L'Empire fantome : De ces Francais qui ont failli conquerir l'Amerique du Nord
 9781435690318, 9782763784465, 2763784461 [PDF]

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Zitiervorschau

L’Empire fantôme de ces Français qui ont failli conquérir l’Amérique du Nord

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Philip Marchand

L’Empire fantôme

de ces Français qui ont failli conquérir l’Amérique du Nord

Traduit de l’anglais par Anne-Hélène Kerbiriou

Les Presses de l’Université Laval

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

La traduction de cet ouvrage a été réalisée grâce au soutien financier du Conseil des arts du Canada. Mise en pages : In Situ inc. Maquette de couverture : Hélène Saillant Cet ouvrage a été publié en 2005 sous le titre Ghost Empire. How the French Almost Conquered North America, par McClelland & Stewart Ltd. www.mcclelland.com

© 2005 Philip Marchand © 2008 Les Presses de l’Université Laval, pour la traduction française Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2008 ISBN 978-2-7637-8446-5

Les Presses de l’Université Laval Pavillon Pollack, bureau 3103 2305, rue de l'Université Université Laval, Québec Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com

  « Pauvres sots ! Comme si la religion catholique n’était pas la plus avantageuse et la plus agréable des religions ! » Alexandre Dumas, Les trois mousquetaires

« History ! History ! We fools, what do we know or care ? » William Carlos Williams, In the American Grain

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À James D. Howe

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Table des matières

Remerciements............................................................................... XI Chronologie.................................................................................... XIII Carte de l’expédition de La Salle, 1685-1687............................... XVI Carte des explorations de La Salle, 1678-1687............................. XVII UN – La ténacité du sang..............................................................

1

DEUX – La Salle dans la Prairie..................................................

41

TROIS – La Grande Paix.............................................................

63

QUATRE – La Chine....................................................................

83

CINQ – Fort Frontenac................................................................ 107 SIX – Le portage . ......................................................................... 125 SEPT – Fort Niagara ................................................................... 137 HUIT – Détroit ............................................................................ 169 NEUF – Saint-Ignace . ................................................................. 207 DIX – Green Bay . ........................................................................ 233 ONZE – Kankakee . ..................................................................... 249 DOUZE – Sainte-Geneviève ....................................................... 293 TREIZE – Fort Assomption ........................................................ 313 QUATORZE – Le poste Arkansas............................................... 331 QUINZE – La Pointe noire.......................................................... 353 SEIZE – L’empire du diable ........................................................ 379 ÉPILOGUE – La communion des saints .................................... 403 Bibliographie sélective .................................................................. 413

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Remerciements C

e livre n’aurait jamais été publié n’eût été mon agent, Anne McDermid, qui m’a aidé à mettre en forme l’idée de l’ouvrage et a continué à me soutenir malgré maints découragements. Elle n’a jamais perdu foi en ce projet. Je la remercie, ainsi que son équipe – c’était toujours un plaisir de débarquer sans prévenir à son bureau de la rue Willcocks. Je dois des remerciements, aussi, à mon éditeur, la maison McClelland and Stewart, et à deux vieux amis du monde de l’édition, Doug Gibson et Doug Pepper. De son côté, Alex Schultz a réalisé un véritable tour de magie éditoriale sur un manuscrit beaucoup trop long au départ. Au tout début de cette entreprise, il y a ceux qui ont assisté à sa naissance, mes compagnons de l’atelier d’écriture de 2001 du programme du Banff Centre’s Creative Non-Fiction and Cultural Journalism. Mes remerciements s’adressent tout spécialement au directeur de ce programme, Alberto Ruy-Sanchez, et à deux grands éditeurs, Ian Pearson et Moira Farr. Je me souviens avec une chaleur et une gratitude particulière de tous ceux qui suivent, pour leur aide et pour leur présence au cours de mes recherches : Henry Wolff junior et sa femme, Linda, de Victoria, Texas, qui ont rendu ma visite au Texas bien plus fructueuse et agréable que je ne le signale dans ce livre ; la poétesse et romancière Paulette Jiles et son mari, Jim Johnson, de San Antonio ; Jillian Cook, qui m’a fourni une sûre base d’opération pendant le siège de Fort Niagara ; tous les membres et les amis de la famille LeBoeuf, pour m’avoir supporté ; mon vieil ami Tom Dilworth, de Windsor ; Katherine Ashenburg, qui m’a donné de précieux aperçus de son livre à paraître sur l’histoire de l’hygiène personnelle – le lecteur du chapitre sept comprendra ce dont je parle ; Ken Fleurant, professeur de français à l’université du Wisconsin à Green Bay et codirecteur du Wisconsin’s French Connection Project, et sa femme, Paula, dont l’aide et l’hospitalité furent précieuses ; Donald Claude Noel, sculpteur extraordinaire qui fait autorité sur le Wisconsin français ; Paul Karton XI

