L'esprit de défense de Taiwan face à la Chine : La jeunesse taiwanaise et la tentation de la Chine
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Zitiervorschau

INTRODUCTION

Entamée en 1986 par Chiang Ching-kuo, la démocratisation de Taiwan a vingt-deux ans. Si la consolidation de la démocratie taiwanaise est encore loin d’être achevée, depuis les grandes réformes constitutionnelles du début des années 1990, les institutions politiques de la République de Chine (RDC), le nom officiel que l’île a conservé, sont démocratiques et ne représentent plus que la population de Taiwan 1 . L’identification entre la République de Chine et l’entité politique taiwanaise s’est donc rapidement renforcée au cours des deux dernières décennies et constitue aujourd’hui une réalité à la fois évidente et assumée, tout au moins sur le plan politique – juridiquement, la RDC comprend toujours l’ensemble de la nation chinoise. Longtemps réprimé par Chiang Kaï-shek qui rêvait de réunifier la Chine sous sa direction, l’identité nationale taiwanaise s’est également affirmée, éloignant toute perspective d’intégration politique de Taiwan à la République populaire de Chine (RPC) et rendant tout accord avec cette dernière extrêmement ardu à négocier, en particulier sans intervention extérieure 2 . 1

Avant ces réformes constitutionnelles, les institutions de la RDC prétendaient représenter l’ensemble de la Chine sur la base des élections qui s’étaient tenues en 1947-1948 dans les zones contrôlées par le KMT. 2 Cf. Jean-Pierre Cabestan & Benoît Vermander, La Chine en quête de ses frontières. La confrontation Chine-Taiwan, Paris, Presses de Science Po, 2005.

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Parmi les facteurs importants susceptibles de déterminer l’évolution du face à face et de l’équation stratégique Pékin-Taipei, figure l’attitude de la jeunesse taiwanaise. Nés entre 1975 et 1985, les 20-30 ans au coeur de l’enquête principale réalisée en 20052006 n’ont pas été directement en contact avec la période autoritaire et ont grandi au sein d’une économie globalement prospère, d’une société libérale ainsi que d’un système politique démocratique et ouvert sur l’extérieur dans lequel les diverses communautés linguistiques de l’île se sont progressivement mélangées 3 . Parallèlement, la Chine populaire a connu un développement économique sans précédent qui a aussi favorisé, sinon une évolution politique réelle, du moins une incontestable « internationalisation » de son appareil de production et de sa société ainsi qu’un essor très rapide, quoiqu’encore nettement asymétrique, de ses échanges avec Taiwan. De ce fait, la jeunesse taiwanaise est sujette à deux forces contradictoires. D’un côté, elle s’identifie dans une plus large mesure encore que ses aînés à l’île de Taiwan, qui est clairement devenue aujourd’hui sa « communauté de vie » (shenghuo gongtongti ou Lebensgemeinschaft comme aimaient à le dire les autorités de Taipei dans les années 1990). Elle est attachée à la 3

Rappelons que la société taiwanaise comprend quatre grands groupes. Les Hoklo (Hokkien ou minnanren), qui sont des Han originaires du Sud de la province chinoise du Fujian arrivés à Taiwan à partir du 17e siècle, constituent approximativement 70 % de la population taiwanaise. Etant largement majoritaires, leur langue est aussi appelée « taiwanais » ou taiyu en mandarin. Le reste de la population est composé d’environ 15 % de Hakka (kejiaren) venus du Guangdong également à partir du 17e siècle ; d’un peu moins de 2 % d’Austronésiens répartis en quatorze groupes officiellement reconnus et dont les langues se rattachent à la famille malayopolynésienne ; et enfin de 13 % de Chinois « extérieurs à la province » de Taiwan (waishengren) aussi appelés « continentaux » par opposition aux « Taiwanais de souche » (bendiren) car originaires des diverses régions du continent et arrivés à Taiwan avec le Kuomintang entre 1945 et 1950. Le gouvernement de Chen Shui-bian a plus récemment avancé des chiffres assez différents, ramenant la proportion de continentaux à 7, 5 %, contre 73, 5 % pour les Minnans, 17, 5 % pour les Hakkas et 1, 5% les aborigènes. En outre, des sources proches des milieux indépendantistes, pour des raisons évidemment politiques mais contestables sur le plan éthique, indiquent que 85 % des Minnans et de Hakkas ont du sang aborigène. Taipei Times, 21 novembre 2007. Cf. aussi Carsten Strom, « Dominant Migrants in Taiwan : Migrant Dicourse, Settlement, and Identity », China Information, vol. XXII, n° 1, mars 2008, pp. 39-65.

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spécificité insulaire et développe une identité nationale taiwanaise plus nette que les générations précédentes 4 . Elle reste aussi directement confrontée à la situation de tension avec la Chine populaire, notamment par le truchement, pour ce qui concerne les hommes, du service militaire obligatoire ou à travers les débats relatifs aux achats d’armements sophistiqués aux Etats-Unis et plus généralement au bien fondé du maintien d’une défense forte, mais coûteuse. D’un autre côté, la jeunesse taiwanaise ne peut rester indifférente à la force d’attraction que constitue la Chine populaire, d’abord sur le plan économique et aussi, à la faveur de l’ouverture progressive de ce pays, en matière éducative et culturelle. Ainsi, elle doit plus souvent prendre en considération, dans sa recherche d’intégration à la vie économique du pays, les aléas du marché local de l’emploi, du fait, pour partie, de la délocalisation croissante des entreprises taiwanaises sur le continent, et par conséquent une possible « expatriation » vers la Chine populaire où résideraient déjà quelque 750 000 Taiwanais 5 . Pour ces raisons, elle est plus souvent tentée d’entreprendre ou de poursuivre des études supérieures en Chine populaire, et ceci en dépit de la nonreconnaissance des diplômes continentaux par le gouvernement taiwanais 6 . En outre, alors que la littérature, la musique populaire et de nombreux autres pans de la culture taiwanaise continuent d’être très présents sur le continent, aujourd’hui la jeunesse taiwanaise manifeste un intérêt croissant pour la culture chinoise continentale. Cet ouvrage a tout d’abord (1ère partie) pour objectif de mieux cerner les aspirations de la jeunesse taiwanaise, tiraillée entre une identité taiwanaise plus nettement revendiquée et une intégration

4 Jean-Pierre Cabestan, « Spécificités et limites du nationalisme taiwanais », Perspectives chinoises, n° 91, septembre-octobre 2005, pp. 34-45 ; Tanguy Le Pesant, « A quoi rêve la jeunesse taiwanaise ? », Politique internationale, n° 104, été 2004, pp. 401-418. 5 Chiffre avancé par Ma Ying-jeou, « Peace and Prosperity in the Taiwan Strait : Building a New Vision », discours prononcé à l’Université de Harvard, le 21 mars 2006. Voir aussi Zhongguo shibao, 24 septembre 2007. 6 Prenant certainement acte de cette évolution, Ma Ying-jeou avait intégré la promesse de reconnaître les diplômes chinois au programme sur lequel il a été élu président le 22 mars 2008.

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économique toujours plus forte avec le continent, intégration stimulée par la mondialisation des échanges commerciaux. Avant d’entrer dans le cœur de cette problématique, il nous a semblé utile de rappeler, dans un chapitre préliminaire, les grandes évolutions à Taiwan et dans les relations entre Taipei, Pékin et Washington au cours de la période 2000-2008, en nous arrêtant notamment sur la réélection contestée de Chen Shui-bian en mars 2004 et sur les cinglantes défaites du Parti démocratique progressiste (PDP), la formation de Chen, aux élections législatives et présidentielles de janvier et mars 2008. La situation politique qui s’est développée à Taiwan à partir de 2005 a été marquée à la fois par une polarisation croissante, alimentée par de multiples affaires de corruption, entre le PDP et le Kuomintang (KMT ou Parti nationaliste), qui conserva pendant toutes les années Chen le contrôle du Parlement, le Yuan législatif, par un développement sans précédent des relations entre les partis d’opposition et les autorités de Chine populaire ainsi que par un certain ralentissement économique. Depuis le début 2008, une nouvelle ère s’ouvre pour Taiwan avec le retour au pouvoir du KMT, longtemps parti dominant, la victoire sans appel de son candidat, Ma Ying-jeou, et une sensible amélioration des relations avec Pékin. Le décor étant planté, nous tenterons dans cette première partie de répondre à deux séries d’interrogations. La première a trait au rapport à la Chine de la jeunesse taiwanaise. Est-elle vraiment plus nationaliste, voire indépendantiste que ses aînés ? Est-elle plus partisane que le reste de la société et le gouvernement d’une plus grande intégration entre les économies et les sociétés insulaire et continentale, et partant d’une mise en place rapide (et à quelles conditions ?) des liaisons maritimes et aériennes directes avec la Chine populaire ? Enfin, la jeunesse taiwanaise est-elle plutôt favorable ou opposée à l’effort de défense maintenu par les autorités insulaires, et en particulier à l’institution du service national obligatoire ? Cette dernière interrogation soulève une autre série de questionnements qui s’articulent autour de la problématique de l’esprit de défense. C’est un sujet neuf à Taiwan sur lequel quelques études n’ont que très récemment été publiées (des analyses sont effectuées depuis longtemps par le ministère taiwanais de la Défense, mais celles-ci restent secrètes). En outre, il s’agit d’une question particulièrement ardue et par définition 10

difficilement mesurable puisque l’on ignore les circonstances dans lesquelles les Taiwanais auraient à combattre 7 . Ce n’en est pas moins un thème primordial car la volonté des Taiwanais, et en particulier des jeunes de se défendre, ou l’absence de cette volonté, ne peut qu’exercer un impact croissant, voire déterminant sur l’attitude qu’adopteront, en cas de crise ou d’épreuve de force, non seulement Pékin mais aussi Washington. Les jeunes Taiwanais sont-ils prêts à protéger militairement le statu quo, c’est-à-dire l’indépendance de fait de l’île (et de la République de Chine à Taiwan), en cas de remise en cause également militaire de ce statu quo par les autorités de Pékin ? S’engageraient-ils à défendre Taiwan en cas de non-intervention des Etats-Unis autant qu’en cas d’engagement américain dans le conflit ? Sont-ils disposés à risquer une crise militaire, voire un conflit armé, dans le seul but d’améliorer le statut international de l’Etat auquel ils s’identifient ? Iraient-ils jusqu’à assumer les risques internationaux d’une déclaration formelle d’indépendance ? En dépit du caractère hypothétique de ces questionnements, et de l’imprécision inévitable des réponses données, nous avons choisi d’utiliser un certain nombre de « marqueurs » susceptibles de nous aider à apporter quelques éléments de réponse : ainsi, l’attitude des jeunes par rapport à l’identité taiwanaise, à l’indépendance et à l’unification, aux relations avec le continent, au service militaire, aux dépenses d’armement, ou l’image qu’ils peuvent avoir de la Chine populaire, de leur armée ou de la relation stratégique avec les Etats-Unis sont autant de facteurs qui façonnent ce que l’on appelle l’esprit de défense. L’hypothèse de départ que nous souhaitons vérifier dans cette partie est celle d’un affaiblissement progressif de l’esprit de défense à Taiwan depuis le début de la décennie et en particulier l’élection d’un président plutôt favorable à l’indépendance de l’île. Et cette érosion toucherait tout particulièrement la jeunesse taiwanaise. Qu’en est-il en réalité ? Dans quelle mesure cette évolution est liée à l’intégration économique évoquée plus haut ou 7

Parmi l’une des rares études américaines réalisées à notre connaissance pour la CIA et dont une partie a été présentée lors d’un colloque de science politique, cf. Shelley Rigger, « When the Going Gets Tough : Measuring Taiwan’s Will to Fight », American Political Science Association, Chicago, 2 septembre 2004, 46 p. Cette présentation inclut une bonne discussion théorique sur l’esprit de défense mais conclut modestement, et probablement avec sagesse, qu’il est impossible de connaître quelle sera l’attitude des Taiwanais en cas de guerre.

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bien au passage du KMT, au pouvoir à Taiwan depuis 1945, dans l’opposition ? La rupture politique qu’a constitué l’élection de Chen et la polarisation qui s’en est suivie n’ont-elles pas brouillé toute lecture de ce phénomène ? Quoiqu’il en soit, l’évolution récente de l’attitude de la société taiwanaise, et notamment de sa jeunesse, par rapport à la Chine populaire n’a pu qu’influencer à la fois les programmes des partis politiques, avant tout désireux de rester « en phase » avec leurs électeurs, et la stratégie des acteurs extérieurs, en particulier de Pékin et de Washington qui, tout en restant très impliqués dans la « question taiwanaise » ont développé une relation globale bien plus riche et complexe qu’auparavant (2ème partie). Tandis que le PDP et le KMT prônent des politiques continentales notablement différentes, aucune d’entre elles n’est favorable à une unification à court ou même à moyen terme avec la Chine populaire. La campagne électorale qui précéda les deux importantes consultations de janvier et mars 2008 l’a parfaitement illustré. Les politiques étrangères et de sécurité des différents partis peuvent présenter des variantes, mais toutes font de la protection de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de la République de Chine à Taiwan un objectif suprême. Cela étant dit, les priorités que les principaux partis politiques affichent sur la scène intérieure ainsi que leur perception des besoins de l’électorat influencent notablement leurs choix internationaux. Ainsi, tour à tour, ces formations ont pu privilégier une politique de non confrontation relative avec le continent ou bien une coordination plus ou moins étroite avec les Etats-Unis, l’unique garant du statu quo dans le détroit de Formose. Les décisions d’acquisition de nouveaux systèmes d’armes sont notoirement influencées par ces dernières priorités. Dans une seconde partie, nous nous efforcerons donc, d’une part, de mieux évaluer l’impact de l’électorat et en particulier de la jeunesse taiwanaise, sur les programmes des principaux partis, tant en matière intérieure que pour ce qui concerne les politiques continentales, extérieures et de sécurité. Dans quelle mesure les aspirations présentes de la jeunesse taiwanaise militent-elles en faveur d’une politique de résistance aux pressions de Pékin ou au contraire d’accommodement avec cette capitale ? 12

D’autre part, nous nous interrogerons sur les perceptions chinoises et américaines de la jeunesse taiwanaise et en particulier de son esprit de défense. Dans quelle mesure ces perceptions extérieures ont-elles évolué et ont influencé la politique respective de Pékin et de Washington à l’égard de Taipei ? En conclusion, nous tenterons d’évaluer l’impact actuel et potentiel de l’évolution de l’état d’esprit de la jeunesse taiwanaise sur les relations entre les deux rives du détroit de Taiwan et notamment sur la tension politique et militaire qui y perdure et les perspectives de détente que l’élection de Ma Ying-jeou pourraient favoriser.

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CHAPITRE 1 LA SITUATION POLITIQUE À TAIWAN ET LES RELATIONS TAIPEI-PÉKIN-WASHINGTON (2000-2008)

L’élection de Chen Shui-bian en mars 2000 marque une rupture dans l’histoire politique de Taiwan. Candidat du PDP, une formation de tendance indépendantiste, Chen l’avait alors emporté avec 39 % des suffrages, devant James Soong Chu-yu, un dissident du Kuomintang (37 %) et Lien Chan, le candidat du KMT (24 %). C’était la première fois qu’un représentant de l’opposition était élu à la présidence de la République de Chine (RDC). Cette élection mettait au jour la profonde évolution de la société taiwanaise depuis le début de la démocratisation du régime politique en 1986-1987. En dépit d’une progressive taiwanisation du KMT et du soutien apporté par Lee Teng-hui, président à la fois de la République et du KMT (1988-2000), à l’affirmation de l’identité taiwanaise et de son pays sur la scène internationale, le parti de Sun Yat-sen et de Chiang Kaï-shek était usé par le pouvoir, corrompu, divisé, et surtout marqué par un vieillissement de ses cadres. La rivalité entre Lee et Soong, la marginalisation de ce dernier puis son expulsion du KMT après qu’il eut déclaré sa 15

candidature, en tant qu’indépendant, à l’élection présidentielle, affaiblirent la cause de Lien Chan, vice-président de la République et successeur officiel de Lee et permirent à Chen de sortir vainqueur de cette « triangulaire ». Lien ne gagna jamais vraiment le soutien d’une jeunesse qui se trouva alors fortement polarisée entre le candidat Chen et le candidat Soong, avec un penchant plus net tout de même pour le premier. Les meetings électoraux et les sondages d’opinion de l’époque l’attestent. La victoire de Chen était l’aboutissement d’une évolution identitaire indéniable. Entre 1992 et 2000, les Taiwanais qui se définissaient comme chinois passaient de 48, 5% à 13, 6 % tandis que ceux qui s’identifiaient uniquement comme taiwanais augmentaient très nettement : 42, 5 % contre 16, 7 %. Ceux qui se présentaient comme taiwanais et chinois croissaient également : 38, 5 % contre 32, 7 %. La victoire de Chen traduisait aussi un besoin de changement que Lee avait tenté d’accompagner en prônant des politiques de plus en plus proches de celles du PDP, notamment en matière extérieure (diplomatie pragmatique, retour de Taiwan aux Nations Unies), mais que son parti avait freinées : c’est grâce à un compromis avec le PDP que Lee parvint en 1994 à introduire l’élection du président de la République au suffrage universel direct puis, en 1997, à faire évoluer le système vers un modèle plus présidentiel : depuis, le président nomme le Premier ministre sans l’accord du Parlement. C’est aussi sur la base d’un consensus avec l’opposition que de nombreuses politiques publiques furent engagées (suppression de la province de Taiwan, assurance sociale) ainsi qu’un travail sur la mémoire (commémoration du massacre du 28 février 1947, excuses publiques du KMT pour sa répression passée) et une réforme de l’éducation (introduction de manuels de connaissance de Taiwan). La politique de Lee était plus souvent appuyée par le PDP que par le KMT. Pour ce qui concerne les relations avec la Chine, Lee a peu à peu fait évoluer le principe de la Chine unique que défendait le vieux KMT (l’ensemble de la nation chinoise, y compris le continent et la Mongolie extérieure) vers une Chine appréhendée comme un espace géographique, historique et culturel décliné en « deux entités politiques » souveraines appelées à coexister sur un pied d’égalité pendant longtemps sur la scène internationale avant d’envisager toute réunification. Entérinée en 1991 avec l’adoption 16

des Lignes directrices pour l’unification nationale, cette nouvelle approche établissait une distinction – et une contradiction – entre la définition politique (la RDC à Taiwan) et la définition juridique de la RDC (l’ensemble de la Chine). En effet, les révisions constitutionnelles entamées en 1991 n’ont pas remis en question les frontières officielles de la RDC : elles ont simplement établi les notions de « régions libres » (sous la juridiction de Taiwan) et « régions continentales » (également sous la souveraineté de la RDC mais hors de sa juridiction) du pays 8 . Provoquée par sa visite « privée » aux Etats-Unis, la crise des missiles de 1995-1996 unit pour un temps les Taiwanais autour de leur président. Celui-ci fut réélu avec 54 % de suffrages en 1996, contre 25 % pour les deux candidats dissidents et plus conciliants avec la Chine (Lin Yang-kang et Chen Lu-an). Mais, favorisée par Washington, la reprise des pourparlers officieux avec Pékin en 1998 fit craindre à Lee une réduction irréversible de la marge de manœuvre internationale de Taiwan : en juillet 1999, il déclara que les relations entre les deux rives étaient des « relations spéciales d’Etat à Etat ». Dénoncée avec vigueur par Pékin, cette déclaration fut aussi critiquée par Washington qui y vit une remise en cause du statu quo. Pourtant, quoiqu’annoncée de manière inattendue, elle fut à l’époque approuvée par la grande majorité de l’opinion publique et de l’échiquier politique taiwanais, en particulier par le PDP qui, peu avant, en mai 1999, avait approuvé une nouvelle résolution concernant le statut international et l’avenir de Taiwan ainsi que ses relations avec la Chine. Modérant la revendication indépendantiste du PDP, cette résolution déclarait que Taiwan était déjà un pays indépendant et souverain, sans relation de souveraineté avec la RPC, et dont le nom était aujourd’hui la République de Chine. La convergence entre Lee et le PDP apparaissait déjà très nettement et reflétait le nouveau consensus politique sur l’identification entre la RDC et Taiwan. Cette convergence s’étendait déjà alors à la politique de défense : après avoir été farouchement opposé aux achats d’armements les plus coûteux (Mirages, F-16), le PDP s’y était rallié et se montrait désormais désireux d’accroître l’effort de défense de l’île. 8

On retrouve cette distinction dans l’ordonnance de juillet 1992, amendée plusieurs fois mais jamais abolie, « relative aux relations entre les peuples de la région de Taiwan et de la région continentale » (Taiwan diqu yu dalu diqu renmin guanxi tiaoli).

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Mais Lee était en même temps prisonnier de son parti et se montra incapable de le réformer, de le moderniser et d’en démocratiser le fonctionnement. Sous sa présidence, la corruption des politiciens du KMT demeura endémique, contraignant Ma Ying-jeou, alors ministre de la Justice (1993-1996) à démissionner, les finances et l’empire économique du parti restaient particulièrement opaques et les pouvoirs concentrés dans les mains d’un président qui contrôlait l’essentiel de l’appareil. D’où le besoin de changement, exprimé par les candidatures du « rebelle » Soong et de l’opposant Chen. Les attaques de Lee contre les indélicatesses de Soong lorsque celui-ci était secrétaire général du KMT firent-elles la différence ? Elles y contribuèrent sans doute, de même que la stratégie prônée par Lee peu avant le scrutin dite d’abandon de Lien Chan et de soutien de Chen (qi Lian bao Chen). Quoiqu’il en soit, si Chen l’emporta, c’est parce qu’il représentait l’avenir alors que Soong, symbolisait, à bien des égards, le passé. En mars 2000, un grand optimisme régnait donc à Taiwan. Beaucoup, parmi les électeurs du PDP, espéraient que Chen serait le « Nixon taiwanais » en ce sens qu’il parviendrait à trouver un moyen de négocier un modus vivendi avec Pékin. Epargnée par la crise asiatique, l’économie insulaire restait très dynamique. Le relâchement prévisible des restrictions imposées aux relations commerciales avec le continent, notamment l’ouverture promise de liaisons aériennes directes, était perçu comme autant de stimulants supplémentaires de l’activité économique. Très critique à l’égard de la corruption du KMT et de ses liens troubles avec les triades, le PDP devait enfin introduire un mode de gouvernement propre et efficace. Et en matière de défense et de sécurité, Chen se présentait comme un meilleur allié des Etats-Unis, moins imprévisible que Lee Teng-hui et plus disposé à accélérer, en étroite coopération avec le Pentagone, la modernisation des forces armées taiwanaises. Les années qui suivirent déçurent largement les espoirs alors nourris par de nombreux Taiwanais. Néanmoins, au terme du premier mandat de Chen, la nouvelle opposition ne réussit pas à l’emporter sur le président-candidat PDP : celui-ci parvint à tirer parti des faiblesses de ses adversaires et de l’affirmation toujours plus grande de l’identité taiwanaise. Il n’en reste pas moins que les déceptions et le pessimisme s’accrurent à partir de la réélection contestée de Chen, favorisant à la fois l’irruption d’un nouvel état 18

d’esprit au sein de la société insulaire et le retour au pouvoir du KMT en 2008. Le premier mandat du président Chen Shui-bian (2000-2004) Le premier mandat du président Chen Shui-bian fut marqué par deux périodes assez nettement distinctes. La première fut dans l’ensemble dominée par une certaine modération tandis que la seconde, qui s’ouvrit en août 2002 avec la déclaration de Chen « un pays de chaque côté du détroit », entamait une période plus militante qui devait préparer le PDP à l’élection présidentielle de mars 2004. Les années de modération et d’ouverture relative Sur le plan intérieur, lors de son entrée en fonction, le 20 mai 2000, Chen se devait de faire preuve d’ouverture. Il n’avait gagné qu’avec une majorité relative tandis que le Parlement, le Yuan législatif, restait contrôlé par le KMT. Preuve de cette modération initiale, il nomma le général Tang Fei, un membre du KMT et un ancien ministre de la Défense, au poste de Premier ministre, notamment afin de s’assurer dans la douceur l’allégeance de l’Armée. De même, évitant de prendre des risques, comme son prédécesseur, il désigna un militaire, l’amiral Wu Shih-wen, à la tête du ministère de la Défense. Il ne se départit jamais de cette politique : le général de l’Armée de terre Tang Yao-ming, l’amiral Lee Jye, le général d’armée aérienne Lee Tien-yu occupèrent successivement cette fonction. Le KMT était pour sa part en proie à une crise profonde : dès la fin mars 2000, il expulsa Lee Teng-hui et ses rangs et se choisit comme nouveau président Lien Chan, en dépit de la défaite électorale cuisante que ce dernier avait essuyée. Refusant toutes les ouvertures du nouveau pouvoir, Lien suspendit la participation de Tang Fei aux activités du parti. S’il entreprit de clarifier les finances du KMT, se séparant de nombreuses entreprises (parfois peu rentables ou même déficitaires) et de son principal gérant, Liu Tai-ying, il infléchit l’orientation politique du parti, favorisant un retour en force des continentaux et surtout de la tendance unificationiste longtemps marginalisée par Lee Teng-hui et le courant nativiste. 19

En octobre 2000, Chen décidait de remplacer à la tête du gouvernement Tang par Chang Chun-hsiung, l’un des principaux responsables du PDP, qui proposa immédiatement de geler la construction de la 4ème centrale nucléaire. Mais cette décision politique fit long feu après que le Yuan judiciaire l’eut invalidée pour avoir remis en cause un vote du Parlement. Cette affaire mettait au jour l’étroitesse de la marge de manœuvre de Chen et de son gouvernement, contraints de négocier en permanence avec le KMT les mesures qu’ils souhaitaient faire approuver par le Yuan législatif. Les élections législatives de décembre 2001 ne permirent pas au PDP et à son nouvel allié, l’Alliance pour l’unité de Taiwan (AUT) fondée peu avant par Lee Teng-hui, de prendre le contrôle du Parlement. En dépit d’un recul important du KMT, celui-ci et le parti dissident créé en 2000 par James Soong, le Parti Proche du Peuple (PPP), y obtenaient la majorité des sièges 9 . En d’autres termes, ce que l’on appelait désormais le « camp vert » (PDP et AUT) devait continuer de composer, du moins au Parlement, avec le « camp bleu », constitué du KMT, du PPP et du Nouveau Parti, réduit à peu de choses par l’irruption de la formation de James Soong. La politique continentale que Chen annonça le jour de son inauguration témoignait également d’une notable modération, due en partie à l’entremise des Etats-Unis. Comme on le sait, il prit cinq engagements importants, « aussi longtemps que le régime du Parti communiste chinois n’utilise pas la force contre Taiwan », connu sous l’expression « les cinq non »: « Je fais le serment, tout au long de mon mandat, de ne pas déclarer l’indépendance, de ne pas changer le nom officiel du pays, de ne pas pousser à l’inscription dans la Constitution de la formule des relations d’ ‘‘Etat à Etat’’ et de ne pas promouvoir la tenue d’un référendum visant à changer le statu quo en matière d’indépendance ou de réunification. En outre, la question de l’abolition du Conseil pour l’unification nationale ou des Lignes directrices pour l’unification nationale sera laissée de côté » 10 . Par

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Le KMT, le PPP et le Nouveau Parti obtinrent respectivement 68, 46 et 1 sièges, soit un total de 115 sièges sur 225 ; le PDP et l’AUT remportèrent respectivement 87 et 13 sièges. Les dix autres sièges revinrent à des indépendants. 10 http ://www.gio.gov.tw

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ailleurs, sans reconnaître le principe d’une seule Chine, il acceptait de discuter de « la question d’une future Chine unique ». Il est clair que Chen ne pouvait aller jusqu’à reconnaître qu’en 1992, peu avant la rencontre de Singapour (avril 1993), les représentants officieux de Pékin et de Taipei (et alors du KMT) avaient trouvé un « consensus » sur la Chine unique, condition que les autorités chinoises avaient imposée à Chen peu après son élection pour entamer des pourparlers avec son gouvernement. D’autant moins que la notion même de « consensus de 1992 » (jiu’er gongshi) avait été avancée par Su Chi, l’un des conseillers du nouveau président du KMT, peu après l’élection de Chen. Certes, fin juin 2000, Chen approuva la formule, « une Chine, deux interprétations » avancée par les négociateurs taiwanais en 1992, mais aux yeux de son équipe, les « deux interprétations » n’avaient jamais été entérinées par Pékin, et il n’y avait donc pas « consensus ». Quoiqu’il en soit, la Chine ne souhaitait pas à l’époque entamer des discussions avec Chen et il ne lui fut pas difficile de repousser ces avances en s’appuyant sur quelques déclarations plus réservées de son gouvernement. Pourtant jusqu’à l’été 2002, le nouveau pouvoir à Taipei poursuivit cette ligne d’ouverture. En décembre 2000, Chen lança l’idée que l’intégration économique qui se mettait progressivement en place entre les deux rives du détroit pourrait devenir la base d’une « intégration politique » (zhengzhi tonghe) à plus longue échéance. En janvier 2001, il ouvrit des liaisons maritimes entre les îles côtières de Quemoy et Matsu, contrôlées par la RDC, et les villes de Xiamen et de Fuzhou au Fujian. Enfin, en août 2001, sous la pression des milieux d’affaires et dans la perspective de l’accession de Taiwan et de la République populaire à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre, il assouplit les restrictions imposées aux relations économiques avec la Chine et mit de fait un terme à la politique de Lee Teng-hui dite de « patience et de non précipitation » (jieji yongren). En dépit de certains signes d’assouplissement (en particulier la nouvelle définition de la Chine unique qui comprend le continent et Taiwan), Pékin choisit de continuer d’isoler Chen et ses alliés politiques tout en s’efforçant de développer de multiples contacts avec à la fois les forces d’oppositions et divers secteurs de la société taiwanaise. 21

L’essor accéléré des relations économiques et humaines entre Taiwan et le continent devait favoriser le succès de cette stratégie. Entre 2000 et 2007, les échanges commerciaux entre les deux rives sont passés de 31, 3 à 124, 5 milliards de dollars (données chinoises, Hong Kong exclu). Les exportations taiwanaises vers la Chine représentaient en 2007 41 % du total des ventes insulaires (101 milliards sur 247 milliards), contre 18 % en 2000 (25 milliards). Les importations en provenance de Chine ont également commencé à croître de manière significative (23, 5 milliards contre 6, 2 milliards). Et le stock d’investissements taiwanais en Chine passait de 40 milliards à 100 milliards et probablement plus. Aujourd’hui, plus de 70% des investissements taiwanais à l’étranger se dirigent vers le continent 11 . Sur le plan extérieur, si le nouveau gouvernement taiwanais ne parvint pas à sortir de son isolement diplomatique traditionnel, il vit sa position internationale confortée par l’élection de George W. Bush à la présidence des Etats-Unis. En avril 2001, ce dernier manifesta publiquement un soutien stratégique sans faille à la sécurité de Taiwan (son fameux propos « whatever it takes to help Taiwan defend herself ») et lui promit des armements lourds qui lui avaient pendant longtemps été refusés (8 sous-marins diesels, batteries de missiles anti-missiles Patriots de type Pac-3 et 12 avions de lutte anti-sous-marine P-3C Orion). Le gouvernement Chen crut probablement que ce soutien renforcé pouvait lui permettre de réduire ses propres dépenses 11 En 2007, grâce à la politique volontariste du gouvernement Chen, les investissements autorisés en Chine ont augmenté moins vite (+ 30, 5 %) que ceux à destination des autres pays (+ 49, 9%) mais leur proportion reste très élevée (61 %, soit 9, 97 milliards contre 6, 47 milliards de dollars), Bloomberg, 21 janvier 2008. Cependant, d’après le ministère chinois du Commerce, en 2007, les investissements taiwanais réalisés en Chine ne s’élevaient qu’à 1, 77 milliard, marquant une baisse de 20, 4 % par rapport à l’année précédente. D’après cette même source, les investissements taiwanais cumulés ne s’élevaient à la fin 2007 qu’à 45, 76 milliards de dollars (Xinhua, 25 janvier 2008). De même, les experts chinois estiment que le montant des investissements taiwanais réalisés sur le continent reste inférieur à 100 milliards de dollars et accuse le camp « vert » à Taiwan de répandre l’information selon laquelle ils s’élèveraient à 280 milliards de US$, chiffre publié en 2006 par la presse taiwanaise ; entretien avec Zhou Zhihuai, directeur-adjoint de l’Institut d’études taiwanaises de l’Académie des sciences sociales de Chine, Pékin, mai 2006. La difficulté est que de nombreux investissements taiwanais en Chine apparaissent comme provenant d’autres pays, tels les paradis fiscaux des Caraïbes.

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militaires et par conséquent de consacrer une plus large part des dépenses publiques à la réalisation de promesses électorales (assurance maladie, retraites) susceptibles de lui rapporter des voix, aux élections législatives de décembre 2001, comme aux consultations suivantes. En effet, le premier budget de la défense préparé par l’administration PDP, celui de 2001, avait déjà marqué une baisse significative sur celui de 2000 — 269, 8 milliards de dollars taiwanais (NT$), soit 8, 7 milliards de dollars américains (US$) contre 276, 6 milliards. Mais les années suivantes, cette baisse se poursuivit alors même que le NT$ se dépréciait par rapport au dollar américain (260, 4 milliards de NT$ en 2002, soit 7, 66 milliards d’US$). En 2005, le budget taiwanais de la défense s’élevait à 258, 6 milliards de NT$, soit 8, 3 milliards d’US$. Il représentait 2, 4 % du PNB, contre 2, 8 % en 2000, et 16, 1% du budget de l’Etat, contre 17, 35 % en 2000. D’après certaines estimations, en dollars américains constants, l’effort financier de Taiwan pour sa défense a chuté de 35 % entre 1999 et 2005 12 . Pourtant, l’Administration Bush améliora nettement les relations américano-taiwanaises. Elle laissa Chen effectuer des visites de transit aux Etats-Unis (dont à New York au printemps 2002) qui lui permirent de rencontrer d’importants politiciens américains et de rehausser sa stature sur la scène intérieure. Washington rendit également beaucoup plus transparente et publique sa coopération militaire avec Taipei, autorisant par exemple le ministre taiwanais de la Défense, Tang Yao-ming, à effectuer un voyage discret sur le continent américain en mars 2002 (cf. ch. 4). Cependant, l’isolement dans lequel Pékin maintenait Taipei, le soutien plus net de Washington mais aussi la montée des difficultés économiques et politiques internes convainquirent Chen, à 18 mois de l’élection présidentielle de 2004, de radicaliser son discours. La radicalisation de Chen Shui-bian Cette radicalisation fut annoncée au début août 2002 par le discours de Chen aux Taiwanais du Japon dans lequel il évoqua l’existence de pays distincts de chaque côté du détroit de Formose 12

Entretien avec Jim Mulvenon, Washington DC, avril 2006.

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(yibian yiguo). Cette formule était une allusion directe à la « théorie des deux Etats » (lianguolun) de Lee Teng-hui. Certes, Chen ne décidait pas d’inclure cette définition politique, au fond assez acceptée, de la RDC dans la Constitution. Mais ce propos annonçait à la fois un changement de stratégie à l’égard de Pékin et une volonté de reprendre la main sur la scène intérieure. La Chine réagit avec vigueur à cette sortie du président taiwanais mais rapidement elle concentra ses efforts et sur les Etats-Unis et sur l’opposition « bleue », préférant ignorer Chen plutôt que de « lui faire de la publicité ». Si l’Administration Bush géra avec une certaine retenue cette nouvelle montée de la tension, elle envoya des signaux très explicites en direction de Pékin comme de Taipei. En octobre 2002, lors de la rencontre de Crawford (Texas) entre Jiang Zemin et Bush, ce dernier exprima en privé son « opposition » à l’indépendance de Taiwan. Le 11 septembre 2001 et les nouvelles priorités stratégiques des EtatsUnis expliquent pour une bonne part ce durcissement américain à l’égard de Chen Shui-bian. Ces mises en garde n’eurent guère d’influence sur un président taiwanais avant tout préoccupé par sa réélection. Dans ce but, il développa un langage et des politiques plus nettement identitaires et nationalistes, notamment en matière éducative ou culturelle. A la fin de l’été 2003, il promit une refonte de la Constitution qui devait permettre à Taiwan de rompre, laissait-il entendre, avec la République de Chine importée du continent. Il poussa aussi à l’adoption en novembre 2003 d’une nouvelle loi référendaire. Bien que largement inspirée par l’opposition, cette loi autorise le président de consulter les électeurs en cas de menace imminente du pays (art.17). Tirant immédiatement, et contre toute attente, parti de cette disposition, Chen annonça en décembre 2003 son intention d’organiser un référendum sur la menace militaire chinoise le même jour que l’élection présidentielle en mars 2004. Cette initiative provoqua la réaction immédiate que l’on sait des Etats-Unis. Aux côtés du Premier ministre chinois, Wen Jiabao, en visite à Washington, le président Bush déclara « s’opposer à toute décision unilatérale de la Chine ou de Taiwan pour changer le statu quo ». Cette rebuffade américaine contraignit Chen à réviser quelque peu le contenu de son projet de référendum. Mais sur le fond, il tint bon. Et si l’opposition bleue s’efforça de capitaliser sur la détérioration des relations taiwano-américaines, cette 24

détérioration contribua aussi à renforcer l’image nationaliste et inflexible de Chen auprès de son électorat. Au cours du premier mandat de Chen, fort de sa reconnaissance du « consensus de 1992 », l’opposition « bleue » multiplia les contacts avec les autorités continentales. Cependant, une assez grande prudence domina ces contacts, sauf pour ce qui concerne le petit Nouveau Parti qui établit en 2001 des liens officiels avec le PC chinois. Néanmoins, tant le KMT que Pékin cherchèrent à instrumentaliser les pressions exercées par les milieux d’affaires taiwanais en faveur des liaisons aériennes directes ainsi que l’hostilité de Chen à l’ouverture de ces liaisons. Ainsi, à la fin 2002, le petit-fils de Chiang Kai-shek, John Chiang Hsiao-yen, négocia avec les autorités chinoises la mise en place de vols charters pour faciliter les retours des hommes d’affaires taiwanais à l’occasion du Nouvel An chinois en janvier 2003. Si le gouvernement de Chen contraignit ses vols à faire escale à Hong Kong ou Macao, cette initiative mettait au jour à la fois la volonté des « bleus » de proposer et de commencer à mettre en œuvre sans délai une politique continentale alternative ainsi que l’affaiblissement de la position du camp « vert » sur ce dossier. Néanmoins, ce succès n’aida guère la nouvelle coalition entre le KMT et le PPP, symbolisée par la candidature unique de Lien Chan et de James Soong à la présidence et la vice-présidence de la République. Obsédé par sa réélection, Chen avait exclu à la fin de l’automne 2003 toute nouvelle négociation de vols charters avec la Chine. Et le KMT, lui-même très concentré sur son retour au pouvoir pour risquer de se montrer en trop bonne intelligence avec Pékin, n’insista pas. La campagne électorale, de ce fait, se déplaça sur le terrain identitaire, plaçant Lien et Soong, un continental, sur la défensive. L’on ne saura jamais si ce furent les qualités propres de l’animal politique Chen Shui-bian, les faiblesses et les failles du « ticket » bleu ou l’attentat contre sa personne et celle de la viceprésidente Lu Hsiu-lien survenu à la veille du scrutin qui lui permirent d’être réélu avec une très courte majorité des voix (50, 1%). Quoiqu’il en soit, Chen était parvenu à progresser de plus de 10 % par rapport à 2000, alors que Lien-Soong avait été donnés gagnants par tous les instituts de sondage avec une avance de plus de 5 points. La montée de l’identité nationale taiwanaise fut donc indéniablement l’un des facteurs essentiels de cette victoire. Pour 25

autant, les Taiwanais étaient-ils vraiment plus déterminés à accroître leur effort de défense ? L’échec du référendum, boycotté par l’opposition, sur la menace des missiles chinois et l’achat d’armes anti-missiles (Pac-3) reflétait assez fidèlement les divisions politiques de l’électorat. Cependant, il mettait également au jour une perception de la menace en décalage avec le discours du gouvernement de Chen. Et ce décalage allait s’accuser dans les deux années suivantes, à mesure que l’opposition allait resserrer ses liens avec le continent. Le deuxième mandat de Chen Shui-bian (2004-2008) Le deuxième mandat du président Chen s’ouvrait sous des auspices bien moins favorables que le premier. Son élection resta pendant plusieurs mois contestée par des partis d’opposition qui engagèrent toutes sortes de démarches, y compris judiciaires, pour tenter de la remettre en cause. En majorité encore détenus par des groupes proches du KMT ou du PPP, les médias multiplièrent leurs attaques contre le pouvoir et le PDP dont les échecs, les erreurs et les errements étaient souvent exagérés. L’économie taiwanaise entrait dans une nouvelle période de ralentissement, d’augmentation du chômage et de stagnation du pouvoir d’achat. En 2005, cette évolution permit à la Corée du Sud de dépasser pour la première fois la société insulaire en matière de revenu nominal brut par habitant (environ 15 000 US$ contre 14 000 US$), alors que les habitants de ce pays étaient traditionnellement 30 % moins riches en moyenne que les Taiwanais 13 . Ce rattrapage fut perçu de manière symboliquement très forte, voire humiliante par de nombreux Taiwanais et allait accélérer la migration vers le continent d’insulaires en quête d’emploi, de carrière ou d’affaires. A Taiwan même, en dépit d’une certaine amélioration à partir de la fin 2005, le chômage restait relativement important (4 % ce qui est élevé pour l’île), les salaires stagnaient et les perspectives de carrières devenaient moins intéressantes alors que le climat 13

http://www.taiwan.com.au/Polieco/Trade/Economy/2006/0406.html Il faut toutefois noter qu’en terme de pouvoir d’achat, Taiwan reste nettement devant la Corée du Sud où l’inflation et le coût de la vie sont bien supérieurs. Mais, dans leurs attaques contre l’administration Chen, les médias se gardèrent bien de faire référence aux chiffres rapportés à la parité de pouvoir d’achat. Aujourd’hui, les Taiwanais, dans leur très grande majorité, pensent ainsi que leurs voisins coréens vivent mieux qu’eux.

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économique était touché par l’incertitude politique qui entourait la fin du mandat de Chen Shui-bian. Sur le plan extérieur, la situation n’était guère meilleure. Après la réélection de Chen, la Chine laissa entendre qu’elle allait promulguer une « loi sur l’unification » tandis que les Etats-Unis maintenaient la pression sur Taipei, annonçant que c’était à eux de « définir le statu quo », et pas à Taiwan ou à la Chine de le faire 14 . La polarisation extrême que les circonstances troubles de sa réélection avaient provoquée devait profondément réduire la marge de manœuvre de Chen et contribuer à l’instauration d’un climat politique difficile, sinon parfois délétère ou de crise, au cours des années suivantes. Les élections législatives de décembre 2004 ne permirent pas, une fois encore, à Chen de prendre le contrôle du Parlement. Le KMT, renforcé (79 sièges), le PPP, quoiqu’affaibli (34 sièges), et le NP (1 siège) y restaient majoritaires, avec 114 sièges contre 101 pour le camp « vert » (PDP : 89 sièges et AUT : 12 sièges). Peu adapté à ce type de consultation, l’accent que ce dernier continua de mettre sur le discours identitaire fit long feu et se retourna contre lui. Tirant les leçons de cet échec, Chen décida de changer de Premier ministre et de mettre en place un gouvernement plus centriste. A Yu Shyi-kun, un proche de Chen, succédait en février 2005 Hsieh Chang-ting, un concurrent de longue date du président au sein du PDP, favorable à une politique plus pragmatique à l’égard de Pékin. Mais cette période d’ouverture ne dura pas : le rapprochement entre le KMT et le PC chinois ainsi que l’accumulation des problèmes de corruption au sein du camp « vert » et de la famille même du président Chen devaient bouleverser l’équation politique sur l’île. Le rapprochement entre le KMT et le PC chinois et l’immixtion directe de Pékin dans le débat politique taiwanais Au lendemain de cette élection, chaque camp avait toutes les raisons de se montrer plus flexible à l’égard de la Chine, et ceci en 14

Déclaration de James Kelly, sous-secrétaire d’Etat américain chargé de l’Asie orientale et du Pacifique, faite le 21 avril 2004 devant la Commission des affaires internationales de la Chambre des Représentants, http://usinfo.state.gov/eap/Archive/2004/Jun/30-759584.html

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dépit de l’annonce par celle-ci en décembre 2004 de la préparation d’une loi anti-sécession. La pression des milieux d’affaires taiwanais et étrangers (notamment américains) au sujet de l’ouverture de liaisons aériennes directes devenait plus pressante ; et tant le gouvernement de Chen, en besoin d’alliés centristes (James Soong) que le KMT, qui cherchait à conserver sa position privilégiée d’intermédiaire avec les autorités de Pékin et à renforcer son avantage dans le camp « bleu », étaient à la recherche de succès. L’instauration de vols charters, pour la première fois directs (quoique passant en principe par l’espace aérien de Hong Kong), entre Taiwan et le continent à l’occasion du Nouvel An chinois 2005 illustra cette souplesse retrouvée du gouvernement PDP. Certes, cet accord signé entre six compagnies aériennes taiwanaises et chinoises fut trouvé grâce à l’entremise de négociateurs du KMT. En outre, les représentants des deux gouvernements ne purent assister à ces négociations qu’avec le statut d’observateur. Néanmoins, peu après, en février 2005, Chen concluait une alliance politique avec James Soong, dans laquelle il se montrait plus pragmatique à l’égard de Pékin, sans pour autant reconnaître le « consensus de 1992 ». La promulgation en mars 2005 par l’Assemblée nationale populaire à Pékin de la loi anti-sécession contribua à faire voler en éclats ce fragile rapprochement. D’un côté, le camp « vert » utilisa cette légalisation du recours à la force contre Taiwan dans des circonstances plus vagues qu’auparavant mais déterminées par le PC chinois (art. 8) pour lancer une grande campagne de dénonciation de la Chine, et à travers celle-ci, de l’opposition. D’un autre, le KMT, qui s’apprêtait à envoyer une délégation de haut niveau sur le continent, critiqua mollement et avec des nuances diverses — Ma Ying-jeou plus fermement que Lien Chan, par exemple — cette loi. Voulant battre en brèche l’alliance ChenSoong, qui aurait permis au président d’enfin disposer d’une majorité au Yuan législatif, Lien laissa partir fin mars 2005 cette délégation et décida de se rendre lui-même dès le mois suivant en Chine. Il y rétablit les relations entre le KMT et le PC chinois, rompues en 1946, à l’orée de la guerre civile, près de 60 auparavant. Et il tint sur le continent un discours politique conciliant — trop aux yeux d’un certain nombre de Taiwanais qui ont critiqué sa discrétion sur l’existence de la RDC et les succès de 28

la démocratie insulaire — et particulièrement critique à l’égard de Chen. Mais les propos de Lien furent aussi perçus comme neufs et libéraux, c’est-à-dire tranchant avec la propagande officielle du PC, par de nombreux Chinois, et en particulier les jeunes générations. Se voyant pris au piège, James Soong effectua, un mois plus tard, le même pèlerinage. Quoique plus résolu sur l’existence et la souveraineté de la République de Chine (il fut cependant censuré sur ce point), son message ne fut guère différent. Et c’est au moment où Soong se trouvait à Pékin que Chen choisit de rompre son éphémère alliance avec le chef du PPP. Si ces initiatives ne purent freiner l’irrémédiable marginalisation politique de Soong, elles ne permirent pas non plus à Chen de retrouver les faveurs de l’opinion publique : contrairement à ses espoirs, la majorité des Taiwanais accueillirent de manière positive cette normalisation, et pas uniquement en raison du « matraquage » médiatique des chaînes et des journaux proches du camp « bleu ». Lasse de l’immobilisme dans les relations avec la Chine dont elle rendait, du moins en partie, Chen responsable, la majorité de la société insulaire souhaitait désormais voir ces relations progresser sur le plan politique et devenir plus en phase avec la réalité quotidienne des échanges économiques et humains. Tous les sondages attestèrent de ce changement important d’état d’esprit (cf. 1ère partie). C’est pourquoi, après une condamnation sans concession de ces voyages qui conduisit Chen à envisager un temps de poursuivre en justice ses opposants pour trahison, le président taiwanais assouplit progressivement sa position. Cela n’empêcha pas Chen de tenter de reprendre l’initiative, en particulier au lendemain de l’échec cuisant du PDP aux élections locales de décembre 2005 (cf. ci-dessous). En février 2006, il décida de mettre fin aux activités du Conseil national pour l’unification et de suspendre les Lignes directrices pour l’unification, remettant pour la première fois directement en cause l’un des cinq engagements pris en 2000 et réitérés en 2004. Et en même temps, il annonça un durcissement de sa politique continentale. Si, en avocat retors, il chercha à « finasser » sur les termes choisis (zhongzhi en chinois signifiant à la fois « cesser de fonctionner » et « abolir »), la réaction américaine fut négative sans être pour autant excessive. Washington, qui, on l’a vu, désormais entendait définir le statu quo, rappela qu’à ses yeux ni le Conseil ni 29

les Lignes directrices n’avaient été abolies, puis décida de clore l’incident. Cependant, les difficultés politiques internes de Chen Shuibian l’incitèrent à éviter toute nouvelle initiative intempestive et, de fait, à assouplir à nouveau quelque peu son attitude à l’égard de Pékin. Ainsi, peu après, il promit à une administration Bush particulièrement agacée à son égard que plus aucune surprise en provenance du gouvernement taiwanais ne devrait les incommoder (« no more surprise », dit-il alors à Michael Green, un ancien responsable de l’Asie au Conseil national de sécurité). En juin 2006, cherchant à obtenir, sinon l’appui, du moins la neutralité de Washington dans la crise politique qu’il affrontait — et en particulier la demande de révocation engagée par l’opposition en raison du délit d’initié dont était soupçonné son gendre — il réitéra les désormais « quatre non » (et non plus « cinq non » du fait de la suspension du Conseil national pour l’unification) qu’il s’était engagé de respecter en 2000, puis à nouveau en 2004. De même, il s’engagea à nouveau à n’introduire aucune réforme constitutionnelle susceptible de modifier le statu quo. Par ailleurs, le 14 juin, au lendemain de l’introduction au Parlement par l’opposition d’une procédure de révocation (bamian) à son endroit pour corruption, son gouvernement annonça la signature d’un accord avec la Chine qui permit une extension sans précédent des vols charters entre l’île et le continent : 168 vols de passagers prévus chaque année partagés de manière égale entre les quatre grandes fêtes chinoises : outre le Nouvel An luno-solaire (fin janvier-début février), Qingming (le balayage des tombes, le 5 avril), la fête des bateaux dragon (duanwu, en général début juin) et la fête de la mi-automne (fin septembre). Négocié une fois encore entre associations des compagnies aériennes, et contraignant les vols à continuer de survoler l’espace aérien de Hong Kong, cet accord prévoyait des liaisons directes entre d’une part Taipei et Kaohsiung et d’autre part Pékin, Shanghai, Canton et Xiamen (Amoy, la capitale du Fujian méridional) ainsi que l’ouverture progressive de vols cargos 15 . Cela étant dit, Chen Shui-bian campa sur ses positions quant au « consensus de 1992 », rappelant en avril 2006 à un Ma Ying15 En outre, des vols charters d’urgence médicale et humanitaire étaient instaurés. Asian Wall Street Journal, 15 juin 2006 ; The Taiwan Economic News, 5 juin 2006.

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jeou de retour des Etats-Unis, où il s’était efforcé de « vendre » sa politique de réconciliation avec la Chine, que Pékin n’avait jamais accepté la formule avancée par le KMT « une Chine, deux interprétations », mais simplement la « Chine unique ». De même, en dépit des pressions indiquées, son gouvernement semblait alors partagé sur la question de l’ouverture des liaisons aériennes directes, préférant l’immobilisme à toute initiative susceptible d’approfondir les divisions au sein du PDP et plus généralement du « camp vert ». Ainsi, après avoir fixé à 1 000 par jour le quota de touristes chinois autorisés à visiter Taiwan, la Commission aux Affaires continentales évita de mettre en œuvre cette mesure d’ouverture, rejetant la responsabilité de cette décision sur les autorités de Pékin dont elle déplora le manque de coopération. De même, Taipei continua de brider par toutes sortes de mesures (dont le maintien du plafond d’investissement à 40 % des actifs nets de chaque entreprise) les investissements en Chine, encourageant en revanche les prises de participation des entreprises taiwanaises dans les autres économies émergentes, en particulier en Asie du Sud et du Sud-Est. En 2007, sentant les échéances électorales approcher, Chen repartit à l’offensive : en février, il « taiwanisa » le nom d’un certain nombre d’entreprises nationales, comme la China Petroleum Corp. devenue CPC Corp. Taiwan (Taiwan zhongyou) ou la Chunghwa Post, rebaptisée Poste taiwanaise (Taiwan youzheng). Il modifia les manuels d’histoire du lycée, faisant de la Chine et de Taiwan deux pays différents, et supprimant toute référence de Sun Yat-sen, comme le père de la nation (guofu). Puis à l’automne, il lança une campagne de signatures destinée à l’organisation d’un référendum, en même temps que l’élection présidentielle, en mars 2008, en faveur de l’admission de Taiwan, sous ce nom et plus celui de RDC, à l’ONU. Si les premières initiatives ne provoquèrent qu’une réaction mesurée de l’Administration Bush, cette dernière envenima à nouveau les relations entre Taipei et Washington. Elles alimentèrent également la tension entre le gouvernement de Chen et Pékin qui multiplia les sorties de ses chasseurs-bombardiers à proximité de la ligne médiane du détroit de Formose. Mais afin de favoriser la victoire du KMT, les autorités chinoises s’abstinrent de publier des déclarations trop incendiaires, préférant concentrer leurs pressions 31

sur les Etats-Unis et les charger de rappeler à l’ordre le PDP et ses alliés. D’ailleurs, au début 2007, ces derniers, et en particulier l’AUT, prirent quelque peu leurs distances des positions radicales qu’ils avaient adoptées après 2000. Ainsi, s’étant déclaré depuis toujours opposé à toute déclaration d’indépendance, Lee Teng-hui, le père spirituel de l’AUT, encouragea cette formation à adopter une politique continentale plus centriste. Le souci de garantir à l’AUT un espace électoral dans le cadre du nouveau mode de scrutin n’était pas étranger à ce recentrage (cf. ci-dessous). Et au sein du PDP, avant même d’être désigné candidat à la présidence de la République, Hsieh Chang-ting commença à afficher plus nettement une position plus conciliante à l’égard de la Chine. De son côté, Ma Ying-jeou s’efforçait de démontrer que le retour au « consensus de 1992 » permettrait à Taiwan de signer avant 2012 un accord de fin d’hostilités avec la Chine et ainsi non seulement de stabiliser ses relations avec celle-ci pendant une période de 30 à 50 ans, mais aussi de mettre en place des mesures de construction de la confiance susceptibles de progressivement faire baisser la tension dans le détroit de Taiwan. Il précisa aussi sa politique continentale en matière d’investissements (suppression du plafond de 40 %), de vols directs (extension des vols charters) et de tourisme (fixation du quota à 3 000 visiteurs chinois par jour). Il s’efforça enfin de tirer parti de la détérioration sans précédent des relations entre Taipei et Washington pour se présenter comme le candidat à la présidence le mieux placé pour réconcilier Taiwan à la fois avec la Chine et les Etats-Unis. Cela étant, afin d’occuper le terrain de l’identité et de la souveraineté taiwanaise, le KMT décida d’organiser son propre référendum sur la question du « retour de la RDC à l’ONU », provoquant l’ire, discrète mais réelle de Pékin. En revanche, Washington fit preuve d’une neutralité plutôt complaisante à l’égard de cette initiative, jugée de fait non-provocatrice, contrairement à celle du PDP, car ne modifiant pas le nom du pays et dans la continuité des projets internationaux de Taiwan depuis le début des années 1990 16 . Ce désaccord de fond devait perdurer jusqu’aux élections législatives et présidentielles de janvier et de mars 2008 et alimenter la campagne engagée à l’automne 2007. 16

Cf. à ce propos le discours de Thomas Christensen, le sous-secrétaire d’Etat à l’Asie-Pacifique, novembre 2007.

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La polarisation interne Depuis la réélection controversée de Chen en 2004, l’on assista à une polarisation préoccupante de la vie politique taiwanaise. Il est vrai que cette polarisation n’empêcha pas les principales forces politiques du pays de se mettre d’accord sur une réforme constitutionnelle qui a eu d’importantes conséquences pour la vie politique de l’île – l’élection législative de janvier 2008 en a été la première illustration. En effet, en août 2004, le Yuan législatif adopta une nouvelle réforme que l’Assemblée nationale élue en mai 2005 pour la circonstance avalisa le mois suivant. Longtemps attendue, cette révision constitutionnelle simplifia et améliora le fonctionnement des institutions ; elle devait aussi réduire dans une certaine mesure les risques de « cohabitation à la taiwanaise ». Le mandat des députés fut étendu à quatre ans (contre trois auparavant) à compter de décembre 2007 ; le nombre de parlementaires fut réduit de moitié (113 contre 225 auparavant) et le mode de scrutin fut profondément modifié, permettant la mise en place d’un système proche de celui que le Japon possède depuis 1993. Ainsi, favorisant la concurrence entre candidats du même parti et les achats de votes, les grandes circonscriptions plurinominales (de la taille d’un district administratif ou d’une ville) furent abolies et remplacées par des circonscriptions uninominales plus petites (au nombre de 73) auxquelles s’ajoutèrent une circonscription nationale élue à la proportionnelle sur la base d’un scrutin de listes partisanes (34) et 6 sièges réservés aux représentants aborigènes 17 . Pour le scrutin de liste, un seuil de 5 % des bulletins exprimés fut fixé. Par ailleurs, cette réforme permit l’abolition de l’Assemblée nationale, le transfert des pouvoirs des révisions constitutionnelles détenus par cette instance au Yuan législatif (trois quarts de parlementaires avec un quorum des deux tiers), ainsi que 17

Afin que toutes les circonscriptions administratives puissent être représentées au moins par un député, une importante inégalité démographique entre les circonscriptions fut acceptée par le PDP comme le KMT. Cette inégalité ainsi que la surreprésentation des aborigènes (5 % des sièges, 2% de la population) devaient accuser dans des proportions d’environ 10 % la victoire du KMT aux élections législatives de janvier 2008. En effet, les districts (xian) les moins peuplés comme Kinmen, Matsu, Penghu, Hualien et Taitung votent traditionnellement « bleus ». Il en est de même des aborigènes (cf. ci-dessous).

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l’introduction d’une procédure de confirmation des révisions futures par voie de référendum (approbation par 50% des inscrits). Néanmoins, pour le reste, la confrontation entre les camps « vert » et « bleu » s’approfondit à mesure que les affaires de corruption qui touchaient le pouvoir se multipliaient et se rapprochaient de la personne du président Chen. En particulier l’affaire Chen Che-nan, du nom d’un proche conseiller de Chen au sein du Palais présidentiel accusé d’avoir reçu des commissions dans l’attribution de contrats publics de construction ainsi que celle du métro de Kaohsiung, qui éclaboussa le Premier ministre Hsieh Chang-ting (ancien maire de cette ville), devaient coûter beaucoup de voix au PDP aux élections locales de décembre 2005. Ayant pendant des années fait de la dénonciation de la corruption du KMT un cheval de bataille électoral, le PDP se trouvait à son tour, et pour la première fois de manière nette et massive, accusé d’indélicatesses. Au cours de la même période, en juillet 2005, le KMT se dotait d’un nouveau président en la personne de Ma Ying-jeou, un homme politique professionnel et occidentalisé qui, en dépit de son origine continentale (Hunan), projetait une image de probité et d’honnêteté, valeurs auxquelles justement aspiraient de plus en plus l’électorat taiwanais. En outre, Ma fut élu à une majorité écrasante (72, 4 % des membres du KMT) contre son principal rival, Wang Jyng-ping (27, 6 %), le président du Yuan législatif, un politicien taiwanais, très bien enraciné dans la politique locale et soutenu par Lien Chan, le prédécesseur de Ma, mais trop emblématique de cette classe politique tentée par les sirènes de l’ « argent noir » (commissions, prévarication) et les compromis douteux avec les factions locales du parti. En décembre 2005, les élections locales permirent d’évaluer la chute de la popularité de Chen Shui-bian. Cette consultation constitua une véritable sanction de celui-ci comme de son gouvernement. Le PDP ne put que conserver 6 des 23 postes de maires ou de gouverneurs des districts en lice (contre 9 en 2001) tandis que 14 positions revenaient au KMT (contre 9). Il ne réunit que 42 % des voix (45 % en 2001) contre 51 % pour le KMT (35 % en 2001), et environ 1 % pour le PPP et l’AUT. En janvier 2006, Chen décida par conséquent de changer une fois encore de Premier ministre, nommant à cette fonction Su Cheng-chang, un ancien président du PDP et un politicien local qui avait démontré ses 34

compétences à la tête du district de Pingtung, puis de celui de Taipei. Au même moment, Mme Tsai Ying-wen, une proche de Lee Teng-hui mais devenue plus pragmatique après 2004, était désignée vice-premier ministre et numéro deux du gouvernement. Au printemps 2006, les suspicions de corruption dont firent l’objet la femme, Wu Shu-chen, et le gendre du Président, Chen Chao-ming, alourdirent le climat avant de provoquer en juin 2006 une véritable crise politique : le camp bleu demanda alors la démission du président et engagea au Parlement une procédure de révocation contre lui. Dès la fin mai 2006, afin de contrer ces pressions, Chen Shuibian décida de prendre du recul et de déléguer une partie de ses pouvoirs au Premier ministre Su Cheng-chang, une initiative sans précédent dans l’histoire de Taiwan. Peu après, il démit de leurs fonctions ses conseillers les plus verts, dont Parris Chang, un proche de la vice-présidente Annette Lu Hsiu-lian. Cela ne suffit pas car en septembre 2006, un grand mouvement de contestation de Chen, rassemblé sous l’appellation « Armée des chemises rouges » (hongshanjun) à l’instigation de l’ancien président du PDP Shih Ming-teh mais surtout avec le soutien des éléments les plus militants du camp bleu, chercha à mettre fin, par la pression de la rue, au second mandat du président taiwanais. Le succès de la campagne d’un million de signatures contre la corruption et pour la démission de Chen Shui-bian et de la manifestation de 300 000 personnes vêtues de rouge qui suivit fut caractéristique du « malaise », de la « frustration » (woo-tsoo en taiwanais) qui frappait la société insulaire 18 . Elle plongea d’autant plus dans le doute de nombreux électeurs verts qu’en novembre un procureur inculpait le président et sa femme pour détournement d’une partie des fonds publics discrétionnaires alloués à la présidence (environ 500 000 dollars américains). Si, protégé par son immunité, Chen ne fut pas inquiété, sa femme mit alors fin à la plupart de ses activités publiques. Toutefois, Chen ne s’avoua pas pour autant vaincu. Il ne se dessaisit jamais vraiment de ses pouvoirs. La procédure de révocation du président engagée par l’opposition échoua car pour aboutir, il fallait à cette dernière obtenir l’appui d’au moins une 18 Philip Yang, « Woo-tsoo : Current Domestic Politics in Taiwan and Its Impact on Cross-Strait and US-Taiwan Relations, Harvard Asia-Pacific Review, vol 9, n°1, été 2007, club.ntu.edu.tw/~yang/HAPR-2006-12-Yang.pdf

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trentaine de députés « verts ». Peu après, en août 2006, le PDP parvint à déclencher un contre-feu en faisant ouvrir une enquête judiciaire contre Ma Ying-jeou, alors encore maire de Taipei, soupçonné d’avoir utilisé de manière abusive les fonds publics discrétionnaires attribués à chaque élu local. Le mouvement des chemises rouges de l’automne 2006 s’essouffla, prenant fin aussi rapidement qu’il avait fait irruption dans les rues de Taipei, et pâtissant des violences encouragées par ses éléments les plus virulents. En décembre, si Ma parvint à faire élire le candidat du KMT Hau Lung-pin, fils de l’ancien Premier ministre Hau Po-tsun et exleader du Nouveau Parti (qui en outre n’avait pas hésité à accepter le poste de ministre de l’environnement au sein du gouvernement de Chen entre 2001 et 2003) à sa succession à la mairie de la capitale (54 % des voix), il ne réussit pas à reconquérir celle de Kaohsiung, où la candidate du PDP, Chen Chu, l’emporta avec une très courte avance. Contestée par le KMT, cette dernière victoire devait être plus tard confirmée par la justice. A Taipei, tandis que James Soong du PPP obtint à peine 4 % des voix, Hsieh fit un score honorable (41%) qui traduisait une réelle popularité, y compris au nord de l’île. Peu après, James Soong annonçait qu’il quittait la vie politique. Ainsi, la baisse de popularité du PDP semblait stoppée. L’année 2007 fut également fertile en rebondissements pour les deux camps mais dans l’ensemble aggrava l’isolement du gouvernement Chen. En février, Ma était inculpé pour utilisation privée des fonds publics mis à sa disposition quand il était maire de Taipei, ce qui le conduisit à démissionner de la présidence du Parti nationaliste où Wu Po-hsiung le remplaça. Néanmoins, Ma déclara peu après sa candidature à la présidence de la République. En mai, il choisit Vincent Siew, un ancien Premier ministre et un Taiwanais de souche, comme candidat à la vice-présidence (après que Wang Jyng-ping eut refusé cette même offre). En décembre, il fut finalement blanchi par le tribunal de Taipei de toutes indélicatesses. Et d’une manière générale, si au cours de l’hiver 2006-2007, certains, y compris au sein des bleus, s’interrogèrent sur l’affaiblissement de Ma et son manque d’autorité sur le KMT, il parvint à conserver un haut degré de popularité.

