’être distinguées. Ce sont les deux « enveloppes » des humains : celle de leur corps et celle de leur environnement biophysique. Les deux éléments ne sont pas sans lien : comme le propose Peter Sloterdijk [2005], on peut lire la condition

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humaine comme le déplacement de l’« insularité » et de l’« immunité » qu’elle apporte, du corps vers des « sphères » – qui sont aussi des « serres » de plus en plus étendues. Si le corps paraît constituer un cas spécifique du point de vue de la mondialisation, son échelle semblant l’éloigner du sujet, il n’en est rien, car la place du corps dans les sociétés contemporaines est liée par de multiples aspects à la mondialisation. Condition d’existence et cadre d’expérience de l’individu, le corps accompagne le déploiement de l’individualité et de l’individualisme. Or il existe une relation simple entre l’individu et le Monde, qui relie les entités les moins contestables, les moins sujettes à éclipse. Les « ennemis » des individus, les États et les autres communautés n’existent pas à l’échelle mondiale, qui apparaît de fait comme un espace de liberté. Comme l’a pressenti Norbert Elias [1991], plus il y a d’individus, plus il y a de Monde (chapitre 15). C’est dans le Monde que la « société des individus » est par excellence chez elle. Le traitement des corps connaît des mutations liées à la convergence entre des secteurs d’intervention naguère séparés : le traitement des maladies, la prévention d’anomalies et de malformations, la procréation assistée ou empêchée, l’action sur le vieillissement. Il ne s’agit plus seulement de médecine mais d’une action volontaire sur les « fondamentaux » de la vie humaine. Ces sujets se mondialisent à la fois par la technologie, avec une nouvelle famille d’expérimentations et de techniques rendues possibles par les progrès de la génétique et par les débats éthiques sur les libertés et les contraintes de l’action sur le support biologique de la vie humaine, et cela interroge nos spatialités [Lévy, 2006a, « Les espaces de l’âge au risque de l’historicité »]. Le « voyage fantastique » qu’annonçait Richard Fleischer en envoyant, dès 1966, un sousmarin miniaturisé explorer le corps humain a bien commencé. L’agence de voyage est un consortium mondial des universités les plus innovantes et des majors de l’industrie pharmaceutique. Technologie et éthique interfèrent à leur tour à l’échelle mondiale : ainsi, la possibilité accordée par la loi d’un État ou par un comité d’éthique d’échelon national de développer des recherches sur les cellules-souches ou de procéder à des clonages thérapeutiques donne ipso facto un avantage

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comparatif au complexe scientifico-industriel du pays concerné, face à ceux qui opèrent dans un cadre plus restrictif. Cela étant, la grande nouvelle pour la mondialisation provenant de l’histoire de la construction sociale de la nature reste l’environnement. La Terre portait des mondes, le Monde a désormais sa Terre, elle est bien à lui mais il n’a qu’elle. Le bouclage Terre-Monde, qu’évoquait Olivier Dollfus, peut être exprimé aussi de la manière suivante : l’échelle de l’environnement naturel de l’humanité se cale sur celle de la planète, c’est-à-dire sur celle de l’espace biophysique de référence pour l’espèce humaine. Cela peut paraître aller de soi, mais il n’en est rien. En effet, trois événements récents très spécifiques ont rendu possible cette rencontre. Le premier est le franchissement de seuils de puissance : depuis le milieu du xxe siècle, les humains maîtrisent des quantités d’énergie, manient des masses matérielles et vivantes suffisantes pour modifier significativement les processus biophysiques tels que la composition en espèces vivantes ou le climat. Le deuxième événement porte sur l’échelle : l’« interférence » humaine se manifeste à l’échelle de la planète, donc du Monde, même si son point d’application est local, comme l’a montré l’accident de Tchernobyl (1986). Enfin, un événement cognitif majeur est constitué par le fait qu’au-delà des cercles savants, une bonne partie de l’humanité connaît son pouvoir et se trouve en conséquence en charge de la gestion de cette connaissance et des actions qui peuvent en découler. Ce qu’on appelle conscience écologique est la composante politique de cette nouveauté constituée par la mondialisation de l’historicité et de la socialité de la nature.

DÉVELOPPEMENT DURABLE : UNE ARÈNE MÉDIATRICE ET FONDATRICE C’est dans ce contexte qu’on peut analyser l’invention d’un nouveau cadre politique, celui du « développement durable ». On peut faire remonter la première association entre développement et protection de l’environnement à la Déclaration de Cocoyoc (1974), rédigée dans le cadre d’un symposium commun du Programme des Nations

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unies pour l’environnement (PNUE/UNEP), animé notamment par le Canadien Maurice Strong, et de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED/UNCTAD). Avec le concept d’« éco-développement », Ignacy Sachs, Brésilien d’origine polonaise installé en France, donna des fondements intellectuels à cette association. Le terme de sustainable development (« développement viable » plutôt que « durable ») est apparu publiquement en 1980, dans le cadre de la World Conservation Strategy proposée par l’IUCN1, organisation établie en Suisse qui réunit États et ONG. Puis vint le Rapport de la commission mondiale pour l’environnement et le développement, présidée par la Norvégienne Gro Harlem Brundtland, Our Common Future (Notre avenir à tous, 1987). La notion de développement durable répond au projet de politiser le débat sur la nature, indépendamment des débats scientifiques. Le parti initial est double : faire preuve de lucidité maximale sur les questions environnementales et ouvrir des marges de manœuvre pour l’action publique, a contrario de la logique classique de l’expertise, qui consiste à utiliser l’information spécialisée pour restreindre les options à un petit nombre ou, mieux encore, à une seule. Cette ouverture est sous-tendue par la volonté de dépasser une contradiction apparente en montrant la compatibilité entre écologie et économie, entre développement et protection de l’environnement. Il s’agit donc d’un dispositif de débat qui ne prédéfinit pas les réponses, dans la mesure où les questions elles-mêmes constituent un enjeu. En effet, le paradoxe initial peut ouvrir sur des problématiques variées selon la manière dont on définit les deux termes, selon le poids relatif qu’on leur accorde et selon les caractéristiques du troisième terme qu’on parvient à imaginer. De fait, dans sa dynamique, le « développement durable » a connu une extension vers un troisième « pilier » : celui de l’équité sociale, qui inclut la bonne gouvernance et la diversité culturelle. Il est devenu un cadre souple pour discuter, sur le fond, de tous les grands problèmes de société qui se posent à des échelles supranationales.

Cette démarche a été contestée sur deux plans distincts. Du côté de la pensée « critique », notamment au sein des sciences sociales et tout spécialement en France, elle a été dénoncée comme langue de bois pseudo-scientifique, dangereuse pour la liberté des chercheurs et des citoyens. Du côté politique, elle a subi l’attaque de deux courants opposés. Par les mouvements écologiques et l’extrême gauche, elle a été jugée trop timorée, accusée de faire la part trop belle aux ennemis de l’environnement et de ne pas rejeter la perspective d’un « capitalisme propre ». Les partis traditionnellement favorables à l’automobile ou à l’industrie la jugeaient quant à eux dangereuse pour la croissance. Le courant néonaturaliste (voir plus loin dans ce chapitre), qui pouvait être perçu dans un premier temps comme l’aile marchante du développement durable, s’oppose de plus en plus directement à l’idée qu’il y aurait des solutions favorables à la viabilité environnementale dans ou par le développement. Dans ce contexte, la logique de construction et la dynamique du développement durable ont souvent été mal comprises car on ne les situait pas au bon endroit, les traitant comme s’il s’agissait d’un complexe essentiellement cognitif et les évaluant selon les critères d’un article scientifique publié dans une revue universitaire. On n’en percevait pas le caractère fondamentalement politique, qui lui confère ses caractéristiques propres et ses fonctions à la fois médiatrice et fondatrice. Le « développement durable » est un cadre de légitimité du débat public dont l’acceptation comme référentiel est elle-même l’enjeu d’un débat public. Pour une grande part, son contenu n’est donc pas donné au départ, mais se construit dans l’action. C’est un « concept » faible dont les composants ne peuvent jamais être définis substantiellement. C’est une arène politique, organisée à une échelle où il n’existe pas de dispositif institutionnel clair pour assurer le parcours d’un enjeu émergent vers une politique publique, et vice versa. Aux échelons supranationaux, on ne trouve en effet pas de cadre pour débattre des questions éthiques, c’est-à-dire des valeurs et des normes sur lesquelles reposent les productions et les organisations de la société. Cependant,

Notes 1

International Union for the Conservation of Nature and Natural Resources, devenue en 1990 World Conservation Union.

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sur ces deux points – institutions et éthique –, il est possible de faire évoluer la situation en ce sens. Les acteurs qui promeuvent le développement durable peuvent donc se fixer pour mission à la fois de faire en sorte que des problèmes posés, par eux et à l’échelle mondiale, soient résolus, par d’autres, dans les cadres souvent nationaux qu’ils maîtrisent. C’est la fonction médiatrice du dispositif. Ces acteurs peuvent aussi se fixer comme objectif de contribuer à installer un cadre permanent, cohérent et efficace pour résoudre et surtout poser ces problèmes à l’échelle où ils font sens. C’est là la fonction fondatrice : chaque nouvel événement peut être l’occasion d’instituer des éléments qui permettront de ne pas recommencer à zéro à la prochaine rencontre ou avec le prochain problème. Ces considérations expliquent la modestie fondamentale du dispositif, mais en même temps ses grandes ambitions. En comparaison des institutions thématiques (OMC, FMI, Onusida…), le complexe « développement durable » apparaît extrêmement faible et mou. Il n’est pas directement organisé vers l’action, puisqu’il ne se donne pas les moyens d’assurer et de vérifier l’application des décisions. Les sommets de la Terre (Rio, 1992 ; Kyoto, 1997 ; Johannesburg, 2002 ; Bali, 2007) sont d’abord des agoras qui n’engagent guère les participants. Ce sont aussi des forums hybrides tels que les définit Michel Callon [Callon, Lascoumes et Barthe, 2001], où cohabitent une multitude de légitimités (politiques, scientifiques, économiques, culturelles…) qui ne se donnent pas toujours les moyens de s’ajuster et de s’intégrer, faute d’un patrimoine partagé et d’un cadre organisationnel suffisants. Ces forums demeurent ouverts non seulement à ceux qui interprètent de différentes façons les notions de développement et de durabilité, mais aussi à ceux qui considèrent, en le disant ou non, que l’association des deux termes constitue un oxymoron, et tentent de donner la priorité à celui des deux auquel va leur faveur. Par la lenteur de ses ratifications et l’inconsistance des conséquences pratiques d’une mauvaise application par l’un des États signataires, le protocole de Kyoto a pu ainsi apparaître comme un chiffon de papier purement rhétorique. On voit cependant immédiatement à quel point cette appréciation est fausse. Rio a engendré

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l’Agenda 21, notamment dans son volet local, qui a permis jusqu’à un certain point une appropriation par des échelons nationaux et infranationaux de ces questions. Kyoto a considérablement développé la conscience écologique à l’échelle mondiale, et a beaucoup pesé pour contraindre les vies politiques nationales à faire de l’environnement une question légitime. On a vu comment les prises de positions anti-Kyoto de George W. Bush ont été mises à mal par un mouvement animé par des personnalités, mais aussi par des gouvernements de villes ou d’États comprenant un nombre non négligeable de Républicains. L’entrée de l’écologie dans les mondes de l’urbanisme, de l’action urbaine et des modèles d’urbanité traduit cette rencontre « pardessus les États », qui n’est pas sans rappeler les processus similaires que l’on observe dans le dialogue entre l’Union européenne et les échelons politiques infranationaux. Après Johannesburg, le marché du carbone s’est installé et il ouvre la voix à d’autres systèmes pratiques d’association mutuellement profitables entre logiques économiques, préoccupation écologique et aide au développement. Avec ses trois piliers, le développement durable est devenu une plate-forme propice au débat sur la quasi-totalité des thématiques politiques faisant sens à l’échelle mondiale. Tout le monde est accepté sans condition à la table de discussion et on peut parler de tout. C’est là une grande différence avec la vision rationaliste de la communication dans l’Öffentlichkeit (« sphère publique ») telle que l’a développée Jürgen Habermas [1978] : il n’est pas nécessaire de définir a priori des valeurs fondamentales et des règles du jeu argumentatif pour commencer à discuter. Ici, l’ordre du jour porte sur la définition de modèles de développement à différentes échelles, compatibles entre eux et sur leurs articulations possibles. Le « développement durable » installe, de fait, un dispositif tendant à la construction de représentations politiques communes, palliant en partie l’absence du cadre institutionnel, tel qu’il opère dans les systèmes nationaux démocratiques par différentes « triangulations » entre la sphère gouvernementale (y compris les Parlements), les partis et l’opinion publique. En ce sens, on peut penser que, sous une forme ou sous une autre, son avenir est devant lui.

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LE CHANGEMENT CLIMATIQUE, UN ENJEU POLITIQUE

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Nous savons beaucoup et peu sur ce qui est désormais appelé par tous « changement climatique ». L’enjeu de cet événement est double : faut-il le classer dans l’« histoire naturelle » ou dans l’histoire de l’humanité ? Faut-il se contenter de l’observer ou intervenir, et si oui, comment ? Ce cas, qui est plus qu’un exemple, permet de mieux comprendre en quoi les questions de nature se situent au cœur des enjeux de société, y compris ceux qui apparaissent habituellement sous la figure du développement. Il s’agit donc d’une transversale très riche pour explorer les enjeux sociétaux de la mondialisation.

LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE : CE QU’ON SAIT ET CE QU’ON NE SAIT PAS Ce que nous savons clairement à propos du réchauffement climatique est assez facile à résumer : l’émission de gaz à effet de serre (GES) a connu une croissance marquée depuis un siècle. Outre l’eau vaporisée, les principaux GES sont le dioxyde de carbone (CO2), l’ozone (O3) troposphérique, le protoxyde d’azote (NO2), le méthane (CH4) et les fluorocarbones chlorés (CFC). On a par ailleurs pu mesurer un réchauffement de 0,6 ºC de la moyenne des températures durant cette même période. Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat ; en anglais : International Panel on Climate Change, IPCC), qui est un réseau de chercheurs créé et soutenu conjointement par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation mondiale météorologique (OMM) a joué un rôle important en favorisant et en rendant public l’accord de la majorité des climatologues sur un certain nombre de propositions concernant le changement climatique. Dans ses deux rapports, en 2001 confirmé en 20072, le GIEC note que la présence dans l’atmosphère de dioxyde de carbone (CO2) a augmenté d’environ un tiers depuis 1750. La concentration actuelle de CO2 n’avait encore jamais été atteinte au cours des 420 000 dernières années et

probablement pas non plus au cours des 20 millions d’années précédentes. Le taux d’augmentation actuel est sans précédent depuis au moins 20 000 ans. Il est donc raisonnable de penser que l’action humaine est responsable du réchauffement. Les modèles de prévision qui prennent en compte cette cause ont été considérés comme empiriquement validés par la grande majorité des chercheurs, ce qui permet de parler d’un « consensus » scientifique sur le sujet. La prédiction de hausse des températures en surface pour la fin du xxie siècle présentée en 2007 se tient, selon les scénarios, dans une fourchette de + 1,1/+ 6,4 ºC par rapport à une moyenne de référence des années 1980-1999. Ce qui apparaît comme un constat presque indiscutable est cependant aussi un objet complexe à l’intersection de la science et de la politique. À la question « Que sait-on ? », s’ajoutent immédiatement d’autres : « Que croit-on savoir ? », « Qu’en dit-on ? » et « Que veut-on ? ». Dès lors, les choses se compliquent au point de se brouiller. Le constat initial s’appuie sur des mesures effectuées depuis plus de cent ans. On peut d’abord examiner l’objection de l’urbanisation, dont l’impact sur les stations météorologiques aurait pu perturber les mesures en raison des « îles de chaleur » produites par les espaces densément bâtis. Cet effet est jugé très faible par la majorité des chercheurs, même si la controverse n’est pas close sur ce point. Le troublant article de Vincent Gray3, publié sur un site qui, il est vrai, rassemble de nombreux articles hostiles au modèle standard, montre un parallélisme étonnant entre la baisse du nombre de stations météorologiques (essentiellement dans les zones peu habitées) et l’augmentation des températures mesurées. Par ailleurs, une étude portant sur l’Espagne méditerranéenne [Quereda Sala et al., 2001] conclut que, si l’on tient compte de l’effet de l’urbanisation sur les mesures, on ne peut exclure une stabilité des températures depuis 1940. Si l’on considère néanmoins que le phénomène du réchauffement est établi à l’échelle de la Terre, il existe des zones de la planète dont la température

Notes 2 3

Climate Change 2007. The IPCC 4th Assessment Report, disponible sur le site Internet : http://www.ipcc.ch. Publié sur le site Internet : http://www.john-daly.com

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a diminué. Par ailleurs, on comprend mal les distorsions entre les températures de l’océan et celles des continents, entre les températures au sol et celles qu’on mesure en altitude. Ce ne sont pas des détails car notre incapacité à transformer des mesures analytiques en explications systémiques jette le doute sur l’ensemble de la construction explicative. En fait, nous ne savons pas encore relier de manière satisfaisante les mouvements linéaires que nous mesurons à des dynamiques systémiques. Dans un système hautement instable comme le climat terrestre, il est tout à fait envisageable que les rétroactions soient difficiles à relier à la cause initiale et, soit l’amplifient à l’extrême, soit aillent au-delà de l’annulation de cette cause. C’est ce qui explique que les effets concrets sur telle ou telle

portion de la planète sont difficiles à prévoir. Ainsi, les rétroactions positives telles que la fonte de la banquise (qui provoque une augmentation des températures) ou celle des pergélisols (qui produit l’émission de CO2) sont identifiées, mais pas encore évaluées. De manière moins spectaculaire, la couverture nuageuse semble avoir augmenté de 2 % au xxe siècle aux latitudes moyennes et élevées, ce qui a eu pour effet d’abaisser l’amplitude thermique, donc de rendre le climat plus « tempéré », avec une diminution de la fréquence des très basses températures et une augmentation légère des maxima. Inversement, nous ne savons pas distinguer le rôle spécifique des rétroactions négatives au réchauffement, qui aboutissent à une moindre hausse des températures, de la complexité du système climatique lui-même, qui

Carte 1 L’évolution des moyennes thermiques annuelles (1901-2000) a) Tendances de la température annuelle, 1901-2000

b) Tendances de la température annuelle, 1910-1945

c) Tendances de la température annuelle, 1946-1975

d) Tendances de la température annuelle, 1976-2000

−1

−0,8

−0,6

−0,4

−0,2

0

0,2

0,4

0,6

0,8

1

Tendance (°C/décennie)

Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/pdf/climate-changes-2001/scientific-basis/scientific-spm-ts-fr.pdf, figure TS3, p. 26

280

Les natures de l’humanité

même rythme qu’entre 1980 et aujourd’hui (un peu plus de 0,5 ºC), elles ont significativement baissé entre 1940 et 1980 (– 0,15 ºC), entraînant une avancée des glaciers alpins, alors même que la pente de la production de GES était déjà extrêmement forte, et beaucoup plus marquée que dans la période précédente. L’une des réticences à transformer en explication la corrélation entre augmentation des GES anthropiques et réchauffement provient aussi du fait que les logiques non anthropiques pourraient fort bien suffire à rendre compte des modifications du climat. Des travaux récents [Wild, Ohmura et Makowski, 2007] relient ces changements aux variations de l’insolation : lorsque l’on essaie de dissocier l’apport d’énergie venant du soleil, de l’effet de serre, on peut identifier des cycles indépendants de l’action anthropique. Ainsi, la phase de refroidissement de 1940-1980 serait due à une conjonction de facteurs dans laquelle la diminution de l’irradiation solaire aurait fait plus que compenser l’augmentation des GES. Inversement, l’accélération actuelle serait liée au cumul d’une forte émission de GES et d’une inversion de tendance des radiations solaires. Cela signifie que les deux processus se situent dans des ordres de grandeur comparables. La reconstitution des variations de l’irradiation sur des échelles de temps de plusieurs siècles va dans le même sens, et pourrait rendre compte de la moitié environ

Graphique 1 Les écarts par rapport à la moyenne (1961-1990) Ecarts de température (oC) par rapport à la moyenne relevée entre 1961 et 1990

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peut engendrer une baisse locale des températures en contraste avec l’évolution générale, ou encore les processus liés à des causes indépendantes de celles que l’on a identifiées et qui pourraient fort bien jouer en sens inverse. C’est dans cette logique que se situe l’hypothèse, invraisemblable mais non absurde dans son principe, développée par le film populaire The Day After Tomorrow (Roland Emmerich, Le Jour d’après, 2004) : le réchauffement général de la planète entraîne une fonte massive des glaces, ce qui refroidit l’eau des océans, perturbe la circulation thermoaline et affaiblit le Gulf Stream. Cela entraîne une catastrophe météorologique qui a pour effet de produire une glaciation sur l’hémisphère nord, qui elle-même, par l’accumulation massive de glace, entraîne un refroidissement général de la planète. Les scénarios les plus consensuels prévoient davantage de précipitations dans certaines zones et une moindre quantité dans d’autres. De fait, le GIEC considère qu’il n’y a pas eu de modification significative de l’Antarctique depuis 1978, et que le réchauffement climatique touche peu la partie océanique de l’hémisphère sud. Dans un autre registre, peu de chercheurs commentent un phénomène pourtant doublement surprenant qui apparaît dans le « consensus » des climatologues : si, entre 1910 et 1940, les températures ont augmenté rapidement (1934 semble avoir été l’année la plus chaude du xxe siècle), à peu près au

0,8 Température moyenne globale 0,4

0,0

0,4 Données obtenues à l'aide de thermomètres

0,8 1860

1880

1900

1920

1940 Année

1960

1980

2000

Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/

281

Les dimensions de la société-Monde

l’histoire récente, les courbes proposées par certains chercheurs, notamment celle de Mann (Mann, Bradley et Hughes [1998] ; von Storch et al. [2004]), tendant à sous-estimer l’importance de changements qu’on ne peut en aucun cas attribuer aux hommes. Indépendamment de l’action humaine, l’effet de serre a pour conséquence, on le sait, de générer un climat compatible avec l’écologie du monde vivant. Sans effet de serre, la température tomberait à – 18 ºC, ce qui provoquerait une glaciation et la réflexion des radiations solaires sur la calotte glaciaire recouvrant la planète la ferait encore descendre, à – 100 ºC environ. L’effet de serre n’est pas seulement produit par des gaz : la nébulosité piège une partie de l’énergie de l’atmosphère. Cet effet spécifique des nuages est difficile à mesurer car il joue aussi en sens inverse, diminuant la pénétration

Graphique 2 L’avancée et le recul des glaciers des Alpes occidentales Suisse Italie 90

Pourcentage des glaciers en progression

80 70 60 50 40 30 20 10 0 2000

1995

1990

1985

1980

1975

1970

1965

1960

1955

1950

1945

1940

1935

1930

1925

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du réchauffement observé au cours du xxe siècle [Scafetta et West, 2006]. Dans le même esprit, le synchronisme entre révolution industrielle et émission de gaz à effet de serre ne vaut pas explication4. Une hypothèse crédible est que l’augmentation planétaire des températures à la fin du xixe siècle pourrait difficilement être attribuée à une activité industrielle encore balbutiante et confinée à l’Europe, mais plutôt à la sortie, pour des raisons non humaines, de la phase froide multiséculaire appelée petit âge glaciaire (xve-xixe siècle). Ces débats, riches en controverses, contribuent en tout état de cause à rappeler que l’action humaine ne porte que sur une partie des processus impliqués dans la dynamique climatique. Il y a d’ailleurs eu un débat contradictoire au sujet de la simplification des variations climatiques avant l’histoire ou avant

Sources : Wikipedia, « Climate Change », http://en.wikipedia.org/wiki/Climate_change

Notes 4

282

Merci à Martine Tabeaud pour ses réflexions sur ce point ainsi que, ci-dessous, sur la controverse Mann-von Storch.