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et Karen Moeller, et la belle Rebecca ; Joseph Coté, autre vieil ami ; Jim Baker, directeur du site de la Felix Valle House, et Lorraine Stange, directrice du Bolduc House Museum, tous deux de SainteGeneviève, qui m’ont indiqué les bonnes directions ; R.H. Dick, coauteur de An American Art Colony. The Art and Artists of Ste. Genevieve, Missouri 1930-1940, récemment publié, Barbara Hankins et Bernard Schramm, qui m’ont donné accès à des points de vue particuliers sur la colonie artistique et sur la ville elle-même ; Judith Edwards et sa mère, Kathleen Edwards ; Barbara Dever Gutierrez, auteur de Charlene : The Little Cajun Saint (voir le site web de Mme Gutierrez, www.charlenerichard.com, pour savoir comment se procurer ce très intéressant ouvrage) ; Dean et Sylvia McGee, qui non seulement m’ont servi de merveilleuses écrevisses à l’étouffée, mais m’ont fait découvrir leur coin de Louisiane, avec d’autres remerciements à leur fils Joseph et à leur fille Donna Onebane, dont la thèse intitulée The Stories We Tell : An Oral History of a Prairie Cajun Community fut pour moi une source inestimable (la citation de Pierre Daigle dans le chapitre quinze provient de ce travail) ; Jane et Jed Horme, pour leur hospitalité digne du Quartier français. Et Greg Osborn, historien et archiviste de la Bibliothèque publique de la Nouvelle-Orléans, pour m’avoir aidé à me démêler dans la question de savoir qui au juste est un Créole. Je suis tout particulièrement reconnaissant à l’historien Jacques Monette, s.j., dont les aperçus sur les années de genèse de la NouvelleFrance m’ont aiguillé dans la bonne direction dès les débuts de la recherche pour cet ouvrage, et qui en a très gentiment lu le manuscrit et corrigé un certain nombre d’erreurs. Je suis bien sûr entièrement responsable de celles qui restent, à présent fixées par l’imprimé pour plus ou moins longtemps. Puissent-elles ne pas hanter mon sommeil. Un remerciement particulier à Jeet Heer, toujours réceptif et érudit, qui m’a signalé des sources pertinentes et qui est à l’origine de la métaphore des Canadiens français comme hobbits, et à mon frère Pierre, environnementaliste et réincarnation d’un coureur des bois, qui m’a renseigné au sujet de certaines questions relatives aux forêts. Mes vifs remerciements à John Bentley Mays, Gerald Owens et Katherine Anderson, qui partagent ma table chez Ari après la messe de onze heures trente à Saint-Vincent de Paul et qui, parmi d’autres sujets de discussion, se demandent sans cesse ce que peut bien signifier cette satanée modernité. Et à vous les vieux de la vieille, William et Veronica Ellis, merci aussi. Et à Patricia, lumière brillant sur tout le livre.

Chronologie

1534- Jacques Cartier remonte le Saint-Laurent, revendiquant ce territoire au nom de la France. 1608- Samuel de Champlain fonde la ville de Québec, premier établissement français permanent en Amérique du Nord. 1609- Lors d’un combat près de Crow Point, sur le lac qui porte aujourd’hui son nom, Champlain assiste ses alliés indiens dans une escarmouche contre les Iroquois, en utilisant des armes à feu. Les armes à feu terrifient les Iroquois, mais pas pour longtemps. 1632- Des guerriers iroquois s’avancent profondément dans le territoire de la Nouvelle-France, inaugurant des décennies de guérilla. 1643- Naissance de La Salle. 1649- Martyre de Brébeuf et Lalemant. 1660- Dernière bataille de Dollard des Ormeaux. 1663- Le roi Louis XIV décrète que la Nouvelle-France, jusquelà dirigée par les compagnies de traite disposant des droits exclusifs sur ses ressources en échange de leur promesse de coloniser et cultiver la terre, sera une colonie royale. Premières tentatives sérieuses de peuplement de la Nouvelle-France. 1665- Le roi envoie le régiment de Carignan-Salières en NouvelleFrance pour intimider les Iroquois. 1667- Après une série d’expéditions punitives du régiment, les Iroquois acceptent de conclure une trêve avec la France. La Salle arrive à Montréal.

XIII

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1669- La Salle vend sa terre de Montréal et se lance dans l’exploration. 1672- Le comte de Frontenac devient gouverneur de la NouvelleFrance. 1673- La Salle devient partenaire d’affaires et allié politique de Frontenac. 1674- La Salle prend possession de Cataraqui (Kingston, Ontario). 1678- La Salle, avec la permission de Louis XIV, commence ses explorations vers l’ouest. 1682- La Salle atteint l’embouchure du Mississippi et revendique les terres qu’il vient de traverser au nom de la France. 1685- La Salle arrive par voie de mer au Texas pour fonder une colonie à l’embouchure du Mississippi. 1687- La Salle est assassiné par des membres de l’expédition du Texas. 1688- Jean Géry est retrouvé par les soldats de De León. 1689- Reprenant les hostilités, les Iroquois attaquent la colonie de Lachine. 1699- Les Français fondent un établissement permanent près de la ville actuelle de Biloxi, Mississippi. 1701- Les Iroquois promettent de rester neutres dans les guerres franco-anglaises. L’empire français en Amérique du Nord, souvent décrit comme « un colosse aux pieds d’argile », atteint son plus haut point d’expansion, de la baie d’Hudson au nord jusqu’à l’embouchure du Mississippi. 1713- Le traité d’Utrecht met fin à la Guerre de Succession d’Espagne et inaugure le long processus d’éradication du règne français en Amérique du Nord. Dans leurs possessions d’Amérique du Nord, les Français perdent Terre-Neuve, la baie d’Hudson et la péninsule acadienne (aujourd’hui la Nouvelle-Écosse).

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1748- La Guerre de Succession d’Autriche se termine sans trancher la question. Cependant, les Britanniques obtiennent la suprématie maritime sur les Français, annonçant la fin de l’empire français d’outremer. 1754- Des combats éclatent dans la vallée de l’Ohio entre les Français et les forces coloniales américaines dirigées par George Washington. 1759- Les Britanniques menés par le général Wolfe s’emparent de la ville de Québec. 1760- Montréal, dernière place forte française en Amérique du Nord, se rend aux Anglais. 1763- Le traité de la fin de la Guerre de Sept Ans dépouille la France de ses possessions nord-américaines, à l’exception de la Martinique, de Sainte-Lucie et de la Guadeloupe dans les Indes occidentales et des îles de pêche de Saint-Pierre et Miquelon au large de Terre-Neuve.