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La question du budget spécial de la défense La polarisation politique ainsi que l’incertitude qui entourait la fin du mandat de Chen ne devaient pas favoriser la recherche d’un consensus et l’adoption de mesures depuis longtemps retardées sur les questions de sécurité. C’est ainsi que le budget spécial de la défense soumis par le gouvernement au Yuan législatif à la fin 2004 fut repoussé par l’opposition plus de cinquante fois entre cette date et juin 2006, donnant l’impression, en particulier aux Américains, que ni le KMT ni le PPP ne souhaitait continuer de payer le prix de la défense du pays. Il est vrai que Chen ne s’était guère montré empressé de préparer ce budget spécial destiné à financer l’achat de huit sousmarins diesel, de 12 P-3C Orion et de trois batteries de missiles anti-missiles Patriot, Pac-3. Le ministère de la Défense commença à évoquer la nécessité de mettre en place un budget spécial en 2003, soit deux ans après l’offre rendue publique par George W. Bush. Et le gouvernement attendit juillet 2004 avant de le soumettre au Parlement. En outre, le montant initial de ce budget était particulièrement élevé : 18 milliards de dollars américains (610 milliards de NT$). S’il fut par la suite ramené à 10 milliards de dollars, l’incertitude qui entourait la construction des sous-marins diesel par les Etats-Unis (qui n’en fabriquent plus depuis plus de 20 ans) contribua à figer le camp bleu dans une opposition durable à ces achats, et aussi à retarder l’élaboration du budget spécial jusqu’en 2004. En 2006, le gouvernement et les bleus entreprirent des discussions pour trouver un accord au moins sur l’acquisition des P-3C et le lancement d’une étude de faisabilité sur les sous-marins, le KMT arguant du fait que l’échec du référendum de mars 2004 interdisait à Taiwan d’acquérir les Pac-3 pendant une période d’au moins trois ans. Mais la crise politique de l’automne puis la controverse sur la réforme de la Commission électorale centrale empêchèrent les deux camps de trouver un quelconque compromis. Il fallut attendre juin 2007 pour qu’enfin le Yuan législatif approuve un budget spécial réduit à peu de choses : d’un montant de 25, 7 milliards de NT$ (780 millions de dollars américains), il ne finançait que l’achat de 12 P-3C Orion et une amélioration des 3 systèmes Pac-2 existants. Le Parlement approuvait également le principe de l’achat de 66 F-16 supplémentaires, mais les Etats-Unis 37

restaient hostiles à une telle vente, officiellement tant que le « package » proposé par le président Bush en 2001 ne serait pas complètement entériné par Taiwan (cf. ch. 4) 19 . En décembre 2007, pour la première fois en huit ans, les bleus acceptaient sans trop le contester le budget de la défense proposé par le gouvernement de Chen fin août. En augmentation de 12 % par rapport à l’année précédente, le budget 2008 (341, 4 milliards de NT$, soit 10, 5 milliards de dollars américains et 20, 3 % du budget) prévoyait enfin l’achat de 3 systèmes de Pac-3 (au lieu de 6 initialement prévus), le financement d’une étude de faisabilité de 2 milliards de NT$ (60 millions de dollars) concernant la construction de sousmarins diesels et une allocation pour l’acquisition des F-16 20 . L’approche des échéances électorales et la promesse faite par chaque camp de faire repasser au-dessus de 3 % du PIB (contre environ 2, 5 % en 2007), le budget de la défense ne sont évidemment pas étrangères à ce consensus retrouvé. Les élections législatives et présidentielle de 2008 A l’approche des élections, Chen Shui-bian tenta à nouveau de déplacer le débat sur le terrain de l’identité taiwanaise et des symboles. Par exemple, en novembre 2007, il rebaptisa le Mausolée de Chiang Kaï-shek « Mausolée de la démocratie taiwanaise », entourant la statue de l’ancien dictateur de papillons, de masques et d’affiches relatant les années de lutte contre la loi martiale. Et il axa la campagne électorale du PDP sur la mémoire du mouvement « hors parti » et sa contribution à la démocratisation de l’île. Mais cette stratégie se révéla fortement en décalage avec les préoccupations et les attentes d’un électorat non pas tourné vers les combats passés pour la démocratie et les questions identitaires, mais vers les problèmes économiques présents – réels ou perçus – et les solutions à y apporter. La campagne du PDP échoua pour deux raisons essentielles. D’une part, la grande majorité de l’électorat considère aujourd’hui le Kuomintang comme un parti aussi taiwanais que le PDP et estime qu’il saura défendre ses intérêts et la souveraineté de Taiwan/la République de Chine aussi bien que ce dernier. D’autre part, il croit que le KMT, du fait de sa politique d’ouverture vers la Chine, est mieux armé que le PDP 19 20

Taipei Times et Washington Post, 16 juin 2007. International Herald Tribune (IHT), 23 août 2007, AP, 21 décembre 2007.

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pour faire face aux difficultés économiques présentes de l’île, notamment en matière d’emploi et de niveau de vie. C’est pourquoi les élections législatives du 12 janvier 2008 constituèrent plus une défaite cinglante pour le PDP et en particulier Chen Shui-bian qu’une victoire décisive pour le KMT. Certes, tirant parti du nouveau mode de scrutin, ce dernier conquit 72 % des sièges du Yuan législatif avec seulement 51 % des voix : 81 députés, dont 57 élus dans les circonscriptions géographiques, 20 élus sur le scrutin de liste et 4 élus par les électeurs aborigènes. En revanche, avec 37 % des voix, le PDP n’obtenait que 24 % des sièges (27), les 5 sièges restant revenant à des indépendants plus proches des bleus que des verts. Alors que s’est-il passé ? La première constatation est que dans l’ensemble le ratio bleu-vert restait inchangé : 60 % contre 40 %, le PDP engrangeant un peu plus de voix qu’aux élections précédentes (36 % en 2004). En ce sens, la victoire de Chen en 2004 avait été une exception. La seconde est que les candidats verts ont été largement battus dans la plupart des circonscriptions géographiques, y compris un certain nombre de fiefs « verts » du sud de l’île ; et ils n’ont été élus qu’avec une courte avance dans les quelques districts (13) où ils l’ont emporté. Ainsi, le PDP a obtenu plus de sièges grâce au scrutin de liste (14). La troisième constatation est la marginalisation des petits partis. Engagé dans un processus de fusion avec le KMT, le PPP avait accepté de soutenir les candidats de parti avant les élections. Il ne restait plus en lice que le Nouveau Parti, côté bleu, et l’AUT, côté vert. Aucune de ces deux formations ne parvint à dépasser le seuil des 5 % (ils obtinrent respectivement 3, 9 % et 3, 5 % des voix sur le scrutin de liste) ni à l’emporter dans une circonscription géographique 21 . A deux mois et demi de l’élection présidentielle le résultat des législatives plaçait le PDP sur la défensive tout en confortant le Kuomintang dans sa stratégie de neutralisation de la question identitaire et de critique des huit années d’administration Chen Shui-bian. Celui-ci, après avoir tenté sans succès d’imposer au PDP Su Cheng-chang comme candidat à la présidence de la République, fut progressivement mis à l’écart de la campagne par 21 Aucun des huit autres petits partis qui présentaient des candidats n’a obtenu plus de 1 % des voix, pas même le Home Party (Hongdang) issu du mouvement des « chemises rouges ».

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le vainqueur des primaires, Hsieh Chang-ting et son équipe. Hsieh proposa néanmoins à Su d’être candidat à la vice-présidence, ce que ce dernier accepta finalement, après avoir démissionné de son poste de Premier ministre auquel Chang Chun-hsiung lui succéda. Le « ticket » Hsieh-Su ne parvint cependant pas à renverser la situation. Le 22 mars, les candidats du Kuomintang, Ma Ying-jeou et Vincent Siew, terminaient très largement en tête avec plus de 58 % des suffrages. Un ensemble de facteurs explique cette écrasante victoire. Tout d’abord, les candidats du PDP furent perçus comme étant les successeurs de Chen Shui-bian et de son administration par une grande partie de l’électorat du centre qui bascula en faveur du ticket KMT. Ils pâtirent des multiples affaires de corruption qui touchèrent les élus et les cadres du PDP ainsi que des mauvaises performances économiques dénoncées avec virulence par leurs adversaires. Mais, la victoire de Ma Ying-jeou ne repose pas seulement sur un vote d’opposition à l’administration sortante. Elle s’est aussi construite sur l’image renouvelée du Kuomintang dans son ensemble et sur le charisme personnel de Ma Ying-jeou. Jouant pour la première fois à fond la carte de l’identité taiwanaise durant toute la campagne présidentielle, le KMT parvint à neutraliser la question identitaire en empruntant une très grande partie de ses thèmes, slogans et symboles au PDP pour se présenter avec succès comme tout aussi « pro-Taiwan » que son adversaire. Les victoires du Kuomintang ne doivent donc en aucun cas être considérées comme la conséquence d’un recul de l’identité taiwanaise. Elles résultent au contraire, d’une part, de la reconnaissance par les forces politiques insulaires de sa généralisation à l’ensemble de la population taiwanaise et, d’autre part, du découplage croissant entre identité taiwanaise et choix politique. Ainsi le vote en faveur de Ma-Siew est-il avant tout un vote pour un programme centré sur l’amélioration des perspectives économiques de l’île grâce à la normalisation des relations avec la Chine et à la libéralisation des échanges à travers le détroit (création, à terme, d’un « marché commun des deux rives »). Il est aussi un vote pour le candidat Ma Ying-jeou, à la fois charismatique, très médiatique et incarnant non seulement la rénovation d’un KMT qui n’avait pas réussi à se débarrasser de son image de « dinosaure » sous la présidence de Lien Chan, mais aussi l’espoir d’une vie politique enfin affranchie des scandales de corruption qui touchent régulièrement les deux camps politiques. Au cours des chapitres suivants, nous verrons 40

combien nos enquêtes annonçaient la mise en avant de ces priorités et, partant, les résultats enregistrés lors de ces deux scrutins nationaux. Au total, les années Chen ont laissé apparaître l’incapacité du PDP à substituer à sa culture traditionnelle d’opposition, une culture de gouvernement. Tenté par le fondamentalisme sur le plan identitaire et refusant trop souvent de reconnaître la réalité de l’intégration économique avec la Chine populaire, Chen a été pour partie responsable de la polarisation et de la détérioration du climat politique apparues après 2004. Mais il est également vrai que le KMT et le PPP, restés majoritaires au Yuan législatif tout au long des années Chen, ont parfois donné l’impression de se sentir plus proches de Pékin que des « verts » taiwanais, refusant par ailleurs régulièrement de jouer le jeu de l’opposition pour se réfugier dans le blocage pur et simple de l’ensemble des initiatives et des budgets du PDP. Cependant, la politique continentale développée de manière séparée par l’opposition à partir de 2005 a contraint le gouvernement Chen à s’adapter, le persuadant par exemple en juin 2006 à entrouvrir un peu plus la porte de vols directs avec la Chine. Mais, dans l’ensemble, Chen shui-bian a été incapable de rassembler les Taiwanais autour d’objectifs consensuels. Et l’aggravation de la marginalisation diplomatique de Taiwan au cours de ses années passées à la tête de l’Etat (entre 2000 et 2008, le nombre de pays reconnaissant la RDC est passé de 29 à 23) a fait prendre conscience à un plus grand nombre de Taiwanais de la nécessité de trouver un terrain d’entente avec Pékin sans pour autant mettre en danger le soutien stratégique de Washington et les bonnes relations avec Tokyo. Difficile équilibre entre cohésion sociale interne et enjeux géopolitiques régionaux que Chen Shuibian n’est manifestement pas parvenu à établir. Le principal défi que devra relever Ma Ying-jeou sera donc de reconstruire le consensus politique que Lee Teng-hui, en dépit de son évolution ultérieure et au regard de ses prises de positions les plus récentes, était parvenu à maintenir sur l’existence, la souveraineté, la

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sécurité et l’avenir de la République de Chine à Taiwan, ainsi que sur la nécessaire normalisation des relations avec Pékin 22 .

22 La nomination par Ma, en avril 2008, de l’ancienne députée de l’AUT Lai Hsinyuan au poste de présidente du Conseil aux Affaires continentales participe de cette volonté d’ouverture politique et de recherche du consensus.

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PREMIÈRE PARTIE IDENTITÉS ET ESPRIT DE DÉFENSE : L’INCONTOURNABLE PARAMÈTRE CHINOIS

INTRODUCTION

Loin d’être uniquement lié à la simple évaluation personnelle ou collective du rapport des forces militaires en présence, l’esprit de défense des jeunes Taiwanais — c’est-à-dire leur position sur les questions relatives à la sécurité extérieure de Taiwan et leur volonté de combattre pour la survie de l’île en tant qu’entité de fait indépendante — résulte en grande partie d’une estimation plus englobante, qui comprend également des paramètres économiques, politiques et culturels. Ces paramètres interviennent constamment dans l’élaboration de la perception que les jeunes citoyens taiwanais ont de la Chine populaire, mais entrent aussi dans la construction de leur identité et notamment dans leur rapport à la nation. La conscience nationale et le nationalisme qui l’accompagne éventuellement peuvent, en effet, avoir un impact de premier ordre sur l’esprit de défense de la jeunesse taiwanaise. Une jeunesse animée par un fort sentiment nationaliste (taiwanais ou chinois de « type » République de Chine) sera certainement dotée d’un esprit de défense renforcé. Au contraire, ce dernier perdra très probablement en vigueur chez les jeunes dont la construction identitaire est moins tournée vers le national, compris au sens de Taiwan. De même, si la formation d’une conscience nationale taiwanaise ne constitue qu’une des facettes d’une identité multiple – c’est-à-dire enracinée dans différents sentiments d’appartenance également sources de dignité et de fierté – 45

l’importance de la défense du territoire (imaginé comme) national peut s’en trouver relativisée. Cette partie traite par conséquent de l’esprit de défense des jeunes citoyens taiwanais à travers, d’une part, la perception qu’ils ont de la Chine populaire, d’autre part, les recompositions identitaires actuellement en cours à Taiwan (ch. 1). Ces deux angles d’approche permettront de mieux saisir les prises de position des jeunes Taiwanais sur les questions relatives à la défense de l’île (ch. 2). Sauf indication contraire, les chiffres fournis dans ces deux chapitres sont basés sur les résultats de l’enquête effectuée par Tanguy Le Pesant, présentée ci-dessous. Enfin, nous franchirons le détroit pour nous intéresser à la communauté grandissante des hommes d’affaires (les Taishang) et des étudiants taiwanais installés en Chine populaire (ch. 3). Cette enquête complémentaire a été réalisée par Jean-Pierre Cabestan sur la base d’entretiens effectués à Shanghai et à Kunshan (Jiangsu). L’enquête qui fonde le propos des deux chapitres suivants a été réalisée entre avril et juin 2005, auprès d’étudiants ayant entre 20 et 25 ans. Un questionnaire composé de 51 questions leur a été distribué dans douze universités – cinq publiques et sept privées – réparties sur l’ensemble du territoire taiwanais. Cinq d’entre elles se trouvent dans le Grand Taipei : les universités privées de Soochow (dongwu), Tamkang (danjiang) et Shih Hsin (shixin), ainsi que l’université nationale de Taipei et l’université normale de Taipei. Les sept autres universités se répartissent de la façon suivante : université nationale Chiao Tung (jiaotong), ville de Hsinchu ; université privée Tunghai (donghai), ville de Taichung ; université privée Dayeh (daye), district de Changhua ; université privée Nanhua, district de Chiayi ; université privée Chianan de pharmacie et de science, district de Tainan ; collège national d’hôtellerie de Kaohsiung, ville de Kaohsiung ; et université nationale Donghua, district de Hualien. Le choix de ces établissements a été effectué à partir du découpage statistique de la population estudiantine par le ministère de l’Education taiwanais (année 2003), afin de disposer d’un échantillon représentatif. Au total, les réponses de 564 personnes ont été traitées dont 296 (52, 5 %) de sexe féminin et 268 (47, 5 %) de sexe masculin. Ce léger déséquilibre reflète la composition de la population étudiante prise dans son ensemble. En 2005, selon le ministère de l’Education, 58, 46

32 % des 18-21 ans effectuaient des études supérieures dont 54% des jeunes hommes et 61, 06 % des jeunes femmes. Parallèlement, dans le but de compléter les informations fournies par le questionnaire et de bénéficier du regard que portent les générations plus âgées sur les plus jeunes de leurs concitoyens, une cinquantaine d’entretiens individuels ont été menés avec des professeurs de lycées et d’universités, des étudiants et des personnes ayant entre 26 et 40 ans. Enfin, la dimension quantitative de notre enquête a également été complétée et actualisée par deux séries d’entretiens menés auprès d’étudiants de la tranche d’âge considérée au cours des premiers mois de l’année 2006 puis entre novembre 2007 et mars 2008.

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CHAPITRE 2

LE REGARD PORTÉ SUR LA CHINE PAR LA JEUNESSE TAIWANAISE

Il faut tout d’abord noter que la très grande majorité des personnes interrogées ne sont jamais allées en Chine (84, 3 %) 23 . En outre, parmi celles qui ont effectué le voyage, 71 % sont allées faire du tourisme, ce qui suppose un séjour relativement court. Les représentations que se font les jeunes citoyens taiwanais de la Chine sont donc essentiellement construites à partir de sources de seconde main. Ils se disent en premier lieu influencés dans leurs opinions politiques par leur entourage – la famille (50, 8 %) et les amis (11, 2 %) – ainsi que par les média (13, 9 %). Sauf s’ils y sont contraints par le cursus poursuivi, les jeunes lisent très peu la presse d’information quotidienne. Leur première source d’information est la télévision, loin devant l’Internet. Ce dernier tient cependant une place centrale dans les discussions entre 23 Ce résultat confirme les données fournies par l’étude 2004 de l’Université Chengchi selon lesquelles 7 % des Taiwanais (9, 2% des continentaux et 6, 8 % des Minnan) et seulement 3, 8 % des 20-29 ans étaient allés en Chine au cours des trois années précédentes. 28, 9 % des gens qui votent pour le Nouveau Parti étaient dans ce cas.

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étudiants, comme c’est par exemple le cas du BBS (Bulletin Board System), mais elles abordent rarement les questions politiques, sauf pour les tourner en dérision. Seules 2, 3 % des personnes interrogées considèrent que l’Internet/BBS (forum) influence le plus leurs orientations politiques. L’opinion que se fait un jeune Taiwanais de la Chine est donc fondée sur une information limitée, ce qui la rend plus perméable aux influences du milieu social dans lequel il est plongé quotidiennement. Enfin, cette opinion est susceptible d’évoluer à la suite d’un séjour sur le continent. Les entretiens effectués avec des jeunes revenant d’une première expérience professionnelle en Chine populaire tendent à le confirmer. En règle générale, l’image de la Chine et des Chinois en ressort dépréciée. La Chine, génératrice d’opportunités économiques Une attraction indéniable... et certaines désillusions Pour une grande majorité des étudiants interrogés, la Chine est incontestablement une source d’opportunités économiques. Ils sont 61, 3 % à le penser alors qu’ils ne sont que 26, 6 % à considérer l’autre rive comme une menace économique. Plusieurs études récentes l’ont également montré, les jeunes Taiwanais sont tentés par une expérience professionnelle sur le continent. C’est particulièrement le cas de ceux qui ont déjà intégré le marché du travail. Selon une étude publiée dans le magazine taiwanais Cheers, en 2004, près des trois quarts (73, 8 %) des personnes actives ayant alors entre 25 et 35 ans se disaient désireuses (yuanyi) d’aller travailler sur le continent 24 . Elles y sont incitées par une vision du marché du travail chinois — croissance exceptionnelle, salaires plus élevés, ascension professionnelle rapide — souvent loin de la réalité : en effet, si le salaire brut est effectivement plus élevé, le taux horaire ne l’est pas forcément, la pression y est souvent plus importante qu’à Taiwan. 24

« Liunianjisheng guojihua nengli da diaocha » (Enquête sur la capacité à s’internationaliser de la génération née dans les années 1970), Kuaile gongzuoren (Cheers), éditions Tianxia, mai 2004, p. 80. Le sondage porte sur un échantillon de 763 personnes dont 70 % avaient entre 25 et 35 ans et 30 % entre 20 et 24 ans.

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Tableau 1 : Perception économique de la Chine chez les 20-25 ans en fonction de l’identification partisane et de l’identité revendiquée

Perception de la Chine sur le plan économique Opportunité

Menace

Autre

61,3%

26,6%

12,1%

Camp vert

50,7%

36,4%

12,9%

Camp bleu

78%

14%

8%

Taiwanaise

51%

33,9%

15,1%

Taiwanaise et chinoise*

71%

20,2%

8,8%

Chinoise et taiwanaise*

74,1%

15,5%

10,4%

Moyenne identité duale

71,8%

19,1%

9,1%

Chinoise **

94,4%

0%

5,6%

Autre

50%

35,3%

14,7%

Ensemble des 20-25 ans Identification partisane

Identité revendiquée

* Les enquêtes d’opinion effectuées à Taiwan ne font pas la différence entre ces deux propositions qui sont regroupées dans l’unique catégorie : « taiwanais et chinois ». Partant de l’hypothèse que les individus n’attachent pas la même importance aux différents sentiments d’appartenance constituant les facettes de leur « kaléidoscope identitaire » personnel, nous avons distingué les catégories « taiwanais et chinois » et « chinois et taiwanais » afin de tenter de comprendre ce que signifiait chacun des termes « taiwanais » et « chinois » pour les individus revendiquant une identité duale. Le recoupement des réponses obtenues à

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plusieurs questions fait ressortir deux tendances. Pour les individus qui se disent « taiwanais et chinois », la facette taiwanaise est plutôt politique (communauté de destin) alors que la facette chinoise est plutôt culturelle (ils ne rejettent pas l’appartenance de Taiwan à la sphère culturelle chinoise). Les individus qui se pensent « chinois et taiwanais » considèrent qu’ils sont avant tout Chinois en raison des liens du sang qui soudent les « Han » entre eux. Ils souhaitent généralement voir réalisée l’unification des deux rives du détroit, du moins lorsque les conditions économiques et politiques seront réunies. Néanmoins, ils se considèrent aussi Taiwanais par attachement à la terre sur laquelle ils sont nés et ont grandi. ** Etant donné que seuls 3, 2 % des 20-25 ans se disent uniquement chinois, l’échantillon (18 personnes) qui les représente nous paraît trop faible pour tirer des conclusions fiables au sujet de cette catégorie de la population étudiée.

Lorsqu’il leur est demandé de sélectionner les trois motivations principales qui les conduisent à vouloir tenter une expérience professionnelle en RPC, 71, 1 % des personnes dont il vient d’être question se disent poussées par « une opinion positive à l’égard du développement économique futur de la Chine continentale » 25 . Cette réponse arrive en tête devant les opportunités fournies par le caractère international des postes visés (56, 2 %) et la communauté de langue (47, 2 %). Par ailleurs, comme le montre le tableau 1 ci-dessus, réalisé à partir des réponses obtenues à notre propre questionnaire d’enquête, l’attraction économique de la Chine sur la jeunesse taiwanaise s’exerce au-delà de la frontière politique séparant le « camp vert » du « camp bleu » et passe outre les différences identitaires 26 . Des nuances sont néanmoins remarquables. Le fait que les partisans du camp vert se montrent plus réservés que ceux soutenant l’opposition dans leur appréciation économique de la Chine peut s’expliquer par la divergence des positions adoptées de part et d’autre de l’échiquier politique. Tout en ayant partiellement libéralisé les échanges entre les deux rives fin 2001, le gouvernement Chen a continué de mettre l’accent sur les risques que comporte une trop grande dépendance économique 25 26

Ibid. Cf. Chapitre préliminaire.

52

à l’égard de la Chine : si Taiwan ne parvient pas à maintenir son avance en filtrant les délocalisations et les transferts de technologies sensibles, notamment dans le domaine des NTIC 27 , l’île ne disposera plus d’aucun avantage concurrentiel face au continent. Les partis d’opposition soulignent en revanche les complémentarités des deux économies et font du continent chinois un remède aux maux des entreprises et du marché de l’emploi taiwanais. Les insulaires qui revendiquent une identité nationale taiwanaise sont probablement plus nombreux à associer menace économique et menace politique en raison d’une sensibilité particulière au fait qu’une trop forte dépendance économique risquerait d’hypothéquer l’option future qui retient leur préférence : une déclaration formelle d’indépendance. Cela peut expliquer pourquoi ils sont moins nombreux que leurs concitoyens du même âge à voir dans la Chine une source d’opportunités économiques. Plus de la moitié d’entre eux (51 %) reste malgré tout économiquement attirée par l’autre rive du détroit. Les entretiens effectués montrent toutefois que les désillusions sont nombreuses parmi les jeunes qui reviennent d’une expérience professionnelle sur le continent 28 . Trois ensembles de facteurs mènent à la déception : les conditions de travail, les conditions de vie matérielle et la pauvreté de la vie sociale. Bien qu’ils soient souvent promus cadres à l’occasion de la signature du contrat établissant leurs conditions de travail en Chine, une fois sur place, les jeunes employés se retrouvent « pris en étau » entre une direction taiwanaise qui leur impose un niveau de pression bien supérieur à ce qu’ils ont connu à Taiwan, et une « relation déshumanisée » avec la masse des employés chinois. Souvent, la réalité du travail à fournir est bien loin des termes du contrat sur la base duquel ils ont été envoyés en Chine. Les horaires sont plus lourds et les journées de repos (parfois déjà réduites à un jour par semaine sur le contrat) sont éventuellement supprimées pour répondre à une demande accrue. Le cas le plus extrême rencontré fait état d’une seule journée de repos en un mois de travail et de douze à quinze heures quotidiennes passées à gérer 27

Nouvelles technologies de l’information et de la communication. Entretiens menés entre février 2004 et août 2005 auprès de sept personnes âgées de 26 à 33 ans, peu de temps après leur retour de Chine ou peu de temps avant leur départ pour un nouveau séjour professionnel sur le continent. 28

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une soixantaine d’ouvriers dans une manufacture de chaussures. Le jeune homme a finalement démissionné avant de rentrer à Taiwan. Les conditions de vie matérielle sont également une cause d’insatisfaction. Il est fréquent que les jeunes employés taiwanais soient logés sur le site même de l’usine où se trouvent également de petits magasins. Ils n’ont qu’à changer de bâtiment pour se rendre à leur travail ou faire quelques courses. Leur direction leur explique que cette solution a été retenue afin de leur faire gagner du temps et de les « protéger de l’insécurité qui règne à l’extérieur de l’enceinte du site ». Le sentiment d’insécurité est d’ailleurs un autre paramètre important du malaise généralement ressenti par ces jeunes Taiwanais. L’insécurité doit être prise ici au sens large puisqu’elle englobe non seulement la peur d’une agression physique mais aussi les craintes liées aux problèmes d’hygiène (virus, alimentation, services de santé). Bien que l’anxiété éprouvée soit en partie le produit de toutes sortes de rumeurs, elle est aussi entretenue par de réelles mésaventures (vols, agressions, etc.). Les horaires de travail, le confinement sur le site de l’usine et la crainte sont autant de freins au développement d’une vie sociale qui pourrait servir de soupape de décompression. La plupart des interviewés ont ressenti une certaine solitude durant leur séjour sur le continent et se disent heureux d’être rentrés à Taiwan. La « fièvre continentale » chez les jeunes Taiwanais Ces témoignages ne font cependant pas retomber la « fièvre continentale » qui pousse les jeunes Taiwanais à vouloir franchir le détroit. Leur comportement semble résulter de la combinaison entre les priorités qu’ils se donnent et la perception qu’ils ont des situations économiques de part et d’autre du détroit. Une enquête effectuée en décembre 2003 montre ainsi que plus de la moitié (51, 1 %) des jeunes qui y ont répondu considèrent leurs situations professionnelle (emploi ou affaires : 28, 4 %) et économique et financière (22, 7 %) comme prioritaires 29 . Même chez les plus 29 Etude réalisée par Trendspotting Market Research Co., Ltd., et partiellement publiée dans Eric Lin, « Le pouvoir de réaliser son rêve », Taiwan aujourd’hui, vol. XXI, n°2, février 2004, pp. 18-21.

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jeunes (19-22 ans), pour qui les études arrivent en tête des préoccupations (25, 7 %), le futur emploi ainsi que la situation économique et financière personnelle restent de première importance (respectivement 21, 5 % et 14, 7 %) 30 . Or, dans le même temps, la société taiwanaise était immergée dans un discours dominant qui dénonçait le marasme économique dans lequel se serait trouvée l’île, et faisait de la libéralisation des échanges avec la Chine populaire une condition sine qua non à la survie de l’économie taiwanaise. Ce discours fut avant tout porté par les milieux d’affaires et l’opposition qui fustigeaient l’incompétence dont aurait fait preuve l’administration Chen Shuibian en matière de gestion économique et son inaction face aux problèmes rencontrés par Taiwan. Hormis les chaînes qui soutenaient ouvertement le gouvernement, les médias télévisés relayaient également ce discours, le catastrophisme l’emportant toujours, quel que soit le sujet abordé (situation économique, insécurité, violences politiques, épidémies, etc.). L’arrivée au pouvoir du PDP en 2000 a effectivement correspondu à une phase de ralentissement économique et de montée du chômage. En 2001, l’île entrait en récession pour la première fois (-2, 2 %) et en 20022003, le taux de chômage se situait autour de 5 %, contre 2,5 à 3 % au cours de la seconde moitié des années 1990 31 . Les thèmes tournant autour de l’incurie économique d’un gouvernement Chen « obsédé par ses desseins indépendantistes », occupèrent une place centrale lors des campagnes pour les élections présidentielle et législatives de mars et décembre 2004. Pourtant, les chiffres et les analyses d’économistes faisaient apparaître une toute autre réalité 32 . Tout d’abord, la crise économique que traversa Taiwan en 2001 fut en grande partie le résultat de la vulnérabilité de l’économie insulaire, fortement exportatrice, à tout ralentissement de la demande occidentale en produits de hautes technologies 33 . Taiwan prit de plein fouet l’onde 30

Ibid., p. 19. Far Eastern Economic Review (FEER), 30 octobre 2003, p. 58 et Ziyou shibao, 28 février 2006, p. C1. 32 FEER, 30 octobre 2003, p. 58 ; 29 janvier 2004, p. 42 ; 23 septembre 2004, p. 43 et Taipei Times, 23 mars 2006. 33 En 2003, les Etats-Unis et l’Europe représentaient 32, 2 % du total des exportations taiwanaises. Le Japon en absorbait quant à lui 12 %. Chiffres disponibles sur le site Internet de l’Office d’information du gouvernement, à l’adresse : http://www.gio.gov.tw/taiwan-website/5-gp/yearbook/p138.html#2 31

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de choc provoquée par l’éclatement de la bulle Internet à partir du second semestre de l’année 2000. Autrement dit, l’administration PDP ne pouvait pas grand chose face au ralentissement de la demande mondiale. Ensuite, l’économie taiwanaise se remit rapidement pour retrouver un taux de croissance de près de 4 % dès 2002. Le second ralentissement fut provoqué par les conséquences de l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) sur l’économie régionale en 2003. Cependant, là encore, l’économie taiwanaise rebondit. Le chômage commença également à diminuer de façon continue à partir de 2003-2004 pour atteindre, en janvier 2006, 3, 8 % (contre 5, 2 % quatre ans plus tôt) 34 . Cela n’a pas empêché le KMT et ses alliés de continuer à axer leurs critiques du gouvernement sur sa mauvaise gestion économique, la perte de compétitivité internationale et la baisse de la qualité de vie de la population. « Défendons nos conditions de vie, sauvons Taiwan » (pin shenghuo, qiu Taiwan) fut par exemple le slogan mis en avant lors de la manifestation organisée à Taipei, le 12 mars 2006, en réaction à la décision prise par Chen Shui-bian de mettre un terme au Conseil et aux Lignes directrices pour l’unification nationale. Les entretiens effectués auprès de quelques-uns des rares étudiants présents à la manifestation viennent confirmer les conclusions tirées de ceux réalisés lors des campagnes électorales de 2004 35 . Les jeunes qui votent pour le Kuomintang ou l’un de ses alliés ont généralement une très mauvaise opinion de la capacité du PDP à gérer l’économie de l’île et se prononcent en faveur de l’ouverture de liaisons aériennes directes avec la Chine populaire, autre thème central du discours du KMT qui ne cessa de dénoncer l’absence de progrès en matière de relations avec le continent lorsqu’il était dans l’opposition. Il est toutefois intéressant de noter que les avis donnés tiennent plus de la récitation des formules alors utilisées par le camp bleu que d’une véritable réflexion personnelle sur la question. 34

Chiffres du gouvernement, Ziyou shibao, 28 février 2006, p. C1. En 2005, selon The Economist Intelligence Unit, le taux de chômage s’élevait à 4 % (voir http://www.eiu.com/) et selon le CIA World factbook, il atteignait 4, 2 %, chiffre en ligne : http://www.cia.gov/cia/publications/factbook/geos/tw.html#Econ. 35 Entretiens effectués lors des campagnes électorales des élections présidentielles et législatives en février-mars puis en novembre-décembre 2004 ainsi qu’auprès d’étudiants participant à la manifestation du 12 mars 2006.

56

La quasi-totalité des jeunes manifestants interrogés à ce sujet estimaient ainsi que le chômage n’avait jamais été aussi élevé qu’en ce début d’année 2006 et que les conditions de vie à Taiwan s’étaient dégradées au cours des années précédentes, sans pouvoir aller plus loin dans leurs commentaires. Cette impression ne se limite toutefois pas aux jeunes de sensibilité politique « bleue ». Elle franchit la frontière politique pour toucher les jeunes « verts », notamment ceux qui sont entrés dans la vie active. Ils furent souvent de fervents partisans du « ticket » formé par Chen Shuibian et Lu Hsiu-lien, lors de leur première campagne en 2000, et viennent aujourd’hui grossir les rangs des déçus du PDP. Ils se sont souvent abstenus lors des élections de 2004. Enfin, pour d’autres raisons, les indépendantistes radicaux de la « nébuleuse Lee Teng-hui » ont eux aussi mis l’accent sur les problèmes économiques de Taiwan 36 . A l’inverse du camp « bleu », leur critique était destinée à dénoncer la trop grande dépendance dont aurait souffert Taiwan à l’égard d’une Chine présentée comme un véritable « aspirateur de capitaux taiwanais ». La libéralisation des échanges entre les deux rives du détroit fin 2001, rompant avec la politique « de patience et de non-précipitation » mise en place par Lee Teng-hui, aurait laissé l’économie insulaire exsangue. Au cours d’un colloque organisé par Taiwan Advocates (quncehui), Ng Chiaotong (Huang Zhaotang) et Lee Teng-hui ont clairement identifié les investissements taiwanais en Chine comme étant la cause du chômage dans l’île 37 . Lors de la même conférence, la Corée du Sud fut présentée comme un exemple à suivre (cf. ch. préliminaire). Les meilleurs résultats économiques qu’elle enregistre (taux de chômage inférieur, PIB par habitant désormais supérieur) seraient dus au maintien d’un certain équilibre dans la stratégie d’investissement des entreprises coréennes qui, bien qu’engagées dans des activités commerciales intenses avec la 36 Ce que nous nommons la « nébuleuse Lee Teng-hui » fait référence à l’ensemble indépendantiste radical formé par l’AUT (Tailian) ainsi que diverses associations, think tanks et alliances dont l’ancien président Lee Teng-hui (83 ans en 2006) est incontestablement le centre de gravité. 37 Ng Chiautong est président du WUFI (World United Formosans for Independence, Taiwan duli jianguo lianmeng). Pour un résumé de son intervention lors de la « Conférence sur le développement économique national » (quanmin jingji fazhan huiyi) voir Ziyou shibao, 19 mars 2006, p. A2. Pour une synthèse du discours prononcé par Lee Teng-hui, voir Ziyou shibao, 20 mars 2006, p. A2.

57

Chine, continueraient à investir abondamment dans leur pays. L’exemple de la Corée n’est pas anodin car, éternelle rivale économique de Taiwan, elle est considérée par de nombreux Taiwanais, y compris au sein des plus jeunes générations, comme un point de référence 38 . Il est en définitive normal que, prise dans le feu croisé des critiques alarmistes, la jeunesse taiwanaise soit pessimiste quant aux perspectives économiques de l’île. L’heure est effectivement à la morosité. Ainsi, lorsqu’il leur est demandé de sélectionner trois propositions dans une liste comportant seize réponses à la question « Selon vous, quels sont les trois domaines dans lesquels des progrès sont le plus nécessaires pour la société taiwanaise ? », « le problème du chômage » arrive en tête de leurs préoccupations (51, 6 %), suivi de « la sécurité intérieure » (48 %). L’importance de ces deux thèmes peut être rattachée à la place occupée par la télévision dans l’accès à l’information de la jeunesse. Les journaux télévisés de presque toutes les chaînes de Taiwan consacrent en effet près des trois quarts de leur temps d’antenne aux faits divers et une grande partie des talk shows se penchent sur les problèmes économiques de Taiwan, créant, dans les deux cas, une impression d’insécurité sociale et économique largement exagérée. Pourtant, nous l’avons vu, si l’économie taiwanaise n’affiche pas les taux de croissance chinois, la situation est loin d’être catastrophique. Au moment où notre enquête a été menée, le taux de chômage se situait autour de 4, 5 % et, l’année précédente (2004), la croissance avait été de près de six points, c’est-à-dire aussi rapide qu’au cours des dernières années de la période Lee Teng-hui, au moment où l’économie taiwanaise était portée par le boom de l’industrie informatique. Depuis notre enquête, les craintes de la jeunesse quant à leur avenir économique ne se sont pas dissipées. Les entretiens effectués lors des campagnes électorales de l’hiver 2007-2008 font ressortir un mélange de mécontentement et de perplexité. Mécontentement quant à la gestion économique de l’administration Chen qui est le plus souvent jugée très sévèrenement, là encore, en 38 Un autre exemple de l’utilisation de la Corée du Sud comme référence en matière de développement économique à Taiwan peut être trouvé dans le Ziyou shibao du 6 avril 2006, p. C1. L’article, qui occupe une pleine page, titre : « L’économie coréenne fait un grand bon, Taiwan piétine » (Hanguo jingji dayaojin Taiwan caisuibu).

58

dépit d’indicateurs économiques qui sont loin d’être dans le rouge : respectivement 4, 9 % et 5, 7 % de croissance pour 2006 et 2007, un taux de chômage stable à 3, 9 % et une inflation en hausse (de 0, 6 % à 1, 8 %) largement due aux fluctuations internationales des matières premières (pétroles, céréales, acier) 39 . Mais cette critique de l’administration Chen ne s’accompagne pas pour autant d’un net soutien aux propositions faites par Ma Ying-jeou et Vincent Siew pour relancer l’économie. Durant la campagne présidentielle, les deux candidats du « ticket KMT » ont mis en avant la création progressive d’un « marché commun » entre les deux rives. Les personnes interrogées à ce sujet nous ont fait part de leurs inquiétudes quant au contenu réel de ce projet. Peu d’entre elles s’opposent à la mise en place de liaisons directes entre les deux rives, à la venue des premiers touristes chinois ou encore à l’installation des femmes chinoises des Taishang sur l’île. De même, les jeunes n’ont pas d’opinion arrêtée sur la proposition d’autoriser les investissements en provenance du continent. En revanche, le risque de se retrouver en concurrence avec des Chinois sur le marché du travail taiwanais et l’importation déréglementée de produits chinois sont sources d’inquiétude 40 . L’attraction de la Chine semble néanmoins être générée par la peur du chômage et l’intérêt pécuniaire. Malgré toutes les difficultés qu’ils ont pu rencontrer, les jeunes qui reviennent d’un séjour professionnel sur le continent mentionnent régulièrement trois aspects positifs : l’expérience en Chine aura été pour eux une sorte d’entraînement accéléré qu’ils pourront mettre à profit durant leur carrière ; ils ont acquis une endurance accrue à la pression et une plus grande résistance dans le travail ; enfin, ils disposent d’un pécule non négligeable car le coût de la vie sur le continent était bien moindre, leur salaire y était plus élevé et ils ont eu peu d’occasions de le dépenser. Compte tenu de la flambée des prix de l’immobilier depuis quelques années, notamment à Taipei, de la

39

Chiffres du gouvernement taiwanais, disponibles en ligne à l’adresse suivante : http://eng.stat.gov.tw/lp.asp?CtNode=2191&CtUnit=1050&BaseDSD=7 40 Ma Ying-jeou et Vincent Siew ont régulièrement souligné qu’ils n’ouvriraient pas Taiwan à la main d’œuvre chinoise en réponse aux accusations du camp vert qui a n’a pas manqué de pointer du doigt les dangers de ce qui fut présenté comme le « péril des migrants chinois » au cours des rassemblements, des débats et à travers plusieurs spots télévisés.

59

somme nécessaire pour couvrir les frais d’un futur mariage 41 ou encore de l’importance sociale, pour les jeunes hommes, de posséder leur propre voiture, on peut comprendre que le relatif confort financier dont jouissent les jeunes de retour de Chine puisse faire des envieux dans leur entourage plus ou moins direct. Par contre, une minorité se déclare prête à passer plus que quelques années en Chine. Ils sont encore moins nombreux à vouloir s’y installer définitivement. Les jeunes Taiwanais qui se rendent sur le continent pour y travailler pourraient par conséquent être qualifiés de « migrants économiques à durée déterminée ». Les destinations privilégiées pour l’expatriation restent les Etats-Unis, l’Europe et le Japon, très loin devant la Chine. Cette dernière est donc considérée soit comme un moyen de se constituer rapidement un capital avant de revenir s’installer à Taiwan, soit comme une étape indispensable à l’accélération d’une carrière. Dans les deux cas, il s’agit d’un calcul purement économique. Cette attitude doit par conséquent être découplée du choix relatif à l’indépendance ou à l’unification.

Opinions sur l’alternative unification/indépendance Un horizon politique ouvert Le plus souvent, les jeunes Taiwanais semblent considérer la relation à la Chine à partir d’un point de vue personnel, et non pas national. La composante nationale paraît être reléguée au second plan dans leur processus de construction identitaire, ce qui a deux conséquences.

41

Un jeune marié doit en réalité avoir les moyens d’avancer la somme nécessaire au mariage puisque la coutume des hongbao (enveloppes rouges données par les convives au début du repas de mariage) permet généralement aux jeunes époux de « rentrer dans leurs frais ».

60

Tableau 2 : Identité revendiquée des 20-25 ans : comparaison avec des échantillons nationaux (2000 et 2004) Enquête

Enquête

Enquête

20-25 ans

nationale

nationale

2005

2004**

2000***

taiwanaise

48%

45,7%

35,8%

T et C*

32,4%

--

--

C et T*

10,3%

--

--

Total identité duale

42,7%

45,4%

50,7%

chinoise

3,2%

6,3%

10,4%

Autre/sans opinion

6,1%

2,6%

3,1%

Identité

* T et C : taiwanaise et chinoise ; C et T : chinoise et taiwanaise ** D’après les résultats présentés par Wu Nai-teh début mars 2006, à l’occasion d’une conférence sur les dix ans de la crise des missiles de 1996. Taipei Times, 12 mars 2006. *** Chiffres de l’enquête effectuée par l’Université nationale de Taiwan (Taida), sous la direction de Hu Fu, cités par Chu Yun-han, « Taiwan’s National Identity Politics and the Prospect of Cross-strait Relations », Asian Survey, vol. XLIV n°4, juillet/août 2004, p. 501.

Tout d’abord, les 20-25 ans, tout en se considérant de plus en plus taiwanais (48 %) et de moins en moins chinois (3, 2 %), rejettent les termes du débat qui déchire la scène politique insulaire. Aux propositions exclusives qui sont à la source du profond désordre politique dans lequel est plongé l’île, la jeunesse substitue une vision plus souple de l’identité. Pour eux, être taiwanais ne signifie pas rejeter toute possibilité d’une fusion future entre les Etats existant actuellement de part et d’autre du détroit, si et seulement si cette solution est réellement bénéfique aux Taiwanais. A l’inverse, se sentir chinois ne signifie pas automatiquement 61

exclure la perspective de l’indépendance de Taiwan, si l’île conserve son héritage et son « identité » chinoise 42 . La seconde conséquence découle de ce qui vient d’être dit. La position adoptée quant à l’alternative unification/indépendance résulte avant tout d’une estimation individuelle des bénéfices et des coûts induits. Les 20-25 ans souhaitent conserver une marge de décision aussi large que possible sur la question de l’avenir politique de l’île. Le champ des possibles est dès lors beaucoup plus élastique que la simple opposition indépendance/unification. Ainsi, alors qu’ils sont 75, 3 % à répondre favorablement à la question « Si, après l’indépendance de Taiwan, il est possible de conserver de bonnes relations avec la Chine, acceptez-vous que Taiwan devienne indépendante ? », ils sont aussi 46, 1 % à accepter l’unification « si la Chine continentale se démocratise et rejoint le niveau économique de Taiwan » 43 . 35, 1 % acceptent les deux alternatives. A titre comparatif, ils sont 8, 9 % et 32, 4 % à s’opposer respectivement à l’indépendance et à l’unification sous de telles conditions. Au total, près de deux tiers d’entre eux (60, 7 %) laissent l’horizon politique ouvert en répondant soit positivement aux deux questions, soit favorablement à l’une d’elles tout en ne se prononçant pas sur l’autre, soit en n’ayant aucune opinion sur chacune des deux propositions (lignes 1, 3, 9 et 11 du tableau 3 ci-dessous).

42 Il est intéressant de noter que ce double phénomène touche aussi la seconde et la troisième génération de continentaux, tous nés à Taiwan, cf. T. Y. Wang & Andy Chang, « Ethnicity and Politics in Taiwan : An Analysis of Mainlander’s Identity and Policy Preference », Issues & Studies, vol. 41, n° 4, décembre 2005, pp. 35-66. 43 Les deux questions sont inspirées de celles utilisées par Wu Nai-teh depuis le début des années 1990. Voir, par exemple, Wu Nai-teh, « Identité nationale et soutien partisan, la base sociale de la compétition partisane à Taiwan » (Guojia rentong he zhengdang zhichi, Taiwan zhengdang jingzheng de shehui jichu), Bulletin de l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica (Zhongyang yanjiuyuan minzuxue yanjiusuo jigan) n° 74, 1993, p. 44.

62

Tableau 3 :

Positions conditionnelles des 20-25 ans sur l’alternative indépendance/unification *

Positions conditionnelles

%

1. Oui à l’indépendance et à l’unification

35,1%

2. Oui à l’indépendance, non à l’unification

27,3%

3. Oui à l’indépendance, ne se prononcent pas sur l’unification

12,9%

4. Oui à l’indépendance si la paix est maintenue (1+2+3)

75,3%

5. Non à l’indépendance, oui à l’unification

5%

6. Non à l’indépendance ET à l’unification

2,3%

7. Non à l’indépendance, ne se prononcent pas sur l’unification

1,6%

8. Non inconditionnel à l’indépendance (5+6+7)

8,9%

9. Oui à l’unification, ne se prononcent pas sur l’indépendance

6%

10. Non à l’unification, ne se prononcent pas sur l’indépendance

2,8%

11. Ne se prononcent ni sur l’indépendance ni sur l’unification

6,7%

12. Oui à l’unification en cas de compatibilité (1+5+9)

46,1%

13. Non inconditionnel à l’unification (2+6+10)

32,4%

14. Horizon politique laissé ouvert (1+3+9+11)

60,7%

* Réponses aux deux questions : « Si, après l’indépendance de Taiwan, il est possible de conserver de bonnes relations avec la Chine, acceptezvous que Taiwan devienne indépendante ? » et : « Si la Chine continentale se démocratise et rejoint le niveau économique de Taiwan, acceptez-vous l’unification ? »

Dans les conditions actuelles, les 20-25 ans ne semblent pas être pressés de voir Taiwan se rapprocher ni s’éloigner du continent chinois. A l’instar de leurs aînés, ils optent massivement pour la préservation du statu quo (82, 4 %) alors qu’ils ne sont que 3, 9 % à défendre l’indépendance immédiate et 0, 7 % à souhaiter 63

l’unification le plus rapidement possible 44 . De même, plus des deux tiers (67, 1 %) des 20-29 ans (contre 63, 1 % de l’ensemble de la population) se disent favorables à la signature d’un traité de paix aux termes duquel Pékin renoncerait à envahir Taiwan alors que Taipei abandonnerait tout projet de déclaration d’indépendance 45 . Mais plus encore que leurs aînés, en particulier s’ils sont éduqués, les 20-25 ans espèrent que le statu quo leur permettra d’évoluer vers l’indépendance : en effet, 40, 2 % des étudiants entre 20-25 ans envisagent l’indépendance à terme (contre 21, 2 % des 20-29 ans et 17, 9 % de l’ensemble de la population en 2004) ; 20, 6 % d’entre eux penchent pour l’unification à long terme (contre 13, 6 % des 20-29 ans et 12, 3 % de l’ensemble de la population) ; et 26, 2 % des 20-25 ans préfèrent le maintien du statu quo indéfiniment (contre 18, 9 % des 20-29 ans et 24 % de l’ensemble de la population 46 . Pris autrement, ces chiffres montrent que les 20-25 ans bénéficiant d’une éducation supérieure sont moins indécis que leurs aînés. Cela, indépendamment de leurs préférences quant à l’avenir politique de l’île. Ils veulent avant tout « vivre au sein d’un Etat normal », ce qui pousse près de la moitié d’entre eux (46, 3 %) à placer l’amélioration du statut de Taiwan au sein de la communauté internationale parmi les trois domaines dans lesquels des progrès doivent être effectués en priorité. Nous l’avons vu, cette préoccupation est légèrement devancée par celles du chômage et de l’insécurité mais il est important de noter qu’elle arrive largement en tête des questions d’ordre international.

44

Une enquête effectuée en mai 2005 par le Centre d’étude des élections de l’Université Chengchi (Taipei) fait apparaître une attitude similaire au sein de l’ensemble de la population : 85, 9 % choisissent le maintien du statu quo, alors que 5, 2 % et 1, 2 % souhaitent respectivement parvenir à l’indépendance ou à l’unification le plus rapidement possible. Les enquêtes précédentes montrent par ailleurs une grande continuité dans les choix de la population en la matière tout au long des années 2000. Pour les résultats de différents sondages effectués depuis août 1999, voir le site Internet du Conseil aux affaires continentales du gouvernement taiwanais (Xingzhengyuan dalu weiyuanhui), à l’adresse : http://www.mac.gov.tw/english/index1-e.htm 45 Enquête effectuée en 2004 par le Centre d’étude des élections de l’Université Chengchi, op. cit. 46 Ibid. Voir également le tableau 4.

64

Tableau 4 :

Positions des 20-25 ans sur l’avenir politique de Taiwan aux conditions actuelles Positions sur l’avenir politique de Taiwan

1. Indépendance immédiate 2. Statu quo, indépendance ultérieure 3. Vers l’indépendance (1+2) 4. Unification immédiate 5. Statu quo, unification ultérieure 6. Vers l’unification (4+5) 7. Statu quo indéfiniment 8. Autre

Identité revendiquée (%) T&C* C&T* duale C*

%

T*

3,9

7,4

0,5

0

0,4

5,5

0

36,3

54,2

25,7

10,3

22

0

14,7

40,2

61,6

26,2

10,3

22,4

5,5

14,7

0,7

0,4

0,5

3,4

1,2

0

0

19,9

7

29

45,6

33,2

50

11,8

20,6

7,4

29,5

49

34,4

50

11,8

26,2

22,5

35,5%

13,8

30,3

16,7 32,4%

13

8,5

8,8

26,9

12,9

27,8

41,1

83,7

90,2

69,7

85,5

66,7

58,9

9. Maintien du statu quo 82,4 (2+5+7)

autre

* T : Taiwanais ; T&C : taiwanais et chinois ; C&T : chinois et taiwanais ; C : Chinois (voir plus haut, la note du tableau 1).

Entre communauté de destin et aspiration à la « normalité » Le fait que les 20-25 ans souhaitent geler la situation dans le détroit tout en améliorant le statut international de Taiwan confirme l’existence d’un « consensus souverainiste » s’étendant aux plus jeunes des citoyens taiwanais 47 . Sans forcément y faire référence explicitement, ils semblent adhérer massivement à l’idée 47

L’expression « consensus souverainiste » est empruntée à Jean-Pierre Cabestan qui le définit ainsi : « la ‘RDC à Taiwan’ est un Etat souverain dont l’avenir ne peut être décidé que par les Taiwanais eux-mêmes » ; cf. Cabestan, « Spécificités et limites… », op. cit., p. 38.

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mise en avant par Lee Teng-hui d’une communauté de vie et donc de destin (shengming gongtongti) englobant l’ensemble des habitants de Taiwan, quel que soit le moment de leur arrivée sur l’île 48 . Cette communauté de destin se construit autour d’intérêts (maintien des acquis de la croissance économique) et de valeurs (libertés liées à la démocratie et aux droits de l’homme) partagés. Ce sentiment d’appartenance s’accompagne de la défense du droit à l’autodétermination des Taiwanais, mais sur une base ouverte. Autrement dit, si la Chine populaire, les Etats-Unis ou la communauté internationale ne peuvent forcer Taiwan à faire des choix d’avenir – en l’occurrence, accepter le principe d’une unification future – l’autodétermination n’est pas non plus synonyme d’indépendance. Aux yeux de la nouvelle génération de citoyens taiwanais, plus que le nom officiel qui doit être donné à l’île – République de Chine, République de Taiwan ou autre – ce sont les problèmes concrets rencontrés par les individus vivant au sein de l’Etat et de la société insulaires tels qu’ils existent aujourd’hui qui importent avant tout. L’un de ces problèmes concrets est la faiblesse du statut international de Taiwan qui relègue ses habitants au rang « d’êtres humains de seconde zone », n’ayant pas les mêmes droits que le reste de l’humanité uniquement parce qu’ils sont nés « au mauvais endroit, au mauvais moment ». Comme le fait remarqué Wang Horng-luen, ce sentiment d’injustice est nourri par les reportages qui se succèdent dans les médias insulaires sur la discrimination dont est victime Taiwan au sein des organisations internationales, mais aussi chaque individu taiwanais, lors de séjours à l’étranger 49 . Or, depuis la levée des restrictions liées à la loi martiale à la fin des années 1980, les Taiwanais se sont mis à énormément voyager autour du globe pour devenir la première « nation » de touristes au

48 Lors de la campagne pour l’élection de décembre 1998 à la mairie de Taipei, Lee Teng-hui lança l’expression « Nouveaux Taiwanais » (Xin Taiwanren) destinée à dépasser les clivages ethnico-politiques divisant la société et à inclure l’ensemble des habitants de Taiwan, quelle que soit l’époque de leur arrivée sur l’île, dans un seul et même groupe caractérisé par l’appartenance à une même communauté de destin. L’expression était alors destinée à soutenir la candidature de Ma Ying-jeou, un continental. 49 Wang Horng-luen, « Rethinking the Global and the National, Reflections on National Imaginations in Taiwan », Theory, Culture & Society, vol. 17, n° 4, 2000, particulièrement pp. 95-99 et pp.105-109.

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monde, les confrontant directement à leur non existence internationale 50 . L’une des restrictions récemment levées concerne l’interdiction faite aux hommes taiwanais de plus de vingt ans de sortir de l’île avant d’avoir accompli leur service militaire. Depuis 2000, ils peuvent effectuer des séjours touristiques d’une durée maximum de deux mois ou des études avant de rentrer s’acquitter de leur devoir. Pour cela, ils doivent au préalable faire une demande d’autorisation auprès du Bureau de l’immigration (yiminshu). En outre, les étudiants bénéficient d’un système de sursis qui leur permettent de terminer l’université avant d’être appelés sous les drapeaux. Enfants de la prospérité, ils sont par ailleurs de plus en plus nombreux à avoir les moyens de voyager, leurs parents disposant généralement de salaires assez conséquents. En 2005, selon différentes estimations, le PIB moyen par habitant se situait entre 14 000 et 15 000 dollars américains 51 . Selon le gouvernement dont les chiffres sont un peu plus optimistes, il est passé de 15 714 dollars américains en 2005 à 16 790 en 2007. La libéralisation des flux de personnes, couplée à un relatif confort financier, ont favorisé l’explosion des séjours à l’étranger de la jeunesse taiwanaise, que ce soit dans un but touristique ou éducatif. Selon le ministère de l’Education, en 2004-2006, après un net tassement au début des années 2000, le nombre de visas obtenus pour aller étudier à l’étranger était de nouveau en forte hausse, passant de 26 318 en 2003 à 37 171 en 2006. Les Etats-Unis restent de très loin la destination la plus prisée (16 451), devant l’Union européenne (un peu moins de 12 000, dont 9 653 au Royaume-Uni), l’Australie (2 862), le Japon (2 108 contre 1 337 en 2003) et le Canada (1 997) 52 . Or, à la différence des générations plus âgées qui partent très fréquemment faire du tourisme en groupe, ils sont de plus en plus 50

En terme de ratio touristes/population totale. Ibid., p. 95-96. Selon le CIA World factbook, le PIB par habitant de Taiwan s’élevait à 14 043 dollars américains en 2005 (27 600 en parité de pouvoir d’achat, PPA), chiffres en ligne : http://www.cia.gov/cia/publications/factbook/geos/tw.html#Econ. Selon The Economist Intelligence Unit, la même année, le PIB atteignait pratiquement 14 700 dollars américains (27 940 en PPA), voir http://www.eiu.com/. Enfin le Think Tank taiwanais Taiwan Advocates donne l’estimation de 15 215 dollars américains, voir Ziyou shibao, 19 mars 2006, p. A2. 52 Statistiques du ministère de l’Education, disponibles en ligne pour les années 1997-2006 : http://english.moe.gov.tw/ct.asp?xItem=7060&ctNode=1184&mp=1. 51

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nombreux à organiser eux-mêmes (ou avec des proches) leurs séjours. Cela a une conséquence : alors que pour leurs aînés ce sont les agences de voyages et les guides qui se chargent des formalités administratives et notamment des demandes de visas auprès des pays visités, les jeunes voyageurs se retrouvent directement confrontés à la réalité concrète de la discrimination vécue par les Taiwanais dès qu’ils sont à l’étranger 53 . Les témoignages recueillis auprès de personnes accomplissant des études en Europe, ou en revenant, montrent que, si elles sont généralement satisfaites de leur séjour, elles éprouvent un sentiment de profonde frustration quant à leur condition « d’êtres humains à part », « dévalorisés ». Cela, indépendamment de la couleur politique de l’interviewé 54 . Une multitude de brimades qui, prises séparément, pourraient rester insignifiantes, finissent par former une blessure qui parvient difficilement à cicatriser, une fois de retour à Taiwan. Les plus connues des difficultés rencontrées par les Taiwanais sont la non reconnaissance des passeports délivrés par la République de Chine et leur assimilation fréquente à des citoyens de Chine populaire, provoquant toutes sortes de soupçons chez les employés de l’administration auxquels ils ont affaire. Un exemple précis, pris parmi d’autres car particulièrement significatif, permettra de mieux rendre compte de la condition taiwanaise à l’étranger. L’incident eut lieu en 2002, à l’Université d’Angers, et nous fut rapporté par une étudiante taiwanaise en perfectionnement de français. A l’occasion d’une journée consacrée aux différentes cultures des étudiants étrangers venus à Angers pour apprendre le français, chaque groupe présentait son pays à sa manière, sur un stand et sous son drapeau. Avec l’accord du directeur de l’établissement, les Taiwanais présents se regroupèrent donc sous le drapeau de la République de Chine (RDC) et sous le nom de « République de Chine – Taiwan », bien que sur ce dernier point, ils se trouvaient divisés. Certains souhaitaient voir leur stand nommé « République de Chine », d’autres « République de Chine – Taiwan », d’autres encore, « République de Taiwan » ou seulement « Taiwan ». A la vue du drapeau de la RDC flottant au53

Pour une série d’exemples révélateurs racontés par des personnalités taiwanaises des deux bords politiques, voir Wang Horng-luen, op. cit., pp. 96-99. 54 Entretiens menés en France en 2001 et 2003, auprès d’étudiants effectuant, ou ayant effectué des études dans ce pays, en Allemagne et en Espagne.