Les natures de l’humanité

naturels. Pour cet auteur, en diminuant la population et, par voie de conséquence, les zones cultivées, la peste noire aurait au contraire conduit à une diminution des températures et contribué au petit âge glaciaire. Nous ne savons pas encore articuler de manière satisfaisante temps courts et temps longs, en partie à cause de la qualité insuffisante des reconstructions de l’histoire climatique de la planète. Tous les chercheurs s’accordent néanmoins pour reconnaître que durant les dix derniers siècles, des changements climatiques d’ampleur comparable à ceux auxquels nous assistons se sont produits. Les estimations divergent mais, selon certaines, il aurait fait à peu près aussi chaud qu’aujourd’hui aux alentours de l’an mille et un degré de moins durant les xiiie et xive siècles, d’une part, dans la première partie du xviie siècle, d’autre part, sans que l’action humaine semble avoir joué un rôle dans ces fluctuations. Si l’on se place maintenant à des échelles temporelles très grandes, il est hors de doute que d’énormes transformations climatiques ont marqué l’histoire de la planète à différentes échelles de temps (du million au milliard d’années) liées à des facteurs géologiques ou astronomiques plus ou

Graphique 3 Les températures depuis l’an mille, comparées à la moyenne (1961-1990)

HÉMISPHÈRE NORD

Écarts de température (oC) par rapport à la moyenne relevée entre 1961 et 1990

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des rayons solaires dans l’atmosphère. Les GES, quant à eux, sont pour 55 % composés de vapeur d’eau. En admettant que l’augmentation récente d’un tiers des émissions de GES est entièrement d’origine humaine, cet événement ne porte que sur les 45 % restant, soit environ 15 % de l’ensemble. Si on ajoute la composante indépendante de l’effet de serre liée à la variation de l’insolation, on peut considérer que l’action humaine ne concerne qu’une faible partie des causes de changements observables à l’échelle de la décennie ou du siècle. Si maintenant on envisage des événements de plus grande portée (comme les glaciations du Quaternaire ou, plus encore, les grands changements qui ont marqué l’histoire de la Terre depuis son apparition), l’action contemporaine des hommes devient tout à fait négligeable. Le rôle des hommes a peut-être, inversement, été sous-estimé. Une école de pensée, minoritaire parmi les climatologues, notamment représentée par William Ruddiman [2003], prétend, cependant, que d’autres phénomènes anthropiques engagés dès les débuts de l’agriculture, comme la déforestation (depuis huit mille ans) ou la riziculture (depuis cinq mille ans), auraient pu avoir des effets significatifs sur le climat, et auraient atténué des effets de cycle

0,5

0,0

0,5

Données obtenues avec des thermomètres (en noir) et au moyen d'observations des anneaux ligneux, des coraux, de carottes glaciaires, ainsi que sur la base de relevés historiques (en gris foncé)

1,0

1000

1200

1400

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1800

2000

Année

Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/

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Les dimensions de la société-Monde

l’activité solaire, soit aux variations de la position ou du mouvement de la Terre. Et l’on doit admettre qu’il est tout à fait imaginable que la combinaison de ces cycles suffirait à produire l’actuel réchauffement. Ainsi, l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère pourrait être la conséquence de la libération de gaz (dégazage) qui avaient été stockés dans les sols gelés ou les océans et non l’origine de la hausse des températures. La causalité serait inversée et les effets de l’action humaine réduits à peu de chose. Inversement, nous pouvons constater que des événements de faible importance à l’échelle de la planète comme l’éruption d’un volcan ou la chute d’une météorite peuvent avoir des effets non négligeables sur le climat et les écosystèmes – du moins dans leurs effets sur la vie humaine –, tant les

Graphique 4 Estimation des variations climatiques depuis 400 000 ans 4

0 –2 –4 280

–6

260

–8

240 220 1,5

200

1,2 0,9 0,6 0,3 0

50

100

150

200

250

300

350

400

Milliers d’années avant aujourd’hui

Sources : J.-R. Petit, J. Jouzel, D. Raynaud, N. I. Barkov, J.-M. Barnola, I. Basile, M. Bender, J. Chappellaz, J. Davis, G. Delaygue, M. Delmotte, V. M. Kotlyakov, M. Legrand, V. Lipenkov, C. Lorius, L. Pépin, C. Ritz, E. Saltzman, M. Stievenard, « Climate and Atmospheric History of the Past 420,000 years from the Vostok Ice Core, Antarctica », Nature, 399, 1999, p. 429-436.

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CO2 (ppmv)

$Température (°C)

2

Poussière (ppm)

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moins éclaircis. On sait, en gros, que la température moyenne de la Terre fluctue entre 10 et 25 ºC depuis six cents millions d’années. Sans effet de serre, elle serait de – 18 ºC, avec un effet de serre maximal, de 30 ºC. C’est entre ces bornes que se situe la problématique du changement climatique. Or il n’est pas facile d’être affirmatif sur le décrochage du rythme d’évolution de la concentration du dioxyde d’azote dans la période récente. Les mesures par carottage dans les glaces de l’Antarctique (voir graphique 4) semblent montrer qu’il existe des cycles d’ordre de grandeur de 100 000 ans (cycles de Milankovitch) avec lesquels les changements récents semblent compatibles. Il existe par ailleurs une multitude de modèles cycliques d’une durée allant de 22 ans à 225 000 ans, liés soit à

Les natures de l’humanité

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« réglages » climatiques sont sensibles. L’explosion du Pinatubo aux Philippines en 1991 a ainsi créé la plus grande catastrophe écologique mesurée avec des instruments fiables : celle-ci se caractérisa par une baisse moyenne de 0,4 ºC pendant un an sur l’ensemble de la Terre. En 1815, l’explosion en Indonésie du volcan Tambora a transformé, en Europe, l’été en une saison froide et pluvieuse. La disparition des dinosaures reste associée à l’idée d’un événement conjoncturel de ce genre. À ces événements isolés s’ajoutent des phénomènes biophysiques chroniques comme les émissions de GES par les tourbières ou par les combustions aériennes ou souterraines spontanées qui pèsent aussi sur l’ensemble des émissions. En tout état de cause, ce que nous évaluons mal, ce sont les conditions d’un retour à l’équilibre ou au contraire d’une bifurcation catastrophique du système climatique. Si l’on considère, par exemple, la possible élévation du niveau de la mer, les scénarios pris en compte par le GIEC prévoyaient entre 10 et 85 cm d’augmentation en 2001, ce qui représentait un écart considérable du point de vue des conséquences pratiques : à un extrême, relativement peu d’effets, cantonnés dans quelques régions du globe ; à l’autre, une vraie catastrophe écologique. La fourchette s’est réduite en 2007 à 18-59 cm pour 2100, ce qui tempère sensiblement l’inquiétude. Avec ces valeurs, on se trouve en situation de risque mais pas de désastre majeur, ce qui permet au « sceptique » Bjørn Lomborg de contester la nécessité de prendre des mesures de grande ampleur pour contrer un danger somme toute maîtrisable. Ce que l’on sait réellement, c’est que le xxe siècle a connu une élévation moyenne, toutes origines (eustatiques mais aussi epéirogéniques) confondues, de 1,5 mm/an, alors qu’elle était de 10 mm/an entre – 15 000 et – 6 000. En résumé, ce qui a, non sans raison, frappé les chercheurs, c’est l’inflexion récente de la courbe des températures et son parallélisme avec l’émission des GES. Cette corrélation donne crédit à une présomption de relation causale entre les deux phénomènes, mais ne lève pas les incertitudes portant sur deux points décisifs : la compréhension des effets systémiques des diverses causes externes au système climatique ; le poids des logiques non anthropiques. Ces limites ne conduisent certainement pas à prendre à la légère le réchauffement actuel, mais elles suggèrent une triple

modestie : ne pas surestimer nos connaissances, ne pas surestimer la puissance humaine et, à la rencontre de ces deux éléments, ne pas surestimer notre capacité à gérer le climat de la planète.

Questions sans réponse et commensuration sauvage Dans ce contexte, le débat public est structuré par un problème difficile à résoudre. La recherche d’une connaissance suffisante pour permettre de prendre les décisions appropriées suggère de prendre son temps. Inversement, l’ampleur du risque encouru conduit à agir vite. De fait, se produit une commensuration sauvage entre connaissance du risque et valeur du risque. C’est un processus que nous connaissons par ailleurs dans l’évaluation du risque lui-même : danger et aléa tendent à être multipliés l’un par l’autre, donnant des équivalents politiques entre une catastrophe terrible mais peu probable (comme l’explosion d’une centrale nucléaire) et des nuisances assurées mais limitées (comme les maladies respiratoires liées à la circulation des véhicules à carburant fossile). Dans le cas du réchauffement planétaire, ce n’est pas seulement la valeur du risque qui fait question, c’est aussi la fiabilité de son évaluation. Si c’est loin d’être l’hypothèse la plus sérieuse, on ne peut totalement exclure que l’augmentation anthropique des émissions de GES n’ait finalement aucun effet alarmant sur le climat. Même dans le cas d’un « consensus » sur l’existence de cette relation causale, dont on peut douter de la valeur dans le domaine de la science [Galam, 2007], les prévisions divergent lourdement sur l’ampleur du risque et sur ses dynamiques. Les modèles les plus récents considèrent qu’une concentration de 450 ppm de CO2 se traduirait par une augmentation de 2 ºC de la température de la moyenne, par rapport à un point origine situé dans les années 1980, et provoquerait des dégâts lourds sur la vie des hommes. La force de ces chiffres simples est justement la simplicité. Ce genre de « traduction » est sans doute rendue nécessaire par l’écart de compétence scientifique entre chercheurs et grand public. Il a aussi l’inconvénient de transformer un débat ouvert en martèlement positiviste, une recherche tâtonnante en vérité révélée. En pratique, l’incertitude a jusqu’à présent été gérée sous la forme d’une hésitation et d’une action limitée, comme si l’on faisait une moyenne entre le niveau du risque et les limites de

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Les dimensions de la société-Monde

Graphique 5 Le forçage radiatif d’origine anthropique en 2000, en comparaison de 1750

Réchauffement

2

Gaz halocarbonés N2O CH4

1

CO2

Aérosols

Carbone noir résultant de la combustion de Ozone combustibles troposphérique fossiles

Poussières minérales

0 Refroidissement

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Forçage radiatif (watts par mètre carré)

3

Ozone stratosphérique −1

−2 Elevé Moyen

Carbones organiques résultant Combustion Sulfate de la de la combustion biomasse de combustibles fossiles

Moyen Faible

Très faible

Liés à l'aviation Rayonnement solaire Traînées de condensation/Cirrus

Effet indirect des aérosols

Très Très Très faible faible faible

Très faible

Utilisation des sols (effet du seul albédo)

Très Très Très faible faible faible

Niveau des connaissances scientifiques Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/

son évaluation. Le protocole de Kyoto (1997), qui a lui-même été contesté dans son principe par certains acteurs comme les États-Unis, apparaît comme un compromis qui n’aurait guère de sens si le diagnostic était clair. Tout se passe comme si le caractère extrêmement inquiétant de ce qui découle de ce que nous savons conduisait à compenser par un régime de vérité idéologique les lacunes de la science. Le résultat est que les chercheurs eux-mêmes tendent à proposer des agrégats discursifs qui associent de manière implicite des énoncés de nature scientifique dont les faiblesses et les contradictions sont occultées et des convictions politiques, qui renvoient à des postulats éthiques, esthétiques ou métaphysiques n’entrant pas dans le cadre de la réfutabilité des propositions. Plus la conscience se transforme en angoisse, plus ces agrégats deviennent des « boîtes noires » difficiles à ouvrir, et plus les nouvelles informations apportées par la recherche se présentent comme des coups, politiques et médiatiques, qui brouillent plus qu’ils n’éclairent les

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savoirs empiriques et le débat théorique. Dans un contexte où nous ne savons pas tout ce que nous aurions besoin de savoir pour prendre une décision raisonnable et juste (ce qui est d’ailleurs le cas général de la décision politique), les arbitrages ne peuvent que relever du politique. Comme l’a montré Bruno Latour [1999], on est en présence d’un mélange des genres où les causes, présentées comme purement biophysiques, se trouvent en fait interpénétrées avec des fins, franchement sociétales. Ce « gouvernement des savants » qui ne dit pas son nom transforme des chercheurs brillants en politiciens malhonnêtes et autoritaires. Il comporte des dangers pour la démocratie et l’état de droit dans les pays où ceuxci existent. Le pouvoir disproportionné donné aux experts par la faiblesse du débat public, pouvoir que certains d’entre eux ne craignent de prendre, place les citoyens hors du jeu, alors même que c’est dans la sphère publique de communication et de délibération que se trouvent les enjeux et les acteurs décisifs. Cela étant, l’expérience environnementale d’une humanité de plus en plus cultivée et lucide joue

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son rôle dans le désenchantement de ces complexes de mythe et de science. Ainsi, on aurait pu croire que l’accident de Tchernobyl enterrerait définitivement l’énergie nucléaire. Après un moment de vacillement, c’est le contraire qui se produit. Que le nucléaire civil ait eu pour conséquence quelques centaines ou quelques milliers de morts en cinquante ans d’histoire est désormais vu comme secondaire. Ce qui compte, c’est qu’on est sorti du fantasme et entré dans l’univers de la comparaison. La pesée du risque nucléaire est désormais complexe : d’un côté, une énorme dangerosité et un grave problème de temporalité pour les déchets, de l’autre, une absence d’émission de GES et une maîtrise de la gestion du risque plutôt meilleure que pour les autres sources d’énergie jusqu’à présent. Dans ce contexte rationnalisé, les arguments très affectifs des antinucléaires des années 1970 et 1980 ne sont pas seulement contestés : ils tendent à s’effondrer d’eux-mêmes parce qu’ils se retrouvent hors sujet.

Acteurs et discours hybrides La détermination des causes du réchauffement climatique apparaît décisive pour le contenu et l’orientation des débats. Or il y en a manifestement plusieurs, qui se développent ou au contraire régressent selon des logiques à la fois distinctes mais interreliées au sein du système climatique. Il est significatif que ceux qui mettent en avant l’action anthropique sont peu diserts sur les émissions naturelles de gaz à effet de serre pourtant bien plus importantes, comme en conviennent tous les spécialistes. Le graphique 6 montre que les chercheurs constatent sans pouvoir l’expliquer une contribution plus forte des éléments biophysiques par rapport à ce qui est modélisé (pour l’essentiel, radiations solaires et événements volcaniques). La bifurcation entre les deux courbes de forçage calculé-observé à partir de 1980 sur le graphique de gauche est spectaculaire. On retrouve aussi, sur le graphique de droite, le décrochage déjà signalé plus haut entre 1940 et 1980, qui pose clairement le problème de nos capacités d’analyse et, en conséquence, de prédiction. Les allusions à la « couche d’ozone » (O3) sont devenues rares dans le débat public. Or

l’affaiblissement d’origine anthropique (CFC) de la présence de ce corps dans la stratosphère a des effets négatifs sur les températures. L’irruption de la couche d’ozone dans les années 1980 et 1990 provenait de son association avec la prévision d’un refroidissement général de la planète, concordant avec les observations de la période précédente. Le rôle de l’agriculture est rarement projeté sur le devant de la scène alors qu’en matière de dioxyde de carbone (CO2, entre 10 et 20 % du total), de protoxyde d’azote (NO2, environ 75 %) et de méthane (CH4, environ 70 %), ces activités pèsent lourdement sur le flux global. On peut encore citer le cas des événements météorologiques extrêmes (cyclones, inondations, changements de température brutaux…), dont la relation avec les modèles de changement climatique n’est pas revendiquée actuellement par les climatologues du fait de leur incapacité à opérer ce changement d’échelle spatiale et temporelle, et qui sont pourtant souvent présentés comme la conséquence de modifications structurelles. Par ailleurs, les éventuels effets positifs du réchauffement sur la vie humaine sont très peu analysés, alors que le problème mérite tout de même d’être posé, et pas seulement pour les régions polaires. Des chercheurs suisses regroupés dans l’Organe consultatif sur les changements climatiques (OcCC) et ProClim, la plate-forme de l’Académie suisse des sciences naturelles consacrée au climat, ont produit en 2007 une étude5 qui simule pour 2050 un réchauffement de 2-3 ºC. Or les effets annoncés sont plutôt contrastés que catastrophiques : la fourniture en eau impose des adaptations liées aux changements dans le calendrier des précipitations, la production d’hydro-électricité est menacée par la faiblesse des étiages, tandis que la demande de chauffage décroît, la biodiversité se déplace. Le tourisme souffre en hiver, mais profite de l’été, tandis que l’agriculture est franchement bénéficiaire. Si, de cela, les experts climatiques parlent peu, c’est d’abord au nom d’une conception de la pédagogie qui veut éviter aux élèves-citoyens des « complications » inutiles. C’est peut-être aussi parce que, comme cela transparaît dans toute la production du GIEC, le postulat consensuel et implicite est que tout

Notes 5

Disponible sur le site Internet http://www.prochlim.ch

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Les dimensions de la société-Monde

Graphique 6 Modélisation des anomalies de température selon leur origine, naturelle ou anthropique

Anomalies de température (oC)

b) Forçages d'origine humaine

modèle observations

0,5 0,0

0,5

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1,0

modèle observations

0,5 0,0

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1,0 1850

1900

1950

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c) Tous forçages confondus Anomalies de température (oC)

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Anomalies de température (oC)

a) Forçages naturels 1,0

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modèle observations

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1,0 1850

1900

1950

2000

Année Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/

« dérèglement climatique » est forcément dangereux. C’est là un point de rencontre entre climatologuesmilitants et gouvernements soucieux de stabilité, une dualité qui caractérise l’hybridité du GIEC. C’est plutôt une idée de bon sens : il vaut mieux ne pas ouvrir une boîte de Pandore dont nous ignorons le contenu. Cependant, il faut bien admettre que l’histoire du climat échappe pour l’essentiel à celle de l’humanité, et opposer un climat non anthropisé bien réglé à un climat anthropisé déréglé est totalement contraire aux observations empiriques. La présentation de la nature comme une réalité bonne parce que

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fixe ne date pas d’aujourd’hui. Elle s’inscrit dans une lignée idéologique puissante en Occident. Ce déficit d’explicitation provient sans doute de ce que les informations scientifiques qui sortent du monde universitaire pour se présenter sur la scène politique ne sont pas « nues » mais imbriquées dans un projet idéologique dont elles sont difficilement dissociables. De fait, on ne se trouve pas toujours dans une configuration où l’enjeu serait uniquement l’application du principe de précaution et où l’on chercherait, pragmatiquement, en période d’incertitude et à titre conservatoire, les domaines où il est le plus facile de limiter l’émission

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de GES. Telle est, en gros, la démarche du protocole de Kyoto (voir plus loin), qui représente certes un aspect non négligeable du traitement politique de l’environnement, mais un aspect seulement. Il en est un autre, à la fois plus diffus et plus brutal, qui correspond à l’instrumentalisation des dispositifs d’expertise à des fins politiques plus ambitieuses. Cet aspect du débat apparaît clairement, lorsque l’on examine les scénarios étudiés par le GIEC. Il est significatif que le scénario le plus favorable à la protection de l’environnement (B2) associe des éléments sans relation entre eux tels que l’augmentation modérée de la population, le ralentissement du progrès technologique, et surtout les « solutions locales ». Or l’importance de l’échelle mondiale est soulignée dans le cadre du scénario B1. Il serait logique, en ce cas, d’y associer une plus forte gouvernementalité mondiale, notamment sur les questions climatiques. L’opposition local-global telle qu’elle est construite dans les couples de scénarios laisse penser que l’émergence du niveau mondial a des effets négatifs sur la conscience environnementale et les mesures qui en découlent. C’est pourtant dans un Monde fragmenté en entités nationales peu soucieuses de l’avenir de la planète que les émissions des GES ont pris leur pente actuelle et de fait, ce n’est pas dans un tel cadre mais dans celui d’une mondialisation rapide que le changement climatique a pu être perçu, analysé par des organismes… tels que le GIEC et en partie compensée par des mesures recommandées ou prises au niveau planétaire. On mesure d’ores et déjà les effets extrêmement positifs du désenclavement de la Chine sur l’accélération de la prise de conscience des enjeux écologiques. On sait par ailleurs que 95 % du volume du commerce international se fait par voie maritime, sans effet majeur sur l’environnement, alors que les déplacements les plus massivement polluants sont ceux, à faible portée, des voitures et des camions. Le postulat localiste est donc ici asséné sans la moindre démonstration et à l’encontre de toute factualité. Plus généralement, dans l’ensemble des scénarios, la dynamique démographique apparaît une donnée indépendante des logiques sociétales globales (ce que démentent les évolutions récentes) et le mot « développement » n’apparaît qu’associé au mot « économique », ce qui confirme la divergence entre le projet politique du GIEC et la problématique du développement durable.

