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Les Essais − Livre I

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Les Essais − Livre I Table des matières du livre I

Au lecteur Chapitre I Par divers moyens on arrive à pareille fin Chapitre II De la tristesse Chapitre III Nos affections s'emportent au delà de nous Chapitre IV Comme l'âme descharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais luy defaillent Chapitre V Si le chef d'une place assiégée doit sortir pour parlementer Chapitre VI L'heure des parlemens dangereuse Chapitre VII Que l'intention juge nos actions Chapitre VIII De l'oisiveté Chapitre IX Des menteurs Chapitre X Du parler prompt ou tardif Chapitre XI Des prognostications Chapitre XII De la constance Chapitre XIII Ceremonie de l'entrevuë des roys Chapitre XIV On est puny pour s'opiniastrer à une place sans raison Chapitre XV De la punition de la courdise 2

Les Essais − Livre I Chapitre XVI Un traict de quelques ambassadeurs Chapitre XVII De la peur Chapitre XVIII Qu'il ne faut juger de nostre heur qu'après la mort Chapitre XIX Que philosopher, c'est apprendre à mourir Chapitre XX De la force de l'imagination Chapitre XXI Le profit de l'un est dommage de l'aultre Chapitre XXII De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe Chapitre XXIII Divers evenemens de mesme conseil Chapitre XXIV Du pedantisme Chapitre XXV De l'institution des enfans Chapitre XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance Chapitre XXVII De l'amitié Chapitre XXVIII Vingt et neuf sonnets d'Estienne de La Boëtie Chapitre XXIX De la moderation Chapitre XXX Des cannibales Chapitre XXXI Qu'il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines Chapitre XXXII De fuir les voluptez au pris de la vie 3

Les Essais − Livre I Chapitre XXXIII La fortune se rencontre souvent au train de la raison Chapitre XXXIV D'un defaut de nos polices Chapitre XXXV De l'usage de se vestir Chapitre XXXVI Du jeune Caton Chapitre XXXVII Comme nous pleurons et rions d'une mesme chose Chapitre XXXVIII De la solitude Chapitre XXXIX Consideration sur Ciceron Chapitre XL Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l'opinion que nous en avons Chapitre XLI De ne communiquer sa gloire Chapitre XLII De l'inequalité qui est entre nous Chapitre XLIII Des loix somptuaires Chapitre XLIV Du dormir Chapitre XLV De la bataille de Dreux Chapitre XLVI Des noms Chapitre XLVII De l'incertitude de nostre jugement Chapitre XLVIII Des destries Chapitre XLIX Des coustumes anciennes 4

Les Essais − Livre I Chapitre L De Democritus et Heraclitus Chapitre LI De la vanité des paroles Chapitre LII De la parsimonie des anciens Chapitre LIII D'un mot de Cæsar Chapitre LIV Des vaines subtilitez Chapitre LV Des senteurs Chapitre LVI Des prieres Chapitre LVII De l'aage

Chapitre suivant

Au Lecteur C'EST icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dés l'entree, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privee : je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voüé à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m'ayans perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traicts de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautez empruntees. Je veux qu'on m'y voye en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans estude et artifice : car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté parmy ces nations qu'on dit vivre encore souz la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres−volontiers peint tout entier, Et tout nud. Ainsi, Lecteur, je suis moy−mesme la matiere de mon livre : ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq. De Montaigne, ce 12 de juin 1580. Chapitre précédent Chapitre suivant

Au Lecteur

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE PREMIER Par divers moyens on arrive à pareille fin LA plus commune façon d'amollir les coeurs de ceux qu'on a offencez, lors qu'ayans la vengeance en main, ils nous tiennent à leur mercy, c'est de les esmouvoir par submission, à commiseration et à pitié : Toutesfois la braverie, la constance, et la resolution, moyens tous contraires, ont quelquesfois servy à ce mesme effect. Edouard Prince de Galles, celuy qui regenta si long temps nostre Guienne : personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur ; ayant esté bien fort offencé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne peut estre arresté par les cris du peuple, et des femmes, et enfans abandonnez à la boucherie, luy criants mercy, et se jettans à ses pieds : jusqu'à ce que passant tousjours outre dans la ville, il apperçeut trois gentils−hommes François, qui d'une hardiesse incroyable soustenoient seuls l'effort de son armee victorieuse. La consideration et le respect d'une si notable vertu, reboucha premierement la pointe de sa cholere : et commença par ces trois, à faire misericorde à tous les autres habitans de la ville. Scanderberch, Prince de l'Epire, suyvant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espece d'humilité et de supplication de l'appaiser, se resolut à toute extremité de l'attendre l'espee au poing : cette sienne resolution arresta sus bout la furie de son maistre, qui pour luy avoir veu prendre un si honorable party, le reçeut en grace. Cet exemple pourra souffrir autre interpretation de ceux, qui n'auront leu la prodigieuse force et vaillance de ce Prince là. L'Empereur Conrad troisiesme, ayant assiegé Guelphe Duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lasches satisfactions qu'on luy offrist, que de permettre seulement aux gentils−femmes qui estoient assiegees avec le Duc, de sortir leur honneur sauve, à pied, avec ce qu'elles pourroient emporter sur elles. Elles d'un coeur magnanime, s'adviserent de charger sur leurs espaules leurs maris, leurs enfans, et le Duc mesme. L'Empereur print si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu'il en pleura d'aise, et amortit toute cette aigreur d'inimitié mortelle et capitale qu'il avoit portee contre ce Duc : et dés lors en avant traita humainement luy et les siens. L'un et l'autre de ces deux moyens m'emporteroit aysement : car j'ay une merveilleuse lascheté vers la miséricorde et mansuetude : Tant y a, qu'à mon advis, je serois pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu'à l'estimation. Si est la pitié passion vitieuse aux Stoiques : Ils veulent qu'on secoure les affligez, mais non pas qu'on flechisse et compatisse avec eux. Or ces exemples me semblent plus à propos, d'autant qu'on voit ces ames assaillies et essayees par ces deux moyens, en soustenir l'un sans s'esbranler, et courber sous l'autre. Il se peut dire, que de rompre son coeur à la commiseration, c'est l'effet de la facilité, debonnaireté, et mollesse : d'où il advient que les natures plus foibles, comme celles des femmes, des enfans, et du vulgaire, y sont plus subjettes. Mais (ayant eu à desdaing les larmes et les pleurs) de se rendre à la seule reverence de la saincte image de la vertu, que c'est l'effect d'une ame forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur masle, et obstinee. Toutesfois és ames moins genereuses, l'estonnement et l'admiration peuvent faire naistre un pareil effect : Tesmoin le peuple Thebain, lequel ayant mis en Justice d'accusation capitale, ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avoit esté prescript et preordonné, absolut à toute peine Pelopidas, qui plioit sous le faix de telles objections, et n'employoit à se garantir que requestes et supplications : et au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par luy faites, et à les reprocher au peuple d'une façon fiere et arrogante, il n'eut pas le coeur de prendre seulement les balotes en main, et se departit : l'assemblee louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Dionysius le vieil, apres des longueurs et difficultés extremes, ayant prins la ville de Rege, et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l'avoit si obstinéement defendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il luy dict premierement, comment le jour avant, il avoit faict noyer son fils, et tous CHAPITRE PREMIER Par divers moyens on arrive à pareille fin

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Les Essais − Livre I ceux de sa parenté. A quoy Phyton respondit seulement, qu'ils en estoient d'un jour plus heureux que luy. Apres il le fit despouiller, et saisir à des Bourreaux, et le trainer par la ville, en le fouëttant tres ignominieusement et cruellement : et en outre le chargeant de felonnes parolles et contumelieuses. Mais il eut le courage tousjours constant, sans se perdre. Et d'un visage ferme, alloit au contraire ramentevant à haute voix, l'honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n'avoir voulu rendre son païs entre les mains d'un tyran : le menaçant d'une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armee, qu'au lieu de s'animer des bravades de cet ennemy vaincu, au mespris de leur chef, et de son triomphe : elle alloit s'amollissant par l'estonnement d'une si rare vertu, et marchandoit de se mutiner, et mesmes d'arracher Phyton d'entre les mains de ses sergens, feit cesser ce martyre : et à cachettes l'envoya noyer en la mer. Certes c'est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme : il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforrme. Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faute publique, et ne requeroit autre grace que d'en porter seul la peine. Et l'hoste de Sylla, ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy, ny pour les autres. Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gratieux aux vaincus Alexandre, forçant apres beaucoup de grandes difficultez la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit, pendant ce siege, senty des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecees, tout couvert de sang et de playes, combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient de toutes parts : et luy dit, tout piqué d'une si chere victoire (car entre autres dommages, il avoit receu deux fresches blessures sur sa personne) Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis : fais estat qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui se pourront inventer contre un captif. L'autre, d'une mine non seulement asseuree, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant l'obstination à se taire : A il flechy un genouil ? luy est−il eschappé quelque voix suppliante ? Vrayement je vainqueray ce silence : et si je n'en puis arracher parole, j'en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perçast les talons, et le fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette. Seroit−ce que la force de courage luy fust si naturelle et commune, que pour ne l'admirer point, il la respectast moins ? ou qu'il l'estimast si proprement sienne, qu'en cette hauteur il ne peust souffrir de la veoir en un autre, sans le despit d'une passion envieuse ? ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable d'opposition ? De vray, si elle eust receu bride, il est à croire, qu'en la prinse et desolation de la ville de Thebes elle l'eust receue : à veoir cruellement mettre au fil de l'espee tant de vaillans hommes, perdus, et n'ayans plus moyen de defence publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut veu ny fuiant, ny demandant mercy. Au rebours cerchans, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux : les provoquans à les faire mourir d'une mort honorable. Nul ne fut veu, qui n'essaiast en son dernier souspir, de se venger encores : et à tout les armes du desespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemy. Si ne trouva l'affliction de leur vertu aucune pitié et ne suffit la longueur d'un jour à assouvir sa vengeance. Ce carnage dura jusques à la derniere goute de sang espandable : et ne s'arresta qu'aux personnes desarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE II De la Tristesse

CHAPITRE II De la Tristesse

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Les Essais − Livre I JE suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny l'estime : quoy que le monde ayt entrepris, comme à prix faict, de l'honorer de faveur particuliere. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle : et comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en defendent le sentiment à leurs sages. Mais le conte dit que Psammenitus Roy d'Ægypte, ayant esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillee en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre : et voyant encore tantost qu'on menoit son fils à la mort, se maintint en cette mesme contenance : mais qu'ayant apperçeu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme. Cecy se pourroit apparier à ce qu'on vid dernierement d'un Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bien tost apres d'un puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire, comme quelques jours apres un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quitant sa resolution, s'abandonna au dueil et aux regrets ; en maniere qu'aucuns en prindrent argument, qu'il n'avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse : mais à la verité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur−charge brisa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit (di−je) autant juger de nostre histoire, n'estoit qu'elle adjouste, que Cambyses s'enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son filz et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy de ses amis : C'est, respondit−il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. A l'aventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre, lequel ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de l'interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente : ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand ce vint au pere de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil. Voyla pourquoy les Poëtes feignent cette miserable mere Niobé, ayant perdu premierement sept filz, et puis de suite autant de filles, sur−chargee de pertes, avoir esté en fin transmuee en rocher, diriguisse malis, pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portee. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l'ame, et luy empescher la liberté de ses actions : Comme il nous advient à la chaude alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transsis, et comme perclus de tous mouvemens : de façon que l'ame se relaschant apres aux larmes et aux plaintes, semble se desprendre, se desmeller, et se mettre plus au large, et à son aise, Et via vix tandem voci laxata dolore est. En la guerre que le Roy Ferdinand mena contre la veufve du Roy Jean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme fut particulierement remerqué de chacun, pour avoir excessivement bien faict de sa personne, en certaine meslee : et incognu, hautement loué, et plaint y estant demeuré. Mais de nul tant que de Raiscïac seigneur Allemand, esprins d'une si rare vertu : le corps estant rapporté, cetuicy d'une commune curiosité, s'approcha pour voir qui c'estoit : et les armes ostees au trespassé, il reconut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistans : luy seul, sans rien dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils : jusques à ce que la vehemence de la tristesse, aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre. CHAPITRE II De la Tristesse

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Les Essais − Livre I Chi puo dir com'egli arde è in picciol fuoco, disent les amoureux, qui veulent representer une passion insupportable : misero quod omnes Eripit sensus mihi. Nam simul te Lesbia aspexi, nihil est super mi Quod loquar amens. Lingua sed torpet, tenuis sub artus Flamma dimanat, sonitu suopte Tinniunt aures, gemina teguntur Lumina nocte. Aussi n'est ce pas en la vive, et plus cuysante chaleur de l'accés, que nous sommes propres à desployer nos plaintes et nos persuasions : l'ame est lors aggravee de profondes pensees, et le corps abbatu et languissant d'amour. Et de là s'engendre par fois la defaillance fortuite, qui surprent les amoureux si hors de saison ; et cette glace qui les saisit par la force d'une ardeur extreme, au giron mesme de la jouïssance. Toutes passions qui se laissent gouster, et digerer, ne sont que mediocres, Curæ leves loquuntur, ingentes stupent. La surprise d'un plaisir inesperé nous estonne de mesme, Ut me conspexit venientem, Et Troïa circum Arma amens vidit, magnis exterrita monstris, Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit, Labitur, et longo vix tandem tempore fatur. Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d'aise de voir son fils revenu de la routte de Cannes : Sophocles et Denis le Tyran, qui trespasserent d'aise : et Talva qui mourut en Corsegue, lisant les nouvelles des honneurs que le Senat de Rome luy avoit decernez. Nous tenons en nostre siecle, que le Pape Leon dixiesme ayant esté adverty de la prinse de Milan, qu'il avoit extremement souhaittee, entra en tel excez de joye, que la fievre l'en print, et en mourut. Et pour un plus notable tesmoignage de l'imbecillité humaine, il a esté remerqué par les anciens, que Diodorus le Dialecticien mourut sur le champ, espris d'une extreme passion de honte, pour en son escole, et en public, ne se pouvoir desvelopper d'un argument qu'on luy avoit faict. Je suis peu en prise de ces violentes passions : J'ay l'apprehension naturellement dure ; et l'encrouste et espessis tous les jours par discours. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE III Nos affections s'emportent au delà de nous CEUX qui accusent les hommes d'aller tousjours beant apres les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens presens, et nous rassoir en ceux−là : comme n'ayants aucune prise sur ce qui est à venir, CHAPITRE III Nos affections s'emportent au delà de nous

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Les Essais − Livre I voire assez moins que nous n'avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s'ils osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d'autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, l'esperance, nous eslancent vers l'advenir : et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius. Ce grand precepte est souvent allegué en Platon, « Fay ton faict, et te congnoy. » Chascun de ces deux membres enveloppe generallement tout nostre devoir : et semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est, et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien : s'ayme, et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues, et les pensees, et propositions inutiles. Comme la folie quand on luy octroyera ce qu'elle desire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait jamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance et soucy de l'advenir. Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees apres leur mort : Ils sont compagnons, sinon maistres des loix : ce que la Justice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, et desirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu'on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devons la subjection et obeïssance egalement à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d'aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la justice, et à nostre liberté, l'expression de noz vrays ressentiments. Et nommément de refuser aux bons subjects, la gloire d'avoir reveremment et fidellement servi un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues : frustrant la posterité d'un si utile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d'un Prince mesloüable, font justice particuliere aux despends de la justice publique. Titus Livius dict vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est tousjours plein de vaines ostentations et faux tesmoignages : chascun eslevant indifferemment son Roy, à l'extreme ligne de valeur et grandeur souveraine. On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l'un enquis de luy, pourquoy il luy vouloit mal : Je t'aimoy quand tu le valois : mais despuis que tu és devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay, comme tu merites. L'autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Par ce que je ne trouve autre remede à tes continuels malefices. Mais les publics et universels tesmoignages, qui apres sa mort ont esté rendus, et le seront à tout jamais, à luy, et à tous meschans comme luy, de ses tiranniques et vilains deportements, qui de sain entendement les peut reprouver ? Il me desplaist, qu'en une si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslée une si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez et voysins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle−mesle, se descoupoient le front, pour tesmoignage de deuil : et disoient en leurs cris et lamentations, que celuy la, quel qu'il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs : attribuants au reng, le los qui appartenoit au merite ; et, qui appartient au premier merite, au postreme et dernier reng. Aristote, qui remue toutes choses, s'enquiert sur le mot de Solon, Que nul avant mourir ne peut estre dict heureux, Si celuy la mesme, qui a vescu, et qui est mort à souhait, peut estre dict heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l'estre, nous n'avons aucune communication avec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que jamais homme n'est donc heureux, puis qu'il ne l'est qu'apres qu'il n'est plus. CHAPITRE III Nos affections s'emportent au delà de nous

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Les Essais − Livre I Quisquam Vix radicitus è vita se tollit, et ejicit : Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse, Nec removet satis à projecto corpore sese, et Vindicat. Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, pres du Puy en Auvergne : les assiegez s'estans rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d'Alviane, General de l'armee des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie la pluspart de ceux de l'armee estoient d'advis, qu'on demandast sauf−conduit pour le passage à ceux de Veronne : mais Theodore Trivulce y contredit ; et choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat : n'estant convenable, disoit−il, que celuy qui en sa vie n'avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. De vray, en chose voisine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l'ennemy un corps pour l'inhumer, renonçoit à la victoire, et ne luy estoit plus loisible d'en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c'estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l'avantage qu'il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bæotiens. Ces traits se pourroient trouver estranges, s'il n'estoit receu de tout temps, non seulement d'estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau, et continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d'exemples anciens, laissant à part les nostres, qu'il n'est besoing que je m'y estende. Edouard premier Roy d'Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d'entre luy et Robert Roy d'Escosse, combien sa presence donnoit d'advantage à ses affaires, rapportant tousjours la victoire de ce qu'il entreprenoit en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu'estant trespassé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d'avec les os, laquelle il fit enterrer : et quant aux os, qu'il les reservast pour les porter avec luy, et en son armee, toutes les fois qu'il luy adviendroit d'avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Vischa, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de VViclef, voulut qu'on l'escorchast apres sa mort, et de sa peau qu'on fist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela ayderoit à continuer les advantages qu'il avoit eux aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens portoient ainsi au combat contre les Espagnols ; les ossemens d'un de leurs Capitaines, en consideration de l'heur qu'il avoit eu en vivant. Et d'autres peuples en ce mesme monde, trainent à la guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d'encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tombeau, que la reputation acquise par leurs actions passees : mais ceux−cy y veulent encore mesler la puissance d'agir. Le faict du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d'une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu'il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l'ennemy : et ayant combatu autant qu'il eut de force, se sentant defaillir, et eschapper du cheval, commanda à son maistre d'hostel, de le coucher au pied d'un arbre : mais que ce fust en façon qu'il mourust le visage tourné vers l'ennemy : comme il fit. Il me faut adjouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration, que nul des precedens. L'Empereur Maximilian bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit Prince doué de tout plein de grandes qualitez, et entre autres d'une beauté de corps singuliere : mais parmy ces humeurs, il avoit ceste cy bien contraire à celle des Princes, qui pour despescher les plus importants affaires, font leur throsne de leur CHAPITRE III Nos affections s'emportent au delà de nous

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Les Essais − Livre I chaire percee : c'est qu'il n'eut jamais valet de chambre, si privé, à qui il permist de le voir en sa garderobbe : Il se desroboit pour tomber de l'eau, aussi religieux qu'une pucelle à ne descouvrir ny à Medecin ny à qui que ce fust les parties qu'on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte : Si ce n'est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique gueres aux yeux de personne, les membres et actions, que nostre coustume ordonne estre couvertes : J'y souffre plus de contrainte que je n'estime bien seant à un homme, et sur tout à un homme de ma profession : Mais luy en vint à telle superstition, qu'il ordonna par parolles expresses de son testament, qu'on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il devoit adjouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit eust les yeux bandez. L'ordonnance que Cyrus faict à ses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye et touche son corps, apres que l'ame en sera separee : je l'attribue à quelque siene devotion : Car et son Historien et luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie, un singulier soin et reverence à la religion. Ce conte me despleut, qu'un grand me fit d'un mien allié, homme assez cogneu et en paix et en guerre. C'est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres avec un soing vehement, à disposer l'honneur et la ceremonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d'assister à son convoy. A ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fust commandee de s'y trouver ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouver que c'estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Je n'ay guere veu de vanité si perseverante. Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n'ay point aussi faute d'exemple domestique, me semble germaine à ceste−cy : d'aller se soignant et passionnant à ce dernier poinct, à regler son convoy, à quelque particuliere et inusitee parsimonie, à un serviteur et une lanterne. Je voy louer cett'humeur, et l'ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d'employer pour luy les ceremonies qu'on avoit accoustumé en telles choses. Est−ce encore temperance et frugalité, d'eviter la despence et la volupté, desquelles l'usage et la cognoissance nous est imperceptible ? Voila une aisee reformation et de peu de coust. S'il estoit besoin d'en ordonner, je seroy d'advis, qu'en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux : et quant aux funerailles, de les faire ny superflues ny mechaniques. Je lairrois purement la coustume ordonner de cette ceremonie, et m'en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est sainctement dict à un sainct : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt vivorum solatia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l'heure de sa fin luy demande, comment il veut estre enterré : Comme vous voudrez, respond−il. Si j'avois à m'en empescher plus avant, je trouverois plus galand, d'imiter ceux qui entreprennent vivans et respirans, jouyr de l'ordre et honneur de leur sepulture : et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent resjouyr et gratifier leur sens par l'insensibilité, et vivre de leur mort ! A peu, que je n'entre en haine irreconciliable contre toute domination populaire : quoy qu'elle me semble la plus naturelle et equitable : quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athenien : de faire mourir sans remission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs defenses, ces braves capitaines, venants de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille navalle pres les Isles Arginenses : la plus contestee, la plus forte bataille, que les Grecs aient onques donnee en mer de leurs forces : par ce qu'apres la victoire, ils avoient suivy les occasions que la loy de la guerre leur presentoit, plustost que de s'arrester à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse, le faict de Diomedon. Cettuy cy est l'un des condamnez, homme de notable vertu, et militaire et politique : lequel se tirant avant pour parler, apres avoir ouy l'arrest de leur condemnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s'en servir au bien de sa cause, et à descouvrir l'evidente iniquité d'une si cruelle conclusion, ne representa qu'un soin de la conservation de ses juges : priant les Dieux de tourner ce jugement à leur bien, et à fin que, par faute de CHAPITRE III Nos affections s'emportent au delà de nous

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Les Essais − Livre I rendre les voeux que luy et ses compagnons avoient voué, en recognoissance d'une si illustre fortune, ils n'attirassent l'ire des Dieux sur eux : les advertissant quels voeux c'estoient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s'achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques annees apres les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l'isle de Naxe, perdit le fruict tout net et content de sa victoire, tres−important à leurs affaires, pour n'encourir le malheur de cet exemple, et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoyent en mer ; laissa voguer en sauveté un monde d'ennemis vivants, qui depuis leur feirent bien acheter cette importune superstition. Quoeris, quo jaceas, post obitum, loco ? Quo non nata jacent. Cet autre redonne le sentiment du repos, à un corps sans ame, Neque sepulcrum, quo recipiat, habeat portum corporis : Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat à malis. Tout ainsi que nature nous faict voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s'altere aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d'estat aux saloirs et de goust, selon les loix de la chair vive, à ce qu'on dit. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE IV Comme l'ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent UN gentilhomme des nostres merveilleusement subject à la goutte, estant pressé par les medecins de laisser du tout l'usage des viandes salees, avoit accoustumé de respondre plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il vouloit avoir à qui s'en prendre ; et que s'escriant et maudissant tantost le cervelat, tantost la langue de boeuf et le jambon, il s'en sentoit d'autant allegé. Mais en bon escient, comme le bras estant haussé pour frapper, il nous deult si le coup ne rencontre, et qu'il aille au vent : aussi que pour rendre une veuë plaisante, il ne faut pas qu'elle soit perduë et escartee dans le vague de l'air, ains qu'elle ayt butte pour la soustenir à raisonnable distance, Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ Occurrant silvæ spatio diffusus inani, de mesme il semble que l'ame esbranlee et esmeuë se perde en soy−mesme, si on ne luy donne prinse : et faut tousjours luy fournir d'object où elle s'abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s'affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise legitime, plustost que de demeurer en vain, s'en forge ainsin une faulce et frivole. Et nous voyons que l'ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n'agir contre quelque chose. Ainsin emporte les bestes leur rage à s'attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessees : et à se venger à belles dents sur soy−mesmes du mal qu'elles sentent,

CHAPITRE IV Comme l'ame descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent 13

Les Essais − Livre I Pannonis haud aliter post ictum sævior ursa Cui jaculum parva Lybis amentavit habena, Se rotat in vulnus, telùmque irata receptum Impetit, Et secum fugientem circuit hastam. Quelles causes n'inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir ou nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que despitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d'un malheureux plomb ce frere bien aymé : prens t'en ailleurs. Livius parlant de l'armee Romaine en Espaigne, apres la perte des deux freres ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita. C'est un usage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roy, qui de dueil s'arrachoit le poil, fut plaisant, Cetuy−cy pense−il que la pelade soulage le dueil ? Qui n'a veu mascher et engloutir les cartes, se gorger d'une bale de dez, pour avoir ou se venger de la perte de son argent ? Xerxes foita la mer, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armee plusieurs jours à se venger de la riviere de Gyndus, pour la peur qu'il avoit eu en la passant : et Caligula ruina une tresbelle maison, pour le plaisir que sa mere y avoit eu. Le peuple disoit en ma jeunesse, qu'un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s'en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu'il estoit en son auctorité, qu'on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, dequoy estoit le compte. Ce sont vices tousjours conjoincts : mais telles actions tiennent, à la verité, un peu plus encore d'outrecuidance, que de bestise. Augustus Cesar ayant esté battu de la tempeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de luy. Enquoy il est encore moins excusable, que les precedens, et moins qu'il ne fut depuis, lors qu'ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s'escriant, Varus rens moy mes soldats : car ceux la surpassent toute follie, d'autant que l'impieté y est joincte, qui s'en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie. A l'exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d'une vengeance Titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de fleche. Or, comme dit cet ancien Poëte chez Plutarque, Point ne se faut courroucer aux affaires. Il ne leur chaut de toutes nos choleres. Mais nous ne dirons jamais assez d'injures au desreglement de nostre esprit. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE V Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer LUCIUS MARCIUS Legat des Romains, en la guerre contre Perseus, Roy de Macedoine, voulant gaigner le temps qu'il luy falloit encore à mettre en point son armee, sema des entregets d'accord, desquels le Roy endormy accorda trefve pour quelques jours fournissant par ce moyen son ennemy d'opportunité et loisir pour s'armer : d'où le Roy encourut sa derniere ruine. Si est−ce, que les vieux du Senat, memoratifs des moeurs de leurs peres, accuserent cette prattique, comme ennemie de leur stile ancien : qui fut, disoient−ils, combattre de vertu, non de finesse, ny par surprinses et rencontres de nuict, ny par fuittes apostees, et recharges inopinees : n'entreprenans guerre, qu'apres l'avoir denoncee, et souvent apres avoir assigné l'heure et lieu de CHAPITRE V Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer

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Les Essais − Livre I la bataille. De cette conscience ils renvoierent à Pyrrhus son traistre Medecin, et aux Phalisques leur desloyal maistre d'escole. C'estoient les formes vrayement Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, ou le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup : mais celuy seul se tient pour surmonté, qui scait l'avoir esté ny par ruse, ny de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et juste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gents, qu'ils n'avoient encore receu cette belle sentence : dolus an virtus quis in hoste requirat ? Les Achaïens, dit Polybe, detestoient toute voye de tromperie en leurs guerres, n'estimants victoire, sinon où les courages des ennemis sont abbatus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salva fide, et integra dignitate parabitur, dit un autre : Vos ne velit, an me regnare hera : quidve ferat fors Virtute experiamur. Au Royaume de Ternate, parmy ces nations que si à pleine bouche nous appelons Barbares, la coustume porte, qu'ils n'entreprennent guerre sans l'avoir denoncee : y adjoustans ample declaration des moiens qu'ils ont à y emploier, quels, combien d'hommes, quelles munitions, quelles armes, offensives et defensives. Mais aussi cela faict, ils se donnent loy de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre. Les anciens Florentins estoient si esloignés de vouloir gaigner advantage sur leurs ennemis par surprise, qu'ils les advertissoient un mois avant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu'ils nommoient, Martinella. Quant à nous moins superstitieux, qui tenons celuy avoir l'honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui apres Lysander, disons que, où la peau du Lyon ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du Regnard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette praticque : et n'est heure, disons nous, où un chef doive avoir plus l'oeil au guet, que celle des parlemens et traités d'accord. Et pour cette cause, c'est une regle en la bouche de tous les hommes de guerre de nostre temps, Qu'il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiegee sorte luy mesmes pour parlementer. Du temps de nos peres cela fut reproché aux seigneurs de Montmord et de l'Assigni, deffendans Mouson contre le Conte de Nansau. Mais aussi à ce conte, celuy la seroit excusable, qui sortiroit en telle façon, que la seureté et l'advantage demeurast de son costé : Comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s'il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut luy mesmes) lors que le Seigneur de l'Escut s'en approcha pour parlementer : car il abandonna de si peu son fort, qu'un trouble s'estant esmeu pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l'Escut et sa trouppe, qui estoit approchee avec luy, se trouva le plus foible, de façon qu'Alexandre Trivulce y fut tué, mais luy mesme fut contrainct, pour le plus seur, de suivre le Comte, et se jetter sur sa foy à l'abri des coups dans la ville. Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l'assiegeoit, de sortir pour luy parler, alleguant que c'estoit raison qu'il vinst devers luy, attendu qu'il estoit le plus grand et le plus fort : apres avoir faict cette noble responce : Je n'estimeray jamais homme plus grand que moy, tant que j'auray mon espee en ma puissance, n'y consentit, qu'Antigonus ne luy eust donné Ptolomæus son propre nepveu ostage, comme il demandoit. Si est−ce qu'encores en y a−il, qui se sont tresbien trouvez de sortir sur la parole de l'aissaillant : Tesmoing Henry de Vaux, Chevalier Champenois, lequel estant assiegé dans le Chasteau de Commercy par les Anglois, et Barthelemy de Bonnes, qui commandoit au siege, ayant par dehors faict sapper la plus part du Chasteau, si qu'il ne restoit que le feu pour accabler les assiegez sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à parlementer pour son profict, comme il fit luy quatriesme ; et son evidente ruyne luy ayant esté montree à l'oeil, il s'en sentit singulierement obligé à l'ennemy : à la discretion duquel, apres qu'il se fut rendu et sa trouppe, le feu CHAPITRE V Si le chef d'une place assiegee, doit sortir pour parlementer

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Les Essais − Livre I estant mis à la mine, les estansons de bois venus à faillir, le Chasteau fut emporté de fons en comble. Je me fie aysement à la foy d'autruy : mais mal−aysement le feroi−je, lors que je donrois à juger l'avoir plustost faict par desespoir et faute de coeur, que par franchise et fiance de sa loyauté. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE VI L'heure des parlemens dangereuse TOUTES−FOIS je vis dernierement en mon voysinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogez à force par nostre armee, et autres de leur party, crioyent comme de trahison, de ce que pendant les entremises d'accord, et le traicté se continuant encores, on les avoit surpris et mis en pieces. Chose qui eust eu à l'avanture apparence en autre siecle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entierement esloignées de ces regles : et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier seau d'obligation n'y soit passé : encores y a il lors assés affaire. Et a tousjours esté conseil hazardeux, de fier à la licence d'une armee victorieuse l'observation de la foy, qu'on a donnee à une ville, qui vient de se rendre par douce et favorable composition, et d'en laisser sur la chaude, l'entree libre aux soldats. L. Æmylius Regillus Preteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocees à force, pour la singuliere proüesse des habitants à se bien defendre, feit pache avec eux, de les recevoir pour amis du peuple Romain, et d'y entrer comme en ville confederee : leur ostant toute crainte d'action hostile. Mais y ayant quand et luy introduict son armee, pour s'y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu'il y employast, de tenir la bride à ses gents : et veit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville : les droicts de l'avarice et de la vengeance, suppeditant ceux de son autorité et de la discipline militaire. Cleomenes disoit, que quelque mal qu'on peust faire aux ennemis en guerre, cela estoit par dessus la justice, et non subject à icelle, tant envers les dieux, qu'envers les hommes : et ayant faict treve avec les Argiens pour sept jours, la troisiesme nuict apres il les alla charger tous endormis, et les défict, alleguant qu'en sa treve il n'avoit pas esté parlé des nuicts : Mais les dieux vengerent ceste perfide subtilité. Pendant le Parlement, et qu'ils musoient sur leurs seurtez, la ville de Casilinum fust saisie par surprinse. Et cela pourtant au siecle et des plus justes Capitaines et de la plus parfaicte milice Romaine : Car il n'est pas dict, qu'en temps et lieu il ne soit permis de nous prevaloir de la sottise de noz ennemis, comme nous faisons de leur lascheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privileges raisonnables au prejudice de la raison. Et icy faut la reigle, neminem id agere, ut ex alterius prædetur inscitia. Mais je m'estonne de l'estendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par divers exploicts de son parfaict Empereur : autheur de merveilleux poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des premiers disciples de Socrates, et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et par tout. Monsieur d'Aubigny assiegeant Cappoüe, et apres y avoir fait une furieuse baterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisants plus molle garde, les nostres s'en emparerent, et mirent tout en pieces. Et de plus fresche memoire à Yvoy, le seigneur Julian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connestable, trouva au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le Marquis de Pesquaire assiegeant Genes, ou le Duc Octavian Fregose commandoit soubs nostre protection, et l'accord entre eux ayant esté poussé si avant, qu'on le tenoit pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols CHAPITRE VI L'heure des parlemens dangereuse

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Les Essais − Livre I s'estans coullés dedans, en userent comme en une victoire planiere : et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandoit, l'Empereur l'ayant assiegé en personne, et Bertheuille Lieutenant dudict Comte estant sorty pour parlementer, pendant le parlement la ville se trouva saisie. Fu il vincer sempre mai laudabil cosa, Vincasi o per fortuna o per ingegno, disent−ils : Mais le Philosophe Chrysippus n'eust pas esté de cet advis : et moy aussi peu. Car il disoit que ceux qui courent à l'envy, doivent bien employer toutes leurs forces à la vistesse, mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l'arrester : ny de luy tendre la jambe, pour le faire cheoir. Et plus genereusement encore ce grand Alexandre, à Polypercon, qui luy suadoit de se servir de l'avantage que l'obscurité de la nuict luy donnoit pour assaillir Darius. Point, dit−il, ce n'est pas à moy de chercher des victoires desrobees : malo me fortunæ poeniteat, quam victoriæ pudeat. Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem Sternere, nec jacta cæcum dare cuspide vulnus : Obvius, adversoque occurrit, seque viro vir Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE VII Que l'intention juge nos actions LA mort, dict−on, nous acquitte de toutes nos obligations. J'en sçay qui l'ont prins en diverse façon. Henry septiesme Roy d'Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l'Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de l'Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel s'en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu'il promettoit de n'attenter rien sur la vie dudict Duc : toutesfois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain apres qu'il seroit decedé. Dernierement en cette tragedie que le Duc d'Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d'Aiguemond, il y eut tout plein de choses remerquables : et entre autres que ledict Comte d'Aiguemond, soubs la foy et asseurance duquel le Comte de Horne s'estoit venu rendre au Duc d'Albe, requit avec grande instance, qu'on le fist mourir le premier : affin que sa mort l'affranchist de l'obligation qu'il avoit audict Comte de Horne. Il semble que la mort n'ayt point deschargé le premier de sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir. Nous ne pouvons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu'il n'y a rien en bon escient en nostre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par necessité et s'establissent toutes les reigles du devoir de l'homme. Par ainsi le Comte d'Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à sa promesse, bien que la puissance de l'effectuer ne fust pas en ses mains, estoit sans doute absous de son devoir, quand il eust survescu le Comte de Horne. Mais le Roy d'Angleterre faillant à sa parolle par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques apres sa mort l'execution de sa desloyauté : Non plus que le masson de Herodote, lequel ayant loyallement conservé durant sa vie le secret des thresors du Roy d'Egypte son maistre, mourant les descouvrit à ses enfans. J'ay veu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l'autruy, se disposer à y satisfaire CHAPITRE VII Que l'intention juge nos actions

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Les Essais − Livre I par leur testament et apres leur decés. Ils ne font rien qui vaille. Ny de prendre terme à chose si presante, ny de vouloir restablir une injure avec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doivent du plus leur. Et d'autant qu'ils payent plus poisamment, et incommodéement : d'autant en est leur satisfaction plus juste et meritoire. La penitence demande à charger. Ceux la font encore pis, qui reservent la declaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur derniere volonté, l'ayants cachee pendant la vie. Et monstrent avoir peu de soin du propre honneur, irritans l'offencé à l'encontre de leur memoire : et moins de leur conscience, n'ayants pour le respect de la mort mesme, sceu faire mourir leur maltalent : et en estendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu'ils n'ont plus cognoissance de cause. Je me garderay, si je puis, que ma mort die chose, que ma vie n'ayt premierement dit et apertement. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE VIII De l'Oysiveté COMME nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assubjectir et employer à certaines semences, pour nostre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pieces de chair informes, mais que pour faire une generation bonne et naturelle, il les faut embesongner d'une autre semence : ainsin est−il des esprits, si on ne les occupe à certain subject, qui les bride et contraigne, ils se jettent desreiglez, par−cy par là, dans le vague champ des imaginations. Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunæ, Omnia pervolitat latè loca, jamque sub auras Erigitur, summique ferit laquearia tecti. Et n'est folie ny réverie, qu'ils ne produisent en cette agitation, velut ægri somnia, vanæ Finguntur species. L'ame qui n'a point de but estably, elle se perd : Car comme on dit, c'est n'estre en aucun lieu, que d'estre par tout. Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat. Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy−mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy : Ce que j'esperois qu'il peust meshuy faire plus aysément, devenu avec le temps, plus poisant, et plus meur : Mais je trouve, variam semper dant otia mentem, qu'au rebours faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus de carriere à soy−mesmes, qu'il ne prenoit CHAPITRE VIII De l'Oysiveté

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Les Essais − Livre I pour autruy : et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon ayse l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commencé de les mettre en rolle : esperant avec le temps, luy en faire honte à luy mesmes. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE IX Des Menteurs IL n'est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car je n'en recognoy quasi trace en moy : et ne pense qu'il y en ayt au monde, une autre si merveilleuse en defaillance. J'ay toutes mes autres parties viles et communes, mais en cette−là je pense estre singulier et tres−rare, et digne de gaigner nom et reputation. Outre l'inconvenient naturel que j'en souffre (car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) si en mon pays on veut dire qu'un homme n'a point de sens, ils disent, qu'il n'a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne : ils me reprennent et mescroient, comme si je m'accusois d'estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C'est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu'estre amy, que les mesmes paroles qui accusent ma maladie, representent l'ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d'un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dict−on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amys : il ne s'est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l'amour de moy. Certes je puis aysément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m'a donnee, je ne le fay pas. Qu'on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemye de mon humeur. Je me console aucunement. Premierement sur ce, que c'est un mal duquel principallement j'ay tiré la raison de corriger un mal pire, qui se fust facilement produit en moy : Sçavoir est l'ambition, car cette deffaillance est insurportable à qui s'empestre des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progres de nature, elle a volontiers fortifié d'autres facultés en moy, à mesure que cette−cy s'est affoiblie, et irois facilement couchant et allanguissant mon espritt et mon jugement, sur les traces d'autruy, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m'estoient presentes par le benefice de la memoire. Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la memoire, est volontiers plus fourny de matiere, que n'est celuy de l'invention. Si elle m'eust tenu bon, j'eusse assourdi tous mes amys de babil : les subjects esveillans cette telle quelle faculté que j'ay de les manier et employer, eschauffant et attirant mes discours. C'est pitié : je l essayepar la preuve d'aucuns de mes privez amys : à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté : s'il ne l'est pas, vous estes à maudire ou l'heur de leur memoire, ou le malheur de leur jugement. Et c'est chose difficile, de fermer un propos, et de le coupper despuis qu'on est arroutté. Et n'est rien, où la force d'un cheval se cognoisse plus, qu'à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, j'en voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course. Ce pendant qu'ils cerchent le point de clorre le pas, ils s'en vont balivernant et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passees demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J'ay veu des recits bien plaisants, devenir tres−ennuyeux, en la bouche d'un seigneur, chascun de l'assistance en ayant esté abbreuvé cent fois. Secondement qu'il me souvient moins des offences receuës, ainsi que disoit cet ancien. Il me faudroit un protocolle, comme Darius, pour n'oublier l'offense qu'il avoit receue des Atheniens, faisoit qu'un page à touts les coups qu'il se mettoit à table, luy vinst rechanter par trois fois à l'oreille, Sire, souvienne vous des CHAPITRE IX Des Menteurs

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Les Essais − Livre I Atheniens, et que les lieux et les livres que je revoy, me rient tousjours d'une fresche nouvelleté. Ce n'est pas sans raison qu'on dit, que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d'estre menteur. Je sçay bien que les grammairiens font difference, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c'est dire chose fausse, mais qu'on a pris pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d'où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu'ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et alterent un fons veritable. Lors qu'ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce mesme conte, il est mal−aisé qu'ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s'estant logée la premiere dans la memoire, et s'y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal−aisé qu'elle ne se represente à l'imagination, délogeant la fausceté, qui n'y peut avoir le pied si ferme, ny si rassis : et que les circonstances du premier aprentissage, se coulant à tous coups dans l'esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces raportées faulses ou abastardies. En ce qu'ils inventent tout à faict, d'autant qu'il n'y a nulle impression contraire, qui choque leur fausceté, ils semblent avoir d'autant moins à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c'est un corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si elle n'est bien asseuree. Dequoy j'ay souvent veu l'experience, et plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils negotient, et qu'il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoy ils veulent asservir leur foy et leur conscience, estans subjettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand : d'où il advient que de mesme chose, ils disent, tantost gris, tantost jaune : à tel homme d'une sorte, à tel d'une autre : et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art ? Outre ce qu'imprudemment ils se desferrent eux−mesmes si souvent : car quelle memoire leur pourroit suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu'ils ont forgées en un mesme subject ? J'ay veu plusieurs de mon temps, envier la reputation de cette belle sorte de prudence : qui ne voyent pas, que si la reputation y est, l'effect n'y peut estre. En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d'autres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tres mal à propos, et qu'on les tourmente pour des actions temeraires, qui n'ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l'opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu'on a donné ce faux train à la langue, c'est merveille combien il est impossible de l'en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnestes hommes d'ailleurs, y estre subjects et asservis. J'ay un bon garçon de tailleur, à qui je n'ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s'offre pour luy servir utilement. Si comme la verité, le mensonge n'avoit qu'un visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l'opposé de ce que diroit le menteur. Mais le revers de la verité a cent mille figures, et un champ indefiny. Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routtes desvoyent du blanc : une y va. Certes je ne m'asseure pas, que je peusse venir à bout de moy, à guarentir un danger evident et extresme, par une effrontee et solenne mensonge. Un ancien pere dit, que nous sommes mieux en la compagnie d'un chien cognu, qu'en celle d'un homme, duquel le langage nous est inconnu. Ut externus alieno non sit hominis vice. Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ? Le Roy François premier, se vantoit d'avoir mis au rouet par ce moyen, Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme tres−fameux en science de parlerie. Cettuy−cy avoit esté despesché pour excuser son maistre envers sa Majesté, d'un fait de grande consequence ; qui estoit tel. Le Roy pour CHAPITRE IX Des Menteurs

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Les Essais − Livre I maintenir tousjours quelques intelligences en Italie, d'où il avoit esté dernierement chassé, mesme au Duché de Milan, avoit advisé d'y tenir pres du Duc un Gentilhomme de sa part, ambassadeur par effect, mais par apparence homme privé, qui fist la mine d'y estre pour ses affaires particulieres : d'autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus de l'Empereur (lors principallement qu'il estoit en traicté de mariage avec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present douairiere de Lorraine) ne pouvoit descouvrir avoir aucune praticque et conference avecques nous, sans son grand interest. A cette commission, se trouva propre un Gentil−homme Milannois, escuyer d'escurie chez le Roy, nommé Merveille. Cettuy−cy despesché avecques lettres secrettes de creance, et instructions d'ambassadeur ; et avec d'autres lettres de recommendation envers le Duc, en faveur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre, fut si long temps aupres du Duc, qu'il en vint quelque ressentiment à l'Empereur : qui donna cause à ce qui s'ensuivit apres, comme nous pensons : Ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre, voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et son proces faict en deux jours. Messire Francisque estant venu prest d'une longue deduction contrefaicte de cette histoire ; car le Roy s'en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes de Chrestienté, et au Duc mesmes : fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du faict : Que son maistre n'avoit jamais pris nostre homme, que pour gentil−homme privé, et sien subject, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n'avoit jamais vescu là soubs autre visage : desadvouant mesme avoir sçeu qu'il fust en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s'en faut qu'il le prist pour ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes pars, l'acculla en fin sur le point de l'execution faicte de nuict, et comme à la desrobée. A quoy le pauvre homme embarrassé, respondit, pour faire l'honneste, que pour le respect de sa Majesté, le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fust faicte de jour. Chacun peut penser, comme il fut relevé, s'estant si lourdement couppé, à l'endroit d'un tel nez que celuy du Roy François. Le Pape Jule second, ayant envoyé un ambassadeur vers le Roy d'Angleterre, pour l'animer contre le Roy François, l'ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d'Angleterre s'estant arresté en sa response, aux difficultez qu'il trouvoit à dresser les preparatifs qu'il faudroit pour combattre un Roy si puissant, et en alleguant quelques raisons : l'ambassadeur repliqua mal à propos, qu'il les avoit aussi considerées de sa part, et les avoit bien dictes au Pape. De cette parole si esloignée de sa proposition, qui estoit de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d'Angleterre print le premier argument de ce qu'il trouva depuis par effect, que cet ambassadeur, de son intention particuliere pendoit du costé de France, et en ayant adverty son maistre, ses biens furent confisquez, et ne tint à guere qu'il n'en perdist la vie. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE X Du parler prompt ou tardif Onc ne furent à tous toutes graces données. AUSSI voyons nous qu'au don d'eloquence, les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu'on dit, le boutehors si aisé, qu'à chasque bout de champ ils sont prests : les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu'elabouré et premedité. Comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l'avantage de ce qu'elles ont le plus beau. Si j'avois à conseiller de mesmes, en ces deux divers advantages de l'eloquence, de laquelle il semble en nostre siecle, que les prescheurs et les advocats facent principalle profession, le tardif seroit mieux prescheur, ce me semble, et l'autre mieux advocat : Par ce que la charge de celuy−là luy donne autant qu'il luy plaist de loisir pour se preparer ; et puis sa carriere se passe d'un fil et d'une suite, sans interruption : là où les commoditez de l'advocat le pressent à toute heure de se mettre en lice : et les responces improuveuës de sa partie adverse, le rejettent de son branle, où il luy fautsur CHAPITRE X Du parler prompt ou tardif

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Les Essais − Livre I le champ prendre nouveau party. Si est−ce qu'à l'entreveuë du Pape Clement et du Roy François à Marseille, il advint tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l'ayant de longue main pourpensee, voire, à ce qu'on dict, apportée de Paris toute preste, le jour mesme qu'elle devoit estre prononcée, le Pape se craignant qu'on luy tinst propos qui peust offenser les ambassadeurs des autres Princes qui estoyent autour de luy, manda au Roy l'argument qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune, tout autre que celuy, sur lequel monsieur Poyet s'estoit travaillé : de façon que sa harengue demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire une autre. Mais s'en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prinst la charge. La part de l'Advocat est plus difficile que celle du Prescheur : et nous trouvons pourtant ce m'est advis plus de passables Advocats que Prescheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit, d'avoir son operation prompte et soudaine, et plus le propre du jugement, de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer : et celuy aussi, à qui le loisir ne donne advantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d'estrangeté. On recite de Severus Cassius, qu'il disoit mieux sans y avoir pensé : qu'il devoit plus à la fortune qu'à sa diligence : qu'il luy venoit à proufit d'estre troublé en parlant : et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peurque la colere ne luy fist redoubler son eloquence. Je cognois par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent à l'huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l'empesche, ainsi qu'il advient à l'eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver yssue en un goulet ouvert. En cette condition de nature, dequoy je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et picquée par ces passions fortes, comme la colere de Cassius, (car ce mouvement seroit trop aspre) elle veut estre non pas secouëe, mais sollicitée : elle veut estre eschauffée et resveillée par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir : l'agitation est sa vie et sa grace. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hazard y a plus de droit que moy, l'occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lors que je le sonde et employe à part moy. Ainsi les paroles en valent mieux que les escrits, s'il y peut avoir chois où il n'y a point de prix. Cecy m'advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l'inquisition de mon jugement. J'auray eslancé quelque subtilité en escrivant. J'enten bien, mornée pour un autre, affilée pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun selon sa force. Je l'ay si bien perdue que je ne sçay ce que j'ay voulu dire : et l'a l'estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m'advient, je me desferoy tout. Le rencontre m'en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de ma hesitation. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE X Du parler prompt ou tardif

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE XI Des Prognostications QUANT aux oracles, il est certain que bonne piece avant la venue de Jesus Christ, ils avoyent commencé à perdre leur credit : car nous voyons que Cicero se met en peine de trouver la cause de leur defaillance. Et ces mots sont à luy : Cur isto modo jam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra ætate, sed jamdiu, ut nihil possit esse contemptius ? Mais quant aux autres prognostiques, qui se tiroyent de l'anatomie des bestes aux sacrifices ausquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d'icelles, du trepignement des poulets, du vol des oyseaux, Aves quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus, des fouldres, du tournoyement des rivieres, Multa cernunt aruspices, multa augures provident, multa oraculis declarantur, multa vaticinationibus, multa somniis, multa portentis, et autres sur lesquels l'ancienneté appuyoit la pluspart des entreprises, tant publicques que privées ; nostre Religion les a abolies. Et encore qu'il reste entre nous quelques moyens de divination és astres, és esprits, és figures du corps, és songes, et ailleurs - notable exemple de la forçenée curiosité de nostre nature, s'amusant à preoccuper les choses futures, comme si elle n'avoit pas assez affaire à digerer les presentes : cur hanc tibi rector Olympi Sollicitis visum mortalibus addere curam, Noscant venturas ut dira per omina clades. Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri Mens hominum fati, liceat sperare timenti. Ne utile quidem est scire quid futurum sit : Miserum est enim nihil proficientem angi. Si est−ce qu'elle est de beaucoup moindre auctorité. Voylà pourquoy l'exemple de François Marquis de Sallusse m'a semblé remerquable : car Lieutenant du Roy François en son armée delà les monts, infiniment favorisé de nostre cour, et obligé au Roy du Marquisat mesmes, qui avoit esté confisqué de son frere : au reste ne se presentant occasion de le faire, son affection mesme y contredisant, se laissa si fort espouvanter, comme il a esté adveré, aux belles prognostications qu'on faisoit lors courir de tous costez à l'advantage de l'Empereur Charles cinquiesme, et à nostre desavantage (mesmes en Italie, où ces folles propheties avoyent trouvé tant de place, qu'à Rome fut baillée grande somme d'argent au change, pour ceste opinion de nostre ruine) qu'apres s'estre souvent condolu à ses privez, des maux qu'il voyoit inevitablement preparez à la couronne de France, et aux amis qu'il y avoit, se revolta, et changea de party : à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu'il y eust. Mais il s'y conduisit en homme combatu de diverses passions : car ayant et villes et forces en sa main, l'armee ennemie soubs Antoine de Leve à trois pas de luy, et nous sans soupçon de son faict, il estoit en luy de faire pis qu'il ne fit. Car pour sa trahison nous ne perdismes ny homme, ny ville que Fossan : encore apres l'avoir long temps contestee. Prudens futuri temporis exitum Caliginosa nocte premit Deus, Ridétque si mortalis ultra Fas trepidat. Ille potens sui Lætusque deget, cui licet in diem Dixisse, vixi, cras vel atra Nube polum pater occupato, Vel sole puro. Lætus in præsens animus, quod ultra est, Oderit curare. CHAPITRE XI Des Prognostications

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Les Essais − Livre I Et ceux qui croyent ce mot au contraire, le croyent à tort. Ista sic reciprocantur, ut Et si divinatio sit, dii sint : Et si dii sint, sit divinatio. Beaucoup plus sagement Pacuvius : Nam istis qui linguam avium intelligunt, Plusque ex alieno jecore sapiunt, quam ex suo, Magis audiendum quam auscultandum censeo. Cette tant celebree art de deviner des Toscans nasquit ainsin. Un laboureur perçant de son coultre profondement la terre, en veid sourdre Tages demi−dieu, d'un visage enfantin, mais de senile prudence. Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie et conservee à plusieurs siecles, contenant les principes et moyens de cette art. Naissance conforme à son progrez. J'aymerois bien mieux reigler mes affaires par le sort des dez que par ces songes. Et de vray en toutes republiques on a tousjours laissé bonne part d'auctorité au sort. Platon en la police qu'il forge à discretion, luy attribue la decision de plusieurs effects d'importance, et veut entre autres choses, que les mariages se facent par sort entre les bons. Et donne si grand poids à ceste election fortuite, que les enfans qui en naissent, il ordonne qu'ils soyent nourris au païs : ceux qui naissent des mauvais, en soyent mis hors : Toutesfois si quelqu'un de ces bannis venoit par cas d'adventure à montrer en croissant quelque bonne esperance de soy, qu'on le puisse rappeller, et exiler aussi celuy d'entre les retenus, qui montrera peu d'esperance de son adolescence. J'en voy qui estudient et glosent leurs Almanacs, et nous en alleguent l'authorité aux choses qui se passent. A tant dire, il faut qu'ils dient et la verité et le mensonge. Quis est enim, qui totum diem jaculans, non aliquando conlineet ? Je ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre. Ce seroit plus de certitude s'il y avoit regle et verité à mentir tousjours. Joint que personne ne tient registre de leurs mescontes, d'autant qu'ils sont ordinaires et infinis : et fait−on valoir leurs divinations de ce qu'elles sont rares, incroiables, et prodigieuses. Ainsi respondit Diagoras, qui fut surnommé l'Athee, estant en la Samothrace, à celuy qui en luy montrant au Temple force voeuz et tableaux de ceux qui avoyent eschapé le naufrage, luy dit : Et bien vous, qui pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dittes vous de tant d'hommes sauvez par leur grace ? Il se fait ainsi, respondit−il : Ceux là ne sont pas peints qui sont demeurez noyez, en bien plus grand nombre. Cicero dit, que le seul Xenophanes Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont advoué les Dieux, a essayé de desraciner toute sorte de divination. D'autant est−il moins de merveille, si nous avons veu par fois à leur dommage, aucunes de nos ames principesques s'arrester à ces vanitez. Je voudrois bien avoir reconnu de mes yeux ces deux merveilles, du livre de Joachim Abbé Calabrois, qui predisoit tous les Papes futurs ; leurs noms et formes : Et celuy de Leon l'Empereur qui predisoit les Empereurs et Patriarches de Grece. Cecy ay−je reconnu de mes yeux, qu'és confusions publiques, les hommes estonnez de leur fortune, se vont rejettant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leur malheur : et y sont si estrangement heureux de mon temps, qu'ils m'ont persuadé, qu'ainsi que c'est un amusement d'esprits aiguz et oisifs, ceux qui sont duicts à ceste subtilité de les replier et desnouër, seroyent en tous escrits capables de trouver tout ce qu'ils y demandent. Mais sur tout leur preste beau jeu, le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophetique, auquel leurs autheurs ne donnent aucun sens clair, afin que la posterité y en puisse appliquer de tel qu'il luy plaira. Le demon de Socrates estoit à l'advanture certaine impulsion de volonté, qui se presentoit à luy sans le conseil de son discours. En une ame bien espuree, comme la sienne, et preparee par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vray−semblale que ces inclinations, quoy que temeraires et indigestes, estoyent tousjours importantes et dignes d'estre suivies. Chacun sent en soy quelque image de telles agitations d'une opinion prompte, vehemente et fortuite. C'est à moy de leur donner quelque authorité, qui en donne si peu à CHAPITRE XI Des Prognostications

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Les Essais − Livre I nostre prudence. Et en ay eu de pareillement foibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion, qui estoit plus ordinaire à Socrates, ausquelles je me laissay emporter si utilement et heureusement, qu'elles pourroyent estre jugees tenir quelque chose d'inspiration divine. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XII De la constance LA loy de la resolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant quil est en nostre puissance, des maux et inconveniens qui nous menassent, ny par consequent d'avoir peur qu'ils nous surpreignent. Au rebours, tous moyens honnestes de se garentir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se jouë principalement à porter de pied ferme, les inconveniens où il n'y a point de remede. De maniere qu'il n'y a soupplesse de corps, ny mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s'il sert à nous garantir du coup qu'on nous rue. Plusieurs nations tres−belliqueuses se servoyent en leurs faits d'armes, de la fuite, pour advantage principal, et montroyent le dos à l'ennemy plus dangereusement que leur visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon se mocque de Laches, qui avoit definy la fortitude, se tenir ferme en son reng contre les ennemis. Quoy, feit−il, seroit ce donc lascheté de les battre en leur faisant place ? Et luy allegue Homere, qui louë en Æneas la science de fuir. Et par ce que Laches se r'advisant, advouë cet usage aux Scythes, et en fin generallement à tous gens de cheval : il luy allegue encore l'exemple des gens de pied Lacedemoniens (nation sur toutes duitte à combatre de pied ferme) qui en la journee de Platees, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s'adviserent de s'escarter et sier arriere : pour, par l'opinion de leur fuitte, faire rompre et dissoudre cette masse, en les poursuivant. Par où ils se donnerent la victoire. Touchant les Scythes, on dit d'eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu'il manda à leur Roy force reproches, pour le voir tousjours reculant devant luy, et gauchissant la meslee. A quoy Indathyrsez (car ainsi se nommoit−il) fit responce, que ce n'estoit pour avoir peur de luy, ny d'homme vivant : mais que c'estoit la façon de marcher de sa nation : n'ayant ny terre cultivee, ny ville, ny maison à deffendre, et à craindre que l'ennemy en peust faire profit. Mais s'il avoit si grand faim d'en manger, qu'il approchast pour voir le lieu de leurs anciennes sepultures, et que là il trouveroit à qui parler tout son saoul. Toutes−fois aux canonnades, depuis qu'on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est messeant de s'esbranler pour la menace du coup : d'autant que par sa violence et vitesse nous le tenons inevitable : et en y a meint un qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la teste, en a pour le moins appresté à rire à ses compagnons. Si est−ce qu'au voyage que l'Empereur Charles cinquiesme fit contre nous en Provence, le Marquis de Guast estant allé recognoistre la ville d'Arle, et s'estant jetté hors du couvert d'un moulin à vent, à la faveur duquel il s'estoit approché, fut apperceu par les Seigneurs de Bonneval et Seneschal d'Agenois, qui se promenoyent sus le theatre aux arenes : lesquels l'ayant montré au Sieur de Villiers Commissaire de l'artillerie, il braqua si à propos une coulevrine, que sans ce que ledict Marquis voyant mettre le feu se lança à quartier, il fut tenu qu'il en avoit dans le corps. Et de mesmes quelques annees auparavant, Laurent de Medicis, Duc d'Urbin, pere de la Royne mere du Roy, assiegeant Mondolphe, place d'Italie, aux terres qu'on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une piece qui le regardoit, bien luy servit de faire la cane : car autrement le coup, qui ne luy CHAPITRE XII De la constance

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Les Essais − Livre I rasa que le dessus de la teste, luy donnoit sans doute dans l'estomach. Pour en dire le vray, je ne croy pas que ces mouvemens se fissent avecques discours : car quel jugement pouvez−vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire, que la fortune favorisa leur frayeur : et que ce seroit moyen une autre fois aussi bien pour se jetter dans le coup, que pour l'eviter. Je ne me puis deffendre si le bruit esclatant d'une harquebusade vient à me fraper les oreilles à l'improuveu, en lieu où je ne le deusse pas attendre, que je n'en tressaille : ce que j'ay veu encores advenir à d'autres qui valent mieux que moy. Ny n'entendent les Stoiciens, que l'ame de leur sage puisse resister aux premieres visions et fantaisies qui luy surviennent : ains comme à une subjection naturelle consentent qu'il cede au grand bruit du ciel, ou d'une ruine, pour exemple, jusques à la palleur et contraction : Ainsin aux autres passions, pourveu que son opinion demeure sauve et entiere, et que l'assiette de son discours n'en souffre atteinte ny alteration quelconque, et qu'il ne preste nul consentement à son effroy et souffrance. De celuy qui n'est pas sage, il en va de mesmes en la premiere partie, mais tout autrement en la seconde. Car l'impression des passions ne demeure pas en luy superficielle : ains va penetrant jusques au siege de sa raison, l'infectant et la corrompant. Il juge selon icelles, et s'y conforme. Voyez bien disertement et plainement l'estat du sage Stoique : Mens immota manet, lacrymæ volvuntur inanes. Le sage Peripateticien ne s'exempte pas des perturbations, mais il les modere. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XIII Ceremonie de l'entreveuë des Rois IL n'est subject si vain, qui ne merite un rang en cette rapsodie. A nos reigles communes, ce seroit une notable discourtoisie et à l'endroit d'un pareil, et plus à l'endroit d'un grand, de faillir à vous trouver chez vous, quand il vous auroit adverty d'y devoir venir : Voire adjoustoit la Royne de Navarre Marguerite a ce propos, que c'estoit incivilité à un Gentil−homme de partir de sa maison, comme il se faict le plus souvent, pour aller au devant de celuy qui le vient trouver, pour grand qu'il soit : et qu'il est plus respectueux et civil de l'attendre, pour le recevoir, ne fust que de peur de faillir sa route : et qu'il suffit de l'accompagner à son partement. Pour moy j'oublie souvent l'un et lautre de ces vains offices : comme je retranche en ma maison autant que je puis de la cerimonie. Quelqu'un s'en offence : qu'y ferois−je ? Il vaut mieux que je l'offence pour une fois, que moy tous les jours : ce seroit une subjection continuelle. A quoy faire fuit−on la servitude des cours, si on l'entraine jusques en sa taniere ? C'est aussi une reigle commune en toutes assemblees, qu'il touche aux moindres de se trouver les premiers à l'assignation, d'autant qu'il est mieux deu aux plus apparans de se faire attendre. Toutesfois à l'entreveuë qui se dressa du Pape Clement, et du Roy François à Marseille, le Roy y ayant odonné les apprests necessaires, s'esloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou trois jours pour son entree et refreschissement, avant qu'il le vinst trouver. Et de mesmes à l'entree aussi du Pape et de l'Empereur à Bouloigne, l'Empereur donna moyen au Pape d'y estre le premier et y survint apres luy. C'est, disent−ils, une cerimonie ordinaire aux abouchemens de tels Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu assigné, voire avant celuy chez qui se fait l'assemblee : et le prennent de ce biais, que c'est afin que cette apparence tesmoigne, que c'est le CHAPITRE XIII Ceremonie de l'entreveuë des Rois

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Les Essais − Livre I plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, non pas luy eux. Non seulement chasque païs, mais chasque cité et chasque vacation a sa civilité particuliere : J'y ay esté assez soigneusement dressé en mon enfance, et ay vescu en assez bonne compaignie, pour n'ignorer pas les loix de la nostre Françoise : et en tiendrois eschole. J'aime à les ensuivre, mais non pas si couardement, que ma vie en demeure contraincte. Elles ont quelques formes penibles, lesquelles pourveu qu'on oublie par discretion, non par erreur, on n'en a pas moins de grace. J'ay veu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie. C'est au demeurant une tres−utile science que la science de l'entregent. Elle est, comme la grace et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la societé et familiarité : et par consequent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d'autruy, et à exploitter et produire nostre exemple, s'il a quelque chose d'instruisant et communicable. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XIV On est puny pour s'opiniastrer en une place sans raison LA vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis, on se trouve dans le train du vice : en maniere que par chez elle on se peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui n'en sçait bien les bornes, malaisez en verité à choisir sur leurs confins. De cette consideration est nee la coustume que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s'opiniastrent à defendre une place, qui par les regles militaires ne peut estre soustenue. Autrement soubs l'esperance de l'impunité il n'y auroit poullier qui n'arrestast une armee. Monsieur le Connestable de Mommorency au siege de Pavie, ayant esté commis pour passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché d'une tour au bout du pont, qui s'opiniastra jusques à se faire batre, feit pendre tout ce qui estoit dedans : Et encore depuis accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant prins par force le chasteau de Villane, et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en pieces par la furie des soldats, horsmis le Capitaine et l'enseigne, il les fit pendre et estrangler pour cette mesme raison : Comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay lors gouverneur de Turin, en cette mesme contree, le Capitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayant esté massacré à laprinse de la place. Mais d'autant que le jugement de la valeur et foiblesse du lieu, se prend par l'estimation et contrepois des forces qui l'assaillent (car tel s'opiniastreroit justement contre deux coulevrines, qui feroit l'enragé d'attendre trente canons) ou se met encore en conte la grandeur du Prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on luy doit : il y a danger qu'on presse un peu la balance de ce costé là. Et en advient par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d'eux et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu'il y ait rien digne de leur faire teste, ilz passent le cousteau par tout où ils trouvent resistance, autant que fortune leur dure : Comme il se voit par les formes de sommation et deffi, que les Princes d'Orient et leurs successeurs, qui sont encores, ont en usage, fiere, hautaine et pleine d'un commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugaiz escornerent les Indes, ils trouverent des estats avec cette loy universelle et inviolable, que tout ennemy vaincu par le Roy en presence, ou par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de mercy. Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les mains d'un Juge ennemy, victorieux et armé. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XIV On est puny pour s'opiniastrer en une place sans raison

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE XV De la punition de la couardise J'OUY autrefois tenir à un Prince, et tresgrand Capitaine, que pour lascheté de coeur un soldat ne pouvoit estre condamné à mort : luy estant à table fait recit du proces du Seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne. A la verité c'est raison qu'on face grande difference entre les fautes qui viennent de nostre foiblesse, et celles qui viennent de nostre malice. Car en celles icy nous nous sommes bandez à nostre escient contre les reigles de la raison, que nature a empreintes en nous : et en celles là, il semble que nous puissions appeller à garant cette mesme nature pour nous avoir laissé en telle imperfection et deffaillance. De maniere que prou de gens ont pensé qu'on ne se pouvoit prendre à nous, que de ce que nous faisons contre nostre conscience : Et sur cette regle est en partie fondee l'opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux heretiques et mescreans : et celle qui establit qu'un Advocat et un Juge ne puissent estre tenuz de ce que par ignorance ils ont failly en leur charge. Mais quant à la coüardise, il est certain que la plus commune façon est de la chastier par honte et ignominie. Et tient−on que cette regle a esté premierement mise en usage par le legislateur Charondas : et qu'avant luy les loix de Grece punissoyent de mort ceux qui s'en estoyent fuis d'une bataille : là où il ordonna seulement qu'ils fussent par trois jours assis emmy la place publicque, vestus de robe de femme : esperant encores s'en pouvoir servir, leur ayant fait revenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quam effundere. Il semble aussi que les loix Romaines punissoyent anciennement de mort, ceux qui avoyent fuy. Car Ammianus Marcellinus dit que l'Empereur Julien condemna dix de ses soldats, qui avoyent tourné le dos à une charge contre les Parthes, à estre degradez, et apres à souffrir mort, suyvant, dit−il, les loix anciennes. Toutes−fois ailleurs pour une pareille faute il en condemne d'autres, seulement à se tenir parmy les prisonniers sous l'enseigne du bagage. L'aspre chastiement du peuple Romain contre les soldats eschapez de Cannes, et en cette mesme guerre, contre ceux qui accompaignerent Cn. Fulvius en sa deffaitte, ne vint pas à la mort. Si est−il à craindre que la honte les desespere, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis. Du temps de nos Peres le Seigneur de Franget, jadis Lieutenant de la compaignie de Monsieur le Mareschal de Chastillon, ayant par Monsieur le Mareschal de Chabannes esté mis Gouverneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude, et l'ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à estre degradé de noblesse, et tant luy que sa posterité declaré roturier, taillable et incapable de porter armes : et fut cette rude sentence executee à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition tous les gentils−hommes qui se trouverent dans Guyse, lors que le Conte de Nansau y entra : et autres encore depuis. Toutesfois quand il y auroit une si grossiere et apparante ou ignorance ou couardise, qu'elle surpassast toutes les ordinaires, ce seroit raison de la prendre pour suffisante preuve de meschanceté et de malice, et de la chastier pour telle. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XVI Un traict de quelques Ambassadeurs J'OBSERVE en mes voyages cette practique, pour apprendre tousjours quelque chose, par la communication d'autruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre) de ramener tousjours ceux, avec qui je confere, CHAPITRE XV De la punition de la couardise

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Les Essais − Livre I aux propos des choses qu'ils sçavent le mieux. Basti al nocchiero ragionar de' venti, Al bifolco dei tori, et le sue piaghe Conti'l guerrier, conti'l pastor gli armenti. Car il advient le plus souvent au contraire, que chacun chosit plustost à discourir du mestier d'un autre que du sien : estimant que c'est autant de nouvelle reputation acquise : tesmoing le reproche qu'Archidamus feit à Periander, qu'il quittoit la gloire d'un bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poëte. Voyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploicts le verifient assez capitaine excellent : il se veut faire cognoistre excellent ingenieur ; qualité aucunement estrangere. Le vieil Dionysius estoit tres grand chef de guerre, comme il convenoit à sa fortune : mais il se travailloit à donner principale recommendation de soy, par la poësie : et si n'y sçavoit guere. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passez voir une estude fournie de toutes sortes de livres de son mestier, et de tout autre mestier, n'y trouva nulle occasion de s'entretenir : mais il s'arresta à gloser rudement et magistralement une barricade logee sur la vis de l'estude, que cent capitaines et soldats recognoissent tous les jours, sans remerque et sans offense. Optat ephippia bos piger, optat arare caballus. Par ce train vous ne faictes jamais rien qui vaille. Ainsin, il faut travailler de rejetter tousjours l'architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j'ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains : Si ce sont personnes, qui ne facent autre profession que de lettres, j'en apren principalement le stile et le langage : si ce sont Medecins, je les croy plus volontiers en ce qu'ils nous disent de la temperature de l'air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droicts, les loix, l'establissement des polices, et choses pareilles : si Theologiens, les affaires de l'Eglise, censures Ecclesiastiques, dispences et mariages : si courtisans, les meurs et les cerimonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits où ils se sont trouvez en personne : si Ambassadeurs, les menees, intelligences, et praticques, et maniere de les conduire. A cette cause, ce que j'eusse passé à un autre, sans m'y arrester, je l'ay poisé et remarqué en l'histoire du Seigneur de Langey, tres−entendu en telles choses. C'est qu'apres avoir conté ces belles remonstrances de l'Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, present l'Evesque de Macon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n'estoient d'autre fidelité et suffisance en l'art militaire, que ceux du Roy, tout sur l'heure il s'attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde. Et de cecy il semble qu'il en creust quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy advint de redire ces mesmes mots. Aussi qu'il défia le Roy de le combatre en chemise avec l'espee et le poignard, dans un batteau. Ledit Seigneur de Langey suivant son histoire, adjouste que lesdicts Ambassadeurs faisans une despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or j'ay trouvé bien estrange, qu'il fust en la puissance d'un Ambassadeur de dispenser sur les advertissemens qu'il doit faire à son maistre, mesme de telle consequence, venant de telle personne, et dits en si grand' assemblee. Et m'eust semblé l'office du serviteur estre, de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenuës : afin que la liberté d'ordonner, juger, et choisir demeurast au maistre. Car de luy alterer ou cacher CHAPITRE XV De la punition de la couardise

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Les Essais − Livre I la verité, de peur qu'il ne la preigne autrement qu'il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et ce pendant le laisser ignorant de ses affaires, cela m'eust semblé appartenir à celuy, qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit, au curateur et maistre d'eschole, non à celuy qui se doit penser inferieur, comme en authorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu'il en soit, je ne voudroy pas estre servy de cette façon en mon petit faict. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise : chascun aspire si naturellement à la liberté et authorité, qu'au superieur nulle utilité ne doibt estre si chere, venant de ceux qui le servent, comme luy doit estre chere leur simple et naifve obeissance. On corrompt l'office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subjection. Et P. Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu'il estoit en Asie consul, ayant mandé à un Ingenieur Grec, de luy faire mener le plus grand des deux mas de Navire, qu'il avoit veu à Athenes, pour quelque engin de batterie, qu'il en vouloit faire. Cetuy cy sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tres−bien donner le fouet : estimant l'interest de la discipline plus que l'interest de l'ouvrage. D'autre part pourtant on pourroit aussi considerer, que cette obeïssance si contreinte, n'appartient qu'aux commandements precis et prefix. Les Ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties depend souverainement de leur disposition. Ils n'executent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par leur conseil, la volonté du maistre. J'ay veu en mon temps des personnes de commandement, reprins d'avoir plustost obey aux paroles des lettres du Roy, qu'à l'occasion des affaires qui estoient pres deux. Les hommes d'entendement accusent encore aujourd'huy, l'usage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l'usage auquel il destinoit ce mas, sembloit−il pas entrer en conference de sa deliberation, et le convier à interposer son decret ? Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XVII De la peur Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit. Je ne suis pas bon naturaliste (qu'ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c'est une estrange passion : et disent les medecins qu'il n'en est aucune, qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deuë assiete. De vray, j'ay veu beaucoup de gens devenus insensez de peur : et au plus rassis il est certain pendant que son accés dure, qu'elle engendre de terribles esblouissemens. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle represente tantost les bisayeulx sortis du tombeau enveloppez en leur suaire, tantost des Loups−garoups, des Lutins, et des Chimeres. Mais parmy les soldats mesme, où elle devroit trouver moins de place, combien de fois à elle changé un troupeau de brebis en esquadron de corselets ? des roseaux et des cannes en gens−darmes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ? Lors que Monsieur de Bourbon print Rome, un port'enseigne, qui estoit à la garde du bourg sainct Pierre, fut saisi de tel effroy à la premiere alarme, que par le trou d'une ruine il se jetta, l'enseigne au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville ; et à peine en fin voyant la troupe de Monsieur de CHAPITRE XVII De la peur

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Les Essais − Livre I Bourbon se ranger pour le soustenir, estimant que ce fust une sortie que ceux de la ville fissent, il se recogneut, et tournant teste r'entra par ce mesme trou, par lequel il estoit sorty, plus de trois cens pas avant en la campaigne. Il n'en advint pas du tout si heureusement à l'enseigne du Capitaine Julle, lors que Sainct Paul fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car estant si fort esperdu de frayeur, que de se jetter à tout son enseigne hors de la ville, par une canonniere, il fut mis en pieces par les assaillans. Et au mesme siege, fut memorable la peur qui serra, saisit, et glaça si fort le coeur d'un gentil−homme, qu'il en tomba roide mort par terre à la bresche, sans aucune blessure. Pareille rage pousse par fois toute une multitude. En l'une des rencontres de Germanicus contre les Allemans, deux grosses trouppes prindrent d'effroy deux routes opposites, l'une fuyoit d'où l'autre partoit. Tantost elle nous donne des aisles aux talons, comme aux deux premiers : tantost elle nous cloüe les pieds, et les entrave : comme on lit de l'Empereur Theophile, lequel en une bataille qu'il perdit contre les Agarenes, devint si estonné et si transi, qu'il ne pouvoit prendre party de s'enfuyr : adeo pavor etiam auxilia formidat : jusques à ce que Manuel l'un des principaux chefs de son armee, l'ayant tirassé et secoüé, comme pour l'esveiller d'un profond somme, luy dit : Si vous ne me suivez je vous tueray : car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si estant prisonnier vous veniez à perdre l'Empire. Lors exprime elle sa derniere force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance, qu'elle a soustraitte à nostre devoir et à nostre honneur. En la premiere juste bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied, qui print l'espouvante, ne voyant ailleurs par ou faire passage à sa lascheté, s'alla jetter au travers le gros des ennemis : lequel elle perça d'un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois : achetant une honteuse fuite, au mesme prix qu'elle eust eu une glorieuse victoire. C'est ce dequoy j'ay le plus de peur que la peur. Aussi surmonte elle en aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut estre plus aspre et plus juste, que celle des amis de Pompeius, qui estoient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre ? Si est−ce que la peur des voiles Egyptiennes, qui commençoient à les approcher, l'estouffa de maniere, qu'on a remerqué, qu'ils ne s'amuserent qu'à haster les mariniers de diligenter, et de se sauver à coups d'aviron ; jusques à ce qu'arrivez à Tyr, libres de crainte, ils eurent loy de tourner leur pensee à la perte qu'ils venoient de faire, et lascher la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avoit suspendües. Tum pavor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat. Ceux qui auront esté bien frottés en quelque estour de guerre, tous blessez encor et ensanglantez, on les rameine bien le l'endemain à la charge. Mais ceux qui ont conçeu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien d'estre exilez, d'estre subjuguez, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger, et le repos. La ou les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et tant de gens, qui de l'impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyez, et precipitez, nous ont bien apprins qu'elle est encores plus importune et plus insupportable que la mort. Les Grecs en recognoissent une autre espece, qui est outre l'erreur de nostre discours : venant, disent−ils, sans cause apparente, et d'une impulsion celeste. Des peuples entiers s'en voyent souvent frappez, et des armees entieres. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse desolation. On n'y oyoit que cris et voix effrayees : on voyoit les habitans sortir de leurs maisons, comme à l'alarme, et se charger, blesser et entretuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y estoit en desordre, et en fureur : jusques à ce que par oraisons et sacrifices, ils eussent appaisé l'ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques. CHAPITRE XVII De la peur

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CHAPITRE XVIII Qu'il ne faut juger de notre heur qu'apres la mort Scilicet ultima semper Expectanda dies homini est; dicique beatus Ante obitum nemo, supremaque funera debet. Les enfans sçavent le conte du Roy Croesus à ce propos : lequel ayant esté pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de l'execution, il s'escria, O Solon, Solon : Cela rapporté à Cyrus, et s'estant enquis que c'estoit à dire, il luy fit entendre, qu'il verifioit lors à ses despends l'advertissement qu'autrefois luy avoit donné Solon : que les hommes, quelque beau visage que fortune leur face, ne se peuvent appeller heureux, jusques à ce qu'on leur ayt veu passer le dernier jour de leur vie, pour l'incertitude et varieté des choses humaines, qui d'un bien leger mouvement se changent d'un estat en autre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu'un qui disoit heureux le Roy de Perse, de ce qu'il estoit venu fort jeune à un si puissant estat : Ouy−mais, dit−il, Priam en tel aage ne fut pas malheureux. Tantost des Roys de Macedoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s'en faict des menuysiers et greffiers à Rome : des tyrans de Sicile, des pedants à Corinthe : d'un conquerant de la moitié du monde, et Empereur de tant d'armees, il s'en faict un miserable suppliant des belitres officiers d'un Roy d'Ægypte : tant cousta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie. Et du temps de nos peres ce Ludovic Sforce dixiesme Duc de Milan, soubs qui avoit si long temps branslé toute l'Italie, on l'a veu mourir prisonnier à Loches : mais apres y avoir vescu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle Royne, vefve du plus grand Roy de la Chrestienté, vient elle pas de mourir par la main d'un Bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples. Car il semble que comme les orages et tempestes se piquent contre l'orgueil et hautaineté de nos bastimens, il y ayt aussi là haut des esprits envieux des grandeurs de ça bas. Usque adeo res humanas vis abdita quædam Obterit, et pulchros fasces sævasque secures Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur. Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier jour de nostre vie, pour montrer sa puissance, de renverser en un moment ce qu'elle avoit basty en longues annees ; et nous fait crier apres Laberius, Nimirum hac die una plus vixi, mihi quàm vivendum fuit. Ainsi se peut prendre avec raison, ce bon advis de Solon. Mais d'autant que c'est un Philosophe, à l'endroit desquels les faveurs et disgraces de la fortune ne tiennent rang, ny d'heur ny de malheur : et sont les grandeurs, et puissances, accidens de qualité à peu pres indifferente, je trouve vray−semblable, qu'il ayt regardé plus avant ; et voulu dire que ce mesme bon−heur de nostre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d'un esprit bien né, et de la resolution et asseurance d'une ame reglee ne se doive jamais attribuer à l'homme, qu'on ne luy ayt veu joüer le dernier acte de sa comedie : et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque : Ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidens ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loisir de maintenir tousjours nostre visage rassis. Mais à ce dernier rolle de la mort et de nous, il n'y a plus que faindre, il faut parler François ; il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot. Nam veræ voces tum demum pectore ab imo Ejiciuntur, et eripitur persona, manet res.

CHAPITRE XVIII Qu'il ne faut juger de notre heur qu'apres la mort

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Les Essais − Livre I Voyla pourquoy se doivent à ce dernier traict toucher et esprouver toutes les autres actions de nostre vie. C'est le maistre jour, c'est le jour juge de tous les autres : c'est le jour, dict un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l'essay du fruict de mes estudes. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du coeur. J'ay veu plusieurs donner par leur mort reputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion beau−pere de Pompeius rabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu'on avoit eu de luy jusques alors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimoit le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soy−mesme : Il nous faut voir mourir, dit−il, avant que d'en pouvoir resoudre. De vray on desroberoit beaucoup à celuy là, qui le poiseroit sans l'honneur et grandeur de sa fin. Dieu l'a voulu comme il luy a pleu : mais en mon temps trois les plus execrables personnes, que je cogneusse en toute abomination de vie, et les plus infames, ont eu des morts reglées, et en toute circonstance composées jusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunées. Je luy ay veu trancher le fil d'un progrez de merveilleux avancement : et dans la fleur de son croist, à quelqu'un, d'une fin si pompeuse, qu'à mon advis ses ambitieux et courageux desseins, n'avoient rien de si hault que fut leur interruption. Il arriva sans y aller, ou il pretendoit, plus grandement et glorieusement, que ne portoit son desir et esperance. Et devança par sa cheute, le pouvoir et le nom, ou il aspiroit par sa course. Au jugement de la vie d'autruy, je regarde tousjours comment s'en est porté le bout, et des principaux estudes de la mienne, c'est qu'il se porte bien, c'est a dire quietement et sourdement. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XIX Que Philosopher, c'est apprendre a mourir CICERON dit que Philosopher ce n'est autre chose que s'aprester à la mort. C'est d'autant que l'estude et la contemplation retirent aucunement nostre ame hors de nous, et l'embesongnent à part du corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort : Ou bien, c'est que toute la sagesse et discours du monde se resoult en fin à ce point, de nous apprendre a ne craindre point a mourir. De vray, ou la raison se mocque, ou elle ne doit viser qu'à nostre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à nostre aise, comme dict la Saincte Escriture. Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est nostre but, quoy qu'elles en prennent divers moyens ; autrement on les chasseroit d'arrivée. Car qui escouteroit celuy, qui pour sa fin establiroit nostre peine et mesaise ? Les dissentions des sectes Philosophiques en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. Il y a plus d'opiniastreté et de picoterie, qu'il n'appartient à une si saincte profession. Mais quelque personnage que l'homme entrepreigne, il jouë tousjours le sien parmy. Quoy qu'ils dient, en la vertu mesme, le dernier but de nostre visee, c'est la volupté. Il me plaist de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contrecoeur : Et s'il signifie quelque supreme plaisir, et excessif contentement, il est mieux deu à l'assistance de la vertu, qu'à nulle autre assistance. Cette volupté pour estre plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n'en est que plus serieusement voluptueuse. Et luy devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celuy de la vigueur, duquel nous l'avons denommee. Cette autre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom : ce devoit estre en concurrence, non par privilege. Je la trouve moins pure d'incommoditez et de traverses, que n'est la vertu. Outre que son goust est plus momentanee, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses jeusnes, et ses travaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulierement, ses passions trenchantes de tant de sortes ; et a son costé une satiete si lourde, qu'elle equipolle à penitence. Nous avons grand tort d'estimer que ses incommoditez luy servent d'aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se CHAPITRE XIX Que Philosopher, c'est apprendre a mourir

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Les Essais − Livre I vivifie par son contraire : et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l'accablent, la rendent austere et inacessible. Là où beaucoup plus proprement qu'à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir divin et parfaict, qu'elle nous moienne. Celuy la est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruit : et n'en cognoist ny les graces ny l'usage. Ceux qui nous vont instruisant, que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa jouïssance agreable : que nous disent−ils par là, sinon qu'elle est tousjours desagreable ? Car quel moien humain arriva jamais à sa jouïssance ? Les plus parfaits se sont bien contentez d'y aspirer, et de l'approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent ; veu que de tous les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante. L'entreprise se sent de la qualité de la chose qu'elle regarde : car c'est une bonne portion de l'effect, et consubstancielle. L'heur et la beatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances et avenues, jusques à la premiere entree et extreme barriere. Or des principaux bienfaicts de la vertu, c'est le mespris de la mort, moyen qui fournit nostre vie d'une molle tranquillité, et nous en donne le goust pur et amiable : sans qui toute autre volupté est esteinte. Voyla pourquoy toutes les regles se rencontrent et conviennent à cet article. Et combien qu'elles nous conduisent aussi toutes d'un commun accord à mespriser la douleur, la pauvreté, et autres accidens, à quoy la vie humaine est subjecte, ce n'est pas d'un pareil soing : tant par ce que ces accidens ne sont pas de telle necessité, la pluspart des hommes passent leur vie sans gouster de la pauvreté, et tels encore sans sentiment de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien, qui vescut cent et six ans d'une entiere santé : qu'aussi d'autant qu'au pis aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et coupper broche à tous autres inconvenients. Mais quant à la mort, elle est inevitable. Omnes eodem cogimur, omnium Versatur urna, serius ocius Sors exitura, et nos in æter− Num exitium impositura cymbæ. Et par consequent, si elle nous faict peur, c'est un subject continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est lieu d'où elle ne nous vienne. Nous pouvons tourner sans cesse la teste çà et là, comme en pays suspect : quæ quasi saxum Tantalo semper impendet. Nos parlemens renvoyent souvent executer les criminels au lieu où lecrime est commis : durant le chemin, promenez les par de belles maisons, faictes leur tant de bonne chere, qu'il vous plaira, non Siculæ dapes Dulcem elaborabunt saporem, Non avium, cytharæque cantus Somnum reducent. Pensez vous qu'ils s'en puissent resjouir ? et que la finale intention de leur voyage leur estant ordinairement devant les yeux, ne leur ayt alteré et affadi le goust à toutes ces commoditez ? Audit iter, numeratque dies, spatioque viarum Metitur vitam, torquetur peste futura. Le but de nostre carriere c'est la mort, c'est l'object necessaire de nostre visee : si elle nous effraye, comme est−il possible d'aller un pas avant, sans fiebvre ? Le remede du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ? Il luy faut faire brider l'asne par la queuë, Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.

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Les Essais − Livre I Ce n'est pas de merveille s'il est si souvent pris au piege. On fait peur à nos gens seulement de nommer la mort, et la pluspart s'en seignent, comme du nom du diable. Et par−ce qu'il s'en faict mention aux testamens, ne vous attendez pas qu'ils y mettent la main, que le medecin ne leur ayt donné l'extreme sentence. Et Dieu sçait lors entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le patissent. Par ce que cette syllabe frappoit trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur sembloit malencontreuse, les Romains avoient apris de l'amollir ou l'estendre en perifrazes. Au lieu de dire, il est mort, il a cessé de vivre, disent−ils, il a vescu. Pourveu que ce soit vie, soit elle passee, ils se consolent. Nous en avons emprunté, nostre, feu Maistre−Jehan. A l'adventure est−ce, que comme on dict, le terme vaut l'argent. Je nasquis entre unze heures et midi le dernier jour de Febvrier, mil cinq cens trente trois : comme nous contons à cette heure, commençant l'an en Janvier. Il n'y a justement que quinze jours que j'ay franchi 39. ans, il m'en faut pour le moins encore autant. Ce pendant s'empescher du pensement de chose si esloignee, ce seroit folie. Mais quoy ? les jeunes et les vieux laissent la vie de mesme condition. Nul n'en sort autrement que si tout presentement il y entroit, joinct qu'il n'est homme si décrepite tant qu'il voit Mathusalem devant, qui ne pense avoir encore vingt ans dans le corps. D'avantage, pauvre fol que tu es, qui t'a estably les termes de ta vie ? Tu te fondes sur les contes des Medecins. Regarde plustost l'effect et l'experience. Par le commun train des choses, tu vis pieça par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoustumez de vivre : Et qu'il soit ainsi, conte de tes cognoissans, combien il en est mort avant ton aage, plus qu'il n'en y a qui l'ayent atteint : Et de ceux mesme qui ont annobli leur vie par renommee, fais en registre, et j'entreray en gageure d'en trouver plus qui sont morts, avant, qu'apres trente cinq ans. Il est plein de raison, et de pieté, de prendre exemple de l'humanité mesme de Jesus−Christ. Or il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort de façons de surprise ? Quid quisque vitet, nunquam homini satis Cautum est in horas. Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eust jamais pensé qu'un Duc de Bretaigne deust estre estouffé de la presse, comme fut celuy là à l'entree du Pape Clement mon voisin, à Lyon ? N'as tu pas veu tuer un de nos Roys en se jouant ? et un de ses ancestres mourut il pas choqué par un pourceau ? Æschylus menassé de la cheute d'une maison, à beau se tenir à l'airte, le voyla assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pattes d'un Aigle en l'air : l'autre mourut d'un grain de raisin : un Empereur de l'egratigneure d'un peigne en se testonnant : Æmylius Lepidus pour avoir heurté du pied contre le seuil de son huis : Et Aufidius pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les cuisses des femmes Cornelius Gallus preteur, Tigillinus Capitaine du guet à Rome, Ludovic fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoüe. Et d'un encore pire exemple, Speusippus Philosophe Platonicien, et l'un de nos Papes. Le pauvre Bebius, Juge, cependant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voyla saisi, le sien de vivre estant expiré : Et Caius Julius medecin gressant les yeux d'un patient, voyla la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler, un mien frere le Capitaine S. Martin, aagé de vingt trois ans, qui avoit desja faict assez bonne preuve de sa valeur, jouant à la paume, reçeut un coup d'esteuf, qui l'assena un peu au dessus de l'oreille droitte, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure : il ne s'en assit, ny reposa : mais cinq ou six heures apres il mourut d'une Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequents et si ordinaires nous passans devant les yeux, comme est−il possible qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chasque instant il ne nous semble qu'elle nous tienne au collet ? Qu'importe−il, me direz vous, comment que ce soit, pourveu qu'on ne s'en donne point de peine ? Je suis de cet advis : et en quelque maniere qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fust ce soubs la peau d'un veau, je ne suis pas homme qui y reculast : car il me suffit de passer à mon aise, et le meilleur jeu que je me puisse CHAPITRE XIX Que Philosopher, c'est apprendre a mourir

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Les Essais − Livre I donner, je le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez. prætulerim delirus inérsque videri, Dum mea delectent mala me, vel denique fallant, Quam sapere et ringi. Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau : mais aussi quand elle arrive, ou à eux ou à leurs femmes, enfans et amis, les surprenant en dessoude et au descouvert, quels tourmens, quels cris, quelle rage et quel desespoir les accable ? Vistes vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? Il y faut prouvoir de meilleure heure : Et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d'un homme d'entendement (ce que je trouve entierement impossible) nous vend trop cher ses denrees. Si c'estoit ennemy qui se peust eviter, je conseillerois d'emprunter les armes de la coüardise : mais puis qu'il ne se peut ; puis qu'il vous attrappe fuyant et poltron aussi bien qu'honeste homme, Nempe et fugacem persequitur virum, Nec parcit imbellis juventæ Poplitibus, timidoque tergo. Et que nulle trampe de cuirasse vous couvre, Ille licet ferro cautus se condat in ære, Mors tamen inclusum protrahet inde caput. aprenons à le soustenir de pied ferme, et à le combatre : Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté, pratiquons le, accoustumons le, n'ayons rien si souvent en la teste que la mort : à tous instans representons la à nostre imagination et en tous visages. Au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille, à la moindre piqueure d'espeingle, remachons soudain, Et bien quand ce seroit la mort mesme ? et là dessus, roidissons nous, et nous efforçons. Parmy les festes et la joye, ayons tousjours ce refrein de la souvenance de nostre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la memoire, en combien de sortes cette nostre allegresse est en butte à la mort, et de combien de prinses elle la menasse. Ainsi faisoient les Egyptiens, qui au milieu de leurs festins et parmy leur meilleure chere, faisoient apporter l'Anatomie seche d'un homme, pour servir d'avertissement aux conviez. Omnem crede diem tibi diluxisse supremum, Grata superveniet, quæ non sperabitur hora. Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout. La premeditation de la mort, est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Il n'y a rien de mal en la vie, pour celuy qui a bien comprins, que la privation de la vie n'est pas mal. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contraincte. Paulus Æmylius respondit à celuy, que ce miserable Roy de Macedoine son prisonnier luy envoyoit, pour le prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu'il en face la requeste à soy mesme. A la verité en toutes choses si nature ne preste un peu, il est mal−aysé que l'art et l'industrie aillent guiere avant. Je suis de moy−mesme non melancholique, mais songecreux : il n'est rien dequoy je me soye des tousjours plus entretenu que des imaginations de la mort ; voire en la saison la plus licentieuse de mon aage, Jucundum cum ætas florida ver ageret.

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Les Essais − Livre I Parmy les dames et les jeux, tel me pensoit empesché à digerer à part moy quelque jalousie, ou l'incertitude de quelque esperance, cependant que je m'entretenois de je ne sçay qui surpris les jours precedens d'une fievre chaude, et de sa fin au partir d'une feste pareille, et la teste pleine d'oisiveté, d'amour et de bon temps, comme moy : et qu'autant m'en pendoit à l'oreille. Jam fuerit, nec post unquam revocare licebit. Je ne ridois non plus le front de ce pensement là, que d'un autre. Il est impossible que d'arrivee nous ne sentions des piqueures de telles imaginations : mais en les maniant et repassant, au long aller, on les apprivoise sans doubte : Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frenesie : Car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne feit moins d'estat de sa duree. Ny la santé, que j'ay jouy jusques à present tresvigoureuse et peu souvent interrompue, ne m'en alonge l'esperance, ny les maladies ne me l'acourcissent. A chaque minute il me semble que je m'eschappe. Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut estre faict un autre jour, le peut estre aujourd'huy. De vray les hazards et dangiers nous approchent peu ou rien de nostre fin : Et si nous pensons, combien il en reste, sans cet accident qui semblent nous menasser le plus, de millions d'autres sur nos testes, nous trouverons que gaillars et fievreux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et en repos elle nous est égallement pres. Nemo altero fragilior est : nemo in crastinum sui certior. Ce que j'ay affaire avant mourir, pour l'achever tout loisir me semble court, fust ce d'une heure. Quelcun feuilletant l'autre jour mes tablettes, trouva un memoire de quelque chose, que je vouloys estre faite apres ma mort : je luy dy, comme il estoit vray, que n'estant qu'à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m'estoy hasté de l'escrire là, pour ne m'asseurer point d'arriver jusques chez moy. Comme celuy, qui continuellement me couve de mes pensees, et les couche en moy : je suis à toute heure preparé environ ce que je le puis estre : et ne m'advertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut estre tousjours botté et prest à partir, en tant que en nous est, et sur tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à soy. Quid brevi fortes jaculamur ævo Multa ? Car nous y aurons assez de besongne, sans autre surcrois. L'un se pleint plus que de la mort, dequoy elle luy rompt le train d'une belle victoire : l'autre qu'il luy faut desloger avant qu'avoir marié sa fille, ou contrerolé l'institution de ses enfans : l'un pleint la compagnie de sa femme, l'autre de son fils, comme commoditez principales de son estre. Je suis pour cette heure en tel estat, Dieu mercy, que je puis desloger quand il luy plaira, sans regret de chose quelconque : Je me desnoue par tout : mes adieux sont tantost prins de chascun, sauf de moy. Jamais homme ne se prepara à quiter le monde plus purement et pleinement, et ne s'en desprint plus universellement que je m'attens de faire. Les plus mortes morts sont les plus saines. Miser ô miser (aiunt) omnia ademit. Una dies infesta mihi tot præmia vitæ : et le bastisseur, Manent (dict−il) opera interrupta, minæque Murorum ingentes. Il ne faut rien designer de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes nés pour agir :

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Les Essais − Livre I Cum moriar, medium solvar et inter opus. Je veux qu'on agisse, et qu'on allonge les offices de la vie, tant qu'on peut : et que la mort me treuve plantant mes choux, mais nonchallant d'elle, et encore plus de mon jardin imparfait. J'en vis mourir un, qui estant à l'extremité se pleignoit incessamment, dequoy sa destinee coupoit le fil de l'histoire qu'il avoit en main, sur le quinziesme ou seixiesme de nos Roys. Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum Jam desiderium rerum super insidet una. Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout ainsi qu'on a planté nos cimetieres joignant les Eglises, et aux lieux les plus frequentez de la ville, pour accoustumer, disoit Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfans à ne s'effaroucher point de voir un homme mort : et affin que ce continuel spectacle d'ossemens, de tombeaux, et de convois nous advertisse de nostre condition. Quin etiam exhilarare viris convivia cæde Mos olim, et miscere epulis spectacula dira Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum Pocula, respersis non parco sanguine mensis. Et comme les Egyptiens apres leurs festins, faisoient presenter aux assistans une grande image de la mort, par un qui leur crioit : Boy, et t'esjouy, car mort tu seras tel : Aussi ay−je pris en coustume, d'avoir non seulement en l'imagination, mais continuellement la mort en la bouche. Et n'est rien dequoy je m'informe si volontiers, que de la mort des hommes : quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu : ny endroit des histoires, que je remarque si attentifvement. Il y paroist, à la farcissure de mes exemples : et que j'ay en particuliere affection cette matiere. Si j'estoy faiseur de livres, je feroy un registre commenté des morts diverses, qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre. Dicearchus en feit un de pareil titre, mais d'autre et moins utile fin. On me dira, que l'effect surmonte de si loing la pensee, qu'il n'y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là : laissez les dire ; le premediter donne sans doubte grand avantage : Et puis n'est−ce rien, d'aller au moins jusques là sans alteration et sans fiévre ? Il y a plus : nature mesme nous preste la main, et nous donne courage. Si c'est une mort courte et violente, nous n'avons pas loisir de la craindre : si elle est autre, je m'apperçois qu'à mesure que je m'engage dans la maladie, j'entre naturellement en quelque desdain de la vie. Je trouve que j'ay bien plus affaire à digerer cette resolution de mourir, quand je suis en santé, que je n'ay quand je suis en fiévre : d'autant que je ne tiens plus si fort aux commoditez de la vie, à raison que je commance à en perdre l'usage et le plaisir, j'en voy la mort d'une veuë beaucoup moins effrayee. Cela me faict esperer, que plus je m'eslongneray de celle−là, et approcheray de cette−cy, plus aysément j'entreray en composition de leur eschange. Tout ainsi que j'ay essayé en plusieurs autres occurrences, ce que dit Cesar, que les choses nous paroissent souvent plus grandes de loing que de pres : j'ay trouvé que sain j'avois eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lors que je les ay senties. L'alegresse où je suis, le plaisir et la force, me font paroistre l'autre estat si disproportionné à celuy−là, que par imagination je grossis ces incommoditez de la moitié, et les conçoy plus poisantes, que je ne les trouve, quand je les ay sur les espaules. J'espere qu'il m'en adviendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations et declinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous desrobe la veuë de nostre perte et empirement. Que reste−il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passee ?

