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LES GÉNIES DE LA SCIENCE Novembre 1999 N°1 Introduction Enrico Bellone Professeur d’histoire des sciences à l’Unive

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LES GÉNIES DE LA SCIENCE

Novembre 1999

N°1

Introduction

Enrico Bellone Professeur d’histoire des sciences à l’Université de Padoue © POUR LA SCIENCE

Le Scienze

N

otre monde scientifique est l’héritier de l’œuvre de Galilée. Et pourtant, trop peu nombreux sont les physiciens qui savent en quoi il faut rendre justice à ce héros de la science. Nul n’ignore qu’a vécu, au XVIIe siècle, un dénommé Galileo Galilei, dont la condamnation reste l’image même de l’injustice et de l’arbitraire. Toutefois, les tribulations de ce génie torturé ont trop souvent occulté les vraies raisons d’une notoriété méritée. Diverses images de Galilée vivent dans la conscience collective. La plus banale d’entre elles présente Galilée comme le père de la méthode expérimentale. Est-ce bien justifié? Avant Galilée, des générations d’astronomes et d’anatomistes avaient fait bon usage d’un savoir fondé sur l’observation de la nature. L’apport de Galilée est quantitatif : le scientifique pisan était un expérimentateur extraordinairement inventif qui résolvait les difficultés pratiques par des procédés dont le génie nous stupéfie encore. Toutefois ses moyens d’investigation restaient limités et Galilée ne pouvait établir le savoir nouveau sur des expériences irréalisables dans cette première moitié du XVIIe siècle. La deuxième image montre un Galilée fondateur de la science moderne. À juste titre, mais pour une raison qualitative qui n’apparaît pas toujours dans sa pleine lumière. Il faut, préconisait Galilée, étudier le monde avec le langage mathématique. Là encore, Galilée n’est pas tant novateur qu’orfèvre en matière intellectuelle : de nombreux «philosophes de la nature» s’étaient inspirés de Platon, mais nul avant notre héros n’avait aussi bien raisonné sur les lois de la mécanique, nul autre n’avait découvert et expliqué les mouvements des satellites de Jupiter. Galilée exprima son génie en inventant des rapports originaux entre les observations, les modèles de pensée et la théorie. Nous allons relire l’œuvre de Galilée en faisant la part des choses, sans privilégier de manière excessive la composante expérimentale au détriment de la composante théorique, en montrant l’intérêt et les limites des dispositifs pratiques et des structures théoriques inventés par Galilée. Cet ouvrage s’adresse aux jeunes qui, trop souvent, s’ennuient pendant les cours de physique ou d’astronomie, et aux adultes qui risquent de s’enfoncer dans une culture médiatique où les valeurs historiques et scientifiques sont absentes. Aux uns comme aux autres, l’exemple de Galilée illustre une idée-force : la science recherche la vérité et la beauté et ne peut vivre que dans la liberté.

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N°1 • NOVEMBRE 1999

3. Présentation par Enrico Bellone

6. La nature, le nom et la vérité des choses En octobre 1604, avec l’apparition dans le ciel d’une «nouvelle étoile», Galileo Galilei, jeune professeur de mathématiques de l’Université de Padoue, fait irruption dans le monde de l’astronomie.

16. Le monde de papier et le monde sensible À la fin du XVIe siècle, Galilée prend ses distances par rapport à une philosophie aristotélicienne, qu’il estime périmée, et établit les bases d’une étude expérimentale de la mécanique.

AVRIL

1ER SEPTEMBRE 1ER OCTOBRE 1ER AOÛT

1ER MAI

15 OCTOB 1ER JUIN 1ER JUILLET

26. De la certitude à l’approximation Grâce à l’observation de la chute des corps et à l’étude des rapports entre les vitesses, Galilée élucide «l’équation horaire du mouvement», l’une des lois fondamentales de la mécanique moderne.

34. Énigmes mécaniques Alors qu’il est déjà mis en accusation, Galilée s’attaque au problème des pendules, en utilisant un résultat obtenu en 1602.

39. Géométrie et physique Jusqu’en 1609, Galilée poursuit ses études en mécanique, à la recherche d’une théorie simple qui permette de décrire complètement les caractéristiques du mouvement. Celle-ci ne sera publiée qu’en 1638.

GALILÉE 46. Les nouveaux mondes Enthousiasmé par la toute récente invention du télescope, Galilée se consacre à l’astronomie et publie, en 1610, Le messager céleste, ouvrage qui enrichit les connaissances astronomiques.

55. Autres nouvelles des nouveaux mondes Les études d’astronomie se poursuivent, avec la description du système de Saturne et l’explication du phénomène des taches solaires : Galilée rassemble des preuves en faveur de Copernic.

64. «On veut me faire taire» À Florence, à Padoue et à Rome, la virulence des critiques augmente : Galilée est accusé de subvertir la philosophie naturelle aristotélicienne et les Saintes Écritures.

71. Galilée et la théorie de la connaissance Avec la mort du cardinal Bellarmin et l’accession au pouvoir papal d’Urbain VIII, les accusations s’apaisent et Galilée expose de nouveau ses théories dans L’Essayeur.

78. Le grand livre Les mathématiques, la physique et la nouvelle astronomie : le principe de relativité et le problème de la pesanteur prennent forme dans les pages du Dialogue.

88. La condamnation La condamnation de Galilée ne mit pas un terme à l’avancée des connaissances, pas plus qu’elle ne bloqua la transition de la recherche des causes premières à la découverte des lois de la nature.

94. L’actualité de Galilée La chute des corps, par Serge Raynaud

La nature, le nom et la vérité des choses En octobre 1604, avec l’apparition dans le ciel d’une «nouvelle étoile», Galileo Galilei, jeune professeur de mathématiques de l’Université de Padoue, fait irruption dans le monde de l’astronomie.

Astronomia di Mario Cavedon, Mondori, Milano

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Johannes Kepler (1571-1630).

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Page de droite : La Mise au tombeau de Michelangelo Merisi, dit le Caravage (1573-1610).

pée au côté et escorté de son page, il va et vient, toujours prêt à l’affrontement et à la rixe.» Ainsi parlait-on de Michelangelo Merisi, dit le Caravage, qui passait ses journées entre les gargotes, les palaces cardinalices et son atelier où il peignait des œuvres aux accents tragiques, par leur dessin et leurs couleurs. Tragique comme la Mise au tombeau : peinte en 1604, l’œuvre dépeint les visages du petit peuple entourant un Christ à la musculature d’athlète, petit peuple que le Caravage a observé jouer et commercer dans les ruelles de Rome. Après ce Christ mort, au physique de ruffian, il peint La Madone au serpent et La Mort de la Vierge. Dans ce tableau, une madone à la poitrine plantureuse soutient un Christ adolescent aux traits de paysan. Indignés, les cardinaux refusent que l’œuvre soit accrochée dans l’église Santa Maria della Scala. Comment cette femme, boursouflée de mauvaise graisse et au visage de prostituée, représenteraitelle la Vierge? Le Caravage jette un regard nouveau sur la nature : les couleurs et les formes de la Mise au tombeau, révèlent des rapports inédits entre les dieux et l’humanité souffrante. En ce même an de grâce 1604, Kepler découvre un nouvel aspect de la nature ; il constate que l’orbite de la planète Mars n’est pas un cercle, mais une ellipse. Il affirmera plus tard que cette énigmatique trajectoire de Mars dans le ciel relève exclusivement des mathématiques, et non de la volonté divine. Nul n’ignore aujourd’hui que les couleurs du Caravage et les calculs de Kepler allaient changer le monde. Ce début du XVIIe siècle fut marqué par un épanouissement intellectuel, riche en découvertes sur l’homme et les phénomènes naturels. L’année 1604 se termina, au cours de la nuit de la saint Stéphane, par la représentation à la cour d’Angleterre du drame de Shakespeare Mesure pour mesure, et les premières ébauches d’Hamlet étaient déjà mises en chantier depuis plusieurs mois. © POUR LA SCIENCE

Pinacoteca Vaticana

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Dans l’Antiquité, un phénomène spectaculaire tel qu’une explosion de supernova était objet de curiosité et source de superstitions.

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De multiples branches de l’arbre de la connaissance étaient bourgeonnantes, d’autres déjà bien fleuries. L’une d’elles allait s’épanouir, non pas du fait de la créativité humaine, mais d’un phénomène naturel spectaculaire. Durant les premiers jours d’octobre 1604, une nouvelle lumière apparut dans le ciel, aussi brillante que Vénus. Les chroniques anciennes évoquent les peurs et les angoisses suscitées par cette «nouvelle étoile». Sa luminosité, variable pendant la nuit, attirait l’attention de tous, du marchand au prince, du philosophe à l’astronome. Le spectacle inquiétait, voire terrorisait. Selon les croyances populaires, l’apparition d’un phénomène aussi insolite laissait présager malheurs, épidémies, guerres ou mort royale.

Les objets célestes sont-ils immuables? Aux yeux du philosophe ou de l’astronome, l’appréciation était différente. Selon la vision du monde qui prévaut à l’époque parmi les intellectuels, les universitaires et les théologiens, le monde céleste est d’une essence parfaite et intangible. Les corps célestes qui peuplent le cosmos sont classés en deux © POUR LA SCIENCE

La «nouvelle étoile» était une supernova!

C

–4 –3 –2 –1

MAGNITUDE

0 +1 +2 +3 +4

OBSERVATIONS DE GALILÉE

+5 +6 X

XI

XII

I

1604

III

IV

1605

V

VI

VII VIII

IX

X

XI

MOIS

David F. Malin, Anglo-Australian Observatory

familles. La première regroupe l’ensemble de tout ce qui change continuellement sur une Terre immobile et sur tout ce qui est variable dans la zone comprise entre la Terre et l’orbite de la Lune. Ainsi, les fleurs et les nuages, les animaux et les fleuves, les êtres humains et les substances terrestres se transforment : ils naissent, se décomposent et meurent. Planètes et étoiles constituent l’autre famille. Ces corps célestes ont été créés par Dieu au moyen d’une essence céleste et déployés selon un ordre parfait dans un cosmos immuable. Aussi l’apparition d’une étoile d’intensité variable pose problème : une véritable étoile ne peut, selon la cosmologie acceptée, naître, émettre de la lumière avec une intensité croissante pendant quelques jours, puis s’éteindre jusqu’à disparaître en quelques semaines. Or c’est ce phénomène stupéfiant que l’on observe alors. Les écrits de l’époque témoignent de la variation d’intensité lumineuse de la «nouvelle étoile», du mois d’octobre 1604 à l’été 1605 (voir l’encadré ci-dessus). Quel objet pouvait se comporter ainsi? Les philosophes se voulaient rassurants. Nombre d’entre eux affirmaient qu’un tel objet pouvait être tout, sauf une étoile. En revanche, les astronomes ne pouvaient statuer avant de déterminer sur la base de mesures, si l’objet incriminé se situait entre la Terre et la Lune ou s’il était né plus loin, dans les espaces compris entre l’orbite lunaire et la «sphère des fixes». Dans le premier cas, il était raisonnable de croire que cette source lumineuse inattendue relevait d’un phénomène météorologique, certes intéressant, mais sans grande conséquence du point de vue de l’essence, ce thème philosophique si délicat. Dans le second cas, en revanche, la situation se compliquait. Un corps situé au-delà de la Lune appartenait, par définition, à la catégorie des choses célestes et ne pouvait, en aucun cas, présenter un comportement qui violât les règles de Bibliothèque Nationale, Paris l’essence divine.

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e graphique résume, sur la base des documents de l’époque, l’évolution de la luminosité de la «nouvelle étoile» entre octobre 1604 et les premiers mois de 1605. On sait aujourd’hui que les sources variables de lumière telles que celles observées en 1572 et en 1604 sont des «supernovae». Ces étoiles sont de gigantesques explosions thermonucléaires qui pulvérisent des étoiles de masse importante ou des naines blanches. L’intensité lumineuse émise peut atteindre celle de plusieurs milliards de soleils. La supernova 1987A (ci-contre) fut l’une des plus spectaculaires explosions de supernovae récemment observées.

© POUR LA SCIENCE

William Shakespeare (1564-1616).

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Les quadrants précis de Tycho Brahe

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Museo Marittimo del Castello di Kronburg

’astronome Tycho Brahe est représenté assis devant le grand quadrant en laiton de l’Observatoire d’Uraniborg. Les instruments astronomiques de Tycho Brahe, construits avec soin, permettaient des mesures très précises (le schéma du fonctionnement d’un quadrant est illustré ci-dessous). La branche jaune est mobile : l’observateur pointe une étoile et mesure l’angle de sa direction par rapport au zénith. Galilée se servit probablement d’instruments de ce genre, déjà utilisés par les Arabes, et parvint à la conclusion que la «nouvelle étoile» de 1604 ne se déplaçait pas par rapport aux étoiles «fixes».

Une prise de position du point de vue astronomique suscitait ainsi de graves conséquences philosophiques. Un phénomène analogue avait déjà été observé en 1572. On avait alors cherché une solution qui ne soit pas trop iconoclaste, ce qui avait abouti à un compromis discret fondé sur certaines hypothèses avancées par l’astronome danois Tycho Brahe. Ce dernier avait localisé la nouvelle source de lumière à proximité de la sphère des étoiles fixes et avait, en outre, suggéré que l’objet étudié était constitué d’une matière céleste imparfaite, et donc susceptible de disparaître en peu de temps. Tycho Brahe méritait sa renommée de grand astronome. Entre autres exploits, il avait élaboré un modèle astronomique qui conciliait l’idée traditionnelle de l’immobilité de la Terre et les observations qui montraient que les planètes tournaient autour du Soleil. Nous verrons par la suite que ce modèle, qui ne comportait pas d’hypothèse relative au mouvement de la Terre, allait jouer un rôle capital dans les querelles qui amenèrent la censure du modèle copernicien. La «nouvelle étoile» de 1604 aurait pu être interprétée comme celle de 1572. Elle constituait une exception, que les théoriciens traditionalistes aiment à ignorer, par souci de tranquillité ou par paresse intellectuelle. Or, il en fut différemment, notamment grâce au zèle de certains érudits et à la fougue d’un docteur d’une quarantaine d’années, nommé Galilée, qui occupait la chaire de mathématiques à l’Université de Padoue. © POUR LA SCIENCE

À cette époque, Galilée ne jouissait pas encore de la renommée quasi légendaire qui fut ensuite la sienne. Cet excellent professeur bénéficiait d’une bonne réputation dans un cercle assez restreint de géomètres et, bien qu’il s’intéressât à de nombreux domaines scientifiques, il était dépourvu de réelles compétences en matière de mesures astronomiques. Face au sujet épineux de la théorie copernicienne, Galilée préfère rester prudent. En 1597, il écrit une lettre à Kepler dans laquelle il mentionne «notre maître» Copernic. Il y précise qu’il est parfaitement au courant des railleries dont Copernic fait l’objet de la part du commun des imbéciles. Pour cette raison, et aussi, parce qu’en ce début du XVIIe siècle, il ne dispose pas d’arguments scientifiques décisifs en faveur du système copernicien, il se garde bien de prendre parti.

Galilée à 30 ans.

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© POUR LA SCIENCE

Copernic (1473-1543).

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Nous savons néanmoins qu’à la fin de 1604, il donne quelques conférences sur la nouvelle étoile, et surtout qu’il défend deux points de vue des plus hérétiques pour la culture de l’époque. D’une part, il affirme qu’un problème astronomique ne peut être résolu que sur la base de mesures, et non de considérations métaphysiques. Et, d’autre part, il se moque de l’opinion selon laquelle il serait fondamental, même pour un scientifique, de connaître l’essence des étoiles. La question de la mesure était essentielle : pouvait-on, ou non, estimer la distance qui séparait l’objet lumineux incriminé de la Terre? Galilée savait manipuler les instruments disponibles à l’époque pour déterminer les distances angulaires entre les étoiles. Les documents dont nous disposons aujourd’hui suggèrent qu’il n’avait pas effectué des mesures précises, mais seulement tout juste suffisantes pour établir que la «nouvelle» étoile ne se déplaçait pas par rapport aux autres. Il en résultait qu’elle ne pouvait appartenir à la famille des phénomènes météorologiques et sublunaires, et que cette étoile devait être une véritable étoile. Cette conclusion, qui s’appuyait entièrement sur l’observation, réfutait l’idée selon laquelle les corps célestes étaient immuables ; Galilée l’accepta et rejeta l’ancien concept des étoiles fixes. Cette prise de position suscita de violentes querelles parmi les intellectuels de Padoue. Elle remettait en cause l’opinion dominante, selon laquelle seul le philosophe qui étudie les essences est autorisé à disserter sur la véritable structure du monde, tandis que l’astronome doit se contenter de «calculer». Les thèses de Galilée furent dès lors sévèrement critiquées. La réaction des fervents de Galilée ne se fit pas attendre, ferme dans sa substance et humiliante dans sa forme. Elle est relatée dans un opuscule rédigé en dialecte de Padoue, imprimé au début de 1605 et intitulé Dialogo de Cecco di Ronchitti da Bruzene in perpuosito de la Stella Nuova (Dialogue de Cecco di Ronchitti da Bruzene sur la nouvelle étoile). Derrière la plume de Cecco, se cache un jeune moine bénédictin, Girolamo Spinelli, admirateur de Galilée. Aujourd’hui encore, les historiens s’interrogent sur le rôle joué par Galilée dans la rédaction du Dialogo de Cecco, mais il est incontestable que les concepts galiléens étaient au cœur de l’ouvrage.

Musée de Torun, Pologne

Le sens de la mesure

La biblioteca di Babele, Cortesia Giancarlo Beltrame, Vicenza

Dans le modèle de Tycho Brahe, la Lune et le Soleil tournent autour de la Terre. Les planètes connues à l’époque (Mercure, Vénus, Mars et Saturne) gravitent autour du Soleil.

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Le dialogue est un genre littéraire à la mode, et l’opuscule relate les entretiens de deux paysans, Matteo et Natale. Natale parlait des pages écrites par un «homme de lettres» opposé aux mathématiciens qui osent situer le nouveau corps céleste à côté des étoiles. Dans un jargon populaire peu conforme au ton académique, le Dialogo de Cecco se moque de ceux qui veulent régler les controverses astronomiques au moyen d’arguments métaphysiques. L’irrévérence envers le «lettré» est manifeste : «Il est donc philosophe? Quel rapport entre sa philosophie et la mesure?», ironise Matteo. La question des essences est réglée avec la même acrimonie. Natale souligne que, selon le philosophe, il est impossible de penser le ciel modifiable et changeant : cet objet lumineux inattendu ne doit donc pas être un fragment d’essence céleste. Et Matteo de répondre : «Pourquoi les mathématiciens raisonnent-ils de cette manière? Puisque seules les mesures les intéressent, peu leur importe qu’un objet soit créé ou pas! Fût-il fait de farine qu’ils ne s’en préoccuperaient pas davantage! Oh, vraiment, leurs bavardages m’amusent.» © POUR LA SCIENCE

Description of the Celestiall Orbes, Thomas Diggers, The Granger Collection, New York

Une telle approche des essences entraînait une conséquence primordiale. De la réflexion de Natale naissait l’idée suivante : si les mesures démontrent qu’il s’agit vraiment d’une étoile, alors «toute la philosophie naturelle est une vaste plaisanterie». Matteo renchérissait : «Diable, comme cette étoile a eu tort de venir ébranler leur philosophie!». Ce n’était pas non plus un hasard si, au nombre des fourvoyés, on incluait le grand Aristote dont la vision de l’Univers ne pouvait inclure l’existence de corps célestes variables, comme celui découvert en 1604. Un bref commentaire du jugement émis par Galilée sur Aristote s’impose. Galilée savait pertinemment, comme nous le verrons mieux dans la suite, qu’Aristote attribuait à l’expérience un rôle fondamental pour l’acquisition des connaissances. L’œuvre de Galilée est en effet riche en arguments du type : si Aristote était vivant et connaissait mes résultats expérimentaux, il me donnerait raison. Les critiques de Galilée visaient autant Aristote que les universitaires qui, s’en remettant à la seule autorité du penseur grec, confinaient l’étude de la nature dans un carcan métaphysique imperméable aux découvertes. © POUR LA SCIENCE

Représentation du modèle de Copernic réalisée en 1576 par Thomas Diggers.

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Il idalogo di Cecco Ronchitti da Bruzene di Giampiero Bozzolato, Edizioni Centro, 1992

Une vérité astronomique?

Frontispice du Dialogo de Cecco.

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Les œuvres d’Aristote, de majestueuse portée, comprenaient, outre les traités sur la logique ou la métaphysique, un ensemble complexe de travaux proprement scientifiques, parmi lesquels la Physique, le De caelo et de volumineux traités consacrés à la biologie. Cette œuvre encyclopédique était activement étudiée. L’un des thèmes les plus délicats concernait les possibilités qu’avait l’homme d’accéder à la vérité, mais les commentateurs d’Aristote n’adoptaient pas tous une attitude trop dogmatique. Selon une opinion assez répandue, la science astronomique ne pouvait et ne devait pas rechercher la vérité. Cette interprétation fut d’ailleurs l’objet d’un manifeste paru à l’occasion de l’impression du traité de Copernic en 1543. Le texte contenait une brève préface à l’intention des lecteurs. Il y était question de la liberté d’émettre des hypothèses et de la fonction de ces dernières.

Hypothèse vraie, hypothèse juste On lisait, dans la préface du traité de Copernic, qu’en aucun cas on ne pouvait lui reprocher d’émettre des hypothèses, même si elles pouvaient offusquer philosophes et théologiens : «Il n’est en réalité pas nécessaire que ces hypothèses soient vraies, ni même qu’elles soient vraisemblables ; il suffit que les résultats des calculs qu’elles permettent soient en harmonie avec les phénomènes observés.» Le scientifique est donc libre de formuler des hypothèses, même si celles-ci sont absurdes au regard des opinions des philosophes et des théologiens. Cette liberté n’est toutefois acquise qu’au prix d’une renonciation : celle de la recherche de la vérité. Le scientifique expose ses conjectures non pas «pour convaincre de leur vérité, mais uniquement pour fonder correctement les calculs.» Ces mots n’avaient pas été écrits par Copernic, mais par un théologien du nom d’Osiander. Celui-ci avait déjà, par le passé, averti Copernic : son traité serait en butte à l’hostilité de la communauté des philosophes aristotéliciens et des théologiens. Le point de vue d’Osiander, inséré dans le traité sans que Copernic, alors mourant, en soit averti, représentait l’opinion commune de nombreux érudits. Le Dialogo de Cecco, par la virulence de ses répliques exprimées, de surcroît, en langue populaire, faisait plus que contrarier les professeurs de l’Université de Padoue. L’enjeu était bien plus important : ce n’était pas la plausibilité du système copernicien qui était en cause, mais un concept primordial : un ensemble de mesures était-il, du point de vue de la vérité, © POUR LA SCIENCE

préférable aux opinions des philosophes? Pour étayer son point de vue, Galilée avait déjà, comme nous le verrons, recueilli de nombreuses données dans un domaine autre que l’astronomie, la mécanique.

Le monde est ce qu’il est

Cortesia Archivo Fotografico dell’Università di Padova

Les observations au télescope allaient, après 1609, conforter son opinion. En 1613, il écrivit, dans ses lettres sur les taches solaires, que les astronomes ne devaient pas se contenter de calculer, mais qu’il leur appartenait «d’étudier en tout premier lieu, et par l’observation, la véritable constitution de l’Univers, puisque cette constitution existe, et ce, de manière unique, réelle et incontestable». Galilée mettait ainsi sur le tapis – sans ambages – le problème que de nombreux érudits avaient cru résolu avec diplomatie par l’hypocrite préface d’Osiander au livre de Copernic. Quelques pages avant celle où, comme nous l’avons vu, la question de la vérité tenait un rôle fondamental dans la connaissance scientifique, Galilée avait sabré les prétentions de ceux qui croyaient pouvoir façonner le monde selon leurs attentes métaphysiques. «Les noms et les attributs doivent s’accommoder à l’essence des choses, et non l’essence aux noms ; car d’abord furent les choses et ensuite les noms1», affirmait-il dans son style lapidaire. ■

La façade du Palazzo del Bo, dans le centre historique de Padoue, selon une gravure du XVIIe siècle. En 1493, presque deux siècles et demi après sa fondation, «l’Étude» padouane s’établit dans ce bâtiment.

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© POUR LA SCIENCE

Le monde de papier et le monde sensible À la fin du XVIe siècle, Galilée prend ses distances par rapport à une philosophie aristotélicienne qu’il estime périmée et établit les bases d’une étude expérimentale de la mécanique.

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Lorsque Galilée commence à étudier la question du mouvement, la science du XVIIe siècle est dominée par la doctrine aristotélicienne.

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’apport de Galilée se mesure à l’aune des connaissances de l’époque. Or, en cette fin du XVIe siècle, la physique d’Aristote et ses commentaires constituent l’essentiel du corpus universitaire. Galilée naît à Pise en 1564, année de la mort de Michelangelo Buonarotti et de la naissance de William Shakespeare. Il s’inscrit en 1581 à l’Université de Pise. Sous la pression de son père, il y suit des cours de médecine ; étudiant fantasque, il abandonne ses études universitaires quelques années plus tard, sans diplôme. Ces années ne sont toutefois pas perdues : il y acquiert de remarquables connaissances en géométrie, et profite pleinement de son mentor, Francesco Buonamici, professeur à l’Université de Pise. Interprète intelligent des textes aristotéliciens, Buonamici a rédigé un long ouvrage, intitulé De motu. Dans ce livre, il ne se limite pas à résumer et à commenter les textes du philosophe et homme de science grec né en 384 avant notre ère. Buonamici y examine les grands problèmes scientifiques de la seconde moitié du XVIe siècle. L’un des points essentiels de l’ouvrage est une recommandation méthodologique instituant la primauté de l’expérience ; les indications fournies par les sens font autorité, enseigne Buonamici, et, en présence d’une contradiction entre expérience et raison, cette dernière doit s’incliner. Ainsi, cette primauté de l’expérience est déjà énoncée dans le cadre de l’aristotélisme raffiné de Buonamici. La situation est toutefois moins claire lorsque entrent en jeu des objets célestes lointains, planètes ou étoiles, non observables à l’œil nu et sur lesquels l’expérimentation est impossible. Il est certes possible de procéder à des mesures, à l’aide d’instruments tels qu’équerres, quadrants et astrolabes, mais la vision du phénomène ne suffit pas, à elle seule, pour que l’on puisse élucider, comme nous le verrons, le difficile problème du mouvement d’une planète. L’intervention de l’esprit, c’est-à-dire l’interprétation du phénomène, est non seulement indispensable, mais décisive. Tout en respectant le rôle central de l’expérience, Buonamici insiste sur la nécessité d’établir des règles pour accéder à la connaissance des phénomènes. Ces règles, qui indiquent le cheminement nécessaire à l’élaboration d’un savoir fiable, établissent parallèlement une hiérarchie des sciences. Les mathématiques occupent une position centrale ; exactes, elles sont capables de représenter les aspects quantitatifs du monde naturel ; elles incluent, comme aujourd’hui, les mathématiques pures, par exemple la géométrie, et aussi les sciences de l’observation sensible du monde, comme l’optique, l’astronomie et la mécanique. L’objet essentiel de la philosophie naturelle est l’étude des propriétés des objets observables dans la nature. Le philosophe naturel, selon Buonamici, explore un domaine régi par les mathématiques : les phénomènes optiques et mécaniques. Dans De motu, Buonamici enseigne que les mathématiques et la philosophie naturelle sont deux disciplines indépendantes et autonomes, même si le philosophe naturel utilise des démonstrations et des théorèmes pour décrire le mouvement des corps ou le trajet de la lumière. © POUR LA SCIENCE

Un astrolabe en laiton, daté de 1559. L’astrolabe, introduit en Europe à la fin du Xe siècle par les Arabes, était un instrument très utilisé pour mesurer la latitude des corps célestes. Une échelle de 360 degrés était gravée sur le bord circulaire extérieur. En son centre, l’instrument comportait une alidade, sorte de règle graduée, portant un instrument de visée et permettant de mesurer les angles verticaux. La plaque supérieure, le rete en latin, disque élégamment ajouré et tournant, permettait d’obtenir des informations sur la position des étoiles.

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© POUR LA SCIENCE

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Le Théâtre anatomique

Cortesia centro di Cinematografia Scientifica dell’Università di Padova

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et amphithéâtre, construit à l’intérieur du Palazzo del Bo (représenté ici avant sa restauration), était utilisé, du temps de Galilée, pour les cours d’anatomie. Les sciences médicales y étaient à l’honneur, et de grands anatomistes, tels Girolamo Fabrici d’Acquapendente, y professèrent quelques années avant que Galilée n’entreprenne ses études de mécanique et d’astronomie. Padoue accueillit également les enseignements du Flamand André Vésale, auteur du célèbre traité De humani corporis fabrica (1543) ; durant la période où Galilée était à Padoue, le physiologiste anglais William Harvey y recueillit les connaissances biologiques et médicales qui le conduisirent, quelques années plus tard, à découvrir la double circulation du sang.

Quel rapport existe-t-il entre ces deux sciences et la métaphysique? Selon nombre d’aristotéliciens, parmi lesquels Buonamici, le rôle de la métaphysique n’est pas d’établir les fondements des mathématiques, ni les bases de la philosophie naturelle. Ces deux dernières, dans leur autonomie, sont des sciences précieuses pour guider le savant vers la vérité, laquelle reste toutefois, pensent-ils, non réductible aux démonstrations géométriques ou à la connaissance par les sens. La vérité n’est extraite que de la connaissance des causes, des substances universelles et de Dieu. Buonamici respecte l’autonomie des sciences proprement dites par rapport à la métaphysique : il admet l’objectivité des savoirs fondés sur les mathématiques et sur l’expérience sensible. Cependant, il place la métaphysique au sommet de la connaissance.

Incompatibilité de la vérité et de la métaphysique

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Il est dès lors facile d’identifier, dans les polémiques de 1604 autour de la «nouvelle étoile», la raison de la querelle. L’existence de cette étoile ne remettait pas en cause la primauté de l’expérience, bien ancrée dans les idées des aristotéliciens les plus éclairés. En revanche, l’interprétation de l’existence de la nouvelle étoile et la recherche de la vérité étaient incompatibles avec les dogmes de la métaphysique. Galilée, mathématicien et philosophe naturaliste, montre, par l’expérience et par des mesures, qu’il existe dans le ciel une étoile variable, contraire au concept métaphysique de l’intangibilité de l’essence des corps célestes ; dans sa recherche de la vérité, Galilée s’attaque à la métaphysique. Selon lui, le métaphysicien n’a pas l’apanage de la connaissance du monde, puisque le problème métaphysique de l’essence est dénué de toute importance. Dans le Dialogo de Cecco, il est dit que, pour mesurer la position d’un corps lumineux et déterminer sa nature, étoile ou phénomène météorologique, l’astronome ne se soucie pas de savoir si l’objet est d’essence céleste ou fait de vulgaire farine. Étudions avec attention le problème posé. Matteo, l’un des personnages du Dialogo de Cecco, n’enfreint aucune règle d’or lorsqu’il défend l’autonomie du scientifique par rapport à la métaphysique. Cependant, il les enfreint toutes en disant que, si le mathématicien démontre qu’il s’agit bien d’une étoile, alors © POUR LA SCIENCE

Cortesia Fototeca dell’ instuto di storia della medecina dell’Università di Padova

de Padoue

Girolamo Fabrici, professeur de médecine à Padoue.

André Vésale, auteur de De humani corporis fabrica.

«toute la philosophe naturelle est une vaste plaisanterie». Tel est précisément le nœud du problème. La philosophie naturelle de Galilée remet en question la primauté de la métaphysique ; non seulement le Dialogo di Cecco tourne en ridicule le «lettré» et le métaphysicien (Galilée ose placer sur un pied d’égalité farine et essence divine), mais, de surcroît, il dénoue le lien traditionnel entre philosophie naturelle et métaphysique. Pour progresser vers la vérité, persiste Galilée dans son livre, la connaissance métaphysique des essences n’a pas la moindre importance.

L’empirisme est-il d’essence aristotélicienne? Cela ne signifie pas que le Galilée de cette période soit fort éloigné de Buonamici, son maître pisan. Ce dernier, dans son encyclopédique De motu, avait attiré l’attention des savants sur certaines questions fondamentales. Il avait, par exemple, analysé le système copernicien et admis que, du pur point de vue des calculs, celui-ci était conforme aux phénomènes astronomiques observés. À son avis, toutefois, ce système allait à l’encontre de l’expérience, car il semblait impossible de mesurer les mouvements sur Terre. Lançons un objet verticalement vers le haut, propose Buonamici, et observons son comportement. Tandis qu’il se déplace dans l’espace, la Terre se déplace aussi, d’après les hypothèses de Copernic. L’objet ne devrait jamais retomber à l’endroit d’où il a été lancé, ce qu’il fait pourtant. L’expérience contredit donc la théorie copernicienne, même si cette dernière, comme le rappelle intelligemment Buonamici, semble expliquer de façon plausible le phénomène des marées par le mouvement diurne de la Terre. Outre les marées, De motu aborde d’autres thèmes, comme le mouvement des pendules, qui va jouer un rôle central dans la physique de Galilée. Nous comprenons mieux aujourd’hui la position de Galilée par rapport à Aristote. Quand Galilée prône d’établir les fondements de la connaissance scientifique sur la base des «expériences sensibles», il ne pense pas ériger en dogme une nouvelle méthode expérimentale révolutionnaire. Il ne fait que suivre la droite ligne d’un empirisme traditionnel et aristotélicien qui confère une place privilégiée à l’observation des phénomènes. Depuis des siècles, les études astronomiques et les recherches anatomiques s’appuient sur l’observation ; à l’Université de Padoue, les études anatomiques, fondées sur des techniques connues depuis la Renaissance, sont particulièrement poussées et constituent un modèle de science expérimentale. © POUR LA SCIENCE

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Dans les pages du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632, Galilée déclare : «Nos discussions doivent porter sur le monde sensible, pas sur un monde de papier2.» Par cette prise de position, il critique le dogmatisme des quelques philosophes qui réservent à Aristote la connaissance complète et définitive de tous les aspects de la réalité. Ces philosophes, selon Galilée, vivent dans un monde de papier, et la métaphysique les rend aveugles au «monde sensible» auquel Aristote a consacré une si grande attention. Le «monde de papier» est un univers stérile de citations bibliographiques qui, dans leur ensemble, n’ont rien à voir avec la réalité, un monde «virtuel» que la philosophie maintient intangible par référence à une autorité.