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dessus du stand taiwanais, des étudiants de Chine populaire s’approchèrent pour protester contre sa présence et insister sur le fait qu’il devait être enlevé puisque Taiwan était une partie de la Chine. Les étudiants taiwanais protestèrent à leur tour en faisant remarquer que, d’une part, il s’agissait d’une manifestation culturelle et non politique et que, d’autre part, ils se trouvaient sur le sol français. Ce n’était donc pas à eux de décider mais à la direction de l’établissement. N’en restant pas là, les étudiants chinois allèrent trouver le directeur qui refusa de céder et laissa les Taiwanais disposer de leur drapeau. Cela ne les arrêta pas et ils téléphonèrent à l’ambassade de Chine à Paris pour expliquer ce qu’il se passait. Un haut responsable de l’ambassade appela alors le directeur de l’établissement afin qu’il contraigne les Taiwanais à retirer leur drapeau. Finalement, faisant preuve d’intelligence, ce dernier fit retirer l’ensemble des drapeaux. Cet exemple est révélateur à plusieurs égards. Après avoir été divisés sur le nom à donner à leur pays, les Taiwanais se sont unis sous leur drapeau face à la pression chinoise. Cela, alors même que cet autre symbole collectif était probablement tout aussi contesté par certains d’entre eux. L’attaque contre le drapeau de la RDC a fait subir à celui-ci ce que l’on pourrait appeler une « transformation symbolique ». En effet, « un symbole n’est pas simplement symbole de quelque chose. Il est entre les choses, ou entre les êtres ou entre les êtres et les choses : il les relie et les réunit. Il est donc en quelque sorte doublement symbolique et ses deux dimensions se tiennent, sont dépendantes l’une de l’autre. Le drapeau, par exemple, n’est véritablement le symbole de la patrie que si les citoyens se sentent effectivement rassemblés autour de lui 55 . » Alors que le drapeau de la République de Chine – symbole des liens qui unissent Taiwan à la Chine pour les uns, de l’Etat importé et imposé par le Kuomintang pour les autres – ne réunissait qu’une partie des Taiwanais, le drapeau devenu symbole de la résistance à l’oppression et à l’injustice vécues collectivement, a acquis une nouvelle valeur fédératrice. La pression extérieure a permis le dépassement des divergences identitaires et politiques et le regroupement autour d’un principe essentiel pour chacun et qui soutend le consensus souverainiste évoqué plus haut : aujourd’hui, Taiwan – quels que 55

Marc Augé, L’Impossible Voyage Le tourisme et ses images, Editions Payot et Rivages, 1997, p. 120.

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soient le nom qui lui est donné et le futur politique vers lequel l’île tend – n’est pas une partie de la République populaire de Chine, mais bien un Etat souverain ayant le droit à l’existence sur la scène internationale. Or ce droit à l’existence était nié aux Taiwanais au sein la communauté internationale en miniature constituée par les stands dressés sur le campus de l’université d’Angers, concrétisant un peu plus leur condition partagée « d’êtres à part ». Cet exemple, qui est loin de constituer un cas isolé et exceptionnel, fait apparaître un processus de construction et de renforcement d’une communauté de solidarité taiwanaise. Il a été choisi pour illustrer un phénomène également à l’oeuvre au sein d’une société taiwanaise baignée dans les reportages traitant d’incidents similaires. Chaque année depuis 1993, la candidature de Taiwan aux Nations Unies ou plus modestement à un poste d’observateur au sein de l’Assemblée mondiale de la Santé (organe directeur de l’OMS), et son rejet sous la pression de la Chine populaire, font ainsi les grands titres de la presse locale. Compte tenu des inquiétudes récentes liées au SRAS en 2003 et à la propagation de la grippe aviaire depuis, l’injustice qui lui est faite, a été ressentie avec plus de force encore par la population taiwanaise. De même, dans le domaine sportif, les athlètes taiwanais sont contraints de participer aux grandes rencontres internationales telles que les Jeux Olympiques ou les divers championnats du monde sous le nom de Chinese Taipei. Ils forment alors la seule délégation à ne pas pouvoir défiler sous le drapeau de son pays et sont les seuls à ne pas être autorisés à chanter leur hymne national lorsqu’ils montent sur le podium 56 .

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Du point de vue de jeunes peu politisés, la fréquence et l’intensité croissantes des brimades et discriminations dont Taiwan fait l’objet dans le domaine du sport ont un impact très fort car ils se sentent plus directement touchés et concernés. En effet, contrairement aux déclarations officielles de Pékin qui dit vouloir découpler sport et politique, la pression visant à diminuer la visibilité internationale de Taiwan sur la scène sportive ne cesse de croître. En 2007, la Chine a par exemple réussi à convaincre le Vénézuela – Caracas et Pékin étant en très bons termes – de ne pas accorder de visa aux vingt joueurs de l’équipe taiwanaise souhaitant participer à la Coupe du Monde junior de baseball (International Baseball Federation World Youth Championship). Le baseball étant à la fois le sport national taiwanais et une source de fierté collective en raison des résultats généralement obtenus, l’annonce de ce refus, à quelques jours de la compétition, a été amplement relayée par la presse écrite et les médias télévisés insulaires. Voir, notamment, Ziyou shibao et Taipei Times, 10 août 2007. S’opposant à la décision

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En outre, sur la période 2000-2008, le gouvernement PDP, qui y voyait un moyen efficace de générer ou renforcer une conscience nationale taiwanaise, ne s’est pas privé de mettre en scène l’oppression chinoise dont était victime Taiwan, et la lutte dans laquelle il était engagé pour défendre la dignité de ses habitants. Ce fut par exemple le cas lors du voyage à rebondissements multiples effectué par Chen Shui-bian en Amérique latine, début mai 2006 57 . Après s’être vu refuser une escale à New York ou Los Angeles comme il le souhaitait, Chen Shui-bian déclina l’offre de s’arrêter à Hawaii ou Anchorage, en Alaska. Son voyage fut ensuite marqué par une succession de visites surprises aux Emirats Arabes Unis, en Libye et en Indonésie. A son retour, Chen Shui-bian déclara : « En tant que président représentant Taiwan, je ne peux laisser la dignité de Taiwan être bafouée. Nous n’avons pas déçu Taiwan et ne lui avons pas fait perdre la face... Peu importe l’intensité de la pression, nous n’abandonnerons jamais 58 . » La stratégie de pression tous azimuts employée par le PC chinois pourrait se révéler fortement contre-productive pour Pékin en encourageant, par glissements progressifs, la formation d’une conscience nationale taiwanaise centrée sur une solidarité liée à l’idée d’une communauté de vie et de survie proprement taiwanaise, alors que le nationalisme taiwanais semble, pour le moment, avoir très peu prise sur les plus jeunes des citoyens de l’île. Un étudiant de 27 ans, présent à la manifestation organisée le 18 mars 2006 par les « verts » pour protester contre les différentes formes de menace et d’oppression chinoises (missiles, loi antisécession, impossibilité d’accéder aux organisations internationales), nous expliqua ainsi qu’il votait pour le PDP mais qu’il ne soutenait pas particulièrement l’indépendance comme seule et unique avenir pour Taiwan. Il se disait même prêt à opter pour l’unification à terme si, par exemple dans une vingtaine d’années, la Chine devenait démocratique tout en ayant poursuivi son développement économique. Il soutenait en définitive le PDP parce que, selon lui, c’était actuellement le parti le plus capable de du Vénézuela, le président de la Fédération, Harvey Schiller, annula finalement la compétition à la veille de la cérémonie d’ouverture. Taipei Times, 17 août 2007. 57 Pour les détails du voyage en question, voir Ziyou Shibao, 11 mai 2006. 58 Taipei Times, 13 mai 2006.

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faire face à la pression de la Chine populaire et de défendre les droits et libertés des Taiwanais. Son amie, 25 ans et également étudiante, partageait le même avis. Il affirmait détester le PC chinois et le régime dictatorial dans son ensemble tout en ne nourrissant aucun ressentiment à l’égard de la population de Chine continentale, également opprimée. Ce témoignage résume assez bien l’état d’esprit dans lequel se trouve une large partie de la jeunesse taiwanaise, au-delà de l’identification partisane. En accordant la priorité au règlement des problèmes de société – qu’ils soient réels ou supposés – (insécurité, chômage, corruption, environnement, relations interethniques), les jeunes souhaitent placer « Taiwan d’abord » (Taiwan diyi), sans pour autant adopter l’approche nationaliste contenue dans ce slogan cher au PDP. Pour eux, vouloir vivre dans un « Etat normal » signifie en premier lieu pouvoir être un « individu normal », bénéficiant des droits et libertés dont l’ensemble de l’humanité devrait pouvoir jouir. Mais cela ne signifie pas automatiquement hypothéquer toute possibilité d’une future fusion des deux Etats existant de part et d’autre du détroit. Quoi qu’il en soit, à leurs yeux, la campagne d’étouffement international de Taiwan employée avec une efficacité croissante par Pékin constitue aujourd’hui l’obstacle principal sur le chemin conduisant à la « normalité individuelle » tant souhaitée. La stratégie du PC chinois pourrait en définitive freiner, voire inverser, la tendance à l’assouplissement des positions sur la question indépendance/unification chez les plus jeunes citoyens taiwanais. Les injustices dont ils se sentent victimes semblent en effet alimenter un sentiment latent d’oppression qui tend à souder le groupe autour de l’appartenance à Taiwan. Cela pourrait entraîner un durcissement de la position de ces jeunes par un retour du national comme élément central dans la construction identitaire, la nation-Taiwan (re)devenant une source primordiale de dignité individuelle et collective. Pékin oeuvrerait alors à la destruction de son projet de « reconstruction nationale par la réunification pacifique ». En effet, la flexibilité des jeunes sur les questions tournant autour de l’avenir politique de Taiwan peut être un atout dans le jeu des autorités chinoises, si cette flexibilité se révèle être une caractéristique de génération, c’est-à-dire qu’elle perdure dans le temps. En niant leur droit à la dignité individuelle et collective, 72

Pékin risque, inversement, d’engendrer une dynamique qui pourrait contribuer à faire de cette flexibilité un simple effet classe d’âge. La flexibilité des jeunes : effet classe d’âge ou caractéristique de génération ? Jeunesse et pragmatisme insulaire Il faut tout d’abord replacer la souplesse manifestée par les plus jeunes citoyens taiwanais sur la question nationale (identité et futur politique de l’île) au sein des positions adoptées par l’ensemble de la population insulaire. Elle ne constitue pas un phénomène en totale rupture avec les générations plus âgées. Si rupture de génération il y a, celle-ci semble plutôt avoir lieu au niveau des personnes approchant aujourd’hui de la soixantaine 59 . Alors que la préservation du statu quo et une double identité taiwanaise et chinoise prévalent nettement chez les moins de cinquante ans, les positions se radicalisent avec l’âge, la génération des plus de soixante-dix ans optant majoritairement pour l’unification ou l’indépendance plutôt que pour le maintien du statu quo. De même, Emerson Niou a montré qu’une assez grande partie de la population taiwanaise adopte une attitude relativiste quant au futur de Taiwan. A l’alternative indépendance/unification, se substitue un champ des possibles à géométrie variable car largement conditionné par des facteurs extérieurs sur lesquels les protagonistes de l’échiquier politique taiwanais ont peu prise. Ce sont, en dernière analyse, les évolutions économiques et politiques en Chine ainsi que l’attitude de Pékin et Washington sur la « question taiwanaise » qui détermineront les choix effectués par une majorité de la population de l’île 60 . Enfin, Chang Mau-kuei souligne que le renforcement de la conscience nationale taiwanaise est accompagné du maintien d’une modération pragmatique fondée 59

G. Andy Chang et T. Y. Wang, « Taiwanese or Chinese ? Independence or Unification ? An Analysis of Generational Differences in Taiwan », Journal of Asian and African Studies, vol. 40, n° 1/2, avril 2005, pp. 29-49. 60 Emerson Niou, « A New Measure of Preference on the IndependenceUnification Issue in Taiwan », Journal of Asian and African Studies, vol. 40, n° 1/2, avril 2005, pp. 91-104.

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sur un large consensus autour de « l’importance et du ‘bienfait’ d’une prospérité et d’un développement économiques soutenus 61 . » La tendance à un net assouplissement des positions chez les plus jeunes citoyens reste cependant intéressante dans la mesure où elle contredit l’idée selon laquelle cette frange de la population est généralement animée par des visions idéalistes de ce que devrait être la société dans laquelle elle vit, ce qui la pousse à adopter des positions plus radicales que celles de ses aînés. Positions qui tendent ensuite à se rapprocher du centre politique et à devenir plus « pragmatiques » au fil du temps. A Taiwan, la construction d’une pyramide des âges politique montre que l’inverse paraît se produire. L’attitude des 20-25 ans sur la question des relations Taiwan-Chine semble converger vers ce que l’on pourrait appeler une neutralité pragmatique. Bien qu’un intervalle de quatre ans sépare les deux enquêtes, la comparaison avec les résultats obtenus, pour l’ensemble de la population, dans le cadre du Taiwan Election and Democratization Studies (TEDS) 2001 nous apparaît, à ce titre, significative tant les écarts sont importants 62 . Le TEDS posait, en des termes pratiquement identiques à ceux utilisés dans notre enquête, les deux questions relatives, d’une part, au soutien de l’indépendance de Taiwan en cas de possibilité de maintien de relations pacifiques avec la Chine, d’autre part, au soutien de l’unification une fois que la Chine et Taiwan seraient devenues « compatibles » économiquement et politiquement. Si 35, 1 % des 20-25 ans interrogés à ce sujet dans le cadre de notre enquête acceptent les deux options, c’est le cas de seulement 22, 7 % de l’ensemble de la population étudiée par le TEDS en 2001. De même, 60, 7 % des jeunes citoyens laissent l’horizon politique de Taiwan ouvert contre 45, 6 % de l’ensemble de la population du TEDS (voir le tableau et l’explication ci-dessous).

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Chang Mau-kuei, « Les origines et la transformation de l’identité nationale taiwanaise », Perspectives chinoises, n° 57, janvier-février 2000, p. 71. 62 Les chiffres du TEDS 2001 cités ci-dessus et ci-dessous sont tirés de l’article d’Emerson Niou, op. cit., p. 95.

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Tableau 5 :

La flexibilité des 20-25 ans à l’égard de l’avenir politique de Taiwan (Comparaison avec le TEDS de 2001) Positions sur l’avenir politique de Taiwan Acceptent l’indépendance et l’unification Laissent l’horizon politique taiwanais ouvert* Non inconditionnel à l’indépendance Non inconditionnel à l’unification

Enquête 2005 20-25 ans 35,1%

TEDS 2001 (échantillon national) 22,7%

60,7%

45,6%

8,9%

32,3%

32,4%

33,4%

* Cette position regroupe ceux qui acceptent à la fois l’indépendance et l’unification (35, 1 %), ou bien l’un des deux termes de l’alternative sans rejeter l’autre (18, 9 %), ou encore ne se prononcent sur aucune des questions (6, 7 %).

Contrairement à ce qui est observable dans l’histoire des nationalismes du monde entier, aujourd’hui, la jeunesse de Taiwan ne constitue pas la force vive des mouvements nationalistes insulaires – taiwanais ou chinois – alors que cela fut autrefois le cas. Une activiste du WUFI âgée de 35 ans nous a ainsi fait part des grandes difficultés rencontrées par l’ensemble des mouvements indépendantistes dans la mobilisation des jeunes de moins de trente ans sur le sol même de Taiwan 63 . Le recrutement est par contre plus aisé parmi les étudiants taiwanais à l’étranger.

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Le WUFI, World United Formosans for Independence (Taiwan duli jianguo lianmeng), est un regroupement d’organisations indépendantistes taiwanaises fondé en 1970. A l’époque, fuyant la répression du KMT, l’ensemble du mouvement indépendantiste était basé à l’étranger et principalement aux EtatsUnis. Le WUFI rapatria son quartier général à Taiwan en 1992. Il se donne notamment pour but la création d’une République de Taiwan par l’adoption d’une nouvelle constitution et l’obtention d’un siège aux Nations Unies. Pour plus d’informations, voir : http://www.wufi.org.tw/

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Effet classe d’âge et faiblesse de la politisation des jeunes La neutralité pragmatique dont font preuve ces nouveaux citoyens pourrait toutefois être liée à un effet classe d’âge, compte tenu du très faible intérêt de la jeunesse pour tout ce qui touche au politique. La formation de l’identité nationale et la prise de positions plus tranchées se feraient dans ce cas au fil d’une socialisation politique à retardement. Outre l’entrée en contact avec la réalité de la condition taiwanaise lors de séjours effectués hors de l’île, certains éléments vont dans ce sens. Tout d’abord, la pression extrême engendrée par un système scolaire qui ne laisse pratiquement aucun répit propice à la réflexion personnelle produit de jeunes citoyens dont la conscience et la réflexion politiques apparaissent plus que bridées. La réforme de l’éducation lancée dans la seconde moitié des années 1990 a bien tenté de réduire la pression imposée aux élèves dans le but déclaré d’augmenter leur créativité et leur compétitivité future pour faire face aux défis d’un monde globalisé 64 . L’un des objectifs était d’accroître la capacité d’innovation des jeunes diplômés afin qu’ils puissent être le moteur d’une économie insulaire donneuse d’ordres et pleinement adaptée aux changements structurels qui condamnent Taiwan à ne plus être uniquement un centre manufacturier ou de sous-traitance. La réforme s’est notamment traduite dans la mise en place du Programme d’éducation en neuf ans (jiunian yiguan), dans la modification des modalités d’entrée au lycée et à l’université et dans la multiplication des institutions d’enseignement supérieur, avec pour but d’en faciliter l’accès. Les Lignes directrices guidant l’élaboration des programmes pour les neuf années du cursus scolaire obligatoire mettent l’accent sur la nécessité pour Taiwan de promouvoir un contexte éducatif et extra-scolaire de réflexion et

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A ce sujet, voir, par exemple, le Livre blanc sur une éducation créative (Chuangzaoli jiaoyu baipishu), consultable sur le site internet du ministère de l’Education taiwanais, en versions chinoise et anglaise, à l’adresse : http://140.111.1.22/english/home_policy.htm

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d’épanouissement personnels 65 . Afin de créer une « République de la créativité » (chuangzaoli guodu), la production d’idées originales doit être encouragée et primer sur la conformité, le bachotage et une vision à court terme des résultats scolaires, souvent considérés comme les « trois piliers » des systèmes éducatifs d’Extrême-Orient 66 . De l’aveu même de ses initiateurs, la réforme se heurte cependant à une série d’obstacles 67 . Outre les difficultés présentées par la remise en question pédagogique imposée aux enseignants, les parents semblent être le principal adversaire d’une éducation laissant une plus grande place à la construction de l’individu par la réflexion personnelle, non institutionnellement encadrée. Une étude récente fait apparaître que l’allègement des emplois du temps des écoliers n’est pas perçu comme une bonne chose par des parents pour qui le temps libre reste du temps perdu. En cela, les adultes taiwanais ne se différencient pas de leurs voisins asiatiques 68 . Les écoles du soir (buxiban), importées il y a longtemps du Japon et déjà très présentes dans les centres urbains, se sont ainsi rapidement développées depuis le lancement de la réforme, passant de 2 625 à 14 231 69 . Les mentalités ne semblent donc pas être sur le point de changer, ce qui génère une forte inertie. Les élèves restent maintenus sous l’intense pression de la préparation des examens d’entrée au lycée et à l’université. Surprotégés par leurs parents pour qui seuls les bulletins de notes et la réussite aux différents concours qui émaillent leur cursus comptent, les adolescents taiwanais sont en quelque sorte enfermés dans une bulle scolaire qui les coupe en partie des réalités du monde social les entourant. Afin qu’ils puissent consacrer toute leur attention à leurs études, ils sont en général soumis à un certain nombre d’interdits. Tout ce qui pourrait faire sortir l’adolescent du chemin des études et de la réussite scolaire est ainsi vu d’un mauvais œil par les parents : relations amoureuses, développement 65

Lignes directrices du programme d’éducation en neuf ans (guomin jiaoyu jiunian yiguan kecheng zonggang), Ministère de l’Education, République de Chine, 1998. 66 Livre blanc sur l’éducation créative, op. cit. 67 Ibid. 68 Liam Fitzpatrick, « Asia’s over scheduled kids », Time Asia, 27 mars 2006, pp. 49-55. 69 China Post, 16 mars 2006.

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d’une passion extra scolaire, activismes ou militantismes sous toutes leurs formes, etc. Pris dans cet étau éducatif, les futurs citoyens taiwanais n’ont guère de temps à consacrer à une réflexion qui sortirait du programme prédéfini, ce qui freine considérablement leur maturation psychologique et leur socialisation politique avant l’entrée à l’université ou le premier contact avec le monde du travail (cf. plus bas). La limitation des activités politiques sur les campus universitaires freine également toute construction de la conscience politique au cours des premières années d’études supérieures. Certes, depuis la démocratisation, les activités politiques des étudiants ne sont plus contrôlées. Toutefois, il est interdit aux partis politiques de tenir un bureau au sein des campus et ils ne peuvent y faire campagne. Les clubs politiques organisés par les étudiants sont autorisés, mais à condition qu’ils ne soient pas directement et officiellement rattachés à un parti. De même, ces clubs ont le droit d’organiser des réunions à sujets politiques et d’inviter des personnalités politiques à cette occasion, mais l’initiative doit venir des étudiants, non de « l’extérieur » 70 . Les organisations de représentation étudiante ne servent pas non plus d’incubateur où, d’abord au contact de questions les concernant plus directement (organisation de l’enseignement supérieur, frais de scolarité, droits et libertés sur les campus, etc.), une partie des jeunes s’intéresserait ensuite, par effet de capillarité, aux questions de société et au politique dans leur dimension nationale. Très peu nombreux sont les étudiants taiwanais à se dire attirés par une quelconque participation aux affaires de leur université – ou à la condition étudiante en général – via l’une des organisations de représentation. Celles-ci existent bien sur les campus, mais elles restent généralement des acteurs sans voix, que ce soit au niveau local ou sur la scène politique taiwanaise. L’une des raisons de cette faiblesse est qu’il n’existe aucune structure fédérant, au niveau national, les organisations de représentation étudiante présentes dans chacune des universités, comme c’est par exemple le cas en France avec l’UNEF, la FAGE, ou encore l’UNI. 70 Ces informations nous ont été données par une personne du département de la jeunesse du PDP et confirmées dans les universités nationales Donghua (située à Hualien) et de Taipei.

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Il est par conséquent très difficile aux noyaux politiquement actifs à l’intérieur de chaque université de créer une dynamique nationale fondée sur une solidarité transversale liée à la condition d’étudiant. Ce fut notamment le cas lors des protestations organisées à Taipei, au cours des étés 2005 et 2006, contre l’augmentation des frais d’inscription. Elles ne rassemblèrent jamais plus de deux à trois cents étudiants, les trois universités publiques, Taida (Guoli Taiwan daxue), Tsinghua (Guoli Qinghua daxue) et Chengda (Guoli Zhengzhi daxue) fournissant à chaque fois le gros des troupes. La plupart des universités restent, par ailleurs, sur une ligne relativement conservatrice, les jiaoguan (à l’origine ce terme signifiait « instructeurs militaires ») veillant plus ou moins discrètement à ce qu’il n’y ait pas de « débordement ». Héritage de la période autoritaire, les jiaoguan ont pour fonction de surveiller le comportement des étudiants d’une université. S’ils ne disposent plus de l’étendue des pouvoirs des instructeurs militaires autrefois postés par le Kuomintang, ils jouissent encore d’une autorité non négligeable dans la mesure où ils donnent une « note de comportement/morale » (caoxing chengji) aux étudiants à la fin de chaque semestre. L’évaluation d’un jiaoguan compte pour un tiers de la note totale de comportement qui équivaut à une unité d’enseignement en vue du diplôme. Les deux autres tiers de la note sont attribués par le professeur tuteur (daoshi) et le directeur du département dans lequel les étudiants sont inscrits 71 . Cela a pour effet de produire une certaine méfiance chez les étudiants qui évitent en général de se faire remarquer en sortant du rang. Ce dispositif n’encourage certainement pas la formation d’une conscience politique chez une jeunesse déjà peu familière avec l’engagement civique. A l’extérieur du campus universitaire, les étudiants taiwanais participent rarement à la vie politique et s’impliquent très peu dans les activités associatives de la société civile, sous une forme ou une autre. Une infime proportion de la population interrogée à ce sujet fait part d’une adhésion à un parti politique ou à une organisation à but civique. Dans l’absolu, les jeunes se disent plus intéressés à 71

Entretiens menés auprès de deux professeurs des universités Donghua et de Taipei, en août 2005 et février 2006.

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participer à la protection de l’environnement, à des oeuvres caritatives ou encore à la défense des droits des femmes qu’à rejoindre une organisation politique qu’elle soit rattachée à la mouvance indépendantiste ou non. Mais cette participation reste imaginée. Dans les faits, les jeunes Taiwanais sont absents sur les deux terrains. La mobilisation étudiante, au printemps 2007, contre le projet de destruction de la léproserie Losheng (lesheng liaoyangyuan) dans le cadre de la construction de la ligne de métro Hsinchuang (xinzhuang) pourrait, à première vue, constituer un contre-exemple annonçant le renouveau d’un engagement civique – voire politique – étudiant d’envergure nationale. C’est du moins ce que de nombreux commentateurs, aussi bien au sein des médias que des cercles académiques locaux, se sont empressés de déclarer devant l’ampleur de la mobilisation qui atteignit son point d’orgue lors des protestations de mars et avril 2007. Bien qu’il soit encore un peu tôt pour évaluer l’impact réel de ce mouvement sur la conscience socio-politique de la jeunesse étudiante taiwanaise, plusieurs éléments nous semblent indiquer dès à présent ses limites. Les événements de Losheng constituent, à n’en pas douter, la première mobilisation étudiante nationale depuis le mouvement étudiant du printemps 1990 (yebaihe xuesheng yundong). Le 15 avril 2007, à l’initiative d’étudiants et de professeurs d’université pour la plupart membres de l’Alliance de la jeunesse pour Losheng (qingnian lesheng lianmeng) et de l’Alliance de Taiwan pour Losheng (Taiwan lesheng lianmeng) plusieurs milliers de personnes se rassemblèrent à l’entrée du mémorial Chiang Kaishek, avant de se rendre sur le boulevard Ketagalan, devant le palais présidentiel. Nos observations et les entretiens conduits sur place permettent de faire trois remarques. Tout d’abord, s’il est vrai que des étudiants de l’ensemble de Taiwan sont venus à Taipei pour participer à ces différentes manifestations, la très grande majorité provenait tout de même de seulement quatre universités : Taida, Tsinghua, Chengda et l’université privée Shih Hsin (Sili Shixin daxue). Ensuite, il est important de noter qu’il existe deux rapports au « devoir » de présence. Il faut ainsi distinguer les étudiants venus faire ce qu’ils pensaient être leur devoir de citoyen, de ceux qui sont venus faire leur devoir de classe, ou tout du moins, qui ont trouvé commode d’allier les deux. En effet, le très grand nombre 80

d’étudiants issus des départements de social work (shehui gongzuo) des universités Tsinghua et Shih Hsin et du Master en planification urbaine (jianzhu yu chengxiang yanjiusuo) de Taida laisse à penser qu’outre la défense des droits de l’homme, une partie non négligeable des manifestants était poussée par un motif personnel plus terre à terre. Certains ne s’en cachaient d’ailleurs pas, déclarant ouvertement qu’ils pourraient utiliser leurs observations et leur expérience pour rédiger leur rapport de fin d’année. Enfin, parmi les étudiants les plus actifs et les plus impliqués émotionnellement dans la défense de Losheng, les nouveaux venus – c’est-à-dire ceux qui ne font pas partie du noyau dur formé par les quelques dizaines d’individus politiquement actifs que l’on retrouve engagés dans la plupart des protestations étudiantes – semblent avant tout avoir été motivés par le caractère « apolitique » d’un mouvement perçu comme non entaché de la rivalité stérile entre les deux camps politiques insulaires. Le fait qu’aucune personnalité politique n’ait pris d’initiative pour défendre les pensionnaires de Losheng et que les deux partis aient été considérés comme également responsables de la tragédie 72 a permis à ce mouvement de protestation d’apparaître comme « pur » de toute arrière-pensée politique. Autrement dit, la probabilité semble bien mince de voir la mobilisation autour de Losheng se métamorphoser en prise de conscience politique et civique du monde étudiant. Ce qui a poussé ces jeunes à la mobilisation reste, en premier lieu, une réaction à une injustice criante, dont la visibilité est avant tout le produit de médias insulaires toujours avides de sensationnalisme à peu de frais 73 . Les injustices de ce genre – telles que les discriminations dont sont très régulièrement victimes les personnes atteintes du VIH/SIDA – ne manquent 72 La première décision qui mit en danger la léproserie fut prise en 1994, à l’époque Lee Teng-hui, lorsque le gouvernement central décida de vendre le terrain sur lequel elle se situait à TRTC, la société gestionnaire du métro de Taipei. Cela sans en avertir les résidents de Losheng. Ensuite, lorsque le projet de destruction fut rendu public et que la mobilisation débuta en 2004-2005, le xian de Taipei était dirigé par Su Cheng-chang. Enfin, lors de la mobilisation, les accusations furent portées non seulement contre le gouvernement central PDP mais aussi contre le nouveau chef du xian de Taipei, Chou Hsi-wei, ancien membre du PPP, passé au KMT et élu lors des élections locales de décembre 2005. 73 Durant les mois de mobilisation, il était par exemple difficile d’échapper aux reportages télévisés montrant, gros plans à l’appui, les ravages que peut causer la lèpre sur un corps humain.

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pourtant pas dans l’île 74 . A ce titre, la perplexité généralement rencontrée en réponse aux questions portant sur le pourquoi d’une non-mobilisation face à d’autres injustices du même type que celle de Losheng en dit long au sujet du rôle pilote des médias, dont la « fonction d’agenda » politique et social nous paraît plus clairement identifiable encore à Taiwan qu’ailleurs 75 . En règle générale, les 20-25 ans ne discutent pas non plus de politique lorsqu’ils se retrouvent. Interrogé à ce sujet, un étudiant nous a donné une réponse qui résume en quelques mots l’état d’esprit de la très grande majorité de ses camarades : « la vie politique taiwanaise est trop chaotique (tai luan), cela n’intéresse personne [parmi nous]. Nous n’en discutons pas entre amis. » Mais, il nous semble que le regard qu’ils portent sur euxmêmes explique encore mieux leur rapport au politique. En effet, lors des entretiens effectués, nombreux furent les étudiants à nous confier de façon plus ou moins directe qu’ils ne se considéraient pas « adultes » ou pas « pleinement adultes ». Or, à leurs yeux, la politique appartient clairement au domaine de responsabilité des adultes. Plusieurs raisons sont avancées pour justifier le rejet du statut d’adulte : financièrement parlant, ils dépendent encore très largement de leurs parents ; ils ne sont pas mariés ; ils ne disposent pas d’un logement indépendant (ils sont soit logés en dortoirs universitaires, soit dans des appartements loués en commun à proximité des universités, soit chez leurs parents ou chez un proche de la famille) ; ils n’ont pas effectué leur service militaire. En outre, une partie importante de leur identité est construite à partir d’un socle culturel (ou d’une sous-culture) propre à leur condition d’adolescent-étudiant. Culture dont ils sont fiers, notamment en raison de son caractère moderne « high-tech » et cosmopolite (intégration d’influences japonaises, coréennes, occidentales). Cette culture est faite de codes comportementaux, 74

Taipei Times, 18 mai et 24 juillet 2007. Définie par Mc Combs et Shaw au début des années 1970, la « fonction d’agenda » des médias signifie leur capacité à organiser l’ordre des priorités politiques. Selon ces auteurs, les médias n’ont pas la capacité de dire ce qu’il faut penser aux citoyens-téléspectateurs qui interprètent l’information à partir de leur système de valeurs personnel préexistant. Ils ont en revanche le pouvoir de leur dire ce à quoi il faut penser, c’est-à-dire ce sur quoi chacun doit porter son attention en priorité, ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Mc Combs and Shaw, « The Agenda Setting », Public Opinion Quarterly, vol. 36, pp. 176-187. 75

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langagiers et vestimentaires, de slogans-vérités tirés des paroles des chansons et séries télévisées à la mode (essentiellement japonaises, coréennes et locales) mais aussi de produits de consommation ciblés « jeunes » par le marketing 76 . Tous ces éléments, dont l’objet est de marquer une rupture avec le monde des adultes et le poids des responsabilités qui l’accompagne 77 , tendent à créer une « bulle jeune », un monde qui flotte en quelque sorte au-dessus de celui des adultes. La priorité est accordée aux loisirs, à l’épanouissement personnel. Tout juste sortis d’un univers où la pression des examens les écrase 78 , les étudiants taiwanais semblent s’accorder une pause avant d’entrer dans la vie active dont ils entrevoient déjà les nouveaux défis. En marge des études, la société de consommation taiwanaise, désormais totalement ouverte aux flux culturels transnationaux, leur offre un choix de loisirs que n’ont pas connu leurs aînés. Or ils ont les moyens de répondre à cette 76

Voir un peu plus bas pour quelques exemples concrets. En 2005, S.H.E, l’un des groupes de musique pop taiwanaise remportant le plus de succès dans l’île sortit, par exemple, un album intitulé « je ne veux pas grandir » (bu xiang zhangda) dont la pochette représentait les trois chanteuses habillées en petites filles et tenant chacune une poupée. 78 La réforme de l’enseignement supérieur engagée au milieu des années 1990 a certes diminué cette pression en accroissant considérablement le nombre d’établissements universitaires et en facilitant l’entrée à l’université par une réforme des modalités de concours. Depuis 2002, le liankao – examen commun au niveau national d’entrée à l’université – a été supprimé pour être remplacé par trois voies d’accès à l’enseignement supérieur. La première, héritage partiel du liankao, est l’Examen commun d’entrée à l’université (daxue zhikao). Alors qu’ils étaient interrogés sur l’ensemble du programme sous l’ancien régime d’examens, les candidats ont désormais la possibilité de choisir parmi dix matières celles sur lesquelles ils seront testés. Les étudiants pouvant sélectionner les disciplines où ils se sentent le plus à l’aise, et le nombre d’universités ayant triplé en une décennie, le taux de réussite s’est inévitablement envolé. En 2005 et 2006 89, 1 % et 91 % des candidats furent respectivement admis au daxue zhikao. Les deux autres voies d’accès à l’enseignement supérieur sont le daxue xueke nengli ceyan et le daxue ruxue shuke kaoshi. Dans le premier cas, le candidat envoie son relevé de notes de lycée au Centre d’examens d’entrée à l’université (daxue ruxue kaoshi zhongxin). Si le dossier est jugé acceptable, il peut alors passer un concours qui a lieu plus tôt que le daxue zhikao, au mois de janvier ou février. Si l’étudiant échoue, il a encore la possibilité de passer le daxue zhikao en juillet. Enfin, la troisième voie d’admission est réservée aux étudiants en musique, arts et sport. Mais, s’il est désormais relativement aisé d’intégrer un établissement d’enseignement supérieur à Taiwan, la pression parentale et sociale sur les collégiens et lycéens n’a pas réellement diminué pour autant. En effet, seule une admission à l’une des meilleures universités publiques est considérée comme un succès à part entière. 77

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offre. En moyenne, les étudiants de notre enquête disent consacrer entre 2 500 et 3 000 dollars taiwanais par mois à leurs divertissements 79 . L’entrée à l’université leur offre un espace de liberté souvent inconnu jusque-là, une vie qui n’est plus dictée par le rythme du bachotage, des examens et des concours. Une fois au-dehors de la bulle surprotectrice évoquée plus haut, les jeunes Taiwanais ont tout un monde à découvrir. Les observations et les entretiens menés sur différents campus universitaires font ressortir des désirs, des centres d’intérêts qui paraissent en décalage avec la perception que l’on peut avoir de la mentalité étudiante en Occident, où l’entrée à l’université est généralement perçue comme le commencement de la vie adulte. A Taiwan, tout se passe comme si les étudiants parvenus à l’université, disposant enfin de temps pour eux-mêmes, voulaient vivre la vie dont ils avaient été privé lors de leurs années de collège et de lycée. Cela peut expliquer l’impression d’un « retard » dans la maturité psychologique des jeunes Taiwanais dont il est ici question, si l’on prend pour référence l’Occident. Ce décalage se manifeste, par exemple, dans les modes vestimentaires et l’engouement pour tout ce qui est « ke’ai » (mignon) 80 . Une tendance touchant essentiellement les jeunes femmes qui s’habillent et se conduisent comme des petites filles alors qu’elles ont entre 18 et 25 ans, voire plus. Le port de vêtements et l’usage d’ustensiles Hello Kitty ou Snoopy sont ainsi monnaie courante, les magasins et les marchés de nuit regorgent d’objets en tous genres créés pour répondre à la mode ke’ai (du casque de scooter au sac à main en passant par les étuis pour téléphones portables) 81 . De même, les étudiants s’adonnent à des activités en groupes que nous jugerions particulièrement infantiles. Les clubs et les concours de déguisement en héros de manga japonais ou de jeux vidéo remportent un franc succès. A tel point que certains – comme 79

Entre 60 et 75 euros. Cela peut sembler relativement peu mais rapporté à la parité de pouvoir d’achat, cette somme est tout de même assez conséquente (90 à 120 euros). 80 Cette mode est fortement inspirée du Japon et on y fait souvent référence à Taiwan en utilisant l’équivalent japonais « kawai ». 81 Pour une photo donnant une bonne idée de ce qu’est la mode kawai/ke’ai, voir Eric Lin, « De génération en génération », Taiwan aujourd’hui, vol. XXI, n° 2, février 2004, p. 13.

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les otaku – y consacrent la quasi totalité de leur temps libre 82 . Y compris aux alentours de l’université la plus prestigieuse de Taiwan (l’Université nationale de Taiwan), il n’est pas rare de rencontrer des attroupements d’étudiant(e)s ainsi déguisés. Sortis de la bulle parentale/scolaire qui retarde leur mise en contact avec les réalités sociales, une grande partie des étudiants semblent ainsi chercher à repousser l’entrée dans le monde adulte en se réfugiant dans une autre bulle, celle de l’imaginaire auquel ils n’ont pu consacrer suffisamment de temps auparavant. Pour les jeunes hommes, cette période est aussi une accalmie avant de devoir partir accomplir leur service militaire (voir plus bas). Dans l’ensemble, le manque de relations sociales extrascolaires durant la période pré-universitaire semble aussi limiter assez fortement le champ des sujets de discussion entre amis. Le politique en est exclu, au même titre que tout sujet de société « sérieux » (économie, questions sociales, environnement, etc.). A l’âge auquel un certain idéalisme anime une frange importante de la jeunesse étudiante occidentale, les jeunes Taiwanais n’ont aucune envie et aucun espoir de « refaire le monde ». Selon une enquête effectuée en 2004, à la question « Pensez-vous avoir la capacité ou l’opportunité de modifier ou de corriger la situation politique, économique et sociale de l’île », 49, 2 % répondent « pas du tout » et 39, 7 % « pas tellement » 83 . Pour ce qui nous intéresse plus directement, ce scepticisme ainsi que la volonté de repousser le moment de l’entrée dans le monde adulte et la prise de responsabilités qui l’accompagne, se traduisent non seulement par une très faible politisation mais aussi une faible connaissance du « monde réel » qui les entoure de façon plus ou moins directe. En un mot, à Taiwan les années d’études supérieures semblent être consacrées à combler un déficit 82 Le terme « otaku » désigne à l’origine le « chez-soi » en japonais. Il est employé depuis les années 1980 afin de qualifier les individus s’enfermant dans une admiration monomaniaque pour un héros/une héroïne de manga, de film d’animation ou de jeu vidéo. Pour une description des différents comportements et niveaux d’investissement émotionnel entourant la fascination croissante des Taiwanais pour ces aspects de la culture japonaise, voir l’article « The way of ‘otaku’ », Taipei Times, 23 mars 2007. Sur la culture otaku proprement dite, voir Hiroki Azuma, Génération Otaku - Les enfants de la postmodernité, Paris, Hachette Littératures, 2008. 83 Etude réalisée par Trendspotting Market Research Co., Ltd., partiellement publiée dans Eric Lin, « Le pouvoir de réaliser son rêve », Taiwan aujourd’hui, vol. XXI, n° 2, février 2004, p. 20.

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personnel et émotionnel, à rechercher et à développer une certaine individualité, plutôt qu’à l’activisme politique et à l’engagement civique. Concrètement, cela se traduit par un taux d’abstention toujours nettement supérieur à celui enregistré pour l’ensemble de l’électorat taiwanais. Une génération « post-réformes » Tous ces éléments peuvent contribuer à un report du questionnement politique qui serait alors la source première de la flexibilité et de la neutralité pragmatique évoquées plus haut. D’autres éléments tendent, en revanche, à montrer que la souplesse dont fait preuve la jeunesse taiwanaise sur les questions liées à l’identité et à l’avenir politique de Taiwan doit plutôt être considérée comme une caractéristique de génération, qui ne devrait pas disparaître avec le temps, si des facteurs extérieurs, tels qu’une pression chinoise excessive, ne viennent pas en ébranler les fondations. Le cadre de socialisation des 20-25 ans et l’environnement social dans lequel ceux-ci évoluent quotidiennement diffèrent en effet radicalement de ceux qu’ont connus leurs aînés. Jusque dans les années 1980, l’Etat-Kuomintang plaçait la nation chinoise au centre de la construction identitaire des Taiwanais. Au moyen de « la machine normative formée par l’Ecole, la Famille et l’Armée », le KMT mit tout en oeuvre pour forger une conscience nationale chinoise uniformément partagée par l’inculcation d’une « culture traditionnelle » dont il avait lui-même défini le contenu 84 . L’enseignement, politisé à l’extrême, avait pour objectif de faire de l’appartenance à la nation chinoise l’unique source de fierté, et du respect des « traditions chinoises » la matrice de tout comportement social, aussi bien individuel que collectif 85 . Dans ce contexte, la valeur des cultures locales était niée et les informations en provenance de l’étranger étroitement filtrées, et censurées si jugées subversives. Dans les années 1980, ce système de 84 Allen Chun, « From Nationalism to Nationalizing: Cultural Imagination and State Formation in Postwar Taiwan », in Jonathan Unger, Chinese Nationalism, M.E. Sharpe, 1996, pp. 129-131. 85 Richard W. Wilson, Learning to be Chinese : The Political Socialization of Children in Taiwan, The M.I.T. Press, 1970, et Allen Chun, op. cit., p. 134.

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représentation fut concurrencé par la structuration et la montée en puissance d’un discours nationaliste taiwanais de plus en plus radical. La démocratisation de l’île permit à ce discours de s’exprimer pleinement. Il faisait de l’Etat-KMT un régime étranger et appelait à la libération du peuple taiwanais par la « désinisation » culturelle et l’indépendance. Ces deux discours plaçaient la nation et l’appartenance nationale au centre de la construction identitaire. Chacun d’eux faisait de l’identité nationale la source première, voire unique, de dignité et de fierté individuelles et collectives. Selon cette logique, toute atteinte à la nation devait être ressentie comme une attaque personnelle par ses membres. Depuis le milieu des années 1990, ces deux nationalismes essentialistes et exclusifs ont été supplantés par un nationalisme civique inclusif, fondé sur la volonté de construire une nation taiwanaise pluri-ethnique dans laquelle les cultures locales sont réhabilitées pour être placées sur un pied d’égalité avec la culture chinoise, désormais considérée comme un héritage parmi d’autres. Depuis son arrivée au pouvoir en 2000, l’administration Chen a également mis l’accent sur le caractère « mondialisé » de la culture taiwanaise. La politique culturelle du PDP s’est largement inspirée des idées mises en avant par certains nationalistes taiwanais dans les années 1990. Selon Wang Horng-luen, celles-ci visaient à faire de « l’hétérogénéité et de l’hybridité culturelles » l’un des fondements d’une identité taiwanaise spécifique, distincte de l’identité chinoise 86 . Cette richesse culturelle est présentée comme prenant racine dans l’histoire des vagues de migrations successives et des contacts entretenus, des siècles durant, avec le monde entier. La spécificité culturelle de Taiwan tiendrait à sa position de carrefour dans le Pacifique. L’île est ainsi construite comme une « nation mondialisée ». Il faudrait, bien entendu, aller au-delà du discours et mettre en lumière les limites et les contradictions qui ressortent de la mise en oeuvre de ce nouveau projet nationaliste. Toutefois, cela nous éloignerait trop du coeur de cette étude. Il apparaît néanmoins que les nouvelles lectures historiques et culturelles de Taiwan impriment progressivement leur marque sur le cadre de socialisation des nouvelles générations de citoyens. Autrefois niée, la pluralité culturelle est aujourd’hui valorisée comme une richesse 86

Wang, op. cit., p. 102-103.

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dont le peuple taiwanais doit être fier. C’est par exemple le cas dans les nouveaux manuels scolaires édités depuis la fin des années 1990, dans les médias (lancement de deux chaînes de télévision dédiées aux cultures hakka et aborigènes), ou encore dans l’enseignement supérieur (ouverture de collèges (xueyuan) et de départements (kexi) consacrés à l’étude des cultures et langues locales). L’image internationale de Taiwan est également reconstruite à partir de la mise en avant de cette diversité/richesse culturelle. Parallèlement, la démocratisation a eu deux conséquences majeures sur le cadre de socialisation des jeunes Taiwanais. Elle a fait entrer Taiwan dans la mondialisation des flux culturels et a amorcé la transformation de « l’équilibre nous-je » 87 dans la société insulaire. Au cours des années qui ont suivi la levée de la loi martiale, Taiwan s’est rapidement connectée au monde : les voyages à l’étranger, y compris en Chine, ont été libéralisés, la censure qui pesait sur les médias étrangers a pris fin, les chaînes câblées ont été autorisées (1994), et l’Internet s’est très rapidement développé au sein d’une île devenue l’un des premiers producteurs mondiaux de nouvelles technologies de l’information. Ces bouleversements ont placé les jeunes face à une multitude de systèmes de valeurs et de représentations du monde. Désormais, pour eux, les modèles de vie et le « sens du bien » se trouvent souvent à l’étranger, que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou au Japon. Le fait que seulement 54 % des 20-25 ans retiennent Taiwan comme lieu où ils souhaitent le plus faire leur vie est assez révélateur d’un état d’esprit à la fois tourné vers Taiwan et vers le monde extérieur. La jeunesse taiwanaise d’aujourd’hui paraît de moins en moins fascinée par « la grandeur de la culture traditionnelle chinoise » telle qu’elle était autrefois promue par le Kuomintang et dont le Parti communiste chinois se fait actuellement le champion. De nos jours, il est par exemple de bon ton de revêtir un kimono japonais pour les photos de mariage qui serviront aux invitations ; et les groupes de jeunes Hari et Hahan dont les membres vénèrent respectivement les cultures japonaise et coréenne telles qu’ils les perçoivent à travers les feuilletons 87

L’expression est empruntée à Norbert Elias, La société des individus, chapitre III, « Les transformations de l’équilibre ‘nous-je’ (1987) », Fayard 1991 (1987), p. 205-301.

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télévisés diffusés massivement à Taiwan comptent un nombre croissant d’adeptes 88 . Baignés dans une société surmédiatisée, les jeunes importent une partie des valeurs et des modèles étrangers (du moins tels qu’ils leur sont présentés) pour les réinterpréter et les intégrer à leur construction identitaire. Autrement dit, la promotion officielle d’une société multiculturelle globalisée, associée à l’entrée effective des cultures étrangères et de leurs valeurs, participe à la formation d’un patchwork identitaire dans lequel Taiwan d’une part, la culture chinoise d’autre part, tiennent, certes, une place de premier ordre mais qui n’exclut plus d’autres formes d’identification en fonction de choix personnels. Cela semble avoir pour effet d’imbriquer le sentiment d’appartenance national (taiwanais ou chinois) dans un édifice identitaire complexe dont le centre de gravité s’est déplacé du « nous » vers le « je ». En ce sens, les jeunes Taiwanais semblent opter de plus en plus nettement pour une conception libérale du rapport entre individu et société que l’on pourrait rapprocher de « la jouissance paisible de l’indépendance individuelle » défendue par Benjamin Constant 89 .

Conclusion Pour la génération étudiée, l’identification nationale n’est plus qu’une des facettes d’une identité que l’on pourrait qualifier de « kaléidoscopique » car à la fois composite et mouvante, en partie donnée mais aussi réflexive. Elle est ainsi susceptible d’évoluer au gré des contingences. La pluralité mouvante de l’identité n’est certes pas une exception taiwanaise et encore moins une caractéristique propre à la jeunesse de l’île. Ce qui différencie peut-être cette nouvelle génération de citoyens de ses aînés est son degré de fluidité identitaire. Cela conduit presque systématiquement les personnes ayant 35-40 ans et plus au 88 Entretien réalisé en 2004 avec Chen Shih-hsuan, étudiante taiwanaise dont le DEA, effectué à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), portait partiellement sur ce sujet. 89 Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, Paris, Flammarion, 1986 (1814), 2e partie, chapitre VI.

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commentaire suivant : « les jeunes ? Mais... ils n’ont pas d’identité ! ». Cette remarque témoigne de l’incompréhension avouée des plus de 35 ans – qui ont forgé leur identité dans le cadre de la dictature, du combat pour la démocratie et de l’exacerbation des tensions inter-ethniques – face à une identité fluide, construite dans un cadre beaucoup plus ouvert et libre, et qui n’offre pas, à première vue, d’éléments suffisamment stables pour en permettre la compréhension. L’identité des jeunes Taiwanais doit en réalité être comprise comme simultanément fondée sur l’idée d’une communauté politique taiwanaise dont le destin est envisagé au conditionnel et un ensemble hétérogène de valeurs et d’aspirations personnelles qui tendent à rendre plus lâches les liens qui unissent l’individu à la nation. Les relations Taiwan-Chine sont abordées sous cet angle. L’avenir politique reste ouvert car aucune crispation nationaliste « primordialiste » ne l’obstrue. Toutefois, cela ne signifie absolument pas que les jeunes Taiwanais soient prêts à accepter n’importe quel règlement du différend qui oppose les deux rives du détroit. Il est possible que la Chine populaire, à force d’impatience et d’intransigeance, finisse par refermer elle-même les portes d’une éventuelle unification pacifique entrouvertes par la nouvelle génération de citoyens taiwanais. Comme nous l’avons vu avec l’exemple des Taiwanais à l’étranger, une trop forte pression chinoise pourrait conduire à la cristallisation d’un sentiment d’appartenance autour d’une communauté taiwanaise (de nouveau) génératrice d’une puissante solidarité nationale. Cela aurait sans nul doute un impact considérable sur l’esprit de défense de cette génération qui, de ce fait, s’en trouverait renforcé.

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CHAPITRE 3 PERCEPTION DE LA MENACE CHINOISE ET ESPRIT DE DÉFENSE

La Chine populaire est généralement considérée comme une menace politique, et surtout militaire à l’existence en tant qu’Etat et la survie à long terme de Taiwan. Toutefois, l’intensité de cette menace varie sensiblement en fonction de l’identification nationale et de la coloration politique des personnes interrogées. Comme cela a été évoqué plus haut, la perception qu’un jeune taiwanais a de la Chine est en grande partie construite à travers le regard et le discours du groupe de proches et de la télévision. Un individu dont l’entourage soutient le PDP ou les indépendantistes radicaux de l’AUT aura tendance à être marqué par un discours dénonçant l’oppression chinoise ainsi qu’appelant à la méfiance et au renforcement des capacités de défense taiwanaise. A l’inverse, un jeune dont l’entourage soutient le camp bleu (KMT et PPP) aura plutôt tendance à faire siens les arguments en faveur d’une politique de conciliation avec la RPC passant par une minimisation de la menace militaire chinoise et la mise en avant des bénéfices économiques qui pourraient être tirés d’un rapprochement avec le 91

continent (liaisons directes, poursuite de la libéralisation des échanges). Les étudiants taiwanais éprouvent une certaine réticence à aborder le sujet d’un éventuel conflit avec la Chine. Ils refusent souvent de se prononcer à ce sujet. Et d’une manière générale, plus que leurs aînés, ils estiment que Taiwan doit maintenir de bonnes relations à la fois avec la Chine et les Etats-Unis (69, 7 % des 2029 ans contre 52 % de l’ensemble de la population) 90 . Lors des entretiens individuels, les jeunes restent généralement perplexes lorsqu’ils sont confrontés à la question du choix qu’ils adopteraient en cas de conflit armé, voire d’invasion du territoire taiwanais. Comme c’est le cas pour l’ensemble des questions relatives à la vie politique de l’île, c’est un sujet qu’ils n’abordent pratiquement jamais entre eux. Cela semble faire partie d’une stratégie plus générale d’évacuation de la pression sociale par une « politique de l’autruche » qui leur a valu le qualificatif de « génération fraise » (caomei zu) 91 . Une tendance lourde se dégage tout de même des études réalisées ces dernières années. Plus les personnes interrogées sont jeunes, plus l’esprit de défense s’affaiblit. Le pessimisme et le défaitisme croissent à mesure que l’âge des personnes interrogées diminue.

90 Et 69, 1 % des 30-39 ans. Enquête de l’Université de Chengchi (Chu Yun-han et Philip Yang) de 2004, op. cit. 91 Lorsqu’elle lança cette expression au milieu des années 1990, Christina Ongg voulait avant tout mettre l’accent sur l’environnement privilégié et surprotégé dans lequel la jeunesse grandissait, notamment en raison de l’attention parentale excessive dont les enfants de cette génération faisaient l’objet. L’expression fut par la suite reprise par les médias qui lui donnèrent une connotation beaucoup plus péjorative. Aujourd’hui, l’image de la fraise est généralement utilisée pour qualifier cette génération en référence à la fragilité de ce fruit qui ne résiste à aucune forme de pression, même lorsque celle-ci est relativement modérée.

92

La Chine est-elle une menace pour l’avenir politique de Taiwan ? 92 Une appréhension généralisée, à nuancer La réponse à cette question est sans appel. Près de deux tiers (64, 2 %) des 20-25 ans considèrent en effet la Chine comme une menace pour l’avenir politique de Taiwan. Un cinquième d’entre eux pense le contraire (20, 9 %). Les jeunes revendiquant une identité taiwanaise sont plus nombreux encore (74, 5 %) à percevoir une menace politique dans la Chine populaire. En revanche, ils sont très peu (12, 2 %) à penser que cet Etat pourrait être politiquement bénéfique pour Taiwan. Chez ceux qui estiment être à la fois taiwanais et chinois ou chinois et taiwanais, bien que l’idée d’une menace chinoise prédomine toujours largement (58, 9 %), les avis sont un peu plus partagés : plus d’un quart d’entre eux (26, 6 %) voient la Chine comme une source (potentielle) d’opportunités politiques. Plusieurs raisons peuvent être fournies pour expliquer la différence d’appréciation en fonction de l’identité mise en avant. Tout d’abord, par rapport à l’ensemble de la population interrogée, les insulaires qui s’estiment Taiwanais rejettent plus massivement l’unification quelles que soient les circonstances (46, 4 % contre 32, 4 %), et sont beaucoup moins nombreux à retenir cette option pour le futur de Taiwan dans les conditions actuelles (7, 4 % contre 20, 6 %). Compte tenu de l’intransigeance de Pékin sur la question de l’appartenance de l’île au territoire chinois, il est normal qu’ils considèrent majoritairement la Chine populaire comme une source de problèmes. Plusieurs entretiens effectués auprès d’individus revendiquant une identité duale révèlent par ailleurs que ces personnes ont souvent une vision ambivalente de la Chine. Elle est à la fois une menace potentielle et une possible source d’opportunités en raison de son poids économique et politique croissant et de son rayonnement international. A leurs yeux, une éventuelle unification permettrait à Taiwan de profiter de la puissance chinoise. Elle ferait sortir l’île de l’anonymat

92

La question fut posée en ces termes dans le questionnaire : « Selon-vous, sur le plan politique, la Chine continentale est-elle : une menace ; une opportunité ; autre ? »

93

international dans lequel elle se trouve actuellement plongée et procurerait une fierté retrouvée à ses habitants. Tableau 6 :

Perception de la menace chinoise et identité des 20-25 ans Perception de la Chine pour l’avenir politique de Taiwan Menace

Opportunité

Autre

64,2%

20,9%

14,9%

Taiwanaise

74,5%

12,2%

13,3%

TbC *

65%

24%

11%

CbT *

39,6%

34,5%

25,9%

Identité duale

58,9%

26,6%

14,5%

Chinoise **

22,2%

66,6%

11,1%

Autres

41,2%

26,5%

32,3%

Ensemble des 20-25 ans Identité revendiquée

(TbC + CbT)

* TbC : taiwanaise et chinoise ; CbT : chinoise et taiwanaise ** Compte tenu du fait que seuls 3, 2 % des 20-25 ans se disent uniquement chinois, l’échantillon (18 personnes) qui les représente nous paraît trop faible pour pouvoir tirer des conclusions fiables au sujet de cette catégorie de la population étudiée.

Cette attitude pourrait annoncer une nouvelle forme d’attraction au sein de la population taiwanaise pour une Chine dont l’ascension vers le statut de première puissance mondiale serait génératrice d’un désir d’appartenance. Depuis quelque temps, le paysage culturel et médiatique taiwanais offre d’ailleurs un nombre croissant d’exemples allant dans ce sens. Au printemps 2007, l’un des groupes de musique pop taiwanaise les plus en vogue à Taiwan – S.H.E – déclencha une polémique à propos d’un des morceaux de son nouvel album. Intitulé « langue chinoise » 94

(zhongguohua), il clame la fierté ressentie par les trois chanteuses devant le fait que, partout dans le monde, les gens se mettent à apprendre le chinois et non plus seulement l’anglais. Dans un autre registre, le traitement des informations par les médias insulaires nous semble riche en enseignement. Ainsi, de plus en plus fréquemment, les journaux des chaînes de télévision « bleues » ne séparent plus les informations en deux blocs, l’un sur Taiwan, l’autre sur la Chine, mais alternent les reportages, donnant l’impression qu’il s’agit de différentes régions d’un seul et même pays. Un reportage pourra aussi traiter du même sujet sur chacune des deux rives, créant un sentiment de continuité territoriale et de communauté de préoccupations comme d’intérêts. Enfin, à l’approche des Jeux Olympiques de Pékin, des chaînes telles que TVBS ou Zhongtian ont consacré plus de temps à décrire la préparation, les qualités et les espoirs de succès des sportifs chinois qu’à informer les Taiwanais sur leur propre délégation... Tableau 7 :

Position conditionnelle sur l’avenir politique de Taiwan (comparaison avec le TEDS 2001) Enquête 2005

TEDS 2001

20-25 ans

Echantillon national

75,3%

47,6%

Non inconditionnel à l’indépendance

8,9%

32,2%

Oui à l’unification

46,1%

43,5%

32,4%

33,4%

Oui à l’indépendance si la paix est maintenue

en cas de compatibilité Non inconditionnel à l’unification

La volonté affichée par près de deux tiers des jeunes de ne fermer aucune porte sur la question de l’avenir politique de Taiwan pourrait également être rattachée à une certaine fascination pour une Chine perçue comme puissante et mondialement admirée. Il est à ce titre intéressant de noter que, malgré la croissance de la conscience nationale taiwanaise chez les 20-25 ans, ils sont plus nombreux (46, 1 %) à soutenir l’unification – conditionnée à la 95

compatibilité économique et politique des deux rives – et légèrement moins nombreux à s’y opposer de façon catégorique (32, 4 %) que la moyenne de la population interrogée lors du TEDS 2001 (respectivement 43, 5 % et 33, 4 %). Toutefois il est encore trop tôt pour affirmer qu’une telle attraction s’exerce réellement sur la jeunesse taiwanaise et qu’elle travaille en faveur de l’unification des deux rives. Trois questions majeures restent en suspens. En premier lieu, le degré d’attraction que pourrait exercer la Chine sur la population taiwanaise reste largement conditionné à son évolution politique vers un régime démocratique, seule à même de générer une certaine confiance à l’égard des intentions du continent. Or cette évolution reste loin d’être acquise. Ensuite, bien que l’ascension de la Chine vers la place de leader mondial soit partout annoncée comme inéluctable, il lui reste encore à surmonter quantité de problèmes majeurs (instabilité et cohésion sociales, emploi, éducation, santé, environnement, approvisionnement énergétique, persistance de la pauvreté, etc.). En termes de niveau de vie, la Chine est encore très loin d’avoir rattrapé le retard considérable qu’elle enregistre face à Taiwan, sans même parler de celui qui la sépare des EtatsUnis, éternel point de référence pour les insulaires. Enfin, il reste à voir si la seconde phase de la transition identitaire actuellement en cours à Taiwan, c’est-à-dire le passage d’une identité nationale hybride – taiwanaise et chinoise – à un sentiment d’appartenance nationale taiwanais s’accompagnera ou non du maintien d’une position ouverte quant au futur politique de Taiwan 93 . Malgré les nuances qui viennent d’être décrites, dans son ensemble, la perception d’une Chine menaçante pour l’avenir politique de Taiwan constitue une image inversée par rapport à la vision économique qu’ont les jeunes Taiwanais de l’autre rive. Ce contraste est sans doute le produit du double discours tenu au sein de la société taiwanaise. Si, sur le plan économique, Taiwan est gagné par la « fièvre continentale », le discours sur la menace militaire et l’oppression (notamment diplomatique) chinoises y est en revanche omniprésent. Les reportages et les déclarations à 93

La première phase de la transition identitaire insulaire, qui commence à la fin des années 1970 et se poursuit sur environ deux décennies, a essentiellement consisté en un glissement d’une identité exclusivement chinoise car imposée comme telle, à une identité duale, chinoise et taiwanaise ou taiwanaise et chinoise.