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Les Essais − Livre I Heu senibus vitæ portio quanta manet ! Cesar à un soldat de sa garde recreu et cassé, qui vint en la ruë, luy demander congé de se faire mourir : regardant son maintien decrepite, respondit plaisamment : Tu penses donc estre en vie. Qui y tomberoit tout à un coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement : mais conduicts par sa main, d'une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce miserable estat, et nous y apprivoise. Si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous : qui est en essence et en verité, une mort plus dure, que n'est la mort entiere d'une vie languissante ; et que n'est la mort de la vieillesse : D'autant que le sault n'est pas si lourd du mal estre au non estre, comme il est d'un estre doux et fleurissant, à un estre penible et douloureux. Le corps courbe et plié a moins de force à soustenir un fais, aussi a nostre ame. Il la faut dresser et eslever contre l'effort de cet adversaire. Car comme il est impossible, qu'elle se mette en repos pendant qu'elle le craint : si elle s'en asseure aussi, elle se peut vanter (qui est chose comme surpassant l'humaine condition) qu'il est impossible que l'inquietude, le tourment, et la peur, non le moindre desplaisir loge en elle. Non vultus instantis tyranni Mente quatit solida, neque Auster Dux inquieti turbidus Adriæ, Nec fulminantis magna Jovis manus. Elle est renduë maistresse de ses passions et concupiscences ; maistresse de l'indulgence, de la honte, de la pauvreté, et de toutes autres injures de fortune. Gagnons cet advantage qui pourra : C'est icy la vraye et souveraine liberté, qui nous donne dequoy faire la figue à la force, et à l'injustice, et nous moquer des prisons et des fers. in manicis, et Compedibus, sævo te sub custode tenebo. Ipse Deus simul atque volam, me solvet : opinor, Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea rerum est. Nostre religion n'a point eu de plus asseuré fondement humain, que le mespris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle ; car pourquoy craindrions nous de perdre une chose, laquelle perduë ne peut estre regrettée ? mais aussi puis que nous sommes menaçez de tant de façons de mort, n'y a il pas plus de mal à les craindre toutes, qu'à en soustenir une ? Que chaut−il, quand ce soit, puis qu'elle est inevitable ? A celuy qui disoit à Socrates ; Les trente tyrans t'ont condamné à la mort : Et nature, eux, respondit−il. Quelle sottise, de nous peiner, sur le point du passage à l'exemption de toute peine ! Comme nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses : aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort. Parquoy c'est pareille folie de pleurer de ce que d'icy à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas, il y a cent ans. La mort est origine d'une autre vie : ainsi pleurasmes nous, et ainsi nous cousta−il d'entrer en cette−cy : ainsi nous despouillasmes nous de nostre ancien voile, en y entrant. Rien ne peut estre grief, qui n'est qu'une fois. Est−ce raison de craindre si long temps, chose de si brief temps ? Le long temps vivre, et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n'est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dit, qu'il y a des petites bestes sur la riviere Hypanis, qui ne vivent qu'un jour. Celle qui meurt à huict heures du matin, elle meurt en jeunesse : celle qui meurt à cinq CHAPITRE XIX Que Philosopher, c'est apprendre a mourir

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Les Essais − Livre I heures du soir, meurt en sa decrepitude. Qui de nous ne se mocque de voir mettre en consideration d'heur ou de malheur, ce moment de durée ? Le plus et le moins en la nostre, si nous la comparons à l'eternité, ou encores à la duree des montaignes, des rivieres, des estoilles, des arbres, et mesmes d'aucuns animaux, n'est pas moins ridicule. Mais nature nous y force. Sortez, dit−elle, de ce monde, comme vous y estes entrez. Le mesme passage que vous fistes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites le de la vie à la mort. Vostre mort est une des pieces de l'ordre de l'univers, c'est une piece de la vie du monde. inter se mortales mutua vivunt, Et quasi cursores vitaï lampada tradunt. Changeray−je pas pour vous cette belle contexture des choses ? C'est la condition de vostre creation ; c'est une partie de vous que la mort : vous vous fuyez vous mesmes. Cettuy vostre estre, que vous jouyssez, est également party à la mort et à la vie. Le premier jour de vostre naissance vous achemine à mourir comme à vivre. Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit. Nascentes morimur, finisque ab origine pendet. Tout ce que vous vivés, vous le desrobés à la vie : c'est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie, c'est bastir la mort. Vous estes en la mort, pendant que vous estes en vie : car vous estes apres la mort, quand vous n'estes plus en vie. Ou, si vous l'aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie : mais pendant la vie, vous estes mourant : et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez faict vostre proufit de la vie, vous en estes repeu, allez vous en satisfaict. Cur non ut plenus vitæ conviva recedis ? Si vous n'en n'avez sçeu user ; si elle vous estoit inutile, que vous chaut−il de l'avoir perduë ? à quoy faire la voulez vous encores ? Cur amplius addere quæris Rursum quod pereat male, et ingratum occidat omne ? La vie n'est de soy ny bien ny mal : c'est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faictes. Et si vous avez vescu un jour, vous avez tout veu : un jour est égal à tous jours. Il n'y a point d'autre lumiere, ny d'autre nuict. Ce Soleil, cette Lune, ces Estoilles, cette disposition, c'est celle mesme que vos ayeuls ont jouye, et qui entretiendra vos arriere−nepveux. Non alium videre patres : aliumve nepotes Aspicient. Et au pis aller, la distribution et varieté de tous les actes de ma comedie, se parfournit en un an. Si vous avez pris garde au branle de mes quatre saisons, elles embrassent l'enfance, l'adolescence, la virilité, et la vieillesse du monde. Il a joüé son jeu : il n'y sçait autre finesse, que de recommencer ; ce sera tousjours cela mesme.

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Les Essais − Livre I versamur ibidem, arque insumus usque, Atque in se sua per vestigia volvitur annus. Je ne suis pas deliberée de vous forger autres nouveaux passetemps. Nam tibi præterea quod machiner, inveniamque Quod placeat, nihil est, eadem sunt omnia semper. Faictes place aux autres, comme d'autres vous l'ont faite. L'equalité est la premiere piece de l'equité. Qui se peut plaindre d'estre comprins où tous sont comprins ? Aussi avez vous beau vivre, vous n'en rabattrez rien du temps que vous avez à estre mort : c'est pour neant ; aussi long temps serez vous en cet estat là, que vous craingnez, comme si vous estiez mort en nourrisse : licet, quod vis, vivendo vincere secla, Mors æterna tamen, nihilominus illa manebit. Et si vous mettray en tel point, auquel vous n'aurez aucun mescontentement. In vera nescis nullum fore morte alium te, Qui possit vivus tibi te lugere peremptum, Stansque jacentem. Ny ne desirerez la vie que vous plaignez tant. Nec sibi enim quisquam tum se vitamque requirit, Nec desiderium nostri nos afficit ullum. La mort est moins à craindre que rien, s'il y avoit quelque chose de moins, que rien. multo mortem minus ad nos esse putandum, Si minus esse potest quam quod nihil esse videmus. Elle ne vous concerne ny mort ny vif. Vif, par ce que vous estes : Mort, par ce que vous n'estes plus. D'avantage nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps, n'estoit non plus vostre, que celuy qui s'est passé avant vostre naissance : et ne vous touche non plus. Respice enim quam nil ad nos ante acta vetustas Temporis æterni fuerit. Où que vostre vie finisse, elle y est toute. L'utilité du vivre n'est pas en l'espace : elle est en l'usage. Tel a vescu long temps, qui a peu vescu. Attendez vous y pendant que vous y estes. Il gist en vostre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vescu. Pensiez vous jamais n'arriver l'à, où vous alliez sans cesse ? encore n'y a il chemin qui n'aye son issuë. Et si la compagnie vous peut soulager, le monde ne va−il pas mesme train que vous allez ? omnia te vita perfuncta sequentur.

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Les Essais − Livre I Tout ne branle−il pas vostre branle ? y a−il chose qui ne vieillisse quant et vous ? Mille hommes, mille animaux et mille autres creatures meurent en ce mesme instant que vous mourez. Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est, Quæ non audierit mistos vagitibus ægris Ploratus mortis comites et funeris atri. A quoy faire y reculez vous, si vous ne pouvez tirer arriere ? Vous en avez assez veu qui se sont bien trouvés de mourir, eschevant par là des grandes miseres. Mais quelqu'un qui s'en soit mal trouvé, en avez vous veu ? Si est−ce grande simplesse, de condamner chose que vous n'avez esprouvée ny par vous ny par autre. Pourquoy te pleins−tu de moy et de la destinée ? Te faisons nous tort ? Est−ce à toy de nous gouverner, ou à nous toy ? Encore que ton aage ne soit pas achevé, ta vie l'est. Un petit homme est homme entier comme un grand. Ny les hommes ny leurs vies ne se mesurent à l'aune. Chiron refusa l'immortalité, informé des conditions d'icelle, par le Dieu mesme du temps, et de la durée, Saturne son pere : Imaginez de vray, combien seroit une vie perdurable, moins supportable à l'homme, et plus penible, que n'est la vie que je luy ay donnée. Si vous n'aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J'y ay à escient meslé quelque peu d'amertume, pour vous empescher ; voyant la commodité de son usage, de l'embrasser trop avidement et indiscretement : Pour vous loger en ceste moderation, ny de fuir la vie, ny de refuir à la mort, que je demande de vous ; j'ay temperé l'une et l'autre entre la douceur et l'aigreur. J'apprins à Thales le premier de voz sages, que le vivre et le mourir estoit indifferent : par où, à celuy qui luy demanda, pourquoy donc il ne mouroit : il respondit tressagement, Pour ce qu'il est indifferent. L'eau, la terre, l'air et le feu, et autres membres de ce mien bastiment, ne sont non plus instruments de ta vie, qu'instruments de ta mort. Pourquoy crains−tu ton dernier jour ? Il ne confere non plus à ta mort que chascun des autres. Le dernier pas ne faict pas la lassitude : il la declaire. Tous les jours vont à la mort : le dernier y arrive. Voila les bons advertissemens de nostre mere Nature. Or j'ay pensé souvent d'où venoit celà, qu'aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autruy, nous semble sans comparaison moins effroyable qu'en nos maisons : autrement ce seroit une armée de medecins et de pleurars : et elle estant tousjours une, qu'il y ait toutes−fois beaucoup plus d'asseurance parmy les gens de village et de basse condition qu'és autres. Je croy à la verité que ce sont ces mines et appareils effroyables, dequoy nous l'entournons, qui nous font plus de peur qu'elle : une toute nouvelle forme de vivre : les cris des meres, des femmes, et des enfans : la visitation de personnes estonnees, et transies : l'assistance d'un nombre de valets pasles et éplorés : une chambre sans jour : des cierges allumez : nostre chevet assiegé de medecins et de prescheurs : somme tout horreur et tout effroy autour de nous. Nous voyla des−ja ensevelis et enterrez. Les enfans ont peur de leurs amis mesmes quand ils les voyent masquez ; aussi avons nous. Il faut oster le masque aussi bien des choses, que des personnes. Osté qu'il sera, nous ne trouverons au dessoubs, que cette mesme mort, qu'un valet ou simple chambriere passerent dernierement sans peur. Heureuse la mort qui oste le loisir aux apprests de tel equipage ! Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XX De la force de l'imagination

CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I Fortis imaginatio generat casum, disent les clercs. Je suis de ceux qui sentent tres−grand effort de l'imagination. Chacun en est heurté, mais aucuns en sont renversez. Son impression me perse ; et mon art est de luy eschapper, par faute de force à luy resister. Je vivroye de la seule assistance de personnes saines et gaies. La veuë des angoisses d'autruy m'angoisse materiellement : et a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d'un tiers. Un tousseur continuel irrite mon poulmon et mon gosier. Je visite plus mal volontiers les malades, ausquels le devoir m'interesse, que ceux ausquels je m'attens moins, et que je considere moins. Je saisis le mal, que j'estudie, et le couche en moy. Je ne trouve pas estrange qu'elle donne et les fievres, et la mort, à ceux qui la laissent faire, et qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps. Il me souvient que me rencontrant un jour à Thoulouse chez un riche vieillard pulmonique, et traittant avec luy des moyens de sa guarison, il luy dist, que c'en estoit l'un, de me donner occasion de me plaire en sa compagnie : et que fichant ses yeux sur la frescheur de mon visage, et sa pensée sur cette allegresse et vigueur, qui regorgeoit de mon adolescence : et remplissant tous ses sens de cet estat florissant en quoy j'estoy lors, son habitude s'en pourroit amender : Mais il oublioit à dire, que la mienne s'en pourroit empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son ame, à comprendre l'essence et les mouvemens de la folie, qu'il emporta son jugement hors de son siege, si qu'onques puis il ne l'y peut remettre : et se pouvoit vanter d'estre devenu fol par sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau ; et celuy qu'on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l'eschaffaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations ; et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques−fois jusques à en expirer. Et la jeunesse bouillante s'eschauffe si avant en son harnois toute endormie, qu'elle assouvit en songe ses amoureux desirs. Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus profundant Fluminis ingentes fluctus, vestémque cruentent. Et encore qu'il ne soit pas nouveau de voir croistre la nuict des cornes à tel, qui ne les avoit pas en se couchant : toutesfois l'evenement de Cyppus Roy d'Italie est memorable, lequel pour avoir assisté le jour avec grande affection au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en son front par la force de l'imagination. La passion donna au fils de Croesus la voix, que nature luy avoit refusée. Et Antiochus print la fievre, par la beauté de Stratonicé trop vivement empreinte en son ame. Pline dit avoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le jour de ses nopces. Pontanus et d'autres racontent pareilles metamorphoses advenuës en Italie ces siecles passez : Et par vehement desir de luy et de sa mere, Vota puer solvit, quæ foemina voverat Iphis. Passant à Vitry le François je peu voir un homme que l'Evesque de Soissons avoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans de là ont cogneu, et veu fille, jusques à l'aage de vingt deux ans, nommée Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu, et vieil, et point marié. Faisant, dit−il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : et est encore en usage entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s'entradvertissent de ne faire point de grandes enjambees, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain. Ce n'est pas tant de merveille que cette sorte d'accident se rencontre frequent : car si l'imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce subject, que pour n'avoir si souvent à rechoir en mesme pensée et aspreté de desir, elle a meilleur compte d'incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles. Les uns attribuent à la force de l'imagination les cicatrices du Roy Dagobert et de Sainct François. On dit que les corps s'en−enlevent telle fois de leur place. Et Celsus recite d'un Prestre, qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration et sans sentiment. Sainct Augustin en CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I nomme un autre, à qui il ne falloit que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs : soudain il defailloit, et s'emportoit si vivement hors de soy, qu'on avoit beau le tempester, et hurler, et le pincer, et le griller, jusques à ce qu'il fust resuscité : Lors il disoit avoir ouy des voix, mais comme venant de loing : et s'apercevoit de ses eschaudures et meurtrisseures. Et que ce ne fust une obstination apostée contre son sentiment, cela le monstroit, qu'il n'avoit ce pendant ny poulx ny haleine. Il est vray semblable, que le principal credit des visions, des enchantemens, et de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination, agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu'ils pensent voir ce qu'ils ne voyent pas. Je suis encore en ce doubte, que ces plaisantes liaisons dequoy nostre monde se voit si entravé qu'il ne se parle d'autre chose, ce sont volontiers des impressions de l'apprehension et de la crainte. Car je sçay par experience, que tel de qui je puis respondre, comme de moy−mesme, en qui il ne pouvoit choir soupçon aucun de foiblesse, et aussi peu d'enchantement, ayant ouy faire le conte à un sien compagnon d'une defaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point qu'il en avoit le moins de besoin, se trouvant en pareille occasion, l'horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper l'imagination, qu'il en courut une fortune pareille. Et de là en hors fut subject à y renchoir : ce villain souvenir de son inconvenient le gourmandant et tyrannisant. Il trouva quelque remede à cette resverie, par une autre resverie. C'est qu'advouant luy mesme, et preschant avant la main, cette sienne subjection, la contention de son ame se soulageoit, sur ce, qu'apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit, et luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son chois (sa pensée desbrouillée et desbandée, son corps se trouvant en son deu) de le faire lors premierement tenter, saisir, et surprendre à la cognoissance d'autruy : il s'est guari tout net. A qui on a esté une fois capable, on n'est plus incapable, sinon par juste foiblesse. Ce malheur n'est à craindre qu'aux entreprinses, où nostre ame se trouve outre mesure tendue de desir et de respect ; et notamment où les commoditez se rencontrent improuveues et pressantes. On n'a pas moyen de se ravoir de ce trouble. J'en sçay, à qui il a servy d'y apporter le corps mesme, demy rassasié d'ailleurs, pour endormir l'ardeur de cette fureur, et qui par l'aage, se trouve moins impuissant, de ce qu'il est moins puissant : Et tel autre, à qui il a servi aussi qu'un amy l'ayt asseuré d'estre fourni d'une contrebatterie d'enchantements certains, à le preserver. Il vaut mieux, que je die comment ce fut. Un Comte de tresbon lieu, de qui j'estoye fort privé, se mariant avec une belle dame, qui avoit esté poursuivie de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grande peine ses amis : et nommément une vieille dame sa parente, qui presidoit à ces nopces, et les faisoit chez elle, craintive de ces sorcelleries : ce qu'elle me fit entendre. Je la priay s'en reposer sur moy. J'avoye de fortune en mes coffres, certaine petite piece d'or platte, où estoient gravées quelques figures celestes, contre le coup du Soleil, et pour oster la douleur de teste, la logeant à point, sur la cousture du test : et pour l'y tenir, elle estoit cousuë à un ruban propre à rattacher souz le menton. Resverie germaine à celle dequoy nous parlons. Jacques Peletier, vivant chez moy, m'avoit faict ce present singulier. J'advisay d'en tirer quelque usage, et dis au Comte, qu'il pourroit courre fortune comme les autres, y ayant là des hommes pour luy en vouloir prester une ; mais que hardiment il s'allast coucher : Que je luy feroy un tour d'amy : et n'espargneroys à son besoin, un miracle, qui estoit en ma puissance : pourveu que sur son honneur, il me promist de le tenir tresfidelement secret. Seulement, comme sur la nuict on iroit luy porter le resveillon, s'il luy estoit mal allé, il me fist un tel signe. Il avoit eu l'ame et les oreilles si battues, qu'il se trouva lié du trouble de son imagination : et me feit son signe à l'heure susditte. Je luy dis lors à l'oreille, qu'il se levast, souz couleur de nous chasser, et prinst en se jouant la robbe de nuict, que j'avoye sur moy (nous estions de taille fort voisine) et s'en vestist, tant qu'il auroit executé mon ordonnance, qui fut ; Quand nous serions sortis, qu'il se retirast à tomber de l'eaue : dist trois fois telles parolles : et fist tels mouvements. Qu'à chascune de ces trois fois, il ceignist le ruban, que je luy mettoys en main, et couchast bien soigneusement la medaille qui y estoit attachée, sur ses roignons : la figure en telle posture. Cela faict, ayant à la derniere fois bien estreint ce ruban, pour qu'il ne se peust ny desnouer, ny mouvoir de sa place, qu'en toute asseurance il s'en retournast à son prix faict : et n'oubliast de rejetter ma robbe sur son lict, en maniere CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I qu'elle les abriast tous deux. Ces singeries sont le principal de l'effect. Nostre pensée ne se pouvant desmesler, que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse science. Leur inanité leur donne poids et reverence. Somme il fut certain, que mes characteres se trouverent plus Veneriens que Solaires, plus en action qu'en prohibition. Ce fut une humeur prompte et curieuse, qui me convia à tel effect, esloigné de ma nature. Je suis ennemy des actions subtiles et feintes : et hay la finesse, en mes mains, non seulement recreative, mais aussi profitable. Si l'action n'est vicieuse, la routte l'est. Amasis Roy d'Ægypte, espousa Laodice tresbelle fille Grecque : et luy, qui se monstroit gentil compagnon par tout ailleurs, se trouva court à jouïr d'elle : et menaça de la tuer, estimant que ce fust quelque sorcerie. Comme és choses qui consistent en fantasie, elle le rejetta à la devotion : Et ayant faict ses voeus et promesses à Venus, il se trouva divinement remis, dés la premiere nuict, d'apres ses oblations et sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras, disoit, que la femme qui se couche avec un homme, doit avec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la reprendre avec sa cotte. L'ame de l'assaillant troublée de plusieurs diverses allarmes, se perd aisement : Et à qui l'imagination a faict une fois souffrir cette honte (et elle ne la fait souffrir qu'aux premieres accointances, d'autant qu'elles sont plus ardantes et aspres ; et aussi qu'en cette premiere cognoissance qu'on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fievre et despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suivantes. Les mariez, le temps estant tout leur, ne doivent ny presser ny taster leur entreprinse, s'ils ne sont prests. Et vault mieux faillir indecemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine d'agitation et de fievre, attendant une et une autre commodité plus privée et moins allarmée, que de tomber en une perpetuelle misere, pour s'estre estonné et desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doibt à saillies et divers temps, legerement essayer et offrir, sans se piquer et opiniastrer, à se convaincre definitivement soy−mesme. Ceux qui sçavent leurs membres de nature dociles, qu'ils se soignent seulement de contre−pipper leur fantasie. On a raison de remarquer l'indocile liberté de ce membre, s'ingerant si importunément lors que nous n'en avons que faire, et defaillant si importunément lors que nous en avons le plus affaire : et contestant de l'authorité, si imperieusement, avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté et d'obstination noz solicitations et mentales et manuelles. Si toutesfois en ce qu'on gourmande sa rebellion, et qu'on en tire preuve de sa condemnation, il m'avoit payé pour plaider sa cause : à l'adventure mettroy−je en souspeçon noz autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par belle envie, de l'importance et douceur de son usage, cette querelle apostée, et avoir par complot, armé le monde à l'encontre de luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s'il y a une seule des parties de nostre corps, qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, et qui souvent ne s'exerce contre nostre volonté. elles ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants ? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu, le coeur, le poulmon, et le pouls. La veue d'un object agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d'une emotion fievreuse. N'y a−il que ces muscles et ces veines, qui s'elevent et se couchent, sans l'adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée ? Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent ou nous ne l'envoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors mesme que n'ayans de quoy frire, nous le luy deffendrions volontiers, l'appetit de manger et de boire ne laisse pas d'emouvoir les parties, qui luy sont subjettes, ny plus ny moins que cet autre appetit : et nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent à descharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre nostre advis, comme ceux−cy destinés à descharger les roignons. Et ce que pour autorizer la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue avoir veu quelqu'un, qui commandoit à son derriere autant de pets qu'il en vouloit : et que Vives encherit d'un autre exemple de son temps, de pets organizez, suivants le ton des voix qu'on leur prononçoit, ne suppose non plus pure l'obeissance de ce membre. Car en est−il CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I ordinairement de plus indiscret et tumultuaire ? Joint que j'en cognoy un, si turbulent et revesche, qu'il y a quarante ans, qu'il tient son maistre à peter d'une haleine et d'une obligation constante et irremittente, et le menne ainsin à la mort. Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d'un seul pet, nous menne jusques aux portes d'une mort tres−angoisseuse : et que l'Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir. Mais nostre volonté, pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vray−semblablement la pouvons nous marquer de rebellion et sedition, par son des−reiglement et desobeissance ? Veut elle tousjours ce que nous voudrions qu'elle voulsist ? Ne veut elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir ; et à nostre evident dommage ? se laisse elle non plus mener aux conclusions de nostre raison ? En fin, je diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer, qu'en ce fait sa cause estant inseparablement conjointe à un confort, et indistinctement, on ne s'addresse pourtant qu'à luy, et par les arguments et charges qui ne peuvent appartenir à sondit confort. Car l'effect d'iceluy est bien de convier inopportunement par fois, mais refuser, jamais : et de convier encore tacitement et quietement. Partant se void l'animosité et illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu'il en soit, protestant, que les Advocats et Juges ont beau quereller et sentencier : nature tirera cependant son train : Qui n'auroit faict que raison, quand elle auroit doüé ce membre de quelque particulier privilege. Autheur du seul ouvrage immortel, des mortels. Ouvrage divin selon Socrates : et Amour desir d'immortalité, et Dæmon immortel luy mesmes. Tel à l'adventure par cet effect de l'imagination, laisse icy les escrouëlles, que son compagnon reporte en Espaigne. Voyla pourquoy en telles choses l'on a accoustumé de demander une ame preparée. Pourquoy praticquent les Medecins avant main, la creance de leur patient, avec tant de fausses promesses de sa guerison : si ce n'est afin que l'effect de l'imagination supplee l'imposture de leur aposéme ? Ils sçavent qu'un des maistres de ce mestier leur a laissé par escrit, qu'il s'est trouvé des hommes à qui la seule veuë de la Medecine faisoit l'operation. Et tout ce caprice m'est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple et Souysse, nation peu vaine et mensongiere : d'avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse maladif et subject à la pierre, qui avoit souvent besoing de clysteres, et se les faisoit diversement ordonner aux medecins, selon l'occurrence de son mal : apportez qu'ils estoyent, il n'y avoit rien obmis des formes accoustumées : souvent il tastoit s'ils estoyent trop chauds : le voyla couché, renversé, et toutes les approches faictes, sauf qu'il ne s'y faisoit aucune injection. L'apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé, comme s'il avoit veritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le medecin n'en trouvoit l'operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoin jure, que pour espargner la despence (car il les payoit, comme s'il les eut receus) la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d'y faire seulement mettre de l'eau tiede, l'effect en descouvrit la fourbe ; et pour avoir trouvé ceux−la inutiles, qu'il faulsit revenir à la premiere façon. Une femme pensant avoir avalé une espingle avec son pain, crioit et se tourmentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensoit la sentir arrestée : mais par ce qu'il n'y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habil'homme ayant jugé que ce n'estoit que fantasie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui l'avoit picquée en passant, la fit vomir, et jetta à la desrobée dans ce qu'elle rendit, une espingle tortue. Cette femme cuidant l'avoir rendue, se sentit soudain deschargée de sa douleur. Je sçay qu'un gentil'homme ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n'en estoit rien) de leur avoir faict manger un chat en paste : dequoy une damoyselle de la troupe print telle horreur, qu'en estant tombée en un grand dévoyement d'estomac et fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous, subjectes à la force de l'imagination : tesmoings les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les voyons aussi japper et tremousser en songe, hannir les chevaux et se debatre.

CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I Mais tout cecy se peut rapporter à l'estroite cousture de l'esprit et du corps s'entre−communiquants leurs fortunes. C'est autre chose ; que l'imagination agisse quelque fois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d'autruy. Et tout ainsi qu'un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle, et au mal des yeux, qui se chargent de l'un à l'autre : Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi : Multaque corporibus transitione nocent. Pareillement l'imagination esbranlée avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l'object estrangier. L'ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu'animées et courroussées contre quelqu'un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, et les autruches couvent leurs oeufs de la seule veuë, signe qu'ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisans. Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos. Ce sont pour moy mauvais respondans que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience, les femmes envoyer aux corps des enfans, qu'elles portent au ventre, des marques de leurs fantasies : tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme et Empereur, une fille d'aupres de Pise toute velue et herissée, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceuë, à cause d'un'image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lict. Des animaux il en est de mesmes : tesmoing les brebis de Jacob, et les perdris et lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vit dernierement chez moy un chat guestant un oyseau au hault d'un arbre, et s'estans fichez la veuë ferme l'un contre l'autre, quelque espace de temps, l'oyseau s'estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du chat. Ceux qui ayment la volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément sa veuë contre un milan en l'air, gageoit, de la seule force de sa veuë le ramener contrebas : et le faisoit, à ce qu'on dit. Car les Histoires que j'emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens. Les discours sont à moy, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l'experience ; chacun y peut joindre ses exemples : et qui n'en a point, qu'il ne laisse pas de croire qu'il en est assez, veu le nombre et varieté des accidens. Si je ne comme bien, qu'un autre comme pour moy. Aussi en l'estude que je traitte, de noz moeurs et mouvements. les tesmoignages fabuleux, pourveu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c'est tousjours un tour de l'humaine capacité : duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy, et en fay mon profit, egalement en umbre qu'en corps. Et aux diverses leçons, qu'ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare et memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c'est dire les evenements. La mienne, si j'y scavoye advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand ilz n'en ont point. Je n'en fay pas ainsi pourtant, et surpasse de ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j'ay leu, ouï, faict, ou dict, je me suis defendu d'oser alterer jusques aux plus legeres et inutiles circonstances, ma conscience ne falsifie pas un iota, mon inscience je ne sçay. Sur ce propos, j'entre par fois en pensée, qu'il puisse asses bien convenir à un Theologien, à un Philosophe, et telles gens d'exquise et exacte conscience et prudence, d'escrire l'histoire. Comment peuvent−ils engager leur foy sur une foy populaire ? comment respondre des pensées de personnes incognues ; et donner pour argent contant leurs conjectures ? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d'en rendre tesmoignage, assermentez par un juge. Et n'ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d'escrire les choses passées, que presentes : d'autant que l'escrivain n'a à rendre compte que d'une verité empruntée. Aucuns me convient d'escrire les affaires de mon temps : estimants que je les voy d'une veuë moins blessée de passion, qu'un autre, et de plus pres, pour l'accés que fortune m'a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste je n'en prendroys pas la peine : ennemy juré d'obligation, d'assiduité, de constance : qu'il n'est CHAPITRE XX De la force de l'imagination

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Les Essais − Livre I rien si contraire à mon stile, qu'une narration estendue. Je me recouppe si souvent, à faute d'haleine. Je n'ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d'un enfant, des frases et vocables, qui servent aux choses plus communes. Pourtant ay−je prins à dire ce que je sçay dire : accommodant la matiere à ma force. Si j'en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, j'eusse publié des jugements, à mon gré mesme, et selon raison, illegitimes et punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu'il en a faict, que c'est l'ouvrage d'autruy, que ses exemples soient en tout et par tout veritables : qu'ils soient utiles à la posterité, et presentez d'un lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c'est son ouvrage. Il n'est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu'il soit ainsin ou ainsi. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre DEMADES Athenien condemna un homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble estre mal pris ; d'autant qu'il ne se faict aucun profit qu'au dommage d'autruy, et qu'à ce compte il faudroit condamner toute sorte de guain. Le marchand ne faict bien ses affaires, qu'à la débauche de la jeunesse : le laboureur à la cherté des bleds : l'architecte à la ruine des maisons : les officiers de la justice aux procez et querelles des hommes : l'honneur mesme et pratique des Ministres de la religion se tire de nostre mort et de noz vices. Nul medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien Comique Grec ; ny soldat à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se dement point en cela de sa generale police : car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement, et augmentation de chasque chose, est l'alteration et corruption d'un'autre. Nam quodcunque suis mutatum finibus exit, Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXII De la coustume, et de ne changer aisément une loy receüe CELUY me semble avoir tres−bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce compte, qu'une femme de village ayant appris de caresser et porter entre ses bras un veau des l'heure de sa naissance, et continuant tousjours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que tout grand beuf qu'il estoit, elle le portoit encore. Car c'est à la verité une violente et traistresse maistresse d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité : mais par ce doux et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous luy voyons forcer tous les coups les reigles de nature : Usus efficacissimus rerum omnium magister. J'en croy l'antre de Platon en sa Republique, et les medecins, qui quittent si souvent à son authorité les raisons de leur art : et ce Roy qui par son moyen rangea son estomac à se nourrir de poison : et la fille qu'Albert CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I recite s'estre accoustumée à vivre d'araignées : et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples, et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision, et les appastoient : comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauvesouriz, et fut un crapault vendu six escus en une necessité de vivres : ils les cuisent et apprestent à diverses sauces. Il en fut trouvé d'autres ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses. Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in nive : in montibus uri se patiuntur. Pugiles, cæstibus contusi, ne ingemiscunt quidem. Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considerons ce que nous essayons ordinairement ; combien l'accoustumance hebete noz sens. Il ne nous faut pas aller cercher ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil : et ce que les Philosophes estiment de la musicque celeste ; que les corps de ces cercles, estants solides, polis, et venants à se lescher et frotter l'un à l'autre en roullant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie : aux couppures et muances de laquelle se manient les contours et changements des caroles des astres. Mais qu'universellement les ouïes des creatures de çà bas, endormies, comme celles des Ægyptiens, par la continuation de ce son, ne le peuvent appercevoir, pour grand qu'il soit. Les mareschaux, meulniers, armuriers, ne sçauroient demeurer au bruit, qui les frappe, s'il les perçoit comme à nous. Mon collet de fleurs sert à mon nez : mais apres que je m'en suis vestu trois jours de suitte, il ne sert qu'aux nez assistants. Cecy est plus estrange, que, nonobstant les longs intervalles et intermissions, l'accoustumance puisse joindre et establir l'effect de son impression sur noz sens : comme essayent les voysins des clochiers. Je loge chez moy en une tour, où à la diane et à la retraitte une fort grosse cloche sonne tous les jours l'Ave Maria. Ce tintamarre estonne ma tour mesme : et aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m'apprivoise de maniere que je l'oy sans offense, et souvent sans m'en esveiller. Platon tansa un enfant, qui jouoit aux noix. Il luy respondit : Tu me tanses de peu de chose. L'accoustumance, repliqua Platon, n'est pas chose de peu. Je trouve que noz plus grands vices prennent leur ply de nostre plus tendre enfance, et que nostre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passetemps aux meres de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'ésbatre à blesser un chien et un chat. Et tel pere est si sot, de prendre à bon augure d'une ame martiale, quand il voit son fils gourmer injurieusement un païsant, ou un laquay, qui ne se defend point : et à gentillesse, quand il le void affiner son compagnon par quelque malicieuse desloyauté, et tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahyson. Elles se germent là, et s'eslevent apres gaillardement, et profittent à force entre les mains de la coustume. Et est une tres−dangereuse institution, d'excuser ces villaines inclinations, par la foiblesse de l'aage, et legereté du subject. Premierement c'est nature qui parle ; de qui la voix est lors plus pure et plus naifve, qu'elle est plus gresle et plus neufve. Secondement, la laideur de la piperie ne depend pas de la difference des escutz aux espingles : elle depend de soy. Je trouve bien plus juste de conclurre ainsi : Pourquoy ne tromperoit il aux escutz, puis qu'il trompe aux espingles ? que, comme ils font ; Ce n'est qu'aux espingles : il n'auroit garde de le faire aux escutz. Il faut apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuient non en leur action seulement, mais sur tout en leur coeur : que la pensee mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent. Je sçay bien, que pour m'estre duict en ma puerilité, de marcher tousjours mon grand et plain chemin, et avoir eu à contrecoeur de mesler ny tricotterie ny finesse à mes jeux enfantins, (comme de vray il faut noter, que les jeux des enfants ne sont pas jeux : et les faut juger en eux, comme leurs plus serieuses actions) il n'est passetemps si leger, où je n'apporte du dedans, et d'une propension naturelle, et sans estude, une extreme contradiction à tromper. Je manie les chartes pour les doubles, et tien compte, comme pour les doubles doublons, lors que le gaigner et le perdre, contre ma femme et ma fille, m'est indifferent, comme lors qu'il va de bon. En tout et par tout, il y a assés de mes yeux à me tenir en office : il n'y en a point, qui me veillent de si pres, ny que je respecte plus. Je viens de voir chez moy un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds, au service que luy devoient les mains, qu'ils en ont à la verité à demy oublié leur office naturel. Au demourant il CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I les nomme ses mains, il trenche, il charge un pistolet et le lasche, il enfille son eguille, il coud, il escrit, il tire le bonnet, il se peigne, il jouë aux cartes et aux dez, et les remue avec autant de dexterité que sçauroit faire quelqu'autre : l'argent que luy ay donné, il l'a emporté en son pied, comme nous faisons en nostre main. J'en vy un autre estant enfant, qui manioit un'espee à deux mains, et un'hallebarde, du ply du col à faute de mains, les jettoit en l'air et les reprenoit, lançoit une dague, et faisoit craqueter un fouët aussi bien que charretier de France. Mais on descouvre bien mieux ses effets aux estranges impressions, qu'elle faict en nos ames, où elle ne trouve pas tant de resistance. Que ne peut elle en nos jugemens et en nos creances ? y a il opinion si bizarre (je laisse à part la grossiere imposture des religions, dequoy tant de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont veuz enyvrez : Car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est extraordinairement esclairé par faveur divine) mais d'autres opinions y en a il de si estranges, qu'elle n'aye planté et estably par loix és regions que bon luy a semblé ? Et est tres−juste cette ancienne exclamation : Non pudet physicum, idest speculatorem venatoremque naturæ, ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis ? J'estime qu'il ne tombe en l'imagination humaine aucune fantasie si forcenee qui ne rencontre l'exemple de quelque usage public, et par consequent que nostre raison n'estaye et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le doz à celuy qu'on salue, et ne regarde l'on jamais celuy qu'on veut honorer. Il en est où quand le Roy crache, la plus favorie des dames de sa Cour tend la main : et en autre nation les plus apparents qui sont autour de luy se baissent à terre, pour amasser en du linge son ordure. Desrobons icy la place d'un compte. Un gentil−homme François se mouchoit tousjours de sa main (chose tres−ennemie de nostre usage) defendant là dessus son faict : et estoit fameux en bonnes rencontres : Il me demanda, quel privilege avoit ce salle excrement, que nous allassions luy apprestant un beau linge delicat à le recevoir ; et puis, qui plus est, à l'empaqueter et serrer soigneusement sur nous. Que celà devoit faire plus de mal au coeur, que de le voir verser ou que ce fust : comme nous faisons toutes nos autres ordures. Je trouvay, qu'il ne parloit pas du tout sans raison : et m'avoit la coustume osté l'appercevance de cette estrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est recitee d'un autre païs. Les miracles sont, selon l'ignorance en quoy nous sommes de la nature, non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la veuë de nostre jugement. Les Barbares ne nous sont de rien plus merveilleux que nous sommes à eux : ny avec plus d'occasion, comme chascun advoüeroit, si chascun sçavoit, apres s'estre promené par ces loingtains exemples, se coucher sur les propres, et les conferer sainement. La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil pois à toutes nos opinions et moeurs, de quelque forme qu'elles soient : infinie en matiere, infinie en diversité. Je m'en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses enfans aucun ne parle au Roy que par sarbatane. En une mesme nation et les vierges montrent à descouvert leurs parties honteuses, et les mariees les couvrent et cachent soigneusement. A quoy cette autre coustume qui est ailleurs a quelque relation : la chasteté n'y est en prix que pour le service du mariage : car les filles se peuvent abandonner à leur poste, et engroissees se faire avorter par medicamens propres, au veu d'un chascun. Et ailleurs si c'est un marchant qui se marie, tous les marchans conviez à la nopce, couchent avec l'espousee avant luy : et plus il y en a, plus a elle d'honneur et de recommandation de fermeté et de capacité : si un officier se marie, il en va de mesme ; de mesme si c'est un noble ; et ainsi des autres : sauf si c'est un laboureur ou quelqu'un du bas peuple : car lors c'est au Seigneur à faire : et si on ne laisse pas d'y recommander estroitement la loyauté, pendant le mariage. Il en est, où il se void des bordeaux publics de masles, voire et des mariages : où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement. Où non seulement les bagues se portent au nez, aux levres, aux joues, et aux orteils des pieds : mais des verges d'or bien poisantes au travers des tetins et des fesses. Où en mangeant on s'essuye les doigts aux cuisses, et à la bourse des genitoires, et à la plante des pieds. Où les enfans ne sont pas heritiers, ce sont les freres et nepveux : et ailleurs les nepveux seulement : sauf en la succession du Prince. Où pour regler la communauté des biens, qui s'y observe, certains Magistrats CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I souverains ont charge universelle de la culture des terres, et de la distribution des fruicts, selon le besoing d'un chacun. Où l'on pleure la mort des enfans, et festoye l'on celle des vieillarts. Où ils couchent en des licts dix ou douze ensemble avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente, se peuvent remarier, les autres non. Où l'on estime si mal de la condition des femmes, que l'on y tuë les femelles qui y naissent, et achepte l'on des voisins, des femmes pour le besoing. Où les maris peuvent repudier sans alleguer aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris ont loy de les vendre, si elles sont steriles. Où ils font cuire le corps du trespassé, et puis piler, jusques à ce qu'il se forme comme en bouillie, laquelle ils meslent à leur vin, et la boivent. Où la plus desirable sepulture est d'estre mangé des chiens : ailleurs des oyseaux. Où l'on croit que les ames heureuses vivent en toute liberté, en des champs plaisans, fournis de toutes commoditez : et que ce sont elles qui font cet echo que nous oyons. Où ils combattent en l'eau, et tirent seurement de leurs arcs en nageant. Où pour signe de subjection il faut hausser les espaules, et baisser la teste : et deschausser ses souliers quand on entre au logis du Roy. Où les Eunuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore le nez et levres à dire, pour ne pouvoir estre aymez : et les prestres se crevent les yeux pour accointer les demons, et prendre les oracles. Où chacun faict un Dieu de ce qu'il luy plaist, le chasseur d'un Lyon où d'un Renard, le pescheur de certain poisson : et des Idoles de chaque action ou passion humaine : le soleil, la lune, et la terre, sont les dieux principaux : la forme de jurer, c'est toucher la terre regardant le soleil : et y mange l'on la chair et le poisson crud. Où le grand serment, c'est jurer le nom de quelque homme trespassé, qui a esté en bonne reputation au païs, touchant de la main sa tumbe. Où les estrenes que le Roy envoye aux Princes ses vassaux, tous les ans, c'est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est esteint : et de ce nouveau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun pour soy, sur peine de crime de leze majesté. Où, quand le Roy pour s'adonner du tout à la devotion, se retire de sa charge (ce qui avient souvent) son premier successeur est obligé d'en faire autant : et passe le droict du Royaume au troifiéme successeur. Où lon diversifie la forme de la police, selon que les affaires semblent le requerir : on depose le Roy quand il semble bon : et luy substitue lon des anciens à prendre le gouvernail de l'estat : et le laisse lon par fois aussi és mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis, et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en un ou divers combats, est arrivé a presenter à son Roy sept testes d'ennemis, est faict noble. Où lon vit soubs cette opinion si rare et insociable de la mortalité des ames. Où les femmes s'accouchent sans pleincte et sans effroy. Où les femmes en l'une et l'autre jambe portent des greves de cuivre : et si un pouil les mord, sont tenues par devoir de magnanimité de le remordre : et n'osent espouser, qu'elles n'ayent offert à leur Roy, s'il le veut, leur pucellage. Où l'on saluë mettant le doigt à terre : et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la teste, les femmes sur les espaules : elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils envoient de leur sang en signe d'amitié, et encensent comme les Dieux, les hommes qu'ils veulent honnorer. Où non seulement jusques au quatriesme degré, mais en aucun plus esloigné, la parenté n'est soufferte aux mariages. Où les enfans sont quatre ans à nourrisse, et souvent douze : et là mesme il est estimé mortel de donner à l'enfant à tetter tout le premier jour. Où les peres ont charge du chastiment des masles, et les meres à part, des femelles : et est le chastiment de les fumer pendus par les pieds. Où on faict circoncire les femmes. Où lon mange toute sorte d'herbes sans autre discretion, que de refuser celles qui leur semblent avoir mauvaise senteur. Où tout est ouvert : et les maisons pour belles et riches qu'elles soyent sans porte, sans fenestre, sans coffre qui ferme : et sont les larrons doublement punis qu'ailleurs. Où ils tuent les pouils avec les dents comme les Magots, et trouvent horrible de les voir escacher soubs les ongles. Où lon ne couppe en toute la vie ny poil ny ongle : ailleurs où lon ne couppe que les ongles de la droicte, celles de la gauche se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du costé droict, tant qu'il peut croistre : et tiennent raz le poil de l'autre cousté. Et en voisines provinces, celle icy nourrit le poil de devant, celle là le poil de derriere : et rasent l'oposite. Où les peres prestent leurs enfans, les maris leurs femmes, à jouyr aux hostes, en payant. Où on peut honnestement faire des enfans à sa mere, les peres se mesler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblees des festins ils s'entreprestent sans distinction de parenté les enfans les uns aux autres. Icy on vit de chair humaine : là c'est office de pieté de tuer son pere en certain aage : ailleurs les peres ordonnent des enfans encore au ventre des meres, ceux qu'ils veulent estre nourriz et conservez, et ceux qu'ils veulent estre abandonnez et tuez : ailleurs les vieux maris prestent leurs femmes à la jeunesse pour s'en CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I servir : et ailleurs elles sont communes sans peché : voire en tel païs portent pour marque d'honneur autant de belles houpes frangees au bord de leurs robes, qu'elles ont accointé de masles. N'a pas faict la coustume encore une chose puplique de femmes à part ? leur a elle pas mis les armes à la main ? faict dresser des armees, et livrer des batailles ? Et ce que toute la philosophie ne peut planter en la teste des plus sages, ne l'apprend elle pas de sa seule ordonnance au plus grossier vulgaire ? car nous sçavons des nations entieres, où non seulement la mort estoit mesprisee, mais festoyee : où les enfans de sept ans souffroient à estre foüetez jusques à la mort, sans changer de visage : où la richesse estoit en tel mespris, que le plus chetif citoyen de la ville n'eust daigné baisser le bras pour amasser une bource d'escus. Et sçavons des regions tres−fertiles en toutes façons de vivres, où toutesfois les plus ordinaires més et les plus savoureux, c'estoient du pain, du nasitort et de l'eau. Fit elle pas encore ce miracle en Cio, qu'il s'y passa sept cens ans, sans memoire que femme ny fille y eust faict faute à son honneur ? Et somme, à ma fantasie, il n'est rien qu'elle ne face, ou qu'elle ne puisse : et avec raison l'appelle Pindarus, à ce qu'on m'a dict, la Royne et Emperiere du monde. Celuy qu'on rencontra battant son pere, respondit, que c'estoit la coustume de sa maison : que son pere avoit ainsi batu son ayeul ; son ayeul son bisayeul : et montrant son fils : Cettuy cy me battra quand il sera venu au terme de l'aage où je suis. Et le pere que le fils tirassoit et sabouloit emmy la ruë, luy commanda de s'arrester à certain huis ; car luy, n'avoit trainé son pere que jusques là : que c'estoit la borne des injurieux traittements hereditaires, que les enfants avoient en usage faire aux peres en leur famille. Par coustume, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s'arrachent le poil, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre : et plus par coustume que par nature les masles se meslent aux masles. Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature, naissent de la coustume : chacun ayant en veneration interne les opinions et moeurs approuvees et receuës autour de luy, ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crete vouloient au temps passé maudire quelqu'un, ils prioient les dieux de l'engager en quelque mauvaise coustume. Mais le principal effect de sa puissance, c'est de nous saisir et empieter de telle sorte, qu'à peine soit−il en nous, de nous r'avoir de sa prinse, et de r'entrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veuë, il semble que nous soyons naiz à la condition de suyvre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il advient, que ce qui est hors les gonds de la coustume, on le croid hors les gonds de la raison : Dieu sçait combien desraisonnablement le plus souvent. Si comme nous, qui nous estudions, avons apprins de faire, chascun qui oid une juste sentence, regardoit incontinent par où elle luy appartient en son propre : chascun trouveroit, que cette cy n'est pas tant un bon mot comme un bon coup de fouet à la bestise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les advis de la verité et ses preceptes, comme adressés au peuple, non jamais à soy : et au lieu de les coucher sur ses moeurs, chascun les couche en sa memoire, tres−sottement et tres−inutilement. Revenons à l'Empire de la coustume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux mesmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature : Ceux qui sont duits à la monarchie en font de mesme. Et quelque facilité que CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I leur preste fortune au changement, lors mesme qu'ils se sont avec grandes difficultez deffaitz de l'importunité d'un maistre, ils courent à en replanter un nouveau avec pareilles difficultez, pour ne se pouvoir resoudre de prendre en haine la maistrise. C'est par l'entremise de la coustume que chascun est contant du lieu où nature l'a planté : et les sauvages d'Escosse n'ont que faire de la Touraine, ny les Scythes de la Thessalie. Darius demandoit à quelques Grecs, pour combien ils voudroient prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez (car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouvoir donner plus favorable sepulture, que dans eux−mesmes) ils luy respondirent que pour chose du monde ils ne le feroient : mais s'estant aussi essayé de persuader aux Indiens de laisser leur façon, et prendre celle de Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe le vray visage des choses. Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam Principio, quod non minuant mirarier omnes Paulatim. Autrefois ayant à faire valoir quelqu'une de nos observations, et receuë avec resoluë authorité bien loing autour de nous : et ne voulant point, comme il se fait, l'establir seulement par la force des loix et des exemples, mais questant tousjours jusques à son origine, j'y trouvay le fondement si foible, qu'à peine que je ne m'en degoustasse, moy, qui avois à la confirmer en autruy. C'est cette recepte, par laquelle Platon entreprend de chasser les des−naturees et preposteres amours de son temps : qu'il estime souveraine et principale : Assavoir, que l'opinion publique les condamne : que les Poëtes, que chacun en face de mauvais comptes. Recepte, par le moyen de laquelle, les plus belles filles n'attirent plus l'amour des peres, ny les freres plus excellents en beauté, l'amour des soeurs. Les fables mesmes de Thyestes, d'OEdipus, de Macareus, ayant, avec le plaisir de leur chant, infus cette utile creance, en la tendre cervelle des enfants. De vray, la pudicité est une belle vertu, et de laquelle l'utilité est assez connuë : mais de la traitter et faire valoir selon nature, il est autant mal−aysé, comme il est aysé de la faire valoir selon l'usage, les loix, et les preceptes. Les premieres et universelles raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent noz maistres en escumant, ou en ne les osant pas seulement taster, se jettent d'abordeee dans la franchise de la coustume : là ils s'enflent, et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer hors cette originelle source, faillent encore plus : et s'obligent à des opinions sauvages, tesmoin Chrysippus : qui sema en tant de lieux de ses escrits, le peu de compte en quoy il tenoit les conjonctions incestueuses, quelles qu'elles fussent. Qui voudra se desfaire de ce violent prejudice de la coustume, il trouvera plusieurs choses receuës d'une resolution indubitable, qui n'ont appuy qu'en la barbe chenüe et rides de l'usage, qui les accompaigne : mais ce masque arraché, rapportant les choses à la verité et à la raison, il sentira son jugement, comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus seur estat. Pour exemple, je luy demanderay lors, quelle chose peut estre plus estrange, que de voir un peuple obligé à suivre des loix quil n'entendit oncques : attaché en tous ses affaires domesticques, mariages, donations, testaments, ventes, et achapts, à des regles qu'il ne peut sçavoir, n'estans escrites ny publiees en sa langue, et desquelles par necessité il luy faille acheter l'interpretation et l'usage. Non selon l'ingenieuse opinion d'Isocrates, qui conseille à son Roy de rendre les trafiques et negociations de ses subjects libres, franches, et lucratives ; et leurs debats et querelles, onereuses, chargees de poisans subsides : mais se l on une opinion prodigieuse, de mettre en trafique, la raison mesme, et donner aux loix cours de marchandise. Je sçay bon gré à la fortune, dequoy (comme disent nos historiens) ce fut un gentil−homme Gascon et de mon pays, qui le premier s'opposa à Charlemaigne, nous voulant donner les loix Latines et Imperiales. Qu'est−il plus farouche que de voir une nation, où par legitime coustume la charge de juger se vende ; et les jugemens soyent payez à purs deniers contans ; et où legitimement la justice soit refusee à qui n'a dequoy la payer : et aye cette marchandise si grand credit, qu'il se face en une police un quatriéme estat, de gens manians les procés, pour le joindre aux trois anciens, de CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I l'Eglise, de la Noblesse, et du Peuple : lequel estat ayant la charge des loix et souveraine authorité des biens et des vies, face un corps à part de celuy de la noblesse : d'où il advienne qu'il y ayt doubles loix, celles de l'honneur, et celles de la justice, en plusieurs choses fort contraires : aussi rigoureusement condamnent celles−là un demanti souffert, comme celles icy un demanti revanché : par le devoir des armes, celuy−là soit degradé d'honneur et de noblesse qui souffre un'injure, et par le devoir civil, celuy qui s'en venge encoure une peine capitale ? qui s'adresse aux loix pour avoir raison d'une offence faicte à son honneur, il se deshonnore : et qui ne s'y adresse, il en est puny et chastié par les loix : Et de ces deux pieces si diverses, se rapportans toutesfois à un seul chef, ceux−là ayent la paix, ceux−cy la guerre en charge : ceux−là ayent le gaing, ceux−cy l'honneur : ceux−là le sçavoir, ceux−cy la vertu : ceux−là la parole, ceux−cy l'action : ceux là la justice, ceux−cy la vaillance : ceux−là la raison, ceux−cy la force : ceux−là la robbe longue, ceux−cy la courte en partage. Quant aux choses indifferentes, comme vestemens, qui les voudra ramener à leur vraye fin, qui est le service et commodité du corps, d'où depend leur grace et bien seance originelle, pour les plus fantasticques à mon gré qui se puissent imaginer, je luy donray entre autres nos bonnets carrez : cette longue queuë de veloux plissé, qui pend aux testes de nos femmes, avec son attirail bigarré : et ce vain modelle et inutile, d'un membre que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public. Ces considerations ne destournent pourtant pas un homme d'entendement de suivre le stile commun : Ains au rebours, il me semble que toutes façons escartees et particulieres partent plustost de folie, ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison : et que le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses : mais quant au dehors, qu'il doit suivre entierement les façons et formes receuës. La societé publique n'a que faire de nos pensees : mais le demeurant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et nostre vie, il la faut prester et abandonner à son service et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie par la desobeissance du magistrat, voire d'un magistrat tres−injuste et tres−inique. Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que chacun observe celles du lieu où il est :

En voicy d'une autre cuvee. Il y a grand doute, s'il se peut trouver si evident profit au changement d'une loy receüe telle qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer : d'autant qu'une police, c'est comme un bastiment de diverses pieces joinctes ensemble d'une telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler une que tout le corps ne s'en sente. Le legislateur des Thuriens ordonna, que quiconque voudroit ou abolir une des vieilles loix, ou en establir une nouvelle, se presenteroit au peuple la corde au col : afin que si la nouvelleté n'estoit approuvee d'un chacun, il fust incontinent estranglé. Et celuy de Lacedemone employa sa vie pour tirer de ses citoyens une promesse asseuree, de n'enfraindre aucune de ses ordonnances. L'Ephore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys avoit adjousté à la musique, ne s'esmoie pas, si elle en vaut mieux, ou si les accords en sont mieux remplis : il luy suffit pour les condamner, que ce soit une alteration de la vieille façon. C'est ce que signifioit cette espee rouillee de la justice de Marseille. Je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle porte, et ay raison, car j'en ay veu des effets tres−dommageables. Celle qui nous presse depuis tant d'ans, elle n'a pas tout exploicté : mais on peut dire avec apparence, que par accident, elle a tout produict et engendré ; voire et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle : c'est à elle à s'en prendre au nez, Heu patior telis vulnera facta meis ! Ceux qui donnent le branle à un estat, sont volontiers les premiers absorbez en sa ruine. Le fruict du trouble ne demeure guere à celuy qui l'à esmeu ; il bat et brouille l'eaue pour d'autres pescheurs. La liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bastiment, ayant esté desmis et dissout, notamment sur ses vieux ans par elle, donne tant qu'on veut d'ouverture et d'entree à pareilles injures. La majesté Royalle s'avale plus difficilement du sommet au milieu, qu'elle ne se precipite du milieu à fons. CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I Mais si les inventeurs sont plus dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se jetter en des exemples, desquels ils ont senti et puni l'horreur et le mal. Et s'il y a quelque degré d'honneur, mesmes au mal faire, ceux cy doivent aux autres, la gloire de l'invention, et le courage du premier effort. Toutes sortes de nouvelle desbauche puysent heureusement en cette premiere et foeconde source, les images et patrons à troubler nostre police. On lit en nos loix mesmes, faictes pour le remede de ce premier mal, l'apprentissage et l'excuse de toutes sortes de mauvaises entreprises : Et nous advient ce que Thucydides dit des guerres civiles de son temps, qu'en faveur des vices publiques, on les battisoit de mots nouveaux plus doux pour leur excuse, abastardissant et amollissant leurs vrais titres. C'est pourtant, pour reformer nos consciences et nos creances, honesta oratio est. Mais le meilleur pretexte de nouvelleté est tres−dangereux. Adeo nihil motum ex antiquo probabile est. Si me semble−il, à le dire franchement, qu'il y a grand amour de soy et presomption, d'estimer ses opinions jusques−là, que pour les establir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inevitables, et une si horrible corruption de moeurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d'estat, en chose de tel pois, et les introduire en son pays propre. Est−ce−pas mal mesnagé, d'advancer tant de vices certains et cognus, pour combattre des erreurs contestees et debatables ? Est−il quelque pire espece de vices, que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle cognoissance ? Le senat osa donner en payement cette deffaitte, sur le different d'entre luy et le peuple, pour le ministere de leur religion : Ad deos, id magis quam ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua polluantur : conformément à ce que respondit l'oracle à ceux de Delphes, en la guerre Medoise, craignans l'invasion des Perses. Ils demanderent au Dieu, ce qu'ils avoient à faire des tresors sacrez de son temple, ou les cacher, ou les emporter : Il leur respondit, qu'ils ne bougeassent rien, qu'ils se souciassent d'eux : qu'il estoit suffisant pour prouvoir à ce qui luy estoit propre. La religion Chrestienne a toutes les marques d'extreme justice et utilité : mais nulle plus apparente, que l'exacte recommandation de l'obeïssance du Magistrat, et manutention des polices. Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui pour establir le salut du genre humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le peché, ne l'a voulu faire qu'à la mercy de nostre ordre politique : et a soubsmis son progrez et la conduicte d'un si haut effet et si salutaire, à l'aveuglement et injustice de nos observations et usances : y laissant courir le sang innocent de tant d'esleuz ses favoriz, et souffrant une longue perte d'annees à meurir ce fruict inestimable ? Il y a grand à dire entre la cause de celuy qui suit les formes et les loix de son pays, et celuy qui entreprend de les regenter et changer. Celuy là allegue pour son excuse, la simplicité, l'obeissance et l'exemple : quoy qu'il face ce ne peut estre malice, c'est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moveat clarissimis monimentis testata consignataque antiquitas ? Outre ce que dit Isocrates, que la defectuosité, a plus de part à la moderation, que n'a l'exces. L'autre est en bien plus rude party. Dieu le sçache en nostre presente querelle, où il y a cent articles à oster et remettre, grands et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d'avoir exactement recogneu les raisons et fondements de l'un et l'autre party. C'est un nombre, si c'est nombre, qui n'auroit pas grand moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va elle ? soubs quelle enseigne se jette elle à quartier ? Il advient de la leur, comme des autres medecines foibles et mal appliquees : les humeurs qu'elle vouloit purger en nous, elle les a eschaufees, exasperees et aigries par le conflit, et si nous est demeuree dans les corps. Elle n'a sçeu nous purger par sa foiblesse, et nous a cependant affoiblis : en maniere que nous ne la pouvons vuider non plus, et ne recevons de son operation que des douleurs longues et intestines. CHAPITRE XXI Le profit de l'un est dommage de l'autre

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Les Essais − Livre I Si est−ce que la fortune reservant tousjours son authorité au dessus de nos discours, nous presente aucunesfois la necessité si urgente, qu'il est besoing que les loix luy facent quelque place : Et quand on resiste à l'accroissance d'une innovation qui vient par violence à s'introduire, de se tenir en tout et par tout en bride et en regle contre ceux qui ont la clef des champs, ausquels tout cela est loisible qui peut avancer leur dessein, qui n'ont ny loy ny ordre que de suivre leur advantage, c'est une dangereuse obligation et inequalité. Aditum nocendi perfido præstat fides. D'autant que la discipline ordinaire d'un estat qui est en sa santé, ne pourvoit pas à ces accidens extraordinaires : elle presuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obeïssance. L'aller legitime, est un aller froid, poisant et contraint : et n'est pas pour tenir bon, à un aller licencieux et effrené. On sçait qu'il est encore reproché à ces deux grands personages, Octavius et Caton, aux guerres civiles, l'un de Sylla, l'autre de Cæsar, d'avoir plustost laissé encourir toutes extremitez à leur patrie, que de la secourir aux despens de ses loix, et que de rien remuer. Car à la verité en ces dernieres necessitez, où il n'y a plus que tenir, il seroit à l'avanture plus sagement fait, de baisser la teste et prester un peu au coup, que s'ahurtant outre la possibilité à ne rien relascher, donner occasion à la violance de fouler tout aux pieds : et vaudroit mieux faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent. Ainsi fit celuy qui ordonna qu'elles dormissent vingt et quatres heures : Et celuy qui remua pour cette fois un jour du calendrier : Et cet autre qui du mois de Juin fit le second May. Les Lacedemoniens mesmes, tant religieux observateurs des ordonnances de leur païs, estans pressez de leur loy, qui defendoit d'eslire par deux fois Admiral un mesme personnage, et de l'autre part leurs affaires requerans de toute necessité, que Lysander prinst de rechef cette charge, ils firent bien un Aracus Admiral, mais Lysander surintendant de la marine. Et de mesme subtilité un de leurs Ambassadeurs estant envoyé vers les Atheniens, pour obtenir le changement de quelqu'ordonnance, et Pericles luy alleguant qu'il estoit defendu d'oster le tableau, où une loy estoit une fois posee, luy conseilla de le tourner seulement, d'autant que cela n'estoit pas defendu. C'est ce dequoy Plutarque loüe Philopoemen, qu'estant né pour commander, il sçavoit non seulement commander selon les loix, mais aux loix mesmes, quand la necessité publique le requeroit. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil JACQUES AMIOT, grand Aumosnier de France, me recita un jour cette histoire à l'honneur d'un Prince des nostres (et nostre estoit−il à tres−bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere) que durant nos premiers troubles au siege de Roüan, ce Prince ayant esté adverti par la Royne mere du Roy d'une entreprise qu'on faisoit sur sa vie, et instruit particulierement par ses lettres, de celuy qui la devoit conduire à chef, qui estoit un gentil−homme Angevin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet, la maison de ce Prince : il ne communiqua à personne cet advertissement : mais se promenant l'endemain au mont saincte Catherine, d'où se faisoit nostre baterie à Rouan (car c'estoit au temps que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez le dit seigneur grand Aumosnier et un autre Evesque, il apperçeut ce gentil−homme, qui luy avoit esté remarqué, et le fit appeller. Comme il fut en sa presence, il luy dit ainsi, le voyant desja pallir et fremir des alarmes de sa conscience : Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et vostre visage le monstre. vous n'avez rien à me cacher : car je suis instruict de vostre affaire si avant, que vous ne feriez qu'empirer vostre marché, d'essayer à le couvrir. Vous sçavez bien telle chose et telle (qui estoyent les tenans et aboutissans des plus secretes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avoit esté descouvert à la CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil

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Les Essais − Livre I Royne par l'un des complices) il n'eut qu'à joindre les mains et requerir la grace et misericorde de ce Prince ; aux pieds duquel il se voulut jetter, mais il l'en garda, suyvant ainsi son propos : Venez çà, vous ay−je autre−fois fait desplaisir ? ay−je offencé quelqu'un des vostres par haine particuliere ? Il n'y a pas trois semaines que je vous cognois, quelle raison vous a peu mouvoir à entreprendre ma mort ? Le gentil−homme respondit à cela d'une voix tremblante, que ce n'estoit aucune occasion particuliere qu'il en eust, mais l'interest de la cause generale de son party, et qu'aucuns luy avoient persuadé que ce seroit une execution pleine de pieté, d'extirper en quelque maniere que ce fust, un si puissant ennemy de leur religion. Or (suivit ce Prince) je vous veux montrer, combien la religion que je tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m'ouir, n'ayant receu de moy aucune offence ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m'avoir voulu tuer sans raison. Allez vous en, retirez vous, que je ne vous voye plus icy : et si vous estes sage, prenez doresnavant en voz entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux là. L'Empereur Auguste estant en la Gaule, reçeut certain avertissement d'une conjuration que luy brassoit L. Cinna, il delibera de s'en venger ; et manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis : mais la nuict d'entredeux il la passa avec grande inquietude, considerant qu'il avoit à faire mourir un jeune homme de bonne maison, et neveu du grand Pompeius : et produisoit en se pleignant plusieurs divers discours. Quoy donq, faisoit−il, sera−il dict que je demeureray en crainte et en alarme, et que je lairray mon meurtrier se pourmener cependant à son ayse ? S'en ira−il quitte, ayant assailly ma teste, que j'ay sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles, par mer et par terre ? et apres avoir estably la paix universelle du monde, sera−il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? Car la conjuration estoit faicte de le tuer, comme il feroit quelque sacrifice. Apres cela s'estant tenu coy quelque espace de temps, il recommençoit d'une voix plus forte, et s'en prenoit à soy−mesme : Pourquoy vis tu, s'il importe à tant de gens que tu meures ? n'y aura−il point de fin à tes vengeances et à tes cruautez ? Ta vie vaut−elle que tant de dommage se face pour la conserver ? Livia sa femme le sentant en ces angoisses : Et les conseils des femmes y seront−ils receuz, luy dit elle ? Fais ce que font les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par severité tu n'as jusques à cette heure rien profité : Lepidius à suivy Savidienus, Murena Lepidus, Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment te succederont la douceur et la clemence. Cinna est convaincu, pardonne luy ; de te nuire desormais, il ne pourra, et profitera à ta gloire. Auguste fut bien ayse d'avoir trouvé un advocat de son humeur, et ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu'il avoit assignez au Conseil, commanda qu'on fist venir à luy Cinna tout seul : Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait donner un siege à Cinna, il luy parla en cette maniere : En premier lieu je te demande Cinna, paisible audience : n'interromps pas mon parler, je te donray temps et loysir d'y respondre. Tu sçais Cinna que t'ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t'estant faict mon ennemy, mais estant né tel, je te sauvay ; je te mis entre mains tous tes biens, et t'ay en fin rendu si accommodé et si aysé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l'office du sacerdoce que tu me demandas, je te l'ottroiay, l'ayant refusé à d'autres, desquels les peres avoyent tousjours combatu avec moy : t'ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna s'estant escrié qu'il estoit bien esloigné d'une si meschante pensee : Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m'avois promis, suyvit Auguste : tu m'avois asseuré que je ne serois pas interrompu : ouy, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en telle compagnie, et de telle façon : et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : Pourquoy, adjousta il, le fais tu ? Est−ce pour estre Empereur ? Vrayement il va bien mal àla chose publique, s'il n'y a que moy, qui t'empesche d'arriver à l'Empire. Tu ne peux pas seulement deffendre ta maison, et perdis dernierement un procés par la faveur d'un simple libertin. Quoy ? n'as tu moyen ny pouvoir en autre chose qu'à entreprendre Cæsar ? Je le quitte, s'il n'y a que moy qui empesche tes esperances. Penses−tu, que Paulus, que Fabius, que les Cosseens et Serviliens te souffrent ? et une si grande trouppe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honnorent leur noblesse ? Apres plusieurs autres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres) Or va, luy dit−il, je CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil

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Les Essais − Livre I te donne, Cinna, la vie à traistre et à parricide, que je te donnay autres−fois à ennemy : que l'amitié commence de ce jourd'huy entre nous : essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t'aye donné ta vie, ou tu l'ayes receuë. Et se despartit d'avec luy en cette maniere. Quelque temps apres il luy donna le consulat, se pleignant dequoy il ne le luy avoit osé demander. Il l'eut depuis pour fort amy, et fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n'y eut jamais de conjuration ny d'entreprise contre luy, et receut une juste recompense de cette sienne clemence. Mais il n'en advint pas de mesmes au nostre : car sa douceur ne le sceut garentir, qu'il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c'est chose vaine et frivole que l'humaine prudence : et au travers de tous nos projects, de nos conseils et precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens. Nous appellons les medecins heureux, quand ils arrivent à quelque bonne fin : comme s'il n'y avoit que leur art, qui ne se peust maintenir d'elle mesme, et qui eust les fondemens trop frailes, pour s'appuyer de sa propre force : et comme s'il n'y avoit qu'elle, qui ayt besoin que la fortune preste la main à ses operations. Je croy d'elle tout le pis ou le mieux qu'on voudra : car nous n'avons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Je suis au rebours des autres : car je la mesprise bien tousjours, mais quand je suis malade, au lieu d'entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre : et respons à ceux qui me pressent de prendre medecine, qu'ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soustenir l'effort et le hazart de leur breuvage. Je laisse faire nature, et presuppose qu'elle se soit pourveue de dents et de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, et pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Je crain au lieu de l'aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites et bien jointes avec la maladie, qu'on secoure son adversaire au lieu d'elle, et qu'on la recharge de nouveaux affaires. Or je dy que non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poëtiques, qui emportent leur autheur, et le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu'il confesse luy mesme qu'elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les recognoit venir d'ailleurs que de soy, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens et agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein ? Il en est de mesmes en la peinture, qu'il eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception et sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, et qui l'estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment, la part qu'elle a en tous ces ouvrages, par les graces et beautez qui s'y treuvent, non seulement sans l'intention, mais sans la cognoissance mesme de l'ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvent és escrits d'autruy, des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceuës, et y preste des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part : En nos conseils mesmes et en nos deliberations, il faut certes qu'il y ayt du sort et du bonheur meslé parmy : car tout ce que nostre sagesse peut, ce n'est pas grand chose : Plus elle est aigue et vive, plus elle trouve en soy de foiblesse, et se deffie d'autant plus d'elle mesme. Je suis de l'advis de Sylla : et quand je me prens garde de pres aux plus glorieux exploicts de la guerre, je voy, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n'y employent la deliberation et le conseil, que par acquit ; et que la meilleure part de l'entreprinse, ils l'abandonnent à la fortune ; et sur la fiance qu'ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il survient des allegresses fortuites, et des fureurs estrangeres parmy leurs deliberations, qui les poussent le plus souvent à prendre le party le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au dessus de la raison. D'où il est advenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner credit à ces conseils temeraires, d'alleguer à leurs gens, qu'ils y estoyent conviez par quelque inspiration, par quelque signe et prognostique. Voyla pourquoy en cette incertitude et perplexité, que nous apporte l'impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidens et circonstances de chaque chose tirent : le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est à mon advis de se rejetter au party, où il y a plus CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil

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Les Essais − Livre I d'honnesteté et de justice : et puis qu'on est en doute du plus court chemin, tenir tousjours le droit. Comme en ces deux exemples, que je vien de proposer, il n'y a point de doubte, qu'il ne fust plus beau et plus genereux à celuy qui avoit receu l'offence, de la pardonner, que s'il eust fait autrement. S'il en est mes−advenu au premier, il ne s'en faut pas prendre à ce sien bon dessein : et ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s'il eust eschapé la fin, à laquelle son destin l'appelloit ; et si eust perdu la gloire d'une telle humanité. Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d'où la plus part ont suivy le chemin de courir au devant des conjurations, qu'on faisoit contre eux, par vengeance et par supplices : mais j'en voy fort peu ausquels ce remede ayt servy ; tesmoing tant d'Empereurs Romains. Celuy qui se trouve en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est−il mal aisé de se garentir d'un ennemy, qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? et de cognoistre les volontez et pensemens interieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangeres pour sa garde, et estre tousjours ceint d'une haye d'hommes armez : Quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours maistre de celle d'autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit servir d'un merveilleux tourment. Pourtant Dion estant adverty que Callippus espioit les moyens de le faire mourir, n'eut jamais le coeur d'en informer, disant qu'il aymoit mieux mourir que vivre en cette misere, d'avoir à se garder non de ses ennemys seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu'Alexandre representa bien plus vivement par effect, et plus roidement, quand ayant eu advis par une lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher medecin estoit corrompu par l'argent de Darius pour l'empoisonner ; en mesme temps qu'il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il avala le bruvage qu'il luy avoit presenté. Fut−ce pas exprimer cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit qu'ils le peussent faire ? Ce Prince est le souverain patron des actes hazardeux : mais je ne sçay s'il y a traict en sa vie, qui ayt plus de fermeté que cestui−cy, ny une beauté illustre par tant de visages. Ceux qui preschent aux princes la deffiance si attentive, soubs couleur de leur prescher leur seurté, leur preschent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se faict sans hazard. J'en sçay un de courage tres−martial de sa complexion et entreprenant, de qui tous les jours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : Qu'il se resserre entre les siens, qu'il n'entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys, se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu'on luy face, quelque utilité qu'il y voye. J'en sçay un autre, qui a inesperément avancé sa fortune, pour avoir pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cerchent si avidement la gloire, se represente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu'en armes : en un cabinet, qu'en un camp : le bras pendant, que le bras levé. La prudence si tendre et circonspecte, est mortelle ennemye de hautes executions. Scipion sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l'Espaigne, douteuse encore sous sa nouvelle conqueste, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d'un Roy barbare, à une foy incogneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule seureté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur, et de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. A une vie ambitieuse et fameuse, il faut au rebours, prester peu, et porter la bride courte aux souspeçons : La crainte et la deffiance attirent l'offence et la convient. Le plus deffiant de nos Roys establit ses affaires, principallement pour avoir volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les mains de ses ennemis : montrant avoir entiere fiance d'eux, afin qu'ils la prinssent de luy. A ses legions mutinées et armées contre luy, Cæsar opposoit seulement l'authorité de son visage, et la fierté de ses paroles ; et se fioit tant à soy et à sa fortune, qu'il ne craingnoit point de l'abandonner et commettre à une armée seditieuse et rebelle.

CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil

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Les Essais − Livre I Stetit aggere fulti Cespitis, intrepidus vultu, meruitque timeri Nil metuens. Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut representer bien entiere, et naïfve, que par ceux ausquels l'imagination de la mort, et du pis qui peut advenir apres tout, ne donne point d'effroy : car de la presenter tremblante encore, doubteuse et incertaine, pour le service d'une importante reconciliation, ce n'est rien faire qui vaille. C'est un excellent moyen de gaigner le coeur et volonté d'autruy, de s'y aller soubsmettre et fier, pourveu que ce soit librement, et sans contrainte d'aucune necessité, et que ce soit en condition, qu'on y porte une fiance pure et nette ; le front au moins deschargé de tout scrupule. Je vis en mon enfance, un Gentil−homme commandant à une grande ville empressé à l'esmotion d'un peuple furieux : Pour esteindre ce commencement du trouble, il print party de sortir d'un lieu tres−asseuré où il estoit, et se rendre à cette tourbe mutine : d'où mal luy print, et y fut miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant d'estre sorty, ainsi qu'ordinairement on le reproche à sa memoire, comme ce fut d'avoir pris une voye de soubmission et de mollesse : et d'avoir voulu endormir cette rage, plustost en suivant qu'en guidant, et en requerant plustost qu'en remontrant : et estime que une gracieuse severité, avec un commandement militaire, plein de securité, et de confiance, convenable à son rang, et à la dignité de sa charge, luy eust mieux succedé, au moins avec plus d'honneur, et de bien−seance. Il n'est rien moins esperable de ce monstre ainsin agité, que l'humanité et la douceur ; il recevra bien plustost la reverence et la crainte. Je luy reprocherois aussi, qu'ayant pris une resolution plustost brave à mon gré, que temeraire, de se jetter foible et en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d'hommes insensez, il la devoit avaller toute, et n'abandonner ce personnage. Là où il luy advint apres avoir recogneu le danger de pres, de saigner du nez : et d'alterer encore depuis cette contenance démise et flatteuse, qu'il avoit entreprinse, en une contenance effraiée : chargeant sa voix et ses yeux d'estonnement et de penitence : cerchant à conniller et à se desrober, il les enflamma et appella sur soy. On deliberoit de faire une montre generalle de diverses trouppes en armes, (c'est le lieu des vengeances secrettes ; et n'est point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y avoit publiques et notoires apparences, qu'il n'y faisoit pas fort bon pour aucuns, ausquels touchoit la principalle et necessaire charge de les recognoistre. Il s'y proposa divers conseils, comme en chose difficile, et qui avoit beaucoup de poids et de suitte : Le mien fut, qu'on evitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, et qu'on s'y trouvast et meslast parmy les files, la teste droicte, et le visage ouvert ; et qu'au lieu d'en retrancher aucune chose (à quoy les autres opinions visoyent le plus) au contraire, l'on sollicitast les capitaines d'advertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en l'honneur des assistans, et n'espargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et engendra dés lors en avant une mutuelle et utile confidence. La voye qu'y tint Julius Cæsar, je trouve que c'est la plus belle, qu'on y puisse prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de ses ennemis mesmes, se contentant aux conjurations qui luy estoient descouvertes, de declarer simplement qu'il en estoit adverti : Cela faict, il print une tres−noble resolution, d'attendre sans effroy et sans solicitude, ce qui luy en pourroit advenir, s'abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune. Car certainement c'est l'estat où il estoit quand il fut tué. Un estranger ayant dict et publié par tout qu'il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse, d'un moyen de sentir et descouvrir en toute certitude, les parties que ses subjets machineroient contre luy, s'il luy vouloit donner une bonne piece d'argent, Dionysius en estant adverty, le fit appeller à soy, pour s'esclaircir d'un art si necessaire à sa conservation : cet estranger luy dict, qu'il n'y avoit pas d'autre art, sinon qu'il luy fist delivrer un talent, et se ventast d'avoir apris de luy un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne, et luy fit compter six cens escus. Il n'estoit pas vray−semblable ; qu'il eust donné si grande somme à un homme incogneu, qu'en recompense d'un tres−utile apprentissage, et servoit cette reputation à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient les advis qu'ils reçoivent des menées qu'on dresse contre leur vie ; pour faire croire qu'ilz sont bien advertis, et qu'il ne se peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc d'Athenes fit plusieurs sottises en l'establissement de sa fresche tyrannie sur Florence : mais CHAPITRE XXIII Divers evenemens de mesme Conseil

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Les Essais − Livre I cette−cy la plus notable, qu'ayant receu le premier advis des monopoles que ce peuple dressoit contre luy, par Mattheo dit Morozo, complice d'icelles : il le fit mourir, pour supprimer cet advertissement, et ne faire sentir, qu'aucun en la ville s'ennuïast de sa domination. Il me souvient avoir leu autrefois l'histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel fuyant la tyrannie du Triumvirat, avoit eschappé mille fois les mains de ceux qui le poursuivoyent, par la subtilité de ses inventions : Il advint un jour, qu'une troupe de gens de cheval, qui avoit charge de le prendre, passa tout joignant un halier, ou il s'estoit tapy, et faillit de le descouvrir : Mais luy sur ce point là, considerant la peine et les difficultez, ausquelles il avoit desja si long temps duré, pour se sauver des continuelles et curieuses recherches, qu'on faisoit de luy par tout ; le peu de plaisir qu'il pouvoit esperer d'une telle vie, et combien il luy valoit mieux passer une fois le pas, que demeurer tousjours en ceste transe, luy−mesme les r'appella, et leur trahit sa cachette, s'abandonnant volontairement à leur cruauté, pour oster eux et luy d'une plus longue peine. D'appeller les mains ennemies, c'est un conseil un peu gaillard : si croy−je, qu'encore vaudroit−il mieux le prendre, que de demeurer en la fievre continuelle d'un accident, qui n'a point de remede. Mais puis que les provisions qu'on y peut apporter sont pleines d'inquietude, et d'incertitude, il vaut mieux d'une belle asseurance se preparer à tout ce qui en pourra advenir ; et tirer quelque consolation de ce qu'on n'est pas asseuré qu'il advienne. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXIV Du pedantisme JE me suis souvent despité en mon enfance, de voir és comedies Italiennes, tousjours un pedante pour badin, et le surnom de magister, n'avoir guere plus honorable signification parmy nous. Car leur estant donné en gouvernement, que pouvois−je moins faire que d'estre jaloux de leur reputation ? Je cherchois bien de les excuser par la disconvenance naturelle qu'il y a entre le vulgaire, et les personnes rares et excellentes en jugement, et en sçavoir : d'autant qu'ils vont un train entierement contraire les uns des autres. Mais en cecy perdois−je mon latin : que les plus galans hommes c'estoient ceux qui les avoyent le plus à mespris, tesmoing nostre bon du Bellay : Mais je hay par sur tout un sçavoir pedantesque. Et est cette coustume ancienne : car Plutarque dit que Grec et Escolier, estoient mots de reproche entre les Romains, et de mespris. Depuis avec l'aage j'ay trouvé qu'on avoit une grandissime raison, et que magis magnos clericos, non sunt magis magnos sapientes. Mais d'où il puisse advenir qu'une ame riche de la cognoissance de tant de choses, n'en devienne pas plus vive, et plus esveillée ; et qu'un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soy, sans s'amender, les discours et les jugemens des plus excellens esprits, que le monde ait porté, j'en suis encore en doute. A recevoir tant de cervelles estrangeres, et si fortes, et si grandes, il est necessaire (me disoit une fille, la premiere de nos Princesses, parlant de quelqu'un) que la sienne se foule, se contraigne et rappetisse, pour faire place aux autres. Je dirois volontiers, que comme les plantes s'estouffent de trop d'humeur, et les lampes de trop d'huile, aussi faict l'action de l'esprit par trop d'estude et de matiere : lequel occupé et embarassé d'une grande diversité de choses, perde le moyen de se demesler. Et que cette charge le tienne courbe et croupy. Mais il en va CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I autrement, car nostre ame s'eslargit d'autant plus qu'elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se voit tout au rebours, des suffisans hommes aux maniemens des choses publiques, des grands capitaines, et grands conseillers aux affaires d'estat, avoir esté ensemble tressçavans. Et quant aux Philosophes retirez de toute occupation publique, ils ont esté aussi quelque fois à la verité mesprisez, par la liberté Comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendans ridicules. Les voulez vous faire juges des droits d'un procés, des actions d'un homme ? Ils en sont bien prests ! Ils cerchent encore s'il y a vie, s'il y a mouvement, si l'homme est autre chose qu'un boeuf : que c'est qu'agir et souffrir, quelles bestes ce sont, que loix et justice. Parlent ils du magistrat, ou parlent−ils à luy ? c'est d'une liberté irreverente et incivile. Oyent−ils louer un Prince ou un Roy ? c'est un pastre pour eux, oisif comme un pastre, occupé à pressurer et tondre ses bestes : mais bien plus rudement. En estimez vous quelqu'un plus grand, pour posseder deux mille arpents de terre ? eux s'en moquent, accoustumés d'embrasser tout le monde, comme leur possession. Vous ventez vous de vostre noblesse, pour compter sept ayeulx riches ? ils vous estiment de peu : ne concevans l'image universelle de nature, et combien chascun de nous a eu de predecesseurs, riches, pauvres, Roys, valets, Grecs, Barbares. Et quand vous seriez cinquantiesme descendant de Hercules, ils vous trouvent vain, de faire valoir ce present de la fortune. Ainsi les desdeignoit le vulgaire, comme ignorants les premieres choses et communes, et comme presomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique est bien esloignée de celle qu'il faut à noz hommes. On envioit ceux−là comme estans au dessus de la commune façon, comme mesprisans les actions publiques, comme ayans dressé une vie particuliere et inimitable, reglée à certains discours hautains et hors d'usage : ceux−cy on les desdeigne, comme estans au dessoubs de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme trainans une vie et des meurs basses et viles apres le vulgaire. Odi homines ignava opera, Philosopha sententia. Quant à ces Philosophes, dis−je, comme ils estoient grands en science, ils estoient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu'on dit de ce Geometrien de Syracuse, lequel ayant esté destourné de sa contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la deffence de son païs, qu'il mit soudain en train des engins espouventables, et des effects surpassans toute creance humaine ; desdaignant toutefois luy mesme toute cette sienne manufacture, et pensant en cela avoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses ouvrages n'estoient que l'apprentissage et le jouet. Aussi eux, si quelquefois on les a mis à la preuve de l'action, on les a veu voler d'une aisle si haulte, qu'il paroissoit bien, leur coeur et leur ame s'estre merveilleusement grossie et enrichie par l'intelligence des choses. Mais aucuns voyants la place du gouvernement politique saisie par hommes incapables, s'en sont reculés. Et celuy qui demanda à Crates, jusques à quand il faudroit philosopher, en receut cette responce : Jusques à tant que ce ne soient plus des asniers, qui conduisent noz armées. Heraclitus resigna la Royauté à son frere. Et aux Ephesiens, qui luy reprochoient, qu'il passoit son temps à joüer avec les enfans devant le temple : Vaut−il pas mieux faire cecy, que gouverner les affaires en vostre compagnie ? D'autres ayans leur imagination logée au dessus de la fortune et du monde, trouverent les sieges de la justice, et les thrones mesmes des Roys, bas et viles. Et refusa Empedocles la royauté, que les Agrigentins luy offrirent. Thales accusant quelquefois le soing du mesnage et de s'enrichir, on luy reprocha que c'estoit à la mode du renard, pour n'y pouvoir advenir. Il luy print envie par passetemps d'en montrer l'experience, et ayant pour ce coup ravalé son sçavoir au service du proffit et du gain, dressa une trafique, qui dans un an rapporta telles richesses, qu'à peine en toute leur vie, les plus experimentez de ce mestier là, en pouvoient faire de pareilles. Ce qu'Aristote recite d'aucuns, qui appelloyent et celuy là, et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour n'avoir assez de soin des choses plus utiles : outre ce que je ne digere pas bien cette difference de mots, cela ne sert point d'excuse à mes gents, et à voir la basse et necessiteuse fortune, dequoy ils se payent, nous aurions plustost occasion de prononcer tous les deux, qu'ils sont, et non sages, et non prudents. Je quitte cette premiere raison, et croy qu'il vaut mieux dire, que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences : et qu'à la mode dequoy nous sommes instruicts, il n'est pas merveille, si ny les escoliers, ny les maistres n'en deviennent pas plus habiles, quoy qu'ils s'y facent plus doctes. De vray le soing CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I et la despence de nos peres, ne vise qu'à nous meubler la teste de science : du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d'un passant à nostre peuple : O le sçavant homme ! Et d'un autre, O le bon homme ! Il ne faudra pas à destourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudroit un tiers crieur : O les lourdes testes ! Nous nous enquerons volontiers, Sçait−il du Grec ou du Latin ? escrit−il en vers ou en prose ? mais, s'il est devenu meilleur ou plus advisé, c'estoit le principal, et c'est ce qui demeure derriere. Il falloit s'enquerir qui est mieux sçavant, non qui est plus sçavant. Nous ne travaillons qu'à remplir la memoire, et laissons l'entendement et la conscience vuide. Tout ainsi que les oyseaux vont quelquefois à la queste du grain, et le portent au bec sans le taster, pour en faire bechée à leurs petits : ainsi nos pedantes vont pillotans la science dans les livres, et ne la logent qu'au bout de leurs lévres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent. C'est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est−ce pas faire de mesme, ce que je fay en la plus part de cette composition ? Je m'en vay escornifflant par−cy par−là, des livres, les sentences qui me plaisent ; non pour les garder (car je n'ay point de gardoire) mais pour les transporter en cettuy−cy ; où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes, qu'en leur premiere place. Nous ne sommes, ce croy−je, sçavants, que de la science presente : non de la passée, aussi peu que de la future. Mais qui pis est, leurs escoliers et leurs petits ne s'en nourrissent et alimentent non plus, ains elle passe de main en main, pour cette seule fin, d'en faire parade, d'en entretenir autruy, et d'en faire des comptes, comme une vaine monnoye inutile à tout autre usage et emploite, qu'à compter et jetter. Apud alios loqui didicerunt, non ipsi secum. Non est loquendum, sed gubernandum. Nature pour monstrer, qu'il n'y a rien de sauvage en ce qu'elle conduit, faict naistre souvent és nations moins cultivées par art, des productions d'esprit, qui luittent les plus artistes productions. Comme sur mon propos, le proverbe Gascon tiré d'une chalemie, est−il delicat, Bouha prou bouha, mas à remuda lous dits qu'em. Souffler prou souffler, mais à remuer les doits, nous en sommes là. Nous sçavons dire, Cicero dit ainsi, voila les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d'Aristote : mais nous que disons nous nous mesmes ? que faisons nous ? que jugeons nous ? Autant en diroit bien un perroquet. Cette façon me faict souvenir de ce riche Romain, qui avoit esté soigneux à fort grande despence, de recouvrer des hommes suffisans en tout genre de science, qu'il tenoit continuellement autour de luy, affin que quand il escheoit entre ses amis, quelque occasion de parler d'une chose ou d'autre, ils suppleassent en sa place, et fussent tous prests à luy fournir, qui d'un discours, qui d'un vers d'Homere, chacun selon son gibier : et pensoit ce sçavoir estre sien, par ce qu'il estoit en la teste de ses gens. Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. J'en cognoy, à qui quand je demande ce qu'il sçait, il me demande un livre pour le monstrer : et n'oseroit me dire, qu'il a le derriere galeux, s'il ne va sur le champ estudier en son lexicon que c'est que galeux, et que c'est que derriere. Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d'autruy, et puis c'est tout : il les faut faire nostres. Nous semblons proprement celuy, qui ayant besoing de feu, en iroit querir chez son voisin, et y en ayant trouvé un beau et grand, s'arresteroit là à se chauffer, sans plus se souvenir d'en raporter chez soy. Que nous sert−il d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digere, si elle ne se transforme en nous ? si elle ne nous augmente et fortifie ? Pensons nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formerent si grand capitaine sans experience, les eust prises à nostre mode ? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux−je armer contre la crainte de la mort ? c'est aux despens de Seneca. Veux−je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre ? je l'emprunte de Cicero : je l'eusse prise en moy−mesme, si on m'y eust exercé. Je n'ayme point CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I cette suffisance relative et mendiée. Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvons nous estre que de nostre propre sagesse.

Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret. si cupidus, si Vanus, et Euganea quantumvis vilior agna. Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. Dionysius se moquoit des Grammariens, qui ont soin de s'enquerir des maux d'Ulysses, et ignorent les propres : des musiciens, qui accordent leurs fleutes, et n'accordent pas leurs moeurs : des orateurs qui estudient à dire justice, non à la faire. Si nostre ame n'en va un meilleur bransle, si nous n'en avons le jugement plus sain, j'aymerois aussi cher que mon escolier eut passé le temps à joüer à la paume, au moins le corps en seroit plus allegre. Voyez le revenir de là, apres quinze ou seize ans employez, il n'est rien si mal propre à mettre en besongne, tout ce que vous y recognoissez d'avantage, c'est que son Latin et son Grec l'ont rendu plus sot et presumptueux qu'il n'estoit party de la maison. Il en devoit rapporter l'ame pleine, il ne l'en rapporte que bouffie : et l'a seulement enflée, en lieu de la grossir. Ces maistres icy, comme Platon dit des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui promettent d'estre les plus utiles aux hommes, et seuls entre tous les hommes, qui non seulement n'amendent point ce qu'on leur commet, comme faict un charpentier et un masson : mais l'empirent, et se font payer de l'avoir empiré. Si la loy que Protagoras proposoit à ses disciples, estoit suivie : ou qu'ils le payassent selon son mot, ou qu'ils jurassent au temple, combien ils estimoient le profit qu'ils avoient receu de sa discipline, et selon iceluy satisfissent sa peine : mes pedagogues se trouveroient chouez, s'estans remis au serment de mon experience. Mon vulgaire Perigordin appelle fort plaisamment Lettre ferits, ces sçavanteaux, comme si vous disiez Lettre−ferus, ausquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit. De vray le plus souvent ils semblent estre ravalez, mesmes du sens commun. Car le païsant et le cordonnier vous leur voyez aller simplement et naïvement leur train, parlant de ce qu'ils sçavent : ceux−cy pour se vouloir eslever et gendarmer de ce sçavoir, qui nage en la superficie de leur cervelle, vont s'embarrassant, et empetrant sans cesse. Il leur eschappe de belles parolles, mais qu'un autre les accommode : ils cognoissent bien Galien, mais nullement le malade : ils vous ont des−ja rempli la teste de loix, et si n'ont encore conçeu le neud de la cause : ils sçavent la Theorique de toutes choses, cherchez qui la mette en practique. J'ay veu chez moy un mien amy, par maniere de passetemps, ayant affaire à un de ceux−cy, contrefaire un jargon de Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il estoit souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à debattre, pensant tousjours respondre aux objections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et de reputation, et qui avoit une belle robbe. Vos ô patritius sanguis quos vivere par est Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ. Qui regardera de bien pres à ce genre de gens, qui s'estend bien loing, il trouvera comme moy, que le plus souvent ils ne s'entendent, ny autruy, et qu'ils ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entierement creux : sinon que leur nature d'elle mesme le leur ait autrement façonné. Comme j'ay veu Adrianus CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I Turnebus, qui n'ayant faict autre profession que de lettres, en laquelle c'estoit, à mon opinion, le plus grand homme, qui fust il y a mil ans, n'ayant toutesfois rien de pedantesque que le port de sa robbe, et quelque façon externe, qui pouvoit n'estre pas civilisée à la courtisane : qui sont choses de neant. Et hay nos gens qui supportent plus mal−aysement une robbe qu'une ame de travers : et regardent à sa reverence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est. Car au dedans c'estoit l'ame la plus polie du monde. Je l'ay souvent à mon escient jetté en propos eslongnez de son usage, il y voyoit si cler, d'une apprehension si prompte, d'un jugement si sain, qu'il sembloit, qu'il n'eust jamais faict autre mestier que la guerre, et affaires d'Estat. Ce sont natures belles et fortes : queis arte benigna Et meliore luto finxit præcordia Titan, qui se maintiennent au travers d'une mauvaise institution. Or ce n'est pas assez que nostre institution ne nous gaste pas, il faut qu'elle nous change en mieux. Il y a aucuns de noz Parlemens, quand ils ont à recevoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science : les autres y adjoustent encores l'essay du sens, en leur presentant le jugement de quelque cause. Ceux−cy me semblent avoir un beaucoup meilleur stile : Et encore que ces deux pieces soyent necessaires, et qu'il faille qu'elles s'y trouvent toutes deux : si est−ce qu'à la verité celle du sçavoir est moins prisable, que celle du jugement ; cette−cy se peut passer de l'autre, et non l'autre de cette−cy. Car comme dict ce vers Grec,

A quoy faire la science, si l'entendement n'y est ? Pleust à Dieu que pour le bien de nostre justice ces compagnies là se trouvassent aussi bien fournies d'entendement et de conscience, comme elles sont encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. Or il ne faut pas attacher le sçavoir à l'ame, il l'y faut incorporer : il ne l'en faut pas arrouser, il l'en faut teindre ; et s'il ne la change, et meliore son estat imparfaict, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C'est un dangereux glaive, et qui empesche et offence son maistre s'il est en main foible, et qui n'en sçache l'usage : ut fuerit melius non didicisse. A l'adventure est ce la cause, que et nous, et la Theologie ne requerons pas beaucoup de science aux femmes, et que François Duc de Bretaigne filz de Jean V. comme on luy parla de son mariage avec Isabeau fille d'Escosse, et qu'on luy adjousta qu'elle avoit esté nourrie simplement et sans aucune instruction de lettres, respondit, qu'il l'en aymoit mieux, et qu'une femme estoit assez sçavante, quand elle sçavoit mettre difference entre la chemise et le pourpoint de son mary. Aussi ce n'est pas si grande merveille, comme on crie, que nos ancestres n'ayent pas faict grand estat des lettres, et qu'encores aujourd'huy elles ne se trouvent que par rencontre aux principaux conseils de nos Roys : et si cette fin de s'en enrichir, qui seule nous est aujourd'huy proposée par le moyen de la Jurisprudence, de la Medecine, du pedantisme, et de la Theologie encore, ne les tenoit en credit, vous les verriez sans doubte aussi marmiteuses qu'elles furent onques. Quel dommage, si elles ne nous apprennent ny à bien penser, ny à bien faire ? Postquam docti prodierunt, boni desunt. Toute autre science, est dommageable à celuy qui n'a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchoys tantost, seroit elle point aussi de là, que nostre estude en France n'ayant quasi autre but que le proufit, moins de ceux que nature a faict naistre à plus genereux offices que lucratifs, s'adonnants aux lettres, ou si courtement (retirez avant que d'en avoir pris appetit, à une profession qui n'a rien de commun avec les livres) il ne reste plus ordinairement, pour s'engager tout a faict a l'estude, que les gents de basse fortune, qui y questent des moyens à vivre. Et de ces gents−là, les ames estans et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas aloy, rapportent faucement le fruit de la science. Car elle n'est pas pour donner jour à CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I l'ame qui n'en a point : ny pour faire voir un aveugle. Son mestier est, non de luy fournir de veuë, mais de la luy dresser, de luy regler ses allures, pourveu qu'elle aye de soy les pieds, et les jambes droites et capables. C'est une bonne drogue que la science, mais nulle drogue n'est assés forte, pour se preserver sans alteration et corruption, selon le vice du vase qui l'estuye. Tel a la veuë claire, qui ne l'a pas droitte : et par consequent void le bien, et ne le suit pas : et void la science, et ne s'en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa republique, c'est donner à ses citoyens selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l'esprit les ames boiteuses. Les bastardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n'est pas merveille, s'il est chaussetier. De mesme il semble, que l'experience nous offre souvent, un medecin plus mal medeciné, un Theologien moins reformé, et coustumierement un sçavant moins suffisant qu'un autre. Aristo Chius avoit anciennement raison de dire, que les philosophes nuisoient aux auditeurs : d'autant que la plus part des ames ne se trouvent propres à faire leur profit de telle instruction : qui, si elle ne se met à bien, se met à mal : asotos ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire. En cette belle institution que Xenophon preste aux Perses, nous trouvons qu'ils apprenoient la vertu à leurs enfans, comme les autres nations font les lettres. Platon dit que le fils aisné en leur succession royale, estoit ainsi nourry. Apres sa naissance, on le donnoit, non à des femmes, mais à des eunuches de la premiere authorité autour des Roys, à cause de leur vertu. Ceux−cy prenoient charge de luy rendre le corps beau et sain : et apres sept ans le duisoient à monter à cheval, et aller à la chasse. Quand il estoit arrivé au quatorziesme, ils le deposoient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus juste, le plus temperant, le plus vaillant de la nation. Le premier luy apprenoit la religion : le second, à estre tousjours veritable : le tiers, à se rendre maistre des cupidités : le quart, à ne rien craindre. C'est chose digne de tres−grande consideration, que en cette excellente police de Lycurgus, et à la verité monstrueuse par sa perfection, si songneuse pourtant de la nourriture des enfans, comme de sa principale charge, et au giste mesmes des Muses, il s'y face si peu de mention de la doctrine : comme si cette genereuse jeunesse desdaignant tout autre joug que de la vertu, on luy aye deu fournir, au lieu de nos maistres de science, seulement des maistres de vaillance, prudence et justice. Exemple que Platon a suivy en ses loix. La façon de leur discipline, c'estoit leur faire des questions sur le jugement des hommes, et de leurs actions : et s'ils condamnoient et loüoient, ou ce personnage, ou ce faict, il falloit raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisoient ensemble leur entendement, et apprenoient le droit. Astyages en Xenophon, demande à Cyrus compte de sa derniere leçon ; C'est, dit−il, qu'en nostre escole un grand garçon ayant un petit saye, le donna à l'un de ses compagnons de plus petite taille, et luy osta son saye, qui estoit plus grand : nostre precepteur m'ayant fait juge de ce different ; je jugeay qu'il falloit laisser les choses en cet estat, et que l'un et l'autre sembloit estre mieux accommodé en ce point : sur quoy il me remontra que j'avois mal fait. car je m'estois arresté à considerer la bien seance, et il falloit premierement avoir proveu à la justice, qui vouloit que nul ne fust forcé en ce qui luy appartenoit. Et dit qu'il en fut fouëté, tout ainsi que nous sommes en nos villages, pour . Mon regent me feroit une belle harangue in genere avoir oublié le premier Aoriste de demonstrativo, avant qu'il me persuadast que son escole vaut cette−là. Ils ont voulu coupper chemin : et puis qu'il est ainsi que les sciences, lors mesmes qu'on les prent de droit fil, ne peuvent que nous enseigner la prudence, la preud'hommie et la resolution, ils ont voulu d'arrivée mettre leurs enfans au propre des effects, et les instruire non par ouïr dire, mais par l'essay de l'action, en les formant et moulant vifvement, non seulement de preceptes et parolles, mais principalement d'exemples et d'oeuvres : afin que ce ne fust pas une science en leur ame, mais sa complexion et habitude : que ce ne fust pas un acquest, mais une naturelle possession. A ce propos, on demandoit à Agesilaus ce qu'il seroit d'advis, que les enfans apprinsent : Ce qu'ils doivent faire estans hommes, respondit−il. Ce n'est pas merveille, si une telle institution a produit des effects si admirables.