Les prophètes de la finitude Ce genre d’agrégat n’est pas nouveau. La conscience écologique se fraie un chemin, depuis un demi-siècle, à travers les dénégations aveugles et les prédictions prophétiques. En 1972, le Rapport Meadows [Meadows et al., 1972] au Club de Rome proposait une vision systémique de l’évolution de l’humanité, rendue possible par l’usage de nouveaux modèles mathématiques mis au point au Massachusetts Institute of Technology qui, pour la première fois dans ce type d’essai, mettait l’accent sur les contradictions entre économie et écologie. Ce texte demeure une référence pour les écologistes les plus pessimistes. Les indicateurs choisis sont la population, les ressources naturelles, les rations alimentaires, la production industrielle, la pollution. La conclusion est que, dans tous les cas de figure, même avec un contrôle des naissances effectif, des ressources naturelles et une production illimitées, l’humanité s’effondrera à cause de l’incompatibilité entre une croissance exponentielle et un système fermé. L’hypothèse de base est l’impossibilité d’une croissance non prédatrice : épuisement des terres et de l’environnement sont par construction au rendezvous du développement. La solution préconisée par le rapport consiste à réduire la production industrielle et à bloquer la consommation et l’espérance de vie au niveau actuel des pays développés. En fait, toute l’argumentation était biaisée par le fait que l’importance des problèmes augmentait avec la croissance, tandis que les solutions à ces problèmes ne suivaient pas. L’économiste Robert Solow nota ainsi dans le rapport : « Population, capital and pollution grow exponentially in all models, but technologies for expanding resources and controlling pollution are permitted to grow, if at all, only in discrete increments ». Le postulat selon lequel la production reste fondamentalement prédatrice de l’environnement n’est jamais mis en cause par les auteurs. L’idée qu’on puisse produire davantage sans épuiser les sols ou polluer l’air est considérée comme intenable. L’augmentation de la productivité peut être lue comme une capacité à utiliser un matériau biophysique constant ou en diminution pour en augmenter les ressources. Le fait d’appeler « ressource » le matériau comme si sa contribution à une filière productive était indépendant de l’existence de

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Les dimensions de la société-Monde

ENCADRÉ 1. LES SCÉNARIOS DE GESTION DU CLIMAT SELON LE GIEC Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h10. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Al. Le canevas et la famille de scénarios Al décrivent un monde futur caractérisé par une croissance économique très rapide, une population mondiale qui atteint son maximum au milieu du siècle pour diminuer ensuite et l’apparition rapide de technologies nouvelles et plus efficaces. Les principaux thèmes sous-jacents sont la convergence entre les régions, le renforcement des capacités et l’accroissement des interactions culturelles et sociales, conjugués à une réduction sensible de la disparité régionale du revenu par habitant. La famille de scénarios Al se divise en trois groupes qui correspondent à différentes hypothèses concernant l’évolution technologique du système énergétique. Les trois groupes Al se distinguent par leur orientation technologique : usage intensif de combustibles fossiles (A1F1), sources d’énergie autres que fossiles (AIT) et équilibre entre toutes les sources d’énergie (A1B) (la notion d’équilibre fait référence à une situation où l’on ne recourt pas de façon excessive à une source d’énergie particulière, en admettant que toutes les technologies propres à l’approvisionnement énergétique et à l’utilisation finale se perfectionnent à un rythme similaire). A2. Le canevas et la famille de scénarios A2 décrivent un monde très hétérogène. Le thème sous-jacent est l’autosuffisance et la préservation des identités locales. Les taux de fécondité régionaux convergent très lentement, ce qui se traduit par une augmentation constante de la population. Le développement économique obéit principalement à une

cette filière est une aberration logique. Sans système d’énergie solaire, le soleil n’est pas une ressource énergétique. En ce sens, il est fort discutable de prétendre que les ressources sont constantes. La caractéristique d’un système productif (par opposition à un prélèvement prédateur) consiste justement dans le fait que l’invention de la ressource est intégrée au processus et ce, d’autant plus qu’il est davantage producteur et moins prédateur. Le paradigme de la « finitude » reste en outre profondément daté en ce qu’il réduit la croissance économique à celle du monde agro-industriel : la solution préconisée passe notamment par un décrochage entre production de nourriture et de biens matériels, d’un côté, et services, de l’autre. Or c’est justement ces derniers qui, indépendamment de toute prise de conscience écologique, ont pris une

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orientation régionale, et la croissance économique par habitant comme le progrès technologique sont plus fragmentés et plus lents que dans les autres canevas. B1. Le canevas et la famille de scénarios Bl décrivent un monde convergent doté des mêmes caractéristiques démographiques, la population mondiale atteignant son maximum au milieu du siècle pour diminuer ensuite (comme dans le canevas Al), mais avec une évolution rapide des structures économiques vers une économie axée sur les services et l’information, une moindre importance des activités productrices de matières et l’adoption de technologies propres et fondées sur une utilisation efficace des ressources. L’accent est mis sur la recherche de solutions mondiales en matière de viabilité économique, sociale et environnementale, y compris par le biais d’une plus grande équité, mais sans nouvelles initiatives ayant trait au climat. B2. Le canevas et la famille de scénarios B2 décrivent un monde où l’accent est mis sur des solutions locales en matière de viabilité économique, sociale et environnementale. Ce monde se caractérise par une population mondiale qui augmente régulièrement – quoique à un rythme plus lent que dans le canevas A2 –, par un développement économique de niveau intermédiaire et par un progrès technologique moins rapide et plus divers que dans les canevas Al et Bl. Ce scénario est également axé sur la protection de l’environnement et l’équité sociale et privilégie l’approche locale et régionale. Sources : GIEC, http://www.ipcc.ch/

place déterminante dans les systèmes productifs, contribuant à augmenter le rendement économique d’une unité de matière première ou d’énergie. Par ailleurs, les possibilités techniques, économiques et politiques de réduire progressivement les composantes prédatrices de la production étaient déjà visibles à l’époque et sont plus nettes encore aujourd’hui. Enfin, la représentation de la population dérive directement de la vision de Malthus, c’est-à-dire d’un déterminisme naturaliste : la population diminue sa fécondité et décroît quand elle n’a plus rien à manger. L’évolution récente montre exactement l’inverse : c’est l’émergence d’un modèle de développement centré sur l’individu, modèle qui, diffusant des pays les plus développés vers les pays en développement encore plus vite que ne se produisait l’élévation du bien être, a changé la donne. La stabilisation de

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la population, prévue vers 2050, ne doit rien, pour le moment, à quelque épuisement des ressources. L’erreur fondamentale consiste à nier la distinction entre ressources naturelles et production humaine et à tout simplement déduire la seconde des premières. La finitude de la planète Terre est incontestable : elle n’est en rien prédictive de celle de l’action humaine. Le champ spécifique de l’historicité de l’humanité porte justement sur cette différence. Ainsi, le Rapport Meadows témoigne-t-il d’une mise en scène d’apparence scientifique, avec un fort habillage technologique, de propositions politiques difficiles à étayer, tant elles s’appuient, en réalité, sur des choix qu’on peut qualifier de métaphysiques, dans le sens où ils traitent du devenir des sociétés en s’affranchissant des connaissances argumentées et réfutables que l’on peut élaborer sur celui-ci. Les auteurs de The Limits to Growth entretenaient des relations tangentielles avec les sciences sociales. Donella Meadows (1941-2001) avait une formation en chimie et en biophysique ; Dennis Meadows est un chimiste reconverti dans la gestion au MIT. Aucun des quatre auteurs n’avait de véritable formation théorique en science économique, moins encore en histoire ou en anthropologie. On retrouve assez souvent sur les questions d’environnement cette posture du chercheur amateur s’aventurant sur le terrain mal connu des sciences sociales pour proférer de manière péremptoire des jugements définitifs sur l’avenir des sociétés. C’est le cas de Garrett Hardin (1915-2003) qui publie dans Science, en 1968, « The Tragedy of the Commons ». Ce zoologue et microbiologiste s’est fait connaître par cet article suivi d’autres textes issus de la même démarche, et qu’on peut résumer par le sous-titre d’un de ses articles : « A Biological Approach to Human Problems ». Dans son article de 1968, Garrett Hardin cherche à démontrer que l’humanité court à sa perte, si elle continue à se donner le droit de procréer à sa guise. Prenant la métaphore des « communs » où la libre pâture finit par miner la survie de l’ensemble du cheptel, il conclut que seules des mesures coercitives seront efficaces, car, affirme-t-il, on ne peut compter sur la bonne orientation volontaire des citoyens, à la fois improbable et génératrice d’effets pervers. Ce discours à forte teneur d’une

philosophie politique très personnelle a été pourtant perçu et présenté comme une contribution d’un scientifique à l’approche rationnelle des questions écologiques. La mondialisation du débat écologique passe donc par l’existence de « forums hybrides » – des débats entre personnes excipant de plusieurs types de légitimité – au point que l’hybridité peut se trouver dans la même personne. L’un des enjeux du débat public à venir sera sans doute de formaliser une meilleure distinction entre explicitation scientifique, affirmation éthique et engagement politique. L’exemple du transport aérien mérite qu’on s’y arrête car il exprime bien le basculement de la démarche scientifique vers des prises de position purement politiques. L’avion présente un cas particulier parmi les moyens de transport sur trois plans distincts : 1) il représente environ 3 % de la production anthropique des GES, contre environ 30 % pour les transports terrestres, en fait surtout l’automobile ; 2) il n’existe pas jusqu’à présent de système de propulsion alternatif aux moteurs fonctionnant au kérosène, qui puisse laisser espérer une réduction massive des émissions dans un proche avenir ; 3) en ce qui concerne les long-, et parfois les moyencourriers, il n’existe pas de substitution possible par d’autres moyens de transport. Ces spécificités font que, jusqu’à présent, ce cas a été traité à part et n’a pas été inclus dans le protocole de Kyoto. Or on constate que la pression sur les voyageurs pour qu’ils renoncent à l’avion et, en pratique, à tout déplacement à longue distance connaît un développement incontestable. Alors que l’Union européenne a engagé en décembre 2006 une politique demandant aux compagnies aériennes de limiter leurs émissions et suggérant d’intégrer les transports aériens dans le protocole de Kyoto, certains courants ou attitudes écologistes tentent une mise en cohérence entre prix « trop bas » du transport aérien (les compagnies low-cost sont les plus visées), déplacements « injustifiés » et émission de GES. On voit ainsi un personnage comme Jean-Marc Jancovici, ingénieur-conseil diplômé de l’École polytechnique et de l’ENST, auteur de plusieurs ouvrages sur le changement climatique et actif dans le débat public, contester sur son blog6 la légitimité des Verts français sur le sujet,

Notes 6

Voir www.manicore.com, « Faut-il souhaiter la croissance du trafic aérien ? », novembre 2004.

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Les dimensions de la société-Monde

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parce que trois dirigeants étaient allés en vacances (en avion) aux Antilles. Ce site contient surtout un plaidoyer très clair contre le développement du transport aérien et, en général, la mobilité et la vitesse. Jean-Marc Jancovici se prononce contre le « tourisme lointain » et pour le « tourisme de proximité » – citoyen du Monde, oui, mais uniquement avec ses voisins. Il prend aussi position contre les subventions à l’élevage mais pour un protectionnisme agricole anti-américain. Enfin, tout en reconnaissant que la densité urbaine est meilleure pour l’économie d’énergie, Jancovici propose une « répartition plus homogène sur le territoire » pour diminuer le « stress » et la criminalité, caractéristique selon lui des grandes villes. Jancovici apparaît comme assez représentatif de l’hybridation science-idéologie dans le sens du modèle de société pré-industriel. Dans un autre registre, le transport aérien constitue le domaine privilégié de ce que la presse nomme depuis l’été 2006 les « indulgences climatiques ». Il s’agit d’une analogie avec la distribution par l’Église d’indulgences permettant d’accorder la « rémission » de péchés ou à diminuer la durée de séjour au purgatoire en échange de « pénitences » souvent traduites en espèces monétaires. Certains commentateurs ont utilisé ce terme à propos du marché du CO2, pour dénoncer la possibilité pour les entreprises du « Nord » d’acheter un « droit à polluer » aux pays du « Sud ». Il est apparu rapidement que cette interprétation était discutable car, à condition d’être correctement étalonné et régulé, ce marché pouvait avoir des effets dissuasifs et « vertueux » sur l’ensemble des acteurs. L’expression « indulgence climatique » s’applique désormais aux individus qui veulent expier les crimes qu’ils commettent en voyageant par avion s’ils subventionnent, par une augmentation volontaire du prix de leur billet, des actions favorables aux énergies renouvelables et rendent ainsi leur péché « climatiquement neutre ». Il s’agit alors d’une réalité d’une autre nature. Les individus (et aucun autre acteur : compagnie aérienne, constructeurs d’avions, autorités politiques…) s’autodésignent comme fautifs et

s’infligent une peine. Celle-ci est paradoxale : elle n’est pas dissuasive mais persuasive, puisqu’elle permet à ceux qui souhaitent continuer à voyager de le faire sans coût supplémentaire, si ce n’est la honte d’un péché sans repentir. Un site zurichois7 dit bien dans son titre que l’objectif est de faire du climat une affaire individuelle et donc de dépolitiser la question climatique : je pèche, je paie. Dans ces différents cas de figure, l’attaque frontale contre le droit à la mobilité et la légitimité du mouvement des hommes ne peut être considérée comme un aspect mineur. Si les États autoritaires, dans le passé, ont cherché à marquer leur emprise sur la société en contrôlant les allées et venues de leur sujet, la limitation systématique de la mobilité a été caractéristique de l’ère du paroxysme de l’État ([Lévy, 1997], chapitre 4). Entre 1933 et 1989, les systèmes nazi et, plus encore, soviétique se sont fait une spécialité d’empêcher leurs ressortissants de se déplacer à l’extérieur ou même à l’intérieur de leur territoire. Plus récemment, les représentants officiels de l’autorité religieuse saoudienne avertissent ainsi les candidats au voyage à l’étranger, quel qu’en soit le motif : « Selon l’islam, il faut se méfier des voyages à l’étranger et ne pas en faire si ce n’est pas nécessaire. D’un point de vue islamique, on ne peut acquiescer à un voyage en terre non musulmane qu’au cas où il n’y a pas de solution alternative en terre musulmane. De même, le tourisme n’est convenable qu’à des fins de prédication8. » Le fait que les courants écologiques radicaux se polarisent sans raison technique convaincante sur le transport aérien long-courrier fait événement, d’autant que ces protagonistes n’expriment pas la moindre inquiétude sur les conséquences de leurs orientations en matière de valeurs et de droits, se tenant à un discours du renoncement et de la punition. La combinaison entre une rhétorique d’apparence scientifique et un message à la fois logiquement incohérent et à forte tonalité expiatoire crée un objet discursif nouveau, qui mérite d’être étudié de près.

Notes 7 8

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Voir le site myclimate.org. Saleh al-Lahidan, président du Haut Conseil juridique des oulemas saoudiens (Al-Watan/Courrier international, 5-11 avril 2007).

Les natures de l’humanité

QUELLE NATURE POUR QUELLE SOCIÉTÉ ? TROIS MODÈLES

Tableau 1 Nature, développement, espace et modèles de société Modèles de société Néolithique I « Traditionnel »

Thématiques

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La conscience écologique mondiale marque-t-elle le retour d’un naturalisme conservateur en politique ? Cela paraît intuitivement logique, dans la mesure où c’est par un déplacement du centre de gravité des enjeux vers les questions de nature que l’espace de débat politique se transforme et, à l’échelle mondiale, se construit. Le type de discours sur « la revanche de Gaïa », tenu par un essayiste comme James Lovelock, représente une incontestable ressource argumentative, grâce à sa simplicité et son ancrage historique dans un animisme profond, qui fait bon ménage tant avec le monothéisme qu’avec le « matérialisme » affichés. L’anthropomorphisme d’une Nature à qui l’on découvre, au-delà de sa puissance, des droits et des attitudes psychologiques, identifiées à la fois dans l’environnement comme totalité et dans chacune de ses « créatures », corres-

pond à n’en pas douter à l’un des courants de l’opinion publique mondiale, symétrique de celui qui historicise la relation sociale aux réalités biophysiques. Il s’agit certes d’une tendance localisée à certaines parties du Monde, notamment en Amérique du Nord et dans l’Europe de tradition protestante. Il ne faut cependant pas en sous-estimer la force parce qu’il s’agit de lieux d’émission de flux d’influence importants vers le reste du Monde, et parce que ce courant peut être considéré comme une version modernisée d’une relation au monde présente dans la plupart des grandes religions. L’opposition aux recherches sur la « manipulation du vivant » fait converger les secteurs conservateurs des trois grandes religions monothéistes et les écologistes « fondamentalistes » au nom du principe : « On ne touche pas à la nature. » Le tableau 1 présente un état des débats sur les modèles de société. Il relie les différentes questions abordées dans ce chapitre : nature, développement, espace et les autres horizons d’attente.

II Agro-industriel

III Postnéolithique

Place de la nature

Acteur extrasociétal indépendant. La Nature a un point de vue.

Objet-support de l’action. La Nature est une ressource.

Environnement, composante de la société. La nature est un patrimoine socialement construit.

Relation hommeshistoire

Antihumanisme antihistorique : Transcendance ou immanence. Passé = futur.

Historicisme antihumaniste : structuralisme ou évolutionnisme. Passé = dépassé

Humanisme historique. Passé = patrimoine mémoriel

Fondements philosophiques

Animisme, idéalisme

Matérialisme, naturalisme

Complexité, historicité

Théorie de la connaissance

Essentialisme

Positivisme

Constructivisme réaliste, réflexivité

Démarche cognitive

Holisme

Analyse

Systémisme dialogique

Gestion des valeurs

Règle morale imposée

Conflit moral liberté-responsabilité

Éthique de la liberté et de la responsabilité

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Les dimensions de la société-Monde

Modèles de société Néolithique

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Thématiques

I « Traditionnel »

III Postnéolithique

II Agro-industriel

Horizon d’attente

Pas d’histoire cumulative, pas de progrès

Scientisme

Autoperfectibilité des sociétés

Principe de justice

Inégalité différenciée

(In)égalité uniforme

Égalité différenciée (fairness)

Logique du système productif

Prédation reproductive

Production prédatrice

Production reproductive

Ressort de l’activité productive

Tradition

Programmation

Innovation, création

Acteurs dominants

Communautés

Organisations, institutions

Individus, sociétés

Type de développement

Sous-développement durable

Développement hasardeux

Développement durable

Principe de justice

Inégalité différenciée

(In)égalité uniforme

Égalité différenciée (fairness)

Conception de l’espace

Newtonienne ou berkeleyenne : absoluepositionnelle ou absoluerelationnelle

Cartésienne : relative-positionnelle

Leibnizienne : relative-relationnelle

Valeurs spatiales

Particularisme, localisme, immobilité, ruralité, milieu

Généralité, uniformité, localisations, circulation, banalisation, sites

Singularité, universalité, lieux, mobilité, urbanité, mondialité, environnements

Sources : tableau établi par l’auteur

L’existence et le statut du modèle II font largement consensus : la plupart des acteurs s’accordent pour dire qu’il appartient au passé, la seule variabilité étant l’ampleur des critiques qu’il suscite et la vitesse avec laquelle on souhaite en sortir. Pour les pays « émergents », toutefois, ce modèle représente aujourd’hui l’option la plus évidente. Ceux-ci se trouvent donc exposés à un syndrome de dissonance cognitive, puisqu’ils assurent leur croissance économique, composante de leur développement grâce au modèle II, tout en étant d’ores et déjà orientés vers un autre modèle de développement. Derrière les visions simplificatrices qui opposent les industries polluantes censées être inévitables dans les

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premières phases de développement et/ou pour des sociétés encore pauvres, transparaît un conflit plus profond qui implique l’ensemble du modèle d’orientation de la société. Ainsi, l’importance de la possession d’une automobile comme marqueur profond, dans l’imaginaire, de l’accès à la société d’abondance relève d’une tendance, de durée de vie plus ou moins longue, partout observée au moment où une classe moyenne massive émerge : en Europe de l’Est, en Asie, en Amérique latine. La mondialisation rend cependant possible ce qui ne l’a pas été pour l’Europe et l’Amérique du Nord : le synchronisme conflictuel entre deux conceptions antinomiques de la vie sociale. Ainsi en Chine, ce sont les mêmes