Les expéditions de La Salle au Texas,

Navasota

1685-1687

La Grange

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Galveston

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TEXAS Zone reproduite

Ïle de Matagorda Corpus Christi

Golfe du Mexique

0 Échelle

3 mi

Les expéditions de La Salle

1678-1687

Montréal Fort Frontenac/Cataraqui (Kingston)

Ïle Mackinac

1680 1678 Toronto Niagara

Saint-Ignace

La Grange Détroit

Ohi

Kankakee

Fort Crèvecoeur

o

Chicago Starved Rock

Sainte-Geneviève

Poste Arkansas

Territoire des Quipas (Arkansas)

Mississippi

Fort Prudhomme (Memphis)

1682

Mort de La Salle

Lafayette

Nouvelle-Orléans

1687 1685 Fort Saint-Louis 0

Golfe du Mexique 100

600

900 mi

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Un La ténacité du sang Ce que les Espagnols ont découvert à la rivière Garcitas. L’opiniâtreté de l’alligator et de la spatule rosée. L’homme le plus détesté de toute l’histoire du Texas. Une leçon mémorable en quatrième année. Les suites étonnantes et risquées d’une passion pour l’histoire, à savoir la guerre de deux historiens et une veuve qui fait le travail du diable.

À

Mexico, pendant deux ou trois ans, la cour du vice-roi fut agitée de rumeurs : il y aurait eu une colonie française sur la côte nord du golfe de Nouvelle-Espagne. On y avait aperçu les traces d’un naufrage. Puis, en 1688, des soldats sous le commandement du capitaine Alonso De León découvrirent un Français étrange qui régnait sur une tribu de Coahuiltecans au nord du Rio Grande, dans l’arrière-pays. Interrogé à Mexico, ce Français, qui disait s’appeler Jean Géry, raconta une histoire d’échouage sur la côte détrempée et couverte de goémon de laisse de la côte du Golfe, loin vers l’est, trois ans auparavant, avec deux cents Français équipés de canons et d’armes légères, pour un rendez-vous avec quatre mille Indiens venus de l’Illinois pour marcher sur la Nouvelle-Espagne. Ayant senti venir le désastre, il avait déserté à la première occasion. Les Espagnols ne surent pas vraiment que faire de ce témoignage. Son récit était tronqué et contradictoire ; il y avait une lueur étrange dans son œil de vieillard – il disait avoir quarante ans – qui en avait trop vu. Parmi les rares Européens à s’être risqués dans les terres sauvages au nord du Rio Grande, il semblait y avoir une forte proportion de menteurs et de fous – nés ainsi ou l’étant devenus consécutivement à cette expérience. Et cette histoire n’avait aucun sens. Néanmoins, 1

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le vice-roi dépêcha le capitaine De León et une centaine de soldats pour vérifier l’existence de cette colonie. Guidé par Géry, De León prit la route avec ses hommes le 24 mars 1689. Le 22 avril, alors qu’ils marchaient le long de la petite rivière de Garcitas, à quelques kilomètres du lieu où elle se jette dans la baie de Matagorda, ils découvrirent l’endroit – quelques huttes de pieux, des toits de peaux de bison et une maison ou un fort rudimentaire, fait de bordés de navire. Tout avait été mis à sac. Ce qui frappa le plus De León, ce ne furent pas les morceaux de coffres ou de mobilier, ni même les huit pièces d’artillerie gisant à terre. C’était les livres. Plus de deux cents d’entre eux étaient éparpillés sur le sol, leurs pages déchirées, leurs reliures arrachées. Visiblement, plusieurs des Indiens du lieu, les Karankawas, avaient à présent des pages imprimées en leur possession. De temps en temps, ils les regarderaient, les palperaient, songeant à l’étrange pouvoir de ces signes qui parlaient en silence à l’homme blanc. Ils ne pouvaient pas savoir que ces signes – plus que la poudre ou même que le virus de la variole – claironnaient leur inévitable destruction. Le nouvel esprit de l’imprimé – uniformité, rationalité, production de masse – tel était le démon qui menait leurs ennemis. Éparpillés ou déchirés, ces livres étaient mortels. Mais où étaient les habitants ? De León n’en découvrit aucune trace, à l’exception de trois squelettes. D’après les morceaux de tissu encore collés aux os de l’un d’eux, De León déduisit qu’il s’agissait d’une femme.

* Le panneau avait un ton assez distinctement inamical : « Avis au public. Chasse interdite. Pêche interdite. Tous les véhicules sont susceptibles d’être inspectés. Passible de poursuites ». Mais nous devions nous rendre sur cette propriété de toute façon, et Shirley Shirley avait la clé du cadenas de la chaîne qui fermait la clôture. Et c’est ainsi que par un chaud après-midi de juillet, qui laissait pressentir l’imminence d’un orage, nous avons pris la route de terre sinuant à travers le ranch K8. « En octobre prochain, cela fera trois ans que nous aurons commencé cette fouille », dit-elle. « On pensait qu’elle durerait six mois ». « Pourquoi si longtemps ? »