CHAPITRE XXIV Du pedantisme

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Les Essais − Livre I On alloit, dit−on, aux autres villes de Grece chercher des Rhetoriciens, des peintres, et des Musiciens : mais en Lacedemone des legislateurs, des magistrats, et Empereurs d'armée : à Athenes on aprenoit à bien dire, et icy à bien faire : là à se desmesler d'un argument sophistique, et à rabattre l'imposture des mots captieusement entrelassez ; icy à se desmesler des appats de la volupté, et à rabatre d'un grand courage les menasses de la fortune et de la mort : ceux−là s'embesongnoient apres les parolles, ceux−cy apres les choses : là c'estoit une continuelle exercitation de la langue, icy une continuelle exercitation de l'ame. Parquoy il n'est pas estrange, si Antipater leur demandant cinquante enfans pour ostages, ils respondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu'ils aymoient mieux donner deux fois autant d'hommes faicts ; tant ils estimoient la perte de l'education de leur pays. Quand Agesilaus convie Xenophon d'envoyer nourrir ses enfans à Sparte, ce n'est pas pour y apprendre la Rhetorique, ou Dialectique : mais pour apprendre (ce dit−il) la plus belle science qui soit, asçavoir la science d'obeir et de commander. Il est tres−plaisant, de voir Socrates, à sa mode se moquant de Hippias, qui luy recite, comment il a gaigné, specialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d'argent, à regenter : et qu'à Sparte il n'a gaigné pas un sol. Que ce sont gents idiots, qui ne sçavent ny mesurer ny compter : ne font estat ny de Grammaire ny de rythme : s'amusans seulement à sçavoir la suitte des Roys, establissement et decadence des estats, et tel fatras de comptes. Et au bout de cela, Socrates luy faisant advouër par le menu, l'excellence de leur forme de gouvernement publique, l'heur et vertu de leur vie privée, luy laisse deviner la conclusion de l'inutilité de ses arts. Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables, que l'estude des sciences amollit et effemine les courages, plus qu'il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort estat, qui paroisse pour le present au monde, est celuy des Turcs, peuples egalement duicts à l'estimation des armes, et mespris des lettres. Je trouve Rome plus vaillante avant qu'elle fust sçavante. Les plus belliqueuses nations en nos jours, sont les plus grossieres et ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Gots ravagerent la Grece, ce qui sauva toutes les librairies d'estre passées au feu, ce fut un d'entre eux, qui sema cette opinion, qu'il failloit laisser ce meuble entier aux ennemis : propre à les destourner de l'exercice militaire, et amuser à des occupations sedentaires et oysives. Quand nostre Roy, Charles huictieme, quasi sans tirer l'espee du fourreau, se veid maistre du Royaume de Naples, et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suitte, attribuerent cette inesperee facilité de conqueste, à ce que les Princes et la noblesse d'Italie s'amusoient plus à se rendre ingenieux et sçavans, que vigoureux et guerriers. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson. JE ne vis jamais pere, pour bossé ou teigneux que fust son fils, qui laissast de l'advoüer : non pourtant, s'il n'est du tout enyvré de cet'affection, qu'il ne s'apperçoive de sa defaillance : mais tant y a qu'il est sien. Aussi moy, je voy mieux que tout autre, que ce ne sont icy que resveries d'homme, qui n'a gousté des sciences que la crouste premiere en son enfance, et n'en a retenu qu'un general et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise. Car en somme, je sçay qu'il y a une Medecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathematique, et grossierement ce à quoy elles visent. Et à l'adventure encore sçay−je la pretention des sciences en general, au service de nostre vie : mais d'y enfonçer plus avant, de m'estre rongé les ongles à l'estude d'Aristote monarque de la doctrine moderne, ou opiniatré apres quelque science, je ne l'ay jamais faict : ny n'est art dequoy je peusse peindre seulement les premiers lineaments. Et n'est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus sçavant que moy : qui n'ay seulement pas dequoy l'examiner sur sa premiere leçon. Et si l'on m'y force, je suis contraint assez ineptement, d'en tirer quelque matiere de propos universel, sur quoy j'examine son jugement naturel. leçon, qui leur est autant incognue, comme à moy la leur.

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Les Essais − Livre I Je n'ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarche et Seneque, ou je puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien. L'Histoire c'est mon gibier en matiere de livres, ou la poësie, que j'ayme d'une particuliere inclination : car, comme disoit Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans l'étroit canal d'une trompette sort plus aigue et plus forte : ainsi me semble il que la sentence pressee aux pieds nombreux de la poësie, s'eslance bien plus brusquement, et me fiert d'une plus vive secousse. Quant aux facultez naturelles qui sont en moy, dequoy c'est icy l'essay, je les sens flechir sous la charge : mes conceptions et mon jugement ne marche qu'à tastons, chancelant, bronchant et chopant : et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis−je aucunement satisfaict : Je voy encore du païs au delà : mais d'une veüe trouble, et en nuage, que je ne puis demesler : Et entreprenant de parler indifferemment de tout ce qui se presente à ma fantasie, et n'y employant que mes propres et naturels moyens, s'il m'advient, comme il faict souvent, de rencontrer de fortune dans les bons autheurs ces mesmes lieux, que j'ay entrepris de traiter, comme je vien de faire chez Plutarque tout presentement, son discours de la force de l'imagination : à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si chetif, si poisant et si endormy, je me fay pitié, ou desdain à moy mesmes. Si me gratifie−je de cecy, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vays au moins de loing apres, disant que voire. Aussi que j'ay cela, que chacun n'a pas, de cognoistre l'extreme difference d'entre−eux et moy : Et laisse ce neant−moins courir mes inventions ainsi foibles et basses, comme je les ay produites, sans en replastrer et recoudre les defaux que cette comparaison m'y a descouvert : Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens là. Les escrivains indiscrets de nostre siecle, qui parmy leurs ouvrages de neant, vont semant des lieux entiers des anciens autheurs, pour se faire honneur, font le contraire. Car cett'infinie dissemblance de lustres rend un visage si pasle, si terni, et si laid à ce qui est leur, qu'ils y perdent beaucoup plus qu'ils n'y gaignent. C'estoient deux contraires fantasies. Le philosophe Chrysippus mesloit à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d'autres autheurs : et en un la Medée d'Eurypides : et disoit Apollodorus, que, qui en retrancheroit ce qu'il y avoit d'estranger, son papier demeureroit en blanc. Epicurus au rebours, en trois cents volumes qu'il laissa, n'avoit pas mis une seule allegation. Il m'advint l'autre jour de tomber sur un tel passage : j'avois trainé languissant apres des parolles Françoises, si exangues, si descharnees, et si vuides de matiere et de sens, que ce n'estoient voirement que parolles Françoises : au bout d'un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer une piece haute, riche et eslevee jusques aux nües : Si j'eusse trouvé la pente douce, et la montee un peu alongee, cela eust esté excusable : c'estoit un precipice si droit et si coupé que des six premieres parolles je cogneuz que je m'envolois en l'autre monde : de là je descouvris la fondriere d'où je venois, si basse et si profonde, que je n'eus oncques puis le coeur de m'y ravaler. Si j'estoffois l'un de mes discours de ces riches despouilles, il esclaireroit par trop la bestise des autres. Reprendre en autruy mes propres fautes, ne me semble non plus incompatible, que de reprendre, comme je fay souvent, celles d'autruy en moy. Il les faut accuser par tout, et leur oster tout lieu de franchise. Si sçay je, combien audacieusement j'entreprens moy−mesmes à tous coups, de m'egaler à mes larrecins, d'aller pair à pair quand et eux : non sans une temeraire esperance, que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner. Mais c'est autant par le benefice de mon application, que par le benefice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne luitte point en gros ces vieux champions là, et corps à corps : c'est par reprinses, menues et legeres attaintes. Je ne m'y aheurte pas : je ne fay que les taster : et ne vay point tant, comme je marchande d'aller. Si je leur pouvoy tenir palot, je serois honneste homme : car je ne les entreprens, que par où ils sont les plus roides.

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Les Essais − Livre I De faire ce que j'ay decouvert d'aucuns, se couvrir des armes d'autruy, jusques à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts : conduire son dessein (comme il est aysé aux sçavans en une matiere commune) sous les inventions anciennes, rappiecees par cy par là : à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c'est premierement injustice et lascheté, que n'ayans rien en leur vaillant, par où se produire, ils cherchent à se presenter par une valeur purement estrangere : et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s'acquerir l'ignorante approbation du vulgaire, se descrier envers les gents d'entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntee : desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n'est rien que je vueille moins faire. Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire. Cecy ne touche pas les centons, qui se publient pour centons : et j'en ay veu de tres−ingenieux en mon temps : entre−autres un, sous le nom de Capilupus : outre les anciens. Ce sont des esprits, qui se font veoir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques. Quoy qu'il en soit, veux−je dire, et quelles que soient ces inepties, je n'ay pas deliberé de les cacher, non plus qu'un mien pourtraict chauve et grisonnant, où le peintre auroit mis non un visage parfaict, mais le mien. Car aussi ce sont icy mes humeurs et opinions : Je les donne, pour ce qui est en ma creance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise icy qu'à decouvrir moy−mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouvel apprentissage me change. Je n'ay point l'authorité d'estre creu, ny ne le desire, me sentant trop mal instruit pour instruire autruy. Quelcun doncq'ayant veu l'article precedant, me disoit chez moy l'autre jour, que je me devoys estre un petit estendu sur le discours de l'institution des enfans. Or Madame si j'avoy quelque suffisance en ce subject, je ne pourroy la mieux employer que d'en faire un present à ce petit homme, qui vous menasse de faire tantost une belle sortie de chez vous (vous estes trop genereuse pour commencer autrement que par un masle) Car ayant eu tant de part à la conduite de vostre mariage, j'ay quelque droit et interest à la grandeur et prosperité de tout ce qui en viendra : outre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude, m'oblige assez à desirer honneur, bien et advantage à tout ce qui vous touche : Mais à la verité je n'y entens sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l'humaine science semble estre en cet endroit, où il se traitte de la nourriture et institution des enfans. Tout ainsi qu'en l'agriculture, les façons, qui vont devant le planter, sont certaines et aysees, et le planter mesme. Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie : à l'eslever, il y a une grande varieté de façons, et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d'industrie à les planter : mais depuis qu'ils sont naiz, on se charge d'un soing divers, plein d'embesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas aage, et si obscure, les promesses si incertaines et fauces, qu'il est mal−aisé d'y establir aucun solide jugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien ils se sont disconvenuz à eux mesmes. Les petits des ours, et des chiens, montrent leur inclination naturelle ; mais les hommes se jettans incontinent en des accoustumances, en des opinions, en des loix, se changent ou se deguisent facilement. Si est−il difficile de forcer les propensions naturelles : D'où il advient que par faute d'avoir bien choisi leur route, pour neant se travaille on souvent, et employe lon beaucoup d'aage, à dresser des enfans aux choses, ausquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutesfois en cette difficulté mon opinion est, de les acheminer tousjours aux meilleures choses et plus profitables ; et qu'on se doit peu appliquer à ces legeres divinations et prognostiques, que nous prenons des mouvemens de leur enfance. Platon en sa République, me semble leur donner trop d'autorité. Madame c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes eslevees en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité elle n'a point son vray usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fiere, de prester ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I pratiquer l'amitié d'un prince, ou d'une nation estrangere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pillules. Ainsi Madame, par ce que je croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui estes d'une race lettree (car nous avons encore les escrits de ces anciens Comtes de Foix, d'où monsieur le Comte vostre mary et vous, estes descendus : et François monsieur de Candale, vostre oncle, en faict naistre tous les jours d'autres, qui estendront la cognoissance de cette qualité de vostre famille, à plusieurs siecles) je vous veux dire là dessus une seule fantasie, que j'ay contraire au commun usage : C'est tout ce que je puis conferer à vostre service en cela. La charge du gouverneur, que vous luy donrez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, elle a plusieurs autres grandes parties, mais je n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille : et de cet article, sur lequel je me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gaing (car une fin si abjecte, est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'autruy) ny tant pour les commoditez externes, que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en reussir habil'homme, qu'homme sçavant, je voudrois aussi qu'on fust soigneux de luy choisir un conducteur, qui eust plustost la teste bien faicte, que bien pleine : et qu'on y requist tous les deux, mais plus les moeurs et l'entendement que la science : et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir ; et nostre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrois qu'il corrigeast cette partie ; et que de belle arrivee, selon la portee de l'ame, qu'il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir, et discerner d'elle mesme. Quelquefois luy ouvrent le chemin, quelquefois le luy laissent ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente, et parle seul : je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux. Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent. Il est bon qu'il le face trotter devant luy, pour juger de son train : et juger jusques à quel point il se doibt ravaller, pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion, nous gastons tout. Et de la sçavoir choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est une des plus ardues besongnes que je sache : Et est l'effect d'une haute ame et bien forte, sçavoir condescendre à ses allures pueriles, et les guider. Je marche plus ferme et plus seur, à mont qu'à val. Ceux qui, comme nostre usage porte, entreprenent d'une mesme leçon et pareille mesure de conduite, regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes : ce n'est pas merveille, si en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois, qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le luy face mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers subjets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien faict sien, prenant l'instruction à son progrez, des pædagogismes de Platon. C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avallee : l'estomach n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme, à ce qu'on luy avoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu'à credit, liee et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serve et captivee soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubjectis aux cordes, que nous n'avons plus de franches alleures : nostre vigueur et liberté est esteinte. Nunquam tutelæ suæ fiunt.

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Les Essais − Livre I Je vy privément à Pise un honneste homme, mais si Aristotelicien, que le plus general de ses dogmes est : Que la touche et regle de toutes imaginations solides, et de toute verité, c'est la conformité à la doctrine d'Aristote : que hors de là, ce ne sont que chimeres et inanité : qu'il a tout veu et tout dict. Cette sienne proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretee, le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l'inquisition à Rome. Qu'il luy face tout passer par l'estamine, et ne loge rien en sa teste par simple authorité, et à credit. Les principes d'Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens : Qu'on luy propose cette diversité de jugemens, il choisira s'il peut : sinon il en demeurera en doubte. Che non men che saper dubbiar m'aggrada. Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cerche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. Qu'il sache, qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il imboive leurs humeurs, non qu'il apprenne leurs preceptes : Et qu'il oublie hardiment s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sache approprier. La verité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premierement, qu'à qui les dit apres. Ce n'est non plus selon Platon, que selon moy : puis que luy et moy l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thin, ny marjolaine : Ainsi les pieces empruntees d'autruy, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement, son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'autruy. Vous ne voyez pas les espices d'un homme de parlement : vous voyez les alliances qu'il a gaignees, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquest. Le guain de nostre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage. C'est (disoit Epicharmus) l'entendement qui voyt et qui oyt : c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne : toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes nous le rendons servile et coüard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à son disciple ce qu'il luy semble de la Rhetorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Ciceron ? On nous les placque en la memoire toutes empennees, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par coeur n'est pas sçavoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fascheuse suffisance, qu'une suffisance pure livresque ! Je m'attens qu'elle serve d'ornement, non de fondement : suivant l'advis de Platon, qui dit, la fermeté, la foy, la sincerité, estre la vraye philosophie : les autres sciences, et qui visent ailleurs, n'estre que fard. Je voudrois que lePaluël ou Pompee, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux−cy veulent instruire nostre entendement, sans l'esbranler : ou qu'on nous apprinst à manier un cheval, ou une pique, ou un Luth, ou la voix, sans nous y exercer : comme ceux icy nous veulent apprendre à bien juger, et à bien parler, sans nous exercer à parler ny à juger. Or à cet apprentissage tout ce qui se presente à nos yeux, sert de livre suffisant : la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres. A cette cause le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays estrangers : non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa rotonda, ou la richesse de calessons de la Signora Livia, ou comme d'autres, combien le visage de Neron, de quelque vieille CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I ruyne de là, est plus long ou plus large, que celuy de quelque pareille medaille. Mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons : et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'autruy, je voudrois qu'on commençast à le promener dés sa tendre enfance : et premierement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voisines, où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel si vous ne la formez de bon'heure, la langue ne se peut plier. Aussi bien est−ce une opinion receuë d'un chacun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parens : Cette amour naturelle les attendrit trop, et relasche voire les plus sages : ils ne sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossierement comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ny le voir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur le floret au poing, ou la premiere harquebuse. Car il n'y a remede, qui en veut faire un homme de bien, sans doubte il ne le faut espargner en cette jeunesse : et faut souvent choquer les regles de la medecine : vitamque sub dio et trepidis agat in rebus. Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame, il luy faut aussi roidir les muscles, elle est trop pressee, si elle n'est secondee : et a trop à faire, de seule fournir à deux offices. Je sçay combien ahanne la mienne en compagnie d'un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souvent en ma leçon, qu'en leurs escrits, mes maistres font valoir pour magnanimité et force de courage, des exemples, qui tiennent volontiers plus de l'espessissure de la peau et durté des os. J'ay veu des hommes, des femmes et des enfants, ainsi nays, qu'une bastonade leur est moins qu'à moy une chiquenaude ; qui ne remuent ny langue ny sourcil, aux coups qu'on leur donne. Quand les Athletes contrefont les Philosophes en patience, c'est plustost vigueur de nerfs que de coeur. Or l'accoustumance à porter le travail, est accoustumance à porter la douleur : labor collum obducit dolori. Il le faut rompre à la peine, et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine, et aspreté de la dislocation, de la colique, du caustere : et de la geaule aussi, et de la torture. Car de ces derniers icy, encore peut−il estre en prinse, qui regardent les bons, selon le temps, comme les meschants. Nous en sommes à l'espreuve. Quiconque combat les loix, menace les gents de bien d'escourgees et de la corde. Et puis, l'authorité du gouverneur, qui doit estre souveraine sur luy, s'interrompt et s'empesche par la presence des parents. Joint que ce respect que la famille luy porte, la cognoissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas legeres incommoditez en cet aage. En cette escole du commerce des hommes, j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre cognoissance d'autruy, nous ne travaillons qu'à la donner de nous : et sommes plus en peine d'emploiter nostre marchandise, que d'en acquerir de nouvelle. Le silence et la modestie sont qualitez tres−commodes à la conversation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnager de sa suffisance, quand il l'aura acquise, à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa presence : car c'est une incivile importunité de choquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit. Qu'il se contente de se corriger soy mesme. Et ne semble pas reprocher à autruy, tout ce qu'il refuse à faire : ny contraster aux moeurs publiques. Licet sapere sine pompa, sine invidia. Fuie ces images regenteuses du monde, et inciviles : et cette puerile ambition, de vouloir paroistre plus fin, pour estre autre ; et comme si ce fust marchandise malaizee, que reprehensions et nouvelletez, vouloir tirer de là, nom de quelque peculiere valeur. Comme il n'affiert qu'aux grands Poëtes, d'user des licences de l'art : aussi n'est−il supportable, qu'aux grandes ames et illustres de se privilegier au dessus de la coustume. Siquid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem fecerunt, idem sibi ne arbitretur licere : magnis enim illi et divinis bonis hanc licentiam assequebantur. On luy apprendra de n'entrer en discours et contestation, que là où il verra un champion digne de sa lute : et là mesmes à n'emploier pas tous les tours qui luy peuvent servir, mais ceux−là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende delicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence, et par consequent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre, et à quitter les armes à la verité, tout aussi tost qu'il l'appercevra : soit CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I qu'elle naisse és mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en luy−mesmes par quelque ravisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire un rolle prescript, il n'est engagé à aucune cause, que par ce qu'il l'appreuve. Ny ne sera du mestier, où se vend à purs deniers contans, la liberté de se pouvoir repentir et recognoistre. Neque, ut omnia, quæ præscripta et imperata sint, defendat, necessitate ulla cogitur. Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres−loyal serviteur de son Prince, et tres−affectionné, et tres−courageux : mais il luy refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir publique. Outre plusieurs autres inconvenients, qui blessent nostre liberté, par ces obligations particulieres, le jugement d'un homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et d'ingratitude. Un pur Courtisan ne peut avoir ny loy ny volonté, de dire et penser que favorablement d'un maistre, qui parmi tant de milliers d'autres subjects, l'a choisi pour le nourrir et elever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison, sa franchise, et l'esblouissent. Pourtant void on coustumierement, le langage de ces gens là, divers à tout autre langage, en un estat, et de peu de foy en telle matiere. Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour conduite. Qu'on luy face entendre, que de confesser la faute qu'il descouvrira en son propre discours, encore qu'elle ne soit apperceuë que par luy, c'est un effet de jugement et de sincerité, qui sont les principales parties qu'il cherche. Que l'opiniatrer et contester, sont qualitez communes : plus apparentes aux plus basses ames. Que se r'adviser et se corriger, abandonner un mauvais party, sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes, et philosophiques. On l'advertira, estant en compagnie, d'avoir les yeux par tout : car je trouve que les premiers sieges sont communement saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent gueres meslees à la suffisance. J'ay veu ce pendant qu'on s'entretenoit au haut bout d'une table, de la beauté d'une tapisserie, ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portee d'un chacun : un bouvier, un masson, un passant, il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise : car tout sert en mesnage : la sottise mesmes, et foiblesse d'autruy luy sera instruction. A contreroller les graces et façons d'un chacun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises. Qu'on luy mette en fantasie une honneste curiosité de s'enquerir de toutes choses : tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra : un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une battaille ancienne, le passage de Cæsar ou de Charlemaigne. Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab æstu, Ventus in Italiam quis bene vela ferat. Il s'enquerra des moeurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celuy−là. Ce sont choses tres−plaisantes à apprendre, et tres−utiles à sçavoir. En cette practique des hommes, j'entens y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la memoire des livres. Il praticquera par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C'est un vain estude qui veut : mais qui veut aussi c'est un estude de fruit estimable : et le seul estude, comme dit Platon, que les Lacedemoniens eussent reservé à leur part. Quel profit ne fera−il en ceste part là, à la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les moeurs de Hannibal et de Scipion : ny tant où CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir, qu'il mourust là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure. J'ay leu en Tite Live cent choses que tel n'y a pas leu. Plutarche y en a leu cent ; outre ce que j'y ay sçeu lire : et à l'adventure outre ce que l'autheur y avoit mis. A d'aucuns c'est un pur estude grammairien : à d'autres, l'anatomie de la Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estendus tres−dignes d'estre sçeus : car à mon gré c'est le maistre ouvrier de telle besongne : mais il y en a mille qu'il n'a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu'une atteinte dans le plus vif d'un propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, Que les habitans d'Asie servoient à un seul, pour ne sçavoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, donna peut estre, la matiere, et l'occasion à la Boeotie, de sa Servitude volontaire. Cela mesme de luy voir trier une legiere action en la vie d'un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c'est un discours. C'est dommage que les gens d'entendement, ayment tant la briefveté : sans doubte leur reputation en vaut mieux, mais nous en valons moins : Plutarque ayme mieux que nous le vantions de son jugement, que de son sçavoir : il ayme mieux nous laisser desir de soy, que satieté. Il sçavoit qu'és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement, à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs : O estranger, tu dis ce qu'il faut, autrement qu'il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d'embourrures : ceux qui ont la matiere exile, l'enflent de paroles. Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain, de la frequentation au monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veuë racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d'où il estoit, il ne respondit pas, d'Athenes, mais, du monde. Luy qui avoit imagination plus plaine et plus estanduë, embrassoit l'univers, comme sa ville, jettoit ses cognoissances, sa societé et ses affections à tout le genre humain : non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gelent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pepie en tienne des−ja les Cannibales. A voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse, et que le jour du jugement nous prent au collet : sans s'aviser que plusieurs pires choses se sont veuës, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? Moy, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. A qui il gresle sur la teste, tout l'hemisphere semble estre en tempeste et orage : Et disoit le Savoïard, que si ce sot de Roy de France, eut sçeu bien conduire sa fortune, il estoit homme pour devenir maistre d'hostel de son Duc. Son imagination ne conçevoit autre plus eslevee grandeur, que celle de son maistre. Nous sommes insensiblement touts en cette erreur : erreur de grande suitte et prejudice. Mais qui se presente comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature, en son entiere majesté : qui lit en son visage, une si generale et constante varieté : qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres−delicate, celuy−là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, c'est le miroüer, où il nous faut regarder, pour nous cognoistre de bon biais. Somme je veux que ce soit le livre de mon escolier. Tant d'humeurs, de sectes, de jugemens, d'opinions, de loix, et de coustumes, nous apprennent à juger sainement des nostres, et apprennent nostre jugement à recognoistre son imperfection et sa naturelle foiblesse : qui n'est pas un legier apprentissage. Tant de remuements d'estat, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nostre. Tant de noms, tant de victoires et conquestes ensevelies soubs l'oubliance, rendent ridicule l'esperance d'eterniser nostre nom par la prise de dix argoulets, et d'un pouillier, qui n'est cognu que de sa cheute. L'orgueil et la fiereté de tant de pompes estrangeres, la majesté si enflee de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et asseure la veüe, à soustenir l'esclat des nostres, sans siller les yeux. Tant de milliasses d'hommes enterrez avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver si bonne compagnie en l'autre monde : ainsi du reste. Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblee des jeux Olympiques. Les uns exercent le corps, pour en acquerir la gloire des jeux : d'autres y portent des marchandises à vendre, pour le CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I gain. Il en est (et qui ne sont pas les pires) lesquels n'y cherchent autre fruict, que de regarder comment et pourquoy chasque chose se faict : et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et reigler la leur. Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines, comme à leur reigle. On luy dira, quid fas optare, quid asper Utile nummus habet, patriæ charisque propinquis Quantum elargiri deceat, quem te Deus esse Jussit, et humana qua parte locatus es in re, Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur ; Que c'est que sçavoir et ignorer, qui doit estre le but de l'estude : que c'est que vaillance, temperance, et justice : ce qu'il y a à dire entre l'ambition et l'avarice : la servitude et la subjection, la licence et la liberté : à quelles marques on congnoit le vray et solide contentement : jusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte. Et quo quemque modo fugiatque feratque laborem. Quels ressors nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours, dequoy on luy doit abreuver l'entendement, ce doivent estre ceux, qui reglent ses moeurs et son sens, qui luy apprendront à se cognoistre, et à sçavoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts liberaux, commençons par l'art qui nous faict libres. Elles servent toutes voirement en quelque maniere à l'instruction de nostre vie, et à son usage : comme toutes autres choses y servent en quelque maniere aussi. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement. Si nous sçavions restraindre les appartenances de nostre vie à leurs justes et naturels limites, nous trouverions, que la meilleure part des sciences, qui sont en usage, est hors de nostre usage. Et en celles mesmes qui le sont, qu'il y a des estendues et enfonceures tres−inutiles, que nous ferions mieux de laisser là : et suivant l'institution de Socrates, borner le cours de nostre estude en icelles, où faut l'utilité. sapere aude, Incipe : vivendi qui rectè prorogat horam, Rusticus expectat dum defluat amnis, at ille Labitur, et labetur in omne volubilis ævum : C'est une grande simplesse d'aprendre à nos enfans,

Quid moveant pisces, animosàque signaleonis, Lotus Et Hesperia quid capricornus aqua. La science des astres et le mouvement de la huictiesme sphere, avant que les leurs propres.

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Les Essais − Livre I Anaximenes escrivant à Pythagoras : De quel sens puis je m'amuser aux secrets des estoilles, ayant la mort ou la servitude tousjours presente aux yeux ? Car lors les Roys de Perse preparoient la guerre contre son pays. Chacun doit dire ainsi. Estant battu d'ambition, d'avarice, de temerité, de superstition : et ayant au dedans tels autres ennemis de la vie : iray−je songer au bransle du monde ? Apres qu'on luy aura appris ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que Logique, Physique, Geometrie, Rhetorique : et la science qu'il choisira, ayant desja le jugement formé, il en viendra bien tost à bout. Sa leçon se fera tantost par devis, tantost par livre : tantost son gouverneur luy fournira de l'autheur mesme propre à cette fin de son institution : tantost il luy en donnera la moelle, et la substance toute maschee. Et si de soy mesme il n'est assez familier des livres, pour y trouver tant de beaux discours qui y sont, pour l'effect de son dessein, on luy pourra joindre quelque homme de lettres, qui à chaque besoing fournisse les munitions qu'il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisee, et naturelle que celle de Gaza, qui y peut faire doute ? Ce sont là preceptes espineux et mal plaisans, et des mots vains et descharnez, où il n'y a point de prise, rien qui vous esveille l'esprit : en cette cy l'ame trouve où mordre, où se paistre. Ce fruict est plus grand sans comparaison, et si sera plustost meury. C'est grand cas que les choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie soit jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se treuve de nul usage, et de nul pris par opinion et par effect. Je croy que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible : qui me l'a masquee de ce faux visage pasle et hideux ? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne die follastre. Elle ne presche que feste et bon temps : Une mine triste et transie, montre que ce n'est pas là son giste. Demetrius le Grammairien rencontrant dans le temple de Delphes une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit : Ou je me trompe, ou à vous voir la contenance si paisible et si gaye, vous n'estes pas en grand discours entre vous. A quoy l'un deux, Heracleon le Megarien, respondit : C'est à faire à ceux qui cherchent si le futur du a double , ou qui cherchent la derivation des comparatifs et , et des verbe superlatifs et , qu'il faut rider le front s'entretenant de leur science : mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoustumé d'esgayer et resjouïr ceux qui les traictent, non les renfroigner et contrister. Deprendas animi tormenta latentis in ægro Corpore, deprendas et gaudia, sumit utrumque Inde habitum facies. L'ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps : elle doit faire luyre jusques au dehors son repos, et son aise : doit former à son moule le port exterieur, et l'armer par consequent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif, et allaigre, et d'une contenance contante et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouissance constante : son estat est comme des choses au dessus de la lune, tousjours serein. C'est Baroco et Baralipton, qui rendent leurs supposts ainsi crotez et enfumez ; ce n'est pas elle, ils ne la cognoissent que par ouyr dire. Comment ? elle faict estat de sereiner les tempestes de l'ame, et d'apprendre la faim et les fiebvres à rire : non par quelques Epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but, la vertu : qui n'est pas, comme dit l'eschole, plantée à la teste d'un mont coupé, rabotteux et inaccessible. Ceux qui l'ont approchée, la tiennent au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante : d'où elle void bien souz soy toutes choses ; mais si peut on y arriver, qui en sçait l'addresse, par des routtes ombrageuses, gazonnées, et doux fleurantes ; plaisamment, et d'une pante facile et polie, comme est celle des voutes celestes. Pour n'avoir hanté cette vertu supreme, belle, triumphante, amoureuse, delicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irreconciliable d'aigreur, de desplaisir, de crainte, et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes : ils sont allez selon leur foiblesse, faindre cette sotte image, triste, querelleuse, despite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l'escart, emmy des ronces : fantosme à estonner les gents.

CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I Mon gouverneur qui cognoist devoir remplir la volonté de son disciple, autant ou plus d'affection, que de reverence envers la vertu, luy sçaura dire, que les poëtes suivent les humeurs communes : et luy faire toucher au doigt, que les dieux ont mis plustost la sueur aux advenues des cabinetz de Venus que de Pallas. Et quand il commencera de se sentir, luy presentant Bradamant ou Angelique, pour maistresse à joüir : et d'une beauté naïve, active, genereuse, non hommasse, mais virile, au prix d'une beauté molle, affettée, delicate, artificielle ; l'une travestie en garçon, coiffée d'un morrion luisant : l'autre vestue en garce, coiffée d'un attiffet emperlé : il jugera masle son amour mesme, s'il choisit tout diversement à cet effeminé pasteur de Phrygie. Il luy fera cette nouvelle leçon, que le prix et hauteur de la vraye vertu, est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice : si esloigné de difficulté, que les enfans y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtilz. Le reglement c'est son util, non pas la force. Socrates son premier mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïveté et aisance de son progrés. C'est la mere nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend seurs et purs. Les moderant, elle les tient en haleine et en appetit. Retranchant ceux qu'elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu'elle nous laisse : et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature : et jusques à la satieté, sinon jusques à la lasseté ; maternellement : si d'adventure nous ne voulons dire, que le regime, qui arreste le beuveur avant l'yvresse, le mangeur avant la crudité, le paillard avant la pelade, soit ennemy de noz plaisirs. Si la fortune commune luy faut, elle luy eschappe : ou elle s'en passe, et s'en forge une autre toute sienne : non plus flottante et roulante : elle sçait estre riche, et puissante, et sçavante, et coucher en des matelats musquez. Elle aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son office propre et particulier, c'est sçavoir user de ces biens là regléement, et les sçavoir perdre constamment : office bien plus noble qu'aspre, sans lequel tout cours de vie est desnaturé, turbulent et difforme : et y peut−on justement attacher ces escueils, ces haliers, et ces monstres. Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu'il aime mieux ouyr une fable, que la narration d'un beau voyage, ou un sage propos, quand il l'entendra : Qui au son du tabourin, qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se destourne à un autre, qui l'appelle au jeu des batteleurs. Qui par souhait ne trouve plus plaisant et plus doux, revenir poudreux et victorieux d'un combat, que de la paulme ou du bal, avec le prix de cet exercice : je n'y trouve autre remede, sinon qu'on le mette patissier dans quelque bonne ville : fust il fils d'un Duc : suivant le precepte de Platon, qu'il faut colloquer les enfans, non selon les facultez de leur pere, mais selon les facultez de leur ame. Puis que la Philosophie est celle qui nous instruict à vivre, et que l'enfance y a sa leçon, comme les autres aages, pourquoy ne la luy communique lon ? Udum et molle lutum est, nunc nunc properandus, et acri Fingendus sine fine rota. On nous apprent à vivre, quand la vie est passée. Cent escoliers ont pris la verolle avant que d'estre arrivez à leur leçon d'Aristote de la temperance. Cicero disoit, que quand il vivroit la vie de deux hommes, il ne prendroit pas le loisir d'estudier les Poëtes Lyriques. Et je trouve ces ergotistes plus tristement encores inutiles. Nostre enfant est bien plus pressé : il ne doit au paidagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie : le demeurant est deu à l'action. Employons un temps si court aux instructions necessaires. Ce sont abus, ostez toutes ces subtilitez espineuses de la Dialectique, dequoy nostre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la philosophie, sçachez les choisir et traitter à point, ils sont plus aisez à concevoir qu'un conte de Boccace. Un enfant en est capable au partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d'apprendre à lire ou escrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la decrepitude. Je suis de l'advis de Plutarque, qu'Aristote n'amusa pas tant son grand disciple à l'artifice de composer syllogismes, ou aux principes de Geometrie, comme à l'instruire des bons preceptes, touchant la vaillance, proüesse, la magnanimité et temperance, et l'asseurance de ne rien craindre : et avec cette munition, il l'envoya encores enfant subjuguer l'Empire du monde à tout 30000. hommes de pied, 4000. chevaulx, et quarante deux mille escuz seulement. Les autres arts et sciences, dit−il, Alexandre les honoroit bien, et loüoit leur excellence et gentilesse, mais pour plaisir qu'il y prist, il n'estoit pas facile à se laisser surprendre à CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I l'affection de les vouloir exercer. Petite hinc juvenésque senésque Finem animo certum, miserique viatica canis. C'est ce que disoit Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus : Ny le plus jeune refuie à Philosopher, ny le plus vieil s'y lasse. Qui fait autrement, il semble dire, ou qu'il n'est pas encores saison d'heureusement vivre : ou qu'il n'en est plus saison. Pour tout cecy, je ne veux pas qu'on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu'on l'abandonne à la colere et humeur melancholique d'un furieux maistre d'escole : je ne veux pas corrompre son esprit, à le tenir à la gehenne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaiz : Ny ne trouveroys bon, quand par quelque complexion solitaire et melancholique, on le verroit adonné d'une application trop indiscrette a l'estude des livres, qu'on la luy nourrist. Cela les rend ineptes à la conversation civile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay−je veu de mon temps, d'hommes abestis, par temeraire avidité de science ? Carneades s'en trouva si affollé, qu'il n'eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ny ne veux gaster ses meurs genereuses par l'incivilité et barbarie d'autruy. La sagesse Françoise a esté anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenoit de bon'heure, et n'avoit gueres de tenue. A la verité nous voyons encores qu'il n'est rien si gentil que les petits enfans en France : mais ordinairement ils trompent l'esperance qu'on en a conceuë, et hommes faicts, on n'y voit aucune excellence. J'ay ouy tenir à gens d'entendement, que ces colleges où on les envoie, dequoy ils ont foison, les abrutissent ainsin. Au nostre, un cabinet, un jardin, la table, et le lict, la solitude, la compagnie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront unes : toutes places luy seront estude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des meurs, sera sa principale leçon, a ce privilege, de se mesler par tout. Isocrates l'orateur estant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu'il eut raison de respondre : Il n'est pas maintenant temps de ce que je sçay faire, et ce dequoy il est maintenant temps, je ne le sçay pas faire : Car de presenter des harangues ou des disputes de rhetorique, à une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chere, ce seroit un meslange de trop mauvais accord. Et autant en pourroit−on dire de toutes les autres sciences : Mais quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l'homme et de ses devoirs et offices, ç'à esté le jugement commun de tous les sages, que pour la douceur de sa conversation, elle ne devoit estre refusée, ny aux festins, ny aux jeux : Et Platon l'ayant invitée à son convive, nous voyons comme elle entretient l'assistence d'une façon molle, et accommodée au temps et au lieu, quoy que ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires. Æquè pauperibus prodest, locupletibus æque, Et neglecta æquè pueris senibusque nocebit. Ainsi sans doubte il choumera moins, que les autres : Mais comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoy qu'il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que nous mettons à quelque chemin dessigné : aussi nostre leçon se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes noz actions, se coulera sans se faire sentir. Les jeux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l'estude : la course, la lucte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bien−seance exterieure, et l'entre−gent, et la disposition de la personne se façonne quant et quant l'ame. Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme, il n'en faut pas faire à deux. Et comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelez à mesme timon. Et à l'ouïr semble il pas prester plus de temps et de solicitude, aux exercices du corps : et estimer que l'esprit s'en exerce quant et quant, et non au contraire ?

CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I Au demeurant, cette institution se doit conduire par une severe douceur, non comme il se fait. Au lieu de convier les enfans aux lettres, on ne leur presente à la verité, qu'horreur et cruauté : Ostez moy la violence et la force ; il n'est rien à mon advis qui abatardisse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le chastiement, ne l'y endurcissez pas : Endurcissez le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hazards qu'il luy faut mespriser : Ostez luy toute mollesse et delicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire : accoustumez le à tout : que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieil, j'ay tousjours creu et jugé de mesme. Mais entre autres choses, cette police de la plus part de noz colleges, m'a tousjours despleu. On eust failly à l'adventure moins dommageablement, s'inclinant vers l'indulgence. C'est une vraye geaule de jeunesse captive. On la rend desbauchée, l'en punissant avant qu'elle le soit. Arrivez y sur le point de leur office ; vous n'oyez que cris, et d'enfants suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere, pour esveiller l'appetit envers leur leçon, à ces tendres ames, et craintives, de les y guider d'une troigne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme. Joint ce que Quintilian en a tres−bien remarqué, que cette imperieuse authorité, tire des suittes perilleuses : et nommément à nostre façon de chastiement. Combien leurs classes seroient plus decemment jonchées de fleurs et de feuillées, que de tronçons d'osiers sanglants ? J'y feroy pourtraire la joye, l'allegresse, et Flora, et les Graces : comme fit en son eschole le philosophe Speusippus. Où est leur profit, que là fust aussi leur esbat. On doit ensucrer les viandes salubres à l'enfant : et enfieller celles qui luy sont nuisibles. C'est merveille combien Platon se montre soigneux en ses loix, de la gayeté et passetemps de la jeunesse de sa cité : et combien il s'arreste à leurs courses, jeux, chansons, saults et danses : desquelles il dit, que l'antiquité a donné la conduitte et le patronnage aux dieux mesmes, Apollon, aux Muses et Minerve. Il s'estend à mille preceptes pour ses gymnases. Pour les sciences lettrées, il s'y amuse fort peu : et semble ne recommander particulierement la poësie, que pour la musique. Toute estrangeté et particularité en noz moeurs et conditions est evitable, comme ennemie de societé. Qui ne s'estonneroit de la complexion de Demophon, maistre d'hostel d'Alexandre, qui suoit à l'ombre, et trembloit au Soleil ? J'en ay veu fuir la senteur des pommes, plus que les harquebuzades ; d'autres s'effrayer pour une souris : d'autres rendre la gorge à voir de la cresme : d'autres à voir brasser un lict de plume : comme Germanicus ne pouvoit souffrir ny la veuë ny le chant des cocqs. Il y peut avoir à l'advanture à cela quelque proprieté occulte, mais on l'esteindroit, à mon advis, qui s'y prendroit de bon'heure. L'institution a gaigné cela sur moy, il est vray que ce n'a point esté sans quelque soing, que sauf la biere, mon appetit est accommodable indifferemment à toutes choses, dequoy on se paist. Le corps est encore souple, on le doit à cette cause plier à toutes façons et coustumes : et pourveu qu'on puisse tenir l'appetit et la volonté soubs boucle, qu'on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies, voire au desreglement et aux excés, si besoing est. Son exercitation suive l'usage. Qu'il puisse faire toutes choses, et n'ayme à faire que les bonnes. Les philosophes mesmes ne trouvent pas louable en Callisthenes, d'avoir perdu la bonne grace du grand Alexandre son maistre, pour n'avoir voulu boire d'autant à luy. Il rira, il follastrera, il se desbauchera avec son prince. Je veux qu'en la desbauche mesme, il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons, et qu'il ne laisse à faire le mal, ny à faute de force ny de science, mais à faute de volonté. Multum interest, utrum peccare quis nolit, aut nesciat. Je pensois faire honneur à un seigneur aussi eslongné de ces debordemens, qu'il en soit en France, de m'enquerir à luy en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s'estoit enyvré, pour la necessité des affaires du Roy en Allemagne : il le print de cette façon, et me respondit que c'estoit trois fois, lesquelles il recita. J'en sçay, qui à faute de cette faculté, se sont mis en grand peine, ayans à pratiquer cette nation. J'ay souvent remarqué avec grande admiration la merveilleuse nature d'Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diverses, sans interest de sa santé ; surpassant tantost la sumptuosité et pompe Persienne, tantost l'austerité et frugalité Lacedemonienne ; autant reformé en Sparte, comme voluptueux en Ionie.

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Les Essais − Livre I Omnis Aristippum decuit color, et status et res. Tel voudrois−je former mon disciple, quem duplici panno patientia velat, Mirabor, vitæ via si conversa decebit, Personamque feret non inconcinnus utramque. Voicy mes leçons : Celuy−là y a mieux proffité, qui les fait, que qui les sçait. Si vous le voyez, vous l'oyez : si vous l'oyez, vous le voyez. J'a à Dieu ne plaise, dit quelqu'un en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses, et traitter les arts. Hanc amplissimam omnium artium bene vivendi disciplinam, vita magis quam literis persequuti sunt. Leon prince des Phliasiens, s'enquerant à Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisoit profession : Je ne sçay, dit−il, ny art, ny science : mais je suis Philosophe. On reprochoit à Diogenes, comment, estant ignorant, il se mesloit de la Philosophie : Je m'en mesle, dit−il, d'autant mieux à propos. Hegesias le prioit de luy lire quelque livre : Vous estes plaisant, luy respondit−il : vous choisissés les figues vrayes et naturelles, non peintes : que ne choisissez vous aussi les exercitations naturelles vrayes, et non escrites ? Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. Il la repetera en ses actions. On verra s'il y a de la prudence en ses entreprises : s'il y a de la bonté, de la justice en ses deportements : s'il a du jugement et de la grace en son parler : de la vigeur en ses maladies : de la modestie en ses jeux : de la temperance en ses voluptez : de l'ordre en son oeconomie : de l'indifference en son goust, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam suam non ostentationem scientiæ, sed legem vitæ putet : quique obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. Le vray miroir de nos discours, est le cours de nos vies. Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs jeunes gens ; que c'estoit par ce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits, non pas aux parolles. Comparez au bout de 15 ou 16 ans, à cettuy−cy, un de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps à n'apprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil, et ne vis jamais homme, qui ne die plustost plus, que moins qu'il ne doit : toutesfois la moitié de nostre aage s'en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses, encores autant à en proportionner un grand corps estendu en quatre ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les sçavoir brefvement mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux qui en font profession expresse. Allant un jour à Orleans, je trouvay dans cette plaine au deça de Clery, deux regents qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'autre : plus loing derriere eux, je voyois une trouppe, et un maistre en teste, qui estoit feu Monsieur le Conte de la Rochefoucaut : un de mes gens s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentil'homme qui venoit apres luy : luy qui n'avoit pas veu ce train qui le suivoit, et qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment, Il n'est pas gentil'homme, c'est un grammairien, et je suis logicien. Or nous qui cherchons icy au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentil'homme, laissons les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les parolles ne suivront que trop : il les trainera, si elles ne veulent suivre. J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer ; et font contenance d'avoir la teste pleine de CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I plusieurs belles choses, mais à faute d'eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence : c'est une baye. Sçavez vous à mon advis que c'est que cela ? ce sont des ombrages, qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent démesler et esclarcir au dedans, ny par consequent produire au dehors : Ils ne s'entendent pas encore eux mesmes : et voyez les un peu begayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'accouchement, mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher encores cette matiere imparfaicte. De ma part, je tiens, et Socrates ordonne, que qui a dans l'esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s'il est muet : Verbaque prævisam rem non invita sequentur. Et comme disoit celuy−là, aussi poëtiquement en sa prose, cum res animum occupavere, verba ambiunt. Et cet autre : ipsæ res verba rapiunt. Il ne sçait pas ablatif, conjunctif, substantif, ny la grammaire ; ne faict pas son laquais, ou une harangere de Petit pont : et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en avez envie, et se desferreront aussi peu, à l'adventure, aux regles de leur langage, que le meilleur maistre és arts de France. Il ne sçait pas la rhetorique, ny pour avant−jeu capter la benevolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçavoir. De vray, toute cette belle peinture s'efface aisément par le lustre d'une verité simple et naifve. Ces gentilesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme ; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent venus à Cleomenes Roy de Sparte, preparez d'une belle et longue oraison, pour l'esmouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates : apres qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit : Quant à vostre commencement, et exorde, il ne m'en souvient plus, ny par consequent du milieu ; et quant à vostre conclusion, je n'en veux rien faire. Voila une belle responce, ce me semble, et des harangueurs bien camus. Et quoy cet autre ? Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes, à conduire une grande fabrique ; le premier plus affeté, se presenta avec un beau discours premedité sur le subject de cette besongne, et tiroit le jugement du peuple à sa faveur : mais l'autre en trois mots : Seigneurs Atheniens ce que cettuy a dict, je le feray. Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration, mais Caton n'en faisant que rire : Nous avons, disoit−il, un plaisant Consul. Aille devant ou apres : une utile sentence, un beau traict est tousjours de saison. S'il n'est pas bien à ce qui va devant, ny à ce qui vient apres, il est bien en soy. Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rythme faire le bon poëme : laissez luy allonger une courte syllabe s'il veut, pour cela non force ; si les inventions y rient, si l'esprit et le jugement y ont bien faict leur office : voyla un bon poëte, diray−je, mais un mauvais versificateur, Emunctæ naris, durus componere versus. Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures, Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est, Posterius facias, præponens ultima primis, Invenias etiam disjecti membra poetæ, il ne se dementira point pour cela : les pieces mesmes en seront belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant le jour, auquel il avoit promis une comedie, dequoy il n'y avoit encore mis la main : Elle est composée et preste, il ne reste qu'à y adjouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie Françoise, je ne vois si petit apprenti, qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet. Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poëtes : Mais comme CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I il leur a esté bien aisé de representer leurs rythmes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l'un, et les delicates inventions de l'autre. Voire mais que fera−il, si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? Le jambon fait boire, le boire desaltere, parquoi le jambon desaltere. Qu'il s'en mocque. Il est plus subtil de s'en mocquer, que d'y respondre. Qu'il emprunte d'Aristippus cette plaisante contrefinesse : Pourquoy le deslieray−je, puis que tout lié il m'empesche ? Quelqu'un proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques : à qui Chrysippus dit, Jouë toy de ces battelages avec les enfans, et ne destourne à cela les pensées serieuses d'un homme d'aage. Si ces sottes arguties, contorta et aculeata sophismata, luy doivent persuader une mensonge, cela est dangereux : mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuvent qu'à rire, je ne voy pas pourquoy il s'en doive donner garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye un quart de lieuë, pour courir apres un beau mot : aut qui non verba rebus aptat, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conveniant. Et l'autre : Sunt qui alicujus verbi decore placentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere. Je tors bien plus volontiers une belle sentence, pour la coudre sur moy, que je ne destors mon fil, pour l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à servir et à suivre, et que le Gascon y arrive, si le François n'y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naif, tel sur le papier qu'à la bouche : un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant delicat et peigné, comme vehement et brusque. Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet. Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné d'affectation : desreglé, descousu, et hardy : chaque loppin y face son corps : non pedantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Cæsar. Et si ne sens pas bien, pourquoy il l'en appelle. J'ay volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens. Un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l'art : mais je la trouve encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en la gayeté et liberté Françoise, est mesadvenante au courtisan. Et en une Monarchie, tout gentil'homme doit estre dressé au port d'un courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et mesprisant. Je n'ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures paroissent : tout ainsi qu'en un beau corps, il ne faut qu'on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex. Quis accurate loquitur, nisi qui vult putidè loqui ? L'eloquence faict injure aux choses, qui nous destourne à soy. Comme aux accoustremens, c'est pusillanimité, de se vouloir marquer par quelque façon particuliere et inusitée. De mesme au langage, la recherche des frases nouvelles, et des mots peu cogneuz, vient d'une ambition scholastique et puerile. Peusse−je ne me servir que de ceux qui servent aux hales à Paris ! Aristophanes le Grammairien n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots : et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple. L'imitation du juger, de l'inventer, ne va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robbe, pensent tresfaucement tenir un pareil corps. La force et les nerfs, ne s'empruntent point : les atours et le manteau s'empruntent.

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Les Essais − Livre I La plus part de ceux qui me hantent, parlent de mesmes les Essais : mais je ne sçay, s'ils pensent de mesmes. Les Atheniens (dit Platon) ont pour leur part, le soing de l'abondance et elegance du parler, les Lacedemoniens de la briefveté, et ceux de Crete, de la fecundité des conceptions, plus que du langage : ceux−cy sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il avoit deux sortes de disciples : les uns qu'il nommoit , curieux d'apprendre les choses, qui estoient ses mignons : les autres , qui n'avoyent soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire : mais non pas si bonne qu'on la faict, et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela. Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, ou j'ay plus ordinaire commerce : C'est un bel et grand agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l'achepte trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy−mesmes ; s'en servira qui voudra. Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme peut faire, parmy les gens sçavans et d'entendement, d'une forme d'institution exquise, fut advisé de cet inconvenient, qui estoit en usage : et luy disoit−on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause, pourquoy nous ne pouvons arriver à la grandeur d'ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains : Je ne croy pas que c'en soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouva, ce fut qu'en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tres bien versé en la Latine. Cettuy−cy, qu'il avoit fait venir expres, et qui estoit bien cherement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec luy deux autres moindres en sçavoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux−cy ne m'entretenoient d'autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c'estoit une regle inviolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu'autant de mots de Latin, que chacun avoit appris pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chacun y fit : mon pere et ma mere y apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance, pour s'en servir à la necessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous latinizames tant, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'usage, plusieurs appellations Latines d'artisans et d'utils. Quant à moy, j'avois plus de six ans, avant que j'entendisse non plus de François ou de Perigordin, que d'Arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, j'avois appris du Latin, tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçavoit : car je ne le pouvois avoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner un theme, à la mode des colleges ; on le donne aux autres en François, mais à moy il me le falloit donner en mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript De comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan, ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret (que la France et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps) mes precepteurs domestiques, m'ont dit souvent, que j'avois ce langage en mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster. Bucanan, que je vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal de Brissac, me dit, qu'il estoit apres à escrire de l'institution des enfans : et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne : car il avoit lors en charge ce Conte de Brissac, que nous avons veu depuis si valeureux et si brave. Quant au Grec, duquel je n'ay quasi du tout point d'intelligence, mon pere desseigna me le faire apprendre par art. Mais d'une voie nouvelle, par forme débat et d'exercice : nous pelotions nos declinaisons, à la maniere de ceux qui par certains jeux de tablier apprennent l'Arithmetique et la Geometrie. Car entre autres choses, il avoit esté conseillé de me faire gouster la science et le devoir, par une volonté non forcée, et de mon propre desir ; et d'eslever mon ame en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstition, que par ce qu'aucuns tiennent, que cela trouble la cervelle tendre des enfans, de les esveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisoit esveiller par le son de quelque instrument, et ne fus jamais sans homme qui m'en servist.

CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l'affection d'un si bon pere : Auquel il ne se faut prendre, s'il n'a receuilly aucuns fruits respondans à une si exquise culture. Deux choses en furent cause : en premier, le champ sterile et incommode. Car quoy que j'eusse la santé ferme et entiere, et quant et quant un naturel doux et traitable, j'estois parmy cela si poisant, mol et endormy, qu'on ne me pouvoit arracher de l'oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyois, je le voyois bien ; et souz cette complexion lourde, nourrissois des imaginations hardies, et des opinions au dessus de mon aage. L'esprit, je l'avois lent, et qui n'alloit qu'autant qu'on le menoit : l'apprehension tardive, l'invention lasche, et apres tout un incroyable defaut de memoire. De tout cela il n'est pas merveille, s'il ne sceut rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux desir de guerison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme, ayant extreme peur de faillir en chose qu'il avoit tant à coeur, se laissa en fin emporter à l'opinion commune, qui suit tousjours ceux qui vont devant, comme les gruës ; et se rengea à la coustume, n'ayant plus autour de luy ceux qui luy avoient donné ces premieres institutions, qu'il avoit apportées d'Italie : et m'envoya environ mes six ans au college de Guienne, tres−florissant pour lors, et le meilleur de France. Et là, il n'est possible de rien adjouster au soing qu'il eut, et à me choisir des precepteurs de chambre suffisans, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture ; en laquelle il reserva plusieurs façons particulieres, contre l'usage des colleges : mais tant y a que c'estoit tousjours college. Mon Latin s'abastardit incontinent, duquel depuis par desaccoustumance j'ay perdu tout usage. Et ne me servit cette mienne inaccoustumée institution, que de me faire enjamber d'arrivée aux premieres classes : Car à treize ans, que je sortis du college, j'avois achevé mon cours (qu'ils appellent) et à la verité sans aucun fruit, que je peusse à present mettre en compte. Le premier goust que jeuz aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Metamorphose d'Ovide. Car environ l'aage de 7 ou 8 ans, je me desrobois de tout autre plaisir, pour les lire : d'autant que cette langue estoit la mienne maternelle ; et que c'estoit le plus aisé livre, que je cogneusse, et le plus accommodé à la foiblesse de mon aage, à cause de la matiere : Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres, à quoy l'enfance s'amuse, je n'en cognoissois pas seulement le nom, ny ne fais encore le corps : tant exacte estoit ma discipline. Je m'en rendois plus nonchalant à l'estude de mes autres leçons prescrites. Là il me vint singulierement à propos, d'avoir affaire à un homme d'entendement de precepteur, qui sceust dextrement conniver à cette mienne desbauche, et autres pareilles. Car par là, j'enfilay tout d'un train Vergile en l'Æneide, et puis Terence, et puis Plaute, et des comedies Italiennes, leurré tousjours par la douceur du subject. S'il eust esté si fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du college que la haine des livres, comme fait quasi toute nostre noblesse. Il s'y gouverna ingenieusement, faisant semblant de n'en voir rien : Il aiguisoit ma faim, ne me laissant qu'à la desrobée gourmander ces livres, et me tenant doucement en office pour les autres estudes de la regle. Car les principales parties que mon pere cherchoit à ceux à qui il donnoit charge de moy, c'estoit la debonnaireté et facilité de complexion : Aussi n'avoit la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le danger n'estoit pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne prognostiquoit que je deusse devenir mauvais, mais inutile : on y prevoyoit de la faineantise, non pas de la malice. Je sens qu'il en est advenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles, sont telles : Il est oisif, froid aux offices d'amitié, et de parenté : et aux offices publiques, trop particulier, trop desdaigneux. Les plus injurieux mesmes ne disent pas, Pourquoy a il prins, pourquoy n'a−il payé ? mais, Pourquoy ne quitte−il, pourquoy ne donne−il ? Je recevroy à faveur, qu'on ne desirast en moy que tels effects de supererogation. Mais ils sont injustes, d'exiger ce que je ne doy pas, plus rigoureusement beaucoup, qu'ils n'exigent d'eux ce qu'ils doivent. En m'y condemnant, ils effacent la gratification de l'action, et la gratitude qui m'en seroit deuë. Là où le bien faire actif, devroit plus peser de ma main, en consideration de ce que je n'en ay de passif nul qui soit. Je puis d'autant plus librement disposer de ma fortune, qu'elle est plus mienne : et de moy, que je suis plus mien. Toutesfois si j'estoy grand enlumineur de mes actions, à l'adventure rembarrerois−je bien ces reproches ; et à quelques uns apprendrois, qu'ils ne sont pas si offensez que je ne face pas assez : que dequoy je puisse faire CHAPITRE XXV. De l'institution des enfans A Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson.

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Les Essais − Livre I assez plus que je ne fay. Mon ame ne laissoit pourtant en mesme temps d'avoir à part soy des remuemens fermes : et des jugemens seurs et ouverts autour des objects qu'elle cognoissoit : et les digeroit seule, sans aucune communication. Et entre autres choses je croy à la verité qu'elle eust esté du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettray−je en compte cette faculté de mon enfance, Une asseurance de visage, et soupplesse de voix et de geste, à m'appliquer aux rolles que j'entreprenois ? Car avant l'aage, Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus : j'ay soustenu les premiers personnages, és tragedies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se representerent en nostre college de Guienne avec dignité. En cela, Andreas Goveanus nostre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France, et m'en tenoit−on maistre ou ouvrier. C'est un exercice, que je ne meslouë point aux jeunes enfans de maison ; et ay veu nos Princes s'y addonner depuis, en personne, à l'exemple d'aucuns des anciens, honnestement et louablement. Il estoit loisible, mesme d'en faire mestier, aux gents d'honneur et en Grece, Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant : nec ars quia nihil tale apud Græcos pudori est, ea deformabat. Car j'ay tousjours accusé d'impertinence, ceux qui condemnent ces esbatemens : et d'injustice, ceux qui refusent l'entrée de nos bonnes villes aux comediens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publiques. Les bonnes polices prennent soing d'assembler les citoyens, et les r'allier, comme aux offices serieux de la devotion, aussi aux exercices et jeux : La societé et amitié s'en augmente, et puis on ne leur sçauroit conceder des passetemps plus reglez, que ceux qui se font en presence d'un chacun, et à la veuë mesme du magistrat : et trouverois raisonnable que le prince à ses despens en gratifiast quelquefois la commune, d'une affection et bonté comme paternelle : et qu'aux villes populeuses il y eust des lieux destinez et disposez pour ces spectacles : quelque divertissement de pires actions et occultes. Pour revenir à mon propos, il n'y a tel, que d'allecher l'appetit et l'affection, autrement on ne fait que des asnes chargez de livres : on leur donne à coups de foüet en garde leur pochette pleine de science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soy, il la faut espouser. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance CE n'est pas à l'advanture sans raison, que nous attribuons à simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader : Car il me semble avoir appris autrefois, que la creance estoit comme une impression, qui se faisoit en nostre ame ; et à mesure qu'elle se trouvoit plus molle et de moindre resistance, il estoit plus aysé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in libra ponderibus impositis deprimi : sic animum perspicuis cedere. D'autant que l'ame est plus vuide, et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement souz la charge de la premiere persuasion. Voylà pourquoy les enfans, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à estre menez par les oreilles. Mais aussi de l'autre part, c'est une sotte presomption, d'aller desdeignant et condamnant pour faux, ce qui ne nous semble pas vray−semblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J'en faisoy ainsin CHAPITRE XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance

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Les Essais − Livre I autrefois, et si j'oyois parler ou des esprits qui reviennent, ou du prognostique des choses futures, des enchantemens, des sorcelleries, ou faire quelque autre conte, où je ne peusse pas mordre, Somnia, terrores magicos, miracula, sagas, Nocturnos lemures, portentaque Thessala : il me venoit compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et à present je treuve, que j'estoy pour le moins autant à plaindre moy mesme : Non que l'experience m'aye depuis rien faict voir, au dessus de mes premieres creances ; et si n'a pas tenu à ma curiosité : mais la raison m'a instruit, que de condamner ainsi resolument une chose pour fausse, et impossible, c'est se donner l'advantage d'avoir dans la teste, les bornes et limites de la volonté de Dieu, et de la puissance de nostre mere nature : Et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous appellons monstres ou miracles, ce où nostre raison ne peut aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veuë ? Considerons au travers de quels nuages, et comment à tastons on nous meine à la cognoissance de la pluspart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c'est plustost accoustumance, que science, qui nous en oste l'estrangeté : Jam nemo fessus satiate videndi, Suspicere in cæli dignatur lucida templa, et que ces choses là, si elles nous estoyent presentees de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu'aucunes autres. si nunc primum mortalibus adsint Ex improviso, ceu sint objecta repente, Nil magis his rebus poterat mirabile dici, Aut minus ante quod auderent fore credere gentes. Celuy qui n'avoit jamais veu de riviere, à la premiere qu'il rencontra, il pensa que ce fust l'Ocean : et les choses qui sont à nostre cognoissance les plus grandes, nous les jugeons estre les extremes que nature face en ce genre. Scilicet et fluvius qui non est maximus, ei est Qui non antè aliquem majorem vidit, et ingens Arbor homoque videtur, Et omnia de genere omni Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit. Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. La nouvelleté des choses nous incite plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de reverence de cette infinie puissance de nature, et plus de recognoissance de nostre ignorance et foiblesse. Combien y a il de choses peu vray−semblables, tesmoignees par gens dignes de foy, desquelles si nous ne pouvons estre persuadez, au moins les faut−il laisser en suspens : car de les condamner impossibles, c'est se faire fort, par une temeraire presumption, de sçavoir jusques où va la possibilité. Si lon entendoit bien la difference qu'il y a entre l'impossible et l'inusité ; et entre ce qui est contre l'ordre du cours de nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas temerairement, ny aussi ne descroyant pas facilement : on observeroit la regle de Rien trop, commandee par Chilon. Quand on trouve dans Froissard, que le conte de Foix sçeut en Bearn la defaicte du Roy Jean de Castille à Juberoth, le lendemain qu'elle fut advenue, et les moyens qu'il en allegue, on s'en peut moquer : et de ce mesme que nos Annales disent, que le Pape Honorius le propre jour que le Roy Philippe Auguste mourut à CHAPITRE XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance

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Les Essais − Livre I Mante, fit faire ses funerailles publiques, et les manda faire par toute l'Italie. Car l'authorité de ces tesmoings n'a pas à l'adventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoy ? si Plutarque outre plusieurs exemples, qu'il allegue de l'antiquité, dit sçavoir de certaine science, que du temps de Domitian, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne à plusieurs journees de là, fut publiee à Rome, et semee par tout le monde le mesme jour qu'elle avoit esté perduë : et si Cæsar tient, qu'il est souvent advenu que la renommee a devancé l'accident : dirons nous pas que ces simples gens là, se sont laissez piper apres le vulgaire, pour n'estre pas clair−voyans comme nous ? Est−il rien plus delicat, plus net, et plus vif, que le jugement de Pline, quand il luy plaist de le mettre en jeu ? rien plus esloigné de vanité ? je laisse à part l'excellence de son sçavoir, duquel je fay moins de conte : en quelle partie de ces deux là le surpassons nous ? toutesfois il n'est si petit escolier, qui ne le convainque de mensonge, et qui ne luy vueille faire leçon sur le progrez des ouvrages de nature. Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques de Sainct Hilaire, passe : son credit n'est pas assez grand pour nous oster la licence d'y contredire : mais de condamner d'un train toutes pareilles histoires, me semble singuliere impudence. Ce grand Sainct Augustin tesmoigne avoir veu sur les reliques Sainct Gervais et Protaise à Milan, un enfant aveugle recouvrer la veuë : une femme à Carthage estre guerie d'un cancer par le signe de la croix, qu'une femme nouvellement baptisee luy fit : Hesperius, un sien familier avoir chassé les esprits qui infestoient sa maison, avec un peu de terre du Sepulchre de nostre Seigneur : et cette terre depuis transportee à l'Eglise, un Paralytique en avoir esté soudain guery : une femme en une procession ayant touché à la chasse S. Estienne, d'un bouquet, et de ce bouquet s'estant frottée les yeux, avoir recouvré la veuë pieça perduë : et plusieurs autres miracles, où il dit luy mesmes avoir assisté. Dequoy accuserons nous et luy et deux S. Evesques Aurelius et Maximinus, qu'il appelle pour ses recors ? sera−ce d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture ? Est−il homme en nostre siecle si impudent, qui pense leur estre comparable, soit en vertu et pieté, soit en sçavoir, jugement et suffisance ? Qui ut rationem nullam afferrent, ipsa autoritate me frangerent. C'est une hardiesse dangereuse et de consequence, outre l'absurde temerité qu'elle traine quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons pas. Car apres que selon vostre bel entendement, vous avez estably les limites de la verité et de la mensonge, et qu'il se treuve que vous avez necessairement à croire des choses où il y a encores plus d'estrangeté qu'en ce que vous niez, vous vous estes des−ja obligé de les abandonner. Or ce qui me semble apporter autant de desordre en nos consciences en ces troubles où nous sommes, de la Religion, c'est cette dispensation que les Catholiques font de leur creance. Il leur semble faire bien les moderez et les entenduz, quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en debat. Mais outre ce, qu'ils ne voyent pas quel advantage c'est à celuy qui vous charge, de commancer à luy ceder, et vous tirer arriere, et combien cela l'anime à poursuivre sa pointe : ces articles là qu'ils choisissent pour les plus legers, sont aucunefois tres−importans. Ou il faut se submettre du tout à l'authorité de nostre police ecclesiastique, ou du tout s'en dispenser : Ce n'est pas à nous à establir la part que nous luy devons d'obeissance. Et d'avantage, je le puis dire pour l'avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l'observance de nostre Eglise, qui semblent avoir un visage ou plus vain, ou plus estrange, venant à en communiquer aux hommes sçavans, j'ay trouvé que ces choses là ont un fondement massif et tressolide : et que ce n'est que bestise et ignorance, qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste. Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent hyer d'articles de foy, qui nous sont fables aujourd'huy ? La gloire et la curiosité, sont les fleaux de nostre ame. Cette cy nous conduit à mettre le nez par tout, et celle là nous defend de rien laisser irresolu et indecis. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXVI C'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre suffisance

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE XXVII De l'Amitié. CONSIDERANT la conduite de la besongne d'un peintre que j'ay, il m'a pris envie de l'ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et le vuide tout au tour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n'ayans grace qu'en la varieté et estrangeté. Que sont−ce icy aussi à la verité que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n'ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ? Desinit in piscem mulier formosa superne. Je vay bien jusques à ce second point, avec mon peintre : mais je demeure court en l'autre, et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant, que d'oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l'art. Je me suis advisé d'en emprunter un d'Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besongne. C'est un discours auquel il donna nom : La Servitude volontaire : mais ceux qui l'ont ignoré, l'ont bien proprement dépuis rebatisé, Le Contre Un. Il l'escrivit par maniere d'essay, en sa premiere jeunesse, à l'honneur de la liberté contre les tyrans. Il court pieça és mains des gens d'entendement, non sans bien grande et meritee recommandation : car il est gentil, et plein ce qu'il est possible. Si y a il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu'il peust faire : et si en l'aage que je l'ay cogneu plus avancé, il eust pris un tel desseing que le mien, de mettre par escrit ses fantasies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheroient bien pres de l'honneur de l'antiquité : car notamment en cette partie des dons de nature, je n'en cognois point qui luy soit comparable. Mais il n'est demeuré de luy que ce discours, encore par rencontre, et croy qu'il ne le veit oncques depuis qu'il luy eschappa : et quelques memoires sur cet edict de Janvier fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encores ailleurs peut estre leur place. C'est tout ce que j'ay peu recouvrer de ses reliques (moy qu'il laissa d'une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, heritier de sa Bibliotheque et de ses papiers) outre le livret de ses oeuvres que j'ay faict mettre en lumiere : Et si suis obligé particulierement à cette piece, d'autant qu'elle a servy de moyen à nostre premiere accointance. Car elle me fut montree longue espace avant que je l'eusse veu ; et me donna la premiere cognoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entiere et si parfaicte, que certainement il ne s'en lit guere de pareilles : et entre nos hommes il ne s'en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontre à la bastir, que c'est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siecles. Il n'est rien à quoy il semble que nature nous aye plus acheminés qu'à la societé. Et dit Aristote, que les bons legislateurs ont eu plus de soing de l'amitié, que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est cetuy−cy. Car en general toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin publique ou privé, forge et nourrit, en sont d'autant moins belles et genereuses, et d'autant moins amitiez, qu'elles meslent autre cause et but et fruit en l'amitié qu'elle mesme. Ny ces quatre especes anciennes, naturelle, sociale, hospitaliere, venerienne, particulierement n'y conviennent, ny conjointement. Des enfans aux peres, c'est plustost respect : L'amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenceroit à l'adventure les devoirs de nature : car ny toutes les secrettes pensees des peres ne se peuvent communiquer aux enfans, pour n'y engendrer une messeante privauté : ny les advertissemens et corrections, qui est un des premiers offices d'amitié, ne se pourroient exercer des enfans aux peres. Il s'est trouvé des nations, où par usage les enfans tuoyent leurs peres : et d'autres, où les peres tuoyent leurs enfans, pour eviter l'empeschement qu'ils se peuvent quelquesfois entreporter : et naturellement l'un depend de la ruine de l'autre : Il s'est trouvé des philosophes desdaignans cette cousture naturelle, tesmoing Aristippus qui quand on le pressoit de l'affection qu'il devoit à ses enfans CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I pour estre sortis de luy, il se mit à cracher, disant, que cela en estoit aussi bien sorty : que nous engendrions bien des pouz et des vers. Et cet autre que Plutarque vouloit induire à s'accorder avec son frere : Je n'en fais pas, dit−il, plus grand estat, pour estre sorty de mesme trou. C'est à la verité un beau nom, et plein de dilection que le nom de frere, et à cette cause en fismes nous luy et moy nostre alliance : mais ce meslange de biens, ces partages, et que la richesse de l'un soit la pauvreté de l'autre, cela detrampe merveilleusement et relasche cette soudure fraternelle : Les freres ayants à conduire le progrez de leur avancement, en mesme sentier et mesme train, il est force qu'ils se heurtent et choquent souvent. D'avantage, la correspondance et relation qui engendre ces vrayes et parfaictes amitiez, pourquoy se trouvera elle en ceux cy ? Le pere et le fils peuvent estre de complexion entierement eslongnee, et les freres aussi : C'est mon fils, c'est mon parent : mais c'est un homme farouche, un meschant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiez que la loy et l'obligation naturelle nous commande, il y a d'autant moins de nostre choix et liberté volontaire : Et nostre liberté volontaire n'a point de production qui soit plus proprement sienne, que celle de l'affection et amitié. Ce n'est pas que je n'aye essayé de ce costé là, tout ce qui en peut estre, ayant eu le meilleur pere qui fut onques, et le plus indulgent, jusques à son extreme vieillesse : et estant d'une famille fameuse de pere en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle : et ipse Notus in fratres animi paterni. D'y comparer l'affection envers les femmes, quoy qu'elle naisse de nostre choix, on ne peut : ny la loger en ce rolle. Son feu, je le confesse, neque enim est dea nescia nostri Quæ dulcem curis miscet amaritiem, est plus actif, plus cuisant, et plus aspre. Mais c'est un feu temeraire et volage, ondoyant et divers, feu de fiebvre, subject à accez et remises, et qui ne nous tient qu'à un coing. En l'amitié, c'est une chaleur generale et universelle, temperee au demeurant et égale, une chaleur constante et rassize, toute douceur et pollissure, qui n'a rien d'aspre et de poignant. Qui plus est en l'amour ce n'est qu'un desir forcené apres ce qui nous fuit, Come segue la lepre il cacciatore Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito, Ne piu l'estima poi, che presa vede, Et sol dietro à chi fugge affreta il piede. Aussi tost qu'il entre aux termes de l'amitié, c'est à dire en la convenance des volontez, il s'esvanouist et s'alanguist : la jouïssance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à sacieté. L'amitié au rebours, est jouye à mesure qu'elle est desiree, ne s'esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance qu'en la jouyssance, comme estant spirituelle, et l'ame s'affinant par l'usage. Sous cette parfaicte amitié, ces affections volages ont autresfois trouvé place chez moy, affin que je ne parle de luy, qui n'en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrees chez moy en cognoissance l'une de l'autre, mais en comparaison jamais : la premiere maintenant sa route d'un vol hautain et superbe, et regardant desdaigneusement cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d'elle. Quant au mariage, outre ce que c'est un marché qui n'a que l'entree libre, sa duree estant contrainte et forcee, dependant d'ailleurs que de nostre vouloir : et marché, qui ordinairement se fait à autres fins : il y survient mille fusees estrangeres à desmeler parmy, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d'une vive affection : là où en l'amitié, il n'y a affaire ny commerce que d'elle mesme. Joint qu'à dire vray, la suffisance ordinaire des femmes, n'est pas pour respondre à cette conference et communication, nourrisse de cette saincte cousture : ny leur ame ne semble assez ferme pour soustenir l'estreinte d'un neud si pressé, et si durable. Et certes sans cela, s'il se pouvoit dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I les ames eussent cette entiere jouyssance, mais encores où les corps eussent part à l'alliance, où l'homme fust engagé tout entier : il est certain que l'amitié en seroit plus pleine et plus comble : mais ce sexe par nul exemple n'y est encore peu arriver, et par les escholes anciennes en est rejetté. Et cette autre licence Grecque est justement abhorree par nos moeurs. Laquelle pourtant, pour avoir selon leur usage, une si necessaire disparité d'aages, et difference d'offices entre les amants, ne respondoit non plus assez à la parfaicte union et convenance qu'icy nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ ? cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem ? Car la peinture mesme qu'en faict l'Academie ne me desadvoüera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part : Que cette premiere fureur, inspiree par le fils de Venus au coeur de l'amant, sur l'object de la fleur d'une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnez efforts, que peut produire une ardeur immoderee, estoit simplement fondee en une beauté externe : fauce image de la generation corporelle : Car en l'esprit elle ne pouvoit, duquel la montre estoit encore cachee : qui n'estoit qu'en sa naissance, et avant l'aage de germer. Que si cette fureur saisissoit un bas courage, les moyens de sa poursuitte c'estoient richesses, presents, faveur à l'avancement des dignitez : et telle autre basse marchandise, qu'ils reprouvent. Si elle tomboit en un courage plus genereux, les entremises estoient genereuses de mesmes : Instructions philosophiques, enseignements à reverer la religion, obeïr aux loix, mourir pour le bien de son païs : exemples de vaillance, prudence, justice. S'estudiant l'amant de se rendre acceptable par la bonne grace et beauté de son ame, celle de son corps estant pieça fanée : et esperant par cette societé mentale, establir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuitte arrivoit à l'effect, en sa saison (car ce qu'ils ne requierent point en l'amant, qu'il apportast loysir et discretion en son entreprise ; ils requierent exactement en l'aimé : d'autant qu'il luy falloit juger d'une beauté interne, de difficile cognoissance, et abstruse descouverte) lors naissoit en l'aymé le desir d'une conception spirituelle, par l'entremise d'une spirituelle beauté. Cette cy estoit icy principale : la corporelle, accidentale et seconde : tout le rebours de l'amant. A cette cause preferent ils l'aymé : et verifient, que les Dieux aussi le preferent : et tansent grandement le poëte Æschylus, d'avoir en l'amour d'Achilles et de Patroclus, donné la part de l'amant à Achilles, qui estoit en la premiere et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Apres cette communauté generale, la maistresse et plus digne partie d'icelle, exerçant ses offices, et predominant : ils disent, qu'il en provenoit des fruicts tres−utiles au privé et au public. Que c'estoit la force des païs, qui en recevoient l'usage : et la principale defense de l'equité et de la liberté. Tesmoin les salutaires amours de Hermodius et d'Aristogiton. Pourtant la nomment ils sacree et divine, et n'est à leur compte, que la violence des tyrans, et lascheté des peuples, qui luy soit adversaire : en fin, tout ce qu'on peut donner à la faveur de l'Academie, c'est dire, que c'estoit un amour se terminant en amitié : chose qui ne se rapporte pas mal à la definition Stoique de l'amour : Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulcritudinis specie. Je revien à ma description, de façon plus equitable et plus equable. Omnino amicitiæ, corroboratis jam, confirmatisque ingeniis et ætatibus, judicandæ sunt. Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouees par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'autre, d'un meslange si universel, qu'elles effacent, et ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy, par ce que c'estoit moy. Il y a au delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulierement, je ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre : qui faisoient en nostre affection plus d'effort, que ne porte la raison des rapports : je croy par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre, qui fut par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche, que l'un à l'autre. Il escrivit une Satyre Latine excellente, qui est publiee : par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous estions tous deux hommes faicts : et luy plus de quelque annee) elle n'avoit point à perdre temps. Et CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I n'avoit à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, aus quelles il faut tant de precautions de longue et preallable conversation. Cette cy n'a point d'autre idee que d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c'est je ne sçay quelle quinte−essence de tout ce meslange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne : d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre à la verité, ne nous reservant rien qui nous fust propre, ny qui fust ou sien ou mien. Quand Lælius en presence des Consuls Romains, lesquels apres la condemnation de Tiberius Gracchus, poursuivoient tous ceux qui avoient esté de son intelligence, vint à s'enquerir de Caius Blosius (qui estoit le principal de ses amis) combien il eust voulu faire pour luy, et qu'il eust respondu : Toutes choses. Comment toutes choses ? suivit−il, et quoy, s'il t'eust commandé de mettre le feu en nos temples ? Il ne me l'eust jamais commandé, repliqua Blosius. Mais s'il l'eust fait ? adjousta Lælius : J'y eusse obey, respondit−il. S'il estoit si parfaictement amy de Gracchus, comme disent les histoires, il n'avoit que faire d'offenser les Consuls par cette derniere et hardie confession : et ne se devoit departir de l'asseurance qu'il avoit de la volonté de Gracchus. Mais toutesfois ceux qui accusent cette responce comme seditieuse, n'entendent pas bien ce mystere : et ne presupposent pas comme il est, qu'il tenoit la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par cognoissance. Ils estoient plus amis que citoyens, plus amis qu'amis ou que ennemis de leur païs, qu'amis d'ambition et de trouble. S'estans parfaittement commis, l'un à l'autre, ils tenoient parfaittement les renes de l'inclination l'un de l'autre : et faictes guider cet harnois, par la vertu et conduitte de la raison (comme aussi est il du tout impossible de l'atteler sans cela) la responce de Blosius est telle, qu'elle devoit estre. Si leurs actions se demancherent, ils n'estoient ny amis, selon ma mesure, l'un de l'autre, ny amis à eux mesmes. Au demeurant cette response ne sonne non plus que feroit la mienne, à qui s'enquerroit à moy de cette façon : Si vostre volonté vous commandoit de tuer vostre fille, la tueriez vous ? et que je l'accordasse : car cela ne porte aucun tesmoignage de consentement à ce faire : par ce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d'un tel amy. Il n'est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me desloger de la certitude, que j'ay des intentions et jugemens du mien : aucune de ses actions ne me sçauroit estre presentee, quelque visage qu'elle eust, que je n'en trouvasse incontinent le ressort. Nos ames ont charié si uniment ensemble : elles se sont considerees d'une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre : que non seulement je cognoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy, qu'à moy. Qu'on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiez communes : j'en ay autant de cognoissance qu'un autre, et des plus parfaictes de leur genre : Mais je ne conseille pas qu'on confonde leurs regles, on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez, la bride à la main, avec prudence et precaution : la liaison n'est pas nouée en maniere, qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymez le (disoit Chilon) comme ayant quelque jour à le haïr : haïssez le, comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumieres : A l'endroit desquelles il faut employer le mot qu'Aristote avoit tres familier, O mes amys, il n'y a nul amy. En ce noble commerce, les offices et les bien−faicts nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte : cette confusion si pleine de nos volontez en est cause : car tout ainsi que l'amitié que je me porte, ne reçoit point augmentation, pour le secours que je me donne au besoin, quoy que dient les Stoiciens : et comme je ne me sçay aucun gré du service que je me fay : aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux, ces mots de division et de difference, bien−faict, obligation, recognoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie : et leur convenance n'estant qu'une ame en deux corps, selon la tres−propre definition d'Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. Voila pourquoy les faiseurs de loix, pour honnorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, defendent les donations entre le mary et la femme. Voulans inferer par là, que tout doit estre à chacun d'eux, et qu'ils n'ont rien à diviser et partir CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I ensemble. Si en l'amitié dequoy je parle, l'un pouvoit donner à l'autre, ce seroit celuy qui recevroit le bien−fait, qui obligeroit son compagnon. Car cherchant l'un et l'autre, plus que toute autre chose, de s'entre−bien faire, celuy qui en preste la matiere et l'occasion, est celuylà qui faict le liberal, donnant ce contentement à son amy, d'effectuer en son endroit ce qu'il desire le plus. Quand le Philosophe Diogenes avoit faute d'argent, il disoit, qu'il le redemandoit à ses amis, non qu'il le demandoit. Et pour montrer comment cela se pratique par effect, j'en reciteray un ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien avoit deux amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien : venant à mourir estant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament : Je legue à Aretheus de nourrir ma mere, et l'entretenir en sa vieillesse : à Charixenus de marier ma fille, et luy donner le doüaire le plus grand qu'il pourra : et au cas que l'un d'eux vienne à defaillir, je substitue en sa part celuy, qui survivra. Ceux qui premiers virent ce testament, s'en moquerent : mais ses heritiers en ayants esté advertis, l'accepterent avec un singulier contentement. Et l'un d'eux, Charixenus, estant trespassé cinq jours apres, la substitution estant ouverte en faveur d'Aretheus, il nourrit curieusement cette mere, et de cinq talens qu'il avoit en ses biens, il en donna les deux et demy en mariage à une sienne fille unique, et deux et demy pour le mariage de la fille d'Eudamidas, desquelles il fit les nopces en mesme jour. Cet exemple est bien plein : si une condition en estoit à dire, qui est la multitude d'amis : Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible : chacun se donne si entier à son amy, qu'il ne luy reste rien à departir ailleurs : au rebours il est marry qu'il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu'il n'ait plusieurs ames et plusieurs volontez, pour les conferer toutes à ce subjet. Les amitiez communes on les peut départir, on peut aymer en cestuy−cy la beauté, en cet autre la facilité de ses moeurs, en l'autre la liberalité, en celuy−là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste : mais cette amitié, qui possede l'ame, et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu'elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous ? S'ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous ? Si l'un commettoit à vostre silence chose qui fust utile à l'autre de sçavoir, comment vous en desmeleriez vous ? L'unique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que j'ay juré ne deceller à un autre, je le puis sans parjure, communiquer à celuy, qui n'est pas autre, c'est moy. C'est un assez grand miracle de se doubler : et n'en cognoissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien n'est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux j'en aime autant l'un que l'autre, et qu'ils s'entr'aiment, et m'aiment autant que je les aime : il multiplie en confrairie, la chose la plus une et unie, et dequoy une seule est encore la plus rare à trouver au monde. Le demeurant de cette histoire convient tres−bien à ce que je disois : car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin : il les laisse heritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bien−faire. Et sans doubte, la force de l'amitié se montre bien plus richement en son fait, qu'en celuy d'Aretheus. Somme, ce sont effets inimaginables, à qui n'en a gousté : et qui me font honnorer à merveilles la responce de ce jeune soldat, à Cyrus, s'enquerant à luy, pour combien il voudroit donner un cheval, par le moyen duquel il venoit de gaigner le prix de la course : et s'il le voudroit eschanger à un royaume : Non certes, Sire : mais bien le lairroy je volontiers, pour en aquerir un amy, si je trouvoy homme digne de telle alliance. Il ne disoit pas mal, si je trouvoy. Car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance : mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage, qui ne fait rien de reste : il est besoin, que touts les ressorts soyent nets et seurs parfaictement. Aux confederations, qui ne tiennent que par un bout, on n'a à prouvoir qu'aux imperfections, qui particulierement interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon medecin, et mon advocat ; cette consideration n'a rien de commun avec les offices de l'amitié, qu'ils ne doivent. Et en l'accointance domestique, que dressent avec moy ceux qui me servent, j'en fay de mesmes : et m'enquiers peu d'un laquay, s'il est chaste, je cherche s'il est diligent : et ne crains pas tant un muletier joueur CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I qu'imbecille : ny un cuisinier jureur, qu'ignorant. Je ne me mesle pas de dire ce qu'il faut faire au monde : d'autres assés s'en meslent : mais ce que j'y fay, Mihi sic usus est : Tibi, ut opus est facto, face. A la familiarité de la table, j'associe le plaisant, non le prudent : Au lict, la beauté avant la bonté : et en la societé du discours, la suffisance, voire sans la preud'hommie, pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui fut rencontré à chevauchons sur un baton, se jouant avec ses enfans, pria l'homme qui l'y surprint, de n'en rien dire, jusques à ce qu'il fust pere luy−mesme, estimant que la passion quiluy naistroit lors en l'ame, le rendroit juge equitable d'une telle action. Je souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis : mais sçachant combien c'est chose esloignee du commun usage qu'une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m'attens pas d'en trouver aucun bon juge. Car les discours mesmes que l'antiquité nous a laissé sur ce subject, me semblent lasches au prix du sentiment que j'en ay : Et en ce poinct les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie. Nil ego contulerim jucundo sanus amico. L'ancien Menander disoit celuy−là heureux, qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy : il avoit certes raison de le dire, mesmes s'il en avoit tasté : Car à la verité si je compare tout le reste de ma vie, quoy qu'avec la grace de Dieu je l'aye passee douce, aisee, et sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles, sans en rechercher d'autres : si je la compare, dis−je, toute, aux quatre annees, qu'il m'a esté donné de jouyr de la douce compagnie et societé de ce personnage, ce n'est que fumee, ce n'est qu'une nuict obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdy, quem semper acerbum, Semper honoratum (sic Dii voluistis) habebo, je ne fay que trainer languissant : et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout : il me semble que je luy desrobe sa part, Nec fas esse ulla me voluptate hic frui Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps. J'estois desja si faict et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy. Illam meæ si partem animæ tulit Maturior vis, quid moror altera, Nec charus æque nec superstes Integer ? Ille dies utramque Duxit ruinam. Il n'est action ou imagination, où je ne le trouve à dire, comme si eust−il bien faict à moy : car de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit−il au devoir de l'amitié. Quis desiderio sit pudor aut modus Tam chari capitis ?

CHAPITRE XXVII De l'Amitié.

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Les Essais − Livre I O misero frater adempte mihi ! Omnia tecum unà perierunt gaudia nostra, Quæ tuus in vita dulcis alebat amor. Tu mea, tu moriens fregisti commoda frater, Tecum una tota est nostra sepulta anima, Cujus ego interitu tota de mente fugavi Hæc studia, atque omnes delicias animi. Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ? Nunquam ego te vita frater amabilior, Aspiciam posthac ? at certè semper amabo. Mais oyons un peu parler ce garson de seize ans. Parce que j'ay trouvé que cet ouvrage a esté depuis mis en lumiere, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l'estat de nostre police, sans se soucier s'ils l'amenderont, qu'ils ont meslé à d'autres escrits de leur farine, je me suis dédit de le loger icy. Et affin que la memoire de l'autheur n'en soit interessee en l'endroit de ceux qui n'ont peu cognoistre de pres ses opinions et ses actions : je les advise que ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d'exercitation seulement, comme subject vulgaire et tracassé en mil endroits des livres. Je ne fay nul doubte qu'il ne creust ce qu'il escrivoit : car il estoit assez conscientieux, pour ne mentir pas mesmes en se jouant : et sçay d'avantage que s'il eust eu à choisir, il eust mieux aymé estre nay à Venise qu'à Sarlac ; et avec raison : Mais il avoit un'autre maxime souverainement empreinte en son ame, d'obeyr et de se soubmettre tres−religieusement aux loix, sous lesquelles il estoit nay. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ny plus affectionné au repos de son païs, ny plus ennemy des remuëments et nouvelletez de son temps : il eust bien plustost employé sa suffisance à les esteindre, qu'à leur fournir dequoy les émouvoir d'avantage : il avoit son esprit moulé au patron d'autres siecles que ceux−cy. Or en eschange de cest ouvrage serieux j'en substitueray un autre, produit en cette mesme saison de son aage, plus gaillard et plus enjoué. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXVIII Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie A Madame de Grammont Contesse de Guissen. MADAME, je ne vous offre rien du mien, ou par ce qu'il est desja vostre, ou pour ce que je n'y trouve rien digne de vous. Mais j'ay voulu que ces vers en quelque lieu qu'ils se vissent, portassent vostre nom en teste, pour l'honneur que ce leur sera d'avoir pour guide cette grande Corisande d'Andoins. Ce present m'a semblé vous estre propre, d'autant qu'il est peu de dames en France, qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous, de la poësie : et puis qu'il n'en est point qui la puissent rendre vive et animee, comme vous faites par ces beaux et riches accords, dequoy parmy un milion d'autres beautez, nature vous a estrenee : Madame ces vers meritent que vous les cherissiez : car vous serez de mon advis, qu'il n'en est point sorty de Gascongne, qui eussent plus d'invention et de gentillesse, et qui tesmoignent estre sortis d'une plus riche main. Et n'entrez pas en jalousie, dequoy vous n'avez que le reste de ce que pieça j'en ay faict imprimer sous le nom de monsieur de Foix, vostre bon parent : car certes ceux−cy ont je ne sçay quoy de plus vif et de plus bouillant : comme il les fit en sa plus verte jeunesse, et eschauffé d'une belle et noble ardeur que je vous diray, Madame, un jour à l'oreille. Les autres furent faits depuis, comme il estoit à la poursuitte de son mariage, en faveur de sa femme, et sentant desja je ne sçay quelle froideur maritale. Et moy je suis de ceux qui tiennent, que la poësie ne rid point ailleurs, comme elle faict en un subject folatre et desreglé.

CHAPITRE XXVIII Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boëtie A Madame de Grammont Contesse 94 de G

Les Essais − Livre I Ces vingt neuf sonnetz d'Estienne de la Boëtie qui estoient mis en ce lieu ont esté despuis imprimez avec ses oeuvres. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXIX De la Moderation COMME si nous avions l'attouchement infect, nous corrompons par nostre maniement les choses qui d'elles mesmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu, de façon qu'elle en deviendra vicieuse : si nous l'embrassons d'un desir trop aspre et violant. Ceux qui disent qu'il n'y a jamais d'exces en la vertu, d'autant que ce n'est plus vertu, si l'exces y est, se jouent des paroles. Insani sapiens nomen ferat, æquis iniqui, Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam. C'est une subtile consideration de la philosophie. On peut et trop aymer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. A ce biaiz s'accommode la voix divine, Ne soyez pas plus sages qu'il ne faut, mais soyez sobrement sages. J'ay veu tel grand, blesser la reputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. J'ayme des natures temperees et moyennes. L'immoderation vers le bien mesme, si elle ne m'offense, elle m'estonne, et me met en peine de la baptizer. Ny la mere de Pausanias, qui donna la premiere instruction, et porta la premiere pierre à la mort de son fils : Ny le dictateur Posthumius, qui feit mourir le sien, que l'ardeur de jeunesse avoit heureusement poussé sur les ennemis, un peu avant son reng, ne me semble si juste, comme estrange. Et n'ayme ny à conseiller, ny à suivre une vertu si sauvage et si chere. L'archer qui outrepasse le blanc, faut comme celuy, qui n'y arrive pas. Et les yeux me troublent à monter à coup, vers une grande lumiere également comme à devaller à l'ombre. Calliclez en Platon dit, l'extremité de la philosophie estre dommageable : et conseille de ne s'y enfoncer outre les bornes du profit : Que prinse avec moderation, elle est plaisante et commode : mais qu'en fin elle rend un homme sauvage et vicieux : desdaigneux des religions, et loix communes : ennemy de la conversation civile : ennemy des voluptez humaines : incapable de toute administration politique, et de secourir autruy, et de se secourir soy−mesme : propre à estre impunement souffletté. Il dit vray : car en son exces, elle esclave nostre naturelle franchise : et nous desvoye par une importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous trace. L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est tres−legitime : la Theologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restraindre. Il me semble avoir leu autresfois chez S. Thomas, en un endroit où il condamne les mariages des parans és degrez deffendus, cette raison parmy les autres : Qu'il y a danger que l'amitié qu'on porte à une telle femme soit immoderée : car si l'affection maritale s'y trouve entiere et parfaicte, comme elle doit ; et qu'on la surcharge encore de celle qu'on doit à la parentele, il n'y a point de doubte, que ce surcroist n'emporte un tel mary hors les barrieres de la raison. Les sciences qui reglent les moeurs des hommes, comme la Theologie et la Philosophie, elles se meslent de tout. Il n'est action si privée et secrette, qui se desrobbe de leur cognoissance et jurisdiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu'on veut leurs pieces à garçonner : à medeciner, la honte le deffend. Je veux donc de leur part apprendre cecy aux maris, s'il s'en CHAPITRE XXIX De la Moderation

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Les Essais − Livre I trouve encore qui y soient trop acharnez : c'est que les plaisirs mesmes qu'ils ont à l'accointance de leurs femmes, sont reprouvez, si la moderation n'y est observée : et qu'il y a dequoy faillir en licence et desbordement en ce subject là, comme en un subject illegitime. Ces encheriments deshontez, que la chaleur premiere nous suggere en ce jeu, sont non indecemment seulement, mais dommageablement employez envers noz femmes. Qu'elles apprennent l'impudence au moins d'une autre main. Elles sont tousjours assés esveillées pour nostre besoing. Je ne m'y suis servy que de l'instruction naturelle et simple. C'est une religieuse liaison et devote que le mariage : voyla pourquoy le plaisir qu'on en tire, ce doit estre un plaisir retenu, serieux et meslé à quelque severité : ce doit estre une volupté aucunement prudente et conscientieuse. Et par ce que sa principale fin c'est la generation, il y en a qui mettent en doubte, si lors que nous sommes sans l'esperance de ce fruict, comme quand elles sont hors d'aage, ou enceintes, il est permis d'en rechercher l'embrassement. C'est un homicide à la mode de Platon. Certaines nations (et entre autres la Mahumetane) abominent la conjonction avec les femmes enceintes. Plusieurs aussi avec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia ne recevoit son mary que pour une charge ; et cela fait elle le laissoit courir tout le temps de sa conception, luy donnant lors seulement loy de recommencer : brave et genereux exemple de mariage. C'est de quelque poëte disetteux et affamé de ce deduit, que Platon emprunta cette narration : Que Juppiter fit à sa femme une si chaleureuse charge un jour ; que ne pouvant avoir patience qu'elle eust gaigné son lict, il la versa sur le plancher : et par la vehemence du plaisir, oublia les resolutions grandes et importantes, qu'il venoit de prendre avec les autres dieux en sa cour celeste : se ventant qu'il l'avoit trouvé aussi bon ce coup là, que lors que premierement il la depucella à cachette de leurs parents. Les Roys de Perse appelloient leurs femmes à la compagnie de leurs festins, mais quand le vin venoit à les eschauffer en bon escient, et qu'il falloit tout à fait, lascher la bride à la volupté, ils les r'envoioient en leur privé ; pour ne les faire participantes de leurs appetits immoderez ; et faisoient venir en leur lieu, des femmes, ausquelles ils n'eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens : Epaminondas avoit fait emprisonner un garçon desbauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur, il l'en refusa, et l'accorda à une sienne garse, qui aussi l'en pria : disant, que c'estoit une gratification deuë à une amie, non à un capitaine. Sophocles estant compagnon en la Preture avec Pericles, voyant de cas de fortune passer un beau garçon : O le beau garçon que voyla ! feit−il à Pericles. Cela seroit bon à un autre qu'à un Preteur, luy dit Pericles ; qui doit avoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes. Ælius Verus l'Empereur respondit à sa femme comme elle se plaignoit, dequoy il se laissoit aller à l'amour d'autres femmes ; qu'il le faisoit par occasion conscientieuse, d'autant que le mariage estoit un nom d'honneur et dignité, non de folastre et lascive concupiscence. Et nostre histoire Ecclesiastique a conservé avec honneur la memoire de cette femme, qui repudia son mary, pour ne vouloir seconder et soustenir ses attouchemens trop insolens et desbordez. Il n'est en somme aucune si juste volupté, en laquelle l'excez et l'intemperance ne nous soit reprochable. Mais à parler en bon escient, est−ce pas un miserable animal que l'homme ? A peine est−il en son pouvoir par sa condition naturelle, de gouster un seul plaisir entier et pur, encore se met−il en peine de le retrancher par discours : il n'est pas assez chetif, si par art et par estude il n'augmente sa misere, Fortunæ miseras auximus arte vias. La sagesse humaine faict bien sottement l'ingenieuse, de s'exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptez, qui nous appartiennent : comme elle faict favorablement et industrieusement, d'employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alleger le sentiment. Si j'eusse esté chef de part, j'eusse prins autre voye plus naturelle : qui est à dire, vraye, commode et saincte : et me fusse peut estre rendu assez fort CHAPITRE XXIX De la Moderation

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Les Essais − Livre I pour la borner. Quoy que noz medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouvent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies du corps et de l'ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela : Mais en telle condition, que ce soyent veritablement afflictions, et qu'il y ait de l'aigreur poignante : Et qu'il n'en advienne point comme à un Gallio, lequel ayant esté envoyé en exil en l'isle de Lesbos, on fut adverty à Rome qu'il s'y donnoit du bon temps, et que ce qu'on luy avoit enjoint pour peine, luy tournoit à commodité : Parquoy ils se raviserent de le r'appeller pres de sa femme, et en sa maison ; et luy ordonnerent de s'y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le jeusne aiguiseroit la santé et l'allegresse, à qui le poisson seroit plus appetissant que la chair, ce ne seroit plus recepte salutaire : non plus qu'en l'autre medecine, les drogues n'ont point d'effect à l'endroit de celuy qui les prent avec appetit et plaisir. L'amertume et la difficulté sont circonstances servants à leur operation. Le naturel qui accepteroit la rubarbe comme familiere, en corromproit l'usage : il faut que ce soit chose qui blesse nostre estomac pour le guerir : et icy faut la regle commune, que les choses se guerissent par leurs contraires : car le mal y guerit le mal. Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par nostre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de noz peres, Amurat en la prinse de l'Isthme, immola six cens jeunes hommes Grecs à l'ame de son pere : afin que ce sang servist de propitiation à l'expiation des pechez du trespassé. Et en ces nouvelles terres descouvertes en nostre aage, pures encore et vierges au prix des nostres, l'usage en est aucunement receu par tout. Toutes leurs Idoles s'abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d'horrible cruauté. On les brule vifs, et demy rostis on les retire du brasier, pour leur arracher le coeur et les entrailles. A d'autres, voire aux femmes, on les escorche vifves, et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d'autres. Et non moins d'exemples de constance et resolution. Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vont quelques jours avant, questans eux mesmes les aumosnes pour l'offrande de leur sacrifice, et se presentent à la boucherie chantans et dançans avec les assistans. Les ambassadeurs du Roy de Mexico, faisans entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maistre ; apres luy avoir dict, qu'il avoit trente vassaux, desquels chacun pouvoit assembler cent mille combatans, et qu'il se tenoit en la plus belle et forte ville qui fust soubs le Ciel, luy adjousterent, qu'il avoit à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vray, ils disent qu'il nourrissoit la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l'exercice de la jeunesse du païs, mais principallement pour avoir dequoy fournir à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bien−venue dudit Cortez, ils sacrifierent cinquante hommes tout à la fois. Je diray encore ce compte : Aucuns de ces peuples ayants esté battuz par luy, envoyerent le recognoistre et rechercher d'amitié : les messagers luy presenterent trois sortes de presens, en cette maniere : Seigneur voyla cinq esclaves : si tu és un Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange les, et nous t'en amerrons d'avantage : si tu és un Dieu debonnaire, voyla de l'encens et des plumes : si tu és homme, prens les oiseaux et les fruicts que voicy. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXX Des Cannibales QUAND le Roy Pyrrhus passa en Italie, apres qu'il eut recongneu l'ordonnance de l'armée que les Romains luy envoyoient au devant ; Je ne sçay, dit−il, quels barbares sont ceux−cy (car les Grecs appelloyent ainsi toutes les nations estrangeres) mais la disposition de cette armée que je voy, n'est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur païs : et Philippus voyant d'un tertre, l'ordre et CHAPITRE XXX Des Cannibales

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Les Essais − Livre I distribution du camp Romain, en son Royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voila comment il se faut garder de s'attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voye de la raison, non par la voix commune. J'ay eu long temps avec moy un homme qui avoit demeuré dix ou douze ans en cet autre monde, qui a esté descouvert en nostre siecle, en l'endroit ou Vilegaignon print terre, qu'il surnomma la France Antartique. Cette descouverte d'un païs infiny, semble de grande consideration. Je ne sçay si je me puis respondre, qu'il ne s'en face à l'advenir quelqu'autre, tant de personnages plus grands que nous ayans esté trompez en cette−cy. J'ay peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous n'avons de capacité : Nous embrassons tout, mais nous n'estreignons que du vent. Platon introduit Solon racontant avoir appris des Prestres de la ville de Saïs en Ægypte, que jadis et avant le deluge, il y avoit une grande Isle nommée Atlantide, droict à la bouche du destroit de Gibaltar, qui tenoit plus de païs que l'Afrique et l'Asie toutes deux ensemble : et que les Roys de cette contrée là, qui ne possedoient pas seulement cette Isle, mais s'estoyent estendus dans la terre ferme si avant, qu'ils tenoyent de la largeur d'Afrique, jusques en Ægypte, et de la longueur de l'Europe, jusques en la Toscane, entreprindrent d'enjamber jusques sur l'Asie, et subjuguer toutes les nations qui bordent la mer Mediterranée, jusques au golfe de la mer Majour : et pour cet effect, traverserent les Espaignes, la Gaule, l'Italie jusques en la Grece, où les Atheniens les soustindrent : mais que quelque temps apres, et les Atheniens et eux et leur Isle furent engloutis par le deluge. Il est bien vray−semblable, que cet extreme ravage d'eau ait faict des changemens estranges aux habitations de la terre : comme on tient que la mer a retranché la Sicile d'avec l'Italie : Hæc loca vi quondam, et vasta convulsa ruina, Dissiluisse ferunt, cùm protinus utraque tellus Una foret. Chypre d'avec la Surie ; l'Isle de Negrepont, de la terre ferme de la Boeoce : et joint ailleurs les terres qui estoient divisées, comblant de limon et de sable les fosses d'entre−deux. sterilisque diu palus aptaque remis Vicinas urbe alit, et grave sentit aratrum. Mais il n'y a pas grande apparence, que cette Isle soit ce monde nouveau, que nous venons de descouvrir : car elle touchoit quasi l'Espaigne, et ce seroit un effect incroyable d'inundation, de l'en avoir reculée comme elle est, de plus de douze cens lieuës : Outre ce que les navigations des modernes ont des−ja presque descouvert, que ce n'est point une isle, ains terre ferme, et continente avec l'Inde Orientale d'un costé, et avec les terres, qui sont soubs les deux poles d'autre part : ou si elle en est separée, que c'est d'un si petit destroit et intervalle, qu'elle ne merite pas d'estre nommée Isle, pour cela. Il semble qu'il y aye des mouvemens naturels les uns, les autres fievreux en ces grands corps, comme aux nostres. Quand je considere l'impression que ma riviere de Dordoigne faict de mon temps, vers la rive droicte de sa descente ; et qu'en vingt ans elle a tant gaigné, et desrobé le fondement à plusieurs bastimens, je vois bien que c'est une agitation extraordinaire : car si elle fust tousjours allée ce train, ou deust aller à l'advenir, la figure du monde seroit renversée : Mais il leur prend des changements : Tantost elles s'espandent d'un costé, tantost d'un autre, tantost elles se contiennent. Je ne parle pas des soudaines inondations dequoy nous manions les causes. En Medoc, le long de la mer, mon frere Sieur d'Arsac, voit une sienne terre, ensevelie soubs les sables, que la mer vomit devant elle : le feste d'aucuns bastimens paroist encore : ses rentes et domaines se sont eschangez en pasquages bien maigres. Les habitans disent que depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux, qu'ils ont perdu quatre lieuës de terre : Ces sables sont ses fourriers. Et voyons de grandes montjoies d'arenes mouvantes, qui marchent une demie lieuë devant elle, et gaignent païs.