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Les recherches sur le mouvement

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Une sphère armillaire de Tycho Brahe. La sphère armillaire n’est pas un instrument de mesure, mais un instrument didactique efficace, utilisé pour illustrer certaines caractéristiques de la situation des planètes dans le Système solaire. Le diamètre des sphères armillaires pouvait atteindre plusieurs mètres.

Le Dialogue de 1632 est fondé sur des dizaines d’années de recherche, notamment la période padouane entre la fin du XVIe siècle et 1609, année où la recherche astronomique explose grâce au télescope. Au tout début du XVIIe siècle, Galilée se concentre sur la mécanique : il met au point de nombreuses recherches expérimentales sur le mouvement et obtient un premier groupe de résultats importants, même s’il n’est pas encore en mesure de les réunir en une théorie unifiée. D’énormes difficultés entravent la recherche sur le mouvement. La plus évidente (pour nous) est le manque d’instruments capables de mesurer avec précision les intervalles de temps. Nous verrons plus loin comment Galilée résout ce problème. Cet obstacle ne prend toutefois une grande acuité que lorsqu’il doit mesurer des intervalles de temps très courts. Le problème qui nous occupe est de savoir pourquoi de telles mesures se révèlent importantes à un certain stade de la recherche de Galilée. Pour cela, revenons en arrière et identifions d’autres obstacles. Le premier d’entre eux résultait (on s’y heurte encore aujourd’hui, lorsque l’on aborde pour la première fois la mécanique) de ce que, à en croire nos sens, il existe une différence évidente entre un objet immobile par rapport à nous, et ce même objet en mouvement. Pour expliquer la différence entre le repos et le mouvement, il semble naturel d’affirmer qu’une force s’exerce sur un objet en mouvement. La pseudo-évidence de la nécessité d’une force est bien évidemment confirmée par l’expérience quotidienne. Pour déplacer un objet immobile sur une table, il faut le pousser ; lorsque nous ne le poussons plus, il s’immobilise. Cependant, on peut prendre ce même objet et le lancer vers le plafond. Dans ce cas, quelle est la force qui agit sur l’objet dès qu’il a quitté la main? Une réponse possible est la suivante : quand l’objet quitte la main, il possède quelque chose (Buridan l’avait nommé l’impetus) que la main lui a communiqué et qui le déplace dans l’espace, même lorsqu’il n’est plus en contact avec la main. Après un certain temps, l’impulsion s’épuise et l’objet retombe naturellement au sol, où il reste au repos. Cette description des mouvements est rassurante parce qu’elle confirme l’expérience quotidienne. Toutefois, la Terre qui nous héberge se déplace dans l’espace à une vitesse d’environ 30 kilomètres par seconde, mais notre perception de nous-mêmes et des choses que nous voyons nous pousse à croire que celle-ci est immobile. Nos «expériences sensibles», à elles seules, ne nous livrent donc aucune information sur le mouvement réel de notre planète, ni sur la vitesse, fort respectable, à laquelle le lecteur de cette page se déplace dans le Système solaire. Galilée étudiait déjà la différence entre repos et mouvement à l’époque où il résidait à Pise, avant de venir à Padoue. Le premier résultat auquel il était parvenu est le suivant : si une sphère parfaite est placée sur un plan parfait, elle est alors indifférente à l’état de repos ou de mouvement. Que signifie «indifférente»? Qu’il suffit, pour la mettre en mouvement, d’une force infinitésimale, presque négligeable. Et qu’une fois en mouvement, la sphère continuera à se déplacer à la même vitesse, sans qu’il soit nécessaire de recourir à d’autres © POUR LA SCIENCE

Foto Lux

forces. Ce point de vue, énoncé clairement en 1593, résulte des recherches entreprises à Pise, comme nous l’enseigne un texte (Le Mecaniche) que Galilée a préparé pour ses étudiants.

Galilée enseignait du haut de cette chaire, conservée au Palazzo del Bo, à Padoue.

Galilée ne se fonde pas sur l’expérience! Ce résultat a une conséquence directe : dans un monde sans frottement ni résistance, un corps se déplace à vitesse constante et en ligne droite, et le mouvement se poursuit indéfiniment. Cette conclusion se heurte à certaines évidences enracinées dans nos perceptions quotidiennes. En premier lieu, nous admettons que la conclusion sur le mouvement en l’absence de forces ne naît pas de l’expérience, pour la simple raison que chacun de nous ne voit, dans la nature, que des phénomènes qui dépendent de frottements et de la résistance de milieux tels que l’air ou l’eau. Nous n’observons jamais d’objets idéaux qui se déplacent sans frottements sur des plans parfaits et nous ne voyons pas de corps tomber dans le vide. Aussi ne pouvons-nous pas percevoir ce qui n’existe pas. Galilée élabore la loi de conservation, non pas en observant les corps réels en mouvement, mais par des raisonnements et par des tentatives de démonstration de théorèmes. En d’autres termes, nous devons admettre que Galilée n’a pas trouvé ce résultat en le cherchant dans le «monde sensible», mais en voyageant dans un «monde de papier», fait d’arguments théoriques. Dans ce monde de papier, Galilée se demande comment se déplacerait une sphère idéale sur un plan idéal : quelle force idéale serait-elle suffisante pour la mettre en mouvement? © POUR LA SCIENCE

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Le Scienze

Padoue à la fin du XVIe siècle.

Il s’interroge aussi sur ce qui pourrait être un mouvement idéal. Il pose, en somme, des questions géométriques sur le comportement d’objets géométriques dans un monde vide. Et il trouve, de toute évidence, des réponses idéales, non applicables immédiatement, ni aux sphères de pierre qui glissent ou roulent le long de rainures gravées dans le bois, ni aux morceaux de métal qui tombent dans l’huile d’olive ou dans l’eau. Dès lors, comment jeter un pont entre l’univers des raisonnements et les phénomènes qui excitent la vue, l’ouïe, le toucher? Comment démontrer que le «monde sensible» obéit aux régularités abstraites découvertes dans un nouveau «monde de papier» qui ne correspond en rien au traditionnel «monde de papier» des commentateurs d’Aristote?

Abandonner trois idées

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Apparaissent alors des difficultés nouvelles, qui n’existaient pas lorsque nous croyions, en suivant Aristote, que les corps lourds tombaient le long d’une verticale parce que les masses ont «tendance» à retrouver leur état naturel. Si nous suivons Galilée sur les mouvements idéaux, nous devons abandonner trois idées enracinées dans le sens commun et la philosophie traditionnelle. D’abord, la différence qualitative entre repos et mouvement disparaît ; ensuite nous ne pouvons vérifier cette différence en observant la vitesse des choses en mouvement ; et, enfin, le déplacement d’un objet dans l’espace ne nécessite pas l’intervention d’une force qui le pousserait et le maintiendrait en mouvement. Aucune force n’étant nécessaire pour maintenir un objet en mouvement rectiligne à vitesse constante, il en découle aussitôt que, lorsque nous déclarons qu’une chose est immobile, nous disons que sa vitesse (par rapport à nous) est nulle et ne varie pas. En conclusion, il n’existe pas de différence qualitative entre l’état de repos et l’état de mouvement rectiligne uniforme : dans les deux cas, la vitesse est constante. Ces raisonnements ouvrent une © POUR LA SCIENCE

boîte de Pandore pleine de phénomènes étranges. Le mouvement d’un objet qu’on laisse tomber n’est-il pas rectiligne? Certes, il est rectiligne, et chacun peut s’en rendre compte sans peine. Les difficultés naissent lorsque nous nous interrogeons sur la vitesse de l’objet lors de sa chute. Lorsque l’objet est maintenu immobile à une certaine hauteur, sa vitesse est nulle. Lorsqu’il tombe, sa vitesse devient rapidement différente de zéro. C’est la seule chose que nous constations. Il est toutefois extrêmement malaisé de décider, par la vue seule, si la vitesse continue à augmenter ou si, au contraire, elle se stabilise après quelques instants. Dans ses travaux de jeunesse, Galilée pensait (conventionnellement) que l’accélération n’était qu’une phase initiale et transitoire du mouvement, durant laquelle la vitesse passait d’une valeur zéro à une valeur fixe, et que cette vitesse constante dépendait uniquement du poids de l’objet et de la résistance du milieu où s’effectuait la chute. Dans cette perspective, on estimait que l’accélération était moins importante, dans le raisonnement sur les vitesses, que le poids et la résistance.

Plus dure est la chute...

© POUR LA SCIENCE

Arcades du Palazzo del Bo, partie de l’Université de Padoue.

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Acceptons provisoirement ce point de vue et, comme le faisait Galilée, oublions l’accélération pour nous concentrer sur la vitesse de chute. Est-elle constante? Pouvons-nous mesurer sa valeur? Avant d’effectuer une mesure, nous devons définir précisément l’objet de la mesure et donc inventer un nouveau concept mathématique. Aujourd’hui, tout automobiliste sait ce qu’est une vitesse : ainsi la vitesse moyenne v est égale à la distance d parcourue, divisée par le temps t écoulé, v = d/t. Or, Galilée ne connaît pas les mathématiques nécessaires pour écrire la très simple égalité ci-dessus. Il dispose uniquement de la théorie géométrique des proportions formulée par Euclide. Selon celle-ci, il n’est acceptable de diviser deux grandeurs que quand celles-ci sont de même type. Galilée peut donc diviser une longueur par une autre, ou encore une aire par une autre, mais il ne peut diviser une longueur par un temps. Au lieu de définir la vitesse moyenne comme nous le faisons aujourd’hui, Galilée raisonne sur le quotient de deux vitesses, sans toutefois être en mesure de définir le mot «vitesse» selon les critères familiers qui nous permettent de distinguer vitesse instantanée et vitesse moyenne. Galilée représente le rapport entre deux vitesses en tenant compte, d’une manière ou d’une autre, des espaces parcourus et de la durée pour les parcourir. Là, le problème se complique encore. Sur la base des informations que chacun de nous est en mesure de recueillir par l’observation directe du mouvement de chute verticale d’un objet, il semble «évident» que la vitesse de la chute d’un corps augmente avec le poids de l’objet et diminue avec la résistance du milieu. Si nous voulions représenter cette conclusion à l’aide de la théorie euclidienne des proportions, nous devrions écrire quelque chose qui tiendrait compte des rapports entre deux vitesses, deux poids et deux résistances. Nous devrions donc comparer deux mouvements différents, c’est-à-dire élaborer des raisonnements et des expériences portant sur deux corps de poids p et p’, qui tombent dans deux milieux de résistances r et r’. Nous pouvons imaginer faire

Les instruments de Galilée ompas conçu et construit par Galilée. À cette époque, les professeurs d’université construisaient et revendaient des instruments pour augmenter leur maigre salaire. À droite, un autre instrument galiléen, le thermoscope. Ce dispositif avait été conçu pour mesurer «les degrés du chaud et du froid», mais il ne présente pas les mêmes caractéristiques qu’un thermomètre. Le témoignage laissé par Benedetto Castelli en 1638 est éloquent : «Je me rappelle une expérience que m’a montrée, il y a plus de trente-cinq ans déjà, notre Galilée. Il prit une petite carafe de verre, de la grandeur d’un petit œuf de poule, dont le col était long de deux paumes environ et aussi fin qu’un épi de blé. Après réchauffement de la carafe par contact avec la paume des mains, son goulot était renversé dans un vase rempli d’eau et placé sous elle. La carafe libérée de la chaleur des mains, l’eau se mit tout de suite à monter par le col et dépassa le niveau de l’eau du vase de plus d’une paume. Cet effet fut utilisé par Galilée pour fabriquer un instrument servant à étudier les degrés du chaud et du froid.»

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Cortesia Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence

C

tomber une boule de marbre dans l’air et une boule de fer dans l’huile d’olive. Dans ce cas, la relation à étudier entre les deux vitesses v et v’ sera : v’/v = (p’/p) × (r’/r). Il est malaisé d’étudier les mouvements avec un arsenal théorique aussi réduit. En premier lieu, nous ne tenons pas compte de l’accélération. À l’époque de Galilée, elle était considérée comme un phénomène transitoire opérant uniquement dans une première phase fort courte du mouvement, durant laquelle les objets étudiés passent du repos à une vitesse de chute constante. Ensuite, ces instruments théoriques ne tiennent pas compte du principe, découvert par Archimède, selon lequel un corps plongé dans un liquide subit une poussée égale au poids du liquide déplacé. Galilée connaissait l’œuvre d’Archimède et il ne pouvait pas comprendre qu’une «résistance du milieu» ne tienne pas compte de la poussée d’Archimède. Enfin, Galilée notait que les prévisions calculées sur la base des «rapports» ne correspondaient pas aux données issues de l’expérience. Que faire? Une voie légitime consistait à affiner la logique de l’analyse des phénomènes qui, croyait-on à l’époque, respectaient les proportionnalités entre v, p et r. Une autre possibilité était d’abandonner cette proportionnalité et d’en chercher d’autres. Dans sa jeunesse, Galilée s’engagea dans la première voie, puis il explora d’autres possibilités. Il abandonna alors l’idée fondamentale de la physique aristotélicienne, à savoir qu’un corps, pour être en mouvement, doit être poussé. Revenons, pour examiner les idées de Galilée en 1593, à ses leçons padouanes sur la mécanique et aux expériences que nous avons déjà évoquées. À cette époque, le résultat sur la vitesse en l’absence de forces se consolide. Toutefois, la notion de «force» alors en vigueur était encore qualitative, et il n’existait aucun critère de mesure d’une force. De plus, frottements et résistance n’étaient absents que dans le vide ; or, sur Terre, les phénomènes observables à l’aide des sens ne se produisent jamais dans le vide. Dès lors, les tenants de la philosophie naturelle s’accordaient à dire que le vide était irréel. Cette exclusion du vide était facile à justifier. S’il existait des parties du monde réellement vides, alors nous devrions observer des phénomènes très étranges. Il suffit de tenter de répondre à la question suivante : «Que verrions-nous si nous pouvions observer un corps qui se déplace dans le vide?» Le vide, s’il existe, n’oppose aucune résistance aux objets. Mais si la vitesse est inversement proportionnelle à la résistance du milieu, et si la résistance du © POUR LA SCIENCE

Bibliothèque Nationale, Paris

vide est de toute évidence nulle, alors la vitesse dans le vide est infinie. Donc, comme le déclarait Buonamici dans son De motu, un corps qui se déplacerait dans un espace vide se trouverait, au même instant, en de nombreux points différents. Bien évidemment, personne n’observe cela, ce qui démontre que le vide ne peut pas exister. Galilée en arrive graduellement, après de nombreux tâtonnements, à penser que de nombreux obstacles tombent si l’on élimine définitivement la problématique sophistiquée du milieu et de ses actions sur le mouvement des choses. Naturellement, il est impossible de procéder à des expériences dans le vide. Rien n’empêche cependant de réaliser des expériences dans des conditions qui satisfont deux exigences. La première est que l’action perturbatrice du milieu résistant soit réduite au minimum, grâce à des instruments bien conçus où les frottements sont négligeables. La seconde est que les expériences portent sur des mouvements beaucoup plus lents que celui d’un objet en chute libre, des mouvements pendulaires et des mouvements sur des plans inclinés par exemple.

La preuve naît de l’approximation

© POUR LA SCIENCE

Archimède d’après une gravure de 1740.

Cortesia Istituto e Museo di Storia della Scienza, Florence

L’entreprise galiléenne emprunte là un chemin insolite. D’une part, elle s’éloigne des données brutes de l’expérience quotidienne : des phénomènes régis par les frottements et résistances ne permettent pas une connaissance fiable des faits. D’autre part, Galilée pense que, même s’il est impossible d’observer des phénomènes dans le vide, on peut toutefois effectuer des mesures qui, avec une certaine approximation, cernent mieux la vérité. Cette prise de position est décisive : pour jeter un pont entre le monde sensible et le nouveau «monde de papier» inspiré d’Euclide et d’Archimède, Galilée propose que la voie vers la connaissance des phénomènes sensibles soit fondée sur la validité de mesures non exactes, mais approchées. En effet, l’exactitude est cantonnée au monde du raisonnement. Dans le monde observable, l’approximation fait loi. C’est donc une perte de temps que de rechercher l’accord parfait et complet entre la théorie et l’expérience. Nous devons, prône Galilée, améliorer nos instruments d’observation, pour que ceux-ci nous fournissent des informations toujours meilleures, c’est-à-dire plus précises. L’illusion selon laquelle il serait possible d’arriver à la connaissance exacte des phénomènes vole en éclats. En même temps, le pont entre le monde de papier des «démonstrations certaines» et le monde sensible des phénomènes commence à prendre tournure. Pendant l’été 1599, Galilée décide de construire un laboratoire dans sa propre maison et il engage un technicien, Marco Antonio Mazzoleni, auquel il confie la construction d’instruments mécaniques, astronomiques et géométriques. Cette décision est motivée par deux raisons. La première est de nature économique : son salaire universitaire est maigre et il existe un marché pour les instruments construits par Mazzoleni qui lui permettrait d’arrondir ses fins de mois. La seconde motivation est d’ordre scientifique : Galilée a désormais besoin d’une instrumentation spécifique pour explorer la mécanique. ■

Galilée fabriqua et vendit des instruments tels que ceux décrits dans l’ouvrage Le operazioni del Compasso Geometrico e Militare, imprimé à Padoue en 1606.

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De la certitude à l’approximation Grâce à l’observation de la chute des corps et à l’étude des rapports entre les vitesses, Galilée élucide vers 1604 l’équation horaire du mouvement, l’une des lois fondamentales de la mécanique moderne.

Eric Lessing

À

Les instruments de Galilée, du pendule au compas et au télescope, et certains de ses ouvrages de référence.

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partir de 1593, comme nous l’avons vu, Galilée repense entièrement les caractéristiques du mouvement sur la base de trois idées maîtresses. La première est la notion de vitesse d’un corps : sa valeur est traditionnellement liée au poids et à la résistance du milieu, mais les prévisions sont en désaccord avec les observations. La deuxième idée est que, dans un système idéal, aucune force n’est nécessaire pour maintenir un corps en mouvement rectiligne à une vitesse constante. La troisième implique un revirement complet quant aux relations entre prévisions théoriques et vérifications expérimentales : la prévision théorique est élaborée à partir d’arguments relevant du «monde de papier» et elle est confirmée quand les résultats des «expériences sensibles» sont raisonnablement proches des valeurs prévues. Une telle conception du rapport entre théorie et observation nécessite que l’observation ne se limite pas à un ensemble d’expériences réalisées à l’aide des sens et de quelques dispositifs techniques de mesure : il faut, pense Galilée, déterminer quand un résultat expérimental est exact. Tout le monde peut observer la chute d’une sphère et affirmer qu’elle se déplace rapidement : mais la mesure de sa vitesse de chute est autrement plus délicate. En d’autres termes, la concordance doit se fonder sur une évaluation numérique, et impose de trouver un moyen pour évaluer la vitesse du corps en fonction du temps de déplacement et de l’espace parcouru. La tâche est fort malaisée, car le système de calcul utilisé par Galilée ne permet pas de raisonner en termes de rapport entre grandeurs de différents types, tels que la longueur et l’intervalle de temps. Ces questions semblent banales, mais ne suscitent pas, à l’époque, de réponses claires et évidentes. Deux exemples illustreront notre propos. À quelle vitesse une bille de fer suspendue à un fil et animée d’un mouvement pendulaire se déplace-t-elle? Quelle est la vitesse de cette même bille lorsqu’elle parcourt un mètre en chute libre? Étudions la deuxième question et revenons en 1604, année qui marque le début de notre récit. Galilée pense avoir trouvé un dispositif efficace pour obtenir des informations sur la vitesse : il laisse tomber une sphère d’une certaine hauteur et il évalue la profondeur de l’empreinte formée par la sphère sur une surface déformable, telle que de la cire. Imaginons ce que nous conclurions si nous procédions de la sorte. Comme Galilée, nous observerions que la cavité creusée par la masse dans la cire est d’autant plus profonde que la hauteur de chute est grande. Nous aurions donc, en suivant le raisonnement de Galilée, une raison de croire que l’intensité du «choc» responsable de la déformation nous renseigne sur la vitesse d’impact de la sphère sur la cire. Nous savons aujourd’hui que la taille de la déformation n’est pas proportionnelle à la vitesse de l’objet à l’instant où il frappe la cire, mais au carré de la vitesse, c’est-à-dire à son énergie cinétique. Mais si nous ignorions ces lois de la dynamique, nous serions tentés de croire que la vitesse croît proportionnellement à la hauteur de chute. Galilée arrive, lui aussi, à cette conclusion. Il © POUR LA SCIENCE

Galilée clarifie la signification de cette dernière phrase, au moyen d’une figure et d’un commentaire. La figure (à droite) est un segment tracé le long de la verticale abcde, qui représente l’espace parcouru par un objet tombant à partir du point a. En raisonnant toujours en termes de rapport, nous pouvons diviser le «degré de vitesse» que l’objet possède lorsqu’il se trouve au point c et le «degré de vitesse» qui est le sien lorsqu’il se trouve au point b. Le principe «indubitable» énonce que ce rapport est égal au quotient ac/ab. Galilée pense que, dans la chute libre, la vitesse de l’objet en un point donné est proportionnelle à l’espace parcouru. Aujourd’hui, nous savons que cela est faux : la vitesse d’un corps en chute libre est proportionnelle au temps écoulé depuis le début du mouvement et non à la distance parcourue. Mais il est remarquable, comme en témoigne la lettre à Sarpi, que cette prémisse erronée amène Galilée à une conclusion exacte, la loi fondamentale qui énonce que lorsqu’un objet tombe, la distance parcourue soit proportionnelle au carré du temps nécessaire à la parcourir. Cette loi joue un rôle phare dans la naissance de la physique moderne. Il est alors opportun de se poser au moins deux questions. Comment Galilée estil parvenu à déduire une loi correcte d’un raisonnement faux? Qu’entend Galilée lorsque, écrivant à Paolo Sarpi, il affirme que le nouveau principe explique des expériences anciennes? Les écrits de Galilée répondent à la première question. Ils nous apprennent que, pendant cette période, Galilée place toute sa confiance dans une démonstration géométrique pour le moins discutable. Le mouvement de chute libre, pense Galilée, est un déplacement dans l’espace au cours duquel la vitesse ne demeure plus constante, mais ne cesse de croître. L’accélération, qui, comme nous l’avons vu, avait longtemps été négligée parce qu’elle n’agissait, pensait-on, que pendant un temps très bref durant lequel l’objet passait d’une vitesse nulle à une vitesse constante, joue désormais un rôle central. À chaque point de la chute, l’objet possède donc un «degré de vitesse». Toutefois, le système de calcul auquel Galilée doit rester fidèle, la théorie des proportions, ne permet pas d’exprimer la valeur instantanée d’une grandeur physique. Galilée élabore alors un système qui permet d’appliquer la théorie aux données du problème. Le système inventé par Galilée consiste en un algorithme qui exprime la somme de tous les «degrés de vitesse» possédés par l’objet durant une certaine durée de chute. Pour saisir le sens de cet algorithme, traçons une figure telle que celle représentée page 28 : le segment vertical qui passe par les points abcde représente la distance parcourue durant la chute libre. Le segment ghij n’a aucune © POUR LA SCIENCE

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La vitesse de chute augmente avec le temps

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Portrait de Galilée conservé à l’Académie des Lincei.

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Accademia del Lincei

en est tellement convaincu qu’il la considère comme un «principe absolument indubitable» : un principe obtenu, selon lui, par voie expérimentale, et dont il déduit une loi d’une importance exceptionnelle. Un témoignage très clair de ce raisonnement est conservé dans une lettre que Galilée envoie, le 16 octobre 1604, à son ami Paolo Sarpi. Il y déclare qu’il lui avait longtemps manqué un principe qui lui permettrait de «démontrer» les divers faits que lui-même avait déjà observés lors de son étude du mouvement. Il avait à présent découvert ce principe, et celui-ci était tellement «naturel» et «évident» qu’il pouvait être considéré comme «absolument indubitable» et, donc qu’il pouvait être pris comme axiome. Galilée s’exprimait en ces termes : «Le principe est celui-ci : le mobile naturel va en augmentant de vitesse dans la proportion même où il s’éloigne de son point de départ3.»

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interprétation physique et fait un angle quelconque avec la verticale. Dessinons alors les segments horizontaux bg, ch, di et ej. Grâce aux propriétés géométriques des triangles semblables énoncées par Thalès, nous savons que le quotient des longueurs des segments horizontaux bg, ch, di et ej est égal au quotient des longueurs des segments verticaux correspondants, ab, ac, ad et ae. Ainsi, par exemple, le rapport ej/di est égal à ae/ad.

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Le Scienze

La sommation des vitesses... Imaginons maintenant que les segments horizontaux représentent les e e j valeurs des vitesses atteintes par le corps aux divers points de sa descente verticale. Nous déduisons que les rapports entre les vitesses sont égaux aux rapports entre les espaces parcourus, c’est-à-dire que les vitesses sont proportionnelles aux distances. La figure ci-dessus illustre comment, selon Galilée, les vitesses croissent dans le mouvement accéléré. Galilée, à ce stade, introduit brutalement son nouvel algorithme. Il imagine qu’il existe une grandeur formée par la somme de toutes les vitesses que l’objet a prises en parcourant une distance donnée. Cette grandeur est encore une vitesse, mais ce n’est pas une vitesse moyenne. Pour ne pas créer de confusion sur la signification de l’opération menée par Galilée, examinons, par exemple, la distance comprise entre le début de la On croit trop souvent que presque tous les problèmes de Galilée pouvaient être chute, a, et le point c. Galilée envisage l’ensemble de «tous les degrés de facilement résolus à l’aide de vitesse que l’objet a pris «sur tous les points du segment ac». l’expérience du plan incliné. Il est vrai Quelle est la signification de ce calcul où le résultat a encore le nom de que Galilée utilise des plans inclinés vitesse? Un moment de réflexion suggère, de manière très implicite, que et des pendules pour analyser Galilée considère (comme le montre l’illustration page 30) l’ensemble des des mouvements plus lents que la chute segments horizontaux qui composent le triangle de hauteur ac, et il raisonne verticale libre. Toutefois, il est sur cet ensemble en termes d’aire du triangle. également vrai que l’observation Galilée soutient en effet que nous pouvons comparer l’ensemble des des phénomènes qui mettent en jeu vitesses prises par le corps durant la chute de a jusqu’à c, à l’ensemble relatif à des plans inclinés et des pendules la chute de a jusqu’à b. Si nous concevons ce rapport comme un rapport entre n’apprend rien, en elle-même, sur des aires, le rapport entre l’ensemble des vitesses le long de ac et l’ensemble les régularités recherchées par Galilée.

Tribuna Galileiana

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des vitesses le long de ab est égal au rapport des deux aires, c’est-à-dire, dans le langage de Galilée, égal au rapport entre le «carré ac» et le «carré ab». Galilée argumente que le rapport entre deux vitesses, telles que celles présentées, est égal au rapport entre les carrés des deux distances correspondantes. Là, notre scientifique s’illustre par une pirouette. Il écrit en effet que, comme tout le monde le sait, si la vitesse d’un mouvement augmente, alors le temps nécessaire pour couvrir une distance donnée diminue : il soutient que «la vitesse par rapport à la vitesse est en proportion inverse du temps par rapport au temps». Il énonce ainsi que les vitesses fonctionnent directement comme les carrés des longueurs et inversement au temps, et il conclut que, par conséquent, les temps fonctionnent comme les racines carrées des longueurs, c’est-à-dire que les longueurs fonctionnent comme le carré du temps. Cette conclusion est sans nul doute d’une remarquable ingénuité, car une partie du raisonnement est erronée : les vitesses ne sont pas inversement proportionnelles au temps! Toutefois, comme nous le savons, la loi que Galilée en déduit est juste : d’une extraordinaire simplicité, elle constitue la clé de voûte de la mécanique naissante, et bouleverse complètement la physique d’Aristote. La loi selon laquelle la longueur parcourue par un objet en chute libre est proportionnelle au carré du temps est exacte dans le champ gravitationnel et nous oblige à prêter la plus grande attention à l’accélération, jusqu’alors sous-évaluée et classée parmi les «accidents» négligeables du mouvement.

À l’aide de son plan incliné, Galilée note que, en l’absence de frottement, la bille remonte aussi haut que le point d’où elle est partie ; sur un plan horizontal, elle irait à l’infini : en l’absence de force appliquée, le mouvement d’un corps est rectiligne uniforme.

Le concept compliqué de vitesse Voilà donc l’histoire du mot vitesse. Dans la mesure où nous l’utilisons tous les jours, nous croyons que le mot est dénué de tout mystère. Les contorsions de la démonstration de Galilée illustrent comment certains concepts d’utilisation courante, lorsqu’ils sont analysés avec soin, se révèlent problématiques. En réalité, le mot «vitesse» est la dénomination d’un concept compliqué : celui qui tente, comme Galilée, d’en étudier la signification précise se heurte à des obstacles imprévus. Tel un explorateur qui voyage en domaine inconnu, il doit multiplier les tentatives, élaborer des conjectures, prendre des initiatives incertaines ; il est difficile de dessiner la carte d’un nouveau continent, et il est fréquent, lorsque l’on devine ce que l’on ne fait qu’entrevoir, de commettre des erreurs. Le théorème auquel Galilée fait référence dans la lettre à Sarpi constitue néanmoins une référence. C’est un pilier du pont qui relie le «monde de papier» naissant au «monde sensible». Toutefois, pour qui le prend en compte, de nombreux phénomènes qui semblaient évidents deviennent problématiques. La loi précédemment évoquée explique une infinité de phénomènes observables. Elle réunit en une seule règle de comportement, tous les faits qui portent sur la chute libre d’un objet quelconque dans le champ gravitationnel de la Terre. Jusqu’alors, ces phénomènes s’expliquaient par une tendance spontanée des choses lourdes, à retrouver, en tombant vers le bas, leur état naturel. Le dit «mouvement naturel» est donc ramené, par Galilée, à une loi physique du mouvement naturellement accéléré ; il n’en cherche pas les causes dans la métaphysique, pas plus que dans les listes de citations bibliographiques ou les commentaires érudits de l’œuvre d’Aristote. En même temps, toutefois, cette nouvelle loi engendre de nouvelles questions à propos d’un autre type de phénomènes infinis : les mouvements dits «violents», tels que ceux que l’on observe lorsqu’on lance une pierre dans une direction donnée. Quelle est la trajectoire de la pierre? Pour la déterminer, la philosophie naturelle enseigne qu’il faut tenir compte, séparément, de la force conférée initialement à la pierre et, ensuite, de la tendance de cette dernière à retourner à son état naturel. Tout le problème est dans l’interprétation de l’adverbe a an ei «séparément». Selon l’interprétation aristotélicienne, la lil a G a pierre se déplace suivant une certaine direction, jusqu’à un ib Tr ce que son impulsion (l’impetus) s’épuise. Ensuite, elle © POUR LA SCIENCE

Paolo Sarpi, correspondant de Galilée.

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tombe à la verticale pour rejoindre l’état «naturel» des choses lourdes. Une telle description du mouvement n’était pas satisfaisante mais, comme souvent, on pensait la sauvegarder en lui apportant les corrections opportunes. La nouvelle loi, en revanche, interdisait toute tentative apaisante de tolérer les défauts de la description traditionnelle. Les défauts de la théorie classique étaient patents. Au début du XVIIe siècle, l’expert en mathématiques et en mécanique, Guidobaldo Del Monte, ami et protecteur de Galilée, étudia «le mouvement violent», et il informa le mathématicien de Padoue de certains des résultats qu’il avait obtenus. Guidobaldo Del Monte s’exprimait en termes de courbes géométriques (voir l’extrait ci-contre), même s’il ne savait établir la forme exacte de la trajectoire.