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autorités politiques qui organisent la destruction des vieux quartiers, construisent des voies rapides à leur place, et planifient massivement des « villes durables » pour les prochaines décennies. Ce tableau souligne l’hypothèse selon laquelle nous sommes en présence de trois options, la sortie du monde industriel pouvant se faire « par l’avant » comme « par l’arrière ». Le tableau fait ainsi apparaître une connexion entre les discours écologistes radicaux et une attitude traditionnelle très ancienne. On peut bien sûr s’interroger sur le statut de ces complexes discursifs schématisés ici. Ne s’agit-il que d’une formalisation excessive d’oppositions beaucoup plus labiles ? Les modèles I et III souvent portés à l’échelle mondiale par les mêmes militants d’une « gauche postmatérialiste », ne sont-ils pas deux lectures d’un même projet ? Ces questions méritent d’être posées, mais on ne peut pas exclure que la réponse soit finalement négative. L’alliance des « progressistes » et des « néonaturalistes » a peutêtre reposé sur un malentendu qui se dissipe maintenant, à la faveur de l’émergence d’une angoisse écologique et de la montée aux extrêmes des termes du débat que cette angoisse rend possible. Tous deux s’opposaient aux lobbies industriels et agricoles, à la tyrannie de l’économisme et des approches atomistes, à l’incapacité de traiter le global, le temps long et l’espace mondial. Mais cet accord reposait sur des analyses divergentes. D’un côté (modèle III), on trouve les héritiers de l’écologie libertaire dont Jean Jacob [1999] attribue avec raison la paternité à Serge Moscovici et dont Daniel Cohn-Bendit incarnerait le volet politique dans le cadre franco-allemand. Inversement (modèle I), Jean Jacob fait remonter la filière idéologique du « naturalisme conservateur » au Suisse Robert Hainard (1906-1999), peintrephilosophe aux sympathies politiques proches de l’extrême droite. Cette vision repose sur le mythe selon lequel la nature offre un ordre que les hommes viennent perturber. Une démarche un peu différente mais convergente est représentée par le courant de la Deep Ecology, lancé par le Norvégien Arne Næss, qui affirme l’égale légitimité, le droit à l’existence et à la reconnaissance pour toutes les formes de vie. Dans cette perspective, la nature possède une valeur intrinsèque, indépendamment de ce qu’en disent les hommes. Aux États-Unis et dans le reste du monde anglophone, de nombreux ouvrages ont mis en avant

divers « points de vue », « intérêts » et « droits », portés par la nature dans son ensemble ou plus spécifiquement par la Terre, les animaux ou les plantes, et qui sont opposés terme à terme à ceux des hommes en société. Le caractère antihumaniste est donc ici bien affirmé. Enfin, dans le cas des partis des Verts ouest-européens, on y observe une forte présence politique d’anciens militants de l’extrême gauche marxiste qui peuvent « recycler » sur de nouvelles thématiques la posture messianique-eschatologique typique de leurs anciens engagements. Ce faisant, ils activent une filiation, déjà souvent constatée, entre le marxisme et certaines composantes du christianisme. Dans cet esprit, la critique du « productivisme », qui a constitué un cadre argumentatif fort pour les écologistes depuis les années 1980, peut prendre un sens très particulier si elle est sous-tendue par l’idée de la finitude des ressources et sur l’impossibilité fondamentale d’une production non prédatrice. Comme dans le Rapport Meadows, cela se fait au prix d’une lecture très particulière de l’histoire consistant à négliger le caractère historique de ce qu’on appelle « ressource », et qui permet in fine d’enfermer l’histoire de la production dans une histoire du monde biophysique. On consultera à ce sujet l’ouvrage sur l’« histoire de l’énergie » [Debeir, Deléage et Hémery, 1986] qui, malgré son titre, déshistoricise le problème de l’énergie et fait de l’anthropie un cas particulier de… l’entropie. L’antinomie avec ceux qui pensent possible une autoperfectibilité des sociétés, capable d’améliorer encore la « productivité » humaine en préservant son environnement est bien réelle, sans doute encore masquée par le fait que l’ennemi commun, agro-industrialiste, n’a pas disparu. À bien y regarder, cependant, on trouve dans cette opposition celle qui, du Moyen Âge aux Lumières, a mis face à face les « naturalistes » et les « humanistes », la haine de la « mondanité » et l’accueil de la « mondialité », avec Rousseau et Kant comme champions respectifs. On se trouverait alors dans un processus d’activation, favorisé par les circonstances, d’un modèle de société néopuritain dans lequel les hommes devraient par principe s’excuser moins des dégâts qu’ils font à la nature, que des mauvais penchants qui les y ont conduits. Cela permet de comprendre pourquoi ce type de démarche refuse d’articuler le problem-raising au

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problem-solving. L’énergie éolienne a été un cheval de bataille de ces courants, lorsqu’elle n’existait pas et qu’elle pouvait être présentée comme une alternative au modèle énergétique en place. Dès qu’elle se développe, quoique à une échelle limitée, elle déclenche une hostilité de ces mêmes milieux qui l’accusent d’être bruyante, de miter les paysages et de pousser à la consommation d’énergie. C’est que la fonction dénonciatrice de naguère s’inscrivait dans un argumentaire visant la limitation d’ensemble des « budgets » énergétiques, considérée comme une orientation fondamentale, indépendamment des problèmes concrets que la consommation d’énergie soulève. Il conviendra en tout cas de suivre la dynamique des débats au fur et à mesure que dans l’ensemble des parties du Monde, y compris dans les pays en développement, la vie politique, toutes tendances confondues, s’approprie progressivement la question écologique. On peut penser que le modèle néonaturaliste s’affaiblira, devenant peu à peu anecdotique. On peut, inversement, imaginer que la perception d’une catastrophe imminente donne une force grandissante à ceux qui pourraient dire : « Nous vous l’avions bien dit. » C’est le rôle que s’est attribué Al Gore avec la production et la diffusion mondiale de son film An Inconvenient Truth (2006). Le prix Nobel obtenu l’année suivante semble valider cette posture. Quelques actions récentes permettent de comprendre comment, concrètement, on peut passer du dire au faire et donner une actualité au modèle néopré-industriel. En Allemagne, le retour de la « consigne » a été mis en place, à partir des années 1980 pour les bouteilles en verre, puis plus tard pour celles en plastique, deux produits pour lesquels il existe un système de recyclage bien rodé. Le prix de la bouteille est augmenté d’une petite somme qui sera récupérée à la restitution des bouteilles. Les « canettes » en métal, pourtant encore plus aisément recyclables, sont, elles, proscrites. Enfin, pour éviter les distorsions dans les flux, on est maintenant tenu de retourner les bouteilles dans le magasin où on les a achetées. Le résultat est, d’une part, d’augmenter dans les deux sens le poids des produits de consommation courante, et donc d’inciter les consommateurs à faire leurs courses en voiture et, d’autre part, de limiter la liberté de choisir son lieu d’achat. Dans certains cantons suisses, chaque sac-poubelle est taxé avec l’objectif de dissuader la production de déchets.

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Les personnes qui utilisent des sacs non taxés et s’en débarrassent (clandestinement) dans les conteneurs publics peuvent voir le contenu de ces sacs ouvert et analysé pour retrouver le contrevenant. Dans les deux cas, l’idéologie sous-jacente n’est pas la protection de l’environnement (qui ne gagne rien dans l’opération) mais la lutte contre les « faux besoins », parmi lesquels est présenté comme emblématique le désir de consommer des produits empaquetés dont l’emballage est destiné à disparaître. Avec les mouvements, relayés depuis longtemps par les pouvoirs publics en faveur d’une diminution des températures dans les logements (20, 19 ou même 18 ºC) ou, inversement, du combat, réactivé depuis les canicules ouest-européennes de 2003, contre la climatisation, on a bien un dispositif qui définit le faux besoin selon deux critères : il génère un confort excessif et donc malsain, et il est établi selon des procédures qui valorisent le choix individuel. On peut en déduire que les « vrais besoins » devraient correspondre à moins de confort et être fixés autoritairement, indépendamment des demandes du public. Il s’agit ni plus ni moins de retirer au débat public, au nom d’un mixte de considérations techniques et de préceptes moraux, la mission de commensurer les différentes attentes pour établir un compromis potentiellement acceptable. La vie politique consiste justement à trouver une commune mesure à des choses qui, au départ, n’en ont pas : comment penser sur une même échelle, d’une part, 1 ºC de température chez toi ou chez moi, le choix d’habiter dans un appartement ou une maison individuelle, d’emprunter les transports publics ou une voiture privée, de choisir le solaire, le nucléaire ou les hydrocarbures pour produire de l’électricité, etc., et, d’autre part, le souci de préserver l’environnement pour aujourd’hui, pour demain, pour dans cent ans ou pour dans cent mille ans. Il ne peut y avoir de réponse mécanique à ces confrontations car le classement et la hiérarchie des choix possibles ne sont pas inclus dans les problèmes. Il doit être injecté de l’extérieur, ce que seul le politique, à plus forte raison dans un cadre démocratique, peut et doit faire. Dans la tentation autoritaire du néonaturalisme, au contraire, le point d’équilibre est censé être défini par avance, indépendamment de la confrontation des points de vue. On voit ainsi comment la rhétorique technicienne ou scientiste est utilisée pour couper court au débat politique et

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délivrer des « réponses » fondées sur une morale de la pénitence. On peut encore citer le cas du papier recyclé, technique intéressante en elle-même, mais qui a souvent été présentée comme une alternative à la destruction des forêts, alors que la gestion des arbres destinés à la pâte à papier constitue une culture comme une autre qui n’aboutit nullement à l’épuisement de la ressource. Le problème environnemental de l’industrie du papier se situe plutôt dans les émissions des usines de la filière, domaine dans lequel le papier recyclé n’est pas forcément moins pollueur. On peut aussi noter un peu partout en Europe ainsi qu’au Japon, une défense classiquement protectionniste des agriculteurs nationaux, mais justifiée au nom de la supériorité d’une production « locale ». Ce ne sont là que des événements de portée limitée qui peuvent paraître anecdotiques. Cependant, comme en matière de « relations internationales » depuis les prémices de la Seconde Guerre mondiale, l’attitude la plus réaliste ne consiste pas à croire que les choses rentreront spontanément dans l’ordre, mais à prendre les acteurs au sérieux. Dans ces débats, on voit, en filigrane, s’affirmer l’incompatibilité structurelle du développement et de la viabilité écologique. C’est ce qui est reproché aux projets de développement par certains courants de la mouvance écologique. Les mesures censées engendrer à la fois une meilleure protection de l’envi-

ronnement et une croissance économique, comme l’esquisse l’économiste britannique Nicholas Stern, par exemple9, sont stigmatisées comme l’option du « capitalisme propre ». Si le « capitalisme propre » est jugé « sale », c’est parce que, pensent certains, il donne l’illusion que tout peut s’arranger sans dommage. Ce serait alors la fin d’un slogan cher à nombre de tribuns écologiques, dont le journaliste français Nicolas Hulot : « À quoi voulez-vous renoncer ? ». Et tout l’édifice associant protection de l’environnement et rejet du progrès humain s’effondrerait. Quel que soit le devenir de chacun de ces modèles et de leur éventuelle hybridation, il apparaît que le couplage entre les interrogations sur les natures souhaitables et les dominances sociétales, qui n’est certes pas nouveau, connaît une inflexion majeure. L’action sur le corps annonce la question d’une maîtrise considérablement accrue sur la destinée biologique au point de « problématiser » la mort. Elle ouvre aussi, avec le « transhumanisme », le débat sur le lien entre humanité et corporéité humaine. Du côté de l’environnement, c’est la « survie de l’espèce » qui est en jeu, c’est-à-dire l’auto-institution d’une collectivité non communautaire définie, non tant par le risque qu’elle court ou croit courir, mais par la conscience (awareness) qu’elle en a. Dans les deux cas, les « questions de nature » contribuent instamment à porter sur la scène les problèmes que se construit et se pose l’acteur politique « humanité ».

Notes 9

Stern Review on the Economics of Climatic Change, octobre 2006.

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C

Chap

Chapitre 13

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Les nouveaux temps du Monde

« Suis allé au Yucatán. Ces ruines sont merveilleuses, alors pourquoi s’en faire ? Un jour, l’Opéra sera en ruine lui aussi. » Jørn Utzon, 19661.

L

es historiens ne se sont que rarement préoccupés du « temps qui passe ». L’histoire traite peu de la durée des choses, sauf dans quelques approches théoriques intéressantes [Bonnaud, 1989], mais qui ont souvent valu à leurs auteurs d’être frappés d’ostracisme (au moins intellectuel) par une profession que le spectre menaçant de l’anachronisme structuraliste, mais aussi nécessairement scientifique, rendait rétive à toute tentative « d’histoire universelle » nécessitant une pensée du temps. L’histoire universelle est généralement vue par cette profession comme l’œuvre d’historiens du dimanche, au mieux de professeurs honoraires que l’âge canonique autorise à philosopher, trop éloignée des archives et des sources de première main pour prétendre au statut de travail de recherche. Plus généralement, la théorie de l’histoire occupe une position marginale dans le champ disciplinaire. À plus d’un titre, mis à part quelques écoles aventureuses et quelques individus d’exception [Ariès, 1954 ; Dhoquois, 1991 ; Hartog, 2003 ; Milo, 1991 ; Nora, 1997 ; Pomian, 1984] qui ont essayé de penser le temps des sociétés, l’histoire universitaire (française) à manqué son rendez-vous avec les

sciences sociales, comme autrefois la géographie vidalienne. Comme une certaine géographie ne sait voir le monde d’aujourd’hui qu’au travers du prisme de l’État, l’enseignement de l’histoire est encore largement structuré par périodes, voire par siècles. Comme métrique temporelle, le siècle est un handicap lourd [Milo, 1991]. Invalidité comparable à celle qui frappait ces géographies du passé qui ne savaient pas encore jouer des métriques pour mesurer la distance autrement qu’en kilomètres « à vol d’oiseau » ; à une époque à laquelle, du reste, on volait mal. C’est ainsi que la durée n’est pas vraiment le problème de l’histoire, dont les performances cognitives sont mieux reconnues dans le domaine d’un alliage d’événements dramatiques et d’évolution des mœurs.

QUEL TEMPS DE RÉFÉRENCE POUR LA MONDIALITÉ ? Pourtant, au-delà d’une connaissance intime et respectable de l’époque dont est dépositaire chacun de nos historiens, l’intelligence des temporalités du

Notes 1

Texte d’une carte postale envoyée du Mexique par Jørn Utzon (architecte de l’opéra de Sydney) à un collaborateur à Sydney, sur le chemin du retour d’Australie, après sa démission en 1966. Cité par Françoise Fromonot [1998, p. 187], reprenant John Yeomans [1968]. Il n’est pas inutile de rappeler que ce sont entre autres les temples Mayas qui ont inspiré à Utzon le socle de l’opéra de Sydney.

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Un Monde à inventer

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monde est utile à sa compréhension. Car les sociétés instituent des durées standards qu’elles articulent avec des dates et des moments clés, et se dotent ainsi de « temps de référence », d’étalons temporels qui structurent et rythment leur développement et leur histoire. Si le Monde est une société, par certains aspects au moins, il importe de mesurer l’ampleur temporelle de ses processus mémoriels, de sa capacité d’oubli. Il importe de savoir quels sont les temps qui comptent, quelles sont les durées qui scandent la vie sociale du Monde. In fine, la question fondamentale est de savoir si l’on peut associer à la mondialité des temps de référence (instants, durées, vitesses). Dégagé de l’approche historique, nous pouvons tenter d’expliciter les relations de la durée et de la distance. Comme hypothèse de départ, nous devons nous libérer de l’a priori qui consiste à associer de manière univoque la longue durée à l’échelle mondiale, ou inversement ne voir dans la mondialisation qu’un phénomène dominé par l’urgence. Voici notre thèse : les temporalités de la mondialité auraient de spécifique qu’elles tendraient, au travers de la mondialisation, à repousser les bornes des vitesses de référence vers deux absolus : la vitesse infinie – simultanéité fonctionnelle – et la vitesse nulle – éternité. Ainsi, l’instant et le patrimoine seraient les deux objets temporels de référence essentiels de la mondialité. La temporalité mondiale serait une temporalité à large spectre. Pour autant, les vitesses effectivement atteintes n’atteindraient jamais ces extrémités, du fait même que la mondialisation qui les a rendus possibles est aussi ce qui les régule, en particulier du fait de sa spatialité spécifique. Inversement, l’intensité de la mondialisation et la profondeur de la mondialité des espaces du Monde pourraient s’apprécier dans leur rapport à l’instant et à la durée.

L’ESPACE D’UN INSTANT Pour estimer l’importance de l’instantanéité dans le Monde, il est utile d’apprécier quelques temporalités clés : mesurer le Monde en temps de parcours potentiels, d’une part, via la vitesse des modes de transport et de transmission, et en temps de parcours réels, d’autre part, via les réseaux produits effectivement par les sociétés.

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MONDIALISATIONS, CHANGEMENTS DE VITESSE Nombre d’auteurs ont ainsi déterminé, pour l’époque et la région qui les intéressaient, les vitesses de déplacement et les temps de trajet associés [Ollivro, 2000, 2006]. Mais la vitesse affecte différemment les objets matériels et immatériels. C’est peut-être cette différence croissante entre vitesse de l’information et vitesse de déplacement qui scande, tout au long de l’histoire du monde, les étapes de la mondialisation, et contribue à identifier les mondialisations (chapitre 4).

Les colonies étaient indépendantes On peut partir d’un premier exemple pour lequel il n’y a absolument pas de simultanéité : le lien politique et les conditions de possibilité d’un gouvernement des colonies du Nouveau Monde à l’époque de sa conquête. Au xvie siècle, lorsque les navires porteurs de nouvelles mettaient plusieurs mois pour faire l’allerretour entre l’Espagne et l’Amérique du Sud, aucune décision politique conjoncturelle ne pouvait être prise en référence à un gouvernement centralisé à Madrid. La fonction politique ne pouvait être assurée sur une grande échelle que par le biais d’une autonomie très importante, le lien spatial entre métropole et colonies se résumant à une relation « commerciale » (au sens d’échange de biens, fût-il très inégal et contraint). Cet état de fait découle du couplage alors indépassable du transport des objets matériels et de la transmission de l’information. L’appréhension géographique de la question permet toutefois de mettre en évidence, dès ce stade de développement technique, deux logiques distinctes quant à l’organisation spatiale du transport de l’objet porteur d’information : avec ou sans relais. Dans la pratique, la technique du relais présente comme avantage d’autoriser une vitesse moyenne plus importante qu’un transport assuré par un même vecteur tout au long du trajet. Ainsi, des vitesses de transmission de l’information très élevées sont possibles si l’on multiplie le nombre de relayeurs, chacun atteignant une vitesse très grande sur une très courte distance. La technique du relais a très tôt été mise en œuvre, en particulier pour le service postal et plus généralement la messagerie. Elle est aussi d’emploi très ancien pour la transmission d’informations par voie immatérielle avec les sémaphores, les

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tambours, les cloches ou les signaux de fumée, par exemple, pendant longtemps seuls moyens de télécommunication « pure », c’est-à-dire n’impliquant pas de mobilité matérielle. Relayer des signaux visuels ou sonores devient nécessaire devant la difficulté de leur perception à mesure que la distance entre les relais augmente, distance infinie si des obstacles s’interposent à la propagation des ondes lumineuses ou sonores. L’histoire des mondialisations du monde peut être ainsi appréciée à l’aune des possibilités de mise en place des postes de relais. Et depuis la première mondialisation, celle qui correspond à la diffusion de l’espèce humaine sur la planète, deux composantes structurent en parts inégales la vitesse des relations entre les différents mondes : la vitesse d’extension et la vitesse de parcours. La vitesse d’extension est celle qu’adoptent les sociétés qui œuvrent à l’extension de l’écoumène. Celle du peuplement peut s’exprimer en kilomètres par génération. Elle est déterminante dans un Monde qui n’est encore qu’un ensemble de mondes peu reliés entre eux. Le Monde actuel est l’objet de parcours plus que d’exploration, du fait même de la part croissante de l’urbanisation qui concentre l’activité sociale dans des centres métropolitains plutôt qu’aux périphéries d’un monde en extension. La mondialisation contemporaine est ainsi plus fortement structurée par les vitesses de parcours du Monde que par celles qui caractérisent les déplacements exploratoires et sans retours, dont on ne connaît pas encore la destination ou dont la destination n’est pas encore une étape et à peine un terminus. Comme processus historique, la mondialisation aura ainsi conjugué des vitesses de transport distinctes, selon qu’elle recourait ou non à la technique du relais, et selon qu’elle favorisait l’exploration ou le parcours. Les combinaisons multiples entre les termes des deux couples, le transport au long cours et le transport relayé, d’une part, l’exploration et le parcours, d’autre part, caractérisent des moments distincts de la dynamique des espaces. Si l’extension de l’écoumène relève au départ de mouvements lents et sans retour, elle est ensuite stabilisée par la mise en place de « lignes fixes », structurée par un réseau hiérarchisé de transports dont la vitesse et l’efficacité dépendent de la mise en place de relais.

L’efficacité de la transmission dépend alors de la capacité qu’ont les sociétés à développer et maintenir un système de relais. Le coût de telles infrastructures n’est pas négligeable, mais la nécessité d’une maîtrise territoriale, ou du moins d’un espace pacifié et techniquement « équipable » requis par ces infrastructures pour exister durablement ne l’est pas non plus. Car le gain significatif de vitesse doit être mis en balance avec la fiabilité du transport. Les systèmes de transmission matérielle sans relais présentent l’avantage de limiter les intermédiaires au seul porteur du message ou au seul transporteur de l’objet. À l’inverse, la multiplication des relais peut permettre une transmission plus rapide, mais éventuellement moins fiable si l’information est éventée en cours de route ou l’objet perdu lors des multiples transactions qui l’affectent. Le plus souvent, les sociétés ont mis en place des systèmes de transmission matérielle autorisant au besoin une dissociation du porteur du message et du moyen de transport. Les messages confidentiels étaient portés par une personne de confiance tout au long d’un trajet qui, lui, recourait à un système de transport relayé, par un changement de monture par exemple. La diminution de la vitesse moyenne n’était ainsi causée que par la nécessité de repos du porteur et non par la vitesse spécifique du moyen de transport. Un tel dispositif implique une géographie relativement complexe. Et ce d’autant plus que le morcellement du monde en souverainetés distinctes rend difficile la maîtrise territoriale d’une longue chaîne logistique de transmission ou de transport. Toutefois, force est de constater que le transport d’informations et de marchandises a le plus souvent été possible malgré ce morcellement, faisant intervenir un grand nombre d’intermédiaires le long d’itinéraires très segmentés, croisant des intérêts très divers et cumulant la traversée de territoires au mieux indifférents les uns aux autres, mais souvent rivaux. Dès la Renaissance, la constitution de marines de guerres traduit la volonté de territorialiser l’espace maritime en vue de constituer un contexte sécurisé pour les liaisons entre métropoles et colonies ou comptoirs. Cette territorialisation visant le contrôle des abords d’archipels, de havres ou de détroits, était le plus souvent opérée à partir de microterritoires insulaires ou d’enclaves servant de base maritime et, dans le meilleur de cas, de lieu de production et de commerce.

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Une telle structure géographique du lien entre les parties interdépendantes d’un Monde partiellement unifié impliquait une gestion de l’altérité qui oscilla longtemps entre le transactionnel et le conflictuel, entre relais et transporteur unique, entre confiance et défiance, entre commerce et guerre. Dans toutes ses étapes, la mondialisation a dû intégrer cette gestion de l’altérité dans les paramètres du contrôle des distances qu’elle définissait. Une lecture de l’espace mondial de l’Antiquité à la période moderne fait apparaître d’abord l’ambivalence d’un Monde de royaumes exigus et d’empires intenables. Mais cette structure territoriale n’est pas toujours utilisée pour apprécier les proximités de l’époque, ni saisir la nature des parcours contemporains. Contaminée par les deux virus de l’euclidianisme et du nationalisme méthodologique, notre pensée des distances a du mal à évaluer l’efficacité des grands réseaux commerciaux, des grandes routes commerciales. Même si les vitesses moyennes de déplacement demeuraient relativement lentes comparativement à ce qu’elles sont aujourd’hui, les technologies géographiques des marchands et messagers autorisaient des performances qui, le long de certains itinéraires, rendaient le transport possible et pour ainsi dire relativement rapide. Le fait que l’archéologue trouve ici où là les restes d’objets fabriqués ailleurs, et souvent très loin, ne doit pas seulement être interprété comme l’existence, très tôt dans l’histoire de l’humanité, de relations commerciales à longue distance, mais aussi, pour ne pas dire plutôt, comme la très précoce capacité qu’ont eu les sociétés humaines à s’affranchir intellectuellement et en actes des contraintes de l’espace euclidien. La mondialisation, avant même d’être un changement d’échelle, constitue un changement de métrique.