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Les Essais − Livre I L'autre tesmoignage de l'antiquité, auquel on veut rapporter cette descouverte, est dans Aristote, au moins si ce petit livret Des merveilles inouyes est à luy. Il raconte là, que certains Carthaginois s'estants jettez au travers de la mer Atlantique, hors le destroit de Gibaltar, et navigé long temps, avoient descouvert en fin une grande isle fertile, toute revestuë de bois, et arrousée de grandes et profondes rivieres, fort esloignée de toutes terres fermes : et qu'eux, et autres depuis, attirez par la bonté et fertilité du terroir, s'y en allerent avec leurs femmes et enfans, et commencerent à s'y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyans que leur pays se dépeuploit peu à peu, firent deffence expresse sur peine de mort, que nul n'eust plus à aller là, et en chasserent ces nouveaux habitans, craignants, à ce qu'on dit, que par succession de temps ils ne vinsent à multiplier tellement qu'ils les supplantassent eux mesmes, et ruinassent leur estat. Cette narration d'Aristote n'a non plus d'accord avec nos terres neufves. Cet homme que j'avoy, estoit homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre veritable tesmoignage : Car les fines gens remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent : et pour faire valoir leur interpretation, et la persuader, ils ne se peuvent garder d'alterer un peu l'Histoire : Ils ne vous representent jamais les choses pures ; ils les inclinent et masquent selon le visage qu'ils leur ont veu : et pour donner credit à leur jugement, et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé là à la matiere, l'allongent et l'amplifient. Ou il faut un homme tres−fidelle, ou si simple, qu'il n'ait pas dequoy bastir et donner de la vray−semblance à des inventions fauces ; et qui n'ait rien espousé. Le mien estoit tel : et outre cela il m'a faict voir à diverses fois plusieurs mattelots et marchans, qu'il avoit cogneuz en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m'enquerir de ce que les Cosmographes en disent. Il nous faudroit des topographes, qui nous fissent narration particuliere des endroits où ils ont esté. Mais pour avoir cet avantage sur nous, d'avoir veu la Palestine, ils veulent jouïr du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudroye que chacun escrivist ce qu'il sçait, et autant qu'il en sçait : non en cela seulement, mais en tous autres subjects : Car tel peut avoir quelque particuliere science ou experience de la nature d'une riviere, ou d'une fontaine, qui ne sçait au reste, que ce que chacun sçait : Il entreprendra toutesfois, pour faire courir ce petit loppin, d'escrire toute la Physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommoditez. Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage. Comme de vray nous n'avons autre mire de la verité, et de la raison, que l'exemple et idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est tousjours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfaict et accomply usage de toutes choses. Ils sont sauvages de mesmes, que nous appellons sauvages les fruicts, que nature de soy et de son progrez ordinaire a produicts : là où à la verité ce sont ceux que nous avons alterez par nostre artifice, et destournez de l'ordre commun, que nous devrions appeller plustost sauvages. En ceux là sont vives et vigoureuses, les vrayes, et plus utiles et naturelles, vertus et proprietez ; lesquelles nous avons abbastardies en ceux−cy, les accommodant au plaisir de nostre goust corrompu. Et si pourtant la saveur mesme et delicatesse se trouve à nostre goust mesme excellente à l'envi des nostres, en divers fruits de ces contrées là, sans culture : ce n'est pas raison que l'art gaigne le poinct d'honneur sur nostre grande et puissante mere nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par noz inventions, que nous l'avons du tout estouffée. Si est−ce que par tout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à noz vaines et frivoles entreprinses. Et veniunt hederæ sponte sua melius, Surgit et in solis formosior arbutus antris, Et volucres nulla dulcius arte canunt. Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à representer le nid du moindre oyselet, sa contexture, sa beauté, et l'utilité de son usage : non pas la tissure de la chetive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l'art. Les plus grandes et plus belles par l'une ou l'autre CHAPITRE XXX Des Cannibales

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Les Essais − Livre I des deux premieres : les moindres et imparfaictes par la derniere. Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de l'esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle. Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abbastardies par les nostres : Mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelque fois desplaisir, dequoy la cognoissance n'en soit venuë plustost, du temps qu'il y avoit des hommes qui en eussent sçeu mieux juger que nous. Il me desplaist que Lycurgus et Platon ne l'ayent euë : car il me semble que ce que nous voyons par experience en ces nations là, surpasse non seulement toutes les peintures dequoy la poësie a embelly l'aage doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d'hommes : mais encore la conception et le desir mesme de la philosophie. Ils n'ont peu imaginer une naifveté si pure et simple, comme nous la voyons par experience : ny n'ont peu croire que nostre societé se peust maintenir avec si peu d'artifice, et de soudeure humaine. C'est une nation, diroy−je à Platon, en laquelle il n'y a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorité politique ; nul usage de service, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu'oysives ; nul respect de parenté, que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled. Les paroles mesmes, qui signifient la mensonge, la trahison, la dissimulation, l'avarice, l'envie, la detraction, le pardon, inouyes. Combien trouveroit il la republique qu'il a imaginée, esloignée de cette perfection ? Hos natura modos primùm dedit. Au demeurant, ils vivent en une contrée de païs tres−plaisante, et bien temperée : de façon qu'à ce que m'ont dit mes tesmoings, il est rare d'y voir un homme malade : et m'ont asseuré, n'en y avoir veu aucun tremblant, chassieux, edenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermez du costé de la terre, de grandes et hautes montaignes, ayans entre−deux, cent lieuës ou environ d'estendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs, qui n'ont aucune ressemblance aux nostres ; et les mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoy qu'il les eust pratiquez à plusieurs autres voyages, leur fit tant d'horreur en cette assiette, qu'ils le tuerent à coups de traict, avant que le pouvoir recognoistre. Leurs bastimens sont fort longs, et capables de deux ou trois cents ames, estoffez d'escorse de grands arbres, tenans à terre par un bout, et se soustenans et appuyans l'un contre l'autre par le feste, à la mode d'aucunes de noz granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanq. Ils ont du bois si dur qu'ils en coupent et en font leurs espées, et des grils à cuire leur viande. Leurs licts sont d'un tissu de cotton, suspenduz contre le toict, comme ceux de noz navires, à chacun le sien : car les femmes couchent à part des maris. Ils se levent avec le Soleil, et mangent soudain apres s'estre levez, pour toute la journée : car ils ne font autre repas que celuy−là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit, de quelques autres peuples d'Orient, qui beuvoient hors du manger : ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d'autant. Leur breuvage est faict de quelque racine, et est de la couleur de noz vins clairets. Ils ne le boivent que tiede : Ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours : il a le goust un peu picquant, nullement fumeux, salutaire à l'estomach, et laxatif à ceux qui ne l'ont accoustumé : c'est une boisson tres−aggreable à qui y est duit. Au lieu du pain ils usent d'une certaine matiere blanche, comme du coriandre confit. J'en ay tasté, le goust en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à dancer. Les plus jeunes vont à la chasse des bestes, à tout des arcs. Une partie des femmes s'amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu'un des vieillards, qui le matin avant qu'ils se mettent à manger, presche en commun toute la grangée, en se promenant d'un bout à autre, et redisant une mesme clause à plusieurs fois, jusques à ce qu'il ayt achevé le tour (car ce sont bastimens qui ont bien cent pas de longueur) il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l'amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrein, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiede et assaisonnée. Il se void en plusieurs lieux, et entre autres chez moy, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs espées, et brasselets de bois, dequoy ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soustiennent la cadance en leur dance. Ils sont raz par tout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasouër que de bois, ou de pierre. Ils croyent les ames eternelles ; et celles qui CHAPITRE XXX Des Cannibales

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Les Essais − Livre I ont bien merité des dieux, estre logées à l'endroit du ciel où le Soleil se leve : les maudites, du costé de l'Occident. Ils ont je ne sçay quels Prestres et Prophetes, qui se presentent bien rarement au peuple, ayans leur demeure aux montaignes. A leur arrivée, il se faict une grande feste et assemblée solennelle de plusieurs villages, (chaque grange, comme je l'ay descrite, faict un village, et sont environ à une lieuë Françoise l'une de l'autre) Ce Prophete parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir : mais toute leur science ethique ne contient que ces deux articles de la resolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Cettuy−cy leur prognostique les choses à venir, et les evenemens qu'ils doivent esperer de leurs entreprinses : les achemine ou destourne de la guerre : mais c'est par tel si que où il faut à bien deviner, et s'il leur advient autrement qu'il ne leur a predit, il est haché en mille pieces, s'ils l'attrapent, et condamné pour faux Prophete. A cette cause celuy qui s'est une fois mesconté, on ne le void plus. C'est don de Dieu, que la divination : voyla pourquoy ce devroit estre une imposture punissable d'en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avoient failly de rencontre, on les couchoit enforgez de pieds et de mains, sur des charriotes pleines de bruyere, tirées par des boeufs, en quoy on les faisoit brusler. Ceux qui manient les choses subjettes à la conduitte de l'humaine suffisance, sont excusables d'y faire ce qu'ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des asseurances d'une faculté extraordinaire, qui est hors de nostre cognoissance : faut−il pas les punir, de ce qu'ils ne maintiennent l'effect de leur promesse, et de la temerité de leur imposture ? Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, ausquelles ils vont tous nuds, n'ayants autres armes que des arcs ou des espées de bois, appointées par un bout, à la mode des langues de noz espieuz. C'est chose esmerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car de routes et d'effroy, ils ne sçavent que c'est. Chacun rapporte pour son trophée la teste de l'ennemy qu'il a tué, et l'attache à l'entrée de son logis. Apres avoir long temps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commoditez, dont ils se peuvent adviser, celuy qui en est le maistre, faict une grande assemblée de ses cognoissans. Il attache une corde à l'un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, esloigné de quelques pas, de peur d'en estre offencé, et donne au plus cher de ses amis, l'autre bras à tenir de mesme ; et eux deux en presence de toute l'assemblée l'assomment à coups d'espée. Cela faict ils le rostissent, et en mangent en commun, et en envoyent des loppins à ceux de leurs amis, qui sont absens. Ce n'est pas comme on pense, pour s'en nourrir, ainsi que faisoient anciennement les Scythes, c'est pour representer une extreme vengeance. Et qu'il soit ainsi, ayans apperceu que les Portugais, qui s'estoient r'alliez à leurs adversaires, usoient d'une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenoient ; qui estoit, de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de traict, et les pendre apres : ils penserent que ces gens icy de l'autre monde (comme ceux qui avoient semé la cognoissance de beaucoup de vices parmy leur voisinage, et qui estoient beaucoup plus grands maistres qu'eux en toute sorte de malice) ne prenoient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu'elle devoit estre plus aigre que la leur, dont ils commencerent de quitter leur façon ancienne, pour suivre cette−cy. Je ne suis pas marry que nous remerquons l'horreur barbaresque qu'il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy jugeans à point de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu'à le manger mort, à deschirer par tourmens et par gehennes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l'avons non seulement leu, mais veu de fresche memoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion) que de le rostir et manger apres qu'il est trespassé. Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoicque, ont bien pensé qu'il n'y avoit aucun mal de se servir de nostre charoigne, à quoy que ce fust, pour nostre besoin, et d'en tirer de la nourriture : comme nos ancestres estans assiegez par Cæsar en la ville d'Alexia, se resolurent de soustenir la faim de ce siege par les corps des vieillars, des femmes, et autres personnes inutiles au combat. CHAPITRE XXX Des Cannibales

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Les Essais − Livre I Vascones, fama est, alimentis talibus usi Produxere animas. Et les medecins ne craignent pas de s'en servir à toute sorte d'usage, pour nostre santé ; soit pour l'appliquer au dedans, ou au dehors : Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si desreglée, qui excusast la trahison, la desloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont noz fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeller barbares, eu esgard aux regles de la raison, mais non pas eu esgard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et genereuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir : elle n'a autre fondement parmy eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en debat de la conqueste de nouvelles terres : car ils jouyssent encore de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses necessaires, en telle abondance, qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne desirer qu'autant que leurs necessitez naturelles leur ordonnent : tout ce qui est au delà, est superflu pour eux. Ils s'entr'appellent generallement ceux de mesme aage freres : enfans, ceux qui sont au dessouz ; et les vieillards sont peres à tous les autres. Ceux−cy laissent à leurs heritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre, que celuy tout pur, que nature donne à ses creatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquest du victorieux, c'est la gloire, et l'avantage d'estre demeuré maistre en valeur et en vertu : car autrement ils n'ont que faire des biens des vaincus, et s'en retournent à leurs pays, où ils n'ont faute d'aucune chose necessaire ; ny faute encore de cette grande partie, de sçavoir heureusement jouir de leur condition, et s'en contenter. Autant en font ceux−cy à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers, autre rançon que la confession et recognoissance d'estre vaincus : Mais il ne s'en trouve pas un en tout un siecle, qui n'ayme mieux la mort, que de relascher, ny par contenance, ny de parole, un seul point d'une grandeur de courage invincible. Il ne s'en void aucun, qui n'ayme mieux estre tué et mangé, que de requerir seulement de ne l'estre pas. Ils les traictent en toute liberté, afin que la vie leur soit d'autant plus chere : et les entretiennent communément des menasses de leur mort future, des tourmens qu'ils y auront à souffrir, des apprests qu'on dresse pour cet effect, du detranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs despens. Tout cela se faict pour cette seule fin, d'arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s'en fuyr ; pour gaigner cet avantage de les avoir espouvantez, et d'avoir faict force à leur constance. Car aussi à le bien prendre, c'est en ce seul point que consiste la vraye victoire : victoria nulla est Quam quæ confessos animo quoque subjugat hostes. Les Hongres tres−belliqueux combattants, ne poursuivoient jadis leur pointe outre avoir rendu l'ennemy à leur mercy. Car en ayant arraché cette confession, ils le laissoyent aller sans offense, sans rançon ; sauf pour le plus d'en tirer parole de ne s'armer des lors en avant contre eux. Assez d'avantages gaignons nous sur nos ennemis, qui sont avantages empruntez, non pas nostres : C'est la qualité d'un porte−faix, non de la vertu, d'avoir les bras et les jambes plus roides : c'est une qualité morte et corporelle, que la disposition : c'est un coup de la fortune, de faire broncher nostre ennemy, et de luy esblouyr les yeux par la lumiere du Soleil : c'est un tour d'art et de science, et qui peut tomber en une personne lasche et de neant, d'estre suffisant à l'escrime. L'estimation et le prix d'un homme consiste au coeur et en la volonté : c'est là ou gist son vray honneur : la vaillance c'est la fermeté, non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l'ame : elle ne consiste pas en la valeur de nostre cheval, ny de noz armes, mais en la nostre. Celuy qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relasche aucun point de son asseurance, qui regarde encores en rendant l'ame, son ennemy d'une veuë ferme et desdaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune : il est tué, non pas vaincu : les plus vaillans sont par fois les plus infortunez.

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Les Essais − Livre I Aussi y a−il des pertes triomphantes à l'envi des victoires. Ny ces quatre victoires soeurs, les plus belles que le Soleil aye onques veu de ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, n'oserent onques opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la desconfiture du Roy Leonidas et des siens au pas de Thermopyles. Qui courut jamais d'une plus glorieuse envie, et plus ambitieuse au gain du combat, que le capitaine Ischolas à la perte ? Qui plus ingenieusement et curieusement s'est asseuré de son salut, que luy de sa ruine ? Il estoit commis à deffendre certain passage du Peloponnese, contre les Arcadiens ; pour quoy faire, se trouvant du tout incapable, veu la nature du lieu, et inegalité des forces : et se resolvant que tout ce qui se presenteroit aux ennemis, auroit de necessité à y demeurer : D'autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité, et du non Lacedemonien, de faillir à sa charge : il print entre ces deux extremités, un moyen party, de telle sorte : Les plus jeunes et dispos de sa troupe, il les conserva à la tuition et service de leur païs, et les y renvoya : et avec ceux desquels le defaut estoit moindre, il delibera de soustenir ce pas : et par leur mort en faire achetter aux ennemis l'entrée la plus chere, qu'il luy seroit possible : comme il advint. Car estant tantost environné de toutes parts par les Arcadiens : apres en avoir faict une grande boucherie, luy et les siens furent touts mis au fil de l'espée. Est−il quelque trophée assigné pour les veincueurs, qui ne soit mieux deu à ces veincus ? Le vray veincre a pour son roolle l'estour, non pas le salut : et consiste l'honneur de la vertu, à combattre, non à battre. Pour revenir à nostre histoire, il s'en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu'on leur fait, qu'au rebours pendant ces deux ou trois mois qu'on les garde, ils portent une contenance gaye, ils pressent leurs maistres de se haster de les mettre en cette espreuve, ils les deffient, les injurient, leur reprochent leur lascheté, et le nombre des battailles perduës contre les leurs. J'ay une chanson faicte par un prisonnier, où il y a ce traict : Qu'ils viennent hardiment trétous, et s'assemblent pour disner de luy, car ils mangeront quant et quant leurs peres et leurs ayeulx, qui ont servy d'aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit−il, cette chair et ces veines, ce sont les vostres, pauvres fols que vous estes : vous ne recognoissez pas que la substance des membres de vos ancestres s'y tient encore : savourez les bien, vous y trouverez le goust de vostre propre chair : invention, qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourans, et qui representent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant la mouë. De vray ils ne cessent jusques au dernier souspir, de les braver et deffier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voila des hommes bien sauvages : car ou il faut qu'ils le soyent bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nostre. Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d'autant plus grand nombre, qu'ils sont en meilleure reputation de vaillance : C'est une beauté remarquable en leurs mariages, que la mesme jalousie que nos femmes ont pour nous empescher de l'amitié et bienvueillance d'autres femmes, les leurs l'ont toute pareille pour la leur acquerir. Estans plus soigneuses de l'honneur de leurs maris, que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur solicitude à avoir le plus de compagnes qu'elles peuvent, d'autant que c'est un tesmoignage de la vertu du mary. Les nostres crieront au miracle : ce ne l'est pas. C'est une vertu proprement matrimoniale : mais du plus haut estage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris, et Livia seconda les appetits d'Auguste, à son interest : et la femme du Roy Dejotarus Stratonique, presta non seulement à l'usage de son mary, une fort belle jeune fille de chambre, qui la servoit, mais en nourrit soigneusement les enfants : et leur feit espaule à succeder aux estats de leur pere. Et afin qu'on ne pense point que tout cecy se face par une simple et servile obligation à leur usance, et par l'impression de l'authorité de leur ancienne coustume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l'ame si stupide, que de ne pouvoir prendre autre party, il faut alleguer quelques traits de leur suffisance. Outre celuy que je vien de reciter de l'une de leurs chansons guerrieres, j'en ay un'autre amoureuse, qui commence en ce sens : « Couleuvre arreste toy, arreste toy couleuvre, afin que ma soeur tire sur le patron de ta peinture, la CHAPITRE XXX Des Cannibales

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Les Essais − Livre I façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que je puisse donner à m'amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition preferée à tous les autres serpens. » Ce premier couplet, c'est le refrein de la chanson. Or j'ay assez de commerce avec la poësie pour juger cecy, que non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu'elle est tout à faict Anacreontique. Leur langage au demeurant, c'est un langage doux, et qui a le son aggreable, retirant aux terminaisons Grecques. Trois d'entre eux, ignorans combien couttera un jour à leur repos, et à leur bon heur, la cognoissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruine, comme je presuppose qu'elle soit des−ja avancée (bien miserables de s'estre laissez pipper au desir de la nouvelleté, et avoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nostre) furent à Roüan, du temps que le feu Roy Charles neufiesme y estoit : le Roy parla à eux long temps, on leur fit voir nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville : apres cela, quelqu'un en demanda leur advis, et voulut sçavoir d'eux, ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent trois choses, dont j'ay perdu la troisiesme, et en suis bien marry ; mais j'en ay encore deux en memoire. Ils dirent qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange, que tant de grands hommes portans barbe, forts et armez, qui estoient autour du Roy (il est vray−semblable qu'ils parloient des Suisses de sa garde) se soubmissent à obeir à un enfant, et qu'on ne choisissoit plustost quelqu'un d'entre eux pour commander : Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu'ils nomment les hommes, moitié les uns des autres) qu'ils avoyent apperceu qu'il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendians à leurs portes, décharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses, pouvoient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prinsent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlay à l'un d'eux fort long temps, mais j'avois un truchement qui me suivoit si mal, et qui estoit si empesché à recevoir mes imaginations par sa bestise, que je n'en peus tirer rien qui vaille. Sur ce que je luy demanday quel fruit il recevoit de la superiorité qu'il avoit parmy les siens (car c'estoit un Capitaine, et noz matelots le nommoient Roy) il me dit, que c'estoit, marcher le premier à la guerre : De combien d'hommes il estoit suivy ; il me montra une espace de lieu, pour signifier que c'estoit autant qu'il en pourroit en une telle espace, ce pouvoit estre quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son authorité estoit expirée ; il dit qu'il luy en restoit cela, que quand il visitoit les villages qui dépendoient de luy, on luy dressoit des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il peust passer bien à l'aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoy ? ils ne portent point de haut de chausses. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXI Qu'il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines LE vray champ et subject de l'imposture, sont les choses inconnües : d'autant qu'en premier lieu l'estrangeté mesme donne credit, et puis n'estants point subjectes à nos discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combattre. A cette cause, dit Platon, est−il bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que de la nature des hommes : par ce que l'ignorance des auditeurs preste une belle et large carriere, et toute liberté, au maniement d'une matiere cachee. Il advient de là, qu'il n'est rien creu si fermement, que ce qu'on sçait le moins, ny gens si asseurez, que ceux qui nous content des fables, comme Alchymistes, Prognostiqueurs, Judiciaires, Chiromantiens, Medecins, id genus omne. Ausquels je joindrois volontiers, si j'osois, un tas de gens, interpretes et contrerolleurs ordinaires CHAPITRE XXXI Qu'il faut sobrement se mesler de juger des ordonnances divines

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Les Essais − Livre I des dessains de Dieu, faisans estat de trouver les causes de chasque accident, et de veoir dans les secrets de la volonté divine, les motifs incomprehensibles de ses oeuvres. Et quoy que la varieté et discordance continuelle des evenemens, les rejette de coin en coin, et d'Orient en Occident, ils ne laissent de suivre pourtant leur esteuf, et de mesme creon peindre le blanc et le noir. En une nation Indienne il y a cette loüable observance, quand il leur mes−advient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme d'une action injuste : rapportant leur heur ou malheur à la raison divine, et luy submettant leur jugement et discours. Suffit à un Chrestien croire toutes choses venir de Dieu : les recevoir avec recognoissance de sa divine et inscrutable sapience : pourtant les prendre en bonne part, en quelque visage qu'elles luy soient envoyees. Mais je trouve mauvais ce que je voy en usage, de chercher à fermir et appuyer nostre religion par la prosperité de nos entreprises. Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser par les evenemens : Car le peuple accoustumé à ces argumens plausibles, et proprement de son goust, il est danger, quand les evenemens viennent à leur tour contraires et des−avantageux, qu'il en esbranle sa foy : Comme aux guerres où nous sommes pour la Religion, ceux qui eurent l'avantage au rencontre de la Rochelabeille, faisans grand feste de cet accident, et se servans de cette fortune, pour certaine approbation de leur party : quand ils viennent apres à excuser leurs defortunes de Mont−contour et de Jarnac, sur ce que ce sont verges et chastiemens paternels, s'ils n'ont un peuple du tout à leur mercy, ils luy font assez aisément sentir que c'est prendre d'un sac deux moultures, et de mesme bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudroit mieux l'entretenir des vrays fondemens de la verité. C'est une belle bataille navale qui s'est gaignee ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite de dom Joan d'Austria : mais il a bien pleu à Dieu en faire autres fois voir d'autres telles à nos despens. Somme, il est mal−aisé de ramener les choses divines à nostre balance, qu'elles n'y souffrent du deschet. Et qui voudroit rendre raison de ce que Arrius et Leon son Pape, chefs principaux de cette heresie, moururent en divers temps, de morts si pareilles et si estranges (car retirez de la dispute par douleur de ventre à la garderobe, tous deux y rendirent subitement l'ame) et exaggerer cette vengeance divine par la circonstance du lieu, y pourroit bien encore adjouster la mort de Heliogabalus, qui fut aussi tué en un retraict. Mais quoy ? Irenee se trouve engagé en mesme fortune : Dieu nous voulant apprendre, que les bons ont autre chose à esperer : et les mauvais autre chose à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde : il les manie et applique selon sa disposition occulte : et nous oste le moyen d'en faire sottement nostre profit. Et se moquent ceux qui s'en veulent prevaloir selon l'humaine raison. Ils n'en donnent jamais une touche, qu'ils n'en reçoivent deux. Sainct Augustin en fait une belle preuve sur ses adversaires. C'est un conflict, qui se decide par les armes de la memoire, plus que par celles de la raison. Il se faut contenter de la lumiere qu'il plaist au Soleil nous communiquer par ses rayons, et qui eslevera ses yeux pour en prendre une plus grande dans son corps mesme, qu'il ne trouve pas estrange, si pour la peine de son outrecuidance il y perd la veuë. Quis hominum potest scire consilium Dei ? aut quis poterit cogitare, quid velit Dominus ? Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXII De fuir les voluptez au pris de la vie J'AVOIS bien veu convenir en cecy la pluspart des anciennes opinions : Qu'il est heure de mourir lors qu'il y a plus de mal que de bien à vivre : que de conserver nostre vie à nostre tourment incommodité, c'est choquer les regles mesmes de nature, comme disent ces vieilles regles,

CHAPITRE XXXII De fuir les voluptez au pris de la vie

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Les Essais − Livre I Mais de pousser le mespris de la mort jusques à tel degré, que de l'employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, autres faveurs biens que nous appellons de la fortune : comme si la raison n'avoit pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y adjouster cette nouvelle recharge, je ne l'avois veu ny commander, ny pratiquer : jusques lors que ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant de grande authorité autour de l'Empereur, de changer cette vie voluptueuse pompeuse, de se retirer de cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille philosophique : sur quoy Lucilius alleguoit quelques difficultez : Je suis d'advis (dit−il) que tu quites cette vie là, où la vie tout à faict : bien te conseille−je de suivre la plus douce voye, de destacher plustost que de rompre ce que tu as mal noüé ; pourveu que s'il ne se peut autrement destacher, tu le rompes. Il n'y a homme si coüard qui n'ayme mieux tomber une fois, que de demeurer tousjours en bransle. J'eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse Stoïque : mais il est plus estrange qu'il soit emprunté d'Epicurus, qui escrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si est−ce que je pense avoir remarqué quelque traict semblable parmy nos gens, mais avec la moderation Chrestienne. Sainct Hilaire Evesque de Poitiers, ce fameux ennemy de l'heresie Arrienne, estant en Syrie fut adverty qu'Abra sa fille unique, qu'il avoit laissee pardeça avec sa mere, estoit poursuyvie en mariage par les plus apparens Seigneurs du païs, comme fille tres−bien nourrie, belle, riche, en la fleur de son aage : il luy escrivit (comme nous voyons) qu'elle ostast son affection de tous ces plaisirs advantages qu'on luy presentoit : qu'il luy avoit trouvé en son voyage un party bien plus grand plus digne, d'un mary de bien autre pouvoir magnificence, qui luy feroit presens de robes de joyaux, de prix inestimable. Son dessein estoit de luy faire perdre l'appetit l'usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu : Mais à cela, le plus court plus certain moyen luy semblant estre la mort de sa fille, il ne cessa par voeux, prieres, oraisons, de faire requeste à Dieu de l'oster de ce monde, de l'appeller à soy : comme il advint : car bien−tost apres son retour, elle luy mourut, dequoy il montra une singuliere joye. Cettuy−cy semble encherir sur les autres, de ce qu'il s'adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, puis que c'est à l'endroit de sa fille unique. Mais je ne veux obmettre le bout de cette histoire, encore qu'il ne soit pas de mon propos. La femme de Sainct Hilaire ayant entendu par luy, comme la mort de leur fille s'estoit conduite par son dessein volonté, combien elle avoit plus d'heur d'estre deslogee de ce monde, que d'y estre, print une si vive apprehension de la beatitude eternelle celeste, qu'elle solicita son mary avec extreme instance, d'en faire autant pour elle. Et Dieu à leurs prieres communes, l'ayant retiree à soy, bien tost apres, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement commun. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXIII La fortune se rencontre souvent au train de la raison L'INCONSTANCE du bransle divers de la fortune, fait qu'elle nous doive presenter toute espece de visages. Y a il action de justice plus expresse que celle cy ? Le Duc de Valentinois ayant resolu d'empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape Alexandre sixiesme son pere, et luy alloyent soupper au Vatican : envoya devant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu'il la gardast bien soigneusement : le Pape y estant arrivé avant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui pensoit ce vin ne luy avoir esté recommandé que pour sa bonté, en servit au Pape, et le Duc mesme y arrivant sur le point de la collation, et se fiant qu'on n'auroit pas touché à sa bouteille, en prit à son tour ; en maniere que le Pere en mourut soudain, et le fils apres avoir esté longuement tourmenté de maladie, fut reservé à un'autre pire fortune. Quelquefois il semble à point nommé qu'elle se joüe à nous : Le Seigneur d'Estree, lors guidon de Monsieur de Vandosme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie du Duc d'Ascot, estans tous deux CHAPITRE XXXIII La fortune se rencontre souvent au train de la raison

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Les Essais − Livre I serviteurs de la soeur du Sieur de Foungueselles, quoy que de divers partis (comme il advient aux voisins de la frontiere) le Sieur de Licques l'emporta : mais le mesme jour des nopces, et qui pis est, avant le coucher, le marié ayant envie de rompre un bois en faveur de sa nouvelle espouse, sortit à l'escarmouche pres de S. Omer, où le sieur d'Estree se trouvant le plus fort, le feit son prisonnier : et pour faire valoir son advantage, encore fallut−il que la Damoiselle, Conjugis ante coacta novi dimittere collum, Quam veniens una atque altera rursus hyems Noctibus in longis avidum saturasset amorem, luy fist elle mesme requeste par courtoisie de luy rendre son prisonnier : comme il fit, la noblesse Françoise, ne refusant jamais rien aux Dames. Semble−il pas que ce soit un sort artiste ? Constantin fils d'Helene fonda l'Empire de Constantinople : et tant de siecles apres Constantin fils d'Helene le finit. Quelquefois il luy plaist envier sur nos miracles : Nous tenons que le Roy Clovis assiegeant Angoulesme, les murailles cheurent d'elles mesmes par faveur divine : Et Bouchet emprunte de quelqu'autheur, que le Roy Robert assiegeant une ville, et s'estant desrobé du siege, pour aller à Orleans solennizer la feste Sainct Aignan, comme il estoit en devotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville assiegee, s'en allerent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à contrepoil en nos guerres de Milan : car le Capitaine Rense assiegeant pour nous la ville d'Eronne, et ayant faict mettre la mine soubs un grand pan de mur, et le mur en estant brusquement enlevé hors de terre, recheut toutes−fois tout empenné, si droit dans son fondement, que les assiegez n'en vausirent pas moins. Quelquefois elle fait la medecine. Jason Phereus estant abandonné des medecins, pour une aposteme, qu'il avoit dans la poitrine, ayant envie de s'en défaire, au moins par la mort, se jetta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son aposteme en creva, et guerit. Surpassa elle pas le peintre Protogenes en la science de son art ? Cettuy−cy ayant parfaict l'image d'un chien las, et recreu à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant representer à son gré l'escume et la bave, despité contre sa besongne, prit son esponge, et comme elle estoit abreuvee de diverses peintures, la jetta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l'endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoy l'art n'avoit peu attaindre. N'adresse elle pas quelquefois nos conseils, et les corrige ? Isabel Royne d'Angleterre, ayant à repasser de Zelande en son Royaume, avec une armee, en faveur de son fils contre son mary, estoit perdue, si elle fust arrivee au port qu'elle avoit projetté, y estant attendue par ses ennemis : mais la fortune la jetta contre son vouloir ailleurs, où elle print terre en toute seureté. Et cet ancien qui ruant la pierre à un chien, en assena et tua sa marastre, eut il−pas raison de prononcer ces vers :

La fortune a meilleur advis que nous. Icetes avoit prattiqué deux soldats, pour tuer Timoleon, sejournant à Adrane en la Sicile. Ils prindrent heure, sur le point qu'il feroit quelque sacrifice. Et se meslans parmy la multitude, comme ils se guignoyent l'un l'autre, que l'occasion estoit propre à leur besoigne : voicy un tiers, qui d'un grand coup d'espee, en assene l'un par la teste, et le rue mort par terre, et s'en fuit. Le compagnon se tenant pour descouvert et perdu, recourut à l'autel, requerant franchise, avec promesse de dire toute la verité. Ainsi qu'il faisoit le compte de la conjuration, voicy le tiers qui avoit esté attrapé, lequel comme meurtrier, le peuple pousse et saboule au CHAPITRE XXXIII La fortune se rencontre souvent au train de la raison

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Les Essais − Livre I travers la presse, vers Timoleon, et les plus apparents de l'assemblee. Là il crie mercy : et dit avoir justement tué l'assassin de son pere : verifiant sur le champ, par des tesmoings que son bon sort luy fournit, tout à propos, qu'en la ville des Leontins son pere, de vray, avoit esté tué par celuy sur lequel il s'estoit vengé. On luy ordonna dix mines Attiques, pour avoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son pere, de retirer de mort le pere commun des Siciliens. Cette fortune surpasse en reglement, les regles de l'humaine prudence. Pour la fin : En ce faict icy, se descouvre il pas une bien expresse application de sa faveur, de bonté et pieté singuliere ? Ignatius Pere et fils, proscripts par les Triumvirs à Rome, se resolurent à ce genereux office, de rendre leurs vies, entre les mains l'un de l'autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans : ils se coururent sus, l'espee au poing : elle en dressa les pointes, et en fit deux coups esgallement mortels : et donna à l'honneur d'une si belle amitié, qu'ils eussent justement la force de retirer encore des playes leurs bras sanglants et armés, pour s'entrembrasser en cet estat, d'une si forte estrainte, que les bourreaux couperent ensemble leurs deux testes, laissans les corps tousjours pris en ce noble neud ; et les playes jointes, humans amoureusement, le sang et les restes de la vie, l'une de l'autre. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXIV D'un defaut de nos polices FEU mon pere, homme pour n'estre aydé que de l'experience et du naturel, d'un jugement bien net m'a dict autrefois, qu'il avoit desiré mettre en train, qu'il y eust és villes certain lieu designé, auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à un officier estably pour cet effect : comme, je cherche à vendre des perles : je cherche des perles à vendre, tel veut compagnie pour aller à Paris ; tel s'enquiert d'un serviteur de telle qualité, tel d'un maistre ; tel demande un ouvrier : qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing. Et semble que ce moyen de nous entr'advertir, apporteroit non legere commodité au commerce publique : Car à tous coups, il y a des conditions, qui s'entrecherchent, et pour ne s'entr'entendre, laissent les hommes en extreme necessité. J'entens avec une grande honte de nostre siecle, qu'à nostre veuë, deux tres−excellens personnages en sçavoir, sont morts en estat de n'avoir pas leur saoul à manger : Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus Castalio en Allemagne : Et croy qu'il y a mil'hommes qui les eussent appellez avec tres−advantageuses conditions, ou secourus où ils estoient s'ils l'eussent sçeu. Le monde n'est pas si generalement corrompu, que je ne sçache tel homme, qui souhaitteroit de bien grande affection, que les moyens que les siens luy ont mis en main, se peussent employer tant qu'il plaira à la fortune qu'il en jouisse, à mettre à l'abry de la necessité, les personnages rares et remarquables en quelque espece de valeur, que le mal−heur combat quelquefois jusques à l'extremité : et qui les mettroit pour le moins en tel estat, qu'il ne tiendroit qu'à faute de bon discours, s'ils n'estoyent contens. En la police oeconomique mon pere avoit cet ordre, que je sçay loüer, mais nullement ensuivre. C'est qu'outre le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes, payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire, lequel registre, un Receveur a en charge : il ordonnoit à celuy de ses gents, qui luy servoit à escrire, un papier journal, à inserer toutes les survenances de quelque remarque, et jour par jour les memoires de l'histoire de sa maison : tres−plaisante à veoir, quand le temps commence à en effacer la souvenance, et tres à propos pour nous oster souvent de peine : Quand fut entamee telle besoigne, quand achevee : quels trains y ont passé, combien arresté : noz voyages, noz absences, mariages, morts : la reception des heureuses ou malencontreuses nouvelles : changement des serviteurs principaux : telles matieres. Usage ancien, que je trouve bon à rafraichir, chacun en sa chacuniere : et me trouve un sot d'y avoir failly.

CHAPITRE XXXIV D'un defaut de nos polices

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Les Essais − Livre I Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXV De l'usage de se vestir OU que je veuille donner, il me faut forcer quelque barriere de la coustume, tant ell'a soigneusement bridé toutes nos avenues. Je devisoy en cette saison frilleuse, si la façon d'aller tout nud de ces nations dernierement trouvees, est une façon forcee par la chaude temperature de l'air, comme nous disons des Indiens, et des Mores, ou si c'est l'originelle des hommes. Les gens d'entendement, d'autant que tout ce qui est soubs le ciel, comme dit la saincte Parole, est subject à mesmes loix, ont accoustumé en pareilles considerations à celles icy, où il faut distinguer les loix naturelles des controuvees, de recourir à la generale police du monde, où il n'y peut avoir rien de contrefaict. Or tout estant exactement fourny ailleurs de filet et d'éguille, pour maintenir son estre, il est mécreable, que nous soyons seuls produits en estat deffectueux et indigent, et en estat qui ne se puisse maintenir sans secours estranger. Ainsi je tiens que comme les plantes, arbres, animaux, et tout ce qui vit, se treuve naturellement equippé de suffisante couverture, pour se deffendre de l'injure du temps, Proptereaque ferè res omnes, aut corio sunt, Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice tectæ, aussi estions nous : mais comme ceux qui esteignent par artificielle lumiere celle du jour, nous avons esteint nos propres moyens, par les moyens empruntez. Et est aisé à voir que c'est la coustume qui nous fait impossible ce qui ne l'est pas : Car de ces nations qui n'ont aucune cognoissance de vestemens, il s'en trouve d'assises environ soubs mesme ciel, que le nostre, et soubs bien plus rude ciel que le nostre : Et puis la plus delicate partie de nous est celle qui se tient tousjours descouverte : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles : à noz contadins, comme à noz ayeulx, la partie pectorale et le ventre. Si nous fussions nez avec condition de cotillons et de greguesques, il ne faut faire doubte, que nature n'eust armé d'une peau plus espoisse ce qu'elle eust abandonné à la baterie des saisons, comme elle a faict le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoy semble il difficile à croire ? entre ma façon d'estre vestu, et celle du païsan de mon païs, je trouve bien plus de distance, qu'il n'y a de sa façon, à celle d'un homme, qui n'est vestu que de sa peau. Combien d'hommes, et en Turchie sur tout, vont nuds par devotion ! Je ne sçay qui demandoit à un de nos gueux, qu'il voyoit en chemise en plein hyver, aussi scarbillat que tel qui se tient ammitonné dans les martes jusques aux oreilles, comme il pouvoit avoir patience : Et vous monsieur, respondit−il, vous avez bien la face descouverte : or moy je suis tout face. Les Italiens content du fol du Duc de Florence, ce me semble, que son maistre s'enquerant comment ainsi mal vestu, il pouvoit porter le froid, à quoy il estoit bien empesché luy−mesme : Suivez, dit−il, ma recepte de charger sur vous tous vos accoustrements, comme je fay les miens, vous n'en souffrirez non plus que moy. Le Roy Massinissa jusques à l'extreme vieillesse, ne peut estre induit à aller la teste couverte par froid, orage, et pluye qu'il fist, ce qu'on dit aussi de l'Empereur Severus. Aux batailles donnees entre les Ægyptiens et les Perses, Herodote dit avoir esté remarqué et par d'autres, et par luy, que de ceux qui y demeuroient morts, le test estoit sans comparaison plus dur aux Ægyptiens qu'aux Perses : à raison que ceux cy portent tousjours leurs testes couvertes de beguins, et puis de turbans : ceux la rases des l'enfance et descouvertes. Et le Roy Agesilaus observa jusques à sa decrepitude, de porter pareille vesture en hyver qu'en esté. Cæsar, CHAPITRE XXXV De l'usage de se vestir

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Les Essais − Livre I dit Suetone, marchoit tousjours devant sa troupe, et le plus souvent à pied, la teste descouverte, soit qu'il fist Soleil, ou qu'il pleust, et autant en dit−on de Hannibal, tum vertice nudo Excipere insanos imbres, cælique ruinam. Un Venitien, qui s'y est tenu long temps, et qui ne fait que d'en venir, escrit qu'au Royaume du Pegu, les autres parties du cops vestues, les hommes et les femmes vont tousjours les pieds nuds, mesme à cheval. Et Platon conseille merveilleusement pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la teste autre couverture, que celle que nature y a mise. Celuy que les Polonnois ont choisi pour leur Roy, apres le nostre, qui est à la verité l'un des plus grands Princes de nostre siecle, ne porte jamais gands, ny ne change pour hyver et temps qu'il face, le mesme bonnet qu'il porte au couvert. Comme je ne puis souffrir d'aller deboutonné et destaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiroient entravez de l'estre. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinsions la teste descouverte, en presence des Dieux ou du Magistrat, on le fit plus pour nostre santé, et nous fermir contre les injures du temps, que pour compte de la reverence. Et puis que nous sommes sur le froid, et François accoustumez à nous biguarrer, (non pas moy, car je ne m'habille guiere que de noir ou de blanc, à l'imitation de mon pere,) adjoustons d'une autre piece, que le Capitaine Martin du Bellay recite, au voyage de Luxembourg, avoir veu les gelees si aspres, que le vin de la munition se coupoit à coups de hache et de coignee, se debitoit aux soldats par poix, et qu'ils l'emportoient dans des panniers : et Ovide, Nudaque consistunt formam servantia testæ Vina, nec hausta meri, sed data frusta bibunt. Les gelees sont si aspres en l'emboucheure des Palus Mæotides, qu'en la mesme place où le Lieutenant de Mithridates avoit livré bataille aux ennemis à pied sec, et les y avoit desfaicts, l'esté venu, il y gaigna contre eux encore une bataille navalle. Les Romains souffrirent grand desadvantage au combat qu'ils eurent contre les Carthaginois pres de Plaisance, de ce qu'ils allerent à la charge, le sang figé, et les membres contreints de froid : là où Hannibal avoit faict espandre du feu par tout son ost, pour eschaufer ses soldats : et distribuer de l'huyle par les bandes, afin que s'oignants, ils rendissent leurs nerfs plus souples et desgourdis, et encroustassent les pores contre les coups de l'air et du vent gelé, qui couroit lors. La retraitte des Grecs, de Babylone en leurs païs, est fameuse des difficultez et mesaises, qu'ils eurent à surmonter. Cette cy en fut, qu'accueillis aux montaignes d'Armenie d'un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la cognoissance du païs et des chemins : et en estants assiegés tout court, furent un jour et une nuict, sans boire et sans manger, la plus part de leurs bestes mortes : d'entre eux plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du gresil, et lueur de la neige : plusieurs estropiés par les extremitez : plusieurs roides transis et immobiles de froid, ayants encore le sens entier. Alexandre veit une nation en laquelle on enterre les arbres fruittiers en hyver pour les defendre de la gelee : et nous en pouvons aussi voir.

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Les Essais − Livre I Sur le subject de vestir, le Roy de la Mexique changeoit quatre fois par jour d'accoustremens, jamais ne les reiteroit, employant sa desferre à ses continuelles liberalitez et recompenses : comme aussi ny pot, ny plat, ny utensile de sa cuisine, et de sa table, ne luy estoient servis à deux fois. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXVI Du jeune Caton JE n'ay point cette erreur commune, de juger d'un autre selon que je suis. J'en croy aysément des choses diverses à moy. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chascun fait, et croy, et conçoy mille contraires façons de vie : et au rebours du commun, reçoy plus facilement la difference, que la ressemblance en nous. Je descharge tant qu'on veut, un autre estre, de mes conditions et principes : et le considere simplement en luy mesme, sans relation, l'estoffant sur son propre modelle. Pour n'estre continent, je ne laisse d'advoüer sincerement, la continence des Feuillans et des Capuchins, et de bien trouver l'air de leur train. Je m'insinue par imagination fort bien en leur place : et les ayme et les honore d'autant plus, qu'ils sont autres que moy. Je desire singulierement, qu'on nous juge chascun à part soy : et qu'on ne me tire en consequence des communs exemples. Ma foiblesse n'altere aucunement les opinions que je dois avoir de la force et vigueur de ceux qui le meritent. Sunt, qui nihil suadent, quàm quod se imitari posse confidunt. Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remarquer jusques dans les nuës la hauteur inimitable d'aucunes ames heroïques : C'est beaucoup pour moy d'avoir le jugement reglé, si les effects ne le peuvent estre, et maintenir au moins cette maistresse partie, exempte de corruption : C'est quelque chose d'avoir la volonté bonne, quand les jambes me faillent. Ce siecle, auquel nous vivons, au moins pour nostre climat, est si plombé, que je ne dis pas l'execution, mais l'imagination mesme de la vertu en est à dire : et semble que ce ne soit autre chose qu'un jargon de college. virtutem verba putant, ut Lucum ligna : quam vereri deberent, etiam si percipere non possent. C'est un affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout de l'oreille, pour parement. Il ne se recognoist plus d'action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n'en ont pas pourtant l'essence : car le profit, la gloire, la crainte, l'accoutumance, et autres telles causes estrangeres nous acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la debonnaireté, que nous exerçons lors, elles peuvent estre ainsi nommees, pour la consideration d'autruy, et du visage qu'elles portent en public : mais chez l'ouvrier, ce n'est aucunement vertu. Il y a une autre fin proposee, autre cause mouvante. Or la vertu n'advoüe rien, que ce qui se faict par elle, et pour elle seule. En cette grande bataille de Potidee, que les Grecs sous Pausanias gaignerent contre Mardonius, et les Perses : les victorieux suivant leur coustume, venants à partir entre eux la gloire de l'exploit, attribuerent à la nation Spartiate la precellence de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents juges de la vertu, quand ils vindrent à decider, à quel particulier de leur nation debvoit demeurer l'honneur d'avoir le mieux faict en cette journee, trouverent qu'Aristodemus s'estoit le plus courageusement hazardé : mais pourtant ils ne luy en donnerent point de prix, par ce que sa vertu avoit esté incitee du desir de se purger du reproche, qu'il avoit encouru au faict des Thermopyles : et d'un appetit de mourir courageusement, pour garantir sa honte passee.

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Les Essais − Livre I Nos jugemens sont encores malades, et suyvent la depravation de nos moeurs : Je voy la pluspart des esprits de mon temps faire les ingenieux à obscurcir la gloire des belles et genereuses actions anciennes, leur donnant quelque interpretation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines : Grande subtilité : Qu'on me donne l'action la plus excellente et pure, je m'en vois y fournir vraysemblablement cinquante vitieuses intentions. Dieu sçait, à qui les veut estendre, quelle diversité d'images ne souffre nostre interne volonté : Ils ne font pas tant malitieusement, que lourdement et grossierement, les ingenieux, à tout leur mesdisance. La mesme peine, qu'on prent à detracter de ces grands noms, et la mesme licence, je la prendroye volontiers à leur prester quelque tour d'espaule pour les hausser. Ces rares figures, et triees pour l'exemple du monde, par le consentement des sages, je ne me feindroy pas de les recharger d'honneur, autant que mon invention pourroit, en interpretation et favorable circonstance. Et il faut croire, que les efforts de nostre invention sont loing au dessous de leur merite. C'est l'office des gents de bien, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse. Et ne messieroit pas, quand la passion nous transporteroit à la faveur de si sainctes formes. Ce que ceux cy font au contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener leur creance à leur portee, dequoy je viens de parler : où comme je pense plustost, pour n'avoir pas la veuë assez forte et assez nette ny dressee à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naifve : Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuoient la cause de la mort du jeune Caton, à la crainte qu'il avoit eu de Cæsar : dequoy il se picque avecques raison : Et peut on juger par là, combien il se fust encore plus offencé de ceux qui l'ont attribuee à l'ambition. Sottes gents. Il eust bien faict une belle action, genereuse et juste plustost avec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage là fut veritablement un patron, que nature choisit, pour montrer jusques où l'humaine vertu et fermeté pouvoit atteindre. Mais je ne suis pas icy à mesmes pour traicter ce riche argument : Je veux seulement faire luiter ensemble, les traicts de cinq poëtes Latins, sur la louange de Caton, et pour l'interest de Caton : et par incident, pour le leur aussi. Or devra l'enfant bien nourry, trouver au prix des autres, les deux premiers trainants. Le troisiesme, plus verd : mais qui s'est abattu par l'extravagance de sa force. Il estimera que là il y auroit place à un ou deux degrez d'invention encore, pour arriver au quatriesme, sur le point duquel il joindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de quelque espace : mais laquelle espace, il jurera ne pouvoir estre remplie par nul esprit humain, il s'estonnera, il se transira. Voicy merveilles. Nous avons bien plus de poëtes, que de juges et interpretes de poësie. Il est plus aisé de la faire, que de la cognoistre. A certaine mesure basse, on la peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne, la supreme, la divine, est au dessus des regles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d'une veuë ferme et rassise, il ne la void pas : non plus que la splendeur d'un esclair. Elle ne pratique point nostre jugement : elle le ravit et ravage. La fureur, qui espoinçonne celuy qui la sçait penetrer, fiert encores un tiers, à la luy ouyr traitter et reciter. Comme l'aymant attire non seulement une aiguille, mais infond encores en icelle, sa faculté d'en attirer d'autres : et il se void plus clairement aux theatres, que l'inspiration sacree des muses, ayant premierement agité le poëte à la cholere, au deuil, à la hayne, et hors de soy, où elles veulent, frappe encore par le poëte, l'acteur, et par l'acteur, consecutivement tout un peuple. C'est l'enfileure de noz aiguilles, suspendues l'une de l'autre. Dés ma premiere enfance, la poësie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien vif, qui est naturellement en moy, a esté diversement manié, par diversité de formes, non tant, plus hautes et plus basses (car c'estoient tousjours des plus hautes en chasque espece) comme differentes en couleur. Premierement, une fluidité gaye et ingenieuse : depuis une subtilité aiguë et relevee. En fin, une force meure et constante. L'exemple le dira mieux. Ovide, Lucain, Vergile. Mais voyla nos gens sur la carriere. Sit Cato dum vivit sane vel Cæsare major, dit l'un : Et invictum devicta morte Catonem,

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Les Essais − Livre I dit l'autre. Et l'autre, parlant des guerres civiles d'entre Cæsar et Pompeius, Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. Et le quatriesme sur les louanges de Cæsar : Et cuncta terrarum subacta, Præter atrocem animum Catonis. Et le maistre du coeur, apres avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette maniere : his dantem jura Catonem. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXVII Comme nous pleurons et rions d'une mesme chose QUAND nous rencontrons dans les histoires, qu'Antigonus sçeut tres−mauvais gré à son fils de luy avoir presenté la teste du Roy Pyrrhus son ennemy, qui venoit sur l'heure mesme d'estre tué combatant contre luy : et que l'ayant veuë il se print bien fort à pleurer : Et que le Duc René de Lorraine, pleingnit aussi la mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu'il venoit de deffaire, et en porta le deuil en son enterrement : Et qu'en la bataille d'Auroy (que le Comte de Montfort gaigna contre Charles de Blois sa partie, pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps de son ennemy trespassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s'escrier soudain, Et cosi aven che l'animo ciascuna Sua passion sotto el contrario manto Ricopre, con la vista hor'chiara, hor bruna. Quand on presenta à Cæsar la teste de Pompeius, les histoires disent qu'il en destourna sa veuë, comme d'un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avoit eu entr'eux une si longue intelligence, et societé au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d'offices reciproques et d'alliance, qu'il ne faut pas croire que cette contenance fust toute fauce et contrefaicte, comme estime cet autre : tutumque putavit Jam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes Effudit, gemitúsque expressit pectore læto. Car bien qu'à la verité la pluspart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu'il puisse quelquefois estre vray, Heredis fletus sub persona risus est, si est−ce qu'au jugement de ces accidens, il faut considerer, comme nos ames se trouvent souvent agitees de diverses passions. Et tout ainsi qu'en nos corps ils disent qu'il y a une assemblee de diverses humeurs, desquelles celle là est maistresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en nostre ame, bien qu'il y ait divers mouvements, qui l'agitent, si faut−il qu'il y en ayt un à qui le CHAPITRE XXXVII Comme nous pleurons et rions d'une mesme chose

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Les Essais − Livre I champ demeure. Mais ce n'est pas avec si entier avantage, que pour la volubilité et soupplesse de nostre ame, les plus foibles par occasion ne regaignent encores la place, et ne facent une courte charge à leur tour. D'où nous voyons non seulement les enfans, qui vont tout naifvement apres la nature, pleurer et rire souvent de mesme chose : mais nul d'entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu'il face à son souhait, qu'encore au départir de sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage : et si les larmes ne luy en eschappent tout à faict, au moins met−il le pied à l'estrié d'un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui eschauffe le coeur des filles bien nees, encore les despend on à force du col de leurs meres, pour les rendre à leur espoux : quoy que die ce bon compagnon, Est ne novis nuptis odio Venus, anne parentum Frustrantur falsis gaudia lacrymulis, Ubertim thalami quas intra limina fundunt ? Non, ita me divi, vera gemunt, juverint. Ainsin il n'est pas estrange de plaindre celuy−là mort, qu'on ne voudroit aucunement estre en vie. Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j'aye : ce sont vrayes et non feintes imprecations : mais cette fumee passee, qu'il ayt besoing de moy, je luy bien−feray volontiers, je tourne à l'instant le fueillet. Quand je l'appelle un badin, un veau : je n'entrepren pas de luy coudre à jamais ces titres : ny ne pense me desdire, pour le nommer honeste homme tantost apres. Nulle qualité nous embrasse purement et universellement. Si ce n'estoit la contenance d'un fol, de parler seul, il n'est jour ny heure à peine, en laquelle on ne m'ouist gronder en moy−mesme, et contre moy, Bren du fat : et si n'enten pas, que ce soit ma definition. Qui pour me voir une mine tantost froide, tantost amoureuse envers ma femme, estime que l'une ou l'autre soit feinte, il est un sot. Neron prenant congé de sa mere, qu'il envoioit noyer, sentit toutefois l'émotion de cet adieu maternel : et en eust horreur et pitié. On dit que la lumiere du Soleil, n'est pas d'une piece continuë : mais qu'il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n'en pouvons appercevoir l'entre deux. Largus enim liquidi fons luminis ætherius sol Inrigat assiduè cælum candore recenti, Suppeditatque novo confestim lumine lumen ; ainsin eslance nostre ame ses pointes diversement et imperceptiblement. Artabanus surprint Xerxes son nepveu, et le tança de la mutation soudaine de sa contenance. Il estoit à considerer la grandeur desmesurée de ses forces, au passage de l'Hellespont, pour l'entreprinse de la Grece. Il luy print premierement un tressaillement d'aise, à veoir tant de milliers d'hommes à son service, et le tesmoigna par l'allegresse et feste de son visage : Et tout soudain en mesme instant, sa pensée luy suggerant, comme tant de vies avoient à defaillir au plus loing, dans un siecle, il refroigna son front, et s'attrista jusques aux larmes. Nous avons poursuivy avec resoluë volonté la vengeance d'une injure, et ressenty un singulier contentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant : ce n'est pas de cela que nous pleurons : il n'y a rien de changé ; mais nostre ame regarde la chose d'un autre oeil, et se la represente par un autre visage : car chasque chose à plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiez, saisissent nostre imagination, et la passionnent pour l'heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu'il nous eschappe.

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Les Essais − Livre I Nil adeo fieri celeri ratione videtur, Quam si mens fieri proponit et inchoat ipsa. Ocius ergo animus quàm res se perciet ulla, Ante oculos quarum in promptu natura videtur. Et à cette cause, voulans de toute cette suitte continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu'il avoit commis d'une si meure et genereuse deliberation, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frere. L'une partie de son devoir est jouée, laissons luy en jouer l'autre. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXVIII De la solitude LAISSONS à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l'active : Et quant à ce beau mot, dequoy se couvre l'ambition et l'avarice, Que nous ne sommes pas naiz pour nostre particulier, ains pour le publicq ; rapportons nous en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu'ils se battent la conscience, si au contraire, les estats, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche plustost, pour tirer du publicq son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s'y pousse en nostre siecle, montrent bien que la fin n'envaut gueres. Respondons à l'ambition que c'est elle mesme qui nous donne goust de la solitude. Car que fuit elle tant que la societé ? que cherche elle tant que ses coudées franches ? Il y a dequoy bien et mal faire par tout : Toutesfois si le mot de Bias est vray, que la pire part c'est la plus grande, ou ce que dit l'Ecclesiastique, que de mille il n'en est pas un bon : Rari quippe boni numero vix sunt totidem, quot Thebarum portæ vel divitis ostia Nili, la contagion est tres−dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vitieux, ou les haïr : Tous les deux sont dangereux ; et de leur ressembler, par ce qu'ils sont beaucoup, et d'en haïr beaucoup par ce qu'ils sont dissemblables. Et les marchands, qui vont en mer, ont raison de regarder, que ceux qui se mettent en mesme vaisseau, ne soyent dissolus, blasphemateurs, meschans : estimants telle societé infortunée. Parquoy Bias plaisamment, à ceux qui passoient avec luy le danger d'une grande tourmente, et appelloient le secours des Dieux : Taisez vous, feit−il, qu'ils ne sentent point que vous soyez icy avec moy. Et d'un plus pressant exemple : Albuquerque Vice−Roy en l'Inde, pour Emanuel Roy de Portugal, en un extreme peril de fortune de mer, print sur ses espaules un jeune garçon pour cette seule fin, qu'en la societé de leur peril, son innocence luy servist de garant, et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à bord. Ce n'est pas que le sage ne puisse par tout vivre content, voire et seul, en la foule d'un palais : mais s'il est à choisir, il en fuira, dit−il, mesmes la veue : Il portera s'il est besoing cela, mais s'il est en luy, il eslira cecy. Il ne luy semble point suffisamment s'estre desfait des vices, s'il faut encores qu'il conteste avec ceux d'autruy. Charondas chastioit pour mauvais ceux qui estoient convaincus de hanter mauvaise compagnie.

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Les Essais − Livre I Il n'est rien si dissociable et sociable que l'homme : l'un par son vice, l'autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celuy, qui luy reprochoit sa conversation avec les meschants, en disant, que les medecins vivent bien entre les malades. Car s'ils servent à la santé des malades, ils deteriorent la leur, par la contagion, la veuë continuelle, et pratique des maladies. Or la fin, ce crois−je, en est tout'une, d'en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n'en cherche pas tousjours bien le chemin : Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changez. Il n'y a guere moins de tourment au gouvernement d'une famille que d'un estat entier : Où que l'ame soit empeschée, elle y est toute : Et pour estre les occupations domestiques moins importantes, elles n'en sont pas moins importunes. D'avantage, pour nous estre deffaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas deffaits des principaux tourmens de nostre vie. ratio et prudentia curas, Non locus effusi latè maris arbiter aufert. L'ambition, l'avarice, l'irresolution, la peur et les concupiscences, ne nous abandonnent point pour changer de contrée : Et post equitem sedet atra cura. Elles nous suivent souvent jusques dans les cloistres, et dans les escoles de Philosophie. Ny les desers, ny les rochers creusez, ny la here, ny les jeusnes, ne nous en démeslent : hæret lateri lethalis arundo. On disoit à Socrates, que quelqu'un ne s'estoit aucunement amendé en son voyage : Je croy bien, dit−il, il s'estoit emporté avecques soy. Quid terras alio calentes Sole mutamus ? patria quis exul Se quoque fugit ? Si on ne se descharge premierement et son ame, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empeschent moins, quand elles sont rassises : Vous faictes plus de mal que de bien au malade de luy faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s'enfoncent plus avant, et s'affermissent en les branslant et secouant. Parquoy ce n'est pas assez de s'estre escarté du peuple ; ce n'est pas assez de changer de place, il se faut escarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut sequestrer et r'avoir de soy. rupi jam vincula, dicas, Nam luctata canis nodum arripit, attamen illi, Cum fugit, à collo trahitur pars longa catenæ. Nous emportons nos fers quand et nous : Ce n'est pas une entiere liberté, nous tournons encore la veuë vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantasie pleine. Nisi purgatum est pectus, quæ prælia nobis Atque pericula tunc ingratis insinuandum ? Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres Sollicitum curæ, quantique perinde timores ? CHAPITRE XXXVIII De la solitude

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Les Essais − Livre I Quidve superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas Efficiunt clades, quid luxus desidiésque ? Nostre mal nous tient en l'ame : or elle ne se peut eschapper à elle mesme, In culpa est animus, qui se non effugit unquam. Ainsin il la faut ramener et retirer en soy : C'est la vraye solitude, et qui se peut joüir au milieu des villes et des cours des Roys ; mais elle se jouyt plus commodément à part. Or puis que nous entreprenons de vivre seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous : Desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy : Gaignons sur nous, de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à nostr'aise. Stilpon estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfans, et chevance ; Demetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, luy demanda, s'il n'avoit pas eu du dommage ; il respondit que non, et qu'il n'y avoit Dieu mercy rien perdu de sien. C'est ce que le Philosophe Antisthenes disoit plaisamment, Que l'homme se devoit pourveoir de munitions, qui flottassent sur l'eau, et peussent à nage avec luy eschapper du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus qui en estoit Evesque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu ; Seigneur garde moy de sentir cette perte : car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voyla que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'injure : et de les cacher en lieu, où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut, mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende. Il se faut reserver une arriereboutique, toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette−cy faut−il prendre nostre ordinaire entretien, de nous à nous mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose estrangere y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfans, et sans biens, sans train, et sans valetz : afin que quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie, elle a dequoy assaillir et dequoy deffendre, dequoy recevoir, et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d'oisiveté ennuyeuse, In solis sis tibi turba locis. La vertu se contente de soy : sans discipline, sans paroles, sans effects. En noz actions accoustumees, de mille il n'en est pas une qui nous regarde. Celuy que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soy, en bute de tant de harquebuzades : et cet autre tout cicatricé, transi et pasle de faim, deliberé de crever plustost que de luy ouvrir la porte ; penses−tu qu'ils y soyent pour eux ? pour tel à l'adventure, qu'ils ne virent onques, et qui ne se donne aucune peine de leur faict, plongé cependant en l'oysiveté et aux delices. Cettuy−cy tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir apres minuict d'un estude, penses−tu qu'il cherche parmy les livres, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la posterité la mesure des vers de Plaute, et la vraye orthographe d'un mot Latin. Qui ne contre−change volontiers la santé, le repos, et la vie, à la reputation et à la gloire ? la plus inutile, vaine et fauce monnoye, qui soit en nostre usage : Nostre mort ne nous faisoit pas assez de peur, chargeons nous encores de celle de nos femmes, de noz enfans, et de nos gens. Noz affaires ne nous donnoyent pas assez de peine, prenons encores à nous tourmenter, et rompre la teste, de ceux de noz voisins et amis. CHAPITRE XXXVIII De la solitude

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Les Essais − Livre I Vah ! quemquamne hominem in animum instituere, aut Parare, quod sit charius, que ipse est sibi ? La solitude me semble avoir plus d'apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur aage plus actif et fleurissant, à l'exemple de Thales. C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie : ramenons à nous, et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legere partie que de faire seurement sa retraicte ; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement ; preparons nous y ; plions bagage ; prenons de bon'heure congé de la compagnie ; despétrons nous de ces violentes prinses, qui nous engagent ailleurs, et esloignent de nous. Il faut desnoüer ces obligations si fortes : et meshuy aymer cecy et cela, mais n'espouser rien que soy : C'est à dire, le reste soit à nous : mais non pas joint et colé en façon, qu'on ne le puisse desprendre sans nous escorcher, et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde c'est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnoüer de la societé, puis que nous n'y pouvons rien apporter. Et qui ne peut prester, qu'il se deffende d'emprunter. Noz forces nous faillent : retirons les, et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de tant d'amitiez, et de la compagnie, qu'il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant, et importun aux autres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et sur tout se regente, respectant et craignant sa raison et sa conscience : si qu'il ne puisse sans honte, broncher en leur presence. Rarum est enim, ut satis se quisque vereatur. Socrates dit, que les jeunes se doivent faire instruire ; les hommes s'exercer à bien faire : les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à certain office. Il y a des complexions plus propres à ces preceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l'apprehension molle et lasche, et un'affection et volonté delicate, et qui ne s'asservit et ne s'employe pas aysément, desquels je suis, et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les ames actives et occupées, qui embrassent tout, et s'engagent par tout, qui se passionnent de toutes choses : qui s'offrent, qui se presentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se faut servir de ces commoditez accidentales et hors de nous, en tant qu'elles nous sont plaisantes ; mais sans en faire nostre principal fondement : Ce ne l'est pas ; ny la raison, ny la nature ne le veulent : Pourquoy contre ses loix asservirons nous nostre contentement à la puissance d'autruy ? D'anticiper aussi les accidens de fortune, se priver des commoditez qui nous sont en main, comme plusieurs ont faict par devotion, et quelques Philosophes par discours, se servir soy−mesmes, coucher sur la dure, se crever les yeux, jetter ses richesses emmy la riviere, rechercher la douleur (ceux−là pour par le tourment de cette vie, en acquerir la beatitude d'une autre : ceux−cy pour s'estans logez en la plus basse marche, se mettre en seureté de nouvelle cheute) c'est l'action d'une vertu excessive. Les natures plus roides et plus fortes facent leur cachette mesmes, glorieuse et exemplaire. tuta et parvula laudo, Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis : Verum ubi quid melius contingit et unctius, idem Hos sapere, et solos aio bene vivere, quorum Conspicitur nitidis fundata pecunia villis. Il y a pour moy assez affaire sans aller si avant. Il me suffit souz la faveur de la fortune, me preparer à sa défaveur ; et me representer estant à mon aise, le mal advenir, autant que l'imagination y peut attaindre : tout ainsi que nous nous accoustumons aux jouxtes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix.

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Les Essais − Livre I Je n'estime point Arcesilaus le Philosophe moins reformé, pour le sçavoir avoir usé d'utensiles d'or et d'argent, selon que la condition de sa fortune le luy permettoit : et l'estime mieux, que s'il s'en fust demis, de ce qu'il en usoit moderément et liberalement. Je voy jusques à quels limites va la necessité naturelle : et considerant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enjoué et plus sain que moy, je me plante en sa place : j'essaye de chausser mon ame à son biaiz. Et courant ainsi par les autres exemples, quoy que je pense la mort, la pauvreté, le mespris, et la maladie à mes talons, je me resous aisément de n'entrer en effroy, de ce qu'un moindre que moy prend avec telle patience : Et ne veux croire que la bassesse de l'entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les effects du discours, ne puissent arriver aux effects de l'accoustumance. Et cognoissant combien ces commoditez accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas en pleine jouyssance, de supplier Dieu pour ma souveraine requeste, qu'il me rende content de moy−mesme, et des biens qui naissent de moy. Je voy des jeunes hommes gaillards, qui portent nonobstant dans leurs coffres une masse de pillules, pour s'en servir quand le rhume les pressera ; lequel ils craignent d'autant moins, qu'ils en pensent avoir le remede en main. Ainsi faut il faire : Et encore si on se sent subject à quelque maladie plus forte, se garnir de ces medicamens qui assoupissent et endorment la partie. L'occupation qu'il faut choisir à une telle vie, ce doit estre une occupation non penible ny ennuyeuse ; autrement pour neant ferions nous estat d'y estre venuz chercher le sejour. Cela depend du goust particulier d'un chacun : Le mien ne s'accommode aucunement au ménage. Ceux qui l'aiment, ils s'y doivent addonner avec moderation, Conentur sibi res, non se submittere rebus. C'est autrement un office servile que la mesnagerie, comme le nomme Saluste : Elle a des parties plus excusables, comme le soing des jardinages que Xenophon attribue à Cyrus : Et se peut trouver un moyen, entre ce bas et vil soing, tendu et plein de solicitude, qu'on voit aux hommes qui s'y plongent du tout ; et cette profonde et extreme nonchalance laissant tout aller à l'abandon, qu'on voit en d'autres : Democriti pecus edit agellos Cultaque, dum peregre est animus sine corpore velox. Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus son amy, sur ce propos de la solitude : Je te conseille en cette pleine et grasse retraicte, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et abject soing du mesnage, et t'addonner à l'estude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la reputation : d'une pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa solitude et sejour des affaires publiques, à s'en acquerir par ses escrits une vie immortelle. usque adeo ne Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ? Il semble, que ce soit raison, puis qu'on parle de se retirer du monde, qu'on regarde hors de luy. Ceux−cy ne le font qu'à demy. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n'y seront plus : mais le fruit de leur dessein, ils pretendent le tirer encore lors, du monde, absens, par une ridicule contradiction. L'imagination de ceux qui par devotion, cerchent la solitude ; remplissants leur courage, de la certitude des promesses divines, en l'autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, object infini en bonté et en puissance. L'ame a dequoy y rassasier ses desirs, en toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit, employées à l'acquest d'une santé et resjouyssance eternelle. La mort, à souhait : passage à un si parfaict estat. L'aspreté de leurs regles est incontinent applanie par l'accoustumance : et les appetits charnels, rebutez et endormis par leur refus : car rien ne les entretient que l'usage et l'exercice. Cette seule fin, d'une autre vie heureusement immortelle, merite loyalement que nous abandonnions les commoditez et douceurs de cette vie CHAPITRE XXXVIII De la solitude

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Les Essais − Livre I nostre. Et qui peut embraser son ame de l'ardeur de cette vive foy et esperance, reellement et constamment, il se bastit en la solitude, une vie voluptueuse et delicieuse, au delà de toute autre sorte de vie. Ny la fin donc ny le moyen de ce conseil ne me contente : nous retombons tousjours de fievre en chaud mal. Cette occupation des livres, est aussi penible que toute autre ; et autant ennemie de la santé, qui doit estre principalement considerée. Et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu'on y prend : c'est ce mesme plaisir qui perd le mesnager, l'avaricieux, le voluptueux, et l'ambitieux. Les sages nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de noz appetits ; et à discerner les vrays plaisirs et entiers, des plaisirs meslez et bigarrez de plus de peine. Car la pluspart des plaisirs, disent ils, nous chatouillent et embrassent pour nous estrangler, comme faisoyent les larrons que les Ægyptiens appelloyent Philistas : et si la douleur de teste nous venoit avant l'yvresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache sa suitte. Les livres sont plaisans : mais si de leur frequentation nous en perdons en fin la gayeté et la santé, nos meilleures pieces, quittons les : Je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de long temps affoiblis par quelque indisposition, se rengent à la fin à la mercy de la medecine ; et se font desseigner par art certaines regles de vivre, pour ne les plus outrepasser : aussi celuy qui se retire ennuié et desgousté de la vie commune, doit former cette−cy, aux regles de la raison ; l'ordonner et renger par premeditation et discours. Il doit avoir prins congé de toute espece de travail, quelque visage qu'il porte ; et fuïr en general les passions, qui empeschent la tranquillité du corps et de l'ame ; et choisir la route qui est plus selon son humeur : Unusquisque sua noverit ire via. Au mesnage, à l'estude, à la chasse, et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir ; et garder de s'engager plus avant, ou la peine commence à se mesler parmy. Il faut reserver d'embesoignement et d'occupation, autant seulement, qu'il en est besoing, pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommoditez que tire apres soy l'autre extremité d'une lasche oysiveté et assoupie. Il y a des sciences steriles et épineuses, et la plus part forgées pour la presse : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n'ayme pour moy, que des livres ou plaisans et faciles ; qui me chatouillent ; ou ceux qui me consolent, et conseillent à regler ma vie et ma mort. tacitum sylvas inter reptare salubres, Curantem quidquid dignum sapiente bonóque est. Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l'ame forte et vigoureuse : Moy qui l'ay commune, il faut que j'ayde à me soustenir par les commoditez corporelles : Et l'aage m'ayant tantost desrobé celles qui estoient plus à ma fantasie, j'instruis et aiguise mon appetit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes, l'usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns apres les autres : carpamus dulcia, nostrum est Quod vivis, cinis et manes et fabula fies. Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire, c'est bien loing de mon conte : La plus contraire humeur à la retraicte, c'est l'ambition : La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en mesme giste : à ce que je voy, ceux−cy n'ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur ame, leur intention y demeure engagée plus que jamais. Tun' vetule auriculis alienis colligis escas ? Ils se sont seulement reculez pour mieux sauter, et pour d'un plus fort mouvement faire une plus vive faucée dans la trouppe. Vous plaist−il voir comme ils tirent court d'un grain ? Mettons au contrepoix, l'advis de CHAPITRE XXXVIII De la solitude

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Les Essais − Livre I deux philosophes ; et de deux sectes tres−differentes, escrivans l'un à Idomeneus, l'autre à Lucilius leurs amis, pour du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. Vous avez (disent−ils) vescu nageant et flottant jusques à present, venez vous en mourir au port : Vous avez donné le reste de vostre vie à la lumiere, donnez cecy à l'ombre : Il est impossible de quitter les occupations, si vous n'en quittez le fruit ; à cette cause desfaictes vous de tout soing de nom et de gloire. Il est danger que la lueur de voz actions passées, ne vous esclaire que trop, et vous suive jusques dans vostre taniere : Quittez avecq les autres voluptez, celle qui vient de l'approbation d'autruy : Et quant à vostre science et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effect, si vous en valez mieux vous mesme. Souvienne vous de celuy, à qui comme on demandast, à quoy faire il se pénoit si fort en un art, qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guere de gens : J'en ay assez de peu, respondit−il, j'en ay assez d'un, j'en ay assez de pas un. Il disoit vray : vous et un compagnon estes assez suffisant theatre l'un à l'autre, ou vous à vous−mesmes. Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple : C'est une lache ambition de vouloir tirer gloire de son oysiveté, et de sa cachette : Il faut faire comme les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur taniere. Ce n'est plus ce qu'il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous−mesmes : Retirez vous en vous, mais preparez vous premierement de vous y recevoir : ce seroit folie de vous fier à vous mesmes, si vous ne vous sçavez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la compagnie : jusques à ce que vous vous soyez rendu tel, devant qui vous n'osiez clocher, et jusques à ce que vous ayez honte et respect de vous mesmes, obversentur species honestæ animo : presentez vous tousjours en l'imagination Caton, Phocion, et Aristides, en la presence desquels les fols mesme cacheroient leurs fautes, et establissez les contrerolleurs de toutes vos intentions : Si elles se detraquent, leur reverence vous remettra en train : ils vous contiendront en cette voye, de vous contenter de vous mesmes, de n'emprunter rien que de vous, d'arrester et fermir vostre ame en certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire : et ayant entendu les vrays biens, desquels on jouyt à mesure qu'on les entend, s'en contenter, sans desir de prolongement de vie ny de nom. Voyla le conseil de la vraye et naifve philosophie, non d'une philosophie ostentatrice et parliere, comme est celle des deux premiers. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XXXIX Consideration sur Ciceron ENCOR'un traict à la comparaison de ces couples : Il se tire des escrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon advis, aux humeurs de son oncle, infinis tesmoignages de nature outre mesure ambitieuse : Entre autres qu'ils sollicitent au sceu de tout le monde, les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres : et la fortune comme par despit, a faict durer jusques à nous la vanité de ces requestes, et pieça faict perdre ces histoires. Mais cecy surpasse toute bassesse de coeur, en personnes de tel rang, d'avoir voulu tirer quelque principale gloire du cacquet, et de la parlerie, jusques à y employer les lettres privées escriptes à leurs amis : en maniere, que aucunes ayans failly leur saison pour estre envoyées, ils les font ce neantmoins publier avec cette digne excuse, qu'ils nont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied−il pas bien à deux consuls Romains, souverains magistrats de la chose publique emperiere du monde, d'employer leur loisir, à ordonner et fagotter gentiment une belle missive, pour en tirer la reputation, de bien entendre le langage de leur nourrisse ? Que feroit pis un simple maistre d'escole qui en gaignast sa vie ? Si les gestes de Xenophon et de Cæsar, n'eussent de bien loing surpassé leur eloquence, je ne croy pas qu'ils les eussent jamais escrits. Ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la perfection du bien parler pouvoit apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Lælius n'eussent pas resigné l'honneur de leurs comedies, et toutes les mignardises et delices du langage Latin, à un serf Afriquain : Car que cet ouvrage soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et Terence l'advoüe luy mesme : et me feroit on desplaisir de me desloger de cette creance.

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Les Essais − Livre I C'est une espece de mocquerie et d'injure, de vouloir faire valoir un homme, par des qualitez mes−advenantes à son rang ; quoy qu'elles soient autrement loüables ; et par les qualitez aussi qui ne doivent pas estre les siennes principales : Comme qui loüeroit un Roy d'estre bon peintre, ou bon architecte, ou encore bon arquebuzier, ou bon coureur de bague : Ces loüanges ne font honneur, si elles ne sont presentées en foule, et à la suitte de celles qui luy sont propres : à sçavoir de la justice, et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre : De cette façon faict honneur à Cyrus l'agriculture, et à Charlemaigne l'eloquence, et cognoissance des bonnes lettres. J'ay veu de mon temps, en plus forts termes, des personnages, qui tiroient d'escrire, et leurs tiltres, et leur vocation, desadvoüer leur apprentissage, corrompre leur plume, et affecter l'ignorance de qualité si vulgaire, et que nostre peuple tient, ne se rencontrer guere en mains sçavantes : et prendre souci, de se recommander par meilleures qualitez. Les compagnons de Demosthenes en l'ambassade vers Philippus, loüoyent ce Prince d'estre beau, eloquent, et bon beuveur : Demosthenes disoit que c'estoient louanges qui appartenoient mieux à une femme, à un Advocat, à une esponge, qu'à un Roy. Imperet bellante prior, jacentem Lenis in hostem. Ce n'est pas sa profession de sçavoir, ou bien chasser, ou bien dancer, Orabunt causas alii, cælique meatus Describent radio, et fulgentia sidera dicent, Hic regere imperio populos sciat. Plutarque dit d'avantage, que de paroistre si excellent en ces parties moins necessaires, c'est produire contre soy le tesmoignage d'avoir mal dispencé son loisir, et l'estude, qui devoit estre employé à choses plus necessaires et utiles. De façon que Philippus Roy de Macedoine, ayant ouy ce grand Alexandre son fils, chanter en un festin, à l'envi des meilleurs musiciens ; N'as−tu pas honte, luy dit−il, de chanter si bien ? Et à ce mesme Philippus, un musicien contre lequel il debattoit de son art ; Ja à Dieu ne plaise Sire, dit−il, qu'il t'advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses là, mieux que moy. Un Roy doit pouvoir respondre, comme Iphicrates respondit à l'orateur qui le pressoit en son invective de cette maniere : Et bien qu'es−tu, pour faire tant le brave ? es−tu homme d'armes, es−tu archer, es−tu piquier ? Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celuy qui sçait commander à tous ceux−là. Et Antisthenes print pour argument de peu de valeur en Ismenias, dequoy on le vantoit d'estre excellent joüeur de flustes. Je sçay bien, quand j'oy quelqu'un, qui s'arreste au langage des Essais, que j'aimeroye mieux, qu'il s'en teust. Ce n'est pas tant eslever les mots, comme deprimer le sens : d'autant plus picquamment, que plus obliquement. Si suis−je trompé si guere d'autres donnent plus à prendre en la matiere : et comment que ce soit, mal ou bien, si nul escrivain l'a semée, ny guere plus materielle, ny au moins plus drue, en son papier. Pour en ranger d'avantage, je n'en entasse que les testes. Que j'y attache leur suitte, je multiplieray plusieurs fois ce volume. Et combien y ay−je espandu d'histoires, qui ne disent mot, lesquelles qui voudra esplucher un peu plus curieusement, en produira infinis Essais ? Ny elles, ny mes allegations, ne servent pas tousjours simplement d'exemple, d'authorité ou d'ornement. Je ne les regarde pas seulement par l'usage, que j'en tire. Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d'une matiere plus riche et plus hardie : et souvent à gauche, un ton plus delicat, et pour moy, qui n'en veux en ce lieu exprimer d'avantage, et pour ceux qui rencontreront mon air. Retournant à la vertu parliere, je ne trouve pas grand choix, entre ne sçavoir dire que mal, ou ne sçavoir rien que bien dire. Non est ornamentum virile concinnitas.

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Les Essais − Livre I Les Sages disent, que pour le regard du sçavoir, il n'est que la philosophie, et pour le regard des effects, que la vertu, qui generalement soit propre à tous degrez, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en ces autres deux philosophes : car ils promettent aussi eternité aux lettres qu'ils escrivent à leurs amis. Mais c'est d'autre façon, et s'accommodans pour une bonne fin, à la vanité d'autruy : Car ils leur mandent, que si le soing de se faire cognoistre aux siecles advenir, et de la renommée les arreste encore au maniement des affaires, et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeller ; qu'ils ne s'en donnent plus de peine : d'autant qu'ils ont assez de credit avec la posterité, pour leur respondre, que ne fust que par les lettres qu'ils leur escrivent, ils rendront leur nom aussi cogneu et fameux que pourroient faire leurs actions publiques. Et outre cette difference ; encore ne sont−ce pas lettres vuides et descharnées, qui ne se soustiennent que par un delicat chois de mots, entassez et rangez à une juste cadence ; ains farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus eloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire, mais à bien faire. Fy de l'eloquence qui nous laisse envie de soy, non des choses : Si ce n'est qu'on die que celle de Cicero, estant en si extreme perfection, se donne corps elle mesme. J'adjousteray encore un compte que nous lisons de luy, à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avoit à orer en public, et estoit un peu pressé du temps, pour se preparer à son aise : Eros, l'un de ses serfs, le vint advertir, que l'audience estoit remise au lendemain : il en fut si aise, qu'il luy donna liberté pour cette bonne nouvelle. Sur ce subject de lettres, je veux dire ce mot ; que c'est un ouvrage, auquel mes amis tiennent, que je puis quelque chose : Et eusse prins plus volontiers cette forme à publier mes verves, si j'eusse eu à qui parler. Il me falloit, comme je l'ay eu autrefois, un certain commerce, qui m'attirast, qui me soustinst, et souslevast. Car de negocier au vent, comme d'autres, je ne sçauroy, que de songe : ny forger des vains noms à entretenir, en chose serieuse : ennemy juré de toute espece de falsification. J'eusse esté plus attentif, et plus seur, ayant une addresse forte et amie, que regardant les divers visages d'un peuple : et suis deçeu, s'il ne m'eust mieux succedé. J'ay naturellement un stile comique et privé : Mais c'est d'une forme mienne, inepte aux negotiations publiques, comme en toutes façons est mon langage, trop serré, desordonné, couppé, particulier : Et ne m'entens pas en lettres ceremonieuses, qui n'ont autre substance, que d'une belle enfileure de paroles courtoises : Je n'ay ny la faculté, ny le goust de ces longues offres d'affection et de service : Je n'en crois pas tant ; et me desplaist d'en dire guere, outre ce que j'en crois. C'est bien loing de l'usage present : car il ne fut jamais si abjecte et servile prostitution de presentations : la vie, l'ame, devotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n'ont plus de maniere pour l'exprimer. Je hay à mort de sentir au flateur. Qui faict que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire à qui ne me cognoit d'ailleurs, un peu vers le desdaigneux. J'honnore le plus ceux que j'honnore le moins : et où mon ame marche d'une grande allegresse, j'oublie les pas de la contenance : et m'offre maigrement et fierement, à ceux à qui je suis : et me presente moins, à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu'ils le doivent lire en mon coeur, et que l'expression de mes paroles, fait tort à ma conception. A bienvienner, à prendre congé, à remercier, à salüer, à presenter mon service, et tels compliments verbeux des loix ceremonieuses de nostre civilité, je ne cognois personne si sottement sterile de langage que moy. Et n'ay jamais esté employé à faire des lettres de faveur et recommendation, que celuy pour qui c'estoit, n'aye trouvées seches et lasches. Ce sont grands imprimeurs de lettres, que les Italiens, j'en ay, ce crois−je, cent divers volumes : Celles de Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier que j'ay autresfois barbouillé pour les dames, estoit en nature, lors que ma main estoit veritablement emportée par ma passion, il s'en trouveroit à CHAPITRE XXXIX Consideration sur Ciceron

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Les Essais − Livre I l'adventure quelque page digne d'estre communiquée à la jeunesse oysive, embabouinée de cette fureur. J'escrits mes lettres tousjours en poste, et si precipiteusement, que quoy que je peigne insupportablement mal, j'ayme mieux escrire de ma main, que d'y en employer un'autre, car je n'en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcrits jamais : J'ay accoustumé les grands, qui me cognoissent, à y supporter des litures et des trasseures, et un papier sans plieure et sans marge. Celles qui me coustent le plus, sont celles qui valent le moins : Depuis que je les traine, c'est signe que je n'y suis pas. Je commence volontiers sans project ; le premier traict produit le second. Les lettres de ce temps, sont plus en bordures et prefaces, qu'en matiere : Comme j'ayme mieux composer deux lettres, que d'en clorre et plier une ; et resigne tousjours cette commission à quelque autre : de mesme quand la matiere est achevée, je donrois volontiers à quelqu'un la charge d'y adjouster ces longues harangues, offres, et prieres, que nous logeons sur la fin, et desire que quelque nouvel usage nous en descharge : Comme aussi de les inscrire d'une legende de qualitez et tiltres, pour ausquels ne broncher, j'ay maintesfois laissé d'escrire, et notamment à gens de justice et de finance. Tant d'innovations d'offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d'honneur ; lesquels estans si cherement achetez, ne peuvent estre eschangez, ou oubliez sans offence. Je trouve pareillement de mauvaise grace, d'en charger le front et inscription des livres, que nous faisons imprimer. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XL Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l'opinion que nous en avons LES hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentez par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit un grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous, que par nostre jugement, il semble qu'il soit en nostre pouvoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n'en chevirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre advantage ? Si ce que nous appellons mal et tourment, n'est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer : et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux : et de donner aux maladies, à l'indigence et au mespris un aigre et mauvais goust, si nous le leur pouvons donner bon : et si la fortune fournissant simplement de matiere, c'est à nous de luy donner la forme. Or que ce que nous appellons mal, ne le soit pas de soy, ou au moins tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saveur, et autre visage (car tout revient à un) voyons s'il se peut maintenir. Si l'estre originel de ces choses que nous craignons, avoit credit de se loger en nous de son authorité, il logeroit pareil et semblable en tous : car les hommes sont tous d'une espece : et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instruments pour concevoir et juger : Mais la diversité des opinions, que nous avons de ces choses là, montre clairement qu'elles n'entrent en nous que par composition : Tel à l'adventure les loge chez soy en leur vray estre, mais mille autres leur donnent un estre nouveau et contraire chez eux. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les uns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment l'unique port des tourmens de ceste vie ? le souverain bien de nature ? seul appuy de nostre liberté ? et commune et prompte recepte à tous maux ? Et comme les uns l'attendent tremblans et effrayez, d'autres la supportent plus aysement que la vie.

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Les Essais − Livre I Celuy−la se plaint de sa facilité : Mors utinam pavidos vita subducere nolles, Sed virtus te sola daret ! Or laissons ces glorieux courages : Theodorus respondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d'arriver à la force d'une cantharide. La plus part des Philosophes se treuvent avoir ou prevenu par dessein, ou hasté et secouru leur mort. Combien voit−on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslee de honte, et quelquefois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelquefois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates ? Un qu'on menoit au gibet, disoit que ce ne fust pas par telle ruë, car il y avoit danger qu'un marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux : l'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il soupperoit ce jour là avec nostre Seigneur, Allez vous y en vous, car de ma part je jeusne. Un autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant beu le premier, dit ne vouloir boire apres luy, de peur de prendre la verolle. Chacun à ouy faire le conte du Picard, auquel estant à l'eschelle on presente une garse, et que (comme nostre justice permet quelquefois) s'il la vouloit espouser, on luy sauveroit la vie : luy l'ayant un peu contemplee, et apperçeu qu'elle boittoit : Attache, attache, dit−il, elle cloche. Et on dit de mesmes qu'en Dannemarc un homme condamné à avoir la teste tranchee, estant sur l'eschaffaut, comme on luy presenta une pareille condition, la refusa, par ce que la fille qu'on luy offrit, avoit les jouës avallees, et le nez trop pointu. Un valet à Thoulouse accusé d'heresie, pour toute raison de sa creance, se rapportoit à celle de son maistre, jeune escolier prisonnier avec luy, et ayma mieux mourir, que se laisser persuader que son maistre peust errer. Nous lisons de ceux de la ville d'Arras, lors que le Roy Loys unziesme là print, qu'il s'en trouva bon nombre parmy le peuple qui se laisserent pendre, plustost que de dire, Vive le Roy. Et de ces viles ames de bouffons, il s'en est trouvé qui n'ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort mesme. Celuy à qui le bourreau donnoit le branle, s'escria, Vogue la gallee, qui estoit son refrain ordinaire. Et l'autre qu'on avoit couché sur le point de rendre sa vie le long du foier sur une paillasse, à qui le medecin demandant où le mal le tenoit ; Entre le banc et le feu, respondit−il. Et le prestre, pour luy donner l'extreme onction, cherchant ses pieds, qu'il avoit reserrez et contraints par la maladie : Vous les trouverez, dit−il, au bout de mes jambes. A l'homme qui l'exhortoit de se recommander à Dieu, Qui y va ? demanda−il : et l'autre respondant, Ce sera tantost vous mesmes, s'il luy plait : Y fusse−je bien demain au soir, repliqua−il : Recommandez vous seulement à luy, suivit l'autre, vous y serez bien tost : Il vaut donc mieux, adjousta−il, que je luy porte mes recommandations moy−mesmes. Au Royaume de Narsingue encores aujourd'huy, les femmes de leurs prestres sont vives ensevelies avec le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont bruslees aux funerailles des leurs : non constamment seulement, mais gaïement. A la mort du Roy, ses femmes et concubines, ses mignons et tous ses officiers et serviteurs, qui font un peuple, se presentent si allegrement au feu ou son corps est bruslé, qu'ils montrent prendre à grand honneur d'y accompaigner leur maistre. Pendant nos dernieres guerres de Milan, et tant de prises et récousses, le peuple impatient de si divers changemens de fortune, print telle resolution à la mort, que j'ay ouy dire à mon pere, qu'il y veit tenir comte de bien vingt et cinq maistres de maison, qui s'estoient deffaits−eux mesmes en une sepmaine : Accident approchant à celuy des Xanthiens, lesquels assiegez par Brutus se precipiterent pesle mesle hommes, femmes, et enfans à un si furieux appetit de mourir, qu'on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux−cy ne fissent pour fuir la vie : en maniere qu'à peine peut Brutus en sauver un bien petit nombre.

CHAPITRE XL Que le goust des biens et des maux despend en bonne partie de l'opinion que nous 125 en avo

Les Essais − Livre I Toute opinion est assez forte, pour se faire espouser au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la Grece jura, et maintint, en la guerre Medoise, ce fut, que chacun changeeroit plustost la mort à vie, que les loix Persiennes aux leurs. Combien void on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plustost la mort tres−aspre, que de se descirconcire pour se baptizer ? Exemple dequoy nulle sorte de religion est incapable. Les Roys de Castille ayants banni de leur terre, les Juifs, le Roy Jehan de Portugal leur vendit à huict escus pour teste, la retraicte aux siennes pour un certain temps : à condition, que iceluy venu, ils auroient à les vuider : et luy promettoit fournir de vaisseaux à les trajecter en Afrique. Le jour arrive, lequel passé il estoit dit, que ceux qui n'auroient obeï, demeureroient esclaves : les vaisseaux leur furent fournis escharcement : et ceux qui s'y embarquerent, rudement et villainement traittez par les passagers : qui outre plusieurs autres indignitez les amuserent sur mer, tantost avant, tantost arriere, jusques à ce qu'ils eussent consumé leurs victuailles, et contreints d'en acheter d'eux si cherement et si longuement, qu'on ne les mit à bord, qu'ils ne fussent du tout en chemise. La nouvelle de cette inhumanité, rapportee à ceux qui estoient en terre, la plus part se resolurent à la servitude : aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de Jehan, venu à la couronne, les meit premierement en liberté, et changeant d'advis depuis, leur ordonna de sortir de ses païs, assignant trois ports à leur passage. Il esperoit, dit l'Evesque Osorius, non mesprisable historien Latin, de noz siecles : que la faveur de la liberté, qu'il leur avoit rendue, aiant failli de les convertir au Christianisme, la difficulté de se commetre à la volerie des mariniers ; d'abandonner un païs, où ils estoient habituez, avec grandes richesses, pour s'aller jetter en region incognue et estrangere, les y rameineroit. Mais se voyant decheu de son esperance, et eux tous deliberez au passage : il retrancha deux des ports, qu'il leur avoit promis : affin que la longueur et incommodité du traject en reduisist aucuns : ou qu'il eust moien de les amonceller tous à un lieu, pour une plus grande commodité de l'execution qu'il avoit destinée. Ce fut, qu'il ordonna qu'on arrachast d'entre les mains des peres et des meres, tous les enfans au dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur veüe et conversation, en lieu où ils fussent instruits à nostre religion. Il dit que cet effect produisit un horrible spectacle : la naturelle affection d'entre les peres et enfants, et de plus, le zele à leur ancienne creance, combattant à l'encontre de cette violente ordonnance. Il fut veu communement des peres et meres se deffaisants eux mesmes : et d'un plus rude exemple encore, precipitants par amour et compassion, leurs jeunes enfans dans des puits, pour fuir à la loy. Audemeurant le terme qu'il leur avoit prefix expiré, par faute de moiens, ils se remirent en servitude. Quelques uns se feirent Chrestiens : de la foy desquels, ou de leur race, encore aujourd'huy, cent ans apres, peu de Portugais s'asseurent : quoy que la coustume et la longueur du temps, soient bien plus fortes conseilleres à telles mutations, que toute autre contreinte. En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois heretiques, souffrirent à la fois, d'un courage determiné, d'estre bruslez vifs en un feu, avant desadvouer leurs opinions. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed universi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt ? J'ay veu quelqu'un de mes intimes amis courre la mort à force, d'une vraye affection, et enracinee en son coeur par divers visages de discours, que je ne luy sçeu rabatre : et à la premiere qui s'offrit coiffee d'un lustre d'honneur, s'y precipiter hors de toute apparence, d'une fin aspre et ardente. Nous avons plusieurs exemples en nostre temps de ceux, jusques aux enfans, qui de craincte de quelque legere incommodité, se sont donnez à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons nous, dit un ancien, si nous craignons ce que la couardise mesme a choisi pour sa retraitte ? D'enfiler icy un grand rolle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes sectes, és siecles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recerchee volontairement : et recherchee non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satieté de vivre : et d'autres pour l'esperance d'une meilleure condition ailleurs, je n'auroy jamais fait. Et en est le nombre si infini, qu'à la verité j'auroy meilleur marché de mettre en compte ceux qui l'ont crainte.

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Les Essais − Livre I Cecy seulement. Pyrrho le Philosophe se trouvant un jour de grande tourmente dans un batteau, montroit à ceux qu'il voyoit les plus effrayez autour de luy, et les encourageoit par l'exemple d'un pourceau, qui y estoit, nullement soucieux de cet orage. Oserons nous donc dire que cet advantage de la raison, dequoy nous faisons tant de feste, et pour le respect duquel nous nous tenons maistres et Empereurs du reste des creatures, ait esté mis en nous, pour nostre tourment ? A quoy faire la cognoissance des choses, si nous en devenons plus lasches ? si nous en perdons le repos et la tranquilité, où nous serions sans cela ? et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Phyrro ? L'intelligence qui nous a esté donnée pour nostre plus grand bien, l'employerons nous à nostre ruine ; combatans le dessein de nature, et l'universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses utils et moyens pour sa commodité ? Bien, me dira l'on, vostre regle serve à la mort ; mais que direz vous de l'indigence ? que direz vous encor de la douleur, qu'Aristippus, Hieronymus et la pluspart des sages, ont estimé le dernier mal : et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect ? Possidonius estant extremement tourmenté d'une maladie aiguë et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la Philosophie : Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir : et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais ce pendant elle joüoit son rolle, et le pressoit incessamment : A quoy il s'escrioit : Tu as beau faire douleur, si ne diray je pas, que tu sois mal. Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte−il pour le mespris de la douleur ? il ne debat que du mot. Et ce pendant si ces pointures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt−il son propos ? pourquoy pense−il faire beaucoup de ne l'appeller pas mal ? Icy tout ne consiste pas en l'imagination. Nous opinions du reste ; c'est icy la certaine science, qui jouë son rolle, nos sens mesmes en sont juges : Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis. Ferons nous accroire à nostre peau, que les coups d'estriviere la chatoüillent ? et à nostre goust que l'aloé soit du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort : mais si on le bat, il crie et se tourmente : Forcerons nous la generale loy de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous le ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mesmes semblent gemir aux offences. La mort ne se sent que par le discours, d'autant que c'est le mouvement d'un instant : Aut fuit, aut veniet, nihil est præsentis in illa, Morsque minus poenæ, quam mora mortis habet. Mille bestes, mille hommes sont plustost morts, que menassés. Aussi ce que nous disons craindre principalement en la mort, c'est la douleur son avant−coureuse coustumiere. Toutesfois, s'il en faut croire un saint pere, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem. Et je diroy encore plus vraysemblablement, que ny ce qui va devant, ny ce qui vient apres, n'est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et je trouve par experience, que c'est plustost l'impatience de l'imagination de la mort, qui nous rend impatiens de la douleur : et que nous la sentons doublement grieve, de ce qu'elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant nostre lascheté, de craindre chose si soudaine, si inevitable, si insensible, nous prenons cet autre pretexte plus excusable. Tous les maux qui n'ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celuy des dents, ou de la goutte, pour grief qu'il soit, d'autant qu'il n'est pas homicide, qui le met en conte de maladie ? Or bien presupposons le, qu'en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauvreté n'a rien à craindre, que cela, qu'elle nous jette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu'elle nous fait souffrir.