Galilée et les proportions entre les vitesses

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et aspect de la théorie galiléenne a été étudié avec un soin particulier par le mathématicien et historien Enrico Giusti. Sur la figure qui traite de la chute d’un corps qui passe par les positions a, b, c, d, e, la longueur de chaque segment horizontal représente la vitesse «instantanée». On obtient la nouvelle notion de vitesse en un point c en additionnant tous les segments horizontaux infinis du point a au point c. Il ne s’agit donc pas d’une vitesse moyenne, mais d’une espèce de vitesse totale. En conclusion de ses études, Galilée annonce que les distances parcourues par un objet en chute libre sont proportionnelles aux carrés des temps, ce qui est exact. a

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Les trajectoires paraboliques

Les paraboles de Guidobaldo

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i on lance une sphère au-dessus de la ligne d’horizon à l’aide d’une arbalète, ou d’une pièce d’artillerie, ou de la main, ou d’un autre instrument, elle parcourt le même trajet tant dans son ascension que dans sa chute, et la figure décrite est celle que prend, retournée sous l’horizontale, une corde détendue, l’un et l’autre (trajets) étant composés de mouvement naturel et violent. Cette figure est semblable à la parabole et à l’hyperbole, ce qui se perçoit mieux avec une chaîne qu’avec une corde, parce que dans le cas d’une corde abc, lorsque ac sont proches, la partie b ne s’éloigne pas comme elle le devrait, puisque la corde reste plus rigide. Une chaîne ou une chaînette ne se comportent pas ainsi. L’on peut faire l’expérience de ce mouvement en prenant une sphère couverte d’encre, que l’on lance sur la surface plane d’une planche, placée presque perpendiculairement à l’horizon : même si la sphère saute, elle parcourt néanmoins tous les points par lesquels l’on peut voir clairement qu’elle monte de la même manière qu’elle descend, et cela est raisonnable puisque la violence qu’elle a acquise en montant fait que, lorsqu’elle descend, elle dépasse de même le mouvement naturel dans la chute.» c

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Dans sa simplicité, l’expérience s’affranchissait complètement de l’interprétation traditionnelle du mouvement violent. Aucune observation ne renvoyait à deux moments «indépendants» du mouvement. Au contraire, l’expérience mettait en avant une question précise sur la forme géométrique du parcours, unique et continu, que la bille couverte d’encre dessinait sur une feuille de papier appuyée contre la surface inclinée. Bien des années plus tard, Galilée écrivit un texte inspiré des thèses de Guidobaldo Del Monte, les plaçant cependant dans une perspective géométrique très claire. Dans les Discours de Galilée publiés en 1638, on lit : «Je prends une bille de bronze parfaitement ronde et pas plus grande qu’une noix, et je la lance sur un miroir de métal, tenu non pas perpendiculairement, mais un peu incliné, de telle façon que la bille puisse rouler sur sa surface et je la presse légèrement dans son mouvement : elle laisse alors la trace d’une ligne parabolique très précise et très nette, plus large ou plus étroite selon que l’angle de projection sera plus ou moins élevé. Ce qui d’ailleurs constitue aussi une expérience évidente et sensible sur la forme parabolique du mouvement des projectiles.» Aujourd’hui, pour définir la forme de la trajectoire, nous ferions appel, comme on nous l’a enseigné à l’école, à la composition des mouvements. Au début du XVIIe siècle, toutefois, cette méthode de raisonnement n’était pas évidente, car elle n’existait pas en mécanique. Une sorte de composition des mouvements était en revanche employée en astronomie. Nous allons en examiner l’esprit, pour appréhender la difficulté de son utilisation en physique. Abandonnons, pour quelque temps, les questions de mécanique et les sphères de Guidobaldo Del Monte, et imaginons que nous avons consacré © POUR LA SCIENCE

1ER SEPTEMBRE

1ER AVRIL

1ER OCTOBRE 1ER

AOÛT

1ER

MAI

15 OCTOBRE 1ER JUIN

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1ER JUILLET

Le mouvement de Mars présente deux aspects remarquables. En premier lieu, la planète parcourt, en des intervalles de temps égaux, des distances différentes et sa vitesse, comme nous pouvons l’observer, varie continuellement. En second lieu, sa trajectoire n’est pas circulaire. Elle forme des boucles et la planète semble revenir sur ses pas : c’est le mouvement rétrograde. Ces modifications du mouvement circulaire à vitesse constante étaient présumées caractéristiques des corps célestes. Aussi, dans le système de Ptolémée, les mouvements de Mars, tout comme ceux du Soleil, de Mercure, de Vénus, de Jupiter et de Saturne, constituaient des énigmes géométriques.

de nombreuses nuits à contempler la planète Mars. Nous avons enregistré, avec grand soin, les positions successives occupées par la planète dans le ciel étoilé. Comment interpréterions-nous ce mouvement rétrograde de Mars avec les conceptions astronomiques qui situent la Terre, immobile, au centre de l’Univers? Dans cette vision du monde, une idée prévalait : les mouvements dans le ciel étaient tous parfaits, c’est-à-dire circulaires et à vitesse constante. Comment pouvait-on alors expliquer les déplacements de Mars?

Le mouvement rétrograde de Mars est expliqué La complication s’évanouit comme par enchantement quand nous choisissons de «suivre le phénomène», sans chercher à définir le mouvement réel de Mars. Cette décision prise, nous devons élaborer une théorie qui permette de calculer les positions apparentes de la planète par rapport aux étoiles. La théorie que nous recherchons s’attache donc au mouvement apparent des planètes. Pour mener à bien cette tâche, nous sommes libres d’inventer des hypothèses qui n’ont rien à voir avec les mouvements réels. Une hypothèse particulièrement utile est alors de poser que les trajectoires des planètes (et pas uniquement Mars) résultent d’une composition de mouvements circulaires. Supposons donc qu’une planète quelconque X parcourt une orbite circulaire de centre A, que le point A parcourt une autre orbite circulaire de centre B et que B, à son tour, se déplace selon un mouvement circulaire autour de la Terre T. Le mouvement résultant de X est la combinaison des trois mouvements.

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Photographie de Mars prise à l’observatoire de l’Institut de technologie de Californie. Mars est à 57 millions de kilomètres de la Terre.

Pour comprendre le sens de toutes ces opérations purement géométriques, concentrons-nous sur un détail de la figure cicontre : l’observateur, situé sur la Terre immobile, regarde la position 1 de la planète X. Il voit la planète sur le fond des étoiles fixes, c’est-à-dire que la planète lui apparaît en position 1’. Après un certain temps, la planète X est dans la position 2, et l’observateur terrestre voit la planète en 2’. Répétons l’observation en 3 et 4 et considérons enfin les déplacements de X tels que nous les avons perçus. Nous obtenons la séquence 1’, 2’, 3’ et 4’, où il est évident que la planète a effectué un mouvement rétrograde. Dans les figures dessinées jusqu’ici, le nombre de circonférences plus petites (ou épicycles), les rayons, les vitesses de rotation et les directions du mouvement ne dépendent que de notre choix. Nous pouvons modifier ces paramètres à notre guise, à condition de faire bon usage de l’antique règle méthodologique (la règle du rasoir d’Occam) qui nous conseille de réduire toujours au minimum le nombre de paramètres nécessaires pour expliquer la réalité. En somme, tout va bien. En 1543 déjà, le lecteur du traité copernicien était informé du fait que les astronomes mathématiciens pouvaient émettre toutes sortes de conjectures traduites par des modèles, sans pour autant prétendre qu’elles représentent un quelconque aspect du monde réel. Tout est pour le mieux car personne n’a jamais douté de l’intérêt des mathématiques pour expliquer les mouvements célestes.

La sphère des fixes n’est pas immuable Avec cette règle méthodologique, la philosophie naturelle se libère de toute incertitude et admet une différence essentielle entre les mouvements célestes et les mouvements du monde sublunaire. Ceux-ci, conformément aux commentaires d’Aristote et à l’enseignement académique, constituent des processus complètement différents des processus célestes. Sur Terre, le terme mouvement s’applique à tout ce qui peut changer, comme un nuage qui change de forme avec le temps. Mais, dans la mentalité de l’époque, la transformation d’un nuage n’a rien à voir avec les mathématiques. Cette passivité philosophique est attaquée sur le fond, en 1632, dans le Dialogue galiléen, lorsque le porte-parole de la forme la plus conservatrice de l’aristotélisme déclare : «Je dirais volontiers, avec Aristote, que dans les choses de la nature, on ne doit pas toujours chercher la nécessité des démonstrations mathématiques2.» La réponse galiléenne fuse : «Peut-être, là où on ne peut l’obtenir, mais là où elle est, pourquoi ne voudriez-vous pas y recourir?2» Pour répondre de la sorte, toutefois, il faut avoir patiemment suivi la voie que Galilée, dans ces toutes premières années du XVIIe siècle, commence à peine à entrevoir. La technique de la composition des mouvements, utilisée depuis des siècles en astronomie mathématique, est-elle également applicable aux mouvements «violents»? Et si elle l’est, n’est-ce qu’une simple méthode de calcul utile pour rendre compte des mouvements apparents, ou constitue-t-elle une manière sûre pour expliquer les mouvements réels? Dans son officine-laboratoire de Padoue, Galilée travaille. Il se consacre à la géométrie, aidé en cela par la théorie euclidienne des proportions et la science d’Archimède, et étudie des dispositifs, plans inclinés, pendules et instruments de mesure des angles et des distances. Il met tout en œuvre pour répondre à la question : comment peut-on appliquer aux mouvements observés sur Terre les pratiques géométriques décrivant les mouvements des corps célestes? Grâce à un nouveau pont jeté entre le «monde de papier» et le «monde sensible», Galilée établit les premiers liens rationnels entre ce que nous voyons lorsque nous regardons une planète, et ce que nous voyons quand nous observons l’oscillation d’un pendule ou le mouvement d’une bille le long d’un plan incliné. ■ © POUR LA SCIENCE

Énigmes mécaniques Alors qu’il est déjà mis en accusation, Galilée s’attaque au problème des pendules en utilisant un résultat obtenu en 1602.

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e 12 avril 1604, pendant les fêtes de Pâques, Silvestro Pagnoni dépose au tribunal padouan du SaintOffice une plainte contre le «Signor Galileo Galilei, mathématicien public à l’Université de Padoue». Les accusations sont diverses et de taille, aussi les examinerons-nous avec ordre. En premier lieu, Pagnoni informe le Saint-Office que le «mathématicien public» réalise à son domicile des horoscopes personnels, moyennant rémunération. Le fait d’extorquer de l’argent à des clients n’est pas d’une extrême gravité, mais les persuader que leur vie dépend étroitement des étoiles et des planètes est autrement plus répréhensible. Selon le Saint-Office, Galilée est plus qu’un escroc qui exploite la crédulité de naïfs, c’est un hérétique : les divers événements d’une vie ne peuvent être inscrits dans les signes du zodiaque, raisonne l’Église car un tel déterminisme limiterait la toute-puissance divine. La plainte continue par un portrait peu édifiant de la vie privée de l’accusé. Tout en déclarant que Galilée est un brave homme, qui ne doute pas des «choses de la foi», Pagnoni assure bien connaître le professeur de mathématiques, et l’accuse de ne pas aller régulièrement à la messe, de lire des livres pour le moins contestables et d’entretenir une maîtresse. Le témoin Pagnoni semble digne de foi : non seulement il apparaît bien renseigné sur les occupations quotidiennes de Galilée, mais, surtout, il avance, comme preuve de sa crédibilité, que cette surveillance de l’accusé lui a été demandée par la mère de Galilée, Giulia Ammannati, laquelle se trouve justement à Padoue en 1604. Madame Ammannati a en outre confié à Pagnoni que, dans ses jeunes années déjà, Galilée avait mené une vie «peu vertueuse». Mère indigne, Giulia Ammannati tente sans cesse de soutirer de l’argent à son fils, et les visites maternelles sont souvent, pour Galilée, assez peu plaisantes. D’autant que Galilée doit non seulement subvenir aux besoins de sa mère, mais contribuer à la subsistance de son frère Michelangelo, assurer la dot de ses sœurs Virginia et Livia, et entretenir sa maîtresse Marina Gamba, évoquée par Pagnoni. Celle-ci lui avait déjà donné deux filles : Virginia, née en 1600, qui deviendra sœur Maria Celeste, et Livia, venue au monde en 1601 et qui, lorsqu’elle entrera au couvent, prendra le nom de sœur Arcangela. Il a aussi, en 1606, toujours de Marina

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Gamba, un fils, Vincenzio qui lui coûte cher. Aussi Galilée a-t-il d’excellentes raisons de rechercher quelque argent en exploitant les superstitions des sots qui pensent que leur avenir est écrit dans les astres. Il ne compte pas uniquement sur les horoscopes pour augmenter son maigre salaire de professeur d’Université : il héberge dans sa propre maison des étudiants locataires et, comme nous l’avons déjà évoqué, vend des instruments de physique qu’il fait fabriquer dans son laboratoire par Mazzoleni. Notre scientifique, qui ne se prive pas des plaisirs de la vie, ne consacre qu’une fraction de son temps aux études théoriques et à l’expérimentation. Pourtant, à la vue des manuscrits qui nous sont parvenus, et qui ont, ces dernières années, capté toute l’attention de nombreux historiens des sciences, il semble que ces heures d’étude aient été aussi intenses que fructueuses.

L’étude du pendule Vers la fin de 1604, Galilée dispose déjà de connaissances certaines sur la science du mouvement. En particulier, il a énoncé la loi de la chute libre des corps. Il a aussi recueilli de nouvelles données et réalisé des mesures sur des phénomènes qui suscitent depuis longtemps l’intérêt des savants. Le pendule est un exemple typique. Celui-ci était classiquement analysé, dans le cadre de la distinction aristotélicienne entre «mouvement violent» et «mouvement naturel», comme un mouvement anormal, c’est-à-dire mixte. À l’époque, on considère que le passage du «mouvement violent» au «mouvement naturel» est brutal. Quand un objet est lancé vers le haut, on observe d’abord, lors de l’ascension, un mouvement violent qui, au point haut, s’interrompt pour donner naissance à un mouvement naturel vers le bas. La transition est une véritable discontinuité, une sorte d’état intermédiaire de repos entre le premier et le second mouvement. C’est là qu’intervient la question du pendule. Les commentateurs d’Aristote ont débattu, bien avant Galilée, du mouvement d’une bille suspendue à un fil. L’expérience consiste à déplacer la bille de sa position, puis à la relâcher. On observe alors que le système ne reprend pas immédiatement une configuration verticale, mais oscille autour de celle-ci, tant que, selon les termes de l’époque, la bille possède un peu d’élan (impetus). Puisque l’on n’observe aucune discontinuité et que les sens ne perçoivent pas une phase de repos intermédiaire comme quand on lance un objet en l’air, l’oscillation des pendules semble violer la règle établie par Aristote. Les philosophes et hommes de science qui, comme Buonamici, maintiennent néanmoins la distinction entre «mouvement violent» et «mouvement naturel», affirment que le mouvement du pendule n’est ni tout à fait violent, ni tout à fait naturel. Ainsi cette pirouette rhétorique empêche quiconque d’évoquer le mouvement pendulaire pour mettre en défaut la distinction La croyance selon laquelle les signes du zodiaque symbolisaient les influences des étoiles et des planètes sur la vie des êtres humains est une longue histoire. Galilée, de toute évidence, ne dédaignait pas d’exploiter la crédulité populaire. © POUR LA SCIENCE

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Les pendules et la chute des corps

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Cortesia Dipartimento di Fisica dell’Università di Padova

es reconstitutions de pendules galiléens (à gauche) et de plans courbes sont l’œuvre de Thomas Settle, du Département de physique de l’Université de Padoue. Sur la partie gauche de la figure, le dispositif comprend quatre pendules faits de sphères en divers matériaux. Galilée les utilisait pour vérifier la loi de l’isochronisme des petites oscillations (selon laquelle les périodes de pendules de même longueur sont égales et ne dépendent ni de l’amplitude de l’oscillation ni de la masse du pendule). À droite de l’instrument, les pendules servaient à vérifier la relation entre la période d’oscillation et la longueur. Galilée ne se limita pas à pratiquer des expériences sur les mouvements lents et à fabriquer dans ce but des pendules et des plans inclinés. Il s’attacha à trouver des relations entre le mouvement oscillatoire et la chute le long d’un plan incliné. La reconstitution ci-dessous représente un dispositif conçu à cette fin.

Cortesia Dipartimento di Fisica dell’Università di Padova

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aristotélicienne. L’argumentation paraît étrange aux yeux de tout lecteur qui a étudié le mouvement du pendule au lycée, mais elle est l’état de l’art lors de la jeunesse de Galilée, et elle est accompagnée de considérations qui semblent hors de propos. Pour éclairer sa lanterne, Galilée aborde ce mouvement «canonique» de deux manières : il effectue des mesures précises et, surtout, le compare à d’autres types de mouvements. Examinons la méthode utilisée par Galilée pour réaliser les mesures. Il a besoin d’au moins deux instruments, l’un pour évaluer les distances, l’autre pour mesurer les durées. Le premier est une règle de métal dotée de divisions régulières, dites «points», d’une longueur d’environ 0,9 millimètre. Le second objet doit avoir les propriétés d’une horloge très précise, puisqu’il sert à mesurer des intervalles de temps fort brefs.

En avant, la musique

Avec cet appareil, Galilée montre que la hauteur de remontée d’un pendule ne dépend pas du type de trajectoire, mais de la hauteur de chute.

Pour mesurer le temps, Galilée utilise une solution astucieuse à laquelle il devait recourir à maintes reprises : il ne mesure pas des intervalles de temps différents, mais il additionne des intervalles approximativement égaux. Expliquons-nous sur ce point. À l’époque de Galilée comme aujourd’hui, le musicien divise le temps en mesures d’égales durées. Or, Galilée est un musicien averti et joue volontiers du luth ; son père, Vincenzio, a rédigé un ouvrage intitulé Dialogo della musica antica e della moderna ; c’est un professeur de musique renommé, même si, pour assurer sa pitance, il travaille dans le commerce de la laine. Son frère Michelangelo est musicien professionnel. © POUR LA SCIENCE

Une ancienne reproduction d’une luthiste. Galilée jouait de cet instrument, et avait hérité de son père Vincenzio, tout comme son frère, l’amour de la musique.

Galilée n’éprouve aucune difficulté à additionner des intervalles de temps égaux, et il peut, par exemple, compter les mesures en chantant un air. Certains manuscrits indiquent qu’il tenta, par le moyen de la musique, de mesurer la vitesse avec laquelle une sphère de bronze descendait le long d’un canal creusé à cet effet dans un morceau de bois incliné. Pendant que la sphère se déplace le long du plan incliné, il consigne les positions qu’elle occupe après un nombre fixe de mesures. Puis, il mesure avec sa règle les distances parcourues par la sphère pendant ces intervalles de temps approximativement égaux.

© POUR LA SCIENCE

A. Ronan Picture Library

Galilée mesure ainsi des longueurs parcourues pendant des intervalles temporels constants et en déduit des informations sur les vitesses. Il note alors que les vitesses ainsi mesurées lors de la descente de la sphère le long d’un plan incliné croissent selon une progression arithmétique, la suite des nombres impairs, c’est-à-dire : 1, 3, 5, 7… L’observation de cette régularité est d’importance : lors du mouvement sur un plan incliné, les vitesses obéissent à une loi d’une étonnante simplicité, et Galilée a découvert une régularité quantitative, c’est-à-dire une loi physique. Il s’agit maintenant de la vérifier lorsque les vitesses ne sont pas évaluées après des intervalles de temps parfaitement identiques. Cette opération est délicate dans la mesure où il n’existe pas d’horloges capables de mesurer des intervalles de temps très courts. On peut évidemment ralentir le mouvement en travaillant avec des plans inclinés de quelques degrés à peine par rapport à l’horizontale, mais, malgré cela, les mouvements deviennent vite trop rapides, ce qui empêche toute analyse temporelle du mouvement. Galilée résout le problème en utilisant une horloge hydraulique, amélioration d’un instrument inventé par le physicien grec Ktésibios, vers l’an 100 avant J.-C. (schéma ci-contre). L’appareil de Galilée est plus simple et plus efficace : un récipient rempli d’eau est percé à sa base d’un petit trou soudé à une «mince canule», par laquelle l’eau s’écoule. L’eau qui s’écoule pendant un certain temps est recueillie dans un récipient de verre et scrupuleusement pesée. Les poids d’eau ainsi obtenus mesurent le temps écoulé, aucune autre unité de mesure n’entre en jeu. Comme nous le savons aujourd’hui, Galilée raisonnait toujours en termes de «théorie des proportions» de grandeurs de même type et obtenait donc des rapports. Galilée dispose ainsi d’un bon chronomètre, dont la sensibilité et l’exactitude dépendent de la précision des pesées et de la rapidité de réaction de l’expérimentateur, qui doit ouvrir et fermer le petit tube quand une bille de bronze passe devant deux points de référence lors de sa descente le long d’un plan incliné. Avec cette technique, Galilée met au point de nouvelles expériences. Il espère découvrir des relations précises entre divers types de mouvements, tels que la descente sur des plans inclinés et l’oscillation des pendules. L’idée fondamentale repose sur un théorème que Galilée a déjà énoncé vers 1602, le «théorème des cordes». Ce théorème est découvert alors que notre scientifique n’a pas encore abandonné l’idée reçue que, dans un mouvement naturel, l’accélération serait un phénomène transitoire et négligeable, durant lequel l’objet qui tombe abandonne le repos initial et atteint une vitesse constante. À partir de cette notion erronée de la vitesse, Galilée aboutit cependant à une conclusion de nature géométrique. Galilée imagine que des sphères identiques descendent le long des cordes AE et AF et, négligeant l’accélération, considère que les

Le scienze

Les durées de chute mesurées

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Horloge à eau du XVIIe siècle. On lisait la hauteur du liquide grâce à un flotteur et on reportait cette valeur sur une échelle graduée qui indiquait le temps. Galilée pensa à mesurer la masse du liquide avec une balance.

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En 1602, Galilée énonce le «théorème des cordes» et en tire des conclusions intéressantes sur la vitesse d’une sphère qui tombe le long d’un plan incliné.

Chute libre et pendule

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L’explication de l’égalité du temps de chute vient de ce que l’accélération est proportionnelle au cosinus de l’angle du plan incliné par rapport à la verticale, et que la longueur de la corde est aussi proportionnelle au cosinus de l’angle. Or a = g cosα et x = 2Rcosα. En remplaçant dans l’équation du mouvement, x = 1/2 at2, on obtient 2Rcosα = 1/2gcosα t2 ; les termes en cosα disparaissent et la durée t de chute ne dépend pas de l’angle.

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vitesses sont constantes le long d’une corde, mais dépendent de l’inclinaison de celle-ci. Le rapport des deux vitesses de chute le long des cordes est alors égal au quotient AE/AF des distances parcourues. La conclusion est théoriquement juste, les durées de chute des sphères le long des cordes sont égales, et elle est confirmée par l’expérience : deux sphères tombant le long de deux plans inclinés qui correspondent à des cordes différentes arrivent simultanément à l’extrémité des cordes, en E et F par exemple. Dans une lettre envoyée à Guidobaldo Del Monte en 1602, Galilée annonce qu’il a procédé à une autre expérience. Pour reproduire celle-ci, procurons-nous deux fils très fins et de longueur identique. Attachons-les à deux clous, de telle sorte qu’ils soient disposés verticalement, et fixons deux sphères de plomb aux bouts des fils. Nous disposons ainsi de deux pendules simples de même longueur. Affectons un observateur à chacun des pendules. Le premier pendule est mis en mouvement avec une amplitude initiale d’oscillation donnée et, simultanément, le second est mis en mouvement, avec une amplitude d’oscillation différente. Les deux observateurs comptent 100 oscillations pendant à peu près le même temps. Donc, conclut Galilée, deux oscillations d’amplitudes différentes s’effectuent dans le même temps. C’est ce que l’on dénomme aujourd’hui «l’isochronisme des petites oscillations».

Dans cette même lettre, Galilée continue à s’appuyer sur le «théorème des cordes» et déclare qu’il s’efforce de transférer certaines conclusions au mouvement selon les arcs soutenus par les cordes. Il en déduit deux conséquences. La première porte sur la relation entre les mouvements le long des cordes et le long du diamètre vertical, c’est-à-dire entre le mouvement sur un plan incliné et la chute libre. La seconde porte sur la corrélation entre ces types de mouvements et les oscillations du pendule. Le «théorème des cordes» indique que les durées de chute selon des cordes issues d’un même point sont égales. Si cela est aussi vrai pour les durées de chute selon les arcs soutenus par ces mêmes cordes, l’isochronisme des petites oscillations est démontré. Or, remarque Galilée, la différence de longueur entre une petite corde et l’arc soutenu par elle est minime : Galilée a prouvé approximativement la loi du pendule. Toujours en appliquant le «théorème des cordes», Galilée note que deux durées de chute doivent être égales : celle selon un diamètre cb et celle selon un arc parcouru par l’extrémité d’un pendule dont la longueur est égale au rayon R du cercle. On sait aujourd’hui que les temps de chute ne sont pas égaux, mais Galilée attribue (faussement) les différences mesurées à la résistance de l’air. En fait, la durée de chute libre est 2√R/g et le quart de la période d’oscillation du pendule est π/2√R/g. Les divers théorèmes élaborés par Galilée entre 1602 et 1604 sont imparfaits à cause d’une sous-évaluation systématique du rôle joué par l’accélération et d’une notion imprécise de ce qu’est la vitesse : le «théorème des cordes» est insuffisant. Les relations entre les mouvements des pendules, les descentes le long d’un plan incliné et le mouvement de chute libre, ainsi que les incertitudes sur la forme géométrique des trajectoires abordées avec Guidobaldo Del Monte restent mal comprises. Les réponses ne coulent pas de source, même quand on a découvert que les vitesses augmentaient comme les nombres impairs et que l’espace parcouru était proportionnel au carré du temps! La démarche intellectuelle d’un créateur n’est pas linéaire et ne suit pas une voie toute tracée. Elle évolue en zigzag, entre incertitudes, hypothèses mal formulées, mesures difficiles à interpréter et erreurs. La vérité ne se conforme pas à nos souhaits : le comportement d’un mobile le long d’un plan incliné et les oscillations d’un pendule sont plus différents que Galilée ne l’imaginait. Et il est difficile, même pour un cerveau comme celui de Galilée, de saisir la signification de mots tels que «vitesse» ou «accélération» que nous utilisons aujourd’hui avec tant de facilité dans le langage quotidien. ■ © POUR LA SCIENCE

Géométrie et physique De 1604 à 1609, Galilée poursuit ses études de mécanique, à la recherche d’une théorie simple qui décrive toutes les caractéristiques du mouvement. Celle-ci ne sera publiée qu’en 1638.

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ntre 1604 et 1609, Galilée se plonge dans la nouvelle thématique du mouvement. Il veut déterminer un nombre minimal de principes et de théorèmes dont il déduirait des conclusions qu’il vérifierait ensuite expérimentalement. À la fin de 1604, il obtient un résultat particulier qui s’avérera fondamental. Galilée est hanté par un paradoxe subtil issu d’une expression quotidienne et apparemment dénué de mystère : que voulons-nous dire lorsque nous affirmons qu’un mouvement est «plus rapide» qu’un autre? Examinons le schéma ci-contre, détail de la page 40, et imaginons avec Galilée deux mouvements, l’un vertical le long du segment ac, l’autre le long du segment incliné ab. Dans une note, Galilée écrit à ce propos : «Remarquable. Le mouvement le long de la perpendiculaire n’est-il pas plus rapide que celui le long du plan incliné ab? Il semble que cela soit le cas ; en effet, des espaces égaux sont parcourus plus rapidement le long de ac que le long de ab : toutefois, il semble également que cela ne soit pas le cas.» Pourquoi cela ne semble-t-il pas être le cas? En fait, lorsque Galilée observe le triangle abc, il tient compte de ce qu’il croit connaître sur les relations entre vitesse et espace parcouru, ce qui l’amène naturellement à dire que le rapport entre les temps nécessaires pour parcourir respectivement ab et ac est égal au rapport entre les distances ab et ac. Donc les vitesses pour parcourir ces deux segments seraient égales. Cependant, cette proportionnalité doit également s’appliquer, raisonne Galilée, au quotient de ce que nous appelons vitesses dans les deux parcours. Paradoxe. En réalité, le paradoxe, comme le comprend rapidement Galilée, naît uniquement d’une conception erronée de la vitesse dans les mouvements accélérés. Dans une note suivante, Galilée résout le paradoxe en posant une nouvelle loi : les vitesses «d’un corps tombant du haut» sont, entre elles, comme les racines carrées des distances parcourues. Le choix de cette relation entre vitesse et distance permettait une mesure de la vitesse dénuée d’ambiguïté. Cette nouvelle conception autorisait en effet Galilée à traiter d’une quantité similaire à la vitesse d’un corps en un point spécifique de sa trajectoire, abandonnant une terminologie où apparaissaient uniquement des vitesses constantes, des vitesses moyennes ou des vitesses représentées comme des ensembles de segments parallèles, jointifs et placés dans un triangle. Galilée définissait et mesurait les vitesses d’un objet en deux points différents d’une trajectoire parcourue selon un mouvement accéléré. Ce résultat résolvait les paradoxes et, dans la mesure où il s’appliquait aux mouvements accélérés, concernait aussi bien la chute verticale que le mouvement sur des plans inclinés. Le nouveau concept de vitesse était un changement radical par rapport aux définitions que Galilée avait utilisées pour démontrer à la fois le «théorème des cordes» et le théorème sur le mouvement naturellement accéléré, à l’origine de la loi fondamentale de la chute des corps. © POUR LA SCIENCE

a

b

c

Galilée n’étudia pas exclusivement le mouvement le long de plans inclinés à l’aide de dispositifs expérimentaux ; il mit également au point une série de théorèmes.

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P.39, 40, 41, 42, 44 : Galileo’s Notes on Motion di Stillman Drake, supplemento agli Annali dell’Instituto e Museo di Storia della Scienza, Firenze

Galilée devait trouver de nouvelles démonstrations pour «sauver» ces théorèmes, et il devait réexaminer toute la classe des mouvements dits «violents». Ces derniers englobaient des phénomènes distincts, tels que ceux que l’on observe, par exemple, en lançant une pierre, en tirant un boulet de canon ou en déplaçant, sur un plan incliné, les sphères étudiées par Guidobaldo Del Monte. Deux questions venaient immédiatement à l’esprit : les diverses trajectoires possédaient-elles une forme géométrique commune? Était-il possible de la déterminer à l’aide des nouvelles connaissances acquises par Galilée?

Mouvement rectiligne et composition des mouvements Galilée répondit oui à ces deux questions. Il démontra tout un ensemble de théorèmes fondés sur deux principes : l’un selon lequel aucune force appliquée n’est nécessaire pour maintenir un corps en mouvement rectiligne et uniforme, l’autre selon lequel la composition des mouvements est utilisable en mécanique et plus seulement pour les mouvements astronomiques. Pour Galilée, ce fut un véritable triomphe intellectuel, principalement parce qu’il y voyait une magnifique occasion de confirmer ses résultats en comparant des énoncés géométriques et des mesures de laboratoire. Triomphe aussi parce que, pour la première fois de manière aussi patente, Galilée ouvrait au champ scientifique une vision révolutionnaire des rapports entre les mouvements astronomiques et les mouvements terrestres, vision qui pouvait fournir des preuves physiques en faveur du système copernicien. Ne nous laissons pas abuser par le caractère faussement évident des phénomènes, aujourd’hui bien compris, tels que le mouvement parabolique d’un boulet de canon ou d’une flèche. En réalité, à l’observation d’un tel mouvement, nos rétines et nos cerveaux recueillent des impressions qui ne concluent aucunement à l’existence de telles paraboles. Si bien qu’il est nécessaire de faire appel à des photographies pour montrer que la trajectoire d’une balle de ping-pong ou de tennis est vraiment une parabole. Nos capteurs biologiques ne peuvent suivre des mouvements aussi rapides : nous avons besoin d’une caméra pour voir certains phénomènes, tout comme nous devons assimiler bon nombre de notions de physique pour comprendre que la Terre se déplace dans l’espace à quelque 30 kilomètres par seconde. Nous pouvons évidemment dire, puisque nous l’avons appris à l’école, et nous continuons à croire (même si, souvent, nous finissons par en oublier les raisons), que la trajectoire d’un objet sur la Terre est parabolique et que la Terre se déplace selon une ellipse autour du Soleil. Mais dire n’est pas synonyme de voir et de comprendre. Pour dire quelque chose, il nous suffit d’utiliser le langage de tous les jours. Pour voir certains phénomènes, il est en revanche nécessaire d’utiliser une technique spécifique, et pour les comprendre, nous devons abandonner le bon sens quotidien et voyager dans la science. L’étude de Galilée sur l’ensemble des mouvements «violents» comporte deux étapes. La première doit sa réalisation à la précision de l’horloge à eau et de la règle, ainsi qu’au soin particulier apporté à la fabrication de plans inclinés bien pensés. Galilée réalisa ainsi des mesures relatives au comportement d’une bille qui descend dans la rainure d’une plaque de bois inclinée, puis poursuit sa © POUR LA SCIENCE

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course. La plaque était placée à une certaine hauteur par rapport au sol, par exemple sur une table, et de manière à ce que son extrémité inférieure coïncide avec le bord de la table elle-même.