96

propos de la concrétisation de cette menace — décompte du nombre de missiles (environ 1 300 en 2008) braqués sur Taiwan, manoeuvres militaires, modernisation des capacités d’invasion de l’Armée populaire de libération — et sur l’incessant musellement de Taiwan sur la scène internationale sont monnaie courante. Divergences partisanes sur la menace chinoise La mise en relation de l’identification partisane et de la perception de la menace chinoise chez les 20-25 ans fait apparaître un plus fort contraste dans les représentations. Les partisans du « camp bleu » sont nettement moins nombreux que la moyenne à assimiler la Chine à un danger pour l’avenir politique de Taiwan (50, 6 %). En revanche, plus du tiers d’entre eux (38, 4 %) voient en elle une source d’opportunités politiques. Les jeunes qui soutiennent le « camp vert » sont quant à eux quasiment unanimes : 83, 6 % pensent que la Chine représente une menace pour Taiwan alors qu’ils ne sont que 6, 4 % à estimer qu’elle pourrait être bénéfique à l’île. Ceux qui ne s’identifient à aucun des deux camps politiques expriment des opinions proches de l’ensemble des 20-25 ans, dont près des deux tiers considèrent la RPC comme une menace plutôt que comme une opportunité — un cinquième pense le contraire (voir le tableau 8, ci-dessous). Tableau 8 :

Perception de la menace chinoise chez les 20-25 ans, en fonction de l’identification partisane

Identification partisane

Perception de la Chine pour l’avenir politique de Taiwan Menace Opportunité Autre

Ensemble des 20-25ans

64,2%

20,9%

14,9%

Camp vert

83,6%

6,4%

10%

Camp bleu

50,6%

38,4%

11%

Aucune

62,3%

17,7%

20%

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Ces divergences d’appréciation peuvent s’expliquer par le manque d’indépendance de jugement qui caractérise les jeunes citoyens taiwanais. Nous l’avons vu, les questions politiques, y compris celle des relations entre les deux rives, ne figurent pas parmi leurs centres d’intérêts. Ils s’informent généralement peu sur ces problèmes par une démarche volontaire. Leur évaluation de la situation semble, le plus souvent, résulter d’une attitude passive. Autrement dit, la perception de la menace chinoise chez les 20-25 ans paraît non seulement être le produit du discours dominant sur le sujet mais également de leur grande perméabilité à l’influence de leur entourage. Cela a déjà été évoqué, plus de la moitié des jeunes interrogés se disent avant tout influencés par leur famille (donc, essentiellement, leurs parents) dans leurs opinions politiques. Les entretiens effectués parallèlement au questionnaire montrent en outre que, comme ailleurs, il existe une forte filiation politique à Taiwan 94 . Par conséquent, un individu plongé dans un univers politique familial « vert » ou « bleu », s’il ne rejette pas le politique en bloc, aura tendance à faire siennes les positions défendues par le ou les partis soutenus par son entourage, du moins dans les grandes lignes. Tableau 9 :

Identification partisane des 20-25 ans Camps politiques

%

Vert (PDP, AUT)

24,9%

Bleu (KMT, PPP, NP)

29%

Aucun

46,1%

Or, si les deux camps politiques s’appuient sur l’existence d’une menace chinoise dans l’élaboration de leurs stratégies et discours politiques, le danger que représente la RPC n’est pas 94

Sur la filiation politique et le rapport des jeunes à la politique en France, voir Anne Muxel, L’expérience politique des jeunes, Presses de Sciences Po, 2001.

98

identifié et mis en scène de la même façon de part et d’autre de l’échiquier politique. Pour le « camp bleu », qui se présente en champion de la préservation de la paix dans le détroit par le dialogue, le risque de guerre serait essentiellement lié aux positions, déclarations et initiatives indépendantistes du camp vert 95 . La modernisation de l’APL et les missiles pointés sur Taiwan seraient avant tout destinés à dissuader une éventuelle déclaration formelle d’indépendance. La pression militaire chinoise sur Taiwan en tant qu’atteinte aux droits et libertés des citoyens de l’île est absente des thèmes de campagnes et de manifestations du KMT et de ses alliés. Selon eux, le danger résidait en premier lieu dans les prises de décision du PDP lorsqu’il était au pouvoir. Le lien entre une victoire du PDP et le déclenchement d’une guerre fut d’ailleurs un thème important du KMT puis du ticket Lien Chan/Soong Chu-yu, lors des campagnes pour les élections présidentielles de 2000 et 2004. A chaque fois, ce lien fut mis en scène sur des tracts ou dans des spots télévisés montrant des images de guerre et de destruction accompagnées d’une voix off affirmant, par exemple : « si Chen Shui-bian est élu, la jeunesse de Taiwan partira au front, et une grande partie y périra. » Les dirigeants du KMT ou du PPP évitent généralement de critiquer ouvertement le Parti communiste chinois que ce soit au sujet des droits de l’homme et de la démocratie ou sur les questions militaires. Ils mettent en avant leur volonté de conciliation, d’ouverture au dialogue et d’opposition à l’indépendance de Taiwan. Ce fut notamment le cas lors des voyages de Lien Chan et de Soong Chu-yu sur le continent en 2005 et 2006 et lors du séjour que Ma Ying-jeou effectua aux Etats-Unis au printemps 2006 en qualité de président nouvellement élu du Kuomintang. Bien qu’au cours de la campagne électorale de l’hiver 2007-2008 Ma ait dénoncé la répression au Tibet (allant même jusqu’à menacer de boycotter les Jeux Olmpiques de Pékin si la situation s’y dététriorait) et plus généralement le manque de démocratie sur le continent, son objectif reste l’amélioration des relations avec Pékin et le rapprochement des deux rives. Objectif matérialisé dans la volonté de libéraliser progressivement les échanges avec le continent pour aboutir, à terme, à la création, selon l’expression de Vincent Siew, d’un « marché commun entre les deux rives » 95

Le China Post, journal proche de l’opposition, reprend par exemple cette argumentation dans son édition du 23 juillet 2005.

99

(liang’an gongtong shichang) 96 . On comprend, dès lors, qu’aux yeux d’un jeune citoyen plongé dans un univers politique « bleu », la Chine populaire apparaisse relativement moins agressive. En revanche, pour le « camp vert », la menace chinoise serait liée à la nature dictatoriale du régime au pouvoir sur le continent, et au nationalisme chinois qui constitue désormais sa principale source de légitimité. Ce nationalisme nie la réalité de la situation dans le détroit, c’est-à-dire l’existence actuelle d’un Etat souverain sur chaque rive. Réalité qui s’accompagne du droit de l’ensemble du peuple taiwanais à l’autodétermination. Sur la période 20032006, lors de tous les grands rassemblements politiques qu’ils ont organisés, et plus particulièrement lors des campagnes électorales, le PDP et l’AUT ont mis en scène la menace militaire de l’APL. Les missiles braqués sur Taiwan sont devenus le symbole de l’oppression chinoise. Ils étaient alors omniprésents : maquettes montées sur des camionnettes transformées en lanceurs, répliques gonflables, tracts détaillant leur portée par type, etc. La pression militaire croissante de la Chine était par ailleurs reprise, avec une plus grande insistance que dans le reste de la presse insulaire, dans les journaux et magazines affiliés à la mouvance indépendantiste, tels que le Liberty Times (Ziyou shibao) et le Taiwan Daily (Taiwan ribao) 97 . Le vote d’une « Loi anti-sécession » (fan fenlie guojia fa) par la Chine populaire en mars 2005 a été l’occasion de relancer la dynamique créée par le « camp vert » (PDP et AUT) lors de la campagne présidentielle 2004. Sous la bannière « Protégeons Taiwan avec nos mains » (shouhu Taiwan), tous les habitants de l’île avaient alors été invités à former une chaîne humaine s’étendant sur toute la côte ouest, face au continent, pour « montrer au monde » l’opposition du « peuple taiwanais pacifiste » aux missiles symbolisant l’oppression chinoise. Cet événement, comme la manifestation de protestation contre la loi anti-sécession, intéressent notre étude car ils constituent deux exceptions à 96

Hsiao Wan-chang, Yi jia yi da yu er. Wangxiang liang’an gongtong shichang zhi lu (Un plus un est supérieur à deux : vers un marché commun entre les deux rives), Taipei, Yuanjian Chubanshe, 2005. 97 Le Taiwan ribao est aujourd’hui fermé. Un exemple typique de reportage détaillant les préparatifs de la Marine et de l’Armée de l’air chinoises, avec photos aériennes à l’appui, peut être trouvé dans le Ziyou shibao du 20 janvier 2006, p. A6.

100

l’absence totale de mobilisation politique de la jeunesse taiwanaise évoquée plus haut. Toutefois, la participation massive de la jeunesse, surtout lors de la chaîne humaine, semble avoir été plutôt motivée par le rejet de la guerre que par un réveil de son esprit de défense et/ou une réaction nationaliste. Les thèmes mis en avant lors de ces deux rassemblements correspondent en effet aux valeurs auxquelles se rattachent les jeunes : liberté, fraternité, pacifisme. C’est la peur de la guerre, la peur de voir soudain disparaître un univers social dans lequel ils se disent très majoritairement heureux de vivre, et non l’esprit de défense, qui semblent être la caractéristique fondamentale de la mobilisation des jeunes contre la menace militaire chinoise. Censé renforcer l’esprit de défense de la population, le discours sur la menace chinoise, semble donc, au moins chez les 20-25 ans, avoir été contre-productif et a probablement contribué à persuader cette génération, comme ses aînés, de voter en majorité pour les candidats du KMT aux élections de janvier-mars 2008. La Chine risque-t-elle d’attaquer Taiwan ? Une menace qui reste abstraite Les réponses à cette question contrastent avec la conviction partagée que la Chine représente, sous une forme ou une autre, une menace pour l’avenir politique de Taiwan 98 . L’indécision prévaut. En effet, un tiers des personnes interrogées (33, 5 %) pensent que la Chine risque d’attaquer Taiwan, alors que 30, 9 % estiment que cela n’arrivera pas et que 35, 6 % ne se prononcent pas. Là encore, la menace est perçue avec plus d’intensité chez ceux qui s’estiment Taiwanais alors qu’elle est atténuée chez ceux qui revendiquent une identité hybride : 39, 5 % des premiers considèrent bien réel le risque d’une attaque chinoise alors qu’ils ne sont que 28, 6 % chez les seconds. Inversement, 28 % des « Taiwanais » pensent qu’un tel risque est inexistant contre 32, 2 % chez les « Taiwanais/Chinois ; Chinois/Taiwanais ». 98

La question fut posée en ces termes : « Pensez-vous que la Chine continentale risque d’attaquer Taiwan ? »

101

Les différences d’appréciation en fonction de l’identification partisane qui ressortent du tableau ci-dessous tendent, par ailleurs, à confirmer ce qui a été dit plus haut quant aux divergences d’approche qui opposent les deux camps politiques sur la nature et l’origine de la menace chinoise actuelle. Toutefois, les écarts sont moins importants et, dans l’ensemble, ces chiffres font ressortir une certaine confusion. Il y a un net décalage entre l’assimilation de la Chine à une menace abstraite et l’incapacité relative à déterminer si le risque de guerre est en définitive bien réel, dans le cas du maintien du statu quo. Tableau 10 :

Evaluation du risque d’attaque par la Chine en fonction de l’identification partisane et de l’identité revendiquée La Chine risque-t-elle d’attaquer Taiwan ? Oui

Non

Ne sais pas

33,5%

30,9%

35,6%

Camp vert

36,4%

35%

28,6%

Camp bleu

30,5%

37,2%

32,3%

Aucune

33,9%

24,6%

41,5%

Taiwanaise

39,5%

28%

32,5%

Taiwanaise et chinoise

31,2%

32,2%

36,6%

Chinoise et taiwanaise

20,6%

39,7%

39,7%

Moyenne identité duale

28,6%

34%

37,4%

Chinoise *

33,3%

22,2%

44,5%

Autre

20,6%

35,3%

44,1%

Ensemble des 20-25 ans Identification partisane

Identité revendiquée

* Voir la note du tableau 1 au sujet de cette catégorie.

102

Compte tenu de la très faible politisation des 20-25 ans, de leur passivité dans la recherche d’informations relatives à la situation dans le détroit et enfin de leur perméabilité aux influences du milieu politique et social dans lequel ils évoluent, l’absence d’une perception tranchée du risque de guerre parmi les partisans de chacun des deux camps politiques peut trouver une explication dans la multiplicité des discours qui règnent de part et d’autre de l’échiquier politique et à l’intérieur même de chaque parti. Le flot incessant de déclarations contradictoires sur les intentions actuelles de Pékin (ascension pacifique/visées hégémoniques), sur la capacité de l’APL à mener une action militaire contre Taiwan, sur la détermination des dirigeants chinois à faire usage de la force ou encore sur la fiabilité du soutien des Etats-Unis, alimente l’incertitude tout en étayant les thèses d’une guerre à venir et de son improbabilité. Le « camp bleu », nous l’avons vu, fonde sa stratégie politique sur un usage ambivalent de la menace chinoise et du risque de guerre. Il tente de minimiser le caractère agressif de la Chine populaire et met en avant les points communs (Sun Yat-sen, « consensus de 1992 », communauté de culture, liens du sang) et les sujets pouvant faire l’objet d’une discussion entre les deux rives (liaisons directes, tourisme, ouverture du marché chinois à certains produits taiwanais, échanges culturels, sportifs et académiques, etc.). Les différences et les différends sont quant à eux le plus souvent passés sous silence (droits de l’homme, démocratie, contenu réel du « consensus de 1992 », etc.). Les discours prononcés par Lien Chan lors de chacun de ses deux voyages en Chine (2005 et 2006) sont à ce titre très révélateurs. L’objectif est de présenter l’ouverture d’un dialogue entre Taipei et Pékin comme possible et souhaitable pour le bien des Taiwanais. D’un autre côté, l’existence d’une menace militaire chinoise crédible et sa mise en scène ponctuelle servent les intérêts du Kuomintang et de ses alliés puisqu’elles alimentent un sentiment de peur qui nuit aux indépendantistes et renforce l’idée selon laquelle seule l’ouverture rapide de négociations pourra maintenir la paix dans le détroit. Au sein du « camp vert », le risque d’agression militaire est également modulé en fonction des besoins politiques. Il est mis en scène afin de créer un sentiment de solidarité nationale face à l’oppresseur chinois et de faire du PDP le seul véritable défenseur 103

des intérêts et de la dignité des Taiwanais. C’est particulièrement le cas depuis la campagne pour l’élection présidentielle de mars 2004. Mais les capacités de l’APL et la détermination de Pékin à faire usage de la force doivent aussi être régulièrement minimisées pour servir la cause indépendantiste. En effet, plus la population jugera sérieux le risque d’une guerre déclenchée par une réforme que Pékin assimilera à une « provocation indépendantiste » – comme l’adoption d’une nouvelle constitution – moins elle sera prête à soutenir cette réforme. Pour le « camp vert », il est donc également nécessaire de souligner les facteurs qui rendent peu probable le recours à la force par Pékin. Les positions défendues par l’AUT et Lee Teng-hui au cours des années 2004-2006 constituent un exemple de ce double discours. Tout en affirmant alors que la Chine, dont l’Armée se modernise rapidement, représentait un danger pour Taiwan comme pour l’ensemble de la région et du monde démocratique, l’AUT soutenait en même temps que Pékin n’oserait pas attaquer l’île en cas de déclaration d’indépendance 99 . Les positions de Lee Teng-hui ont depuis évolué (cf. chap. péliminaire). Enfin, après avoir joué la carte de la menace militaire durant la seconde moitié des années 1990, la Chine populaire a elle-même diversifié et affiné sa politique de réunification en tentant de gagner le soutien des milieux d’affaires, du camp bleu et (dans une certaine mesure) de la population de Taiwan, tout en concentrant ses attaques et ses mises en garde contre le gouvernement Chen Shui-bian et les « provocateurs » de la nébuleuse indépendantiste emmenée par Lee Teng-hui. L’adoption de la loi anti-sécession en mars 2005, suivie de l’accueil chaleureux réservé par les dirigeants chinois à Lien Chan, traité comme s’il était le dirigeant de Taiwan, puis Soong Chu-yu lors de leurs visites sur le continent (respectivement fin avril et début mai 2005), ont certainement contribué à brouiller encore un peu plus les pistes chez une partie significative des personnes ayant répondu au questionnaire. Rappelons que celui-ci fut distribué entre avril et juin 2005. La proposition, faite par les dirigeants chinois lors du dernier jour de la visite de Lien Chan, d’offrir deux pandas géants à Taiwan en signe d’amitié fut le plus médiatisé des volets de l’offensive lancée par Pékin dans le but de se rallier la population 99

Pour deux déclarations de Lee Teng-hui reprenant ces différents arguments, voir les Taipei Times du 8 août 2005 et du 6 novembre 2005.

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taiwanaise. Cette offre mettait le gouvernement PDP face à un dilemme : en cas de refus, il donnait une occasion à Pékin et à l’opposition de fustiger son manque d’ouverture, mais un accord l’aurait également placé dans une position délicate vis-à-vis de l’aile radicale de son électorat. Cela explique une année de tergiversations qui s’est finalement soldée par un refus, justifié par l’impossibilité technique de prendre en charge les deux animaux dans l’un des zoos de l’île. Les étudiants interrogés sur la signification du geste de la Chine ont répondu très majoritairement qu’il ne revêtait pas une importance particulière à leurs yeux et qu’il ne changeait pas fondamentalement la situation dans le détroit 100 . Les rares individus qui y voient une volonté de conciliation revendiquent en général une identité duale ou chinoise. En revanche ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un piège servant les desseins de Pékin se disent presque tous Taiwanais. Malgré les hésitations que peut engendrer le double jeu du PC chinois, son attitude envers Taiwan reste considérée comme « agressive » (tiaoxin). Pour autant, les jeunes ne croient pas au déclenchement d’une guerre dans un avenir proche 101 . L’éventualité d’une déclaration d’indépendance Une enquête effectuée en 2004 par le Centre d’étude des élections de l’université taiwanaise Chengchi montre que les réponses sont beaucoup plus tranchées lorsque la question d’une attaque chinoise est liée à une déclaration d’indépendance de

100

Entretiens menés entre mars et mai 2006, auprès de vingt-trois étudiants des universités de Taipei (Taipei daxue) et Donghua (à Hualien), âgés de 19 à 27 ans. Afin de disposer de réponses standard, il a été demandé à chacune des personnes de remplir un petit questionnaire (18 questions) en marge des entretiens. Celui-ci a aussi été distribué à d’autres étudiants des deux mêmes universités. Au total, 55 questionnaires ont été retournés, 34 à l’université de Taipei et 21 à l’université Donghua. 101 Ces résultats confirment les données de l’étude de l’Université Chengchi de 2004 (Chu Yun-han & Philip Yang) : 73, 6 % des 20-29 ans estiment toute guerre improbable, contre 64, 5 % de l’ensemble de la population. Ces risques sont grossis par les gens qui s’estiment chinois (21 %) et par les électeurs du PPP (28, 3 %), par rapport à l’ensemble de la population (11, 2 %).

105

Taiwan 102 . Dans ce cas, seuls 18, 4 % des 20-29 ans pensent que la Chine n’attaquera « certainement » ou « probablement » pas Taiwan alors qu’une majorité écrasante (72, 1 %) pense que la Chine attaquera « probablement » ou « certainement ». Le reste des sondés (9, 5 %) ne se prononce pas. Autrement dit, pour cette tranche d’âge, une déclaration d’indépendance signifie la guerre. Leurs aînés tirent également cette conclusion mais plus ils sont âgés, plus les avis sont partagés et plus l’indécision est forte. Ainsi, chez les plus de cinquante ans, la proportion de ceux qui estiment que la Chine attaquera probablement ou certainement en cas de déclaration d’indépendance tombe à 43, 1 % (contre 68, 3 % pour l’ensemble de la population) alors que près d’un tiers ne se prononce pas. Comme le fait apparaître le tableau 11, ci-dessous, les résultats obtenus lors de l’enquête Taiwan Security Survey 2005 sont très proches de ceux obtenus en 2004 103 . Toutefois cette enquête montre aussi que près d’un quart (24, 7 %) des 20-29 ans ne croient pas en une attaque de la Chine en réaction à une déclaration d’indépendance. Les entretiens effectués en mars et avril 2006 auprès d’étudiants un peu plus jeunes tendent à faire apparaître des avis encore un peu plus nuancés. Alors que moins de la moitié des interviewés croient en une attaque chinoise, environ un tiers d’entre eux dit ne pas savoir quelle serait la réaction de la Chine populaire en cas de déclaration d’indépendance. Le cinquième restant estime que la Chine n’osera pas attaquer Taiwan. Ceux qui ne peuvent trancher sur la question lient souvent leur indécision à la complexité de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui Taiwan. L’attitude ambiguë des Etats-Unis, et pour certain, du Japon, compte parmi les inconnues majeures qui rendent très difficile l’évaluation de la situation géopolitique de Taiwan. Un plus petit nombre avoue ne pas s’intéresser du tout à cette question.

102

Enquête partiellement publiée dans le Shangye zhoukan (Business Weekly) du 22 juillet 2004. Voir plus haut, la note 2. 103 Conduite en 2005 par l’Université Chengchi sous la direction d’Emerson Niou, l’enquête du Taiwan Security Survey était intitulée : « Enquête d’opinion sur les relations dans le détroit et la sécurité nationale en 2005 » (2005 nian liang an guanxi he guojia anquan minyi diaocha). Les résultats présentés ici sont les réponses à la question 29.

106

Tableau 11 :

Perception de la menace chinoise en cas de déclaration d’indépendance (Taiwan Security Survey 2005) Si Taiwan déclare l’indépendance, la Chine attaquera-t-elle ?

Âge Ensemble 20-29

30-39

40-49

+ de 50

1. Certainement pas

6,3%

8,2%

4,1%

7,1%

5,9%

2. Probablement pas

17,1%

16,5%

15,6%

16,7%

18,7%

Réponses négatives (1+2)

23,4%

24,7%

19,7%

23,8%

24,6%

25,2%

31,9%

28,6%

27,1%

16,6%

4. Certainement

32,4%

33,7%

38,7%

32,3%

27,1%

Réponses positives (3+4)

57,6%

65,6%

67,3%

59,4%

43,7%

Indécis*

19%

9,7%

13%

16,8%

31,7%

3. Probablement

* La catégorie « indécis » regroupe les personnes ayant répondu en choisissant « difficile à dire », « sans opinion », « ne sais pas » ou ne souhaitant pas répondre.

Ceux qui doutent de la possibilité d’une attaque chinoise avancent deux arguments principaux. Certains estiment que le soutien des Etats-Unis suffira à dissuader la Chine alors que d’autres pensent que la forte interpénétration des économies et donc des intérêts taiwanais et chinois freinera les ardeurs guerrières de Pékin. Il est par ailleurs intéressant de noter qu’une partie significative des personnes qui placent l’imbrication des intérêts taiwanais et chinois parmi les facteurs possibles de maintien de la paix dans le détroit, y compris en cas de déclaration d’indépendance de Taiwan, pensent également que le renforcement des liens économiques entre les deux rives constitue « l’un des moyens les plus efficaces de protéger les intérêts de Taiwan et des Taiwanais. » Il s’agit presque uniquement de personnes revendiquant une identité duale ou chinoise et soutenant le Kuomintang. Pour ces jeunes citoyens « bleus », ce sont les capacités économiques de Taiwan, bien plus que son armée dont 107

l’image se dégrade, qui constituent l’atout principal de l’île face à la Chine populaire. Opinions sur le service militaire et l’Armée Le service militaire Parmi les 20-25 ans interrogés à ce sujet lors de notre enquête puis au printemps 2006, le service militaire obligatoire en tant que tel n’est pas perçu comme une mauvaise chose. Pour certains, il est une source d’expérience ou une forme d’entraînement physique, pour d’autres il constitue une sorte de « rite de passage » qu’il faut accomplir pour « devenir un homme », pour d’autres encore, il permet de nouer de solides relations d’amitié 104 . Il est par ailleurs intéressant de noter que les jeunes femmes considèrent souvent que le service militaire « transforme les garçons en hommes ». Le regard porté sur cette institution par l’autre sexe contribue certainement à forger l’image que s’en font les jeunes hommes taiwanais : il est un moyen d’affirmer leur virilité et, de ce fait, constitue un passage obligé vers la vie d’adulte dans une société encore très fortement patriarcale. La fonction sociale qui lui est attribuée par les jeunes hommes fournit une première explication à l’attitude relativement positive qu’ils adoptent à l’égard du service militaire. Deux critiques reviennent néanmoins fréquemment. Sa longueur excessive en fait une perte de temps qui retarde l’entrée dans la vie active. Au moment de l’enquête, sa durée était encore de 22 mois et les jeunes se prononçaient massivement pour sa réduction à une année. Mais cette critique n’est plus réellement d’actualité, le gouvernement ayant finalement réussi à faire aboutir son projet de réforme de la conscription. Après une première réduction à seize mois au cours de l’année 2006 puis une réduction à quatorze mois début 2007, sa durée est limitée à douze mois depuis le 1er janvier 2008. Paralèllement, les critiques des parents et des familles d’appelés contre la dangerosité du service ou les 104

Rappelons que l’âge moyen des soldats (dont la majorité sont des conscrits) est de 22, 4 ans et que celui des sous-officiers (dont un tiers sont des conscrits) est de 25, 6 ans, 2004 National Defense Report, Taipei, Ministry of National Defense, décembre 2004, p. 133 (cf. aussi ch. 4).

108

conditions de vie difficiles se sont quelque peu réduites ces dernières années, à la suite d’une attention plus grande des pouvoirs politiques pour ces questions. En conséquence, si l’on en croit les livres blancs de la défense, les cas de recours ont diminué 105 . La seconde critique porte sur le mode d’affectation des conscrits aux différentes unités militaires. A moins de disposer de compétences particulières (ingénieurs, médecins, psychologues, etc.) et d’être reçus au concours destiné à les valider, les appelés sont répartis sur la base d’un tirage au sort que seule une incapacité physique démontrée lors des tests effectués pourra annuler. Les jeunes souhaiteraient avoir le choix étant donné la longueur de leur période de mobilisation. Selon eux, cela contribuerait à réduire la pénibilité du service militaire en le transformant en une expérience plus enrichissante ou, dans le meilleur des cas, en une formation supplémentaire susceptible d’être utilisée dans leur projet de carrière. Par ailleurs, une très large majorité (60, 9 %) des jeunes, garçons comme filles, considère le service militaire comme étant une contribution importante (48, 7 %) ou très importante (12, 2 %) à la défense de Taiwan. Ils sont un peu plus du tiers (35 %) à estimer que ce n’est pas le cas (26, 4 %) ou pas du tout le cas (8, 6 %). A première vue, ces résultats semblent aller dans le sens d’un esprit de défense solide. Cette impression se dissipe pourtant lorsque l’on observe l’image que les jeunes ont de l’Armée et les positions qu’ils adopteraient en cas de déclenchement d’un conflit avec la Chine. L’Armée En règle générale, les jeunes Taiwanais n’ont pas une très bonne opinion de leur Armée 106 . Les commentaires tels que « l’Armée n’est plus ce qu’elle était » ou « en cas de guerre, nous n’avons aucune chance » reviennent assez souvent. La dégradation de l’image de l’Armée peut trouver plusieurs explications. Tout 105 Cf. 2002 National Defense Report, op. cit., pp. 285 et suivantes, et 2004 National Defense Report, op. cit., pp. 265 et suivantes et p. 290. 106 Les commentaires ci-dessous sont tirés d’entretiens effectués en 2005 et début 2006 afin de compléter les réponses obtenues au questionnaire d’enquête sur les 20-25 ans.

109

d’abord, la fin de l’endoctrinement auquel l’Etat-Kuomintang soumettait autrefois, c’est-à-dire avant les années 1990, la jeunesse taiwanaise a contribué à « démythifier » l’Armée. La propagande qui vantait auparavant sa puissance a peu à peu laissé la place à une succession de reportages médiatiques faisant état de ses faiblesses. Les problèmes techniques qu’elle rencontre régulièrement sont amplement médiatisés et constituent sans doute le second facteur venant ternir son image. Les forces aériennes ont par exemple été tournées en dérision à plusieurs reprises pour leur incompétence. Depuis le début des années 2000, elles ont perdu plusieurs de leurs chasseurs F-16 et Mirage 2000, soulevant à chaque fois interrogations, inquiétudes et moqueries. Plus récemment, un incident a fait grand bruit dans les médias locaux qui s’en sont servis pour s’interroger sur la capacité de l’Armée à défendre Taiwan. A la suite du chavirement d’un méthanier à proximité des côtes de l’île, les autorités taiwanaises, craignant l’éventuelle propagation d’une nappe de gaz en direction de zones habitées, décidèrent d’envoyer deux chasseurs couler le navire. Après l’échec de cette première tentative, deux hélicoptères de type Apache furent à leur tour envoyés sur le site, sans succès. La question qui se posa alors fut la suivante : « Si notre Armée ne parvient pas à couler un navire ne disposant d’aucune défense et déjà chaviré, comment pourrait-elle faire face à une flotte de guerre chinoise ? » Bien que l’opération ait certainement été plus délicate à mener qu’il n’y paraissait, cet échec a contribué à décrédibiliser un peu plus les forces militaires. La Marine a aussi connu quelques problèmes ces dernières années. En 2002 et en mars 2006, deux frégates, l’une de classe Lafayette et l’autre de classe Cheng Kung (Perry), furent endommagées lors de manoeuvres d’accostage dans un port de l’archipel de Palau, l’un des rares Etats à entretenir des relations diplomatiques avec Taiwan 107 . Si ces accidents ont pu passer inaperçus, l’affrontement politique sur la question du budget spécial d’achat d’armes aux Etats-Unis (jungou) a donné lieu en 2005-2006 à une campagne médiatique menée par le « camp vert » et en partie fondée sur le dénigrement des capacités des forces armées taiwanaises, avec pour objectif de justifier l’importance de leur modernisation. La vétusté des quatre sous-marins dont Taiwan dispose – deux d’entre eux datant de la seconde guerre mondiale – 107

Taipei Times, 22 mars 2006.

110

a notamment servi à souligner la nécessité de se procurer les huit submersibles diesels que l’administration Bush s’est proposée de fournir à l’île dès 2001 108 . D’autres problèmes, sans doute liés à l’arrivée d’une nouvelle génération d’officiers, sont par ailleurs mis en avant par les personnes ayant pu constater de l’intérieur les disfonctionnements dont souffre la défense taiwanaise. Interrogé sur les raisons de son pessimisme quant à l’issue d’un conflit contre la Chine, un jeune homme ayant récemment terminé son service militaire nous confia en 2006 : « [Ce n’est pas une question de rapport de force,] c’est un problème d’encadrement. Vous savez, j’ai fait mon service militaire il y a peu de temps. J’étais officier et j’ai pu voir à quel point nos supérieurs étaient incapables de nous diriger. En cas de conflit, ce sera la panique. » Parallèlement, cela a été dit, les reportages détaillant la modernisation à marche forcée de l’Armée populaire de libération sont omniprésents que ce soit dans la presse écrite ou à la télévision : décompte des missiles, progrès enregistrés en matière de guidage et de précision des frappes, déploiement de sous-marins nucléaires, achats d’armes à la Russie, etc. La superposition dans les médias des déboires de l’Armée taiwanaise et des progrès rapides de l’APL tend à générer un certain fatalisme chez les jeunes. Aux yeux de la majorité d’entre eux, l’Armée taiwanaise, autrefois nettement supérieure à l’APL, est désormais irrémédiablement distancée. Cela peut expliquer pourquoi le renforcement des capacités de défense de l’île n’est pas perçu comme une priorité absolue par les 20-25 ans. Ils sont seulement 3 % à le penser 109 . Ce pourcentage est particulièrement faible compte tenu du contexte dans lequel la question a été posée. La loi anti-sécession avait été votée quelques mois auparavant et le débat sur l’achat d’armes aux Etats-Unis battait son plein. Au moins de la part des jeunes « verts », on aurait pu s’attendre à une plus grande sensibilité sur la question de la défense.

108

Ziyou shibao, 8 novembre 2005, p. A6. Il était demandé de sélectionner trois réponses parmi les seize proposées en réponse à la question suivante : « Selon vous, quels sont les trois domaines dans lesquels des progrès sont les plus nécessaires pour la société taiwanaise ? » 109

111

Opinion sur l’issue d’un éventuel conflit avec la Chine Le pessimisme l’emporte L’enquête de 2004 du Centre d’étude des élections précédemment citée montre que, au sein de la population, les jeunes ayant entre 20 et 29 ans sont les plus pessimistes quant à l’issue d’un conflit contre la Chine sans intervention des Etats-Unis. Les trois quarts (74, 6 %) d’entre eux estiment que Taiwan ne pourra pas résister seule à une attaque de la Chine, 22, 4 % pensent le contraire et 3 % ne se prononcent pas. Les chiffres issus du Taiwan Security Survey 2005 font ressortir un pessimisme en hausse aussi bien au sein de l’ensemble de la population taiwanaise que chez les jeunes insulaires. Les deux enquêtes montrent en outre que l’optimisme croît avec l’âge et qu’il est plus fort chez les partisans du PDP et de l’AUT que chez ceux qui soutiennent les partis de l’opposition. Selon l’enquête de 2004, plus du tiers (37, 6 %) des partisans du PDP et les deux tiers (67 %) de ceux qui soutiennent l’AUT croient en la possibilité d’une victoire des forces taiwanaises sans assistance de la part des Etats-Unis. Les entretiens individuels menés confirment ces résultats. Très peu sont ceux qui envisagent une victoire sans l’aide américaine. Là encore, la bataille médiatique que se livrèrent partisans et détracteurs du budget spécial d’achat d’armes semble avoir joué un rôle non négligeable dans le façonnement de l’opinion de la jeunesse sur les affaires militaires. Bien que cherchant à atteindre un but différent, les prises de position de chaque camp ont très probablement alimenté le pessimisme ambiant. Le gouvernement PDP d’alors et ses soutiens ont eu tendance à mettre en parallèle les faiblesses de l’Armée taiwanaise et les « poches d’excellence » dont se dotait peu à peu l’APL dans tous les domaines destinés à la préparation d’une action militaire contre Taiwan (technologie balistique, reconnaissance sous-marine, développement d’une flotte de haute mer, etc.).

112

Tableau 12 :

Evaluation de la capacité de résistance de l’Armée taiwanaise à une attaque chinoise, sans assistance des Etats-Unis (Taiwan Security Survey 2005) Si la Chine attaque, l’Armée taiwanaise

âge

a-t-elle la capacité de résister ?

Oui

Non

Indécis***

Ensemble (2004)*

26,6%

59,3%

14,1%

20-29 ans (2004) *

22,4%

74,6%

3%

Ensemble (2004)**

19,5%

60,4%

20,1%

20-29 ans (2004) **

15,5%

76,7%

7,8%

Ensemble (2005)

14,2%

76,8%

18%

20-29 ans (2005)

10,4%

81,7%

7,9%

30-39 ans (2005)

9,7%

79,1%

11,2%

40-49 ans (2005)

16%

67,9%

16,1%

50-59 ans (2005)

16,2%

53,8%

30%

+ de 60 ans (2005)

20,6%

47,2%

32,2%

* Chiffres de l’ « Enquête sur la perception de la sécurité dans le détroit de Taiwan au sein de la population taiwanaise », effectuée en 2004 par le Centre d’étude des élections de l’Université Chengchi sous la direction de Chu Yun-han et Philip Yang, op. cit. ** Chiffres du Taiwan Security Survey 2004. *** Dans les Taiwan Security Survey 2004 et 2005, la catégorie « indécis » regroupe les personnes ayant répondu par « difficile à dire », « sans opinion », « ne sais pas », ou ne souhaitant pas répondre.

Pour convaincre, le gouvernement PDP a également cherché à faire usage de la peur. Fin 2004, à la suite d’un énième refus par le camp bleu de laisser le projet de budget spécial passer devant la Commission nationale de défense du Yuan législatif, Lee Jye, alors ministre de la Défense, déclara que si le budget spécial d’achat d’armes n’était pas voté et qu’une guerre éclatait « comme tout le monde, je mourrai à Taiwan, nous nous battrons jusqu’au dernier soldat, ceux qui ne le souhaitent pas, si vous avez les moyens de 113

partir pour les Etats-Unis, partez ! 110 » Au printemps 2006, le ministère de la Défense indiqua qu’en cas d’attaque balistique chinoise, Taiwan perdrait entre vingt et trente mille soldats au cours des douze premières heures 111 . On peut y lire en filigrane une mise en garde contre la faiblesse des défenses anti-missiles de Taiwan et un argument en faveur de l’achat de batteries de missiles PAC-3, l’un des trois lots d’armement proposé par Washington au côté des huit sous-marins diesels et des douze avions traqueurs de sous-marins P-3C Orion. Généralement, les opposants au budget spécial s’appuient, quant à eux, sur les arguments suivants : le prix de vente des armes, et plus particulièrement des sous-marins, est trop élevé, leur coût étant aux yeux de certains une sorte de tribut payé aux Etats-Unis en échange de leur protection ; les sous-marins sont des armes offensives et constituent donc une forme de provocation envers Pékin risquant d’accroître la tension dans le détroit ; les batteries PAC-3 ne seront jamais suffisantes pour contrer une attaque chinoise en raison du nombre de missiles déployés par Pékin et du rythme auquel ce nombre augmente, ce qui rend vain toute tentative de construction d’une défense anti-missile ; enfin, ces achats d’armes risqueraient d’entraîner une course aux armements dont Taiwan sortirait à coup sûr perdante compte tenu de la supériorité des capacités financières dont dispose désormais la Chine populaire. On voit que lors du débat sur le budget spécial de 2005-2006 les deux camps ont présenté le rapport des forces militaires dans le détroit comme étant à l’avantage de la Chine. Le camp bleu s’est clairement placé sur une ligne défaitiste faisant de la solution négociée avec Pékin l’unique recours dont disposerait Taiwan. En revanche, la position alarmiste adoptée par le gouvernement PDP a cherché à justifier le retour à un budget de défense plus conséquent, après plusieurs années de baisse 112 . Depuis sa fondation, le PDP s’est en effet appuyé sur une plate-forme politique accordant une place de choix aux mesures sociales, dont l’un des projets phares 110

Ziyou shibao, 31 décembre 2004, p. A1. Taipei Times, 30 mars 2006. 112 Au sujet de la baisse des dépenses militaires taiwanaises depuis la fin des années 1990, voir Mathieu Duchâtel, « Taiwan : la politique de sécurité du gouvernement Chen depuis 2000 », Perspectives chinoises, n° 93, janvier-février 2006, p. 57. 111

114

était l’extension du système national d’assurance-maladie. En l’absence d’une forte augmentation des prélèvements fiscaux, ce programme a été financé par une redistribution des dépenses de l’Etat, la défense passant, on l’a vu, de 22, 04 % à 16, 48 % du budget du gouvernement entre 1999 et 2001. Elle oscille depuis autour de 16 %. Néanmoins, en juin 2006, le gouvernement a annoncé le projet de rehausser les dépenses militaires à hauteur de 3 % du PNB, contre 2, 4 % en 2005 et 3, 21 % en 1999 (cf. ch. 4) 113 . Afin de souligner la nécessité d’ouvrir au plus vite le dialogue avec Pékin pour l’un, et de justifier l’augmentation des dépenses de défense pour l’autre, chacun des deux camps politiques insiste sur l’accroissement du déséquilibre des forces dans le détroit au détriment de Taiwan. Alors que les bleus semblent parvenir à faire entendre leurs arguments, on peut en revanche douter de l’efficacité de la stratégie adoptée par le PDP. A force d’entendre parler des progrès de l’APL et des handicaps de la défense taiwanaise, la confiance en cette dernière au sein de la population, et plus particulièrement parmi les jeunes confrontés à la perspective d’être envoyés au front, semble en effet s’effriter d’année en année. Comme le montre le tableau 12 ci-dessus, alors qu’un quart de la population interrogée et plus d’un cinquième des 20-29 ans croyaient encore une victoire possible en 2004, l’année suivante, ils n’étaient respectivement plus que 14, 2 % et 10, 4 % à le penser. En voulant convaincre les Taiwanais de l’impérieuse nécessité de se procurer de nouveaux et coûteux systèmes d’armement, l’administration Chen paraît ainsi avoir oublié que, comme le faisait remarquer l’amiral Dennis Blair, ancien commandant en chef des forces américaines dans le Pacifique, lors de sa visite à Taiwan en avril 2006, la capacité défensive de l’île passe aussi par la cohésion et la détermination de ses habitants face à l’ennemi. Autrement dit, le conditionnement psychologique de la population et son esprit de défense auront un impact déterminant sur l’issue d’un conflit. Or la détermination taiwanaise semble de plus en plus entamée par l’intense polarisation politique qui règne dans l’île et par la faiblesse des mesures destinées à améliorer l’image de l’Armée et à renforcer la confiance en son potentiel. 113

Taipei Times, 2 juin 2006.

115

Les réponses au questionnaire distribué en 2005 et les entretiens menés au printemps 2006 tendent à confirmer le croissant défaitisme de la jeunesse taiwanaise. Sur l’ensemble des cinquante-cinq personnes interrogées, une seule pensait que Taiwan avait actuellement les moyens de repousser une tentative d’invasion chinoise alors que plus des quatre cinquièmes estimaient qu’une défaite était inévitable. Les avis étaient en revanche plus partagés dans le cas d’une intervention des EtatsUnis, voire du Japon. Les facteurs américain... et japonais Tout en souhaitant renforcer les capacités de défense de l’île, Taipei ne cache plus son impuissance à contrer seule une attaque chinoise de grande envergure. En 2006, le ministère de la Défense a avancé une capacité de résistance de deux semaines, après quoi, sans l’aide des Etats-Unis, les forces insulaires seraient surpassées 114 . La modernisation rapide de l’APL fait de la décision que prendra Washington d’intervenir ou non, un élément de plus en plus déterminant pour l’issue du conflit. Le tableau 13 ci-dessous montre qu’une large majorité de jeunes pense que les Etats-Unis porteront effectivement secours à Taiwan en cas de conflit, y compris si celui-ci est provoqué par une déclaration d’indépendance de Taiwan. Compte tenu du pessimisme dont font généralement preuve les 20-29 ans à propos de la situation militaire de Taiwan, il est remarquable que trois quarts d’entre eux estiment une intervention américaine « probable » (34, 8 %) ou « certaine » (40, 5 %) dans le cas d’un conflit qui ne serait pas déclenché par une déclaration d’indépendance. Bien plus que l’Armée taiwanaise, les Etats-Unis sont perçus comme les protecteurs et les garants du statu quo dans le détroit. Il est plus étonnant encore de constater que, face au scénario d’une guerre déclenchée par une déclaration d’indépendance, près de trois cinquièmes des 20-29 ans continuent à penser que les Etats-Unis viendront en aide à Taiwan.

114

Taipei Times, 2 juin 2006.

116

Tableau 13 :

Opinion sur l’éventualité d’une intervention américaine en cas de conflit (Taiwan Security Survey 2005) En cas d’agression

Provoquée par une

Non provoquée par

chinoise, les Etats-Unis

déclaration

une déclaration

assisteront-ils Taiwan

d’indépendance

d’indépendance

militairement ?

20-29 ans Ensemble 20-29 ans Ensemble

*

*

1. Certainement pas

7,9%

8,1%

5%

4,1%

2. Probablement pas

21,1%

17,3%

12,5%

8,9%

Réponses négatives

29%

25,4%

17,5%

13%

3. Probablement

36,6%

30,6%

34,8%

29,7%

4. Certainement

21,5%

21,8%

40,5%

39,5%

Réponses positives (3+4)

58,1%

52,4%

75,3%

69,2%

Indécis**

12,9%

22,2%

7,2%

17,8%

(1+2)

* Ensemble : Echantillon représentatif de l’ensemble de la population taiwanaise âgée de plus de vingt ans. ** La catégorie « indécis » regroupe les personnes ayant répondu en choisissant « difficile à dire », « sans opinion », « ne sais pas », ou ne souhaitant pas répondre.

Au regard des réponses obtenues lors de la série d’entretiens effectués début 2006, cet optimisme apparent doit néanmoins être relativisé. Alors que les Etats-Unis sont toujours perçus comme un allié sûr face à une agression chinoise par plus des deux tiers des personnes interrogées (38 sur 55), moins d’un cinquième d’entre elles (10 sur 55) croient en une intervention américaine pour contrer une agression militaire chinoise en réaction à une déclaration d’indépendance taiwanaise. Souvent, l’argument avancé par les pessimistes taiwanais est qu’en raison de la guerre contre le terrorisme, Taiwan n’est plus une priorité aux yeux de Washington, ou que les Etats-Unis n’auraient pas les moyens de mener deux guerres simultanément (cf. ch. 5). 117

Il est en revanche intéressant de noter qu’un nombre non négligeable de jeunes Taiwanais (13 sur 55, soit près d’un quart) croit en une intervention du Japon, souvent au côté des Etats-Unis, en cas de conflit non déclenché par une déclaration d’indépendance. La plupart du temps, ces jeunes revendiquent une identité taiwanaise et se disent plutôt proches du PDP. De façon plus générale, la jeunesse taiwanaise n’est animée par aucun sentiment de rancoeur vis-à-vis de l’ancienne puissance colonisatrice, comme c’est par exemple le cas au sein de la jeunesse coréenne ou chinoise. Elle voit au contraire le Japon sous un jour favorable et pense assez souvent que ce pays pourrait devenir un précieux allié pour contrebalancer la montée en puissance de la Chine. En 2005, lors des violentes protestations contre la publication des nouveaux manuels scolaires nippons dénoncés comme « révisionnistes » en Chine et en Corée, les jeunes Taiwanais ne se sont pas mobilisés. A peine quelques dizaines d’étudiants se sont réunis à Taipei pour manifester leur mécontentement et aucun acte anti-japonais de l’ordre de ceux perpétrés dans les deux Etats voisins n’a été commis. Contrairement à ce qui est observable dans d’autres pays de la région, le passé colonial ne tient pas une place centrale dans la mémoire collective des jeunes citoyens taiwanais. Ce passé ne sert pas de repoussoir dans la construction identitaire taiwanaise, comme il a pu l’être autrefois dans le cadre de socialisation politique mis en place par le KMT durant les années de dictature. L’évolution de la perception du Japon par la nouvelle génération de citoyens doit être rattachée à celle du discours officiel produit à l’égard du pays du soleil levant. De plus en plus, ce dernier est présenté comme un Etat ami, et de nombreux aspects positifs de la période coloniale sont mis en avant, tels que le développement des infrastructures et la construction d’un grand nombre d’écoles. Ces aspects sont notamment soulignés dans les nouveaux manuels scolaires édités depuis une dizaine d’années. Un musée temporaire installé à Taipei au printemps 2007 à l’occasion du 70ème anniversaire de l’incident du 28 février 1947 (er’erba shijian) montrait également le Japon sous un jour particulièrement favorable. La visite du musée commençait par une vidéo en noir et blanc faisant apparaître la période de colonisation japonaise comme une sorte d’âge d’or ayant précédé l’arrivée des « vers corrompus » du Kuomintang (réellement représentés de la sorte en 118

dessin, sur le mur voisin). Il s’agissait en fait d’un film de propagande japonaise recyclé pour l’occasion. En dépit du caractère outrancier de cette présentation, elle est caractéristique de l’état d’esprit de nombreux Taiwanais à l’égard du Japon. Et du point de vue de la jeunesse insulaire, un rapprochement stratégique avec ce pays ne serait probablement pas vu d’un mauvais oeil et ne souffrirait pas des a priori liés au demi-siècle de colonisation. Quoi qu’il en soit, et bien qu’ils fassent preuve d’une plus grande confiance que l’ensemble de la population taiwanaise dans le soutien des Etats-Unis, et dans une moindre mesure du Japon, les jeunes sont aussi plus nombreux que leurs concitoyens à estimer que la voie de la négociation diplomatique est la seule qui pourra conduire à un règlement du conflit. Pour un règlement pacifique, négocié du conflit Le Taiwan Security Survey 2003, réalisé avant le lancement du débat sur le budget spécial d’achat d’armes, montre que 72, 5 % des 20-29 ans soutenaient le renforcement des capacités de défense de l’île pour répondre à la modernisation de l’APL. Depuis, l’importance des dépenses militaires semble avoir décliné aux yeux des jeunes citoyens taiwanais. L’enquête effectuée en 2004 par le Centre d’étude des élections de l’Université Chengchi sous la direction de Chu Yun-han et Philip Yang fait ainsi apparaître des avis très partagés sur la question du budget spécial d’achat d’armes : 48, 8 % des 20-29 ans (ensemble de l’échantillon : 43, 1 %) soutiennent ce projet alors que 46, 1 % s’y opposent (ensemble de l’échantillon : 42, 5 %) 115 . Le décalage avec les résultats obtenus l’année précédente doit toutefois être mis en relation avec le caractère particulier de ce budget d’armement. Depuis que l’achat de batteries de missiles anti-missiles Pac-3 — l’une des trois composantes de ce budget spécial — a été soumise à un référendum par Chen Shui-bian le jour de l’élection présidentielle 2004, une manoeuvre dénoncée comme « illégale » ou « anticonstitutionnelle » par le « camp bleu » lors de la campagne, cette question a fait l’objet d’une politisation extrême. Elle est 115 Ainsi, les jeunes sont un peu moins indécis que les autres générations, une tendance que l’on retrouve dans de nombreuses réponses. Pour la référence complète de l’enquête, voir la note 2.

119

devenue un champ de bataille où chacun des deux camps cherche plus à prouver sa détermination à faire plier l’autre, plutôt qu’une source de débats objectifs sur ce qui est à prendre et ce qui est à laisser dans le package d’armements proposé par les Etats-Unis dès 2001. L’enquête complémentaire menée début 2006 auprès de cinquante-cinq étudiants apporte deux autres informations sur l’opinion de la jeunesse taiwanaise à l’égard du budget spécial. Tout d’abord, les partisans du budget sont moins nombreux (un tiers, soit 19 sur 55) qu’en 2004, alors que la proportion de ceux qui y sont opposés reste à peu près la même (24 sur 55). L’échantillon étant beaucoup moins important que dans le cadre de l’enquête 2004, ces chiffres doivent néanmoins être considérés avec précaution. Cependant, une seconde information ressort nettement des résultats obtenus : les personnes revendiquant une identité taiwanaise constituent les deux tiers (13 sur 19) des effectifs soutenant le budget. En revanche, elles ne sont que six à s’y opposer. Autrement dit, la moitié des vingt-cinq personnes s’affirmant taiwanaises dans cette enquête complémentaire croit en la nécessité de consacrer une part importante des ressources de l’Etat à la défense de Taiwan et seulement un quart d’entre elles s’y opposent. Ce résultat va dans le sens d’un esprit de défense plus solide chez les jeunes qui se disent « Taiwanais ». D’autres éléments, présentés plus bas, dans la dernière sous-section de ce chapitre, tendent à confirmer cette impression. Le tableau 14 ci-dessous montre en revanche que la population taiwanaise ne considère pas la capacité de dissuasion militaire de Taiwan comme un élément suffisant pour faire face à la menace militaire chinoise et maintenir le statu quo, option aujourd’hui retenue par plus des quatre cinquièmes de la population. Pour éviter la guerre, une large majorité préfère compter sur une solution négociée par la voie diplomatique plutôt que sur une augmentation des dépenses de défense. Les 20-29 ans sont, avec la tranche d’âge supérieure, les plus nombreux à accorder la primauté à un règlement pacifique, par le dialogue et le compromis, sur l’épreuve de force. Cela peut sembler normal compte tenu de la mauvaise image qu’ils ont de l’Armée taiwanaise, du peu d’espoir qu’ils entretiennent quant à sa capacité à sortir victorieuse d’une guerre contre la Chine sans assistance étrangère et aussi du coût humain et matériel de plus en 120

plus insupportable à leurs yeux de tout conflit armé dans le détroit. Le fait que le choix entre l’augmentation des dépenses militaires et la négociation diplomatique n’était pas exclusif — puisqu’il était possible de répondre que les deux options devaient être mises en oeuvre — donne une information supplémentaire sur l’importance que revêt l’effort de défense aux yeux de la population taiwanaise. En effet, on aurait pu s’attendre à ce qu’une majorité réponde qu’il était nécessaire d’agir simultanément dans les domaines militaire et diplomatique. C’est loin d’être le cas, le recours à la seule voie diplomatique remportant le plus grand nombre de suffrages. Autrement dit, plus de la moitié (51, 5 %) de la population estime que l’effort de défense n’est pas important pour faire face à la menace chinoise. Tableau 14 :

Opinion sur la réponse que Taiwan doit apporter à la menace militaire chinoise (Taiwan Security Survey 2005) Face à la menace militaire chinoise, Taiwan devrait : âge

Augmenter Négocier par Les deux le budget de

la voie

Aucun

Indécis

des deux

**

la Défense diplomatique Ensemble *

18,5%

51,5%

9,9%

2,7%

17,4%

20-29 ans

17,6%

60,8%

7,2%

2,9%

11,5%

30-39 ans

15,3%

60,4%

9,7%

4,1%

10,5%

40-49 ans

20,9%

48,9%

12,7%

1,5%

16%

50-59 ans

17,3%

43,9%

13,3%

2,3%

23,2%

+ de 60 ans

21,6%

38,1%

7,3%

2,3%

30,7%

* Ensemble : Echantillon représentatif de l’ensemble de la population taiwanaise âgée de plus de vingt ans. ** La catégorie « indécis » regroupe les personnes ayant répondu en choisissant « difficile à dire », « sans opinion », « ne sais pas », ou ne souhaitant pas répondre.

121

Plus inquiétant encore, les trois cinquièmes des 20-29 ans et des 30-39 ans, ne croient pas en l’utilité d’une augmentation du budget de la défense et misent uniquement sur les efforts de négociation. Seul un quart de ces deux tranches d’âge estime qu’un effort défensif accru est soit prioritaire, soit nécessaire au côté de l’option diplomatique, pour répondre à la modernisation de l’APL. Lors des entretiens, revient souvent l’argument du coût prohibitif des achats d’armement qui se font au détriment d’autres dépenses jugées « plus utiles » au développement de la société taiwanaise : infrastructures, environnement, éducation, assurance-maladie, etc. Dans le même ordre d’idées, seuls 3 % des 20-25 ans à qui il était demandé de sélectionner les trois domaines dans lesquels des progrès étaient le plus nécessaires pour Taiwan ont retenu le renforcement des capacités de défense de l’île. En revanche, 17 % faisaient de « l’ouverture de négociations de paix avec la Chine » une priorité. Cela explique pourquoi le voyage effectué par Lien Chan en Chine au mois d’avril 2005 a été généralement bien accueilli par la jeunesse taiwanaise malgré le fait qu’il ait eu lieu un mois après l’adoption de la loi anti-sécession. La plupart des personnes interrogées estimait alors que l’initiative du président du KMT allait dans le sens de l’ouverture d’un dialogue avec Pékin et aurait par conséquent un impact positif sur la situation dans le détroit. Parmi les cinquante-cinq personnes interrogées au printemps 2006 sur ce qu’elles pensaient des voyages de Lien Chan et Soong Chu-yu sur le continent chinois, vingt-deux estimaient qu’ils allaient dans le sens de l’ouverture d’un dialogue en vue de l’établissement de relations pacifiques, alors que vingt-six considéraient qu’ils seraient bénéfiques à l’économie taiwanaise 116 . Quinze personnes y voyaient à la fois un geste favorable au dialogue et une source d’opportunités pour l’économie taiwanaise. En comparaison, neuf des étudiants interrogés voyaient dans ces voyages une « menace pour la souveraineté de Taiwan » — sept d’entre eux s’affirmaient taiwanais et deux taiwanais et chinois. Seuls deux individus, tous deux « Taiwanais », y percevaient une menace pour l’économie insulaire. La faible attention portée à la défense par les jeunes générations de citoyens taiwanais peut être mise en relation avec la perception qu’ils ont de la menace chinoise. D’une part, celle-ci 116

Il était possible de choisir plusieurs réponses.

122

reste relativement abstraite et, pour un grand nombre, conditionnée à une déclaration d’indépendance. D’autre part, à leurs yeux, en cas de conflit, Taiwan ne parviendrait de toute façon pas à résister seule. D’où une dangereuse tendance à croire que l’effort de défense peut être reporté sur la puissance protectrice américaine, Taiwan n’ayant dans ce domaine qu’à assurer un service minimum. Depuis quelque temps, soumis à la pression de Washington, Taipei tente de lutter contre cette idée, mettant en avant l’impérieuse nécessité de maintenir une capacité défensive suffisante pour dissuader Pékin de recourir à la force (cf. ch. 4) 117 . Positions qui seraient adoptées en cas de conflit Défaitisme et incertitudes Selon une étude effectuée au sein de l’Université de la Culture chinoise (Wenhua) début 2005, 65 % des étudiants de sexe masculin interrogés déclaraient qu’ils ne se battraient pas en cas de guerre contre la Chine 118 . Les résultats tirés de notre enquête ne sont pas aussi alarmistes mais confirment la faiblesse de l’esprit de défense des jeunes Taiwanais 119 . En cas d’agression chinoise, seul un quart d’entre eux (24, 5 %) se dit prêt à prendre les armes pour défendre Taiwan. Plus d’un tiers (34, 2 %) choisirait par contre la fuite à l’étranger (21, 3 %) ou la capitulation (12, 9 %) alors que les 41, 3 % restant ne savent pas exactement quelle décision ils prendraient. A première vue, le tableau 15 ci-dessous, construit à partir des réponses au Taiwan Security Survey 2005, tend à montrer que les 20-29 ans sont les plus nombreux à vouloir défendre Taiwan (22, 7 % contre 17, 3 % pour l’ensemble de la population). Trois remarques peuvent toutefois être faites. Tout d’abord, ce pourcentage est plus faible que dans notre enquête sur les 20-25 ans (24, 5 %) et plus élevé que pour la tranche d’âge des 30-39 ans (15, 2 %), ce qui pourrait amener à conclure que la volonté de défendre Taiwan croît à mesure que l’âge des personnes concernées diminue. Les deux autres remarques viennent 117

Taipei Times, 8 février 2006. Taipei Times, 10 avril 2005 119 Voir le tableau 16 de la sous-section suivante.

118

123

néanmoins contredire cette constatation. En effet, les 20-29 ans sont également les plus nombreux à refuser ouvertement de se battre en choisissant de fuir à l’étranger, de se cacher ou de capituler (21, 3 % contre 14, 7 % pour la moyenne). Selon notre enquête, les 20-25 ans qui font l’un de ces choix sont aussi nettement plus nombreux que ceux qui se déclarent prêts à partir pour le front (plus d’un tiers pour les premiers, contre un peu moins d’un quart pour les seconds). Tableau 15 :

Positions qui seraient adoptées si la Chine attaquait Taiwan (Taiwan Security Survey 2005) Choix qui serait effectué en cas de guerre : S’engager et combattre Soutenir la décision du gouvernement Accepter la fatalité (shunqi ziran) Fuir à l’étranger, se cacher Capituler Autres** Indécis***

Âge Ensemble* 20-29 30-39 40-49 50-59 + de 60 17,3% 10,4%

22,7% 15,2% 18,7% 11% 6,1% 11,2% 11,6% 19,2%

16% 6,4%

24,6%

19,1% 20,8% 28,7% 25%

30,6%

13%

19,1% 15,6% 9,7% 12,2%

6,4%

1,7% 5,3% 27,7%

2,2% 2,6% 1,5% 0,6% 3,9% 4,5% 5,9% 7% 26,9% 30,1% 23,9% 25%

0,9% 5,9% 33,8%

* Ensemble : Echantillon représentatif de l’ensemble de la population taiwanaise âgée de plus de vingt ans. ** La catégorie « Autres » comprend les réponses « s’occuper des blessés », « protéger sa famille », et « attendre la mort ». *** La catégorie « indécis » regroupe les personnes ayant répondu en choisissant « difficile à dire », « sans opinion », « ne sais pas », ou ne souhaitant pas répondre.

Enfin, dans le cadre du Taiwan Security Survey 2005, si l’on considère que les personnes ayant choisi de répondre « soutenir la décision du gouvernement » sont décidées à se battre s’il le faut, alors les 20-29 ans ne sont pas réellement plus nombreux que leurs 124

concitoyens à vouloir contribuer activement à la défense de Taiwan en cas de guerre (28, 8 % contre 27, 7 % pour l’ensemble de l’échantillon). Esprit de défense et identité Les résultats du tableau 16, ci-dessous, permettent d’affiner et de relativiser les conclusions de la sous-section précédente. Il apparaît ainsi nettement que les partisans du camp vert ont un esprit de défense bien plus affirmé que ceux qui soutiennent les partis de l’opposition. Si plus d’un tiers (34, 3 %) des 20-25 ans qui s’identifient au PDP ou à l’AUT déclarent être déterminés à défendre Taiwan en cas d’agression militaire chinoise, à peine plus d’un cinquième (21, 3 %) des « jeunes bleus » affiche le même état d’esprit. Plus significatif encore, les « jeunes verts » prêts à se battre sont sensiblement plus nombreux que ceux qui choisissent de fuir ou de capituler (34, 3 % contre 25 %) alors que l’on observe le phénomène inverse chez les « jeunes bleus », près de la moitié d’entre eux refusant de prendre les armes (46, 4 %). Etant donné que moins de la moitié des 20-25 ans se reconnaissent dans un parti politique (voir le tableau 9), ces résultats sont toutefois moins pertinents que ceux obtenus en fonction de l’identité revendiquée. On retrouve une importante différence entre les 20-25 ans qui se disent Taiwanais et ceux qui revendiquent une identité duale. Les premiers font preuve d’un esprit de défense plus solide que les seconds. Là encore, les Taiwanais voulant se battre sont un peu plus nombreux (30, 3 %) que ceux qui refusent de prendre part à la défense de l’île (26, 9 %). Par contre, chez les jeunes qui se disent à la fois taiwanais et chinois ou chinois et taiwanais, ceux qui choisissent la fuite ou la capitulation (41, 1 %) représentent le double de ceux qui déclarent vouloir se battre (20, 7 %).

125

Tableau 16 :

Positions qui seraient adoptées par les 20-25 ans si la Chine attaquait Taiwan (en fonction de l’identification partisane et de l’identité revendiquée) Choix qui serait effectué en cas de guerre S’engager et

Fuir à

Capituler

combattre l’étranger

Peu

Autres**

importe

Ensemble des 20-25 ans 24,5%

21,3%

12,9%

21,6%

19,7%

Camp vert

34,3%

15,7%

9,3%

20,7%

20%

Camp bleu

21,3%

28,1%

18,3%

13,4%

18,9%

Taiwanaise

30,3%

18,4%

8,5%

23,2%

19,6%

Taiwanaise et chinoise

22,4%

26,8%

15,3%

20,2%

15,3%

Chinoise et taiwanaise

15,5%

20,7%

17,2%

22,5%

24,1%

Moyenne identité duale

20,7%

25,3%

15,8%

20,7%

17,4%

Chinoise *

11,1%

11,1%

16,7%

11,1%

50%

Identification partisane

Identité revendiquée

* Etant donné que seuls 3,2% des 20-25 ans se disent uniquement chinois, l’échantillon (18 personnes) qui les représente nous paraît trop faible pour tirer des conclusions fiables au sujet de cette catégorie de la population étudiée. ** La plupart des personnes ayant répondu « autres » ont précisé qu’elles ne savaient pas quel choix elles feraient, qu’elles prendraient la décision une fois le moment venu, que cela dépendait des circonstances, ou qu’elles resteraient avec leur famille.

Les entretiens et les réponses au questionnaire complémentaire distribué à cinquante-cinq personnes au printemps 2006 confirment ces conclusions et font par ailleurs ressortir une accentuation des différences d’attitudes adoptées en cas de conflit si celui-ci était déclenché par une déclaration d’indépendance. 126

Parmi les vingt-six individus qui se déclarent Taiwanais, douze seraient prêts à défendre l’île en cas d’agression provoquée par la Chine et onze prendraient également les armes si une guerre était déclenchée par une déclaration d’indépendance. En revanche, parmi les vingt-deux personnes qui revendiquent une identité duale, six seraient prêtes à s’engager dans l’Armée pour prendre part à un conflit déclenché unilatéralement par la Chine mais une seule risquerait sa vie dans une guerre provoquée par l’indépendance proclamée de Taiwan.