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Les Essais − Livre I Ainsi n'ayons affaire qu'à la douleur. Je leur donne que ce soit le pire accident de nostre estre : et volontiers. Car je suis l'homme du monde qui luy veux autant de mal, et qui la fuis autant, pour jusques à present n'avoir pas eu, Dieu mercy, grand commerce avec elle ; mais il est en nous, sinon de l'aneantir, au moins de l'amoindrir par patience : et quand bien le corps s'en esmouveroit, de maintenir ce neant−moins l'ame et la raison en bonne trampe. Et s'il ne l'estoit, qui auroit mis en credit, la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la resolution ? où jouëroyent elles leur rolle, s'il n'y a plus de douleur à deffier ? Avida est periculi virtus. S'il ne faut coucher sur la dure, soustenir armé de toutes pieces la chaleur du midy, se paistre d'un cheval, et d'un asne, se voir detailler en pieces, et arracher une balle d'entre les os, se souffrir recoudre, cauterizer et sonder, par où s'acquerra l'advantage que nous voulons avoir sur le vulgaire ? C'est bien loing de fuir le mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions égallement bonnes, celle−là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de peine. Non enim hilaritate, nec lascivia, nec risu, aut joco comite levitatis, sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. Et à cette cause il a esté impossible de persuader à nos peres, que les conquestes faites par vive force, au hazard de la guerre, ne fussent plus advantageuses, que celles qu'on fait en toute seureté par pratiques et menees : Lætius est, quoties magno sibi constat honestum. D'avantage cela nous doit consoler, que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte : si elle est longue, elle est legere : si gravis, brevis : si longus, levis. Tu ne la sentiras guere long temps, si tu la sens trop : elle mettra fin à soy, ou à toy : l'un et l'autre revient à un. Si tu ne la portes, elle t'emportera. Memineris maximos morte finiri ; parvos multa habere intervalla requietis : mediocrium nos esse dominos : ut si tolerabiles sint, feramus : sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro exeamus. Ce qui nous fait souffrir avec tant d'impatience la douleur, c'est de n'estre pas accoustumez de prendre nostre principal contentement en l'ame, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souveraine maistresse de nostre condition. Le corps n'a, sauf le plus et le moins, qu'un train et qu'un pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et renge à soy, et à son estat, quel qu'il soit, les sentiments du corps, et tous autres accidents. Pourtant la faut il estudier, et enquerir ; et esveiller en elle ses ressorts tout−puissants. Il n'y a raison, ny prescription, ny force, qui vaille contre son inclination et son chois. De tant de milliers de biais, qu'elle a en sa disposition, donnons luy en un, propre à nostre repos et conservation : nous voyla non couverts seulement de toute offense, mais gratifiez mesmes et flattez, si bon luy semble, des offenses et des maux. Elle faict son profit indifferemment de tout. L'erreur, les songes, luy servent utilement, comme une loyale matiere, à nous mettre à garant, et en contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c'est la pointe de nostre esprit. Les bestes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et naifs : et par consequent uns, à peu pres, en chasque espece, ainsi qu'elles montrent par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions en noz membres, la jurisdiction qui leur appartient en cela : il est à croire, que nous en serions mieux, et que nature leur a donné un juste et moderé temperament, envers la volupté et envers la douleur. Et ne peut faillir d'estre juste, estant egal et commun. Mais puis que nous nous sommes emancipez de ses reigles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de noz fantasies : au moins aydons nous à les plier du costé le plus aggreable. Platon craint nostre engagement aspre à la douleur et à la volupté, d'autant qu'il oblige et attache par trop l'ame au corps : moy plustost au rebours, d'autant qu'il l'en desprent et desclouë.

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Les Essais − Livre I Tout ainsi que l'ennemy se rend plus aspre à nostre fuite, aussi s'enorgueillit la douleur, à nous voir trembler soubs elle. Elle se rendra de bien meilleure composition, à qui luy fera teste : il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arriere, nous appellons à nous et attirons la ruyne, qui nous menasse. Comme le corps est plus ferme à la charge en le roidissant : ainsin est l'ame. Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens foibles de reins, comme moy : où nous trouverons qu'il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou plus morne, selon la feuille où lon les couche, et qu'elle ne tient qu'autant de place en nous, que nous luy en faisons. Tantum doluerunt, quantum doloribus se inserverunt. Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d'espee en la chaleur du combat. Les douleurs de l'enfantement, par les Medecins, et par Dieu mesme estimees grandes, et que nous passons avec tant de ceremonies, il y a des nations entieres, qui n'en font nul compte. Je laisse à part les femmes Lacedemoniennes : mais aux Souisses parmy nos gens de pied, quel changement y trouvez vous ? sinon que trottans apres leurs maris, vous leur voyez aujourd'huy porterau col l'enfant, qu'elles avoient hyer au ventre : et ces Ægyptiennes contre−faictes ramassées d'entre nous, vont elles mesmes laver les leurs, qui viennent de naistre, et prennent leur baing en la plus prochaine riviere. Outre tant de garces qui desrobent tous les jours leurs enfants en la generation comme en la conception, cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l'interest d'autruy porta seule et sans secours et sans voix et gemissemens l'enfantement de deux jumeaux. Un simple garçonnet de Lacedemone, ayant derobé un renard (car ils craignoient encore plus la honte de leur sottise au lareçin, que nous ne craignons la peine de nostre malice) et l'ayant mis souz sa cappe, endura plustost qu'il luy eust rongé le ventre, que de se descouvrir. Et un autre, donnant de l'encens à un sacrifice, se laissa brusler jusques à l'os, par un charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le mystere. Et s'en est veu un grand nombre pour le seul essay de vertu, suivant leur institution, qui ont souffert en l'aage de sept ans, d'estre foüettez jusques à la mort, sans alterer leur visage. Et Cicero les a veuz se battre à trouppes : de poings, de pieds, et de dents, jusques à s'evanouir avant que d'advoüer estre vaincus. Nunquam naturam mos vinceret : est enim ea semper invicta ; sed nos umbris, delitiis, otio, languore, desidia, animum infecimus : opinionibus malóque more delinitum mollivimus. Chacun sçait l'histoire de Scevola, qui s'estant coulé dans le camp ennemy, pour en tuer le chef, et ayant failly d'attaincte, pour reprendre son effect d'une plus estrange invention, et descharger sa patrie, confessa à Porsenna, qui estoit le Roy qu'il vouloit tuer, non seulement son desseing, mais adjousta qu'il y avoit en son camp un grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que luy. Et pour montrer quel il estoit, s'estant faict apporter un brasier, veit et souffrit griller et rostir son bras, jusques à ce que l'ennemy mesme en ayant horreur, commanda oster le brasier. Quoy, celuy qui ne daigna interrompre la lecture de son livre pendant qu'on l'incisoit ? Et celuy, qui s'obstina à se mocquer et à rire à l'envy des maux, qu'on luy faisoit : de façon que la cruauté irritée des bourreaux qui le tenoyent, et toutes les inventions des tourmens redoublez les uns sur les autres luy donnerent gaigné ? Mais c'estoit un Philosophe. Quoy ? un gladiateur de Cæsar, endura tousjours riant qu'on luy sondast et detaillast ses playes. Quis mediocris gladiator ingemuit ? quis vultum mutavit unquam ? Quis non modo stetit, verum etiam decubuit turpiter ? Quis cum decubuisset, ferrum recipere jussus, collun contraxit ? Meslons y les femmes. Qui n'a ouy parler à Paris de celle, qui se fit escorcher pour seulement en acquerir le teint plus frais d'une nouvelle peau ? Il y en a qui se sont fait arracher des dents vives et saines, pour en former la voix plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. Combien d'exemples du mespris de la douleur avons nous en ce genre ? Que ne peuvent elles ? Que craignent elles, pour peu qu'il y ait d'agencement à esperer en leur beauté ? Vellere queis cura est albos a stirpe capillos, Et faciem dempta pelle referre novam. J'en ay veu engloutir du sable, de la cendre, et se travailler à point nommé de ruiner leur estomac, pour acquerir les pasles couleurs. Pour faire un corps bien espagnolé, quelle gehenne ne souffrent elles guindées et sanglées, avec de grosses coches sur les costez, jusques à la chair vive ? ouy quelques fois à en mourir.

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Les Essais − Livre I Il est ordinaire à beaucoup de nations de nostre temps, de se blesser à escient, pour donner foy à leur parole : et nostre Roy en recite des notables exemples, de ce qu'il en a veu en Poloigne, et en l'endroit de luy mesme. Mais outre ce que je sçay en avoir esté imité en France par aucuns, quand je veins de ces fameux Estats de Blois, j'avois veu peu auparavant une fille en Picardie, pour tesmoigner l'ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon, qu'elle portoit en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui luy faisoient craquetter la peau, et la saignoient bien en bon escient. Les Turcs se font de grandes escarres pour leurs dames : et afin que la merque y demeure, ils portent soudain du feu sur la playe, et l'y tiennent un temps incroyable, pour arrester le sang, et former la cicatrice. Gents qui l'ont veu, l'ont escrit, et me l'ont juré. Mais pour dix aspres, il se trouve tous les jours entre eux qui se donnera une bien profonde taillade dans le bras, ou dans les cuisses. Je suis bien ayse que les tesmoins nous sont plus à main, où nous en avons plus affaire. Car la Chrestienté nous en fournit à suffisance. Et apres l'exemple de nostre sainct guide, il y en a eu force, qui par devotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons par tesmoing tres−digne de foy, que le Roy S. Loys porta la here jusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l'en dispensa ; et que tous les Vendredis, il se faisoit battre les espaules par son prestre, de cinq chainettes de fer, que pour cet effet on portoit emmy ses besongnes de nuict. Guillaume nostre dernier Duc de Guyenne, pere de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons de France et d'Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement un corps de cuirasse, sous un habit de religieux, par penitence. Foulques Comte d'Anjou alla jusques en Jerusalem, pour là se faire foëter à deux de ses valets, la corde au col, devant le sepulchre de nostre Seigneur. Mais ne voit−on encore tous les jours au Vendredy S. en divers lieux un grand nombre d'hommes et femmes se battre jusques à se déchirer la chair et perçer jusques aux os ? Cela ay−je veu souvent et sans enchantement. Et disoit−on (car ils vont masquez) qu'il y en avoit, qui pour de l'argent entreprenoient en cela de garantir la religion d'autruy ; par un mespris de la douleur, d'autant plus grand, que plus peuvent les éguillons de la devotion, que de l'avarice. Q. Maximus enterra son fils Consulaire : M. Cato le sien Preteur designé : et L. Paulus les siens deux en peu de jours, d'un visage rassis, et ne portant nul tesmoignage de deuil. Je disois en mes jours, de quelqu'un en gossant, qu'il avoit choué la divine justice. Car la mort violente de trois grands enfants, luy ayant esté envoyée en un jour, pour un aspre coup de verge, comme il est à croire : peu s'en fallut qu'il ne la print à faveur et gratification singuliere du ciel. Je n'ensuis pas ces humeurs monstrueuses : mais j'en ay perdu en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fascherie. Si n'est−il guere accident, qui touche plus au vif les hommes. Je voy assez d'autres communes occasions d'affliction, qu'à peine sentiroy−je, si elles me venoyent. Et en ay mesprisé quand elles me sont venues, de celles ausquelles le monde donne une si atroce figure, que je n'oserois m'en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur, non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. L'opinion est une puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha jamais de telle faim la seurté et le repos, qu'Alexandre et Cæsar ont faict l'inquietude et les difficultez ? Terez le Pere de Sitalcez souloit dire que quand il ne faisoit point la guerre, il luy estoit advis qu'il n'y avoit point difference entre luy et son pallefrenier. Caton Consul, pour s'asseurer d'aucunes villes en Espaigne, ayant seulement interdict aux habitans d'icelles, de porter les armes : grand nombre se tuerent : Ferox gens, nullam vitam rati sine armis esse. Combien en sçavons nous qui ont fuy la douceur d'une vie tranquille, en leurs maisons parmy leurs cognoissans, pour suivre l'horreur des desers inhabitables ; et qui se sont jettez à l'abjection, vilité, et mespris du monde, et s'y sont pleuz jusques à l'affectation ? Le Cardinal Borrome, qui mourut dernierement à Milan, au milieu de la desbauche, à quoy le convioyt et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l'air de l'Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austere, que la mesme robbe qui luy servoit en esté, luy servoit en hyver : n'avoit pour son coucher que la paille : et les heures qui luy restoyent des occupations de sa charge, il les passoit estudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant un peu d'eau et de pain à costé de son livre :

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Les Essais − Livre I qui estoit toute la provision de ses repas, et tout le temps qu'il y employoit. J'en scay qui à leur escient ont tiré et proffit et avancement du cocuage, dequoy le seul nom effraye tant de gens. Si la veuë n'est le plus necessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant : mais les plus plaisans et utiles de noz membres, semblent estre ceux qui servent à nous engendrer : toutesfois assez de gens les ont pris en hayne mortelle, pour cella seulement, qu'ils estoient trop aymables ; et les ont rejettez à cause de leur prix. Autant en opina des yeux, celuy qui se les creva. La plus commune et plus saine part des hommes, tient à grand heur l'abondance des enfants : moy et quelques autres, à pareil heur le defaut. Et quand on demande à Thales pourquoy il ne se marie point : il respond, qu'il n'ayme point à laisser lignée de soy. Que nostre opinion donne prix aux choses ; il se void par celles en grand nombre, ausquelles nous ne regardons pas seulement, pour les estimer : ains à nous. Et ne considerons ny leurs qualitez, ny leurs utilitez, mais seulement nostre coust à les recouvrer : comme si c'estoit quelque piece de leur substance : et appellons valeur en elles, non ce qu'elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoy je m'advise, que nous sommes grands mesnagers de nostre mise. Selon qu'elle poise, elle sert, de ce mesmes qu'elle poise. Nostre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret. L'achat donne tiltre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la devotion, et l'aspreté à la medecine. Tel pour arriver à la pauvreté jetta ses escus en cette mesme mer, que tant d'autres fouillent de toutes pars pour y pescher des richesses. Epicurus dit que l'estre riche n'est pas soulagement, mais changement d'affaires. De vray, ce n'est pas la disette, c'est plustost l'abondance qui produict l'avarice. Je veux dire mon experience autour de ce subject. J'ay vescu en trois sortes de condition, depuis estre sorty de l'enfance. Le premier temps, qui a duré pres de vingt années, je le passay, n'aiant autres moyens, que fortuites, et despendant de l'ordonnance et secours d'autruy, sans estat certain et sans prescription. Ma despence se faisoit d'autant plus allegrement et avec moins de soing, qu'elle estoit toute en la temerité de la fortune. Je ne fu jamais mieux. Il ne m'est oncques avenu de trouver la bourçe de mes amis close : m'estant enjoint au delà de toute autre necessité, la necessité de ne faillir au terme que j'avoy prins à m'acquiter, lequel ils m'ont mille fois alongé, voyant l'effort que je me faisoy pour leur satisfaire : en maniere que j'en rendoy une loyauté mesnagere, et aucunement piperesse. Je sens naturellement quelque volupté à payer ; comme si je deschargeois mes espaules d'un ennuyeux poix, et de cette image de servitude. Aussi qu'il y a quelque contentement qui me chatouille à faire une action juste, et contenter autruy. J'excepte les payements où il faut venir à marchander et conter : car si je ne trouve à qui en commettre la charge, je les esloigne honteusement et injurieusement tant que je puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n'est rien que je haysse comme à marchander : c'est un pur commerce de trichoterie et d'impudence. Apres une heure de debat et de barguignage, l'un et l'autre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous d'amendement. Et si empruntois avec desadvantage. Car n'ayant point le coeur de requerir en presence, j'en renvoyois le hazard sur le papier, qui ne fait guere d'effort, et qui preste grandement la main au refuser. Je me remettois de la conduitte de mon besoing plus gayement aux astres, et plus librement que je n'ay faict depuis à ma providence et à mon sens. La plus part des mesnagers estiment horrible de vivre ainsin en incertitude ; et ne s'advisent pas, premierement, que la plus part du monde vit ainsi. Combien d'honnestes hommes ont rejetté tout leur certain à l'abandon, et le font tous les jours, pour cercher le vent de la faveur des Roys et de la fortune ? Cæsar s'endebta d'un million d'or outre son vaillant, pour devenir Cæsar. Et combien de marchans commencent leur trafique par la vente de leur metairie, qu'ils envoyent aux Indes.

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Les Essais − Livre I Tot per impotentia freta ! En une si grande siccité de devotion, nous avons mille et mille Colleges, qui la passent commodément, attendans tous les jours de la liberalité du Ciel, ce qu'il faut à eux disner. Secondement, ils ne s'advisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent, n'est guere moins incertaine et hazardeuse que le hazard mesme. Je voy d'aussi pres la misere au delà de deux mille escus de rente, que si elle estoit tout contre moy. Car outre ce que le sort a dequoy ouvrir cent breches à la pauvreté au travers de nos richesses, n'y ayant souvent nul moyen entre la supreme et infime fortune. Fortuna vitrea est : tum, quum splendet, frangitur. Et envoyer cul sur pointe toutes nos deffences et levées ; je trouve que par diverses causes, l'indigence se voit autant ordinairement logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n'en ont point : et qu'à l'avanture est elle aucunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses : Elles viennent plus de l'ordre, que de la recepte : Faber est suæ quisque fortunæ. Et me semble plus miserable un riche malaisé, necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauvre. In divitiis inopes, quod genus egestatis gravissimum est. Les plus grands princes et plus riches, sont par pauvreté et disette poussez ordinairement à l'extreme necessité. Car en est−il de plus extreme, que d'en devenir tyrans, et injustes usurpateurs des biens de leurs subjets ? Ma seconde forme, ç'a esté d'avoir de l'argent. A quoy m'estant prins, j'en fis bien tost des reserves notables selon ma condition : n'estimant pas que ce fust avoir, sinon autant qu'on possede outre sa despence ordinaire : ny qu'on se puisse fier du bien, qui est encore en esperance de recepte, pour claire qu'elle soit. Car quoy, disoy−je, si j'estois surpris d'un tel, où d'un tel accident ? Et à la suitte de ces vaines et vitieuses imaginations, j'allois faisant l'ingenieux à prouvoir par cette superflue reserve à tous inconveniens : Et sçavois encore respondre à celuy qui m'alleguoit que le nombre des inconveniens estoit trop infiny ; que si ce n'estoit à tous, c'estoit à aucuns et plusieurs. Cela ne se passoit pas sans penible sollicitude. J'en faisoy un secret : et moy, qui ose tant dire de moy, ne parloy de mon argent, qu'en mensonge : comme font les autres, qui s'appauvrissent riches, s'enrichissent pauvres : et dispensent leur conscience de ne tesmoigner jamais sincerement de ce qu'ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allois−je en voyage ? il ne me sembloit estre jamais suffisamment pourveu : et plus je m'estois chargé de monnoye, plus aussi je m'estois chargé de crainte : Tantost de la seurté des chemins, tantost de la fidelité de ceux qui conduisoyent mon bagage : duquel, comme d'autres que je cognois, je ne m'asseurois jamais assez, si je ne l'avois devant mes yeux. Laissoy−je ma boyte chez moy ? combien de soupçons et pensements espineux, et qui pis est incommunicables ? J'avois tousjours l'esprit de ce costé. Tout compté, il y a plus de peine à garder l'argent qu'à l'acquerir. Si je n'en faisois du tout tant que j'en dis, au moins il me coustoit à m'empescher de le faire. De commodité, j'en tirois peu ou rien : Pour avoir plus de moyen de despense, elle ne m'en poisoit pas moins. Car (comme disoit Bion) autant se fache le chevelu comme le chauve, qu'on luy arrache le poil : Et depuis que vous estes accoustumé, et avez planté vostre fantasie sur certain monceau, il n'est plus à vostre service : vous n'oseriez l'escorner. C'est un bastiment qui, comme il vous semble, croullera tout, si vous y touchez : il faut que la necessité vous prenne à la gorge pour l'entamer : Et au paravant j'engageois mes hardes, et vendois un cheval, avec bien moins de contrainte et moins envis, que lors je ne faisois bresche à cette bourçe favorie, que je tenois à part. Mais le danger estoit, que mal aysément peut−on establir bornes certaines à ce desir (elles sont difficiles à trouver, és choses qu'on croit bonnes) et arrester un poinct à l'espargne : on va tousjours grossissant cet amas, et l'augmentant d'un nombre à autre, jusques à se priver vilainement de la jouyssance de ses propres biens : et l'establir toute en la garde, et n'en user point.

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Les Essais − Livre I Selon cette espece d'usage, ce sont les plus riches gents du monde, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d'une bonne ville. Tout homme pecunieux est avaricieux à mon gré. Platon renge ainsi les biens corporels ou humains : la santé, la beauté, la force, la richesse : Et la richesse, dit−il, n'est pas aveugle, mais tresclair−voyante, quand elle est illuminée par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grace. On l'advertit que l'un de ses Syracusains avoit caché dans terre un thresor ; il luy manda de le luy apporter ; ce qu'il fit, s'en reservant à la desrobbée quelque partie ; avec laquelle il s'en alla en une autre ville, où ayant perdu cet appetit de thesaurizer, il se mit à vivre plus liberallement. Ce qu'entendant Dionysius, luy fit rendre le demeurant de son thresor ; disant que puis qu'il avoit appris à en sçavoir user, il le luy rendoit volontiers. Je fus quelques années en ce point : Je ne sçay quel bon dæmon m'en jetta hors tres−utilement, comme le Syracusain ; et m'envoya toute cette conserve à l'abandon : le plaisir de certain voyage de grande despence, ayant mis au pied cette sotte imagination : Par où je suis retombé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j'en sens) certes plus plaisante beaucoup et plus reglée. C'est que je fais courir ma despence quand et quand ma recepte ; tantost l'une devance, tantost l'autre : mais c'est de peu qu'elles s'abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d'avoir dequoy suffire aux besoings presens et ordinaires : aux extraordinaires toutes les provisions du monde n'y sçauroyent suffire. Et est follie de s'attendre que fortune elle mesmes nous arme jamais suffisamment contre soy. C'est de noz armes qu'il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du faict. Si j'amasse, ce n'est que pour l'esperance de quelque voisine emploite ; et non pour acheter des terres, dequoy je n'ay que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est : non esse emacem, vectigal est. Je n'ay ny guere peur que bien me faille, ny nul desir qu'il m'augmente. Divitiarum fructus est in copia : copiam declarat satietas. Et me gratifie singulierement que cette correction me soit arrivée en un aage naturellement enclin à l'avarice, et que je me vois desfaict de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies. Feraulez, qui avoit passé par les deux fortunes, et trouvé que l'accroist de chevance, n'estoit pas accroist d'appetit, au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme : et qui d'autre part, sentoit poiser sur ses espaules l'importunité de l'oeconomie, ainsi qu'elle faict à moy ; delibera de contenter un jeune homme pauvre, son fidele amy, abboyant apres les richesses ; et luy feit present de toutes les siennes, grandes et excessives, et de celles encor qu'il estoit en train d'accumuler tous les jours par la liberalité de Cyrus son bon maistre, et par la guerre : moyennant qu'il prinst la charge de l'entretenir et nourrir honnestement, comme son hoste et son amy. Ils vescurent ainsi depuis tres−heureusement : et esgalement contents du changement de leur condition. Voyla un tour que j'imiterois de grand courage. Et louë grandement la fortune d'un vieil Prelat, que je voy s'estre si purement demis de sa bourse, et de sa recepte, et de sa mise, tantost à un serviteur choisi, tantost à un autre, qu'il a coulé un long espace d'années, autant ignorant cette sorte d'affaires de son mesnage, comme un estranger. La fiance de la bonté d'autruy, est un non leger tesmoignage de la bonté propre : partant la favorise Dieu volontiers. Et pour son regard, je ne voy point d'ordre de maison, ny plus dignement ny plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait reiglé à si juste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soing et empeschement : et sans que leur dispensation ou assemblage, interrompe d'autres occupations, qu'il suit, plus convenables, plus tranquilles, et selon son coeur. L'aisance donc et l'indigence despendent de l'opinion d'un chacun, et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n'ont qu'autant de beauté et de plaisir, que leur en preste celuy qui les possede. Chascun est bien ou mal, selon qu'il s'en trouve. Non de qui on le croid, mais qui le croid de soy, est content : et en cella seul la creance se donne essence et verité.

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Les Essais − Livre I La fortune ne nous fait ny bien ny mal : elle nous en offre seulement la matiere et la semence : laquelle nostre ame, plus puissante qu'elle, tourne et applique comme il luy plaist : seule cause et maistresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saveur et couleur de l'interne constitution : comme les accoustremens nous eschauffent non de leur chaleur, mais de la nostre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir : qui en abrieroit un corps froid, il en tireroit mesme service pour la froideur : ainsi se conserve la neige et la glace. Certes tout en la maniere qu'à un faineant l'estude sert de tourment, à un yvrongne l'abstinence du vin, la frugalité est supplice au luxurieux, et l'exercice gehenne à un homme delicat et oisif : ainsin en est−il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses, ny difficiles d'elles mesmes : mais nostre foiblesse et lascheté les fait telles. Pour juger des choses grandes et haultes, il faut un'ame de mesme, autrement nous leur attribuons le vice, qui est le nostre. Un aviron droit semble courbe en l'eau. Il n'importe pas seulement qu'on voye la chose, mais comment on la voye. Or sus, pourquoy de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mespriser la mort, et de porter la douleur, n'en trouvons nous quelcun qui face pour nous ? Et de tant d'especes d'imaginations qui l'ont persuadé à autruy, que chacun n'en applique il à soy une le plus selon son humeur ? S'il ne peut digerer la drogue forte et abstersive, pour desraciner le mal, au moins qu'il la prenne lenitive pour le soulager. Opinio est quædam effoeminata ac levis : nec in dolore magis, quam eadem in voluptate : qua, quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus. Totum in eo est, ut tibi imperes. Au demeurant on n'eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l'aspreté des douleurs, et humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : S'il est mauvais de vivre en necessité, au moins de vivre en necessité, il n'est aucune necessité. Nul n'est mal long temps qu'à sa faute. Qui n'a le coeur de souffrir ny la mort ny la vie ; qui ne veut ny resister ni fuir, que luy feroit−on ? Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLI De ne communiquer sa gloire. DE toutes les resveries du monde, la plus receuë et plus universelle, est le soing de la reputation et de la gloire, que nous espousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyvre cette vaine image, et cette simple voix, qui n'a ny corps ny prise : La fama ch'invaghisce a un dolce suono Gli superbi mortali, et par si bella, E un echo, un sogno, anzi d'un sogno un'ombra Ch'ad ogni vento si dilegua et sgombra. Et des humeurs des−raisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se défacent plus tard et plus envis de cette−cy que de nulle autre : c'est la plus revesche et opiniastre. Quia etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n'en est guiere de laquelle la raison accuse si clairement la vanité : mais elle a ses racines si vifves en nous, que je ne sçay si jamais aucun s'en est peu nettement descharger. Apres que vous avez tout dict et tout creu, pour la desadvouer, elle produict contre vostre discours une inclination si intestine, que vous avez peu que tenir à l'encontre.

CHAPITRE XLI De ne communiquer sa gloire.

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Les Essais − Livre I Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent, encores veulent−ils, que les livres, qu'ils en escrivent, portentau front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu'ils ont mesprisé la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce : Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis : mais de communiquer son honneur, et d'estrener autruy de sa gloire, il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui fuioient devant les ennemis, se mit luy−mesmes entre les fuyards, et contrefit le coüard, affin qu'ils semblassent plustost suivre leur Capitaine, que fuyr l'ennemy : c'estoit abandonner sa reputation, pour couvrir la honte d'autruy. Quand Charles cinquiesme passa en Provence, l'an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine de Leve voyant l'Empereur resolu de ce voyage, et l'estimant luy estre merveilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire, et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil, en fust attribué à son maistre : et qu'il fust dict, son bon advis et sa prevoyance avoir esté telle, que contre l'opinion de tous, il eust mis à fin une si belle entreprinse : qui estoit l'honnorer à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut−louans, jusques à dire, qu'il n'avoit point laissé son pareil : elle refusa cette louange privee et particuliere, pour la rendre au public : Ne me dites pas cela, fit−elle, je sçay que la ville de Sparte a plusieurs Citoyens plus grands et plus vaillans qu'il n'estoit. En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort jeune, avoir l'avant−garde à conduire : le principal effort du rencontre, fust en cet endroit : les seigneurs qui l'accompagnoient se trouvans en dur party d'armes, manderent au Roy Edoüard de s'approcher, pour les secourir : il s'enquit de l'estat de son fils, et luy ayant esté respondu, qu'il estoit vivant et à cheval : Je luy ferois, dit−il, tort de luy aller maintenant desrober l'honneur de la victoire de ce combat, qu'il a si long temps soustenu : quelque hazard qu'il y ait, elle sera toute sienne : et n'y voulut aller ny envoyer : sçachant s'il y fust allé, qu'on eust dit que tout estoit perdu sans son secours, et qu'on luy eust attribué l'advantage de cet exploit. Semper enim quod postremum adjectum est, id rem totam videtur traxisse. Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément que les principaux beaux−faits de Scipion estoient en partie deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousjours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique demeuroit sur ses pieds, pour autant qu'il sçavoit bien commander : C'est plustost, dit−il, parce que le peuple sçait bien obeyr. Comme les femmes, qui succedoient aux pairries, avoient, nonobstant leur sexe, droit d'assister et opiner aux causes, qui appartiennent à la jurisdiction des pairs : aussi les pairs ecclesiastiques, nonobstant leur profession, estoient tenus d'assister nos Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne. Aussi l'Evesque de Beauvais, se trouvant avec Philippe Auguste en la bataille de Bouvines, participoit bien fort courageusement à l'effect : mais il luy sembloit, ne devoir toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce jour la, et les donnoit au premier gentilhomme qu'il trouvoit, à esgosiller, ou prendre prisonniers, luy en resignant toute l'execution. Et le feit ainsi de Guillaume comte de Salsberi à messire Jean de Nesle. D'une pareille subtilité de conscience, à cet autre : il vouloit bien assommer, mais non pas blesser : et pourtant ne combattoit que de masse. Quelcun en mes jours, estant reproché par le Roy d'avoir mis les mains sur un prestre, le nioit fort et ferme : c'estoit qu'il l'avoit battu et foulé aux pieds. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous PLUTARQUE dit en quelque lieu, qu'il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité je trouve si loing CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I d'Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je cognois, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque : et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme, qu'il n'y a de tel homme à telle beste : Hem vir viro quid præstat ! Et qu'il y a autant de degrez d'esprits, qu'il y a d'icy au ciel de brasses, et autant innumerables. Mais à propos de l'estimation des hommes, c'est merveille que sauf nous, aucune chose ne s'estime que par ses propres qualitez. Nous loüons un cheval de ce qu'il est vigoureux et adroit. volucrem Sic laudamus equum, facili cui plurima palma Fervet, et exultat rauco victoria circo, non de son harnois : un levrier, de sa vistesse, non de son colier : un oyseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes. Pourquoy de mesmes n'estimons nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de credit, tant de rente : tout cela est autour de luy, non en luy. Vous n'achetez pas un chat en poche : si vous marchandez un cheval, vous luy ostez ses bardes, vous le voyez nud et à descouvert : Ou sil est couvert, comme on les presentoit anciennement aux Princes à vendre, c'est par les parties moins necessaires, à fin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrestiez principalement à considerer les jambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus utiles, Regibus hic mos est, ubi equos mercantur, opertos Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decora Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem, Quod pulchræ clunes, breve quod caput, ardua cervix. Pourquoy estimant un homme l'estimez vous tout enveloppé et empacqueté ? Il ne nous faict montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vrayement juger de son estimation. C'est le prix de l'espée que vous cerchez, non de la guaine : vous n'en donnerez à l'adventure pas un quatrain, si vous l'avez despouillée. Il le faut juger par luy mesme, non par ses atours. Et comme dit tres−plaisamment un ancien : Sçavez vous pourquoy vous l'estimez grand ? vous y comptez la hauteur de ses patins : La base n'est pas de la statue. Mesurez le sans ses eschaces : Qu'il mette à part ses richesses et honneurs, qu'il se presente en chemise : A il le corps propre à ses functions, sain et allegre ? Qu'elle ame a il ? Est elle belle, capable, et heureusement pourveue de toutes ses pieces ? Est elle riche du sien, ou de l'autruy ? La fortune n'y a elle que voir ? Si les yeux ouverts elle attend les espées traites : s'il ne luy chaut par où luy sorte la vie, par la bouche, ou par le gosier : si elle est rassise, equable et contente : c'est ce qu'il faut veoir, et juger par là les extremes differences qui sont entre nous. Est−il sapiens, sibique imperiosus, Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent, Responsare cupidinibus, contemnere honores Fortis, et in seipso totus teres atque rotundus, Externi ne quid valeat per læve morari, In quem manca ruit semper fortuna ? Un tel homme est cinq cens brasses au dessus des Royaumes et des duchez : il est luy mesmes à soy son empire.

CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I Sapiens pol ipse fingit fortunam sibi. Que luy reste il à desirer ? nonne videmus Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut quoi Corpore sejunctus dolor absit, mente fruatur, Jucundo sensu cura semotus metúque ? Comparez luy la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flotante en l'orage des passions diverses, qui la poussent et repoussent, pendant toute d'autruy : il y a plus d'esloignement que du ciel à la terre : et toutefois l'aveuglement de nostre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d'estat. L'à où, si nous considerons un paisan et un Roy, un noble et un villain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se presente soudain à nos yeux un'extreme disparité, qui ne sont differents par maniere de dire qu'en leurs chausses. En Thrace, le Roy estoit distingué de son peuple d'une plaisante maniere, et bien r'encherie. Il avoit une religion à part : un Dieu tout à luy, qu'il n'appartenoit à ses subjects d'adorer : c'estoit Mercure : Et luy, dedaignoit les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures, qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les joüeurs de comedie, vous les voyez sur l'eschaffaut faire une mine de Duc et d'Empereur, mais tantost apres, les voyla devenuz valets et crocheteurs miserables, qui est leur nayfve et originelle condition : aussi l'Empereur, duquel la pompe vous esblouit en public : Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi Auro includuntur, teritúrque Thalassina vestis Assiduè, et Veneris sudorem exercita potat, voyez le derriere le rideau, ce n'est rien qu'un homme commun, et à l'adventure plus vil que le moindre de ses subjects. Ille beatus introrsum est : istius bracteata felicitas est. La coüardise, l'irresolution, l'ambition, le despit et l'envie l'agitent comme un autre : Non enim gazæ, neque consularis Summovet lictor, miseros tumultus Mentis et curas laqueata circum Tecta volantes : et le soing et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armées. Re veràque metus hominum, curæque sequaces, Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela, Audactérque inter reges, rerúmque potentes Versantur, neque fulgorem reverentur ab auro. La fiebvre, la migraine et la goutte l'espargnent elles non plus que nous ? Quand la vieillesse luy sera sur les espaules, les archers de sa garde l'en deschargeront ils ? Quand la frayeur de la mort le transira, se r'asseurera il par l'assistance des gentils−hommes de sa chambre ? Quand il sera en jalousie et caprice, nos bonnettades le remettront elles ? Ce ciel de lict tout enflé d'or et de perles, n'a aucune vertu à rappaiser les tranchées d'une vertu colique. CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I Nec calidæ citius decedunt corpore febres, Textilibus si in picturis ostróque rubenti Jacteris, quam si plebeia in veste cubandum est. Les flateurs du grand Alexandre, luy faisoyent à croire qu'il estoit fils de Jupiter : un jour estant blessé, regardant escouler le sang de sa playe : Et bien qu'en dites vous ? fit−il : est−ce pas icy un sang vermeil, et purement humain ? il n'est pas de la trampe de celuy que Homere fait escouler de la playe des dieux. Hermodorus le poëte avoit fait des vers en l'honneur d'Antigonus, où il l'appelloit fils du Soleil : et luy au contraire : Celuy, dit−il, qui vuide ma chaize percée, sçait bien qu'il n'en est rien. C'est un homme pour tous potages : Et si de soy−mesmes c'est un homme mal né, l'empire de l'univers ne le sçauroit rabiller. puellæ Hunc rapiant, quicquid calcaverit hic, rosa fiat. Quoy pour cela, si c'est une ame grossiere et stupide ? la volupté mesme et le bon heur, ne s'apperçoivent point sans vigueur et sans esprit. hæc perinde sunt, ut illius animus qui ea possidet, Qui uti scit, ei bona, illi qui non utitur rectè, mala. Les biens de la fortune tous tels qu'ils sont, encores faut il avoir le sentiment propre à les savourer : C'est le jouïr, non le posseder, qui nous rend hëureux. Non domus et fundus, non æris acervus et auri, Ægroto domini deduxit corpore febres, Non animo curas, valeat possessor oportet, Qui comportatis rebus benè cogitat uti. Qui cupit, aut metuit, juvat illum sic domus aut res, Ut lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram. Il est un sot, son goust est mousse et hebeté ; il n'en jouït non plus qu'un morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu'un cheval de la richesse du harnois, duquel on l'a paré. Tout ainsi comme Platon dit, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui s'appelle bien, est egalement mal à l'injuste, comme bien au juste, et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l'ame sont en mauvais estat, à quoy faire ces commoditez externes ? veu que la moindre picqueure d'espingle, et passion de l'ame, est suffisante à nous oster le plaisir de la monarchie du monde : A la premiere strette que luy donne la goutte, il a beau estre Sire et Majesté, Totus et argento conflatus, totus et auro. perd il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs ? S'il est en colere, sa principauté le garde elle de rougir, de paslir, de grincer les dents comme un fol ? Or si c'est un habile homme et bien né, la royauté adjouste peu à son bon heur : Si ventri bene, si lateri est pedibusque tuis, nil Divitiæ poterunt regales addere majus. il voit que ce n'est que biffe et piperie. Oui à l'adventure il sera de l'advis du Roy Seleucus, Que qui sçauroit le poix d'un sceptre, ne daigneroit l'amasser quand il le trouveroit à terre : il le disoit pour les grandes et penibles charges, qui touchent un bon Roy. Certes ce n'est pas peu de chose que d'avoir à regler autruy, puis CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I qu'à regler nous mesmes, il se presente tant de difficultez. Quant au commander, qui semble estre si doux ; considerant l'imbecillité du jugement humain, et la difficulté du chois és choses nouvelles et doubteuses, je suis fort de cet advis, qu'il est bien plus aisé et plus plaisant de suivre, que de guider : et que c'est un grand sejour d'esprit de n'avoir à tenir qu'une voye tracée, et à respondre que de soy : Ut satiús multo jam sit, parere quietum, Quam regere imperio res velle. Joint que Cyrus disoit, qu'il n'appartenoit de commander à homme, qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande. Mais le Roy Hieron en Xenophon dict d'avantage, qu'à la jouyssance des voluptez mesmes, ils sont de pire condition que les privez : d'autant que l'aysance et la facilité, leur oste l'aigre−douce pointe que nous y trouvons. Pinguis amor nimiumque potens, in tædia nobis Vertitur, et stomacho dulcis ut esca nocet. Pensons nous que les enfans de coeur prennent grand plaisir à la musique ? La sacieté la leur rend plustost ennuyeuse. Les festins, les danses, les masquarades, les tournois rejouyssent ceux qui ne les voyent pas souvent, et qui ont desiré de les voir : mais à qui en faict ordinaire, le goust en devient fade et mal plaisant : ny les dames ne chatouillent celuy qui en jouyt à coeur saoul. Qui ne se donne loisir d'avoir soif, ne sçauroit prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous res−jouissent, mais aux jouëurs elles servent de corvée. Et qu'il soit ainsi, ce sont delices aux Princes, c'est leur feste, de se pouvoir quelque fois travestir, et démettre à la façon de vivre basse et populaire. Plerumque gratæ principibus vices, Mundæque parvo sub lare pauperum Coenæ sine aulæis Et ostro, Solicitam explicuere frontem. Il n'est rien si empeschant, si desgouté que l'abondance. Quel appetit ne se rebuteroit, à veoir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand Seigneur en son serrail ? Et quel appetit et visage de chasse, s'estoit reservé celuy de ses ancestres, qui n'alloit jamais aux champs, à moins de sept mille fauconniers ? Et outre cela, je croy, que ce lustre de grandeur, apporte non legeres incommoditez à la jouyssance des plaisirs plus doux : ils sont trop esclairez et trop en butte. Et je ne sçay comment on requiert plus d'eux de cacher et couvrir leur faute : Car ce qui est à nous indiscretion, à eux le peuple juge que ce soit tyrannie, mespris, et desdain des loix : Et outre l'inclination au vice, il semble qu'ils y adjoustent, encore le plaisir de gourmander, et sousmettre à leurs pieds les observances publiques. De vray Platon en son Gorgias, definit tyran celuy qui a licence en une cité d'y faire tout ce qui luy plaist. Et souvent à cette cause, la montre et publication de leur vice, blesse plus que le vice mesme. Chacun craint à estre espié et contrerollé : ils le sont jusques à leurs contenances et à leurs pensees ; tout le peuple estimant avoir droict et interest d'en juger. Outre ce que les taches s'agrandissent selon l'eminence et clarté du lieu, où elles sont assises : et qu'un seing et une verrue au front, paroissent plus que ne faict ailleurs une balafre. Voyla pourquoy les poëtes feignent les amours de Jupiter conduites soubs autre visage que le sien : et de tant de practiques amoureuses qu'ils luy attribuent, il n'en est qu'une seule, ce me semble, où il se trouve en sa grandeur et Majesté. CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I Mais revenons à Hieron : il recite aussi combien il sent d'incommoditez en sa royauté, pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, estant comme prisonnier dans les limites de son païs : et qu'en toutes ses actions il se trouve enveloppé d'une facheuse presse. De vray, à voir les nostres tous seuls à table, assiegez de tant de parleurs et regardans inconnuz, j'en ay eu souvent plus de pitié que d'envie. Le Roy Alphonse disoit que les asnes estoyent en cela de meilleure condition que les Roys : leurs maistres les laissent paistre à leur aise, là où les Roys ne peuvent pas obtenir cela de leurs serviteurs. Et ne m'est jamais tombé en fantasie, que ce fust quelque notable commodité à la vie d'un homme d'entendement, d'avoir une vingtaine de contrerolleurs à sa chaise percée : ny que les services d'un homme qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casal, ou defendu Siene, luy soyent plus commodes et acceptables, que d'un bon valet et bien experimenté. Les avantages principesques sont quasi avantages imaginaires : Chaque degré de fortune a quelque image de principauté. Cæsar appelle Roytelets, tous les Seigneurs ayans justice en France de son temps. De vray, sauf le nom de Sire, on va bien avant avec nos Roys. Et voyez aux Provinces esloingnées de la Cour, nommons Bretaigne pour exemple, le train, les subjects, les officiers, les occupations, le service et cerimonie d'un Seigneur retiré et casanier, nourry entre ses valets ; et voyez aussi le vol de son imagination, il n'est rien plus royal : il oyt parler de son maistre une fois l'an, comme du Roy de Perse : et ne le recognoit, que par quelque vieux cousinage, que son secretaire tient en registre. A la verité nos loix sont libres assez ; et le pois de la souveraineté ne touche un gentil−homme François, à peine deux fois en sa vie : La subjection essentielle et effectuelle, ne regarde d'entre nous, que ceux qui s'y convient, et qui ayment à s'honnorer et enrichir par tel service : car qui se veut tapir en son foyer, et sçait conduire sa maison sans querelle, et sans procés, il est aussi libre que le Duc de Venise. Paucos servitus, plures servitutem tenent. Mais sur tout Hieron faict cas, dequoy il se voit privé de toute amitié et societé mutuelle : en laquelle consiste le plus parfait et doux fruict de la vie humaine. Car quel tesmoignage d'affection et de bonne volonté, puis−je tirer de celuy, qui me doit, vueille il ou non, tout ce qu'il peut ? Puis−je faire estat de son humble parler et courtoise reverence, veu qu'il n'est pas en luy de me la refuser ? L'honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent, ce n'est pas honneur : ces respects se doivent à la royauté, non à moy. maximum hoc regni bonum est, Quod facta domini cogitur populus sui Quam ferre, tam laudare. Vois−je pas que le meschant, le bon Roy, celuy qu'on haït, celuy qu'on ayme, autant en a l'un que l'autre : de mesmes apparences, de mesme ceremonie, estoit servy mon predecesseur, et le sera mon successeur : Si mes subjects ne m'offencent pas, ce n'est tesmoignage d'aucune bonne affection : pourquoy le prendray−je en cette part−là, puis qu'ils ne pourroient quand ils voudroient ? Nul ne me suit pour l'amitié, qui soit entre luy et moy : car il ne s'y sçauroit coudre amitié, où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur m'a mis hors du commerce des hommes : il y a trop de disparité et de disproportion : Ils me suivent par contenance et par coustume, ou plus tost que moy ma fortune, pour en accroistre la leur : Tout ce qu'ils me dient, et font, ce n'est que fard, leur liberté estant bridée de toutes parts par la grande puissance que j'ay sur eux : je ne voy rien autour de moy que couvert et masqué. Ses courtisans loüoient un jour Julian l'Empereur de faire bonne justice : Je m'enorgueillirois volontiers, dit−il, de ces loüanges, si elles venoient de personnes, qui ozassent accuser ou mesloüer mes actions contraires, quand elles y seroient. Toutes les vraies commoditez qu'ont les Princes, leurs sont communes avec les hommes de moyenne fortune : C'est à faire aux Dieux, de monter des chevaux aislez, et se paistre d'Ambrosie : ils n'ont point CHAPITRE XLII De l'inequalité qui est entre nous

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Les Essais − Livre I d'autre sommeil et d'autre appetit que le nostre : leur acier n'est pas de meilleure trempe, que celuy dequoy nous nous armons ; leur couronne ne les couvre ny du soleil, ny de la pluie. Diocletian qui en portoit une si reverée et si fortunée, la resigna pour se retirer au plaisir d'une vie privée : et quelque temps apres, la necessité des affaires publiques, requerant qu'il revinst en prendre la charge, il respondit à ceux qui l'en prioient : Vous n'entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le bel ordre des arbres, que j'ay moymesme planté chez moy, et les beaux melons que j'y ay semez. A l'advis d'Anacharsis le plus heureux estat d'une police, seroit où toutes autres choses estants esgales, la precedence se mesureroit à la vertu, et le rebut au vice. Quand le Roy Pyrrhus entreprenoit de passer en Italie, Cyneas son sage conseiller luy voulant faire sentir la vanité de son ambition : Et bien Sire, luy demanda−il, à quelle fin dressez vous cette grande entreprinse ? Pour me faire maistre de l'Italie, respondit−il soudain : Et puis, suyvit Cyneas, cela faict ? Je passeray, dit l'autre, en Gaule et en Espaigne : Et apres ? Je m'en iray subjuguer l'Afrique, et en fin, quand j'auray mis le monde en ma subjection, je me reposeray et vivray content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cyneas, dictes moy, à quoy il tient que vous ne soyez des à present, si vous voulez, en cet estat ? Pourquoy ne vous logez vous des cette heure, où vous dites aspirer, et vous espargnez tant de travail et de hazard, que vous jettez entre deux ? Nimirum quia non bene norat quæ esset habendi Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas. Je m'en vais clorre ce pas par un verset ancien, que je trouve singulierement beau à ce propos : Mores cuique sui fingunt fortunam. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLIII Des loix somptuaires LA façon dequoy nos loix essayent à regler les foles et vaines despences des tables, et vestemens, semble estre contraire à sa fin. Le vray moyen, ce seroit d'engendrer aux hommes le mespris de l'or et de la soye, comme de choses vaines et inutiles : et nous leur augmentons l'honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en dégouster les hommes. Car dire ainsi, Qu'il n'y aura que les Princes qui mangent du turbot, qui puissent porter du velours et de la tresse d'or, et l'interdire au peuple, qu'est−ce autre chose que mettre en credit ces choses là, et faire croistre l'envie à chacun d'en user ? Que les Roys quittent hardiment ces marques de grandeur, ils en ont assez d'autres ; tels excez sont plus excusables à tout autre qu'à un prince. Par l'exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer exterieurement, et nos degrez (ce que j'estime à la verité, estre bien requis en un estat) sans nourrir pour cet effect, cette corruption et incommodité si apparente : C'est merveille comme la coustume en ces choses indifferentes plante aisément et soudain le pied de son authorité. A peine fusmes nous un an, pour le dueil du Roy Henry second, à porter du drap à la cour, il est certain que desja à l'opinion d'un chacun, les soyes estoient venuës à telle vilité, que si vous en voyiez quelqu'un vestu, vous en faisiez incontinent quelque homme de ville. Elles estoient demeurées en partage aux medecins et aux chirurgiens : et quoy qu'un chacun fust à peu pres vestu de mesme, si y avoit−il d'ailleurs assez de distinctions apparentes, des qualitez des hommes. Combien soudainement viennent en honneur parmy nos armées, les pourpoins crasseux de chamois et de CHAPITRE XLIII Des loix somptuaires

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Les Essais − Livre I toille ; et la pollisseure et richesse des vestements à reproche et à mespris ? Que les Roys commencent à quitter ces despences, ce sera faict en un mois sans edict, et sans ordonnance ; nous irons tous apres. La Loy devroit dire au rebours, Que le cramoisy et l'orfeverie est defenduë à toute espece de gens, sauf aux basteleurs et aux courtisanes. De pareille invention corrigea Zeleucus, les meurs corrompuës des Locriens : Ses ordonnances estoient telles : Que la femme de condition libre, ne puisse mener apres elle plus d'une chambriere, sinon lors qu'elle sera yvre : ny ne puisse sortir hors la ville de nuict, ny porter joyaux d'or à l'entour de sa personne, ny robbe enrichie de broderie, si elle n'est publique et putain : que sauf les ruffiens, à homme ne loise porter en son doigt anneau d'or, ny robbe delicate, comme sont celles des draps tissus en la ville de Milet. Et ainsi par ces exceptions honteuses, il divertissoit ingenieusement ses citoyens des superfluitez et delices pernicieuses. C'estoit une tres−utile maniere d'attirer par honneur et ambition, les hommes à leur devoir et à l'obeissance. Nos Roys peuvent tout en telles reformations externes : leur inclination y sert de loy. Quicquid principes faciunt, præcipere videntur. Le reste de la France prend pour regle la regle de la Cour. Qu'ils se desplaisent de cette vilaine chaussure, qui montre si à descouvert nos membres occultes : ce lourd grossissement de pourpoins, qui nous faict tous autres que nous ne sommes, si incommode à s'armer : ces longues tresses de poil effeminees : cet usage de baiser ce que nous presentons à nos compaignons, et nos mains en les saluant : ceremonie deuë autresfois aux seuls Princes : et qu'un gentil−homme se trouve en lieu de respect, sans espée à son costé, tout esbraillé, et destaché, comme s'il venoit de la garderobbe : et que contre la forme de nos peres, et la particuliere liberté de la noblesse de ce Royaume, nous nous tenons descouverts bien loing autour d'eux, en quelque lieu qu'ils soyent : et comme autour d'eux, autour de cent autres ; tant nous avons de tiercelets et quartelets de Roys : et ainsi d'autres pareilles introductions nouvelles et vitieuses : elles se verront incontinent esvanouyes et descriées. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais prognostique : et sommes advertis que le massif se desment, quand nous voyons fendiller l'enduict, et la crouste de nos parois. Platon en ses Loix, n'estime peste au monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse, de changer en accoustrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons, d'une forme à une autre : remuant son jugement, tantost en cette assiette, tantost en cette la : courant apres les nouvelletez, honorant leurs inventeurs : par où les moeurs se corrompent, et les anciennes institutions, viennent à desdein et à mesprix. En toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre : la mutation des saisons, des vents, des vivres, des humeurs. Et nulles loix ne sont en leur vray credit, que celles ausquelles Dieu a donné quelque ancienne durée : de mode, que personne ne sçache leur naissance, ny qu'elles ayent jamais esté autres. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLIV Du dormir LA raison nous ordonne bien d'aller tousjours mesme chemin, mais non toutesfois mesme train : Et ores que le sage ne doive donner aux passions humaines, de se fourvoyer de la droicte carriere, il peut bien sans interest de son devoir, leur quitter aussi, d'en haster ou retarder son pas, et ne se planter comme un Colosse immobile et impassible. Quand la vertu mesme seroit incarnée, je croy que le poux luy battroit plus fort allant à l'assaut, qu'allant disner : voire il est necessaire qu'elle s'eschauffe et s'esmeuve. A cette cause j'ay remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprinses et CHAPITRE XLIV Du dormir

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Les Essais − Livre I importans affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n'en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le grand, le jour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondement, et si haute matinée, que Parmenion fut contraint d'entrer en sa chambre, et approchant de son lict, l'appeller deux ou trois fois par son nom, pour l'esveiller, le temps d'aller au combat le pressant. L'Empereur Othon ayant resolu de se tuer, cette mesme nuit, apres avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs, et affilé le tranchant d'une espée dequoy il se vouloit donner, n'attendant plus qu'à sçavoir si chacun de ses amis s'estoit retiré en seureté, se print si profondement à dormir, que ses valets de chambre l'entendoient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et mesmes cecy : car Caton estant prest à se deffaire, cependant qu'il attendoit qu'on luy rapportast nouvelles si les senateurs qu'il faisoit retirer, s'estoient eslargis du port d'Utique, se mit si fort à dormir, qu'on l'oyoit souffler de la chambre voisine : et celuy qu'il avoit envoyé vers le port, l'ayant esveillé, pour luy dire que la tourmente empeschoit les senateurs de faire voile à leur aise, il y en renvoya encore un autre, et se r'enfonçant dans le lict, se remit encore à sommeiller, jusques à ce que ce dernier l'asseura de leur partement. Encore avons nous dequoy le comparer au faict d'Alexandre, en ce grand et dangereux orage, qui le menassoit, par la sedition du Tribun Metellus, voulant publier le decret du rappel de Pompeius dans la ville avecques son armée, lors de l'émotion de Catilina : auquel decret Caton seul insistoit, et en avoient eu Metellus et luy, de grosses paroles et grandes menasses au Senat : mais c'estoit au lendemain en la place, qu'il falloit venir à l'execution ; où Metellus, outre la faveur du peuple et de Cæsar conspirant lors aux advantages de Pompeius, se devoit trouver, accompagné de force esclaves estrangers, et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule constance : de sorte que ses parens, ses domestiques, et beaucoup de gens de bien, en estoyent en grand soucy : et en y eut qui passerent la nuict ensemble, sans vouloir reposer, ny boire, ny manger, pour le danger qu'ils luy voyoient preparé : mesme sa femme, et ses soeurs ne faisoyent que pleurer et se tourmenter en sa maison : là où luy au contraire, reconfortoit tout le monde : et apres avoir souppé comme de coustume, s'en alla coucher et dormir de fort profond sommeil, jusques au matin, que l'un de ses compagnons au Tribunat, le vint esveiller pour aller à l'escarmouche. La connoissance, que nous avons de la grandeur de courage, de cet homme, par le reste de sa vie, nous peut faire juger en toute seureté, que cecy luy partoit d'une ame si loing eslevée au dessus de tels accidents, qu'il n'en daignoit entrer en cervelle, non plus que d'accidens ordinaires. En la bataille navale qu'Augustus gaigna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d'aller au combat, il se trouva pressé d'un si profond sommeil, qu'il fallut que ses amis l'esveillassent, pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion à M. Antonius de luy reprocher depuis, qu'il n'avoit pas eu le coeur, seulement de regarder les yeux ouverts, l'ordonnance de son armée ; et de n'avoir osé se presenter aux soldats, jusques à ce qu'Agrippa luy vint annoncer la nouvelle de la victoire, qu'il avoit eu sur ses ennemis. Mais quant au jeune Marius, qui fit encore pis (car le jour de sa derniere journée contre Sylla, apres avoir ordonné son armée, et donné le mot et signe de la bataille, il se coucha dessoubs un arbre à l'ombre, pour se reposer, et s'endormit si serré, qu'à peine se peut−il esveiller de la route et fuitte de ses gens, n'ayant rien veu du combat) ils disent que ce fut pour estre si extremement aggravé de travail, et de faute de dormir, que nature n'en pourroit plus. Et à ce propos les medecins adviseront si le dormir est si necessaire, que nostre vie en dépende ; car nous trouvons bien, qu'on fit mourir le Roy Perseus de Macedoine prisonnier à Rome, luy empeschant le sommeil, mais Pline en allegue, qui ont vescu long temps sans dormir. Chez Herodote, il y a des nations, ausquelles les hommes dorment et veillent par demy années. Et ceux qui escrivent la vie du sage Epimenides, disent, qu'il dormit cinquante sept ans de suitte. Chapitre précédent Chapitre suivant CHAPITRE XLIV Du dormir

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE XLV De la battaille de Dreux IL y eut tout plein de rares accidens en nostre battaille de Dreux : mais ceux qui ne favorisent pas fort la reputation de M. de Guyse, mettent volontiers en avant, qu'il ne se peut excuser d'avoir faict alte, et temporisé avec les forces qu'il commandoit, cependant qu'on enfonçoit monsieur le Connestable chef de l'armée, avecques l'artillerie : et qu'il valoit mieux se hazarder, prenant l'ennemy par flanc, qu'attendant l'advantage de le voir en queuë, souffrir une si lourde perte. Mais outre ce, que l'issuë en tesmoigna, qui en debattra sans passion, me confessera aisément, à mon advis, que le but et la visée, non seulement d'un capitaine, mais de chasque soldat, doit regarder la victoire en gros ; et que nulles occurrences particulieres, quelque interest qu'il y ayt, ne le doivent divertir de ce point là. Philopoemen en une rencontre de Machanidas, ayant envoyé devant pour attaquer l'escarmouche, bonne trouppe d'archers et gens de traict : et l'ennemy apres les avoir renversez, s'amusant à les poursuivre à toute bride, et coulant apres sa victoire le long de la battaille où estoit Philopoemen, quoy que ses soldats s'en esmeussent, il ne fut d'advis de bouger de sa place, ny de se presenter à l'ennemy, pour secourir ses gens : ains les ayant laissé chasser et mettre en pieces à sa veue, commença la charge sur les ennemis au battaillon de leurs gens de pied, lors qu'il les vid tout à fait abandonnez de leurs gens de cheval : et bien que ce fussent Lacedemoniens, d'autant qu'il les prit à l'heure, que pour tenir tout gaigné, ils commençoient à se desordonner, il en vint aisément à bout, et cela fait se mit à poursuivre Machanidas. Ce cas est germain à celuy de Monsieur de Guise. En cette aspre battaille d'Agesilaus contre les Boetiens, que Xenophon qui y estoit, dit estre la plus rude qu'il eust oncques veu, Agesilaus refusa l'avantage que fortune luy presentoit, de laisser passer le battaillon des Boetiens, et les charger en queuë, quelque certaine victoire qu'il en previst, estimant qu'il y avoit plus d'art que de vaillance ; et pour montrer sa prouësse d'une merveilleuse ardeur de courage, choisit plustost de leur donner en teste : mais aussi fut−il bien battu et blessé, et contraint en fin se démesler, et prendre le party qu'il avoit refusé au commencement, faisant ouvrir ses gens, pour donner passage à ce torrent de Boetiens : puis quand ils furent passez, prenant garde qu'ils marcheoyent en desordre, comme ceux qui cuidoyent bien estre hors de tout danger, il les fit suivre, et charger par les flancs : mais pour cela ne les peut−il tourner en fuitte à val de route ; ains se retirerent le petit pas, montrants tousjours les dents, jusques à ce qu'ils se furent rendus à sauveté. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLVI Des noms QUELQUE diversité d'herbes qu'il y ait, tout s'enveloppe sous le nom de salade. De mesme, sous la consideration des noms, je m'en voy faire icy une galimafrée de divers articles. Chaque nation a quelques noms qui se prennent, je ne sçay comment, en mauvaise part : et à nous Jehan, Guillaume, Benoist. Item, il semble y avoir en la genealogie des Princes, certains noms fatalement affectez : comme des Ptolomées à ceux d'Ægypte, des Henrys en Angleterre, Charles en France, Baudoins en Flandres, et en nostre ancienne Aquitaine des Guillaumes, d'où lon dit que le nom de Guienne est venu : par un froid rencontre, s'il n'en y avoit d'aussi cruds dans Platon mesme.

CHAPITRE XLV De la battaille de Dreux

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Les Essais − Livre I Item, c'est une chose legere, mais toutefois digne de memoire pour son estrangeté, et escripte par tesmoin oculaire, que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roy d'Angleterre, faisant un festin en France, l'assemblée de la noblesse y fut si grande, que pour passe−temps, s'estant divisée en bandes par la ressemblance des noms : en la premiere troupe qui fut des Guillaumes, il se trouva cent dix Chevaliers assis à table portans ce nom, sans mettre en comte les simples gentils−hommes et serviteurs. Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms des assistans, comme il estoit à l'Empereur Geta, de faire distribuer le service de ses mets, par la consideration des premieres lettres du nom des viandes : on servoit celles qui se commençoient par m : mouton, marcassin, merlus, marsoin, ainsi des autres. Item, il se dit qu'il fait bon avoir bon nom, c'est à dire credit et reputation : mais encore à la verité est−il commode, d'avoir un nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en memoire : car les Roys et les grands nous en cognoissent plus aisément, et oublient plus mal volontiers ; et de ceux mesmes qui nous servent, nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels les noms se presentent le plus facilement à la langue. J'ay veu le Roy Henry second, ne pouvoir nommer à droit un gentil−homme de ce quartier de Gascongne ; et à une fille de la Royne, il fut luy mesme d'advis de donner le nom general de la race, par ce que celuy de la maison paternelle luy sembla trop divers. Et Socrates estime digne du soing paternel, de donner un beau nom aux enfants. Item, on dit que la fondation de nostre Dame la grand' à Poitiers, prit origine de ce qu'un jeune homme desbauché, logé en cet endroit, ayant recouvré une garce, et luy ayant d'arrivée demandé son nom, qui estoit Marie, se sentit si vivement espris de religion et de respect de ce nom Sacrosainct de la Vierge mere de nostre Sauveur, que non seulement il la chassa soudain, mais en amanda tout le reste de sa vie : et qu'en consideration de ce miracle, il fut basty en la place, où estoit la maison de ce jeune homme, une chapelle au nom de nostre Dame, et depuis l'Eglise que nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, devotieuse, tira droit à l'ame : cette autre suivante, de mesme genre, s'insinüa par les sens corporels. Pythagoras estant en compagnie de jeunes hommes, lesquels il sentit complotter, eschauffez de la feste, d'aller violer une maison pudique, commanda à la menestriere, de changer de ton : et par une musique poisante, severe, et spondaïque, enchanta tout doucement leur ardeur, et l'endormit. Item, ne dira pas la posterité, que nostre reformation d'aujourd'huy ait esté delicate et exacte, de n'avoir pas seulement combattu les erreurs, et les vices, et rempli le monde de devotion, d'humilité, d'obeïssance, de paix, et de toute espece de vertu ; mais d'avoir passé jusques à combattre ces anciens noms de nos baptesmes, Charles, Loys, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie, beaucoup mieux sentans de la foy ? Un gentil−homme mien voisin, estimant les commoditez du vieux temps au prix du nostre, n'oublioit pas de mettre en compte, la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan, et qu'à les ouïr seulement sonner, il se sentoit qu'ils avoyent esté bien autres gens, que Pierre, Guillot, et Michel. Item, je sçay bon gré à Jacques Amiot d'avoir laissé dans le cours d'un'oraison Françoise, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer, pour leur donner une cadence Françoise. Cela sembloit un peu rude au commencement : mais des−ja l'usage par le credit de son Plutarque, nous en a osté toute l'estrangeté. J'ay souhaité souvent, que ceux qui escrivent les histoires en Latin, nous laissassent nos noms tous tels qu'ils sont : car en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les metamorphosant, pour les garber à la Grecque ou à la Romaine, nous ne sçavons où nous en sommes, et en perdons la cognoissance. Pour clorre nostre compte ; c'est un vilain usage et de tres−mauvaise consequence en nostre France, d'appeller chacun par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde, qui faict plus mesler et CHAPITRE XLV De la battaille de Dreux

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Les Essais − Livre I mescognoistre les races. Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son appanage une terre, sous le nom de laquelle il a esté cognu et honnoré, ne peut honnestement l'abandonner : dix ans apres sa mort, la terre s'en va à un estranger, qui en fait de mesmes : devinez où nous sommes, de la cognoissance de ces hommes. Il ne faut pas aller querir d'autres exemples, que de nostre maison Royalle, ou autant de partages, autant de surnoms : cependant l'originel de la tige nous est eschappé. Il y a tant de liberté en ces mutations, que de mon temps je n'ay veu personne eslevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n'ait attaché incontinent des tiltres genealogiques, nouveaux et ignorez à son pere, et qu'on n'ait anté en quelque illustre tige : Et de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoynes à falsification. Combien avons nous de gentils−hommes en France, qui sont de Royalle race selon leurs comptes ? plus ce crois−je que d'autres. Fut−il pas dict de bonne grace par un de mes amis ? Ils estoyent plusieurs assemblez pour la querelle d'un Seigneur, contre un autre ; lequel autre, avoit à la verité quelque prerogative de tiltres et d'alliances, eslevées au dessus de la commune noblesse. Sur le propos de cette prerogative, chacun cherchant à s'esgaler à luy, alleguoit, qui un'origine, qui un'autre, qui la ressemblance du nom, qui des armes, qui une vieille pancharte domestique : et le moindre se trouvoit arriere−fils de quelque Roy d'outremer. Comme ce fut à disner, cettuy−cy, au lieu de prendre sa place, se recula en profondes reverences, suppliant l'assistance de l'excuser, de ce que par temerité il avoit jusques lors vescu avec eux en compagnon : mais qu'ayant esté nouvellement informé de leurs vieilles qualitez, il commençoit à les honnorer selon leurs degrez, et qu'il ne luy appartenoit pas de se soir parmy tant de Princes. Apres sa farce, il leur dit mille injures : Contentez vous de par Dieu, de ce dequoy nos peres se sont contentez : et de ce que nous sommes ; nous sommes assez si nous le sçavons bien maintenir : ne desadvouons pas la fortune et condition de noz ayeulx, et ostons ces sottes imaginations, qui ne peuvent faillir à quiconque a l'impudence de les alleguer. Les armoiries n'ont de seurté, non plus que les surnoms. Je porte d'azur semé de trefles d'or, à une pate de Lyon de mesme, armée de gueules, mise en face. Quel privilege a cette figure, pour demeurer particulierement en ma maison ? un gendre la transportera en une autre famille ; quelque chetif acheteur en fera ses premieres armes : il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et de confusion. Mais cette consideration me tire par force à un autre champ. Sondons un peu de pres, et pour Dieu regardons, à quel fondement nous attachons cette gloire et reputation, pour laquelle se boulleverse le monde : où asseons nous cette renommée, que nous allons questant avec si grand' peine ? C'est en somme Pierre ou Guillaume, qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. O la courageuse faculté que l'esperance : qui en un subject mortel, et en un moment, va usurpant l'infinité, l'immensité, et remplissant l'indigence de son maistre, de la possession de toutes les choses qu'il peut imaginer et desirer, autant qu'elle veut ! Nature nous a là donné, un plaisant jouët. Et ce Pierre ou Guillaume, qu'est−ce qu'une voix pour tous potages ? ou trois ou quatre traicts de plume, premierement si aisez à varier, que je demanderois volontiers à qui touche l'honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à Gueaquin ? Il y auroit bien plus d'apparence icy, qu'en Lucien que S. mit T. en procez, car non levia aut ludicra petuntur Præmia : Il y va de bon ; il est question laquelle de ces lettres doit estre payée de tant de sieges, battailles, blessures, prisons et services faits à la couronne de France, par ce sien fameux Connestable. Nicolas Denisot n'a eu soing que des lettres de son nom, et en a changé toute la contexture, pour en bastir le Conte d'Alsinois qu'il a estrené de la gloire de sa poësie et peinture. Et l'Historien Suetone n'a aymé que le sens du sien, et en ayant privé Lénis, qui estoit le surnom de son pere, a laissé Tranquillus successeur de la reputation de ses escrits. Qui croiroit que le Capitaine Bayard n'eust honneur, que celuy qu'il a emprunté des faicts de Pierre Terrail ? CHAPITRE XLV De la battaille de Dreux

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Les Essais − Livre I et qu'Antoine Escalin se laisse voler à sa veuë tant de navigations et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin, et au Baron de la Garde ? Secondement ce sont traits de plume communs à mill'hommes. Combien y a−il en toutes les races, des personnes de mesme nom et surnom ? Et en diverses races, siecles et païs, combien ? L'histoire a cognu trois Socrates, cinq Platons, huict Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores : et pensez combien elle n'en a pas cognu. Qui empesche mon palefrenier de s'appeller Pompée le grand ? Mais apres tout, quels moyens, quels ressors y a il qui attachent à mon palefrenier trespassé, ou à cet autre homme qui eut la teste tranchée en Ægypte, et qui joignent à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsin honnorez, affin qu'ils s'en advantagent ? Id cinerem et manes credis curare sepultos ? Quel ressentiment ont les deux compagnons en principale valeur entre les hommes : Epaminondas de ce glorieux vers, qui court tant de siecles pour luy en nos bouches, Consiliis nostris laus est attrita Laconum : et Africanus de cet autre, A sole exoriente, supra Mæotis paludes Nemo est, qui factis me æquiparare queat ? Les survivants se chatouillent de la douceur de ces voix : et par icelles solicitez de jalousie et desir, transmettent inconsiderément par fantasie aux trespassez cettuy leur propre ressentiment : et d'une pipeuse esperance se donnent à croire d'en estre capables à leur tour. Dieu le sçait. Toutesfois, ad hæc se Romanus Graiúsque et Barbarus Induperator Erexit, causas discriminis atque laboris Inde habuit, tanto major famæ sitis est, quam Virtutis. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLVII De l'incertitude de nostre jugement C'EST bien ce que dit ce vers,

il y a prou de loy de parler par tout, et pour et contre. Pour exemple : Vinse Hannibal, et non seppe usar' poi Ben la vittoriosa sua ventura.

CHAPITRE XLVII De l'incertitude de nostre jugement

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Les Essais − Livre I Qui voudra estre de ce party, et faire valoir avecques nos gens, la faute de n'avoir dernierement poursuivy nostre pointe à Moncontour ; ou qui voudra accuser le Roy d'Espaigne, de n'avoir sçeu se servir de l'advantage qu'il eut contre nous à Sainct Quentin ; il pourra dire cette faute partir d'une ame enyvrée de sa bonne fortune, et d'un courage, lequel plein et gorgé de ce commencement de bon heur, perd le goust de l'accroistre, des−ja par trop empesché à digerer ce qu'il en a : il en a sa brassée toute comble, il n'en peut saisir davantage : indigne que la fortune luy aye mis un tel bien entre mains : car quel profit en sent−il, si neantmoins il donne à son ennemy moyen de se remettre sus ? Quell'esperance peut−on avoir qu'il ose un'autrefois attaquer ceux−cy ralliez et remis, et de nouveau armez de despit et de vengeance, qui ne les a osé ou sçeu poursuivre tous rompus et effrayez ? Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror. Mais en fin, que peut−il attendre de mieux, que ce qu'il vient de perdre ? Ce n'est pas comme à l'escrime, où le nombre des touches donne gain : tant que l'ennemy est en pieds, c'est à recommencer de plus belle : ce n'est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre. En cette escarmouche où Cæsar eut du pire pres la ville d'Oricum, il reprochoit aux soldats de Pompeius, qu'il eust esté perdu, si leur Capitaine eust sçeu vaincre : et luy chaussa bien autrement les esperons, quand ce fut à son tour. Mais pourquoy ne dira−on aussi au contraire ? que c'est l'effect d'un esprit precipiteux et insatiable, de ne sçavoir mettre fin à sa convoitise : que c'est abuser des faveurs de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu'il leur a prescripte : et que de se rejetter au danger apres la victoire, c'est la remettre encore un coup à la mercy de la fortune : que l'une des plus grandes sagesses en l'art militaire, c'est de ne pousser son ennemy au desespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayans défaict les Marses, en voyans encore une trouppe de reste, qui par desespoir se revenoient jetter à eux, comme bestes furieuses, ne furent pas d'advis de les attendre. Si l'ardeur de Monsieur de Foix ne l'eust emporté à poursuivre trop asprement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l'eust pas souillée de sa mort. Toutesfois encore servit la recente memoire de son exemple, à conserver Monsieur d'Anguien de pareil inconvenient, à Serisoles. Il fait dangereux assaillir un homme, à qui vous avez osté tout autre moyen d'eschapper que par les armes : car c'est une violente maistresse d'escole que la necessité : gravissimi sunt morsus irritatæ necessitatis. Vincitur haud gratis jugulo qui provocat hostem. Voyla pourquoy Pharax empescha le Roy de Lacedemone, qui venoit de gaigner la journée contre les Mantineens, de n'aller affronter mille Argiens, qui estoient eschappez entiers, de la desconfiture : ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu picquée et despittée par le malheur. Clodomire Roy d'Aquitaine, apres sa victoire, poursuivant Gondemar Roy de Bourgongne vaincu et fuyant, le força de tourner teste, mais son opiniastreté luy osta le fruict de sa victoire, car il y mourut. Pareillement qui auroit à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armez, ou armez seulement pour la necessité : il se presenteroit en faveur du premier party, duquel estoit Sertorius, Philopoemen, Brutus, Cæsar, et autres, que c'est tousjours un éguillon d'honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et un'occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes, comme ses biens et heritages. Raison, dit Xenophon, pourquoy les Asiatiques menoyent en leurs guerres, femmes, concubines, avec leurs joyaux et richesses plus cheres. Mais il s'offriroit aussi de l'autre part, qu'on doit plustost oster au soldat le soing de se conserver, que de le luy accroistre : qu'il craindra par ce moyen doublement à se hazarder : joint que c'est augmenter à l'ennemy l'envie de la victoire, par ces riches despouilles : et a lon remarqué que d'autres fois cela encouragea merveilleusement les Romains à l'encontre des Samnites. Antiochus montrant à Hannibal l'armée qu'il preparoit contr'eux pompeuse et magnifique en toute sorte d'equippage, et luy demandant. Les Romains se contenteront−ils de cette armée ? S'ils s'en contenteront ? respondit−il, vrayement ouy, pour avares qu'ils soyent. Lycurgus deffendoit aux siens non seulement la sumptuosité en leur equippage, mais encore de despouiller leurs ennemis vaincus, voulant, disoit−il, que la CHAPITRE XLVII De l'incertitude de nostre jugement

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Les Essais − Livre I pauvreté et frugalité reluisist avec le reste de la battaille. Aux sieges et ailleurs, où l'occasion nous approche de l'ennemy, nous donnons volontiers licence aux soldats de le braver, desdaigner, et injurier de toutes façons de reproches : et non sans apparence de raison. Car ce n'est pas faire peu, de leur oster toute esperance de grace et de composition, en leur representant qu'il n'y a plus ordre de l'attendre de celuy, qu'ils ont si fort outragé, et qu'il ne reste remede que de la victoire. Si est−ce qu'il en mesprit à Vitellius : car ayant affaire à Othon, plus foible en valeur de soldats, des−accoustumez de longue main du faict de la guerre, et amollis par les delices de la ville, il les agassa tant en fin, par ses paroles picquantes, leur reprochant leur pusillanimité, et le regret des Dames et festes, qu'ils venoient de laisser à Rome, qu'il leur remit par ce moyen le coeur au ventre, ce que nuls enhortemens n'avoient sçeu faire : et les attira luy−mesme sur ses bras, où lon ne les pouvoit pousser. Et de vray, quand ce sont injures qui touchent au vif, elles peuvent faire aisément, que celuy qui alloit laschement à la besongne pour la querelle de son Roy, y aille d'une autre affection pour la sienne propre. A considerer de combien d'importance est la conservation d'un chef en un'armée, et que la visée de l'ennemy regarde principalement cette teste, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dependent : il semble qu'on ne puisse mettre en doubte ce conseil, que nous voyons avoir esté pris par plusieurs grands chefs, de se travestir et desguiser sur le point de la meslée. Toutesfois l'inconvenient qu'on encourt par ce moyen, n'est pas moindre que celuy qu'on pense fuir : car le capitaine venant à estre mescognu des siens, le courage qu'ils prennent de son exemple et de sa presence, vient aussi quant et quant à leur faillir ; et perdant la veuë de ses marques et enseignes accoustumées, ils le jugent ou mort, ou s'estre desrobé desesperant de l'affaire. Et quant à l'experience, nous luy voyons favoriser tantost l'un tantost l'autre party. L'accident de Pyrrhus en la battaille qu'il eut contre le consul Levinus en Italie, nous sert à l'un et l'autre visage : car pour s'estre voulu cacher sous les armes de Demogacles, et luy avoir donné les siennes, il sauva bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l'autre inconvenient de perdre la journée. Alexandre, Cæsar, Lucullus, aimoient à se marquer au combat par des accoustremens et armes riches, de couleur reluisante et particuliere : Agis, Agesilaus, et ce grand Gilippus au rebours, alloyent à la guerre obscurement couverts, et sans attour imperial. A la battaille de Pharsale entre autres reproches qu'on donne à Pompeius, c'est d'avoir arresté son armée pied coy attendant l'ennemy : pour autant que cela (je des−roberay icy les mots mesmes de Plutarque, qui valent mieux que les miens) affoiblit la violence, que le courir donne aux premiers coups, et quant et quant oste l'eslancement des combattans les uns contre les autres, qui a accoustumé de les remplir d'impetuosité, et de fureur, plus qu'autre chose, quand ils viennent à s'entrechocquer de roideur, leur augmentant le courage par le cry et la course : et rend la chaleur des soldats en maniere de dire refroidie et figée. Voyla ce qu'il dit pour ce rolle. Mais si Cæsar eust perdu, qui n'eust peu aussi bien dire, qu'au contraire, la plus forte et roide assiette, est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est en sa marche arresté, resserrant et espargnant pour le besoing, sa force en soy−mesmes, a grand advantage contre celuy qui est esbranlé, et qui a desja consommé à la course la moitié de son haleine ? outre ce que l'armée estant un corps de tant de diverses pieces, il est impossible qu'elle s'esmeuve en cette furie, d'un mouvement si juste, qu'elle n'en altere ou rompe son ordonnance : et que le plus dispost ne soit aux prises, avant que son compagnon le secoure. En cette villaine battaille des deux freres Perses, Clearchus Lacedemonien, qui commandoit les Grecs du party de Cyrus, les mena tout bellement à la charge, sans se haster : mais à cinquante pas pres, il les mit à la course : esperant par la brieveté de l'espace, mesnager et leur ordre, et leur haleine : leur donnant cependant l'avantage de l'impetuosité, pour leurs personnes, et pour leurs armes à trait. D'autres ont reglé ce doubte en leur armée de cette maniere : Si les ennemis vous courent sus, attendez les de pied coy : s'ils vous attendent de pied coy, courez leur sus. Au passage que l'Empereur Charles cinquiesme fit en Provence, le Roy François fut au propre d'eslire, ou de luy aller au devant en Italie, ou de l'attendre en ses terres : et bien qu'il considerast combien c'est d'avantage, de conserver sa maison pure et nette des troubles de la guerre, afin qu'entiere en ses forces, elle puisse continuellement fournir deniers, et secours au besoing : que la necessité des guerres porte à tous les coups, CHAPITRE XLVII De l'incertitude de nostre jugement

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Les Essais − Livre I de faire le gast, ce qui ne se peut faire bonnement en nos biens propres, et si le païsant ne porte pas si doucement ce ravage de ceux de son party, que de l'ennemy, en maniere qu'il s'en peut aysément allumer des seditions, et des troubles parmy nous : que la licence de desrober et piller, qui ne peut estre permise en son païs, est un grand support aux ennuis de la guerre : et qui n'a autre esperance de gain que sa solde, il est mal aisé qu'il soit tenu en office, estant à deux pas de sa femme et de sa retraicte : que celuy qui met la nappe, tombe tousjours des despens : qu'il y a plus d'allegresse à assaillir qu'à deffendre : et que la secousse de la perte d'une battaille dans nos entrailles, est si violente, qu'il est malaisé qu'elle ne croulle tout le corps, attendu qu'il n'est passion contagieuse, comme celle de la peur, ny qui se prenne si aisément à credit, et qui s'espande plus brusquement : et que les villes qui auront ouy l'esclat de cette tempeste à leurs portes, qui auront recueilly leurs Capitaines et soldats tremblans encore, et hors d'haleine, il est dangereux sur la chaude, qu'ils ne se jettent à quelque mauvais party : Si est−ce qu'il choisit de r'appeller les forces qu'il avoit delà les monts, et de voir venir l'ennemy. Car il peut imaginer au contraire, qu'estant chez luy et entre ses amis, il ne pouvoit faillir d'avoir planté de toutes commoditez, les rivieres, les passages à sa devotion, luy conduiroient et vivres et deniers, en toute seureté et sans besoing d'escorte : qu'il auroit ses subjects d'autant plus affectionnez, qu'ils auroient le danger plus pres : qu'ayant tant de villes et de barrieres pour sa seureté, ce seroit à luy de donner loy au combat, selon son opportunité et advantage : et s'il luy plaisoit de temporiser, qu'à l'abry et à son aise, il pourroit voir morfondre son ennemy, et se deffaire soy mesme, par les difficultez qui le combattroyent engagé en une terre contraire, où il n'auroit devant ny derriere luy, ny à costé, rien qui ne luy fist guerre : nul moyen de rafraichir ou d'eslargir son armée, si les maladies s'y mettoient, ny de loger à couvert ses blessez ; nuls deniers, nuls vivres, qu'à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux, ny de pays, qui le sçeust deffendre d'embusches et surprises : et s'il venoit à la perte d'une bataille, aucun moyen d'en sauver les reliques. Et n'avoit pas faute d'exemples pour l'un et pour l'autre party. Scipion trouva bien meilleur d'aller assaillir les terres de son ennemy en Afrique, que de deffendre les siennes, et le combatre en Italie où il estoit ; d'où bien luy print : Mais au rebours Hannibal en cette mesme guerre, se ruina, d'avoir abandonné la conqueste d'un pays estranger, pour aller deffendre le sien. Les Atheniens ayans laissé l'ennemy en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire : mais Agathocles Roy de Syracuse l'eut favorable, ayant passé en Afrique, et laissé la guerre chez soy. Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison, que les evenemens et issuës dependent, notamment en la guerre, pour la plus part, de la fortune : laquelle ne se veut pas renger et assujettir à nostre discours et prudence, comme disent ces vers, Et male consultis pretium est, prudentia fallax, Nec fortuna probat causas sequiturque merentes : Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur. Scilicet est aliud quod nos cogatque regatque Majus, et in proprias ducat mortalia leges. Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et deliberations en despendent bien autant ; et que la fortune engage en son trouble et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hazardeusement et temerairement, dit Timæus en Platon, par ce que, comme nous, noz discours ont grande participation à la temerité du hazard. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLVIII Des destries ME voicy devenu Grammairien, moy qui n'apprins jamais langue, que par routine ; et qui ne sçay encore que CHAPITRE XLVIII Des destries

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Les Essais − Livre I c'est d'adjectif, conjunctif, et d'ablatif : Il me semble avoir ouy dire que les Romains avoient des chevaux qu'ils appelloient funales, ou dextrarios, qui se menoient à dextre où à relais, pour les prendre tous fraiz au besoin : et de là vient que nous appellons destriers les chevaux de service. Et noz Romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner. Ils appelloyent aussi desultorios equos, des chevaux qui estoient dressez de façon que courans de toute leur roideur, accouplez coste à coste l'un de l'autre, sans bride, sans selle, les gentils−hommes Romains, voire tous armez, au milieu de la couse se jettoient et rejettoient de l'un à l'autre. Les Numides gendarmes menoient en main un second cheval, pour changer au plus chaud de la meslée : quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter acerrimam sæpe pugnam in recentem equum ex fesso armatis transsultare, mos erat. Tanta velocitas ipsis, tamque docile equorum genus ! Il se trouve plusieurs chevaux dressez à secourir leur maistre, courir sus à qui leur presente une espée nue ; se jetter des pieds et des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent : mais il leur advient plus souvent de nuire aux amis, qu'aux ennemis. Joint que vous ne les desprenez pas à vostre poste quand ils se sont une fois harpez ; et demeurez à la misericorde de leur combat. Il mesprint lourdement à Attibius general de l'armée de Perse combattant contre Onesilus Roy de Salamine, de personne à personne ; d'estre monté sur un cheval façonné en cette escole : car il fut cause de sa mort, le coustillier d'Onesilus l'ayant accueilly d'une faulx, entre les deux espaules, comme il s'estoit cabré sur son maistre. Et ce que les Italiens disent, qu'en la battaille de Fornuove, le cheval du Roy Charles se deschargea à ruades et pennades des ennemis qui le pressoyent, qu'il estoit perdu sans cela : ce fut un grand coup de hazard, s'il est vray. Les Mammelus se vantent, d'avoir les plus adroits chevaux, des gendarmes du monde. Que par nature, et par coustume, ils sont faits à cognoistre et distinguer l'ennemy, sur qui il faut qu'ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe qu'on leur fait. Et pareillement, à relever de la bouche les lances et dards emmy la place, et les offrir au maistre, selon qu'il le commande. On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmy leurs autres excellentes qualitez, ils estoient fort bons hommes de cheval : et de Cæsar, qu'en sa jeunesse monté à dos sur un cheval, et sans bride, il luy faisoit prendre carriere les mains tournées derriere le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage, et d'Alexandre deux miracles en l'art militaire, vous diriez qu'elle s'est aussi efforcée à les armer extraordinairement : car chacun sçait, du cheval d'Alexandre Bucefal, qu'il avoit la teste retirant à celle d'un toreau, qu'il ne se souffroit monter à personne qu'à son maistre, ne peut estre dressé que par luy mesme, fut honoré apres sa mort, et une ville bastie en son nom. Cæsar en avoit aussi un autre qui avoit les pieds de devant comme un homme, ayant l'ongle coupée en forme de doigts, lequel ne peut estre monté ny dressé que par Cæsar, qui dedia son image apres sa mort à la deesse Venus. Je ne demonte pas volontiers quand je suis à cheval : car c'est l'assiette, en laquelle je me trouve le mieux et sain et malade. Platon la recommande pour la santé : aussi dit Pline qu'elle est salutaire à l'estomach et aux jointures. Poursuivons donc, puis que nous y sommes. On lit en Xenophon la loy deffendant de voyager à pied, à homme qui eust cheval. Trogus et Justinus disent que les Parthes avoient accoustumé de faire à cheval, non seulement la guerre, mais aussi tous leurs affaires publiques et privez, marchander, parlementer, s'entretenir, et se promener : et que la plus notable difference des libres, et des serfs parmy eux, c'est que les uns vont à cheval, les autres à pied : Institution née du Roy Cyrus. Il y a plusieurs exemples en l'histoire Romaine (et Suetone le remarque plus particulierement de Cæsar) des Capitaines qui commandoient à leurs gens de cheval de mettre pied à terre, quand ils se trouvoient pressez de l'occasion, pour oster aux soldats toute esperance de fuite, et pour l'advantage qu'ils esperoient en cette sorte CHAPITRE XLVIII Des destries

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Les Essais − Livre I de combat : Quo haud dubie superat Romanus, dit Tite Live. Si est−il, que la premiere provision, dequoy ils se servoient à brider la rebellion des peuples de nouvelle conqueste, c'estoit leur oster armes et chevaux. Pourtant voyons nous si souvent en Cæsar : arma proferri, jumenta produci, obsides dari jubet. Le grand Seigneur ne permet aujourd'huy ny à Chrestien, ny à Juif, d'avoir cheval à soy, sous son empire. Noz ancestres, et notamment du temps de la guerre des Anglois, és combats solennels et journées assignées, se mettoient la plus part du temps tous à pied, pour ne se fier à autre chose qu'à leur force propre, et vigueur de leur courage, et de leurs membres, de chose si chere que l'honneur et la vie. Vous engagez, quoy qu'en die Chrysanthes en Xenophon, vostre valeur et vostre fortune, à celle de vostre cheval, ses playes et sa mort tirent la vostre en consequence, son effray ou sa fougue vous rendent ou temeraire ou lasche : s'il a faute de bouche ou d'esperon, c'est à vostre honneur à en respondre. A cette cause je ne trouve pas estrange, que ces combats là fussent plus fermes, et plus furieux que ceux qui se font à cheval, cedebant pariter, pariterque ruebant Victores victique, neque his fuga nota, neque illis. Leurs battailles se voyent bien mieux contestées : ce ne sont à cette heure que routes : primus clamor atque impetus rem decernit. Et chose que nous appellons à la societé d'un si grand hazard, doit estre en nostre puissance le plus qu'il se peut : Comme je conseilleroy de choisir les armes les plus courtes, et celles dequoy nous nous pouvons le mieux respondre. Il est bien plus apparent de s'asseurer d'une espée que nous tenons au poing, que du boulet qui eschappe de nostre pistole, en laquelle il y a plusieurs pieces, la poudre, la pierre, le rouët, desquelles la moindre qui vienne à faillir, vous fera faillir vostre fortune. On assene peu seurement le coup, que l'air vous conduict, Et quo ferre velint permittere vulnera ventis, Ensis habet vires, et gens quæcunque virorum est, Bella gerit gladiis. Mais quant à cett'arme−là, j'en parleray plus amplement, où je feray comparaison des armes anciennes aux nostres : et sauf l'estonnement des oreilles, à quoy desormais chacun est apprivoisé, je croy que c'est un'arme de fort peu d'effect, et espere que nous en quitterons un jour l'usage. Celle dequoy les Italiens se servoient de jet, et à feu, estoit plus effroyable. Ils nommoient Phalarica, une certaine espece de javeline, armée par le bout, d'un fer de trois pieds, affin qu'il peust percer d'outre en outre un homme armé : et se lançoit tantost de la main, en la campagne, tantost à tout des engins pour deffendre les lieux assiegez : la hante revestue d'estouppe empoixée et huilée, s'enflammoit de sa course : et s'attachant au corps, ou au bouclier, ostoit tout usage d'armes et de membres. Toutesfois il me semble que pour venir au joindre, elle portast aussi empeschement à l'assaillant, et que le champ jonché de ces tronçons bruslants, produisist en la meslée une commune incommodité. magnum stridens contorta Phalarica venit Fulminis acta modo. Ils avoyent d'autres moyens, à quoy l'usage les dressoit, et qui nous semblent incroyables par inexperience : par où ils suppleoyent au deffaut de nostre poudre et de noz boulets. Ils dardoyent leurs piles, de telle roideur, que souvent ils en enfiloyent deux boucliers et deux hommes armés, et les cousoyent. Les coups de leurs fondes n'estoient pas moins certains et loingtains : saxis globosis funda, mare apertum incessentes : coronas modici circuli magno ex intervallo loci assueti trajicere : non capita modo hostium vulnerabant, sed CHAPITRE XLVIII Des destries

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Les Essais − Livre I quem locum destinassent. Leurs pieces de batterie representoient, comme l'effect, aussi le tintamarre des nostres : ad ictus moenium cum terribili sonitu editos, pavor et trepidatio cepit. Les Gaulois noz cousins en Asie, haïssoyent ces armes traistresses, et volantes : duits à combattre main à main avec plus de courage. Non tam patentibus plagis moventur, ubi latior quam altior plaga est, etiam gloriosius se pugnare putant : idem cum aculeus sagittæ aut glandis abditæ introrsus tenui vulnere in speciem urit : tum in rabiem et pudorem tam parvæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi : Peinture bien voisine d'une arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue et fameuse retraitte, rencontrerent une nation, qui les endommagea merveilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes si longues, qu'à les reprendre à la main on les pouvoit rejetter à la mode d'un dard, et perçoient de part en part un bouclier et un homme armé. Les engeins que Dionysius inventa à Syracuse, à tirer des gros traits massifs, et des pierres d'horrible grandeur, d'une si longue volée et impetuosité, representoient de bien pres nos inventions. Encore ne faut−il pas oublier la plaisante assiette qu'avoit sur sa mule un maistre Pierre Pol Docteur en Theologie, que Monstrelet recite avoir accoustumé se promener par la ville de Paris, assis de costé comme les femmes. Il dit aussi ailleurs, que les Gascons avoient des chevaux terribles, accoustumez de virer en courant, dequoy les François, Picards, Flamands, et Brabançons, faisoyent grand miracle, pour n'avoir accoustumé de les voir : ce sont ses mots. Cæsar parlant de ceux de Suede : Aux rencontres qui se font à cheval, dit−il, ils se jettent souvent à terre pour combattre à pied, ayant accoustumé leurs chevaux de ne bouger ce pendant de la place, ausquels ils recourent promptement, s'il en est besoin, et selon leur coustume, il n'est rien si vilain et si lasche que d'user de selles et bardelles, et mesprisent ceux qui en usent : de maniere que fort peu en nombre, ils ne craignent pas d'en assaillir plusieurs. Ce que j'ay admiré autresfois, de voir un cheval dressé à se manier à toutes mains, avec une baguette, la bride avallée sur ses oreilles, estoit ordinaire aux Massiliens, qui se servoient de leurs chevaux sans selle et sans bride. Et gens quæ nudo residens Massilia dorso, Ora levi flectit, frænorum nescia, virga. Et Numidæ infræni cingunt. Equi sine frenis, deformis ipse cursus, rigida cervice et extento capite currentium. Le Roy Alphonce, celuy qui dressa en Espaigne l'ordre des chevaliers de la Bande, ou de l'Escharpe, leur donna entre autres regles, de ne monter ny mule ny mulet, sur peine d'un marc d'argent d'amende : comme je viens d'apprendre dans les lettres de Guevara, desquelles ceux qui les ont appellées Dorées, faisoient jugement bien autre que celuy que j'en fay. Le Courtisan dit, qu'avant son temps c'estoit reproche à un gentil−homme d'en chevaucher. Les Abyssins au rebours : à mesure qu'ils sont les plus advancez pres le Prettejan leur prince, affectent pour la dignité et pompe, de monter des grandes mules. Xenophon recite que les Assyriens tenoient tousjours leurs chevaux entravez au logis, tant ils estoient fascheux et farouches : Et qu'il falloit tant de temps à les destacher et harnacher, que, pour que cette longueur ne leur apportast dommage s'ils venoient à estre en desordre surprins par les ennemis, ils ne logeoient jamais en camp, qui ne fust fossoyé et remparé. Son Cyrus, si grand maistre au faict de chevalerie, mettoit les chevaux de son escot : et ne leur faisoit bailler à manger, qu'ils ne l'eussent gaigné par la sueur de quelque exercice.

CHAPITRE XLVIII Des destries

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Les Essais − Livre I Les Scythes, où la necessité les pressoit en la guerre, tiroient du sang de leurs chevaux, et s'en abbreuvoient et nourrissoient, Venit et epoto Sarmata pastus equo. Ceux de Crotte assiegéz par Metellus, se trouverent en telle disette de tout autre breuvage, qu'ils eurent à se servir de l'urine de leurs chevaux. Pour verifier, combien les armées Turquesques se conduisent et maintiennent à meilleure raison, que les nostres : ils disent, qu'outre ce que les soldats ne boivent que de l'eau, et ne mangent que riz et de la chair salée mise en poudre, (dequoy chacun porte aisément sur soy provision pour un moys) ils sçavent aussi vivre du sang de leurs chevaux, comme les Tartares et Moscovites, et le salent. Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arriverent, estimerent tant des hommes que des chevaux, que ce fussent, ou Dieux ou animaux, en noblesse au dessus de leur nature : Aucuns apres avoir esté vaincus, venans demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l'or et des viandes, ne faillirent d'en aller autant offrir aux chevaux, avec une toute pareille harangue à celle des hommes, prenans leur hannissement, pour langage de composition et de trefve. Aux Indes de deçà, c'estoit anciennement le principal et royal honneur de chevaucher un elephant, le second d'aller en coche, trainé à quatre chevaux, le tiers de monter un chameau, le dernier et plus vil degré, d'estre porté ou charrié par un cheval seul. Quelcun de nostre temps, escrit avoir veu en ce climat là, des païs, où on chevauche les boeufs, avec bastines, estriers et brides, et s'estre bien trouvé de leur porture. Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant que ses gents de cheval à trois ou quatre charges avoient failly d'enfoncer le bataillon des ennemis, print ce conseil : qu'ils debridassent leurs chevaux, et brochassent à toute force des esperons : si que rien ne les pouvant arrester, au travers des armes et des hommes renversez, ils ouvrirent le pas à leurs gens de pied, qui parfirent une tres−sanglante deffaitte. Autant en commanda Quintus Fulvius Flaccus, contre les Celtiberiens : Id cum majore vi equorum facietis, si effrenatos in hostes equos immittitis : quod sæpe romanos equites cum laude fecisse sua, memoriæ proditum est. Detractisque frenis bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt. Le Duc de Moscovie devoit anciennement cette reverence aux Tartares, quand ils envoioyent vers luy des Ambassadeurs, qu'il leur alloit au devant à pied, et leur presentoit un gobeau de lait de jument (breuvage qui leur est en delices) et si en beuvant quelque goutte en tomboit sur le crin de leurs chevaux, il estoit tenu de la lecher avec la langue. En Russie, l'armée que l'Empereur Bajazet y avoit envoyée, fut accablée d'un si horrible ravage de neiges, que pour s'en mettre à couvert, et sauver du froid, plusieurs s'adviserent de tuer et eventrer leurs chevaux, pour se getter dedans, et jouyr de cette chaleur vitale. Bajazet apres cest aspre estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauvoit belle erre sur une jument Arabesque, s'il n'eust esté contrainct de la laisser boire son saoul, au passage d'un ruisseau : ce qui la rendit si flacque et refroidie, qu'il fut bien aisément apres acconsuivy par ceux qui le poursuivoyent. On dit bien qu'on les lasche, les laissant pisser : mais le boire, j'eusse plustost estimé qu'il l'eust renforcée. Croesus passant le long de la ville de Sardis, y trouva des pastis, où il y avoit grande quantité de serpents, desquels les chevaux de son armée mangeoient de bon appetit : qui fut un mauvais prodige à ses affaires, dit Herodote. CHAPITRE XLVIII Des destries

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Les Essais − Livre I Nous appellons un cheval entier qui a crin et oreille, et ne passent les autres à la montre. Les Lacedemoniens ayant desfait les Atheniens, en la Sicile, retournans de la victoire en pompe en la ville de Syracuse, entre autres bravades, firent tondre les chevaux vaincus, et les menerent ainsin en triomphe. Alexandre combatit une nation, Dahas, ils alloyent deux à deux armez à cheval à la guerre, mais en la meslée l'un descendoit à terre, et combatoient ore à pied, ore à cheval, l'un apres l'autre. Je n'estime point, qu'en suffisance, et en grace à cheval, nulle nation nous emporte. Bon homme de cheval, à l'usage de nostre parler, semble plus regarder au courage qu'à l'addresse. Le plus sçavant, le plus seur, le mieux advenant à mener un cheval à raison, que j'aye cognu, fut à mon gré monsieur de Carnevalet, qui en servoit nostre Roy Henry second. J'ay veu homme donner carriere à deux pieds sur sa selle, demonter sa selle, et au retour la relever, reaccommoder, et s'y rasseoir, fuyant tousjours à bride avallée : Ayant passé par dessus un bonnet, y tirer par derriere de bons coups de son arc : Amasser ce qu'il vouloit, se jettant d'un pied à terre, tenant l'autre en l'estrier ; et autres pareilles singeries, dequoy il vivoit. On a veu de mon temps à Constantinople, deux hommes sur un cheval, lesquels en sa plus roide course, se rejettoyent à tours, à terre, et puis sur la selle : Et un, qui seulement des dents, bridoit et harnachoit son cheval. Un autre, qui entre deux chevaux, un pied sur une selle, l'autre sur l'autre, portant un second sur ses bras, piquoit à toute bride : ce second tout debout, sur luy, tirant en la course, des coups bien certains de son arc. Plusieurs, qui les jambes contre−mont, donnoient carriere, la teste plantee sur leurs selles, entre les pointes des simeterres attachez au harnois. En mon enfance le Prince de Sulmone à Naples, maniant un rude cheval, de toute sorte de maniemens, tenoit soubz ses genouz et soubs ses orteils des reales : comme si elles y eussent esté clouées : pour montrer la fermeté de son assiette. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XLIX Des coustumes anciennes J'EXCUSEROIS volontiers en nostre peuple de n'avoir autre patron et regle de perfection, que ses propres meurs et usances : car c'est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d'avoir leur visée et leur arrest, sur le train auquel ils sont nais. Je suis content, quand il verra Fabritius ou Lælius, qu'il leur trouve la contenance et le port barbare, puis qu'ils ne sont ny vestus ny façonnez à nostre mode. Mais je me plains de sa particuliere indiscretion, de se laisser si fort piper et aveugler à l'authorité de l'usage present, qu'il soit capable de changer d'opinion et d'advis tous les mois, s'il plaist à la coustume : et qu'il juge si diversement de soy−mesme. Quand il portoit le busc de son pourpoint entre les mammelles, il maintenoit par vives raisons qu'il estoit en son vray lieu : quelques années apres le voyla avalé jusques entre les cuisses, il se moque de son autre usage, le trouve inepte et insupportable. La façon de se vestir presente, luy fait incontinent condamner l'ancienne, d'une resolution si grande, et d'un consentement si universel, que vous diriez que c'est quelque espece de manie, qui luy tourneboule ainsi l'entendement. Par ce que nostre changement est si subit et si prompt en cela, que l'invention de tous les tailleurs du monde ne sçauroit fournir assez de nouvelletez, il est force que bien souvent les formes mesprisées reviennent en credit, et celles là mesmes tombent en mespris tantost apres ; et qu'un mesme jugement prenne en l'espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois, non diverses seulement, mais contraires opinions, d'une inconstance et legereté incroyable. Il n'y a si fin entre nous, qui ne se laisse embabouiner de cette contradiction, et esbloüyr tant les yeux internes, que les externes insensiblement. Je veux icy entasser aucunes façons anciennes, que j'ay en memoire : les unes de mesme les nostres, les autres differentes : à fin qu'ayant en l'imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le jugement plus esclaircy et plus ferme.