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« Les conditions de fouille. On appelle ça de l’argile stérile. Ça m’a effrayée – je savais ce que cela voulait dire. De l’argile vraiment dure et dense. On doit fouiller à la pioche. Il n’y a pas moyen d’utiliser la truelle ». Nous roulions à travers les prairies ouvertes où le bétail paissait entre les mesquites, partie du ranch où un chef d’équipe avait découvert en 1996 un canon enterré. J’étais venu du Canada par avion quelques jours plus tôt pour visiter ce site ; dans ma valise, j’avais un exemplaire du Journal d’Henri Joutel, l’un des lieutenants de RenéRobert Cavelier, Sieur de La Salle, l’un des rares survivants de la tentative de La Salle d’implanter une colonie en ce lieu. Nous nous dirigions vers le sud du site, et les pâturages se sont progressivement changés en boisés denses de chênes rabougris, de frênes, de peupliers, de ces arbrisseaux épineux qu’on appelle griffes de chats, de mesquites. Le bétail disparut et des cerfs se laissèrent entrevoir parmi les broussailles. Un grand héron bleu et une spatule rosée pataugeant dans une mare s’envolèrent. Joutel avait été particulièrement frappé par cette dernière, avec son grotesque bec en spatule et son joli plumage – « un rouge pâle… fort beau », selon lui. Nous arrivâmes dans une clairière située à peu près à quinze ou vingt mètres au-dessus des eaux brunes de la rivière Garcitas. C’était le site que les historiens appellent « Fort Saint-Louis », bien qu’il s’agisse davantage d’un groupe de cabanes que d’un fort. Vers l’est, le ruisseau était bordé de berges herbeuses d’un vert tirant sur le jaune se terminant par une rangée d’arbres environ un kilomètre et demi plus loin. Vers le sud, l’eau coulait dans un bayou avant de se déverser dans la baie de Matagorda, trop éloignée pour être visible. Ce n’était pas une vue déplaisante pour les colons de La Salle. Le nord et l’ouest étaient moins pittoresques. À cette époque, l’herbe atteignait la taille d’un homme. Le climat était plus frais et plus humide en ce temps – c’était la traîne de ce que les climatologues appellent le Petit Âge de Glace, qui a duré du XIVe au XIXe siècle. Le changement climatique, autant que le bétail amené par les Espagnols, a sonné le glas de la prairie – c’en était fini des feux gigantesques, parfois naturels, parfois allumés par les Indiens, qui balayaient ces terres, renouvelant l’herbe et empêchant la croissance des arbres et arbrisseaux. Au lieu de cela, le bétail se mit à manger l’herbe et à disperser les semences de chêne et de mesquite dans son fumier. Le site lui-même était débroussaillé, mais seulement parce que les archéologues avaient nettoyé cette zone – d’abord avec des haches et des tronçonneuses, ensuite, lorsqu’il devint évident que cela n’en finirait pas, avec un pic mécanique et un tracteur

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avec un broyeur large de trois mètres qui hachait les broussailles et les arbres. À présent, la fouille touchait à sa fin. On ne pouvait dire qu’il s’agissait d’un site archéologique que par la rangée de brouettes vides et les trous dans le sol qui restaient à combler. En ignorant les fourmis rouges affairées et les scorpions, et en regardant très attentivement, on pouvait voir quelques tessons de céramique çà et là sur le sol. Voilà tout pour ce qui est de la preuve visible du passage des Français, ou des Espagnols qui prirent la suite des Français après la visite du capitaine De León. « Je ne sais pas comment ont fait les Français » disait Shirley de ceux qui avaient suivi La Salle, essayant de fonder un foyer dans ce pays étrange. « Nous avions des ventilateurs pendant la fouille, mais ça restait pénible – et encore nous pouvions rentrer à la maison à la fin de la journée ». Nous fûmes brièvement distraits par un tatou qui reniflait derrière un arbre. Il travaillait avec diligence, son groin dans la boue, puis il s’enfuit au galop dans les broussailles. « J’avais l’habitude de la chaleur quand je travaillais dans l’ouest, mais ici l’humidité est un calvaire ». Shirley, qui travaillait en short et T-shirt sur des sites aborigènes pour le National Park Service, a fouillé en tant que chef d’équipe avec une demi-douzaine de bénévoles, ingénieurs en retraite et autres personnes instruites et passionnées – les bénévoles sont le sang de l’archéologie nord-américaine ; pratiquement rien d’important ne peut être découvert sans eux. Il semble qu’ils aient tout accepté de bon cœur – pas seulement ce dur travail par grande chaleur, mais aussi les légions de scorpions dans les toilettes portatives des dames et les fourmis rouges qui remontent le long des jambes et se terrent sous l’élastique des sous-vêtements. Le paysage était probablement plus beau du temps des Français d’il y a trois siècles. Ils n’eurent pas affaire aux fourmis rouges, arrivées plus tard. Mais les moustiques qui étaient la plaie de l’équipe de Shirley étaient en pleine vigueur du temps d’Henri Joutel. Joutel dit qu’ils furent la pire des choses qu’ils eurent à affronter. Il y avait aussi des scorpions, mais Joutel ne semblait pas trouver la variété texane pire que certaines qu’il avait vues en Europe. Pour ce qui est des araignées à l’air diabolique que l’on trouve sur le site – l’équipe nourrissait de sauterelles une favorite à huit pattes – c’est difficile à dire. Joutel ne dit rien des araignées. De toute façon, il y avait beaucoup d’autres choses bien pires à ramper tout autour. Joutel mentionne l’un de ses malheureux

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compagnons, nommé Dumesnil, qui en essayant de traverser un cours d’eau fut happé sous l’eau et « dévoré par un crocodile ». Sans aucun doute, Monsieur Dumesnil ne pensait pas quitter ce monde de cette manière lorsqu’il traînait dans les rues de La Rochelle, avant que des officiers de marine ne vinssent en ville procéder au recrutement pour une nouvelle expédition. L’ami de Joutel, le Sieur Le Gros, fut mordu par un crotale alors qu’il chassait dans un marais. Joutel nota que, sa jambe ayant enflé, on dut l’amputer, puis il mourut de fièvre le jour de la Décollation de saint Jean-Baptiste. (Deux braves types qui n’ont pas survécu à leur rencontre avec un instrument tranchant). Les reptiles ne sont pas partis. Selon Shirley, un alligator a rôdé sans arrêt auprès des fouilleurs de la rivière Garcitas pendant des semaines, comme s’il avait été fasciné par cette activité. L’équipe l’appelait Wally. Les crotales, par contre, n’ont pas été baptisés. « Nous en avons tué quatre » dit Shirley. « Pas moi, mais les garçons. Il y avait un gars de l’équipe qui allait les tuer ». À présent, leur travail était terminé. Les artefacts – les bagues et les perles de verre que les Français emportaient comme monnaie d’échange pour la traite, les fragments de chaudrons de cuivre – avaient été nettoyés, mis dans des sacs Ziploc et enfermés au laboratoire de la Texas Historical Commission près de Victoria. Il ne restait plus qu’un seul mystère archéologique, mais majeur celui-là, un mystère aux connotations macabres que nous examinerons plus tard. Restait aussi l’énigme de La Salle lui-même, l’homme à l’origine de toute cette activité, quelqu’un que les historiens ont pendant des années tenté de sonder avec une précision psychanalytique. Sa personnalité aussi est peut-être un mystère qui ne sera jamais résolu.