Conclusion Trois conclusions générales peuvent être tirées des informations analysées dans ce chapitre. Tout d’abord, l’interpénétration croissante des économies taiwanaise et chinoise ainsi que l’accroissement des acteurs/facteurs entrant dans la définition des relations entre les deux rives du détroit brouillent la grille de lecture au travers de laquelle les jeunes Taiwanais évaluent la situation de l’île, et notamment le risque d’un conflit armé. Ensuite, le fait qu’une grande partie d’entre eux ait du mal à croire — ou ne croie pas du tout — au déclenchement d’une guerre et qu’une frange tout aussi importante considère l’Armée taiwanaise comme irrémédiablement distancée par l’APL et incapable de résister à une attaque chinoise paraissent être à la source d’un esprit de défense faible et faiblissant. Cependant, il faut également noter qu’en termes de choix identitaire et de choix d’avenir politique pour Taiwan, cette même jeunesse adopte des positions plus tranchées que les générations plus âgées. Tout semble indiquer que la seconde phase de la transition identitaire en cours à Taiwan, c’est-à-dire le passage d’une identité nationale hybride — taiwanaise et chinoise — à un sentiment d’appartenance nationale taiwanais va se poursuivre. De plus en plus, pour ces jeunes, s’affirmer taiwanais va de soi. Or, les résultats des enquêtes présentées ci-dessus montrent clairement une corellation entre identité et esprit de défense : ceux qui se disent Taiwanais sont les plus nombreux à affirmer vouloir se battre et être prêts à mourir pour défendre leur île.

127

CHAPITRE 4 HOMMES D’AFFAIRES ET ÉTUDIANTS TAIWANAIS EN CHINE : UNE IDENTITÉ PLUS MODERÉE MAIS RÉELLE

Depuis 1987, le nombre d’hommes d’affaires taiwanais en Chine n’a cessé de croître. Toutefois, c’est à partir de la fin des années 90 que cette communauté est réellement devenue importante, au regard de la population totale de Taiwan (23 millions). Il est par définition impossible de mesurer de manière exacte la taille de cette communauté. En effet, de nombreux Taiwanais ne résident pas de manière permanente sur le continent mais y font de fréquents déplacements. D’autres ne s’enregistrent pas auprès des autorités locales. D’autres enfin entrent ou habitent en Chine avec un passeport d’un pays tiers, souvent américain, mais aussi parfois canadien ou australien (environ 10 % de cette communauté d’après certaines sources). Les estimations, selon qu’elles proviennent du camp vert, du camp bleu ou des autorités chinoises, varient du simple au double : en 2006, le gouvernement PDP évaluait cette population à environ 650 000 personnes (et le nombre de sociétés taiwanaises à 50 000), le KMT à deux millions 129

et Pékin évitait de trancher, préférant donner une fourchette (un à deux millions) ou un ordre de grandeur (plus d’un million). Quoi qu’il en soit, estimée à quelque 500 000 personnes à la fin des années 1990, cette communauté a probablement doublé en moins de dix ans et doit comprendre aujourd’hui environ un million de Taiwanais 120 . Deuxième difficulté, souvent rassemblés sous l’appellation générale d’hommes d’affaires taiwanais (Taishang), les Taiwanais qui résident en Chine se rattachent à trois catégories distinctes : 1) Les hommes d’affaires proprement dits, c’est-à-dire les chefs d’entreprise ou les propriétaires de sociétés qui s’installent en Chine ; il s’agit souvent de responsables de petites et moyennes entreprises. 2) Les cadres de nationalité taiwanaise (Taiji ganbu) d’entreprises taiwanaises, étrangères, sino-étrangères ou même parfois uniquement chinoises : ceux-ci constituent probablement la plus grande partie des Taishang vivant sur le continent. 3) Les étudiants taiwanais (Taisheng). C’est le plus petit groupe de Taiwanais résidant en Chine. Estimés à 2 000 en 2004, ils sont cependant chaque année plus nombreux. En novembre 2005, nous avons procédé à des entretiens auprès d’hommes d’affaires, de cadres et d’étudiants taiwanais installés en Chine, à Shanghai et à Kunshan, au Jiangsu, ville nouvelle située à mi-chemin entre Shanghai et Suzhou où sont concentrées de nombreuses entreprises taiwanaises. Au total, une trentaine d’hommes d’affaires et de cadres ainsi qu’une vingtaine d’étudiants ont été interviewés de manière approfondie et personnalisée. Les réponses obtenues lors de ces entretiens confirment largement les résultats des études publiées sur les Taishang. Néanmoins, elles apportent un éclairage particulier sur les questions de sécurité et de défense, questions rarement abordées dans les études publiées. 120

De manière intéressante, le directeur-adjoint de l’Institut d’études taiwanaises de l’Académie des sciences sociales de Chine, Zhou Zhihuai, jugeait l’estimation de 2 millions de Taishang trop élevée. Pour lui, 70 000 entreprises taiwanaises opèrent sur le continent et environ 500 000 Taiwanais résident dans le grand Shanghai (bas-Yangzi) et probablement le même nombre dans la région de Canton. Entretien, Pékin, mai 2006. En 2006, on l’a vu, Ma Ying-jeou avançait, comme le PDP, le chiffre de 750 000 ; cf. note 5.

130

D’une manière générale et au premier abord, ce qui frappe le plus est la similitude entre le mode de vie des Taiwanais en Chine et celui de tout autre expatrié originaire de pays développé, qu’il soit occidental ou asiatique, par exemple japonais ou coréen. L’autre donnée essentielle à indiquer est que la grande majorité des Taishang ne sont pas des entrepreneurs : ce sont des cadres taiwanais (Taiji ganbu) d’entreprises pour la plupart originaires de l’île, mais pas uniquement. Ainsi de nombreux Taiwanais travaillent dans des entreprises étrangères ou sinoétrangères. Si la majorité des Taishang sont des Taiwanais de souche (Minnan ou Hakka communément appelés bendiren), certains sont d’origine continentale, c’est-à-dire que leur famille n’a rejoint Taiwan après 1945, le plus souvent lorsque le régime de Nankin et le KMT se réfugièrent sur l’île en 1948-1949 121 . Mais ces continentaux (waishengren) n’ont pas tous repris contact ou maintenu des relations avec les membres de leur famille restés sur le continent en 1949. En troisième lieu, il faut aussi tenir compte de la grande diversité des situations personnelles de ces Taishang. Ainsi nous avons rencontré un propriétaire taiwanais d’entreprise quadragénaire dont la famille résidait depuis vingt ans à San Francisco, des cadres taiwanais entre 30 et 35 ans dont certains étaient mariés, d’autres célibataires, et parmi les Taiwanais mariés, certains étaient arrivés en famille sur le continent d’autres s’étaient mariés en Chine, les uns avec des Chinoises, d’autres avec des étrangères (deux cas de mariages avec des Japonaises…). En outre, ces Taishang ne sont pas tous porteurs d’un passeport de la République de Chine. Pour des raisons de sécurité juridique et personnelle, nombre d’entre eux utilisent sur le continent, s’ils sont détenteurs d’une autre nationalité, leur second passeport, souvent américain, mais qui peut aussi être canadien ou parfois australien. La plupart des Taishang que nous avons interviewés n’ont pas le projet de faire souche en Chine. Ils sont venus, attirés par l’environnement des affaires ou l’offre d’un salaire élevé, de conditions de vie plus avantageuses qu’à Taiwan et pour certains, 121

Rappelons que les Minnan représentent 70 % de la population, les Hakkas 15 % et les continentaux 13 %. Les Austronésiens constituent moins de 2 % de la population.

131

la possibilité de trouver un emploi en rapport avec leurs compétences, bref de meilleure s perspectives de carrières. La situation économique plus difficile à Taiwan (taux de chômage proche de 5 %, ce qui est élevé pour ce pays) constitue donc un facteur déterminant d’expatriation sur le continent. Ce résultat confirme la conclusion avancée par l’enquête de Tanguy Le Pesant (cf. ci-dessus chapitre 1). Les Taishang : une communauté à part La communauté de langue ainsi que l’ampleur de la présence économique taiwanaise en Chine expliquent l’attraction particulière que présente le continent pour un nombre croissant de jeunes Taiwanais. Toutefois, les Taishang vivent en Chine comme les autres expatriés et y constituent une communauté autonome qui cultive son identité et sa différence. Tout d’abord, pour des raisons qui tiennent à leur niveau et leur style de vie, les Taishang habitent les mêmes résidences que les autres expatriés. S’adonnant aux mêmes loisirs qu’à Taiwan, loisirs partagés par l’ensemble des Asiatiques relativement aisés (Japonais, Coréens, Chinois), ils ont par exemple fait construire à Kunshan trois terrains de golf où ils passent une bonne partie de leurs fins de semaine. Le soir, ils se retrouvent autour d’une table de restaurant, privilégiant l’usage de la langue taiwanaise (minnan ou hokkien). Ils restent en relations constantes avec leurs proches à Taiwan, par téléphone ou par courriel. Ils retournent de manière irrégulière sur l’île, plus en fonction de la nature de leur activité que de leurs préférences, sauf pour le Nouvel An chinois ou les vacances estivales. Nous avons noté une moyenne de trois à quatre retours par an. Les Taishang continuent pour la plupart de s’intéresser à la vie politique taiwanaise, souvent en lisant la presse de l’île sur internet ou dans certains lieux de rencontre habituels où celle-ci est disponible (associations de Taishang, certains hôtels et restaurants où ils se rendent habituellement). Ils ne rentrent pas tous à Taiwan pour participer aux consultations électorales, surtout s’ils sont de jeunes cadres sans raison ni financement particulier pour retourner sur l’île à ce moment-là. La longueur du voyage (une journée), qui 132

demeure presque toujours indirect (via Hong Kong ou Macao en général), sauf au moment du Nouvel An, explique en bonne partie cette réticence. S’ils sont plus nombreux à rentrer à Taiwan pour les élections majeures, notamment les présidentielles, les Taishang font preuve d’un abstentionnisme croissant 122 . L’identité particulière des Taiwanais qui résident en Chine est aussi consolidée par la politique même des autorités de Pékin à leur égard. Celles-ci les maintiennent en quelque sorte dans une boîte, un compartiment particulier, par de multiples mesures administratives. Tout d’abord, le document de voyage qu’ils sont astreints à utiliser en Chine est appelé la Taibaozheng ou « carte d’identité des compatriotes de Taiwan ». Si elle leur rappelle leur appartenance à la Chine, et tait toute référence à une République de Chine défunte officiellement depuis 1949 pour le PC chinois, cette carte les distingue en même temps du reste de la population chinoise, leur donnant accès à un certain nombre de privilèges dont jouissent tous les expatriés. Ensuite, les Taishang sont encouragés par le gouvernement chinois à adhérer à des associations locales d’hommes d’affaires taiwanais (Taishang xiehui) qui assurent la liaison entre les entrepreneurs (ou leurs cadres) et les autorités administratives locales. Certes, ces associations n’ont guère de prise sur la vie quotidienne de la plupart des Taishang. Ceux que nous avons rencontrés n’ont jamais eu aucune raison d’entrer en relation avec elles. Les grands groupes taiwanais n’y sont guère actifs non plus. Néanmoins, le plus souvent dirigées par les responsables des principales petites et moyennes entreprises taiwanaises de la circonscription administrative et animées en réalité par des cadres chinois délégués par le Bureau des Affaires Taiwanaises, le département gouvernemental en charge des relations avec Taiwan, ces associations jouent un rôle en matière de règlement des conflits, notamment avec les PME taiwanaises, ou dans le domaine éducatif. Si ce statut rapproche les Taiwanais des résidents de Hong Kong et de Macao (Gang’Ao tongbao), il les différencie en ce sens que ces derniers ne contestent pas leur appartenance à la 122

D’une manière générale, les électeurs taiwanais ne peuvent voter de l’étranger ni par correspondance. Ils doivent retourner à Taiwan pour prendre part aux consultations électorales et y avoir conservé un livret d’enregistrement (hukou minbu) et une carte d’identité, documents qui les autorisent à résider sur l’île et par conséquent à voter.

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République populaire, contrairement à la quasi-totalité des premiers. Il est vrai que, bénéficiant d’un traitement similaire aux Taiwanais, les hommes d’affaires hongkongais peuvent éprouver ce même sentiment de non-intégration, situation qui leur convient tout autant. Il n’en reste pas moins que la gestion particulière des Taishang, et leur mise à l’écart du reste de la société, va plus loin, pour des raisons qui tiennent à la confrontation politico-militaire entre Pékin et Taipei, ou à la non-soumission de Taiwan au régime chinois. Problèmes d’éducation L’éducation des enfants constitue pour les Taishang une de leurs principales préoccupations. Quelques écoles taiwanaises ont été créées avec l’autorisation de l’administration chinoise (et en étroite coopération avec celle-ci), notamment à Dongguan (Guangdong), à Shanghai et à Kunshan. Ces établissements accueillent chacun 2 000 élèves environ. Les manuels scolaires taiwanais peuvent y être utilisés (sauf dans les matières politiques) et les enseignants viennent en majorité de Taiwan. Mais ces écoles restent à la fois peu nombreuses et chères, alignées sur les tarifs des écoles internationales. C’est la raison pour laquelle les Taishang apportent des réponses très diverses à ce problème. Un nombre encore important d’entre eux a laissé femmes et enfants à Taiwan, en particulier si ces derniers sont entrés dans le second cycle de leur scolarité (13 ans et plus) 123 . D’autres Taiwanais, s’ils habitent une grande ville (Shanghai, Canton) et ont les moyens financiers, optent pour l’école internationale, surtout s’ils conçoivent leur installation en Chine comme une implantation de longue durée. D’autres, enfin, optent pour l’école chinoise. C’est le cas en particulier des parents taiwanais de tout jeunes enfants en âge de suivre le jardin d’enfant ou l’école primaire et des couples mixtes (taiwano-chinois), ou bien de ceux qui jugent les établissements taiwanais ou internationaux trop onéreux. Mais une minorité de 123 A Taiwan, le cycle primaire commence à 7 ans et dure 6 ans. Le premier cycle et le second cycle du secondaire sont chacun d’une durée de trois ans. L’entrée dans le second cycle est sanctionnée par un examen difficile qui requiert une longue préparation, entamée au cours de l’été suivant la deuxième année du premier cycle…

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Taishang semble faire le choix de l’éducation de leurs enfants dans le système chinois en raison de l’impossibilité, une fois l’expatriation terminée, de réintégrer ces derniers dans le système taiwanais. En effet, les écoles chinoises du continent enseignent les caractères simplifiés et un cursus en partie différent, notamment sur le plan idéologique mais aussi pour les matières comme l’histoire et la géographie, de celui des écoles taiwanaises. En outre, la compétition féroce qui entoure, en Chine, l’accession aux meilleurs établissements — nettement plus rude encore qu’à Taiwan aujourd’hui — est de nature à décourager de nombreux parents taiwanais. Par conséquent, l’éducation est une donnée qui pèse sur l’implantation à long terme des Taishang en Chine. Les couples mixtes taiwano-chinois Il convient ici d’apporter quelques éléments d’évaluation des couples mixtes (taiwano-chinois) que nous avons rencontrés. Car, quoique probablement pas entièrement représentatifs, ils symbolisent d’une certaine manière cette intégration économique et humaine en marche entre les deux rives du détroit. Et leur nombre est immanquablement appelé à croître. Ces couples sont en général constitués d’un homme taiwanais et d’une femme continentale. Ces couples envisagent souvent une sédentarisation en Chine mais sans exclure pour autant un retour à Taiwan, pour des raisons culturelles (le principe traditionnel de l’exogamie des femmes), professionnelles ou en relation avec l’éducation des enfants. Il est intéressant de noter à cet égard que tous les couples mixtes s’arrangent d’une manière ou d’une autre pour faire enregistrer la naissance de leur enfant à Taiwan, soit en y organisant l’accouchement, soit en demandant à un médecin complaisant d’y déclarer la naissance. Ainsi, et ainsi seulement, l’enfant pourra prétendre à l’obtention d’une carte d’identité taiwanaise (à distinguer du passeport de la République de Chine), seul document lui permettant de résider de manière permanente à Taiwan, d’y recevoir une éducation gratuite et d’y voter. Pour ces couples, par conséquent, le service militaire de l’enfant de sexe masculin à Taiwan fait partie du déroulement normal de sa vie et constitue, au pire, le prix à payer pour conserver le droit de résidence en question. Peu de couples mixtes 135

semblent se poser de questions à cet égard, comme si toute guerre entre la Chine et Taiwan leur paraissait inconcevable ou même comme si leur situation familiale était totalement déconnectée des évolutions politiques nationales et internationales conflictuelles qui la structurent. Cette schizophrénie pose le problème plus général de la relation des Chinois (et des Taiwanais) aux « grandes affaires du pays » (guojia dashi) encore souvent jugées comme disjointes de la sphère privée et personnelle dans laquelle ils évoluent, même si cette schizophrénie contribue à expliquer leur opinion sur les relations Chine-Taiwan et leur avenir. Par ailleurs, si le père taiwanais jouit d’une autre nationalité, il transmettra en priorité cette nationalité étrangère à ses enfants, permettant ainsi, sans pour autant que cette question soit perçue comme essentielle, à son ou ses fils d’échapper au service militaire à Taiwan, l’attitude la plus courante consistant à transmettre les deux nationalités afin, une fois encore, de garantir un droit de résidence sans entraves à Taiwan. Il est difficile d’évaluer avec certitude les conséquences de l’augmentation inévitable de ces couples taiwano-chinois. Ce phénomène témoigne d’une intégration entre familles des deux côtés du détroit. Mais cette intégration familiale reste souvent incomplète et asymétrique du fait des difficultés administratives et politiques persistantes entre les deux Etats. Favorisant un rapprochement entre les deux peuples, ces mariages ne gomment pas pour autant les facteurs extérieurs qui continuent de conditionner les identités des parties concernées. Enfin, il est important de conserver à l’esprit le caractère minoritaire de ces unions mixtes. A titre indicatif, rappelons que 250 000 de ces mariages ont été enregistrés à Taiwan entre 1987 et 2005 et qu’à la fin 2007, l’on estimait à 250 000 le nombre de conjoints — pour la plupart des femmes — originaires de Chine populaire résidant sur l’île 124 .

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Seulement 18 % de ces conjoints (44 500) avaient alors acquis une carte d’identité de Taiwan et donc le droit de vote, IHT, 8 janvier 2008.

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Identité, opinions politiques et esprit de défense des Taishang Ce que ces divers comportements laissent apparaître est une communauté de Taishang presqu’entièrement tournée vers leur vie professionnelle et familiale. Les questions politiques ne sont évoquées que de manière seconde et le plus souvent réactive, lorsqu’elles sont suscitées par un interlocuteur extérieur. Identité Sur les questions d’identité, les relations Chine-Taiwan, et l’esprit de défense, les Taishang offrent également un éventail assez large de sensibilités. Toutefois, l’opinion dominante est marquée par une identité tranquille ainsi qu’un nationalisme modéré et conciliateur. Taiwanais, ils le sont et leur proximité quotidienne avec les Chinois du continent les convainc de leur différence à la fois linguistique et surtout civique 125 . Il est vrai que, pour des raisons tactiques ou « d’environnement », ils n’insistent guère sur leur « taiwanitude », mais au contraire mettent en avant leur « sinitude » face à leurs interlocuteurs chinois. Mais en même temps, ils sont parfaitement conscients de l’ambiguïté de cette attitude : ce qui constitue aux yeux des Chinois une origine provinciale (shengfen) est pour eux une identité nationale. De même, ils savent qu’ils restent en marge de la société chinoise et sont satisfaits de cette situation en raison des avantages qu’elle leur procure. Et surtout, ils continuent de percevoir une importante différence d’état d’esprit, de mentalités (yishi xingtai) ou de système de valeurs (jiazhiguan) entre la société taiwanaise et la continentale, principalement due à l’arriération de la seconde, à son parcours historique spécifique et longtemps traumatisant ainsi qu’à la nature autoritaire du régime politique qui l’encadre 126 .

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Bien qu’aucune enquête n’ait été effectuée dans le cadre de cette étude au sud du Fujian, le hokkien qui y est parlé comporte un certain nombre de différences lexicales et d’accent avec celui utilisé à Taiwan, du fait de la longue bifurcation historique qui a éloigné les deux communautés linguistiques. Les locuteurs du hokkien reconnaissent par conséquent sans difficulté l’origine géographique de leur interlocuteur, 126 Shen Hsiu-hua, « ‘Doing Chineseness’ : Taiwanese Capital in China », Asia Research Institute, Working Papers Series, n° 46, juillet 2005, Université nationale de Singapour.

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Cette réalité touche aussi les Taiwanais d’origine continentale, attestant leur taiwanisation et leur identification avec l’île où ils sont nés et ont grandi, ainsi qu’avec son environnement politique et social. Plus généralement, les Taishang continuent de s’identifier avec la République de Chine à Taiwan, comme Etat souverain, avec toute la gamme de variation que l’on devine quant à l’appartenance, ou non, de cet Etat à la nation chinoise. Cela étant dit, en raison de leur implantation sur le continent, l’on perçoit chez les Taishang, un double phénomène : une meilleure appréhension de l’évolution des mentalités en Chine même et une certaine distanciation par rapport à Taiwan. Bien mieux informés de la réalité de la société continentale que leurs compatriotes restés à Taiwan, dont on sait qu’une majorité n’est jamais allée en Chine (cf. ch. 1), les hommes d’affaires taiwanais observent avec intérêt l’évolution des mentalités en Chine : ils y voient un rapprochement avec celles qui prévalent à Taiwan tant sur le plan du mode de vie que des opinions politiques. Leur implantation prioritaire dans les régions de Shanghai et de Canton explique en partie ce jugement. En effet, les élites économiques, voire administratives, y sont en général plus « libérales » sur le plan politique qu’à Pékin. Les Taishang puisent dans cette réalité un certain optimisme quant aux possibilités de recherche d’un modus vivendi avec Taiwan, en particulier avec le camp « bleu ». Par exemple, plusieurs nous ont indiqué qu’un nombre croissant de leurs amis continentaux accepteraient l’existence de deux Etats chinois sur la scène internationale. Est également perceptible chez les Taishang une relative distanciation, à la fois avec l’identité taiwanaise la plus nativiste ou fondamentaliste et avec la vie politique taiwanaise, ce qui explique dans une certaine mesure leurs préférences politiques. Ainsi, on l’a vu, ils participent de manière assez inégale ou irrégulière aux multiples élections qui se tiennent quasiment chaque année sur l’île. Et d’une manière générale, avec une sagesse probablement due au recul qu’ils ont pris par rapport à la vie politique insulaire, ils estiment que la polarisation croissante de celle-ci est largement le fait de médias en quête de spectateurs, d’auditeurs ou de lecteurs et donc constamment enclins au sensationnalisme. A leurs yeux, les divisions internes sont exagérées tant l’ensemble de la société 138

insulaire est favorable aux principes à la fois de la démocratie et de la souveraineté de la République de Chine à Taiwan. Préférences politiques et attitude face à l’avenir de Taiwan Certaines enquêtes ont montré que les Taishang sont dans leur majorité favorables au camp « bleu » (KMT ou PPP), un tiers seulement votant pour les « verts » et en particulier le PDP. 127 Les entretiens que nous avons eus confirment cette tendance, sans pour autant laisser apparaître une communauté férocement opposée au gouvernement taiwanais actuel. Comme si la modération dont ils font preuve à l’égard des autorités chinoises s’appliquait aussi à leurs propres gouvernants. Il est clair cependant que la plupart d’entre eux sont favorables au statu quo et ne souhaitent ni l’indépendance formelle de Taiwan, ni une unification selon la formule « un pays, deux systèmes », qu’ils perçoivent comme irréaliste. Pour autant, ils ne se préoccupent guère du statut international médiocre de leur Etat, estimant que la situation actuelle et l’indépendance de fait dont bénéficie Taiwan ne font en rien obstacle à leurs activités professionnelles ou à la prospérité de l’île. En revanche, ils sont très majoritairement favorables à l’ouverture de liaisons aériennes directes à condition, cependant, que celles-ci ne mettent pas en péril la souveraineté de la République de Chine, condition qui comporte plusieurs interprétations. De fait, les pressions des Taishang sur leur gouvernement sont assez inégales, et sont surtout le fait de ceux qui font souvent la navette entre le continent et Taiwan, ce qui n’est pas le cas de la majorité des Taishang vivant en Chine. Cette dernière réalité est souvent négligée et tend à caricaturer les lignes de fractures sur cette question. En clair, « bleus » en majorité, les hommes d’affaires taiwanais ne pensent pas qu’un retour au « consensus de 1992 » compromette la survie de leur pays (la RDC). Mais en même temps, ils sont loin de s’identifier avec les partisans (minoritaires) de la « Grande Chine » au sein du KMT ou du PPP.

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Gilles Guiheux, « Taiwanais en Chine : une émigration à rebours ? », Politique internationale, n° 104, été 2004, pp. 383-385.

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Quel esprit de défense ? D’une manière générale, les Taishang ne croient pas à l’éventualité d’un conflit armé entre la Chine et Taiwan pour des raisons qui tiennent pour partie du moins à leur localisation et leurs activités professionnelles. La distanciation qui existe chez eux en matière d’identité est également perceptible par rapport aux risques de guerre. A leurs yeux, une guerre est peu probable car la Chine a déjà acquis une supériorité militaire dans le détroit qui interdit à tout gouvernement taiwanais de prendre le moindre risque et donc, par exemple, de déclarer l’indépendance. Cette perception est également fondée sur l’idée qu’en dépit de la promulgation en mars 2005 de la loi anti-sécession, Pékin accepte aujourd’hui le statu quo et ne tente plus d’accélérer le processus d’unification. En d’autres termes, ils ne croient pas que le gouvernement chinois sera tenté de s’appuyer sur certaines clauses de cette loi, en particulier son article 8 et l’absence de tout progrès en direction de l’unification, pour recourir à la force contre Taiwan. C’est paradoxalement cet optimisme qui incite la plupart des Taishang à continuer de considérer le service militaire à Taiwan comme passage obligé et accepté du cursus de leurs enfants de sexe masculin. Mesurant les conséquences durables d’un refus de se plier à un service militaire alors encore passablement long — l’impossibilité de retourner à Taiwan sauf pour y faire face à ses obligations militaires — et tablant sur une réduction progressive du temps passé sous les drapeaux (réduit progressivement à 16 mois à partir de janvier 2006, le service devrait passer à 12 mois en 2008), ils n’émettent en général pas d’objection sur une institution à laquelle ils ne songent que lorsqu’elle affecte directement un membre de leur famille. En d’autres termes, l’on peut conclure aujourd’hui que la plupart des enfants de Taishang accompliront leurs obligations militaires lorsqu’ils seront en âge d’être appelés sous les drapeaux. Seule une minorité tentera d’y échapper. De même sur la question des dépenses militaires, les Taishang ont tendance à reprendre les arguments des « bleus ». C’est notamment le cas du budget spécial d’achats d’armements américains repoussé plus de cinquante fois par le Parlement taiwanais en 2005-2006 avant d’être finalement (partiellement) adopté en juin 2007. Ils ne sont cependant pas pour autant opposés 140

au maintien d’une défense crédible et d’une augmentation du budget militaire, si les responsables politiques auxquels ils font confiance y sont favorables (notamment Ma Ying-jeou). Que feront les Taishang en cas de guerre ? Il faut admettre qu’aucune des personnes interrogées n’avait songé à cette question, tant la réalité quotidienne est éloignée d’une telle éventualité. Cette schizophrénie est sans doute en partie de résultat de l’évolution de la propagande chinoise envers Taiwan : très belliqueuse à l’époque de la crise des missiles, celle-ci s’est peu à peu modérée, cherchant, on l’a vu, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao en 2002, à « conquérir le cœur des Taiwanais ». Et le discours guerrier des revues de l’APL ou l’accumulation d’armements menaçants face à Taiwan ne semble pas inciter les Taishang à envisager l’hypothèse d’un conflit armé. Cela étant dit, la réponse qui revient le plus est une forme d’attentisme légitimiste. En effet, la majorité des hommes interrogés déclarent qu’ils agiront en fonction des instructions que leur donneront leur gouvernement. Comment rejoindre Taiwan si tel est l’ordre de ce dernier, ou sera-t-il possible de quitter le continent, ou encore, l’éventualité d’un internement par les autorités de Pékin sont autant d’interrogations que les Taishang ne se posent pas, dans une sorte de refus psychologique de concevoir ce qui est à leurs yeux inconcevable. Les étudiants taiwanais en Chine Nous avons aussi interviewé un certain nombre d’étudiants taiwanais à Shanghai. On l’a vu, le nombre total de ces étudiants en Chine reste modeste — officiellement 1 777 en 2004 et sans doute plus élevé — mais augmente chaque année 128 . Les conditions financières privilégiées offertes par les autorités de Pékin aux étudiants taiwanais, notamment à partir de 2005, auront à l’évidence un impact sur la taille de cette population 129 . Mais 128

En 2005, 141 000 étudiants étrangers se rendirent en Chine pour y poursuivre des études (+ 27, 3 % par rapport à l’année précédente), dont 86 600 pour y apprendre le mandarin. Xinhua, 11 juin 2006. Si l’on rapproche ces chiffres, les étudiants taiwanais représentent donc environ 1, 5 % des étudiants étrangers et 3, 7 % des étudiants qui n’apprennent pas le chinois. 129 Depuis septembre 2005, ceux-ci paient les mêmes frais de scolarité que les étudiants chinois (ce qui équivaut à une baisse de moitié de ces frais : 3 000 à

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l’enquête que nous avons conduite montre que les motivations de ces jeunes Taiwanais sont plus complexes, plus multiples que la simple attraction pour une éducation meilleur marché dans un environnement sinophone. Nous avons pris pour principal échantillon la classe de MBA (Master in Business Administration) de l’Université Fudan à Shanghai, l’une des plus célèbres universités de Chine. Ce MBA est dispensé en partie en chinois en partie en anglais, en coordination avec le MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Boston. Il s’agit donc d’une formation d’élite et payante dont le diplôme est rehaussé par la validation accordée par le célèbre institut américain. Ce diplôme présente donc une plus-value par rapport aux formations dispensées à Taiwan. Douze étudiants taiwanais suivent cette classe. Ces Taiwanais sont venus en Chine, dans un premier temps, pour y travailler avant de décider, vers l’âge de 30 ans, d’améliorer leur profil de carrière par l’obtention d’un diplôme supplémentaire. L’apparition en Chine ces dernières années de nouvelles filières de formation, du type MBA international, a eu un impact déterminant sur le choix fait par ces jeunes cadres taiwanais. Auparavant, ils auraient cherché à suivre un MBA en Occident, ou éventuellement à Taiwan. Parmi les questions que ces étudiants ne se sont pas posées figure le problème de l’invalidité des diplômes chinois à Taiwan. En effet, la non-reconnaissance officielle de ces diplômes par le gouvernement de Taipei n’est guère dissuasive : seule ceux qui s’orienteraient vers une carrière administrative ou la poursuite d’études par exemple doctorales à Taiwan pourraient y voir un obstacle. En effet, de plus en plus présentes sur le continent, les entreprises privées taiwanaises de même que les entreprises étrangères installées sur l’île prennent en compte ces diplômes avec un intérêt croissant. Et de toute façon, la majorité des étudiants rencontrés souhaitent continuer à travailler en Chine ou dans un autre pays, en fonction des offres qui leur seront faites. En d’autres termes, la non-reconnaissance par Taiwan des diplômes chinois a toujours été un problème marginal, les véritables questions étant la qualité de la formation reçue et les débouchés qu’ouvre aujourd’hui l’obtention d’un diplôme chinois. 4 000 yuans contre 8 100 à 12 150 yuans précédemment) et peuvent candidater aux bourses offertes par le gouvernement. The Straits Times, 25 août 2005.

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Ces étudiants partagent dans l’ensemble le point de vue majoritaire des Taishang sur l’identité taiwanaise, les relations Chine-Taiwan et l’avenir de l’île. Sur les relations aériennes directes, leur point de vue est plus circonspect, faisant dépendre leur ouverture et leur normalisation de progrès dans les relations politiques entre Pékin et Taipei. La faible fréquence de leurs visites à Taiwan explique en partie cette position. Mais pour le reste, ils pensent aussi que les autorités chinoises se satisfont du statu quo et ne contraindront pas Taiwan à engager des négociations en vue de la réunification. Pour autant, eux aussi sont conscients de la différence de mentalités entre Chinois et Taiwanais, différence qui contribuera à leurs yeux à maintenir pour longtemps les deux sociétés séparées, en dépit de leurs croissantes interactions. Sur les risques de guerre, ces étudiants partagent également dans l’ensemble le point de vue des Taishang. La principale faiblesse de leur esprit de défense découle également du caractère quasi-inconcevable à leurs yeux d’un conflit armé. Ils pensent avec un certain optimisme mais non sans raisons (économiques et stratégiques), que la marge de manœuvre des trois parties en présence (Pékin, Washington et Taipei) est très étroite et leurs intérêts trop interdépendants. Plus que leurs aînés peut-être, ils estiment que l’institution militaire taiwanaise évolue vers une armée professionnelle et que le service militaire sera tôt ou tard aboli. On le sait, il s’agit plus d’un vœux que d’une réalité, même si la longueur du service est appelée de toute façon à diminuer. Et l’on peut penser que cette appréciation du service militaire provient de leur plus grande proximité temporelle d’une expérience qu’ils jugent inutile tant pour eux que pour la défense de Taiwan. Ce point de vue ne contredit pas forcément les résultats de l’enquête présentée plus haut (ch. 2). En effet cette dernière présentait une appréciation générale du service par des jeunes Taiwanais qui n’étaient pas encore passés sous les drapeaux. L’éventualité d’un conflit armé ne suscite pas chez les étudiants taiwanais en Chine des réponses très différentes de celles fournies par les Taishang. Le même légitimisme domine. Mais l’un des étudiants nous a tout de même très calmement indiqué avec une sorte de force intérieure tranquille : « bien sûr, en cas de guerre, je rentrerai à Taiwan pour y faire mon devoir ! » 143

Les Taiwanais qui résident de manière permanente en Chine ne sont donc pas devenus la « cinquième colonne » du PC chinois. D’abord préoccupés par leur épanouissement professionnel et familial, ils se sont installés sur le continent pour mieux tirer parti du développement sans précédent de l’économie de ce pays. Attachés à leur identité taiwanaise, la plupart d’entre eux continueront de se considérer comme citoyens de la République de Chine à Taiwan. Si l’on ne peut exclure qu’un certain nombre d’entre eux finissent par opter pour la nationalité de la Chine populaire, ce phénomène est appelé à rester très minoritaire ; et nous ne l’avons pas observé. Installés dans le seul pays qui menace leur patrie, les Taishang sont à l’évidence dans une situation paradoxale. Une forme de schizophrénie leur permet d’évacuer, sinon de résoudre, cette contradiction. Mais ce fragile équilibre ne tient que si les autorités de Pékin ne remettent pas en question de manière manifeste leur politique de réunification pacifique et leur acceptation de fait du statu quo. Si celles-ci modifiaient leur stratégie, ou même leur discours public, les hommes d’affaires taiwanais seraient placés dans une situation autrement plus difficile, qui les contraindrait à faire des choix plus nets. Et en cas de crise ou de guerre, les choix qu’ils feraient seront, au moins pour partie, déterminés par leur identité et leur citoyenneté taiwanaises.

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CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

Deux ensembles de conclusions peuvent être tirés de ces trois chapitres. Le premier apporte quelque espoir quant à la possibilité d’un règlement pacifique du conflit qui oppose les deux rives du détroit. Le second est plus directement lié aux caractéristiques de l’esprit de défense de la jeunesse taiwanaise, esprit de défense dont la faiblesse actuelle apparaît indéniable. Toutefois, de nombreux éléments conduisent également à penser que la phase de transition politique et identitaire amorcée dans les années 1980 n’est toujours pas achevée et qu’elle a un impact de premier ordre sur la perception de la Chine et sur l’esprit de défense des nouvelles générations. Le regard porté sur la Chine et l’attitude qui serait adoptée face à un conflit sont par conséquent amenés à évoluer. Certaines de ces évolutions semblent pouvoir être discernées dès à présent. Aujourd’hui, la jeunesse taiwanaise est consciente de vivre dans un Etat indépendant du continent chinois, dont le territoire se limite à Taiwan et aux quelque soixante-dix petites îles qui l’entourent, contrairement à ce qui est inscrit dans la Constitution de la République de Chine (qui continue formellement d’inclure l’ensemble de la Chine dite « historique »). Les 20-25 ans souhaitent majoritairement voir cet état de fait reconnu par la communauté internationale. L’amélioration du statut international de Taiwan est en effet une priorité pour une grande partie de cette tranche d’âge dont les trois quarts opteraient pour une déclaration formelle d’indépendance si celle-ci ne devait pas déclencher une réaction militaire chinoise. Cependant, ce premier constat ne 145

signifie pas que la jeunesse taiwanaise rejette en bloc tous scénarios d’unification future. Au contraire, nous l’avons vu, les jeunes sont les plus nombreux à souhaiter conserver un horizon politique ouvert et n’écartent catégoriquement ni l’indépendance formelle, ni l’unification. C’est le cas pour plus des trois cinquièmes d’entre eux. En d’autres termes, il existe encore un espace suffisant pour une solution politique au conflit puisque, si la jeunesse insulaire s’imagine aujourd’hui comme faisant partie d’une communauté politique taiwanaise, elle n’est en revanche animée par aucun sentiment nationaliste dont les crispations « primordialistes » pourraient obstruer l’horizon politique. Nombreux sont ceux qui se déclarent actuellement favorables à l’indépendance tout en ne rejetant pas la possibilité d’une unification ultérieure, à condition que celle-ci soit bénéfique à Taiwan et à ses habitants. La balle est donc largement dans le camp de Pékin. Mais pour engendrer la confiance au sein de la population taiwanaise, les autorités chinoises doivent avant tout abandonner leur vision ultranationaliste de la situation dans le détroit, arrêter de considérer les autorités taiwanaises comme les héritières de la défaite de 1949 et reconnaître les faits – il existe bel et bien un Etat à Taiwan – ce qui signifie ne pas chercher à dominer l’île et à la traiter comme une province vaincue, mais tenter de l’intégrer comme un partenaire. La communauté internationale à certainement un rôle d’accompagnement à jouer sur ces questions. C’est pourquoi le PC chinois ne doit pas avoir peur de faire preuve de flexibilité. La conjoncture semble en effet lui être favorable dans la mesure où la nouvelle génération de citoyens taiwanais semble être la plus pragmatique par rapport à la réalité continentale et la plus ouverte au dialogue en vue d’une éventuelle unification. La majorité de ces jeunes ne demande qu’à être convaincue des bienfaits d’une unification future dont les conditions ne seraient pas imposées par Pékin mais issues d’une négociation menée sur un pied d’égalité. Et le retour au pouvoir du KMT en 2008, s’il confirme l’état d’esprit observé, est aussi de nature à permettre d’avancer sur le chemin d’une solution politique. Les autorités chinoises devraient chercher à exploiter cette dynamique et non pas se borner à une politique de coercition grossièrement habillée de slogans tels que « l’unification pacifique ». 146

En revanche, si Pékin tarde trop à générer une certaine confiance en ses intentions et s’obstine sur la voie de l’unification forcée, imposée par des pressions militaires, diplomatiques et économiques, il est possible que la perspective d’une « unification pacifique » lui échappe définitivement. L’oppression et la menace militaire chinoises sont en effet d’indéniables catalyseurs identitaires qui jouent contre les ambitions nourries par Pékin. Toutes les enquêtes récentes le montrent, la conscience nationale taiwanaise ne cesse de croître au sein de la population, particulièrement chez les plus jeunes. Or les 20-25 ans qui s’affirment Taiwanais sont aussi plus nombreux que leurs concitoyens à rejeter catégoriquement l’unification, quelles que soient les circonstances (42, 8 % pour les premiers contre 32, 4 % pour les seconds). En résumé, la transition identitaire en marche à Taiwan se traduit par un accroissement de la conscience nationale taiwanaise plus rapide chez les jeunes citoyens que dans le reste de la population. Mais pour autant elle ne s’accompagne d’aucune poussée de fièvre nationaliste. La Chine bénéficie d’un a priori plutôt favorable au sein de cette génération qui voit en elle une source d’opportunités, en particulier en raison des inquiétudes économiques qui touchent l’île depuis le milieu de la présidence Chen Shui-bian. Cette image positive est par contre assombrie par le mépris pour la population taiwanaise dont fait preuve Pékin au jour le jour sur la scène internationale et dans ses rapports avec l’île. La marge de manoeuvre dont dispose Pékin pour parvenir à son objectif – la « réunification pacifique » – reste, aujourd’hui encore, assez importante, mais la stratégie d’unification sous la contrainte mise en oeuvre par Pékin la réduit plus qu’elle ne l’augmente. Chaque humiliation, chaque injustice, vécues par la population taiwanaise vient grossir le camp des opposants radicaux à toute unification. Afin de sortir de cette spirale contre-productive, le PC chinois devrait avoir une plus grande estime de la capacité d’attraction que le développement de la Chine peut avoir sur les Taiwanais. Cette capacité d’attraction est réelle et pourrait se révéler bien plus forte si la Chine se montrait plus ouverte et flexible dans ses rapports avec Taiwan, sans même aller jusqu’à une pleine démocratisation. Mais, comme dans d’autres domaines, les dirigeants chinois doivent faire preuve de patience et accepter 147

de convaincre en construisant les conditions d’une unification acceptée, et non pas imposée. A première vue, la faiblesse de l’esprit de défense taiwanais, surtout parmi les jeunes, appelés à prendre les armes en cas de conflit, pourrait faire penser que les multiples pressions exercées par la Chine auront raison de la détermination de la population à rester maîtresse de sa destinée et à se battre s’il le faut. Engagée dans une guerre psychologique, Pékin mise certainement sur sa capacité à produire une pression militaire, économique et diplomatique insoutenable pour la population taiwanaise, la contraignant ainsi à la capitulation sans condition, et surtout, sans combat. Les résultats des différentes enquêtes utilisées ici tendent à donner raison aux stratèges chinois. Les jeunes ne semblent pas être prêts à sacrifier leurs conditions d’existence relativement confortables, et encore moins leur vie, pour préserver leur liberté de décision sur l’avenir politique de Taiwan. Confrontés au scénario d’une attaque chinoise, ils sont ainsi nettement plus nombreux à choisir la fuite ou la capitulation (34, 2 %) plutôt que la participation à la défense de leur île (24, 5 %). Et l’on voit mal la majorité de ceux qui sont installés en Chine populaire chercher à tout prix à prendre part à une guerre dans le détroit. Pourtant, certains éléments donnent à penser que la tendance à l’affaiblissement de l’esprit de défense de la population, en particulier au sein de la jeunesse, pourrait s’inverser. Taiwan se trouverait alors en quelque sorte au creux de la vague provoquée par les bouleversements politiques et identitaires des années 1980 et 1990. Jusqu’au début des années 1990, l’esprit de défense de la population taiwanaise était entretenu par l’appareil de propagande du KMT qui s’appuyait notamment sur l’entretien d’une psychologie de guerre froide et sur un rapport des forces dans le détroit à l’avantage de Taiwan. L’Armée, donnée victorieuse en cas de conflit, bénéficiait d’une bien meilleure image, du moins sur le plan technique. Au-delà des divisions politiques et identitaires, un certain consensus existait quant à la nécessité de mettre en oeuvre d’importants moyens pour assurer la défense de Taiwan. Depuis la fin des années 1990, plusieurs facteurs ont fait voler en éclat ce consensus et affaibli l’esprit de défense de la population. 148

Tout d’abord, la transition démocratique a fait table rase, ou presque, des principes officiels qui fondaient la militarisation à outrance de Taiwan : la « suppression de la rébellion communiste » et la « reconquête du continent » 130 . Abandonnant la stratégie offensive de Chiang Kaï-shek, l’administration Lee Teng-hui mit alors en place une stratégie défensive qui, avec la fin de la dictature, rendait obsolète l’encadrement militaire de la population. Néanmoins, tout au long des années 1990, resté au pouvoir et disposant d’une large majorité au Yuan législatif, le KMT parvint à maintenir l’effort de défense au rang des priorités nationales. Le « grignotage électoral » du PDP durant cette décennie fit cependant passer les questions sociales au premier plan. De part et d’autre de l’échiquier politique comme au sein de la population, les voix favorables à la diminution du budget de la défense au profit de mesures plus directement profitables à la population se firent de plus en plus nombreuses. Amorcée dès la fin de l’ère Lee Teng-hui, cette réduction fut poursuivie par le PDP, après son arrivée au pouvoir en 2000. L’alternance se traduisit aussi par l’exacerbation des divisions politiques entre le gouvernement PDP, généralement soutenu par l’AUT, et l’opposition KMT-PPP conservant la majorité au Yuan législatif. En partie provoqué par une réforme constitutionnelle inachevée, la polarisation et le désordre politiques dans lesquels Taiwan a été plongé entre 2000 et 2008 ont certainement contribué à affaiblir l’esprit de défense de la population en brouillant les discours des partis sur la Chine et la menace potentielle qu’elle représente. Chacun des deux camps politiques accuse ainsi l’autre d’être le véritable ennemi de Taiwan : pour le PDP, l’opposition est principalement constituée de traîtres prêts à « vendre Taiwan » à la Chine, alors que pour le « camp bleu », les desseins indépendantistes du gouvernement provoquent les foudres de Pékin et mettent inutilement en péril la prospérité taiwanaise. Ces luttes politiques, amplement relayées par des médias très impliqués, sont à l’origine d’un gaspillage considérable d’énergie, de ressources et de temps. Chacun des camps s’est en outre 130

Bien que le KMT et l’Armée nationaliste aient abandonné le rêve de reconquérir le continent chinois depuis plusieurs décennies, ces deux principes qui faisaient partie du système de représentation légitimant le maintien du monopole exercé par le KMT sur le pouvoir ne furent abandonnés qu’en 1991.

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systématiquement appuyé sur les divisions identitaires engendrées par le glissement progressif d’une identité exclusivement chinoise car imposée comme telle, à une identité duale – chinoise et taiwanaise ou taiwanaise et chinoise – et uniquement taiwanaise. Le résultat de ces affrontements stériles, c’est-à-dire la destruction du consensus identifiant clairement la Chine populaire comme l’ennemi face auquel l’ensemble de la population devrait rester soudée, fait certainement le bonheur des dirigeants chinois qui se trouvent face à un adversaire affaibli car profondément divisé. Par ailleurs, en exposant uniquement les aspects les plus négatifs de l’autre camp (illégitimité, corruption, complot, fraudes électorales, scandales les plus divers, etc.) au moyen d’accusations souvent sans fondements solides, les partis, quels qu’ils soient, ont alimenté une montée rapide de l’apolitisme dont nous avons pu voir les effets au sein de la jeunesse insulaire. L’absence totale de débats de fond sur l’ensemble des questions primordiales pour l’avenir de Taiwan ne contribue certainement pas à forger une conscience politique chez les jeunes citoyens qui, en raison des caractéristiques du système éducatif taiwanais, en sont déjà très fortement privés. Il en résulte un fort désintérêt, voire du mépris, pour les affaires publiques, y compris celles relatives à la défense de l’île. Le fort taux d’abstention de la jeunesse aux élections législatives de janvier 2008 en constitue une illustration évidente. Le tableau qui vient d’être esquissé paraît bien sombre et semble laisser peu d’espoir quant à la capacité de résistance des nouvelles générations face à la pression croissante exercée par la Chine populaire dans tous les domaines. Si la tendance actuelle à l’apolitisme et au défaitisme parmi les jeunes se révèle être une caractéristique de génération, et non pas un simple « effet classe d’âge », et s’il en est de même pour leurs cadets au cours des cinq ou dix prochaines années, il se pourrait que Pékin gagne sa guerre psychologique et parvienne à soumettre la population taiwanaise à ses exigences sans combat, ou en ayant simplement recours à des mesures d’intimidation, telles que des frappes balistiques ciblées. Pourtant, plusieurs éléments incitent à penser qu’après avoir « touché le fond », l’esprit de défense de la jeunesse pourrait se renforcer dans les années qui viennent. La croissance de la conscience nationale taiwanaise au sein des jeunes générations et la persistance de cette conscience parmi les jeunes installés en Chine populaire pourraient avoir l’impact le plus important dans ce 150

domaine. A l’heure actuelle, comme leurs aînés, environ la moitié des 20-25 ans s’affirment Taiwanais. Deux puissants catalyseurs viennent alimenter la formation de ce sentiment d’appartenance : la « taiwanisation » du cadre de socialisation de la jeunesse par les réformes mises en place lors du second mandat de Lee Teng-hui (1996-2000) puis approfondies par l’administration Chen Shui-bian, et le sentiment d’injustice partagé par une population insulaire sans cesse confrontée à sa non existence internationale, fruit de l’oppression chinoise. Or, nous l’avons vu dans la dernière soussection, les jeunes qui se disent Taiwanais sont nettement plus nombreux à choisir de se battre (30, 3 %) que ceux qui revendiquent une identité duale (20, 7 %). Tout aussi significatif, parmi l’ensemble des 20-25 ans, ils sont les seuls dont la volonté de défendre Taiwan prime sur le choix de capituler ou de fuir (30, 3 % contre 26, 9 %) et cela quel que soit le scénario de l’attaque chinoise (provoquée ou non par une déclaration d’indépendance). En résumé, si, comme nous l’évoquions en introduction, l’on considère qu’identité nationale et esprit de défense sont liés, la croissance de la première pourrait entraîner le second dans son sillage. D’autant plus que l’esprit de défense des jeunes s’estimant taiwanais pourrait être galvanisé par une confiance accrue dans le soutien militaire des Etats-Unis et du Japon. Soutien qui, au-delà des prises de positions conjoncturelles, apparaît de plus en plus solide depuis quelques années. Le fait de se sentir moins seuls face au géant chinois pourrait avoir des conséquences positives sur le moral des jeunes, directement concernés par le risque d’éclatement d’un conflit. Par ailleurs, conscient de la détérioration de l’esprit de défense de la population, le gouvernement taiwanais est en train de réfléchir à des mesures destinées à redresser la situation : augmentation du budget de la défense, campagne médiatique pour redorer l’image de l’Armée, action au niveau du contenu des programmes scolaires, etc. (cf. ch. 4). Le retour au pouvoir du KMT n’a pas remis en question, bien au contraire, cette prise de conscience. En effet, la cohérence retrouvée entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif ne peut qu’avoir un impact de première importance sur la capacité de résistance psychologique et militaire de Taiwan.

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DEUXIÈME PARTIE LES CONSÉQUENCES INTÉRIEURES ET INTERNATIONALES DE L’AFFAIBLISSEMENT DE L’ESPRIT DE DÉFENSE À TAIWAN

CHAPITRE 5 L’IMPACT SUR LA POLITIQUE DE SÉCURITÉ ET DE DÉFENSE

Face à cette évolution de l’opinion publique taiwanaise, et en particulier l’affaiblissement relatif de l’esprit de défense de la jeunesse, que font les partis politiques ? A l’évidence, la perception que la jeunesse taiwanaise a développée de la Chine populaire, de la menace militaire de ce pays, et des capacités de défense de leur propre Etat a été largement construite et conditionnée par le discours des principaux partis politiques. Elle est aussi de plus en plus façonnée par l’intégration économique et humaine en cours avec la Chine. On l’a vu, selon qu’un jeune taiwanais est proche du camp « bleu » ou au contraire partisan du camp « vert », il mettra en avant la nécessité de négocier un accord de paix avec Pékin ou au contraire le besoin de renforcer la défense de Taiwan et de resserrer les liens stratégiques entre l’île et le protecteur américain. Les profondes divisions ainsi que la polarisation, parfois extrême, qui opposent les deux camps de l’échiquier politique contribuent en retour à marquer de manière plus nette encore, voire à polariser également ces opinions au sein du corps social. Les 155

débats, notamment au Parlement ou dans les médias, sur les questions de défense et de sécurité, débats qui mettent au jour un éventail de points de vue très large sur ces problèmes, influencent donc la jeunesse, et par-delà celle-ci, l’ensemble de la société taiwanaise. En d’autres termes, si les tendances pacifistes ou défaitistes perceptibles au sein de cette dernière résultent d’une réalité objective qui semble de plus en plus favorable à la Chine populaire, elles sont aussi alimentées par des responsables politiques et des leaders d’opinion qui trouvent un intérêt à les développer pour des raisons principalement intérieures. Toute la question est de connaître à la fois l’influence réelle de ces personnalités et leurs liens avec le régime de Pékin. Savent-elles en d’autres termes qu’elles « jouent avec le feu » ? En retour, ces tendances pèsent sur les programmes du gouvernement comme de l’opposition, tant pour ce qui concerne leur politique continentale que leur politique de sécurité, en accusent les différences au risque de les caricaturer et simplifient à l’outrance un éventail de choix, forcément complexes, au regard de la complexité même de la situation économique et géo-stratégique de Taiwan. Cela étant dit, comme on va le constater, si les tensions politiques des années 2004-2007 n’ont pas été propices à l’émergence d’un consensus public fort, celui-ci n’en demeure pas moins sous-jacent mais réel dans un certain nombre de domaines importants et — c’est l’hypothèse que nous formulons — probablement sur l’essentiel. La politique de sécurité et de défense du gouvernement de Chen Shui-bian De 2000 à 2008, ont été au pouvoir à Taiwan un président et un gouvernement « taiwanisants », favorables à la résistance face à la montée en puissance militaire et économique de la Chine ainsi qu’à l’intégration économique entre Taiwan et la Chine. Cependant, les politiques que Chen Shui-bian et son équipe ont mises en œuvre contredisent en partie ces objectifs. Incapable de freiner l’intégration économique en marche, Chen n’a pas non plus démontré qu’il se donnait les moyens de maintenir une défense crédible face à la menace de l’Armée populaire de libération. En dépit d’efforts notables, il a surtout cherché à rester en phase avec 156

l’électorat qu’il l’avait élu, les milieux d’affaires qui l’avaient soutenu financièrement et sans doute aussi avec une jeunesse plus préoccupée par son avenir professionnel que par la sécurité de l’île. Une politique continentale paradoxalement assez peu tributaire des préoccupations de sécurité Pour tout ce qui touche aux relations avec la Chine populaire, les préoccupations de sécurité sont omniprésentes au sein du gouvernement taiwanais. Néanmoins, la politique suivie dans les faits laisse apparaître d’autres priorités, plus économiques ou motivées par des considérations de politique intérieure. Les préoccupations de sécurité du gouvernement taiwanais Nous avons vu combien Chen Shui-bian et son équipe, sous la pression des éléments les plus indépendantistes de la coalition politique qui les soutenait ont tenté de freiner cette intégration économique (cf. ch. 1). Un temps reconnue et assumée (20002001), cette intégration est restée officiellement crainte et combattue (cf. ci-dessous le rapport sur la sécurité nationale de 2006). Ainsi, les investissements taiwanais dans d’autres régions du monde, notamment en Asie du Sud-Est et plus récemment en Inde, ont été encouragés. De même, le retard avec lequel Taiwan s’ouvre aux touristes chinois, perçus pourtant comme la source d’une manne susceptible de dynamiser l’économie insulaire, a témoigné des hésitations et des divisions du PDP. Ainsi, le débat quelque peu irréel sur la nécessité pour ces touristes continentaux de laisser à la police des frontières leurs empreintes digitales a montré les anxiétés de sécurité du gouvernement 131 . Par ailleurs, comme celui de Lee Teng-hui, le gouvernement « vert » a continué de préférer puiser en Asie du Sud-Est plutôt qu’en Chine populaire la main d’œuvre dont son industrie (en particulier le secteur de la construction) ou ses services (aide ménagère) ont besoin (cf. également le rapport sus-cité). En outre, gérant pourtant un « Fond chinois pour le développement », le Conseil aux Affaires continentales (CAC) n’encourage guère les échanges culturels et 131

Proposée par l’ancien Premier ministre Frank Hsieh et soutenue par l’AUT, cette mesure est critiquée par de nombreux responsables du PDP ; elle ne sera probablement pas adoptée, cf. Taipei Times, 27 avril 2006, p. 2.

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éducatifs avec la Chine : ceux-ci se sont dans l’ensemble ralentis depuis l’arrivée au pouvoir du PDP en 2000. Les échanges culturels approuvés par le gouvernement restent assez peu nombreux (50 manifestations organisées et financées par ce fond par le CAC en 2007 contre 49 en 2000 et 124 manifestations coorganisées en 2007 contre 406 en 2000). Quant aux échanges éducatifs officiels, ils demeurent ridiculement restreints (52 échanges d’universitaires co-financés en 2007 contre 87 en 2000 et 108 échanges d’étudiants diplômés co-financés en 2007 contre 87 en 2000), tant ce dernier craint une augmentation du nombre d’étudiants taiwanais en Chine et par conséquent une plus grande influence de celle-ci sur sa jeunesse 132 . C’est la raison pour laquelle, on l’a vu (cf. ch 3), le CAC refuse toujours de reconnaître les diplômes universitaires chinois. Enfin, plus nombreux à pouvoir visiter Taiwan (plus de 320 000 visites en 2007, dont 82 000 touristes, contre 117 000 en 2000), les ressortissants de la République populaire de Chine font toujours l’objet d’une surveillance étroite. Dans l’autre sens, 4, 62 millions de visites de Taiwanais en Chine furent comptabilisées en 2007 (contre 2, 8 millions en 2000). La lenteur avec laquelle les épouses chinoises de Taiwanais obtiennent le droit de résidence ainsi que les grandes difficultés auxquelles font face les cadres des grandes entreprises transnationales originaires de RPC pour s’installer à Taiwan sont les illustrations les plus connues de cette politique de contrôles assidus. Officiellement au nombre de 250 000, et probablement aux alentours de 500 000 (si l’on inclut les mariages non déclarés aux autorités de Taipei), les épouses chinoises de Taiwanais ne sont autorisées à résider de manière permanente sur l’île qu’au terme d’une attente dont la longueur est directement fonction du différentiel entre le quota de permis délivré chaque année (6 000) et le nombre effectif d’entrées annuelles (14 000 à 20 000). En outre, les conjoints chinois ne peuvent obtenir une carte d’identité de la RDC et donc le droit de vote qu’au terme d’une procédure de 8 ans, qui serait passé à 11 ans en 2002 si les personnes concernées n’avaient pas bruyamment protestées. Fin 2007, seulement 44 500 de ces 250 000 épouses avaient reçu leur carte d’identité 133 . 132 133

Site du CAC, mac.gov.tw (consulté le 31 janvier 2008). IHT, 8 janvier 2008.

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Des mesures de sécurité inefficaces et entachées de nombreuses exceptions Le succès de cette stratégie a été d’autant plus limité que dans la réalité, les autorités taiwanaises ont tenté à la fois de satisfaire, du moins en partie, les demandes formulées par les milieux d’affaires taiwanais et étrangers et de contrecarrer les initiatives de l’opposition, surtout à partir de 2005. Par exemple, le rapport sur la sécurité de 2006 (cf ci-après) constate avec un certain fatalisme que 370 000 conjoints étrangers résident à Taiwan et y donnent aujourd’hui naissance à un enfant sur huit (soit 12, 5% de l’ensemble des naissances) 134 . Il note aussi que 93 % de ces conjoints, soit 346 000, sont des femmes et près des deux tiers — alors 220 000 soit 59 % — des épouses originaires de Chine populaire ; le 2ème groupe le plus large provient du Vietnam 135 . Face à l’augmentation des mariages mixtes, depuis septembre 2003, les épouses chinoises subissent un entretien systématique à leur entrée sur l’île. En deux ans et demi (jusqu’au 17 février 2006), 108 000 chinoises furent interviewées et seulement 3 700 d’entre elles furent expulsées. Au cours de la seule année 2004, 50 944 épouses chinoises arrivèrent à Taiwan, soit une moyenne de 140 par jour 136 . L’on pense que 40 % des mariages taiwano-chinois sont fictifs et cachent des réseaux de prostitution. En mars 2006, l’on parla de supprimer à partir du 1er juin 2006 cette procédure d’entretiens systématiques, jugée par certain inefficace, pour la remplacer par des enquêtes ainsi que des entretiens ponctuels et ciblés 137 . Mais cette information fut rapidement démentie tandis que le CAC rendait publique la création d’un bureau de l’immigration constitué de 400 fonctionnaires 138 . Quoi qu’il en soit, on l’a vu, depuis 2006, chaque année, 14 000 à 20 000 nouvelles 134

Des données plus récentes font état à la fois d’un taux de fertilité particulièrement bas et probablement le plus bas du monde : 1, 1 enfant par femme en âge de procréer et d’une augmentation des mariages mixtes : 1 mariage sur 5, 5 ; « Livre blanc sur la politique démographique », 27 février 2008, cité par le Taipei Times, 28 février 2008. 135 Entretien avec un responsable du CAC, Taipei, mai 2006. Taiwan Journal, 2 juin 2006, p. 2. Cette dernière source indique qu’un enfant sur 6, 5 est de mère étrangère. 136 Ziyou shibao, 25 janvier 2005. 137 Taipei Times, 16 mars 2006. 138 Taipei Times, 17 mars 2006.

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épouses chinoises peuvent désormais acquérir le droit de résider à Taiwan. Et dans la réalité, deux à trois fois plus de chinoises arrivent sur l’île chaque année. Les stricts quotas mentionnés plus haut sont donc loin d’être respectés. Les conséquences de ce phénomène sur l’esprit de défense et l’institution du service militaire ne sont encore guère prises en compte, en dépit des appels à une prise de conscience lancés par ce rapport et certains spécialistes de la défense 139 . En effet, quel sera le degré d’allégeance de ces enfants à Taiwan ? Seront-ils prêts à défendre la sécurité de l’île si leur mère provient de Chine, c’est-àdire du pays qu’ils devront probablement combattre ? Autant de questions qui militent en faveur du maintien sinon du service militaire obligatoire, du moins d’une formation militaire de base (cf. ci-après). Le refus d’ouvrir des liaisons aériennes directes mais l’extension, décidée en juin 2006, des vols charters (168 contre 72 en 2006) montrent bien la voie médiane qu’a cherchée à poursuivre Chen 140 . Au moment où, en avril 2006, Taipei entamait des pourparlers indirects avec Pékin sur ces vols, il annonçait sa volonté d’ouvrir en grand l’île aux touristes chinois à raison de 1 000 par jour (soit 365 000 par an) 141 . Au 15 avril 2006, officiellement, seulement 112 000 touristes chinois avaient visité Taiwan depuis l’ouverture de l’île à ces derniers en 2004 142 . Afin de relancer l’économie et de préparer les importantes échéances électorales de 2007-2008, le gouvernement de Chen avait besoin de réaliser ces ouvertures. Pour la seule année 2006, le nombre de ces touristes augmenta sensiblement (99 000). Mais, celui-ci baissa de 17 % en 2007 pour retomber à 81 900 du fait du coût global de ces déplacements (transit par Hong Kong ou Macao et multiplicité des

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http://www.president.gov.tw/download/2006---NSC.pdf, p. 125 ; entretien avec Alexander Huang, professeur à l’Université Tamkang, spécialiste des questions de sécurité, et ancien directeur-adjoint du CAC (2002-2004). 140 Lors du Nouvel An chinois 2006 (janvier-février), d’après des sources chinoises, 72 000 passagers ont utilisé les 72 vols charters mis à leur disposition, South China Morning Post, 9 février 2006. 141 Taipei Times, 16 avril 2006. 142 Sur les 112 091 touristes de RPC qui ont visité Taiwan avant avril 2006, seulement 108 d’entre eux ont cherché à rester sur l’île en faisant faux bon à leur groupe, et 74 d’entre eux ont été retrouvés. Taipei Times, 27 avril 2006 ; autre total de touristes chinois : 87 000 selon le China Post, 11 février 2006.