L’interprétation des écrits de Galilée

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Quelle était la forme de la trajectoire parcourue par la bille entre l’instant où elle quittait le plan incliné et l’instant où elle frappait le sol? Dans les figures de ces deux pages, tirées des manuscrits rédigés par Galilée certainement avant 1609, on voit comment la question fut analysée à l’aide de mesures. Pour permettre au lecteur de se faire une idée des vrais problèmes auxquels Galilée était confronté à cette période, il est fort utile d’examiner, dans le détail, l’un des manuscrits écrits à Padoue. Il remonte très probablement à 1608 et fut, voici quelques années, au centre d’une très vive polémique. L’historien des sciences Stillman Drake, spécialiste de l’œuvre de Galilée, avait réexaminé avec attention un groupe de feuillets où l’auteur du Dialogue avait inscrit des notes, tracé des dessins et des graphiques et reporté des calculs. Ces feuillets semblaient indéchiffrables et, en tant que tels, dénués de toute valeur explicative des recherches de Galilée. Stillman Drake les publia en 1979, soutenant que non seulement ils étaient interprétables, mais qu’ils éclairaient les problèmes que Galilée avait affrontés lors de la période padouane. La polémique a éclaté lorsque Stillman Drake déclara pouvoir démontrer que, contrairement à ce qu’on avait longtemps cru en se fondant sur des études effectuées précédemment par l’historien Alexandre Koyré, Galilée avait effectivement réalisé des expériences dont la précision avait été suffisante pour lui permettre de découvrir certaines lois de base de la mécanique. Koyré avait soutenu que ces expériences étaient impossibles à mener avec les techniques disponibles dans les premières années du XVIIe siècle et que, par conséquent, elles devaient être entendues comme des «expériences de pensée». Galilée les aurait ensuite décrites comme s’il les avaient faites, pour persuader ses adversaires et ses critiques qu’elles étaient réalisables en laboratoire. Pour étayer la validité de la thèse défendue par Stillman Drake, étudions ensemble le manuscrit de 1608 évoqué quelques lignes plus haut, et reconstituons-en la signification. Connu sous le nom de feuillet 116v (ci-contre), le manuscrit contient, comme on le voit sur l’illustration, des opérations arithmétiques, des dessins et quelques phrases. À première vue, il semble incompréhensible. En bas à gauche, nous apercevons un dessin qui concerne presque certainement une note relative au «théorème des cordes», désormais familier. On peut légitimement penser que ce dessin n’a aucun rapport avec le reste du feuillet : Galilée avait l’habitude d’insérer des annotations qui n’avaient pas de rapport avec le sujet principal traité dans la page. Éliminons donc ce dessin et reconstituons le reste de la page pour la rendre lisible. Concentronsnous sur la partie supérieure. Que signifie le segment vertical du haut, où nous lisons les chiffres 300, 600, 800 et 1 000? Dans la nota© POUR LA SCIENCE

1000 800 600

300

«point» 828 hauteur de la table devrait être 1330 diff.. 10 1340 1500

1328

devrait être 1460 devrait être 1306 diff. 40 diff. 22

1172

800 devrait pour correspondre au 1° être 1131 diff. 41

tion de Galilée, ces chiffres représentent les hauteurs à partir desquelles commence la descente d’une bille le long d’un plan incliné. Le plan luimême n’est pas dessiné, mais il n’est pas indispensable de le représenter. L’essentiel réside dans la vitesse finale de la bille, et Galilée sait désormais que, dans les mouvements rectilignes «naturels» où les objets partent du repos, les vitesses sont proportionnelles aux racines carrées des hauteurs. Le segment vertical est perpendiculaire à un segment horizontal, au-dessous duquel nous pouvons voir, sur la gauche, cinq lignes incurvées et, sur la droite, la note «point 828 – hauteur de la table». Cette expression indique simplement que le plan incliné est appuyé sur une table dont le plateau est distant du sol d’une hauteur de 828 «points» (rappelons qu’un point est égal à 0,9 millimètre). À l’extrémité du plan incliné, Galilée a placé un déflecteur en bois qui devait être plus ou moins similaire à celui qui est illustré sur la figure. À son arrivée au bout du déflecteur, la bille a atteint sa vitesse finale le long du plan incliné. Grâce au déflecteur, elle se déplace ensuite le long de l’horizontale, c’est-à-dire selon l’horizontale qui, dans le feuillet 116v, se trouve au-dessus des cinq lignes courbes. Si nous négligeons la résistance de l’air, le mouvement de la bille selon la direction horizontale obéit au principe galiléen selon lequel, en absence de forces, la bille se déplace avec un mouvement rectiligne à vitesse constante. Toutefois, la bille subit le champ gravitationnel de la Terre. Les cinq lignes incurvées résultent alors d’une composition de mouvements : l’un horizontal, à vitesse constante, et l’autre vertical, qui obéit à la loi des mouvements naturellement accélérés. À 828 points de l’extrémité du plan incliné, nous rencontrons alors le sol, où aboutissent les cinq trajectoires incurvées. La première arrive au sol à une distance de 800 points par rapport à la table. La seconde, à 1172 points. Ici, Galilée a laissé une brève annotation : devrait pour correspondre à la 1ère être 1131, diff. 41. Tout s’éclaire : 1172 est la distance mesurée, 1131 la distance «qui aurait dû être» et 41 la différence entre la prévision et la donnée expérimentale. Les mêmes règles de déchiffrement s’appliquent aux autres courbes. Les écarts entre données théoriques et mesures sont assez faibles, l’approximation est assez bonne. Les calculs sont exposés dans la partie inférieure du manuscrit, mais il n’est pas nécessaire que nous en détaillions l’analyse ici. Le résultat était excellent. Grâce à des mesures et à des calculs, Galilée démontrait que la composition des mouvements donnait des résultats réalistes © POUR LA SCIENCE

La reconstitution du feuillet 116v effectuée par Stillman Drake met en évidence la précision des mesures de Galilée dans l’étude de la chute des corps le long d’un plan incliné.

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et que la distinction traditionnelle entre mouvement «naturel» et mouvement «violent» était caduque. Toutefois, une question subsistait : quelle est la véritable forme géométrique des trajectoires courbes ? La solution à ce problème classique fut trouvée, une fois encore, par voie expérimentale et par le recours à une méthode géniale par sa simplicité. Galilée étudia avec soin le comportement d’une bille qui, au lieu de rencontrer un déflecteur sphérique au terme de sa course le long d’un plan incliné placé sur une table, pouvait poursuivre son trajet dans l’espace avec un angle de départ quelconque. Les manuscrits édités par Stillman Drake nous convainquent de la réalité de l’expérience. L’examen des deux illustrations permet de reconstituer les données recueillies par Galilée au cours des mesures. La précision limite semble être, comme l’a noté Stillman Drake, d’un «demi-point». La dernière figure de cette page nous aide à saisir l’idée élaborée par Galilée. La bille, en quittant le plan incliné, tombe jusqu’à ce qu’elle trouve un plan fixe sur son chemin. Galilée dispose successivement divers plans et, pour chacun d’eux, enregistre les points d’impact avec la plus grande précision possible. L’ensemble de ces données permettait alors d’établir la courbe géométrique qui suit le mieux ces points de mesure : une parabole.

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Cortesia Istituto e Museo di Storia della Scienza, firenze

Rappelons que Galilée conserva ses manuscrits pendant des années. Il pensait que ceux-ci étaient précieux et qu’ils pouvaient servir à élaborer, à l’aide d’un ensemble solide de théorèmes et de démonstrations géométriques, une théorie capable d’expliquer, par un nombre réduit de lois, la totalité de la problématique du mouvement. En réalité, cette théorie ne fut publiée que 30 ans plus tard, alors que Galilée était déjà vieux et frappé de cécité. Le livre qui renfermait la théorie galiléenne fut en effet imprimé à Leyde, en 1638, sous le titre Discours et Démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles relatives à la Mécanique et aux Mouvements locaux. Nous verrons dans la suite les raisons de ce long délai. En 1609, néanmoins, les mesures sur les mouvements s’interrompirent brusquement. Galilée venait de comprendre la portée innovatrice d’un instrument optique dont certaines variantes étaient déjà disponibles. Il s’intéressait à un nouveau monde. ■ © POUR LA SCIENCE

Le frontispice des Discours, l’œuvre publiée à Leyde en 1638, qui constitue la synthèse de la théorie de Galilée sur le mouvement.

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Les nouveaux mondes Enthousiasmé par la toute récente invention du télescope, Galilée se consacre à l’astronomie et publie, en 1610, Le Messager céleste, un ouvrage qui bouleverse les connaissances sur le ciel.

Cortesia Fototeca dell’Instuto di Storia della medicina dell’Università di Padova

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Le frontispice de De humani corporis fabrica d’André Vésale.

n 1543, André Vésale publie son ouvrage De humani corporis fabrica. Ce texte mémorable, paru en même temps que le traité de Copernic, est illustré d’admirables planches anatomiques réalisées par l’école du Titien. Cet ouvrage est révolutionnaire dans le sens où il remet en question les moyens traditionnellement utilisés pour l’étude du corps humain. Vésale désire rénover radicalement la recherche anatomique et la libérer des croyances accumulées. Trop nombreux sont ceux qui, au lieu d’observer scrupuleusement la véritable structure du corps humain, préfèrent lire et commenter les textes anciens : telle n’est pas la bonne manière de parvenir à la connaissance. Vésale lutte contre l’amoncellement d’opinions non fondées et de faux savoirs par lesquels se propageait une fausse médecine. Ces manières de faire, écrit Vésale, doivent être éradiquées, parce qu’elles entravent la diffusion des connaissances à l’intérieur même des universités, où l’étude de l’anatomie est déjà en piteux état. La crise des connaissances anatomiques frappe de plein fouet la médecine et, partant, la philosophie naturelle elle-même. Vésale emploie des mots durs, clairs et simples. De la philosophie naturelle, il dit qu’elle décline «misérablement», dans la mesure où les médecins ont perdu le savoir anatomique. L’enseignement est dès lors laissé aux mains d’ignorants, que Vésale dénomme des «corbeaux». Ces corbeaux académiques «croassent du haut de leurs chaires avec une prétention rare» ; ils croassent à propos de choses dont ils n’ont aucune expérience personnelle et qu’ils ont banalement «apprises par cœur dans les livres des autres». C’est ainsi que se perpétuent des «controverses ridicules». Il faut donc se fonder sur l’expérience pour faire renaître l’anatomie et la médecine. Cette dernière, en tant que «partie de la philosophie naturelle», doit être «rappelée des enfers». L’âpreté de l’accusation de Vésale ne doit pas nous surprendre. Le XVIe siècle se caractérise, surtout en dehors des universités, par une volonté de soumettre le monde à des analyses, non pas livresques, mais fondées sur l’observation de la nature et des œuvres de l’homme. Ainsi, des dessins de machines et d’animaux se multiplient, de nombreux textes sur la métallurgie et sur les techniques à employer dans les mines sont diffusés, des herbiers sont imprimés.

De nouvelles exigences fondées sur la nature

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La polémique soulevée contre la pensée livresque ne traduit toutefois aucune charge anti-intellectuelle. Bien au contraire, elle exprime les exigences intellectuelles des classes de la société émergente et de nouvelles cultures. Le XVIe siècle est parcouru de tensions et d’exigences qui naissent des découvertes géographiques extraordinaires de l’époque et de la diffusion rapide de nouvelles techniques. Or, celles-ci trouvent de moins en moins d’explications dans un savoir académique traditionnellement tourné vers le culte de l’acquis. Galilée lui-même est extrêmement sensible à ces exigences, et dans ses polémiques, il avance les mêmes arguments que Vésale. Ainsi, en 1610, dans sa réponse à son ami Benedetto Castelli qui lui a écrit pour l’encourager dans sa bataille sur l’astronomie, Galilée déclare : «Avancer dans l’opinion populaire ou © POUR LA SCIENCE

gagner l’assentiment des philosophes «in libris», abandonnons-en le désir et l’espérance1.» Galilée compare la philosophie livresque à l’ignorance du petit peuple. Quelques lignes plus haut, il a rappelé à son ami qu’il est vain de tenter de convaincre celui qui ne veut rien entendre : «Vous ne savez donc pas que le témoignage des étoiles qui descendraient à Terre pour parler elles-mêmes ne suffirait pas pour convaincre les obstinés, qui n’ont cure que des vains applaudissements du vulgaire, bête et stupide?1»

Galilée n’espère plus convaincre ses opposants Quelques semaines plus tard à peine, Galilée envoie une lettre à Paolo Sarpi dans laquelle il déclare : «J’ai une infinité de contradicteurs opposés à mes observations4.» Dans cette lettre, Galilée distingue deux types d’hommes cultivés. D’une part, les scientifiques, dont la plupart, après s’être moqués des observations galiléennes, avaient fini par en admettre la valeur («[ayant] finalement cédé à la force de la vérité4»). Et d’autre part, les irréductibles qui maintiennent leur conviction doctrinaire : «Si bien que je n’ai plus à présent contre moi que les péripatéticiens, plus attachés au parti d’Aristote que ne le serait Aristote lui-même, et au premier rang ceux de Padoue, sur lesquels je n’espère vraiment aucune victoire4.» Ainsi, Galilée dénonce-t-il l’hostilité de nombreux philosophes «doctus cum libro». Les critiques des péripatéticiens ne visent certainement pas les découvertes effectuées par Galilée dans le domaine de la mécanique : cellesci ne sont partiellement connues que d’un nombre fort limité de savants avec lesquels le scientifique communique par voie épistolaire. En outre, la portée et la signification des découvertes sont impossibles à comprendre pour quiconque, lettré ou philosophe, ne dispose pas de solides connaissances en mathématiques. Sans l’ombre d’un doute, la cible des attaques se situe dans le petit volume d’astronomie, publié par Galilée à Venise au mois de mars 1610. Ce livre, intitulé Le Messager céleste et dédié par l’auteur à Cosme II de Médicis, grand-duc de Toscane, ne compte que quelques pages, mais il joue un rôle capital dans la culture du XVIIe siècle. Le contenu de ses récentes découvertes, ainsi que leurs conséquences sur la philosophie naturelle et sur la conception générale du monde, sont effectivement la cause des attaques qu’évoque Galilée dans les lettres mentionnées précédemment. Le Messager céleste peut être, à juste titre, considéré comme l’un des plus importants livres jamais écrits. Les observations contenues dans Le Messager céleste furent

L’Europe des lentilles

Joan Collaert, Conspicilla, incisione, 1582

À la fin du XVIe siècle, les lentilles et les lunettes de vue existent déjà dans toute l’Europe, comme l’illustre la gravure de 1582 réalisée par Joan Collaert (en bas à gauche), laquelle représente des lecteurs portant des lunettes. Des instruments visant à améliorer la vue étaient déjà connus en 1352, lorsque Thomas de Modène repré-

senta les cardinaux Nicolas de Rouen et Hughes de Provence concentrés sur leur étude (en bas au centre). Au début du XVIIe siècle, la production de lunettes de vue devient tellement florissante que des vendeurs ambulants en font le commerce, comme en témoigne la gravure d’Antonio Tempesta, ci-dessous à droite.

Nocolò, Treviso

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réalisées par un dispositif optique qui allait porter le nom de «télescope». Précisons d’emblée que Galilée n’en fut pas l’inventeur. Les lentilles étaient connues depuis des siècles déjà, comme le démontrent des fresques de 1352, représentant deux cardinaux qui lisent en s’aidant de lentilles correctives. À l’époque de Galilée, les lunettes s’achetaient directement dans les magasins ou à des colporteurs. Cependant, il reste à comprendre leurs propriétés. Les spécialistes de l’optique s’attachent davantage à étudier le comportement optique des corps géométriquement «parfaits» comme le miroir plan et la sphère, et négligent les lentilles. Celles-ci intéressent en revanche les techniciens concernés par la production et la vente d’instruments destinés à la correction des défauts de vision.

Biblioteca Nazionale, Roma

Galilée s’approprie les utilisations des télescopes

Le frontispice du Messager céleste.

Galilée tente de convaincre le Doge de la valeur militaire des télescopes.

Les avantages potentiels de l’utilisation de petits télescopes avaient par ailleurs déjà été mis en lumière et c’est par hasard que Galilée apprit l’existence de ces instruments. Au cours de l’été 1609, un Hollandais avait présenté à Venise «une lunette grâce à laquelle des objets très éloignés de l’œil de l’observateur étaient vus très distinctement comme s’ils étaient proches5». Il ne faut pas s’en étonner. En 1608, un certain Hans Lipperhey, fabricant de lentilles et de lunettes à Middleburg, avait, en vain, tenté de faire breveter le télescope et Paolo Sarpi, grand ami de Galilée, en eut connaissance en novembre de la même année. Lorsqu’il évoque cette période, Galilée n’a jamais nié qu’il avait eu connaissance de ces faits. Il écrit que, dès qu’il a découvert l’existence de ce nouvel instrument, il ne lui fallut que peu de temps, même s’il n’en avait jamais vu d’exemplaire, pour en comprendre le fonctionnement et pour en fabriquer un : il s’agit d’une sorte de prototype à huit grossissements. Sous la pression de difficultés économiques, il tente de vendre l’instrument au gouvernement vénitien. Ce dernier aurait tiré de nombreux avantages militaires de cet appareil qui permettait d’apercevoir un navire invisible à l’œil nu. Mais Galilée ne tire pas le profit escompté des négociations, ce qui le conforte dans sa volonté de quitter Padoue afin de trouver un emploi mieux rémunéré à Florence.

Le Scienze

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Cortesia Archivio antico dell’Università, Padova

Rappelons aussi que l’utilisation du télescope à des fins de recherches astronomiques ne revient pas exclusivement à l’auteur du Messager céleste. En 1608, Pierre de l’Estoile a étudié la possibilité d’observer le ciel à l’aide d’un télescope. Et, durant l’été 1609, le scientifique anglais Thomas Hariot travaille à une cartographie de la Lune. Plus tard, Galilée doit affronter les revendications de Symon Mayr, qui prétend avoir précédé le savant italien dans l’analyse télescopique du système de Jupiter. Galilée parvient néanmoins le premier à un ensemble de grandes découvertes et en publie un compte rendu après quelques semaines. Il a probablement été encouragé dans cette tâche par de bonnes conditions atmosphériques, par ses capacités indubitables à confectionner d’excellents instruments optiques, et par l’ampleur de la perspective scientifique dans laquelle il plaça d’emblée ces nouvelles données astronomiques. Le lecteur du Messager céleste trouve, dans les premières pages, un résumé des «grandes choses» vues dans le ciel et une description succincte de l’instrument «grâce auquel elles sont apparues à nos yeux5». L’auteur précise : «Nous produirons à une autre occasion la théorie complète de cet instrument5.» Il en fut incapable : Galilée était imbattable dans la construction et l’emploi de la «lunette», mais il ne connaissait pas de théorie permettant d’expliquer vraiment le fonctionnement du couple de lentilles qui constituait le dispositif télescopique.

La surface de la Lune Une première série de découvertes concerne la surface de la Lune, absolument pas «polie, régulière et d’une sphéricité parfaite comme la grande cohorte des philosophes l’a estimé […], mais au contraire irrégulière, rugueuse, pourvue de cavités et de gonflements, tout comme la surface de la Terre elle-même qui est rendue partout différente par les hauteurs des montagnes et les profondeurs des vallées5». Cette description s’accompagne de dessins des détails révélés par le télescope. Le lecteur sera peut-être surpris par la modernité des images lunaires de Galilée. Qu’il imagine alors la surprise des lecteurs de 1610! Les dessins du Messager céleste font une impression bouleversante ; ils vont à l’encontre d’une conviction solidement enracinée selon laquelle la Lune, en sa qualité de corps céleste, est un corps parfait. L’idée même que la surface de notre satellite est parsemée par des montagnes et des vallées, et qu’elle ressemble en cela à la Terre, est très difficile à admettre. Galilée remarque que le spectacle serait analogue si l’on contemplait, de loin, «le globe terrestre illuminé par le Soleil». Il ajoute également que de nombreux phénomènes observables sur la Lune sont causés par la lumière réfléchie par la Terre. Galilée promet au lecteur un traitement plus détaillé de la question dans une œuvre future : un traité De systemate mundi, destiné à prouver la fausseté du point de vue selon lequel la Terre devait être exclue «du chœur des astres errants5». Dans ce traité, «nous démontrerons qu’elle est [un astre] errant dont la splendeur surpasse celle de la Lune, et qu’elle n’est pas la sentine de l’ordure ni des déchets du monde, ce que nous confirmerons aussi par mille raisons naturelles5». De nombreuses années s’écouleront avant que le traité ne soit publié, en 1632 et sous un titre différent. Mais le défi radical aux idées de l’époque est désormais lancé. L’analogie faite entre la Lune et la Terre se brise sur la frontière tracée entre le monde céleste et le monde sublunaire. Le Messager céleste expose néanmoins des faits encore plus déconcertants. Le télescope met avant tout en évidence une nette différence entre les planètes et les étoiles. © POUR LA SCIENCE

En 1609, l’Université de Padoue confirmait à Galilée son poste de professeur de mathématiques. Son salaire s’élevait à 1 000 florins par an.

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SA

NA

Si l’on compare une photographie actuelle de la Lune (à droite) avec les dessins de Galilée, on se rend compte qu’un petit télescope fournit une image «moderne» de notre satellite.

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Les premières «montrent leurs globes arrondis et tracés au compas avec précision, et apparaissent circulaires comme de petites lunes perfusées de lumière5». Les secondes, en revanche, «apparaissent dotées de la même forme qu’on les regarde à la lunette ou à l’œil nu5». L’utilisation de l’instrument pour l’observation des étoiles se révèle source de surprises. «Le ciel semble tout à coup peuplé d’une incroyable masse d’autres [étoiles], invisibles à l’œil nu, si nombreuses que c’en est à peine croyable5.» À titre d’exemple, Galilée montre les dessins de deux constellations connues. La constellation d’Orion tout entière ne peut plus être représentée sur une seule figure, parce que, dans une ouverture d’un ou de deux degrés, le télescope fait apparaître plus de 500 nouvelles étoiles. On doit donc se contenter d’une vue partielle. De même, dans la constellation des Pléiades, à côté des six étoiles visibles à l’œil nu, de nombreuses autres émettent de la lumière. La troisième innovation astronomique concerne la Voie lactée et les nébuleuses. Avant l’observation télescopique, ces entités ne se voyaient attribuer qu’une caractéristique commune, perceptible à l’œil nu, décrite de façon générique comme une nébulosité blanchâtre. Elles suggéraient, en termes vagues, qu’il existait dans le ciel une «luminosité laiteuse, semblable à celle d’une nuée blanchissante5». Pendant de nombreux siècles, les philosophes avaient débattu en vain pour en saisir l’essence, comme l’écrit Galilée. Le télescope révèle que la Voie lactée et les nébuleuses sont en réalité des amas stupéfiants d’étoiles, comme peut le comprendre le lecteur en regardant, par exemple, les deux dessins que Galilée trace en observant la Tête d’Orion et la Crèche. © POUR LA SCIENCE

Le sujet «le plus important» du livre est ce que le télescope a permis d’observer jour après jour autour de Jupiter, et que Galilée expose sous la forme d’une narration. Le récit commence la nuit du 7 janvier 1610. Galilée a terminé la construction d’une nouvelle «lunette», un «instrument tout à fait excellent5», et il explore le ciel aux abords de la planète. Relisons le texte du Messager céleste : «Je reconnus que trois petites étoiles, assurément menues, mais très brillantes, étaient près de lui […] ; ces étoiles, bien que je les aie crues du nombre des fixes, me causèrent cependant un certain étonnement parce qu’elles semblaient situées exactement sur une ligne droite et parallèle à l’écliptique, et qu’elles avaient plus d’éclat que toutes les autres de même taille. Telle était leur disposition, entre elles et par rapport à Jupiter : ORIENT

OCCIDENT

Le Scienze

C’est à dire que deux étoiles se trouvaient à l’est, et une vers l’ouest. La plus orientale et l’occidentale paraissaient un peu plus grandes que la troisième ; quant à la distance entre elles et Jupiter je ne m’en souciai pas du tout. Elles ont d’abord été prises pour des fixes. Mais, comme le 8, conduit par je ne sais quel destin, j’étais retourné sur le lieu d’observation, je trouvai une disposition fort différente : les trois petites étoiles étaient en effet toutes à l’ouest de Jupiter, et elles étaient plus proches entre elles que la nuit précédente et séparées mutuellement par des intervalles égaux, comme le montre le dessin.

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Sidereus Nuncius

De haut en bas, Orion, les Pléiades et les deux nébuleuses de la Tête d’Orion et de la Crèche. Ci-contre, une page autographe de Galilée où sont consignées les notes relatives aux premières observations sur les satellites de Jupiter. © POUR LA SCIENCE

ORIENT

OCCIDENT

Alors, même si je ne crus pas une seconde au rapprochement mutuel des étoiles, je commençai pourtant à me demander avec embarras comment Jupiter pouvait se trouver à l’est de toutes les étoiles fixes mentionnées plus haut […]5.» La question que se pose Galilée est légitime, étant donné l’hypothèse de départ selon laquelle les trois points lumineux étaient des étoiles fixes : le changement observé dans la position des quatre corps ne pouvait être attribué qu’au mouvement de Jupiter. Mais le mouvement apparent de Jupiter était calculable, et le calcul faisait clairement apparaître que la grande planète n’aurait jamais été en mesure de donner naissance aux configurations visibles au cours des nuits du sept et du huit. Il se passe donc quelque chose d’étrange dans le ciel, et Galilée décide de pousser plus loin ses investigations. Retournons donc à son texte : «C’est pourquoi j’attendis la nuit suivante avec la plus grande impatience; mais je fus frustré de mon attente car le ciel fut partout couvert de nuages. Mais le 10, les étoiles apparurent dans cette position par rapport à Jupiter : ORIENT

Deux seulement étaient présentes, et orientales l’une et l’autre, la troisième, à ce que je pensai, se cachait derrière Jupiter. […] Comme j’avais fait ces constations, que je comprenais que de semblables changements ne pouvaient d’aucune manière être imputés à Jupiter, […] je changeai dès lors mon doute en admiration et je découvris que la permutation apparente dépendait non de Jupiter mais des étoiles que j’avais remarquées5.» Le Messager céleste expose au lecteur, non seulement le problème que constitue cette découverte inattendue, mais également la solution : «Il était donc établi et tranché par moi sans aucun doute qu’il y avait dans le ciel trois étoiles errant autour de Jupiter, à la façon de Vénus et de Mercure autour du Soleil5.» Galilée est-il alors entièrement copernicien? Pas tout à fait, à ce stade de son récit. Même le système géocentrique proposé par Tycho Brahe se fondait sur l’hypothèse selon laquelle les planètes orbitaient autour du Soleil. Dans les pages suivantes, Galilée poursuit sa narration, et montre au lecteur que, par exemple, durant la nuit du 13 janvier, les corps mobiles autour de Jupiter sont au nombre de quatre et que les diverses dispositions sont susceptibles d’être soumises à des évaluations quantitatives.

Come osservare il cielo con il mio primo telescopio di W. Ferreri, Il Castello, Milano

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OCCIDENT

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Sur la première et la troisième photographies de ces observations récentes de Jupiter, on distingue un satellite.

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La description se termine sur les données relatives au 2 mars. Pour rendre encore plus évidents les mouvements relatifs au sein du système formé par Jupiter et par ses autres satellites, Galilée trace lui-même quelques configurations du système par rapport à la position d’une étoile fixe. Au cours des deux premières nuits du mois de mars, par exemple, les corrélations entre Jupiter, les satellites et l’étoile fixe se présentaient comme indiqué au haut de la page 53. Les dernières lignes du Messager céleste tirent quelques conclusions. La première concerne les caractéristiques orbitales des satellites baptisés en l’honneur de Cosme de Médicis, grand-duc de Toscane, «Astres médicéens». Les © POUR LA SCIENCE

ÉTOILE FIXE

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ÉTOILE FIXE

orbites présentent une régularité intéressante : «Les révolutions des planètes qui décrivent les cercles les plus étroits autour de Jupiter sont les plus rapides5.» D’autre part, même en se fondant sur des données incomplètes et sur des mesures peu précises, il peut déjà établir que le satellite le plus éloigné de Jupiter parcourt sa propre orbite en «des retours semi-mensuels5.» Nous reviendrons sur la précision des mesures effectuées par Galilée lors de l’étude du système de Jupiter. Il est à présent plus important d’analyser l’autre conclusion du Messager céleste, tant dans sa portée astronomique, que par ses implications sur la philosophie et sur la théologie qui allaient entraîner la perte de Galilée. Le système copernicien prête le flanc à de nombreuses critiques et la physique de l’époque ne peut expliquer l’état des faits. En particulier, il suscite la perplexité, dans la mesure où il admet un phénomène qui ne nous pose aucun problème aujourd’hui, mais qui est tout à fait anormal pour un intellectuel du début du XVIIe siècle : comment la Terre, se déplaçant dans l’espace en tournant autour du Soleil, entraîne-t-elle la Lune? Voici comment Galilée traite ce genre d’interrogation : «Car à présent nous n’avons pas seulement une planète qui tourne autour d’une autre, tandis que l’une et l’autre parcourent une grande orbite autour du Soleil, mais nos sens nous montrent quatre étoiles se promenant autour de Jupiter à la façon de la Lune autour de la Terre, cependant que toutes ensemble avec Jupiter, elles parcourent un grand orbe autour du Soleil, en l’espace de douze ans5.»

Le télescope embarrasse les aristotéliciens

© POUR LA SCIENCE

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Palazzo Pitti, Firenze

L’impact du Messager céleste sur la culture de l’époque est impressionnant. Si Galilée a raison et si son instrument est fiable, alors toutes les connaissances astronomiques et l’intégralité de la philosophie naturelle deviennent caduques. Galilée devient très rapidement un homme célèbre dans toute l’Europe. Kepler le compare à Christophe Colomb et il semble qu’Henri IV ait souhaité que quelques nouveaux corps célestes soient dédiés à la France. Hormis les reconnaissances de la valeur scientifique des découvertes, des jalousies, des incertitudes et des craintes se font jour. L’on peut ignorer les premières. Pour ce qui est des incertitudes, il suffit de construire et de distribuer des exemplaires de télescopes, pour que d’autres scientifiques contrôlent les données consignées dans les 550 exemplaires de la première édition du Messager céleste. Quant aux craintes – qui s’insinuent partout où des hommes sont conscients du bouleversement que ces découvertes impliquent pour la

Ce portrait d’Henri IV, exécuté par F. Pourbus le Jeune, est conservé au Palais Pitti, à Florence.

Cette reconstitution moderne des premières observations galiléennes de Jupiter indique les positions des quatre satellites, telles qu’elles sont consignées dans les pages du Messager céleste.

7 janvier 1610

8 janvier 1610

9 janvier 1610

10 janvier 1610

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14 janvier 1610

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15 janvier 1610

conception du monde –, Galilée se berce sans doute de l’illusion qu’il ne doit pas en tenir compte. Deux raisons au moins expliquent son attitude. La première est que, comme il apparaît dans sa missive à Benedetto Castelli, évoquée précédemment, personne ne peut espérer convaincre les ignorants, les obstinés et les philosophes in libris. La seconde raison découle de la puissance du grand-duc florentin, qui a certainement défendu Galilée contre les attaques trop vénimeuses et dangereuses. Les deux raisons sont sans fondement. La première ne repose sur rien parce que, s’il est impossible d’expliquer au petit peuple la valeur de l’astronomie copernicienne, il est toutefois naïf de sous-estimer le pouvoir des philosophes dans les sphères culturelles et politiques. La seconde est infondée parce que, si les princes nourrissent parfois des curiosités scientifiques et aiment être adulés, ils restent toujours attentifs aux rapports de force. Et les puissants de Florence, comme nous le verrons plus tard, y furent sensibles, lors du procès de Galilée. ■ © POUR LA SCIENCE

Autres nouvelles des nouveaux mondes Les études d’astronomie se poursuivent après 1610, avec la description du système de Saturne et l’explication de l’apparition des taches solaires : Galilée rassemble des preuves en faveur de Copernic.

L

a première édition du Messager céleste transforme la vie de Galilée. Quittant l’Université de Padoue, il est nommé, en juin 1610, mathématicien et philosophe du grand-duc de Florence, poste qu’il occupera au mois d’octobre de la même année. Le contrat stipule qu’il n’a aucune obligation d’enseignement, et qu’il a tout loisir pour de se consacrer entièrement à la recherche. Galilée est reconnu : de bon mathématicien dont les travaux n’étaient compris que par un cercle restreint de spécialistes, il est devenu une célébrité, dont le nom est sur toutes les lèvres. Cette notoriété soudaine prend vite un tour alarmant. Ses découvertes astronomiques soulèvent la tempête dans le monde des croyances philosophiques et des visions cosmologiques traditionnelles. Elles mettent à mal la conception du monde, livresque et universitaire, acceptée par la majorité des commentateurs d’Aristote. Le conflit est donc inévitable. Nous imaginons sa violence en relisant un passage de l’œuvre la plus célèbre de Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, qui, publiée en 1632, a conduit le scientifique à sa perte. Le Dialogue soutient que la conception aristotélicienne relative aux différences entre les corps «célestes» et les corps «naturels» est totalement erronée. Le défenseur de la tradition, qui porte dans le Dialogue le nom de Simplicio, pose alors la question centrale du rapport entre science et philosophie : Cette façon de philosopher tend à subvertir toute la philosophie naturelle, à désordonner et bouleverser le ciel, la Terre et tout l’Univers. Mais je crois les fondements des péripatéticiens assez solides pour ne pas avoir à craindre que, sur leurs ruines, on ne puisse construire des sciences nouvelles.2 L’argument de Simplicio, pertinent à l’époque, l’est encore aujourd’hui. Sa modernité est transparente quand on observe les interactions actuelles de la pensée scientifique et de la pensée philosophique, de la culture scientifique et de la

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On qualifie de «galiléens» ces deux exemplaires de télescope, conservés à l’Institut et Musée d’histoire de la science de Florence. © POUR LA SCIENCE

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culture humaniste. Le philosophe est convaincu d’être le gardien de la flamme, celui qui établit et préserve les fondements de l’activité humaine ; l’activité scientifique, selon ce point de vue, devrait préserver ces acquis pour se développer harmonieusement.

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Le «philosophiquement correct»

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Galilée construisit et diffusa divers exemplaires de télescopes, tant pour ses propres recherches que pour aider certains savants à vérifier le bien-fondé des découvertes exposées dans Le Messager céleste. Aucun de ces instruments n’a été conservé. Une lentille ayant appartenu à Galilée est exposée, dans un élégant cadre, au Musée d’histoire de la science de Florence.