De la vitesse des Lumières à la vitesse de la lumière : le double découplage La logique du relais n’a de sens que dans la mesure où, pour un même mode de transport, plusieurs vitesses sont possibles et suffisamment distinctes pour être pratiquées avec des effets différents ; disons plusieurs régimes : marche, course ; pas, trop, galop ; voile, moteur ; subsonique, supersonique, etc. Réciproquement, le choix de développement d’un système de relais n’a d’intérêt que dans la mesure où

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il permet effectivement le passage d’un régime à un autre, et ce faisant l’augmentation significative de la vitesse moyenne, tout en prenant en compte le temps de transmission perdu lors du relais. L’évolution des techniques de transport et de transmission a autorisé la multiplication des régimes d’un mode de transport donné, mais elle a aussi multiplié le nombre de modes de transport et de transmission. Ajoutant d’abord la navigation moderne à la marche à pied aidée du portage animalier, la révolution industrielle et scientifique du xixe siècle a ensuite débouché sur l’addition des transports ferroviaire, automobile et aérien à la gamme des options disponibles pour déplacer hommes et objets. En plus de l’accroissement du différentiel des vitesses de déplacement que provoque à chaque fois l’arrivée à maturité de ces techniques, il faut compter sur leur cumul, sur le choix qu’il offre alors sur une même liaison, et sur leurs caractéristiques infrastructurelles et in fine géographiques. Ce que change le transport aérien dans les parcours de la planète ne se résume pas à un accroissement de la vitesse de déplacement. Le fait que l’on puisse traverser les continents et les océans en les survolant plutôt qu’en les sillonnant implique une structuration complexe des coûts et des prix du transport, tenant compte à la fois de données matérielles comme le poids des objets transportés ou les contraintes infrastructurelles du réseau (lignes spécifiques, gares), et de données d’usage comme le confort, les logiques de distinction sociale, la concurrence des opérateurs, etc. La dynamique qui a accompagné le dernier mouvement de la mondialisation, depuis 1945, a ainsi vu s’accroître considérablement l’étendue du spectre des vitesses de déplacement envisageables. En peu de temps, quelques décennies au plus, l’humanité est passée d’une situation dans laquelle l’essentiel de la mobilité matérielle s’effectuait à la vitesse du couple homme-animal ou homme-vents à bas régime – au pas, où à quelques nœuds –, à une situation dans laquelle ce couplage n’était plus de mise et la marche des hommes n’était qu’un moment de déplacement le plus souvent plurimodal et polycinétique. À ce premier découplage, techniquement opéré relativement tôt dans l’histoire, mais qui ne s’est généralisé et systématisé qu’avec la révolution industrielle, s’en ajoute un second, tout aussi déterminant pour la mondialisation, si ce n’est plus :

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le découplage de la vitesse de transmission immatérielle de l’information et de la vitesse de transport des objets matériels. Le corollaire technique fondamental de ce mouvement réside dans le perfectionnement et l’invention de techniques de transmission informationnelle aboutissant à une réduction de sa matérialité à des dispositifs d’émission et de réception de signaux électromagnétiques, dispositifs qui, pour les plus modernes, permettent même de s’affranchir des infrastructures de transmission du signal (câbles), mais au prix d’une perte de débit. Dès lors que la transmission de l’information n’est plus obligatoirement liée au transport d’un objet matériel qui la porte, c’est la face du monde qui change radicalement. L’irruption de cette télé-communication « pure » dans le champ des modalités de gestion de la distance modifie certes la capacité qu’ont les sociétés à établir des relations de dépendance étroites entre territoires éloignés. Mais les effets d’une telle révolution sont d’autant plus conséquents que la distance qu’elle affecte était auparavant importante. La concurrence entre la mobilité matérielle et la télé-communication ajoute encore des nuances au spectre des vitesses qui entrent en ligne de compte dans toutes les relations que la distance établit entre les différents lieux du monde. À l’orée du xxie siècle, un système de vitesses est ainsi mis en place, rendant l’écoumène hyperaccessible, l’accessibilité des lieux procédant de combinaisons complexes de télé-communication (transmission d’informations) et de mobilité (déplacement d’objets matériels), multipliant les vitesses disponibles, et contribuant à définir de manière structurante ces mêmes lieux. L’hyperaccessibilité insiste sur le caractère équivoque de l’accessibilité des lieux pris dans la mondialisation. Au contraire d’une vision simplement progressiste et techniciste de l’évolution des vitesses qui font la trame du Monde, privilégiant des temps de trajet moyens, minimum ou maximum, et concluant au bout du compte à une réduction de la taille du monde, témoin de la mondialisation, il est sans doute plus juste de saisir cette dernière sur deux plans : 1) une réorganisation parfois brutale des proximités, mesurées selon une métrique de la durée tenant compte des normes du moment et de l’étendue des possibles ; 2) une qualification d’un nombre croissant de lieux pour participer à la vie du Monde en s’insérant en

position d’acteur dans l’agencement des flux qui le parcourent. Ces deux logiques concourent à faire de la mondialisation non seulement un intégrateur des lieux du monde, mais aussi un producteur de lieux de toutes tailles, certains plutôt petits, comme des lieux touristiques (chapitre 6), d’autres bien plus grands, comme Internet (chapitre 5), en passant par des « objets lourds » comme les villes mondiales et les villes mondialisées (chapitre 7).

LA MONDIALISATION, RÉGULATEUR DE VITESSE Le géographe Denis Eckert et le mathématicien Frédéric Manglote ont proposé d’accepter « l’hypothèse que l’on peut aller presque partout dans le Monde en quarante-huit heures maximum » ; hypothèse appuyée sur des travaux empiriques de mesure des temps de transport [Eckert et Manglote, 2002]. Quand bien même cette hypothèse serait optimiste, et s’il fallait réduire les ambitions et considérer qu’au moins 95 % de l’écoumène est accessible de n’importe quel lieu en trois ou quatre jours (en y mettant le prix), la mesure de l’espace mondial ne serait toutefois pas considérablement changée : nous vivons d’ores et déjà sur une petite planète, que nous pouvons, si nous le voulons, parcourir en très peu de temps. Corollaire : la différence de nature entre proximité et éloignement s’estompe, les deux termes ne marquent plus qu’une différence des degrés dans la distanciation.

Doctor Hubs et Mr Shuttles Ce constat, maintes fois réitéré, d’un raccourcissement des distances, s’il accompagne et favorise la mondialisation, s’il en est même d’une certaine manière le produit, pour peu que l’on considère le progrès technique comme une réponse à ses défis, n’est pourtant pas le symptôme univoque de la mondialisation. Car les réseaux mondialisés de mobilité et de télé-communication jouent en quelque sorte, par leur configuration spécifique, le rôle de régulateurs de vitesse. La mondialisation contemporaine n’est pas synonyme d’accélération sans fin. Au contraire, on observe depuis une vingtaine d’années une structuration des réseaux mondiaux qui, au lieu de favoriser l’actualisation des vitesses potentielles maximum, fixe une gamme de vitesses d’exploitation bien en dessous des possibilités qu’offre la technique du moment. Ce constat est sans appel dans le cadre du transport aérien, par exemple, et peut être

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fait dans le contexte des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), si l’on substitue le débit à la vitesse dans l’analyse. Cela même si, bien sûr, la vitesse moyenne de toutes les mobilités ou de toutes les transmissions augmente, alors même que le nombre et la portée des mobilités et des télé-communications s’accroît lui aussi. L’exemple du transport aérien de passagers permet de saisir ce processus de régulation. Si l’on brosse à grands traits l’histoire des logiques spatiales du transport aérien, trois phases semblent se succéder. L’offre de transport est le fait de compagnies privées de petite taille exploitant chacune un petit nombre de lignes, nées après la Première Guerre mondiale, reclassant les pilotes et exploitant les acquis techniques de la guerre. Rapidement, dans l’entre-deux-guerres, un mouvement de concentration conduit à la formation de compagnies en situation de quasi-monopole, plus ou moins étroitement liées aux États, mais restant souvent dans le secteur privé. Ce développement rapide du secteur permet l’ouverture de lignes long-courrier, notamment vers les colonies ou dépendances des grandes puissances, outre les liens entre leurs capitales. Si le marché nord-américain du transport aérien de passagers reste jusqu’à aujourd’hui structuré par la concurrence entre une multitude de compagnies privées, il n’en est pas de même dans le reste du monde, et en particulier en Europe, où les grandes compagnies formées dans l’entre-deux-guerres furent pour une part nationalisées ou placées du moins dans une certaine relation de dépendance vis-à-vis des États qui les ont vu naître. Après la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1980, se déroule une seconde phase, celle des « compagnies nationales ». Indurant les structures économiques et développant d’une certaine manière les réseaux établis avant guerre, cette seconde phase est caractérisée par la mise en place d’un réseau mondial peu hiérarchisé, chaque compagnie nationale proposant une desserte en vols directs proportionnelle à ses moyens, d’une part, et orientée par la nécessité d’entretenir des liens privilégiés avec certains territoires, reprenant le schéma relationnel des grands empires coloniaux. À partir des aéroports des grandes capitales du monde riche, il est ainsi possible de relier sans d’autres escales que

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celles imposées par le rayon d’action des appareils à peu près toutes les grandes capitales du monde. Ce moment géopolitique du transport aérien n’est toutefois rendu possible que par une réglementation internationale de la concurrence visant à limiter de manière stricte la possibilité d’exploitation commerciale des lignes, et consacrant de fait la logique des monopoles nationaux. Cet état de fait durera jusqu’à la libéralisation du transport aérien dans les années 1980-1990. C’est ainsi que, dans ce très long après-guerre, se développent les principaux nœuds du réseau aérien mondial, quitte, pour chaque opérateur national, à négliger la rationalité économique, certaines lignes tournant à vide sous couvert de la raison d’État. Mais, parallèlement à ces réseaux nationaux, se développe dès les années 1970 le réseau des charters, constitué par des opérateurs privés pour les besoins du tourisme, et exploitant à la demande des lignes directes entre provenances et destinations touristiques, rentables par construction. À la fin de la période, disons au milieu des années 1980, il existe ainsi une offre très fournie qui rapproche effectivement les périphéries du monde riche de ses centres, offre dont l’évolution a suivi d’assez près la courbe du progrès technique. Ce mouvement d’accroissement global à tout prix des vitesses de parcours du monde atteindra son apogée avec le premier vol commercial du Concorde (21 janvier 1976), avion supersonique pouvant embarquer cent passagers, et exploité par Air France et British Airways jusqu’en 2003. Le retrait du service du Concorde marque une étape importante dans l’histoire de l’espace aérien mondial : entre Paris ou Londres et New York, le meilleur temps de trajet augmente, passant de trois heures et demi à sept heures. Mais la mondialisation ne s’arrête pas. C’est la déréglementation du transport aérien associée à la privatisation des grandes compagnies qui change radicalement la donne du transport aérien dans les années 1990. En particulier, la possibilité du cabotage autorise une compagnie « étrangère » à opérer des liaisons commerciales au sein d’un même pays. Dès lors, la concurrence féroce des compagnies les conduit une fois de plus à s’associer, mais cette fois-ci en conservant leur identité et en se regroupant au sein d’alliances qui concentrent aujourd’hui

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la moitié du trafic (Star Alliance, OneWorld et SkyTeam). Paradoxe sémantique : symbole de la mondialisation, la dérégulation du transport aérien a fabriqué un régulateur de vitesses. En effet, le réseau aérien mondial présente deux caractéristiques complémentaires : une très forte hiérarchisation globale, coexistant avec des liaisons directes à haute fréquence entre couples de capitales régionales de haut niveau. Cette dualité forme un système associant deux termes clés : les hubs, d’une part, les « navettes » (ou shuttle), d’autre part. Le système hubs and shuttles est plus sûrement caractéristique de ce que la mondialisation fait au transport aérien que ne l’est la simple notion de hiérarchisation du réseau. Le terme « hub », dérivé de l’expression « hub and spokes » – moyeux et rayons d’une roue –, désigne les grandes plateformes aéroportuaires qui dorénavant concentrent le trafic aérien et servent de bases régionales aux grandes alliances aériennes. Leur principe de fonctionnement est relativement simple : plutôt que de faire voler des avions en partie vides sur des lignes peu fréquentées mais directes, les compagnies préfèrent aujourd’hui faire voler des avions pleins entre des pôles régionaux majeurs, accessibles par un système continental intégré. En contrepartie d’un prix en baisse, les compagnies demandent à leurs clients de bien vouloir accepter de faire une ou deux escales, et de ce fait d’accepter l’allongement souvent significatif de la durée de leur voyage. Les vols intercontinentaux sont ainsi remplis avec les passagers originaires de diverses provenances régionales acheminés jusqu’au hub par de petits avions, pleins eux aussi. À l’arrivée, le flux des passagers pour diverses destinations régionales est alors éclaté sur des avions de moyenne capacité. La raréfaction des lignes directes, concentrées à présent sur les liaisons entre hubs, n’est compensée que par la mise en place des « navettes » entre villes majeures, fréquentes et rentables (Paris-Nice, São Paulo-Rio de Janeiro, New York-Washington D. C. par exemple). Le principe des liaisons privilégiées est celui qui préside également au développement des charters à destination des grandes régions touristiques, et dans une certaine mesure à l’exploitation de certaines lignes par des compagnies dites low cost, proposant une qualité de service minimum mais souvent suffisante en contrepartie de prix très

attractifs (low fare). Aujourd’hui, la relation entre distance « à vol d’oiseau », temps de trajet et prix échappe donc à une règle de proportionnalité simple ; sans compter les techniques de yield management qui permettent de déterminer pour un service égal (i.e. pour deux sièges voisins) des niveaux de prix différents en fonction du niveau de remplissage de l’appareil et donc du moment de l’achat. Si l’on tient en outre compte de la fréquence des vols dans le calcul de la vitesse de déplacement, on peut aisément constater que : 1) la ligne droite n’est pas toujours le chemin le plus court en temps de trajet ; 2) le trajet le plus long n’est pas nécessairement le plus cher.

Paris, Cancun, Dubaï, ou Kuala Lumpur ? La concentration des flux en un nombre restreint de nœuds du réseau a bien sûr des effets importants sur les lieux concernés et leur environnement. Cette évolution, associée à l’augmentation du rayon d’action des avions, a en premier lieu conduit à supprimer toute une série d’escales techniques, et bouleversé du même coup l’économie de lieux pour lesquels ces escales étaient « vitales ». C’est en particulier le cas de la traversée du Pacifique. [Ward, 1989.] Du fait de la grande accessibilité conférée par l’accession au statut de hub, les lieux du monde sont mis en concurrence non seulement sur le plan de leur position géographique dans une logique de transit, mais aussi sur celui de ce qu’ils ont à offrir en tant que destination et que porte d’entrée. Laquelle de Paris, Cancun, Dubaï ou Kuala Lumpur telle association professionnelle mondiale choisira-t-elle pour organiser son congrès annuel ? Réciproquement, quelle stratégie Paris, Cancun, Dubaï ou Kuala Lumpur doivent-elles adopter pour être choisies comme lieu de rencontre mondial(e) ? Dans cette compétition, les arguments touristiques tiennent bien évidemment une place de choix, faisant jeu égal avec les équipements hôteliers et de congrès. S’il est tout à fait improductif de confondre dans l’analyse les affaires et le tourisme, la catégorie peu utile du « tourisme d’affaire » procédant d’une confusion entre diversité des pratiques et nature des équipements, il va sans dire que la mondialisation des univers professionnels offre pour les lieux l’occasion d’une valorisation de ce qu’ils ont à offrir, alors même que pour certains, c’est leur situation périphérique qui les avait conduits sur la pente d’un

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Carte 1 Les routes aériennes transpacifiques Los Angeles-Sydney

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Sources : R. Gerard Ward, « Earth’s Empty Quarter ? The Pacific Islands in a Pacific Century », The Geographical Journal, 155 (2), juillet 1989, p. 235-246

désengagement de l’économie mondiale et par voie de conséquence vers un certain déclin. Mais les stratégies de développement visant à accroître l’attractivité des lieux en concurrence ont aussi quelques effets collatéraux. La réduction des vitesses qu’introduit la configuration en hubs par rapport au système des lignes directes, si elle tend à se généraliser, n’annule pas l’argument du temps de transport dans l’équilibre concurrentiel. S’il est de plus en plus évident que certains culs-de-sac de la planète ne peuvent être atteints à prix raisonnable qu’en acceptant de faire escale et de changer d’avion, la vitesse de ces derniers et les parcours standards étant aujourd’hui stabilisés par l’induration du réseau des hubs, la concurrence ne peut plus s’exercer que sur le prix (prenant en compte la qualité de service : équipement de l’avion, qualité des repas, système de fidélisation, franchise de bagages, réservation des sièges dès l’achat du billet, décoration du salon d’attente – lounge –, sourire de l’hôtesse…) et sur le temps perdu dans les correspondances.

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La nécessité de réduire le temps d’escale tient à la fois à la volonté de réduire le temps total de trajet, et à celle d’améliorer la qualité du service, les escales étant potentiellement vécues comme du temps perdu dans l’environnement confiné d’un aérogare. Cette double motivation a deux implications importantes pour les hubs. D’une part, la brièveté des correspondances est conditionnée par la concentration dans le temps des vols régionaux, atterrissages comme décollages. En effet, le remplissage d’un gros-porteur par des passagers d’origines diverses impose que ces derniers arrivent tous au hubs peu de temps avant le décollage du premier – pas beaucoup plus de deux ou trois heures –, et inversement à l’arrivée des gros-porteurs. En outre, les vols intercontinentaux Est-Ouest et Ouest-Est sont programmés par rapport aux décalages horaires de manière à minimiser le temps de jour perdu, la préférence étant donnée au vol de nuit, et par là aux passagers des business class et first class, qui payent cher le confort du siège-transat à accoudoirs et écran individuels. Cette stratégie

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commerciale contraint également arrivées et départs des gros-porteurs à la quasi-simultanéité. Le système des hubs réclame donc mécaniquement un équipement important quant à la capacité de gestion des mouvements sur la plateforme aéroportuaire, et en premier lieu un nombre de pistes largement supérieur à celui requis par l’augmentation tendancielle du trafic. L’ennemi numéro un des grandes compagnies est donc aujourd’hui le retard des vols résultant de l’engorgement des infrastructures aéroportuaires, souvent menacées par des impondérables et des réactions en chaîne, la sécurité ne pouvant raisonnablement jouer en la matière le rôle de variable d’ajustement. Une telle croissance des équipements nécessaires pour continuer à jouer dans la cour des grands ne va pas sans poser de problèmes au plan environnemental, l’augmentation et la concentration temporelle du trafic et l’extension des infrastructures aéroportuaires n’étant que rarement bien accueillies par les riverains, ou par ceux qui vont le devenir malgré eux. Au-delà, la question même de la possibilité de telles extensions se pose pour des aéroports anciens, situés trop près des centres-villes. Le compromis est parfois difficile à trouver entre proximité nécessaire du centre et possibilités d’extension. Dans les pays asiatiques à forte croissance, le choix se porte souvent sur la construction d’un nouvel aéroport dans un nouveau site (Kuala Lumpur, Hong Kong), réaffectant l’ancien équipement au trafic domestique (Bangkok), éloigné du centre-ville mais relié à lui par un système de transport urbain ultra-performant et offrant aux passagers des services de grande qualité. C’est ainsi que Shanghai s’est doté d’un nouvel aéroport situé à une trentaine de kilomètres du centre-ville, mais relié à ce denier en sept minutes par un train à sustentation magnétique circulant à plus de 400 km/h. Appréciant bien les enjeux de la concurrence infrastructurelle des hubs, le volontarisme aménageur redoutablement efficace de la ville de Hong Kong a opté pour l’abandon de l’ancien aéroport accolé au centre-ville aux atterrissages spectaculaires, la zone étant réurbanisée, et pour la construction d’un nouveau terminal, bien plus grand, sur une île à quelques kilomètres du centre-ville, une liaison rapide étant assurée par des ponts autoroutiers et ferroviaires interconnectés avec le réseau de métro local. Pour compléter le dispositif, l’aéroport

propose au passager d’enregistrer ses bagages dans la gare ferroviaire du centre-ville, où l’aura conduit une navette gratuite faisant la tournée des hôtels avec une fréquence de trois voyages par heure. Outre la concurrence que peuvent se livrer les hubs sur les performances de leurs infrastructures, et au-delà de l’offre touristique et urbaine à laquelle ils donnent accès, éventuellement en complément d’infrastructures professionnelles, il reste un domaine dans lequel ils peuvent encore se distinguer : la qualité des lieux. La concurrence sur ce terrain peut d’ailleurs être poussée à l’extrême et fabriquer de toutes pièces des « escales commerciales », comme il existe des centres commerciaux. C’est le cas de l’aérogare de Dubaï, aux Émirats arabes unis, sur le chemin de l’Asie méridionale et hub du réseau de la compagnie Émirats, réputée pour sa qualité et son niveau de services. Il faut comprendre ces équipements comme la partie d’un tout, qui est l’amorce et l’élément clé d’une reconversion économique émiratie utilisant la manne pétrolière pour préparer une ère touristique aux visées mondiales et aux chantiers pharaoniques. Les voyageurs d’affaires ont d’ores et déjà l’habitude de cet arbitrage subtile, qui pourra aussi prendre en compte la qualité architecturale des lieux, tant il est vrai que les aéroports contemporains sont l’œuvre d’architectes majeurs [Andreu, 1998 a et b]. Confrontée à ces aérogares, la théorie des non-lieux a du plomb dans l’aile.