CHAPITRE XLIX Des coustumes anciennes

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Les Essais − Livre I Ce que nous disons de combatre à l'espée et la cape, il s'usoit encores entre les Romains, ce dit Cæsar, sinistris sagos involvunt, gladiosque distringunt. Et remarque dès lors en nostre nation ce vice, qui y est encore d'arrester les passans que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de nous dire qui ils sont, et de recevoir à injure et occasion de querelle, s'ils refusent de nous respondre. Aux bains que les anciens prenoyent tous les jours avant le repas ; et les prenoyent aussi ordinairement que nous faisons de l'eau à laver les mains, ils ne se lavoyent du commencement que les bras et les jambes, mais dépuis, et d'une coustume qui a duré plusieurs siecles et en la plus part des nations du monde, ils se lavoyent tous nudz, d'eau mixtionnée et perfumée : de maniere, qu'ils tenoient pour tesmoignage de grande simplicité de se laver d'eau simple. Les plus affetez et delicatz se perfumoyent tout le corps bien trois ou quatre fois par jour. Ils se faisoyent souvent pinceter tout le poil, comme les femmes Françoises ont pris en usage depuis quelque temps, de faire leur front, Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis. quoy qu'ils eussent des oignemens propres à cela. Psilotro nitet, aut arida latet abdita creta. Ils aymoient à se coucher mollement, et alleguent pour preuve de patience, de coucher sur le matelats. Ils mangeoyent couchez sur des lits, à peu pres en mesme assiete que les Turcs de nostre temps. Inde thoro pater Æneas sic orsus ab alto. Et dit on du jeune Caton que depuis la bataille de Pharsale, estant entré en dueil du mauvais estat des affaires publiques, il mangea tousjours assis, prenant un train de vie austere. Ils baisoyent les mains aux grands pour les honnorer et caresser. Et entre les amis, ils s'entrebaisoyent en se saluant, comme font les Venitiens. Gratatusque darem cum dulcibus oscula verbis. Et touchoyent aux genoux, pour requerir et saluer un grand. Pasiclez le Philosophe, fiere de Crates, au lieu de porter la main au genouil, la porta aux genitoires. Celuy à qui il s'addressoit, l'ayant rudement repoussé, Comment, dit−il, cette partie n'est elle pas vostre, aussi bien que l'autre ? Ils mangeoyent comme nous, le fruict à l'yssue de la table. Ils se torchoyent le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des parolles) avec une esponge : voyla pourquoy spongia est un mot obscoene en Latin : et estoit cette esponge attachée au bout d'un baston : comme tesmoigne l'histoire de celuy qu'on menoit pour estre presenté aux bestes, devant le peuple, qui demanda congé d'aller à ses affaires, et n'ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et esponge dans le gosier, et s'en estouffa. Ils s'essuyoient le catze de laine perfumée, quand ils en avoyent faict, At tibi nil faciam, sed lota mentula lana. Il y avoit aux carrefours à Rome, des vaisseaux et demy−cuves, pour y apprester à pisser aux passans : Pusi sæpe lacum propter, se ac dolia curta Sommo devincti credunt extollere vestem. Ils faisoyent collation entre les repas. Et y avoit en esté, des vendeurs de nege pour refréchir le vin : et en y avoit qui se servoyent de nege en hyver, ne trouvans pas le vin encore lors assez froid. Les grands avoyent leurs eschançons et trenchans ; et leurs fols, pour leur donner du plaisir. On leur servoit en hyver la viande CHAPITRE XLIX Des coustumes anciennes

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Les Essais − Livre I sur les fouyers qui se portoyent sur la table : et avoyent des cuysines portatives, comme j'en ay veu, dans lesquelles tout leur service se trainoit apres eux. Has vobis epulas habete lauti, Nos offendimur ambulante cena. Et en esté ils faisoyent souvent en leurs sales basses ; couler de l'eau fresche et claire, dans des canaux au dessous d'eux, où il y avoit force poisson en vie, que les assistans choisissoyent et prenoyent en la main, pour le faire aprester, chacun à sa poste. Le poisson a tousjours eu ce privilege, comme il a encores, que les grans se meslent de le sçavoir apprester : aussi en est le goust beaucoup plus exquis, que de la chair, aumoins pour moy. Mais en toute sorte de magnificence, desbauche, et d'inventions voluptueuses, de mollesse et de sumptuosité, nous faisons à la verité ce que nous pouvons pour les égaler : car nostre volonté est bien aussi gastée que la leur, mais nostre suffisance n'y peut arriver : nos forces ne sont non plus capables de les joindre, en ces parties là vitieuses, qu'aux vertueuses : car les unes et les autres partent d'une vigueur d'esprit, qui estoit sans comparaison plus grande en eux qu'en nous : Et les ames à mesure qu'elles sont moins fortes, elles ont d'autant moins de moyen de faire ny fort bien, ny fort mal. Le haut bout d'entre eux, c'estoit le milieu. Le devant et derriere n'avoient en escrivant et parlant aucune signification de grandeur, comme il se voit evidemment par leurs escris : ils diront Oppius et Cæsar, aussi volontiers que Cæsar et Oppius : et diront moy et toy indifferemment, comme toy et moy. Voyla pourquoy j'ay autrefois remarqué en la Vie de Flaminius de Plutarque François, un endroit, où il semble que l'autheur parlant de la jalousie de gloire, qui estoit entre les Ætoliens et les Romains, pour le gain d'une bataille qu'ils avoyent obtenu en commun, face quelque poix de ce qu'aux chansons Grecques, on nommoit les Ætoliens avant les Romains, s'il n'y a de l'Amphibologie aux mots François. Les Dames estans aux estuves, y recevoyent quant et quant des hommes, et se servoyent là mesme de leurs valets à les frotter et oindre. Inguina succinctus nigra tibi servus aluta Stat, quoties calidis nuda foveris aquis. Elles se saupoudroyent de quelque poudre, pour reprimer les sueurs. Les anciens Gaulois, dit Sidonius Apollinaris, portoyent le poil long par le devant, et le derriere de la teste tondu, qui est cette façon qui vient à estre renouvellée par l'usage effeminé et lasche de ce siecle. Les Romains payoient ce qui estoit deu aux bateliers, pour leur naulage dez l'entrée du bateau, ce que nous faisons apres estre rendus à port. dum as exigitur, dum mula ligatur, Tota abit hora. Les femmes couchoyent au lict du costé de la ruelle : voyla pourquoy on appelloit Cæsar, spondam Regis Nicomedis. Ils prenoyent aleine en beuvant. Ils baptisoient le vin, quis puer ocius Restinguet ardentis falerni Pocula prætereunte lympha ?

CHAPITRE XLIX Des coustumes anciennes

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Les Essais − Livre I Et ces champisses contenances de nos laquais y estoyent aussi. O Jane, à tergo quem nulla ciconia pinsit, Nec manus auriculas imitata est mobilis albas, Nec linguæ quantum sitiet canis Apula tantum. Les Dames Argiennes et Romaines portoyent le deuil blanc, comme les nostres avoient accoustumé, et devroient continuer de faire, si j'en estois creu. Mais il y a des livres entiers faits sur cet argument. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE L De Democritus et Heraclitus LE jugement est un util à tous subjects, et se mesle par tout. A cette cause aux Essais que j'en fay icy, j'y employe toute sorte d'occasion. Si c'est un subject que je n'entende point, à cela mesme je l'essaye, sondant le gué de bien loing, et puis le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive. Et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c'est un traict de son effect, ouy de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à un subject vain et de neant, j'essaye voir s'il trouvera dequoy luy donner corps, et dequoy l'appuyer et l'estançonner. Tantost je le promene à un subject noble et tracassé, auquel il n'a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé, qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autruy. Là il fait son jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure : et de mille sentiers, il dit que cettuy−cy, ou celuy là, a esté le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont egalement bons : et ne desseigne jamais de les traicter entiers. Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire veoir. De cent membres et visages, qu'à chasque chose j'en prens un, tantost à lecher seulement, tantost à effleurer : et par fois à pincer jusqu'à l'os. J'y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy de traitter à fons quelque matiere, si je me connoissoy moins, et me trompois en mon impuissance. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse : je ne suis pas tenu d'en faire bon, ny de m'y tenir moy−mesme, sans varier, quand il me plaist, et me rendre au doubte et incertitude, et à ma maistresse forme, qui est l'ignorance. Tout mouvement nous descouvre. Cette mesme ame de Cæsar, qui se fait voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oysives et amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carriere, mais encore à luy voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l'estable. Entre les functions de l'ame, il en est de basses : Qui ne la void encor par là, n'acheve pas de la connoistre. Et à l'adventure la remarque lon mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses hautes assiettes, joint qu'elle se couche entiere sur chasque matiere et s'y exerce entiere ; et n'en traitte jamais plus d'une à la fois : et la traitte non selon elle, mais selon soy. Les choses à part elles, ont peut estre leurs poids et mesures, et conditions : mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l'entend. La mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates. La santé, la conscience, l'authorité, la science, la richesse, la beauté, et leurs contraires, se despouillent à l'entrée, et reçoivent de l'ame nouvelle vesture, et de la teinture qu'il luy plaist : brune, claire, verte, obscure : aigre, douce, profonde, superficielle : et qu'il plaist à chacune d'elles. Car elles n'ont pas verifié en commun leurs stiles, regles et formes : chacune est Royne en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses : c'est à nous, à nous en CHAPITRE L De Democritus et Heraclitus

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Les Essais − Livre I rendre compte. Nostre bien et nostre mal ne tient qu'à nous. Offrons y nos offrandes et nos voeus, non pas à la fortune : elle ne peut rien sur nos moeurs : Au rebours, elles l'entrainent à leur suitte, et la moulent à leur forme. Pourquoy ne jugeray−je d'Alexandre à table devisant et beuvant d'autant ? Ou s'il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit, ne touche et n'employe ce niais et puerile jeu ? Je le hay et fuy, de ce qu'il n'est pas assez jeu, et qu'il nous esbat trop serieusement ; ayant honte d'y fournir l'attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne fut pas plus embesoigné à dresser son glorieux passage aux Indes : ny cet autre à desnouër un passage, duquel depend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement ridicule, si touts ses nerfs ne bandent. Combien amplement elle donne loy à chacun en cela, de se connoistre, et juger droittement de soy. Je ne me voy et retaste, plus universellement, en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y exerce ? la cholere, le despit, la hayne, l'impatience : et une vehemente ambition de vaincre, en chose, en laquelle il seroit plus excusable d'estre ambitieux d'estre vaincu. Car la precellence rare et au dessus du commun, messied à un homme d'honneur, en chose frivole. Ce que je dy en cet exemple, se peut dire en touts autres. Chasque parcelle, chasque occupation de l'homme, l'accuse, et le montre egalement qu'un autre. Democritus et Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine et ridicule l'humaine condition, ne sortoit en public, qu'avec un visage moqueur et riant : Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, et les yeux chargez de larmes. alter Ridebat quoties à limine moverat unum Protuleratque pedem, flebat contrarius alter. J'ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu'il est plus plaisant de rire que de pleurer : mais par ce qu'elle est plus desdaigneuse, et qu'elle nous condamne plus que l'autre : et il me semble, que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plainte et la commiseration sont meslées à quelque estimation de la chose qu'on plaint : les choses dequoy on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu'il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sotise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d'inanité : nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit apart soy, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, estoit bien juge plus aigre et plus poingnant, et par consequent, plus juste à mon humeur que Timon, celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu'on hait, on le prend à coeur. Cettuy−cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné du desir de nostre ruine, fuioit nostre conversation comme dangereuse, de meschans, et de nature depravée : l'autre nous estimoit si peu, que nous ne pourrions ny le troubler, ny l'alterer par nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte, mais pour le desdain de nostre commerce : il ne nous estimoit capables ny de bien ny de mal faire. De mesme marque fut la response de Statilius, auquel Brutus parla pour le joindre à la conspiration contre Cæsar : il trouva l'entreprinse juste, mais il ne trouva pas les hommes dignes, pour lesquels on se mist aucunement en peine : conformément à la discipline de Hegesias, qui disoit, le sage ne devoir rien faire que pour soy : d'autant que, seul il est digne, pour qui on face. Et à celle de Theodorus, que c'est injustice, que le sage se hazarde pour le bien de son païs, et qu'il mette en peril la sagesse pour des fols. Nostre propre condition est autant ridicule, que risible. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE L De Democritus et Heraclitus

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE LI De la vanité des paroles UN Rhetoricien du temps passé, disoit que son mestier estoit, de choses petites les faire paroistre et trouver grandes. C'est un cordonnier qui sçait faire de grands souliers à un petit pied. On luy eust faict donner le fouët en Sparte, de faire profession d'un art piperesse et mensongere : Et croy qu'Archidamus qui en estoit Roy, n'ouit pas sans estonnement la response de Thucydidez, auquel il s'enqueroit, qui estoit plus fort à la luicte, ou Pericles ou luy : Cela, fit−il, seroit mal−aysé à verifier : car quand je l'ay porté par terre en luictant, il persuade à ceux qui l'ont veu, qu'il n'est pas tombé, et le gaigne. Ceux qui masquent et fardent les femmes, font moins de mal : car c'est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur naturel : là où ceux−cy font estat de tromper, non pas nos yeux, mais nostre jugement, et d'abastardir et corrompre l'essence des choses. Les republiques qui se sont maintenuës en un estat reglé et bien policé, comme la Cretense ou Lacedemonienne, elles n'ont pas faict grand compte d'orateurs. Ariston definit sagement la Rhetorique, science à persuader le peuple : Socrates, Platon, art de tromper et de flatter. Et ceux qui le nient en la generale description, le verifient par tout, en leurs preceptes. Les Mahometans en defendent l'instruction à leurs enfants, pour son inutilité. Et les Atheniens, s'apercevants combien son usage, qui avoit tout credit en leur ville, estoit pernicieux, ordonnerent, que sa principale partie, qui est, esmouvoir les affections, fust ostée, ensemble les exordes et perorations. C'est un util inventé pour manier et agiter une tourbe, et une commune desreiglée : et est util qui ne s'employe qu'aux estats malades, comme la medecine : En ceux où le vulgaire, où les ignorans, où tous ont tout peu, comme celuy d'Athenes, de Rhodes, et de Rome, et où les choses ont esté en perpetuelle tempeste, là ont afflué les orateurs. Et à la verité, il se void peu de personnages en ces republiques là, qui se soient poussez en grand credit sans le secours de l'eloquence : Pompeius, Cæsar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris de là, leur grand appuy à se monter à cette grandeur d'authorité, où ils sont en fin arrivez : et s'en sont aydez plus que des armes, contre l'opinion des meilleurs temps. Car L. Volumnius parlant en public en faveur de l'election au Consulat, faitte des personnes de Q. Fabius et P Decius : Ce sont gents nays à la guerre, grands aux effects : au combat du babil, rudes : esprits vrayement consulaires. Les subtils, eloquents et sçavants, sont bons pour la ville, Preteurs à faire justice, dit−il. L'eloquence a fleury le plus à Rome lors que les affaires ont esté en plus mauvais estat, et que l'orage des guerres civiles les agitoit ; comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices, qui dépendent d'un monarque, en ont moins de besoin que les autres : car la bestise et facilité, qui se trouve en la commune, et qui la rend subjecte à estre maniée et contournée par les oreilles, au doux son de cette harmonie, sans venir à poiser et connoistre la verité des choses par la force de raison ; cette facilité dis−je ne se trouve pas si aisément en un seul, et est plus aisé de le garentir par bonne institution et bon conseil, de l'impression de cette poison. On n'a pas veu sortir de Macedoine ny de Perse, aucun orateur de renom. J'en ay dit ce mot, sur le subject d'un Italien, que je vien d'entretenir, qui a servy le feu Cardinal Caraffe de maistre d'hostel jusques à sa mort. Je luy faisoy compter de sa charge. Il m'a fait un discours de cette science de gueule, avec une gravité et contenance magistrale, comme s'il m'eust parlé de quelque grand poinct de Theologie. Il m'a dechifré une difference d'appetits : celuy qu'on a à jeun, qu'on a apres le second et tiers service : les moyens tantost de luy plaire simplement, tantost de l'eveiller et picquer : la police de ses sauces ; premierement en general, et puis particularisant les qualitez des ingrediens, et leurs effects : les differences des salades selon leur saison, celle qui doit estre reschaufée, celle qui veut estre servie froide, la CHAPITRE LI De la vanité des paroles

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Les Essais − Livre I façon de les orner et embellir, pour les rendre encores plaisantes à la veue. Apres cela il est entré sur l'ordre du service, plein de belles et importantes considerations. nec minimo sane discrimine refert Quo gestu lepores, et quo gallina secetur. Et tout cela enflé de riches et magnifiques parolles : et celles mesmes qu'on employe à traiter du gouvernement d'un Empire. Il m'est souvenu de mon homme, Hol salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parum, Illud rectè, iterum sic memento, sedulo Moneo quæ possum pro mea sapientia. Postremo tanquam in speculum, in patinas, Demea, Inspicere jubeo, et moneo quid facto usus sit. Si est−ce que les Grecs mesmes louërent grandement l'ordre et la disposition que Paulus Æmylius observa au festin, qu'il leur fit au retour de Macedoine : mais je ne parle point icy des effects, je parle des mots. Je ne sçay s'il en advient aux autres comme à moy : mais je ne me puis garder quand j'oy nos architectes, s'enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches d'ouvrage Corinthien, et Dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d'Apollidon, et par effect je trouve que ce sont les chetives pieces de la porte de ma cuisine. Oyez dire metonomie, metaphore, allegorie, et autres tels noms de la grammaire, semble−il pas qu'on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin ? ce sont titres qui touchent le babil de vostre chambriere. C'est une piperie voisine à cette−cy, d'appeller les offices de nostre estat, par les titres superbes des Romains, encore qu'ils n'ayent aucune ressemblance de charge, et encores moins d'authorité et de puissance. Et cette−cy aussi, qui servira (à mon advis) un jour de reproche à nostre siecle, d'employer indignement à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, dequoy l'ancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siecles. Platon a emporté ce surnom de divin, par un consentement universel, qu'aucun n'a essayé luy envier : et les Italiens qui se vantent, et avecques raison, d'avoir communément l'esprit plus esveillé, et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d'estrener l'Aretin : auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingenieuses à la verité, mais recherchées de loing, et fantastiques : et outre l'eloquence en fin, telle qu'elle puisse estre, je ne voy pas qu'il y ait rien au dessus des communs autheurs de son siecle : tant s'en faut qu'il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de Grand, nous l'attachons à des Princes, qui n'ont rien au dessus de la grandeur populaire. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE LII De la parsimonie des anciens ATTILIUS REGULUS, general de l'armée Romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, escrivit à la chose publique, qu'un valet de labourage, qu'il avoit laissé seul au gouvernement de son bien, qui estoit en tout sept arpents de terre, s'en estoit enfuy, ayant desrobé ses utils de labourage, et demandoit congé pour s'en retourner et y pourvoir, de peur que sa femme, et ses enfans n'en eussent à souffrir : Le Senat pourveut à commettre un autre à la conduite de ses biens, et luy fit restablir ce qui luy avoit esté desrobé, et ordonna que sa femme et enfans seroient nourris aux despens du public. CHAPITRE LII De la parsimonie des anciens

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Les Essais − Livre I Le vieux Caton revenant d'Espaigne Consul, vendit son cheval de service pour espargner l'argent qu'il eust cousté à le ramener par mer en Italie : et estant au gouvernement de Sardaigne, faisoit ses visitations à pied, n'ayant avec luy autre suite qu'un officier de la chose publique, qui luy portoit sa robbe, et un vase à faire des sacrifices : et le plus souvent il portoit sa male luy mesme. Il se vantoit de n'avoir jamais eu robbe qui eust cousté plus de dix escus ; ny avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un jour : et de ses maisons aux champs, qu'il n'en avoit aucune qui fust crepie et enduite par dehors. Scipion Æmylianus apres deux triomphes et deux Consulats, alla en legation avec sept serviteurs seulement. On tient qu'Homere n'en eut jamais qu'un, Platon trois ; Zenon le chef de la secte Stoique, pas un. Il ne fut taxé que cinq sols et demy pour jour, à Tyberius Gracchus, allant en commission pour la chose publique, estant lors le premier homme des Romains. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE LIII D'un mot de Cæsar SI nous nous amusions par fois à nous considerer, et le temps que nous mettons à contreroller autruy, et à connoistre les choses qui sont hors de nous, que nous l'employissions à nous sonder nous mesmes, nous sentirions aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes. N'est−ce pas un singulier tesmoignage d'imperfection, ne pouvoir r'assoir nostre contentement en aucune chose, et que par desir mesme et imagination il soit hors de nostre puissance de choisir ce qu'il nous faut ? Dequoy porte bon tesmoignage cette grande dispute, qui a tousjours esté entre les Philosophes, pour trouver le souverain bien de l'homme, et qui dure encores et durera eternellement, sans resolution et sans accord. dum abest quod avemus, id exuperare videtur Cætera, post aliud cum contigit illud avemus, Et sitis æqua tenet. Quoy que ce soit qui tombe en nostre connoissance et jouïssance, nous sentons qu'il ne nous satisfait pas, et allons beant apres les choses advenir et inconnuës, d'autant que les presentes ne nous soulent point. Non pas à mon advis qu'elles n'ayent assez dequoy nous souler, mais c'est que nous les saisissons d'une prise malade et desreglée. Nam cum vidit hic ad usum quæ flagitat usus, Omnia jam ferme mortalibus esse parata, Divitiis homines et honore et laude potentes Affluere, atque bona natorum excellere fama, Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda, Atque animum infestis cogi servire querelis : Intellexit ibi vitium vas facere ipsum, Omniáque illius vitio corrumpier intus Quæ collata foris et commoda quæque venirent. Nostre appetit est irresolu et incertain : il ne sçait rien tenir, ny rien jouyr de bonne façon. L'homme estimant que ce soit le vice de ces choses qu'il tient, se remplit et se paist d'autres choses qu'il ne sçait point, et qu'il ne cognoist point, où il applique ses desirs et ses esperances, les prend en honneur et reverence : comme dit Cæsar, communi fit vitio naturæ, ut invisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiusque exterreamur. CHAPITRE LIII D'un mot de Cæsar

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CHAPITRE LIV Des vaines subtilitez IL est de ces subtilitez frivoles et vaines, par le moyen desquelles les hommes cerchent quelquefois de la recommandation : comme les poëtes, qui font des ouvrages entiers de vers commençans par une mesme lettre : nous voyons des oeufs, des boules, des aisles, des haches façonnées anciennement par les Grecs, avec la mesure de leurs vers, en les alongeant ou accoursissant, en maniere qu'ils viennent à representer telle, ou telle figure. Telle estoit la science de celuy qui s'amusa à compter en combien de sortes se pouvoient renger les lettres de l'alphabet, et y en trouva ce nombre incroyable, qui se void dans Plutarque. Je trouve bonne l'opinion de celuy, à qui on presenta un homme, apris à jetter de la main un grain de mil, avec telle industrie, que sans faillir, il le passoit tousjours dans le trou d'une esguille, et luy demanda lon apres quelque present pour loyer d'une si rare suffisance : surquoy il ordonna bien plaisamment et justement à mon advis, qu'on fist donner à cet ouvrier deux ou trois minots de mil, affin qu'un si bel art ne demeurast sans exercice. C'est un tesmoignage merveilleux de la foiblesse de nostre jugement, qu'il recommande les choses par la rareté ou nouvelleté, ou encore par la difficulté, si la bonté et utilité n'y sont joinctes. Nous venons presentement de nous jouër chez moy, à qui pourroit trouver plus de choses qui se tinsent par les deux bouts extremes, comme, Sire, c'est un tiltre qui se donne à la plus eslevée personne de nostre estat, qui est le Roy, et se donne aussi au vulgaire, comme aux marchans, et ne touche point ceux d'entre deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames, les moyennes Damoiselles, et Dames encore celles de la plus basse marche. Les daiz qu'on estend sur les tables, ne sont permis qu'aux maisons des princes et aux tavernes. Democritus disoit, que les dieux et les bestes avoient les sentimens plus aiguz que les hommes, qui sont au moyen estage. Les Romains portoient mesme accoutrement les jours de dueil et les jours de feste. Il est certain que la peur extreme, et l'extreme ardeur de courage troublent également le ventre, et le laschent. Le saubriquet de Tremblant, duquel le XIIe. Roy de Navarre Sancho fut surnommé, aprend que la hardiesse aussi bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres. Ceux qui armoient ou luy ou quelque autre de pareille nature, à qui la peau frissonoit, essayerent à le rasseurer ; appetissans le danger auquel il s'alloit jetter : Vous me cognoissez mal, leur dit−il : Si ma chair sçavoit jusques où mon courage la portera tantost, elle se transiroit tout à plat. La foiblesse qui nous vient de froideur, et desgoutement aux exercices de Venus, elle nous vient aussi d'un appetit trop vehement, et d'une chaleur desreglée. L'extreme froideur et l'extreme chaleur cuisent et rotissent. Aristote dit que les cueux de plomb se fondent, et coulent de froid, et de la rigueur de l'hyver, comme d'une chaleur vehemente. Le desir et la satieté remplissent de douleur les sieges au dessus et au dessous de la volupté. La bestise et la sagesse se rencontrent en mesme poinct de sentiment et de resolution à la souffrance des accidens humains : les sages gourmandent et commandent le mal, et les autres l'ignorent : ceux−cy sont, par maniere de dire, au deçà des accidens, les autres au delà : lesquels apres en avoir bien poisé et consideré les qualitez, les avoir mesurez et jugez tels qu'ils sont, s'eslancent au dessus, par la force d'un vigoureux courage : Ils les desdaignent et foulent aux pieds, ayans une ame forte et solide, contre laquelle les traicts de la fortune venans à donner, il est force qu'ils rejalissent et s'esmoussent, trouvans un corps dans lequel ils ne peuvent faire impression : l'ordinaire et moyenne condition des hommes, loge entre ces deux extremitez : qui est de ceux qui apperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter. L'enfance et la decrepitude se rencontrent en imbecillité de cerveau. L'avarice et la profusion en pareil desir d'attirer et d'acquerir. CHAPITRE LIV Des vaines subtilitez

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Les Essais − Livre I Il se peut dire avec apparence, qu'il y a ignorance abecedaire, qui va devant la science : une autre doctorale, qui vient apres la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle deffait et destruit la premiere. Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s'en fait de bons Chrestiens, qui par reverence et obeissance, croyent simplement, et se maintiennent sous les loix. En la moyenne vigueur des esprits, et moyenne capacité, s'engendre l'erreur des opinions : ils suivent l'apparence du premier sens : et ont quelque tiltre d'interpreter à niaiserie et bestise que nous soyons arrestez en l'ancien train, regardans à nous, qui n'y sommes pas instruits par estude. Les grands esprits plus rassis et clairvoyans, font un autre genre de bien croyans : lesquels par longue et religieuse investigation, penetrent une plus profonde et abstruse lumiere, és escritures, et sentent le mysterieux et divin secret de nostre police Ecclesiastique. Pourtant en voyons nous aucuns estre arrivez à ce dernier estage, par le second, avec merveilleux fruit, et confirmation : comme à l'extreme limite de la Chrestienne intelligence : et jouyr de leur victoire avec consolation, action de graces, reformation de moeurs, et grande modestie. Et en ce rang n'entens−je pas loger ces autres, qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous asseurer d'eux, se rendent extremes, indiscrets, et injustes, à la conduicte de nostre cause, et la tachent d'infinis reproches de violence. Les païsants simples, sont honnestes gents : et honnestes gents les Philosophes : ou, selon que nostre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d'une large instruction de sciences utiles. Les mestis, qui ont dedaigné le premier siege de l'ignorance des lettres, et n'ont peu joindre l'autre (le cul entre deux selles : desquels je suis, et tant d'autres) sont dangereux, ineptes, importuns : ceux−cy troublent le monde. Pourtant de ma part, je me recule tant que je puis, dans le premier et naturel siege, d'où je me suis pour neant essayé de partir. La poësie populaire et purement naturelle, a des naïvetés et graces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaitte selon l'art : comme il se void és villanelles de Gascongne et aux chansons, qu'on nous rapporte des nations qui n'ont cognoissance d'aucune science, ny mesme d'escriture. La poësie mediocre, qui s'arreste entre deux, est desdaignée, sans honneur, et sans prix. Mais par ce qu'apres que le pas a esté ouvert à l'esprit, j'ay trouvé, comme il advient ordinairement, que nous avions pris pour un exercice malaisé et d'un rare subject, ce qui ne l'est aucunement : et qu'apres que nostre invention a esté eschauffée, elle descouvre un nombre infiny de pareils exemples, je n'en adjousteray que cettuy−cy : que si ces Essays estoient dignes, qu'on en jugeast, il en pourroit advenir à mon advis, qu'ils ne plairoient guere aux esprits communs et vulgaires, ny guere aux singuliers et excellens : ceux−là n'y entendroient pas assez, ceux−cy y entendroient trop : ils pourroient vivoter en la moyenne region. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE LV Des Senteurs IL se dit d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur espandoit un'odeur souefve, par quelque rare et extraordinaire complexion : dequoy Plutarque et autres recherchent la cause. Mais la commune façon des corps est au contraire : et la meilleure condition qu'ils ayent, c'est d'estre exempts de senteur. La douceur mesme des haleines plus pures, n'a rien de plus parfaict, que d'estre sans aucune odeur, qui nous offence : comme sont celles des enfans biens sains. Voyla pourquoy dit Plaute, Mulier tum benè olet, ubi nihil olet.

CHAPITRE LV Des Senteurs

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Les Essais − Livre I La plus exquise senteur d'une femme, c'est ne sentir rien ; Et les bonnes senteurs estrangeres, on a raison de les tenir pour suspectes, à ceux qui s'en servent, et d'estimer qu'elles soyent employées pour couvrir quelque defaut naturel de ce costé−là. D'où naissent ces rencontres des Poëtes anciens, c'est puïr, que sentir bon. Rides nos Coracine nil olentes, Malo quam bene olere, nil olere. Et ailleurs, Posthume non benè olet, qui benè semper olet. J'ayme pourtant bien fort à estre entretenu de bonnes senteurs, et hay outre mesure les mauvaises, que je tire de plus loing que toute autre : Namque sagacius unus odoror, Polypus, an gravis hirsutis cubet hircus in alis, Quam canis acer ubi lateat sus. Les senteurs plus simples et naturelles, me semblent plus aggreables. Et touche ce soing principalement les dames. En la plus espesse Barbarie, les femmes Scythes, apres s'estre lavées, se saupoudrent et encroustent tout le corps et le visage, de certaine drogue, qui naist en leur terroir, odoriferante. Et pour approcher les hommes, ayans osté ce fard, elles s'en trouvent et polies et parfumées. Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moy, et combien j'ay la peau propre à s'en abreuver. Celuy qui se plaint de nature dequoy elle a laissé l'homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort : car elles se portent elles mesmes. Mais à moy particulierement, les moustaches que j'ay pleines, m'en servent : si j'en approche mes gans, ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un jour : elles accusent le lieu d'où je viens. Les estroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluans, s'y colloient autrefois, et s'y tenoient plusieurs heures apres. Et si pourtant je me trouve peu subject aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation, et qui naissent de la contagion de l'air ; et me suis sauvé de celles de mon temps, dequoy il y en a eu plusieurs sortes en nos villes, et en noz armées. On lit de Socrates, que n'estant jamais party d'Athenes pendant plusieurs recheutes de peste, qui la tourmenterent tant de fois, luy seul ne s'en trouva jamais plus mal. Les medecins pourroient (ce crois−je) tirer des odeurs, plus d'usage qu'ils ne font : car j'ay souvent apperçeu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits, selon qu'elles sont : Qui me fait approuver ce qu'on dit, que l'invention des encens et parfuns aux Eglises, si ancienne et espandue en toutes nations et religions, regarde à cela, de nous resjouir, esveiller et purifier le sens, pour nous rendre plus propres à la contemplation. Je voudrois bien pour en juger, avoir eu ma part de l'ouvrage de ces cuisiniers, qui sçavent assaisonner les odeurs estrangeres, avec la saveur des viandes. Comme on remarqua singulierement au service du Roy de Thunes, qui de nostre aage print terre à Naples, pour s'aboucher avec l'Empereur Charles. On farcissoit ses viandes de drogues odoriferantes, en telle somptuosité, qu'un Paon, et deux Faisans, se trouverent sur ses parties, revenir à cent ducats, pour les apprester selon leur maniere. Et quand on les despeçoit, non la salle seulement, mais toutes les chambres de son Palais, et les rues d'autour, estoient remplies d'une tres−soüefve vapeur, qui ne s'esvanouissoit pas si soudain. Le principal soing que j'aye à me loger, c'est de fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise et Paris, alterent la faveur que je leur porte, par l'aigre senteur, l'une de son maraits, l'autre de sa boue. Chapitre précédent Chapitre suivant CHAPITRE LV Des Senteurs

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE LVI Des prieres JE propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles : non pour establir la verité, mais pour la chercher : Et les soubmets au jugement de ceux, à qui il touche de regler non seulement mes actions et mes escrits, mais encore mes pensées. Esgalement m'en sera acceptable et utile la condemnation, comme l'approbation, tenant pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou inadvertamment couché en cette rapsodie contraire aux sainctes resolutions et prescriptions de l'Eglise Catholique Apostolique et Romaine, en laquelle je meurs, et en laquelle je suis nay. Et pourtant me remettant tousjours à l'authorité de leur censure, qui peut tout sur moy, je me mesle ainsi temerairement à toute sorte de propos : comme icy. Je ne sçay si je me trompe : mais puis que par une faveur particuliere de la bonté divine, certaine façon de priere nous a esté prescripte et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m'a tousjours semblé que nous en devions avoir l'usage plus ordinaire, que nous n'avons : Et si j'en estoy creu, à l'entrée et à l'issue de noz tables, à nostre lever et coucher, et à toutes actions particulieres, ausquelles on a accoustumé de mesler des prieres, je voudroy que ce fust le patenostre, que les Chrestiens y employassent, sinon seulement, au moins tousjours. L'Eglise peut estendre et diversifier les prieres selon le besoin de nostre instruction : car je sçay bien que c'est tousjours mesme substance, et mesme chose : Mais on devoit donner à celle là ce privilege, que le peuple l'eust continuellement en la bouche : car il est certain qu'elle dit tout ce qu'il faut, et qu'elle est trespropre à toutes occasions. C'est l'unique priere, dequoy je me sers par tout, et la repete au lieu d'en changer. D'où il advient, que je n'en ay aussi bien en memoire, que cette là. J'avoy presentement en la pensée, d'où nous venoit cett'erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l'appeller à toute sorte de besoing, et en quelque lieu que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est juste ou injuste ; et d'escrier son nom, et sa puissance, en quelque estat, et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous ayder : mais encore qu'il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant juste, comme il est bon, et comme il est puissant : mais il use bien plus souvent de sa justice, que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d'icelle, non selon noz demandes. Platon en ses Loix fait trois sortes d'injurieuse creance des Dieux, Qu'il n'y en ayt point, Qu'ils ne se meslent pas de noz affaires, Qu'ils ne refusent rien à noz voeux, offrandes et sacrifices. La premiere erreur, selon son advis, ne dura jamais immuable en homme, depuis son enfance, jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance. Sa justice et sa puissance sont inseparables : Pour neant implorons nous sa force en une mauvaise cause : Il faut avoir l'ame nette, au moins en ce moment, auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses : autrement nous luy presentons nous mesmes les verges, dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons ; presentans à celuy, à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d'irreverence et de haine. Voyla pourquoy je ne louë pas volontiers ceux, que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere, ne me tesmoignent quelque amendement et reformation. si nocturnus adulter Tempora sanctonico velas adoperta cucullo. CHAPITRE LVI Des prieres

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Les Essais − Livre I Et l'assiette d'un homme meslant à une vie execrable la devotion, semble estre aucunement plus condemnable, que celle d'un homme conforme à soy, et dissolu par tout. Pourtant refuse nostre Eglise tous les jours, la faveur de son entrée et societé, aux moeurs obstinées à quelque insigne malice. Nous prions par usage et par coustume : ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons noz prieres : ce n'est en fin que mine : Et me desplaist de voir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Graces (et plus m'en desplait−il de ce que c'est un signe que j'ay en reverence et continuel usage, mesmement quand je baaille) et cependant toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l'avarice, l'injustice. Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C'est miracle, de voir continuer des actions si diverses d'une si pareille teneur, qu'il ne s'y sente point d'interruption et d'alteration aux confins mesmes, et passage de l'une à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en mesme giste, d'une societé si accordante et si paisible, le crime et le juge ? Un homme, de qui la paillardise, sans cesse regente la teste, et qui la juge tres−odieuse à la veuë divine, que dit−il à Dieu, quand il luy en parle ? Il se rameine, mais soudain il rechoit. Si l'object de la divine justice, et sa presence frappoient, comme il dit, et chastioient son ame, pour courte qu'en fust la penitence, la crainte mesme y rejetteroit si souvent sa pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices, qui sont habitués et acharnés en luy. Mais quoy ! ceux qui couchent une vie entiere, sur le fruit et emolument du peché, qu'ils sçavent mortel ? Combien avons nous de mestiers et vacations receuës, dequoy l'essence est vicieuse ? Et celuy qui se confessant à moy, me recitoit, avoir tout un aage faict profession et les effects d'une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit en son coeur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges : comment patissoit−il ce discours en son courage ? De quel langage entretiennent ils sur ce subject, la justice divine ? Leur repentance consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et envers Dieu, et envers nous, le moyen de l'alleguer. Sont−ils si hardis de demander pardon, sans satisfaction et sans repentance ? Je tien que de ces premiers il en va, comme de ceux−cy : mais l'obstination n'y est pas si aisée à convaincre. Cette contrarieté et volubilité d'opinion si soudaine, si violente, qu'ils nous feignent, sent pour moy son miracle. Ils nous representent l'estat d'une indigestible agonie. Que l'imagination me sembloit fantastique, de ceux qui ces années passées, avoient en usage de reprocher tout chascun, en qui il reluisoit quelque clarté d'esprit, professant la religion Catholique, que c'estoit à feinte : et tenoient mesme, pour luy faire honneur, quoy qu'il dist par apparence, qu'il ne pouvoit faillir au dedans, d'avoir sa creance reformée à leur pied. Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu'on se persuade, qu'il ne se puisse croire au contraire : Et plus fascheuse encore, qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'il prefere je ne sçay quelle disparité de fortune presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle ! Ils m'en peuvent croire : Si rien eust deu tenter ma jeunesse, l'ambition du hazard et difficulté, qui suivoient cette recente entreprinse, y eust eu bonne part. Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'Eglise deffend l'usage promiscue, temeraire et indiscret des sainctes et divines chansons, que le Sainct Esprit a dicté en David. Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'avecque reverence et attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop divine, pour n'avoir autre usage que d'exercer les poulmons, et plaire à nos oreilles. C'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garçon de boutique parmy ces vains et frivoles pensemens, s'en entretienne et s'en jouë. Ny n'est certes raison de voir tracasser par une sale, et par une cuysine, le Sainct livre des sacrez mysteres de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres, ce sont à present desduits et esbats. Ce n'est pas en passant, et tumultuairement, qu'il faut manier un estude si serieux et venerable. Ce doit estre une action destinée, et rassise, à laquelle on doit tousjours adjouster cette preface de nostre office, sursum corda, et y apporter le corps mesme disposé en contenance, qui tesmoigne une particuliere attention et reverence. Ce n'est pas l'estude de tout le monde : c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle : Les meschans, les ignorants s'y empirent. Ce n'est pas une histoire à compter : c'est une histoire à reverer, CHAPITRE LVI Des prieres

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Les Essais − Livre I craindre et adorer. Plaisantes gents, qui pensent l'avoir rendue maniable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire. Ne tient−il qu'aux mots, qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent par escrit ? Diray−je plus ? Pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure, et remise toute en autruy, estoit bien plus salutaire et plus sçavante, que n'est cette science verbale, et vaine, nourrice de presomption et de temerité. Je croy aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d'idiomes, a beaucoup plus de danger que d'utilité. Les Juifs, les Mahometans, et quasi tous autres, ont espousé, et reverent le langage, auquel originellement leurs mysteres avoient esté conceuz, et en est deffendue l'alteration et changement ; non sans apparence. Sçavons nous bien qu'en Basque, et en Bretaigne, il y ayt des Juges assez, pour establir cette traduction faicte en leur langue ? l'Eglise universelle n'a point de jugement plus ardu à faire, et plus solemne : En preschant et parlant, l'interpretation est vague, libre, muable, et d'une parcelle : ainsi ce n'est pas de mesme. L'un de noz historiens Grecs accuse justement son siecle, de ce que les secrets de la religion Chrestienne, estoient espandus emmy la place, és mains des moindres artisans : que chacun en pouvoit debattre et dire selon son sens. Et que ce nous devoit estre grande honte, nous qui par la grace de Dieu, jouïssons des purs mysteres de la pieté, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, veu que les Gentils interdisoient à Socrates, à Platon, et aux plus sages, de s'enquerir et parler des choses commises aux Prestres de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le subject de la Theologie, sont armées non de zele, mais de cholere. Que le zele tient de la divine raison et justice, se conduisant ordonnément et moderément : mais qu'il se change en haine et envie : et produit au lieu du froment et du raisin, de l'yvroye et des orties, quand il est conduit d'une passion humaine. Et justement aussi, cet autre, conseillant l'Empereur Theodose, disoit, les disputes n'endormir pas tant les schismes de l'Eglise, que les esveiller, et animer les heresies. Que pourtant il faloit fuïr toutes contentions et argumentations Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foy, establies par les anciens. Et l'Empereur Andronicus, ayant rencontré en son palais, des principaux hommes, aux prises de parole, contre Lapodius, sur un de noz points de grande importance, les tança, jusques à menacer de les jetter en la riviere, s'ils continvoyent. Les enfants et les femmes, en noz jours, regentent les hommes plus vieux et experimentez, sur les loix Ecclesiastiques : Là où la premiere de celle de Platon leur deffend de s'enquerir seulement de la raison des loix civiles, qui doivent tenir lieu d'ordonnances divines. Et permettant aux vieux, d'en communiquer entre eux, et avec le Magistrat : il adjouste, pourveu que ce ne soit en presence des jeunes, et personnes profanes. Un Evesque a laissé par escrit, qu'en l'autre bout du monde, il y a une Isle, que les anciens nommoient Dioscoride : commode en fertilité de toutes sortes d'arbres et fruits, et salubrité d'air : de laquelle le peuple est Chrestien, ayant des Eglises et des Autels, qui ne sont parez que de croix, sans autres images : grand observateur de jeusnes et de festes : exacte païeur de dismes aux Prestres : et si chaste, que nul d'eux ne peut cognoistre qu'une femme en sa vie. Au demeurant, si contant de sa fortune, qu'au milieu de la mer, il ignore l'usage des navires : et si simple, que de la religion qu'il observe si songneusement, il n'en entend un seul mot. Chose incroyable, à qui ne sçauroit, les Payens si devots idolatres, ne cognoistre de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L'ancien commencement de Menalippe, tragedie d'Euripides, portoit ainsi. O Juppiter, car de toy rien sinon Je ne cognois seulement que le nom. J'ay veu aussi de mon temps, faire plainte d'aucuns escrits, de ce qu'ils sont purement humains et philosophiques, sans meslange de Theologie. Qui diroit au contraire, ce ne seroit pourtant sans quelque raison ; Que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme Royne et dominatrice : Qu'elle doit estre CHAPITRE LVI Des prieres

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Les Essais − Livre I principale par tout, point suffragante et subsidiaire : Et qu'à l'aventure se prendroient les exemples à la Grammaire, Rhetorique, Logique, plus sortablement d'ailleurs que d'une si sainte matiere ; comme aussi les arguments des Theatres, jeux et spectacles publiques. Que les raisons divines se considerent plus venerablement et reveremment seules, et en leur stile, qu'appariées aux discours humains. Qu'il se voit plus souvent cette faute, que les Theologiens escrivent trop humainement, que cett'autre, que les humanistes escrivent trop peu theologalement : La Philosophie, dit Sainct Chrysostome, est pieça banie de l'escole saincte, comme servante inutile, et estimée indigne de voir seulement en passant de l'entrée, le sacraire des saincts Thresors de la doctrine celeste. Que le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doit servir de la dignité, majesté, regence, du parler divin. Je luy laisse pour moy, dire, verbis indisciplinatis, fortune, destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres frases, selon sa mode. Je propose les fantasies humaines et miennes, simplement comme humaines fantasies, et separement considerées : non comme arrestées et reglées par l'ordonnance celeste, incapable de doubte et d'altercation. Matiere d'opinion, non matiere de foy. Ce que je discours selon moy, non ce que je croy selon Dieu, d'une façon laïque, non clericale : mais tousjours tres−religieuse. Comme les enfants proposent leurs essays, instruisables, non instruisants. Et ne diroit−on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne s'entremettre que bien reservément d'escrire de la Religion, à tous autres qu'à ceux qui en font expresse profession, n'auroit pas faute de quelque image d'utilité et de justice ; et à moy avec, peut estre de m'en taire. On m'a dict que ceux mesmes, qui ne sont pas des nostres, deffendent pourtant entre eux l'usage du nom de Dieu, en leurs propos communs : Ils ne veulent pas qu'on s'en serve par une maniere d'interjection, ou d'exclamation, ny pour tesmoignage, ny pour comparaison : en quoy je trouve qu'ils ont raison. Et en quelque maniere que ce soit, que nous appellons Dieu à nostre commerce et societé, il faut que ce soit serieusement, et religieusement. Il y a, ce me semble, en Xenophon un tel discours, où il montre que nous devons plus rarement prier Dieu : d'autant qu'il n'est pas aisé, que nous puissions si souvent remettre nostre ame, en cette assiette reglée, reformée, et devotieuse, où il faut qu'elle soit pour ce faire : autrement nos prieres ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vitieuses. Pardonne nous, disons nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offencez. Que disons nous par là, sinon que nous luy offrons nostre ame exempte de vengeance et de rancune ? Toutesfois nous invoquons Dieu et son ayde, au complot de noz fautes, et le convions à l'injustice. Quæ nisi seductis nequeas committere divis. L'avaricieux le prie pour la conservation vaine et superflue de ses thresors : l'ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune : le voleur l'employe à son ayde, pour franchir le hazard et les difficultez, qui s'opposent à l'execution de ses meschantes entreprinses : ou le remercie de l'aisance qu'il a trouvé à desgosiller un passant. Au pied de la maison, qu'ils vont escheller ou petarder, ils font leurs prieres, l'intention et l'esperance pleine de cruauté, de luxure, et d'avarice. Hoc ipsum quo tu Jovis aurem impellere tentas, Dic agedum, Staio, pro Juppiter, ô bone, clamet, Juppiter, at sese non clamet Juppiter ipse. La Royne de Navarre Margueritte, recite d'un jeune Prince, et encore qu'elle ne le nomme pas, sa grandeur l'a rendu cognoissable assez, qu'allant à une assignation amoureuse, et coucher avec la femme d'un Advocat de Paris, son chemin s'addonnant au travers d'une Eglise, il ne passoit jamais en ce lieu sainct, allant ou retournant de son entreprinse, qu'il ne fist ses prieres et oraisons. Je vous laisse à juger, l'ame pleine de ce beau pensement, à quoy il employoit la faveur divine : Toutesfois elle allegue cela pour un tesmoignage de CHAPITRE LVI Des prieres

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Les Essais − Livre I singuliere devotion. Mais ce n'est pas par cette preuve seulement qu'on pourroit verifier que les femmes ne sont gueres propres à traiter les matieres de la Theologie. Une vraye priere, et une religieuse reconciliation de nous à Dieu, elle ne peut tomber en une ame impure et soubsmise, lors mesmes, à la domination de Satan. Celuy qui appelle Dieu à son assistance, pendant qu'il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse, qui appelleroit la justice à son ayde ; ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en tesmoignage de mensonge. tacito mala vota susurro, Concipimus. Il est peu d'hommes qui ozassent mettre en evidence les requestes secrettes qu'ils font à Dieu. Haud cuivis promptum est, murmurque humilesque susurros Tollere de templis, et aperto vivere voto. Voyla pourquoy les Pythagoriens vouloyent qu'elles fussent publiques, et ouyes d'un chacun ; afin qu'on ne le requist de chose indecente et injuste, comme celuy−là : clare cum dixit Apollo, Labra movet metuens audiri : pulchra Laverna Da mihi fallere, da justum sanctúmque videri. Noctem peccatis, et fraudibus obijce nubem. Les Dieux punirent grievement les iniques voeux d'OEdipus en les luy ottroyant. Il avoit prié, que ses enfants vuidassent entre eux par armes la succession de son estat, il fut si miserable, de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suivent nostre volonté, mais qu'elle suive la prudence. Il semble, à la verité, que nous nous servons de nos prieres, comme d'un jargon, et comme ceux qui employent les paroles sainctes et divines à des sorcelleries et effects magiciens : et que nous facions nostre compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suitte des motz, ou de nostre contenance, que depende leur effect. Car ayans l'ame pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ny d'aucune nouvelle reconciliation envers Dieu, nous luy allons presenter ces parolles que la memoire preste à nostre langue : et esperons en tirer une expiation de nos fautes. Il n'est rien si aisé, si doux, et si favorable que la loy divine : elle nous appelle à soy, ainsi fautiers et detestables comme nous sommes : elle nous tend les bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux, que nous soyons, et que nous ayons à estre à l'advenir. Mais encore en recompense, la faut−il regarder de bon oeil : encore faut−il recevoir ce pardon avec action de graces : et au moins pour cet instant que nous nous addressons à elle, avoir l'ame desplaisante de ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l'offencer : Ny les Dieux, ny les gens de bien, dict Platon, n'acceptent le present d'un meschant. Immunis aram si tetigit manus, Non sumptuosa blandior hostia Mollivit aversos Penates, Farre pio Et saliente mica. Chapitre précédent

CHAPITRE LVI Des prieres

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Les Essais − Livre I

CHAPITRE LVII De l'aage JE ne puis recevoir la façon, dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Je voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix de la commune opinion. Comment, dit le jeune Caton, à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis−je à cette heure en aage, ou lon me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie ? Si n'avoit−il que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage la bien meur et bien avancé, considerant combien peu d'hommes y arrivent : Et ceux qui s'entretiennent de ce que je ne sçay quel cours qu'ils nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient faire, s'ils avoient privilege qui les exemptast d'un si grand nombre d'accidens, ausquels chacun de nous est en bute par une naturelle subjection, qui peuvent interrompre ce cours qu'ils se promettent. Quelle refverie est−ce de s'attendre de mourir d'une defaillance de forces, que l'extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée : veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes, et la moins en usage ? Nous l'appellons seule naturelle, comme si c'estoit contre nature, de voir un homme se rompre le col d'une cheute, s'estoufer d'un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconvenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit à l'aventure appeller plustost naturel, ce qui est general, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c'est une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle que les autres : c'est la derniere et extreme sorte de mourir : plus elle est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable : c'est bien la borne, au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de nature a prescript, pour n'estre point outre−passée : mais c'est un sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C'est une exemption qu'elle donne par faveur particuliere, à un seul, en l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez qu'elle a jetté entre deux, en cette longue carriere. Par ainsi mon opinion est, de regarder que l'aage auquel nous sommes arrivez, c'est un aage auquel peu de gens arrivent. Puis que d'un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusques là, c'est signe que nous sommes bien avant. Et puis que nous avons passé les limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne devons esperer d'aller guere outre : Ayant eschappé tant d'occasions de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous devons recognoistre qu'une fortune extraordinaire, comme celle−là qui nous maintient, et hors de l'usage commun, ne nous doibt guere durer. C'est un vice des loix mesmes, d'avoir cette fauce imagination : elles ne veulent pas qu'un homme soit capable du maniement de ses biens, qu'il n'ait vingt et cinq ans, et à peine conservera−il jusques lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et declara qu'il suffisoit à ceux qui prenoient charge de judicature, d'avoir trente ans. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avoient passé quarante sept ans des corvées de la guerre : Auguste les remit à quarante et cinq. De renvoyer les hommes au sejour avant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n'y avoir pas grande apparence. Je serois d'advis qu'on estendist nostre vacation et occupation autant qu'on pourroit, pour la commodité publique : mais je trouve la faute en l'autre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy−cy avoit esté juge universel du monde à dixneuf ans, et veut que pour juger de la place d'une goutiere on en ait trente. Quant à moy j'estime que nos ames sont desnoüées à vingt ans, ce qu'elles doivent estre, et qu'elles promettent tout ce qu'elles pourront. Jamais ame qui n'ait donné en cet aage là, arre bien evidente de sa force, n'en donna depuis la preuve. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans ce terme là, ou jamais, ce qu'elles ont de vigoureux et de beau. Si l'espine nou picque quand nai, A pene que pique jamai, disent−ils en Daulphiné. CHAPITRE LVII De l'aage

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Les Essais − Livre I De toutes les belles actions humaines, qui sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu'elles soyent, je penserois en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont esté produites et aux siecles anciens et au nostre, avant l'aage de trente ans, qu'apres. Ouy, en la vie de mesmes hommes souvent. Ne le puis−je pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de Scipion son grand adversaire ? La belle moitié de leur vie, ils la vescurent de la gloire acquise en leur jeunesse : grands hommes depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d'eux mesmes. Quant à moy je tien pour certain que depuis cet aage, et mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu'augmenté, et plus reculé, qu'avancé. Il est possible qu'à ceux qui employent bien le temps, la science, et l'experience croissent avec la vie : mais la vivacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s'allanguissent. Ubi jam validis quassatum est viribus ævi Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus, Claudicat ingenium, delirat linguàque ménsque. Tantost c'est le corps qui se rend le premier à la vieillesse : par fois aussi c'est l'ame : et en ay assez veu, qui ont eu la cervelle affoiblie, avant l'estomach et les jambes : Et d'autant que c'est un mal peu sensible à qui le souffre, et d'une obscure montre, d'autant est−il plus dangereux. Pour ce coup, je me plains des loix, non pas dequoy elles nous laissent trop tard à la besongne, mais dequoy elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant la foiblesse de nostre vie, et à combien d'escueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n'en devroit pas faire si grande part à la naissance, à l'oisiveté et à l'apprentissage. Table des matières Fin du livre I

CHAPITRE LVII De l'aage

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Les Essais − Livre II

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Les Essais − Livre II Table des matières du livre II

Chapitre I De l'inconstance de nos actions Chapitre II De l'yvrongnerie Chapitre III Coustume de l'isle de Cea Chapitre IV A demain les affaires Chapitre V De la conscience Chapitre VI De l'exercitation Chapitre VII Des recompenses d'honneur Chapitre VIII De l'affection des peres aux enfans Chapitre IX Des armes de Parthes Chapitre X Des livres Chapitre XI De la cruauté Chapitre XII Apologie de Raimond de Sebonde Chapitre XIII De juger de la mort d'autruy Chapitre XIV Comme nostre esprit s'empesche soy−mesme Chapitre XV Que nostre desir s'accroit par la malaisance Chapitre XVI De la gloire 2

Les Essais − Livre II Chapitre XVII De la presumption Chapitre XVIII Du desmentir Chapitre XIX De la liberté de conscience Chapitre XX Nous ne goustons rien de pur Chapitre XXI Contre la faineantise Chapitre XXII Des postes Chapitre XXIII Des mauvais moyens employez à bonne fin Chapitre XXIV De la grandeur romaine Chapitre XXV De ne contrefaire le malade Chapitre XXVI Des pouces Chapitre XXVII Coüardise mere de la cruauté Chapitre XXVIII Toutes choses ont leur saison Chapitre XXIX De la vertu Chapitre XXX D'un enfant monstrueux Chapitre XXXI De la cholere Chapitre XXXII Defense de Seneque et de Plutarque Chapitre XXXIII L'histoire de Spurina 3

Les Essais − Livre II Chapitre XXXIV Observation sur les moyens de faire la guerre de Julius Cæsar Chapitre XXXV De trois bonnes femmes Chapitre XXXVI Des plus excellens hommes Chapitre XXXVII De la ressemblance des enfans aux peres

Chapitre suivant

CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions CEUX qui s'exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit−on, en sa charge comme un renard, s'y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu : Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire : tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort. Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy−mesme, que je trouve estrange, de voir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir ces pieces : veu que l'irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature ; tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur, Malum consilium est, quod mutari non potest. Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu la naturelle instabilité de nos moeurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et s'ils ne les peuvent assez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme une varieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lácher entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l'inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray. En toute l'ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes, qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir, et ne vouloir pas tousjours mesme chose : Je ne daignerois, dit−il, adjouster, pourveu que la volonté soit juste : car si elle n'est juste, il est impossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois appris, que le vice, n'est que des−reglement et faute de mesure ; et par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot de Demosthenes, dit−on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la prendrions la plus belle, mais CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II nul n'y a pensé, Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit, Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto. Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre−mont, contre−bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas : ce n'est que branle et inconstance : Ducimur ut nervis alienis mobile lignum. Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse. nonne videmus Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper, Commutare locum quasi onus deponere possit ? Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps. Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse Juppiter auctifero lustravit lumine terras. Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire une equalité de moeurs, un ordre, et une relation infallible des unes choses aux autres. (Empedocles remarquoit ceste difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent aux delices, comme s'ils avoyent l'endemain à mourir : et bastissoyent, comme si jamais ils ne devoyent mourir) Le discours en seroit bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a tout touché : c'est une harmonie de sons tres−accordans, qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autant d'actions, autant faut−il de jugemens particuliers : Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence. Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta, qu'une fille de bien pres de là où j'estoy, s'estoit precipitée du haut d'une fenestre, pour éviter la force d'un belitre de soldat son hoste : elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, mais on l'en avoit empeschée : toutefois apres s'y estre bien fort blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle avoit eu peur, qu'en fin il en vinst à la contrainte : et là dessus les parolles, la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon d'une autre Lucrece. Or j'ay sçeu à la verité, qu'avant et depuis ell' avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n'est pas à dire que le muletier n'y trouve son heure. Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le penser d'une maladie longue et interieure, qui l'avoit tourmenté long temps : et s'apperçevant apres sa guerison, qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé et CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II encoüardy : Vous mesmes, Sire, luy respondit−il, m'ayant deschargé des maux, pour lesquels je ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revencher une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion, l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoit adviser : Verbis quæ timido quoque possent addere mentem : Employez y, respondit−il, quelque miserable soldat dévalisé : quantumvis rusticus ibit, Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit. et refuse resoluëment d'y aller. Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour toute responce se ruer furieusement seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti : ce n'est à l'adventure pas tant justification, que radvisement : ny tant prouësse naturelle, qu'un nouveau despit. Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette, luy avoit mis le coeur au ventre ; ce n'est pas un coeur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n'est pas merveille, si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires. Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple. Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue : tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire : et quiconque s'estudie bien attentifvement, trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distinguo, est le plus universel membre de ma Logique. Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est−ce que l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souvent par le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutes occasions : Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens : tel seul, qu'en compagnie : tel en camp clos, qu'en une bataille : car quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict, qu'une blessure au camp : et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme, donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte d'un procez ou d'un fils. CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté : quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les espées des adversaires : l'action est loüable, non pas l'homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent veoir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece, que celle d'Alexandre : mais elle n'est qu'en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des machinations des siens contre sa vie : et se porter en ceste recherche, d'une si vehemente et indiscrete injustice, et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle : La superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inegalité de son courage. Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyvie que pour elle mesme ; et si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbreuvée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerata atque provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas, (je dy de voye : car le pas s'en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise de nostre−Talebot. Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doit premierement sçavoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la corde, la flesche, et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragoedies. Ny ne trouve la conjecture des Pariens envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence qu'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivees, et maisons champestres mieux gouvernées : Et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres la, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeants que soigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques. Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque moment, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta, unum hominem agere. Puis que l'ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la justice : puis que l'avarice peut planter au courage d'un garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiveté, l'asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé dans un fraile bateau, et qu'elle apprend encore la discretion et la prudence : et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge ; et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres : Hac duce custodes furtim transgressa jacentes Ad juvenem tenebris sola puella venit.

CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II Ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s'en meslassent. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions CEUX qui s'exerçent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'apiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique. Le jeune Marius se trouve tantost fils de Mars, tantost fils de Venus. Le Pape Boniface huictiesme, entra, dit−on, en sa charge comme un renard, s'y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croiroit que ce fust Neron, cette vraye image de cruauté, comme on luy presentast à signer, suyvant le stile, la sentence d'un criminel condamné, qui eust respondu : Pleust à Dieu que je n'eusse jamais sceu escrire : tant le coeur luy serroit de condamner un homme à mort. Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soy−mesme, que je trouve estrange, de voir quelquefois des gens d'entendement, se mettre en peine d'assortir ces pieces : veu que l'irresolution me semble le plus commun et apparent vice de nostre nature ; tesmoing ce fameux verset de Publius le farseur, Malum consilium est, quod mutari non potest. Il y a quelque apparence de faire jugement d'un homme, par les plus communs traicts de sa vie ; mais veu la naturelle instabilité de nos moeurs et opinions, il m'a semblé souvent que les bons autheurs mesmes ont tort de s'opiniastrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suyvant cette image, vont rengeant et interpretant toutes les actions d'un personnage, et s'ils ne les peuvent assez tordre, les renvoyent à la dissimulation. Auguste leur est eschappé : car il se trouve en cest homme une varieté d'actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu'il s'est faict lácher entier et indeçis, aux plus hardis juges. Je croy des hommes plus mal aisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l'inconstance. Qui en jugeroit en detail et distinctement, piece à piece, rencontreroit plus souvent à dire vray. En toute l'ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d'hommes, qui ayent dressé leur vie à un certain et asseuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les reigles de nostre vie, c'est vouloir, et ne vouloir pas tousjours mesme chose : Je ne daignerois, dit−il, adjouster, pourveu que la volonté soit juste : car si elle n'est juste, il est impossible qu'elle soit tousjours une. De vray, j'ay autrefois appris, que le vice, n'est que des−reglement et faute de mesure ; et par consequent, il est impossible d'y attacher la constance. C'est un mot de Demosthenes, dit−on, que le commencement de toute vertu, c'est consultation et deliberation, et la fin et perfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voye, nous la prendrions la plus belle, mais nul n'y a pensé, Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit, Æstuat, et vitæ disconvenit ordine toto. Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre−mont, contre−bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II nos pas : ce n'est que branle et inconstance : Ducimur ut nervis alienis mobile lignum. Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse. nonne videmus Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper, Commutare locum quasi onus deponere possit ? Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps. Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse Juppiter auctifero lustravit lumine terras. Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment. A qui auroit prescript et estably certaines loix et certaine police en sa teste, nous verrions tout par tout en sa vie reluire une equalité de moeurs, un ordre, et une relation infallible des unes choses aux autres. (Empedocles remarquoit ceste difformité aux Agrigentins, qu'ils s'abandonnoyent aux delices, comme s'ils avoyent l'endemain à mourir : et bastissoyent, comme si jamais ils ne devoyent mourir) Le discours en seroit bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a tout touché : c'est une harmonie de sons tres−accordans, qui ne se peut démentir. A nous au rebours, autant d'actions, autant faut−il de jugemens particuliers : Le plus seur, à mon opinion, seroit de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclurre autre consequence. Pendant les débauches de nostre pauvre estat, on me rapporta, qu'une fille de bien pres de là où j'estoy, s'estoit precipitée du haut d'une fenestre, pour éviter la force d'un belitre de soldat son hoste : elle ne s'estoit pas tuée à la cheute, et pour redoubler son entreprise, s'estoit voulu donner d'un cousteau par la gorge, mais on l'en avoit empeschée : toutefois apres s'y estre bien fort blessée, elle mesme confessoit que le soldat ne l'avoit encore pressée que de requestes, sollicitations, et presens, mais qu'elle avoit eu peur, qu'en fin il en vinst à la contrainte : et là dessus les parolles, la contenance, et ce sang tesmoing de sa vertu, à la vraye façon d'une autre Lucrece. Or j'ay sçeu à la verité, qu'avant et depuis ell' avoit esté garse de non si difficile composition. Comme dit le compte, tout beau et honneste que vous estes, quand vous aurez failly vostre pointe, n'en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en vostre maistresse : ce n'est pas à dire que le muletier n'y trouve son heure. Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses medecins de le penser d'une maladie longue et interieure, qui l'avoit tourmenté long temps : et s'apperçevant apres sa guerison, qu'il alloit beaucoup plus froidement aux affaires, luy demanda qui l'avoit ainsi changé et encoüardy : Vous mesmes, Sire, luy respondit−il, m'ayant deschargé des maux, pour lesquels je ne tenois compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant esté dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revencher une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l'ayant pris en bonne opinion, l'emploioit à quelque exploict hazardeux, par toutes les plus belles remonstrances, dequoy il se pouvoit adviser : Verbis quæ timido quoque possent addere mentem : Employez y, respondit−il, quelque miserable soldat dévalisé : CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II quantumvis rusticus ibit, Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit. et refuse resoluëment d'y aller. Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu'il voyoit sa troupe enfoncée par les Hongres, et luy se porter laschement au combat, Chasan alla pour toute responce se ruer furieusement seul en l'estat qu'il estoit, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se presenta, où il fut soudain englouti : ce n'est à l'adventure pas tant justification, que radvisement : ny tant prouësse naturelle, qu'un nouveau despit. Celuy que vous vistes hier si avantureux, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette, luy avoit mis le coeur au ventre ; ce n'est pas un coeur ainsi formé par discours : ces circonstances le luy ont fermy : ce n'est pas merveille, si le voyla devenu autre par autres circonstances contraires. Ceste variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances, qui nous accompaignent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple. Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, delicat, ingenieux, hebeté, chagrin, debonnaire, menteur, veritable, sçavant, ignorant, et liberal et avare et prodigue : tout cela je le vois en moy aucunement, selon que je me vire : et quiconque s'estudie bien attentifvement, trouve en soy, voire et en son jugement mesme, ceste volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot. Distinguo, est le plus universel membre de ma Logique. Encore que je sois tousjours d'advis de dire du bien le bien, et d'interpreter plustost en bonne part les choses qui le peuvent estre, si est−ce que l'estrangeté de nostre condition, porte que nous soyons souvent par le vice mesme poussez à bien faire, si le bien faire ne se jugeoit par la seule intention. Parquoy un fait courageux ne doit pas conclurre un homme vaillant : celuy qui le seroit bien à poinct, il le seroit tousjours, et à toutes occasions : Si c'estoit une habitude de vertu, et non une saillie, elle rendroit un homme pareillement resolu à tous accidens : tel seul, qu'en compagnie : tel en camp clos, qu'en une bataille : car quoy qu'on die, il n'y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porteroit il une maladie en son lict, qu'une blessure au camp : et ne craindroit non plus la mort en sa maison qu'en un assaut. Nous ne verrions pas un mesme homme, donner dans la bresche d'une brave asseurance, et se tourmenter apres, comme une femme, de la perte d'un procez ou d'un fils. Quand estant lasche à l'infamie, il est ferme à la pauvreté : quand estant mol contre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les espées des adversaires : l'action est loüable, non pas l'homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent veoir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtiberiens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non à certa ratione proficiscatur. Il n'est point de vaillance plus extreme en son espece, que celle d'Alexandre : mais elle n'est qu'en espece, ny assez pleine par tout, et universelle. Toute incomparable qu'elle est, si a elle encores ses taches. Qui faict que nous le voyons se troubler si esperduement aux plus legers soupçons qu'il prent des machinations des siens CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II contre sa vie : et se porter en ceste recherche, d'une si vehemente et indiscrete injustice, et d'une crainte qui subvertit sa raison naturelle : La superstition aussi dequoy il estoit si fort attaint, porte quelque image de pusillanimité. Et l'exces de la penitence, qu'il fit, du meurtre de Clytus, est aussi tesmoignage de l'inegalité de son courage. Nostre faict ce ne sont que pieces rapportées, et voulons acquerir un honneur à fauces enseignes. La vertu ne veut estre suyvie que pour elle mesme ; et si on emprunte par fois son masque pour autre occasion, elle nous l'arrache aussi tost du visage. C'est une vive et forte teinture, quand l'ame en est une fois abbreuvée, et qui ne s'en va qu'elle n'emporte la piece. Voyla pourquoy pour juger d'un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s'y maintient de son seul fondement, Cui vivendi via considerata atque provisa est, si la varieté des occurences luy faict changer de pas, (je dy de voye : car le pas s'en peut ou haster, ou appesantir) laissez le courre : celuy la s'en va avau le vent, comme dict la devise de nostre−Talebot. Ce n'est pas merveille, dict un ancien, que le hazard puisse tant sur nous, puis que nous vivons par hazard. A qui n'a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulieres. Il est impossible de renger les pieces, à qui n'a une forme du total en sa teste. A quoy faire la provision des couleurs, à qui ne sçait ce qu'il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n'en deliberons qu'à parcelles. L'archer doit premierement sçavoir où il vise, et puis y accommoder la main, l'arc, la corde, la flesche, et les mouvemens. Nos conseils fourvoyent, par ce qu'ils n'ont pas d'adresse et de but. Nul vent fait pour celuy qui n'a point de port destiné. Je ne suis pas d'advis de ce jugement qu'on fit pour Sophocles, de l'avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l'accusation de son fils, pour avoir veu l'une de ses tragoedies. Ny ne trouve la conjecture des Pariens envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la consequence qu'ils en tirerent. Visitants l'isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivees, et maisons champestres mieux gouvernées : Et ayants enregistré le nom des maistres d'icelles, comme ils eurent faict l'assemblée des citoyens en la ville, ils nommerent ces maistres la, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeants que soigneux de leurs affaires privées, ils le seroyent des publiques. Nous sommes tous de lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque piece, chaque moment, faict son jeu. Et se trouve autant de difference de nous à nous mesmes, que de nous à autruy. Magnam rem puta, unum hominem agere. Puis que l'ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et la temperance, et la liberalité, voire et la justice : puis que l'avarice peut planter au courage d'un garçon de boutique, nourri à l'ombre et à l'oysiveté, l'asseurance de se jetter si loing du foyer domestique, à la mercy des vagues et de Neptune courroucé dans un fraile bateau, et qu'elle apprend encore la discretion et la prudence : et que Venus mesme fournit de resolution et de hardiesse la jeunesse encore soubs la discipline et la verge ; et gendarme le tendre coeur des pucelles au giron de leurs meres : Hac duce custodes furtim transgressa jacentes Ad juvenem tenebris sola puella venit. Ce n'est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu au dedans, et voir par quels ressors se donne le bransle. Mais d'autant que c'est une hazardeuse et haute entreprinse, je voudrois que moins de gens s'en meslassent. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE I De l'inconstance de nos actions

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Les Essais − Livre II

CHAPITRE II De l'yvrongnerie LE monde n'est que varieté et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu'ils sont tous vices : et de cette façon l'entendent à l'adventure les Stoiciens : mais encore qu'ils soyent également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celuy qui a franchi de cent pas les limites, Quos ultra citráque nequit consistere rectum, ne soit de pire condition, que celuy qui n'en est qu'à dix pas, il n'est pas croyable : et que le sacrilege ne soit pire que le larrecin d'un chou de nostre jardin : Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque, Qui teneros caules alieni fregerit horti, Et qui nocturnus divum sacra legerit. Il y a autant en cela de diversité qu'en aucune autre chose. La confusion de l'ordre et mesure des pechez, est dangereuse : Les meurtriers, les traistres, les tyrans, y ont trop d'acquest : ce n'est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la devotion : Chacun poise sur le peché de son compagnon, et esleve le sien. Les instructeurs mesmes les rangent souvent mal à mon gré. Comme Socrates disoit, que le principal office de la sagesse estoit, distinguer les biens et les maux. Nous autres, à qui le meilleur est tousjours en vice, devons dire de mesme de la science de distinguer les vices : sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le meschant demeurent meslez et incognus. Or l'yvrongnerie entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L'esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices, qui ont je ne sçay quoy de genereux, s'il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mesle, la diligence, la vaillance, la prudence, l'addresse et la finesse : cestuy−cy est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossiere nation de celles qui sont aujourd'huy, c'est celle là seule qui le tient en credit. Les autres vices alterent l'entendement, cestuy−cy le renverse, et estonne le corps. cum vini vis penetravit, Consequitur gravitas membrorum, præpediuntur Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens, Nant oculi, clamor, singultus, jurgia gliscunt : Le pire estat de l'homme, c'est où il pert la connoissance et gouvernement de soy. Et en dit on entre autres choses, que comme le moust bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu'il y a dans le fonds, aussi le vin faict desbonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure. tu sapientium Curas, et arcanum jocoso Consilium retegis Lyæo. Josephe recite qu'il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis luy avoient envoyé, l'ayant fait boire d'autant. Toutesfois Auguste s'estant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privez affaires qu'il eust, ne s'en trouva jamais mesconté : ny Tyberius de Cossus, à qui il se deschargeoit de tous CHAPITRE II De l'yvrongnerie

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Les Essais − Livre II ses conseils : quoy que nous les sçachions avoir esté si fort subjects au vin, qu'il en a fallu rapporter souvent du Senat, et l'un et l'autre yvre, Externo inflatum venas de more Lyæo. Et commit on aussi fidelement qu'à Cassius beuveur d'eauë, à Cimber le dessein de tuer Cesar : quoy qu'il s'enyvrast souvent : D'où il respondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moy, qui ne puis porter le vin ! Nous voyons nos Allemans noyez dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot, et de leur rang. nec facilis victoria de madidis, et Blæsis, atque mero titubantibus. Je n'eusse pas creu d'yvresse si profonde, estoufée, et ensevelie, si je n'eusse leu cecy dans les histoires : Qu'Attalus ayant convié à souper pour luy faire une notable indignité, ce Pausanias, qui sur ce mesme subject, tua depuis Phlippus Roy de Macedoine (Roy portant par ces belles qualitez tesmoignage de la nourriture, qu'il avoit prinse en la maison et compagnie d'Epaminondas) il le fit tant boire, qu'il peust abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d'une putain buissonniere, aux muletiers et nombre d'abjects serviteurs de sa maison. Et ce que m'aprint une dame que j'honnore et prise fort, que pres de Bordeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veufve, de chaste reputation, sentant des premiers ombrages de grossesse, disoit à ses voisines, qu'elle penseroit estre enceinte si ell'avoit un mary : Mais du jour à la journee, croissant l'occasion de ce soupçon, et en fin jusques à l'evidence, ell'en vint là, de faire declarer au prosne de son Eglise, que qui seroit consent de ce faict, en l'advoüant, elle promettoit de le luy pardonner, et s'il le trouvoit bon, de l'espouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardy de ceste proclamation, declara l'avoir trouvée un jour de feste, ayant bien largement prins son vin, endormie en son foyer si profondement et si indecemment, qu'il s'en peut servir sans l'esveiller. Ils vivent encore mariez ensemble. Il est certain que l'antiquité n'a pas fort descrié ce vice : les escris mesmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement : et jusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser quelquefois à boire d'autant, et de s'enyvrer pour relascher l'ame. Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum Socratem palmam promeruisse ferunt. Ce censeur et correcteur des autres Caton, a esté reproché de bien boire. Narratur et prisci Catonis Sæpe mero caluisse virtus. Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu'il sçavoit beaucoup mieux boire que luy. Et és nations les mieux reiglées, et policées, cet essay de boire d'autant, estoit fort en usage. J'ay ouy dire à Silvius excellent medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac ne s'apparessent, il est bon une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s'engourdir. Et escrit−on que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires. Mon goust et ma complexion est plus ennemie de ce vice, que mon discours : Car outre ce que je captive aysément mes creances soubs l'authorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lasche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la societé CHAPITRE II De l'yvrongnerie

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Les Essais − Livre II publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu'il ne nous couste quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice couste moins à nostre conscience que les autres : outre ce qu'il n'est point de difficile apprest, ny malaisé à trouver : consideration non mesprisable. Un homme avancé en dignité et en aage, entre trois principales commoditez, qu'il me disoit luy rester, en la vie, comptoit ceste−cy, et où les veut on trouver plus justement qu'entre les naturelles ? Mais il la prenoit mal. La delicatesse y est à fuyr, et le soigneux triage du vin. Si vous fondez vostre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut avoir le goust plus lasche et plus libre. Pour estre bon beuveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemans boivent quasi esgalement de tout vin avec plaisir : Leur fin c'est l'avaller, plus que le gouster. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Françoise à deux repas, et moderéement, c'est trop restreindre les faveurs de ce Dieu. Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissoyent des nuicts entieres à cet exercice, et y attachoyent souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J'ay veu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprinses, et fameux succez, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne beuvoit guere moins de cinq lots de vin : et ne se montroit au partir delà, que trop sage et advisé aux despens de noz affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de nostre vie, doit en employer plus d'espace. Il faudroit, comme des garçons de boutique, et gents de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce desir tousjours en teste. Il semble que touts les jours nous racourcissons l'usage de cestuy−cy : et qu'en noz maisons, comme j'ay veu en mon enfance, les desjuners, les ressiners, et les collations fussent plus frequentes et ordinaires, qu'à present. Seroit ce qu'en quelque chose nous allassions vers l'amendement ? Vrayement non. Mais ce peut estre que nous nous sommes beaucoup plus jettez à la paillardise, que noz peres. Ce sont deux occupations, qui s'entrempeschent en leur vigueur. Elle a affoibli nostre estomach d'une part : et d'autre part la sobrieté sert à nous rendre plus coints, plus damerets pour l'exercice de l'amour. C'est merveille des comptes que j'ay ouy faire à mon pere de la chasteté de son siecle. C'estoit à luy d'en dire, estant tres advenant et par art et par nature à l'usage des dames. Il parloit peu et bien, et si mesloit son langage de quelque ornement des livres vulgaires, sur tout Espaignols : et entre les Espaignols, luy estoit ordinaire celuy qu'ils nomment Marc Aurele. Le port, il l'avoit d'une gravité douce, humble, et tres modeste. Singulier soing de l'honnesteté et decence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foy en ses paroles : et une conscience et religion en general, penchant plustost vers la superstition que vers l'autre bout. Pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d'une stature droitte et bien proportionnée, d'un visage aggreable, tirant sur le brun : adroit et exquis en touts nobles exercices. J'ay veu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dit qu'il s'exerçoit les bras pour se preparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l'escrime : Et des souliers aux semelles plombées, pour s'alleger au courir et à sauter. Du prim−saut il a laissé en memoire des petits miracles. Je l'ay veu pardelà soixante ans se moquer de noz alaigresses : se jetter avec sa robbe fourrée sur un cheval ; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guere en sa chambre, sans s'eslancer trois ou quatre degrez à la fois. Sur mon propos il disoit, qu'en toute une province à peine y avoit il une femme de qualité, qui fust mal nommée. Recitoit des estranges privautez, nommément siennes, avec des honnestes femmes, sans soupçon quelconque. Et de soy, juroit sainctement estre venu vierge à son mariage, et si c'estoit apres avoir eu longue part aux guerres delà les monts : desquelles il nous a laissé un papier journal de sa main suyvant poinct par poinct ce qui s'y passa, et pour le publiq et pour son privé. Aussi se maria il bien avant en aage l'an MDXXVIII, qui estoit son trentetroisiesme, sur le chemin de son retour d'Italie. Revenons à noz bouteilles. Les incommoditez de la vieillesse, qui ont besoing de quelque appuy et refreschissement, pourroyent m'engendrer avecq raison desir de ceste faculté : car c'est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous desrobe. La chaleur naturelle, disent les bons compaignons, se prent premierement aux pieds : celle la touche l'enfance. De−là elle monte à la moyenne region, où elle se plante long temps, et y produit, selon moy, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle : Les autres voluptez dorment au prix. Sur la fin, à la mode d'une CHAPITRE II De l'yvrongnerie

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Les Essais − Livre II vapeur qui va montant et s'exhalant, ell'arrive au gosier, où elle fait sa derniere pose. Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l'imagination un appetit artificiel, et contre nature. Mon estomach n'iroit pas jusques là : il est assez empesché à venir à bout de ce qu'il prend pour son besoing : Ma constitution est, ne faire cas du boire que pour la suitte du manger : et boy à ceste cause le dernier coup tousjours le plus grand. Et par ce qu'en la vieillesse, nous apportons le palais encrassé de reume, ou alteré par quelque autre mauvaise constitution, le vin nous semble meilleur, à mesme que nous avons ouvert et lavé noz pores. Aumoins il ne m'advient guere, que pour la premiere fois j'en prenne bien le goust. Anacharsis s'estonnoit que les Grecs beussent sur la fin du repas en plus grands verres qu'au commencement. C'estoit, comme je pense, pour la mesme raison que les Alemans le font, qui commencent lors le combat à boire d'autant. Platon defend aux enfants de boire vin avant dix huict ans, et avant quarante de s'enyvrer. Mais à ceux qui ont passé les quarante, il pardonne de s'y plaire, et de mesler un peu largement en leurs convives l'influence de Dionysus : ce bon Dieu, qui redonne aux hommes la gayeté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l'ame, comme le fer s'amollit par le feu, et en ses loix, trouve telles assemblées à boire (pourveu qu'il y aye un chef de bande, à les contenir et reigler) utiles : l'yvresse estant une bonne espreuve et certaine de la nature d'un chascun : et quand et quand propre à donner aux personnes d'aage le courage de s'esbaudir en danses, et en la musique : choses utiles, et qu'ils n'osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l'ame de la temperance, au corps de la santé. Toutesfois ces restrinctions, en partie empruntées des Carthaginois, luy plaisent. Qu'on s'en espargne en expedition de guerre. Que tout magistrat et tout juge s'en abstienne sur le point d'executer sa charge, et de consulter des affaires publiques. Qu'on n'y employe le jour, temps deu à d'autres occupations : ny celle nuict, qu'on destine à faire des enfants. Ils disent, que le Philosophe Stilpon aggravé de vieillesse, hasta sa fin à escient, par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoqua aussi les forces abbatuës par l'aage du Philosophe Arcesilaüs. Mais c'est une vieille et plaisante question, si l'ame du sage seroit pour se rendre à la force du vin, Si munitæ adhibet vim sapientiæ. A combien de vanité nous pousse ceste bonne opinion, que nous avons de nous ? la plus reiglée ame du monde, et la plus parfaicte, n'a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s'emporter par terre de sa propre foiblesse. De mille il n'en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie : et se pourroit mettre en doubte, si selon sa naturelle condition elle y peut jamais estre. Mais d'y joindre la constance, c'est sa derniere perfection : je dis quand rien ne la choqueroit : ce que mille accidens peuvent faire. Lucrece, ce grand poëte, a beau philosopher et se bander, le voyla rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent ils qu'une Apoplexie n'estourdisse aussi bien Socrates, qu'un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom mesme par la force d'une maladie, et une legere blessure a renversé le jugement à d'autres. Tant sage qu'il voudra, mais en fin c'est un homme : qu'est il plus caduque, plus miserable, et plus de neant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles. Sudores itaque et pallorem existere toto Corpore, et infringi linguam, vocémque aboriri, Caligare oculos, sonere aures, succidere artus, Denique concidere ex animi terrore videmus. Il faut qu'il sille les yeux au coup qui le menasse : il faut qu'il fremisse planté au bord d'un precipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoique : pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gemit à la colique, sinon d'une voix desesperée et esclatante, au moins d'une voix cassée et enroüée. CHAPITRE II De l'yvrongnerie

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Les Essais − Livre II Humani a se nihil alienum putet. Les poëtes qui feignent tout à leur poste, n'osent pas descharger seulement des larmes, leurs Heros : Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas. Luy suffise de brider et moderer ses inclinations : car de les emporter, il n'est pas en luy. Cestuy mesme nostre Plutarque, si parfaict et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfans, est entré en doubte, si la vertu pouvoit donner jusques là : et si ces personnages n'avoyent pas esté plustost agitez par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont subjectes à sinistre interpretation : d'autant que nostre goust n'advient non plus à ce qui est au dessus de luy, qu'à ce qui est au dessous. Laissons ceste autre secte, faisant expresse profession de fierté. Mais quand en la secte mesme estimée la plus molle, nous oyons ces ventances de Metrodorus : Occupavi te, Fortuna, atque cepi : omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses. Quand Anaxarchus, par l'ordonnance de Nicocreon tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre, et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez, ce n'est pas Anaxarchus : c'est son estuy que vous pilez. Quand nous oyons nos martyrs, crier au Tyran au milieu de la flamme, C'est assez rosti de ce costé la, hache le, mange le, il est cuit, recommence de l'autre. Quand nous oyons en Josephe cet enfant tout deschiré de tenailles mordantes, et persé des aleines d'Antiochus, le deffier encore, criant d'une voix ferme et asseurée : Tyran, tu pers temps, me voicy tousjours à mon aise : où est ceste douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu me menassois ? n'y sçais tu que cecy ? ma constance te donne plus de peine, que je n'en sens de ta cruauté : ô lasche belistre tu te rens, et je me renforce : fay moy pleindre, fay moy flechir, fay moy rendre si tu peux : donne courage à tes satellites, et à tes bourreaux : les voyla defaillis de coeur, ils n'en peuvent plus : arme les, acharne les. Certes il faut confesser qu'en ces ames là, il y a quelque alteration, et quelque fureur, tant sainte soit elle. Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques, j'ayme mieux estre furieux que voluptueux : mot d'Antisthenez. . Quand Sextius nous dit, qu'il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la volupté : Quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il deffie les maux : et mesprisant les douleurs moins aspres, dedaignant les luiter, et les combatre, qu'il en appelle et desire des fortes, poignantes, et dignes de luy : Spumantémque dari pecora inter inertia votis Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem : qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son giste ? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si haut : il faut qu'elle le quitte, et s'esleve, et prenant le frein aux dents, qu'elle emporte, et ravisse son homme, si loing, qu'apres il s'estonne luy−mesme de son faict. Comme aux exploicts de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estans revenuz à eux, ils en transissent d'estonnement les premiers. Comme aussi les poëtes sont épris souvent d'admiration de leurs propres ouvrages, et ne reconnoissoient plus la trace, par où ils ont passé une si belle carriere : C'est ce qu'on appelle aussi en eux ardeur et manie : Et comme Platon dict, que pour neant hurte à la porte de la poësie, un homme rassis : aussi dit Aristote qu'aucune ame excellente, n'est exempte de meslange de folie : Et a raison d'appeller folie tout eslancement, tant loüable soit−il, qui surpasse nostre propre jugement et discours : D'autant que la sagesse est un maniment reglé de nostre ame, et qu'elle conduit avec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophetizer est au dessus de nous : qu'il faut estre hors de nous, quand nous la traittons : il faut que nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement celeste. Chapitre précédent Chapitre suivant CHAPITRE II De l'yvrongnerie

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CHAPITRE III Coustume de l'Isle de Cea SI philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter : car c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté divine qui nous reigle sans contredit, et qui a son rang au dessus de ces humaines et vaines contestations. Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun disoit à Damidas, que les Lacedemoniens auroient beaucoup à souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace : Et poltron, respondit−il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandoit aussi à Agis, comment un homme pourroit vivre libre, Mesprisant, dit−il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort, quand elle nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidens pires à souffrir que la mort mesme : tesmoing cest enfant Lacedemonien, pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maistre de s'employer à quelque service abject, Tu verras, dit−il, qui tu as acheté, ce me seroit honte de servir, ayant la liberté si à main : et ce disant, se precipita du haut de la maison. Antipater menassant asprement les Lacedemoniens, pour les renger à certaine sienne demande : Si tu nous menasses de pis que la mort, respondirent−ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant escrit, qu'il empescheroit toutes leurs entreprinses, Quoy ? nous empescheras tu aussi de mourir ? C'est ce qu'on dit, que le sage vit tant qu'il doit, non pas tant qu'il peut ; et que le present que nature nous ait faict le plus favorable, et qui nous oste tout moyen de nous pleindre de nostre condition, c'est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n'a ordonné qu'une entrée à la vie, et cent mille yssuës. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n'en pouvons avoir faute, comme respondit Boiocatus aux Romains. Pourquoy te plains tu de ce monde ? il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lascheté en est cause : A mourir il ne reste que le vouloir. Ubique mors est : optime hoc cavit Deus, Eripere vitam nemo non homini potest : At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent. Et ce n'est pas la recepte à une seule maladie, la mort est la recepte à tous maux : C'est un port tres−asseuré, qui n'est jamais à craindre, et souvent à rechercher : tout revient à un, que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre, qu'il coure au devant de son jour, ou qu'il l'attende : D'où qu'il vienne c'est tousjours le sien : En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle. La vie despend de la volonté d'autruy, la mort de la nostre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu'en celle−là. La reputation ne touche pas une telle entreprise ; c'est folie d'en avoir respect. Le vivre, c'est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guerison se conduit aux despens de la vie : on nous incise, on nous cauterise, on nous detranche les membres, on nous soustrait l'aliment, et le sang : un pas plus outre, nous voyla gueris tout à faict. Pourquoy n'est la veine du gosier autant à nostre commandement que la mediane ? Aux plus fortes maladies les plus forts remedes. Servius le Grammairien ayant la goutte, n'y trouva meilleur conseil, que de s'appliquer du poison à tuer ses jambes : Qu'elles fussent podagres à leur poste, pourveu qu'elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel estat, que le vivre nous est pire que le mourir. C'est foiblesse de ceder aux maux, mais c'est folie de les nourrir. Les Stoiciens disent, que c'est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se departir de la vie, encore qu'il soit en plein heur, s'il le faict opportunément : Et au fol de maintenir sa vie, encore qu'il soit miserable, pourveu qu'il soit en la plus grande part des choses, qu'ils disent estre selon nature.

CHAPITRE III Coustume de l'Isle de Cea

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Les Essais − Livre II Comme je n'offense les loix, qui sont faictes contre les larrons, quand j'emporte le mien, et que je coupe ma bourse : ny des boutefeuz, quand je brusle mon bois : Aussi ne suis−je tenu aux loix faictes contre les meurtriers, pour m'avoir osté ma vie. Hegesias disoit, que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devoit dependre de nostre eslection. Et Diogenes rencontrant le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en littiere : qui luy escria, Le bon salut, Diogenes : A toy, point de salut, respondit−il, qui souffres le vivre estant en tel estat. De vray quelque temps apres Speusippus se fit mourir, ennuié d'une si penible condition de vie. Mais cecy ne s'en va pas sans contraste : Car plusieurs tiennent, que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement expres de celuy, qui nous y a mis ; et que c'est à Dieu, qui nous a icy envoyez, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d'autruy, de nous donner congé, quand il luy plaira, non à nous de le prendre : Que nous ne sommes pas nays pour nous, ains aussi pour nostre païs : les loix nous redemandent compte de nous, pour leur interest, et ont action d'homicide contre nous. Autrement comme deserteurs de nostre charge, nous sommes punis en l'autre monde, Proxima deinde tenent moesti loca, qui sibi lethum Insontes peperere manu, lucémque perosi Projecere animas. Il y a bien plus de constance à user la chaine qui nous tient, qu'à la rompre : et plus d'espreuve de fermeté en Regulus qu'en Caton. C'est l'indiscretion et l'impatience, qui nous haste le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la vive vertu : elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l'animent et la vivifient. Duris ut ilex tonsa bipennibus Nigræ feraci frondis in Algido Per damna, per cædes, ab ipso Ducit opes animúmque ferro. Et comme dict l'autre : Non est ut putas virtus, pater, Timere vitam, sed malis ingentibus Obstare, nec se vertere ac retro dare. Rebus in adversis facile est contemnere mortem. Fortius ille facit, qui miser esse potest. C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller tapir dans un creux, souz une tombe massive, pour eviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu'il face : Si fractus illabatur orbis, Impavidam ferient ruinæ. Le plus communement, la fuitte d'autres inconveniens, nous pousse à cettuy−cy : Voire quelquefois la fuitte de la mort, faict que nous y courons : CHAPITRE III Coustume de l'Isle de Cea

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Les Essais − Livre II Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ? Comme ceux qui de peur du precipice s'y lancent eux mesmes. multos in summa pericula misit Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est, Qui promptus metuenda pati, si cominus instent, Et differre potest. usque adeo mortis formidine, vitæ Percipit humanos odium, lucisque videndæ, Ut sibi consciscant moerenti pectore lethum, Obliti fontem curarum hunc esse timorem. Platon en ses Loix ordonne sepulture ignominieuse à celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy mesme, de la vie, et du cours des destinées, non contraint par jugement publique, ny par quelque triste et inevitable accident de la fortune, ny par une honte insupportable, mais par lascheté et foiblesse d'une ame craintive. Et l'opinion qui desdaigne nostre vie, elle est ridicule : Car en fin c'est nostre estre, c'est nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche, peuvent accuser le nostre : mais c'est contre nature, que nous nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir ; c'est une maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre creature, de se hayr et desdaigner. C'est de pareille vanité, que nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes. Le fruict d'un tel desir ne nous touche pas, d'autant qu'il se contredit et s'empesche en soy : celuy qui desire d'estre faict d'un homme ange, il ne faict rien pour luy : Il n'en vaudroit de rien mieux, car n'estant plus, qui se resjouyra et ressentira de cet amendement pour luy ? Debet enim misere cui forte ægréque futurum est, Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit Accidere. La securité ; l'indolence, l'impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour neant evite la guerre, celuy qui ne peut jouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n'a dequoy savourer le repos. Entre ceux du premier advis, il y a eu grand doubte sur ce, quelles occasions sont assez justes, pour faire entrer un homme en ce party de se tuer : ils appellent cela, . Car quoy qu'ils dient, qu'il faut souvent mourir pour causes legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres fortes, si y faut−il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se deffaire. J'en ay allegué par cy devant des exemples : et nous lisons en outre, des vierges Milesienes, que par une conspiration furieuse, elles se pendoient les unes apres les autres, jusques à ce que le magistrat y pourveust, ordonnant que celles qui se trouveroyent ainsi penduës, fussent trainées du mesme licol toutes nuës par la ville. Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer, pour le mauvais estat de ses affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la battaille qu'il venoit de perdre, d'accepter cette autre, qui luy est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de luy faire souffrir ou une mort, ou une vie honteuse. Cleomenes d'un courage Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lasche et effeminé : C'est une recepte, dit−il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu'il y a un doigt d'esperance de reste : que le vivre est quelquefois constance et vaillance : qu'il veut que sa mort mesme serve à son païs, et en veut faire un acte d'honneur et de vertu. Threicion se creut dés lors, et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis, mais ce fut apres avoir essaié le dernier point de la fortune. Tous les inconveniens ne valent pas qu'on vueille mourir pour les eviter.

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Les Essais − Livre II Et puis y ayant tant de soudains changemens aux choses humaines, il est malaisé à juger, à quel poinct nous sommes justement au bout de nostre esperance : Sperat et in sæva victus gladiator arena, Sit licet infesto pollice turba minax. Toutes choses, disoit un mot ancien, sont esperables à un homme pendant qu'il vit. Ouy mais, respond Seneca, pourquoy auray−je plustost en la teste cela, que la fortune peut toutes choses pour celuy qui est vivant ; que cecy, que fortune ne peut rien sur celuy qui sçait mourir ? On voit Josephe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s'estant eslevé contre luy, que par discours il n'y pouvoit avoir aucune resource : toutefois estant, comme il dit, conseillé sur ce point, par un de ses amis de se deffaire, bien luy servit de s'opiniastrer encore en l'esperance : car la fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu'il s'en veid delivré sans aucun inconvenient. Et Cassius et Brutus au contraire, acheverent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils estoient protecteurs, par la precipitation et temerité, dequoy ils se tuerent avant le temps et l'occasion. A la journée de Serisolles Monsieur d'Anguien essaïa deux fois de se donner de l'espée dans la gorge, desesperé de la fortune du combat, qui se porta mal en l'endroit où il estoit : et cuida par precipitation se priver de la jouyssance d'une si belle victoire. J'ay veu cent lievres se sauver soubs les dents des levriers : Aliquis carnifici suo superstes fuit. Multa dies variúsque labor mutabilis ævi Rettulit in melius, multos alterna revisens Lusit, et in solido rursus fortuna locavit. Pline dit qu'il n'y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles eviter on aye droit de se tuer : La plus aspre de toutes, c'est la pierre à la vessie, quand l'urine en est retenuë. Seneque, celles seulement, qui esbranlent pour long temps les offices de l'ame. Pour eviter une pire mort, il y en a qui sont d'advis de la prendre à leur poste. Damocritus chef des Ætoliens mené prisonnier à Rome, trouva moyen de nuict d'eschapper. Mais suivy par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l'espée au travers le corps. Antinoüs et Theodotus, leur ville d'Epire reduitte à l'extremité par les Romains, furent d'advis au peuple de se tuer tous. Mais le conseil de se rendre plustost, ayant gaigné, ils allerent chercher la mort, se ruants sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L'isle de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avoit deux belles filles prestes à marier, les tua de sa main, et leur mere apres, qui accourut à leur mort. Cela faict, sortant en ruë avec une arbaleste et une arquebouze, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s'approcherent de sa porte : et puis mettant l'espée au poing, s'alla mesler furieusement, où il fut soudain envelopé et mis en pieces : se sauvant ainsi du servage, apres en avoir delivré les siens. Les femmes Juifves apres avoir faict circoncire leurs enfans, s'alloient precipiter quant et eux, fuyant la cruauté d'Antiochus. On m'a compté qu'un prisonnier de qualité, estant en nos conciergeries, ses parens advertis qu'il seroit certainement condamné, pour eviter la honte de telle mort, aposterent un Prestre pour luy dire, que le souverain remede de sa delivrance, estoit qu'il se recommandast à tel sainct, avec tel et tel voeu, et qu'il fust huict jours sans prendre aucun aliment, quelque deffaillance et foiblesse qu'il sentist en soy. Il l'en creut, et par ce moyen se deffit sans y penser de sa vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son nepveu de se tuer, plustost que d'attendre la main de la justice, luy disoit que c'estoit proprement faire l'affaire d'autruy que de conserver sa vie, pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendroient chercher trois ou quatre jours apres ; et que c'estoit servir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curée.