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Dès lors, le scientifique est souvent considéré, par les intellectuels de formation humaniste, non comme un chercheur qui poursuit la vérité et enrichit la culture, mais comme un technicien, dont la pratique n’est mesurée qu’à l’aune du potentiellement utile ou dommageable. Le philosophe se réserve l’analyse conceptuelle profonde, l’évaluation du vrai ou du faux. Le Dialogue de 1632 rejette absolument ce partage des rôles, sans toutefois remettre en cause la nécessité de la réflexion philosophique. Simplicio se voit répondre ce qui suit : Ne vous faites pas de souci pour le Ciel et la Terre, ne craignez pas leur subversion, pas plus que celle de la philosophie […] La philosophie elle-même ne peut que tirer avantage de nos disputes : si nos pensées sont vraies, nous y aurons gagné quelque chose ; si elles sont fausses, les doctrines antérieures n’en seront que mieux confirmées par leur rejet. Ayez plutôt souci de certains philosophes et cherchez à les aider et à les soutenir : la science, elle, ne peut qu’avancer.2 À l’évidence, la réplique galiléenne souligne deux thèmes. On ne dit pas à Simplicio que la philosophie est vide de contenu ou dépourvue d’intérêt. En revanche, Galilée soutient qu’elle peut tirer grand profit des débats scientifiques, où la discussion détermine si une pensée est vraie ou fausse. Pour ce qui est de la connaissance scientifique, Galilée soutient que le progrès est inéluctable, que la science «ne peut qu’avancer». Cette considération est l’un des pivots de la pensée galiléenne, au centre des tensions novatrices qui, comme nous l’avons précédemment évoqué, structurent une grande partie de la nouvelle culture du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle. La vision galiléenne du rapport entre la philosophie et la science ne s’exprime pas en termes de victoire de la seconde sur la première ; dans le Dialogue, ce rapport est un échange culturel qui doit perdurer. Le scientifique soutient que la réflexion philosophique sur des problèmes généraux peut «tirer avantage de nos disputes», même si certains philosophes nient cette possibilité. Ces derniers sont les philosophes in libris, contre lesquels le Dialogue lance des accusations très dures : Quelle honte, en des disputes publiques portant sur des questions démontrables, d’entendre interrompre un adversaire pour citer un texte, souvent écrit dans un tout autre but, et lui clore ainsi le bec? Si vous voulez suivre cette voie, abandonnez le nom de philosophe, déclarez-vous historiens ou docteurs ès-mémoire ; que ceux qui ne philosophent jamais n’usurpent pas le titre honoré de philosophe!2 Galilée pense donc que le progrès scientifique aide au renouvellement de la réflexion philosophique, qu’il lui évite de se confiner à un jeu stérile de citations bibliographiques. Le passage précité se poursuit par la célèbre argumentation sur les deux mondes que nous avons évoquée précédemment : Signor Simplicio, présentez donc des raisons et des démonstrations – les vôtres ou celles d’Aristote –, pas des textes et de simples autorités : nos discussions doivent porter sur le monde sensible, pas sur un monde de papier.2 Nous rappelons ici certains écrits de Galilée remontant à 1610 ; il peut sembler impropre de les éclairer par une citation de 1632. En réalité, ces idées datent bien de cette époque, comme le démontrent les lettres envoyées par Galilée à l’occasion des premières critiques contre Le Messager céleste. Dans une lettre à Kepler datant de 1610, Galilée s’afflige des réactions de «nos plus grands philosophes, qui rejettent les informations télescopiques avec l’obsti© POUR LA SCIENCE

Ténébreuses planètes L’observation patiente de Saturne avait révélé que la planète était composée de trois corps sphériques : «À mon grand émerveillement, j’ai observé que Saturne n’est pas une étoile unique, mais qu’il y en a trois ensemble, qui se touchent, restent immobiles l’une par rapport aux autres…1» Dans sa lettre, Galilée dessine l’étrange configuration qu’il a observée, soulignant que, avec un instrument moins puissant, Saturne se présente plutôt «en forme d’olive». Pour Vénus, Galilée a tiré parti d’une suggestion de son ami Castelli. Si l’on acceptait le bien-fondé de la théorie copernicienne, Vénus, lors de son mouvement autour du Soleil, devait se comporter comme la Lune : elle devait montrer des phases d’illumination partielle. Galilée répondait avoir déjà remarqué ce fait : Vénus apparaissait parfois complètement illuminée, pour ensuite n’être que graduellement illuminée «en demi-cercle», puis «fauchée» de manière de plus en plus fine, pour enfin s’évanouir suivant un cycle qu’il n’avait pas observé en pointant le télescope sur Mars. Ces données sur Vénus pouvaient évidemment s’expliquer aussi avec le modèle de Tycho Brahe, mais l’ensemble des observations télescopiques ne laissaient aucune place au doute dans l’esprit de Galilée. En janvier 1611, il écrivait à Julien de Médicis en soutenant que cette «admirable expérience4» proposait une solution, grâce à une «démonstration sensible et certaine4», à «deux propositions jusqu’à présent douteuses pour les plus grands esprits du monde4». Selon la première, les planètes n’émettent pas de lumière propre, mais sont «naturellement ténébreuses» et reflètent la lumière du Soleil. La seconde concernait le Système solaire tout entier : Il faut de toute nécessité que Vénus tourne autour du Soleil, comme Mercure et comme toutes les autres planètes, chose dont les pythagoriciens, Copernic, Kepler et moi étions convaincus, mais dont on n’avait pas la preuve tangible que nous avons maintenant en ce qui concerne Mercure et Vénus. Kepler et les autres coperniciens pourront donc se faire honneur d’avoir cru ce qu’il était bon de croire et d’avoir bien philosophé, encore que l’universalité des philosophes in libris nous ait tenus et continuera à nous tenir pour des ignorants et presque pour des fous 4. «Presque pour des fous» : les critiques, en effet, sont véhémentes. Le point de vue copernicien a été tourné en dérision et dédaigné avec suffisance pendant des décennies, parce que jugé contraire aux observations et, dans la meilleure des hypothèses, uniquement utile pour le calcul. En fait, le Système de Copernic est déjà corroboré par maintes observations qui, dans leur majorité, sont reproductibles pour peu que l’on dispose d’un télescope. Le Collège romain lui-même peut déjà confirmer, en 1611, la validité des données présentées dans Le Messager céleste. Quelles sont alors les critiques ? Divers arguments sont utilisés contre Galilée : examinons-en quelques-uns. Les nouvelles © POUR LA SCIENCE

Gregory Terrance. «Coelum» anno 1, n°4, dicembre 1997

nation obtuse et la paresse d’un serpent repu». Ces philosophes fermaient les yeux «devant la lumière de la vérité», et «pour eux, la philosophie est une sorte de livre, comme l’Énéide ou l’Odyssée, à l’intérieur duquel il faut chercher la vérité : non dans l’univers ou la nature, mais, pour utiliser leurs propres mots, par la confrontation des textes». La première édition du Messager céleste n’est que le point de départ de la révolution astronomique. Galilée, dès qu’il est assuré de la priorité de ses découvertes, poursuit ses recherches, se consacrant tout particulièrement aux planètes. En novembre 1610, il informe Julien de Médicis des nouveautés relatives à Saturne et, quelques semaines plus tard, il décrit à Benedetto Castelli ses observations sur Vénus.

La résolution de cette image moderne de Saturne, photographiée avec un télescope amateur, est bien supérieure à celle à laquelle Galilée pouvait prétendre.

Une image partielle de la configuration d’anneaux qui entoure Saturne. Les faibles lentilles galiléennes n’étaient pas en mesure de permettre l’observation de ces détails et ne pouvaient déterminer la véritable structure du système de Saturne.

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L’étrange ovale de Saturne

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Cortesia Istuto e Museo di Storia della Scienza, Firenze

n 1610, en raison de la faible puissance des instruments de Galilée, Saturne apparaît non pas sphérique, mais en forme d’olive et, peu après, comme un système composé de trois corps sphériques. Galilée écrit que les trois «globes» lui apparaissent comme très rapprochés, «ne semblant divisés entre eux que par un fin fil sombre». D’autres détails du système de Saturne seront révélés au cours des années qui suivirent, et il est facile de reconnaître les traces des anneaux. Sur les dessins de Saturne publiés en 1623 dans L’Essayeur, Saturne est représentée en haut à gauche. En bas, Galilée a représenté les phases successives de Vénus.

données astronomiques ne résultent pas d’observations directement visibles, même prolongées par des instruments traditionnels connus depuis Tycho Brahe, et qui constituaient l’orgueil de son Institut. Les données galiléennes requièrent des dispositifs qui vont bien au-delà des «expériences sensibles» prônées par les adeptes aristotéliciens : l’œil seul est bien insuffisant pour percevoir les satellites de Jupiter ou distinguer les étoiles dans une nébuleuse. L’exploration télescopique ne peut donc être assimilée à une «expérience sensible» même si, dans Le Messager céleste, Galilée invoque la force des conclusions qui résultent des sensations de l’observateur. En outre, les lois auxquelles obéit un système de lentilles sont loin d’être établies. Dès lors, comment se fier aux informations recueillies à l’aide d’un dispositif de ce genre? De quelles déformations et artefacts la nouvelle machine galiléenne est-elle responsable? Est-il légitime de déclarer que, à des distances telles que la vue est impuissante, il existe des objets aux dimensions énormes que nul n’avait encore vus?

Cortesia Istuto e Museo di Storia della Scienza, Firenze

Le télescope est-il fiable?

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L’énigme des anneaux de Saturne fut résolue après la mort de Galilée. Nous voyons ici les anneaux dans une illustration, tirée des Œuvres de Huygens, qui représente le modèle du système de Saturne proposé par l’Accademia del Cimento, fondée à Florence en 1657 par des scientifiques, des lettrés et des artisans qui s’inspirèrent de l’œuvre de Galilée.

Un essai écrit par un florentin appelé Francesco Sizzi, publié en 1611 sous le titre Dianoia astronomica, optica, fisica, énumère nombre de ces critiques. Sizzi rappelle à ses lecteurs que Dieu a voulu, en créant le monde, privilégier le nombre sept. Sept sont les jours de la semaine et les principales cavités du crâne, sept sont les bras du chandelier hébraïque. «Et seules sept planètes furent créées et placées dans le ciel par Dieu, Le Très Haut». Dès lors, on s’interroge : comment un mathématicien de Padoue a-t-il l’audace de prétendre, contrairement aux Saintes Écritures, qu’il existe quatre étoiles médicéennes, portant ainsi à onze le nombre de planètes, violant par-là la certitude du nombre sept qui remonte à «toute l’école antique» des astronomes, et aux thèses sacrées. En réfutant cette ancienne certitude, on fissure les assises de la connaissance, ce qui met en péril tout l’édifice : «Comme une maison s’appuie sur des fondations, les sciences se fondent sur les principes, et si ceux-ci s’effondrent et tombent en ruine, il est inévitable que, à l’instar de la maison, la science s’écroule», clame Sizzi. Sizzi argumente ensuite que Galilée a exploité un instrument qui, au-delà de tout doute raisonnable, est source d’erreurs inconnues. Pour s’en rendre compte, il suffit de se munir d’un corps optique sphérique, tel un récipient de verre rempli d’eau, et d’observer à travers celui-ci une source de lumière, la lumière d’une bougie par exemple. L’image est déformée, et la déformation change d’aspect lorsque l’observateur ou la bougie sont légèrement déplacés © POUR LA SCIENCE

Da Brera a Marte. Storia dell’osservatorio astronomico di Milano, Nuovo Banco Ambrosiano, Milano, 1983

par rapport au récipient. Quelles certitudes peut-on donc tirer en regardant, au travers de corps optiques compliqués tels que les lentilles, certaines sources de lumière qui, à en croire Galilée, sont aussi lointaines que Jupiter ? Sizzi ouvre toutefois un échappatoire au mathématicien padouan : Le Messager céleste ne cherche pas à détruire les certitudes que tous partageaient depuis des siècles ; plus simplement, l’auteur utilise des machines illusoires dans le but de «mettre à l’épreuve les esprits les plus ignorants». En somme, Galilée joue avec notre crédulité, sans avoir véritablement l’intention de «persuader». Pendant ce temps, de nouveaux phénomènes apparaissent aux yeux de Galilée l’astronome, lequel consacre tout son temps à l’exploration du ciel et au développement des techniques d’observation et de mesure. La mesure acquiert, dans la technique télescopique, un rôle crucial, analogue à celui que Galilée lui avait attribué lors de ses expériences sur le mouvement. Le problème de la mesure est fort complexe. Dans un passage de son Discours sur les corps flottants, publié à Florence à la fin du printemps 1612 et traitant de problèmes d’hydrostatique, Galilée déclare qu’il est désormais en mesure non seulement de voir des choses lointaines, comme celles dépeintes dans Le Messager céleste, mais de disposer d’instruments capables de mesurer «sans erreur, même d’un nombre fort limité de secondes d’arc». Il est intéressant que, vers la moitié de l’an 1612, Galilée ressente le besoin de faire une telle déclaration, sans toutefois préciser les caractéristiques du dispositif. Le Discours sur les corps flottants n’a aucun lien direct avec l’astronomie ; il est consacré aux problèmes de physique pure. Galilée y réexamine la contribution d’Archimède à l’hydrostatique et soumet à la critique certaines

Tycho Brahe avait fait le projet d’ un véritable observatoire souterrain pour protéger les instruments des intempéries.

NASA-Jet

Propulsion Laboratory

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Une image moderne de Jupiter, entouré par les quatre satellites galiléens, Europe, Io, Ganymède et Callisto. © POUR LA SCIENCE

Cortesia Istuto e Museo di Storia della Scienza, Firenze

Un astronome au travail, tel que représenté dans la Sélénographie de Johannes Hevelius, imprimée en 1647.

thèses chères à Buonamici, lequel avait tenté de défendre à tout prix la conception aristotélicienne des actions qu’un corps immergé ou flottant exerce sur l’eau. Dans le Discours, les résultats d’Archimède sont préférés aux opinions aristotéliciennes, et un autre front polémique s’ouvre au sein de la philosophie naturelle. L’évocation, en un tel contexte, des procédures de mesure en astronomie poursuit un but précis. Seul Galilée imagine, en 1612, pouvoir observer Jupiter avec un télescope et effectuer une mesure avec une erreur inférieure à «un nombre fort limité de secondes d’arc». Une évaluation de ce genre, en effet, est impossible, même avec des lentilles meilleures que celles qu’avait Galilée. Les «lunettes» de Galilée et celles que d’autres savants commencent à utiliser sont des dispositifs que nous jugerions aujourd’hui plus qu’insuffisants. Les lentilles sont riches en aberrations de tout type ; leur grossissement est de l’ordre de vingt, et leur largeur de champ d’environ 15’, et il est fort rare que la résolution soit inférieure à 20 secondes d’arc. L’allusion du Discours à des erreurs inférieures reste mystérieuse. Galilée doit utiliser un autre instrument. À cette époque, Galilée travaille à l’estimation des paramètres orbitaux des étoiles médicéennes et étudie la nature des taches solaires. L’idée qui permet l’obtention de mesures précises a déjà été énoncée dans Le Messager céleste, où, dans les premières pages, Galilée décrit une manière simple et originale «pour que chacun détermine sans grand peine le pouvoir grossissant de l’instrument5».

Le pouvoir du télescope Da Brera a Marte. Storia dell’osservatorio astro. di Milano, Nuovo Banco Ambrosiano, Milano, 1983

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La méthode consiste à tracer deux cercles, le diamètre du premier étant vingt fois celui du second. Les deux formes sont fixées sur un mur ; l’observateur se place à une distance raisonnable et pointe le télescope vers la figure la plus petite ; l’autre œil ouvert regarde le plus grand cercle : Cela peut se réaliser facilement avec les deux yeux ouverts en même temps ; alors les deux figures apparaîtront de la même grandeur si l’appareil agrandit les objets selon la proportion souhaitée. 5

Le frontispice de Histoire et démonstrations sur les taches solaires, publié en 1613.

Une consultation des manuscrits galiléens où sont rapportées les observations astronomiques nous aide à reconstituer l’appareil qui, sur la base de l’idée exposée dans Le Messager céleste, fut presque certainement réalisé par Galilée. Nous en trouvons un premier témoignage dans une ancienne annotation datée du 31 janvier 1612 (voir la figure de la page 61). Galilée écrit pour lui-même une phrase qui nous indique que, dans la deuxième observation du 31 janvier, il utilise «pour la première fois» un instrument destiné à l’évaluation numérique des distances entre les corps célestes, alors que l’instrument lui-même n’est pas encore parfaitement au point. L’examen des notes astronomiques successives met en évidence la grande précision des mesures, même si une quelconque référence à la technique expérimentale reste absente. Les annotations rédigées par Galilée au début de 1613 confirment : dans la nuit du 28 janvier, il réalise le dessin de la figure de la page suivante, où, comme à l’accoutumée, Jupiter est représenté par un disque. Trois satellites sont placés le long du segment horizontal qui traverse la planète et, © POUR LA SCIENCE

Le Opere di Galileo Galilei, Barbera editore, Firenze, 1968

pour chacun d’entre eux, une estimation numérique est reportée, comme 8.40. Un autre segment figure au-dessous du premier, et un commentaire nous apprend que sa longueur est exactement égale à 24 demi-diamètres de Jupiter. Nous disposons donc de l’échelle utilisée par Galilée pour évaluer les distances entre le centre de Jupiter et ses satellites, les étoiles médicéennes. L’unité de mesure est le rayon de la planète. À ce stade, posons-nous deux questions : la première concerne la précision des données consignées par Galilée, et la seconde soulève le problème de l’identification de l’appareil construit par Galilée pour déterminer l’unité de longueur et déterminer les distances. Les mesures galiléennes sont d’une précision surprenante, comme le montre la comparaison avec les chiffres de l’Encyclopædia Britannica. En ce qui concerne l’instrument, il est utile de se référer aux recherches de Stillman

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Cortesia Istuto e Museo di Storia della Scienza, Firenze

Deux dessins de taches solaires, de la main de Galilée.

Drake et à une de leurs curieuses conséquences. Nous partons de la méthode évoquée dans Le Messager céleste où l’on observe simultanément deux objets, l’un au moyen d’un télescope, l’autre à l’œil nu ; le cerveau de l’observateur intègre les deux images et les compare. Selon un témoignage laissé en 1666 par le scientifique Giovanni Alfonso Borelli, Galilée s’est servi, dans les mesures, d’une sorte de réticule ou d’échelle graduée. En collaboration avec l’astronome Charles Kowal, Stillman Drake a éprouvé la fiabilité de cette méthode simple et ingénieuse : il a en outre analysé avec minutie le dessin du 28 janvier 1613. Ce dessin, comme on peut le constater, reproduit deux autres objets célestes, que Galilée baptisa a et b, et qu’il décrit comme étant des étoiles «fixes». Or, puisque les mouvements du Système solaire ne dépendent pas de l’évolution des affaires humaines, S. Drake et Ch. Kowal ont reconstitué la situation astronomique observée par Galilée en 1613. Une comparaison entre la reconstitution et la note du 28 janvier ne laisse planer aucun doute : Galilée a enregistré la position de la planète Neptune, croyant observer une étoile fixe (Neptune ne fut officiellement découverte qu’en 1846.) En observant le système de Jupiter, Galilée recueille des informations précises sur les paramètres orbitaux des étoiles médicéennes. Il pense alors que les mouvements réguliers des satellites de Jupiter sont utilisables comme horloge. Galilée consacra énormément de temps à élaborer des dispositifs capables, en référence aux étoiles médicéennes, de déterminer la longitude, cette dernière étant corrélée aux différences de temps entre des positions différentes sur la surface de la Terre. Il s’ensuit que, lors de la navigation en haute mer par exemple, il devrait être possible, en utilisant un télescope pointé sur Jupiter et en employant les mouvements des lunes de Jupiter en guise d’horloge, d’évaluer avec une grande précision la position du bateau. Le projet, qui incluait la possibilité de vendre l’idée aux Espagnols, ne se réalisa jamais. Toutefois, l’intérêt purement scientifique de Galilée pour les lunes de Jupiter ne devait jamais faillir. L'idée d’utiliser une horloge précise pour résoudre «l’impossible problème des longitudes», comme le dénommait Voltaire, était géniale.

Les taches solaires

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Un autre thème astronomique attire notre scientifique après la publication du Messager céleste : les taches solaires. Les conjectures portant sur ces taches foisonnent à l’époque : selon la plus pertinente d’entre elles, les taches ont une nature qui n’implique pas directement le Soleil. Le Soleil, en effet, est un corps céleste, donc intangible, et aucun défaut ne peut entacher cette perfection essentielle. L’hypothèse de l’astronome jésuite Christopher Scheiner était que les taches résultaient du mouvement de corps situés entre la Terre et le Soleil ; elles apparaissaient comme des taches solaires lorsqu’elles se trouvaient entre l’observateur et la surface solaire. Galilée prend connaissance de cette conjecture par Mark Welser, qui lui a envoyé l’opuscule de Scheiner, signé d’un pseudonyme. Cet anonymat est justifié par le fait que les jésuites ne sont pas certains de la validité de la découverte de Scheiner, faite au moyen d’un télescope. Dans toute l’Italie, l’auteur du L’efficacité des améliorations apportées par Galilée aux techniques volume est connu sous le nom d’Apelle. d’observation et de calcul astronomique sont patentes au vu des donGalilée répond à Welser par de longues nées fournies par le scientifique toscan en introduction au Discours sur lettres qui seront ensuite rassemblées et les corps flottants, de 1612, et celles publiées 300 ans plus tard dans publiées en 1613, sous le titre de Histoire et la septième édition de l’Encyclopædia Britannica : démonstrations sur les taches solaires. La position galiléenne est étayée par un Observations de Galilée (1612) Encyclopædia Brit. (1910) ensemble d’observations télescopiques et de I 1 jour et 18,5 heures 1 jour et 18,48 heures mesures qui réfutent l’hypothèse de II 3 jours et 13,3 heures 3 jours et 13,5 heures Scheiner. En collaboration avec Benedetto III 7 jours et 4 heures 7 jours et 4 heures Castelli, Galilée fait en sorte que l’image du IV 16 jours et environ 18 heures 16 jours et environ 18 heures disque solaire soit projetée sur une feuille de papier disposée perpendiculairement à l’axe © POUR LA SCIENCE

Les magnifiques télescopes construits par Galilée

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Le Scienze

tillman Drake et William Shea ont reconstitué les instruments de Galilée, notamment son télescope : un disque en carton coulisse le long de l’axe du télescope et pivote autour de son centre. Sur le disque, un réticule assez fin ressemble à notre papier millimétré. D’un œil, nous observons Jupiter, de l’autre, nous regardons le réticule. L’intégration des deux images par le cerveau fait que le disque lumineux de la planète se superpose au réticule. L’observateur déplace alors le réticule jusqu’à ce que la planète se place dans un motif du quadrillage. S’il procède avec soin, l’observateur peut régler les deux images jusqu’à ce que le diamètre de Jupiter occupe deux pas du réticule : il peut alors utiliser un rayon jupitérien comme unité de mesure et estimer, par rapport à l’unité ainsi déterminée, les distances qui l’intéressent.

du télescope. Chaque tache est dessinée sur la projection, et son déplacement au fil du temps est ainsi suivi. Contrairement à l’hypothèse de Scheiner, Galilée soutient que les taches sont sur la surface solaire et que leurs mouvements indiquent, par conséquent, non le déplacement de corps extérieurs, mais une véritable rotation du Soleil, qui entraîne les taches avec lui. Les mesures indiquent alors que le Soleil tourne sur lui-même en un mois. Informant de cette découverte le président de l’Académie des Lincei, Federico Cesi, Galilée, dans une phrase percutante, déclare que les nouvelles caractéristiques du Soleil portent un coup décisif aux croyances séculaires sur l’immuabilité des cieux et des corps célestes. Galilée affirme que la solution de l’énigme des taches solaires est «l’enterrement ou plutôt le suprême et dernier jugement de la pseudo-philosophie6». En même temps, la solution de l’énigme replace au premier plan le problème de la vérité puisque, comme nous l’avons déjà évoqué, il revendique pour la science la tâche de progresser vers la vraie connaissance du monde, et non uniquement celle de «sauver les phénomènes». La réaction contre la science galiléenne, qui s’était déjà vivement manifestée après la publication du Messager céleste, se durcit et, en quelques mois, emporte dans un même maelström, Galilée et Copernic. ■ 4

DISTANCES (VERS LE NORD) À JUPITER (EN MINUTES D’ARC)

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EUROPE

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POSITION DE NEPTUNE ENREGISTRÉE PAR GALILÉE POSITION THÉORIQUE DE NEPTUNE

–4 4 0 –2 2 8 6 DISTANCES (VERS L'EST) À JUPITER (EN MINUTES D’ARC)

© POUR LA SCIENCE

–6

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Dans la reconstitution de S. Drake et Ch. Kowal, des observations de Galilée, on a indiqué les noms actuels des corps célestes. Comme on le constate en bas à gauche, b n’était pas une étoile fixe, mais la planète Neptune.

«On veut me faire taire» À Florence, à Padoue et à Rome la virulence des critiques augmente : Galilée est accusé de subvertir la philosophie naturelle aristotélicienne et les Saintes Écritures.

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Gravure au burin représentant Galilée, exécutée par Tommaso Piroli (1752 ca - 1824).

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elui qui ne veut pas progresser en aveugle doit prendre conseil auprès d’Aristote, excellent interprète de la nature», parce que «la nature elle-même a parlé par la bouche d’Aristote» préconisait Giorgio Goresio. Auteur d’une Operetta intorno al gallegiare de’ corpi solidi («Petite œuvre sur le flottement des corps solides»), il critique, en 1612, le Discours de Galilée traitant des problèmes de l’hydrostatique. L’opposition de Florence à Galilée est orchestrée par Ludovico delle Colombe, philosophe, poète et scientifique renommé, et par certains professeurs de philosophie : la «Ligue des colombes», que Galilée et ses amis ont tournée en dérision. Ludovico delle Colombe est une figure assez singulière. Un «spécialiste du touche-à-tout», pourrait-on dire, prêt à tout pour s’auréoler du prestige qui est l’apanage des puissants et des lettrés, travers qui illustre les agissements de certains de nos contemporains universitaires (italiens), plus enclins à l’intrigue et aux bavardages qu’à la recherche de la vérité. Des personnages que, dans une poème dépourvu d’indulgence, Galilée livre à la risée publique, ironisant férocement sur leur manie de «porter la toge». Il semble que ce soit delle Colombe qui propose, lors d’un entretien tenu à la fin de 1611 dans le palais de l’archevêque florentin, d’arrêter Galilée non pour des raisons scientifiques, mais pour des raisons théologiques. Il fallait qu’un prélat intervienne publiquement, c’est-à-dire du haut de sa chaire, pour mettre un frein à l’impétuosité avec laquelle Galilée attaquait continuellement les bases mêmes du savoir. Ces bases étaient, bien évidemment, les fondements immuables de la pseudo-philosophie, définitivement établis par Aristote. Par la bouche du philosophe grec, comme on aimait à en disserter dans les salons les plus frivoles ou dans les sévères amphithéâtres universitaires, s’exprimait directement la nature elle-même. Il est désormais patent que les découvertes de Galilée, en astronomie et en hydrostatique, obligent les intellectuels à examiner les questions qui fâchent. Personne ne prétend interdire à l’auteur du Messager céleste d’exposer ses résultats : depuis Thomas d’Aquin, l’idée selon laquelle «plusieurs vérités peuvent coexister» est bien acceptée. Toute personne est donc libre de soutenir tel ou tel point de vue, à condition de ne pas affirmer que les opinions académiques accréditées auprès des lettrés sont infirmées par des arguments de nature technique ou mathématique. À chacun son domaine : il faut respecter la règle selon laquelle une vérité «philosophique» est plus importante ou plus profonde qu’une vérité astronomique. Or le télescope dévoile des évidences célestes qui obligent les intellectuels à choisir entre deux vérités conflictuelles. Le petit groupe hargneux des «colombes» conduit une politique pleine de duplicité. Puisqu’il est impossible de battre Galilée sur un terrain purement mathématique, physique et astronomique, il faut donc l’isoler sur le terrain politique, en exposant ses travaux sous un jour défavorable à l’Église et à l’entourage du grand-duc de Toscane. © POUR LA SCIENCE

Galleria Palatina

Les premières manœuvres sont prudentes. Au cours de l’automne 1612, Galilée apprend qu’un moine florentin affirme que les théories sur le mouvement de la Terre autour du Soleil, attribuées à un certain «Ipernic», étaient incompatibles avec la Bible. Il ne s’ensuit rien de préoccupant, même si quelques mois auparavant, Paolo Gualdo, du haut de sa chaire à la cathédrale de Saint-Antoine-de-Padoue, avait lancé un avertissement. Dans une lettre à Galilée, Gualdo souligne que les opinions du scientifique ne seront jamais, au grand jamais, acceptées par les philosophes et les théologiens comme des connaissances vraies. Elles peuvent constituer un objet de controverses, mais dans le seul cadre d’une discussion (disputatio). Comme le faisait remarquer Gualdo, les controverses sont licites puisque «de nombreuses choses peuvent être dites lors de discussions». Il était autrement plus grave de débattre de vérités, surtout «lorsque l’opinion de tous est contre soi». La lettre du prêtre padouan est limpide. L’hostilité des philosophes florentins ne représente pas l’opinion d’un groupe d’opposants minoritaires ; bien au contraire, l’enjeu porte sur la nature, les objectifs de la science et les objectifs de la philosophie et de la théologie.

Cosme II de Médicis, grand-duc de Toscane et Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane.

Galilée sous-estime l’opposition Le 1er novembre 1612, Galilée reçoit un autre avertissement. Le père Lorini, un dominicain professeur d’histoire ecclésiastique à Florence, qui entretient de bons rapports avec le grand-duché de Toscane, lance une attaque publique contre le scientifique (il devait ensuite se rétracter). D’autres messages sont équivoques. Le cardinal Conti, interpellé par Galilée l’été de cette même année, soutient que, à son avis, il n’existe pas de conflit irrémédiable entre l’astronomie galiléenne et les textes sacrés, ne serait-ce que parce que ces textes avaient été écrits pour le «petit peuple», et non pour les scientifiques. Des jugements de ce type tranquillisent bien évidemment Galilée et le poussent à sous-estimer le nombre et l’exaspération des critiques. Vers la fin de 1613, toutefois, la polémique s’intensifie et atteint les hautes instances du pouvoir grand-ducal. À l’occasion d’un dîner de cour tenu à Pise, les insinuations des «colombes» quant au caractère inconciliable des idées de Galilée et de la foi religieuse parviennent aux oreilles de la très dévote grande© POUR LA SCIENCE

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Bibliothèque Nationale, Paris

En 1619, cette estampe diffuse le modèle copernicien dans toute l’Europe.

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duchesse Christine de Lorraine. Immédiatement averti par son ami Benedetto Castelli, Galilée fait une première tentative pour se mettre à l’abri. Se conformant aux usages de l’époque et aux règles diplomatiques, il envoie une lettre à Castelli, de sorte que, de manière indirecte, c’est-à-dire au travers d’informations diffusées avec habileté par son destinataire, la cour prend connaissance de ce que Galilée pense vraiment du rapport entre science et foi. Le thème central de la lettre consiste en une distinction entre les questions de fide et les questions de rerum natura. Les divines Écritures sont absolument vraies lorsqu’elles traitent des premières ; en ce qui concerne les secondes, les Écritures, même si elles sont inspirées par Dieu, ne vont pas au fond des vérités scientifiques et se limitent à exposer des points de vue compréhensibles par des personnes dépourvues de culture. Le bon chrétien ne doit pas prendre à la lettre les références scientifiques des textes sacrés, au contraire, il doit interpréter ces références avec sagacité, d’autant qu’elles ne concernent, en fin de compte, qu’un petit nombre de passages des textes sacrés. La tactique défensive adoptée par Galilée vise à concilier la théologie, indiscutable dépositaire des vérités de fide, et l’astronomie, recueil des vérités de rerum natura. Cette conciliation impose une relecture critique de l’intégralité du système philosophique édifié sur les thèses d’Aristote, car celui-ci est en contradiction avec les nouvelles découvertes scientifiques. Aucun conflit, donc, entre la théologie et l’astronomie, mais une nette opposition entre la science et la métaphysique. Galilée, par cette lettre à Castelli, joue ses cartes avec une certaine assurance. Il sait bénéficier © POUR LA SCIENCE

d’amitiés solides au sein de la cour, chez les jésuites et au Vatican. Comment douter de telles amitiés, et de l’appui que celles-ci semblent lui garantir contre les calomnies et les intrigues? Entre-temps, la conjuration progresse. Un frère de l’Ordre des dominicains de Santa Maria Novella relance, le 20 décembre 1613, les accusations portées contre Galilée. Ce moine, Tommaso Caccini, qui n’agissait évidemment pas de sa propre initiative, prononce en chaire un ardent réquisitoire contre les mathématiques et les mathématiciens. Les mathématiques sont condamnées en tant qu’«art diabolique», les mathématiciens considérés comme des «hérétiques». Cette dialectique a un certain écho à Rome. Les incantations de Caccini se heurtent à de fortes oppositions. Le père Maraffi écrit à Galilée à propos du «scandale» provoqué par Caccini et du fait qu’à Rome, ce sermon ait trouvé des auditeurs : «Un nouveau sermon a aussitôt suivi.» Par cette lettre, Galilée est au courant du complot qui l’a pris pour cible. Le père Maraffi note que le frère florentin avait exposé «ce que lui dictent la rage d’autres personnes et la folie et l’ignominie qui sont les siennes». Federico Cesi, de son côté, invite par écrit Galilée à agir avec «prudence», car le cardinal Robert Bellarmin, qui a joué un rôle d’inquisiteur lors de la condamnation au bûcher de Giordano Bruno en 1600, s’oppose à toute interprétation visant à confirmer la véracité du traité de Copernic. La rumeur et le bon sens indiquent que, ce choix arrêté, toute thèse plaidant pour la vérité du modèle copernicien sent le fagot. La situation s’envenime, et la ligne de défense de Galilée, constituée par la lettre à Benedetto Castelli, est trop faible. Une copie de cette lettre est par ailleurs envoyée, en février 1615, au cardinal secrétaire de l’Inquisition à Rome. En même temps que la lettre, le dénonciateur (un professeur florentin du nom de Niccolò Lorini) porte une accusation précise. Galilée et ses partisans galiléistes sont dénoncés pour leurs points de vue contraires aux textes sacrés et à «toute la philosophie d’Aristote». La malveillance des accusateurs ne s’embarrasse pas de préjugés moraux : la lettre de Galilée à Castelli est falsifiée. Le Saint-Office, conscient de la tromperie, ordonne de récupérer l’original.