LE TEMPS DES VILLES L’exemple du transport aérien montre bien la tendance autorégulée du moment à un accroissement des vitesses modulé par la mise en place d’une géographie réticulaire appuyée sur un certain type de mondialité. Le transport de marchandises par voie aérienne ou maritime suit la même logique, sauf que les contraintes temporelles sont plus faibles du fait que : 1) contrairement aux individus, les marchandises ne font que des allers simples, ce qui permet de compenser une vitesse faible par l’établissement d’un flux continu et de stocks ; 2) la contrainte des courtes escales vient du fait qu’il n’est pas possible de stocker les voyageurs comme on le fait pour les conteneurs. L’approche peut être complétée par une analyse spécifique des relations qu’entretiennent télécommunication et mondialisation, en particulier au travers d’Internet et plus généralement de la

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Un Monde à inventer

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cybergéographie mondiale (chapitre 5). La conclusion est simple : la mondialisation n’est pas la « fin de la géographie », comme le sous-entendait Richard O’Brien [O’Brien, 1990]. Si ce dernier s’appuyait sur une offre géographique épistémologiquement faible, ce qui lui donnait en un sens raison, l’idée que la facilité d’établir des relations entre différents lieux du globe parfois éloignés, permise à la fois par la vitesse des télécommunications et de la mobilité matérielle, efface les distances est clairement fausse : elles sont recomposées, diminuées ici et augmentées là. C’est l’idée même de progrès qui est redéfinie. Nous sommes en effet portés au constat d’un décrochage, et non plus simplement d’un retard, entre ce que la technique peut et ce que la société fait. La traduction sociale de la technique emprunte des voies qu’il est de plus en plus difficile de suivre, opérant une sélection qui ne peut plus s’appréhender dans les termes simples de l’adaptation darwinienne. Si les fondements du modèle explicatif darwinien restent valables, s’il est effectivement encore efficace de penser le changement par la rencontre d’une fabrique de l’innovation et d’un milieu sélectif, au sein du monde social contemporain, les influences réciproques d’une instance sur l’autre font jeu égal avec les processus aveugles de la sélection : l’innovation sélectionne le milieu, et le milieu coproduit l’innovation. Une telle complexification des logiques de changement est née avec la mondialisation contemporaine, dans la mesure où celle-ci est aujourd’hui bien plus largement animée par les logiques relationnelles que par les logiques exploratoires. Ayant en quelque sorte atteint le bout du Monde, ne cherchant à l’étendre que marginalement, les sociétés contemporaines sont entrées dans une phase dans laquelle le progrès de la vitesse a, selon le cas, deux effets contradictoires. L’unification du monde, d’une part, par la connexion d’un nombre croissant de lieux et leur « rapprochement » et, d’autre part, la hiérarchisation des lieux par la vitesse d’accès, produisant de la désintégration à l’endroit de ceux qui ne sont pas en bonne position, cumulant deux handicaps : avoir trop peu à offrir par rapport à leur distance aux autres lieux, et en priorité aux axes et aux centres du Monde. Ceux qui en sont proches peuvent profiter d’une position de périphérie facilement connectée ; ceux qui disposent d’une offre originale peuvent

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compenser leur éloignement des centres par l’établissement de lignes directes, comme dans le cas des charters pour le tourisme. La mondialité des lieux saisie par le biais de la vitesse disponible met ainsi en avant l’archipel urbain mondial et le réseau des relations qui le structurent. C’est dans les villes, et en particulier dans les centres urbains importants et dans les lieux porteurs et promoteurs de l’urbanité, dans ces machines géographiques à annuler la distance et à favoriser la diversité productive, que s’opère le mieux la gestion de la vitesse et de ce fait l’intégration au Monde. La notion de progrès trouve une nouvelle définition au contact de la mondialisation, et il y a à cela un corollaire essentiel : si c’est dans l’urbanité que se développe le mieux la maîtrise du Monde, alors c’est aussi que la ville est aujourd’hui la meilleure protection contre les « méfaits du progrès », s’ils existent. L’offre de vitesses diversifiées que proposent les villes mondialisées est en effet le signe d’une capacité de ces lieux à adapter la nécessité de la vitesse aux pratiques et aux aspirations sociales. La ville convertit la vitesse d’une logique de performance technique en une logique de performance sociale. Encore faut-il que les villes soient de vraies villes, effectivement denses et diverses, favorisant elles-mêmes en leur sein de hautes vitesses de mobilité, non dissuasives, et limitant le temps perdu – dans les encombrements ou dans des transports publics inefficaces par exemple –, suffisamment grandes et autonomes pour être en mesure de contrer les effets secondaires de leur masse. La vitesse, progrès technique urbanisé en progrès social est, au sein des sociétés mondialisées, un moyen de gagner du temps pour mieux le prendre ailleurs. Ce n’est pas la ruralité qui sauve des « ravages du progrès », incarnés aujourd’hui par l’impératif de rapidité, mais bien, quand elle est assumée, l’urbanité. Ce sont les vitesses du monde urbain mondialisé qui autorisent la lenteur et son éloge.

LA SOCIÉTÉ DE CONSERVATION Malgré les errements vidaliens d’une géographie guidée par « l’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques » [Vidal de la Blache, 1903, conclusion], les permanences géographiques peuvent être abordées avec intelligence.

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À QUOI SERT L’ÉTERNITÉ ?

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Ce qui explique habituellement la permanence géographique est la capitalisation en un même endroit de structures matérielles suffisamment polyvalentes pour être à même de subir des reconversions fonctionnelles successives. On comprend aisément l’argument et la mécanique économique matérialiste qu’il met en branle. Il apparaît valable pour au moins une partie de l’explication des permanences géographiques, à trois conditions toutefois : 1) que le contexte social ait un lien fort à la matérialité et à sa durabilité, ce qui affaiblit l’explication pour les âges les plus anciens comme les plus récents de l’humanité ainsi que dans les contextes sociaux peu marqués par le matérialisme ; 2) que l’analyse porte en priorité sur le monde des territoires urbains locaux, lieux de la capitalisation matérielle, plutôt que sur les réseaux, partiellement matérialisés, dépendant des techniques, et aux tracés d’une durabilité de ce fait moindre ; 3) que l’étude conduise à expliquer les abandons de capital pour les mêmes raisons matérielles qui servent à l’explication des permanences, ce qui oblige à adopter un point de vue élargi permettant, en plus de l’analyse locale, d’appréhender des logiques de concurrence géographique. Les travaux sur le site des villes émargeaient à cette approche, et en montraient les limites, rencontrées dès lors que la ville, assumant son autonomie urbaine, dépendait plus étroitement de déterminations urbaines allochtones – l’hyperurbanité – que des logiques de pôle régional, et qu’en outre sa croissance la faisait dépasser du cadre de son site initial. Une approche renouvelée des permanences géographiques peut considérer qu’il s’agit avant tout d’éclairer la dimension spatiale d’une logique sociale dont il est peu risqué de postuler l’universalité : la conservation. C’est-à-dire la mise en œuvre par les sociétés de divers procédés qui assurent leur pérennité par-delà le temps de la vie des individus qui les composent. La conservation fait de la question des permanences une question sociale, abordant leur espace, considérant ses lieux – et ses villes – comme des événements durablement reproduits.

Conservation = identification + transmission En tant que principe social fondamental, la conservation peut être appréhendée comme la conjugaison

dialogique de deux processus généraux : l’identification et la transmission. L’identification de ce qu’il y a à conserver, d’une part, la transmission dans le temps de ce qui a été identifié, d’autre part. On peut associer le processus d’identification à la territorialité. Elle permet d’entrer dans les problématiques géographiques de l’identité – identité qui peut n’être que fonctionnelle et rend appréhendable, sans enjeux culturels a priori, le « rôle » social d’un individu. L’étude des processus de transmission privilégie au contraire le recours aux réseaux, qui sont à même de porter l’identité au-delà des frontières du territoire. D’un point de vue géographique, mis à part une autarcie originelle utopique et pour le moins supposée, c’est en effet la mise en réseau qui permet à l’identité de traverser le temps, complétant l’identité réflexive par l’identité réciproque, ayant pour cela recours à la technologie et la technique qui sont au cœur de la conservation : le patrimoine et la patrimonialisation.

Qu’est-ce que le patrimoine ? Dans une forme plus abstraite de sa définition, le patrimoine procède de l’association d’un objet social quel qu’il soit et d’un discours spécifique ou générique sur son inscription dans le temps de la société, comme marqueur historique, mais aussi comme ressource à venir. Cette définition en compréhension du patrimoine peut avantageusement se substituer aux définitions en extension qui tentent d’énumérer ce qui en fait partie et ce qui en est exclu. Cela pour dire d’abord que l’action patrimoniale comme politique de l’histoire ne peut se réduire à un récit sans cesse augmenté des derniers épisodes à la mode. Mais aussi pour souligner une chose importante : le patrimoine est un principe de rapport au temps, ce n’est pas une collection de souvenirs. Le patrimoine pose au pouvoir local la question de sa légitimité, au travers de son échelle même. Et l’on comprend alors bien pourquoi, dans le cadre d’une recomposition des pouvoirs caractéristique de la mondialisation, la question du patrimoine se trouve renouvelée, puisque sa gestion, et dans une certaine mesure sa définition, se trouvent non plus réunies dans les mains d’un seul acteur, l’État, mais dans celles d’une multitude de collectifs, dont les positions par rapport à l’État, justement, sont loin d’être toujours « consonantes », pas plus qu’elles ne le sont d’ailleurs entre elles.

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Un Monde à inventer

La patrimonialisation : flux de l’histoire et stocks de discours

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Par-delà toutes ses variantes, la conservation est taraudée par une constante qui est le souci du temps, de la traversée du temps. Il s’agit d’élargir le présent, de lui donner une épaisseur, pour qu’il ne se réduise pas à l’immédiateté de relations actuelles, fluides et insaisissables. On se construit une histoire, on se donne un avenir, on s’inscrit dans une destinée. Mais à trop bien réussir, il arrive qu’on oublie le présent lui-même. La composante conservatrice du social prend alors le dessus, c’est la société de conservation poussée à son extrémité. En deçà, les situations se combinent, et la géographie permet leur coexistence, organisant la patrimonialisation en produisant des lieux spécifiques à cette fonction. Le patrimoine ne se découvre pas plus qu’il se redécouvre. Il se fabrique, c’est la patrimonialisation. En tant que regard sur le passé et projet pour l’avenir, le patrimoine est toujours une invention contemporaine. La patrimonialisation tient à peu de chose : savoir et pouvoir convertir le flux de l’histoire et des événements, en stock de discours et de lieux. Il s’agit, pour les sociétés contemporaines, en proportion de leur degré d’occidentalisation, de trouver les moyens de s’extraire d’un flot incontrôlable, celui d’une histoire mondiale dont on a l’impression, juste à certains titres, que l’on en a perdu la maîtrise. Cet effort revêt deux aspects, l’un définissant une transmission statique – l’identité subordonnée à l’identique –, et l’autre une transmission dynamique – la médiation des contenus identitaires. Le discours de l’affirmation identitaire n’est en fait pas séparable d’un discours de résistance identitaire. Ce dernier est par essence réciprocitaire, quand le premier est de nature réflexive. Réflexivité envers le local, et réciprocité de la reconnaissance vis-à-vis de « l’englobant » sont ainsi les deux faces de la médaille du patrimoine. La patrimonialisation entreprise par les sociétés occidentales semble comme animée par un syllogisme pourtant bien fragile : si l’histoire a toujours été écrite par les vainqueurs – et celle du temps présent par les vainqueurs de la mondialisation –, alors écrire le discours de l’histoire mènerait à la victoire ; qui sait ?

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UN PATRIMOINE MONDIAL Le « patrimoine mondial » est une force effective de transformation des lieux et d’influence sur les pouvoirs locaux, pliant d’une manière ou d’une autre les échelles intermédiaires du pouvoir à des logiques mondiales, connectant directement le local au mondial, couvrant tout le spectre allant de l’immatérialité des idées du temps et des goûts artistiques à la matérialité des pratiques, des activités et des revenus du tourisme. Dans cette perspective, le patrimoine est un recours facile du petit contre le gros, du dominé face au dominant. De plus en plus, les emboîtements territoriaux prennent du jeu.

Histoire-mémoire-patrimoine C’est dans ce paradoxe formel que s’exprime la patrimonialisation : pour prendre une part active dans l’histoire de l’humanité plutôt que d’en subir les aléas, les sociétés inventent des lieux dont la fonction première est de fixer un moment historique, lieux que la patrimonialisation veut soustraits aux effets de l’histoire. Ces lieux patrimoniaux sont le produit d’hybridation d’un discours mémoriel et d’une reconnaissance en historicité. L’expression « lieux d’histoire » qui peut leur être appliquée en première instance n’est que mal adaptée car tous les lieux du monde sont pris dans le flux historique. Les lieux du patrimoine ne sont ni plus ni moins historiques que d’autres, mais ils sont investis d’une capacité à conserver les traces matérielles de l’histoire, même au prix d’importantes reconstitutions, souvent appelées « travaux de restauration », mais qui relèvent dans tous les cas de choix quant au discours mémoriel associé aux lieux (privilégier tel ou tel style architectural correspondant à telle ou telle époque par exemple). Remarquons que cette dialogique de l’histoire et de la mémoire n’implique pas systématiquement la valorisation du passé lointain, mais peut très bien s’exercer en des lieux relativement neufs, comme en témoigne le classement récent au patrimoine mondial de la ville du Havre. Au-delà du cadre strict de la labellisation de niveau mondial que représente le « patrimoine mondial » de l’Unesco, on identifie sans mal des processus de « patrimonialisation instantanée », quand il ne s’agit pas des constructions patrimoniales, sans parler des monuments aux morts et autres monuments commémoratifs.

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Le label « patrimoine mondial »

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Le processus de labellisation que propose l’Unesco aux États signataires de la convention du patrimoine mondial adopté en 1972 illustre bien la nature profonde des logiques géographiques qui président à la patrimonialisation. Ce qui la rend possible, effective et efficace, c’est le lien qui est créé entre l’échelle locale du lieu du patrimoine et l’échelle mondiale des instances de labellisation, le tout s’inscrivant dans l’objectif d’une mondialisation du lieu. Mais entre les lieux et le Monde, entre le pouvoir local fournisseur de patrimoine et le pouvoir des institutions culturelles mondiales, l’échelon national et étatique s’interpose, en médiateur. Le « patrimoine mondial » épouse donc cette dialogique aux termes contradictoires caractéristique de la mondialisation telle qu’elle se produit : « Les sites du patrimoine mondial appartiennent à tous les peuples du monde, sans tenir compte du territoire sur lequel ils sont situés. » Mais ce sont les États qui sont parties à la convention du patrimoine mondial. Une fois encore, la mondialisation contemporaine procède d’une recombinaison nouvelle des pouvoirs et de leurs échelles, des souverainetés et de leur géographie. L’État demeure un acteur important d’un processus pourtant clairement mondialisant et mondialisé, et le caractère mondial du patrimoine éponyme tient à la fois dans le principe de mise en relation du local et du mondial et dans les critères mêmes du classement2. La visée universelle du patrimoine mondial passe ainsi par la qualification de lieux sur la base d’un certain nombre de fonctions d’identification patrimoniale, évoquées par des mots renvoyant aux divers registres des motifs de la conservation : représenter, témoigner, être un exemple de, être directement associé à… La mondialité du label patrimonial de l’Unesco est aussi présente dans le type d’objet social susceptible de motiver le classement : chef-d’œuvre, influence, unicité, exceptionnel (et non exception), tradition, civilisation (disparue ou vivante), culture, événements, idées, croyances, œuvres, beauté naturelle, processus géologiques, diversité biologique… Il y en a pour tous les goûts, l’universalité étant de facto définie par le biais d’une logi-

que de relativisation, de déhiérarchisation, c’està-dire une sorte d’acentrement culturel du monde. L’universalité du patrimoine mondial procède moins d’un consensus normatif, exigeant et restrictif, désignant des hauts-lieux dont le rayonnement culturel est d’échelle mondiale ou témoignant d’un fait culturel mondial que d’un rassemblement de lieux variés, chacun d’eux occupant la tête de la hiérarchie en termes de valeur culturelle dans son aire culturelle régionale et souvent nationale. Le « patrimoine mondial » apparaît comme une « machine à promouvoir des lieux », sur le plan symbolique d’abord, mais aussi sur le plan socio-économique. La carte des lieux du patrimoine mondial fin 2006 (voir carte 2) donne une définition de ce qu’est aujourd’hui ce label. Il consacre la dimension culturelle du patrimoine, les lieux classés selon ce critère étant très nettement majoritaires. Le caractère « naturel » marque en revanche les lieux des « nouveaux mondes » – Amériques, Australie – et des espaces marginaux de l’écoumène mondial – Afrique intertropicale, Himalaya… Les sites mixtes, émargeant à la fois aux patrimoines culturels et naturels sont peu nombreux, mais témoignent d’une évolution du label. Cette évolution est du reste lisible sur les cartes qui montrent les premiers lieux classés et les derniers venus (voir carte 3). Leur comparaison souligne en particulier la dimension géopolitique du patrimoine mondial. Si l’Europe et le Proche-Orient ont surtout connu une intensification de leur patrimonialisation, l’espace du patrimoine mondial a connu une extension en lien avec l’entrée des États dans la mondialisation : la période initiale promeut notamment l’Amérique du Nord et ses dépendances centre-américaines (mais pas le Mexique) ou l’Afrique du Rift, laissant de côté l’Amérique du Sud, l’Inde ou l’Asie orientale (de l’Inde à la Chine). La période récente confirme le rôle culturel de ces trois univers, du Mexique et de l’Afrique australe par exemple.

L’authenticité négociée d’un capital performatif Entérinant des positions acquises ou inventant de nouveaux atomes de l’espace-Monde, le label « patrimoine mondial » produit des lieux.

Notes 2

Voir « Les critères de sélection » sur http://whc.Unesco.org/fr/criteres/

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Un Monde à inventer

Carte 2 Lieux classés au patrimoine mondial de l’Unesco fin 2006

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Nombre de critères ayant permis le classement du lieu 1 critère 2 critères 3 critères 4 critères et plus

Nature du classement Naturel Mixte Culturel

Source : Unesco, 2006

La labellisation constitue indéniablement un atout dans la politique de développement local, appuyée en particulier sur le tourisme, méthode privilégiée de valorisation de ce capital. Il est extrêmement rare que la population d’un lieu décide de bannir « officiellement » le tourisme du champ de son développement économique au prétexte qu’il ne serait pas une activité suffisamment lucrative. Ce que l’on observe, en revanche, c’est la mise en place de toutes sortes de dispositifs visant la régulation du développement touristique, et couvrant principalement trois domaines distincts : le contrôle du type de tourisme et des pratiques associées, le contrôle des circuits économiques du tourisme (taxes, contrôle des investissements…), le contrôle du territoire touristique (aménagement local, urbanisme, infrastructures…).

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Conception : Patrick Poncet Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet

Cette question de la capacité de contrôle des populations locales est souvent analysée avec parti pris sous l’angle d’une critique de la mondialisation dont le tourisme serait le cheval de Troie. Dans nombre d’études sur la « mise en tourisme » des lieux patrimoniaux, il est d’usage de déplorer les effets collatéraux de la confrontation culturelle, pointant pour cela les contradictions qui ne manquent pas d’apparaître entre les logiques du développement et celles de la conservation. Il y a une certaine naïveté à développer une telle problématique, tant l’étude historique montre qu’il n’y a pas d’échange sans acculturation. Certes, la ressource patrimoniale instituée par les discours, celui du guide qui signale le lieu ou celui des instances qui le labellisent, subit systématiquement une modification, dès lors qu’elle

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Carte 3

2000-2006

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1978-1983

Lieux du patrimoine mondial : premiers arrivés et derniers venus

Conception : Patrick Poncet Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet

Source : Unesco, 2006

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fait l’objet de pratiques touristiques. Cela concerne en premier lieu son accessibilité, mais peut toucher plus directement sa matérialité, au point de la détériorer, d’en affecter sa qualité, et in fine d’amoindrir la rente patrimoniale, ce contre quoi l’ingénierie touristique lutte avec efficacité. Cet état des choses ne fait alors que mettre en exergue la composante sociale du rapport entre tourisme et conservation, quand le patrimoine est en partie constitué par un mode de vie local « authentique » par définition contradictoire avec les logiques de développement. La critique du développement par le tourisme peut alors être menée sur deux fronts : par les défenseurs cyniques d’une authenticité de la misère qui s’imaginent que les touristes apprécient les lieux du fait de la pauvreté des autochtones et encouragent ces touristes à penser de même en leur vendant de l’exclusivité par opposition à un « tourisme de masse », point de vue biaisé qui n’envisage pas que la culture soit largement indépendante du niveau de développement ; et par ceux qui n’arrivent à voir dans l’asymétrie de la relation touristique visitée-visiteurs qu’une relation de domination, au mieux de curiosité malsaine, mais dont le contenu d’altérité ne serait en aucun cas productif. Participant d’une posture de dénonciation dont nombre d’intellectuels s’imaginent qu’elle suffit à justifier leur statut, ces deux attitudes témoignent en fait d’un profond mépris pour les populations locales, placées par essence dans une position de victimes éternelles privées de toute autonomie, mais aussi d’une grande méconnaissance des réussites du développement touristique et des conflits qui l’accompagnent, conflits inévitables mais qui s’expliquent plus facilement par la mécanique et les tensions socio-économiques du développement en général, avec ou sans tourisme. Dans la très grande majorité des cas, la mise en tourisme des lieux du patrimoine mondial a ainsi permis un développement local rapide, accompagné de son cortège d’effets secondaires attendus, sans pour autant que les lieux constituant le patrimoine aient subi une dégradation, leur état étant ramené à celui de leur mise en tourisme. Si l’identification est un moment communautaire et local de la conservation, et c’est en tout cas le modèle de processus promu par le patrimoine mondial, les lieux devant être proposés par les États parties de la convention, le tourisme prend en charge

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l’ouverture au Monde et la socialisation de ce patrimoine, une socialisation d’échelle mondiale dans le cas du patrimoine mondial. Ainsi, il n’est sans doute pas exagéré d’affirmer que c’est la patrimonialisation et le tourisme qui ont « sauvé » les Aborigènes d’Australie, leur permettant de s’extraire du huis clos mortel (au sens propre et au sens figuré) qui rendait invisible depuis deux siècles leur opposition aux Australiens. Aujourd’hui, les Aborigènes exposent leur art, souvent présenté comme « contemporain », dans les plus grandes galeries et dans les plus grands musées du monde occidental, à commencer par ceux du monde urbain australien, et l’Aborigène incarne aux yeux du Monde une authenticité culturelle incontestable. Les sites du patrimoine mondial sont ainsi rarement laissés en friche touristique. Le tourisme permet l’actualisation culturelle. Ce que l’on appelle le « tourisme culturel » n’est autre chose que l’actualisation expérimentale d’une virtualité, celle du discours associé au lieu, et qui en décrit la substance culturelle. C’est en ce sens que le tourisme est coproducteur de bien situés, et que ceux-ci sont caractéristiques de la mondialisation.