* « Cher vieux La Salle », dit Gary Dunnam. « L’homme le plus détesté qui ait jamais arpenté la terre du Texas ». Dunnam, conservateur du patrimoine du Comté de Victoria, faisait visiter le tribunal datant de 1892 et nouvellement restauré du Comté de Victoria, l’une de ces « cathédrales des plaines » dont les Texans sont si fiers. Je m’y trouvais quelques jours après ma visite au site. Sur l’un des murs du tribunal pendait une bannière avec un portrait de La Salle. On n’y découvrait aucun indice quant à sa personnalité ou à son talent pour se faire des ennemis. Pourquoi fut-il si haï ? Dunnam ne développa pas la question, si ce n’est pour citer des « problèmes d’ego ». En clair, dans la conception de Dunnam et de beaucoup d’historiens, La Salle cherchait les ennuis

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dès le jour où il mit le pied au Texas. On pourrait presque dire qu’il n’a eu que ce qu’il cherchait sur les berges de la rivière Navasota, où il commit la dernière de ses erreurs. Si ce n’était parce qu’il fut le premier Européen à fonder un établissement au Texas, on ne verrait jamais son effigie dans un tribunal texan, qu’elle soit ressemblante ou non. Et cette « colonie », cette rencontre historique entre la France moderne et des chasseurs-cueilleurs de l’Âge de Pierre, fut aussi fugace qu’une ombre sur la prairie. La Salle et ses hommes pourraient tout aussi bien avoir disparu de la surface de la terre au moment où ils atteignirent la côte, pour ce qu’ils y ont réalisé. L’opinion la plus courante au Texas est que La Salle n’est important que parce qu’il a planté un clou dans la chaussure espagnole. Dès l’instant où ils eurent vent de l’installation des Français – De León fut le premier parmi le flot de soldats et de religieux qui traversèrent le Rio Grande pour construire des missions – les Espagnols commencèrent à prendre au sérieux la colonisation du Texas. C’est un maigre héritage que nous a laissé « ce cher vieux La Salle ». Pourtant, il a de l’importance pour moi, ne serait-ce que comme un écho d’une vieille nostalgie. Un jour, en classe de quatrième année à l’école primaire d’Egremont à Pittsfield, Massachusetts, en 1956, notre institutrice, Mrs Drennan, qui dans mes souvenirs me semble avoir quatre-vingts ans, posa à la classe une question délicate. Alors qu’elle venait de nous parler des guerres franco-indiennes, elle nous demanda qui avait notre sympathie, des Français ou des Anglais. Je levai la main. « Les Français » répondis-je. « Oh ? Pourquoi les Français ? » Pendant un moment, je fus désarçonné. La réponse la plus honnête aurait dû être : je soutiens les Français parce que le sang de mes ancêtres québécois coule dans mes veines et murmure encore dans mon oreille interne son vieux ressentiment à votre égard, vous les « Bostonnais » de la Nouvelle-Angleterre. Ou quelque chose de ce genre. « Parce qu’ils ont gagné beaucoup de guerres », dis-je, en désespoir de cause. « Oh, et quelles guerres les Français ont-ils gagnées ? » Je réfléchis pendant une autre seconde, sur des charbons ardents. « La Guerre de Cent Ans ! » (Nous avions aussi parlé de Jeanne d’Arc). Alors elle fondit sur sa proie, l’impitoyable vieille chauve-souris. « La Guerre de Cent Ans était une guerre civile », dit-elle. « C’était une guerre entre Français et Bourguignons ». Une institutrice de 1956 pouvait encore parler d’histoire de cette manière idiosyncratique. Plus maintenant. (Les Bourguignons ? Est-ce que ce sont les extraterrestres dans Star Trek Mrs Drennan ?)

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Mais bien sûr, elle avait raison. Les Français, malgré leurs géniales inspirations militaires par instants, n’ont jamais eu beaucoup de chance sur les champs de bataille depuis le règne de Clovis, roi des Francs. J’étais « supporter » des Français dans les guerres franco-indiennes parce qu’ils étaient mon peuple. Mes lignées paternelle et maternelle remontent aux Marchand et aux Touchette qui arrivèrent au Canada français au milieu du XVIIe siècle. Mon fond ethnique, mon ADN tribal, est pratiquement aussi peu mélangé qu’il est possible de l’être en cet âge, pur normand avec un soupçon de breton. Ce qui est, je l’admets, bien peu. La Salle était normand, et je suis normand de sang, mais je peux difficilement parler français. La Salle n’a jamais hanté mes rêves ni altéré le moins du monde ma pensée. Mais l’histoire m’a jeté un sort quand j’étais enfant, et rien n’a jamais été plus séduisant à mes yeux que l’épopée sauvage des Français et des Anglais et des Indiens. À l’âge de douze ou treize ans, pendant que ma contemporaine Susan Sontag lisait Proust et Kafka, je frissonnais en lisant les romans historiques de Kenneth Roberts, dans lesquels l’auteur célébrait les vertus héroïques de ses ancêtres, les colons anglais du Maine et du New Hampshire. D’un autre côté, dans un roman comme Northwest Passage, mes ancêtres étaient décrits comme des « Français noirauds et courtauds [swarthy, stunted Frenchmen] ». (Au moins ils n’étaient pas Indiens. Il faut voir la description des Indiens par Roberts). C’est peut-être pourquoi la carrière de La Salle, le plus grand des explorateurs français, m’intrigue tant. Il a fini par revendiquer virtuellement l’intégralité du continent nord-américain au nom de la France, et, dans l’optique du XVIIe siècle, cette revendication était valable. À la fin du XVIIe siècle, il y avait une bonne chance que la France appuie cette revendication. L’histoire eût-elle pris quelques virages différents, ce livre aurait d’abord été écrit en français, et les Américains parleraient à leurs enfants en français. Les États-Unis n’existeraient pas. Une sorte d’État catholique français dominerait le continent et les nations ojibwas, sioux, shawnee ou chickasaw auraient le même poids politique et culturel que les Afro-américains d’aujourd’hui. La partie anglophone du continent serait en grande partie enclavée entre les monts Alléghani et l’Atlantique. Je ne soupire pas après ce monde contre-historique à la manière dont certains néo-Confédérés soupirent après la victoire de Lee à Gettysburg. La contre-histoire n’existe que pour nous aider à apprécier