Copernic est condamné

Galleria Palatina

Quelques semaines plus tard, le frère Caccini intensifie l’accusation devant l’Inquisition romaine. Tandis que l’ambassadeur florentin à Rome recommande la prudence à Galilée et au grand-duc, le cardinal Bellarmin envoie, en avril, une lettre au carmélite Paolo Antonio Foscarini. Foscarini s’était prononcé en faveur du Système copernicien, suggérant de réinterpréter les passages des livres sacrés en désaccord avec le savoir des astronomes. S’adressant à Foscarini, Bellarmin cite aussi Galilée, et expose sa thèse centrale : le mathématicien peut développer des hypothèses tirées de son imagination, mais sans prétendre qu’elles correspondent à la vérité. Toute approche visant à déterminer comment se déplacent «réellement» le Soleil et la Terre dans le Système de Copernic est interdite. L’interdiction était sévère. Un soutien trop appuyé au Système copernicien était «quelque chose de très dangereux, propre non seulement à soulever tous les philosophes et les théologiens scolastiques, mais à nuire à notre foi en contredisant l’Écriture sainte6». Informé de la lettre à Foscarini, Galilée écrit à Piero Dini, en poste au Vatican, une phrase dramatique : «On veut me faire taire.» Même la longue missive argumentée envoyée in extremis à Christine de Lorraine, avec l’espoir de bloquer la conspiration, n’a aucun effet. Entre février et mars, la question est brusquement réglée : les théologiens du Saint-Office étendent la censure aux affirmations qui soutiennent l’hypothèse du mouvement de la Terre autour du Soleil. La Congrégation de l’Index passe immédiatement à la condamnation des textes qui violent la censure : le De revolutionibus orbium cælestium de Copernic, mais également l’œuvre de © POUR LA SCIENCE

Le cardinal Robert Bellarmin, bien que persécuteur de Galilée, fut canonisé.

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Cortesia Osservatorio Astronomoco di Padova

Foscarini, sont retirés des bibliothèques et des librairies, en attendant d’être revus et corrigés. Galilée, qui s’est rendu à Rome pour effectuer une dernière tentative, est reçu en audience par Robert Bellarmin et averti de ne pas soutenir les arguments censurés, ni oralement ni par écrit, s’il ne veut pas que le Saint-Office ne soit forcé d’intervenir. Il lui est toutefois concédé une lettre, datée du 26 mai 1616, qui le protège des accusations et médisances injustes : «Nous, Robert, cardinal Bellarmin, ayant appris que monsieur Galileo Galilei était calomnié et qu’on l’accusait d’avoir abjuré devant nous, et même d’avoir été en cette affaire puni de punition salutaire, dans le souci de rétablir la vérité nous déclarons que le susdit monsieur Galileo Galilei n’a fait aucune abjuration ni devant nous ni devant personne d’autre, à Rome ni ailleurs, à notre connaissance, qu’il n’a abjuré aucune de ses opinions ou doctrines, et ne s’est vu infliger aucune pénitence salutaire. La seule chose qui se soit passée est qu’on a porté à sa connaissance la déclaration faite par le pape et publiée par la Congrégation sacrée de l’Index, dans laquelle il est dit que la doctrine attribuée à Copernic, et selon laquelle la terre tourne autour du soleil tandis que le soleil est immobile au centre du monde sans se déplacer de l’orient à l’occident, est contraire aux saintes Écritures, et par conséquent, ne peut être ni défendue ni adoptée. En foi de quoi, nous avons écrit et signé la présente déclaration de notre propre main [...]3» Commence alors pour Galilée, après ces manifestations de diplomatie bureaucratiques et subtiles, une période de silence. La lettre de Bellarmin écarte les menaces immédiates mais, en même temps, elle muselle tout le monde : la doctrine copernicienne ne doit jamais être défendue, mais il est interdit de lui réserver une place dans son esprit. N’en parlons jamais, mais pensons-y toujours... En octobre de la même année, sa fille Virginia entre au couvent de saint Mathieu à Arcetri, sous le nom de sœur Maria Celeste. Galilée, dont la santé est toujours plus mauvaise, reste actif : il exploite le télescope à d’autres fins qu’astronomique, rassemble et ordonne les manuscrits padouans sur la mécanique, et évite toutes les occasions de reprendre des thématiques qui lui sont chères. À la fin de 1618, pourtant, le silence lui est trop pesant. Trois comètes sont apparues, dont l’une, qui s’est présentée dans les derniers jours de novembre, de dimensions remarquables. La controverse sur la nature de ces phénomènes se ravive, alors que Galilée est cloué au lit.

Cortesia Biblioteca del Museo Civico, Padova

La théorie du grossissement

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La censure du texte copernicien s’accompagnait d’un soutien au Système de Tycho Brahe. L’exactitude astronomique n’était pas en cause, mais la vérité théologique. Le modèle de Tycho, comme nous le savons, plaçait la Terre, immobile, au centre de l’Univers. La lettre du cardinal Bellarmin n’interdisait pas à Galilée de procéder à des recherches puisque les «vérités» mathématiques, telles que celles énoncées par Euclide, n’avaient aucun rapport avec la «vérité» d’une conception de l’Univers.

Certains observateurs ont étudié les comètes au moyen d’appareils télescopiques et élaboré un raisonnement. Ils savent, d’après Le Messager céleste, que l’instrument peut grossir les planètes, mais pas les étoiles, et un peu les comètes. Ainsi les comètes seraient moins éloignées que les étoiles. Il faut accorder quelque attention à ce raisonnement. Si les lentilles d’un télescope fournissent des grossissements d’autant plus réduits que la distance de l’objet observé est grande, alors les comètes, qui ne peuvent être que très légèrement grossies, doivent être extrêmement éloignées. L’inférence est évidemment fausse. Même s’il n’a pas une connaissance approfondie de l’optique, Galilée est indigné que l’on raisonne ainsi : si la déduction avait été correcte, il aurait été possible, par exemple, de mesurer la distance d’un objet terrestre en mesurant son grossissement. La question revêt cependant une importance plus grande pour des raisons spécifiques. Le jésuite Orazio Grassi, professeur au Collège romain, qui avait à certaines occasions défendu les découvertes de Galilée, tient une leçon publique sur les comètes, imprime le texte anonymement et fonde son interprétation sur le faux raisonnement décrit précédemment. Selon Grassi, les comètes parcourent d’amples orbites circulaires. Galilée apprend rapidement que, dans le milieu des jésuites romains, la théorie de Grassi est présentée comme une preuve de la fausseté du modèle copernicien et un argument en faveur du modèle de Tycho Brahe. © POUR LA SCIENCE

© Pour la Science

En 1066, on avait observé une grande comète qui, de nombreux siècles plus tard, devait être identifiée à la comète de Halley. Dans la tapisserie de Bayeux, de peu postérieure, la broderie illustre le peuple anglais admirant le phénomène, tandis que le roi Harold prête l’oreille aux prévisions des catastrophes futures.

Tout cela irrite Galilée. Néanmoins, il ne peut plus s’exprimer sur des questions relatives à Copernic. Au début de l’année 1619, l’archiduc Léopold demande à Galilée de rendre publiques ses opinions. Il s’agit de trouver un moyen qui permette à Galilée de communiquer son point de vue sans encourir les foudres juridiques de Bellarmin. Le moyen est enfin trouvé. Ce n’est pas l’auteur du Messager céleste qui s’exprime contre les thèses de Grassi, mais le Florentin Mario Guiducci. Éduqué au Collège romain et bon ami de Galilée, Guiducci a étudié le Droit et vise une carrière diplomatique. Intéressé par les questions scientifiques, il ne jouit toutefois certainement pas de la préparation requise pour s’engager dans une polémique avec Grassi sur des questions astronomiques ou sur le meilleur emploi d’un télescope dans l’étude des comètes.

Capella Degli Scrovegni, Padova

Dans l’Adoration des Mages, qui fait partie de la série de fresques peintes par Giotto entre 1304 et 1306 dans la Chapelle des Scrovegni à Padoue, on aperçoit une comète ; celle-ci évoque le passage de la comète de Halley, en 1301. © POUR LA SCIENCE

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En sa qualité de conseil de l’Académie florentine, Guiducci imprime en 1619, un opuscule intitulé Discours des comètes. Dans une très brève dédicace à Léopold, archiduc d’Autriche, Guiducci rappelle que le même Léopold a manifesté, lors de son passage à Florence, une grande estime pour le «signor Galileo Galilei, mathématicien et philosophe de cette Altesse Sérénissime». Léopold aurait apprécié l’hommage de l’opuscule parce que, dans ses pages, Guiducci déclarait avoir décrit les opinions de Galilée sur les comètes.

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Da Brera a Marte. Storia dell’osservatorio astronomico di Milano, Nuovo Banco Ambrosiano, Milano, 1983

La plaidoirie pro-Galilée de Guiducci

Dessins de comètes réalisés par l’astronome Paolo dal Pozzo Toscanelli, né en 1397.

Tout le monde sait, néanmoins, que Guiducci ne s’est pas limité à consigner sa propre interprétation des opinions de Galilée, mais qu’il a travaillé sous sa dictée. Il est aussi de notoriété publique que Grassi, dans son argumentation sur les comètes, avait œuvré pour discréditer le modèle copernicien, devenu importun, et pour faire l’éloge du Système de Tycho Brahe ; celui-ci, laissant la Terre au centre du monde, ne provoquait aucun de ces conflits entre religion et science que Robert Bellarmin avait enterrés de manière toute bureaucratique en 1616. L’opération menée par Grassi ne manque certes pas de finesse. Au moment même où le professeur du Collège romain décrivait les comètes en inscrivant leurs orbites dans les grands espaces du Système de Tycho, il doit en effet abandonner les opinions d’Aristote, selon lesquelles une comète était un phénomène météorologique situé entre la Terre et la Lune. Ainsi, au sein du Collège romain, on est bien disposé à abandonner un secteur de l’aristotélisme, pour défendre, dans une perspective anticopernicienne, une explication astronomique moderne. Le texte de Grassi ne cite à aucun moment le nom de Galilée. En fin de compte, la bataille contre les coperniciens et les «galiléistes» avait déjà été gagnée en 1616. La réaction suscitée par le Discours des comètes ouvre toutefois une brèche profonde dans le mur défensif que les philosophes et les théologiens ont érigé, en 1616. Les pages de l’opuscule signé de Guiducci, en effet, font voler en éclats le pilier de la thèse anticopernicienne de Grassi, c’est-à-dire l’idée que, si le télescope ne grossit que peu un objet, alors celui-ci est très éloigné de nous. Le texte de Guiducci fournit en effet un argument simple et dévastateur, qui tourne la théorie de Grassi en ridicule : «À l’obstiné qui prétendrait conclure d’un faible grossissement par le télescope à l’extrême éloignement d’un objet, pourrait-on aisément donner à croire qu’une chandelle allumée, placée à une hauteur de cent ou deux cent brasses, se trouverait parmi les étoiles fixes, attendu que la lunette la ferait voir très peu agrandie.4» L’opuscule signé de la main de Guiducci contient d’autres arguments, et la polémique sur les comètes s’intensifie. À Rome, les jésuites voient d’un mauvais œil la manœuvre de Galilée, qui vise à discréditer un honorable professeur de mathématiques et à remettre en question le système de Tycho Brahe. Kepler lui-même utilise la question des comètes comme pierre de touche d’un système astronomique. Son œuvre Epitome astronomiæ copernicanæ a été interdite par la censure de 1616, mais nul ne peut empêcher qu’en dehors de l’Italie, l’astronomie copernicienne s’épanouisse. Kepler, dans son traité De Cometis de 1619, avait exposé une théorie du mouvement des comètes où celles-ci parcourent des orbites rectilignes dans un Univers non figé. L’enthousiasme de Kepler pour sa théorie, selon laquelle une comète en mouvement rectiligne aurait dû perforer les orbes cristallins et sortir le ciel de ses gonds si l’Univers n’était pas de type copernicien, était tel que le lecteur de De Cometis lisait à un certain point la déclaration suivante : «Vale Ptolemaee, ad Aristarchum revertor duce Copernico.» Dans cette situation, Grassi passe à l’attaque avec un livre nettement antigaliléen. Il le signe d’un pseudonyme, Lotario Sarsi, et lui donne le titre de Libra astronomica. Le drame de Galilée entre dans une seconde phase, qui sera décisive. ■ © POUR LA SCIENCE

Galilée et la théorie de la connaissance Avec la mort du cardinal Bellarmin, en 1621, et l’accession au pouvoir pontifical d’Urbain VIII, les accusations s’apaisent et Galilée expose de nouveau ses théories dans L’Essayeur.

© POUR LA SCIENCE

Le Scienze

L

a publication de la Libra astronomica et sa critique virulente de la vision galiléenne créent, pour notre scientifique, une situation difficile. Si le Discours, attribué à Guiducci, peut entrer dans la catégorie des polémiques qui sont une fin en soi, une éventuelle réplique à la Libra violerait l’édit de 1616. En imposant un choix entre le Système de Tycho Brahe et celui, déjà condamné, de Copernic, une controverse ouverte avec Grassi déclencherait un conflit. Il était difficile de lancer des idées nouvelles sous la férule du Saint-Office et Galilée est particulièrement surveillé par les théologiens romains. De plus, les données scientifiques sont insuffisantes pour remplacer les croyances : Galilée, comme tous les savants de l’époque, ignorent tout de la nature des comètes. S’il existe des conjectures sur le mouvement des comètes, aucune donnée ne permet de répondre à la question : «Qu’est-ce qu’une comète?». Cependant, en septembre 1621, Robert Bellarmin meurt et, durant l’été 1623, Maffeo Barberini est élu pape sous le nom d’Urbain VIII. Le nouveau pape, quand il était cardinal, avait pris la défense de Galilée lors du débat houleux sur la mécanique des «corps flottants». Galilée peut donc, avec confiance, croire que la politique vaticane envers la science va s’infléchir. En octobre 1623, à Rome, avec une dédicace au nouveau pape, l’Académie des Lincei met finalement sous presse un volume intitulé L’Essayeur, où Galilée répond à la Libra. Le volume reprend les thèses déjà exposées dans le Discours des comètes, en ajoute d’autres, et place toute la chaîne des arguments dans un vaste contexte. Galilée énonce les premiers éléments d’une véritable théorie de la connaissance dans un style clair et argumenté. À cette fin, il reprend certains points de vue qu’il avait rendus publics dans des précédents écrits : dans les pages polémiques de L’Essayeur, ils prennent toute leur force. La mise en pièce de la théorie de Grassi est un carnage. Le premier coup critique consiste à dénoncer les arguments de Grassi : Galilée démontre que le professeur romain connaît mal les règles d’utilisation du télescope. L’exemple de la chandelle, cité précédemment, permet d’apprécier l’habileté avec laquelle Galilée avait déjà, par l’intermédiaire de Guiducci, ébranlé les positions adverses. Cette partie de l’attaque galiléenne ne se fonde pas sur une théorie des comètes qui remplacerait celle de la Libra. Galilée avoue ne pas savoir «déterminer avec précision comment se produisent les comètes7» ; il ajoute aussitôt que cette connaissance insuffisante ne lui cause aucun tort. Il n’a jamais prétendu tout comprendre et pense, bien au contraire, que le phénomène étudié se réalise peut-être «d’une manière qui dépasse de beaucoup notre pouvoir d’imaginer7».

Le frontispice de L’Essayeur, œuvre de Galilée publiée en 1623.

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Cette affirmation marque un point essentiel de la position de Galilée, tant dans le cas spécifique des comètes que, de manière générale, dans toute la science. La nature, selon l’auteur de L’Essayeur, est d’une richesse intrinsèque et infinie «dans la production de ses effets par des voies auxquelles nous ne penserions point7». Il faut donc, dans l’étude des phénomènes, garder en tête cette richesse et se rappeler la vanité de «ce que peuvent faire les autorités humaines sur les effets de la nature, sourde et inexorable à nos vains désirs7». Cette prise de position est intéressante : elle n’est pas uniquement présente dans les pages de L’Essayeur, mais constitue une donnée constante de la philosophie de Galilée. Contrairement à ce qu’il nous est souvent donné de lire et d’entendre, Galilée n’a jamais soutenu que la recherche scientifique, par l’expérience ou la démonstration mathématique, arrivait à la connaissance en s’appuyant sur des vérités absolues et incontestables. Galilée a toujours affirmé, bien au contraire, que la science n’était qu’une voie privilégiée menant à la vérité. Il fallait accepter que même les phénomènes les plus simples ne sont jamais totalement et définitivement expliqués. La science progresse de découverte en découverte, mais ne repose pas sur une connaissance définitive, justement parce que la nature est bien plus riche et imprévisible que ce que nous pouvons imaginer, ou que ce que nous voudrions imposer par le biais de lois philosophiques : la nature, «sourde et inexorable à nos vains désirs», est insensible à la volonté des autorités humaines. Dans ses lettres sur les taches solaires, par exemple, Galilée souligne qu’il est futile, et dommageable pour le savoir, d’imposer à la nature une quelconque forme de soumission à nos concepts. Il ne s’agit pas de plier la nature à nos idées, mais de modifier ces dernières, «car d’abord furent les choses et ensuite les noms1».

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Accademia dei Lincei

L’observation passe par nos sens

Les armes de l’Académie des Lincei, fondée en 1603 par le prince Federico Cesi. Galilée fut l’un des premiers membres de l’Académie, qui publia L’Essayeur.

Les critiques à l’encontre de Grassi l’astronome ne s’arrêtent toutefois pas au rapport entre le grossissement télescopique et l’éloignement de l’objet étudié : elles franchissent un degré supplémentaire, quand Galilée soulève la question de la réalité de ce que «voit» un astronome. En observant une comète à l’œil nu, on distingue autour d’elle un rayonnement intense. Toutefois, celui-ci, une fois analysé avec un télescope, ne semble pas grossi. Comment expliquer ce phénomène ? La réponse de L’Essayeur est la suivante : un télescope ne peut grossir que les signaux qui traversent les lentilles et qui proviennent de l’extérieur. L’instrument n’exerce aucun effet sur les signaux qui se produisent à l’intérieur des yeux et qui résultent de la structure de l’œil lui-même. La solution suggérée par Galilée pour expliquer le phénomène met en cause le fonctionnement des sens lui-même et le rapport entre ce fonctionnement et le langage. Grâce au langage, les êtres humains décrivent ce que les sens captent du monde extérieur, et la description attribue aux choses certaines propriétés. Les descriptions des choses et l’action des sens sont donc liées. Les informations que chacun d’entre nous reçoit par les yeux, le nez ou les oreilles, dépendent nécessairement de la manière dont sont faits les yeux, le nez ou les oreilles, et ne découlent pas seulement de la constitution des choses. Or, écrit Galilée, ce rapport délicat entre le langage, les sens et les objets nous impose une grande prudence : lorsque nous disons qu’une chose possède une propriété donnée, il convient de se demander si elle n’est pas uniquement due au fonctionnement d’un de nos sens. Comment distinguer la réalité de l’apparence? La question est capitale. Nos raisonnements sur les choses pourraient être faux, dans la mesure où ils © POUR LA SCIENCE

Le Scienze

Germanisches Nationalmuseum, Norimberga

se réfèrent non pas à la réalité, mais à des apparences qui dépendent, par exemple, uniquement de la «vision des observateurs». Les apparences nous incitent à disserter de la nature de certaines choses tandis que, en vérité, il s’agit de «simulacres», d’artefacts qui disparaissent quand on élimine les aberrations dues à la perception visuelle. Il est indispensable, dit Galilée, de tracer une frontière entre les propriétés des choses et celles qui résultent des sens. Cette frontière est marquée, à son avis, par une subtilité du langage : certains noms sont «vrais» parce qu’ils décrivent des propriétés réelles des corps, tandis que d’autres sont «purs», parce que résultant du fonctionnement des sens, et ne dénotent aucune qualité réelle des objets extérieurs. La science s’intéresse uniquement aux qualités exprimées par des noms vrais : tous les autres noms doivent être bannis des descriptions scientifiques des phénomènes, car ils ne décrivent que l’observateur. Ces règles établies, on peut poser une question qui concerne directement les comètes puisque, au vu des anomalies telles que le rayonnement qui les nimbe, l’on ne peut être certain que celles-ci soient des objets dotés de propriétés réelles et non pas des illusions d’optique. À ce stade, lisons le texte de L’Essayeur, et analysons les termes avec lesquels Galilée énonce les lignes essentielles d’une théorie de la connaissance humaine : «Je dis que je me sens nécessairement amené, sitôt que je conçois une matière ou substance corporelle, à la concevoir tout à la fois comme limitée et douée de telle ou telle figure, grande ou petite par rapport à d’autres, occupant tel ou tel lieu à tel ou tel moment, en mouvement ou immobile, en contact ou non avec un autre corps, simple ou composée et, par aucun effort d’imagination, je ne puis la séparer de ces conditions.7» Telles sont les véritables propriétés des objets réels : configurations géométriques, dispositions dans l’espace, états de mouvement et nombre des parties constituant les corps. Ces propriétés ou qualités sont si vraies qu’elles sont indépendantes de notre imagination, dans le sens où cette dernière ne peut pas séparer «une matière» de ses qualités propres, intrinsèques et objectives. D’autres qualités, en revanche, n’appartiennent pas à l’objet, même si elles sont exprimées par des mots traduisant des messages envoyés par les sens. Lorsque je parle d’une «substance corporelle», dit Galilée, je peux également dire qu’elle est colorée, amère, et ainsi de suite, à condition que je sache que cet emploi du langage est ambigu : «Mais qu’elle doive être blanche ou rouge, amère ou douce, sonore ou sourde, d’odeur agréable ou désagréable, je ne vois rien qui contraigne mon esprit à l’appréhender nécessairement accompagnée de ces conditions ; et, peut-être, n’était le secours des sens, le raisonnement ni l’imagination ne les découvriraient jamais. Je pense donc que ces saveurs, odeurs, couleurs, etc., eu égard au sujet dans lequel elles nous paraissent résider, ne sont que de purs © POUR LA SCIENCE

À gauche, une gravure de 1556 où apparaissent deux phénomènes qui eurent lieu à Constantinople et que de nombreuses personnes pensaient liés : l’apparition d’une grande comète et un tremblement de terre. En 1680, une comète aux dimensions remarquables (à droite) apparut et, comme à l’accoutumée, certains pensèrent que ce phénomène avait des conséquences sur d’autres aspects de la nature. Sur cette estampe, le dessinateur compare la comète et la forme des œufs de poule.

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noms et n’ont leur siège que dans le corps sensitif, de sorte qu’une fois le vivant supprimé, toutes ces qualités sont détruites et annihilées.7 » La connaissance devait donc être indépendante des opérations du corps sensible et donc des sens de l’observateur, pour ne porter que sur les caractéristiques essentielles du monde extérieur : «Mais que, dans les corps extérieurs, il faille, pour susciter en nous les saveurs, les odeurs et les sons, autre chose que des grandeurs, des figures, des nombres et des mouvements lents ou rapides, je ne le crois pas ; et j’estime que si l’on supprime les oreilles, la langue et le nez, il reste bien les figures, les nombres et les mouvements, mais non plus les odeurs, ni les saveurs, ni les sons qui, en dehors de l’animal vivant, à ce que je crois, ne sont pas autre chose que des noms, tout comme le chatouillement et la titillation, une fois supprimées les aisselles et la peau qui entoure le nez.7» Cette manière d’envisager la connaissance reposait naturellement sur une longue tradition, parce qu’elle s’inspirait des croyances religieuses selon lesquelles Dieu avait créé le monde en ordonnant ses parties, «en mesure, en nombre et en poids». La tradition et la pensée de Galilée se distinguaient toutefois sur un point fondamental. L’auteur de L’Essayeur accordait moins d’importance au point de vue selon lequel l’Univers tout entier était fondé sur «des grandeurs, des figures, des nombres et des mouvements lents ou rapides» qu’à son opinion, selon laquelle la science avait la capacité d’effectuer des découvertes objectives le long du chemin qui mène vers la vérité.

Cortesia Istuto e Museo di storia della Scienza, Firenze

Aberrations instrumentales ou humaines?

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L’Académie des Lincei suggéra en 1625, sur la proposition de Giovanni Faber, académicien et ami de Galilée, que la nouvelle invention de Galilée soit baptisée du nom de «microscope». Les académiciens firent imprimer, la même année, le premier document fondé sur des techniques microscopiques. Intitulé Melissographia Lincea, il était dédié au pape Urbain VIII.

Les conjectures sur les comètes émises par Grassi en 1618 ne sont pas uniquement imputables à une conception erronée de l’observation télescopique, mais également à une fausse appréciation de la connaissance humaine. Selon Grassi, le fait que le télescope n’ait révélé aucune amplification du rayonnement lumineux entourant les comètes n’était pas la preuve de leur éloignement, mais, au contraire, la preuve que les comètes n’étaient pas des objets réels : Grassi, dans son inclination pour le Système de Tycho Brahe, confondait réalité et illusion des sens. Mais Galilée est embarrassé, car il ne peut se reposer sur une connaissance de la nature des comètes et la question subsiste : les comètes sont-elles des «artefacts» et non des choses ? Galilée avance des exemples de phénomènes optiques qui, perceptibles de la même manière par de nombreux observateurs, ne correspondent pas à des entités réelles, mais sont de simples «apparences». Il suffit, à titre d’exemple, d’analyser correctement ce qui se passe lorsque, à la surface de la mer au soleil couchant, une bande lumineuse apparaît. Existe-t-il, à la surface de l’eau, une chose matérielle qui émet de la lumière et qui prend cette forme allongée et bien visible? Pour répondre à cette question, il suffit que l’observateur marche le long de la plage : ce faisant, il modifie sa propre position, mais l’image perçue reste inchangée. La chose matérielle émettrice n’existe pas en elle-même, raisonne Galilée, mais le phénomène optique est patent. Comme ce n’est pas la mer qui émet, aucune information obtenue au moyen d’un télescope ne peut préciser notre description du phénomène. Il pouvait en être de même des comètes... En assimilant les comètes à de possibles phénomènes optiques ou atmosphériques, Galilée n’adopte cependant pas la position d’Aristote. Le scientifique grec croyait que les comètes se trouvaient au-dessous de la Lune et consistaient en des exhalaisons terrestres. Celles-ci, en montant, s’enflammaient et émettaient la lumière vue par les observateurs. © POUR LA SCIENCE

NASA

La comète de Halley.

Ce point de vue était tiré d’une thèse de physique d’Aristote, selon laquelle le mouvement est cause de chaleur, thèse assez répandue au début du XVIIe siècle. Dans sa polémique contre Grassi, Galilée avance que la chaleur créée par le mouvement n’est pas une qualité «vraie» du corps émetteur et Galilée revient sur la distinction entre qualités vraies et «simulacres».

Le chaud et le froid Galilée tourne en ridicule l’auteur de la Libra, l’accusant d’avoir une conception ingénue des phénomènes thermiques. Grassi, comme on le lit dans une page particulièrement caustique de L’Essayeur, accorde du crédit à cette fable littéraire selon laquelle les Babyloniens étaient capables de faire cuire des œufs en les faisant tourner en l’air à l’aide de frondes. Naïf Grassi, sousentend Galilée, il gobe tout, même les œufs. Toutefois, l’idée que le mouvement était cause de chaleur méritait examen. Il fallait, selon Galilée, bien comprendre la signification du terme «chaleur». En général, l’on utilisait ce terme pour communiquer à d’autres ce que nous ressentons lors d’un contact avec un objet chaud. Il était toutefois nécessaire d’établir une distinction entre la description d’une sensation et l’attribution aux corps extérieurs de qualités objectives. Si une partie de l’épiderme était irritée par un objet et si, lors de la description de cette expérience, on affirmait que l’objet était «chaud», cela n’impliquait pas que cet objet possédait une qualité spécifique : «Nous avons déjà vu que beaucoup d’affections considérées comme des qualités résidant dans les sujets externes n’ont en réalité d’existence qu’en nousmêmes et ne sont en dehors de nous que des noms ; j’incline beaucoup à croire que la chaleur est du même genre et que cette matière qui produit en nous le chaud et nous le fait sentir, et que nous désignons du nom général de feu, se compose d’une multitude de corpuscules très petits ayant telle ou telle forme, telle ou telle vitesse ; rencontrant notre corps, ils le pénètrent grâce à leur extrême subtilité, et leur contact, qui affecte notre substance à leur passage, est la sensation que nous appelons le chaud ; affection agréable ou désagréable selon le nombre et la vitesse plus ou moins grande de ces particules qui piquent et pénètrent.7» L’expérience sensorielle était ainsi ramenée à ses facteurs objectifs, c’està-dire aux qualités réelles des corps : «Mais qu’il y ait dans le feu, outre la figure, le nombre, le mouvement, la pénétration et le toucher, une autre qualité qui soit le chaud, je ne le crois certainement pas ; j’estime que le chaud nous appartient, en sorte qu’une fois ôté le corps animé et sensitif, la chaleur n’est plus qu’un simple vocable.7» L’hypothèse selon laquelle il existe dans la nature des «corpuscules très petits» expliquait-elle convenablement les sensations de chaud et de froid s’interroge Galilée. La question centrale est, d’après Galilée, que ces «cor© POUR LA SCIENCE

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Microscope du XVIIe siècle, conservé à l’Institut et Musée de l’Histoire de la science à Florence.

Les arguments de Galilée sur la réalité des choses matérielles utilisaient l’étrange luminosité de l’horizon au coucher du soleil.

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puscules» doivent être en mouvement si l’on veut établir avec certitude que le mouvement est cause de chaleur, ainsi que pour expliquer l’effet thermique provoqué par le frottement. Les flèches décochées par Galilée avaient une double cible : elles devaient réduire à néant les arguments des philosophes in libris (Galilée traitait Grassi comme un poète plus que comme un scientifique) et exposer les principes d’une théorie de la connaissance qui se nourrirait de la science. Une cible était la mauvaise symbiose entre le Système astronomique de Tycho Brahe et la physique aristotélicienne. Puisqu’il ne pouvait pas faire l’éloge du Système copernicien, Galilée devait exposer l’ensemble des défauts du Système de Tycho et des explications physiques aristotéliciennes. La polémique galiléenne avait certainement beau jeu lorsqu’elle jetait le discrédit sur Grassi, représenté comme celui qui, devant analyser une «matière aussi obscure et douteuse», se limitait à tirer «un syllogisme acéré du carquois péripatéticien». Ce thème polémique avait déjà été soulevé dans le Discours des comètes lorsque Galilée, par la bouche de Guiducci, plaidait pour que les discussions se déroulent de telle sorte que «l’or de la vérité se distingue du vil métal de l’alchimie et de toutes les impostures»4. Dans L’Essayeur, Galilée n’épargne pas les flèches pour vider le «carquois péripatéticien» et affaiblir la crédibilité des hypothèses de Tycho. À cet égard, un argument mérite d’être rappelé, tant parce qu’il est extrêmement connu que parce qu’il peut induire de nombreux malentendus quant à la philosophie personnelle de Galilée. Il s’agit du célèbre passage de L’Essayeur qu’un grand nombre de spécialistes ont voulu interpréter comme un véritable manifeste philosophique inspiré par les idées de Platon. Avant de reproduire l’intégralité de ce passage, rappelons que celui-ci est introduit par Galilée à un moment adéquat du volume. Galilée reprochait à Grassi d’avoir choisi le sujet des comètes pour privilégier le point de vue de Tycho par rapport aux Systèmes astronomiques de Ptolémée et de Copernic. Galilée explique que l’initiative de Grassi est sans fondement, parce que Ptolémée et Copernic n’avaient pas écrit sur «les distances, les grandeurs, les mouvements, les théories des comètes»7. Le manque de fondement n’était pas uniquement de type logique ou rhétorique. Il s’expliquait, suivant Galilée, par le fait que Grassi avait «la ferme conviction qu’en philosophie il est nécessaire de s’appuyer sur l’opinion d’un auteur célèbre et que notre pensée, si elle n’épouse pas le discours d’un autre, doit rester inféconde et stérile7». Grassi, en substance, se trompait dans sa conception de la tâche philosophique. En effet, l’opinion de Galilée était que l’auteur de la Libra croyait que «la philosophie est l’œuvre de la fantaisie d’un homme, comme L’Iliade et le Roland furieux, où la vérité de ce qui y est écrit est la chose la moins importante»7. La philosophie, en revanche, devait être une entreprise complètement différente, exigeant la vérité. Voici donc le passage : «La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue © POUR LA SCIENCE

La rhétorique galiléenne est ici particulièrement affûtée, parce que c’est avec cette logomachie que Galilée doit surmonter l’obstacle de la condamnation de 1616 contre les idées de Copernic. L’on ne peut guère m’adresser de reproches, soutient Galilée, si mon seul objectif est le désir de vérité. En fait, c’est uniquement par décision de l’Église que nous apprenons que la description copernicienne du monde est fausse. Mais nous savons aussi, par nos observations, que le modèle ptoléméen n’est désormais plus défendable. Que faire, alors, lorsque nous voyons que, malgré les élucubrations de la Libra, même l’hypothèse géocentrique de Tycho n’explique pas les phénomènes? Galilée faillit avoir le dernier mot. En avril 1624, le scientifique est reçu en audience par le pape Urbain VIII, à la suite de quoi ce dernier écrit au grand-duc Ferdinand une lettre faisant l’éloge de l’auteur de L’Essayeur. Le pape encouragea alors Galilée à reprendre par écrit l’analyse et la comparaison entre les plus grands systèmes astronomiques. Le modèle copernicien pouvait aussi être pris en compte, pourvu qu’il soit clair que l’analyse était effectuée dans une perspective purement mathématique : cela signifiait, là encore, qu’une certitude mathématique n’avait rien à faire avec la vérité concernant le monde réel. Le puissant neveu du pape, le cardinal Francesco Barberini, accueille Galilée avec des marques d’amitié et, lors de cette même période romaine, Galilée offre à un autre cardinal un exemplaire de la dernière merveille technologique : le microscope, avec lequel on apercevait, en observant un insecte par exemple, des détails stupéfiants qui contribuent à accroître la réputation de celui qui avait découvert d’autres merveilles dans le ciel. Tout, en somme, semble indiquer une plus grande mansuétude des forces romaines, lesquelles avaient tant œuvré, au cours des années précédentes, pour isoler et réduire au silence l’auteur du Messager céleste. Malgré une santé précaire, Galilée se met à la rédaction d’un ouvrage dont il avait déjà, dans le Messager céleste, annoncé la publication. ■ © POUR LA SCIENCE

La comète West fut visible depuis la Terre en mars 1976.