La valeur des biens situés Qu’ils soient ou non patrimoniaux, les bien situés tirent leur valeur de leur situation. Ils ne sont des biens au seul regard de leur substance, et ne peuvent être considérés comme tels sans prendre en compte leur dimension spatiale. Ils ont en conséquence ceci de particulier que la jouissance de ces biens suppose la mise en coprésence, et implique donc un déplacement pour tous ceux qui n’en bénéficient pas déjà in situ. En valorisant un patrimoine situé, le tourisme participe de cette logique. C’est à ce titre qu’en invoquant le principe d’unicité patrimoniale par l’échelonnage : un patrimoine pour un espace (ex : les châteaux de la Loire) –, tout lieu peut essayer d’identifier un patrimoine local et d’en engager la transmission par la mise en tourisme. Dans la mesure où il dispose de promoteurs dont l’habileté permettra d’en faire ressortir le caractère exemplaire du cru, tout lieu du Monde peut ainsi prétendre à un rôle mondial, moyennant une ouverture au Monde. Mais la logique des biens situés est également réversible : la localisation est une garantie. Une chaîne mondialisée de produits cosmétiques l’a bien compris avec son slogan : « l’Occitane en Provence :

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une histoire vraie ». C’est le fondement de l’appellation d’origine protégée (AOP) mise en place à l’échelle de l’Union européenne, et qui a trouvé récemment une application controversée à propos d’un fromage méditerranéen, la feta, revendiqué par la Grèce. Il est ainsi deux manières de conquérir le monde. D’un côté, le jeu des réseaux, du marketing, du client, de la demande, du juste prix, et d’une identité culturelle vague, protéiforme, et in fine la garantie d’une marque : McDonald’s et ses Big Mac. De l’autre, l’image d’un terroir, d’une provenance, d’un savoir faire de producteurs, de l’offre, de la richesse, d’une identité culturelle précisément identifiée, et in fine la garantie d’un territoire : le petit producteur grec défendu par la puissante Europe.

Les indépatrimonialisables La mondialisation produit et procède de labels territoriaux et, ce faisant, institue des lieux vivants. Mais le processus est-il réversible ? Deux faits importants rendent ce mouvement peu probable. Le premier, c’est que l’économie du tourisme repose sur une ressource coproduite par les sociétés, et que l’analogie est loin d’être tenable avec l’exploitation d’une ressource matérielle. Par ailleurs, les lieux qui durent sont ceux qui à chaque moment de l’histoire savent à la fois où ils en sont et où ils vont. Et c’est précisément le second point important, le constat que la phase touristique de l’histoire des lieux est en train, pour certains d’entre eux, de s’achever (par exemple la Côte d’Azur), laissant place à une économie plus diversifiée, mais comportant les traces de la mise en valeur touristique et bénéficiant de ce que le tourisme a apporté en termes de développement (infrastructures et image positive notamment, urbanité plus généralement). Les touristes sont en quelque sorte leur propre ressource, et leur diversité est une garantie de l’adaptabilité d’autant plus grande qu’il s’agit d’un tourisme mondialisé. La valorisation durable du patrimoine local suppose donc la mise en œuvre d’une stratégie spatiale et la redéfinition constante des lieux dans une négociation avec les espaces englobants. L’accueil d’un bien public mondial invite à la table des débats d’autres intérêts que ceux des acteurs locaux. La patrimonialisation

fait que les affaires locales deviennent les affaires du Monde. Et si l’on ne connaît pas d’exemple de lieux déclassés, il faut s’attendre à ce que la patrimonialisation mondiale produise des lieux indépatrimonialisables, dont le développement ne pourrait être remis en cause que par l’affaiblissement civilisationnel de l’intérêt pour le patrimoine lui-même. Un exemple. La ville d’Hissarlik, en Turquie, héberge un chantier de fouilles archéologiques. Celuici est classé depuis 1998 au patrimoine mondial, entérinant une théorie selon laquelle il s’agirait des ruines de la ville de Troie chantée dans l’Illiade et l’Odyssée d’Homère. Pourtant, s’il ne fait pas de doute que l’on est là en présence d’un établissement humain antique d’une certaine importance, le lien avec la Troie homérique n’est aucunement prouvé, et même très nettement mis en doute. Depuis longtemps par Moses Finley, grand spécialiste de l’Antiquité grecque, et de manière plus approfondie par Iman Jacob Wilkens dans son œuvre d’histoire hypothéticodéductive [Wilkens, 2005]. Cela n’a en réalité aucune importance, dans la mesure où l’intérêt archéologique du lieu suffirait à son classement, et où par ailleurs la question de l’historicité même de Troie reste posée. Mais l’enjeu du classement d’Hissarlik dépasse bien sûr largement la controverse scientifique sur l’adéquation entre histoire, mythologie et littérature. Avec ce classement proposé par le gouvernement turc selon la procédure habituelle, l’occasion était trop belle de faire reconnaître mondialement l’existence sur le sol turc d’une des traces les plus significatives de la civilisation occidentale et de ses mythes, venu de la nuit des temps, situant en Turquie un élément essentiel et originel du patrimoine culturel européen.

LE MONDE DES MUSÉES3 La culture a ses aires, ses arts et son ministère. Trois états de la culture, dont les espaces entretiennent des relations consonantes et dissonantes. Ici, l’incongruité d’une œuvre dans un contexte où l’on ne l’attend pas ; là, un musée mondialisé, lui-même œuvre d’art architecturale, mais aussi noyau d’un nouveau quartier de ville, moteur d’urbanisme, voire d’une urbanité culturelle.

Notes 3

Ce texte a été corédigé par Patrick Poncet et Jean-Michel Tobelem.

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Un Monde à inventer

produits par la conjonction d’un capital culturel, de flux de visites, de capacité de représentation hors de leur contexte, et de pouvoir de structuration de l’espace local, voire mondial. Cette carte esquisse ainsi une composante de l’espace de la mondialité, vu au travers du prisme des musées et de leur monde, combinant urbanité

Carte 4 Un Monde, des musées

Rome Florence

Cartogramme selon la population

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L’objet « musée », dont les formes sont à la fois diversifiées et en plein renouvellement, constitue l’un des lieux clés de la ville contemporaine. Parmi les musées du monde, certains sont des musées mondiaux, hauts lieux d’une culture universelle qui, loin de procéder d’un décret de principe édicté par un Occident dominateur, sont bien plus sûrement

Paris Londres

Venise Bombay

New-York

Calcutta

Washington

Delhi

Xian Luoyang Pékin Zhengzhou Nankin

Shanghai

Le(s) capital(es) culturel(les) 4 grands musées 3 grands musées 2 grands musées 1 grand musée

L'émergence culturelle Des métropoles en voie d'intégration dans le réseau des capitales culturelles

L'événement culturel Lieu d'organisation des grandes expositions

La projection culturelle Les projets nationaux et internationaux des musées Réceptrice Ville émettrice

L'urbanisme culturel Quelques projets architecturaux emblématiques Conception : Patrick Poncet, Jean-Michel Tobelem Sémiologie / Design cartographique : Karine Hurel, Patrick Poncet Réalisation : Karine Hurel, Patrick Poncet Fond de carte : Dominique Andrieu, Jacques Lévy, Patrick Poncet

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Les nouveaux temps du Monde

et mondialité, stock d’œuvres et flux de visiteurs, flux d’œuvres et stocks de visiteurs. Quatre couches composent cette carte de la mondialité muséale appréhendée au niveau des villes, explorant chacune des dimensions de cet espace mondialisé. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h10. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

Le(s) capital(es) culturel(les) Ce qu’on pourrait appeler le capital culturel des villes pourrait tenir à la combinaison fonctionnelle de deux caractéristiques : détenir une masse significative d’œuvres universelles, et drainer vers les musées détenteurs un nombre important de visiteurs d’origines diversifiées et mondialisées. Les deux critères se nourrissent l’un l’autre, l’universalité des œuvres étant à la fois le moteur et le produit de leur « visite ». Le club restreint des villes comptant ces musées les plus fréquentés et les plus riches de la planète forment un oligopole dont le pouvoir d’attraction leur confère une place de choix dans l’archipel mégalopolitain mondial. Cet « oligopole » est appelé à la fois à se renforcer et à se diversifier. Se renforcer car les pays les plus richement dotés disposent d’une « rente » artistique, les chefsd’œuvre qu’ils détiennent (et n’ont pas l’intention de restituer à leur pays d’origine, quelles qu’en soient les raisons) n’étant plus disponibles pour d’éventuelles acquisitions des nouveaux musées (en dehors du champ de l’art contemporain, de plus en plus mondialisé du reste). Dès lors, ils bénéficient non seulement de leur vaste marché intérieur (qu’il s’agisse de l’Europe ou de l’Amérique du Nord), mais également de l’appétit de découverte des pays qui accèdent nouvellement à la prospérité (ou du moins à la constitution d’une classe moyenne capable de voyager hors de ses frontières), et alimentent la croissance du tourisme international. Se diversifier, notamment avec l’affirmation de nouvelles puissances culturelles aux traditions anciennes, telles que la Chine ou l’Inde ; ou encore, moins sûrement malheureusement, certains pays africains, à la fois victimes du pillage de leurs trésors artistiques, d’un manque de tradition se rapportant à la notion de musée et souvent bien éloignés des possibilités de constituer l’armature d’un solide réseau d’institutions muséales tournées vers la conservation, la recherche et la diffusion. Sans compter que d’autres pays, dans le golfe Arabique ou en Amérique

latine, souhaitent se doter d’équipements culturels de premier plan pour mieux exister dans le concert artistique, culturel et touristique des nations. Confronté à cette émergence culturelle, l’archipel mégalopolitain mondial connaîtra sans doute prochainement une configuration inédite à ce jour.

L’événement culturel Le deuxième niveau structurant de la mondialisation des musées tient à la capacité qu’ont les grands musées d’échanger, de prêter ou de louer des œuvres, et certains lieux d’en organiser et d’en assumer l’accueil (financièrement en particulier). Un réseau de villes est esquissé par le jeu de la mobilité des œuvres, dont la répartition planétaire s’appréhende non seulement en termes de stock mais aussi de flux. Le statut des villes d’accueil des grandes expositions mondiales témoigne ainsi de la capacité de certaines à s’intégrer par le biais d’événements successifs et de leur fréquentation au réseau des capitales culturelles du Monde. Si toutes les villes importantes ne sont pas dotées, pour des raisons historiques, d’un capital culturel universel conséquent, certaines peuvent se placer dans des situations comparables en s’instituant en lieu de rencontre de deux types de flux : ceux de la circulation des œuvres et ceux du tourisme. On assiste donc aujourd’hui à une nouvelle configuration dans la circulation des œuvres à l’échelle internationale : les grands pays riches (d’Amérique du Nord et d’Europe, ainsi que du Japon) constituent en quelque sorte un « club » rassemblant les musées qui disposent du capital (artistique ou financier) ou des moyens (en œuvres ou en argent) de l’échange. En font partie les institutions muséales des grandes capitales telles que Londres, Paris, New York, Bruxelles, Vienne ou – c’est une spécificité marquante de ce pays – plusieurs villes italiennes. Jusqu’à présent, ces échanges entre « égaux » ne donnaient pas lieu à contrepartie monétaire (en dehors de frais « administratifs » plus ou moins élevés et – bien entendu – de la prise en charge par l’emprunteur des coûts, sans cesse croissants, d’assurance et de transport). La situation était différente lorsqu’un pays – comme le Japon – organisait de grandes expositions à succès financées par des journaux puissants et des grands magasins, sans réelle possibilité de réciprocité en termes de prêts d’œuvres. La nouveauté – introduite par la fondation

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Guggenheim puis, plus récemment, par le musée du Louvre à Abou Dhabi – est le fait de proposer des sommes d’argent très importantes pour l’obtention d’œuvres (on est alors proche d’une situation de « location »), en dehors du cadre habituel de la programmation de manifestations artistiques fondées sur des recherches scientifiques en histoire, en archéologie ou en histoire de l’art, notamment. Il s’agit d’une mutation, qui pourrait tout aussi bien rester une exception (tenant à un contexte local spécifique) que constituer un précédent que d’autres musées réitéreront à l’avenir pour faire face à leurs besoins financiers.

La projection culturelle Le Louvre, la Sorbonne et « le » Guggenheim à Abou Dhabi, Pompidou à Shanghai, l’Ermitage à Londres, Las Vegas et Amsterdam, Rodin à Salvador da Bahia : la culture s’exporte. Mieux : la puissance culturelle se projette. Depuis quelques années, quelques (rares) musées, dont le modèle économique et les attaches institutionnelles sont contraints à un certain aggiornamento, engagent des politiques d’expansion mondiale, ouvrant ici et là une antenne. Ici et là, mais pas n’importe où. Plusieurs logiques sont à l’œuvre, et la projection de puissance n’exprime pas toujours un projet culturel clair. Si Abou Dhabi prépare l’après-pétrole, investissant ses pétrodollars dans le potentiel d’attraction touristique et de promotion mondiale des grandes marques culturelles mondiales, l’Ermitage, mais surtout le Guggenheim, ouvrent des succursales dans une approche plus directement commerciale de l’offre culturelle. Outils d’aménagement du territoire, les grands musées font aussi des petits : Le Louvre à Lens, le Centre Pompidou à Metz, la Tate Gallery à Liverpool. Mais cette multiplication des sites de la représentation muséale, phénomène encore très minoritaire mais significatif d’un changement d’époque dans l’accès à l’art, reste encore difficile à saisir dans ses attendus et ses conséquences. Plusieurs limites conduisent en effet à s’interroger sur cette orientation : s’agit-il d’une préoccupation financière ? Dans ce cas, d’autres moyens pourraient tout aussi bien être explorés, alors même qu’il conviendra d’expliquer aux visiteurs pour quelle raison certaines des œuvres que possède le musée en

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sont absentes pour une durée qui dépasse singulièrement celle d’une exposition temporaire. S’agit-il d’un outil de diplomatie culturelle ? À cet égard, on ne peut écarter le risque d’une instrumentalisation des institutions muséales à des fins politiques, économiques, voire militaires. Enfin, est-il envisageable de faire circuler dans le monde entier des œuvres dont on connaît la fragilité et le caractère irremplaçable, dans le cas où des accidents, des dégradations ou des attentats viendraient à survenir ? Quant à la question des « marques » (comme celle du Louvre, dont on découvre que la « valeur » – selon le contrat signé avec Abou Dhabi – est de plusieurs centaines de millions d’euros), comment ne pas se poser la question des conditions d’un contrôle à distance d’un actif immatériel particulièrement précieux (car synonyme de confiance, de prestige et de rayonnement), qui engage la question des valeurs, des traditions et des symboles qui sont attachés à l’institution qui en est le dépositaire ?

L’urbanisme culturel Enfin, le musée, lieu du Monde, est de plus en plus souvent un élément de structuration forte dans le cadre de grandes opérations urbanistiques. Accédant au statut de monument, à l’architecture de plus en plus affirmée, allant même jusqu’à identifier les villes comme ont pu le faire la tour Eiffel pour Paris ou l’opéra de Sydney pour la ville éponyme, ces musées-pièces de musées (mais aussi des opéras, des salles de concerts…) sont les piliers du nouvel urbanisme des villes mondiales, pièces maîtresses d’un « urbanisme culturel ». Prises dans l’engrenage d’un marketing territorial qui exige des stratégies de différenciation de plus en plus poussées, de nombreuses villes cherchent aujourd’hui soit à consolider leurs atouts (qu’il s’agisse de Rome, Berlin, Londres ou Paris), soit à établir un capital symbolique distinctif par des monuments phares (flagships). C’est ainsi que Bilbao crée une antenne du musée Guggenheim avec le concours de l’architecte F. Gehry, tandis que Milwaukee fait appel à S. Calatrava, Denver à D. Libeskind, Porto à R. Koolhaas et Bregenz à P. Zumthor pour la construction ou l’extension de leurs institutions culturelles. On se situe dès lors davantage dans le modèle de la concurrence sur le marché mondialisé de la culture que dans celui

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– plus traditionnel – de la coopération (n’excluant pas l’émulation) entre institutions artistiques. Enfin, les pays qui s’ouvrent à la modernité, comme la Chine, en préparation des Jeux olympiques, semblent reproduire la démarche du Japon à l’ère Meiji, couvrant dès cette époque son territoire de musées d’inspiration occidentale. Depuis les opérations conduites à Boston et Baltimore dans les années 1970, de même qu’à Barcelone, Rotterdam ou Liverpool, il existe une volonté des élus d’utiliser les musées – aux côtés d’autres institutions culturelles – dans des opérations de restructuration urbaine associant investissements publics et capitaux privés : le projet de musée des Confluences à Lyon ou celui de l’Europe et de la Méditerranée à Marseille, notamment, s’inscrivent dans ce schéma. Cœur du projet ou éléments d’accompagnement décisif, il paraît désormais difficile d’envisager une opération urbaine d’envergure sans qu’y figure une institution culturelle qui pourra en constituer l’image ou en être le porte-drapeau, au risque parfois de la gentrification de quartiers populaires. C’est ainsi que, pour des raisons qui peuvent varier selon les contextes, le musée, institution qui pouvait paraître contestée et moribonde dans les années 1960, est désormais devenu l’un des symboles du paradigme culturel postmoderne.

Une institution en mouvement Y aurait-il finalement une seule forme de mondialité muséale, celle proposée par la fondation Guggenheim puis, plus récemment, par le musée du Louvre, consistant à s’inscrire dans une démarche de rémunération de prestations de services ? En dehors du fait que ni le Metropolitan Museum of Art, ni le Museum of Modern Art (MoMA) de New York, ni les musées italiens, britanniques ou allemands, ne sont pour l’instant entrés dans la logique de création d’antennes ou de succursales en dehors de leur territoire national, on observe au moins deux types de stratégies alternatives. S’agissant du musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg – outre ses antennes de Las Vegas, Londres et Amsterdam – l’accord récemment signé avec la ville de Ferrare, en Italie, correspond avant tout à la création d’un centre d’études et de formation, dont le coût de fonctionnement sera partagé entre les deux pays…

Quant au British Museum de Londres, il s’est engagé dans un vaste programme de coopération, y compris en direction de pays « défavorisés », reposant sur l’idée que « la culture constitue le patrimoine de l’humanité tout entière et que chacun doit y participer ». Des actions d’échanges, de formation et d’expositions ont ainsi été engagées en direction de la Chine, du Moyen-Orient et de l’Afrique. Dès lors se trouve affirmée l’idée que, si certains pays détiennent – du fait de l’histoire – l’essentiel des richesses artistiques de l’humanité, il demeure que ces dernières appartiennent au Monde entier, à travers les visites touristiques, les échanges artistiques, la circulation des professionnels, les nouvelles techniques de diffusion par Internet, voire l’éventuelle restitution d’œuvres. Entre effet de rattrapage, plan de communication, démonstration ostentatoire, stratégie de développement touristique ou réponse à des besoins bien réels de conservation, préservation, étude, recherche, exposition et diffusion, le musée apparaît bien comme une institution en voie d’universalisation. Est-il utopique d’imaginer qu’une agence internationale dépendant de l’Unesco puisse – sur la base de la notion de patrimoine mondial – proposer les termes d’une restitution mesurée d’œuvres à certains pays d’origine (en vérifiant les conditions de conservation et de sécurité), mais surtout les formes d’une circulation internationale des œuvres qui ne concerne pas uniquement les grands pays développés, articulée à des programmes locaux de formation, de sensibilisation et d’éducation ?

GÉOGRAPHIE DE LA CONSERVATION Comprendre l’espace de la conservation demande de réunir dans une théorie quatre principes spatiaux : « ailleurs », figure géographique de l’exotisme ; l’argument « nulle part ailleurs », exprimant l’endémisme, l’Aborigène, l’indigène, l’exception culturelle ; l’idée que « là est ailleurs », le musée d’art contemporain instituant les chefs-d’œuvre des « arts premiers » ; et la relation « là et ailleurs », offrant un accès édifiant à un échantillon du réel. Les forces conservatoires s’arrangent ainsi en quatre champs (voir tableau 1), d’importance absolue et relative variable selon les cas étudiés, associés et interférents.

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Un Monde à inventer

Tableau 1 Champs, forces, produits et principes de la conservation

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Champs

Force d’identification

Force de transmission

Produit dominant

Principe spatial

Esthético-patrimonial

Mise en œuvre

Mise en scène

Patrimoine

Là est ailleurs

Socio-économique

Mise à prix

Mise à profit

Urbanité

Ailleurs

Médiologique

Mise en valeur

Mise en pratique

Éthique

Là et ailleurs

Géographique

Mise à disposition

Mise en distance

Espace

Nulle part ailleurs

Sources : tableau établi par l’auteur

Les ailleurs du Monde fini Le champ esthético-patrimonial produit du patrimoine. Il produit le musée dans la ville, la notion même de musée acceptant un assez grand nombre de variétés, plus ou moins hermétiques [Tobelem, 2005]. Les deux forces structurant ce champ de l’évidence patrimoniale sont la mise en œuvre et la mise en scène. Dans ce premier cas, l’acte fondateur de la conservation qui définit l’objet à conserver en l’identifiant est l’attribution à cet objet du statut d’œuvre et d’œuvre d’art dans le domaine esthétique. Mais cette œuvre, une fois définie, ne peut se transmettre que comme mise en scène, c’est-à-dire insérée dans un dispositif matériel et symbolique lui assurant la pérennité de son statut, et lui permettant alors de jouer un rôle dans le temps, un rôle fondé sur son statut même d’œuvre, qui n’est plus alors discuté. Partant de ce premier principe, un glissement peut s’opérer vers des actes conservatoires échappant en partie au symbolisme patrimonial, pour générer des profits, s’intégrer à l’économie marchande et produire in fine de l’urbanité. Nous nous trouvons alors dans le champ socio-économique. C’est par l’attribution d’un prix à un objet que celui-ci se trouve identifié comme objet de conservation. Il peut dès lors entrer dans le circuit économique de la conservation. Il engage le détenteur de l’objet sur la voie de la conservation du profit que permet le prix, donc de l’objet qui le génère, et ce jusqu’à l’héritage. Notons qu’il n’est que peu de conservation sans profit social et économique, sauf à ce que le souci environnemental soit un luxe que l’on puisse se payer.