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plus profondément l’histoire véritable, non pas pour faire des rêves éveillés sur une Chicago dirigée par des Français et des Kickapoo plutôt que par des Irlandais et des Polonais. Mais il y a quelque chose d’autre que La Salle et moi avons en commun, qui est plus intime, crucial et durable, et c’est pourquoi j’écris ce livre, et que je suis les traces de La Salle à travers l’Amérique du Nord. Cependant, avant d’expliquer ce lien, il est souhaitable d’en dire davantage sur La Salle lui-même.

* La Salle est né en novembre 1643 dans la riche famille bourgeoise des Cavelier, commerçants dans la vieille ville de Rouen, sur les rives de la Seine. Cette famille possédait un manoir du nom de La Salle à la campagne et donna le nom de cette propriété au second de ses deux fils – d’où le nom honorifique de Sieur de La Salle. Juste avant d’avoir quinze ans, La Salle, qui avait étudié à l’école locale des jésuites et était exceptionnellement brillant, en particulier en mathématiques, entra au noviciat parisien des jésuites. Peut-être était-il séduit par la promesse de l’aventure en tant que missionnaire – les Relations des jésuites, extraordinaire recueil de récits de missionnaires jésuites dans l’Amérique du Nord sauvage, était un des best-sellers de l’époque. La seule chose dont on puisse être certain, c’est que La Salle avait reçu la meilleure instruction du monde, supérieure à tout ce qui peut être proposé aux adolescents d’aujourd’hui. Langues anciennes et modernes, sciences exactes mettant l’accent sur la physique et la géographie – les jésuites étaient férus de cartographie et d’instruments de navigation comme l’astrolabe – mathématiques, logique, rhétorique, théologie, c’était un enseignement conçu pour faire d’un garçon un homme aussi parfaitement à l’aise avec la rigueur scientifique qu’avec l’art de la persuasion. Les jésuites voulaient que leurs membres soient capables de s’en sortir sans aide dans n’importe quelle situation. Juste avant son dix-septième anniversaire, La Salle prononça ses vœux et entra à l’internat jésuite de La Flèche, par où était aussi passé Descartes quarante ans plus tôt. Au bout de deux années à La Flèche, il alternait entre ses propres études et l’enseignement dans divers cours de grammaire des jésuites. Enseigner était une torture pour La Salle, esprit sans repos coincé dans une classe toute la journée à surveiller une bande de garçons. Il était plein d’énergie, grand (un peu moins d’un mètre quatre-vingts), avec des bras et des jambes d’athlète. Bien qu’il semble avoir été capable de contrôler ses élans

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sexuels, il réussissait moins bien à contrôler son caractère et son besoin de dominer les autres. J’ai tendance à penser que La Salle était le préféré de ses parents, au détriment de son frère plus âgé (c’est à lui qu’on a donné le nom du manoir de la famille). Peut-être savaient-ils que le plus jeune était le plus doué des deux. Ce frère, Jean Cavelier, qui avait sept ans de plus que La Salle et devint prêtre dans l’ordre des sulpiciens, et qui était effectivement d’un médiocre talent, a fait plus tard étalage à la fois de ressentiment et de servilité envers son jeune frère. Alors, il est possible que cela remonte au tout début. On peut facilement imaginer le drame de la famille Cavelier – le garçon de onze ans essayant de contrecarrer celui de quatre ans, le préféré de leur mère, mais finissant toujours par céder à la fin. (Et Freud nous rappelle que le préféré de la mère se sent comme un conquérant). Les supérieurs de La Salle ont remarqué qu’il manquait de prudence et de jugement. Il était également « scrupuleux », c’est-àdire d’une anxiété morbide au sujet de l’état de son âme et facilement convaincu d’être en état de péché mortel. Les théologiens insistent sur le fait que cet état n’est pas forcément toujours lié à une maladie mentale, mais quand il indique une névrose, il semble être symptomatique de désordres obsessifs compulsifs ou de dépression et d’angoisse. Ce dernier élément pourrait expliquer certains aspects du comportement ultérieur de La Salle. Il fut souvent sévèrement critiqué par certains observateurs parce qu’il s’isolait en lui-même à différents moments de ses explorations, ou parce qu’il était secret et refusait d’accepter des conseils ou de divulguer ses plans. Mais s’il était dépressif ou anxieux, eh bien, c’est qu’il était trop occupé à écouter les voix dans sa tête, le lugubre conclave intérieur impossible à réduire au silence, pour porter attention à ses compagnons de chair et d’os. En 1666, à l’âge de vingt-deux ans, La Salle fit quelque chose d’absolument non jésuite – il écrivit au supérieur général de la Société à Rome en le suppliant de l’envoyer dans une mission en Chine. Les jésuites n’implorent pas qu’on les affecte ici ou là. Ils attendent qu’on leur donne des ordres. Il faut que sa pression intérieure ait été intense pour que La Salle ait eu recours à cette supplique qui, comme c’était prévisible, fut déboutée. « Une nécessité impérieuse poussait La Salle d’un endroit à l’autre, une impulsion particulière lui faisait croire que, où qu’il se trouvât, sa présence était nécessaire ailleurs », écrivit le chercheur jésuite Jean Delanglez dans un abrégé de la carrière de La Salle. Rien de plus pertinent n’a jamais été dit sur cet homme. Il voulait toujours se trouver ailleurs que là où il était.