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intermédiaires), mais aussi des mauvaises relations politiques entre les deux rives du détroit 143 . Prévue au printemps 2006 pour la fin de l’année, la généralisation des vols charters et l’ouverture aux touristes chinois autorisés n’eut pas lieu 144 . Les divisions au sein du camp vert, le besoin de calmer les inquiétudes de l’aile indépendantiste du PDP et de l’AUT, puis la perspective des élections de 2008 et le projet de référendum sur l’accession de Taiwan à l’ONU eurent raison de cette tentative d’assouplissement. D’une certaine manière, insistant sur le caractère global, et pas uniquement militaire, de la sécurité de Taiwan, le « rapport sur la sécurité nationale » de mai 2006 donnait déjà raison aux opposants à toute amélioration des relations avec la Chine. Et le ton partisan de ce rapport interdit toute construction d’un nouveau consensus politique sur cette question. Car pour l’opposition, à un moment où la compétitivité de l’économie taiwanaise était en baisse et les pressions de la communauté d’affaires étrangère installée à Taiwan s’intensifiaient, le besoin de redynamiser l’économie était clairement devenue prioritaire sur les questions de sécurité 145 .

Le rapport sur la sécurité nationale (20 mai 2006) Le 20 mai 2006, le jour du 6ème anniversaire de l’entrée en fonction de Chen Shui-bian, le gouvernement taiwanais rendit public pour la première fois un Rapport sur la sécurité nationale (2006 guojia anquan 146 baogao) . Long de 162 pages, ce document sans précédent présente, d’une part, une évaluation de la sécurité extérieure de Taiwan et formule, d’autre part, un certain nombre de propositions. Il rappelle la menace chinoise du recours à la force et l’accroissement rapide des moyens accumulés par l’APL contre Taiwan. Il évoque aussi la stratégie menée par Pékin d’isolement diplomatique de Taiwan. Plus intéressant, il indique l’existence d’un groupe central de travail à Pékin sur les relations économiques et commerciales avec Taiwan (zhongyang dui Tai jingmao xiaozu) dirigé par Mme Wu Yi, alors 143

Taipei Times, 15 janvier 2008 ; IHT, 29 avril 2008. Entretien avec le vice-premier ministre Tsai ying-wen, ancienne présidente du CAC, mai 2006. 145 A cet égard, cf. le « 2006 Taiwan White Paper » publié par l’American Chamber of Commerce in Taipei, Topics, mai 2006. 146 http://www.president.gov.tw/download/2006---NSC.pdf 144

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vice-premier ministre, et chargé de réaliser l’unification de la Chine par des moyens économiques. Cette stratégie, aux yeux des auteurs du rapport, a pour but de transformer les entreprises taiwanaises implantées en Chine et les milieux économiques dépendants du marché chinois en autant de leviers de pression contre le gouvernement de Taipei. L’objectif de Pékin est de réaliser l’intégration politique (zhengzhi ronghe) par l’intégration économique (jingji ronghe). Cette évaluation n’est pas seulement une évidence mais de manière paradoxale — et quoique les concepts utilisés ne soient pas exactement les mêmes : ronghe devrait plutôt être traduit par « fusion » — fait écho à « l’intégration » (tonghe) souhaitée par Chen Shui-bian en décembre 2000, au moment où il privilégiait une politique continentale plus modérée tout en l’infirmant implicitement. Le rapport s’inquiète donc de la très forte dépendance de l’économie taiwanaise à l’égard de celle du continent. Par exemple, il indique qu’en 2005 71 % des investissements taiwanais à l’étranger allèrent en Chine et que plus de 70 % des produits de télécommunication ou de haute technologie des sociétés taiwanaises furent manufacturés sur le continent. En 2005 également, 37, 8 % des exportations taiwanaises étaient destinées au continent. Reprenant certains développements du Livre blanc sur la défense de 2004, ce rapport se préoccupe aussi des « trois types de guerres » menées par la Chine : la guerre de l’opinion publique, la guerre 147 psychologique et la guerre légale . La première consiste à utiliser l’internet pour influencer l’opinion publique taiwanaise : 50 000 fonctionnaires chinois déguisés en « commentateurs du web » seraient actifs sur la toile pour y diffuser de manière indirecte et masquée le point de vue du PC chinois sur Taiwan et orienter les débats dans un sens 147 2004 National Defense Report, Taipei, Ministry of National Defense, décembre 2004, pp. 44-47. Cf. infra. 148 A ce sujet, Wendell Minnick, « Taiwan Faces Increasing Cyber Assaults », http://www.defensenews.com/story.php?F=1859982&C=thiswee k; Ira Winkler, « Guard against Titan Rain hackers », Computerworld, 20 octobre 2005. 149 Notons qu’à ce jour, les Etats-Unis ne sont pas parvenus à mettre en place un téléphone rouge militaire avec la Chine ; cf. interview Adm Keating, chef de la Flotte du Pacifique, 28 janvier 2008. 150 Interview avec le colonel Chen Yuan-hsiung, ministère Taiwanais de la Défense, mai 2006 : Le Taipei Times du 24 novembre 2005 indiquait un chiffre légèrement différent : 375 000. 151 Taiwan Communiqué, n° 109, Formosan Association for Public Affairs (FAPA), juin-juillet 2006, http://www.taiwandc.org/twcom/109-index.htm 152 Op. cit., p. 65. Cette définition de la RDC = Taiwan est reprise dans le Rapport sur la défense nationale d’août 2006 qui fait référence à 1949 comme date de fondation du pays. Cf. http://report.mnd.gov.tw/english/ 153 China Post, Washington Post, 21 mai 2006. 154 Reuters, 31 mai 2006.

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favorable à ce point de vue, y compris, et probablement en priorité, sur 148 l’île même de Taiwan . L’on pourrait ajouter que cette première guerre a aussi pour objectif de rallier des segments de plus en plus importants de la société taiwanaise à travers des politiques préférentielles, telle la vente sur le continent de fruits et légumes taiwanais sans droits de douanes ou la mise en place de frais de scolarité à meilleur marché pour les étudiants taiwanais désireux d’étudier en Chine. La seconde consiste à utiliser l’internet mais cette fois-ci pour pénétrer sur des sites du gouvernement taiwanais ou de tendance « verte » et les endommager. Enfin, le rapport donne comme exemple de guerre légale l’adoption par Pékin en mars 2005 d’une loi anti-sécession qui légalise le recours à la force contre Taiwan. Le rapport évoque par ailleurs les risques de crise interne en Chine, que celle-ci soit sociale ou économique et conseille à son grand voisin de se démocratiser. L’objectif évident est d’influencer les décisions d’investissement des entreprises taiwanaises afin que celles-ci optent pour une plus grande diversification de leur expansion internationale. Parmi les propositions que ce rapport mentionne, indiquons l’objectif de pacifier et de stabiliser la relation entre la RDC (qui est Taiwan) et la RPC (qui est la Chine), et dans ce cadre-là, la volonté d’instaurer une « zone militaire tampon » dans laquelle aucune des deux armées de l’air ou marines n’aurait le droit de pénétrer sans notifier l’autre côté, d’établir des mécanismes de consultations militaires et un téléphone rouge, s’inspirant notamment de l’accord de consultations maritimes militaires signé par les Etats-Unis et la Chine en 1997 (USPRC Military Maritime Consultative Agreement), d’augmenter de manière substantielle le budget de la défense afin que celui-ci atteigne 3 % du PIB et aussi de favoriser la démocratisation de la Chine, perçue comme facteur de paix et de stabilité dans le détroit 149 . Pour ce qui concerne la politique de défense, ce rapport reprend un certain nombre d’idées déjà connues, comme le maintien d’un équilibre des forces militaires dans le détroit par l’accroissement des capacités de défense. Mais en même temps, la réduction du service militaire à 1 an et la diminution des effectifs de l’Armée de 100 000 hommes (pour atteindre 270 000 hommes contre environ 370 000 en 150 2006 ) sont présentées comme des mesures qui favorisent la détente dans le détroit. Le rapport conclut par un appel à l’unité de tous les Taiwanais. Conscient des divisions qui traversent la société, notamment autour de la question de l’identité nationale (guojia rentong), ce document demande aux divers groupes « sub-ethniques » (zuqun) qui la composent de surmonter leurs différences, en particulier celles qui découlent de leur « conscience provinciale » (shengji yishi) respective, et de tous identifier leurs intérêts à ceux de Taiwan. En d’autres termes, si Taiwan est constitué de « multiples groupes sub-ethnique », il forme « un seul corps national » (zuqun duoyuan, guojia yiti). Plus qu’un

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slogan, cette formule est présentée comme un objectif. Car à mots couverts mais très clairement, ce rapport pose la « question d’allégeance » à l’opposition, ou plus particulièrement à ceux qui parmi les « bleus » se montrent favorables au principe de la Chine unique. Ainsi, tout en acceptant de reprendre les pourparlers avec Pékin « sur la base des résultats des entretiens de Hong Kong de 1992 », et au niveau des gouvernements, ce rapport refuse évidemment de reconnaître l’existence d’un « consensus de 1992 » sur la « Chine unique ». De ce fait, ce rapport établit de manière indirecte — insidieuse diront ses détracteurs — une relation entre, d’une part, la bataille entre Taiwan et la Chine pour la sauvegarde de l’indépendance et la souveraineté de Taiwan et, d’autre part, le combat entre les « verts » et les « bleus » sur la scène intérieure. Immédiatement relevé par les organisations taiwanaises indépendantistes installées aux Etats-Unis, un tel rapprochement est évidemment dommageable au rétablissement d’un consensus sur la sécurité du pays et sur son avenir ; il est aussi de nature à nourrir les critiques de l’opposition 151 . N’hésitant pas à réactiver le langage de la guerre froide — Taiwan est décrit comme un « porteavion insubmersible », ce document s’efforce à l’évidence de mettre en avant à la fois l’importance stratégique de l’île pour les Etats-Unis et ses relations militaires étroites avec ce pays. De même, la Chine et Taiwan sont présentés comme en situation de concurrence stratégique dans le Pacifique occidental, car l’île, « puissance militaire maritime », verrouille toute expansion de l’influence chinoise dans cette zone. Autant de développements qui n’ont guère trouvé grâce aux yeux de l’opposition « bleue » et ceci en dépit de la très faible distance, sur le fond, entre les « résultats des entretiens de 1992 » et le « consensus de 1992 ». De fait, le KMT et le PPP ont rapidement formulé de nombreuses critiques à l’égard de ce rapport. Œuvre du président Chen et de son cercle restreint, il reflète à leurs yeux non pas un quelconque consensus national mais l’opinion des « verts » et en particulier du PDP sur les relations avec la Chine, une opinion marquée par la méfiance et le refus du retour au « consensus de 1992 ». En outre, la chronologie de l’évolution de la nature de la République de Chine établie par le rapport ne peut recevoir l’assentiment de l’opposition : née en 1912, la « vieille RDC » (qiu Zhonghua minguo) est morte en 1949 pour laisser place à la « RDC arrivée à Taiwan » (Zhonghua minguo dao Taiwan), puis à partir de 1988, et de l’ère Lee Teng-hui, à la « RDC à Taiwan » (zai Taiwan) et enfin en 2000, avec l’accession de Chen Shui-bian à la présidence, à 152 la « RDC = Taiwan » (shi Taiwan) . A cette définition politique de la RDC, que les « verts » ne sont toutefois pas parvenus à légaliser (cf. l’impossibilité de redéfinir les frontières de la RDC dans la Constitution), les « bleus » continuent, on l’a vu, d’opposer une définition légale qui inclut l’ensemble du territoire chinois. Bien que le Département d’Etat ait refusé de prendre parti à son sujet, ce rapport fut bien accueilli par l’Institut américain à Taiwan dont le nouveau directeur, Stephen Young, dit qu’il constituait un modèle du 153 genre que la Chine devrait suivre . Ce discret soutien américain mérite d’être souligné car dans le contexte intérieur taiwanais de 2006, il

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indiquait aussi une mise en garde à l’égard de la politique de défense de l’opposition. Dix jours après, le gouvernement chinois critiqua ce rapport qui à ses yeux présentait un point de vue indépendantiste et cherchait à faire avancer la cause de l’indépendance 154 . Si des divergences d’analyses peuvent expliquer en partie ce retard, l’on est cependant tenté de penser que Pékin souhaita probablement attendre les réactions « bleues » et américaines à ce rapport avant de rendre publique sa position.

Une politique de défense à bon marché : les progrès de la défense taiwanaise L’autre paradoxe est le contraste entre, d’une part, l’intensité du discours très nationaliste que Chen et son gouvernement ont constamment propagé et, d’autre part, la faiblesse des efforts déployés en matière de modernisation de la défense et d’adaptation des forces armées aux nouvelles menaces auxquelles elles doivent faire face. Certes, la réforme organisationnelle et la modernisation de l’institution militaire se sont poursuivies et la coopérationcoordination avec les Etats-Unis s’est resserrée. Mais l’on peut s’interroger à la fois sur les moyens que s’est donné le gouvernement « vert » et sur le bien-fondé de sa mobilisation emblématique autour du budget spécial d’achats d’armements américains lourds. Une meilleure perception de la menace militaire chinoise Cette perception a progressivement évolué. La perception actuelle se fonde sur deux principaux documents : le rapport sur la sécurité nationale de mai 2006 présenté ci-dessus et le livre blanc (biennal) sur la défense d’août 2006. A l’image du précédent livre blanc publié en décembre 2004, ce dernier document développe bien plus largement qu’auparavant (par exemple le rapport de 2002) les divers scénarios d’opération militaire de l’APL contre Taiwan. Depuis 2004, s’appuyant sur les données publiées par l’APL et les informations américaines, Taipei estime officiellement que Pékin privilégiera les actions courtes et décisives du type Blitzkrieg, et surtout d’intensité diverse en fonction des circonstances 155 . 155

Cette analyse est également présentée dans le Rapport sur la sécurité nationale de mai 2006. Pour une comparaison des deux rapports, cf. Michael S. Chase,

165

Le rapport d’août 2006 va plus loin et distingue trois scénarios potentiels de conflit armé : la guerre d’intimidation, la guerre de paralysie et la guerre d’invasion. La « guerre d’intimidation » recouvre des pressions militaires ou des démonstrations de force destinées à atteindre le moral des Taiwanais : manœuvres militaires de grande envergure, essais de missiles autour des eaux territoriales de l’île, cyber-attaque, attaque électronique, opérations psychologiques et activités aériennes ou navales provocatrices dans le détroit de Formose ; parmi les opérations d’intimidation les plus extrême, le rapport cite un blocus militaire partiel ou total de l’île. La « guerre de paralysie » poursuit des objectifs militaires plus ambitieux : la « paralysie rapide des systèmes de commandement et de contrôle et des centres nerveux politique et militaires de Taiwan ainsi que la neutralisation de toute capacité militaire opérationnelle et organisée de l’île ». Ce type de guerre inclut les options suivantes : attaques surprise, guerre cybernétique, frappes de missiles intensives ou de précision, c’est-à-dire de décapitation, opérations spéciales et de sabotage. La « guerre d’invasion » comprend une opération de débarquement sur une île périphérique de la RDC (Quemoy, Matsu ou Taiping dans les Spratly), sur les Pescadores (Penghu) ou sur Taiwan même 156 . Il est clair que ce dernier type de guerre reste considéré par Taipei comme très improbable, du moins avant 2010. Tant le rapport sur la sécurité nationale que celui sur la défense nationale privilégient des formes d’attaques qui combineront des éléments de guerre d’intimidation et de guerre de paralysie ainsi que de guerre asymétrique contre les Etats-Unis : provoquer l’effondrement de toute résistance militaire taiwanaise par des attaques à plusieurs niveaux tout en limitant l’engagement de troupes de l’Armée de terre de l’APL. Certes, le premier document paraît plus pessimiste que le second en ce sens qu’il attribue un plus haut degré de probabilité à une attaque de paralysie. Des considérations de « Taiwan’s Threat Perceptions : Underestimating China’s Capabilities and Intentions ? », China Brief, vol. VII, n° 5, 8 mars 2007, pp. 9-12. 156 2006 National Defense Report, op. cit., pp. 82-85; 2004 National Defense Report, op. cit., pp. 52-55. Pour une analyse des précédents livres blancs, cf. JeanPierre Cabestan, Chine-Taiwan : la guerre est-elle concevable ?, Paris, Economica, 2003, pp. 53-64.

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politique intérieures ne sont pas étrangères à cette divergence d’appréciation : le gouvernement de Chen Shui-bian et les « verts » ont intérêt à insister sur l’accroissement de la menace militaire chinoise, tandis que les militaires, en général plus proches de l’opposition « bleue », sans la minimiser, sont plus circonspects. Toutefois, il ne faudrait pas exagérer ces différences. En effet, encore présenté en 2004 comme improbable dans un avenir prévisible, depuis 2006 le gouvernement taiwanais estime qu’à partir de 2010 l’APL aura les moyens et pourra donc être tentée, en fonction de ses objectifs politiques, de recourir à l’une des actions militaires d’intimidation, de paralysie et même d’invasion de l’île décrites plus haut. Depuis 2004, le livre blanc de la Défense reconnaît aussi plus explicitement que la sécurité de Taiwan n’est pas uniquement militaire mais globale, reprenant certaines des idées développées dans le rapport de mai 2006 (cf. supra). En 2005, un officier taiwanais estimait que la puissance et l’influence croissante de la Chine menaçait la RDC dans six domaines : politique, économique, psychologique, information, militaire, science et technologie 157 . Par exemple, la désinformation sur les capacités (surestimées) de l’APL constitue aux yeux de Taipei une partie intégrante de la guerre psychologique menée par Pékin. Il est de même de la stratégie des autorités chinoises qui consiste à diviser la société taiwanaise à travers le ralliement de segments significatifs des élites politiques, économiques et culturelles de Taiwan. La manipulation des médias de l’île par le PC chinois participe aussi de cette stratégie 158 . La nouvelle stratégie de la Chine populaire vise aussi à peser, diplomatiquement, économiquement et militairement sur toute intervention américaine. Alors que dans les rapports précédents, le facteur américain était sous-estimé, pour ne pas dire gommé, celuici est désormais bien mieux pris en compte, tant il est devenu décisif. Sur le plan militaire, pour reprendre la formule de Lin 157

Yu Yongzhang (Colonel de l’Armée de terre), « Cong Zhonggong junli chengzhang lunshu Taihai buduichen zhanzheng dui wo weixie » (Réflexions sur l’accroissement de la puissance militaire des communistes chinois et la menace d’une guerre asymétrique dans le détroit sur Taiwan), Guofang zazhi (Revue de défense nationale), vol. 20, n° 1, 2005, pp. 97-108. 158 2004 National Defense Report, op. cit., pp. 44-47.

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Chong-pin, ancien vice-ministre taiwanais de la Défense (20022004), l’APL a substitué à la stratégie qui consistait à « frapper les Etats-Unis et détruire Taiwan » celle qui consiste à « dissuader les Etats-Unis (d’intervenir) et de prendre le contrôle de Taiwan » 159 . Cela étant, comme on va le voir, plus que l’accroissement de la menace militaire de l’APL, c’est la stratégie de front unie et les implications à long terme de l’intégration à l’œuvre entre les deux rives du détroit qui préoccupaient le plus le gouvernement taiwanais de Chen Shui-bian, et ceci jusqu’en 2008. La poursuite de la simplification et de la professionnalisation des forces armées 160 Depuis 2000, l’évolution des formes de menaces que présente l’APL pousse irrémédiablement les forces armées taiwanaises à poursuivre leur simplification et leur professionnalisation. Cependant, pour des raisons politiques — le maintien d’un lien fort entre l’Armée et la nation —, pendant longtemps, la grande majorité de la classe politique resta opposée à toute remise en question de l’institution du service militaire. Ce n’est que depuis le milieu des années des années 2000 que la réduction du service militaire et le passage à terme à un recrutement des officiers et des soldats sur la base du volontariat ne sont plus tabous. Si entre 2005 et 2008, la longueur du service a progressivement été réduite de deux à un an, en même temps les deux principaux partis politiques (PDP et KMT) ont proposé une transition progressive à une armée de volontaires. Bien que cette transition risque d’être plus lente que l’espèrent certains, les conscrits occupent déjà une place de plus en plus secondaire dans l’institution militaire. Cette réforme a été précédée et préparée par une réduction des effectifs et simplification des structures. Ces processus ont principalement touché l’Armée de terre. Encore au nombre de 235 000 en 1997, son personnel n’est plus aujourd’hui que de 190 000. Par ailleurs, au sein de l’Armée de terre, les divisions (shi) ont été remplacées par une trentaine de brigades (lü) plus mobiles, plus 159 Lin Chong-pin, Win with Wisdom When Wrestling with a Giant, Taipei, Quanqiu fangwei zazhishe, 2005. 160 Pour une analyse optimiste de ces transformations, cf. Mark A. Stokes, « Taiwan’s Security : Beyond the Special Budget », Asian Outlook, n° 2, 27 mars 2006, pp. 1-13.

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autonomes et plus intégrées. Structures de secours en temps de paix, les commandements de l’échelon de la division ne redeviennent opérationnels qu’en cas de conflit 161 . Cette restructuration de l’Armée de terre s’est accompagnée d’une évolution et d’une modernisation des équipements dont elle est dotée. Quoique possédant encore plus de 2 000 chars lourds (dont un millier sont opérationnels), l’Armée de terre a mis l’accent ces dernières années sur l’acquisition de véhicules de combat plus légers et d’hélicoptères. Ainsi un nouveau VTT (véhicule de transport de troupes), le CM-32, fut inauguré en janvier 2005 et a commencé à être construit en série en 2007. De même, si l’Armée de terre taiwanaise possède encore peu d’hélicoptères d’attaques dans son arsenal (notamment 50 Super-Cobra, équipés de missiles Hellfire), elle a engagé en janvier 2005 un programme de modernisation d’un coût de 2, 7 milliards de dollars américains qui devrait lui permettre d’accroître sa capacité de contre-attaque en cas d’invasion de l’île ou d’établissement d’une tête de pont par l’APL (aujourd’hui seulement deux brigades sont équipées au total de 60 hélicoptères d’attaque) 162 . Ces évolutions ont progressivement pesé sur l’institution du service militaire. D’une durée de 22 mois jusqu’à la fin 2005, ce service ne permettait pas de former de manière efficace les sousofficiers et les techniciens dont la Marine et l’Armée de l’Air avaient cruellement besoin. Les appelés n’y étaient opérationnels en général que pendant une période maximale de six mois et parfois moins. Et de plus en plus dans l’Armée de terre également, les appelés ne pouvaient remplir les missions que l’on attendait de celle-ci : « digitalisation, mobilité en trois dimension et mécanisation » 163 . Seuls des cadres engagés pour une longue période pouvaient répondre à ces nouvelles exigences. Le plan de réduction de la durée du service militaire s’est donc inscrit dans une nécessaire adaptation des forces armées taiwanaises à la guerre moderne et aux types de conflits les plus probables qui peuvent survenir dans le détroit. Il est évident qu’à cet égard, le contrôle de l’espace aérien et maritime autour de l’île est devenu primordial. C’est ce que le gouvernement de Chen 161

Bernard D. Cole, Taiwan’s Security. History and Prospects, Londres & New York, Routledge, 2005, pp. 93-94. 162 Cole, Taiwan’s Security, op. cit., pp. 97-98. 163 2004 National Defense Report, op. cit., pp. 106-107.

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Shui-bian a appellé à partir de 2000 le déplacement de la « bataille décisive en dehors du territoire » c’est-à-dire au-delà des mers » et le plus loin possible des côtes taiwanaises (jingwai juezhan) 164 . Déjà, depuis juin 2003, les hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux (plus de 18 ans et moins de 45 ans) avaient la possibilité d’effectuer un service de substitution, dans une autre administration (police, pompiers, protection de l’environnement, aide au développement, etc.). En 2003, environ 12 000 des quelque 138 000 appelés étaient dans ce cas. Puis, en novembre 2005, le gouvernement annonça une réduction à 16 mois du service militaire, effective au 1er janvier 2006, avec possibilité d’effectuer celui-ci à partir de 19 ans (contre 20 ans auparavant). Il décida également de faire passer à 30 000 le nombre d’appelés autorisés à effectuer un service civil sous la responsabilité du Ministère de l’Intérieur 165 . Le 1er juillet 2007, le service national passa à 14 mois, puis le 1er janvier 2008, à un an. Le Livre Blanc de la Défense d’août 2006 annonçait pour la première fois la transition vers une armée d’engagés, n’attribuant plus à la conscription qu’un rôle complémentaire (chapitre 7). Néanmoins, il demeurait prudent, se contentant de projeter une inversion d’ici la fin 2008 du ratio engagés / conscrits : 60 % / 40 % contre 40% / 60% alors. En 2006, l’objectif poursuivi était une réduction des effectifs des forces armées de 100 000 personnes d’ici la fin 2008 : 270 000 contre 370 000 cette année- là, dont 110 000 dans l’Armée de terre, 40 000 dans la Marine (dont 10 000 troupes de marines) et l’Armée de l’air, et 30 000 dans les services interarmes.

164

Taiwan Defense Affairs, vol. 1, n° 1, octobre 2000, p. 130 ; Cabestan, ChineTaiwan : la guerre est-elle concevable ?, op. cit., pp. 58-59. 165 China Post, 29 novembre 2005.

170

Evolution prévue des effectifs des forces armées taiwanaises 2006

Fin 2008

Armée de terre

190 000

110 000

Marine

50 000

40 000

dont troupes de Marine

(12 000)

(10 000)

Armée de l’air

45 000

40 000

Services interarmes

15 000

30 000

Police militaire

13 000

13 000

Autres (1)

57 000

42 000

Total

370 000

270 000

(1) La catégorie « Autres » inclut principalement le commandement central et le commandement de la réserve. Sources : entretien, ministère de la Défense, mai 2006, Cole, Taiwan’s Security, op. cit., pp. 161-163 et al. ; Cabestan, Chine-Taiwan, op. cit., p. 105.

Cette réduction rendait possible la réduction progressive de la durée du service militaire : en effet, aujourd’hui, les forces armées, et en particulier l’Armée de terre, n’ont plus besoin des quelque 231 000 appelés qui en 2004 se trouvaient en même temps sous les drapeaux (soit environ 80 % d’une classe d’âge). On l’a vu, l’objectif est de ramener le nombre d’appelés de 60 % à 40 % des effectifs totaux d’ici la fin 2008, soit 108 000 hommes, dont 40 000 sous-officiers, contre 195 000 soldats (plus de 99 % de la totalité des hommes du rang), 34 900 sous-officiers (30 %) et 1 200 officiers (1, 6 %) en 2004 166 . 166

Données de 2004 établies à partir du 2004 National Defense Report, p. 132 et sur la base des effectifs totaux de 385 500 en 2004 fournis par Cole, Taiwan’s Security, op. cit., p. 161. Cf. aussi Ping-hsiung Lo, « The Republic of China’s Armed Services’ Human Resource Policy » in Martin Edmonds & Michael M. Tsai éds., Taiwan’s Defense Reform, Londres & New York, Routledge, 2006, pp. 198-200.

171

Très importantes sur le papier (3, 5 millions), les forces de réserves ont également été réduites. En 2006, il fut annoncé que tout homme âgé de plus de 35 ans et de moins de 40 ans serait exempté des périodes d’entraînement imposées aux réservistes, ce qui était le cas dans les faits auparavant. En effet, l’entraînement des réservistes comprend quatre périodes de 20 jours au cours des huit années qui suivent la fin du service militaire. Mais, pour des raisons principalement financières, celles-ci ne durent guère plus d’une semaine (soit 20 à 28 jours au total) 167 . L’objectif de cette réforme est d’accroître l’efficacité de l’entraînement donné aux plus jeunes réservistes. Dans ce but, les effectifs engagés chargés d’encadrer les réservistes sont passés de 6 000 hommes à 16 500 hommes à la fin 2006 168 . Plus généralement, le gouvernement de Chen Shui-bian s’est efforcé de rapprocher l’institution militaire de la nation à la fois par le maintien — et la réduction, bien accueillie par la population — du service militaire, le recentrage de la réserve et aussi par une meilleure communication sur les questions de défense et de sécurité. La publication en mai 2006 d’un rapport sur la sécurité nationale — la nation étant comprise, on l’a vu, comme la RDC ou Taiwan — participe de cet effort. Il en est de même de la promulgation le 2 février 2005 d’une « loi sur l’éducation à la défense nationale du peuple tout entier » (quanmin guofang jiaoyu fa) qui institue des journées d’éducation aux problèmes de défense dans tous les établissements scolaires 169 . Enoncée pour la première fois dans le livre blanc de la défense de 2002, cette notion de quanmin guofang a justement pour but de sensibiliser la société à ces questions. A l’évidence, Taiwan a engagé une importante professionnalisation de son armée dans laquelle les appelés continuent pour l’heure de remplir des tâches administratives, de garde, d’entretien et d’assistance, tandis que les engagés seront les seuls à remplir les missions de combat. Toutefois, pour des raisons à la fois pratiques et électorales, à partir de 2006, les principaux 167

Entretien, ministère taiwanais de la Défense, mai 2006, Cole, Taiwan’s Security, op. cit., pp. 78-79. 168 Entretien, ministère taiwanais de la Défense, mai 2006 ; Cole, Taiwan Security, op. cit., p. 162. 169 Http://law.mnd.mil.tw ; 2002 National Defense Report, p. 64 ; Cabestan, Chine-Taiwan, op. cit., p. 57.

172

partis politiques ont commencé à proposer une évolution plus décisive vers une armée de volontaires (cf. ci-après). Il n’en demeure pas moins que la transition vers une armée totalement constituée d’engagées risque de prendre plus de temps que l’ont annoncé les hommes politiques avant 2008. Le recrutement des engagés est donc devenu une priorité. L’objectif que s’est fixé le ministère de la Défense en 2004 était ambitieux : 70 000 nouveaux soldats d’ici 2012 170 . Dans ce but, en 2006, le gouvernement releva la solde des soldats engagés (29 000 à 35 000 NT$, selon les sources, contre environ 20 000 auparavant) 171 et s’efforça de renforcer le corps des sous-officiers, point faible traditionnel de l’institution militaire taiwanaise (et de l’APL), en facilitant notamment les passerelles de promotion entre les premiers et les seconds 172 . Ainsi le ratio entre officiers, sousofficiers et hommes du rang était en 2006 respectivement de 1 (55 530 h), 1, 61 (89 400 h) et 1, 97 (109 390 h) 173 . L’objectif était d’ici la fin 2008 d’instaurer un ratio plus équilibré : 1 (50 000), 2 (100 000) et 2 (100 000) 174 . Afin de favoriser cette réforme, le nombre de généraux a une fois encore été réduit (300 en 2008 contre 400 en 2005) 175 . Ces objectifs seront difficiles à atteindre et dépendront de l’évolution de la situation économique. La montée du chômage semble avoir favorisé les campagnes de recrutement : ainsi en 2005, plus de 6 600 jeunes se sont engagés dans les forces armées, permettant à ces dernières de légèrement dépasser les objectifs qu’elles s’étaient fixés (101 %) 176 . Plus généralement, la baisse des effectifs militaires a pour but de réduire les dépenses en personnel, de plus en plus lourdes. En 2004, celles-ci représentaient plus de 50 % du budget de la défense 170

Cole, Taiwan Security, op. cit., p. 75. Cole, Taiwan Security, op. cit., p. 75 ; entretien avec l’amiral Ku Chung-lien, mai 2006 ; Taipei Times, 24 novembre 2005. 172 2006 National Defense Report, op. cit., ch. 7 et annexe 7-1. 173 Interview, ministère taiwanais de la Défense, mai 2006 : ne sont comptabilisés ici que les personnels des trois armes (terre, air et mer) soit des effectifs totaux de 260 000 h. L’Armée taiwanaise ne compte environ que 9 000 femmes en 2006, contre 7 100 en 2004. En 2004, le ratio officiers-sous-officiers était de 1 : 1, 54 (74 000 /114 250) et le ratio officiers-hommes du rang était de 1 : 2, 6 (74 000/196 000). 2004 National Defense Report, op. cit., pp. 132-133. 174 Estimations établies d’après les ratios fournis par le ministère taiwanais de la Défense en mai 2006. 175 Interview, ministère taiwanais de la Défense, mai 2006. 176 2006 ational Defense Report, op. cit., ch. 12.

171

173

(50, 25 % contre 56, 61 % en 2003), alors que 22, 5 % de ce budget était consacré aux opérations et à la gestion et 25, 4 % à l’investissement 177 . En août 2005, prenant enfin acte de l’érosion régulière du budget de la défense (cf. ch. préliminaire), Chen Shui-bian s’était donné pour objectif de faire passer d’ici 2008 ce budget à 3 % du PIB (contre 2, 6 % en 2005). Afin de dégager plus de moyens pour l’achat de nouveaux équipements, le gouvernement taiwanais entendait maintenir les dépenses en personnel sous la barre des 4 milliards de dollars américains. Ainsi, en 2007, le budget de la défense devait atteindre 8, 85 milliards de dollars américains (283 milliards de NT$) soit 2, 85 % du PIB, puis en 2008 10 milliards de dollars américains (320 milliards de NT$), soit 3 % du PIB. Pour ces deux années, il était prévu que ce budget soit structuré ainsi : Plan d’évolution du budget taiwanais de la défense (en milliards de US$) 2004

2007

2008

Personnel (milliards de NT$)

3, 95 (132, 7)

4

4

Opérations et Entretien (milliards de NT$)

1, 8 (59, 5)

2

2

Investissement (milliards de NT$)

2 (67)

2, 85

4

Autres (milliards de NT$)

0, 15 (4, 9)

Total (milliards de NT$)

7, 9 (264, 1)

8, 85

10

Sources : 2004, 2004 National Defense Report (taux de change : 1 US$ = 33, 5 NT$) ; 2007 et 2008. Entretien, ministère taiwanais de la Défense, mai 2006. 177

2004 National Defense Report, op. cit., p. 146.

174

Ce plan était ambitieux et avait pour buts à la fois d’accroître de manière significative les achats en armements modernes et d’inclure dans le budget régulier la partie du budget spécial que le Yuan législatif refusait approuver (notamment les missiles antimissiles Pac-3, cf. ci-après). Dans une large mesure, ces objectifs ont été atteints : en 2007, le budget de la défense augmenta de 24, 8 % (295, 8 milliards de NT$, soit 8, 9 milliards de dollars américains), puis en 2008, de 15, 4 % pour atteindre 341, 4 milliards de NT$, soit 11 milliards de dollars. Enfin, l’introduction d’une nouvelle loi de défense nationale et d’organisation du ministère de la Défense en 2000 a favorisé un développement important de la « culture interarmes » à partir de l’entrée en vigueur de ces textes en 2002. Celle-ci s’est développée depuis, faisant de l’organisation et de la conduite d’opérations interarmes une priorité dans le Livre blanc de la défense de 2006 178 . Afin d’accélérer ce processus, le quartier général du ministère de la Défense (5 000 à 6 000 personnes) a été transféré en 2008 à Dazhiyuan, au nord de Taipei, une zone militaire reliée par des passages souterrains au centre de commandement de Hengshan. Ainsi sont réunis, au pied d’une montagne et en un lieu protégé contre les attaques de missiles, les principaux centres de commandement des forces armées taiwanaises, y compris ceux de la Marine et de l’Armée de l’air 179 . Cette dernière réorganisation met également au jour la prise de conscience du gouvernement de Taipei en matière de protection non seulement des centres de commandement mais aussi de l’ensemble des installations militaires sensibles (centres de communications, bases aériennes, usines électriques). Une plus étroite « coopération-coordination » avec les Etats-Unis Depuis l’arrivée au pouvoir de Chen Shui-bian, la coordination-coopération avec le Pentagone a continué de se renforcer. Entamé après la crise des missiles de 1995-1996, le resserrement des liens militaires entre Taiwan et les Etats-Unis a été encouragé à la fois par l’administration Bush dès son entrée en 178 179

2006 National Defense Report, op. cit., ch. 9. Cole, Taiwan’s Security, op. cit., pp. 60-61.

175

fonction et l’annonce d’importantes ventes d’armements en avril 2001 (cf. ch. préliminaire) et par le gouvernement « vert », et ceci malgré les difficultés politiques qu’ont dû affronter les relations entre ces deux pays à compter de 2002-2003. En dépit du blocage jusqu’en 2007 du budget spécial destiné à acquérir les armements les plus lourds (cf. infra), les achats de matériels de guerre américains se sont poursuivis. Parmi ceux-ci, l’on peut indiquer 4 destroyers Kidd (coût 740 millions de US$) dont deux ont été intégrés en 2006 (sous les noms de Chi Teh et Ming Teh) et les deux autres en 2008 ; 1 LSD (landing ship dock) Anchorage en 2006, 11 radars de surveillance aérienne en 2002, un système radar de surveillance early warning, produit par Raython et livrable en 2009 (752 milllions de US$) ainsi que de multiples types de missiles (240 + 400 Hellfire pour les hélicoptères en 2001 et 2005 ; 182 Sidewinder air-air pour les avions de chasse en 2006 ; 728 Stinger, 360 missiles anti-char Javelin et 290 TOW pour l’Armée de terre au cours des années 2000-2003 ; et 93 Harpoons et 100 RIM-66M pour les destroyers Kidd) 180 . Au total, entre 1999 et 2002, comme entre 2003 et 2006, c’est à Taiwan que les Etats-Unis livrèrent la plus grande quantité d’armements en Asie (5,8 et 4,1 milliards de dollars respectivement) 181 . Cependant la coopération militaire entre Taiwan et les EtatsUnis est devenue beaucoup plus étroite et transparente dans de nombreux domaines, que cela soit la formation des pilotes, des marins ou des artilleurs, l’assistance technique ou le partage de l’information. Ainsi, la coordination entre le commandement américain du Pacifique, responsable d’intervenir en cas de guerre dans le détroit, et l’Armée taiwanaise a été renforcée. L’objectif de Washington est clair : améliorer la capacité de Taiwan à affronter un conflit dans le détroit, à tenir en attendant que l’US Air Force et l’US Navy puissent arriver sur le théâtre d’opération et à épauler les engagements américains, sans toutefois les gêner, par l’attribution de périmètres d’actions limités. Le but affiché de 180

Cole, Taiwan Security, op. cit., pp. 190-191. Duchâtel, « Taiwan : une politique de sécurité… », op. cit., p. 54-56. 181 Au cours de ces deux périodes successives, Taiwan fut, sur la base des livraisons effectuées, le 2ème, puis le 4ème client des Etats-Unis, cf. Richard F. Grimmett, US Arms Sales : Agreements with and Deliveries to Major Clients, 1999-2006, CRS Report for Congress, 20 décembre 2007, p. 6.

176

l’Armée taiwanaise est de tenir un mois sans les Américains, contre 15 jours aujourd’hui. Ainsi le Pentagone a conduit une douzaine d’évaluations des capacités de défense de Taiwan entre 1997 et 2004. Plus attentive aux progrès enregistrés par les forces armées de l’île, l’administration américaine y est également plus présente. Le « groupe d’assistance technique » de l’American Institute in Taiwan (AIT), l’ambassade officieuse des Etats-Unis, s’est renforcé et un plus grand nombre de conseillers militaires américains (dont le nombre est estimé à 200) apportent leur concours à la modernisation de forces armées, notamment dans les domaines des opérations interarmes, des communications (C4ISR ou command, control, communications, computers, intelligence, surveillance and reconnaissance) de la défense aérienne, de la défense anti-missiles, de la guerre informationnelle, de la gestion de la logistique et des jeux de guerre. En outre, depuis le début de la décennie, des observateurs américains (une vingtaine) prennent systématiquement part aux manœuvres interarmes Han-Kuang organisées chaque année par l’Armée taiwanaise et ont noté de manière positive les progrès réalisés par cette dernière 182 . L’on ne peut donc arguer que l’institution militaire n’a pas poursuivi sa modernisation et son adaptation au nouvel environnement que lui imposent l’APL et la montée en puissance de la Chine. Néanmoins, de nombreux obstacles freinent ce processus au sein même du gouvernement de Chen Shui-bian, avant même que soient prises en considérations les interventions ou les critiques faites par l’opposition, notamment au sein du Parlement. Les obstacles à la modernisation et à l’adaptation des forces armées Ces obstacles peuvent être regroupés en trois grandes catégories : les premiers sont financiers ; les deuxièmes ont trait aux difficultés propres d’évolution de l’institution militaire ainsi que de sa relation avec la société et le pouvoir politique ; et les 182

Entretiens avec divers experts américains ; Cole, Taiwan Security, op. cit., pp. 177, 181-182.

177

troisièmes découlent des nouveaux rapports de travail entre militaires taiwanais et américains. Les limites de l’effort financier Nous avons vu combien le budget annuel de la défense avait diminué après l’arrivée au pouvoir du PDP en 2000. En 2006, il est tombé à 2, 17 % du PIB de l’aveu même de certains responsables militaires taiwanais 183 . Nous avons pu aussi prendre acte de la volonté affichée en août 2005 de ce même gouvernement « vert » de « rectifier le tir » et de faire repasser ce budget au-dessus de la barre des 3 % du PIB en 2008. Or, comme l’avait prédit la majorité des observateurs, y compris au sein du PDP, en dépit des efforts financiers consentis, cet objectif n’a pu être atteint 184 . Certes, les blocages de l’opposition ont empêché le projet de budget de la défense de 2007, d’un montant de 323, 4 milliards de NT$ (9, 8 milliards de dollars américains) d’être adopté en décembre 2006. Néanmoins, cet accroissement était pour une large part dû à l’inclusion par le gouvernement au budget régulier de la défense de dépenses devant initialement figurer dans le budget spécial. Et le KMT vota finalement en juin 2007 un budget de la défense assez similaire à ce projet, si une fois encore l’on en soustrait les achats d’armes contestés (cf. ch. préliminaire). Quoiqu’il en soit, en dépit d’une augmentation importante en 2007 et en 2008 (341, 4 milliards de NT$), augmentation destinée à rattraper l’érosion des années précédentes, ce budget est resté en dessous de la barre des 3 % du PIB : il ne représentait en 2008 que 2, 8 % du PIB (contre 2, 6 % en 2007 et 2, 5 % en 2006) 185 . En 183

CNA, 23 janvier 2007. Entretien avec Alexander Huang, expert des questions de défense et professeur à l’Université Tamkang, juin 2006. 185 2006 National Defense Report, op. cit., ch. 12, section 3. Un budget de 350 milliards de NT$ n’aurait correspondu qu’à 3 % du PIB de… 2006. En 2006, la part de ce budget dans le PIB continua de diminuer : 2, 525 % contre 2, 586 % l’année précédente (soit 291 contre 288 milliards de NT$). Certaines analyses extérieures estimaient également le budget de la défense taiwanais à 2, 2 % du PIB en 2006, cf. International Institute for International Studies, The Military Balance 2007, Londres, Routledge, p. 373. Cf. aussi Justin Logan & Ted Galen Carpenter, « Taiwan’s Defense Budget : How Taipei Free Riding Risks War », Policy Analysis, Cato Institute, n° 600, 13 septembre 2007, p. 5. D’autres sources estiment le budget de la défense à 2, 85 % du PIB en 2007 mais l’on peut douter du bienfondé de ce pourcentage ; cf. CNA, 24 janvier 2007.

184

178

outre, en partie facilitée par une dépréciation du billet vert (31 NT$ en 2008 contre 33 en 2005), ce rattrapage a surtout permis de faire face à un alourdissement des dépenses en personnels. C’est la raison pour laquelle, il semble ardu de modifier de manière notable les ratios entre les dépenses de personnel, d’opérations-entretien et d’investissement. Par exemple, entre 1997 et 2006, 40, 5 milliards de NT$ (1, 25 milliards de dollars) ont été économisés grâce à une réduction des effectifs ; mais au cours de la même période, 60, 5 milliards de NT$ (1, 87 milliards de dollars) supplémentaires ont été dépensés pour faire face aux divers programmes de recrutement d’engagés et d’augmentation des soldes 186 . Sans fournir de pourcentages, le Livre blanc de 2006 laisse entendre une augmentation supplémentaire de la part des dépenses en personnel. En d’autres termes, l’évolution de l’outil militaire taiwanais vers une armée de métier coûte cher et impose un effort financier beaucoup plus important que celui consenti par le gouvernement de Chen Shui-bian, en fin de parcours, notamment pour tenter de calmer les inquiétudes américaines. Le succès des futures campagnes de recrutement d’engagés en dépend directement. Par ailleurs, les contrats et livraisons d’armements en provenance des Etats-Unis, le principal et quasi-unique fournisseur de Taiwan dans ce secteur aujourd’hui ont connu un ralentissement certain à compter de 2005. Ainsi, quatrième client en Asie entre 1999 et 2002 comme entre 2003 et 2006 (avec des contrats chiffrés pour chaque période à 1, 1 milliard de dollars, Taiwan disparait en 2006 de la liste de cinq principaux clients américains. De même, en 2006, les livraisons passent à 970 millions de dollars contre 4, 1 milliards pour la période 2003-2006 et 5, 8 milliards pour les années 1999-2002 187 . Cependant, alors que Ma Ying-jeou entame sa présidence, l’endettement de l’Etat reste très lourd. En d’autres termes, tout accroissement important du budget de la défense après 2008 dépendra pour une bonne part de l’évolution de la situation économique de Taiwan.

186 187

2006 National Defense Report, op. cit., ch. 12. Grimmett, US Arms Sales, op. cit., pp. 2, 6.

179

Les difficiles relations entre l’Armée et la société La principale difficulté de l’institution militaire taiwanaise est le recrutement de volontaires prêts à s’engager pour une longue durée. Selon des sondages récents, qui viennent confirmer les réponses apportées au chapitre précédent, seulement 3 % des Taiwanais seraient disposés à choisir le métier des armes. C’est la raison pour laquelle, en dépit d’une réévaluation des soldes, l’Armée aura beaucoup de mal à atteindre dans ce domaine les objectifs qu’elle s’était fixée (70 000 nouveaux soldats engagés d’ici 2012. Le livre blanc de 2004 offre un tableau extrêmement transparent des difficultés affrontées pour attirer de nouvelles recrues au cours ololdes années 2002-2004. Dans la quasi-totalité des secteurs, l’Armée peine à remplir ses quotas que ce soit pour ce qui concerne les officiers, les sous-officiers ou les soldats. Si les postes d’officiers et certains postes de sous-officiers demeurent en général plus aisément pourvus (avec des taux d’environ 70 % à 80 %), de grosses disparités apparaissent. Par exemple, l’Armée de l’air reste plus attractive, en particulier les postes d’officiers techniques, tandis que la Marine ne pourvoit qu’un poste d’officier sur trois et un poste de sous-officier sur deux. Quant au recrutement des soldats, il reste très difficile : en 2003, seulement 217 des 647 postes de volontaires ouverts ont été pourvus (et 129 sur 364 en 2004) 188 . Et la grande majorité de ces soldats étaient déjà sous les drapeaux. En 2005, il semble que le plan de recrutement ait enregistré un meilleur succès, du fait de l’augmentation des soldes : 6 500 soldats se sont engagés. Et certaines filières de sous-officiers (en particulier dans la Marine) ont remporté depuis 2005 un meilleur succès 189 . Mais l’Armée est loin de pouvoir remplir les quotas affichés, y compris pour les années qui viennent (15 000 nouveaux engagés par an au cours des années 2006-2008). Pas envisagée par les autorités mais souhaitée par de nombreux militaires, toute évolution vers une armée de métier paraît donc impossible tant le recrutement reste ardu et pèserait de manière prohibitive sur les

188 189

2004 National Defense Report, op. cit., p. 136. Cole, Taiwan’s Security, op. cit., pp. 74-75.

180

finances publiques : l’on estime son coût à 20 milliards de dollars américain, soit un doublement du budget de la défense 190 . En outre, la réduction de la durée du service militaire annoncée en 2005 a du mal à entrer dans les faits, car l’institution militaire a encore besoin des appelés, en particulier pour alimenter le corps des sous-officiers, particulièrement déficitaire en personnels en dépit des efforts déployés pour le renforcer et le rendre plus attractif. En effet, en 2004, on l’a vu, 30 % de ces derniers étaient des appelés. Et dans l’Armée de terre en particulier, pour les engagés, la carrière de sous-officier reste peu prisée, pour des raisons qui tiennent à la culture militaire propre à la Chine et à la faible attention portée à ce corps (les officiers subalternes à Taiwan remplissent souvent de fait les missions des sous-officiers dans les armées occidentales). La plupart des sous-officiers engagés ont un bagage éducatif relativement bas et peu propice à en faire de bons techniciens. En effet, en 2004, 64 % d’entre eux avaient un niveau équivalent à la fin du lycée et seulement 32, 6 % un diplôme universitaire de base (contre 40, 8 % des soldats). Inversement, la grande majorité des appelés diplômés de l’université ne souhaitent pas s’engager. Et ceux qui s’engagent ne restent pas toujours suffisamment longtemps dans l’institution militaire. Ainsi, beaucoup d’officiers s’efforcent au terme de 10 ou 15 de service de se réinsérer dans la vie civile où ils espèrent trouver un emploi mieux rémunéré. Le cas des pilotes de l’Armée de l’air, souvent « débauchés » par les compagnies aériennes est à cet égard emblématique. La montée relative du chômage a facilité dans une certaine mesure le recrutement de nouveaux engagés. Mais ceux-ci ne se fixent que rarement dans l’Armée et la quittent à la première occasion venue. La focalisation sur le budget spécial Le refus du Yuan législatif jusqu’en juin 2007 d’adopter le budget spécial mis en place au cours de l’été 2004 pour financer l’achat de trois types d’armements lourds proposés par les EtatsUnis (12 P-3C Orion de lutte anti-sous-marine, 8 sous-marins diesels et 6 batteries de missiles anti-missiles Patriots Pac-3) fut présenté par le gouvernement de Chen Shui-bian comme de 190

Cole, Taiwan’s Security, op. cit., p. 176.

181

l’entière responsabilité de l’opposition « bleue » 191 . La mise en place d’un budget spécial n’avait rien de nouveau à Taiwan : par exemple, un tel budget avait été établi dans les années 1990 pour financer l’achat des F-16 et des Mirages 2000. En réalité, cette saga, qui occupa l’actualité politique taiwanaise et préoccupa le gouvernement américain pendant près de trois ans, fut plus compliquée que ne le dirent les « verts ». En effet, ni Chen ni ses alliés ne manifestèrent beaucoup d’empressement à engager une dépense qui aurait grevé d’autant les chapitres du budget plus propices à rassembler les voix (dépenses sociales et de santé). En effet, entre avril 2001 et juillet 2004, trois années s’écoulèrent sans que le ministère de la Défense n’eût été capable de programmer l’achat des matériels promis par Bush. Une partie de la responsabilité doit très certainement être portée par le ministre de la défense Tang Yao-ming, un terrien peu intéressé par l’acquisition de ces armements. Tang avait en outre émis des réserves sur l’achat des Pac-3, jugés trop coûteux et pas assez efficaces. Mais l’on doit immédiatement ajouter qu’à aucun moment une impulsion politique ne vint du Palais présidentiel pour l’enjoindre d’établir, en concertation avec les autorités militaires américaines, un budget spécial susceptible d’être soumis au Parlement. Il est vrai aussi que les Américains eux-mêmes restèrent pendant assez longtemps incapables de chiffrer le coût de la fabrication de sous-marins diesels, un type de submersibles dont ils avaient arrêté depuis plus de vingt ans la production (ils ne fabriquent plus eux-mêmes que des sous-marins nucléaires). Le remplacement de Tang Yao-ming par l’amiral Lee Jye en mai 2004 modifia radicalement l’attitude du ministère de la Défense au sujet du budget spécial. Sous-marinier et fervent partisan de l’achat des sous-marins, Lee Jye prépara en quelques semaines un budget susceptible d’être présenté au Parlement. Néanmoins, il semble que la stratégie du gouvernement de Chen devant le Parlement ait largement contribué au blocage que l’on sait : le budget a été repoussé plus de 50 fois par celui-ci entre l’automne 2004 et la fin du printemps 2006. Tout d’abord, le coût initial du budget spécial (18 milliards de dollars) apparut comme particulièrement prohibitif aux yeux d’un Yuan législatif qui, alors 191

Pour une bonne analyse du budget spécial, cf. Mark A. Stokes, « Taiwan’s Security », op. cit.

182

qu’il n’a pas le droit d’accroître les dépenses de l’Etat, observait depuis plusieurs années avec inquiétude l’endettement croissant de celui-ci. Ensuite, les « verts » adoptèrent une stratégie maximaliste « du tout ou rien » qui ne pouvait que conduire à l’impasse. Ils refusèrent dès le départ de voter le budget par tranches ou type d’armements, tirant argument de l’importance symbolique attachée par l’Administration Bush à l’adoption de ce budget spécial : un « litmus test » déclarait Richard Lawless, secrétaire-adjoint américain à la Défense en octobre 2004 192 . Ils empêchèrent aussi pendant de longs mois toute discussion sur le prix ou toute demande de réduction du coût de ce « package » aux Américains. Il fallut attendre le printemps 2006 pour que Chen acceptât enfin de détacher les Pac-3, particulièrement controversés et « interdits » d’achat avant 2007 du fait du résultat du référendum de 2004, du budget spécial, afin de réduire celui-ci à 10 milliards de dollars (étalés sur 15 ans). En juin 2006, l’on commença à s’acheminer vers un compromis. Un budget spécial finançant l’achat des P-3C Orion et une étude de faisabilité des sous-marins paraissait accepté à la fois par les « verts », les « bleus » et les Américains. Cependant, la crise politique de l’été et de l’automne 2006 à repoussé jusqu’en juin 2007 toute approbation par le Parlement de ces acquisitions (cf. ch. préliminaire). Et une fois encore, les retards observés ne pouvaient qu’arranger les affaires d’un gouvernement en quête d’argent et finalement peu concerné par le financement de l’effort de défense. Une menace sous-estimée Ce qu’il ressort de ce débat, c’est une faible perception de la menace militaire de la Chine. Car loin de se sentir contraints de former une « union sacrée » sur des choix ayant trait à des questions vitale, la sécurité et la survie de Taiwan, les politiciens comme les experts taiwanais continuent de minimiser, non pas la modernisation de l’APL, mais la volonté et la capacité de Pékin de recourir à la force. Les facteurs internes à la Chine sont le plus souvent mis en avant : le besoin de développer le pays, les contraintes multiples de la croissance économique et du maintien de la stabilité sociale, et à 192

Washington Post, 10 octobre 2004.

183

plus court terme, l’organisation en août 2008 des Jeux olympiques à Pékin. L’acquisition par l’APL de la suprématie militaire dans le détroit et la tentation récurrente d’instrumentalisation du nationalisme sont prises en compte comme autant de facteurs pouvant inciter les responsables chinois à recourir à l’usage de la force armée. Toutefois, ces données n’imposent aux acteurs politiques ni le même sentiment d’urgence que dans les milieux militaires américains ni un quelconque besoin d’atteindre un compromis sur l’essentiel, du moins sans pression extérieure, en l’occurrence de Washington. Au contraire, l’épisode du budget spécial a montré que la défense nationale pouvait encore « se payer le luxe » d’être soumise aux aléas et aux enjeux de politique intérieure. Au total, la politique continentale et de sécurité du gouvernement « vert » a constamment tenté de concilier les pressions exercées par l’AUT et les factions les plus fondamentalistes du PDP, d’une part, et celles des courants modérés du PDP ainsi que milieux d’affaires, d’autre part 193 . Le principe de réalité, on l’a vu, a contraint Chen Shui-bian et son équipe à pencher plutôt en faveur des seconds. A cet égard, au sein du PDP, l’on a assisté à un retournement des sensibilités. En effet, le « nouveau courant » (xin chaoliu) autrefois très favorable à l’indépendance, dont le plus haut représentant au pouvoir est Chiu Yi-jen, secrétaire général du Conseil national de sécurité (puis vice-premier ministre en 2007-2008), afficha à partir de 2006 un pragmatisme qui le condusit à se rapprocher de la faction Etat providence (fuliguo) de l’ancien Premier ministre et candidat PDP à la présidence de la République Hsieh Chang-ting, bien que celleci restât profondément divisée sur la politique continentale et n’adhérât pas forcément au slogan de son chef « coexistence par la réconciliation ». Parallèlement, on put constater que les proches de Chen Shui-bian et de l’ancienne faction « front de la justice » (zhenyi lianxian), tel le Premier ministre Su Cheng-chang ou Yu 193

Ainsi, en mai 2006, soutenu par Hsieh, le député PDP de la faction Etat providence Lee Chun-yi proposa de réviser dans le sens de la souplesse la résolution du PDP de 1999 sur les relations avec la Chine. Mais des poids lourds de sa propre faction, tels You Ching ou Chai Trong-rong, s’opposèrent immédiatement à cette initiative. China Post, 23 mai 2006 ; Taipei Times, 22 mai 2005 & 24 mai 2006.

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Hsyi-kun, président du PDP en 2005-2006, après avoir opéré un retour en apparence à une politique plus « nativiste » (marquée par l’abolition du Conseil à l’unification nationale), firent en réalité peu après preuve d’une souplesse sans précédent qui se confirma au début de 2006 194 . En d’autres termes, l’intégration irrémédiable de l’économie taiwanaise à l’économie chinoise a contribué à brouiller les cartes au sein du camp « vert » laissant apparaître une politique continentale et de défense encore attentive aux problèmes de sécurité et de souveraineté, mais principalement soumise aux impératifs de politique intérieure, notamment aux échéances électorales. L’on ne peut s’empêcher de soupçonner le gouvernement de Chen d’avoir cherché à utiliser la carte de la sécurité nationale pour tenter de gagner les faveurs à la fois des segments les plus indépendantistes de l’opinion publique et des couches de la société qui se considèrent comme les victimes de cette intégration économique. Et l’AUT joua dans les années 20062007 un rôle d’aiguillon sur ces terrains. Chen était fondé de chercher à renforcer la vigilance du corps social face aux Sirènes de la politique de front uni développée par Pékin. Mais l’on peut se demander s’il entendait véritablement se donner les moyens de cette stratégie, tant l’opinion publique et en particulier la jeunesse taiwanaise le tiraient déjà, comme on l’a vu, vers une politique d’accommodement avec la Chine et un pacifisme qui l’incitait au contraire à négliger les questions de défense et à instrumentaliser la montée d’un certain antiaméricanisme sur l’île. La modération progressive de Lee Teng-hui, le père spirituel de l’AUT, sur ces questions ) partir de 2007 n’estelle pas la meilleure preuve du besoin de reconstruire un consensus politique sur la sécurité et l’avenir de Taiwan, plus crédible à la fois aux yeux de la société insulaire et des Etats-Unis. Le camp « bleu » tenté par la réconciliation avec la Chine et un certain pacifisme L’opposition « bleue » au gouvernement de Chen a clairement accordé la priorité à la réconciliation avec la Chine populaire sur la 194

Discours du 1er janvier 2006 de Chen Shui-bian, The New York Times, 2 janvier 2006 ; Reuters, 15 janvier 2006.

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base du « consensus de 1992 » et a même parfois donné l’impression de négliger plus encore que le PDP les questions de sécurité et de défense. Pire, pour la première fois dans l’histoire de la RDC à Taiwan, à partir de 2004-2005, certains éléments de cette opposition ont ouvertement remis en question les relations stratégiques avec les Etats-Unis et le maintien d’une défense qui de toute façon ne peut plus rivaliser avec l’APL. Qu’en est-il en réalité ? Si les tendances pacifistes et même défaitistes qui se sont manifestées au sein du camp « bleu » reflètent une réelle évolution de l’opinion publique, l’on est en droit de s’interroger, notamment au vu des résultats des enquêtes présentées aux chapitres 1 et 2, sur l’ampleur de ce phénomène. Il est clair que la multiplication des relations entre les deux rives du détroit a favorisé l’intrusion de la Chine dans le débat politique interne, au risque de soupçonner certaines personnalités et organisations de presses d’être financées par Pékin. Néanmoins, dans le cadre du jeu démocratique qui prévaut à Taiwan, l’opposition politique ne peut se détacher complètement des intérêts et des préoccupations des électeurs. Et c’est cette voie médiane et centriste qui a prévalu au sein du camp bleu, à mesure que l’on s’approchait des importantes échéances électorales de janvier-mars 2008. Pour une normalisation avec Pékin Nous avons vu combien la réélection inattendue et contestée de Chen Shui-bian en mars 2004 contribua à convaincre le KMT de saisir la main tendue par le PC chinois aux opposants du camp « vert ». Mais l’on doit immédiatement ajouter que dès l’été 2000 les autorités de Pékin avaient elles-mêmes déjà progressivement accepté de « vivre avec » le statu quo dans le détroit plutôt que de précipiter une réunification dont la grande majorité des Taiwanais ne voulaient pas entendre parler. Toute la question est désormais de savoir si les deux côtés du détroit peuvent s’entendre sur la signification de ce statu quo ainsi que ses implications intérieures comme internationales. La visite historique de Lien Chan, alors président du KMT, à Pékin en avril 2005 fut donc possible aussi parce que la RPC avait choisi d’assouplir sa position. Ainsi, elle ne contraignit pas Lien Chan, ni le mois suivant James Soong, le président du PPP, de 186

préciser leur propre interprétation du consensus de 1992, dont on sait qu’elle inclut pour l’ensemble des « bleus » l’idée d’une division de la nation chinoise en deux entités politiques distinctes et de statut étatique au regard du droit international. L’objectif du PC chinois était évidemment de tirer profit de la polarisation politique à Taiwan pour y affaiblir, par une stratégie du front uni assez classique, le courant indépendantiste. Mais tant le KMT que le PPP étaient conscients de cette stratégie et ne cédèrent en rien sur le fond : c’est-à-dire l’existence de la République de Chine comme Etat souverain. Si à Pékin, Lien et Soong firent preuve de plus ou moins de discrétion à ce sujet comme à propos de la démocratie taiwanaise, ce furent pour des raisons uniquement tactiques. Une fois encore, la priorité était aux yeux de ces deux responsables la consolidation du statu quo, la réconciliation avec la Chine populaire, l’annonce de la fin de la période d’hostilité et la normalisation progressive des relations par la mise en place dans un premier temps d’un marché commun (gongtong shichang) à travers le détroit. Hu Jintao accéda à l’ensemble de ces demandes car elles permettaient de stabiliser la situation et d’endiguer les forces indépendantistes sans pour autant fermer la porte à tout processus d’unification à long terme. Dans ce contexte, quoique critique à l’égard de la loi anti-sécession, l’opposition « bleue » choisit d’en relativiser l’importance et d’y lire cette volonté de Pékin de reconnaître, sinon encore la RDC, du moins la séparation de la Chine en deux entités distinctes et la garantie d’une relation pacifique tant que Taiwan ne modifierait pas le statu quo. Un statu quo que, par ailleurs, Chen Shui-bian fur contraint entre 2000 et 2008 de respecter du fait des pressions américaines et chinoises, et ceci en dépit des coups de canifs marginaux qu’il tenta de planter dans les « cinq non », le « contrat international » qui lui avait, dès le départ, été imposé par Washington. En outre, pour la première fois, les autorités de Pékin acceptèrent d’envisager la participation de Taiwan dans les organisations internationales interétatiques (telle l’OMS) si le gouvernement de Taipei acceptait le « consensus de 1992 ». Les sommets Lien-Hu puis Soong-Hu remplirent d’optimisme non seulement l’opposition « bleue » mais la majorité de la société taiwanaise, alimentant d’une certaine manière ses tendances pacifistes et même défaitistes. D’après le Lianhebao (L’unité), un 187

journal très favorable au camp bleu, 56 % des personnes interrogées estimaient en avril 2005 que le voyage de Lien avait contribué à instaurer la paix dans le détroit tandis que 31 % d’entre elles pensaient qu’il y avait favorisé une baisse de la tension (le plus haut pourcentage en sept ans) 195 . Les tendances pacifistes et défaitistes à Taiwan et leurs limites Phénomène sans précédent à Taiwan, ces tendances sont devenues plus présentes au sein du camp « bleu », notamment depuis 2004-2005. De multiples facteurs expliquent cette évolution parmi lesquels l’on peut citer la montée en puissance de la Chine et de l’APL et l’incapacité de Taiwan de maintenir à moyen terme un rapport des forces favorable dans le détroit, la dépendance économique croissante de Taiwan à l’égard du continent dans un contexte économique insulaire ressenti comme médiocre, l’immobilisme imposé par le gouvernement « vert » dans les relations avec Pékin, l’impasse diplomatique dans laquelle se trouve Taiwan, voie sans issue que la politique de Chen Shuibian n’a pu que mettre plus nettement au jour, mais aussi l’image d’incompétence et de corruption de ce dernier, la montée de l’impopularité internationale des Etats-Unis au lendemain de l’aventure irakienne et de son échec, ainsi que, inversement, les succès récurrents de la politique étrangère de la République populaire et de ce que ces Taiwanais perçoivent comme un accroissement de son soft power. Bref, la marginalisation et l’isolement progressifs de Taiwan alimentent ces tendances pacifistes et défaitistes. A l’évidence plus manifestes au sein de la communauté de Taiwanais d’origine continentale, ces tendances se traduisent cependant par une grande variété de position politique, y compris sur les questions de sécurité. En outre, très perceptible en 2006, ce défaitisme a quelque peu perdu de son ampleur à mesure que la plate-forme du KMT et de Ma Ying-jeou se précisait et que, à l’approche des échéances électorales du début 2008, opérait un notable recentrage politique. Il est clair que le PPP et surtout le petit Nouveau Parti, la seule formation politique taiwanaise ouvertement favorable à une réunification (à long terme) selon la formule « un pays, deux systèmes », ont plus nettement véhiculé ces tendances que le KMT, 195

Lianhebao, 30 avril 2005.