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Les Essais − Livre II Il se lict dans la Bible, que Nicanor persecuteur de la Loy de Dieu, ayant envoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l'honneur de sa vertu, le Pere aux Juifs, comme ce bon homme n'y veist plus d'ordre, sa porte bruslée, ses ennemis prests à le saisir, choisissant de mourir genereusement, plustost que de venir entre les mains des meschans, et de se laisser mastiner contre l'honneur de son rang, qu'il se frappa de son espée : mais le coup pour la haste, n'ayant pas esté bien assené, il courut se precipiter du haut d'un mur, au travers de la trouppe, laquelle s'escartant et luy faisant place, il cheut droictement sur la teste. Ce neantmoins se sentant encore quelque reste de vie, il r'alluma son courage, et s'eslevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et fauçant la presse donna jusques à certain rocher couppé et precipiteux, où n'en pouvant plus, il print par l'une de ses playes à deux mains ses entrailles, les deschirant et froissant, et les jetta à travers les poursuivans, appellant sur eux et attestant la vengeance divine. Des violences qui se font à la conscience, la plus à eviter à mon advis, c'est celle qui se faict à la chasteté des femmes ; d'autant qu'il y a quelque plaisir corporel, naturellement meslé parmy : et à cette cause, le dissentement n'y peut estre assez entier ; et semble que la force soit meslée à quelque volonté. L'histoire Ecclesiastique a en reverence plusieurs tels exemples de personnes devotes qui appellerent la mort à garant contre les outrages que les tyrans preparoient à leur religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées, celle−là se precipita dans la riviere avec sa mere et ses soeurs, pour eviter la force de quelques soldats : et cette−cy se tua aussi pour eviter la force de Maxentius l'Empereur. Il nous sera à l'adventure honnorable aux siecles advenir, qu'un sçavant autheur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de nostre siecle, de prendre plustost tout autre party, que d'entrer en l'horrible conseil d'un tel desespoir. Je suis marry qu'il n'a sceu, pour mesler à ses comptes, le bon mot que j'apprins à Toulouse d'une femme, passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loüé, disoit−elle, qu'au moins une fois en ma vie, je m'en suis soulée sans peché. A la verité ces cruautez ne sont pas dignes de la douceur Françoise. Aussi Dieu mercy nostre air s'en voit infiniment purgé depuis ce bon advertissement. Suffit qu'elles dient Nenny, en le faisant, suyvant la regle du bon Marot. L'Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort une vie peneuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disoit−il, fuir et l'advenir et le passé. Granius Silvanus et Statius Proximus, apres estre pardonnez par Neron, se tuerent : ou pour ne vivre de la grace d'un si meschant homme, ou pour n'estre en peine une autre fois d'un second pardon : veu sa facilité aux soupçons et accusations, à l'encontre des gents de bien. Spargapizés fils de la Royne Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la premiere faveur, que Cyrus luy fit de le faire destacher : n'ayant pretendu autre fruit de sa liberté, que de venger sur soy la honte de sa prinse. Bogez gouverneur en Eione de la part du Roy Xerxes, assiegé par l'armée des Atheniens sous la conduitte de Cimon, refusa la composition de s'en retourner seurement en Asie à tout sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maistre luy avoit donné en garde : et apres avoir deffendu jusqu'à l'extremité sa ville, n'y restant plus que manger, jecta premierement en la riviere de Strymon tout l'or, et tout ce dequoy il luy sembla l'ennemy pouvoir faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer un grand bucher, et d'esgosiller femmes, enfants, concubines et serviteurs, les meit dans le feu, et puis soy−mesme. Ninachetuen seigneur Indois, ayant senty le premier vent de la deliberation du vice−Roy Portugais ; de le deposseder, sans aucune cause apparante, de la charge qu'il avoit en Malaca, pour la donner au Roy de Campar : print à part soy, cette resolution. Il fit dresser un eschaffault plus long que large, appuyé sur des CHAPITRE III Coustume de l'Isle de Cea

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Les Essais − Livre II colomnes, royallement tapissé, et orné de fleurs, et de parfuns en abondance. Et puis, s'estant vestu d'une robbe de drap d'or chargée de quantité de pierreries de hault prix, sortit en ruë : et par des degrez monta sur l'eschaffault, en un coing duquel il y avoit un bucher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir, à quelle fin ces preparatifs inaccoustumés. Ninachetuen remontra d'un visage hardy et mal contant, l'obligation que la nation Portugaloise luy avoit : combien fidelement il avoit versé en sa charge : qu'ayant si souvent tesmoigné pour autruy, les armes à la main, que l'honneur luy estoit de beaucoup plus cher que la vie, il n'estoit pas pour en abandonner le soing pour soy mesme : que fortune luy refusant tout moyen de s'opposer à l'injure qu'on luy vouloit faire, son courage au moins luy ordonnoit de s'en oster le sentiment : et de ne servir de fable au peuple, et de triomphe, à des personnes qui valoient moins que luy. Ce disant il se jetta dans le feu. Sextilia femme de Scaurus, et Paxea femme de Labeo, pour encourager leurs maris à eviter les dangers, qui les pressoient, ausquels elles n'avoyent part, que par l'interest de l'affection conjugale, engagerent volontairement la vie pour leur servir en cette extreme necessité, d'exemple et de compagnie. Ce qu'elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utilement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en reputation, en credit, pres de l'Empereur, n'eut autre cause de se tuer, que la compassion du miserable estat de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien adjouster à la delicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d'Auguste. Auguste ayant descouvert, qu'il avoit esventé un secret important qu'il luy avoit fié : un matin qu'il le vint voir, luy en fit une maigre mine. Il s'en retourne au logis plain de desespoir, et dict tout piteusement à sa femme, qu'estant tombé en ce malheur, il estoit resolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que raison, veu qu'ayant assez souvent experimenté l'incontinance de ma langue, tu ne t en és point donné de garde. Mais laisse, que je me tue la premiere : et sans autrement marchander, se donna d'une espée dans le corps. Vibius Virius desesperé du salut de sa ville assiegée par les Romains, et de leur misericorde, en la derniere deliberation de leur Senat, apres plusieurs remonstrances employées à cette fin, conclud que le plus beau estoit d'eschapper à la fortune par leurs propres mains. Les ennemis les en auroient en honneur, et Hannibal sentiroit de combien fideles amis il auroit abandonnés : Conviant ceux qui approuveroient son advis, d'aller prendre un bon souper, qu'on avoit dressé chez luy, où apres avoir fait bonne chere, ils boiroyent ensemble de ce qu'on luy presenteroit ; breuvage qui delivrera noz corps des tourments, noz ames des injures, noz yeux et noz oreilles du sentiment de tant de villains maux, que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs tres cruels et offencez. J'ay, disoit−il, mis ordre qu'il y aura personnes propres à nous jetter dans un bucher au devant de mon huis, quand nous serons expirez. Assez approuverent cette haute resolution : peu l'imiterent. Vingt sept Senateurs le suivirent : et apres avoir essayé d'estouffer dans le vin cette fascheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets : et s'entre−embrassans apres avoir en commun deploré le malheur de leur païs : les uns se retirerent en leurs maisons, les autres s'arresterent, pour estre enterrez dans le feu de Vibius avec luy : et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines, et retardant l'effect du poison, qu'aucuns furent à une heure pres de veoir les ennemis dans Capouë, qui fut emportée le lendemain, et d'encourir les miseres qu'ils avoyent si cherement fuy. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu'il avoit faicte de deux cents vingtcinq Senateurs, le rappella fierement par son nom, et l'ayant arresté : Commande, fit−il, qu'on me massacre aussi apres tant d'autres, afin que tu te puisses vanter d'avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toy. Fulvius le desdaignant, comme insensé : aussi que sur l'heure il venoit de recevoir lettres de Rome contraires à l'inhumanité de son execution, qui luy lioient les mains : Jubellius continua : Puis que mon païs prins, mes amis morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à la desolation de cette ruine, il m'est interdict de mourir de la mort de mes concitoyens : empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et tirant un glaive, qu'il avoit caché, s'en donna au travers la poictrine, tumbant renversé, mourant aux pieds du Consul. Alexandre assiegeoit une ville aux Indes, ceux de dedans se trouvans pressez, se resolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s'embraiserent universellement tous, quand et leur ville, en despit de CHAPITRE III Coustume de l'Isle de Cea

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Les Essais − Livre II son humanité. Nouvelle guerre, les ennemis combattoient pour les sauver, eux pour se perdre, et faisoient pour garentir leur mort, toutes les choses qu'on fait pour garentir sa vie. Astapa ville d'Espaigne se trouvant foible de murs et de deffenses, pour soustenir les Romains, les habitans firent amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayants rengé au dessus de ce monceau les femmes et les enfants, et l'ayants entouré de bois et matiere propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d'entre eux pour l'execution de leur resolution, feirent une sortie, où suivant leur voeu, à faute de pouvoir vaincre, ils se feirent tous tuer. Les cinquante, apres avoir massacré toute ame vivante esparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s'y lancerent aussi, finissants leur genereuse liberté en un estat insensible plus tost, que douloureux et honteux : et montrant aux ennemis, que si fortune l'eust voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur oster la victoire, comme ils avoient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux, qui amorsez par la lueur de l'or coulant en cette flamme, s'en estants approchez en bon nombre, y furent suffoquez et bruslez : le reculer leur estant interdict par la foulle, qui les suivoit. Les Abydeens pressez par Philippus, se resolurent de mesmes : mais estans prins de trop court, le Roy qui eut horreur de voir la precipitation temeraire de cette execution (les thresors et les meubles, qu'ils avoyent diversement condamnez au feu et au naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur conceda trois jours à se tuer, avec plus d'ordre et plus à l'aise : lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au delà de toute hostile cruauté : et ne s'en sauva une seule personne, qui eust pouvoir sur soy. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus aspres, d'autant que l'effect en est plus universel. Elles le sont moins que separées. Ce que le discours ne feroit en chacun, il le fait en tous : l'ardeur de la societé ravissant les particuliers jugements. Les condamnez qui attendoyent l'execution, du temps de Tibere, perdoyent leurs biens, et estoyent privez de sepulture : ceux qui l'anticipoyent en se tuants eux−mesmes, estoyent enterrez, et pouvoyent faire testament. Mais on desire aussi quelquefois la mort pour l'esperance d'un plus grand bien. Je desire, dict Sainct Paul, estre dissoult, pour estre avec Jesus Christ : et, Qui me desprendra de ces liens ? Cleombrotus Ambraciota ayant leu le Phædon de Platon, entra en si grand appetit de la vie advenir, que sans autre occasion il s'alla precipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appellons desespoir cette dissolution volontaire, à laquelle la chaleur de l'espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel Evesque de Soissons, au voyage d'outremer que fit Sainct Loys, voyant le Roy et toute l'armée en train de revenir en France, laissant les affaires de la religion imparfaictes, print resolution de s'en aller plus tost en Paradis ; et ayant dict à Dieu à ses amis, donna seul à la veuë d'un chacun, dans l'armée des ennemis, où il fut mis en pieces. En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d'une solemne procession, auquel l'idole qu'ils adorent, est promenée en publicq, sur un char de merveilleuse grandeur : outre ce qu'il se void plusieurs se detaillants les morceaux de leur chair vive, à luy offrir : il s'en void nombre d'autres, se prosternants emmy la place, qui se font mouldre et briser souz les rouës, pour en acquerir apres leur mort, veneration de saincteté, qui leur est rendue. La mort de cet Evesque les armes au poing, a de la generosité plus, et moins de sentiment : l'ardeur du combat en amusant une partie. Il y a des polices qui se sont meslées de regler la justice et opportunité des morts volontaires. En nostre Marseille il se gardoit au temps passé du venin preparé à tout de la cigue, aux despens publics, pour ceux qui voudroient haster leurs jours ; ayants premierement approuvé aux six cens, qui estoit leur Senat, les raisons de leur entreprise : et n'estoit loisible autrement que par congé du magistrat, et par occasions legitimes, de mettre la main sur soy.

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Les Essais − Livre II Cette loy estoit encor'ailleurs. Sextus Pompeius allant en Asie, passa par l'Isle de Cea de Negrepont ; il advint de fortune pendant qu'il y estoit, comme nous l'apprend l'un de ceux de sa compagnie, qu'une femme de grande authorité, ayant rendu compte à ses citoyens, pourquoy elle estoit resolue de finir sa vie, pria Pompeius d'assister à sa mort, pour la rendre plus honorable : ce qu'il fit, et ayant long temps essayé pour neant, à force d'eloquence (qui luy estoit merveilleusement à main) et de persuasion, de la destourner de ce dessein, souffrit en fin qu'elle se contentast. Elle avoit passé quatre vingts dix ans, en tres−heureux estat d'esprit et de corps, mais lors couchée sur son lict, mieux paré que de coustume, et appuyée sur le coude : Les dieux, dit elle, ô Sextus Pompeiüs, et plustost ceux que je laisse, que ceux que je vay trouver, te sçachent gré dequoy tu n'as desdaigné d'estre et conseiller de ma vie, et tesmoing de ma mort. De ma part, ayant tousjours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l'envie de trop vivre ne m'en face voir un contraire, je m'en vay d'une heureuse fin donner congé aux restes de mon ame, laissant de moy deux filles et une legion de nepveux : Cela faict, ayant presché et enhorté les siens à l'union et à la paix, leur ayant departy ses biens, et recommandé les dieux domestiques à sa fille aisnée, elle print d'une main asseurée la coupe, où estoit le venin, et ayant faict ses voeux à Mercure, et les prieres de la conduire en quelque heureux siege en l'autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint elle la compagnie, du progrez de son operation : et comme les parties de son corps se sentoyent saisies de froid l'une apres l'autre : jusques à ce qu'ayant dict en fin qu'il arrivoit au coeur et aux entrailles, elle appella ses filles pour luy faire le dernier office, et luy clorre les yeux. Pline recite de certaine nation Hyperborée, qu'en icelle, pour la douce temperature de l'air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitans ; mais qu'estans las et saouls de vivre, ils ont en coustume au bout d'un long aage, apres avoir faict bonne chere, se precipiter en la mer, du hault d'un certain rocher, destiné à ce service. La douleur, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE IV A demain les affaires JE donne avec raison, ce me semble, la Palme à Jacques Amiot, sur tous noz escrivains François ; non seulement pour la naïfveté et pureté du langage, en quoy il surpasse tous autres, ny pour la constance d'un si long travail, ny pour la profondeur de son sçavoir, ayant peu developper si heureusement un autheur si espineux et ferré (car on m'en dira ce qu'on voudra, je n'entens rien au Grec, mais je voy un sens si bien joint et entretenu, par tout en sa traduction, que ou il a certainement entendu l'imagination vraye de l'autheur, ou ayant par longue conversation, planté vivement dans son ame, une generale Idée de celle de Plutarque, il ne luy a aumoins rien presté qui le desmente, ou qui le desdie) mais sur tout, je luy sçay bon gré, d'avoir sçeu trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire present à son païs. Nous autres ignorans estions perdus, si ce livre ne nous eust relevé du bourbier : sa mercy nous osons à cett'heure et parler et escrire : les dames en regentent les maistres d'escole : c'est nostre breviaire. Si ce bon homme vit, je luy resigne Xenophon pour en faire autant. C'est un'occupation plus aisée, et d'autant plus propre à sa vieillesse. Et puis, je ne sçay comment il me semble, quoy qu'il se desmesle bien brusquement et nettement d'un mauvais pas, que toutefois son stile est plus chez soy, quand il n'est pas pressé, et qu'il roulle à son aise. J'estois à cett'heure sur ce passage, où Plutarque dit de soy−mesmes, que Rusticus assistant à une sienne declamation à Rome, y receut un pacquet de la part de l'Empereur, et temporisa de l'ouvrir, jusques à ce que tout fust faict : En quoy (dit−il) toute l'assistance loua singulierement la gravité de ce personnage. De vray, estant sur le propos de la curiosité, et de cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec CHAPITRE IV A demain les affaires

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Les Essais − Livre II tant d'indiscretion et d'impatience abandonner toutes choses, pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance, pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu'on nous apporte : il a eu raison de louër la gravité de Rusticus : et pouvoit encor y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n'avoir voulu interrompre le cours de sa declamation : Mais je fay doubte qu'on le peust louër de prudence : car recevant à l'improveu lettres, et notamment d'un Empereur, il pouvoit bien advenir que le differer à les lire, eust esté d'un grand prejudice. Le vice contraire à la curiosité, c'est la nonchalance : vers laquelle je panche evidemment de ma complexion ; et en laquelle j'ay veu plusieurs hommes si extremes, que trois ou quatre jours apres ; on retrouvoit encores en leur pochette les lettres toutes closes, qu'on leur avoit envoyées. Je n'en ouvris jamais, non seulement de celles, qu'on m'eust commises : mais de celles mesmes que la fortune m'eust faict passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux desrobent par mesgarde, quelque cognoissance des lettres d'importance qu'il lit, quand je suis à costé d'un grand. Jamais homme ne s'enquit moins, et ne fureta moins és affaires d'autruy. Du temps de noz peres Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, estant en bonne compagnie à soupper, avoir remis à lire un advertissement qu'on luy donnoit des trahisons qui se dressoient contre cette ville, où il commandoit. Et ce mesme Plutarque m'a appris que Julius Cæsar se fust sauvé, si allant au Senat, le jour qu'il y fut tué par les conjurez, il eust leu un memoire qu'on luy presenta. Et fait aussi le compte d'Archias Tyran de Thebes, que le soir avant l'execution de l'entreprise que Pelopidas avoit faicte de le tuer, pour remettre son païs en liberté, il luy fut escrit par un autre Archias Athenien de poinct en poinct, ce qu'on luy preparoit : et que ce pacquet luy ayant esté rendu pendant son soupper, il remit à l'ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grece : A demain les affaires. Un sage homme peut à mon opinion pour l'interest d'autruy, comme pour ne rompre indecemment compagnie ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer un autre affaire d'importance, remettre à entendre ce qu'on luy apporte de nouveau : mais pour son interest ou plaisir particulier, mesmes s'il est homme ayant charge publique ; pour ne rompre son disner, voyre ny son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement estoit à Rome la place Consulaire, qu'ils appelloyent, la plus honorable à table, pour estre plus à delivre, et plus accessible à ceux qui surviendroyent, pour entretenir celuy qui y seroit assis. Tesmoignage, que pour estre à table, ils ne se departoyent pas de l'entremise d'autres affaires et survenances. Mais quand tout est dict, il est malaisé és actions humaines, de donner reigle si juste par discours de raison, que la fortune n'y maintienne son droict. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE V De la conscience VOYAGEANT un jour, mon frere sieur de la Brousse et moy, durant noz guerres civiles, nous rencontrasmes un gentilhomme de bonne façon : il estoit du party contraire au nostre, mais je n'en sçavois rien, car il se contrefaisoit autre : Et le pis de ces guerres, c'est, que les chartes sont si meslées, vostre ennemy n'estant distingué d'avec vous d'aucune marque apparente, ny de langage, ny de port, nourry en mesmes loix, moeurs et mesme air, qu'il est mal−aisé d'y eviter confusion et desordre. Cela me faisoit craindre à moy−mesme de r'encontrer nos trouppes, en lieu où je ne fusse cogneu, pour n'estre en peine de dire mon nom, et de pis à l'advanture. Comme il m'estoit autrefois advenu : car en un tel mescompte, je perdis et hommes et chevaux, et m'y tua lon miserablement, entre autres, un page gentil−homme Italien, que je nourrissois soigneusement ; CHAPITRE V De la conscience

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Les Essais − Livre II et fut estainte en luy une tresbelle enfance, et pleine de grande esperance. Mais cettuy−cy en avoit une frayeur si esperduë, et je le voyois si mort à chasque rencontre d'hommes à cheval, et passage de villes, qui tenoient pour le Roy, que je devinay en fin que c'estoient alarmes que sa conscience luy donnoit. Il sembloit à ce pauvre homme qu'au travers de son masque et des croix de sa cazaque on iroit lire jusques dans son coeur, ses secrettes intentions. Tant est merveilleux l'effort de la conscience : Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous mesmes, et à faute de tesmoing estranger, elle nous produit contre nous, Occultum quatiens animo tortore flagellum. Ce conte est en la bouche des enfans. Bessus Poeonien reproché d'avoir de gayeté de coeur abbatu un nid de moineaux, et les avoir tuez : disoit avoir eu raison, par ce que ces oysillons ne cessoient de l'accuser faucement du meurtre de son pere. Ce parricide jusques lors avoit esté occulte et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience, le firent mettre hors à celuy mesmes qui en devoit porter la penitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien pres le peché : car il dit qu'elle naist en l'instant et quant et quant le peché. Quiconque attent la peine, il la souffre, et quiconque l'a meritée, l'attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy. Malum consilium consultori pessimum. Comme la mouche guespe picque et offence autruy, mais plus soy−mesme, car elle y perd son esguillon et sa force pour jamais ; vitásque in vulnere ponunt. Les Cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrarieté de nature. Aussi à mesme qu'on prend le plaisir au vice, il s'engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans, Quippe ubi se multi per somnia sæpe loquentes Aut morbo delirantes procraxe ferantur, Et celata diu in medium peccata dedisse. Apollodorus songeoit qu'il se voyoit escorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmitte, et que son coeur murmuroit en disant ; Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, par ce qu'ils ne se peuvent asseurer d'estre cachez, la conscience les descouvrant à eux mesmes, prima est hæc ultio, quod se Judice nemo nocens absoluitur. Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait elle d'asseurance et de confiance. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hazards, d'un pas bien plus ferme, en consideration de la secrette science que j'avois de ma volonté, et innocence de mes desseins. Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra Pectora pro facto, spemque metùmque suo. Il y en a mille exemples : il suffira d'en alleguer trois de mesme personnage.

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Les Essais − Livre II Scipion estant un jour accusé devant le peuple Romain d'une accusation importante, au lieu de s'excuser ou de flatter ses juges : Il vous siera bien, leur dit−il, de vouloir entreprendre de juger de la teste de celuy, par le moyen duquel vous avez l'authorité de juger de tout le monde. Et un'autrefois, pour toute responce aux imputations que luy mettoit sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : Allons, dit−il, mes citoyens, allons rendre graces aux Dieux de la victoire qu'ils me donnerent contre les Carthaginois en pareil jour que cettuy−cy. Et se mettant à marcher devant vers le temple, voylà toute l'assemblée, et son accusateur mesmes à sa suitte. Et Petilius ayant esté suscité par Caton pour luy demander compte de l'argent manié en la province d'Antioche, Scipion estant venu au Senat pour cet effect, produisit le livre des raisons qu'il avoit dessoubs sa robbe, et dit, que ce livre en contenoit au vray la recepte et la mise : mais comme on le luy demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire cette honte à soy−mesme : et de ses mains en la presence du Senat le deschira et mit en pieces. Je ne croy pas qu'une ame cauterizée sçeust contrefaire une telle asseurance : il avoit le coeur trop gros de nature, et accoustumé à trop haute fortune, dit Tite Live, pour sçavoir estre criminel, et se demettre à la bassesse de deffendre son innocence. C'est une dangereuse invention que celle des gehennes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de verité. Et celuy qui les peut souffrir, cache la verité, et celuy qui ne les peut souffrir. Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et au rebours, si celuy qui n'a pas faict ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l'a faict, un si beau guerdon, que de la vie, luy estant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention, vient de la consideration de l'effort de la conscience. Car au coulpable il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu'elle l'affoiblisse : et de l'autre part qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on pour fuyr à si griefves douleurs ? Etiam innocentes cogit mentiri dolor. D'où il advient, que celuy que le juge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de faulces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy fit, et le progrez de sa gehenne. Mais tant y a que c'est (dit−on) le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon advis. Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la Romaine, qui les appellent ainsin, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme, de la faute duquel vous estes encore en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes vous pas injustes, qui pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu'il soit ainsi, voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison, que de passer par ceste information plus penible que le supplice, et qui souvent par son aspreté devance le supplice, et l'execute. Je ne sçay d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant le General d'armée, grand justicier, un soldat, pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, ceste armée ayant tout ravagé. De preuve il n'y en avoit point. Le General apres avoir sommé la femme, de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coulpable de son accusation, si elle mentoit : et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour s'esclaircir de la verité du faict : et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive. Chapitre précédent Chapitre suivant

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Les Essais − Livre II

CHAPITRE VI De l'exercitation IL est malaisé que le discours et l'instruction, encore que nostre creance s'y applique volontiers, soyent assez puissantes pour nous acheminer jusques à l'action, si outre cela nous n'exerçons et formons nostre ame par experience au train, auquel nous la voulons renger : autrement quand elle sera au propre des effets, elle s'y trouvera sans doute empeschée. Voylà pourquoy parmy les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentez d'attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu'elle ne les surprinst inexperimentez et nouveaux au combat : ains ils luy sont allez au devant, et se sont jettez à escient à la preuve des difficultez. Les uns en ont abandonné les richesses, pour s'exercer à une pauvreté volontaire : les autres ont recherché le labeur, et une austerité de vie penible, pour se durcir au mal et au travail : d'autres se sont privez des parties du corps les plus cheres, comme de la veuë et des membres propres à la generation, de peur que leur service trop plaisant et trop mol, ne relaschast et n'attendrist la fermeté de leur ame. Mais à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut par usage et par experience fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence, et tels autres accidents : mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois : nous y sommes tous apprentifs, quand nous y venons. Il s'est trouvé anciennement des hommes si excellens mesnagers du temps, qu'ils ont essayé en la mort mesme, de la gouster et savourer : et ont bandé leur esprit, pour voir que c'estoit de ce passage : mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles. nemo expergitus extat Frigida quem semel est vitai pausa sequuta. Canius Julius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : Et bien Canius, en quelle démarche est à ceste heure vostre ame ? que fait elle ? en quels pensemens estes vous ? Je pensois, luy respondit−il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssuë, pour, si j'en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cestuy−cy philosophe non seulement jusqu'à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit−ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire ? Jus hoc animi morientis habebat. Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte : aumoins telle qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre : et si nous ne donnons jusques à son fort, aumoins verrons nous et en pratiquerons les advenuës. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec combien peu d'interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous ! A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que par iceluy nature nous instruict, qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir, que pour vivre, et dés la vie nous presente l'eternel estat qu'elle nous garde apres icelle, pour nous y CHAPITRE VI De l'exercitation

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Les Essais − Livre II accoustumer et nous en oster la crainte. Mais ceux qui sont tombez par quelque violent accident en defaillance de coeur, et qui y ont perdu tous sentimens, ceux là à mon advis ont esté bien pres de voir son vray et naturel visage : Car quant à l'instant et au poinct du passage, il n'est pas à craindre, qu'il porte avec soy aucun travail ou desplaisir : d'autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances ont besoing de temps, qui est si court et si precipité en la mort, qu'il faut necessairement qu'elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre et celles−là peuvent tomber en experience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effect. J'ay passé une bonne partie de mon aage en une parfaite et entiere santé : je dy non seulement entiere, mais encore allegre et bouillante. Cet estat plein de verdeur et de feste, me faisoit trouver si horrible la consideration des maladies, que quand je suis venu à les experimenter, j'ay trouvé leurs pointures molles et lasches au prix de ma crainte. Voicy que j'espreuve tous les jours : Suis−je à couvert chaudement dans une bonne sale, pendant qu'il se passe une nuict orageuse et tempesteuse : je m'estonne et m'afflige pour ceux qui sont lors en la campaigne : y suis−je moy−mesme, je ne desire pas seulement d'estre ailleurs. Cela seul, d'estre tousjours enfermé dans une chambre, me sembloit insupportable : je fus incontinent dressé à y estre une semaine, et un mois, plein d'émotion, d'alteration et de foiblesse : Et ay trouvé que lors de ma santé, je plaignois les malades beaucoup plus, que je ne me trouve à plaindre moy−mesme, quand j'en suis ; et que la force de mon apprehension encherissoit pres de moitié l'essence et verité de la chose. J'espere qu'il m'en adviendra de mesme de la mort : et qu'elle ne vaut pas la peine que je prens à tant d'apprests que je dresse, et tant de secours que j'appelle et assemble pour en soustenir l'effort. Mais à toutes advantures nous ne pouvons nous donner trop d'avantage. Pendant nos troisiesmes troubles, ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela) m'estant allé un jour promener à une lieuë de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant estre en touté seureté, et si voisin de ma retraicte, que je n'avoy point besoin de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non guere ferme. A mon retour, une occasion soudaine s'estant presentée, de m'aider de ce cheval à un service, qui n'estoit pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons, vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contre−mont : si que voila le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n'ayant ny mouvement, ny sentiment non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouissement que j'aye senty, jusques à ceste heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui estoit loing de là, environ une demy lieuë Françoise. Sur le chemin, et apres avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer : car il estoit tombé si grande abondance de sang dans mon estomach, que pour l'en descharger, nature eut besoin de resusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendy un plein seau de bouillons de sang pur : et plusieurs fois par le chemin, il m'en falut faire de mesme. Par là je commençay à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus, et par un si long traict de temps, que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie. Perche dubbiosa anchor del suo ritorno Non s'assecura attonita la mente.

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Les Essais − Livre II Ceste recordation que j'en ay fort empreinte en mon ame, me representant son visage et son idée si pres du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençay à y voir, ce fut d'une veuë si trouble, si foible, et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere, come quel ch'or apre, or chiude Gli occhi, mezzo tra'l sonno è l'esser desto. Quant aux functions de l'ame, elles naissoient avec mesme progrez, que celles du corps. Je me vy tout sanglant : car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j'avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j'avoy une harquebusade en la teste : de vray en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lévres : je fermois les yeux pour ayder (ce me sembloit) à la pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste : mais à la verité non seulement exempte de desplaisir, ains meslée à ceste douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je croy que c'est ce mesme estat, où se trouvent ceux qu'on void défaillans de foiblesse, en l'agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu'ils soyent agitez de griéves douleurs, ou avoir l'ame pressée de cogitations penibles. C'a esté tousjours mon advis, contre l'opinion de plusieurs, et mesme d'Estienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversez et assoupis aux approches de leur fin, ou accablez de la longueur du mal, ou par accident d'une apoplexie, ou mal caduc, vi morbi sæpe coactus Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu Concidit, Et spumas agit, ingemit, et fremit artus, Desipit, extentat nervos, torquetur, anhelat, Inconstanter et in jactando membra fatigat, ou blessez en la teste, que nous oyons rommeller, et rendre par fois des souspirs trenchans, quoy que nous en tirons aucuns signes, par où il semble qu'il leur reste encore de la cognoissance, et quelques mouvemens que nous leur voyons faire du corps : j'ay tousjours pensé, dis−je, qu'ils avoient et l'ame et le corps enseveli, et endormy. Vivit et est vitæ nescius ipse suæ. Et ne pouvois croire qu'à un si grand estonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l'ame peust maintenir aucune force au dedans pour se recognoistre : et que par ainsin ils n'avoient aucun discours qui les tourmentast, et qui leur peust faire juger et sentir la misere de leur condition, et que par consequent, ils n'estoient pas fort à plaindre. Je n'imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d'avoir l'ame vifve, et affligée, sans moyen de se declarer : Comme je dirois de ceux qu'on envoye au supplice, leur ayant couppé la langue : si ce n'estoit qu'en ceste sorte de mort, la plus muette me semble la mieux seante, si elle est accompaignée d'un ferme visage et grave : Et comme ces miserables prisonniers qui tombent és mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentez de toute espece de cruel traictement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible : tenus cependant en condition et en lieu, où ils n'ont moyen quelconque d'expression et signification de leurs pensées et de leur misere. Les Poëtes ont feint quelques dieux favorables à la delivrance de ceux qui trainoient ainsin une mort languissante :

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Les Essais − Livre II hunc ego Diti Sacrum jussa fero, téque isto corpore solvo. Et les voix et responses courtes et descousues, qu'on leur arrache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempester, ou des mouvemens qui semblent avoir quelque consentement à ce qu'on leur demande, ce n'est pas tesmoignage qu'ils vivent pourtant, au moins une vie entiere. Il nous advient ainsi sur le beguayement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui se faict autour de nous, et suyvre les voix, d'une ouye trouble et incertaine, qui semble ne donner qu'aux bords de l'ame : et faisons des responses à la suitte des dernieres paroles, qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. Or à present que je l'ay essayé par effect, je ne fay nul doubte que je n'en aye bien jugé jusques à ceste heure. Car premierement estant tout esvanouy, je me travaillois d'entr'ouvrir mon pourpoinct à beaux ongles (car j'estoy desarmé) et si sçay que je ne sentois en l'imagination rien qui me blessast : Car il y a plusieurs mouvemens en nous, qui ne partent pas de nostre ordonnance. Semianimesque micant digiti, ferrúmque retractant. Ceux qui tombent, eslancent ainsi les bras au devant de leur cheute, par une naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prestent des offices, et ont des agitations à part de nostre discours : Falciferos memorant currus abscindere membra, Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod Decidit abscissum, cùm mens tamen atque hominis vis Mobilitate mali non quit sentire dolorem. J'avoy mon estomach pressé de ce sang caillé, mes mains y couroient d'elles mesmes, comme elles font souvent, où il nous demange, contre l'advis de nostre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mesmes, apres qu'ils sont trespassez, ausquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sçait par experience, qu'il a des parties qui se branslent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l'escorse, ne se peuvent dire nostres : Pour les faire nostres, il faut que l'homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous. Comme j'approchay de chez moy, où l'alarme de ma cheute avoit desja couru, et que ceux de ma famille m'eurent rencontré, avec les cris accoustumez en telles choses : non seulement je respondois quelque mot à ce qu'on me demandoit, mais encore ils disent que je m'advisay de commander qu'on donnast un cheval à ma femme, que je voyoy s'empestrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et mal−aisé. Il semble que ceste consideration deust partir d'une ame esveillée ; si est−ce que je n'y estois aucunement : c'estoyent des pensemens vains en nuë, qui estoyent esmeuz par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venoyent pas de chez moy. Je ne sçavoy pourtant ny d'où je venoy, ny où j'aloy, ny ne pouvois poiser et considerer ce qu'on me demandoit : ce sont de legers effects, que les sens produysoyent d'eux mesmes, comme d'un usage : ce que l'ame y prestoit, c'estoit en songe, touchée bien legerement, et comme lechée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant mon assiette estoit à la verité tres−douce et paisible : je n'avoy affliction ny pour autruy ny pour moy : c'estoit une langueur et une extreme foiblesse, sans aucune douleur. Je vy ma maison sans la recognoistre. Quand on m'eut couché, je senty une infinie douceur à ce repos : car j'avoy esté vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avoyent pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et tres−mauvais chemin, et s'y estoient lassez deux ou trois fois les uns apres les autres. On me presenta force remedes, dequoy je n'en receuz aucun, tenant pour certain, que j'estoy blessé à mort par la teste. C'eust esté sans mentir une mort bien heureuse : car la foiblesse de mon discours me gardoit d'en rien juger, et celle du corps d'en CHAPITRE VI De l'exercitation

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Les Essais − Livre II rien sentir. Je me laissoy couler si doucement, et d'une façon si molle et si aisée, que je ne sens guere autre action moins poisante que celle−la estoit. Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces, Ut tandem sensus convaluere mei, qui fut deux ou trois heures apres, je me senty tout d'un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute, et en fus si mal deux ou trois nuits apres, que j'en cuiday remourir encore un coup : mais d'une mort plus vifve, et me sens encore de la secousse de ceste froissure. Je ne veux pas oublier cecy, que la derniere chose en quoy je me peuz remettre, ce fut la souvenance de cet accident : et me fis redire plusieurs fois, où j'aloy, d'où je venoy, à quelle heure cela m'estoit advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma cheute, on me la cachoit, en faveur de celuy, qui en avoit esté cause, et m'en forgeoit on d'autres. Mais long temps apres, et le lendemain, quand ma memoire vint à s'entr'ouvrir, et me representer l'estat, où je m'estoy trouvé en l'instant que j'avoy aperçeu ce cheval fondant sur moy (car je l'avoy veu à mes talons, et me tins pour mort : mais ce pensement avoit esté si soudain, que la peur n'eut pas loisir de s'y engendrer) il me sembla que c'estoit un esclair qui me frapoit l'ame de secousse, et que je revenoy de l'autre monde. Ce conte d'un evénement si leger, est assez vain, n'estoit l'instruction que j'en ay tirée pour moy : car à la verité pour s'aprivoiser à la mort, je trouve qu'il n'y a que de s'en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soy−mesmes une tres bonne discipline, pourveu qu'il ait la suffisance de s'espier de pres. Ce n'est pas icy ma doctrine, c'est mon estude : et n'est pas la leçon d'autruy, c'est la mienne. Et ne me doibt pourtant sçavoir mauvais gré, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gaste rien, je n'use que du mien. Et si je fay le fol, c'est à mes despends, et sans l'interest de personne : Car c'est en follie, qui meurt en moy, qui n'a point de suitte. Nous n'avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui ayent battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si c'est du tout en pareille maniere à ceste−cy, n'en connoissant que les noms. Nul depuis ne s'est jetté sur leur trace : C'est une espineuse entreprinse, et plus qu'il ne semble, de suyvre une alleure si vagabonde, que celle de nostre esprit : de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrester tant de menus airs de ses agitations : Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : ouy, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n'ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et n'estudie que moy. Et si j'estudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se faict des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fay part de ce que j'ay apprins en ceste cy : quoy que je ne me contente guere du progrez que j'y ay faict. Il n'est description pareille en difficulté, à la description de soy−mesmes, ny certes en utilité. Encore se faut il testonner, encore se faut il ordonner et renger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car je me descris sans cesse. La coustume a faict le parler de soy, vicieux : Et le prohibe obstinéement en hayne de la ventance, qui semble tousjours estre attachée aux propres tesmoignages. Au lieu qu'on doit moucher l'enfant, cela s'appelle l'enaser, In vitium ducit culpæ fuga. Je trouve plus de mal que de bien à ce remede : Mais quand il seroit vray, que ce fust necessairement, presomption, d'entretenir le peuple de soy : je ne doy pas suyvant mon general dessein, refuser une action qui publie ceste maladive qualité, puis qu'elle est en moy : et ne doy cacher ceste faute, que j'ay non seulement en usage, mais en profession. Toutesfois à dire ce que j'en croy, cette coustume a tort de condamner le vin, par ce que plusieurs s'y enyvrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et croy de ceste reigle, qu'elle ne regarde que la populaire defaillance : Ce sont brides à veaux, desquelles ny les saincts, que nous oyons si hautement parler d'eux, ny les Philosophes, ny les Theologiens ne se brident. Ne fay−je moy, quoy que je soye aussi peu l'un que l'autre. S'ils n'en escrivent à point nommé, aumoins, CHAPITRE VI De l'exercitation

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Les Essais − Livre II quand l'occasion les y porte, ne feignent ils pas de se jetter bien avant sur le trottoir. Dequoy traitte Socrates plus largement que de soy ? A quoy achemine il plus souvent les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l'estre et branle de leur ame ? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à nostre confesseur, comme noz voisins à tout le peuple. Mais nous n'en disons, me respondra−on, que les accusations. Nous disons donc tout : car nostre vertu mesme est fautiere et repentable : Mon mestier et mon art, c'est vivre. Qui me defend d'en parler selon mon sens, experience et usage : qu'il ordonne à l'architecte de parler des bastimens non selon soy, mais selon son voisin, selon la science d'un autre, non selon la sienne. Si c'est gloire, de soy−mesme publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l'eloquence de Hortense ; Hortense celle de Cicero ? A l'adventure entendent ils que je tesmoigne de moy par ouvrage et effects, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, subject informe, qui ne peut tomber en production ouvragere. A toute peine le puis je coucher en ce corps aëré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus devots, ont vescu fuyants tous apparents effects. Les effects diroyent plus de la fortune, que de moy. Ils tesmoignent leur roolle, non pas le mien, si ce n'est conjecturalement et incertainement : Eschantillons d'une montre particuliere. Je m'estalle entier : C'est un skeletos, où d'une veuë les veines, les muscles, les tendons paroissent, chasque piece en son siege. L'effect de la toux en produisoit une partie : l'effect de la palleur ou battement de coeur un' autre, et doubteusement. Ce ne sont mes gestes que j'escris ; c'est moy, c'est mon essence. Je tien qu'il faut estre prudent à estimer de soy, et pareillement conscientieux à en tesmoigner : soit bas, soit haut, indifferemment. Si je me sembloy bon et sage tout à fait, je l'entonneroy à pleine teste. De dire moins de soy, qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie : se payer de moins, qu'on ne vaut, c'est lascheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s'ayde de la fausseté : et la verité n'est jamais matiere d'erreur. De dire de soy plus qu'il n'en y a, ce n'est pas tousjours presomption, c'est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu'on est, en tomber en amour de soy indiscrete, est à mon advis la substance de ce vice. Le supreme remede à le guarir, c'est faire tout le rebours de ce que ceux icy ordonnent, qui en defendant le parler de soy, defendent par consequent encore plus de penser à soy. L'orgueil gist en la pensée : la langue n'y peut avoir qu'une bien legere part. De s'amuser à soy, il leur semble que c'est se plaire en soy : de se hanter et prattiquer, que c'est se trop cherir. Mais cet excez naist seulement en ceux qui ne se tastent que superficiellement, qui se voyent apres leurs affaires, qui appellent resverie et oysiveté de s'entretenir de soy, et s'estoffer et bastir, faire des chasteaux en Espaigne : s'estimants chose tierce et estrangere à eux mesmes. Si quelcun s'enyvre de sa science, regardant souz soy : qu'il tourne les yeux au dessus vers les siecles passez, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits, qui le foulent aux pieds. S'il entre en quelque flateuse presomption de sa vaillance, qu'il se ramentoive les vies de Scipion, d'Epaminondas, de tant d'armées, de tant de peuples, qui le laissent si loing derriere eux. Nulle particuliere qualité n'enorgeuillira celuy, qui mettra quand et quand en compte, tant d'imparfaittes et foibles qualitez autres, qui sont en luy, et au bout, la nihilité de l'humaine condition. Par ce que Socrates avoit seul mordu à certes au precepte de son Dieu, de se connoistre, et par cest estude estoit arrivé à se mespriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connoistra ainsi, qu'il se donne hardiment à connoistre par sa bouche. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE VII Des recompenses d'honneur CEUX qui escrivent la vie d'Auguste Cæsar, remarquent cecy en sa discipline militaire, que des dons il estoit merveilleusement liberal envers ceux qui le meritoient : mais que des pures recompenses d'honneur il en CHAPITRE VII Des recompenses d'honneur

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Les Essais − Livre II estoit bien autant espargnant. Si est−ce qu'il avoit esté luy mesme gratifié par son oncle, de toutes les recompenses militaires, avant qu'il eust jamais esté à la guerre. C'a esté une belle invention, et receuë en la plus part des polices du monde, d'establir certaines merques vaines et sans prix, pour en honnorer et recompenser la vertu : comme sont les couronnes de laurier, de chesne, de meurte, la forme de certain vestement, le privilege d'aller en coche par ville, ou de nuit avecques flambeau, quelque assiete particuliere aux assemblées publiques, la prerogative d'aucuns surnoms et titres, certaines merques aux armoiries, et choses semblables, dequoy l'usage a esté diversement receu selon l'opinion des nations, et dure encores. Nous avons pour nostre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont establis qu'à ceste fin. C'est à la verité une bien bonne et profitable coustume, de trouver moyen de recognoistre la valeur des hommes rares et excellens, et de les contenter et satis−faire par des payemens, qui ne chargent aucunement le publiq, et qui ne coustent rien au Prince. Et ce qui a esté tousjours conneu par experience ancienne, et que nous avons autrefois aussi peu voir entre nous, que les gens de qualité avoyent plus de jalousie de telles recompenses, que de celles où il y avoit du guain et du profit, cela n'est pas sans raison et grande apparence. Si au prix qui doit estre simplement d'honneur, on y mesle d'autres commoditez, et de la richesse : ce meslange au lieu d'augmenter l'estimation, il la ravale et en retranche. L'ordre Sainct Michel, qui a esté si long temps en credit parmy nous, n'avoit point de plus grande commodité que celle−la, de n'avoir communication d'aucune autre commodité. Cela faisoit, qu'autre−fois il n'y avoit ne charge ny estat, quel qu'il fust, auquel la noblesse pretendist avec tant de desir et d'affection, qu'elle faisoit à l'ordre, ny qualité qui apportast plus de respect et de grandeur : la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une recompense purement sienne, plustost glorieuse, qu'utile. Car à la verité les autres dons n'ont pas leur usage si digne, d'autant qu'on les employe à toute sorte d'occasions. Par des richesses on satiffaict le service d'un valet, la diligence d'un courrier ; le dancer, le voltiger, le parler, et les plus viles offices qu'on reçoive : voire et le vice s'en paye, la flaterie, le maquerelage, la trahison : ce n'est pas merveille si la vertu reçoit et desire moins volontiers ceste sorte de monnoye commune, que celle qui luy est propre et particuliere, toute noble et genereuse. Auguste avoit raison d'estre beaucoup plus mesnager et espargnant de ceste−cy, que de l'autre : d'autant que l'honneur, c'est un privilege qui tire sa principale essence de la rareté : et la vertu mesme. Cui malus est nemo, quis bonus esse potest ? On ne remerque pas pour la recommandation d'un homme, qu'il ait soin de la nourriture de ses enfans, d'autant que c'est une action commune, quelque juste qu'elle soit : non plus qu'un grand arbre, où la forest est toute de mesmes. Je ne pense pas qu'aucun citoyen de Sparte se glorifiast de sa vaillance : car c'estoit une vertu populaire en leur nation : et aussi peu de la fidelité et mespris des richesses. Il n'eschoit pas de recompense à une vertu, pour grande qu'elle soit, qui est passée en coustume : et ne sçay avec, si nous l'appellerions jamais grande, estant commune. Puis donc que ces loyers d'honneur, n'ont autre prix et estimation que ceste là, que peu de gens en jouyssent, il n'est, pour les aneantir, que d'en faire largesse. Quand il se trouveroit plus d'hommes qu'au temps passé, qui meritassent nostre ordre, il n'en faloit pas pourtant corrompre l'estimation. Et peut aysément advenir que plus le meritent : car il n'est aucune des vertuz qui s'espande si aysement que la vaillance militaire. Il y en a une autre vraye, perfaicte et philosophique, dequoy je ne parle point (et me sers de ce mot, selon nostre usage) bien plus grande que ceste cy, et plus pleine : qui est une force et asseurance de l'ame, mesprisant également toute sorte de contraires accidens ; equable, uniforme et constante, de laquelle la nostre n'est qu'un bien petit rayon. L'usage, l'institution, l'exemple et la coustume, peuvent tout ce qu'elles veulent en l'establissement de celle, dequoy je parle, et la rendent aysement vulgaire, comme il est tresaysé à voir par l'experience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourroit joindre à ceste heure, et acharner à une entreprise commune tout nostre peuple, nous ferions refleurir nostre ancien nom militaire. Il est bien certain, que la recompense de l'ordre ne touchoit pas au temps passé seulement la vaillance, elle regardoit plus loing. Ce n'a jamais esté le payement d'un valeureux soldat, mais d'un Capitaine fameux. La science d'obeïr ne meritoit pas un loyer si honorable : on y requeroit anciennement une expertise bellique plus universelle, et qui embrassast CHAPITRE VII Des recompenses d'honneur

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Les Essais − Livre II la plus part et plus grandes parties d'un homme militaire, neque enim eædem militares et imperatoriæ artes sunt, qui fust encore, outre cela de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dy, quand plus de gens en seroyent dignes qu'il ne s'en trouvoit autresfois, qu'il ne falloit pas pourtant s'en rendre plus liberal : et eust mieux vallu faillir à n'en estrener pas tous ceux, à qui il estoit deu, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l'usage d'une invention si utile. Aucun homme de coeur ne daigne s'avantager de ce qu'il a de commun avec plusieurs : Et ceux d'aujourd'huy qui ont moins merité ceste recompense, font plus de contenance de la desdaigner, pour se loger par là, au reng de ceux à qui on fait tort d'espandre indignement et avilir ceste marque qui leur estoit particulierement deuë. Or de s'attendre en effaçant et abolissant ceste−cy, de pouvoir soudain remettre en credit, et renouveller une semblable coustume, ce n'est pas entreprinse propre à une saison si licentieuse et malade, qu'est celle, où nous nous trouvons à present : et en adviendra que la derniere encourra dés sa naissance, les incommoditez qui viennent de ruiner l'autre. Les regles de la dispensation de ce nouvel ordre, auroyent besoing d'estre extremement tendues et contraintes, pour luy donner authorité : et ceste saison tumultuaire n'est pas capable d'une bride courte et reglée. Outre ce qu'avant qu'on luy puisse donner credit, il est besoing qu'on ayt perdu la memoire du premier, et du mespris auquel il est cheut. Ce lieu pourroit recevoir quelque discours sur la consideration de la vaillance, et difference de ceste vertu aux autres : mais Plutarque estant souvent retombé sur ce propos, je me meslerois pour neant de rapporter icy ce qu'il en dit. Cecy est digne d'estre consideré, que nostre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu'à nostre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au stile de nostre cour, et de nostre noblesse, ce n'est à dire autre chose qu'un vaillant homme : d'une façon pareille à la Romaine. Car la generale appellation de vertu prend chez eux etymologie de la force. La forme propre, et seule, et essencielle, de noblesse en France, c'est la vacation militaire. Il est vray−semblable que la premiere vertu qui se soit faict paroistre entre les hommes, et qui a donné advantage aux uns sur les autres, ç'a esté ceste−cy : par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maistres des plus foibles, et ont acquis reng et reputation particuliere : d'où luy est demeuré cet honneur et dignité de langage : ou bien que ces nations estans tres−belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus, qui leur estoit plus familiere, et le plus digne tiltre. Tout ainsi que nostre passion, et ceste fievreuse solicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu'une bonne femme, une femme de bien, et femme d'honneur et de vertu, ce ne soit en effect à dire autre chose pour nous, qu'une femme chaste : comme si pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur laschions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter ceste−cy. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac. MADAME, si l'estrangeté ne me sauve, et la nouvelleté, qui ont accoustumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de ceste sotte entreprinse : mais elle est si fantastique, et a un visage si esloigné de l'usage commun, que cela luy pourra donner passage. C'est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m'estoy jetté, qui m'a mis premierement en teste ceste resverie de me mesler d'escrire. Et puis me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy−mesmes à moy pour argument et pour subject. C'est le seul livre au monde de son espece, et d'un dessein farousche et extravaguant. Il n'y a rien aussi en ceste besoigne digne d'estre remerqué que ceste bizarrerie : car à un subject si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n'eust sçeu donner façon qui merite qu'on en face conte. CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II Or Madame, ayant à m'y pourtraire au vif, j'en eusse oublié un traict d'importance, si je n'y eusse representé l'honneur, que j'ay tousjours rendu à vos merites. Et l'ay voulu dire signamment à la teste de ce chapitre, d'autant que parmy vos autres bonnes qualitez, celle de l'amitié que vous avez montrée à vos enfans, tient l'un des premiers rengs. Qui sçaura l'aage auquel Monsieur d'Estissac vostre mari vous laissa veufve, les grands et honorables partis, qui vous ont esté offerts, autant qu'à Dame de France de vostre condition, la constance et fermeté dequoy vous avez soustenu tant d'années et au travers de tant d'espineuses difficultez, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent encores assiegée, l'heureux acheminement que vous y avez donné, par vostre seule prudence ou bonne fortune : il dira aisément avec moy, que nous n'avons point d'exemple d'affection maternelle en nostre temps plus exprez que le vostre. Je louë Dieu, Madame, qu'elle aye esté si bien employée : car les bonnes esperances que donne de soy Monsieur d'Estissac vostre fils, asseurent assez que quand il sera en aage, vous en tirerez l'obeïssance et reconnoissance d'un tres−bon enfant. Mais d'autant qu'à cause de sa puerilité, il n'a peu remerquer les extremes offices qu'il a receu de vous en si grand nombre, je veux, si ces escrits viennent un jour à luy tomber en main, lors que je n'auray plus ny bouche ny parole qui le puisse dire, qu'il reçoive de moy ce tesmoignage en toute verité : qui luy sera encore plus vifvement tesmoigné par les bons effects, dequoy si Dieu plaist il se ressentira, qu'il n'est gentil−homme en France, qui doive plus à sa mere qu'il fait, et qu'il ne peut donner à l'advenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu'en vous reconnoissant pour telle. S'il y a quelque loy vrayement naturelle, c'est à dire quelque instinct, qui se voye universellement et perpetuellement empreinct aux bestes et en nous (ce qui n'est pas sans controverse) je puis dire à mon advis, qu'apres le soin que chasque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l'affection que l'engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que nature semble nous l'avoir recommandée, regardant à estendre et faire aller avant, les pieces successives de ceste sienne machine : ce n'est pas merveille, si à reculons des enfans aux peres, elle n'est pas si grande. Joint ceste autre consideration Aristotelique : que celuy qui bien faict à quelcun, l'aime mieux, qu'il n'en est aimé : Et celuy à qui il est deu, aime mieux, que celuy qui doibt : et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu'il n'en seroit aimé, si l'ouvrage avoit du sentiment : d'autant que nous avons cher, estre, et estre consiste en mouvement et action. Parquoy chascun est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action belle et honneste : qui reçoit, l'exerce utile seulement. Or l'utile est de beaucoup moins aimable que l'honneste. L'honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l'a faict, une gratification constante. L'utile se perd et eschappe facilement, et n'en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre. Puis qu'il a pleu à Dieu nous doüer de quelque capacité de discours, affin que comme les bestes nous ne fussions pas servilement assubjectis aux lois communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire : nous devons bien prester un peu à la simple authorité de nature : mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J'ay de ma part le goust estrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l'ordonnance et entremise de nostre jugement. Comme sur ce subject, duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion, dequoy on embrasse les enfans à peine encore naiz, n'ayants ny mouvement en l'ame, ny forme recognoissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ay pas souffert volontiers nourrir pres de moy. Une vraye affection et bien reglée, devroit naistre, et s'augmenter avec la cognoissance qu'ils nous donnent d'eux ; et lors, s'ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les cherir d'une amitié vrayement paternelle ; et en juger de mesme s'ils sont autres, nous rendans tousjours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours, et le plus communement nous nous sentons plus esmeuz des trepignemens, jeux et niaiseries pueriles de noz enfans, que nous ne faisons apres, de leurs actions toutes formées : comme si nous les avions aymez pour nostre passe−temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien liberalement de jouëts à leur enfance, qui se trouve CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II resserré à la moindre despence qu'il leur faut estans en aage. Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir paroistre et jouyr du monde, quand nous sommes à mesme de le quitter, nous rende plus espargnans et restrains envers eux : Il nous fasche qu'ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir : Et si nous avions à craindre cela, puis que l'ordre des choses porte qu'ils ne peuvent, à dire verité, estre, ny vivre, qu'aux despens de nostre estre et de nostre vie, nous ne devions pas nous mesler d'estre peres. Quant à moy, je treuve que c'est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et societé de noz biens, et compagnons en l'intelligence de noz affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer noz commoditez pour prouvoir aux leurs, puis que nous les avons engendrez à cet effect. C'est injustice de voir qu'un pere vieil, cassé, et demy−mort, jouysse seul à un coing du foyer, des biens qui suffiroient à l'avancement et entretien de plusieurs enfans, et qu'il les laisse cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public, et cognoissance des hommes. On les jecte au desespoir de chercher par quelque voye, pour injuste qu'elle soit, à prouvoir à leur besoing. Comme j'ay veu de mon temps, plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si addonnez au larcin, que nulle correction les en pouvoit destourner. J'en cognois un bien apparenté, à qui par la priere d'un sien frere, tres−honneste et brave gentil−homme, je parlay une fois pour cet effect. Il me respondit et confessa tout rondement, qu'il avoit esté acheminé à cett' ordure, par la rigueur et avarice de son pere ; mais qu'à present il y estoit si accoustumé, qu'il ne s'en pouvoit garder. Et lors il venoit d'estre surpris en larrecin des bagues d'une dame, au lever de laquelle il s'estoit trouvé avec beaucoup d'autres. Il me fit souvenir du compte que j'avois ouy faire d'un autre gentil−homme, si faict et façonné à ce beau mestier, du temps de sa jeunesse, que venant apres à estre maistre de ses biens, deliberé d'abandonner cette trafique, il ne se pouvoit garder pourtant s'il passoit pres d'une boutique, où il y eust chose, dequoy il eust besoin, de la desrobber, en peine de l'envoyer payer apres. Et en ay veu plusieurs si dressez et duitz à cela, que parmy leurs compagnons mesmes, ils desrobboient ordinairement des choses qu'ils vouloient rendre. Je suis Gascon, et si n'est vice auquel je m'entende moins. Je le hay un peu plus par complexion, que je ne l'accuse par discours : Seulement par desir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la verité un peu plus descrié que les autres de la Françoise nation. Si est−ce que nous avons veu de nostre temps à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d'autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette desbauche il s'en faille aucunement prendre à ce vice des peres. Et si on me respond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu'il faisoit espargne des richesses, non pour en tirer autre fruict et usage, que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l'aage luy ayant osté toutes autres forces, c'estoit le seul remede qui luy restoit pour se maintenir en authorité en sa famille, et pour eviter qu'il ne vinst à mespris et desdain à tout le monde (De vray non la vieillesse seulement, mais toute imbecillité, selon Aristote, est promotrice d'avarice) Cela est quelque chose : mais c'est la medecine à un mal, duquel on devoit eviter la naissance. Un pere est bien miserable, qui ne tient l'affection de ses enfans, que par le besoin qu'ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aymable par sa bonté et douceur de ses moeurs. Les cendres mesmes d'une riche matiere, elles ont leur prix : et les os et reliques des personnes d'honneur, nous avons accoustumé de les tenir en respect et reverence. Nulle vieillesse peut estre si caducque et si rance, à un personnage qui a passé en honneur son aage, qu'elle ne soit venerable ; et notamment à ses enfans, desquels il faut avoir reglé l'ame à leur devoir par raison, non par necessité et par le besoin, ny par rudesse et par force. et errat longe, mea quidem sententia, Qui imperium credat esse gravius aut stabilius Vi quod fit, quam illud quod amicitia adjungitur.

CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II J'accuse toute violence en l'education d'une ame tendre, qu'on dresse pour l'honneur, et la liberté. Il y a je ne sçay quoy de servile en la rigueur, et en la contraincte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence, et addresse, ne se fait jamais par la force. On m'a ainsin eslevé : ils disent qu'en tout mon premier aage, je n'ay tasté des verges qu'à deux coups, et bien mollement. J'ay deu la pareille aux enfans que j'ay eu : Ils me meurent tous en nourrisse : mais Leonor, une seule fille qui est eschappée à cette infortune, a attaint six ans et plus, sans qu'on ayt employé à sa conduicte, et pour le chastiement de ses fautes pueriles (l'indulgence de sa mere s'y appliquant aysément) autre chose que parolles, et bien douces : Et quand mon desir y seroit frustré, il est assez d'autres causes ausquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sçay estre juste et naturelle. J'eusse esté beaucoup plus religieux encores en cela vers des masles, moins nais à servir, et de condition plus libre : j'eusse aymé à leur grossir le coeur d'ingenuité et de franchise. Je n'ay veu autre effect aux verges, sinon de rendre les ames plus lasches, ou plus malitieusement opiniastres. Voulons nous estre aymez de noz enfans ? leur voulons nous oster l'occasion de souhaiter nostre mort ? (combien que nulle occasion d'un si horrible souhait, ne peut estre ny juste ny excusable ; nullum scelus rationem habet) accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en nostre puissance. Pour cela, il ne nous faudroit pas marier si jeunes que nostre aage vienne quasi à se confondre avec le leur : Car cet inconvenient nous jette à plusieurs grandes difficultez. Je dy specialement à la noblesse, qui est d'une condition oysifve, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes : car ailleurs, où la vie est questuaire, la pluralité et compagnie des enfans, c'est un agencement de mesnage, ce sont autant de nouveaux utils et instrumens à s'enrichir. Je me mariay à trente trois ans, et louë l'opinion de trente cinq, qu'on dit estre d'Aristote. Platon ne veut pas qu'on se marie avant les trente : mais il a raison de se mocquer de ceux qui font les oeuvres de mariage apres cinquante cinq : et condamne leur engeance indigne d'aliment et de vie. Thales y donna les plus vrayes bornes : qui jeune, respondit à sa mere le pressant de se marier, qu'il n'estoit pas temps : et, devenu sur l'aage, qu'il n'estoit plus temps. Il faut refuser l'opportunité à toute action importune. Les anciens Gaulois estimoient à extreme reproche d'avoir eu accointance de femme, avant l'aage de vingt ans : et recommandoient singulierement aux hommes, qui se vouloient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l'aage leur pucellage ; d'autant que les courages s'amollissent et divertissent par l'accouplage des femmes. Ma hor congiunto à giovinetta sposa, Lieto homai de' figli era invilito Ne gli affetti di padre et di marito. Muleasses Roy de Thunes, celuy que l'Empereur Charles cinquiesme remit en ses estats, reprochoit la memoire de Mahomet son pere, de sa hantise avec les femmes, l'appellant brode, effeminé, engendreur d'enfants. L'histoire Grecque remarque de Jecus Tarentin, de Chryso, d'Astylus, de Diopopus, et d'autres, que pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la Palæstrine, et tels exercices, ils se priverent autant que leur dura ce soing, de toute sorte d'acte Venerien. En certaine contrée des Indes Espagnolles, on ne permettoit aux hommes de se marier, qu'apres quarante ans, et si le permettoit−on aux filles à dix ans.

CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II Un gentil−homme qui a trente cinq ans, il n'est pas temps qu'il face place à son fils qui en a vingt : il est luy−mesme au train de paroistre et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince : il a besoin de ses pieces ; et en doit certainement faire part, mais telle part, qu'il ne s'oublie pas pour autruy. Et à celuy−là peut servir justement cette responce que les peres ont ordinairement en la bouche : Je ne me veux pas despouiller devant que de m'aller coucher. Mais un pere atterré d'années et de maux, privé par sa foiblesse et faute de santé, de la commune societé des hommes, il se faict tort, et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en estat, s'il est sage, pour avoir desir de se despouiller pour se coucher, non pas jusques à la chemise, mais jusques à une robbe de nuict bien chaude : le reste des pompes, dequoy il n'a plus que faire, il doit en estrener volontiers ceux, à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C'est raison qu'il leur en laisse l'usage, puis que nature l'en prive : autrement sans doute il y a de la malice et de l'envie. La plus belle des actions de l'Empereur Charles cinquiesme fut celle−là, à l'imitation d'aucuns anciens de son qualibre, d'avoir sçeu recognoistre que la raison nous commande assez de nous despouiller, quand noz robbes nous chargent et empeschent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il resigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lors qu'il sentit defaillir en soy la fermeté et la force pour conduire les affaires, avec la gloire qu'il y avoit acquise. Solve senescentem mature sanus equum, ne Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat. Cette faute, de ne se sçavoir recognoistre de bonne heure, et ne sentir l'impuissance et extreme alteration que l'aage apporte naturellement et au corps et à l'ame, qui à mon opinion est esgale, si l'ame n'en a plus de la moitié, a perdu la reputation de la plus part des grands hommes du monde. J'ay veu de mon temps et cognu familierement, des personnages de grande authorité, qu'il estoit bien aisé à voir, estre merveilleusement descheuz de cette ancienne suffisance, que je cognoissois par la reputation qu'ils en avoient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse pour leur honneur volontiers souhaitez retirez en leur maison à leur aise, et deschargez des occupations publiques et guerrieres, qui n'estoient plus pour leurs espaules. J'ay autrefois esté privé en la maison d'un gentilhomme veuf et fort vieil, d'une vieillesse toutefois assez verte. Cettuy−cy avoit plusieurs filles à marier, et un fils desja en aage de paroistre ; cela chargeoit sa maison de plusieurs despences et visites estrangeres, à quoy il prenoit peu de plaisir, non seulement pour le soin de l'espargne, mais encore plus, pour avoir, à cause de l'aage, pris une forme de vie fort esloignée de la nostre. Je luy dy un jour un peu hardiment, comme j'ay accoustumé, qu'il luy sieroit mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, (car il n'avoit que celle−là de bien logée et accommodée) et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n'apporteroit incommodité à son repos, puis qu'il ne pouvoit autrement eviter nostre importunité, veu la condition de ses enfans. Il m'en creut depuis, et s'en trouva bien. Ce n'est pas à dire qu'on leur donne, par telle voye d'obligation, de laquelle on ne se puisse plus desdire : je leur lairrois, moy qui suis à mesme de jouer ce rolle, la jouyssance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m'en repentir, s'ils m'en donnoyent occasion : je leur en lairrois l'usage, par ce qu'il ne me seroit plus commode : Et de l'authorité des affaires en gros, je m'en reserverois autant qu'il me plairoit. Ayant tousjours jugé que ce doit estre un grand contentement à un pere vieil, de mettre luy−mesme ses enfans en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contreroller leurs deportemens : leur fournissant d'instruction et d'advis suyvant l'experience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se respondre par là, des esperances qu'il peut prendre de leur conduicte à venir. Et pour cet effect, je ne voudrois pas fuir leur compagnie, je voudrois les esclairer de pres, et jouyr selon la condition de mon aage, de leur allegresse, et de leurs festes. Si je ne vivoy parmy eux (comme je ne pourroy sans offencer leur assemblée par le chagrin de mon aage, et l'obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les regles et façons de vivre que j'auroy lors) je voudroy au moins vivre pres d'eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vy il y a quelques années, un Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II l'incommodité de sa melancholie, que lors que j'entray en sa chambre, il y avoit vingt deux ans, qu'il n'en estoit sorty un seul pas ; et si avoit toutes ses actions libres et aysées, sauf un reume qui luy tomboit sur l'estomac. A peine une fois la sepmaine, vouloit−il permettre qu'aucun entrast pour le voir : Il se tenoit tousjours enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu'un valet luy portoit une fois le jour à manger, qui ne faisoit qu'entrer et sortir. Son occupation estoit se promener, et lire quelque livre (car il cognoissoit aucunement les lettres) obstiné au demeurant de mourir en cette desmarche, comme il fit bien tost apres. J'essayeroy par une douce conversation, de nourrir en mes enfans une vive amitié et bien−vueillance non feinte en mon endroict. Ce qu'on gaigne aisément envers des natures bien nées : car si ce sont bestes furieuses, comme nostre siecle en produit à miliers, il les faut hayr et fuyr pour telles. Je veux mal à cette coustume, d'interdire aux enfants l'appellation paternelle, et leur en enjoindre un' estrangere, comme plus reverentiale : nature n'aiant volontiers pas suffisamment pourveu à nostre authorité. Nous appellons Dieu tout−puissant, pere, et desdaignons que noz enfants nous en appellent. J'ay reformé cett' erreur en ma famille. C'est aussi folie et injustice de priver les enfans qui sont en aage, de la familiarité des peres, et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austere et desdaigneuse, esperant par là, les tenir en crainte et obeissance. Car c'est une farce tres−inutile, qui rend les peres ennuieux aux enfans, et qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par consequent le vent et la faveur du monde ; et reçoivent avecques mocquerie, ces mines fieres et tyranniques, d'un homme qui n'a plus de sang, ny au coeur, ny aux veines : vrais espouvantails de cheneviere. Quand je pourroy me faire craindre, j'aimeroy encore mieux me faire aymer. Il y a tant de sortes de deffauts en la vieillesse, tant d'impuissance, elle est si propre au mespris, que le meilleur acquest qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J'en ay veu quelqu'un, duquel la jeunesse avoit esté tres−imperieuse, quand c'est venu sur l'aage, quoy qu'il le passe sainement ce qu'il se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maistre de France, il se ronge de soing et de vigilance, tout cela n'est qu'un bastelage, auquel la famille mesme complotte : du grenier, du celier, voire et de sa bource, d'autres ont la meilleure part de l'usage, cependant qu'il en a les clefs en sa gibbessiere, plus cherement que ses yeux. Cependant qu'il se contente de l'espargne et chicheté de sa table, tout est en desbauche en divers reduits de sa maison, en jeu, et en despence, et en l'entretien des comptes de sa vaine cholere et prouvoyance. Chacun est en sentinelle contre luy. Si par fortune quelque chetif serviteur s'y addonne, soudain il luy est mis en soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soy−mesme. Quantes fois s'est−il vanté à moy, de la bride qu'il donnoit aux siens, et exacte obeïssance et reverence qu'il en recevoit ; combien il voyoit clair en ses affaires ! Ille solus nescit omnia. Je ne sçache homme qui peust apporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maistrise, qu'il faict, et si en est descheu comme un enfant. Partant l'ay−je choisi parmy plusieurs telles conditions que je cognois, comme plus exemplaire. Ce seroit matiere à une question scholastique, s'il est ainsi mieux, ou autrement. En presence, toutes choses luy cedent. Et laisse−on ce vain cours à son authorité, qu'on ne luy resiste jamais : On le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne−il congé à un valet ? il plie son pacquet, le voila party : mais hors de devant luy seulement : Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu'il vivra et fera son office en mesme maison, un an, sans estre apperceu. Et quand la saison en est, on faict venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grace. Monsieur fait−il quelque marché ou quelque depesche, qui desplaise ? on la supprime : forgeant tantost apres, assez de causes, pour excuser la faute d'execution ou de responce. Nulles lettres estrangeres ne luy estants premierement apportées, il ne void que celles qui semblent commodes à sa science. Si par cas d'advanture il les saisit, ayant en coustume de se reposer sur certaine personne, de les luy lire, on y trouve sur le champ ce qu'on veut : et faict−on à tous coups que tel luy demande pardon, qui l'injurie par sa lettre. Il ne void en fin CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II affaires, que par une image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu'on peut, pour n'esveiller son chagrin et son courroux. J'ay veu souz des figures differentes, assez d'oeconomies longues, constantes, de tout pareil effect. Il est tousjours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris. Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster : la premiere excuse leur sert de pleniere justification. J'en ay veu, qui desrobboit gros à son mary, pour, disoit−elle à son confesseur, faire ses aulmosnes plus grasses. Fiez vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s'il vient de la concession du mary. Il faut qu'elles l'usurpent ou finement, ou fierement, et tousjours injurieusement, pour luy donner de la grace et de l'authorité. Comme en mon propos, quand c'est contre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors empoignent elles ce tiltre, et en servent leur passion, avec gloire : et comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont masles, grands et fleurissans, ils subornent aussi incontinent ou par force, ou par faveur, et maistre d'Hostel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n'ont ny femme ny fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieil Caton disoit en son temps, qu'autant de valets, autant d'ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son siecle au nostre, il ne nous a pas voulu advertir, que femme, fils, et valet, autant d'ennemis à nous. Bien sert à la decrepitude de nous fournir le doux benefice d'inappercevance et d'ignorance, et (253) facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que seroit−ce de nous ; mesme en ce temps, où les Juges qui ont à decider noz controverses, sont communément partisans de l'enfance et interessez ? Au cas que cette pipperie m'eschappe à voir, aumoins ne m'eschappe−il pas, à voir que je suis tres−pippable. Et aura−on jamais assez dit, de quel prix est un amy, à comparaison de ces liaisons civiles ? L'image mesme, que j'en voy aux bestes, si pure, avec quelle religion je la respecte ! Si les autres me pippent, aumoins ne me pippe−je pas moy−mesme à m'estimer capable de m'en garder : ny à me ronger la cervelle pour me rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiete et tumultuaire curiosité, mais par diversion plustost, et resolution. Quand j'oy reciter l'estat de quelqu'un, je ne m'amuse pas à luy : je tourne incontinent les yeux à moy, voir comment j'en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m'advertit et m'esveille de ce costé−là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d'un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous sçavions replier aussi bien qu'estendre nostre consideration. Et plusieurs autheurs blessent en cette maniere la protection de leur cause, courant en avant temerairement à l'encontre de celle qu'ils attaquent, et lanceant à leurs ennemis des traits, propres à leur estre relancez plus avantageusement. Feu M. le Mareschal de Monluc, ayant perdu son filz, qui mourut en l'Isle de Maderes, brave gentil−homme à la verité et de grande esperance, me faisoit fort valoir entre ses autres regrets, le desplaisir et creve−coeur qu'il sentoit de ne s'estre jamais communiqué à luy : et sur cette humeur d'une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de gouster et bien cognoistre son filz ; et aussi de luy declarer l'extreme amitié qu'il luy portoit, et le digne jugement qu'il faisoit de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disoit−il, n'a rien veu de moy qu'une contenance refroignée et pleine de mespris, et a emporté cette creance, que je n'ay sçeu ny l'aimer ny l'estimer selon son merite. A qui gardoy−je à descouvrir cette singuliere affection que je luy portoy dans mon ame ? estoit−ce pas luy qui en devoit avoir tout le plaisir et toute l'obligation ? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque : et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu'il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n'ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu'une façon tyrannique. Je trouve que cette plainte estoit bien prise et raisonnable : Car comme je sçay par CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II une trop certaine experience, il n'est aucune si douce consolation en la perte de noz amis, que celle que nous apporte la science de n'avoir rien oublié à leur dire, et d'avoir eu avec eux une parfaite et entiere communication d'un amy. En vaux−je mieux d'en avoir le goust, ou si j'en vaux moins ? j'en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m'honnore. Est−ce pas un pieux et plaisant office de ma vie, d'en faire à tout jamais les obseques ? Est−il jouyssance qui vaille cette privation ? Je m'ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie tres−volontiers l'estat de ma volonté, et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me haste de me produire, et de me presenter : car je ne veux pas qu'on s'y mesconte, à quelque part que ce soit. Entre autres coustumes particulieres qu'avoient noz anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, cette−cy en estoit l'une, que les enfans ne se presentoyent aux peres, ny fosoyent trouver en public en leur compagnie, que lors qu'ils commençoyent à porter les armes ; comme s'ils vouloyent dire que lors il estoit aussi saison, que les peres les receussent en leur familiarité et accointance. J'ay veu encore une autre sorte d'indiscretion en aucuns peres de mon temps, qui ne se contentent pas d'avoir privé pendant leur longue vie, leurs enfans de la part qu'ils devoient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore apres eux, à leurs femmes cette mesme authorité sur tous leurs biens, et loy d'en disposer à leur fantasie. Et ay cognu tel Seigneur des premiers officiers de nostre Couronne, ayant par esperance de droit à venir, plus de cinquante mille escus de rente, qui est mort necessiteux et accablé de debtes, aagé de plus de cinquante ans, sa mere en son extreme decrepitude, jouyssant encore de tous ses biens par l'ordonnance du pere, qui avoit de sa part vescu pres de quatre vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouve−je peu d'advancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d'aller chercher une femme qui le charge d'un grand dot ; il n'est point de debte estrangere qui apporte plus de ruyne aux maisons : mes predecesseurs ont communement suyvi ce conseil bien à propos, et moy aussi. Mais ceux qui nous desconseillent les femmes riches, de peur qu'elles soyent moins traictables et recognoissantes, se trompent, de faire perdre quelque reelle commodité, pour une si frivole conjecture. A une femme desraisonnable, il ne couste non plus de passer par dessus une raison, que par dessus une autre. Elles s'ayment le mieux où elles ont plus de tort. L'injustice les alleche : comme les bonnes, l'honneur de leurs actions vertueuses : Et en sont debonnaires d'autant plus, qu'elles sont plus riches : comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu'elles sont belles. C'est raison de laisser l'administration des affaires aux meres pendant que les enfans ne sont pas en l'aage selon les loix pour en manier la charge : mais le pere les a bien mal nourris, s'il ne peut esperer qu'en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, veu l'ordinaire foiblesse du sexe. Bien seroit−il toutesfois à la verité plus contre nature, de faire despendre les meres de la discretion de leurs enfans. On leur doit donner largement, dequoy maintenir leur estat selon la condition de leur maison et de leur aage, d'autant que la necessité et l'indigence est beaucoup plus mal seante et mal−aisée à supporter à elles qu'aux masles : il faut plustost en charger les enfans que la mere. En general, la plus saine distribution de noz biens en mourant, me semble estre, les laisser distribuer à l'usage du païs. Les loix y ont mieux pensé que nous : et vaut mieux les laisser faillir en leur eslection, que de nous hazarder de faillir temerairement en la nostre. Ils ne sont pas proprement nostres, puis que d'une prescription civile et sans nous, ils sont destinez à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté audelà, je tien qu'il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire oster à un, ce que sa fortune luy avoit acquis, et à quoy la justice commune l'appelloit : et que c'est abuser contre raison de cette liberté, d'en servir noz fantasies frivoles et privées. Mon sort m'a faict grace, de ne m'avoir presenté des occasions qui me peussent tenter, et divertir mon affection de la commune et legitime ordonnance. J'en voy, envers qui c'est temps perdu d'employer un long soin de bons offices. Un mot receu de mauvais biais efface le merite de dix CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II ans. Heureux, qui se trouve à point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l'emporte, non pas les meilleurs et plus frequents offices, mais les plus recents et presents font l'operation. Ce sont gents qui se jouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou chastier chaque action de ceux qui y pretendent interest. C'est chose de trop longue suitte, et de trop de poids, pour estre ainsi promenée à chasque instant : et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardans sur tout à la raison et observance publique. Nous prenons un peu trop à coeur ces substitutions masculines : et proposons une eternité ridicule à noz noms. Nous poisons aussi trop les vaines conjectures de l'advenir, que nous donnent les esprits puerils. A l'adventure eust on faict injustice, de me deplacer de mon rang, pour avoir esté le plus lourd et plombé, le plus long et desgousté en ma leçon, non seulement que tous mes freres, mais que tous les enfans de ma province : soit leçon d'exercice d'esprit, soit leçon d'exercice de corps. C'est follie de faire des triages extraordinaires, sur la foy de ces divinations, ausquelles nous sommes si souvent trompez. Si on peut blesser cette regle, et corriger les destinées aux chois qu'elles ont faict de noz heritiers, on le peut avec plus d'apparence, en consideration de quelque remarquable et enorme difformité corporelle : vice constant inamandable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d'important prejudice. Le plaisant dialogue du legislateur de Platon, avec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment donc, disent ils sentans leur fin prochaine, ne pourrons nous point disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira ? O Dieux, quelle cruauté ! Qu'il ne nous soit loisible, selon que les nostres nous auront servy en noz maladies, en nostre vieillesse, en noz affaires, de leur donner plus et moins selon noz fantasies ! A quoy le legislateur respond en cette maniere : Mes amis, qui avez sans doubte bien tost à mourir, il est mal−aisé, et que vous vous cognoissiez, et que vous cognoissiez ce qui est à vous, suivant l'inscription Delphique. Moy, qui fay les loix, tien, que ny vous n'estes à vous, ny n'est à vous ce que vous jouyssez. Et voz biens et vous, estes à vostre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et vostre famille et voz biens. Parquoy de peur que quelque flatteur en vostre vieillesse ou en vostre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament injuste, je vous engarderay. Mais ayant respect et à l'interest universel de la cité, et à celuy de vostre maison, j'establiray des loix, et feray sentir, comme de raison, que la commodité particuliere doit ceder à la commune. Allez vous en joyeusement où la necessité humaine vous appelle. C'est à moy, qui ne regarde pas l'une chose plus que l'autre, qui autant que je puis, me soingne du general, d'avoir soucy de ce que vous laissez. Revenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu'il naist rarement des femmes à qui la maistrise soit deuë sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n'est pour le chastiment de ceux, qui par quelque humeur fiebvreuse, se sont volontairement soubsmis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, dequoy nous parlons icy. C'est l'apparence de cette consideration, qui nous a faict forger et donner pied si volontiers, à cette loy, que nul ne veit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n'est guere Seigneurie au monde, où elle ne s'allegue, comme icy, par une vray−semblance de raison qui l'authorise : mais la fortune luy a donné plus de credit en certains lieux qu'aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de nostre succession, selon le choix qu'elles feront des enfans, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appetit desreglé et goust malade, qu'elles ont au temps de leurs groisses, elles l'ont en l'ame, en tout temps. Communement on les void s'addonner aux plus foibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encores au col. Car n'ayans point assez de force de discours, pour choisir et embrasser ce qui le vault, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions de nature sont plus seules : comme les animaux qui n'ont cognoissance de leurs petits, que pendant qu'ils tiennent à leurs mammelles. Au demeurant il est aisé à voir par experience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d'authorité, a les racines bien foibles. Pour un fort leger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfans d'entre les bras des meres, et leur faisons prendre les nostres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chetive nourrisse, à qui nous ne voulons pas commettre les nostres, ou à quelque chevre ; CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II leur deffendant non seulement de les allaiter, quelque danger qu'ils en puissent encourir : mais encore d'en avoir aucun soin, pour s'employer du tout au service des nostres. Et voit−on en la plus part d'entre elles, s'engendrer bien tost par accoustumance un' affection bastarde, plus vehemente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfans empruntez, que des leurs propres. Et ce que j'ay parlé des chevres, c'est d'autant qu'il est ordinaire autour de chez moy, de voir les femmes de village, lors qu'elles ne peuvent nourrir les enfans de leurs mammelles, appeller des chevres à leurs secours. Et j'ay à cette heure deux lacquais, qui ne tetterent jamais que huict jours laict de femmes. Ces chevres sont incontinent duites à venir allaicter ces petits enfans, recognoissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en presente un autre que leur nourrisson, elles le refusent, et l'enfant en fait de mesme d'une autre chevre. J'en vis un l'autre jour, à qui on osta la sienne, par ce que son pere ne l'avoit qu'empruntée d'un sien voisin, il ne peut jamais s'adonner à l'autre qu'on luy presenta, et mourut sans doute, de faim. Les bestes alterent et abbastardissent aussi aisément que nous, l'affection naturelle. Je croy qu'en ce que recite Herodote de certain destroit de la Lybie, il y a souvent du mesconte : il dit qu'on s'y mesle aux femmes indifferemment : mais que l'enfant ayant force de marcher, trouve son pere celuy, vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas. Or à considerer cette simple occasion d'aymer noz enfans, pour les avoir engendrez, pour laquelle nous les appellons autres nous mesmes : il semble qu'il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommendation. Car ce que nous engendrons par l'ame, les enfantemens de nostre esprit, de nostre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nostres. Nous sommes pere et mere ensemble en cette generation : ceux−cy nous coustent bien plus cher, et nous apportent plus d'honneur, s'ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfans, est beaucoup plus leur, que nostre : la part que nous y avons est bien legere : mais de ceux−cy, toute la beauté, toute la grace et prix est nostre. Par ainsin ils nous representent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon adjouste, que ce sont icy des enfants immortels, qui immortalisent leurs peres, voire et les deïfient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les Histoires estants pleines d'exemples de cette amitié commune des peres envers les enfans, il ne m'a pas semblé hors de propos d'en trier aussi quelqu'un de cette−cy. Heliodorus ce bon Evesque de Tricea, ayma mieux perdre la dignité, le profit, la devotion d'une prelature si venerable, que de perdre sa fille : fille qui dure encore bien gentille : mais à l'adventure pourtant un peu trop curieusement et mollement goderonnée pour fille Ecclesiastique et Sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut un Labienus à Rome, personnage de grande valeur et authorité, et entre autres qualitez, excellent en toute sorte de literature, qui estoit, ce croy−je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent soubs Cæsar en la guerre des Gaules, et qui depuis s'estant jetté au party du grand Pompeius, s'y maintint si valeureusement jusques à ce que Cæsar le deffit en Espagne. Ce Labienus dequoy je parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et comme il est vray−semblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles, qu'il retenoit encore contre la tyrannie, desquelles il est croiable qu'il avoit teint ses escrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtindrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages qu'il avoit mis en lumiere, à estre bruslés. Ce fut par luy que commença ce nouvel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les escrits mesmes, et les estudes. Il n'y avoit point assez de moyen et matiere de cruauté, si nous n'y meslions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la reputation et les inventions de nostre esprit : et si nous n'allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monumens des Muses. Or Labienus ne peut souffrir cette perte, ny de survivre à cette sienne si chere geniture ; il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancestres, là où il pourveut tout d'un train à se tuer et à s'enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus vehemente affection CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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Les Essais − Livre II paternelle que celle−là. Cassius Severus, homme tres−eloquent et son familier, voyant brusler ses livres, crioit que par mesme sentence on le devoit quant et quant condamner à estre bruslé tout vif, car il portoit et conservoit en sa memoire ce qu'ils contenoient. Pareil accident advint à Greuntius Cordus accusé d'avoir en ses livres loué Brutus et Cassius. Ce Senat vilain, servile, et corrompu, et digne d'un pire maistre que Tibere, condamna ses escrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus estant jugé par ce coquin Neron ; sur les derniers traits de sa vie, comme la pluspart du sang fut desja escoulé par les veines des bras, qu'il s'estoit faictes tailler à son medecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extremitez de ses membres, et commençast à s'approcher des parties vitales ; la derniere chose qu'il eut en sa memoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu'il recitoit, et mourut ayant ceste derniere voix en la bouche. Cela qu'estoit−ce, qu'un tendre et paternel congé qu'il prenoit de ses enfans ; representant les a−dieux et les estroits embrassemens que nous donnons aux nostres en mourant ; et un effet de cette naturelle inclination, qui r'appelle en nostre souvenance en cette extremité, les choses, que nous avons eu les plus cheres pendant nostre vie ? Pensons nous qu'Epicurus qui en mourant tourmenté, comme il dit, des extremes douleurs de la cholique, avoit toute sa consolation en sa beauté de la doctrine qu'il laissoit au monde, eust receu autant de contentement d'un nombre d'enfans bien nais et bien eslevez, s'il en eust eu, comme il faisoit de la production de ses riches escrits ? et que s'il eust esté au chois de laisser apres luy un enfant contrefaict et mal nay, ou un livre sot et inepte, il ne choisist plustost, et non luy seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d'encourir le premier mal'heur que l'autre ? Ce seroit à l'adventure impieté en Sainct Augustin (pour exemple) si d'un costé on luy proposoit d'enterrer ses escrits, dequoy nostre religion reçoit un si grand fruict, ou d'enterrer ses enfans au cas qu'il en eust, s'il n'aymoit mieux enterrer ses enfans. Et je ne sçay si je n'aymerois pas mieux beaucoup en avoir produict un parfaictement bien formé, de l'accointance des Muses, que de l'accointance de ma femme. A cettuy−cy tel qu'il est, ce que je donne, je le donne purement et irrevocablement, comme on donne aux enfans corporels. Ce peu de bien, que je luy ay faict, il n'est plus en ma disposition. Il peut sçavoir assez de choses que je ne sçay plus, et tenir de moy ce que je n'ay point retenu : et qu'il faudroit que tout ainsi qu'un estranger, j'empruntasse de luy, si besoin m'en venoit. Si je suis plus sage que luy, il est plus riche que moy. Il est peu d'hommes addonnez à la poësie, qui ne se gratifiassent plus d'estre peres de l'Eneide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l'une perte que l'autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le poëte est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire, qu'Epaminondas qui se vantoit de laisser pour toute posterité des filles qui feroyent un jour honneur à leur pere (c'estoyent les deux nobles victoires qu'il avoit gaigné sur les Lacedemoniens) eust volontiers consenty d'eschanger celle−là, aux plus gorgiases de toute la Grece : ou qu'Alexandre et Cæsar ayent jamais souhaité d'estre privez de la grandeur de leurs glorieux faicts de guerre, pour la commodité d'avoir des enfans et heritiers, quelques parfaicts et accompliz qu'ils peussent estre. Voire je fay grand doubte que Phidias ou autre excellent statuaire, aymast autant la conservation et la durée de ses enfans naturels, comme il feroit d'une image excellente, qu'avec long travail et estude il auroit parfaite selon l'art. Et quant à ces passions vitieuses et furieuses, qui ont eschauffé quelque fois les peres à l'amour de leurs filles, ou les meres envers leurs fils, encore s'en trouve−il de pareilles en cette autre sorte de parenté : Tesmoing ce que lon recite de Pygmalion, qu'ayant basty une statue de femme de beauté singuliere, il devint si esperduement espris de l'amour forcené de ce sien ouvrage, qu'il falut, qu'en faveur de sa rage les dieux la luy vivifiassent : Tentatum mollescit ebur, positóque rigore Subsidit digitis. CHAPITRE VIII De l'affection des peres aux enfans A Madame d'Estissac.

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CHAPITRE IX Des armes des Parthes C'EST une façon vitieuse de la noblesse de nostre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d'une extreme necessité : et s'en descharger aussi tost qu'il y a tant soit peu d'apparence, que le danger soit esloigné : D'où il survient plusieurs desordres : car chacun criant et courant à ses armes, sur le point de la charge, les uns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs compaignons sont desja rompus. Nos peres donnoient leur salade, leur lance, et leurs gantelets à porter, et n'abandonnoient le reste de leur equippage, tant que la courvée duroit. Nos trouppes sont à ceste heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage et des valets qui ne peuvent esloigner leurs maistres, à cause de leurs armes. Tite Live parlant des nostres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. Plusieurs nations vont encore et alloient anciennement à la guerre sans se couvrir : ou se couvroient d'inutiles defences. Tegmina queis capitum raptus de subere cortex. Alexandre le plus hazardeux Capitaine qui fut jamais, s'armoit fort rarement : Et ceux d'entre nous qui les mesprisent n'empirent pour cela de guere leur marché. S'il se voit quelqu'un tué par le defaut d'un harnois, il n'en est guere moindre nombre, que l'empeschement des armes a faict perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissez et rompus, ou par un contre−coup, ou autrement. Car il semble, à la verité, à voir le poix des nostres et leur espesseur, que nous ne cherchons qu'à nous deffendre, et en sommes plus chargez que couvers. Nous avons assez à faire à en soustenir le faix, entravez et contraints, comme si nous n'avions à combattre que du choq de nos armes : Et comme si nous n'avions pareille obligation à les deffendre, qu'elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsin armez pour se maintenir seulement, n'ayans moyen ny d'offencer ny d'estre offencez, ny de se relever abbatus. Lucullus voyant certains hommes d'armes Medois, qui faisoient front en l'armée de Tigranes, poisamment et malaisément armez, comme dans une prison de fer, print de là opinion de les deffaire aisément, et par eux commença sa charge et sa victoire. Et à present que nos mousquetaires sont en credit, je croy qu'on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garentir, et nous faire trainer à la guerre enfermez dans des bastions, comme ceux que les anciens faisoyent porter à leurs elephans. Ceste humeur est bien esloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu'ils avoyent semé des chausse−trapes soubs l'eau à l'endroit du fossé, par où ceux d'une ville qu'il assiegeoit, pouvoient faire des sorties sur luy : disant que ceux qui assailloient, devoient penser à entreprendre, non pas à craindre : Et craignoit avec raison que ceste provision endormist leur vigilance à se garder. Il dict aussi à un jeune homme, qui luy faisoit monstre de son beau bouclier : Il est vrayement beau, mon fils, mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre, qu'en la gauche. Or il n'est que la coustume, qui nous rende insupportable la charge de nos armes. L'husbergo in dosso haveano, et l'elmo in testa, CHAPITRE IX Des armes des Parthes

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Les Essais − Livre II Due di quelli guerrier d'i quali io canto. Ne notte o di doppo ch'entraro in questa Stanza, gl'haveanó mai mesi da canto, Che facile a portar comme la vesta Era lor, perche in uso l'avean tanto. L'Empereur Caracalla alloit par païs à pied armé de toutes pieces, conduisant son armée. Les pietons Romains portoient non seulement le morion, l'espée, et l'escu : car quant aux armes, dit Cicero, ils estoient si accoustumez à les avoir sur le dos, qu'elles ne les empeschoient non plus que leurs membres : arma enim, membra militis esse dicunt. Mais quant et quant encore, ce qu'il leur falloit de vivres, pour quinze jours, et certaine quantité de paux pour faire leurs rempars, jusques à soixante livres de poix. Et les soldats de Marius ainsi chargez, marchant en bataille, estoient duits à faire cinq lieuës en cinq heures, et six s'il y avoit haste. Leur discipline militaire estoit beaucoup plus rude que la nostre : aussi produisoit elle de bien autres effects. Le jeune Scipion reformant son armée en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuit. Ce traict est merveilleux à ce propos, qu'il fut reproché à un soldat Lacedemonien, qu'estant à l'expedition d'une guerre, on l'avoit veu soubs le couvert d'une maison : ils estoient si durcis à la peine, que c'estoit honte d'estre veu soubs un autre toict que celuy du ciel, quelque temps qu'il fist. Nous ne menerions guere loing nos gens à ce prix là. Au demeurant Marcellinus, homme nourry aux guerres Romaines, remerque curieusement la façon que les Parthes avoyent de s'armer, et la remerque d'autant qu'elle estoit esloignée de la Romaine. Ils avoyent, dit−il, des armes tissuës en maniere de petites plumes, qui n'empeschoient pas le mouvement de leur corps : et si estoient si fortes que nos dards rejallissoient venans à les hurter (ce sont les escailles, dequoy nos ancestres avoient fort accoustumé de se servir) Et en un autre lieu : Ils avoient, dit−il, leurs chevaux fors et roides, couverts de gros cuir, et eux estoient armez de cap à pied, de grosses lames de fer, rengées de tel artifice, qu'à l'endroit des jointures des membres elles prestoient au mouvement. On eust dict que c'estoient des hommes de fer : car ils avoient des accoustremens de teste si proprement assis, et representans au naturel la forme et parties du visage, qu'il n'y avoit moyen de les assener que par des petits trous ronds, qui respondoient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumiere, et par des fentes, qui estoient à l'endroict des naseaux, par où ils prenoyent assez malaisément haleine, Flexilis inductis animatur lamina membris, Horribilis visu, credas simulacra moveri Ferrea, cognatóque viros spirare metallo. Par vestitus equis, ferrata fronte minantur, Ferratosque movent securi vulneris armos. Voila une description, qui retire bien fort à l'equippage d'un homme d'armes François, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius fit faire pour luy, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fust pres de luy, à chacun un harnois complet du poids de six vingts livres, là où les communs harnois n'en pesoient que soixante. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE X Des livres

CHAPITRE X Des livres

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Les Essais − Livre II JE ne fay point de doute, qu'il ne m'advienne souvent de parler de choses, qui sont mieux traictées chez les maistres du mestier, et plus veritablement. C'est icy purement l'essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises : Et qui me surprendra d'ignorance, il ne fera rien contre moy : car à peine respondroy−je à autruy de mes discours, qui ne m'en responds point à moy, ny n'en suis satisfaict. Qui sera en cherche de science, si la pesche où elle se loge : il n'est rien dequoy je face moins de profession. Ce sont icy mes fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy : elles me seront à l'adventure connues un jour, ou l'ont autresfois esté, selon que la fortune m'a peu porter sur les lieux, où elles estoient esclaircies. Mais il ne m'en souvient plus. Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle retention. Ainsi je ne pleuvy aucune certitude, si ce n'est de faire connoistre jusques à quel poinct monte pour ceste heure, la connoissance que j'en ay. Qu'on ne s'attende pas aux matieres, mais à la façon que j'y donne. Qu'on voye en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir dequoy rehausser ou secourir proprement l'invention, qui vient tousjours de moy. Car je fay dire aux autres, non à ma teste, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par foiblesse de mon langage, ou par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s'en faut, de noms si fameux et anciens, qu'ils me semblent se nommer assez sans moy. Ez raisons, comparaisons, argumens, si j'en transplante quelcun en mon solage, et confons aux miens, à escient j'en cache l'autheur, pour tenir en bride la temerité de ces sentences hastives, qui se jettent sur toute sorte d'escrits : notamment jeunes escrits, d'hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de mesmes. Je veux qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J'aimeray quelqu'un qui me sçache deplumer : je dy par clairté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moy, qui, à faute de memoire, demeure court tous les coups, à les trier, par recognoissance de nation, sçay tresbien connoistre, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches, que j'y trouve semées, et que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. De cecy suis−je tenu de respondre, si je m'empesche moy−mesme, s'il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point, ou que je ne soye capable de sentir en me le representant. Car il eschappe souvent des fautes à nos yeux : mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir appercevoir, lors qu'un autre nous les descouvre. La science et la verité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi estre sans elles : voire la reconnoissance de l'ignorance est l'un des plus beaux et plus seurs tesmoignages de jugement que je trouve. Je n'ay point d'autre sergent de bande, à renger mes pieces, que la fortune. A mesme que mes resveries se presentent, je les entasse : tantost elles se pressent en foule, tantost elles se trainent à la file. Je veux qu'on voye mon pas naturel et ordinaire ainsi detraqué qu'il est. Je me laisse aller comme je me trouve. Aussi ne sont ce point icy matieres, qu'il ne soit pas permis d'ignorer, et d'en parler casuellement et temerairement. Je souhaiterois avoir plus parfaicte intelligence des choses, mais je ne la veux pas achepter si cher qu'elle couste. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n'est rien pourquoy je me vueille rompre la teste : non pas pour la science, de quelque grand prix qu'elle soit. Je ne cherche aux livres qu'à my donner du plaisir par un honneste amusement : ou si j'estudie, je n'y cherche que la science, qui traicte de la connoissance de moy−mesmes, et qui m'instruise à bien mourir et à bien vivre. Has meus ad metas sudet oportet equus.

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Les Essais − Livre II Les difficultez, si j'en rencontre en lisant, je n'en ronge pas mes ongles : je les laisse là, apres leur avoir faict une charge ou deux. Si je m'y plantois, je m'y perdrois, et le temps : car j'ay un esprit primsautier : Ce que je ne voy de la premiere charge, je le voy moins en m'y obstinant. Je ne fay rien sans gayeté : et la continuation et contention trop ferme esblouït mon jugement, l'attriste, et le lasse. Ma veuë s'y confond, et s'y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l'y remette à secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de l'escarlatte, on nous ordonne de passer les yeux pardessus, en la parcourant à diverses veuës, soudaines reprinses et reiterées. Si ce livre me fasche, j'en prens un autre, et ne m'y addonne qu'aux heures, où l'ennuy de rien faire commence à me saisir. Je ne me prens gueres aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ny aux Grecs, par ce que mon jugement ne sçait pas faire ses besoignes d'une puerile et apprantisse intelligence. Entre les livres simplement plaisans, je trouve des modernes, le Decameron de Boccace, Rabelays, et les Baisers de Jean second (s'il les faut loger sous ce tiltre) dignes qu'on s'y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d'escrits, ils n'ont pas eu le credit d'arrester seulement mon enfance. Je diray encore cecy, ou hardiment, ou temerairement, que ceste vieille ame poisante, ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l'Arioste, mais encores au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions, qui m'ont ravy autresfois, à peine m'entretiennent elles à ceste heure. Je dy librement mon advis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l'adventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement estre de ma jurisdiction. Ce que j'en opine, c'est aussi pour declarer la mesure de ma veuë, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégousté de l'Axioche de Platon, comme d'un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s'en croit pas : Il n'est pas si outrecuidé de s'opposer à l'authorité de tant d'autres fameux jugemens anciens : qu'il tient ses regens et ses maistres : et avecq lesquels il est plustost content de faillir : Il s'en prend à soy, et se condamne, ou de s'arrester à l'escorce, ne pouvant penetrer jusques au fonds : ou de regarder la chose par quelque faux lustre : Il se contente de se garentir seulement du trouble et du desreiglement : quant à sa foiblesse, il la reconnoist, et advoüe volontiers. Il pense donner juste interpretation aux apparences, que sa conception luy presente : mais elles sont imbecilles et imparfaictes. La plus part des fables d'Esope ont plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage, qui quadre bien à la fable : mais pour la pluspart, ce n'est que le premier visage et superficiel : il y en a d'autres plus vifs, plus essentiels et internes, ausquels ils n'ont sçeu penetrer : voyla comme j'en fay. Mais pour suyvre ma route : il ma tousjours semblé, qu'en la poësie, Virgile, Lucrece, Catulle, et Horace, tiennent de bien loing le premier rang : et signamment Virgile en ses Georgiques, que j'estime le plus accomply ouvrage de la Poësie : à comparaison duquel on peut reconnoistre aysément qu'il y a des endroicts de l'Æneide, ausquels l'autheur eust donné encore quelque tour de pigne s'il en eust eu loisir : Et le cinquiesme livre en l'Æneide me semble le plus parfaict. J'ayme aussi Lucain, et le practique volontiers, non tant pour son stile, que pour sa valeur propre, et verité de ses opinions et jugemens. Quant au bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l'ame, et la condition de nos moeurs : à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis lire si souvent que je n'y trouve quelque beauté et grace nouvelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignoient, dequoy aucuns luy comparoient Lucrece. Je suis d'opinion, que c'est à la verité une comparaison inegale : mais j'ay bien à faire à me r'asseurer en ceste creance, quand je me treuve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrece. S'ils se piquoient de ceste comparaison, que diroient ils de la bestise et stupidité barbaresque, de ceux qui luy comparent à ceste heure Arioste : et qu'en diroit Arioste luy−mesme ? O seclum insipiens et infacetum.