L’Aula Magna del Bo, à Padoue, rend hommage à Galilée.

Cortesia Università degli Studi di Padova

Le goût pour la vérité nous vient de Dieu

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et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur.7» L’intention de Galilée n’est pas si obscure qu’il faille en chercher les sources dans la philosophie de Platon. Galilée veut simplement privilégier, dans le cadre de la discussion scientifique, la nécessité de juger les arguments des adversaires selon un critère de vérité, et non à l’aune de bibliographies plus ou moins «politiques». Et il n’existe pas de meilleure mesure que celle qui fait référence aux «démonstrations certaines» qu’utilisent la mathématique et la géométrie. Cette position n’était pas seulement conforme à la philosophie platonicienne ; elle était également en accord avec celle qui suivait l’empirisme aristotélicien. Aucun aristotélicien intelligent, comme pouvait l’être Buonamici, ne doutait de la vérité d’une démonstration géométrique. Ainsi, Galilée reproche à Grassi sa tendance à faire l’éloge des vertus de Tycho, plutôt que de mettre sur le tapis des arguments vrais et contrôlables dans la nature. Quelques lignes plus loin, Galilée parle de ses propres découvertes astronomiques en les plaçant dans un contexte où chaque argument doit être évalué comme «réel et tombant sous le sens»7. Aucun lien avec Platon, donc. Galilée déclare, au contraire, être d’accord avec Sénèque, dans le sens où il désire appréhender «la vraie constitution de l’univers»7.

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Le grand livre Les mathématiques, la physique et la nouvelle astronomie : le principe de relativité et le problème de la pesanteur prennent forme dans les pages du Dialogue, publié en 1630. n ce début de l’an 1630, le texte du nouveau livre de Galilée est pratiquement prêt. Toutefois quelques mois s’écoulent avant que l’imprimatur soir accordée. Les obstacles ne sont pas négligeables, parce que, selon Galilée, l’explication du phénomène des marées constitue une preuve des hypothèses coperniciennes et le noyau du livre. Par conséquent, Galilée risque de raviver la polémique qui a provoqué, en 1616, la condamnation de ces hypothèses et l’interdiction de les défendre : l’hostilité des jésuites, la méfiance des théologiens et l’inimitié des péripatéticiens en sont renforcées. Galilée pense que la solution du problème des marées est une confirmation décisive du mouvement de la Terre. L’idée de Galilée a été longuement examinée et peut être décrite aujourd’hui à l’aide d’un exemple très simple. Imaginons que nous remplissions une bassine d’eau jusqu’à un certain niveau. Lorsque la bassine est au repos ou en mouvement rectiligne uniforme, le niveau de l’eau est horizontal. Quand la bassine est accélérée ou décélérée, le niveau d’eau monte le long d’une paroi et descend le long de la paroi opposée : le phénomène ressemble, dans une certaine mesure, à ce que l’on observe lors de la marée haute et de la marée basse. Galilée ne croit pas que les marées puissent être liées à des actions dues à la Lune. Il est convaincu, à tort, que l’explication par l’attraction de notre satellite est erronée. Quelle force énorme pourrait-elle soulever la masse d’eau de la mer, s’interroge Galilée ? Il pense alors que la meilleure explication possible des marées est le mouvement de la Terre et qu’il s’agit là d’une preuve décisive des hypothèses coperniciennes, ainsi que de la négation tout aussi nette des hypothèses géocentriques. C’est ainsi que naît la volonté de consacrer aux marées jusqu’au titre du livre. Ce n’est qu’au cours des premiers mois de 1631 que l’autorisation de publication semble en voie d’être accordée. La délivrance de l’imprimatur revient au maître du Sacré Palais à Rome, Niccolò Riccardi ; celui-ci écrit en mai à l’Inquisiteur de Florence, l’informant que Galilée désire faire imprimer, justement à Florence, un livre intitulé De fluxu et refluxu maris. Il fait savoir à l’inquisiteur que le volume peut être publié sous certaines conditions. La première est que «le titre et le sujet ne doivent pas se rapporter au flux et au reflux». La seconde précise que Galilée doit se limiter à un «examen mathématique de la position de Copernic sur le mouvement de la Terre». Il est donc libre d’écrire que «si l’on ne tient pas compte de la révélation de Dieu et de la doctrine sacrée», cette position permet de «sauver les apparences (...) en réfutant les avis contraires qui pourraient être déduits de l’expérience et de la philosophie péripatéticienne» 2. En bref, «que cette opinion ne soit jamais considérée comme une vérité absolue». Galilée, obstiné, veut publier son ouvrage sous le titre Dialogue sur le flux et le reflux des mers. Le manuscrit est passé à un réviseur, auquel incombe la tâche d’obéir aux indications de Riccardi, et le pontife lui-même souhaite que la question des marées ne figure pas dans le titre. Galilée doit céder à leurs volontés. Le 21 février 1632, enfin, le livre est imprimé avec le titre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, ptoléméen et copernicien. Au cours de l’été,

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Une page du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, ptoléméen et copernicien, publié en 1632.

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Biblioteca braidense, Milano

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les réactions hostiles sont déjà si vives qu’elles entraînent une première prise de position du pape Urbain VIII. Le souverain pontife se tient en effet pour offensé et trompé, car une de ses thèses a été tournée en ridicule dans le Dialogue. Cette thèse, que le pape a personnellement exposée à Galilée, défend l’idée que Dieu, dans sa puissance infinie, peut créer les phénomènes par une multitude de manières différentes : aussi l’observation des phénomènes ne peut mener les hommes vers la vérité.

Le pape «simpliste»

Le procès de Galilée, que l’Inquisition tint en 1633, l’année qui suivit la publication du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, fut une source d’inspiration pour de nombreux artistes.

Le pape a de bonnes raisons d’être irrité. Son argument est défendu, dans les dernières lignes du Dialogue, par Simplicio qui, tout au long du livre, est la cible de l’ironie galiléenne et le défenseur des positions les plus arriérées et conservatrices. L’ouvrage reproduit, sous la forme d’une discussion, le débat entre trois protagonistes. L’un d’eux, Simplicio, défend les idées de la philosophie traditionnelle. Les deux autres interlocuteurs, Salviati et Sagredo, portent les noms de proches de Galilée qui se sont longuement intéressés à des questions scientifiques. En clôture du Dialogue, Simplicio commente la théorie des marées. Tout en avouant qu’il n’a pas tout compris, il admet que la pensée galiléenne lui semble «bien plus ingénieuse que tant d’autres que j’ai entendues»2. Cependant, Simplicio déclare aussitôt que cette pensée ne lui semble pas «vraie et concluante»2 . Et ce parce qu’il existe «une doctrine très solide, que j’ai apprise d’une personne très savante et fort éminente, devant laquelle on ne peut que se taire» 2. La référence au pape est patente, aussi manifeste que la transcription de l’opinion pontificale : Dieu, «en sa puissance et sagesse infinies»2 pouvait faire en sorte que les marées se produisent de très nombreuses et diverses manières. Il était donc impossible d’affirmer que l’une de ces manières, c’est-à-dire la manière galiléenne, soit la seule vraie : «Il serait excessivement hardi de vouloir limiter et contraindre la puissance et la sagesse divines en les assujettissant à une de nos fantaisies particulières.»2 La science en tant que source de «fantaisies» ne peut aspirer à la connaissance de la réalité. Si elle ose le faire, elle tombe dans le péché, voulant

Bridgeman Art Library

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La nouvelle astronomie du Dialogue

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imposer des limites à la puissance de Dieu. À cela, Salviati répond par cette phrase : «Voilà une doctrine admirable et vraiment angélique»2. Après avoir tourmenté, tout au long de l’ouvrage, le pauvre Simplicio, Galilée termine le dialogue en acceptant, par la bouche de Salviati, l’argument pontifical. Il ajoute que ce dernier s’accorde avec un autre point de vue, identifiable dans les textes sacrés et à la lueur duquel il est permis «de disputer de la constitution du monde», à la condition, toutefois, que la dispute n’ait pas pour but de «découvrir l’œuvre fabriquée» par Dieu. Galilée feint ainsi d’abandonner le thème de la vérité que, pendant des années, il a toujours défendu âprement. Il est plus que légitime de soupçonner que la conclusion du Dialogue n’est qu’une manœuvre diplomatique transparente pour obtenir l’imprimatur ; aussi la colère pontificale est-elle justifiée, tant sur le plan général que sur le plan personnel. L’introduction au volume, bien que servile, n’est pas à même d’apaiser les esprits : le lecteur y trouve un hypocrite éloge de l’«édit salutaire»2 de 1616, ainsi que la défense excessive de l’opinion selon laquelle, d’une part, la théorie décrite par l’auteur se réduisait à une «ingénieuse fantaisie»2 et, d’autre part, l’analyse du Système de Copernic n’est qu’«une pure hypothèse mathématique»2, sans que ce Système soit «absolument» supérieur au Système ptoléméen. Le commentaire est politiquement correct.

Coertesia Archivio fotografico del Dipartimento di Astronomia, Università di Bologna

ans le Dialogue, Galilée n’aborde pas uniquement des problèmes de mécanique, mais il analyse bien évidemment la situation de l’astronomie en comparant les systèmes ptoléméen et copernicien. Les données astronomiques de l’époque ne sont pas très différentes de celles déjà exposées dans Le Messager céleste publié en 1610. Il faut attendre la seconde moitié du xviie siècle et les progrès de l’optique, notamment les perfectionnements du travail des lentilles et des miroirs, ainsi que l’avancée des connaissances mathématiques appliquées à l’optique, pour que des développements décisifs amènent de nouvelles avancées.

Sur cette table, peinte vers la fin du XVIIe siècle, l’on voit les transformations du Système de Saturne qui ont échappé aux télescopes rudimentaires de Galilée.

Le principe de relativité Galilée s’est lourdement trompé : il a cru que les éloges d’Urbain VIII ou d’influents secteurs de l’Église romaine constituaient le signe d’un tournant de l’attitude envers la science. Cette erreur, comme nous le verrons sous peu, ne lui sera pas pardonnée. Les ennemis du scientifique ne s’intéressent pas aux découvertes théoriques et expérimentales exposées dans le Dialogue avec la grande clarté d’une vulgarisation scientifique de haut niveau. Ils ne voient, dans le livre de Galilée, qu’une attaque directe contre l’alliance entre théologie et philosophie, laquelle doit, pour exercer sa propre hégémonie, conserver la science dans une position subordonnée. Le fait que le Dialogue soit rédigé en italien, de façon qu’il soit lisible par un grand nombre de personnes curieuses, mais étrangères au langage académique compliqué, rend plus dangereuse encore la position de Galilée. D’autant que le Dialogue est une mine d’idées nouvelles, dont la plus profonde est un principe véritablement fondamental, que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de principe galiléen de relativité. Dans la deuxième journée des discussions entre Simplicio, Salviati et Sagredo, l’un des problèmes abordés concerne la possibilité de décider, de façon raisonnable, si la Terre est immobile ou si, en revanche, elle tourne. © POUR LA SCIENCE

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Cortesia Instituto e Museo di Stoaria della Scienza, Firenze

Ce plan incliné du XVIIIe siècle, conservé au Musée d’histoire de la science à Florence, s’inspire des expériences galiléennes. Lors de la descente, la bille fait sonner les clochettes. Il est ainsi facile d’entendre l’accélération.

Celui qui nie le mouvement terrestre peut toujours invoquer l’expérience quotidienne, laquelle ne fournit aucune donnée prouvant le mouvement de la Terre : au contraire, toutes les expériences de la vie quotidienne militent en faveur d’une Terre immobile. Examinons, avec Galilée, le cas, si exemplaire qu’il est toujours présent dans les débats de l’ère pré-galiléenne et dans les pages du Dialogue, la chute d’un poids, un «grave», du haut d’une tour. Nous avons précédemment abordé certains aspects de ce problème ; il est toutefois opportun, dans un souci de clarté, d’étudier à nouveau cette question.

La chute des graves

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Galilée s’intéressa longtemps au magnétisme. Cet instrument du XVIIe siècle, conservé au Musée d’histoire de la science à Florence, est l’aimant que Galilée offrit au grand-duc Ferdinand II, et qui était en mesure de soulever 15 livres de fer.

Supposons donc que nous voulions démolir l’hypothèse copernicienne. Nous pouvons établir, via cette hypothèse, la manière dont le grave doit tomber et mesurer ensuite les effets de ce comportement. Si la vérification démontre que le grave ne tombe pas comme le prévoit l’hypothèse du mouvement terrestre, la raison expérimentale nous incite à penser que cette hypothèse est erronée. Certains lecteurs penseront sans doute, à ce stade, que la démonstration de la fausseté de l’hypothèse copernicienne n’a rien à faire avec les sujets qui passionnaient les scientifiques et les philosophes à l’époque de la parution du Dialogue, et qu’il s’agit là d’un problème typique de philosophie de la science actuelle. Or, c’est justement dans les pages du Dialogue que Simplicio évoque, contre la conception galiléenne, le principe général suivant lequel une théorie, même si elle est confortée par de nombreuses preuves qui lui sont favorables, peut être démolie par un seul cas qui lui est contraire. Comme le dirait Simplicio : «Ad destruendum sufficit unum.» Revenons à la preuve expérimentale de la fausseté des hypothèses sur le mouvement terrestre. Les réflexions d’un philosophe de la nature qui accepte la physique aristotélicienne se fondent sur le mode de raisonnement suivant : si la Terre bouge, quand le grave tombe du sommet de la tour, le sol sur lequel la tour est érigée est en mouvement ; cela signifie que, dans le temps nécessaire pour que le grave atteigne le sol, le sol lui-même s’est déplacé. Or, lorsque nous réalisons l’expérience, nous voyons que le grave frappe le sol au pied de la perpendiculaire tracée du sommet de la tour à la base de celle-ci. L’expérience ne laisse donc aucune place au doute. Le grave atteint le sol en un point différent de celui que nous devrions observer si la Terre était vraiment en mouvement. Donc, la Terre est immobile. © POUR LA SCIENCE

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Galleria degli Uffizi, Firenze

L’argument de la tour est intéressant à deux points de vue au moins. En premier lieu, il démontre la fausseté d’une thèse astronomique par le truchement d’une expérience de physique. En second lieu, l’interprétation de l’expérience se fonde sur la physique aristotélicienne. La réfutation de cet argument est donc précieuse, parce qu’elle ouvre la voie à une astronomie et une physique nouvelles. Ce n’est donc pas un hasard si Galilée consacre à cet argument une si grande partie du Dialogue. Galilée ne veut-il pas fonder la science sur l’expérience? Dès lors, comment ne pas s’attaquer de front à l’expérience de la tour, et les expériences pratiquement infinies qui lui ressemblent et qui paraissent contredire la théorie du mouvement terrestre? Galilée sait que l’expérience de la tour est défavorable aux coperniciens si son interprétation aristotélicienne est vraie. Aussi, est-il nécessaire de démontrer que l’interprétation de l’expérience repose sur une physique erronée. Lorsqu’un galiléen et un aristotélicien observent la chute du grave, ils voient les mêmes choses, mais ils les analysent de deux manières différentes. Dans l’interprétation de type aristotélicien, le mouvement d’une pierre qui tombe de la tour est un mouvement simple ou «naturel». Dans la nouvelle physique de Galilée, en revanche, il ne s’agit pas d’un mouvement simple, mais d’un mouvement composé qui dépend de deux facteurs. L’un est dû à la pesanteur, qui agit le long de la verticale, l’autre facteur s’explique par le fait que le grave possède, déjà lorsqu’il est au sommet de la tour, une vitesse horizontale : la même vitesse, s’entend, que celle de la tour, laquelle est due au mouvement de la Terre. En réalité, ce second type de mouvement n’est pas directement observable. Lorsque cette question lui est exposée, Simplicio manifeste son incrédulité et fournit une réponse fondée sur l’expérience, à savoir sur ce que les observateurs voient lorsqu’ils regardent la chute de la pierre. Or, ils ne voient pas son mouvement horizontal, mais uniquement celui qui se produit le long de la perpendiculaire par rapport au sol : «Mais, grand Dieu, si elle se meut transversalement, comment se fait-il que je la voie se mouvoir tout droit à la verticale? C’est tout simplement nier le sens manifeste, et s’il ne faut pas croire le sens, par quelle autre porte entrer en philosophie?»2 Galilée examine cette objection et affirme que le raisonnement scientifique doit s’abstraire partiellement des impressions sensorielles s’il veut expliquer les phénomènes. S’exprimant par la bouche de Salviati, il réplique : «Par rapport à la Terre, à la tour et à nous, qui nous mouvons tous de conserve avec le mouvement diurne, en même temps que la pierre, le mouvement diurne est comme s’il n’était pas, il reste insensible, imperceptible, et n’a aucune action ; seul est observable pour nous le mouvement qui nous fait défaut, le mouvement de la pierre qui rase la tour en tombant.»2 Le problème, pour Galilée, n’est pas de répéter l’expérience de la tour, mais bien de montrer que celle-ci – ainsi que toutes celles qui nous poussent à croire en l’immobilité de la Terre – n’est pas en mesure de nous faire effectivement comprendre si la Terre bouge ou si elle reste immobile. En effet, comme le dit Salviati, il est nécessaire d’apposer «un dernier sceau qui marque l’invalidité de toutes les expériences présentées»2 pour décider du mouvement ou du repos, c’est-à-dire démontrer l’impossibilité d’établir, à l’aide d’une quelconque expérience de mécanique, si le système de référence, où nous effectuons des observations et des mesures, est au repos ou en mouvement. En termes synonymes, on ne peut statuer de l’immobilité de la Terre ou de son mouvement au seul examen de l’expérience de la Tour. Le problème est complexe, parce que sa solution galiléenne amène des considérations contraires à l’intuition et semble violer les principes de l’expérience. Bien avant Galilée, d’autres savants avaient tenté d’élucider le problème en étudiant la situation où un observateur, situé à bord d’un bateau, doit décider si celui-ci est immobile ou en mouvement. La réflexion sur le bateau était toutefois faussée par la sous-évaluation de l’accélération.

Portrait de Galilée, exécuté par le peintre flamand Justus Sustermans et conservé à la galerie des Offices, à Florence

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Galleria Palatina

Le grand-duc Ferdinad II (peinture de Sustermans).

Les contemporains de Galilée, parlaient, de manière générique, de bateau immobile ou de bateau en mouvement, sans spécifier de quel type de mouvement il s’agissait. Galilée, en revanche, comprend qu’il n’existe pas de différence qualitative entre l’état de repos et l’état de mouvement rectiligne uniforme. Il est, par conséquent, à même de réexaminer le problème classique du bateau, de l’exposer de manière nouvelle, et de le résoudre. Cette nouvelle vision impose que l’on clarifie la question de la composition des mouvements. Après une première discussion avec Simplicio à propos de l’expérience de la tour, Galilée se consacre aux mouvements composés. Pour résumer la thématique, Simplicio est graduellement amené à comprendre ce qui se passe réellement lorsqu’un canon lance un projectile le long d’une direction inclinée par rapport à l’horizontale. Simplicio admet que, en l’absence de pesanteur, le boulet se déplace en ligne droite : «Au sortir du canon, son mouvement suivrait la ligne droite dans la direction du tube, si ce n’est que son propre poids le ferait s’écarter de cette direction et le ramènerait vers la terre.»2 Si, en revanche, le tube du canon est disposé à la verticale, où le boulet, après la mise à feu, retombe-t-il? La réponse dépend justement de la composition des mouvements, admise pour expliquer la trajectoire du boulet dans le cas d’un tir incliné. Le boulet, dans le tir vertical, retombe au point de lancement. Avant la mise à feu, le boulet placé dans le tube a, en commun avec le canon et la Terre, le «mouvement diurne». Seule la composition de ce mouvement avec celui causé par la mise à feu explique ce que les observateurs verraient s’ils faisaient l’expérience : le projectile, après avoir voyagé vers le haut, descend à nouveau vers son point de départ. Le «mouvement diurne» explique ce fait, en harmonie avec l’existence du mouvement terrestre. Et ce, même si le «mouvement diurne» lui-même n’est pas perceptible au moyen des sens. Il faut toutefois noter, observe Sagredo, que le point de chute du projectile coïncide avec le point de lancement, même dans l’hypothèse où la Terre est immobile. Le problème prend alors une portée générale : jusqu’à quel point l’expérience, à elle seule, est-elle capable de nous renseigner sur le mouvement réel des corps?

La validité de l’expérience

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À ce stade, Salviati introduit et commente le thème de l’observateur qui, situé à bord d’un bateau, doit établir, au moyen d’expériences de mécanique, l’état de mouvement du bateau. Ce thème classique est utilisé pour démontrer non pas le caractère décisif de telle ou telle expérience, mais bien «l’invalidité de toutes les expériences». Avant de relire le passage de la Deuxième journée du Dialogue consacré au thème du bateau, rappelons que le livre de Galilée n’est pas un texte de physique, mais un traité de vulgarisation scientifique : l’intention de Galilée n’est ni d’énoncer des théorèmes ni de proposer des démonstrations destinées aux spécialistes, mais de faire comprendre, à des lecteurs curieux et intelligents, que l’alliance entre philosophie aristotélicienne et astronomie antique a fait long feu, et que seule la description copernicienne du monde ouvre de nouvelles voies à la connaissance humaine. Par conséquent, Salviati ne doit pas procéder à une démonstration compliquée du principe de «l’invalidité de toutes les expériences» qui, selon le sens commun, démontre la fausseté des hypothèses coperniciennes. Il doit, au contraire, employer des arguments extrêmement simples. Salviati s’exprime donc en ces termes : «Enfermez-vous avec un ami dans la plus grande cabine sous le pont d’un grand navire et prenez avec vous des mouches, des papillons et d’autres petites bêtes qui volent ; munissez-vous aussi d’un grand récipient rempli d’eau avec de petits poissons ; accrochez aussi un petit seau dont l’eau coule goutte à goutte dans un autre vase à petite ouverture placé en © POUR LA SCIENCE

© POUR LA SCIENCE

Le développement rapide des techniques d’astronomie télescopique correspond, dans la seconde moitiée du XVIIe siècle, à un développement analogue des instruments de microscopie. Ici un microscope fabriqué en 1693.

Collection privée

dessous. Quand le navire est immobile, observez soigneusement comment les petites bêtes qui volent vont à la même vitesse dans toutes les directions de la cabine, on voit les poissons nager indifféremment de tous les côtés ; les gouttes qui tombent entrent toutes dans le vase placé dessous ; si vous lancez quelque chose à votre ami, vous n’avez pas besoin de jeter plus fort dans une direction que dans une autre lorsque les distances sont égales ; si vous sautez à pieds joints, comme on dit, vous franchirez des espaces égaux dans toutes les directions. Quand vous aurez soigneusement observé cela, bien qu’il ne fasse aucun doute que les choses doivent se passer ainsi quand le navire est immobile, faites aller le navire à la vitesse que vous voulez ; pourvu que le mouvement soit uniforme, sans balancement dans un sens ou l’autre, vous ne remarquerez pas le moindre changement dans tous les effets qu’on vient d’indiquer ; aucun ne vous permettra de vous rendre compte si le navire est en marche ou immobile.»2 L’effort de Galilée, s’exprimant par la bouche de Salviati, pour faire comprendre cette caractéristique universelle du mouvement est remarquable. La substance de l’argument de Galilée est l’invariance de toutes les lois de la mécanique par rapport à des observateurs situés dans des systèmes de référence au repos ou en mouvement rectiligne uniforme. C’est cette invariance qui constitue aujourd’hui le principe de relativité galiléen. Le principe de relativité reformule-t-il le rapport entre l’expérience et la théorie? Lorsqu’il prétend démontrer «l’invalidité» du nombre infini d’observations contraires au mouvement diurne, Galilée n’entend certainement pas sous-évaluer le rôle des données d’observation. Il veut, en revanche, souligner que les informations pouvant être obtenues au moyen des «expériences sensibles» sont significatives si et seulement si elles sont compatibles avec un appareil théorique fondé sur les mathématiques ; le recours à des bibliographies faisant «autorité» est sans portée. Toujours dans la Deuxième journée du Dialogue, les interlocuteurs évoquent les «démonstrations certaines» et le rôle qu’elles jouent dans la connaissance. Avant le thème du bateau, ils abordent la question de savoir ce qu’est la compréhension des choses. Salviati, porte-parole de Galilée, déclare qu’il existe deux manières de comprendre : la première, de type extensif, concerne «la multitude des choses intelligibles», tandis que l’autre, de type intensif, s’attache à la compréhension parfaite d’un nombre limité de propositions. Or, la «multitude des choses intelligibles» est composée d’un nombre infini de propositions soumises à notre sagacité. Aussi, dans le cadre du mode extensif et au vu des limitations imposées à notre esprit, «l’entendement humain est comme rien, quand bien même il comprendrait mille propositions, puisque mille, par rapport à l’infini, est comme zéro». Il n’en est pas de même du mode intensif. Il est dit en effet que «dans la compréhension d’une proposition, [...] l’intellect humain en comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir» 2: «C’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre de celles qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive a en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.»2 Par ce geste d’orgueil, l’esprit humain, malgré ses limitations, s’élève aux hauteurs de l’intellect divin. La voie de la mathématique est la voie vers la vérité, et lorsqu’ils empruntent d’autres voies, comme Galilée l’avait déjà écrit dans L’Essayeur, les hommes se perdent en d’obscurs labyrinthes. La défense que Simplicio tente plus loin pour sauver les principes philosophiques relatifs au mouvement

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semble dès lors bien inutile, défense qu’il vaut la peine de rapporter ici, ne serait-ce que parce que, aujourd’hui encore, les disciples de Simplicio sont légion : «Les philosophes s’occupent surtout des universaux ; ils trouvent les définitions et les accidents les plus communs, abandonnant ensuite aux mathématiciens certains détails et subtilités qui sont plutôt des curiosités.»2

Cortesia Società Torricelliana di Scienze e lettere, Faenza

Philosophies universelle et particulière

Sur ce portrait (peint au début du XIXe siècle) d’Evangelista Torricelli, l’élève de Galilée qui découvrit en 1644 le principe du baromètre, l’auteur Giovanni Piancastelli peignit un instrument trop court, qui n’aurait jamais pu fonctionner.

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Les philosophes, en somme, ont le devoir de définir le «mouvement considéré universellement»2, abandonnant «à ceux qui s’occupent de mécanique ou d’un autre art inférieur la recherche de la proportion de cette accélération et l’étude des autres accidents particuliers»2. Cette pétition de principe de Simplicio est suivie de l’analyse du thème du bateau. Un peu plus loin, elle est attaquée sur la base de la conception galiléenne des mathématiques : Sagredo affirme qu’«il faut bien avouer que vouloir traiter les questions naturelles sans géométrie, c’est tenter l’impossible»2. À quoi Simplicio réplique qu’il ne fallait pas trop se fier aux «subtilités» mathématiques. Si cellesci, à son avis, «sont vraies dans l’abstrait, elles ne correspondent pas à la matière sensible et physique»2. L’argument est tout sauf stupide : pourquoi se torturer le cerveau avec des démonstrations abstraites, lorsque, en fin de compte, il se révèle qu’elles ne sont pas en parfait accord avec le comportement de la matière. Selon Simplicio, donc, il ne s’agissait pas tant de remettre en cause la certitude des démonstrations mathématiques, que de tenir compte du fait qu’«il résulte de l’imperfection de la matière que les choses prises dans le concret ne correspondent pas aux choses considérées dans l’abstrait»2. L’argumentation du Dialogue tout entière souligne que, si la différence entre l’abstrait et le concret est indubitable, l’abstraction mathématique reste néanmoins essentielle pour comprendre le concret. Il faut toujours, lorsque l’on évalue la divergence entre la thèse théorique et la mesure, procéder de manière à éliminer, dans cette dernière et dans les limites du possible, tous les effets qui peuvent la perturber. Quand on agit ainsi, la distance entre l’observation et la théorie diminue jusqu’à s’insérer dans des approximations acceptables. Certes, le type de connaissance que suggère Galilée ne ressemble pas à une connaissance parfaite et complète. L’homme, lisait-on dans un passage décisif du Dialogue, n’est pas la mesure de toute chose : «J’ai toujours trouvé fort [téméraire] de vouloir limiter ce que la nature peut faire et sait faire en le mesurant aux capacités humaines ; de la nature, les esprits les plus spéculatifs ne peuvent connaître entièrement le plus petit effet. Cette vaine prétention de comprendre le tout vient forcément de ce qu’on n’a jamais compris quelque chose : quand on a, ne fût-ce qu’une fois, fait l’expérience de comprendre une seule chose parfaitement et goûté vraiment au savoir, on sait alors que, de l’infinité des autres conclusions, on n’en comprend pas une.»2 © POUR LA SCIENCE

La quête des universaux est un leurre

© POUR LA SCIENCE

Dans le Dialogue, Galilée compare le Système de Ptolémée et celui de Copernic. Le grand exclu est Tycho Brahé, représenté ici sur une toile d’un auteur anonyme.