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une organisation qui, en dépit de sa « droitisation » après 2000 — au sens de « resinisation », est restée profondément ancrée dans la réalité insulaire. Depuis 2001, le NP n’est plus guère représentatif du camp bleu car il a été marginalisé par la création du PPP que la plupart de ses militants alors rejoignirent. En revanche, parti qui a longtemps recueilli la majorité des voix des électeurs d’origine continentale et notamment des anciens militaires souvent tentés de s’installer en Chine populaire, le PPP est plus ouvertement favorable à la réintégration de Taiwan dans la nation chinoise. Dirigé jusqu’à la fin 2006 par un continental, James Soong, le PPP a été la formation la plus hostile à l’égard de la politique de taiwanisation tous azimuts développée par le gouvernement de Chen. Mais sa propre marginalisation après le cuisant échec de Soong à l’élection à la mairie de Taipei, un ville portant très « continentale », en décembre 2006 ainsi que la progressive réintégration de ses dirigeants et de ses membres au sein du KMT à la veille des élections de 2008 ont contribué à affaiblir ce groupe d’opinion. Et l’on se doit d’ajouter qu’en dépit de ses ambiguïtés, probablement motivées par des considérations électorales, James Soong n’a jamais été lui-même un défaitiste ni même un pacifiste, compris au sens de « la paix à n’importe quel prix ». En effet, l’on a vu combien il chercha lors de son voyage à Pékin en avril 2005 à rappeler aux autorités chinoises l’existence de la République de Chine et la nécessité pour les deux régimes de converger sur le plan politique avant d’envisager une quelconque réunification. De plus, pour des raisons politiques intérieures, Soong, qui parle couramment taiwanais, parvint même au début 2005 à trouver un terrain d’entente avec Chen Shui-bian (accord en dix points du 27 février 2005), y compris sur le maintien du statu quo et le développement des relations économiques avec la Chine mais aussi la dénonciation de la pression militaire exercée par l’APL et le nécessaire renforcement de l’effort de défense 196 . Inversement, le KMT est loin d’être à l’abri des tendances pacifistes et défaitistes décrites plus haut. Et l’arrivée des militants du PPP depuis la fin 2007 est de nature à renforcer ce courant au sein du Parti nationaliste, en dépit de recentrage opéré par Ma Ying-jeou (cf. infra). Par exemple, en 2006, certaines personnalités, 196

Document en ligne à l’adresse : http://www.president.gov.tw/phpbin/docset/showenews.php4?_section=5&_rid=1860

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tel l’ancien ambassadeur aux Etats-Unis et conseiller pour la sécurité nationale du KMT Chen Hsi-fan, un continental, ou think tanks, comme la Fondation pour la politique nationale (guojia zhengce jinjihui), dont Chen est directeur-adjoint, tenaient un discours très favorable à la Chine populaire et très critique à l’égard tant des Etats-Unis que du Japon (cf. encadré ci-dessous). L’opinion de Chen Hsi-fan, un responsable « bleu foncé » 197 Aux yeux de l’ambassadeur Chen, l’hostilité américaine et japonaise envers Pékin contribue à attiser la tension dans la région et le détroit de Taiwan. L’intérêt de la RDC n’est pas de s’aligner sur Washington et Tokyo. En particulier, le discours du Japon sur son passé et ses ambitions régionales sont plus inquiétantes pour Taipei que la modernisation de l’APL. La Chine en tant que grande puissance est tout à fait en droit de développer sa défense contre les menaces extérieures par divers moyens y compris les missiles. L’intérêt de Taiwan est au contraire de prendre ses distances de ses anciens alliés pour rechercher une réconciliation avec Pékin et reconstituer la Grande Chine, la seule puissance asiatique habilitée à accéder au statut de puissance mondiale. Les missiles déployés par l’APL au Fujian et au Jiangxi ne menacent pas Taiwan et ne constituent que « des moyens de marchandage » pour Pékin. Se définissant comme chinois, Chen estime que l’identité taiwanaise n’est pas différente de l’identité provinciale hunanaise ou shanghaienne. Pour lui Taiwan n’est pas une nation. En revanche, la République de Chine est un Etat souverain qui comprend le continent chinois et la Mongolie extérieure. En conséquence, le KMT ne peut reconnaître la République populaire de Chine à proprement parler : comme le PC chinois, le KMT adhère au principe de la Chine unique, mais conserve sa propre interprétation de ce principe. Cette très traditionnelle position est, pour l’ambassadeur Chen, la seule qui permette à Taiwan de stabiliser et de pacifier sa relation avec Pékin. Taipei peut espérer dans une certaine mesure améliorer son espace international mais ne doit pas croire et faire croire que la RDC pourra réintégrer les organisations interétatiques, notamment l’ONU, sur un pied d’égalité avec la RPC. En d’autres termes, 197

Entretien, Taipei, mai 2006.

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Taiwan doit se résoudre à renoncer à une partie de sa souveraineté s’il veut se réconcilier complètement avec le continent. Car pour Taiwan, le développement de bonnes relations avec la Chine continentale l’emporte sur toute quête d’indépendance et même sur le maintien de liens étroits avec les Etats-Unis. Les critiques de Chen Hsi-fan contre le PDP et les « verts » qui découlent de cette analyse ne peuvent être qu’acerbes : il accuse Chen Shui-bian de vouloir attirer Washington dans une guerre contre Pékin en attisant la confrontation avec cette dernière. Si l’ambassadeur Chen souhaite que les missiles braqués contre Taiwan soient retirés, il est hostile aux achats d’armements lourds américains, et en particulier des sous-marins et des Pac-3, qu’il considère, avec un certain nombre de « bleus », comme des armes agressives (et non défensives) alimentant la course aux armements dans le détroit. Plus généralement, il estime que Taiwan peut réduire ses dépenses militaires, au risque de déplaire aux Etats-Unis, car l’APL ne menace pas Taiwan tant que l’île respecte le statu quo. En outre, toute ambition de maintenir un équilibre bilatéral des forces dans le détroit est vaine et devrait être abandonnée. Et la RDC devrait s’extraire autant que faire se peut de la confrontation stratégique sino-américaine dont les néo-conservateurs à Washington la rendent prisonnière et accepter le magistère chinois. Cela étant dit, un dernier volet de cette position est plus inattendu et potentiellement déstabilisateur : la volonté de démocratiser le continent. A ses yeux, la RDC a montré la voie de la démocratisation de la Chine et le KMT est aujourd’hui la seule force politique dont l’influence dépasse l’île de Taiwan. Celle-ci est dominante parmi les 35 millions de Chinois d’outremer (95 % d’entre eux arboreraient le drapeau de la RDC ce dont l’on peut évidemment douter) et croissante sur le continent, notamment après l’accueil triomphal qui y fut réservé à Lien en 2005. Reprenant une idée développée par ce dernier à l’Université de Pékin, Chen Hsi-fan voit dans les réformes politiques introduites en Chine de forts éléments de convergence avec le système démocratique en place à Taiwan depuis la fin des années 1980. La mission du KMT est justement de favoriser la démocratisation du continent afin de hâter la réunification de la nation chinoise. Dit autrement, à la politique de front uni du PC chinois, le KMT oppose sa propre stratégie de front uni.

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Combien de Taiwanais partagent cette approche pour le moins optimiste de la République populaire ? Une partie des électeurs d’origine continentale du KMT et de l’ex-PPP sont indiscutablement sensibles à certains des arguments de l’ambassadeur Chen. Opposés au nationalisme taiwanais, ils sont favorables à un rapprochement avec la Chine et hostiles à tout ce qui pourrait alimenter la confrontation dans le détroit, et notamment les programmes de modernisation militaire. Cependant, ce point de vue pacifiste, voire défaitiste, touche des segments plus larges de l’électorat « bleu » et par conséquent un certain nombre de Taiwanais de souche. Ainsi, par-delà les organisations partisanes, certains représentants de la société civile se mobilisèrent également contre le budget spécial. Par exemple, l’universitaire Chang Ya-chung, connu pour ses propositions modérées de règlement du conflit Chine-Taiwan centrées autour de la notion d’intégration (tonghe), créa en 2004 une Alliance pour l’action démocratique (Minzhu xindong lianmeng) destinée à organiser et amplifier l’opposition de la société non seulement à ces achats d’armes mais au maintien d’une défense crédible. Cette organisation rassemblait plusieurs intellectuels et personnalités dont le cinéaste Hou Hsiao-hsien, pourtant connu pour ses films relatant la répression de la société et de l’identité taiwanaise par le KMT 198 . Dans le même but, Chang mit aussi en place une alliance contre les achats d’armes 199 . Perçu par les « verts » comme un « agent de Pékin », Chang est assez emblématique de ce nouveau courant « pacifiste » qui rappelle, à certains égards, le mouvement du même nom actif en Europe occidentale, notamment en Allemagne, dans les années 1970 et 1980. Chang est partisan d’une réduction drastique du budget de la défense, d’une démilitarisation de Taiwan et du maintien d’une simple « garde nationale » responsable du maintien de la sécurité intérieure et des frontières. D’après plusieurs témoignages, James 198

L’un de ses films les plus célèbres est Beiqing Chengshi (City of Sadness). Toutefois, le point de vue de Hou a évolué ces dernières années : par exemple, le film « San ge shidai » (trois époques ou Three Times, 2005) rappelle, dans la première époque, située en 1911, combien les Taiwanais, bien que colonisés par le Japon, se sentaient Chinois, les montrant directement concernés par la chute de l’Empire manchou et l’avènement de la République. 199 Taipei Times, 2 juillet 2004. Cf. aussi Chang Ya-chung, Liang’an tonghe lun (A propos de l’intégration entre les deux rives du détroit de Taiwan, Taipei, Shenzhi wenhua, 2000.

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Soong et son parti, dont l’amiral Nelson Ku Chung-lien (décédé en janvier 2007) nourrissaient en 2006 des idées assez proches de celles de Chang, idées qui pesèrent alors sur la stratégie du KMT 200 . Des personnalités très controversées et proches de la Chine comme Li Ao ou Hsu Hsin-liang, pourtant un ancien président du PDP, appartiennent aussi à cette mouvance. De fait, certains responsables du KMT, auquel appartient l’ambassadeur Chen, ne sont pas insensibles à ces arguments. Lien Chan, lui-même dont Chen Hsi-fan est proche, s’il n’adhère pas au projet de Chang Ya-chung, est loin d’être hostile au discours de Chen, sauf pour ce qui concerne les compromis sur la souveraineté et la sécurité extérieures de Taiwan. Bien que l’approche des élections de 2008 ait contraint le KMT et Ma Ying-jeou à recentrer leurs positions, ce courant de pensée est loin d’avoir disparu au sein du camp « bleu » et pourrait être appelé à reprendre une plus grande ampleur, en fonction des circonstances… et de l’efficacité de la stratégie de front uni développée par Pékin. Les tendances centristes de Ma Ying-jeou et leur renforcement progressif Sur les relations avec le régime de Pékin et la sécurité de Taiwan, Ma Ying-jeou a adopté une position à la fois plus ambiguë et évolutive qu’il y paraît à première vue. Le but de cette stratégie était de rassembler le plus grand nombre de Taiwanais autour de lui et de reconstruire un consensus sur ces questions, consensus qui avait été mis à mal à la fois par la polarisation de la vie politique taiwanaise et l’offensive du gouvernement chinois. C’est pourquoi, si l’amélioration des relations avec la Chine est demeurée pour Ma prioritaire, à partir de l’automne 2006, cet objectif a été intégré à une politique continentale et de sécurité de plus en plus centriste et dont les points communs avec la politique du PDP méritent d’être relevés. Il est vrai que, tout comme Lien, Ma n’est pas sourd aux arguments d’un Chen Hsi-fan, dont il est proche sur bien des

200

Cf. aussi Mark Stokes, « Taiwan’s Security », op. cit., pp. 1 et 13 ; échange de courriels avec Mark Stokes, juin 2006.

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points 201 . Cependant, Ma s’est également efforcé d’affirmer sa propre position sur ces questions, une position qu’il qualifie de « positive » (en contraste avec l’attitude « négative » de Chen Shui-bian). Ainsi, dès le printemps 2006, aux « cinq non » de Chen (que néanmoins il entendait observer), il opposait « cinq oui » dont les quatre premiers, à ses yeux avaient déjà été acceptés par Pékin 202 : 1) Restaurer le « consensus de 1992 » ; 2) Négocier un accord de paix avec Pékin, d’une durée de trente à cinquante ans, mettant un terme officiel à l’état actuel d’hostilités et assorti de mesures de construction de la confiance (Confidence Building Measures ou CBMs) destinées à réduire la tension et la concentration d’armements autour du détroit de Taiwan ; 3) Normaliser les relations économiques avec la Chine par l’ouverture de liaisons aériennes directes, l’expansion du tourisme chinois à Taiwan et en autorisant les services financiers à investir sur le continent, ce processus conduisant finalement à l’établissement d’un « marché commun » entre les deux rives du détroit ; 4) Mettre en place avec la Chine un nouveau modus vivendi concernant la participation, bilatérale et multilatérale, de Taiwan à la vie internationale en favorisant des solutions pragmatiques plutôt qu’un jeu à somme nulle ; 5) Développer les échanges culturels et éducationnels avec le continent. A l’évidence, l’objectif de Ma était déjà en 2006 de mettre de côté toute perspective d’unification avec la Chine populaire (comme d’indépendance) et de mettre en avant le maintien du statu quo. Il était aussi d’améliorer et de relancer les relations avec les Etats-Unis en faisant de Taiwan — Ma reprenant à son compte la formule de l’ancien secrétaire d’Etat-adjoint Zoellick à propos de la Chine — un « partenaire responsable » (responsible stakeholder), 201

Déjeuner de travail avec Ma Ying-jeou, Taipei, 11 mai 2006 ; Chen Hsi-fan était présent à cette rencontre. 202 Ma Ying-jeou, « Peace and Prosperity in the Taiwan Strait : Building a New Vision », discours à l’Université de Harvard, prononcé le 21 mars 2006 lors d’une visite de Ma aux Etats-Unis.

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un « facteur de paix » (peace-maker) et non plus une « source de problèmes » (trouble-maker), comme Chen Shui-bian avait pu l’être à la fois pour Pékin et pour Washington 203 . La première idée fut systématisée au cours de la campagne électorale à l’automne 2007 à travers la formule des « trois nons » (un autre slogan négatif en dépit des engagements de Ma…) : « non à l’unification, non à l’indépendance, non à l’usage de la force ». D’abord avancée par le candidat à la vice-présidence Vincent Siew en octobre 2007, cette formule fut développée par Ma lors de son déplacement au Japon le mois suivant 204 . Le second objectif prit aussi une plus grande ampleur à l’approche des élections de 2008, et en particulier après que Chen Shui-bian eut décidé d’organiser un référendum sur l’accession de Taiwan à l’ONU le même jour que l’élection présidentielle, le 22 mars 2008. Condamnée par l’Administration Bush qui la considérait comme « provocatrice », cette initiative fut également dénoncée avec vigueur par le camp « bleu ». On l’a vu, pour des raisons politiques intérieures, le KMT crut également devoir organiser son propre référendum, sur le « retour de la RDC à l’ONU », mais celui-ci, quoique discrètement critiqué par Pékin, fut toléré par Washington qui n’y vit qu’une poursuite de la politique lancée par Lee Teng-hui en 1993. Et progressivement, stigmatisant la responsabilité de Chen Shui-bian dans la détérioration des rapports avec les Etats-Unis, Ma chercha à démontrer que seul le KMT pouvait restaurer une relation stable et de confiance avec ces derniers, tant sur le plan diplomatique qu’en matière de défense (cf. ci-après). Afin d’atteindre l’ensemble de ces objectifs, Ma est également partisan d’un retour à la définition légale la plus classique de la RDC (l’ensemble de la Chine) et d’établir une distinction entre le principe de souveraineté (zhuquan), sur lequel tout accord reste impossible avec Pékin, de celui de « contrôle administratif effectif » (zhiquan) ou de juridiction (guanxia). Il est intéressant de noter que, préconisée à l’ère de Lee Teng-hui dans les années 1993-1995 afin de faire avancer les pourparlers avec le PC chinois, cette distinction a été également remise à l’honneur par 203

Ibid. Cf . aussi Ma Ying-jeou, « Taiwan : A Responsible Stakeholder », Far Eastern Economic Review, novembre 2006, pp. 40 et suiv. 204 Vincent C. Siew, « Towards a Strong, Moderate and Positive Taiwan », discours devant le US-Taiwan Business Council, Washington DC, 5 octobre 2007.

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Lee lui-même à l’automne 2007. Se référant ouvertement au précédent allemand, Ma propose à Pékin de reconnaître le Hoheitsgewalt (pouvoir suprême) des autorités de Taipei sur Taiwan. Ainsi espère-t-il de la RPC une reconnaissance implicite de la RDC, à travers la normalisation des relations « interchinoises ». La méthode de Ma consiste donc à « rechercher les points d’accord et à laisser de côté les divergences » (qui demeurent) (qiutong cunyi). Cette méthode a reçu le soutien de Pékin qui se déclare prêt à discuter de tous ces points une fois le consensus de 1992 rétabli. Est-ce à dire que la RPC est en mesure d’accepter les demandes formulées par le KMT ? Loin s’en faut et c’est la raison pour laquelle l’on perçoit chez Ma une plus grande prudence que chez un Lien Chan ou un James Soong. En effet, Ma a toujours indiqué que toute solution négociée entre Taipei et Pékin devrait recevoir l’assentiment de la majorité des 23 millions de Taiwanais 205 . De même, il a été l’un des plus critiques, au sein du camp « bleu », à l’égard de la loi antisécession 206 . Il a aussi à plusieurs occasions rappelé que l’indépendance de Taiwan restait une option pour l’avenir, et que toute négociation sur la question de la réunification entre Taiwan et le continent chinois ne pourrait être envisagée avant la démocratisation de la République populaire et la réhabilitation des victimes du massacre de Tiananmen en 1989 207 . Alors que les échéances électorales approchaient, il a enfin mis comme condition à l’ouverture de toute discussion sur la signature d’un traité de paix le retrait de l’ensemble des missiles à courte portée pointés par l’APL contre Taiwan (1 328 au 1er janvier 2008) 208 . C’est clairement la facette de la personnalité de Ma que le PC chinois apprécie le moins mais qui le rend plus populaire que les autres responsables « bleus » à Taiwan. Moins optimiste que Chen Hsi-fan ou même Lien Chan sur les chances d’évolution favorable du régime de Pékin, Ma est aussi plus prudent à l’égard de Hu 205

Taipei Times, 14 mai 2005. Taiwan News, 15 mars 2005. 207 Taipei Times, 5 juin 2006. Cf. aussi Michael S. Chase, « The Kuomintang’s Security Policy and Taiwan’s 2008 Legislative and Presidential Elections », China Brief, vol. 7, n° 23, 13 décembre 2007, pp. 11-14. 208 Taipei Times, 5 juin 2007 ; Reuters, 1er janvier 2008. Cette prudence contraste avec l’optimisme de son principal conseiller pour les questions internationales Su Chi, cf. Zhongguo shibao, 27 octobre 2006, p. A19. 206

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Jintao, qu’il a refusé de rencontrer avant l’élection de 2008, et de la mission démocratique du KMT sur le continent qu’il juge « délicate ». Il est en outre plus prompt à réaffirmer l’identité et la dignité taiwanaises. Ainsi, s’estimant culturellement taiwanais et chinois il s’affirme politiquement taiwanais, n’hésitant pas à comparer cette identité à l’identité singapourienne. Ainsi, il s’exprima souvent en dialecte minnan au cours de sa campagne présidentielle, en particulier au sud de l’île. S’il entend rectifier les déformations de l’histoire taiwanaise introduite par le camp vert (400 années de quête d’indépendance…), il assume l’ensemble du passé de l’île y compris le massacre du 28 février 1947 (qu’il commémora avec fanfare à la veille du scrutin du 22 mars 2008) et la « terreur blanche » des années 1950, événements sombres pour lesquels Ma présenta ses excuses en 2005 au nom du KMT. Ma ambitionne aussi de réintégrer Taiwan sur la scène internationale et à terme de permettre le retour de son pays à l’ONU. Il pense néanmoins que le seul chemin que l’île puisse emprunter pour atteindre cet objectif est celui de Pékin et d’une acceptation ambiguë du « principe de la Chine unique ». Cette réintégration ne peut être que progressive et passer par la recherche d’un « modus vivendi diplomatique » (huolu waijiao, mot à mot « diplomatie de survie »), une sorte de trêve internationale, avec Pékin 209 . Au fond, sa principale différence avec le camp « vert » a plus trait à la stratégie privilégiée qu’aux buts internationaux qu’il s’est fixé. Car la normalisation sur un pied d’égalité des relations avec la Chine assortie d’une reconnaissance (de facto puis, si possible, de jure) de la RDC et de son statut d’Etat est souhaitée par tous les Taiwanais : c’est ce que l’on pourrait appeler le consensus souverainiste taiwanais. Certes, comme l’indique Ma, le PDP refuse politiquement d’insérer la RDC sous la même superstructure que la RPC, c’est-à-dire la « Chine unique ». Cependant, incapable de modifier le cadre constitutionnel de la RDC (le PDP aurait besoin du soutien des deux tiers du Parlement et de plus de la moitié des électeurs inscrits), le camp « vert » n’est-il pas contraint d’une manière ou d’une autre de l’accepter ou du moins de le tolérer ? Mais inversement, tant Ma que le PDP savent que le principe de la Chine unique est une fiction qui ne correspond pas à la réalité ni aux frontières politiques de la RDC. 209

Ma Ying-jeou’s Office, « A Flexible Diplomacy to Link Up with the World », 20 novembre 2007.

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Vers un consensus sur les questions de sécurité et de défense La polarisation de la vie politique a contribué à fausser le débat autour des questions de défense et de sécurité et à le focaliser sur le budget spécial dont nous avons parlé plus haut. Une autre difficulté provient du fait que tant chez les « verts » que chez les « bleus », les spécialistes de ces problèmes ne sont pas légions et que trop de conseillers politiques sans compétence militaire s’arrogent une expertise parce qu’il sont appelés à proposer des choix à leur chefs en matière de politiques étrangère et continentale. Or, les divergences entre vrais spécialistes, y compris au sein des états-majors politiques ou du Yuan législatif, sont moins accusées, les points d’accord assez nombreux. Tous conscients des faiblesses actuelles des forces armées taiwanaises, de l’érosion de l’esprit de défense et du caractère vital de l’alliance de fait avec les Etats-Unis, ils sont partisans d’un renforcement de l’effort financier et humain en faveur de la défense, d’une réduction et d’une professionnalisation des effectifs, d’un raccourcissement du service militaire, d’une modernisation des matériels et approuvent une grande partie du budget spécial — seuls les Pac-3 faisant l’objet d’une véritable controverse. De même, les stratégies officialisées par l’administration PDP de déplacer la « bataille décisive » dans le détroit et d’accorder en conséquence la priorité à l’Armée de l’air et la Marine reçoivent le soutien de la plupart des experts. Des désaccords à l’évidence demeurent. Le principal d’entre eux a trait depuis 2005 au bien fondé et de l’utilité du développement par Taiwan de moyens conventionnels de contreattaque contre des installations militaires situées en Chine en cas d’agression armée de l’APL. Depuis longtemps, tout en promettant à Washington et à Pékin de ne pas réactiver un quelconque programme nucléaire, Taipei a cherché à mettre au point une telle capacité 210 . Jugeant la défense anti-missile prohibitive sur le plan financier, le PDP et ses conseillers militaires, notamment Lin Cheng-yi, se sont efforcés de renforcer l’importance de cette « dissuasion classique » dans la nouvelle stratégie militaire du pays (déplacer la bataille hors des frontières de l’île). Ainsi, à l’automne 2004, le Premier ministre de l’époque Yu Hsi-kun parla d’établir 210

Cabestan, La guerre est-elle concevable ? , op. cit., pp.

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d’un « équilibre de la terreur » avec la Chine. Au même moment, certains responsables du camp « vert » allèrent jusqu’à concevoir les frappes préemptives contre des installations militaires de l’APL et des mesures de rétorsion contre des objectifs civils, comme le barrage des Trois Gorges, propos dont la presse chinoise fit alors des gorges chaudes...! Ces propositions ne furent jamais officiellement approuvées par le pouvoir politique ou l’institution militaire, en dépit des propos du chef de gouvernement Yu 211 . Le principal vecteur de cette capacité offensive est un missile de croisière de longue portée Xiongfeng IIE, dérivé d’un missile anti-bateaux, d’une puissance de 400 kilogrammes et d’une portée de 1 000 km. Le premier essai de ce missile eut lieu en juin 2005. Mais il fallut attendre août 2006 pour que le gouvernement de Chen Shui-bian reconnaisse l’existence de ce programme et février 2007 pour qu’il rende compte de l’organisation d’un nouveau test 212 . Cette décision provoqua immédiatement une réaction négative des Etats-Unis qui à fois réprouvèrent la tension supplémentaire provoquée par tout déploiement de missile dans le détroit (chinois ou taiwanais) et exprimèrent ouvertement les plus grands doutes quant au caractère dissuasif de cette capacité d’attaque 213 . En juin de la même année, afin de rassurer Washington, le ministre taiwanais de la Défense assura que ce missile n’avait pas encore déployé 214 . Puis en octobre le président Chen garantit aux Américains que tout usage d’un tel missile ne pourrait se faire sans leur permission 215 . Au même moment, l’opposition « bleue » bloquait au Parlement le budget destiné à fabriquer ces missiles de croisière. Si les critiques de l’Administration Bush motivaient en partie cette réaction, la volonté du KMT de ne pas « provoquer » Pékin à un moment où il donnait la priorité à la réconciliation entre les deux rives du détroit en était la principale cause 216 . Pourtant, d’après certaines sources, les militaires taiwanais continuèrent de développer cette capacité offensive en dotant ces 211

Cf. Taipei Times, 26 septembre 2004 ; Cole, Taiwan’s Strategy, op. cit., pp. 163-166. 212 AFP, 5 juin 2005 et 30 août 2006 ; Defensenew.com, 12 mars 2007. 213 Reuters, 4 mai 2007. 214 Taipei Times, 13 juin 2007. 215 AP, 30 octobre 2007. 216 Su Chi s’est montré particulièrement critique à l’égard de ce programme, Reuters, 18 octobre 2007 ; Taipei Times, 20 octobre 2007.

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missiles de croisière de bombes au graphite destinées à neutraliser les centrales électriques chinoises 217 . Bien qu’il faille rester prudent sur ces projets, en même temps, l’on est en droit de se demander si tout gouvernement taiwanais, y compris dirigé par le KMT, ne restera pas tenté de mettre au point des moyens de contre-attaque contre les forces de l’APL et les installations industrielles stratégiques de la RPC, et ceci en dépit des réserves américaines. Probablement les « bleus » se montreront plus discrets sur ces projets et ne leur attribueront sans doute pas la même importance que les « verts », qui trop souvent les ont mis en avant pour masquer les limites de leur effort de défense. Mais engagés depuis longtemps au sein de l’Institut de recherche scientifique Chungshan, il est peu probable qu’ils soient tous remis en cause. D’autres désaccords demeurent, y compris entre les rares militaires qui conseillent les politiques. Ainsi, en 2006, le députéamiral Nelson Ku Chung-lien, alors principal, voire unique, conseiller militaire du PPP et de James Soong qu’il accompagna en Chine en mai 2005, estimait le budget spécial trop onéreux. Il était opposé à l’achat des P-3C Orion à ses yeux trop vieux et des Pac-3 qu’il jugeait inutiles. En revanche, marin, il était un chaud partisan de l’acquisition de 8 sous-marins diesels, dont le faible nombre lui retirait à ses yeux tout caractère agressif. Cependant, il soupçonnait Washington, en fixant un prix trop élevé, ne pas souhaiter les fournir à Taiwan en raison de leur caractère déstabilisateur dans la région. Il était favorable à la réduction des effectifs mais estimait que ce processus ne pouvait qu’être ralenti par la difficulté à améliorer le niveau de formation des engagés. Il évaluait avec un certain optimisme les campagnes de recrutement de nouveaux soldats et sous-officiers mais était conscient de l’impact de la multiplication des liens avec la Chine populaire sur l’esprit de défense de la société. C’est pourquoi il attachait une grande importance au resserrement des liens entre l’Armée et la nation (junmin guanxi) 218 . Le député-général Shuai Hua-min (Herman Schwai), le principal conseiller du KMT sur les questions de défense, a une vision encore plus réaliste et complète des défis que doivent 217 218

Lianhebao et AFP, 22 octobre 2007. Entretien, Taipei, mai 2006. Nelson Ku était né en 1931.

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affronter les forces armées taiwanaises 219 . Fils d’un général de la seconde promotion de l’Académie militaire de Huangpu (Guangdong), c’est un terrien qui est probablement plus conscient que tout autre du boulet que constituent l’Armée de terre et ses résistances au changement. Anglophone, il est d’autant plus favorable à une meilleure coopération militaire avec les Etats-Unis qu’il a développé une étroite relation de travail avec les autorités de ce pays, en particulier dans les années 1990. C’est lui qui en 1996, au lendemain de la crise des missiles, mit en place, avec Kurt Campbell, sous-secrétaire-adjoint américain à la Défense, des échanges réguliers entre l’état-major taiwanais et le Pentagone. C’est lui qui dirigea la première délégation de Taiwan aux rencontres officieuses entre responsables militaires taiwanais et américains en 1997 à Monterrey (Californie). Plus nettement que Ku, il est favorable sur le fond au budget spécial : s’il propose de reporter de trois ans l’achat des Pac-3 pour des raisons essentiellement juridiques — du fait, on l’a vu, du résultat négatif du référendum de mars 2004, il pense cependant que ces batteries anti-missiles peuvent renforcer la protection des bases aériennes de Taoyuan, de Chiayi et de Taichung. Et bien qu’il ne fasse pas sien le concept de Chen Shui-bian de « bataille décisive à l’extérieur des frontières », ses réserves ne portent pas sur le fond : cette « bataille décisive », si elle venait à éclater, aurait forcément lieu dans le détroit, c’est-à-dire dans une zone qui appartient, à ses yeux, au périmètre de sécurité nationale. Sa principale critique porte sur la relation pouvoir politique – institution militaire et en particulier la politisation à outrance des promotions de généraux qu’a privilégiée Chen Shui-bian. Ainsi, d’après ses informations, entre 2000 et 2005, les promotions de généraux (une et deux étoiles, c’est-à-dire généraux de brigade et de division) atteignirent le nombre de 515, soit un rythme deux fois plus rapide qu’auparavant ; quant aux généraux trois étoiles (généraux d’armée), 23 furent promus au cours de la même période (dont 21 de 2ème classe et 2 de première classe) 220 . Pour le général 219

Entretien, Taipei, mai 2006. Cf. aussi Michael Pillsbury, « The Role of the United States in Taiwan’s Defense Reforms », in Edmonds & Tsai, Taiwan’s Defense Reform, op. cit., pp. 143-149. 220 Guojun renshi luanxiang yanxi (Analyse des tendances désordonnées concernant le personnel de l’Armée nationale), 19 avril 2006, 6 p. (document interne établi par le bureau du général Shuai Hua-min).

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Shuai, cette politisation a contribué à remettre en cause les avancées de la loi de défense nationale promulguée en 2000 — qui justement institutionnalise la relation entre le pouvoir politique et l’Armée — et surtout à atteindre le moral des chefs militaires et leur détermination à combattre pour la sécurité de Taiwan. Autant de propos qui, en dépit de leurs accents « anti-verts », contredisent tout relâchement de l’esprit de défense dans le camp « bleu ». Cela étant dit, depuis qu’ils sont dans l’opposition, les « bleus » ont quelque peu négligé les problèmes de défense, privilégiant à partir de 2005, on l’a vu, une réconciliation avec la Chine populaire et l’élaboration d’une politique continentale alternative. C’est en particulier le discours que Ma Ying-jeou tint en mars 2006 aux Etats-Unis, mettant au jour son manque de préparation sur les questions de défense (cf. ci-après). Depuis, Ma a cherché à répondre aux interrogations et inquiétudes américaines en adoptant sur ce dossier une position également plus centriste et propre à favoriser la construction d’un plus net consensus. Cependant, il a fallu attendre septembre 2007 pour que Ma et le KMT rendent publique une véritable politique de défense (livre blanc). Ainsi, dans un premier temps, ayant promu le général Shuai Hua-min son principal conseiller pour les affaires de défense, il fit siennes presque toutes les propositions ou idées évoquées plus haut. Partisan d’un vote par tranches du budget spécial dans le cadre de sa nouvelle enveloppe financière (environ 10 milliards de US$ contre 18 milliards précédemment), dès le printemps 2006 il se montra disposé à approuver l’achat de P-3C Orion et le lancement d’une étude de faisabilité des sous-marins. En revanche, il resta hostile à l’achat des Pac-3. Mais plus important peut-être, il devint alors tout aussi favorable que le PDP à l’augmentation du budget annuel de la défense afin que celui-ci atteigne à nouveau 3% du PIB. Le KMT a développé ces idées dans le court livre blanc de septembre 2007 (5 pages) en comparant la RDC, jouant sur l’acronyme anglais de son pays (Republic of China) à un « hard rock » et proposant une « hard ROC strategy » 221 . 221

« Defense White Paper of the KMT. A New Military for a Secure and Peaceful Taiwan », 2 septembre 2007. Plusieurs des idées exprimées alors ont été reprises par Ma Ying-jeou dans un discours prononcé le 26 févier 2008 devant l’Association pour la promotion de la Sécurité nationale : « A SMART Strategy

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Contrairement au PDP, le KMT entend renforcer la défense de Taiwan « sans être pour autant provocateur », c’est-à-dire en maintenant le statu quo et en restaurant le dialogue avec la Chine afin d’éviter tout « mauvais calcul et accident » dans le détroit. Pour autant, Ma a cherché à démontrer tant à Washington qu’à l’électorat de sensibilité « verte » non seulement qu’il était conscient des faiblesses de l’outil militaire taiwanais mais que son gouvernement serait capable de faire mieux que celui de Chen Shui-bian en la matière. Dans ce but, il a avancé l’idée de mettre en place dans un délai de quatre à six ans une armée recrutée sur la base du volontariat. Certes, afin de préserver le lien Armée-nation dont nous avons déjà parlé, il entend maintenir une forme d’entrainement militaire de base de trois mois, obligatoire pour les hommes et facultatif pour les femmes (qu’il propose d’organiser au cours des vacances d’été et d’hiver afin de ne pas pénaliser les étudiants). Mais il semble que pour les « bleus », comme pour la plupart des « verts », le passage à une armée professionnelle soit désormais inévitable 222 . Certes, au cours de la campagne présidentielle de 2008, le candidat Hsieh Chang-ting et le PDP se sont montrés plus discrets sur cette question. Néanmoins, non seulement ils souscrirent à la politique engagée par Chen Shui-bian depuis 2005 mais insistèrent aussi sur le besoin d’améliorer la qualité des forces armées plutôt que d’accroître leurs effectifs 223 . Cela étant, l’on peut s’interroger sur la longueur de la transition et les difficultés techniques que les forces armées auront à surmonter pour mettre en place cette réforme. D’autant plus que le KMT a fait sien dans ce document le ratio 4-3-3 (personnel, opérations, et investissement) adopté par le ministère de la Défense sous Chen. En effet, on l’a vu, il semble difficile d’attirer des volontaires et de réévaluer leur solde sans risquer de mettre à mal cet équilibre, à moins d’accroître très fortement le budget global de la défense, ce for National Security ». SMART s’appuie sur les quatre « piliers » suivants : Soft power, Military detterence (dissuasion militaire), Assuring the status quo (garantir le statu quo), Restoring mutual trust (restaurer la confiance mutuelle) ; ces piliers soutiennent Taiwan. 222 Defense White Paper of the KMT, 2 septembre 2007, pp. 2-3. 223 Sites du candidat du PDP à la présidentielle, Hsieh Chang-ting, http://www.frankhsieh.com/eng/c_speeches02.html et politique de défense du PDP formulée le 6 mars 2007, http://www.dpp.org.tw/ (consultés le 25 février 2008).

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qui reste improbable en dépit des promesses faites par les deux camps (plus de 3% en tout état de cause). Si Ma Ying-jeou estime que sa politique de la main tendue à la Chine populaire concoure à améliorer la sécurité de Taiwan, comme on peut le constater, il pense aussi que cette politique doit être complétée par le maintien d’un outil militaire fort et crédible, soutenu par un esprit de défense véritable. Cet effort de défense est la condition nécessaire pour que Taipei puisse se rendre dans une position favorable à la table des négociations avec Pékin lorsque les pourparlers politiques s’ouvriront. Et à ses yeux, seul le respect de la Constitution de la RDC et du statu quo dans le détroit sont à même de créer le consensus politique nécessaire au renforcement de l’esprit de défense. Telle est probablement la principale limite au consensus sur la défense et la sécurité de Taiwan. Alors que la grande majorité des officiers taiwanais ont pour mission de défendre la RDC et sont prêts à le faire si celle-ci est attaquée, toute remise en question directe de l’ordre constitutionnel est de nature à démobiliser et diviser une institution militaire encore marquée par l’esprit de Huangpu et de la « vieille République de Chine » de Sun Yat-sen et de Tchiang Kai-shek et au sein de laquelle les enfants de continentaux restent nombreux. Conclusion La multiplication des relations entre Taiwan et la Chine et la plus grande sophistication de la stratégie de Pékin ont favorisé sur l’île une polarisation politique que l’arrivée au pouvoir de Chen Shui-bian et surtout sa suspecte réélection en 2004 ont également attisée. Dans ces conditions, que reste-t-il du consensus taiwanais sur la sécurité de l’île ? Par-delà l’écume des débats partisans, une réalité politique moins préoccupante qu’il n’y paraît à première vue. D’une part, les « verts » et les « bleus » s’accordent autour de l’idée que la République de Chine est un Etat souverain et que cette souveraineté ne doit pas être mise en danger. En d’autres termes, ils s’opposent plus sur la méthode à privilégier face à Pékin et à Washington que sur l’objectif, du moins à court et moyen terme : la stabilisation et la pacification de la relation. L’avenir à plus long 204

terme reste totalement insaisissable aujourd’hui en raison de l’absence à la fois de toute démocratisation en Chine et d’un quelconque consensus à Taiwan sur la relation à long terme avec cet Etat. Tout débat à ce sujet tourne donc vite court, tant il demeure, à ce jour, inutile et stérile, voire irréel (cf. ch. 1). D’autre part, l’ensemble des forces politiques taiwanaises se préoccupe de l’érosion de l’esprit de défense à Taiwan, en particulier au sein de la jeunesse insulaire, et ont commencé de se saisir du problème. De même, contrairement à l’image que certains d’entre eux — notamment le PFP et le KMT — contribuent parfois à véhiculer, les principaux partis politiques sont tous en faveur du maintien d’une défense crédible et même, depuis 2006, d’une augmentation du budget de la défense afin que celui-ci atteigne 3 % du PIB. Car seule cette défense crédible est de nature à renforcer la position de Taipei dans toute négociation future avec Pékin. Par ailleurs, tous les responsables politiques taiwanais de la majorité comme de l’opposition estiment que le maintien d’une relation stratégique étroite avec les Etats-Unis reste le principal garant de la sécurité de Taiwan. A travers ce consensus plus en creux que claironné, les leaders responsables de deux camps s’efforcent à la fois de contredire l’optimisme victorieux des Chinois et de calmer les inquiétudes croissantes des Américains sur l’érosion de l’esprit de défense de Taiwan et en particulier de sa jeunesse.

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CHAPITRE 6 LES PERCEPTIONS CHINOISES ET AMÉRICAINES DE L’ESPRIT DE DÉFENSE À TAIWAN

Les perceptions extérieures — et notamment chinoises et américaines — de l’esprit de défense à Taiwan sont importantes pour deux raisons. D’une part, elles contribuent à façonner la politique de la République populaire comme des Etats-Unis à l’égard de la RDC. D’autre part, elles influencent à la fois les étatsmajors politiques et l’opinion publique taiwanais, et ceci de manière croissante tant se sont intensifiés, au cours des deux dernières décennies, les communications entre ces trois sociétés et les trois gouvernements qui les représentent. Nous ne sommes pas en mesure d’appréhender de manière complète ces perceptions, en particulier pour ce qui concerne la Chine : en effet, les propos qui nous ont été tenus ou les analyses auxquelles nous avons eu accès ne correspondent pas forcément à la réalité. Le sujet reste très sensible et peu de responsables ou d’experts chinois s’aventurent à spéculer sur la détermination des Taiwanais à se défendre en cas d’attaque de l’APL. Nos interlocuteurs américains ne sont pas non plus exempts d’arrièrepensées. Ils peuvent avoir voulu faire passer un message en 207

choisissant d’adopter un discours alarmiste ou au contraire de nous livrer des conclusions rassurantes. Toutefois, la richesse et la diversité des travaux ainsi que le plus grand nombre des spécialistes interviewés aux Etats-Unis nous ont permis de mieux appréhender les principales perceptions américaines de l’esprit de défense taiwanais. En conséquence, nos conclusions sur ces dernières sont probablement plus pertinentes que celles que nous avons émises sur les perceptions chinoises. Les perceptions chinoises Tout d’abord, le pluriel peut-il être adopté ? N’y a-t-il pas une seule perception chinoise, autorisée et officielle de l’esprit de défense à Taiwan ? La plupart des spécialistes ont tendances à évacuer la question, estimant que les Chinois comme « la grande majorité de leurs compatriotes de Taiwan » souhaitent un règlement pacifique de la question, le maintien du statu quo et, à terme, la réunification, également pacifique. Et c’est la position qui semble dominer au sein de l’opinion publique chinoise 224 . Néanmoins, une pluralité sans doute croissante d’analyses existe, qui traduit à la fois une plus grande ouverture et un processus d’approfondissement de la connaissance de Taiwan. Certes, cette pluralisation est difficilement perceptible tant les experts restent pour la plupart des fonctionnaires civils et militaires subordonnés à la discipline du Parti-Etat, tout particulièrement sur une question très sensible comme celle de Taiwan. Mais, l’on assiste chez certains d’entre eux à une plus grande prise en compte de la réalité et de l’identité taiwanaises qui les conduit à nuancer leurs conclusions. L’opinion évidemment dominante est que l’esprit de défense à Taiwan est très bas, la capacité des forces armées taiwanaises à résister à une attaque même limitée est faible, et que le seul facteur déterminant l’issue du conflit sera l’attitude et l’engagement 224

D’après une enquête réalisée en 2007 auprès de plus de 4 000 Chinois par Li Cheng, de la Brookings Institution, 53 % des personnes interrogées estimaient que la question de Taiwan évoluait vers un règlement pacifique contre 32% qui jugeaient qu’elle était dans l’impasse. De même 52 % des citoyens – et 57 % des hommes d’affaires – chinois pensent que l’intensification des échangent constitue le meilleur moyen d’œuvrer pour l’unification. Données en ligne à l’adresse : http://www.survey.committee100.org/2007/.

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éventuel des Etats-Unis. En d’autres termes, sans intervention américaine, l’APL n’aurait aucun mal, par une frappe massive de missiles, ou même une attaque ponctuelle du type, mutatis mutandis, de la « leçon » infligée en 1979 aux Vietnamiens, à « mettre à genoux » le moral des Taiwanais, les inciter à capituler et à se résoudre à accepter une réunification dans les conditions imposées par Pékin. Sur le plan militaire, la plupart des spécialistes chinois estiment par exemple que les forces armées taiwanaises n’auront pas la capacité de se relever au terme d’une première frappe décisive de missiles. A leurs yeux, la première frappe scellera l’échec de la stratégie dite de « dissuasion efficace » développée par Taipei, et ni la Marine ni l’Armée de l’air taiwanaise n’aura conservé une capacité suffisante pour poursuivre le combat. Les spécialistes chinois se plaisent à réciter la liste des faiblesses de l’outil militaire taiwanais. Parmi celles-ci, les plus souvent citées sont la préparation au combat (combat readiness), l’inefficacité des conseils prodigués par les Américains et la mauvaise utilisation des systèmes de communication modernes mis en place ces dernières années 225 . Mais à ces raisons militaires s’ajoutent des arguments politiques : que la frappe soit massive ou limitée, tout rétablissement de l’état de guerre dans le détroit provoquerait des divisions entre le pouvoir politique et l’institution militaire, surtout si le premier est contrôlé par les « verts ». En d’autres termes, les experts chinois tablent sur le refus des chefs militaires de poursuivre le combat 226 . Toutefois, certaines notes discordantes se font entendre. Un spécialiste de Taiwan de l’Ecole centrale du PC chinois, qui s’est rendu plusieurs fois sur l’île, croit au contraire à la capacité de résistance de l’Armée taiwanaise. Certes, cette capacité diminue à mesure que l’APL se modernise mais la Marine, l’Armée de l’air et l’Armée de terre de Taiwan ne sont pas à ses yeux « moins

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Entretien avec Chu Shulong, professeur de relations internationales à l’Université Tsinghua, Pékin, mai 2006. 226 Entretien avec Zhou Zhihuai, directeur-adjoint de l’Institut d’études taiwanaises de l’Académie des sciences sociales de Chine, Pékin, mai 2006. Cet institut est directement rattaché au ministère de la Sécurité d’Etat, les services secrets chinois.

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développées » que leurs équivalentes chinoises 227 . Avec plus de nuances, les chercheurs de l’Institut chinois d’études stratégiques internationales (Zhongguo guoji zhanlüe xuehui ou CIISS), une organisation sous la tutelle du ministère de la Défense rassemblant des officiers de renseignement à la retraite, estiment que Taiwan dispose d’une capacité de riposte, après une première frappe de l’APL. « Question compliquée », cette capacité est aussi, pour ces anciens militaires, tributaire de l’esprit de défense des Taiwanais. Reconnaissant l’existence d’une volonté de défense à Taiwan, ces chercheurs jugent cependant que les militaires chinois ont moins peur de la mort (bu pa si) que les taiwanais et que l’esprit de défense des premiers — au sens de défense de l’intégrité territoriale de la PRC à laquelle Taiwan appartient — est nettement plus fort que celui des seconds. Parmi les arguments non militaires, sont alors cités le niveau de vie élevé des Taiwanais qui réduit la volonté et augmente le prix de tout conflit armé, ainsi que leur « panique » et les mouvements sans précédents de capitaux taiwanais vers des comptes étrangers lors de la crise des missiles de 1996 228 . Les experts chinois ont également observé avec beaucoup d’attention les débats entre politiciens taiwanais au sujet du budget spécial destiné à financer les armements lourds promis par George W. Bush et plus généralement du coût du maintien d’une défense crédible. Aux yeux de la majorité de ces spécialistes, du fait de la modernisation, de la montée en puissance de l’APL et de sa capacité à projeter des forces au-delà du détroit de Taiwan, le prix de l’effort de défense devient de plus en plus élevé et progressivement prohibitif pour un nombre croissant de Taiwanais. Par ailleurs, les nouvelles armes incluses dans le budget spécial ne seraient d’aucune utilité en cas de conflit 229 . Poussant plus loin l’analyse, ces experts n’hésitent pas à estimer qu’une « très petite minorité » (jishaoshu) de Taiwanais, les « indépendantistes

227

Entretien avec Guo Jianping, chercheur à l’Institut d’études stratégiques de l’Ecoe centrale du PC chinois, Pékin, mai 2006. 228 Entretien avec le général Yan Jiangfeng, directeur-adjoint du CIISS, et les colonels Jin Youguo, Guo Junmin et Zhang Linchu, chercheurs au CIISS, Pékin, mai 2006. 229 Entretien avec Zhou Zhihuai.

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fondamentalistes », sont prêts à risquer une guerre avec la Chine 230 . Et de tirer argument du peu d’empressement mis par Chen Shuibian pour faire approuver le budget spécial, au grand dam des Américains dont ils observent avec intérêts les déclarations récurrentes sur les limites de leur engagement à la défense de Taiwan (notamment les propos de l’Amiral Fallon, le commandant en chef des forces américaines du Pacifique tenus en Chine en mai 2006) 231 . Pour ces experts chinois, cette évolution est positive car elle convainc un nombre croissant de Taiwanais de mettre fin à la « confrontation » avec la Chine, à restaurer le « consensus de 1992 » et à rechercher un accord de paix avec Pékin. En d’autres termes, termes tus par ces spécialistes, l’évolution favorable à la Chine du rapport bilatéral des forces militaires alimente directement les tendances « pacifistes » à Taiwan. Cette analyse est donc sans surprises ni complexes puisqu’elle justifie l’augmentation de la menace militaire contre Taiwan, perçue par la République populaire non pas comme un facteur de tension ou de « confrontation » mais comme un facteur de paix. Les responsables chinois suivent aussi avec beaucoup d’attention l’évolution de l’opinion publique, et en particulier de la jeunesse taiwanaise non seulement sur les questions de défense mais aussi leur perception de la Chine (opportunité plus que menace) et de l’avenir de Taiwan. D’une part, un plus grand nombre de des spécialistes chinois reconnaissent que leur gouvernement ne peut faire abstraction de la montée de l’identité taiwanaise et par conséquent précipiter une réunification que peu de gens souhaitent à Taiwan. Ils établissent une relation directe entre cette prise de conscience et la plus grande modération de l’attitude de Pékin à l’égard de l’île et son appui au maintien du statu quo 232 . Et ils ne cachent pas que cette nouvelle stratégie a pour objectif de favoriser les forces politiques « unificationniste », « anti-indépendantistes » ou « unicistes » (c’est-à-dire qui acceptent le « consensus de 1992 ») à Taiwan, en d’autres termes 230

Entretien avec Xu Shiquan, président de l’Association chinoise d’étude de Taiwan et ancien directeur de l’Institut d’études taiwanaises de l’Académie de sciences sociales de Chine, mai 2006. 231 Entretien avec Chu Shulong. 232 Sur la plus grande modération de Pékin, cf. Edward Cody, « China Easing Its Stance On Taiwan : Tolerance Grows For Status Quo », Washington Post, 15 juin 2006.

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le KMT et l’ensemble des « bleus », et d’affaiblir le camp « vert » 233 . S’inspirant des enquêtes d’opinion réalisées à Taiwan mais les prolongeant, ces spécialistes estimaient en 2006 que « les jeunes Taiwanais ne protégeraient pas les indépendantistes taiwanais (Taidu) si la guerre faisait irruption du fait d’une remise en cause du statu quo par Chen Shui-bian », en clair si l’APL décidait d’engager les hostilités à la suite d’une décision jugée « indépendantiste » à Pékin 234 . Ces experts tirent plusieurs conclusions de ce constat. La première est que la pression militaire sur Taiwan doit être maintenue tant que les autorités de l’île n’auront pas reconnu le principe de la Chine unique (selon lequel la RPC est le seul Etat de droit international habilité à représenter la Chine) et tant que les forces « séparatistes » ou « indépendantistes » n’auront pas été marginalisées. Par exemple, en 2006 ces spécialistes jugeaient que si des mesures de construction de la confiance ou un retrait partiel des missiles pointés contre Taiwan pourraient être discutées avec Ma Ying-jeou, si celui-ci était élu en 2008, ces décisions n’auraient guère d’impact sur l’équilibre militaire des forces. A leurs yeux, comme pour le gouvernement chinois, tout démantèlement de ces missiles reste exclu et leur éloignement des côtes ne mettrait pas Taiwan à l’abri des missiles de moyenne portée de l’APL basés au Gansu ou au Qinghai (DF-21 notamment) 235 . La seconde conclusion est que la confrontation est de moins en moins souhaitée par les Taiwanais mais est entretenue à la fois par les néo-conservateurs américains et le Japon. En conséquence, l’APL doit à la fois se préparer à un affrontement armé avec les Etats-Unis et le dissuader par le renforcement de ses capacités d’attaques et de projection de forces au-delà des mers 236 . Le test anti-satellite conduit par l’APL en janvier 2007 ou la mise au point et le déploiement récents de missiles de croisière particulièrement sophistiqués confirment ces intentions. 233

Entretien avec le général Wang Zaixi, directeur-adjoint du Bureau des affaires de Taiwan du Conseil des affaires de l’Etat et du Comité central du PC chinois, Pékin, 17 mai 2006. 234 Entretien avec Zhou Zhihuai. 235 Entretien avec Wang Zaixi et avec le CIISS. 236 Entretien avec Chu Shulong.

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Cependant, au sujet des intérêts stratégiques américains, les opinions divergent. Certains, comme Xu Shiquan, estiment que même d’influents conservateurs-libéraux américains, tel Ted Carpenter du CATO, souhaitent progressivement réduire et revoir l’engagement de sécurité des Etats-Unis à l’égard de Taiwan 237 . D’autres pensent les Etats-Unis divisés sur cette question : si certains sont favorables à un abandon progressif de Taiwan, la majorité des responsables américains restent, comme les Japonais, partisans d’une séparation à long terme entre la Chine et Taiwan. Par conséquent, bien que Washington ait ces dernières années aidé Pékin à maintenir le statu quo, faisant reculer les risques d’indépendance de Taiwan, pour la première capitale, le statu quo se définit par les trois formules suivantes : pas d’unification (butong), pas d’indépendance (budu), pas de recours à la force (buwu) alors que pour la seconde le statu quo demeure l’antichambre de l’unification 238 . L’on peut s’interroger sur la pertinence de ces analyses. Ne pêchent-elles pas par optimisme ou simplisme exagéré ? Ne sontelles pas en contradiction avec la stratégie poursuivie ? En effet, les forces armées taiwanaises sont-elles vraiment totalement impuissantes ? Il est intéressant de noter combien certains spécialistes chinois sont préoccupés par le développement par Taiwan d’une capacité de contre-attaque destinée à neutraliser sur le continent les installations militaires susceptibles d’être utilisées dans le cadre d’un conflit avec l’île. Ainsi, certains s’inquiètent des faiblesses des défenses anti-aériennes de l’APL et souhaitent une 237

En réalité, comme on va le voir (cf. après), la position de Ted Carpenter est plus nuancée que le prétend Xu : elle consiste à hiérarchiser les intérêts américains et à rappeler aux Taiwanais de prendre leurs responsabilités et de ne pas considérer le soutien militaire comme assuré en cas de conflit. Cf. Ted Galen Carpenter, A Search for Enemies : America’s Alliances after the Cold War, Washington, Cato Institute, 1992, pp. 170–79 ; Logan & Carpenter, « Taiwan’s Defense Budget : How Taipei Free Riding Risks War », op. cit., pp. 9-10. Le Cato se présente comme « libertarian » ; il est très attaché aux libertés individuelles et au libéralisme économique mais se montre non-interventionniste en politique étrangère. Son nom fait référence au Romain Caton le Jeune (95-46 av. JC), défenseur des institutions républicaines et de l’intégrité morale, opposant majeur de César. 238 Entretien avec le CIISS. L’expression « antichambre de l’unification » est personnelle. Il n’est pas inutile de rappeler ici que Ma Ying-jeou fit sienne la définition américaine du statu quo au cours de la campagne présidentielle de 2007-2008 (cf. ch. 4).

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accélération et une extension de la mise en place de batteries de SAM-300 d’origine russe le long des côtes méridionales du pays 239 . Un manque d’information sur les forces armées taiwanaises, sa préparation au combat et ses systèmes softwares est aussi évoqué 240 . Par ailleurs, les experts chinois tendent à peindre la majorité des Taiwanais comme de « pacifistes par tous temps », c’est-à-dire en toutes circonstances. Or, comme on l’a vu (ch. 1 & 2), l’esprit de défense taiwanais varie de manière très importante selon que la guerre a été provoquée par une déclaration d’indépendance de Taiwan ou par une attaque « non-provoquée » de l’APL destinée à régler une fois pour toute la question, ou encore selon que les Etats-Unis s’engagent à intervenir ou pas. De même, les analyses chinoises tendent à escamoter le « consensus souverainiste » sur la sécurité de la RDC autour du maintien d’une défense crédible du faible au fort et de la nécessité d’accroître à nouveau le budget militaire, consensus que nous avons décrit au chapitre précédent (ch. 4). Certains estiment par exemple que c’est sous la pression américaine que cet effort est maintenu et que si les « bleus » revenaient au pouvoir, ils diminueraient à nouveau ces dépenses pour consacrer plus de ressources à d’autres politiques publiques, notamment l’éducation, sans prendre en compte la baisse du budget de la défense enregistrée sous le gouvernement « vert » 241 . Enfin, elles tendent à gommer le maintien d’une forte opposition taiwanaise à toute unification avec la République populaire et à diaboliser le rôle du Japon et des Etats-Unis dans l’équation stratégique actuelle. En réalité, l’on peut se demander si l’optimisme simpliste affiché correspond à la véritable analyse que font les experts et le gouvernement chinois de la réalité taiwanaise. Car l’accroissement persistant de la pression militaire, alors même que les courants pacifistes ou modérés se développent à Taiwan, ne met-il pas au jour les véritables inquiétudes et objectifs de Pékin ? Le phénomène national taiwanais, qui a de fortes chances de se prolonger, y compris sous un gouvernement KMT, ne risque-t-il pas de rendre plus difficile encore, voire de compromettre toute réunification à long terme ? Par-delà la tolérance tactique adoptée à 239

Entretien Chu Shulong. Ibid. 241 Entretien avec Zhou Zhihuai. 240

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l’égard du statu quo, l’objectif stratégique ne reste-t-il pas la transformation de Taiwan en une « région administrative spéciale » de la République populaire ? Dans ces conditions, est-il réellement concevable d’espérer extraire Taiwan du dilemme stratégique dans lequel sont enferrés Chinois et Américains 242 ? En fait, la réponse de Pékin à ces contradictions et ce dilemme stratégique est de tenter de gérer de plus en plus directement avec Washington non seulement la question taiwanaise mais l’éventualité d’un conflit autour de Taiwan. Ainsi, le gouvernement chinois espère par exemple qu’en cas de guerre, l’administration américaine optera pour une intervention militaire limitée à la « zone de Taiwan », évitera d’engager des cibles militaires sur le continent et informera au préalable le gouvernement chinois de ses buts militaires et stratégiques 243 . Mais par delà ou plutôt en amont de cette gestion d’un conflit hypothétique, la Chine continue d’accorder la priorité au renforcement de ses moyens militaires qui seuls sont capables d’accroître progressivement le coût de tout engagement militaire américain aux côtés de Taiwan, et à termes, espère-t-elle, de rendre cet engagement prohibitif aux yeux des Etats-Unis, les contraignant à imposer aux Taiwanais une solution à la hongkongaise qu’ils ne sauraient aujourd’hui accepter. Les perceptions américaines L’on connaît la formule de Kurt Campbell remontant à 2000 : « Avant d’arriver à Taiwan, nous nous attentions à voir Israël, en fait nous avons trouvé Panama ! » 244 . Le constat était sévère mais soulignait aussi la volonté de Washington de remédier aux vulnérabilités militaires et stratégiques des forces armées taiwanaises 245 . 242

Les Chinois sont conscients de ce dilemme : ainsi présentent-ils le développement de missiles capables d’atteindre Okinawa et Guam comme une réponse au déploiement par l’US Navy dans ces deux postes avancés en Asie d’un nombre croissant de bâtiments de surface et de sous-marins (dont 6 porte-avions contre 2 précédemment), entretien avec Chu Shulong. 243 Entretien avec Chu Shulong. 244 International Herald Tribune, 25 avril 2001. 245 Sur ces vulnérabilités, cf. Cabestan, Chine-Taiwan : la guerre est-elle concevable ? , op. cit., pp. 131-158.