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Mais l’identification peut également s’opérer par rapport à un système de valeurs, s’inscrivant dans une éthique, échappant à la détermination de la valeur d’échange par le prix. Un aspect de la conservation est ainsi structuré par la défense d’un certain nombre de positions idéologiques, qui se veulent exemptes de considérations esthético-patrimoniales ou socio-économiques. L’attachement aux valeurs conditionne la conservation en influant sur ses pratiques. Cela s’applique à des catégories de valeurs très variées, qu’elles soient d’ordre écologique ou qu’elles touchent plus directement l’homme, sa santé, sa longévité, son bien-être. Le spectre que couvre cette mise en valeur est suffisamment large pour embrasser dans un même mouvement la conservation de la biodiversité dans des parcs nationaux jardinés et la bonne forme des « aînés » dans des gérontopolis balnéaires. Il s’agit là d’une conservation par la mise en pratique, selon laquelle les dispositifs conservatoires n’ont que le rôle fonctionnel de favoriser l’expérimentation des valeurs promues. Une conservation médiologique [Debray, 1999] donc, fondée sur les médiations que représentent les modalités de l’incarnation des idées et les pratiques qui autorisent la perpétuation des idéologies. Or, la question de l’accès engendre à elle seule un champ propre de la conservation : le champ géographique. Obstruction ne vaut pas protection. Le volet géographique de la conservation articule une identification fondée sur la mise à disposition – la détermination des lieux dont dispose la société –, et une transmission passant par la mise en distance, c’est-à-dire la construction d’un ensemble cohérent de distances entre réalités sociales, manière qu’ont les sociétés

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de produire de l’espace. Ce qui fonde l’identité d’un lieu, c’est avant tout une distinction géographique qui le constitue en singularité au sein de l’espace géographique. Et c’est cette distinction et le déplacement qu’elle implique qui sont à leur tour fondateurs du tourisme, dont on comprend alors le rôle conservatoire intrinsèque. Combinant ubiquité et « aliquité » [Lévy, 1997, p. 262], présence au Monde et participation à la mondialité, les lieux du Monde ne sont ni totalement ouverts, ni totalement fermés, ni toujours renouvelés, ni à jamais immuables, ni définitivement corrompus, ni miraculeusement intacts.

La singularité des lieux mondiaux Au terme de cette exploration, il ressort que le temps et le rapport au temps des sociétés et des individus est un indicateur utile pour évaluer le degré de mondialisation du Monde. Une relation dialogique s’instaure entre l’espace mondial et les temporalités des sociétés qui l’habitent, relation qui fait que les « vitesses » du monde sont créatrices de sa géographie, et que de celle-ci résulte en retour le rôle et l’importance de ces vitesses. Cette boucle de rétroaction sert alors au dosage des polarités de la mondialisation en matière de vitesse, arbitrant le jeu parfois heurté des relations instantanées interindividuelles et des constructions patrimoniales des sociétés. La réflexion sur la problématique des temporalités sociales dans le cadre de la mondialisation conduit à trois conclusions. Premièrement, le spectre des temporalités sociales s’élargit, donnant de plus en plus de place aux extrêmes de l’instant et de l’éternité, mais cette amplitude accrue va de pair avec une interdépendance des « vitesses » en cause, la rapidité autorisant la lenteur et inversement. Deuxièmement, qu’il s’agisse des temps de parcours de la planète ou du rapport au temps soutenant les processus de patrimonialisation, la mondialisation est tout autant un catalyseur qu’un régulateur. L’accroissement historique des vitesses potentielles de communication a produit une géographie qui

limite la vitesse réelle. L’offre de patrimoine augmente à mesure que s’accroît l’autonomie des lieux dans leur capacité à définir leur identité – fût-elle au bénéfice de celle d’un État – et leur appartenance. Mais cette inflation patrimoniale est régulée par la nécessité d’une reconnaissance patrimoniale par le reste du monde, supposant une labellisation s’opérant pour partie à l’échelle d’instances porteuses de mondialité. La mondialisation est un système plus qu’une tendance. Troisièmement, dans la mondialisation, le poids des lieux dépend étroitement de leur singularité et de leur capacité à se singulariser, se constituant en biens situés. Les lieux mondiaux doivent être reliés au Monde, c’est-à-dire fonctionner à l’échelle mondiale, mais être aussi de véritables lieux, apportant une valeur ajoutée propre, appuyée sur leur statut de bien situé. Nous pouvons nommer « singularité » un attribut des espaces procédant de la mise en relation du local et de l’englobant, et déterminer le degré de singularité en proportion du différentiel des échelles de référence du lieu participant de cette mise en relation. La singularité nationale est plus faible que la singularité mondiale. Et un lieu absolument singulier est ainsi à la fois très présent à l’échelle locale et très lié au Monde, quand l’immanence vaut ancrage local ou revendication locale, et quand la transcendance rime avec reconnaissance mondiale, point de rencontre, bien public mondial. La singularité des lieux procède de la conjonction d’une immanence locale et d’une transcendance mondiale. Les lieux naviguant entre deux eaux, aux échelles de référence intermédiaires, faiblement reconnus localement et faiblement reconnus mondialement, évoluant dans l’indifférence locale comme mondiale, présentent à l’inverse une faible singularité. Pour conclure, une relation suggérée par ces analyses mérite d’être soumise à la réflexion : la durabilité des lieux n’est-elle pas liée à leur singularité, produit de la mondialisation4 ?

Notes 4

Cette perspective éclaire le phénomène des « délocalisations » industrielles dans les pays occidentaux sous un nouveau jour, comme le produit d’une concurrence internationale amoindrissant la valeur mondiale de ces lieux conjuguée à une faiblesse de l’affirmation locale (main d’œuvre vieillissante, produits peu innovants, inertie et faible dynamisme local), à laquelle s’ajoute un abandon du soutien national (abandon des politiques protectionnistes et des subventions aux filières condamnées). En accusant la mondialisation, les « lieux délocalisés » dévoilent ainsi leur singularité perdue.

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Un Monde à inventer

L’ESPACE-MONDE VAUT-IL LA PEINE D’ÊTRE VÉCU ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lausanne - - 130.223.2.156 - 05/09/2016 23h10. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

La mondialisation améliore l’accessibilité à la longue durée dans le social, démultipliant les moyens de la « conservation ». Mais tout comme la géographie modère la vitesse potentielle des déplacements, celle de la conservation, s’appuyant sur la singularité des lieux, inhibe en retour les aspirations conservatrices. Si l’éloge de la lenteur est à associer au gain de temps qu’autorisent les vitesses de l’urbanité mondialisée, l’idée fait son chemin que le temps est une valeur et non seulement un moyen. S’il est naïf d’avancer que la recherche de la durabilité est le pendant « logique » du train d’enfer que nous imposerait la mondialisation, il est en revanche mieux fondé de voir dans « la dictature de l’instant » et dans « l’inflation patrimoniale » [Jeudy, 2003] l’actualisation d’une même virtualité : la capacité accrue mais plus ou moins affirmée qu’ont les individus de décider des temporalités qui structurent leur existence. Parce que le temps devient un paramètre de la vie en société accessible aux individus, quoique de manière différenciée, sa maîtrise devient une compétence nécessaire. D’un côté, la maîtrise des temps courts, avec l’urbanité comme outils, pour être là où se passe l’histoire du Monde, pour occuper les centres du Monde. De l’autre côté, la maîtrise du

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temps long, et si possible l’accession à l’éternité. Dans les deux cas, il s’agit de s’extraire du flux historique ordinaire, si étroitement lié, dans son épistémologie même, à la production symbolique des États du monde westphalien et que la mondialisation, jour après jour, événement après événement, affaiblit encore un peu plus. Le Monde qui se construit est ainsi jalonné de lieux patrimoniaux. La « génération mondialisation », la première des « générations futures » qu’imaginent les babyboomers, va devoir faire avec. Et elle comme les suivantes devront alors prendre de la distance vis-à-vis de l’avenir et d’un Monde que leurs ascendants ont dessiné et organisé pour eux avec bienveillance. Elles n’auront sans doute pas d’autres choix que de valoriser plus encore ce qui est indélocalisable, de promouvoir la recherche de « l’authenticité », d’associer un tourisme mondialisé aux attraits de « l’esprit des lieux », de motiver les migrations et les mobilités individuelles avec l’argument de la « qualité de vie » (les sièges d’entreprises innovantes et leurs départements de R&D suivront), et de faire ainsi d’un mode de vie élevé au rang de mythe leur patrimoine inaliénable, réamorçant la pompe drainant vers elles les flux de la prospérité du Monde. L’enjeu principal de la mondialisation en cours est en définitive assez simple à formuler : que le Monde soit une réalité désirable, que l’espaceMonde vaille la peine d’être vécu. Sinon, les générations futures entreront dans l’âge ingrat.

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Chap

Chapitre 14

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Partager le Monde

«Je n’expliquerai pas aux écoliers français que les frontières de l’Europe sont avec l’Irak et la Syrie ; et quand on aura fait du Kurdistan un problème européen, on n’aura pas fait avancer les choses. […] Ceux qui sont les adversaires de l’Europe politique sont pour l’élargissement sans fin de l’Europe. Parce que l’élargissement sans fin de l’Europe empêche la réalisation de l’Europe politique. Je suis pour l’Europe politique. Donc je préfère qu’on dise aux Turcs : vous allez être associés à l’Europe, on va faire un Marché commun avec vous ; mais : vous ne serez pas membres de l’Union européenne pour une raison très simple, c’est que vous êtes en Asie mineure. » Nicolas Sarkozy, lors du débat d’entre-deux-tours de l’élection présidentielle, le 2 mai 2007, face à Ségolène Royal.

C

ontrairement à ce qu’affirmait Roger Brunet [1993], s’appuyant sur une épistémologie composite ménageant la chèvre vidalienne et le choux positiviste, l’espace ne se découpe pas tout seul. Nous, acteurs sociaux, le découpons, dans une double perspective pragmatique et cognitive. Ce qui était éventuellement concevable à la fin de la guerre froide ne l’est plus guère aujourd’hui. L’étude du Monde, c’est-à-dire d’un monde mondialisé, rend une telle posture obsolète. Nous croyons entretemps avoir compris qu’aucun dieu ne nous donne nos concepts, et qu’il s’ensuit que toute distance est relative à un problème, que toute frontière est relative à un enjeu, et que tout découpage suppose un découpeur. Quels sont ses outils et ses méthodes ? Quels découpages du Monde permettent-ils ?

ÉPISTÉMOLOGIE DE LA DÉCOUPE Le découpage du Monde est-il contradictoire avec l’idée de son unité ? Il faut d’abord rappeler qu’étu-

dier le Monde, fut pendant longtemps et avant toute autre chose le découper en morceaux.

LES CISEAUX À BOUT ROND DU PARADIGME DE LA COMPLEXITÉ

Comme si le géographe ne savait que découper : un géographe qui travaille est un géographe qui découpe. Cette idée est bien sûr fausse. La production de connaissances géographiques passe tout autant par un travail de délimitation que par celui d’une intelligence des situations sociales. Mais il est aussi vrai que la spécificité du savoir géographique vient de son intérêt prioritaire pour la dimension spatiale des situations sociales. Or, le géographe doit reconnaître qu’il n’a pas toujours su maîtriser sa passion de l’espace, et que celle-ci l’a conduit à quelques impasses, au premier rang desquelles figure un manque de discernement et de distinction entre les idées et les réalités, entre les représentations et les faits, entre la carte et le territoire. Le péché originel du géographe est dans la cartographie, quand celle-ci

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le conduit à ne donner à voir de son activité qu’un sous-produit imagé, qu’une technique contextualisée dont l’effet de vérité est si puissant qu’il permet de laisser supposer l’existence d’un travail et d’une pensée. Ainsi, le géographe est utile car il dresse des cartes, sur lesquelles il porte avec précision des tracés, délimitant à coup sûr la géographie des phénomènes sociaux et naturels. Telle est en tout cas, on peut le dire sans prendre trop de risque, la vision populaire du géographe du xixe et du xxe siècle : un découpeur de territoires, non un penseur de l’espace.

Découper : du réflexe à la réflexion Il faut faire crédit à la corporation géographique de son récent effort de rééquilibrage ; si l’on veut bien admettre que la géographie contemporaine s’est inscrite depuis une trentaine d’années à un cours de rattrapage en sciences sociales, et qu’elle commence enfin à obtenir des notes honorables dans cette matière, alors il faut aussi étudier les géographes du moment, et écouter ce qu’ils ont à dire du Monde et l’intelligence qu’ils en ont. Si l’on fait cet effort, on constate que la géographie pense aujourd’hui le Monde d’une manière bien différente qu’elle le fit : avec peu de cartes et dans ses interactions plutôt que dans ses divisions. La géographie du début du xxie siècle s’est en effet réformée quant à ses concepts fondamentaux, et s’est en partie dégagée de l’ascendant qu’avait pris sur elle la technologie cartographique. Nous verrons plus loin pourquoi ce double mouvement est nécessaire à l’appréhension du Monde. Pour autant, la compétence que le discours géographique assoit au sujet des découpages de l’espace ne doit pas être passée par pertes et profits. Il convient plutôt de se demander à quelles conditions il est possible, utile et souhaitable d’orienter la réflexion géographique sur la voie des découpages territoriaux. Et à l’inverse, il faut aussi savoir contenir la soif de limites. Il s’agit de passer d’une pratique de découpage réflexe à une réflexion sur le découpage. Pour ce faire, une première étape permet d’établir un fondement rationnel au découpage du Monde : le partage d’une chose affirme l’existence de cette même chose. Dès lors que l’on admet que, dans un monde d’acteurs, si divers soient-ils, les découpages sont des produits sociaux, il faut alors également admettre que l’acte de découper est une manière

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d’affirmer l’existence d’un « découpé », quand bien même cet objet n’existerait que symboliquement et n’accéderait à aucune matérialité, ni à aucune perception. Le Monde, en tant qu’espace unifié, existe au moins comme abstraction, dès lors qu’il est sujet à des « manipulations » qui en supposent l’existence. On sait l’efficacité symbolique des abstractions et de leur mise en image. Malgré une ignorance profonde de la forme matérielle du monde, s’est d’ailleurs développée très tôt une cartographie du Monde, celle des cartes T dans l’O par exemple. Preuve qu’il n’est pas besoin d’avoir une idée claire de la totalité pour en esquisser une partition, pourvu qu’un discours justificateur crédible l’accompagne. Une forme conventionnelle du tout suffit amplement. Dans cette perspective, l’unité du Monde n’est pas remise en cause par l’entreprise de son découpage. Au contraire, l’idée d’une partition, procède en fait d’une volonté plus simple de distinction, à laquelle il va falloir donner une dimension spatiale, qui se traduira par la définition d’extensions géographiques (continents, zones, régions, territoires…) et d’un cadre général (Monde, terres émergées, planète…). Le découpage du Monde n’est ainsi pas un acte scientifique procédant d’une démarche cartésienne visant à diviser un tout connu en parties plus petites et plus simples. La démarche est inverse : il s’agit de construire un tout en assemblant des parties dont on a défini a priori les relations, le tout dans un cadre qui peut être lui-même défini a priori, indépendamment des parties. Le découpage du Monde se comprend mieux comme une synthèse que comme une analyse. Ce qui peut conduire à admettre une telle hypothèse, certes contre-intuitive, c’est la démarche même qui anime l’étude géographique de la mondialisation et du Monde : le tout n’est pas donné a priori, il est l’objet à construire, sa diversité interne et sa complexité rendant de toute façon impossible et inutile toute tentative de partition simple et monodimensionelle. Disons les choses autrement : une telle tentative revient de facto à tenir un discours particulier sur le Monde. Or, c’est bien sur cet obstacle que bute en premier l’épistémologie du découpage du Monde : l’illusion de la neutralité. Pour être utile, le découpage doit résulter d’une construction. Et l’on sait que

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celle-ci gagne à ne pas relever d’automatismes si elle veut pouvoir saisir ce qui émerge, et ce que le Monde produit de spécifique. Faire du Monde un pavage d’États n’est ainsi pas la meilleure façon de saisir les logiques de mondialisation qui échappent, pour une majorité d’entre elles, à la géopolitique, c’est-à-dire à la spatialité des relations interétatiques. C’est d’ailleurs pour cette raison précise que les géographies universelles ne sont pas des géographies mondiales. L’option déconstructrice peut en revanche s’avérer un détour utile pour qui peinerait à entrer directement dans un découpage constructeur du Monde. Après l’exercice de déconstruction de la première des évidences, un Monde d’États, on s’exercera par exemple à la déconstruction du Monde des continents. Il n’est pas difficile, en la matière, de débusquer ici et là, dans la littérature spécialisée ou dans les raisonnements du quotidien, les traces de la construction de cette grille de lecture pourtant si fortement ancrée dans nos imaginaires, mais dont l’utilité dans les réflexions sur le Monde est tout à fait incertaine. Les apories du continent ont d’ailleurs fait quelques victimes, tel Joël Bonnemaison [Bonnemaison, 1995, p. 246], à propos de l’Australie : « L’Australie est hors des communes mesures ; par ses 7 868 864 km2, elle est la plus grande île du Monde, ou le plus petit des continents : aussi grande que les États-Unis, si l’on ôte l’Alaska ; 14 fois la France ou 25 fois les îles Britanniques. Elle occupe à elle seule 85 % de la surface des terres émergées d’Océanie. » Il y a de quoi être troublé par la géométrie variable des continents, au nombre d’ailleurs fluctuant (que faire de l’Antarctique ?), et qui traduit en fait une faiblesse conceptuelle surtout utile aux jeux de mots. Ni l’étymologie du mot – continens, évoquant la continuité – ni même son origine historique, (Hérodote distinguant trois parties « continues » du monde : Europe, Asie, Libye), n’aident malheureusement à se sortir d’un si mauvais pas. Les continents ne servent à rien pour comprendre le Monde contemporain. Au mieux, ils facilitent la localisation, celle d’un lieu dans une partie du Monde ; au pire, ils entérinent un ordre du Monde qui n’est pas exempt de jugements et d’idéologies. Que penser alors des autres sens et variantes de l’approche continentale du monde ? D’abord son acception générique : le continent est relative-

ment moins insulaire, car l’Irlande désigne l’Angleterre comme « le continent », l’Europe pour l’Angleterre… Mais encore, quid de ses dérivés : sous-continent indien, sub-continent indien, quasicontinent indien ? Ces appellations s’appuient sur l’idée de taille, de masse, sans grand rapport avec la désignation des terres émergées. La notion de continent n’en sort toutefois pas pour autant épistémologiquement renforcée, mais plutôt dissoute. La série est longue des exercices de déconstruction des découpages canoniques du Monde. Il y a là autant de sujets de dissertation, livrés en vrac : l’Orient, l’opposition Orient/Occident, l’Occident, l’Asie, l’Afrique, les Amériques, le Sud, les Suds, les aires culturelles des cultural studies, les aires des civilisations définies par Samuel Huntington, etc. Chacun a bien compris qu’il ne suffit pas de pointer les limites d’une norme – exercice facile – pour dissuader d’en faire usage. Il s’agirait plutôt, en priorité, d’inciter à un usage contrôlé qu’à un contrôle de l’usage. Parler du Monde en l’appréhendant par ses États peut s’avérer utile, dès lors que le discours n’a pas la prétention de résumer sur cette base le fonctionnement du Monde. Mais au-delà de cette attention portée aux usages, de la recommandation d’une certaine distanciation vis-à-vis du discours géographique vernaculaire et de ses réflexes, on peut s’astreindre à une autre pratique de la découpe : concevoir celle-ci comme une articulation entre deux niveaux d’analyse, que l’on pourrait appeler « échelles », et faire porter l’étude sur cette articulation tout autant que sur les niveaux ainsi distingués. Autrement dit, le découpage du Monde conçu en tant qu’outil permettant de saisir la mondialité doit être conçu dans l’esprit de la mondialité lui-même, situé au point d’équilibre entre le tout et la partie, entre le Monde et ses subdivisions. Dans cette perspective, la division du Monde en États, clé possible de l’analyse de la mondialité, quoique partielle, doit relever non d’une approche intitulée « les États du Monde », mais plutôt « Le Monde des États ». Cette opposition de formules souligne la spécificité d’un angle de vue selon lequel les opérateurs de la partition sont avant tout des faits sociaux, en l’espèce géographiques, la partition elle-même étant au moins autant définie en extension, par le fait social que nous appelons « frontières interétatiques », qu’en compréhension,

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par ces structures de l’organisation sociétale que nous appelons « États ». Découper le Monde pour en saisir l’unité impose de porter notre attention sur les outils de la découpe, de les prendre au sérieux, et d’en considérer l’épaisseur sociale au-delà de leur rôle formel, et en particulier cartographique.

Déboîtements d’échelles L’emboîtement d’échelles a vécu. Il partait du principe que l’importance des objets était en relation directe et proportionnelle avec leur taille, celle-ci étant de surcroît appréciée par le biais d’une superficie. Or, dans le monde contemporain, cette relation s’est pour une part inversée sous l’effet de l’urbanisation des sociétés : ce sont les objets peu étendus mais denses qui disputent leur pouvoir aux territoires dont la puissance repose sur l’emprise spatiale, à commencer par les États. Emprise spatiale qui vaut emprise sociale dans le cas des États westphaliens bellicistes, qui se donnent les moyens militaires de leur puissance. Dans un tel monde, les niveaux de découpage ne cadrent plus avec la taille des mailles de la carte. Une région administrative ou une agglomération peuvent rivaliser d’importance avec un État désertique, un quartier de Johannesburg peut concurrencer l’Afrique entière. Dès lors, à quelle(s) échelle(s) doit-on découper le Monde ? L’idée d’emboîtement des échelles allait avec celle d’une complexité croissante des espaces en raison de leur étendue. Ce qui est grand (étendu) est important et compliqué, plus important et plus compliqué que ce qui est petit. Pourtant, deux catégories de faits permettent de mettre en doute la pérennité d’un tel raisonnement sans nuance. La première touche encore une fois aux questions urbaines, et prolonge le propos précédent. En effet, dans la mesure où l’on peut définir le fait urbain comme l’association de la densité et de la diversité selon une modalité sociétale (une ville est une société, un village une communauté) et coprésentielle (la ville asservit mobilité et télécommunication à une densification par la coprésence), non seulement les objets urbains sont par définition peu étendus, mais encore ils sont par essence complexes, pour autant qu’ils fondent leur existence sur une diversité interne productive. Par leur