Societa degli Amici della Musica, Stoccolma

L’attaque vise clairement ceux qui poursuivent le rêve philosophique de saisir les causes premières et les universaux, fondant chacun de leurs discours sur l’ampleur des bibliographies et sur la prétendue autorité de tel ou tel auteur et, en fin de compte, tendant à transformer le savoir en une déduction a priori du monde et des phénomènes. Ceux-là appartiennent, dans les pages du Dialogue, à des «philosophes communs». Leur présomption les pousse à tourner en ridicule tout savant qui, semblant à leurs yeux s’occuper d’un «art inférieur», consacre son temps à ce que Simplicio qualifie de «détails et subtilités». Galilée, contre les «philosophes communs», reprend en 1632 les invectives déjà proférées contre les «philosophes in libris» dans le Messager céleste : «Quelle honte, en des disputes publiques portant sur des questions démontrables, d’entendre interrompre un adversaire pour citer un texte, souvent écrit dans un tout autre but, et lui clore ainsi le bec?»2 Qu’importe, pour les censeurs, que soient présentés dans le Dialogue les fondements de la science moderne. Ces censeurs ne craignent que l’affaiblissement de l’alliance entre philosophie scolastique et théologie dogmatique : aussi n’ont-ils cure de la composition des mouvements, de l’idée qu’aucune expérience ne permette de distinguer le repos du mouvement rectiligne uniforme, et ignorent superbement le principe de relativité. Pour tous ceux-là, il est tout aussi futile que, vers la fin de la Deuxième journée, Salviati et Simplicio étudient la nature même de la pesanteur, faisant émerger une thèse physique que le cerveau de Newton transformera, des dizaines d’années plus tard, en clé de voûte de la nouvelle physique. Qu’est-ce que la pesanteur ? À cette question, Simplicio répond candidement, c’est-à-dire selon la tradition, et déclare que c’est la cause de la chute des graves : «La cause de cet effet est bien connue, chacun sait que c’est la pesanteur. »2 La critique de Salviati est brève et sèche : «Vous vous trompez, signor Simplicio. Ce que vous devez dire, c’est que chacun sait qu’on l’appelle pesanteur. Mais ce que je vous demande, ce n’est pas le nom, c’est l’essence de la chose : de cette essence, vous n’en savez pas plus que de l’essence de ce qui fait tourner les étoiles (... ), mais ce n’est pas cela qui nous fait mieux comprendre quel est le principe, ou la vertu, qui meut la pierre vers le bas, pas plus que nous ne savons ce qui la meut vers le haut quand elle s’est séparée du lanceur, ou, ce qui meut la Lune en rond, sauf (comme je l’ai dit) le nom.»2 Le conflit portant sur le concept de pesanteur a donc commencé par quelques mots prononcés par Salviati à propos du mouvement de la Terre. Salviati admet sa propre ignorance en la matière, mais, en même temps, il dit que ce principe inconnu qui fait bouger la Terre est semblable à celui qui fait bouger Mars, Jupiter, la sphère étoilée et «les parties de la Terre vers le bas»2. Ainsi tombe la barrière métaphysique qui avait séparé durant des siècles notre monde sublunaire du reste de l’Univers. Le Dialogue indiquait aussi la direction à suivre pour parvenir à une théorie unifiée qui englobe la physique terrestre et l’astronomie képlérienne. Hélas, pour Galilée, les jeux étaient faits : la défaite l’attendait à Rome. ■

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La condamnation La condamnation de Galilée en 1632 n’arrête pas le progrès des connaissances.L’avancée philosophique galiléenne est acquise : la recherche des lois de la nature remplace celle des causes premières. n juillet, l’Inquisiteur de Florence reçoit l’ordre de suspendre la diffusion du Dialogue et d’en confisquer toutes les copies existantes. La colère d’Urbain VIII, l’hostilité envers Galilée des jésuites qui date de l’époque de L’Essayeur la rancœur des philosophes in libris, les graves difficultés politiques auxquelles est confronté le régime pontifical sont autant d’éléments qui se conjuguent pour porter un coup d’arrêt juridique à l’innovation galiléenne. Urbain VIII, à qui l’on reproche une trop grande ouverture culturelle et une faiblesse coupable envers l’hérésie, se sert de Galilée comme bouc émissaire. Le Dialogue est envoyé à la Congrégation du Saint-Office et l’auteur reçoit en octobre, alors qu’il réside à Florence, une convocation lui intimant de se rendre dans tes 30 jours à Rome, auprès du Commissaire de l’Inquisition. Les tentatives visant à retarder cette reddition sont inutiles et la santé précaire du vieux scientifique ne pèse guère dans la balance ; parallèlement le soutien florentin s’affaiblit pour devenir de pure forme. À l’amertume que ressasse Galilée s’ajoute une inquiétante incertitude quant aux accusations romaines contre le Dialogue. Le livre, en effet, a obtenu tous les imprimatur nécessaires et aucune faute ne peut donc être imputée à l’auteur du volume. Ainsi raisonnent Galilée et les quelques amis qui lui restent. Ils sont naïvement optimistes, car l’Église a bien autre chose en tête, ou plutôt entre les mains : une version très partiale de l’entretien qui eut lieu, en 1616, entre le scientifique et le cardinal Bellarmin. L’accusation est construite autour de ce qui serait survenu au cours de cette audience : Galilée y aurait reçu l’ordre d’«abandonner absolument» la doctrine copernicienne, et aurait été informé que, s’il passait outre, que ce soit «en paroles» ou «par écrit», le Saint-Office le punirait. L’édit anticopernicien de 1616 n’a cependant pas interdit de débattre du mouvement de la Terre dans un contexte purement mathématique et, en ce sens, les nouvelles accusations sont injustifiées. La subtilité juridique n’est pas négligeable : en avril déjà, lors d’un interrogatoire, Galilée est mis en difficulté. Prié de fournir un compte rendu des événements de 1616, il doit admettre qu’il ne se rappelle pas de l’injonction évoquée dans le document que présente l’accusation. La situation s’envenime lorsque les inquisiteurs lui demandent si, lors des négociations pour obtenir l’imprimatur du Dialogue, il avait informé les autorités de l’injonction de 1616. Galilée a une ligne de défense extrêmement périlleuse : il ne peut, en effet, nier la validité de l’étrange document de 1616, parce qu’une telle contestation est tout simplement inconcevable en de telles circonstances. D’autre part, continuer à plaider l’oubli n’est pas une tactique efficace. La seule voie possible consiste à démontrer sa bonne foi, si manifeste que l’accusation, dans un premier temps, ne va pas plus loin. D’autre part, Galilée, lors du premier interrogatoire, a déclaré que le Dialogue démontre la fausseté des hypothèses coperniciennes. Dans un second temps, l’avis qui est demandé à trois sages donne cependant tort à Galilée. Aussi, l’accusation décide-t-elle d’approfondir l’étude de ce cas, puisqu’il lui semble légitime de soupçonner que Galilée soit véritablement copernicien et qu’il ne se soit pas limité

Cortesia Biblioteca del seminario Vesciville, Padova

E

Une page du Dialogue, où est illustré le système planétaire héliocentrique.

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© POUR LA SCIENCE

Palazzo Celesia, Genova

Isaac Newton trouva dans la lecture des œuvres de Galilée les fondements qui lui permirent d’élaborer la théorie mathématique du mouvement. Nous voyons ici l’un de ses portraits, d’auteur inconnu, conservé à la bibliothèque de l’Université de Bologne.

à envisager le Système de Copernic en termes de pure élucubration mathématique. Voyant la situation empirer, Galilée avoue spontanément à la Sainte Congrégation, vers la fin du mois d’avril, avoir commis des fautes et avoir écrit dans ses ouvrages des pages qui pourraient conforter dans leurs opinions les lecteurs favorables aux idées coperniciennes.

Galilée doit abjurer Quelques jours plus tard, Galilée est en enjoint de consigner par écrit sa propre défense : il y admet s’être trompé, mais de bonne foi, car il ne se souvient pas bien des termes précis de l’ordre reçu en 1616. Il déclare alors être disposé à corriger le Dialogue dans toutes les parties que les inquisiteurs lui indiqueront. La défense supplie l’accusation de prendre en compte que Galilée a désormais 70 ans et demande que l’évaluation des peines associées aux «délits» tienne compte de son grand âge. Telle est la situation au début du mois de mai. En juin, l’accusation revient à la charge. Elle demande à Galilée de renoncer à ses mensonges et d’avouer qu’il croit réellement aux théories de Copernic : ou il dit la vérité, ou il sera soumis à la question. Le sort du procès est scellé. Sept des dix cardinaux inquisiteurs votent la condamnation. Le 22 juin 1632, l’accusé est transféré à Santa Maria della Minerva et informé qu’il est « fortement soupçonné d’hérésie » et donc passible des peines prescrites « contre de tels délinquants ». Le Dialogue est interdit et Galilée, condamné à la prison, doit lire en public un acte d’abjuration. Le texte de cette abjuration, particulièrement dans sa conclusion, constitue un document à méditer : « [ ... ] d’un cœur sincère, et en toute bonne foi, j’abjure, je maudis et je déteste les susdites erreurs et hérésies, et, d’une manière générale, et quelles qu’elles soient, toutes autres erreurs, hérésies et croyances contraires à la Sainte Église. Je jure que, dans l’avenir, je ne dirai ni n’affirmerai plus rien, ni oralement, ni par écrit, qui soit susceptible de faire concevoir de tels soupçons à mon égard. De plus, si je connais quelque hérétique ou quelqu’un qui soit suspect d’hérésie, je le dénoncerai au Saint-Office ou bien à l’Inquisiteur ou à l’Ordinaire du lieu où je me trouverai. Je jure aussi, et je promets, © POUR LA SCIENCE

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d’accomplir et d’observer strictement toutes les pénitences qui m’ont été ou qui me seront imposées par le Saint-Office et, si je manquais à aucune des promesses ou à aucun des serments que je viens de faire, ce qu’à Dieu ne plaise, je me soumets à toutes les peines et à tous les châtiments qui sont imposés et promulgués par les saints canons et par les autres constitutions générales et particulièrement contre les fautes de ce genre. Ainsi que Dieu m’aide, ainsi que son Saint Évangile que je touche de mes propres mains.»3 Les textes officiels de la condamnation et de l’abjuration sont diffusés dans les écoles et dans les universités, en guise d’avertissement à tous. La foule des envieux et des détracteurs avait eu raison de Galilée, par le bras du Saint-Office ; l’Église romaine avait fait étalage de sa force. Galilée est d’abord envoyé à Sienne, sous la tutelle de son ami et archevêque Piccolomini, en résidence surveillée à l’évêché. Quelques mois plus tard, il est autorisé à séjourner dans sa maison d’Arcetri, en isolement : le but recherché est de priver le vieux savant de toute possibilité de communication avec d’autres scientifiques. Au fil des ans, la santé de Galilée se détériore toujours davantage et, en 1638, il devient aveugle. On lui accorde alors la permission de déménager à Florence, toujours à condition qu’il ne parle avec personne de son « opinion damnée ». Malgré les conditions de vie et le régime de résidence surveillée auquel il est contraint, Galilée rédige quand même un nouveau livre. Un véritable texte sur la physique du mouvement et sur la résistance des matériaux, texte qui ne peut toutefois pas être imprimé en Italie en raison de la condamnation pontificale. Par divers truchements, les nouvelles pages galiléennes parviennent en Hollande, et l’ouvrage est publié à Leyde, en 1638, sous le titre de Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles.

Les Discours, le chant du cygne Les Discours sont une conversation entre les protagonistes vulgarisateurs du Dialogue. En substance toutefois, ils n’apportent pas grand-chose de nouveau en termes de vulgarisation. Galilée étudie, à l’aide du bagage conceptuel de la géométrie, une série de problèmes de physique, développant des raisonnements spécialisés et démontrant des théorèmes. Les Discours sont organisés en journées. Au cours des deux premières, Galilée explore la structure de la

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Cortesia Biblioteca del seminario Vesciville, Padova

matière et des grandeurs continûment variables et fait œuvre pionnière ; il critique avec précision et détachement la vision aristotélicienne selon laquelle la vitesse était directement proportionnelle à la «pesanteur» des corps et inversement proportionnelle à la résistance du milieu ; il analyse la physique du mouvement pendulaire et démontre des théorèmes sur la résistance des structures matérielles telles que les poutres. Au cours des troisième et quatrième journées, il étudie la cinématique, analyse correctement le mouvement rectiligne uniforme et le mouvement uniformément accéléré, et démontre des théorèmes sur le mouvement parabolique des projectiles. Soulignons à cet égard que la théorie galiléenne du mouvement est exclusivement de type cinématique. Galilée, en effet, ne dispose d’aucun critère qui permette de mesurer des forces, et il n’est, par conséquent, pas à même d’affronter les problèmes de la dynamique. Les dissertations galiléennes où figurent les forces sont, en effet, purement descriptives, dans le sens où toute référence aux forces est dépourvue de connotation dynamique. Cette précision est essentielle pour éviter tout malentendu sur l’interprétation de l’œuvre galiléenne, le plus fréquent contresens étant que Galilée n’aurait eu qu’une vision erronée de l’inertie. Pour comprendre la question, il faut lire attentivement, dans les Discours, l’affirmation portant sur le mouvement dans un plan horizontal. Lorsqu’il présente le premier théorème de la quatrième journée, Galilée évoque un « mobile [qui] a été lancé sur un plan horizontal dont l’on a écarté tout obstacle »8. Dans cette situation, « son mouvement se poursuivra uniformément et éternellement sur ce même plan, pourvu qu’on le prolonge à l’infini »9. Une description que l’on peut également trouver dans le Dialogue et dans des passages des textes galiléens qui remontent aux années où il vivait à Padoue. Lorsqu’il parle du « plan horizontal », Galilée fait toujours référence à un plan parallèle à la surface terrestre. Cependant, la Terre étant sphérique, ce « plan horizontal » de référence est une surface courbe. Dans ce cas, si Galilée a véritablement parlé d’un mouvement inertiel uniforme, il a une notion erronée de l’inertie : s’il a une notion correcte de celle-ci, il doit considérer les accélérations du mouvement circulaire uniforme. En réalité, Galilée est bien loin de commettre une erreur aussi manifeste, pour la simple raison qu’il ne raisonne pas en termes de forces appliquées. Il

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Palazzo Celesia, Genova

La fresque de Barabino au Palazzo Celesia à Gênes, représente les Inquisiteurs et Galilée qui attend le verdict (page ci-contre). © POUR LA SCIENCE

Vincenzio Viviani, l’un des élèves préférés de Galilée, vécut avec son maître lors des premiers mois de 1639. En automne de l’an 1641, Galilée hébergea un autre de ses élèves, Evangelista Torricelli, l’inventeur du baromètre.

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se limite en effet à dire que, lorsque « l’on a écarté tout obstacle », le mouvement uniforme à vitesse constante se poursuit indéfiniment. C’est la formulation actuelle du principe d’inertie. Rien ne nous autorise à émettre des jugements sur un présumé concept erroné de Galilée de l’inertie circulaire. Il est en revanche correct, conformément aux indications de Stillman Drake, de parler d’une formulation très restreinte d’un principe de conservation qui est une sorte de principe d’inertie « local ». Le problème évoqué n’est pas un point de détail, car il est porteur d’avenir. La grandeur de la physique galiléenne, qui se manifeste par la critique sévère de la notion aristotélicienne de mouvement et par la découverte de la cinématique, ouvre la voie aux recherches de Newton. Celles-ci déboucheront, en 1687, avec la publication des Principia, sur la dynamique et sur un début d’unification entre la physique terrestre de Galilée et l’astronomie théorique de Kepler. Newton s’est indubitablement inspiré, et ne s’en est pas caché, des idées de Galilée, exposées dans une traduction en langue anglaise du Dialogue, publiée en 1661 par Thomas Salusbury. L’influence des idées de Galilée sur celles de Newton est encore aujourd’hui objet de controverses. Un grand nombre de spécialistes pensent que Galilée croyait réellement en une «inertie circulaire» et qu’une étape décisive vers la physique newtonienne résulte des thèses philosophiques de Descartes, même si Newton lui-même, dans les Principia, soutient le contraire.

Descartes continue à rechercher les causes Pour Descartes, le mouvement rectiligne uniforme témoigne de l’existence de Dieu ; il tente, parallèlement de fonder la physique sur un groupe de lois du choc pour le moins discutables et démontre, en 1638, qu’il n’a pas compris la profondeur et l’ampleur de la physique des Discours. Il envoie en effet une longue lettre à Marin Mersenne à propos de cet ouvrage, et dès les premières lignes, l’énorme fossé entre la science de Galilée de celle de Descartes est patent. Les pages des Discours lui semblent imparfaites parce qu’elles n’identifiaient pas les «causes premières» qui, selon la tradition, représentaient l’objectif primordial de la recherche sur les phénomènes, et que Galilée avait, au contraire, choisi d’ignorer. Descartes écrit à Mersenne : «Il me semble qu’il manque beaucoup en ce qu’il fait continuellement des digressions, et ne s’arrête point à expliquer tout à fait une matière ; ce qui monstre qu’il ne les a point examinées par ordre, et que, sans avoir considéré les premières causes de la nature, il a seulement cherché les raisons de quelques effets particuliers, et ainsi qu’il a basti sans fondement.»4 Descartes ajoute à cette critique de nature générale d’autres observations particulières. Deux d’entre elles méritent d’être citées pour nous aider à évaluer la distance qui sépare Descartes de Galilée. La première concerne la pesanteur, et est tout à fait explicite. Descartes déclare que «Tout ce que [Galilée] dit de la vitesse des cors qui descendent dans le vuide etc., est basti sans fondement ; car il aurait deu auparavant déterminer ce que c’est que la pesanteur ; et s’il en savoit la vérité, il sauroit qu’elle est nulle dans le vuide.»5 L’erreur de Descartes est manifeste. La seconde critique est digne d’intérêt, justement parce qu’elle fait référence au thème des mouvements paraboliques et se rattache donc à la notion cartésienne de mouvement qui, selon certains spécialistes, contiendrait un énoncé satisfaisant du principe d’inertie. Nous savons que Galilée résout le mouvement parabolique en composant deux mouvements, l’un horizontal d’accélération nulle, «inertiel», l’autre vertical. Descartes écrit que, les hypothèses de Galilée admises, un corps devrait en effet suivre une trajectoire parabolique, mais que malheureusement, «ses positions sont fausses» : est particulièrement erronée, du point de vue cartésien, l’hypothèse selon laquelle «les cors jetés en l’air vont également © POUR LA SCIENCE

Les métaphysiciens, dont Descartes, n’ont que mépris pour ceux qui ratiocinent sur les détails des phénomènes. Dans une lettre à son ami le père Mersenne, Descartes critique les physiciens qui ne s’attachent qu’à des «effets particuliers». La mécanique de Galilée, par conséquent, apparaît à Descartes comme une construction «sans fondement», tandis que Newton considère la physique de Descartes comme une fâcheuse métaphysique. Une autre différence marquée entre l’approche galiléenne et l’approche cartésienne doit être signalée. La première vise à trouver des lois de la nature, pose pour principe qu’il est impossible d’arriver à une explication complète et définitive du plus petit phénomène observable, et présuppose que le traitement mathématique nécessite des vérifications expérimentales grâce à l’emploi de techniques raisonnables d’approximation. Descartes, à l’opposé, recherche dans la théologie les causes générales des phénomènes et estime qu’il est nécessaire de décrire qualitativement et généralement les phénomènes sans jamais utiliser les mathématiques. Descartes pose les bases d’une vision mécaniste de l’Univers. Galilée ne fut pas mécaniste, même s’il n’est pas rare, aujourd’hui, que quelque docte professeur affirme que la science du XVIIe siècle était mécaniste et galiléenne. Le «mécanisme» n’est pas une science, mais une métaphysique, et le père du mécanisme du XVIIe siècle fut l’adversaire de Galilée, René Descartes, celui-là même qui écrivit l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire des mathématiques - La Géométrie -, mais qui élabora une physique romancée, destinée aux esprits superficiels et aux philosophes in libris. Le contraste entre la physique des Discours et la métaphysique mécaniste de Descartes illustre toute la portée de la révolution galiléenne, une révolution qui ne peut certainement pas être arrêtée par un quelconque procès ou par des préjugés philosophiques. Avec Galilée naît, non pas une nouvelle méthode, entendue comme un groupe de règles qui, respectées, donnent une bonne science, mais un groupe de découvertes théoriques et expérimentales qui détachent l’entreprise scientifique de la médiation métaphysique et ouvrent donc, pour la philosophie, de nouveaux horizons de recherche. Après le Messager céleste, le Dialogue et les Discours, la philosophie doit se renouveler si elle veut contribuer à l’exploration des frontières de la connaissance humaine. En fin de compte, toute la méthode galiléenne est contenue dans une phrase que le grand scientifique écrit dans une lettre rédigée au cours des dernières années de sa vie : il déclare ne pas pouvoir «donner le repos» à son «esprit inquiet». Galilée meurt à Florence en 1642, aux premiers jours de janvier. En décembre de la même année, le jour de Noël, naît à Woolsthorpe, dans le Lincolnshire, un enfant du nom d’Isaac Newton. ■ © POUR LA SCIENCE

Une page manuscrite des Discours.

Royal academy of Arts, Londres

Seul le détail intéresse Galilée, se moque, à tort, Descartes

Biblioteca Nationale, Roma

vite suivant l’horizon»6. Comment expliquer l’attitude atrabilaire et antigaliléenne de Descartes ? La clé de cette interprétation est que, selon Descartes, la raison d’être de la recherche est la détermination des causes, et non la recherche des lois. Dans cette perspective, il pose Dieu comme cause de toute chose, dans le sens où Dieu est l’auteur de tous les mouvements. Ces mouvements divins sont rectilignes uniformes et c’est la matière dans ses divers états qui les rendent irréguliers et incurvés. Descartes expose donc les diverses règles métaphysiques permises par Dieu qui les valide en agissant toujours de la même manière. La première règle prétend que chaque portion de matière conserve un état donné jusqu’à ce que d’autres portions la heurtent et la modifient. La deuxième établit que, lors du choc, les quantités de mouvement cédées ou soustraites se conservent. La troisième, enfin, affirme que les parties individuelles d’un corps ont tendance à se déplacer en ligne droite, et que cette tendance est tout à fait différente du mouvement observable, qui est presque toujours incurvé par l’action d’autres portions de matière.

René Descartes, détail d’une fresque conservée à la Royal Academy of Arts de Londres

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La chute des corps Galilée est toujours actuel : la boule de pétanque et la balle de tennis tombent-elles de la même façon? ne polémique a oppose, en 1999, le Ministre de l’Éducation nationale et des journalistes sur les vitesses de chute comparées d’une balle de tennis et d’une boule de pétanque. Dans le vide, et c'est bien là le message de Galilée, les deux objets tombent à la même vitesse. En présence de frottement, cette affirmation est erronée : dans l'air, la balle de tennis et la boule de pétanque, de taille égale, sont soumises à la même force de frottement, et pourtant elles ne tombent pas à la même vitesse : Galilée avait déjà analysé le problème. Tout d'abord, l'idée que le principe d'inertie de Galilée soit une simple abstraction est fausse. Le problème de la chute des corps est longuement examiné par Galilée dans son dernier livre les Discours concernant deux sciences nouvelles. L'universalité de la chute libre des corps dans le vide, c'est-à-dire le fait que tous les corps tombent selon le même mouvement dans le champ de gravité si la résistance du milieu a un effet négligeable, y est extrait de la réalité et de la diversité des phénomènes concrets. Galilée décrit en détail la résistance exercée par l'air sur le corps en mouvement. Si la nouvelle physique du mouvement de Galilée a triomphé de la physique d'Aristote, c'est qu'elle correspondait mieux à la réalité. Les descriptions de Galilée sont essentiellement qualitatives et ne contiennent aucune équation. C'est Newton, quelque 50 ans plus tard, qui a écrit les équations du mouvement d'un corps dans un champ de gravité ; il a aussi envisagé longuement la résistance de l'air, résolvant le problème pour une résistance proportionnelle à la vitesse ou au carré de la vitesse. Cette dernière hypothèse décrit la plupart des expériences de chute des corps dans l'air. Si Galilée ne pouvait étudier la chute libre dans le vide, sous sa forme pure, Newton le pouvait et affirmait avec raison que, dans le vide, une plume de duvet et une pièce d'or tomberaient avec des vitesses égales. Il insistait même sur le fait que cet argument s'applique à l'espace interstellaire où il n'y a pas de résistance au mouvement des planètes. Les descriptions quantitatives de Galilée sont précises et modernes. Elles sont confirmées, de façon remarquable par la connaissance que nous avons aujourd'hui des lois qui décrivent la résistance de l'air. Il ressortira des citations de Galilée et de leur confrontation avec les lois connues aujourd'hui que Galilée disposait d'une expérience concrète des divers comportements observés sur les mouvements étudiés.

U

Galilée et la chute des corps La chute des corps dans le vide est l'objet de la deuxième partie des discussions de la première journée de son Discours. Ces discussions sont introduites par un célèbre échange :

Le Scienze

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Simplicio : «Aristote s'élève contre certains anciens qui introduisaient le vide à cause du mouvement, disant que celui-ci ne pourrait avoir lieu sans celui-là. S'opposant à cette thèse, Aristote démontre que, tout au contraire, la réalité du mouvement rend le vide impossible [ ... ] des mobiles de poids différents se meuvent dans le même milieu avec des vitesses inégales ayant entre elles même proportion que les poids [ ... ] les vitesses du même mobile dans différents milieux sont inversement proportionnelles à la densité de ces milieux [ ... ] un mobile devrait dans le vide se mouvoir instantanément; or le mouvement instantané est impossible, donc on ne peut introduire le vide à cause du mouvement. Salviati: [ ... ] Je doute qu’Aristote ait jamais vérifié expérimentalement © POUR LA SCIENCE

© POUR LA SCIENCE

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PLS

s'il est vrai que deux pierres, dont l'une est dix fois plus pesante que l'autre et qu'on laisse tomber au même instant d'une hauteur de cent coudées, par exemple, aient des vitesses si différentes que la plus grande touche déjà terre alors que l'autre n'a même pas descendu dix coudées. Simplicio : On voit pourtant d'après ses propres paroles qu'il a fait l'expérience... Sagredo : Mais moi qui en ai fait l'essai, seigneur Simplicio, je vous assure qu'un boulet d'artillerie pesant cent ou deux cents livres, ou même davantage, ne précédera même pas d'une palme, en touchant terre, une balle de mousquet dont le poids n'excède pas une demi-livre, et cela après une chute commune de cent coudées. » La loi d'universalité de la chute des corps peut être masquée par des forces exercées par le milieu sur le corps en mouvement; Galilée le sait. Salviati : «Nous nous proposons de rechercher ce qui arriverait à des mobiles de poids très différents dans un milieu dont la résistance serait nulle... et si nous trouvons qu'effectivement des mobiles de poids spécifiques variables ont des vitesses de moins en moins différentes selon que les milieux sont de plus en plus aisés à pénétrer, qu'en fin de compte dans le milieu le plus ténu bien que non vide, et pour des poids très inégaux, l'écart des vitesses est très petit et presque insensible, alors nous pourrons admettre, me semble-t-il avec une très grande probabilité, que dans le vide les vitesses seraient toutes égales [ ... ] Salviati : L'expérience qui consiste à prendre deux mobiles de poids aussi différents que possible et à les lâcher d'une hauteur donnée pour observer si leurs vitesses sont égales, offre quelques difficultés ; car si la hauteur est importante, le milieu que le corps, en tombant, doit ouvrir et repousser latéralement par son mouvement, gênera beaucoup plus le faible moment du mobile le plus léger que la force considérable du plus lourd, et sur une longue distance le corps léger demeurera ainsi en arrière. » Ces difficultés ont conduit Galilée à confirmer sa démonstration par des expériences de chute le long d'un plan incliné et surtout par les expériences d'oscillations de deux pendules. La vitesse étant plus faible, la résistance de l'air est alors moins gênante. C'est de cette façon que Galilée a prouvé, par l'expérience, l'universalité de la chute libre et c'est avec la même technique que les expériences les plus précises ont été réalisées pendant les trois siècles suivants. C'est seulement récemment que des expériences précises de chute dans le vide ont pu être faites à l'aide de «tours de chute libre». Pour emporter la conviction, Galilée a longuement discuté la résistance de l'air au mouvement : Salviati : «Si fluide, si ténu et si tranquille que soit le milieu, il s'oppose en effet au mouvement qui le traverse avec une résistance dont la grandeur dépend directement de la rapidité avec laquelle il doit s'ouvrir pour céder le passage au mobile ; et comme celui-ci par nature va en accélérant continuellement, il rencontre de la part du milieu une résistance sans cesse croissante, d'où résulte un ralentissement... si bien que la vitesse d'une part, la résistance du milieu de l'autre atteignent à une grandeur où, s'équilibrant l'une l'autre, toute accélération est empêchée, et le mobile réduit à un mouvement régulier et uniforme qu'il conserve constamment par la suite. » L'objectif de Galilée est de montrer que les mouvements seraient les mêmes dans le vide, mais pour convaincre, il lui faut comprendre les mouvements réels et donc comprendre la résistance de l'air. Il oppose le mouvement d'une vessie gonflée à celui d'un morceau de plomb : Salviati : «Remarquant alors que si l'air offre une très grande résistance au léger mouvement de la vessie, il ne s'oppose que faiblement au poids du plomb, je tiens pour certain que l'avantage résultant de sa suppression totale serait si important pour la vessie, mais si petit pour le plomb, que leurs vitesses deviendraient égales [ ... ] Salviati : Si l'on prend deux corps égaux, identiques par la matière et par la forme (et pourvus ainsi de vitesses incontestablement égales), et que l'on

L’inclinaison de la tour de Pise à l’époque de Galilée.

Résistance : ␳Sv2

Résistance : ␳Sv’2

diminue le poids de l'un dans la même proportion que sa surface (sans altérer la similitude de leur forme), aucune réduction de la vitesse ne s'ensuivra... si le poids venait à diminuer plus que la surface, il en découlerait pour le mobile un certain ralentissement : et cela d'autant plus que la diminution du poids serait proportionnellement plus importante que celle de la surface. »

L'équation du mouvement

Pesanteur : mg

Pesanteur : m’g

Un corps atteint sa vitesse limite de chute quand les deux forces sont égales, la résistance de l’air proportionnelle à la surface et la force de pesanteur proportionnelle à la masse.

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Cette compréhension de la chute des corps dans l'air est pleinement confirmée par les équations que nous écrivons aujourd'hui. Pour ne pas alourdir le discours, nous supposerons que le corps étudié est une boule lisse et rigide suffisamment dense pour que nous puissions négliger la poussée d'Archimède. De surcroît, à l'instar de Newton, nous supposerons que la résistance de l'air est proportionnelle au carré de la vitesse, hypothèse valable pour les situations comme la chute dans l'air de la hauteur de la tour de Pise.

Quand la résistance est négligeable, c'est-à-dire dans le vide, l'équation de Newton est particulièrement simple puisque l'accélération est égale à une constante g et les mouvements sont donc les mêmes pour tous les corps, pourvu que les conditions initiales soient identiques. Comme l'accélération est uniforme, la vitesse de chute est proportionnelle au temps et la hauteur de chute au carré du temps. Dès que la résistance de l'air intervient, les deux mouvements ne sont plus identiques. La vitesse limite, atteinte lorsque la résistance de l'air compense totalement la force de gravitation, est proportionnelle à la racine carrée du poids mg de la boule (m est la masse de la boule), et inversement proportionnelle à la racine carrée de la surface transversale de la boule, de la densité de l'air et du coefficient de traînée. Cette variation rappelle tout à fait la description de la vitesse du mouvement selon Aristote, mais comme le dit clairement Galilée, cette vitesse limite n'est atteinte dans l'air qu'après un temps de chute d'autant plus long que la résistance est plus faible. Dans le vide, de densité nulle, cette vitesse, effectivement infinie, n'est jamais atteinte. La vitesse limite dépend uniquement du rapport de la masse à la surface de la boule, ce qui est exactement l'argument de Galilée. Comme le coefficient de traînée est constant, la résistance de l'air est effectivement proportionnelle à la surface : l'équation du mouvement dépend alors seulement du rapport de la force de résistance à la masse, soit du rapport de la surface à la masse. Considérons par exemple une boule de pétanque d'une masse de 700 grammes et d'un diamètre de 7,5 centimètres ainsi qu'une balle de tennis ayant à peu près le même diamètre que la boule de pétanque, mais une masse égale à 58 grammes. Laissons tomber ces objets de la tour de Pise, haute de 51 mètres. Pour la boule de pétanque, la vitesse limite 76,7 mètres par seconde est nettement supérieure à celle atteinte en chute libre dans le vide au moment de l'impact (31,6 mètres par seconde). En revanche, pour la balle, la vitesse limite est égale à 22,1 mètres par seconde, inférieure à la vitesse qui serait atteinte en chute libre : la balle est très ralentie. Ces raisonnements qualitatifs, à la Galilée, sont confirmés par le calcul du retard en temps de chute d'un objet par rapport à l'autre. Le retard entre le cas réel et le cas sans frottement est de 0,05 seconde pour la boule de pétanque et de 0,57 seconde pour la balle. Évidemment, Galilée ne pouvait faire cette expérience, mais il pouvait comparer le retard de l'impact au sol de la boule par rapport à l'impact au sol de la balle, tous deux calculés dans l'air, soit 0,52 seconde. Ces différences sont appréciables. La balle est à 10,6 mètres du sol lorsque la boule de pétanque touche le sol. Cette différence est appréciable à l'œil et encore plus à l'oreille (l'oreille distingue des écarts de quelques centièmes de seconde). Qu'il ait ou non réalisé ses expériences lui-même, Galilée connaissait ces difficultés et c'est pourquoi il a accordé une telle importance à la résistance de l'air. Ainsi, les expériences de chute des corps dans l'air sont-elles parfaitement décrites par les arguments de Galilée qui avait compris que le paramètre pertinent pour décrire les effets de la résistance de l'air est bien le rapport de la masse et de la surface. ■ © POUR LA SCIENCE

CHRONOLOGIE 1564 : Fils de Vincenzio Galilée et de Giulia Ammanati, Galilée naît à Pise, le 15 février.

1612 : Publie une Petite œuvre

sur le flottement des corps solides.

1581 : Inscription à la Faculté de

1615 : Écrit la lettre sur la science et la foi à Christine de Lorraine.

1585 : Abandon de la médecine

1616 : Le cardinal Bellarmin condamne le Système de Copernic et admoneste Galilée.

1589 : Galilée commence à

1619 : Publication du Discours des comètes par Guiducci.

médecine de l’Université de Pise.

et départ pour Florence. Galilée étudie la géométrie. enseigner les mathématiques à l’Université de Pise.

1592 : Début d’une longue

période d’enseignement à Padoue.

1604 : Galilée découvre la loi de

1623 : L’Académie des Lincei publie L’Essayeur. 1624 : Envoi à Rome d’un des premiers microscopes.

1608 : Établit la trajectoire para-

1632 : Publication à Florence du Dialogue sur les deux grands Systèmes du monde, ptoléméen et copernicien.

1609 : Construit et utilise des

1633 : Le 22 juin, lecture publique de l’acte d’abjuration.

1610 : Publie Le Messager

1638 : Publication du Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles.

chute des corps et observe la «nouvelle étoile». bolique des projectiles. télescopes.

céleste, et part pour Florence où il est nommé «Mathématicien et Philosophe» du Grand Duc de Toscane.

1642 : Galilée meurt à Florence le 8 janvier.

BIBLIOGRAPHIE Les numéros des œuvres correspondent aux renvois du texte. 1 Raymond ZOUCKERMAN, Galilée, penseur libre, Éditions de l’union rationaliste, Paris, 1968. 2 Galileo GALILEI, Dialogue sur les deux grands Systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux, Éditions du Seuil, Paris, 1992. 3 Ludovico GEYMONAT, Galilée, traduit par Paul-Henri Michel, Éditions du Seuil, Paris, 1992. 4 GALILÉE, Dialogues et lettres choisies, traduction de Paul-Henri Michel, Hermann, Paris, 1966. 5 Galilée, Le Messager Céleste, traduit par Isabelle Pantin, Les Belles Lettres, Paris, 1992. 6 Galilée, aspects de sa vie et de son œuvre, Centre International de Synthèse, Presses Universitaires de France, 1968.

7 GALILÉE, L’Essayeur, traduit par Christine Chauviré, Les Belles Lettres, Paris, 1979. 8 GALILÉE, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, traduit par Maurice Clavecin, Librairie Armand Colin, Paris, 1970 (p. 205). 9 Œuvres de Descartes – Correspondances, Tome II, Librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1969. S. DRAKE, Galilée, Actes Sud, 1987. Emile NAMER, L'Affaire Galilée, Gallimard, 1975. Paul COUDERC, Galilée et la pensée contemporaine, Société astronomique de France, 1966. GALILÉE, Le messager des étoiles, traduit par Jean-Pierre Maury, Gallimard, 1986. P. COSTABEL et M.P. LERMER, Les Nouvelles pensées de Galilée, Vrin, 1973.

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