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L’année suivante, il demanda à ses supérieurs de le relever de ses vœux et de sa qualité de membre de la Société de Jésus. À ce moment, ses supérieurs avaient acquis la certitude que La Salle n’était pas taillé pour être un jésuite – il l’avaient surnommé Inquietus. L’un d’entre eux avait décrit le jeune homme comme ayant ingenium bonum, judicium tenue, prudentia parva – un bon fond, un jugement discutable, très peu de prudence. Une traduction plus libre du latin donnerait : « Le gamin n’est pas mauvais, mais il n’a pas pour deux sous de bon sens ». La demande de La Salle fut accordée. Le supérieur général lui écrivit : « Tâche de vivre toujours en union de cœur avec nous et avec Jésus ». Mais cependant, quelque chose en La Salle n’a jamais pardonné aux jésuites. La Salle se trouvait désormais dépourvu d’argent autant que de perspectives. Son père était mort et ses vœux de pauvreté initiaux l’avaient légalement privé de toute part à l’héritage familial. Cependant, sa famille lui arrangea un voyage outremer jusqu’au Canada et l’expédia au loin avec quelques pièces dans sa poche. De nombreux rouennais, y compris quelques membres de sa parenté, avaient gagné de l’argent au Canada, en y faisant le commerce du poisson ou des fourrures. Quoique personne ne voulût à toute force y vivre. Fondé par Samuel de Champlain en 1608, un an après la fondation de la première colonie permanente des Anglais en Amérique du Nord, à Jamestown, le Canada français ne fut, pendant son premier demi-siècle d’existence, qu’un mince cordon de petits établissements le long du fleuve SaintLaurent, enclavé entre rochers et forêts, constamment assiégé par les terrifiants Iroquois, et enserré la moitié de l’année dans l’étau d’un hiver qui glace les os. Jack Kerouac, qui ne s’est jamais libéré de la fatalité de ses propres ancêtres québécois, l’appelait « l’endroit le plus absolument dépourvu d’espoir où atterrirent les Français quand ils arrivèrent dans le Nouveau Monde ». Walt Whitman, ayant visité la province en 1880, qualifia son paysage de « paroxysme de sinistre » et de l’un des endroits les plus effrayants qu’il ait jamais vus. C’est une chose que l’on doit garder en mémoire, en ce qui concerne les Canadiens français. En réalité, les choses avaient commencé à s’améliorer au cours des années précédant immédiatement l’arrivée de La Salle. Louis XIV, alors au début de son long règne splendide et tragique, se prit d’intérêt pour ce poste avancé de la France. Celui-ci deviendrait, décida-t-il, une province française, et il retira donc le contrôle de ses affaires à la compagnie ayant le monopole de la traite qui avait jusque là dirigé et exploité la colonie. Jean Colbert, le premier ministre du roi, serait

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désormais responsable de son sort, tandis que le Canada serait placé sous l’administration directe d’un gouverneur du roi, d’un intendant et d’un évêque. On envoya un régiment donner une leçon aux Iroquois. Les soldats brûlèrent quelques villages mohawk abandonnés – ce qui n’était pas vraiment une glorieuse « opération militaire » – mais ce fut suffisant pour convaincre les Cinq Nations de faire la paix. On y envoya davantage d’immigrants dans le but de créer une véritable communauté agricole autosuffisante, à l’instar des établissements anglais du bord de mer. La traite des fourrures se poursuivrait, puisque ses revenus étaient indispensables, mais au moins ce ne seraient désormais plus tous les Français du Canada qui vadrouilleraient dans la nature comme des sauvages. Au moment où La Salle s’embarquait pour Montréal, la colonie commençait à être florissante, avec de vraies fermes, de vraies industries et de vraies villes prenant racine. C’était la base à partir de laquelle La Salle, pendant les deux décennies suivantes, se lança dans des voyages vers le cœur inconnu du continent. Ce fut en tant qu’émissaire de la cour de Versailles et des fermes de bois et de pierre du Québec qu’il suivit le cours du Mississippi jusqu’à son embouchure dans le golfe du Mexique et se fit un nom dans l’histoire.

* Après avoir accompli son exploit, plus rien ne tourna bien pour La Salle. Mais un siècle et demi après sa mort, il eut un terrible coup de chance – il attira l’attention d’un intellectuel de Boston nommé Francis Parkman. Parkman était le fils d’un pasteur unitarien et descendait d’une longue lignée de pasteurs. Il n’éprouvait pas d’affection pour la cour de Versailles ou pour les maisons de bois et de pierre du Québec, mais il était un lecteur assidu de Sir Walter Scott et de James Fenimore Cooper. Quelque chose en La Salle l’inspira. Quiconque aujourd’hui tente de rendre justice à La Salle entend la prose de Francis Parkman comme un sublime rythme de fond, ce qui peut considérablement distraire l’attention. Il est probablement arrivé parfois que certains historiens de cette période aient souhaité que Parkman, le plus grand des historiens américains, n’ait jamais existé ; il est aussi grand écrivain que ses visions sont fallacieuses. Lorsque le petit Francis Parkman eut sept ans, on l’envoya vivre à la ferme de son grand-père à Medford, Massachusetts, à la lisière d’étendues boisées connues sous le nom de Middlesex Fells. Pendant six ans, l’enfant a battu ces bois. Il les partageait avec les Indiens et