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Depuis l’élection de George W. Bush, on l’a déjà évoqué, les liens entre le gouvernement américain et l’institution militaire taiwanaise se sont resserrés, contribuant à améliorer quelque peu l’image de cette dernière aux Etats-Unis. Toutefois, alors que la coopération quotidienne entre le Pentagone et le ministère taiwanais de la Défense semble se développer de manière relativement satisfaisante 246 , du moins aux yeux des Américains, l’Administration Bush a manifesté une inquiétude grandissante à l’égard de la faiblesse de l’effort de défense taiwanais. On l’a vu, après être tombé à près de 2 % du PIB, depuis 2007, le budget militaire taiwanais remonte péniblement vers 3 %, un objectif bien modeste au regard à la fois du budget israélien de la défense (9, 5% du PIB) mais aussi de la menace grandissante de l’APL. Entre 2004 et 2007, l’impatience américaine s’est concentrée sur l’impossibilité pour le gouvernement et les partis d’opposition taiwanais (qui ont constamment contrôlé le Parlement) de s’entendre sur le budget spécial destiné à financer l’achat des armes promises par George W. Bush en 2001. L’instrumentalisation politique (political football) sans fin de ce budget par les deux camps a conduit bon nombre de responsables américains à douter de la détermination des Taiwanais, et en particulier de leurs élites politiques, « vertes » comme « bleues », à maintenir une défense forte et crédible face à la Chine populaire. D’autant plus que les armements offerts enfin par les Etats-Unis en 2001 avaient été réclamés avec insistance par la précédente administration Kuomintang, et en particulier par Lien Chan et James Soong. En d’autres termes, avant l’arrivée du budget spécial sur le bureau du Yuan législatif, le consensus taiwanais autour de l’acquisition de ces armements paraissait très solide. En outre, si Bush était prêt à faire preuve de compréhension envers le gouvernement « vert » en ses débuts, à partir de décembre 2003 (l’annonce par Chen Shui-bian de l’organisation d’un référendum sur la menace chinoise), il abandonna cette attitude, renvoyant dos à dos le PDP et le KMT sur le budget spécial comme sur les questions de défense en général. Cette inquiétude et cette impatience ont nourri chez les Américains un sentiment croissant de doute quant à la volonté des 246 Entretien avec Tony Hu et Scott Feeney, en charge de la coopération avec Taiwan au Pentagone, International Security Affairs, Office of the Secretary of Defense, Washington DC, avril 2006.

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Taiwanais de se défendre. Ce sentiment n’a pas seulement touché les politiciens ou les analystes les plus sceptiques à l’égard de Taiwan (le Département d’Etat sous Colin Powell, c’est-à-dire jusqu’au début 2005, Kenneth Lieberthal, Michael Swaine ou David Shambaugh) ou les think tanks les plus réticents à tout engagement militaire américain à l’étranger, tel le Cato de Ted Carpenter 247 . Mais ce sentiment a aussi atteint — fait sans précédent dans l’histoire des relations entre Washington et Taipei — les partisans traditionnels de Taiwan : le Congrès, le Département de la Défense, et dans une moindre mesure les centres de recherche proches des milieux militaires comme la Rand ou la CNA (Central Naval Analysis) 248 . Bref, la légèreté avec laquelle les parlementaires taiwanais se sont déchirés sur ce budget a mis au jour à la fois la paradoxalement faible perception taiwanaise de la menace et l’absence de consensus sur la relation avec la Chine qui en découle. Et si au départ, c’est-à-dire en 2004, l’Administration américaine concentra ses critiques sur l’opposition KMT-PPP, dès l’année suivante, elle prit conscience de la tactique du gouvernement Chen, qui consistait à éviter tout compromis avec les « bleus » afin d’instrumentaliser l’opposition de ces derniers sur le plan politique… et de retarder tout engagement de dépenses sur le plan budgétaire. Probablement, le budget spécial devint alors par trop emblématique, aux yeux de Washington, de l’esprit de défense des Taiwanais. Depuis 2006, bon nombre de responsables américains en conviennent 249 . Ils comprennent aussi les problèmes techniques et financiers que revêtait la traduction administrative de l’offre originelle du président Bush. En effet, la proposition de vendre des 247

Justin Logan & Ted Galen Carpenter, « Taiwan’s Defense Budget : How Taipei Free Riding Risks War », op. cit., pp. 9-10 et cf. supra note 13. 248 Kenneth Lieberthal est professeur de science politique à l’Université du Michigan à Ann Arbor, il était responsable de l’Asie au Conseil de national de sécurité à la fin de la présidence Clinton (1998-2000) ; après avoir quitté la Rand en 2001, Michael Swaine est devenu directeur de recherche à la Carnegie Endowment for International Peace à Washington ; David Shambaugh est professeur de science politique à l’Université George Washington ; pour leurs publications, voir la bibliographie. 249 Entretiens avec Clifford Hart, responsable de Taiwan au Département d’Etat, Washington DC, avril 2006, Bernard Cole, professeur d’histoire internationale, National War College, Paris, janvier 2007, Bonnie Glaser, chercheuse au Center for Strategic and International Studies (CSIS), Bruxelles, mars 2007 et Taipei, janvier 2008.

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sous-marins diesels à Taiwan était de nature politique et aucune étude préalable n’avait été réalisée quant à la possibilité de les fabriquer, ou de les faire fabriquer par d’autres pays, vues les pressions prévisibles exercées par la Chine sur les autres constructeurs. En outre, un puissant lobby au sein de l’US Navy militait contre toute réactivation d’une ligne de production de sousmarins diesels, craignant de se voir à nouveau imposer à l’avenir de tels submersibles par un pouvoir politique en quête d’économies. Par ailleurs, le prix des armements proposés, on l’a vu, était particulièrement élevé et les responsables politiques taiwanais étaient en droit de s’interroger à la fois sur l’adéquation entre celuici et la qualité des matériels proposés (les P-3C Orion sont anciens) et sur l’utilité marginale des armes les plus coûteuses (les Pac-3) au regard des difficultés financières du pays et des priorités à établir. Depuis le printemps 2006, l’Administration Bush n’élève plus d’objections sur ces réserves et s’est efforcée d’élargir la réflexion à l’ensemble de l’effort de défense taiwanais. Or, le budget régulier a enregistré baisse très importante en valeur constante : - 50 % entre 1993 et 2005 250 et - 35 % pour la seule période 1999-2006 251 . Les programmes de modernisation (communications), d’amélioration de la protection des installations (enterrement et durcissement des bases et des armements) et de la logistique (constitution de stock de munitions), ainsi que de formation des cadres (en particulier les sous-officiers) et de recrutement accusent tous des retards plus ou moins importants. Et la relation entre l’institution militaire et le pouvoir politique est demeurée médiocre sous Chen Shui-bian, marquée par une méfiance réciproque 252 . Dans de telles conditions, les Etats-Unis en tant que puissance garante en dernier ressort de la sécurité et de la survie de Taiwan, estiment que les dirigeants « verts » de l’île n’ont pas suffisamment investis dans leur défense et ont par trop compté sur le soutien automatique des Américains en cas de conflit. Plus grave, au cours du second mandat de Chen, Washington a acquis la nette impression que la plupart des responsables politiques taiwanais ont 250

Michael D. Swaine & Roy D. Kamphausen, « Military Modernization in Taiwan », in J. Tellis & Michael Wills éds. Strategic Asia 2005–2006 : Military Modernization in an Age of Uncertainty, Seattle, NBR, 2005, p. 420. 251 Entretien avec James Mulvenon, DGI Defense Group Inc. Washington DC, avril 2006. 252 Entretien avec Bernard Cole du National War College et avec Phillip Saunders de l’Université de Défense nationale, Washington DC, avril 2006.

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une « basse perception de la menace » (low threat perception), que ce soit les « verts » ou les « bleus » : alors que chez les premiers, l’idée selon laquelle l’APL est un « tigre en papier » (zhilaohu) est encore assez répandue, chez les seconds, c’est la conviction que Pékin ne cherchera pas à remettre en cause militairement le statu quo qui domine 253 . Car, quelque soit le gouvernement taiwanais en place, Washington table et entend continuer de tabler sur une réponse active des forces armées de l’île en cas d’attaque de l’APL : les plans établis par le US Pacific Command basé à Hawaii demeurent fondés sur cette donnée fondamentale 254 . L’ensemble de la « coopération-coordination » développée depuis la crise des missiles a justement pour objectif d’allonger la capacité de résistance de l’Armée taiwanaise de 15 jours à un mois avant que les forces américaines du Pacifique soient véritablement opérationnelles dans le détroit 255 . En outre, l’engagement des Etats-Unis sur d’autres théâtre d’opération (Irak, Afghanistan) contribue à ralentir toute intervention américaine et même, selon certaines analyses, à la rendre plus hypothétique 256 . Ce dernier facteur a indéniablement intensifié les inquiétudes et l’impatience de l’Administration Bush à l’égard de Taiwan. Les Etats-Unis et Ma Ying-jeou sur les questions de défense Ma Ying-jeou, alors président du KMT et candidat à la succession de Chen Shui-bian revint triomphal de son voyage aux Etats-Unis en mars 2006. Il s’efforça de capitaliser sur ses bonnes relations avec le gouvernement américain, facilitée par sa parfaite 253

Entretiens avec Michael Swaine, chercheur à la Carnegie Endowment, et avec Derek Mitchell, chercheur au CSIS (Center for Strategic & International Studies), Washington, avril 2006. 254 Entretien avec le Département d’Etat, le Pentagone et le Central Navy Analysis (CNA), Washington, avril 2006. Cf. également l’analyse présentée dans James Mulvenon et al., Chinese Responses to U.S. Military Transformation and Implications for the Department of Defense, Santa Monica, Ca., Rand, 2006. 255 L’ouvrage de Bernard Cole établit un tableau tout à fait instructif des distances et des délais d’arrivée des avions (immédiat mais avec des problèmes logistiques importants) et des bateaux de l’US Navy (entre trois et dix jours) sur le théâtre d’opération taiwanais, à partir de la Corée du Sud, d’Okinawa, de Guam, de Hawaii et de la côte ouest des Etats-Unis. Taiwan Security, op. cit., pp. 179-180. 256 Entretien avec un officier de réserve américain de l’US Navy posté pendant un an au Koweit, Paris, juin 2006.

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maîtrise de l’anglais et un passage à la prestigieuse université de Harvard dans les années 1970. Mais il ne se vanta guère des questions pressantes que lui avaient posées l’ensemble de ses interlocuteurs américains sur sa politique de défense et son programme de modernisation des forces armées taiwanaises. Ayant fait l’économie de tout « homework » à ce sujet, Ma avait privilégié lors de sa visite aux Etats-Unis — comme il le fit en janvier 2006 en Europe — de diffuser le message de paix qu’il entend adresser à Pékin une fois élu. Or, l’ensemble des responsables américains exprimait depuis plusieurs mois, sinon plusieurs années, une préoccupation générale à l’égard des tendances pacifistes qui s’étaient fait jour au sein du camp « bleu ». L’erreur de Ma fut donc de ne pas avoir pris l’initiative d’aborder et de traiter les questions de défense comme si le problème de la menace militaire chinoise pouvait être réglé uniquement par des moyens diplomatiques. Pire, acculé à s’expliquer sur ces dossiers, il s’appuya sur Su Chi, un ancien responsable des relations avec le continent (CAC) sans expertise sur les problèmes militaires. Cette improvisation ne rassura guère Washington qui décida d’intensifier sa pression sur le candidat Ma. Certes, l’Administration Bush prit alors note de la position du président du KMT sur le budget spécial : « feu vert » pour les P-3C Orion, « feu orange » pour les sous-marins et « feu rouge » pour les Pac-3. Elle était aussi consciente du retard volontaire pris par le gouvernement Chen avant de soumettre ce budget au Parlement comme, inversement, de la volonté du KMT de se saisir du problème (mise en place par ce parti à la fin 2005 d’une commission sur les questions de défense). L’administration américaine savait en outre que Ma ne pouvait se mettre ouvertement à dos le courant « pacifiste » au sein du KMT et qu’il devait avancer prudemment, en commençant par construire un consensus sur la défense et le budget spécial au sein même de son parti, puis de sa coalition. Cependant, Washington exprima directement son inquiétude, sinon son mécontentement à Ma Ying-jeou. Ces pressions eurent un effet positif sur ce dernier qui s’efforça de responsabiliser son parti sur les questions de défense. On l’a vu au chapitre précédent, Ma se trouvait en 2006 dans un processus d’apprentissage (learning curve) qui lui imposait de progressivement articuler des politiques publiques crédibles et réalistes dans les différents 220

domaines. Un mois après son retour des Etats-Unis, il avait déjà pris conscience de l’importance d’une bonne intelligence avec l’Administration américaine non seulement à des fins de sécurité extérieure mais aussi dans un but intérieur, afin d’éviter que Chen Shui-bian ne capitalise sur le manque de responsabilité du KMT en matière de politique de défense. Certes, cela a déjà été indiqué (cf. ch. préliminaire), des considérations de politique intérieure, notamment l’offensive de l’opposition bleue sur le mode de nomination des membres de la Commission électorale centrale, bloquèrent jusqu’en juin 2007 l’approbation non seulement du budget de la défense mais de l’ensemble des dépenses publiques de l’année, retardant la mise en œuvre de nombreux projets étatiques. Mais c’est Ma qui, conscient de l’irritation grandissante des Etats-Unis, parvint à convaincre les députés bleus, en dépit de son relatif affaiblissement au sein du KMT, d’approuver un budget de la défense en hausse de 15, 4 % par rapport à 2006 et surtout de nature à rassurer l’allié américain (intégrant l’achat des P-3C Orion, une amélioration des missiles Patriot PAC-2 et une étude de faisabilité sur les sous-marins diesels). Le fait que tant les « verts » que les « bleus » affichent désormais la volonté de faire passer le budget de la défense audessus de la barre des 3% du PIB montre combien le facteur américain reste primordial à Taiwan. Les Etats-Unis maintiennent l’équilibre entre les « bleus » et les « verts » Sur la question de savoir si, dans de telles conditions, les Etats-Unis sont plus favorables aux « bleus » ou aux « verts », il semble que des nuances et même de divergences persistent entre les administrations et spécialistes américains. Il est vrai que, sans le déclarer ouvertement, excédée par les initiatives intempestives répétées de Chen Shui-bian et l’affaiblissement général de Taiwan, à partir de 2006, l’Administration Bush a peu à peu misé sur la victoire de Ma Ying-jeou et approuvé sa volonté de normalisation progressive avec la Chine. Toutefois, le gouvernement américain entend rester vigilant face aux tendances pacifistes qui se sont fait jour au sein du camp « bleu » et dans l’entourage direct de Ma. 221

Il est clair que, selon de multiples témoignages recueillis auprès des quelque vingt responsables qui suivent Taiwan au quotidien au sein de l’Administration américaine, George W. Bush, avec le caractère entier qu’on lui connaît, a perdu toute confiance en Chen Shui-bian dès l’annonce, en novembre 2003, de l’organisation d’un référendum sur la menace militaire chinoise, en dépit des objections répétées de Washington 257 . Depuis, des efforts ont été déployés pour améliorer la gestion de la relation avec le gouvernement PDP. Ainsi, en 2006, l’abrasif Douglas Paal fut remplacé par le plus diplomatique Stephen Young comme directeur de l’Institut américain à Taipei, l’ambassade officieuse des EtatsUnis sur l’île. Néanmoins, ce dernier maintint une forte pression sur Chen, et n’hésita pas à plusieurs reprises à l’intensifier, en particulier sur les questions de défense. Ainsi, en mai 2007, afin de forcer les « verts » et les « bleus » à enfin trouver un terrain d’entente sur le budget au Yuan législatif, il déclara : « Les Taiwanais sont coupables de ne pas réagir de manière appropriée à la montée en puissance constante de l’outil militaire de l’autre côté du détroit. Même face à un problème fondamental de sécurité, l’attitude du gouvernement taiwanais a conduit les amis de Taiwan aux Etats-Unis à se demander si nos partenaires (taiwanais) en matière de sécurité entendaient sérieusement maintenir une défense crédible » 258 . Ces propos traduisent un sentiment général au sein de l’Administration américaine comme de la communauté des spécialistes de l’Asie orientale, sentiment qui ne peut que peser non seulement sur tout président taiwanais mais aussi sur l’ensemble des débats politiques entre « bleus » et « verts » relatifs aux questions de défense. 257 Entretien avec Donald Keiser, alors responsable de l’Asie orientale au Département d’Etat, janvier 2004 et avec Clifford Hart, avril 2006. Le chiffre de 20 est une estimation de Keiser. 258 « The Taiwanese were guilty of not responding appropriately to this steady buildup of the military across the Taiwan Strait. Even in the face of what is a fundamental security problem for Taiwan, the behavior of the Taiwan government was causing Taiwan’s friends in the United States to question whether our security partner here is serious about maintaining a credible defense ». Remarques de Stephen Young, au Centre culturel américain, Taipei, 3 mai 2007, http://www.ait.org.tw/en/news/officialtext/viewer.aspx?id=2007050301.

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Cela étant, l’éventail des points de vue américains reste plus ouvert qu’il n’y paraît pour toute une série de raisons stratégiques – contenir la montée en puissance de la Chine, de politique étrangère – promotion de la démocratie ou des idées wilsonnienne d’autodétermination – et intérieures – prendre le contrepied d’un président impopulaire et conservateur. Ainsi, tandis que les think tanks conservateurs comme les fondations Heritage (John Tkacik) ou American Enterprise (Daniel Blumenthal) penchent nettement vers les « verts », les milieux de la défense sont plus partagés que l’on pourrait le croire, tant ils ont été échaudés par le manque de sérieux et les initiatives désordonnées de Chen Shui-bian. Inversement, le Département d’Etat n’est pas nettement pro« bleu ». La visite aux Etats-Unis en juillet 2005 de Su Chengchang, alors président du PDP et proche de Chen Shui-bian, laissa une impression favorable de pragmatisme et de réalisme auprès de ses interlocuteurs américains, y compris au sein de cette administration 259 . Cela fut encore plus vrai de la visite de l’ancien Premier ministre Hsieh Chang-ting, connu pour sa position centriste à l’égard de la Chine, au printemps 2006. Un an plus tard, Washington fut agréablement surpris de voir Hsieh l’emporter contre Su ou tout autre allié de Chen dans la course à la nomination du candidat PDP à la présidence de la République, entrevoyant l’espoir d’un assouplissement de la position taiwanaise quel que soit le vainqueur de l’élection de mars 2008. D’une manière plus générale, le gouvernement américain est très conscient des profondes divisions qui traversent le PDP et maintient d’étroites relations avec les éléments modérés du camp « vert ». Inversement, le sentiment véhiculé par un certain nombre de membres de l’opposition « bleue » selon lesquels Taiwan serait utilisé par les Etats-Unis dans sa rivalité avec la Chine a été très mal perçu par l’Administration Bush. Par conséquent, Ma devra veiller à taire ces dérives et éviter de chercher à pousser Washington à une modération à l’égard de Pékin sensée servir les seuls intérêts de Taiwan. Les Etats-Unis tablent beaucoup sur leur étroite relation avec de nombreux militaires taiwanais et en particulier le général Shuai Hua-min pour faire passer en temps utile les messages qu’ils souhaiteront à Ma Ying-jeou. 259 Entretiens avec Clifford Hart et Evan Feigenbaum, membre du Policy Planning Staff du Département d’Etat, Washington DC, avril 2006. Su fut Premier ministre de février 2006 à janvier 2007.

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Cela étant dit, la tentation des « verts » de parier sur une rivalité sino-américaine durable pour à la fois évoluer pas à pas vers l’indépendance, s’épargner de voir en face la réalité de l’intégration économique avec la Chine et d’une nécessaire négociation avec celle-ci ou éviter d’investir dans la défense ne fut pas non plus bien accueillie à Washington (cf. les critiques relatives à la suppression du Conseil national pour l’unification en 2006, ch. préliminaire). Sur le plan militaire, si l’Administration Bush maintint une bonne relation avec les ministres de la Défense successifs, notamment Lee Jye et Lee Tien-yu ainsi que l’étatmajor taiwanais, elle jugea assez sévèrement le manque de professionnalisme ou de compétence des conseillers de Chen Shuibian pour les questions de sécurité. Ainsi, la nomination en février 2006 d’Henry Ko Cheng-heng, ancien secrétaire général du Conseil national de sécurité et proche sur le plan idéologique de Chen, au poste de vice-ministre politique de la Défense en remplacement de Tsai Ming-hsien, ne fut pas appréciée de tous au sein du gouvernement américain 260 . Cependant, confronté en permanence aux exigences du Pentagone, Ko apprit assez rapidement à négocier avec le gouvernement américain 261 . Les préoccupations des Etats-Unis Jusqu’en juin 2007, on l’aura compris, la préoccupation immédiate du gouvernement américain resta l’adoption, même partielle et par tranche, du budget spécial. La seconde demeure d’actualité : l’accélération des réformes en cours au sein des forces armées et la concrétisation de l’augmentation promise du budget régulier de la défense, hors achats qui auraient dû faire l’objet d’un budget spécial mais ont intégrés au premier. Quelques experts américains, tel Michael Pillsbury ou Mark Stokes, qui passa 260 L’association entre Chen et Ko remonte au début des années 1990. Ils publièrent alors le premier rapport du PDP sur les questions de défense, cf. Chen Shui-bian & Ko Chen-heng, Guofang heihezi yu baipishu (La boîte noire et le livre blanc sur la défense nationale), Taipei, Formosa Foundation, 1992. La proximité entre Ko et Chiu Yi-jen, secrétaire général du Conseil national de sécurité, facilita la communication entre le CNS et la présidence. Entretien avec Evan Feigenbaum. 261 Cf. sa présentation devant le US-Taiwan Business Council à la Defense Industry Conference, Annapolis, 10 septembre 2007, document en ligne à l’adresse : www.us-taiwan.org/reports/2007_sept10_henry_ko_speech.pdf

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plusieurs années à Taiwan comme consultant avant de se réinstaller à Washington au début 2006, sont relativement optimistes au sujet de ces réformes 262 . Ils estiment que les Taiwanais sont en mesure de conserver une défense de nature à continuer de dissuader toute attaque chinoise — c’est-à-dire à en rendre son coût humain, militaire, diplomatique et économique prohibitif. De même, le rapport annuel sur l’APL de 2008 salut l’augmentation du budget de la défense de Taiwan et reconnaît également les progrès enregistrés par les forces armées de l’île 263 . Mais dans l’ensemble le constat est plus réservé et la tâche qui reste à réaliser lourde, sinon insurmontable, tant la modernisation de l’APL s’accélère chaque année. Parmi les éléments positifs enregistrés par les Etats-Unis, signalons l’évolution du ratio officier/soldat (1 :1, 5) qui est désormais identique à celui des armées américaine ou japonaise, l’évolution du service militaire et le recrutement prioritaire de volontaires, l’objectif étant d’atteindre un ratio de 2 volontaires pour 3 réservistes et une stratégie d’emploi des forces plus réaliste. Si Mark Stokes et quelques responsables militaires taiwanais, notamment de l’Université de défense nationale, pensent que Taiwan peut encore se défendre seul, le facteur américain commence à être officiellement pris en compte (cf. ch. 4). Les manœuvres militaires organisées préparent mieux les militaires taiwanais aux scénarios de conflit les plus probables : incursion de forces aéroportées, tentative de décapitation par une attaque de missile soutenue par des forces spéciales introduites sur le territoire nationale, guerre informationnelle, blocus. Dans tous ces domaines, des progrès réels ont été enregistrés, d’après l’amiral Dennis Blair, ancien commandant des forces américaines dans le Pacifique (CINCPAC) et aujourd’hui président de l’Institute for Defense Analysis. En outre, pour lui comme pour de nombreux observateurs américains, la polarisation politique à Taiwan n’a eu 262

Michael Pillsbury, « The Role of the United States in Taiwan’s Defense Reforms », in Edmonds & Tsai, Taiwan’s Defense Reform, op. cit., pp. 143-149 ; Mark A. Stokes est président de Quantum Pacific Enterprises, une société de consultants et directeur du U.S.-Taiwan Enterprise Foundation, cf. son témoignage devant la U.S.-China Economic and Security Review Commission, « Chinese Military Modernization and Export Control Regimes », 16 mars 2006. 263 Annual Report to Congress, Military Power of the People’s Republic of China 2008, Washington DC, Office of the Secretary of Defense, pp. 40-44. http://www.defense link.mil/pubs/china.html

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qu’un impact marginal sur l’institution militaire et sa nécessaire adaptation. Par exemple, Richard Chan le directeur du cabinet du ministre de la Défense Lee Jye et major de la classe 62 de la Marine, travaillait en 2006 à l’élaboration de plans intégrant l’ensemble des pressions militaires potentielles que l’APL pourrait exercer sur Taiwan. Dans ce but, depuis au moins 2002 (cf. Livre blanc de la Défense), l’accent est mis sur l’accroissement de la mobilité des forces armées, une réforme qui, d’après plusieurs témoignages, a reçu le soutien actif de nombreux jeunes officiers264 . Enfin, pour les Américains, les militaires taiwanais sont bien informés sur l’évolution des dispositifs de l’APL ; ses services de renseignement restent compétents et ont reçu un soutien actif du gouvernement de Chen Shui-bian. Cependant, aux yeux de Washington, de nombreux problèmes demeurent en suspens. Ces difficultés ont moins trait à l’érosion de l’esprit de défense qu’à la lenteur des réformes introduites et des moyens pour l’heure consentis ainsi qu’au caractère contestable de certains choix stratégiques. Certes, ces résistances taiwanaises sont liées à une perception parfois déficiente de la menace mentionnée plus haut et ont une influence en retour sur l’esprit de défense tant au sein de l’institution militaire que de la société en général. Il n’en reste pas moins que l’Administration américaine estime que l’adaptation des forces armées est cruciale tant pour la sécurité de Taiwan que pour le renforcement de l’esprit de défense. Par ailleurs, en dépit des divisions qui continuent de la traverser à ce sujet, elle juge, on l’a vu, avec une certaine sévérité le développement par Taiwan d’une capacité d’attaque (ou de contreoffensive) au moyen de missiles de longue portée (1 000 km) d’objectifs militaires sur le continent, estimant que ce choix alimente la course aux armements sans pour autant apporter à l’île un supplément de sécurité (cf. aussi ch. 4) 265 . Et ceci bien que les tentations de certains « verts » de mettre au point une dissuasion bon marché et peu convaincante fondée sur la menace d’objectifs

264

Entretien avec James Mulvenon, avril 2006. Mark Stokes est favorable au développement de cette capacité ; pour un avis critique, cf. Eric A. McVadon, « Arming Taiwan for the Future : Prospects and Problems », in Edmonds & Tsai, Taiwan’s Defense Reform, op. cit., p. 165 et plus récemment Defense News Weekly cité par le Taipei Times, 21 juin 2006. 265

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symboliques en Chine (tel le barrage des Trois Gorges) ait été abandonnée. Les principales difficultés identifiées par les Etats-Unis ne sont pas contestées par le gouvernement taiwanais, hier PDP, aujourd’hui KMT. Parmi celles-ci, il faut citer le manque de volontaire, l’image d’inutilité de l’institution du service militaire dans la société, les trop courtes périodes d’entraînement des réservistes, une force très peu fiable en cas de conflit, la domination persistante de l’Armée de terre en matière d’achats d’armements, les frustrations des militaires par rapport à la faiblesse du budget annuel, les retards accumulés pour ce qui concerne le durcissement des installation et l’enterrement des centres de commandement ainsi que les difficultés grandissantes des forces armées taiwanaises à protéger leurs secrets en matière d’armements comme de planification. De l’aveu de plusieurs experts américains, la plus grande porosité des forces armées et même des services de renseignements militaires taiwanais contribue depuis plusieurs années à interdire tout transfert de matériels de guerre de la dernière génération à Taiwan 266 . En d’autres termes, contrairement au Japon, Taiwan est perçu par les Américains comme un partenaire de moins en moins fiable, du fait de ses relations commerciales et humaines croissantes avec la Chine populaire 267 . Cependant, les Etats-Unis ne sont pas non plus à l’abri de tout risque comme l’a montré en février 2008 l’arrestation de trois espions américains, dont l’un d’origine chinoise et l’autre taiwanaise, qui étaient parvenus à vendre à la Chine des renseignements sur la nature et la quantité d’armes qui devaient être livrées à Taiwan par le Pentagone dans les cinq années à venir ; une affaire qui a mis au jour les faiblesses des systèmes américains de protection de secret et n’a pas été sans inquiéter les autorités militaires de Taiwan 268 . Liée à ces faiblesses, l’érosion de l’esprit de défense des engagés préoccupe également les Américains. Par exemple, est de plus en plus problématique, voire hypothétique l’identification à 266

Entretiens avec Bernard Cole, Bonnie Glaser et Jim Mulvenon, 2006-2007. Un nombre croissant de militaires taiwanais à la retraite se rendent ou s’installent en Chine populaire où ils entretiennent souvent des relations avec des responsables de l’APL. 267 Entretiens notamment avec Bernard Cole, janvier 2007 et Bonnie Glaser, janvier 2008. 268 Financial Times, 11 février 2008. AP, 12 février 2008.

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Taiwan d’officiers taiwanais qui ont grandi ou laissé leur famille aux Etats-Unis (c’est le cas aussi de nombreux hommes d’affaires ou universitaires taiwanais), d’officiers à la retraite qui s’installent en Chine populaire ou de sous-officiers recrutés parmi les Chinois d’outre-mer qui acceptent d’intégrer l’Armée pour acquérir la carte d’identité taiwanaise et par conséquent le droit de résider de manière permanente sur l’île. A ces nouveaux risques, s’ajoutent le phénomène Taishang et l’augmentation des mariages mixtes sinotaiwanais ainsi que leurs implications non seulement sur le service militaire tant que celui-ci est maintenu mais aussi sur l’identité de nouveaux engagés. Ces évolutions constituent autant d’interrogations américaines sur la détermination des militaires taiwanais à combattre. Avec certains spécialistes américains comme Bernard Cole ou Mark Stokes, l’on peut penser que tous ces hommes sont attachés à Taiwan parce qu’ils y vivent (« have their boots on the ground »). Et s’appuyant sur des interviews de cadres engagés, les Américains estiment que rien n’indique que les conscrits refuseront de combattre 269 . Et certaines enquêtes rendues publiques par les autorités militaires taiwanaises laissent apparaître une forte préparation à l’éventualité de la guerre : ainsi en 2007, 50, 3 % des quelque 3 000 soldats interrogés au lendemain de leur participation aux manœuvres annuelles Han Kuang estimaient inévitable un conflit armé avec la Chine dans un avenir proche. 85, 6 % d’entre eux étaient conscients du danger que représentait la fuite d’informations confidentielles ou l’espionnage chinois sur l’île. Et 85, 7 % d’entre eux déclaraient qu’en toutes circonstances, ils feraient tout leur possible pour accomplir leur tâche 270 . Mais l’internationalisation croissante de la société taiwanaise secrète forcément de nouveaux risques et incertitudes. Sur le plan politique, ce qui inquiète le plus les Etats-Unis sont les succès à Taiwan de la politique de front uni de Pékin. A 269

Les trois quarts des colonels et lieutenants-colonels interviewés par Shelley Rigger estiment qu’ils peuvent mobiliser suffisamment de troupes pour résister à une attaque de l’APL. Rigger, « When the Going Gets Tough : Measuring Taiwan’s Will to Fight », op. cit., p. 37. 270 Commentés par le directeur général du Bureau de guerre politique du ministère de la Défense, le général Chen Kuo-hsiang, ces résultats peuvent paraître optimistes et surtout conditionnés par une séance préalable « d’intense entrainement mental » à laquelle furent soumis les soldats interrogés. Taipei Times, 13 décembre 2007.

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leurs yeux, les tendances pacifistes qui se sont manifestées en particulier au sein du camp « bleu » et des médias qui lui sont proches sont la conséquence directe de cette stratégie. Il est vrai que Ma a su donné des assurances à Washington. Mais maintenant que le KMT est revenu au pouvoir, l’Administration américaine se demande si Ma sera en mesure de contenir les pacifistes de son parti et du camp « bleu » et comment ces derniers gèreront leurs relations avec la haute hiérarchie militaire. En effet, naturellement plus « en phase » avec ce parti, les généraux taiwanais espèrent cependant de Ma Ying-jeou et de son gouvernement qu’ils leur fournissent les moyens de remplir leur mission. En outre, comme certains analystes taiwanais proches des « verts », tel l’ancien ministre des Affaires étrangères Tien Hung-mao ou le chercheur Lin Cheng-yi, plusieurs experts américains estiment que la Chine populaire est parvenue à développer à Taiwan des méthodes d’influence qui lui avaient permis de progressivement neutraliser Hong Kong dès avant 1997, notamment par le financement souterrain de médias électroniques ou écrits, de leaders d’opinion ou de sites internet 271 . Cette inquiétude est pertinente car toute mise sous influence ou même neutralisation par la diffusion de slogans pacifistes ou défaitistes d’une majorité de la société taiwanaise remettrait à terme en cause le soutien stratégique apporté par les Etats-Unis « à la population de Taiwan ». L’on n’en est pas là et les Américains continuent de penser que si les pressions militaires exercées sur Taiwan ont toujours été contreproductives, politiquement et psychologiquement, elles contribuent aussi à consolider l’identité politique qui est à la base non seulement de la perpétuation du statu quo mais aussi du processus de construction nationale à Taiwan. En d’autres termes, pour véritablement réussir, la politique de front uni de Pékin devrait se libérer de ces pressions. Mais pour l’heure, on l’a vu, Pékin ne souhaite pas démilitariser la question de Taiwan et par 271

Entretien avec Clifford Hart ; entretiens avec Tien Hung-mao et Lin Cheng-yi, Taipei, mai 2006 et janvier 2008. Tien est président de l’Institute for National Policy Research (INPR), un centre de recherche indépendant créé en 1989 à Taipei ; il fut ministre des Affaires étrangères de 2000 à 2002 et représentant de Taiwan en Grande-Bretagne de 2002 à 2004 ; Lin Cheng-yi est chercheur à l’Académia sinica et coordonateur des programmes à l’INPR.

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conséquent le soutien américain à la sécurité de l’île a encore de bonnes chances d’être garanti dans un avenir prévisible. Cela étant, Etats-Unis resteront probablement vigilants à l’égard du nouveau gouvernement taiwanais, tant la tentation est grande sur l’île d’adopter une attitude schizophrénique à l’égard de la Chine, hostile en paroles, coopérative dans la réalité, s’abritant confortablement sous le « parasol protecteur » de la confrontation stratégique sino-américaine. Conclusion Les perceptions chinoises et américaines de l’esprit de défense des Taiwanais sont plus diversifiées qu’on pourrait le croire au premier abord. D’un côté, le discours public tenu par les experts chinois participe d’une volonté d’influencer les parties en présence ou même les acteurs extérieurs, telle l’Union européenne. Apparemment sans faille, ce discours est gros de multiples contradictions : l’insistance avec laquelle Pékin s’oppose à toute vente d’armes à Taiwan, continue de construire sa menace contre l’île ou dénonce tout développement par celle-ci d’une capacité militaire non seulement offensive mais aussi défensive met en doute sa conviction affichée dans le succès de sa politique d’intégration économique et de front uni politique. En effet, si les Taiwanais avaient perdu tout esprit de défense et étaient acquis aux idées pacifistes favorisées par le PC chinois, serait-il besoin de maintenir une telle stratégie ? D’un autre côté, il est clair que l’on observe depuis quelques années, et en particulier la fin 2003, une lassitude croissante des Etats-Unis à l’égard de la sécurité de Taiwan. Comme l’a déclaré, non sans une certaine exagération, l’ancien secrétaire d’Etatadjoint Richard Armitage au printemps 2005 : « Taiwan has not purchased any weapon from the United States… we must say Taiwan is not quite serious about its own defense » 272 . Certes, à partir de 2006 l’Administration Bush a décidé de prendre un certain recul par rapport au budget spécial évoqué par Armitage dans cette sortie. Il est en réalité inexact de dire — et Armitage le savait — que Taiwan n’a pas acheté de matériel militaire aux 272

Chuo koron, 5 mai 2005, cité par Cole, Taiwan’s Security, op. cit., p. 184.

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Etats-Unis depuis 2000. On l’a vu (cf. ch. 4), les acquisitions se sont poursuivies et de nombreuses réformes et améliorations sont en cours. Et aujourd’hui encore, Washington reste quotidiennement très engagé dans la défense de l’île. Mais à l’évidence, l’environnement politique intérieur des années 2004-2007 — marqué par les incessants blocages parlementaires et la montée d’un mouvement pacifiste — et international — dominé par la guerre d’Irak et la montée en puissance de la Chine — ont contribué à modifier la perception américaine. Plus qu’hier, les autorités taiwanaises doivent démontrer aux Etats-Unis qu’elle désire ardemment continuer de se donner les moyens financiers et humains de leur sécurité et par conséquent de leur indépendance de fait. Et ceci dans un contexte américain de plus en plus hostile à toute intervention aux côtés des Taiwanais en cas de déclaration d’indépendance par ces derniers 273 . Cela étant dit, ces nouvelles évolutions ne semblent pas encore assez puissantes pour entraîner, que chez les Américains, et leurs alliés en Asie, notamment le Japon, une véritable remise en question du calcul stratégique sur lequel leurs politiques taiwanaise et chinoise sont fondées.

273

Alors que 32 % des Américains étaient en 2007 comme en 2005 favorables à une intervention militaire dans un conflit dans le détroit provoqué par une déclaration d’indépendance de Taiwan (60 % étaient opposés, contre 59 % en 2005), 31 % des leaders d’opinion (55 % en 2005) et 23 % des responsables des milieux d’affaires (48 % en 2005) étaient dans ce cas ; seul le personnel du Congrès (Congressional Staffers) restait plus partisan d’une telle intervention (48 % contre 52% en 2005) alors que 28 % de celui-ci (contre 19 % en 2005) y était hostile ; http://www.survey.committee100.org/2007/

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Taiwan a connu une profonde évolution depuis le début des années 2000. Mais cette évolution a été à bien des égards contradictoire. Un président de sensibilité indépendantiste, Chen Shui-bian, a imposé sa marque au cours des huit premières années de ce siècle. Elu en mars 2000 et réélu sur le fil du rasoir quatre ans plus tard, il a favorisé sinon la cause de l’indépendance formelle de Taiwan du moins un renforcement de l’identité taiwanaise. Celle-ci s’est indéniablement affirmée y compris au sein de la communauté des continentaux de l’île de telle sorte que nul candidat à la présidence de la République ou à tout autre poste électif ne peut faire abstraction de cette donnée fondamentale. La campagne de Ma Ying-jeou à l’élection présidentielle de mars 2008 en a été une claire illustration 274 . Parallèlement, du fait de la montée en puissance de la Chine et de l’APL, les liens stratégiques avec les Etats-Unis se sont resserrés, favorisant la modernisation de l’outil militaire taiwanais et son adaptation aux nouvelles formes de menace auxquelles l’île doit faire face. Dans ce contexte inédit

274

A ce sujet voir Tanguy Le Pesant, « Chine-Taiwan : le retour du Kuomintang », Politique étrangère, n° 2, juin 2008, pp. 295-306.

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mais prévisible, l’intérêt du Japon pour la sécurité de Taiwan et le maintien du statu quo dans le détroit est devenu plus manifeste. Mais ces tendances ne sont en rien univoques. Elles sont, sinon contredites, du moins nuancées dans leur signification et leur portée par des phénomènes tout aussi importants, au premier chef desquels se situe l’intégration économique, et dans une certaine mesure humaine, entre les deux rives du détroit de Formose. L’essor sans précédent de l’économie chinoise exerce une très forte attraction sur la société taiwanaise, attraction que les autorités de Taipei, en dépit des quelques assouplissements introduits en 2001, ont continué de chercher à endiguer jusqu’en 2008, sans beaucoup de succès. De telle sorte que les deux candidats à l’élection présidentielle de mars 2008 n’ont eu de cesse de promettre une plus nette ouverture, supposée directement redynamiser l’économie insulaire. Quels que soient les effets désirés ou secondaires de cette nouvelle politique continentale, l’interdépendance croissante entre les deux rives du détroit de Formose n’a pu qu’affaiblir l’esprit de défense des Taiwanais, surtout chez les jeunes. Le ralentissement économique qui a touché Taiwan ces dernières années ainsi que les difficultés du KMT et des autres partis « bleus » à accepter leur nouveau rôle dans le système politique — celui d’opposition loyale au nouveau pouvoir, notamment au Parlement qu’ils ont continué sans discontinuer de contrôler — ont probablement accusé les tendances observées dans les enquêtes réalisées par nous ou par d’autres. Cependant, par-delà la polarisation actuelle du jeu politique, l’on est en droit de se demander si l’érosion de l’esprit de défense à Taiwan n’est pas avant tout le fruit de la politique de front uni du PC chinois. En effet, plutôt que de maintenir un langage belliqueux et agressif, les autorités chinoises ont choisi depuis l’arrivée de Hu Jintao au pouvoir, et surtout depuis 2004, de « surfer » à la fois sur l’intégration économique et la polarisation politique que nous venons d’évoquer 275 . En effet, après la première élection de Chen Shui-bian, Pékin a mis en œuvre une politique taiwanaise progressivement plus sophistiquée. L’on se souvient des menaces proférées à la veille de l’élection présidentielle de mars 2000 par le Premier ministre Zhu Rongji qui intimait pour ainsi dire l’ordre aux Taiwanais de bien 275

Chong-pin Lin, « Hu Making his own Taiwan policy”, Taipei Times, 26 mars 2005.

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voter, « ou sinon… ». Au même moment, Pékin rendait public un Livre blanc sur Taiwan qui faisait du retard sine die de toute négociation sur la réunification un nouveau casus belli. Depuis, sans assouplir sa position sur le fond, le gouvernement chinois a cherché à « gagner le cœur des Taiwanais » par une série de politiques destinées à influencer un nombre croissant de secteurs de la société insulaire. La partie la plus visible de cette stratégie est celle qui a pris pour cibles les partis politiques du « camp bleu ». Mais les hommes d’affaires, les paysans, les étudiants, les médecins, les architectes, les milieux culturels (etc.) font l’objet d’une attention particulière à laquelle ils sont plus sensibles qu’hier dans la mesure où le discours qui accompagne cette stratégie se veut dépolitisé et modéré, prônant le statu quo plutôt qu’une réunification hâtive. Engagée par Jiang Zemin, cette stratégie a été approfondie par Hu Jintao. En conséquence, à la fin du deuxième mandat de Chen Shui-bian, c’était Taipei qui était accusé par Pékin de tout « politiser », en particulier l’encadrement administratif de l’essor des relations économiques, commerciales et humaines. Dans l’esprit des autorités chinoises, pourquoi une stratégie qui a réussi à Hong Kong, et plus encore à Macao, échouerait-elle à Taiwan ? Pour autant, la pression militaire de la Chine sur Taiwan n’a pas reculé : au contraire, elle est devenue peu à peu plus crédible, et plus difficile à neutraliser, compliquant toute intervention américaine aux côtés de Taipei. Néanmoins, en dépit de la promulgation de la loi anti-sécession en 2005, Pékin a choisi de fourbir ses armes de manière plus silencieuse, parvenant ainsi à détourner l’attention d’une partie plus grande de la société taiwanaise, en particulier celle opposée à l’indépendance, de toute idée de menace chinoise tout en persuadant une autre partie de cette société, probablement aussi importante, que toute tentative de se mesurer avec l’APL est désormais vaine. C’est de ce sentiment de vulnérabilité, lisible à travers les sondages, et d’affaiblissement militaire irrémédiable que naissent le pacifisme et son expression extrême, le défaitisme. Taiwan ne fait pas exception, rappelant à bien des égards le pacifisme des Européens de l’Ouest au moment où à la fois l’URSS, dans un but évident de neutralisation de l’Europe, et les Etats-Unis, pour justifier leur propre effort de défense, répandaient l’idée que 235

l’Armée rouge soviétique était invincible276 . Or, on l’a vu, si l’APL est plus menaçante, elle est encore loin de pouvoir conquérir ou même neutraliser Taiwan : par-delà le discours de certains pacifistes, la grande majorité de l’échiquier politique insulaire estime qu’il reste possible de maintenir une défense crédible, du faible au fort et par des moyens conventionnels, face à celle-ci. En outre, comme dans l’Europe de la Guerre Froide, la puissance militaire américaine reste en mesure de garantir la sécurité de Taiwan tout en protégeant l’environnement démocratique qui justement permet aux pacifistes de s’exprimer et de se laisser influencer, là par la désinformation soviétique, ici par la politique chinoise de front uni. Toutefois, plusieurs données fondamentales éloignent les situations européenne et taiwanaise et rendent la seconde plus inextricable, voire plus dangereuse pour l’avenir et la survie de Taiwan. En effet, la première différence a trait à l’ambiguïté de l’identité et de la conscience nationale taiwanaises. Si elles se sont construites en opposition à une conception impériale de la nation chinoise hier véhiculée par le KMT et aujourd’hui par le Parti communiste, leur contenu ne fait pas consensus. Certes, la tendance dominante au sein de la jeunesse insulaire est de nature à favoriser la formation progressive d’une identité politique exclusivement taiwanaise assortie d’une identité culturelle plus diversifiée en fonction de la communauté d’appartenance (continentale, minnan, hakka). La taiwanisation parfois outrancière ou artificielle introduite par le camp « vert » sous Chen Shui-bian a secrété, par contrecoup, une « resinisation » des formations « bleues ». Aujourd’hui, ces dernières sont plus souvent tentées par un discours de type « grande Chine » qui explique en partie leurs errements sur les questions de sécurité et les tendances pacifistes qui les atteignent. Cela étant, il est devenu impossible au KMT de s’abstenir de promouvoir une certaine « taiwanitude », et a fortiori de la gommer de son discours. Et ce qu’a compris Ma Ying-jeou (et dans une certaine mesure aussi Hsieh Chang-ting), c’est que ces dernières années, sous le double impact des politiques développées par Chen Shui-bian et Hu Jintao, le nationalisme taiwanais s’est révélé beaucoup plus flexible et ouvert à un compromis avec Pékin 276

La comparaison la plus complète entre les pacifistes taiwanais et européens de l’ouest nous a été présentée par David Lee Ta-wei, alors représentant officieux de Taiwan aux Etats-Unis, Washington DC, avril 2006.

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qu’on pouvait le penser. Ainsi, envisageant à la fois l’indépendance et une forme d’unification avec la Chine, la jeunesse taiwanaise montre aujourd’hui d’une certaine manière le chemin, ou plutôt les chemins possibles que les relations entre les deux rives du détroit de Taiwan pourraient emprunter à l’avenir. Un autre facteur essentiel qui différencie Taiwan de l’Europe occidentale des années 1970 est l’évolution même des Etats-Unis et de leur relation avec la Chine. Bien qu’agnostique quant à l’avenir à long terme de l’île, Washington a adhéré depuis 19711972 à une politique de la « Chine unique » dont il lui paraît de plus en plus difficile de se départir au regard de la montée en puissance économique et stratégique du régime de Pékin. C’est la raison pour laquelle la persistance non seulement de la revendication indépendantiste mais même du consensus souverainiste à Taiwan ne peut qu’être perçue par l’Administration américaine comme de plus en plus déstabilisante, incitant celle-ci à accroître ses pressions sur le gouvernement de Taipei et à rechercher une forme de co-gestion de la « question taiwanaise » avec Pékin. Certes, les Etats-Unis ont demandé à plusieurs reprises à la Chine populaire d’offrir un meilleur statut international à Taiwan. Et il est clair que cette île reste considérée par certains milieux conservateurs ou néo-conservateurs à Washington comme un atout qui permettra d’endiguer pendant encore longtemps les ambitions stratégiques de la Chine dans le Pacifique occidental. En outre, la concurrence stratégique sino-américaine reste importante et est sans doute appelée à s’approfondir à mesure que l’APL se modernise, s’affirme comme la première armée d’Asie et développe une capacité offensive mais asymétrique de nature à fragiliser la suprématie américaine dans la zone. Dans ce nouveau contexte, Taiwan ne demeure-t-il pas le lieu privilégié où cette concurrence stratégique pourrait se cristalliser ? Mais justement l’accroissement du coût potentiel de tout engagement militaire américain dans un conflit dans le détroit de Formose, associé à l’importance grandissante de la relation entre Washington et Pékin, à l’intégration progressive entre les deux rives du détroit de Taiwan, aux hésitations de Taipei à continuer de payer le prix de sa sécurité et à l’apparition pour la première fois de sentiments pacifistes au sein de l’opposition « bleue », tous ces éléments ont accru les doutes au sein de l’Administration et des 237

élites américaines sur l’avenir à long terme de l’île. Et l’on peut penser que ces doutes dépassent la lassitude et l’agacement du gouvernement Bush à l’égard de Chen Shui-bian et son équipe, du fait de son engagement sur d’autres fronts — la guerre contre le terrorisme islamique — et d’autres théâtres d’opération (Irak, Afghanistan). Dans ces circonstances, quel que soit le président ou le parti au pouvoir à Taipei, les Etats-Unis ne sont-ils donc pas condamnés à s’impliquer chaque jour un peu plus dans les relations Chine-Taiwan et dans le règlement du différend qui oppose ces deux Etats 277 . En d’autres termes, la « cage » internationale dans laquelle est enferrée Taiwan non seulement alimente les sentiments pacifistes mais aussi convainc un nombre croissant de Taiwanais que le chemin de la stabilisation de la situation extérieure et de l’amélioration du statut international de l’île passe autant par Pékin que par Washington. C’est l’idée développée depuis 2005-2006 par Ma Ying-jeou. Il faut admettre que la stratégie de Chen Shui-bian a à cet égard échoué, contribuant plus encore à marginaliser Taiwan sur les plans économique et diplomatique. Mais les « bleus » peuvent-ils faire mieux ? Ne seront-ils pas obligés de défendre, tant bien que mal, la souveraineté, la sécurité et la survie de la République de Chine à Taiwan ? Dans cette dernière question, l’on perçoit la limite évidente du pacifisme taiwanais et de l’érosion de l’esprit de défense. Une amélioration, et dans la mesure du possible, une stabilisation, sinon une normalisation, des relations avec Pékin, marquée notamment par un retour au « consensus de 1992 », l’extension progressive des liaisons aériennes directes et l’ouverture de Taiwan aux touristes chinois, est devenue une priorité pour le nouveau président taiwanais. Ces concessions mettent-elles réellement en danger la survie de Taiwan comme entité politique de fait indépendante ? Ma Ying-jeou risque-t-il vraiment de « vendre Taiwan » à la Chine, comme le soupçonnent les « verts », ou du moins les proches de Chen et les véritables indépendantistes ? La mission cardinale de tout président de la République de Chine n’est-il pas justement de garantir la souveraineté et la sécurité du pays ? A ce titre, nous 277 Phillip Saunders, « Long Term Trends in China-Taiwan Relations. Implications for U.S. Taiwan Policy », Asian Survey, vol. XLV, n° 6, novembredécembre 2005, pp. 970-991.

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avons vu combien Ma avait évolué vers une position centriste sur les relations avec Pékin et la politique de défense à mesure que se rapprochait l’échéance électorale de 2008. Plus largement, nous avons cherché à démontrer dans cet ouvrage que la polarisation extrême apparue sous Chen Shui-bian tendait à brouiller les cartes et à fausser la grille de lecture de la situation stratégique de Taiwan. Car cette situation est difficilement modifiable sur le plan structurel. Les forces armées taiwanaises, en étroite collaboration avec les Etats-Unis, sont dans un processus d’adaptation qui a justement pour but de faire perdurer à la fois la crédibilité et la légitimité de leur mission. Elles sont les premières conscientes de leurs faiblesses mais l’on ne perçoit pas en leur sein une volonté d’abandonner leur raison d’exister : la sécurité et la survie de la RDC. Paradoxalement, quoique soupçonnée d’être farouchement hostile à l’indépendance de Taiwan, l’institution militaire taiwanaise demeure aujourd’hui le principal garant du consensus souverainiste évoqué dans ce livre. Dit autrement, bien que majoritairement « bleue » et opposée à toute politique aventurière à l’égard de la Chine populaire, l’Armée taiwanaise apparaît aujourd’hui le dernier rempart contre toute « hongkongisation » de Taiwan. Et l’évolution de cet outil militaire vers une armée professionnelle mais encore liée à la nation par des formes moins contraignantes d’entraînement militaire de base, est de nature à dynamiser l’esprit de défense, ou du moins à endiguer l’érosion perceptible depuis plusieurs années. En outre, si le nouveau gouvernement taiwanais se montre plus cohérent et responsable sur les questions de sécurité tout en parvenant à reprendre les pourparlers avec la Chine, les Etats-Unis n’ont aucune raison à lui ménager leur soutien. Il est vrai que Washington a intérêt à ce que les relations à travers le détroit ne soient ni trop mauvaises ni trop bonnes. Mais une fois encore, mobilisée sur de multiples fronts, l’Administration américaine voit d’un bon œil une détente se mettre progressivement en place entre Pékin et Taipei, si tant est que cette dernière capitale conserve un outil militaire et un esprit de défense suffisamment crédibles pour lui permettre de négocier avec la première dans une position qui ne soit pas trop défavorable. La bonne nouvelle est qu’au sein de l’élite politique taiwanaise l’idée de poursuivre simultanément ces deux objectifs a fait son chemin et se trouve aujourd’hui mieux acceptée. Si ce consensus se stabilise et se consolide, alors il 239

pourrait contribuer à renforcer à la fois l’esprit de défense et la sécurité extérieure de Taiwan. Mais au fond n’est-ce pas la Chine elle-même qui, en dépit des succès de sa politique de front uni, contribue le plus, en accroissant de manière régulière sa pression militaire sur l’île, à maintenir vivant l’esprit de défense des Taiwanais ? Toute persistance d’une menace d’un recours à la force, si elle a favorisé l’apparition d’un courant pacifiste, contribue aussi à consolider l’identité taiwanaise et, de ce fait, à intensifier l’esprit de défense des Taiwanais. Cela a été le cas par le passé, notamment au cours de la crise des missiles de 1996, en dépit des réactions proches de la panique observées chez certains sur le plan économique et financier. La Chine a donc raison de privilégier la politique douce du front uni ainsi que de préciser et de réduire les contours des éventuels casi belli. De même, elle devrait approfondir cette politique si elle veut continuer d’affaiblir l’esprit de défense des Taiwanais 278 . Mais le peut-elle ? Un accord de fin d’hostilité ou même des mesures de construction de la confiance négociés entre Taipei et Pékin sont de nature à accroître le sentiment de sécurité sur l’île. Cependant, de telles négociations renferment de multiples difficultés apparentes ou cachées dont le KMT est encore loin d’être conscient 279 . Et surtout, le gouvernement chinois peut-il renoncer à toute pression militaire tant que Taiwan n’est pas réunifié ou n’a pas renoncé à sa quête de normalité étatique ? L’éventuel retrait des missiles a de fortes chances de rester symbolique, et plus généralement la modernisation de l’APL est appelée à irrémédiablement se poursuivre, alimentant les craintes des voisins asiatiques de la Chine, et en particulier du Japon. Dans ces conditions, la méfiance de nombreux Taiwanais envers la République populaire risque de se perpétuer. Ces réalités structurelles limitent nettement la marge de manœuvre des acteurs en présence. D’un côté, toute déclaration formelle d’indépendance de Taiwan est aujourd’hui de moins en moins possible et, d’une certaine manière, la loi anti-sécession ne 278

C’est également la conclusion de Shelley Rigger, « When the Going Gets Tough : Measuring Taiwan’s Will to Fight », op cit. 279 Le KMT n’a par exemple qu’une compréhension très superficielle des mécanismes militaires de construction de la confiance, cf. Confidence Building Measures : Succesful Cases and Implications for the Taiwan Strait, Actes du colloque organisé par la New Taiwanese Cultural Foundation à Taipei, les 16-17 janvier 2008.

240

fait que légaliser un casus belli connu depuis longtemps. Chen Shui-bian tenta bien d’élargir les barreaux de la cage dans laquelle Taiwan est enfermé. En 2006, il projeta d’élaborer et de promulguer une nouvelle constitution qui aurait rompu avec le cadre institutionnel actuel de la RDC. Puis en mars 2008, il organisa un référendum demandant aux électeurs d’approuver l’accession de Taiwan à l’ONU, contraignant l’opposition à soumettre leur propre question au vote. Mais ces initiatives symboliques étaient vouées à l’échec. D’un autre côté, depuis la crise des missiles de 1995-1996, la relation stratégique entre Washington et Taipei s’est renforcée et est devenue plus visible. En cas d’attaque « non provoquée » (au sens de unprovoked en anglais) de l’APL contre Taiwan, une intervention américaine est plus que probable. Par conséquent, comme chaque partie en présence respecte dans l’ensemble le statu quo politique, la majorité des Taiwanais ne craint guère l’éventualité d’une guerre. Ce raisonnement rend particulièrement ardue toute évaluation du comportement des Taiwanais si d’aventure un conflit armé éclatait dans le détroit. La multiplicité des facteurs en présence rend très spéculative toute conclusion à ce sujet. On a vu combien le soutien américain sera décisif. Et à Washington ou à Hawaii, les militaires américains ont du mal à imaginer aujourd’hui un scénario où ils pourraient s’abstenir d’intervenir, quelles que soient les déclarations publiques de leur gouvernement, déclarations avant tout destinées à rassurer Pékin et à brider les velléités taiwanaises 280 . Finalement, dans le cadre de nos entretiens, une donnée a souvent été négligée par nos interlocuteurs taiwanais ou chinois (cela n’a pas été le cas de nos interlocuteurs américains) : la nécessaire limitation en matière de choix personnels que toute irruption d’un conflit armé dans le détroit provoquerait ipso facto. La logique de la guerre et l’instinct de survie de tout Etat contraignent les autorités politiques et militaires à restreindre de manière drastique les libertés individuelles : en d’autres termes, les quelque 20 % de jeunes Taiwanais qui préféreraient, selon certains sondages présentés plus haut (cf. ch. 2, tableau 15), fuir à l’étranger, se cacher ou capituler auraient-ils la possibilité de le 280

Entretiens avec des responsables militaires américains, Washington DC, avril 2006.

241

faire si un conflit éclatait ? Probablement pas 281 . En dernière analyse, l’esprit de défense des Taiwanais, dans un tel cas de figure, dépendra de la résolution du président qu’ils auront élu et des élites politiques et militaires du pays et par conséquent de la solidité du consensus souverainiste et du lien armée-nation. Et ce que montrent nos enquêtes, c’est le caractère « légitimiste » de la grande majorité des Taiwanais en ce sens qu’ils suivront les décisions prises par leurs dirigeants légitimes. Que les Taiwanais éprouvent des difficultés à « penser la guerre » n’est pas très étonnant dans le contexte économique et international actuel. Et l’on aurait mauvaise grâce de le leur reprocher. Néanmoins, ils sont conscients, autant que les hommes et les femmes politiques qui les gouvernent, de l’impossibilité dans un avenir prévisible de régler le conflit de souveraineté qui oppose la République de Chine à Taiwan à la République populaire de Chine. Et ils savent que pour défendre la cause de l’Etat auquel ils s’identifient, ils sont contraints de maintenir un esprit de défense et un consensus politique minima, esprit de défense et consensus qui ont de fortes chances de se manifester plus ouvertement, si d’aventure le danger de guerre se faisait à nouveau plus pressant.

281

Nous avons développé ce point dans Cabestan, Chine-Taiwan : la guerre estelle concevable ?, op. cit., pp. 336-339.

242

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252

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION

7

Chapitre 1 La situation politique à Taiwan et les relations Taipei-Pékin-Washington (2000-2008)

15

Le premier mandat du président Chen Shui-bian (2000-2004) Les années de modération et d’ouverture relative La radicalisation de Chen Shui-bian

19 19 23

Le deuxième mandat de Chen Shui-bian (2004-2008) Le rapprochement entre le KMT et le PC chinois et l’immixtion directe de Pékin dans le débat politique taiwanais La polarisation interne La question du budget spécial de la défense Les élections législatives et présidentielles de 2008

26 27 33 37 38

PREMIÈRE PARTIE IDENTITÉS ET ESPRIT DE DÉFENSE : L’INCONTOURNABLE PARAMÈTRE CHINOIS

43

Introduction

45

Chapitre 2 Le regard porté sur la Chine par la jeunesse taiwanaise

49

La Chine, génératrice d’opportunités économiques Une attraction indéniable... et certaines désillusions La « fièvre continentale » chez les jeunes Taiwanais

50 50 54

Opinions sur l’alternative unification/indépendance Un horizon politique ouvert Entre communauté de destin et aspiration à la « normalité »

60 60 65

La flexibilité des jeunes : effet classe d’âge ou caractéristique 253

de génération ? Jeunesse et pragmatisme insulaire Effet classe d’âge et faiblesse de la politisation des jeunes Une génération « post-réformes »

73 73 76 86

Conclusion

89

Chapitre 3 Perception de la menace chinoise et esprit de défense

91

La Chine est-elle une menace pour l’avenir politique de Taiwan ? Une appréhension généralisée, à nuancer Divergences partisanes sur la menace chinoise

93 93 97

La Chine risque-t-elle d’attaquer Taiwan ? Une menace qui reste abstraite L’éventualité d’une déclaration d’indépendance

101 101 105

Opinions sur le service militaire et l’Armée Le service militaire L’Armée

108 108 109

Opinion sur l’issue d’un éventuel conflit avec la Chine Le pessimisme l’emporte Les facteurs américain... et japonais Pour un règlement pacifique, négocié du conflit

112 112 116 119

Positions qui seraient adoptées en cas de conflit Défaitisme et incertitudes Esprit de défense et identité

123 123 125

Conclusion

127

Chapitre 4 Hommes d’affaires et étudiants taiwanais en Chine : une identité plus modérée mais réelle

129

Les Taishang : une communauté à part Problèmes d’éducation

132 134

254

Les couples mixtes taiwano-chinois

135

Identité, opinions politiques et esprit de défense des Taishang Identité Préférences politiques et attitude face à l’avenir de Taiwan Quel esprit de défense ?

137 137 139 140

Les étudiants taiwanais en Chine

141

Conclusion de la Première Partie

145

DEUXIÈME PARTIE LES CONSÉQUENCES INTÉRIEURES ET INTERNATIONALES DE L’AFFAIBLISSEMENT DE L’ESPRIT DE DÉFENSE À TAIWAN

153

Chapitre 5 L’impact sur la politique de sécurité et de défense

155

La politique de sécurité et de défense du gouvernement de Chen Shui-bian Une politique continentale paradoxalement assez peu tributaire des préoccupations de sécurité - Les préoccupations de sécurité du gouvernement taiwanais - Des mesures de sécurité inefficaces entachées de nombreuses exceptions - Encadré : Le rapport sur la sécurité nationale (20 mai 2006)

156 157 157 159 161

Une politique de défense à bon marché : les progrès de la défense taiwanaise Une meilleure perception de la menace militaire chinoise La poursuite de la simplification et de la professionnalisation des forces armées Une plus étroite « coopération-coordination » avec les Etats-Unis

175

Les obstacles à la modernisation et à l’adaptation des forces armées Les limites de l’effort financier

177 178

255

165 165 168

Les difficiles relations entre l’Armée et la société La focalisation sur budget spécial Une menace sous-estimée Le camp « bleu » tenté par la réconciliation avec la Chine et un certain pacifisme Pour une normalisation avec Pékin Les tendances pacifistes et défaitistes à Taiwan et leurs limites Encadré : l’opinion de Chen Hsi-fan, un responsable « bleu foncé »

180 181 183

185 186 188 190

Les tendances centristes de Ma Ying-jeou et leur renforcement progressif Vers un consensus sur les questions de sécurité et de défense

193 198

Conclusion

204

Chapitre 6 Les perceptions chinoises et américaines de l’esprit de défense à Taiwan

207

Les perceptions chinoises

208

Les perceptions américaines Les Etats-Unis et Ma Ying-jeou sur les questions de défense Les Etats-Unis maintiennent l’équilibre entre les « bleus » et les « verts » Les préoccupations des Etats-Unis

215 219 221 224

Conclusion

230

CONCLUSION GÉNÉRALE

233

BIBLIOGRAPHIE

243

TABLE DES MATIÈRES

253

256

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