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Les Essais − Livre II J'estime que les anciens avoient encore plus à se plaindre de ceux qui apparioient Plaute à Terence (cestuy−cy sent bien mieux son Gentil−homme) que Lucrece à Virgile. Pour l'estimation et preference de Terence, fait beaucoup, que le pere de l'eloquence Romaine la si souvent en la bouche, seul de son reng : et la sentence, que le premier juge des poëtes Romains donne de son compagnon. Il m'est souvent tombé en fantasie, comme en nostre temps, ceux qui se meslent de faire des comedies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) employent trois ou quatre argumens de celles de Terence, ou de Plaute, pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comedie, cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matiere, c'est la deffiance qu'ils ont de se pouvoir soustenir de leurs propres graces. Il faut qu'ils trouvoit un corps où s'appuyer : et n'ayans pas du leur assez dequoy nous arrester, ils veulent que le conte nous amuse. Il en va de mon autheur tout au contraire : les perfections et beautez de sa façon de dire, nous font perdre l'appetit de son subject. Sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout. Il est par tout si plaisant, Liquidus puróque simillimus amni, et nous remplit tant l'ame de ses graces, que nous en oublions celles de sa fable. Ceste mesme consideration me tire plus avant. Je voy que les bons et anciens Poëtes ont evité l'affectation et la recherche, non seulement des fantastiques elevations Espagnoles et Petrarchistes, mais des pointes mesmes plus douces et plus retenues, qui sont l'ornement de tous les ouvrages Poëtiques des siecles suyvans. Si n'y a il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n'admire plus sans comparaison, l'egale polissure et cette perpetuelle douceur et beauté fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les esguillons, dequoy Martial esguise la queuë des siens. C'est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy, minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia successerat. Ces premiers là, sans s'esmouvoir et sans se picquer se font assez sentir : ils ont dequoy rire par tout, il ne faut pas qu'ils se chatouillent : ceux−cy ont besoing de secours estranger : à mesure qu'ils ont moins d'esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval par ce qu'ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu'en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent escole, pour ne pouvoir representer le port et la decence de nostre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts perilleux, et autres mouvemens estranges et basteleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses descoupeures et agitation de corps, qu'en certaines autres danses de parade, où elles n'ont simplement qu'à marcher un pas naturel, et representer un port naïf et leur grace ordinaire. Et comme j'ay veu aussi les badins excellens, vestus en leur à tous les jours, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentifs, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s'enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvemens de grimaces sauvages, pour nous apprester à rire. Ceste mienne conception se reconnoist mieux qu'en tout autre lieu, en la comparaison de l'Æneide et du Furieux. Celuy−là on le voit aller à tire d'aisle, d'un vol haut et ferme, suyvant tousjours sa poincte : cestuy−cy voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en brancde, ne se fiant à ses aisles, que pour une bien courte traverse : et prendre pied à chasque bout de champ, de peur que l'haleine et la force luy faille, Excursúsque breves tentat. Voyla donc quant à ceste sorte de subjects, les autheurs qui me plaisent le plus. Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprens à renger mes opinions et conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François, et Seneque. Ils ont tous deux ceste notable commodité pour mon humeur, que la science que j'y cherche, y est traictée à pieces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un long travail, dequoy je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Epistres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs escrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprinse pour m'y mettre, et les quitte où il me plaist. Car elles n'ont point de suite et dependance des unes aux autres. Ces autheurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vrayes : comme aussi leur fortune les fit naistre environ mesme siecle : tous deux precepteurs de deux Empereurs CHAPITRE X Des livres

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Les Essais − Livre II Romains : tous deux venus de pays estranger : tous deux riches et puissans. Leur instruction est de la cresme de la philosophie, et presentée d'une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus ondoyant et divers. Cettuy−cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la foiblesse, la crainte, et les vitieux appetis : l'autre semble n'estimer pas tant leur effort, et desdaigner d'en haster son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la societé civile : l'autre les a Stoïques et Epicurienes, plus esloignées de l'usage commun, mais selon moy plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paroist en Seneque qu'il preste un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens pour certain, que c'est d'un jugement forcé, qu'il condamne la cause de ces genereux meurtriers de Cæsar : Plutarque est libre par tout. Seneque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celuy là vous eschauffe plus, et vous esmeut, cestuy−cy vous contente d'avantage, et vous paye mieux : il nous guide, l'autre nous pousse. Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez luy à mon desseing, ce sont ceux qui traittent de la philosophie, specialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis qu'on a franchi les barrieres de l'impudence, il n'y a plus de bride) sa façon d'escrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses prefaces, definitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu'il y a de vif et de moüelle, est estouffé par ces longueries d'apprets. Si j'ay employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy, et que je r'amentoive ce que j'en ay tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n'y treuve que du vent : car il n'est pas encor venu aux argumens, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche. Pour moy, qui ne demande qu'à devenir plus sage, non plus sçavant ou eloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristoteliques ne sont pas à propos. Je veux qu'on commence par le dernier poinct : j'entens assez que c'est que mort, et volupté, qu'on ne s'amuse pas à les anatomizer. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d'arrivée, qui m'instruisent à en soustenir l'effort. Ny les subtilitez grammairiennes, ny l'ingenieuse contexture de parolles et d'argumentations, n'y servent : Je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doubte : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l'escole, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d'heure apres, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsin aux juges, qu'on veut gaigner à tort ou à droit, aux enfans, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu'on s'employe à me rendre attentif, et qu'on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Heraux. Les Romains disoyent en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nostre, Sursum corda, ce sont autant de parolles perdues pour moy. J'y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d'alechement, ny de saulse : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m'esguiser l'appetit par ces preparatoires et avant−jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m'excusera elle de ceste sacrilege audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesme, estouffans par trop sa matiere ? Et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et preparatoires, un homme, qui avoit tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m'excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage. Je demande en general les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n'ont point de Hoc age, ils veulent avoir à faire à gens qui s'en soyent advertis eux mesmes : ou s'ils en ont, c'est un, Hoc age, substantiel et qui a son corps à part. Je voy aussi volontiers les Epistres ad Atticum, non seulement par ce qu'elles contiennent une tresample instruction de l'Histoire et affaires de son temps : mais beaucoup plus pour y descouvrir ses humeurs privées. Car j'ay une singuliere curiosité, comme j'ay dict ailleurs, de connoistre l'ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs moeurs, ny eux par ceste monstre de leurs escris, qu'ils étalent au theatre du monde. J'ay mille fois regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avoit escrit de la vertu : car il fait bel apprendre la theorique de ceux qui sçavent bien la practique. Mais d'autant que c'est autre chose le presche, que le prescheur : j'ayme bien autant voir Brutus chez Plutarque, CHAPITRE X Des livres

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Les Essais − Livre II que chez luy−mesme. Je choisiroy plustost de sçavoir au vray les devis qu'il tenoit en sa tente, à quelqu'un de ses privez amis, la veille d'une bataille, que les propos qu'il tint le lendemain à son armée : et ce qu'il faisoit en son cabinet et en sa chambre, que ce qu'il faisoit emmy la place et au Senat. Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n'y avoit pas beaucoup d'excellence en son ame : il estoit bon citoyen, d'une nature debonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gosseurs, tel qu'il estoit, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avoit sans mentir beaucoup. Et si ne sçay comment l'excuser d'avoir estimé sa poësie digne d'estre mise en lumiere : Ce n'est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais c'est imperfection de n'avoir pas senty combien ils estoyent indignes de la gloire de son nom. Quant à son eloquence, elle est du tout hors de comparaison, je croy que jamais homme ne l'egalera. Le jeune Cicero, qui n'a ressemblé son pere que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs estrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero s'informa qui il estoit à l'un de ses gents, qui luy dit son nom : mais comme celuy qui songeoit ailleurs, et qui oublioit ce qu'on luy respondoit, il le luy redemanda encore dépuis deux ou trois fois : le serviteur pour n'estre plus en peine de luy redire si souvent mesme chose, et pour le luy faire cognoistre par quelque circonstance, C'est, dit−il, ce Cæstius de qui on vous a dict, qu'il ne fait pas grand estat de l'eloquence de vostre pere au prix de la sienne : Cicero s'estant soudain picqué de cela, commanda qu'on empoignast ce pauvre Cæstius, et le fit tres−bien fouëter en sa presence : voyla un mal courtois hoste. Entre ceux mesmes, qui ont estimé toutes choses contées ceste sienne eloquence incomparable, il y en a eu, qui n'ont pas laissé d'y remerquer des fautes : Comme ce grand Brutus son amy, disoit que c'estoit une eloquence cassée et esrenée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siecle, reprenoyent aussi en luy, ce curieux soing de certaine longue cadance, au bout de ses clauses, et notoient ces mots, esse videatur, qu'il y employe si souvent. Pour moy, j'ayme mieux une cadance qui tombe plus court, coupée en yambes. Si mesle il par fois bien rudement ses nombres, mais rarement. J'en ay remerqué ce lieu à mes aureilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisans et aysez : et quant et quant l'homme en general, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu : la varieté et verité de ses conditions internes, en gros et en detail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui escrivent les vies, d'autant qu'ils s'amusent plus aux conseils qu'aux evenemens : plus à ce qui part du dedans, qu'à ce qui arrive au dehors : ceux là me sont plus propres. Voyla pourquoy en toutes sortes, c'est mon homme que Plutarque. Je suis bien marry que nous n'ayons une douzaine de Laërtius, ou qu'il ne soit plus estendu, ou plus entendu : Car je suis pareillement curieux de cognoistre les fortunes et la vie de ces grands precepteurs du monde, comme de cognoistre la diversité de leurs dogmes et fantasies. En ce genre d'estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d'autheurs et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses, dequoy diversement ils traictent. Mais Cæsar singulierement me semble meriter qu'on l'estudie, non pour la science de l'Histoire seulement, mais pour luy mesme : tant il a de perfection et d'excellence par dessus tous les autres : quoy que Salluste soit du nombre. Certes je lis cet autheur avec un peu plus de reverence et de respect, qu'on ne lit les humains ouvrages : tantost le considerant luy−mesme par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantost la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l'adventure Cicero mesme : Avec tant de syncerité en ses jugemens, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, dequoy il veut couvrir sa mauvaise cause, et l'ordure de sa pestilente ambition, je pense qu'en cela seul on y puisse trouver à redire, qu'il a esté trop espargnant à parler de soy : car tant de grandes choses ne peuvent avoir esté executées par luy, qu'il n'y soit allé beaucoup plus du sien, qu'il n'y en met. J'ayme les Historiens, ou fort simples, ou excellens : Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin, et la diligence de r'amasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes choses, sans chois et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la cognoissance de la verité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise CHAPITRE X Des livres

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Les Essais − Livre II d'une si franché naïfveté, qu'ayant faict une faute, il ne craint aucunement de la recognoistre et corriger, en l'endroit, où il en a esté adverty : et qui nous represente la diversité mesme des bruits qui couroyent, et les differens rapports qu'on luy faisoit. C'est la matiere de l'Histoire nuë et informe : chacun en peut faire son profit autant qu'il à d'entendement. Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d'estre sçeu, peuvent trier de deux rapports celuy qui est plus vray−semblable : de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l'authorité de regler nostre creance à la leur : mais certes cela n'appartient à gueres de gens. Ceux d'entre−deux (qui est la plus commune façon) ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger et par consequent d'incliner l'Histoire à leur fantasie : car depuis que le jugement pend d'un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprenent de choisir les choses dignes d'estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmettent pour choses incroyables celles qu'ils n'entendent pas : et peut estre encore telle chose pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu'ils estalent hardiment leur eloquence et leur discours : qu'ils jugent à leur poste, mais qu'ils nous laissent aussi dequoy juger apres eux : et qu'ils n'alterent ny dispensent par leurs racourcimens et par leur choix, rien sur le corps de la matiere : ains qu'ils nous la r'envoyent pure et entiere en toutes ses dimensions. Le plus souvent on trie pour ceste charge, et notamment en ces siecles icy, des personnes d'entre le vulgaire, pour ceste seule consideration de sçavoir bien parler : comme si nous cherchions d'y apprendre la grammaire : et eux ont raison n'ayans esté gagez que pour cela, et n'ayans mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de ceste partie. Ainsin à force beaux mots ils nous vont patissant une belle contexture des bruits, qu'ils ramassent és carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles, qui ont esté escrites par ceux mesmes qui commandoient aux affaires, ou qui estoient participans à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d'en conduire d'autres de mesme sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. Car plusieurs tesmoings oculaires ayans escrit de mesme subject (comme il advenoit en ce temps là, que la grandeur et le sçavoir se rencontroient communement) s'il y a de la faute, elle doit estre merveilleusement legere, et sur un accident fort doubteux. Que peut on esperer d'un medecin traictant de la guerre, ou d'un escholier traictant les desseins des Princes ? Si nous voulons remerquer la religion, que les Romains avoient en cela, il n'en faut que cet exemple : Asinius Pollio trouvoit és histoires mesme de Cæsar quelque mesconte, en quoy il estoit tombé, pour n'avoir peu jetter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir creu les particuliers, qui luy rapportoient souvent des choses non assez verifiées, ou bien pour n'avoir esté assez curieusement adverty par ses Lieutenans des choses, qu'ils avoient conduites en son absence. On peut voir par là, si ceste recherche de la verité est delicate, qu'on ne se puisse pas fier d'un combat à la science de celuy, qui y a commandé ; ny aux soldats, de ce qui s'est passé pres d'eux, si à la mode d'une information judiciaire, on ne confronte les tesmoins, et reçoit les objects sur la preuve des ponctilles, de chaque accident. Vrayement la connoissance que nous avons de nos affaires est bien plus lasche. Mais cecy a esté suffisamment traicté par Bodin, et selon ma conception. Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si extreme, qu'il m'est advenu plus d'une fois, de reprendre en main des livres, comme recents, et à moy inconnus, que j'avoy leu soigneusement quelques années au paravant, et barbouillé de mes notes : j'ay pris en coustume dépuis quelque temps, d'adjouster au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu'une fois) le temps auquel j'ay achevé de le lire, et le jugement que j'en ay retiré en gros : à fin que cela me represente au moins l'air et idée generale que j'avois conceu de l'autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations. Voicy ce que je mis il y a environ dix ans en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne.) Il est historiographe diligent, et duquel à mon advis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la verité des affaires de son temps : aussi en la pluspart en a−il esté acteur luy mesme, et en rang honnorable. Il n'y a aucune apparence que par haine, faveur, ou vanité il ayt déguisé les choses : dequoy font foy les libres jugemens qu'il donne des grands : et notamment de ceux, par lesquels il avoit este avancé, et employé aux charges, comme du Pape Clement septiesme. Quant à la partie dequoy il CHAPITRE X Des livres

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Les Essais − Livre II semble se vouloir prevaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s'y est trop pleu : Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un suject si plain et ample, et à peu pres infiny, il en devient lasche, et sentant un peu le caquet scholastique. J'ay aussi remerqué cecy, que de tant d'ames et effects qu'il juge, de tant de mouvemens et conseils, il n'en rapporte jamais un seul à la vertu, religion, et conscience : comme si ces parties là estoyent du tout esteintes au monde : et de toutes les actions, pour belles par apparence qu'elles soient d'elles mesmes, il en rejecte la cause à quelque occasion vitieuse, ou à quelque proufit. Il est impossible d'imaginer, que parmy cet infiny nombre d'actions, dequoy il juge, il n'y en ait eu quelqu'une produite par la voye de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu'un n'eschappe de la contagion : Cela me fait craindre qu'il y aye un peu du vice de son goust, et peut estre advenu, qu'il ait estimé d'autruy selon soy. En mon Philippe de Comines, il y a cecy : Vous y trouverez le langage doux et aggreable, d'une naïfve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foy de l'autheur reluit evidemment, exempte de vanité parlant de soy, et d'affection et d'envie parlant d'autruy : ses discours et enhortemens, accompaignez, plus de bon zele et de verité, que d'aucune exquise suffisance, et tout par tout de l'authorité et gravité, representant son homme de bon lieu, et élevé aux grans affaires. Sur les Mémoires de monsieur du Bellay : C'est tousjours plaisir de voir les choses escrites par ceux, qui ont essayé comme il les faut conduire : mais il ne se peut nier qu'il ne se découvre evidemment en ces deux seigneurs icy un grand dechet de la franchise et liberté d'escrire, qui reluit és anciens de leur sorte : comme au Sire de Jouinville domestique de S. Loys, Eginard Chancelier de Charlemaigne, et de plus fresche memoire en Philippe de Comines. C'est icy plustost un plaidoyer pour le Roy François, contre l'Empereur Charles cinquiesme, qu'une histoire. Je ne veux pas croire, qu'ils ayent rien changé, quant au gros du faict, mais de contourner le jugement des evenemens souvent contre raison, à nostre avantage, et d'obmettre tout ce qu'il y a de chatouilleux en la vie de leur maistre, ils en font mestier : tesmoing les reculemens de messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliez, voire le seul nom de Madame d'Estampes, ne s'y trouve point. On peut couvrir les actions secrettes, mais de taire ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques, et de telle consequence, c'est un defaut inexcusable. Somme pour avoir l'entiere connoissance du Roy François, et des choses advenuës de son temps, qu'on s'addresse ailleurs, si on m'en croit : Ce qu'on peut faire icy de profit, c'est par la deduction particuliere des batailles et exploits de guerre, où ces gentils−hommes se sont trouvez : quelques paroles et actions privées d'aucuns Princes de leur temps, et les pratiques et negociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d'estre sceues, et des discours non vulgaires. Chapitre précédent Chapitre suivant

CHAPITRE XI De la cruauté IL me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les ames reglées d'elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions, mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif, que de se laisser par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui d'une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle et digne de loüange : mais celuy qui picqué et outré jusques au vif d'une offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict, s'en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy−là feroit bien, et cestuy−cy vertueusement : l'une action se pourroit dire bonté, l'autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie. C'est à l'aventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste, mais nous CHAPITRE XI De la cruauté

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Les Essais − Livre II ne le nommons pas vertueux. Ses operations sont toutes naïfves et sans effort. Des Philosophes non seulement Stoiciens, mais encore Epicuriens (et ceste enchere je l'emprunte de l'opinion commune, qui est fauce, quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaüs, à celuy qui luy reprochoit, que beaucoup de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, et jamais au rebours : Je croy bien. Des coqs il se fait des chappons assez, mais des chappons il ne s'en fait jamais des coqs. Car à la verité en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique. Et un Stoicien reconnoissant meilleure foy, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne, autre sens de sa façon de parler, et autre creance, que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame, et en ses moeurs, dit qu'il a laissé d'estre Epicurien, pour cette consideration entre autres, qu'il trouve leur vocantur, sunt et , route trop hautaine et inaccessible : et ii qui omnesque virtutes et colunt et retinent.) des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis−je, il y en a plusieurs qui ont jugé, que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu : ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours, au dessus de tous les efforts de fortune : mais qu'il falloit encore rechercher les occasions d'en venir à la preuve : ils veulent quester de la douleur, de la necessité, et du mespris, pour les combattre, et pour tenir leur ame en haleine : multum sibi adjicit virtus lacessita. C'est l'une des raisons, pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main, par une voye tres−legitime : pour avoir, dit−il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son exercice, la malignité de sa femme, qui est un essay à fer esmoulu. Metellus ayant seul de tous les Senateurs Romains entrepris par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus Tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy injuste, en faveur de la commune : et ayant encouru par là, les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusans, entretenoit ceux, qui en cette extremité, le conduisoient en la place de tels propos : Que c'estoit chose trop facile et trop lasche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n'y eust point de danger, c'estoit chose vulgaire : mais de faire bien, où il y eust danger, c'estoit le propre office d'un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne, et que cette aisée, douce, et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux, elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter (comme celle de Metellus) par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course : ou des difficultez internes, que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition. Je suis venu jusques icy bien à mon aise : Mais au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venuë à ma cognoissance, seroit à mon compte une ame de peu de recommendation : Car je ne puis concevoir en ce personnage aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté ny aucune contrainte : je cognoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy, qu'elle n'eust jamais donné moyen à un appetit vitieux, seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste : Il me semble la voir marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement, ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doive cela, d'en estre mise en credit et en honneur ? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne, qui fait estat de nourrir mollement en son giron, et y faire follatrer la vertu ; luy donnant pour ses jouets, la honte, les fievres, la pauvreté, la mort, et les gehennes ? Si je presuppose que la vertu parfaite se cognoist à combattre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goutte, sans s'esbranler de son assiette : si je luy donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté, que deviendra la vertu qui sera montée à tel poinct, que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esjouyr ; et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie, et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions, des preuves tres−certaines ? Comme ont bien d'autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur CHAPITRE XI De la cruauté

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Les Essais − Livre II discipline : Tesmoing le jeune Caton : Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter, de croire simplement, qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy : je ne puis croire, qu'il se maintint seulement en cette desmarche, que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans esmotion et impassible : il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action, et qu'il s'y aggrea plus qu'en autre de celles de sa vie. Sic abiit è vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Je le croy si avant, que j'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploict luy fust ostée. Et si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, je ne sçay quelle esjouyssance de son ame, et une esmotion de plaisir extraordinaire, et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise : Deliberata morte ferocior. Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, comme les jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé : car cette consideration est trop basse, pour toucher un coeur si genereux, si haultain et si roide, mais pour la beauté de la chose mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons faire. La Philosophie m'a faict plaisir de juger, qu'une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton : et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna−il selon raison et à son fils et aux Senateurs qui l'accompagnoyent, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni, cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprete tousjours la mort par la vie. Et si on m'en recite quelqu'une forte par apparence, attachée à une vie foible : je tiens qu'ell' est produitte de cause foible et sortable à sa vie. L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d'imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l'accident de sa prison, de ses fers, et de sa condemnation ? Et qui ne recognoist en luy, non seulement de la fermeté et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que celle−là) mais encore je ne sçay quel contentement nouveau, et une allegresse enjoüée en ses propos et façons dernieres ? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe, apres que les fers en furent hors : accuse−il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses advenir ? Caton me pardonnera, s'il luy plaist ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais cette−cy est encore, je ne sçay comment, plus belle. Aristippus à ceux qui la plaignoyent, Les Dieux m'en envoyent une telle, fit−il. On voit aux ames de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu'il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu, qu'elle leur est passée en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur ame se roidisse : c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel et ordinaire. Ils l'ont renduë telle, par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur ame, estouffe et esteint les concupiscences, aussi tost qu'elles commencent à s'esbranler.

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Les Essais − Livre II Or qu'il ne soit plus beau, par une haulte et divine resolution, d'empescher la naissance des tentations ; et de s'estre formé à la vertu, de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées : que d'empescher à vive force leur progrez ; et s'estant laissé surprendre aux esmotions premieres des passions, s'armer et se bander pour arrester leur course, et les vaincre : et que ce second effect ne soit encore plus beau, que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et desgoustée par soy mesme de la desbauche et du vice, je ne pense point qu'il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse, que je ne sçay pas bien comment en demesler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d'innocence, sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté, et temperance, peuvent arriver à nous, par deffaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeller) le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes, par faute de bien juger de tels accidens, et ne les concevoir tels qu'ils sont. La faute d'apprehension et la bestise, contrefont ainsi par fois les effects vertueux. Comme j'ay veu souvent advenir, qu'on a loué des hommes, de ce, dequoy ils meritoyent du blasme. Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au des−avantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande, qu'ils prevoyoient les dangers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loing, qu'il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent à la guerre prouvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir recognu le peril : Que nous et les Espagnols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre ; et qu'il nous falloit faire voir à l'oeil et toucher à la main, le danger avant que de nous en effrayer ; et que lors aussi nous n'avions plus de tenue : Mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'adventure que pour rire : Si est−il bien vray qu'au mestier de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hazards, d'autre inconsideration qu'ils ne font apres y avoir esté eschauldez. haud ignarus, quantum nova gloria in armis Et prædulce decus primo certamine possit. Voyla pourquoy quand on juge d'une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances, et l'homme tout entier qui l'a produicte, avant la baptizer. Pour dire un mot de moy−mesme : J'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune ; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de jugement et opinion ; et m'attribuer un tiltre pour autre ; tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une habitude ; que du second mesme, je n'en ay faict guere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d'une complexion plus desreglée, je crains qu'il fust allé piteusement de mon faict : car je n'ay essayé guere de fermeté en mon ame, pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles, et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul grand−mercy, dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices : si vitiis mediocribus, et mea paucis Mendosa est natura, alioqui recta, velut si Egregio inspersos reprehendas corpore nævos. Je le doy plus à ma fortune qu'à ma raison : Elle m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'hommie, et d'un tres−bon pere : je ne sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aydé ; ou si je suis autrement ainsi nay ; CHAPITRE XI De la cruauté

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Les Essais − Livre II Seu libra, seu me scorpius aspicit Formidolosus, pars violentior Natalis horæ, seu tyrannus Hesperiæ Capricornus undæ. Mais tant y a que la pluspart des vices je les ay de moy mesmes en horreur. La responce d'Antisthenes à celuy, qui luy demandoit le meilleur apprentissage : Desapprendre le mal : semble s'arrester à cette image. Je les ay dis−je, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne, que ce mesme instinct et impression, que j'en ay apporté de la nourrice, je l'ay conservé, sans qu'aucunes occasions me l'ayent sçeu faire alterer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s'estre desbandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroyent aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr. Je diray un monstre : mais je le diray pourtant. Je trouve par là en plusieurs choses plus d'arrest et de regle en mes moeurs qu'en mon opinion : et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de luy. Mais quant à ses moeurs, Dionysius le tyran luy ayant presenté trois belles garses, afin qu'il en fist le chois : il respondit, qu'il les choisissoit toutes trois, et qu'il avoit mal prins à Paris d'en preferer une à ses compagnes. Mais les ayant conduittes à son logis, il les renvoya, sans en taster. Son vallet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy : il luy ordonna qu'il en versast et jettast là, ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres−devotieusement et laborieusement. Il escrit à un sien amy, qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue ; le prie de luy envoyer un peu de formage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit−il vray, que pour estre bon tout à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle proprieté, sans loy, sans raison, sans exemple ? Les desbordemens ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas Dieu mercy des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent : car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, je les accuse plus rigoureusement en moy, qu'en un autre. Mais c'est tout : car au demeurant j'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop aisément pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler, et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entre−enchainent pour la plus part les uns aux autres, qui ne s'en prend garde. Les miens, je les ay retranchez et contrains les plus seuls, et les plus simples que j'ay peu : nec ultra Errorem foveo. Car quant à l'opinion des Stoiciens, qui disent, le sage oeuvrer quand il oeuvre par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait une plus apparente selon la nature de l'action : (et à cela leur pourroit servir aucunement la similitude du corps humain ; car l'action de la colere ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine) si de là ils veulent tirer pareille consequence ; que quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en croy pas ainsi simplement ; ou je ne les entend pas : car je sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aiguës, insubstantielles, ausquelles la philosophie s'arreste par fois. Je suy quelques vices : mais j'en fuy d'autres, autant que sçauroit faire un sainct. Aussi desadvoüent les Peripateticiens, cette connexité et cousture indissoluble : et tient Aristote, qu'un homme prudent et juste, peut estre et intemperant et incontinant. CHAPITRE XI De la cruauté

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Les Essais − Livre II Socrates advoüoit à ceux qui recognoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu'il l'avoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disoient, qu'estant nay subject au vin et aux femmes, il s'estoit rendu par estude tres−abstinent de l'un et de l'autre. Ce que j'ay de bien, je l'ay au rebours, par le sort de ma naissance : je ne le tiens ny de loy ny de precepte ou autre apprentissage. L'innocence qui est en moy, est une innocence niaise ; peu de vigueur, et point d'art. Je hay entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extreme de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse, que je ne voy pas esgorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dents de mes chiens : quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et des−raisonnable, que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon, que la raison n'y peut avoir accez : et alleguent l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes, cùm jam præsagit gaudia corpus, Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arva. où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que nostre discours ne sçauroit lors faire son office tout perclus et ravi en la volupté. Je sçay qu'il en peut aller autrement ; et qu'on arrivera par fois, si on veut, à rejetter l'ame sur ce mesme instant, à autres pensemens : Mais il la faut tendre et roidir d'aguet. Je sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir, et m'y cognoy bien, et n'ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse, que plusieurs et plus reformez que moy, la tesmoignent. Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre, en l'un des comptes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe) ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l'exemple du plaisir de la chasse y seroit plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement, et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd ce loisir de se preparer à l'encontre : lors qu'apres une longue queste, la beste vient en sursaut à se presenter, en lieu où à l'adventure, nous l'esperions le moins. Cette secousse, et l'ardeur de ces huées, nous frappe, si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poëtes font Diane victorieuse du brandon et des flesches de Cupidon. Quis non malarum quas amor curas habet Hæc inter obliviscitur ? Pour revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d'autruy, et pleurerois aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts je ne les plains guere, et les envierois plustost ; mais je plains bien fort les mourans. Les Sauvages ne m'offensent pas tant, de rostir et manger les corps des trespassez, que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. Les executions mesme de la justice, pour raisonnables qu'elles soient, je ne les puis voir d'une veuë ferme. Quelqu'un ayant à tesmoigner la clemence de Julius Cæsar : Il estoit, dit−il, doux en ses vengeances : ayant forcé les Pyrates de se rendre à luy, qui l'avoient auparavant pris prisonnier et mis à rançon ; d'autant qu'il les avoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condamna ; mais ce fut apres les avoir faict estrangler. Philomon son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin, qui ose alleguer pour tesmoignage de clemence, de seulement tuer ceux, desquels on a esté offencé, il est aisé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en usage. CHAPITRE XI De la cruauté

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Les Essais − Livre II Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté : Et notamment à nous, qui devrions avoir respect d'en envoyer les ames en bon estat ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier, ayant apperceu d'une tour où il estoit, que le peuple s'assembloit en la place, et que des charpantiers y dressoyent leurs ouvrages, creut que c'estoit pour luy : et entré en la resolution de se tuer, ne trouva qui l'y peust secourir, qu'un vieux clou de charrette, rouillé, que la fortune luy offrit. Dequoy il se donna premierement deux grands coups autour de la gorge : mais voyant que ce avoit esté sans effect : bien tost apres, il s'en donna un tiers, dans le ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il estoit, le trouva en cet estat, vivant encores : mais couché et tout affoibly de ses coups. Pour emploier le temps avant qu'il deffaillist, on se hasta de luy prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu'il n'estoit condamné qu'à avoir la teste tranchée, il sembla reprendre un nouveau courage : accepta du vin, qu'il avoit refusé : remercia ses juges de la douceur inesperée de leur condemnation. Qu'il avoit prins party, d'appeller la mort, pour la crainte d'une mort plus aspre et insupportable : ayant conceu opinion par les apprests qu'il avoit veu faire en la place, qu'on le vousist tourmenter de quelque horrible supplice : et sembla estre delivré de la mort, pour l'avoir changée. Je conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre les corps des criminels. Car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire, que les peines, qu'on fait souffrir aux vivans ; quoy que par effect, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. Et les poëtes font singulierement valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort, Heu reliquias semiassi regis, denudatis ossibus, Per terram sanie delibutas foedè divexarier. Je me rencontray un jour à Rome, sur le point qu'on deffaisoit Catena, un voleur insigne : on l'estrangla sans aucune emotion de l'assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivist d'une voix pleintive, et d'une exclamation, comme si chacun eust presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxes, l'aspreté des loix anciennes de Perse ; ordonnant que les Seigneurs qui avoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit foüetter, fussent despouillés, et leurs vestemens foüettez pour eux ; et au lieu qu'on leur souloit arracher les cheveux, qu'on leur ostast leur hault chappeau seulement. Les Ægyptiens si devotieux, estimoyent bien satisfaire à la justice divine, luy sacrifians des pourceaux en figure, et representez : Invention hardie, de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Je vy en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de noz guerres civiles : et ne voit on rien aux histoires anciennes, de plus extreme, que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement apprivoisé. A peine me pouvoy−je persuader, avant que je l'eusse veu, qu'il se fust trouvé des ames si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et destrancher les membres d'autruy ; aiguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans proufit, et pour cette seule fin, de jouïr du plaisant spectacle, des gestes, et mouvemens pitoyables, des gemissemens, et voix lamentables, d'un homme mourant en angoisse. Car voyla l'extreme poinct, où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantùm spectaturus occidat.

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Les Essais − Livre II De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir, poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence, et de qui nous ne recevons aucune offence. Et comme il advient communement que le cerf se sentant hors d'haleine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes, quæstuque cruentus Atque imploranti similis, ce m'a tousjours semblé un spectacle tres−deplaisant. Je ne prens guere beste en vie, à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs, pour en faire autant. primóque à cæde ferarum Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum. Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes, tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, (ce crains−je) elle mesme attaché à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s'entrejouer et caresser ; et nul ne faut de le prendre à les voir s'entredeschirer et desmembrer. Et afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ay avec elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit. Et considerant, qu'un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service, et qu'elles sont, comme nous, de sa famille ; elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsychose, des Ægyptiens, mais depuis elle a esté receuë par plusieurs nations, et notamment par nos Druides : Morte carent animæ, sempérque priore relicta Sede, novis domibus vivunt, habitántque receptæ. La Religion de noz anciens Gaulois, portoit que les ames estans eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'un corps à un autre : meslant en outre à cette fantasie, quelque consideration de la justice divine. Car selon les desportemens de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoient que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et rapportant à sa condition : muta ferarum Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis, Prædonésque lupis, fallaces vulpibus addit, Atque ubi per varios annos per mille figuras Egit, lethæo purgatos flumine tandem Rursus ad humanæ revocat primordia formæ. Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d'un Lyon ; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau ; si lasche, en celuy d'un cerf ou d'un lievre ; si malitieuse, en celuy d'un renard ; ainsi du reste ; jusques à ce que purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme ; Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli Panthoides Euphorbus eram.

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Les Essais − Livre II Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, je n'en fay pas grande recepte : ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compagnie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d'eux ; les estimans tantost familieres, et favories de leurs dieux, et les ayans en respect et reverence plus qu'humaine ; et d'autres ne recognoissans autre Dieu, ny autre divinité qu'elles : belluæ a barbaris propter beneficium consecratæ. crocodilon adorat Pars hæc, illa pavet saturam serpentibus Ibin, Effigies sacri hic nitet aurea Cercopitheci : hic piscem fluminis, illic Oppida tota canem venerantur. Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tresbien prise, leur est encores honorable. Car il dit, que ce n'estoit le chat, ou le boeuf (pour exemple) que les Ægyptiens adoroyent ; mais qu'ils adoroyent en ces bestes là, quelque image des facultez divines : En cette−cy la patience et l'utilité : en cette−la, la vivacité, ou comme noz voisins les Bourguignons avec toute l'Allemaigne, l'impatience de se voir enfermez : par où ils representoyent la liberté, qu'ils aymoient et adoroient au delà de toute autre faculté divine, et ainsi des autres. Mais quand je rencontre parmy les opinions plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands privileges ; et avec combien de vray−semblance on nous les apparie ; certes j'en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire, qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en seroit à dire, si y a−il un certain respect, qui nous attache, et un general devoir d'humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures, qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crain point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste, qu'il m'offre hors de saison, ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes : les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé : les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoyent en usage commun, d'enterrer serieusement les bestes, qu'ils avoient eu cheres : comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oyseaux utiles : ou mesme qui avoyent servy de passe−temps à leurs enfans. Et la magnificence, qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement, à la sumptuosité et nombre des monuments eslevez à cette fin : qui ont duré en parade, plusieurs siecles depuis. Les Ægyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embausmoyent leurs corps, et portoyent le deuil à leurs trespas. Cimon fit une sepulture honorable aux juments, avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le prix de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit−il, conscience, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un leger profit, un boeuf qui l'avoit long temps servy. Chapitre précédent Chapitre suivant

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CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde C'EST à la verité une tres−utile et grande partie que la science : ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise : mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu'aucuns luy attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit qu'il fust en elle de nous rendre sages et contens : ce que je ne croy pas : ny ce que d'autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation. Ma maison a esté dés long temps ouverte aux gens de sçavoir, et en est fort cogneuë ; car mon pere qui l'a commandée cinquante ans, et plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle, dequoy le Roy François premier embrassa les lettres et les mit en credit, rechercha avec grand soin et despence l'accointance des hommes doctes, les recevant chez luy, comme personnes sainctes, et ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et avec d'autant plus de reverence, et de religion, qu'il avoit moins de loy d'en juger : car il n'avoit aucune cognoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy je les ayme bien, mais je ne les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne en la compagnie de mon pere, avec d'autres hommes de sa sorte, luy fit present au desloger d'un livre qui s'intitule Theologia naturalis ; sive, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et par ce que la langue Italienne et Espagnolle estoient familieres à mon pere, et que ce livre est basty d'un Espagnol barragouiné en terminaisons Latines, il esperoit qu'avec bien peu d'ayde, il en pourroit faire son profit, et le luy recommanda, comme livre tres−utile et propre à la saison, en laquelle il le luy donna : ce fut lors que les nouvelletez de Luther commençoient d'entrer en credit, et esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il avoit un tresbon advis ; prevoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en un execrable atheisme : Car le vulgaire n'ayant pas la faculté de juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, apres qu'on luy a mis en main la hardiesse de mespriser et contreroller les opinions qu'il avoit euës en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, et qu'on a mis aucuns articles de sa religion en doubte et à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n'avoient pas chez luy plus d'authorité ny de fondement, que celles qu'on luy a esbranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu'il avoit receues par l'authorité des loix, ou reverence de l'ancien usage, Nam cupide conculcatur nimis ante metutum. entreprenant deslors en avant, de ne recevoir rien, à quoy il n'ait interposé son decret, et presté particulier consentement. Or quelques jours avant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d'autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme celuy−là, où il n'y a guere que la matiere à representer : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace, et à l'elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C'estoit une occupation bien estrange et nouvelle pour moy : mais estant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut onques, j'en vins à bout, comme je peuz : à quoy il print un singulier plaisir, et donna charge qu'on le fist imprimer : ce qui fut executé apres sa mort. Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; et son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s'amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour descharger leur livre de deux CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II principales objections qu'on luy faict. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, establir et verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu'il soit possible de mieux faire en cet argument là ; et croy que nul ne l'a esgalé : Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un autheur, duquel le nom soit si peu cogneu, et duquel tout ce que nous sçavons, c'est qu'il estoit Espagnol, faisant profession de Medecine à Thoulouse, il y a environ deux cens ans ; je m'enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre : il me respondit, qu'il pensoit que ce fust quelque quinte essence tirée de S. Thomas d'Aquin : car de vray cet esprit là, plein d'une erudition infinie et d'une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l'autheur et inventeur (et ce n'est pas raison d'oster sans plus grande occasion à Sebonde ce tiltre) c'estoit un tres−suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu'on fait de son ouvrage ; c'est que les Chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foy, et par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette objection, il semble qu'il y ait quelque zele de pieté : et à cette cause nous faut−il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce seroit mieux la charge d'un homme versé en la Theologie, que de moy, qui n'y sçay rien. Toutefois je juge ainsi, qu'à une chose si divine et si haultaine, et surpassant de si loing l'humaine intelligence, comme est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu'il nous preste encore son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous : et ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables. Et s'ils l'estoient, tant d'ames rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles és siecles anciens, n'eussent pas failly par leur discours, d'arriver à cette cognoissance. C'est la foy seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mysteres de nostre Religion. Mais ce n'est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle et treslouable entreprinse, d'accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels et humains, que Dieu nous a donnez. Il ne fault pas doubter que ce ne soit l'usage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner : et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'un homme Chrestien, que de viser par tous ses estudes et pensemens à embellir, estendre et amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et d'ame : nous luy devons encore, et rendons une reverence corporelle : nous appliquons noz membres mesmes, et noz mouvements et les choses externes à l'honorer. Il en faut faire de mesme, et accompaigner nostre foy de toute la raison qui est en nous : mais tousjours avec cette reservation, de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle despende, ny que nos efforts et arguments puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n'entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l'entremise d'une foy vive : si nous tenions à Dieu par luy, non par nous : si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n'auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont : nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie : l'amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d'un party, le changement temeraire et fortuite de nos opinions, n'auroient pas la force de secouër et alterer nostre croyance : nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d'un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique qui fut onques : nous soustiendrions ces flots d'une fermeté inflexible et immobile : Illisos fluctus rupes ut vasta refundit, Et varias circum latrantes dissipat undas Mole sua. Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit par tout : non seulement nos parolles, mais encore nos operations en porteroient la lueur et le lustre. Tout ce qui partiroit de nous, on le verroit CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II illuminé de ceste noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu'és sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté et estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n'y conformast aucunement ses deportemens et sa vie : et une si divine et celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue. Voulez vous voir cela ? comparez nos moeurs à un Mahometan, à un Payen, vous demeurez tousjours au dessoubs : Là où au regard de l'avantage de nostre religion, nous devrions luire en excellence, d'une extreme et incomparable distance : et devroit on dire, sont ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donq Chrestiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitence, martyres. La merque peculiere de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque, et la plus difficile : et que c'est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s'estoit faict Chrestien, desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y recognoistre la sanctimonie qu'il esperoit trouver en nos moeurs, de l'en destourner instamment, de peur qu'au contraire, nostre desbordée façon de vivre ne le dégoutast d'une si saincte creance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des prelats, et peuple de ce temps là, s'establit d'autant plus fort en nostre religion, considerant combien elle devoit avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmy tant de corruption, et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole : nos actions qui seroient guidées et accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance. Brevis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. Les uns font accroire au monde, qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux mesmes, ne sçachants pas penetrer que c'est que croire. Nous trouvons estrange si aux guerres, qui pressent à ceste heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements et diversifier d'une maniere commune et ordinaire : c'est que nous n'y apportons rien que le nostre. La justice, qui est en l'un des partis, elle n'y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alleguée, mais elle n'y est ny receuë, ny logée, ny espousée : elle y est comme en la bouche de l'advocat, non comme dans le coeur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foy et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s'y servent de la religion : ce devroit estre tout le contraire. Sentez, si ce n'est par noz mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d'une reigle si droitte et si ferme. Quand s'est il veu mieux qu'en France en noz jours ? Ceux qui l'ont prinse à gauche, ceux qui l'ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprinses, s'y conduisent d'un progrez si conforme en desbordement et injustice, qu'ils rendent doubteuse et malaisée à croire la diversité qu'ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte et loy de nostre vie. Peut on veoir partir de mesme eschole et discipline des moeurs plus unies, plus unes ? Voyez l'horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines : et combien irreligieusement nous les avons et rejettées et reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Ceste proposition si solenne : S'il est permis au subject de se rebeller et armer contre son Prince pour la defense de la religion : souvienne vous en quelles bouches ceste année passée l'affirmative d'icelle estoit l'arc−boutant d'un parti : la negative, de quel autre parti c'estoit l'arc−boutant : Et oyez à present de quel quartier vient la voix et instruction de l'une et de l'autre : et si les armes bruyent moins pour ceste cause que pour celle la. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu'il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing : et de combien faict la France pis que de le dire ?

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Les Essais − Livre II Confessons la verité, qui trieroit de l'armée mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d'une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays, ou service du Prince, il n'en sçauroit bastir une compagnie de gens−darmes complete. D'où vient cela, qu'il s'en trouve si peu, qui ayent maintenu mesme volonté et mesme progrez en nos mouvemens publiques, et que nous les voyons tantost n'aller que le pas, tantost y courir à bride avalée ? et mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence et aspreté, tantost par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n'est qu'ils y sont poussez par des considerations particulieres et casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ? Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion que les offices, qui flattent noz passions. Il n'est point d'hostilité excellente comme la Chrestienne. Nostre zele fait merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l'ambition, l'avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l'y porte, il ne va ny de pied, ny d'aile. Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict) Si nous le croyions, je ne dy pas par foy, mais d'une simple croyance : voire (et je le dis à nostre grande confusion) si nous le croyions et cognoissions comme une autre histoire, comme l'un de nos compaignons, nous l'aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l'infinie bonté et beauté qui reluit en luy : au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craind point de l'outrager, comme il craind d'outrager son voisin, son parent, son maistre. Est−il si simple entendement, lequel ayant d'un costé l'object d'un de nos vicieux plaisirs, et de l'autre en pareille cognoissance et persuasion, l'estat d'une gloire immortelle, entrast en bigue de l'un pour l'autre ? Et si nous y renonçons souvent de pur mespris : car quelle envie nous attire au blasphemer, sinon à l'adventure l'envie mesme de l'offense ? Le philosophe Antisthenes, comme on l'initioit aux mysteres d'Orpheus, le prestre luy disant, que ceux qui se voüoyent à ceste religion, avoyent à recevoir apres leur mort des biens eternels et parfaicts : Pourquoy si tu le crois ne meurs tu donc toy mesmes ? luy fit−il. Diogenes plus brusquement selon sa mode, et plus loing de nostre propos, au prestre qui le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l'autre monde : Veux tu pas que je croye qu'Agesilaüs et Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, et que toy qui n'es qu'un veau, et qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, par ce que tu és prestre ? Ces grandes promesses de la beatitude eternelle si nous les recevions de pareille authorité qu'un discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle horreur que nous avons : Non jam se moriens dissolvi conquereretur, Sed magis ire foras, vestémque relinquere ut anguis Gauderet, prælonga senex aut cornua cervus. Je veux estre dissoult, dirions nous, et estre aveques Jesus−Christ. La force du discours de Platon de l'immortalité de l'ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour jouïr plus promptement des esperances qu'il leur donnoit. Tout cela c'est un signe tres−evident que nous ne recevons nostre religion qu'à nostre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrez au pays, ou elle estoit en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l'authorité des hommes qui l'ont maintenuë, où CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II craignons les menaces qu'elle attache aux mescreans, où suyvons ses promesses. Ces considerations là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre region, d'autres tesmoings, pareilles promesses et menasses, nous pourroyent imprimer par mesme voye une creance contraire. Nous sommes Chrestiens à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Alemans. Et ce que dit Plato, qu'il est peu d'hommes si fermes en l'atheïsme, qu'un danger pressant ne ramene à la recognoissance de la divine puissance : Ce rolle ne touche point un vray Chrestien : C'est à faire aux religions mortelles et humaines, d'estre receuës par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre, que la lascheté et la foiblesse de coeur plantent en nous et establissent ? Plaisante foy, qui ne croid ce qu'elle croid, que pour n'avoir le courage de le descroire. Une vitieuse passion, comme celle de l'inconstance et de l'estonnement, peut elle faire en nostre ame aucune production reglée ? Ils establissent, dit−il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers, et des peines futures est feint, mais l'occasion de l'experimenter s'offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort : la terreur d'icelle les remplit d'une nouvelle creance, par l'horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend en ses loix toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l'homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y eschoit, et pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion, qu'infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu'il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s'ostoyent et se remettoyent selon l'affaire de Bion. Platon, et ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L'Atheïsme estant une proposition, comme desnaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d'establir en l'esprit humain, pour insolent et desreglé qu'il puisse estre : il s'en est veu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l'avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne lairront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d'espée en la poitrine : et quand la crainte ou la maladie aura abatu et appesanti ceste licentieuse ferveur d'humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, et se laisser tout discretement manier aux creances et exemples publiques. Autre chose est, un dogme serieusement digeré, autre chose ces impressions superficielles : lesquelles nées de la desbauche d'un esprit desmanché, vont nageant temerairement et incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent ! L'erreur du paganisme, et l'ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber ceste grande ame : mais grande d'humaine grandeur seulement, encores en cet autre voisin abus, que les enfans et les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui devroit attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame et joindre à nostre Createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz et ses forces, non pas de noz considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte divine et supernaturelle, n'ayant qu'une forme, un visage, et un lustre, qui est l'authorité de Dieu et sa grace. Or nostre coeur et nostre ame estant regie et commandée par la foy, c'est raison qu'elle tire au service de son dessein toutes nos autres pieces selon leur portée. Aussi n'est−il pas croyable, que toute ceste machine n'ait quelques merques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu'il n'y ait quelque image és choses du monde raportant aucunement à l'ouvrier, qui les a basties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le charactere de sa divinité, et ne tient qu'à nostre imbecillité, que nous ne le puissions descouvrir. C'est ce qu'il nous dit luy−mesme, que ses operations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s'est travaillé à ce digne estude, et nous montre comment il n'est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l'univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemens, nostre corps et nostre ame, toutes choses y conspirent : il n'est que de trouver le CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II moyen de s'en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d'entendre. Car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l'homme est introduict, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faict sensibles, le Soleil, les estoilles, les eaux et la terre, pour nous representer les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, et sa divinité par ses oeuvres. Atque adeo faciem coeli non invidet orbi Ipse Deus, vultúsque suos corpúsque recludit Semper volvendo : séque ipsum inculcat Et offert, Ut bene cognosci possit, doceátque videndo Qualis eat, doceátque suas attendere leges. Or nos raisons et nos discours humains c'est comme la matiere lourde et sterile : la grace de Dieu en est la forme : c'est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n'avoir eu leur fin, et n'avoir regardé l'amour et obeyssance du vray createur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : Ainsin est−il de nos imaginations et discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon et sans jour, si la foy et grace de Dieu n'y sont joinctes. La foy venant à teindre et illustrer les argumens de Sebonde, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d'acheminement, et de premiere guyde à un apprentif, pour le mettre à la voye de ceste cognoissance : ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle se parfournit et se parfaict apres nostre creance. Je sçay un homme d'authorité nourry aux lettres, qui m'a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreance par l'entremise des argumens de Sebonde. Et quand on les despouïllera de cet ornement, et du secours et approbation de la foy, et qu'on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combatre ceux qui sont precipitez aux espouvantables et horribles tenebres de l'irreligion, ils se trouveront encores lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres de mesme condition qu'on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties, Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer. Qu'ils souffrent la force de nos preuves, ou qu'ils nous en facent voir ailleurs, et sur quelque autre subject, de mieux tissuës, et mieux estoffées. Je me suis sans y penser à demy desja engagé dans la seconde objection, à laquelle j'avois proposé de respondre pour Sebonde. Aucuns disent que ses argumens sont foibles et ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de les choquer aysément. Il faut secouër ceux cy un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux et plus malitieux que les premiers. On couche volontiers les dicts d'autruy à la faveur des opinions qu'on a prejugées en soy : A un atheïste tous escrits tirent à l'atheïsme. Il infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu'on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n'oseroyent attaquer en sa majesté pleine d'authorité et de commandement. Le moyen que je prens pour rabatre ceste frenesie, et qui me semble le plus propre, c'est de froisser et fouler aux pieds l'orgueil, et l'humaine fierté : leur faire sentir l'inanité, la vanité, et deneantise de l'homme : leur arracher des points, les chetives armes de leur raison : leur faire baisser la teste et mordre la terre, soubs l'authorité et reverence de la majesté divine. C'est à elle seule qu'appartient la science et la sapience : elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, et à qui nous desrobons ce que nous nous contons, et ce que nous nous prisons.

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Les Essais − Livre II Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. L'intelligence est en touts les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes. Or c'est cependant beaucoup de consolation à l'homme Chrestien, de voir nos utils mortels et caduques, si proprement assortis à nostre foy saincte et divine : que lors qu'on les employe aux sujects de leur nature mortels et caduques, ils n'y soyent pas appropriez plus uniement, ny avec plus de force. Voyons donq si l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s'il est en luy d'arriver à aucune certitude par argument et par discours. Car sainct Augustin plaidant contre ces gents icy, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu'ils tiennent les parties de nostre creance fauces, que nostre raison faut à establir. Et pour monstrer qu'assez de choses peuvent estre et avoir esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature et les causes : il leur met en avant certaines experiences cognuës et indubitables, ausquelles l'homme confesse rien ne veoir. Et cela faict il, comme toutes autres choses, d'une curieuse et ingenieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour convaincre la foiblesse de leur raison, il n'est besoing d'aller triant des rares exemples : et qu'elle est si manque et si aveugle, qu'il n'y a nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire : que l'aizé et le malaisé luy sont un : que tous subjects egalement, et la nature en general desadvouë sa jurisdiction et entremise. Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que nostre sagesse n'est que folie devant Dieu : que de toutes les vanitez la plus vaine c'est l'homme : que l'homme qui presume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c'est que sçavoir : et que l'homme, qui n'est rien, s'il pense estre quelque chose, se seduit soy−mesmes, et se trompe ? Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu'il ne me faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission et obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs propres despens, et ne veulent souffrir qu'on combatte leur raison que par elle mesme. Considerons donq pour ceste heure, l'homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenuë en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages, qu'il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouventables de ceste mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles, pour sa commodité et pour son service ? Est−il possible de rien imaginer si ridicule, que ceste miserable et chetive creature, qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'univers ? duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s'en faut de la commander. Et ce privilege qu'il s'attribuë d'estre seul en ce grand bastiment, qui ayt la suffisance d'en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l'architecte, et tenir conte de la recepte et mises du monde : qui luy a seelé ce privilege ? qu'il nous montre lettres de ceste belle et grande charge. Ont elles esté ottroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants sont−ils dignes de faveur si extraordinaire ? et estants la pire piece du monde, d'estre preferez à tout le reste ? En croirons nous cestuy−la ; Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profectó nihil est melius. Nous n'aurons jamais assez bafoüé l'impudence de cet accouplage.

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Les Essais − Livre II Mais pauvret qu'a il en soy digne d'un tel avantage ? A considerer ceste vie incorruptible des corps celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d'une si juste regle : Cum suspicimus magni coelestia mundi Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum, Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum : A considerer la domination et puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies et conditions de nostre fortune, Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris : mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez : qu'ils regissent, poussent et agitent à la mercy de leurs influances, selon que nostre raison nous l'apprend et le trouve : speculatáque longè Deprendit tacitis dominantia legibus astra, Et totum alterna mundum ratione moveri, Fatorúmque vices certis discernere signis. A voir que non un homme seul, non un Roy, mais les monarchies, les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvemens celestes : Quantáque quàm parvi faciant discrimina motus : Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis : si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance et science, et ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, et ceste comparaison d'eux à nous, elle vient, comme juge nostre raison, par leur moyen et de leur faveur : furit alter amore, Et pontum tranare potest et vertere Trojam, Alterius sors est scribendis legibus apta, Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes, Mutuáque armati coeunt in vulnera fratres, Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta movere, Inque suas ferri poenas, lacerandáque membra, Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum. si nous tenons de la distribution du ciel ceste part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à luy ? comment soubs−mettre à nostre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? pourquoy les privons nous et d'ame, et de vie, et de discours ? y avons nous recognu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n'avons aucun commerce avec eux que d'obeïssance ? Dirons nous, que nous n'avons veu en nulle autre creature, qu'en l'homme, l'usage d'une ame raisonnable ? Et quoy ? Avons nousveu quelque chose semblable au soleil ? Laisse−il d'estre, par ce que nous n'avons rien veu de semblable ? et ses mouvements d'estre, par ce qu'il n'en est point de pareils ? Si ce que nous n'avons pas veu, n'est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste ? y deviner des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme faict Platon et Plutarque ? et de nostre terre en faire un astre esclairant et CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est, caligo mentium : nec tantum necessitas errandi, sed errorum amor. Corruptibile corpus aggravat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c'est l'homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de ceste mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soy−mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue ? Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d'elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j'ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l'aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l'homme de lors, la communication qu'il avoit avec les bestes, desquelles s'enquerant et s'instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez, et differences de chacune d'icelles : par où il acqueroit une tres parfaicte intelligence et prudence ; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l'impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu'en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l'usage des prognostications, qu'on en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication d'entre elles et nous, pourquoy n'est il aussi bien à nous qu'à elles ? C'est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu'elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. Ce n'est pas grand merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu'il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu'il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu'ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, environ à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent : et nous elles. Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu'entre elles il y a une pleine et entiere communication, et qu'elles s'entr'entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d'especes diverses : Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum Dissimiles suerunt voces variásque cluere Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt. En certain abboyer du chien le cheval cognoist qu'il y a de la colere : de certaine autre sienne voix, il ne s'effraye point. Aux bestes mesmes qui n'ont pas de voix, par la societé d'offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvemens discourent et traictent. Non alia longè ratione atque ipsa videtur Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

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Les Essais − Livre II pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J'en ay veu de si souples et formez à cela, qu'à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s'assignent, et disent en fin toutes choses des yeux. E'l silentio ancor suole Haver prieghi e parole. Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d'une variation et multiplication à l'envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n'est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique : Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy−cy doibt plustost estre jugé le propre de l'humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s'exercent et ne s'expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n'avoir point d'autre langue. Un Ambassadeur de la ville d'Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda : Et bien, Sire, quelle responce veux−tu que je rapporte à nos citoyens ? que je t'ay laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot : voila pas un taire parlier et bien intelligible ? Au reste, qu'elle sorte de nostre suffisance ne recognoissons nous aux operations des animaux ? est−il police reglée avec plus d'ordre, diversifiée à plus de charges et d'offices, et plus constamment entretenuë, que celle des mouches à miel ? Ceste disposition d'actions et de vacations si ordonnée, la pouvons nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ? His quidam signis atque hæc exempla sequuti, Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus Æthereos dixere. Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement, et choisissent elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en ceste belle et admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d'une figure quarrée, que de la ronde, d'un angle obtus, que d'un angle droit, sans en sçavoir les conditions et les effects ? Prennent−ils tantost de l'eau, tantost de l'argile, sans juger que la dureté s'amollit en l'humectant ? Planchent−ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l'aise ? Se couvrent−ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l'Orient, sans cognoistre les conditions differentes de ces vents, et considerer que l'un leur est plus salutaire que l'autre ? Pourquoy espessit l'araignée sa toile en un endroit, et relasche en un autre ? se sert à ceste heure de ceste sorte de neud, tantost de celle−là, si elle n'a et deliberation, et pensement, et conclusion ? Nous recognoissons assez en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d'excellence au dessus de nous, et combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, et que nostre ame s'y sert de toutes ses forces : pourquoy n'en estimons nous autant d'eux ? Pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoy sans y penser nous leur donnons un CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II tres−grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompaigne et guide, comme par la main à toutes les actions et commoditez de leur vie, et qu'à nous elle nous abandonne au hazard et à la fortune, et à quester par art, les choses necessaires à nostre conservation ; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d'esprit, à la suffisance naturelle des bestes : de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez, tout ce que peult nostre divine intelligence. Vrayement à ce compte nous aurions bien raison de l'appeller une tres−injuste marastre : Mais il n'en est rien, nostre police n'est pas si difforme et desreglée. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures : et n'en est aucune, qu'elle n'ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre : Car ces plaintes vulgaires que j'oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nuës, et puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nud sur la terre nuë, lié, garrotté, n'ayant dequoy s'armer et couvrir que de la despouïlle d'autruy : là où toutes les autres creatures, nature les a revestuës de coquilles, de gousses, d'escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d'escaille, de toison, et de soye selon le besoin de leur estre : les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour defendre, et les a elles mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l'homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage. Tum porro, puer ut sævis projectus ab undis Navita, nudus humi jacet infans, indigus omni Vitali auxilio, cum primum in luminis oras Nexibus ex alvo matris natura profudit, Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est Cui tantum in vita restet transire malorum : At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque, Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est Almæ nutricis blanda atque infracta loquela : Nec varias quærunt vestes pro tempore cæli : Denique non armis opus est, non moenibus altis Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum. Ces plaintes là sont fauces : il y a en la police du monde, une egalité plus grande, et une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n'ont encores essayé nul usage de vestemens. Noz anciens Gaulois n'estoient gueres vestus, ne sont pas les Irlandois noz voisins, soubs un ciel si froid : Mais nous le jugeons mieux par nous mesmes : car tous les endroits de la personne, qu'il nous plaist descouvrir au vent et à l'air, se trouvent propres à le souffrir : S'il y a partie en nous foible, et qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l'estomach, où se fait la digestion : noz peres le portoyent descouvert, et noz Dames, ainsi molles et delicates qu'elles sont, elles s'en vont tantost entr'ouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillottems des enfans ne sont non plus necessaires : et les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux, et n'en est guere qu'on ne voye se plaindre et gemir long temps apres leur naissance : d'autant que c'est une contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent. Quant à l'usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction. Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.

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Les Essais − Livre II Qui fait doute qu'un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sçeut quester sa nourriture ? et la terre en produit, et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons steriles de l'année. Ces nations, que nous venons de descouvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d'apprendre que le pain n'est pas nostre seule nourriture : et que sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu'il nous falloit : voire, comme il est vray−semblable, plus plainement et plus richement qu'elle ne fait à present, que nous y avons meslé nostre artifice : Et tellus nitidas fruges vinetáque læta Sponte sua primum mortalibus ipsa creavit, Ipsa dedit dulces foetus, et pabula læta, Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore, Conterimúsque boves et vires agricolarum. le débordement et desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l'assouvir. Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, et en tirons plus de service naturellement et sans leçon : ceux qui sont duicts à combatre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l'industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l'avons par un instinct et precepte naturel. Qu'il soit ainsi, l'elephant aiguise et esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, lesquelles il espargne, et ne les employe aucunement à ses autres services) Quand les taureaux vont au combat, ils respandent et jettent la poussiere à l'entour d'eux : les sangliers affinent leurs deffences : et l'ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l'enduit et le crouste tout à l'entour, de limon bien serré et bien paistry, comme d'une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu'il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ? Quant au parler, il est certain, que s'il n'est pas naturel, il n'est pas necessaire. Toutesfois je croy qu'un enfant, qu'on auroit nourry eu pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions : et n'est pas croyable, que nature nous ait refusé ce moyen qu'elle a donné à plusieurs autres animaux : Car qu'est−ce autre chose que parler, ceste faculté, que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouyr, de s'entr'appeller au secours, se convier à l'amour, comme ils font par l'usage de leur voix ? Comment ne parleroient elles entr'elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, et ils nous respondent ? D'autre langage, d'autres appellations, devisons nous avec eux, qu'avec les oyseaux, avec les pourceaux, les beufs, les chevaux : et changeons d'idiome selon l'espece. Cosi per entro loro schiera bruna S'ammusa l'una con l'altra formica, Forse à spiar lor via, et lor fortuna. Il me semble que Lactance attribuë aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se voit entre nous, selon la difference des contrées, elle se treuve aussi aux animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux : variæque volucres Longè alias alio jaciunt in tempore voces, Et partim mutant cum tempestatibus unà CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II Raucisonos cantus. Mais cela est à sçavoir, quel langage parleroit cet enfant : et ce qui s'en dit par divination, n'a pas beaucoup d'apparence. Si on m'allegue contre ceste opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je respons que ce n'est pas seulement pour n'avoir peu recevoir l'instruction de la parolle par les oreilles, mais plustost pource que le sens de l'ouye, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, et se tiennent ensemble d'une cousture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premierement à nous, et que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l'envoyer aux estrangeres. J'ay dict tout cecy, pour maintenir ceste ressemblance, qu'il y a aux choses humaines : et pour nous ramener et joindre à la presse. Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et fortune pareille. Indupedita suis fatalibus omnia vinclis. Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez : mais c'est soubs le visage d'une mesme nature : res quæque suo ritu procedit, et omnes Foedere naturæ certo discrimina servant. Il faut contraindre l'homme, et le renger dans les barrieres de ceste police. Le miserable n'a garde d'enjamber par effect au delà : il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, præexcellence vraye et essentielle. Celle qu'il se donne par opinion, et par fantasie, n'a ny corps ny goust : Et s'il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ayt cette liberté de l'imagination, et ce desreglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n'est pas ; et ce qu'il veut ; le faulx et le veritable ; c'est un advantage qui luy est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naist la source principale des maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a point d'apparence d'estimer, que les bestes facent par inclination naturelle et forcée, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix et industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, et de plus riches effects des facultez plus riches : et confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à oeuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n'en esprouvons aucun pareil effect ? Joint qu'il est plus honorable d'estre acheminé et obligé à reglément agir par naturelle et inevitable condition, et plus approchant de la divinité, que d'agir reglément par liberté temeraire et fortuite ; et plus seur de laisser à nature, qu'à nous les resnes de nostre conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous aymons mieux devoir à noz forces, qu'à sa liberalité, nostre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et annoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble : car je priseroy bien autant des graces toutes miennes et naïfves, que celles que j'aurois esté mendier et quester de l'apprentissage. Il n'est pas en nostre puissance d'acquerir une plus belle recommendation que d'estre favorisé de Dieu et de nature. Par ainsi le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque riviere gelée, et le laschent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l'eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s'il orra d'une longue ou d'une voisine distance, bruire l'eau courant au dessoubs, et selon qu'il trouve par là, qu'il y a plus ou moins d'espesseur en la glace, se reculer, ou s'avancer, n'aurions nous pas raison de juger qu'il luy passe par la teste ce mesme discours, qu'il feroit en la nostre : et que c'est une ratiocination et consequence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n'est pas gelé ; ce qui n'est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie soubs le faix. Car d'attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l'ouye, sans discours et sans CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II consequence, c'est une chimere, et ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut−il estimer de tant de sortes de ruses et d'inventions, de quoy les bestes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles. Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme, qu'il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d'en user à nostre volonté, ce n'est que ce mesme advantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition noz esclaves, et les Climacides estoient ce pas des femmes en Syrie qui servoyent couchées à quatre pattes, de marchepied et d'eschelle aux dames à monter en coche ? Et la plus part des personnes libres, abandonnent pour bien legeres commoditez, leur vie, et leur estre à la puissance d'autruy. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les tyrans ont−ils jamais failly de trouver assez d'hommes vouez à leur devotion : aucuns d'eux adjoustans d'avantage cette necessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ? Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. Le formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre ; engageant tresreligieusement et le corps et l'ame à son service : Ure meum si vis flamma caput, et pete ferro Corpus, et intorto verbere terga seca. C'estoit une obligation veritable, et si il s'en trouvoit dix mille telle année, qui y entroyent et s'y perdoyent. Quand les Scythes enterroyent leur Roy, ils estrangloyent sur son corps, la plus favorie de ses concubines, son eschanson, escuyer d'escuirie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoyent cinquante chevaux montez de cinquante pages, qu'ils avoyent empalé par l'espine du dos jusques au gozier, et les laissoyent ainsi plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traictement moins curieux et moins favorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux, aux chevaux, et aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité ? Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs façent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes s'honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en peine de le rachetter de servitude : Ils sont fols, disoit−il, c'est celuy qui me traitte et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent les bestes, se doivent dire plustost les servir, qu'en estre servis. Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne s'asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval par faute de coeur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les Tigres et les Lyons à la chasse des hommes : et ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles et sur les allouettes : serpente ciconia pullos Nutrit, et inventa per devia rura lacerta, Et leporem aut capream famulæ Jovis, et generosæ In saltu venantur aves. Nous partons le fruict de nostre chasse avec noz chiens et oyseaux, comme la peine et l'industrie. Et au dessus d'Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages, partent justement le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le pescheur ne laisse aux loups de bonne foy, une part esgale de sa prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme celle des colliers de noz lignes et de l'hameçon, il s'en void aussi de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche jette de son col un boyau long comme une ligne, qu'elle estand au loing en le laschant, et le retire à soy quand elle veut : à mesure qu'elle apperçoit quelque petit poisson s'approcher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prés d'elle, que d'un sault elle puisse l'attraper. Quant à la force, il n'est animal au monde en butte de tant d'offences, que l'homme : il ne nous faut point une balaine, un elephant, et un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d'hommes : les poulx sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla : c'est le desjeuner d'un petit ver, que le coeur et la vie d'un grand et triumphant Empereur. Pourquoy disons nous, que c'est à l'homme science et cognoissance, bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de cognoistre la force de la rubarbe et du polypode ; et quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d'herbes choisir le dictame pour leur guerison, et la tortue quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l'origanum pour se purger, le dragon fourbir et esclairer ses yeux avecques du fenoil, les cigongnes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l'eau de marine, les elephans arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maistres (tesmoin celuy du Roy Porus qu'Alexandre deffit) les javelots et les dardz qu'on leur a ettez au combat, et les arracher si dextrement, que nous ne le sçaurions faire iavec si peu de douleur : pourquoy ne disons nous de mesmes, que c'est science et prudence ? Car d'alleguer, pour les deprimer, que c'est par la seule instruction et maistrise de nature, qu'elles le sçavent, ce n'est pas leur oster le tiltre de science et de prudence : c'est la leur attribuer à plus forte raison qu'à nous, pour l'honneur d'une si certaine maistresse d'escole. Chrysippus, bien qu'en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux, que nul autre Philosophe, considerant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu'il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant un chemin apres l'autre, et apres s'estre asseuré des deux, et n'y avoir trouvé la trace de ce qu'il cherche, s'eslance dans le troisiesme sans marchander : il est contraint de confesser, qu'en ce chien là, un tel discours se passe : J'ay suivy jusques à ce carre−four mon maistre à la trace, il faut necessairement qu'il passe par l'un de ces trois chemins : ce n'est ny par cettuy−cy, ny par celuy−là, il faut donc infailliblement qu'il passe par cet autre : Et que s'asseurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s'y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjoinctes, et de la suffisante enumeration des parties, vaut−il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce ? Si ne sont pas les bestes incapables d'estre encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous recognoissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l'astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, tesmoigne qu'ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce croy−je, de voir tant de sortes de cingeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens : les dances, où ils ne faillent une seule cadence du son qu'ils oyent ; plusieurs divers mouvemens et saults qu'ils leur font faire par le commandement de leur parolle : mais je remerque avec plus d'admiration cet effect, qui est toutes−fois assez vulgaire, des chiens dequoy se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s'arrestent à certaines portes, d'où ils ont accoustumé de tirer l'aumosne, comme ils evitent le choc des coches et des charrettes, lors mesme que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j'en ay veu le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et uni, et en prendre un pire, pour esloigner son maistre du fossé. Comment pouvoit−on avoir faict concevoir à ce chien, que c'estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maistre, et mespriser ses propres commoditez pour le servir ? et comment avoit−il la cognoissance que tel chemin luy estoit bien assez large, CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II qui ne le seroit pas pour un aveugle ? Tout cela se peut−il comprendre sans ratiocination ? Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d'un chien, avec l'Empereur Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien servoit à un batteleur qui joüoit une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu'il contrefist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : apres avoir avallé le pain qu'on feignoit estre cette drogue, il commença tantost à trembler et branler, comme s'il eust esté estourdy : finalement s'estendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et trainer d'un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu, et puis quand il cogneut qu'il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s'il se fust revenu d'un profond sommeil, et levant la teste regarda çà et là d'une façon qui estonnoit tous les assistans. Les boeufs qui servoyent aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser et tourner certaines grandes rouës à puiser de l'eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s'en voit plusieurs en Languedoc) on leur avoit ordonné d'en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu'il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayans faict leur tasche ils s'arrestoient tout court. Nous sommes en l'adolescence avant que nous sçachions compter jusques à cent, et venons de descouvrir des nations qui n'ont aucune cognoissance des nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu'à estre instruit. Or laissant à part ce que Democritus jugeoit et prouvoit, que la plus part des arts, les bestes nous les ont apprises : Comme l'araignée à tistre et à coudre, l'arondelle à bastir, le cigne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation à faire la medecine : Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y employent du temps et du soing : d'où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n'ont point eu loisir d'aller à l'escole soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouvons juger par là, qu'il reçoit de l'amendement par discipline et par estude : Et entre les libres mesme, il n'est pas ung et pareil ; chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l'envy, d'une contention si courageuse, que par fois le vaincu y demeure mort, l'aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple escoute la leçon de son precepteur, et en rend compte avec grand soing : ils se taisent l'un tantost, tantost l'autre : on oyt corriger les fautes, et sent−on aucunes reprehensions du precepteur. J'ay veu (dit Arrius) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s'eslevans et s'inclinans à certaines cadences, selon que l'instrument les guidoit, et y avoit plaisir à ouyr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyoit ordinairement des Elephans dressez à se mouvoir et dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, coupeures et diverses cadances tres−difficiles à apprendre. Il s'en est veu, qui en leur privé rememoroient leur leçon, et s'exerçoyent par soing et par estude pour n'estre tancez et battuz de leurs maistres. Mais cett'autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange : Elle estoit en la boutique d'un barbier à Rome, et faisoit merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu'elle oyoit ; Un jour il advint que certaines trompettes s'arresterent à sonner long temps devant cette boutique : depuis cela et tout le lendemain, voyla ceste pie pensive, muette et melancholique ; dequoy tout le monde estoit esmerveillé, et pensoit−on que le son des trompettes l'eust ainsin estourdie et estonnée ; et qu'avec l'ouye, la voix se fust quant et quant esteinte : Mais on trouva en fin, que c'estoit une estude profonde, et une retraicte en soy−mesmes, son esprit s'exercitant et preparant sa voix, à representer le son de ces trompettes : de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, d'exprimer parfaictement leurs reprises, leurs poses, et leurs muances ; ayant quicté par ce nouvel apprentissage, et pris à desdain tout ce qu'elle sçavoit dire auparavant. Je ne veux pas obmettre d'alleguer aussi cet autre exemple d'un chien, que ce mesme Plutarque dit avoir veu (car quant à l'ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n'en observe non plus à renger ces exemples, qu'au reste de toute ma besongne) luy estant dans un navire, ce chien estant en peine d'avoir l'huyle qui estoit dans le fond d'une cruche, où il ne pouvoit arriver de la langue, pour l'estroite emboucheure du vaisseau, alla querir CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II des cailloux, et en mit dans cette cruche jusques à ce qu'il eust faict hausser l'huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela qu'est−ce, si ce n'est l'effect d'un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l'eau qu'ils veulent boire est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des Elephans, un Roy de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l'un d'entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu'on leur prepare, et les recouvre lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, et pieces de bois, afin que cela l'ayde à s'en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d'autres effects à l'humaine suffisance, que si je vouloy suivre par le menu ce que l'experience en a appris, je gaignerois aisément ce que je maintiens ordinairement, qu'il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d'un elephant en une maison privée de Syrie, desroboit à tous les repas, la moitié de la pension qu'on luy avoit ordonnée : un jour le maistre voulut luy−mesme le penser, versa dans sa mangeoire la juste mesure d'orge, qu'il luy avoit prescrite, pour sa nourriture : l'elephant regardant de mauvais oeil ce gouverneur, separa avec la trompe, et en mit à part la moitié, declarant par là le tort qu'on luy faisoit. Et un autre, ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s'approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, et le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers : mais ce que tout le monde a veu, et que tout le monde sçait, qu'en toutes les armées qui se conduisoyent du pays de Levant, l'une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une battaille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui cognoissent les histoires anciennes) siquidem Tyrio servire solebant Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso Horum majores, Et dorso ferre cohortes, Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam. Il falloit bien qu'on se respondist à bon escient de la creance de ces bestes et de leur discours, leur abandonnant la teste d'une battaille ; là où le moindre arrest qu'elles eussent sçeu faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moiudre effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout perdre. Et s'est veu peu d'exemples, où cela soit advenu, qu'ils se rejectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous rejectons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnoit charge non d'un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisoient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conqueste des Indes ; ausquels ils payoient solde, et faisoient partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d'addresse et de jugement à poursuivre et arrester leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d'ardeur et d'aspreté. Nous admirons et poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables, que ceux qu'on va recueillant és pays et siecles estrangers. C'est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre et tout l'advenir et tout le passé. J'ay veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain pays, desquels par ce que nous n'entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit et sauvages et brutes ? qui n'attribuoit à stupidité et à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baise−mains, et nos inclinations serpentées ; nostre port et nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ? Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, et ce que nous n'entendons pas. Il nous advient ainsin au jugement que nous faisons des bestes : Elles ont plusieurs conditions, qui se rapportent aux nostres : de CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II celles−là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu'elles ont particulier, que sçavons nous que c'est ? Les chevaux, les chiens, les boeufs, les brebis, les oyseaux, et la pluspart des animaux, qui vivent avec nous, recognoissent nostre voix, et se laissent conduire par elle : si faisoit bien encore la murene de Crassus, et venoit à luy quand il l'appelloit : et le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d'Arethuse : et j'ay veu des gardoirs assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traictent ; nomen habent, Et ad magistri Vocem quisque sui venit citatus. Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les elephans ont quelque participation de religion, d'autant qu'apres plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussans leur trompe, comme des bras ; et tenans les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation et contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence és autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu'ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu'elle retire aux nostres : Il vid, dit−il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le corps d'un fourmis mort, vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vindrent au devant, comme pour parler à eux, et apres avoir esté ensemble quelque piece, ceux−cy s'en retournerent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation : En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers un ver de leur taniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargerent sur leur dos, et emporterent chez eux, laissans aux autres le corps du trespassé. Voila l'interpretation que Cleanthes y donna : tesmoignant par là que celles qui n'ont point de voix, ne laissent pas d'avoir pratique et communication mutuelle ; de laquelle c'est nostre deffaut que nous ne soyons participans ; et nous meslons à cette cause sottement d'en opiner. Or elles produisent encores d'autres effects, qui surpassent de bien loing nostre capacité, ausquels il s'en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu'en cette grande et derniere battaille navale qu'Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse fut arrestée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d'arrester toute sorte de vaisseaux, ausquels il s'attache. Et l'Empereur Caligula vogant avec une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut arrestée tout court, par ce mesme poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoy un si petit animal pouvoit forcer et la mer et les vents, et la violence de tous ses avirons, pour estre seulement attaché par le bec à sa galere (car c'est un poisson à coquille) et s'estonna encore non sans grande raison, de ce que luy estant apporté dans le batteau, il n'avoit plus cette force, qu'il avoit au dehors. Un citoyen de Cyzique acquit jadis reputation de bon Mathematicien, pour avoir appris la condition de l'herisson. Il a sa taniere ouverte à divers endroits et à divers vents ; et prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent−là ; ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines predictions du vent, qui avoit à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne luy−mesme la couleur qu'il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu'il craint, et attrapper ce qu'il cherche : Au cameleon c'est changement de passion, mais au poulpe c'est changement d'action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage : mais c'est par l'effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n'est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects que nous recognoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vray−semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous.

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Les Essais − Livre II De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines estoyent celles qui se tiroient du vol des oyseaux. Nous n'avons rien de pareil ny de si admirable. Cette regle, cet ordre du bransler de leur aisle, par lequel on tire des consequences des choses à venir, il faut bien qu'il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble operation ; car c'est prester à la lettre, d'aller attribuant ce grand effect, à quelque ordonnance naturelle, sans l'intelligence, consentement, et discours, de qui le produit : et est une opinion evidemment faulse. Qu'il soit ainsi : La torpille a cette condition, non seulement d'endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets, et de la sceme, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient : voire dit−on d'avantage, que si on verse de l'eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont jusques à la main, et endort l'attouchement au travers de l'eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n'est pas inutile à la torpille : elle la sent et s'en sert ; de maniere que pour attraper la proye qu'elle queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons se coulans par dessus, frappez et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les gruës, les arondeles, et autres oyseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de l'an, montrent assez la cognoissance qu'elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent, que pour choisir d'un nombre de petits chiens, celuy qu'on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au propre de le choisir elle mesme ; comme si on les emporte hors de leur giste, le premier qu'elle y rapportera, sera tousjours le meilleur : ou bien si on fait semblant d'entourner de feu le giste, de toutes parts, celuy des petits, au secours duquel elle courra premierement. Par où il appert qu'elles ont un usage de prognostique que nous n'avons pas : ou qu'elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nostre. La maniere de naistre, d'engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bestes, estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous adjoustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins nous proposent l'exemple du vivre des bestes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple : Tenez chaults les pieds et la teste, Au demeurant vivez en beste. La generation est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela : toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l'assiette et disposition brutale, comme plus effectuelle : more ferarum, Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt, Pectoribus positis, sublatis semina lumbis. Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, et insolents, que les femmes y ont meslé de leur creu ; les ramenant à l'exemple et usage des bestes de leur sexe, plus modeste et rassis. Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat, Clunibus ipsa viri venerem si læta retractet, Atque exossato ciet omni pectore fluctus. Ejicit enim sulci recta regione viaque Vomerem, atque locis avertit seminis ictum. Si c'est justice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes qui servent, ayment et deffendent leurs bien−faicteurs, et qui poursuyvent et outragent les estrangers et ceux qui les offencent, elles representent en cela quelque air de nostre justice : comme aussi en conservant une equalité tres−equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l'amitié, elles l'ont sans comparaison plus vive et plus constante, que CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II n'ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger : et le jour qu'on en brusla le corps, il print sa course, et se jetta dans le feu, où il fut bruslé. Comme fit aussi le chien d'un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lict de son maistre, depuis qu'il fut mort : et quand on l'emporta, il se laissa enlever quant et luy, et finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d'affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d'une temerité fortuite, que d'autres nomment sympathie : les bestes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separément : On les void appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : et où ils le rencontrent, s'y joindre incontinent avec feste et demonstration de bien−vueillance ; et prendre quelque autre forme à contre−coeur et en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d'envies extremes et irreconciliables. Les cupiditez sont ou naturelles et necessaires, comme le boire et le manger ; ou naturelles et non necessaires, comme l'accointance des femelles ; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires : de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superfluës et artificielles : Car c'est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer : Les apprests à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu'un homme auroit dequoy se substanter d'une olive par jour. La delicatesse de nos vins, n'est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adjoustons aux appetits amoureux : neque illa Magno prognatum deposcit consule cunnum. Ces cupiditez estrangeres, que l'ignorance du bien, et une fauce opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu'elles chassent presque toutes les naturelles : Ny plus ny moins que si en une cité, il y avoit si grand nombre d'estrangers, qu'ils en missent hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité et puissance ancienne, l'usurpant entierement, et s'en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de moderation soubs les limites que nature nous a prescripts : Mais non pas si exactement, qu'ils n'ayent encore quelque convenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme il s'est trouvé des desirs furieux, qui ont poussé les hommes à l'amour des bestes, elles se trouvent aussi par fois esprises de nostre amour, et reçoivent des affections monstrueuses d'une espece à autre : Tesmoin l'elephant corrival d'Aristophanes le grammairien, en l'amour d'une jeune bouquetiere en la ville d'Alexandrie, qui ne luy cedoit en rien aux offices d'un poursuyvant bien passionné : car se promenant par le marché, où lon vendoit des fruicts, il en prenoit avec sa trompe, et les luy portoit : il ne la perdoit de veuë, que le moins qu'il luy estoit possible ; et luy mettoit quelquefois la trompe dans le sein par dessoubs son collet, et luy tastoit les tettins. Ils recitent aussi d'un dragon amoureux d'une fille ; et d'une oye esprise de l'amour d'un enfant, en la ville d'Asope ; et d'un belier serviteur de la menestriere Glaucia : et il se void tous les jours des magots furieusement espris de l'amour des femmes. On void aussi certains animaux s'addonner à l'amour des masles de leur sexe. Oppianus et autres recitent quelques exemples, pour montrer la reverence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l'experience nous fait bien souvent voir le contraire ; nec habetur turpe juvencæ Ferre patrem tergo : fit equo sua filia conjux : Quasque creavit, init pecudes caper : ipsáque cujus Semine concepta est, ex illo concipit ales. De subtilité malitieuse, en est−il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel passant au travers d'une riviere chargé de sel, et de fortune y estant bronché, si que les sacs qu'il portoit en furent tous mouillez, s'estant apperçeu que le sel fondu par ce moyen, luy avoit rendu sa charge plus legere, ne failloit CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II jamais aussi tost qu'il rencontroit quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maistre descouvrant sa malice, ordonna qu'on le chargeast de laine, à quoy se trouvant mesconté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui representent naïfvement le visage de nostre avarice ; car on leur void un soin extreme de surprendre tout ce qu'elles peuvent, et de le curieusement cacher, quoy qu'elles n'en tirent point usage. Quant à la mesnagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d'amasser et espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est necessaire. Les fourmis estandent au dehors de l'aire leurs grains et semences pour les esventer, refreschir et secher, quand ils voyent qu'ils commencent à se moisir et à se sentir le rance, de peur qu'ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas tousjours sec ny sain, ains s'amolit, se resoult et destrempe comme en laict, s'acheminant à germer et produire : de peur qu'il ne devienne semence, et perde sa nature et proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a coustume de sortir. Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je sçaurois volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou au rebours pour tesmoignage de nostre imbecillité et imperfection : comme de vray, la science de nous entre−deffaire et entretuer, de ruiner et perdre nostre propre espece, il semble qu'elle n'a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne l'ont pas. quando leoni Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam Expiravit aper majoris dentibus apri. Mais elles n'en sont pas universellement exemptes pourtant : tesmoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprinses des Princes des deux armées contraires : sæpe duobus Regibus incessit magno discordia motu, Continuoque animos vulgi Et trepidantia bello Corda licet longè præsciscere. Je ne voy jamais cette divine description, qu'il ne m'y semble lire peinte l'ineptie et vanité humaine. Car ces mouvemens guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et espouvantement, cette tempeste de sons et de cris : Fulgur ubi ad cælum se tollit, totáque circum Ære renidescit tellus, subtérque virum vi Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes Icti rejectant voces ad sidera mundi. cette effroyable ordonnance de tant de milliers d'hommes armez, tant de fureur, d'ardeur, et de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien legeres occasions esteinte. Paridis propter narratur amorem Græcia Barbariæ diro collisa duello. Toute l'Asie se perdit et se consomma en guerres pour le macquerellage de Paris. L'envie d'un seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux harangeres à s'esgratigner, c'est l'ame et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesmes qui CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II en sont les principaux autheurs et motifs ? Oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fust onques, se jouant et mettant en risée tres−plaisamment et tres−ingenieusement, plusieurs batailles hazardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cens mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde espuisées pour le service de ses entreprinses : Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi poenam Fulvia constituit, se quoque uti futuam. Fulviam ego ut futuam ? quid si me Manius oret Pædicem, faciam ? non puto, si sapiam. Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi vita Charior est ipsa mentula ? signa canant. (J'use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé, que vous m'en avez donné.) Or ce grand corps a tant de visages et de mouvemens, qui semblent menasser le ciel et la terre : Quam multi Lybico volvuntur marmore fluctus, Sævus ubi Orion hybernis conditur undis, Vel cum sole novo densæ torrentur aristæ, Aut Hermi campo, aut Liciæ flaventibus arvis, Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus. ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de testes, c'est tousjours l'homme foyble, calamiteux, et miserable. Ce n'est qu'une sormilliere esmeuë et eschaufée, It nigrum campis agmen : un souffle de vent contraire, le croassement d'un vol de corbeaux, le faux pas d'un cheval, le passage fortuite d'un aigle ; un songe, une voix, un signe, une brouée matiniere, suffisent à le renverser et porter par terre. Donnez luy seulement d'un rayon de Soleil par le visage, le voyla fondu et esvanouy : qu'on luy esvente seulement un peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre Poëte, voyla toutes nos enseignes, nos legions, et le grand Pompeius mesmes à leur teste, rompu et fracassé : car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servy à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus : Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta Pulveris exigui jactu compressa quiescent. Qu'on descouple mesmes de noz mouches apres, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans d'icelle porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoy ils sont riches. Et avec du feu chasserent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu'ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouvans soustenir leurs assauts et piqueures. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu'au retour du combat, il ne s'en trouva une seule à dire. Les ames des Empereurs et des savatiers sont jettees à mesme moule. Considerant l'importance des actions des Princes et leur poix, nous nous persuadons qu'elles soyent produictes par quelques causes aussi poisantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menez et ramenez en leurs mouvemens, par les mesmes ressors, que nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la mesme raison qui nous fait fouëtter un laquais, tombant en un Roy, luy fait ruiner une Province. Ils veulent aussi legerement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron et un elephant. CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II Quant à la fidelité, il n'est animal au monde traistre au prix de l'homme. Nos histoires racontent la vifve poursuitte que certains chiens ont faict de la mort de leurs maistres. Le Roy Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, et ayant entendu qu'il y avoit trois jours qu'il faisoit cet office, commanda qu'on enterrast ce corps, et mena ce chien quant et luy. Un jour qu'il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien appercevant les meurtriers de son maistre, leur courut sus, avec grans aboys et aspreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faicte bien tost apres par la voye de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maistre. Un autre chien estant à la garde d'un temple à Athenes, ayant aperçeu un larron sacrilege qui emportoit les plus beaux joyaux, se mit à abbayer contre luy tant qu'il peut : mais les marguilliers ne s'estans point esveillez pour cela, il se meit à le suyvre, et le jour estant venu, se tint un peu plus esloigné de luy, sans le perdre jamais de veuë : s'il luy offroit à manger, il n'en vouloit pas, et aux autres passans qu'il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queuë, et prenoit de leurs mains ce qu'ils luy donnoient à manger : si son larron s'arrestoit pour dormir, il s'arrestoit quant et quant au lieu mesmes. La nouvelle de ce chien estant venuë aux marguilliers de ceste Eglise, ils se mirent à le suivre à la trace, s'enquerans des nouvelles du poil de ce chien, et en fin le rencontrerent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu'ils ramenerent en la ville d'Athenes, où il fut puny. Et les juges en recognoissance de ce bon office, ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir le chien, et aux prestres d'en avoir soin. Plutarque tesmoigne ceste histoire, comme chose tres−averee et advenue en son siecle. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en credit) ce seul exemple y suffira, qu'Appion recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Un jour, dit−il, qu'on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges, et principalement de Lyons de grandeur inusitee, il y en avoit un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et espouvantable, attiroit à soy la veuë de toute l'assistance. Entre les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut un Androdus de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l'ayant apperceu de loing, s'arresta premierement tout court, comme estant entré en admiration, et puis s'approcha tout doucement d'une façon molle et paisible, comme pour entrer en recognoissance avec luy. Cela faict, et s'estant asseuré de ce qu'il cherchoit, il commença à battre de la queuë à la mode des chiens qui flattent leur maistre, et à baiser, et lescher les mains et les cuisses de ce pauvre miserable, tout transi d'effroy et hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce lyon, et r'asseuré sa veuë pour le considerer et recognoistre : c'estoit un singulier plaisir de voir les caresses, et les festes qu'ils s'entrefaisoient l'un à l'autre. Dequoy le peuple ayant eslevé des cris de joye, l'Empereur fit appeller cest esclave, pour entendre de luy le moyen d'un si estrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle et admirable : Mon maistre, dict−il, estant proconsul en Aphrique, je fus contrainct par la cruauté et rigueur qu'il me tenoit, me faisant journellement battre, me desrober de luy, et m'en fuir. Et pour me cacher seurement d'un personnage ayant si grande authorité en la province, je trouvay mon plus court, de gaigner les solitudes et les contrees sablonneuses et inhabitables de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moy−mesme. Le Soleil estant extremement aspre sur le midy, et les chaleurs insupportables, je m'embatis sur une caverne cachee et inaccessible, et me jettay dedans. Bien tost apres y survint ce lyon, ayant une patte sanglante et blessee, tout plaintif et gemissant des douleurs qu'il y souffroit : à son arrivee j'eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé dans un coing de sa loge, s'approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offencee, et me la montrant comme pour demander secours : je luy ostay lors un grand escot qu'il y avoit, et m'estant un peu apprivoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir l'ordure qui s'y amassoit, l'essuyay, et nettoyay le plus proprement que je peux : Luy se sentant allegé de son mal, et soulagé de ceste douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors luy et moy vesquismes ensemble en ceste caverne trois ans entiers de mesmes viandes : car des bestes qu'il tuoit à sa chasse, il m'en apportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au Soleil à faute de feu, et m'en nourrissois. A la longue, m'estant ennuyé de ceste vie brutale et sauvage, comme ce Lyon estoit allé un jour à sa queste accoustumee, je partis de là, et à ma troisiesme journee fus surpris par les CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II soldats, qui me menerent d'Affrique en ceste ville à mon maistre, lequel soudain me condamna à mort, et à estre abandonné aux bestes. Or à ce que je voy ce Lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m'a à ceste heure voulu recompenser du bienfait et guerison qu'il avoit reçeu de moy. Voyla l'histoire qu'Androdus recita à l'Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoy à la requeste de tous il fut mis en liberté, et absous de ceste condamnation, et par ordonnance du peuple luy fut faict present de ce Lyon. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l'argent qu'on luy donnoit : le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu'on luy jettoit, et chacun dire en les rencontrant : Voyla le Lyon hoste de l'homme, voyla l'homme medecin du Lyon. Nous pleurons souvent la perte des bestes que nous aymons, aussi font elles la nostre. Post bellator equus positis insignibus Æthon It lacrymans, guttisque humectat grandibus ora. Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne : cela ne se voit−il pas aussi entre les bestes, et des mariages mieux gardez que les nostres ? Quant à la societé et confederation qu'elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, et s'entresecourir, il se voit des boeufs, des porceaux, et autres animaux, qu'au cry de celuy que vous offencez, toute la trouppe accourt à son aide, et se ralie pour sa deffence. L'escare, quand il a avalé l'ameçon du pescheur, ses compagnons s'assemblent en foule autour de luy, et rongent la ligne : et si d'aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres luy baillent la queuë par dehors, et luy la serre tant qu'il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au dehors et l'entrainent : Les barbiers, quand l'un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressans une espine qu'ils ont dentelee comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent. Quant aux particuliers offices, que nous tirons l'un de l'autre, pour le service de la vie, il s'en void plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la balaine ne marche jamais qu'elle n'ait au devant d'elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s'appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : et en recompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l'horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouty, ce petit poisson s'y retire en toute seureté, et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussi tost qu'il sort, elle se met à le suyvre sans cesse : et si de fortune elle l'escarte, elle va errant çà et là, et souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n'a point de gouvernail : Ce que Plutarque tesmoigne avoir veu en l'Isle d'Anticyre. Il y a une pareille societé entre le petit oyseau qu'on nomme le roytelet, et le crocodile : le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal : et si l'Ichneumon son ennemy s'approche pour le combattre, ce petit oyseau, de peur qu'il ne le surprenne endormy, va de son chant et à coup de bec l'esveillant, et l'advertissant de son danger. Il vit des demeurans de ce monstre, qui le reçoit familierement en sa bouche, et luy permet de becqueter dans ses machoueres, et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez : et s'il veut fermer la bouche, il l'advertit premierement d'en sortir en la serrant peu à peu sans l'estreindre et l'offencer. Ceste coquille qu'on nomme la Nacre, vit aussi ainsin avec le Pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d'un cancre, luy servant d'huissier et de portier assis à l'ouverture de ceste coquille, qu'il tient continuellement entrebaaillee et ouverte, jusques à ce qu'il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la nacre, et luy va pinsant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proye enfermee dans leur fort. CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II En la maniere de vivre des tuns, on y remarque une singuliere science de trois parties de la Mathematique. Quant à l'Astrologie, ils l'enseignent à l'homme : car ils s'arrestent au lieu où le solstice d'hyver les surprend, et n'en bougent jusques à l'equinoxe ensuyvant : voyla pourquoy Aristote mesme leur concede volontiers ceste science. Quant à la Geometrie et Arithmetique, ils font tousjours leur bande de figure cubique, carree en tout sens, et en dressent un corps de bataillon, solide, clos, et environné tout à l'entour, à six faces toutes esgalles : puis nagent en ceste ordonnance carree, autant large derriere que devant, de façon que qui en void et compte un rang, il peut aisément nombrer toute la trouppe, d'autant que le nombre de la profondeur est esgal à la largeur, et la largeur, à la longueur. Quant à la magnanimité, il est malaisé de luy donner un visage plus apparent, qu'en ce faict du grand chien, qui fut envoyé des Indes au Roy Alexandre : on luy presenta premierement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours, il n'en fit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais quand il veid un Lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, monstrant manifestement qu'il declaroit celuy−là seul digne d'entrer en combat avecques luy. Touchant la repentance et recognoissance des fautes, on recite d'un Elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un dueil si extreme, qu'il ne voulut onques puis manger, et se laissa mourir. Quant à la clemence, on recite d'un tygre, la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offencer, et le troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hoste. Et quant aux droicts de la familiarité et convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d'apprivoiser des chats, des chiens, et des lievres ensemble ; Mais ce que l'experience apprend à ceux qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d'animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et l'enfantement ? car les Poëtes disent bien qu'une seule isle de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l'enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la mer fust arrestée, affermie et applanie, sans vagues, sans vents et sans pluye, cependant que l'halcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l'an : et par son privilege nous avons sept jours et sept nuicts, au fin coeur de l'hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne recognoissent autre masle que le leur propre : l'assistent toute leur vie sans jamais l'abandonner : s'il vient à estre debile et cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, et le servent jusques à la mort. Mais aucune suffisance n'a encores peu atteindre à la cognoissance de ceste merveilleuse fabrique, dequoy l'halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu et manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu'elle conjoinct et lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, et adjoustant des courbes et des arrondissemens, tellement qu'en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n'est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desmeut, et se lasche pour les coups de mer : et au contraire ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct, et vous le serre de sorte, qu'il ne se peut ny rompre ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n'est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c'est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de maniere qu'elle ne peut recevoir ny admettre autre chose, que l'oiseau qui l'a bastie : car à toute autre chose, elle est impenetrable, close, et fermée, tellement qu'il n'y peut rien entrer, non pas l'eau de la mer seulement. Voyla une description bien claire de ce bastiment et empruntée de bon lieu : toutesfois il me semble qu'elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de ceste architecture. Or de quelle vanité nous peut−il partir, de loger au dessoubs de nous, et d'interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre ?

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Les Essais − Livre II Pour suyvre encore un peu plus loing ceste equalité et correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu'elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles et corporelles, tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu'elle estime dignes de son accointance, à desvestir et despouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vestemens superflus et viles, l'espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l'odeur, l'aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle : de maniere que Rome et Paris, que j'ay en l'ame, Paris que j'imagine, je l'imagine et le comprens, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plastre, et sans bois : ce mesme privilege, dis−je, semble estre bien evidemment aux bestes : Car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades, et aux combats, que nous voyons tremousser et fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s'il estoit en la meslée, il est certain qu'il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes et sans corps. Quippe videbis equos fortes, cum membra jacebunt In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe, Et quasi de palma summas contendere vires. Ce lievre qu'un levrier imagine en songe, apres lequel nous le voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les jarrets, et representer parfaictement les mouvemens de sa course : c'est un lievre sans poil et sans os. Venantúmque canes in molli sæpe quiete, Jactant crura tamen subito, vocesque repente Mittunt, et crebas reducunt naribus auras, Ut vestigia si teneant inventa ferarum : Experge factique, sequuntur inania sæpe Cervorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant : Donec discussis redeant erroribus ad se. Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à faict, et s'esveiller en sursaut, comme s'ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet estranger que leur ame void, c'est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans estre : Consueta domi catulorum blanda propago Degere, sæpe levem ex oculis volucrémque soporem Discutere, et corpus de terra corripere instant, Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur. Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit sçavoir si nous sommes d'accord de sa description : Il est vray−semblable que nous ne sçavons guere, que c'est que beauté en nature et en general, puisque à l'humaine et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s'il y avoit quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit. Turpis Romano Belgicus ore color. Les Indes la peignent noire et basannée, aux levres grosses et enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux d'or le cartilage d'entre les nazeaux, pour le faire pendre jusques à la bouche, comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu'elle leur tombe sur le menton, et est leur grace de montrer leurs dents jusques au dessous des racines. Au Peru les plus grandes oreilles sont les plus belles, et les estendent autant qu'ils peuvent par artifice. Et un homme d'aujourdhuy, dit avoir veu en une nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel credit, et de les charger de poisants joyaux, qu'à touts coups il passoit son bras CHAPITRE XII Apologie de Raimond de Sebonde

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Les Essais − Livre II vestu au travers d'un trou d'oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soing, et ont à mespris de les voir blanches : ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la teste rase : mais assez ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les beautez, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art : et ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu'elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus l'espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive : les Espagnols vuidée et estrillée : et entre nous, l'un la fait blanche, l'autre brune : l'un molle et delicate, l'autre forte et vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée : et ne peuvent avaller un Dieu en forme de boule. Mais quoy qu'il en soit, nature ne nous a non plus privilegiez en cela qu'au demeurant, sur ses loix communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s'il est quelques animaux moins favorisez en cela que nous, il y en a d'autres, et en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur : voyre des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez : et non moins, en toutes qualitez, aux aërées. Et ceste prerogative que les Poëtes font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel son origine, Pronáque cum spectent animalia cætera terram, Os homini sublime dedit, coelúmque videre Jussit, et erectos ad sydera tollere vultus. elle est vrayement poëtique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la veuë renversée tout à faict vers le ciel : et l'encoleure des chameaux, et des austruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nostre. Quels animaux n'ont la face au haut, et ne l'ont devant, et ne regardent vis à vis, comme nous : et ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre que l'homme ? Et quelles qualitez de nostre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bestes ? Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus abjectes de toute la bande : car pour l'apparence exterieure et forme du visage, ce sont les magots : Simia quam similis, turpissima bestia, nobis ! pour le dedans et parties vitales, c'est le pourceau. Certes quand j'imagine l'homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa subjection naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons esté excusables d'emprunter ceux que nature avoit favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher soubs leur despouille, de laine, plume, poil, soye. Remerquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le defaut offence nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous desrober en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c'est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses, l'entiere veuë et libre du corps qu'on recherche : que pour refroidir l'amitié, il ne faille que voir librement ce qu'on ayme.

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Les Essais − Livre II Ille quod obscoenas in aperto corpore partes Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor. Et encore que ceste recepte puisse à l'aventure partir d'une humeur un peu delicate et refroidie : si est−ce un merveilleux signe de nostre defaillance, que l'usage et la cognoissance nous dégoute les uns des autres. Ce n'est pas tant pudeur, qu'art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l'entrée de leurs cabinets, avant qu'elles soyent peintes et parées pour la montre publique. Nec veneres nostras hoc fallit, quo magis ipsæ Omnia summopere hos vitæ post scenia celant, Quos retinere volunt adstrictóque esse in amore. La où en plusieurs animaux, il n'est rien d'eux que nous n'aimions, et qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excremens mesmes et de leur descharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornemens et parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, et n'est pas si sacrilege d'y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautez, qu'on voit par fois reluire entre nous, comme des astres soubs un voile corporel et terrestre. Au demeurant la part mesme que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par nostre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absens, desquels l'humaine capacité ne se peut d'elle mesme respondre : ou des biens que nous nous attribuons faucement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science et l'honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la securité, l'innocence et la santé : la santé, dis−je, le plus beau et le plus riche present, que nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu'Heraclitus et Pherecydes, s'ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, et se delivrer par ce marché, l'un de l'hydropisie, l'autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepoisant à la santé, qu'ils ne font en ceste autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux breuvages, l'un pour faire devenir un homme de fol sage, l'autre