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les pionniers de son imagination, chassant ou menant leurs féroces embuscades derrière les arbres, se rafraîchissant dans les cours d’eau, se faisant des abris de branches de pin. À dix-huit ans, il conçut l’idée d’écrire l’histoire des Français en Amérique sous la forme d’une épopée mise en scène dans une version légèrement agrandie de Middlesex Fells, soit la nature sauvage nord-américaine. Aujourd’hui, je sais que ça marche. Notre maison d’East New Lenox Road, en bordure de Pittsfield, se trouvait à quelques minutes d’un bois d’environ quinze hectares de l’autre côté de la route, que j’ai exploré avec mon frère Peter et un autre garçon nommé Peter Rice, dont la famille était propriétaire de ce terrain. Aucun lopin de terre sur cette planète n’aura jamais autant de signification pour moi. Un écologiste décrirait ces quinze hectares de bois au bout d’East New Lenox Road comme une forêt mixte de sapins et de feuillus, typique de la Nouvelle Angleterre du centre et du sud et caractérisée par du pin blanc, du sapin cigüe, de l’érable rouge, de l’érable à sucre, du bouleau, du noisetier, du frêne, de l’orme et du chêne rouge. C’est ce que c’était. Mais ce qui était important pour moi, à ce moment comme aujourd’hui, c’était l’impact de ses sentes ombreuses et de ses combes couvertes de mousse ou d’aiguilles de pin ou de fougères sur l’imagination de mes huit ou neuf ans, les sentiments déclenchés par le lent courant du ruisseau dans un coin du bois où vivaient les rats musqués. La nature est une maison hantée, nous dit Emily Dickinson. Les jeunes enfants le ressentent. Lorsque Francis Parkman, en tant qu’historien, entonnait l’hymne des « profondeurs solennelles des forêts immémoriales, obscures et silencieuses comme des cavernes » ou décrivait une scène forestière dans laquelle « un timide ruisselet agreste coule furtivement, dans un discret murmure, à travers des grottes de verdure où l’on n’entend pas le moindre souffle » – et on pouvait voir le coureur des bois allumer son feu de camp au bord du ruisselet ou les rangers de Rogers marcher en file indienne dans les vertes cathédrales lors de l’une de leurs expéditions meurtrières – il recourait à tout le romantisme dont il était capable dans le but, non pas de décrire un paysage en particulier, mais de faire ressentir au lecteur ce dont il se rappelait des émotions de Middlesex Fells, comme moi-même je me rappelle du bois des Rice. Ayant eu des lecteurs par milliers, on peut dire qu’il y est parvenu. Il a si bien réussi que nous oublions à quel point des visiteurs peuvent se sentir démoralisés à la seule vue de l’état actuel des « forêts immémoriales » de Parkman. Les trouées des forêts du nord-est des

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États-Unis avaient frappé le peintre et critique anglais Wyndham Lewis, entre autres, par leur aspect de désert stérile. En 1934, il se plaignait de ce que « la toundra, ou la dune, tachetée du sempiternel sapin, arrive jusqu’à la porte arrière de la dernière maison de presque tous les villages de la Pennsylvanie ou de la Nouvelle-Angleterre ». Loin d’être la paradisiaque sauvagerie de Parkman et de James Fenimore Cooper, notre paysage boisé, aux yeux de Lewis, était dur, informe et ennuyeux. Il était d’une grande monotonie. « Le continent nordaméricain est sans nuances » écrivait-il, ce qui expliquait également pourquoi, pensait-il, on ne rencontre jamais d’Américain raffiné. En fait, depuis cette lamentation de Lewis, la nature sauvage s’est étendue. À l’époque où Parkman mourut, en 1893, tant d’arbres avaient été abattus pour produire du charbon de bois que la NouvelleAngleterre était pratiquement déboisée. Depuis, le charbon n’étant plus en demande, et les fermes laitières allant toujours diminuant, les forêts de Nouvelle-Angleterre ont crû et se sont étendues. Lorsque j’étais petit, à Pittsfield, on n’avait jamais entendu parler d’ours dans le voisinage. Aujourd’hui, on en voit fréquemment dans les arrièrecours. Cela me convient tout à fait, mais je ne confonds pas cette nature sauvage en expansion avec les bois dont je me souviens ni avec les grottes de verdure de Parkman, où l’on n’entendait pas le moindre souffle. Celles-ci n’existent que dans nos enfances reconstituées, dans un univers parallèle de la mémoire. Tout ceci m’aide à comprendre Parkman, mais en aucun cas je ne pourrais m’identifier à lui aussi impétueusement qu’il s’identifiait à La Salle. Parkman était un petit garçon têtu, adoré par sa mère et ses sœurs. La figure qui, traditionnellement, obscurcit la porte de la chambre d’enfant de son ombre sinistre et fait plier le petit garçon forte tête – cher papa ! – était, dans le cas de Parkman un gentleman affable, aux manières courtoises, dont le sang avait été sans cesse affaibli par des générations d’unitariens d’esprit élevé. Le docteur Parkman s’asseyait au haut bout de la table en veste et cravate et faisait des jeux de mots spirituels en passant le plat de navets. Son fils grandit en méprisant les hommes portant un habit, de quelque dénomination qu’ils fussent ; il devait même faire un effort pour reconnaître l’incroyable héroïsme des premiers missionnaires jésuites. Il n’y avait rien d’anormal dans ses globules rouges. Même enfant, il se montrait déterminé à faire les choses à sa manière et à commander à la volonté des autres. Comme La Salle, il possédait l’énergie d’un chef. Comme La Salle aussi, il était dépourvu du charme ou du charisme qui aurait rendu son autorité

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acceptable. En général, les hommes n’obéissaient pas à Parkman ou à La Salle, à moins d’y être obligés. Au crédit de Parkman, on doit dire qu’il fit tout son possible pour se hisser au rôle de héros. Il embaucha des professionnels pour lui apprendre à boxer et à monter à cheval. Il s’entraînait au tir. Il dormait dans les bois sans couverture. Il risquait sa vie. Un récit d’une expédition de jeunes partis escalader les montagnes du New Hampshire montre Parkman littéralement accroché en pendant à une paroi rocheuse, ne tenant que du bout des doigts. Il s’arrangea pour sortir son couteau de sa poche, l’ouvrit avec ses dents et l’utilisa pour creuser des prises dans la roche friable. Pourquoi n’aurait-il pas été un héros ? Il était grand, courageux, d’un physique agréable, fort, athlétique et brillant. Les dieux auraient-ils pu lui accorder plus de dons ? Mais n’importe quel visiteur de la maison Parkman aurait pu constater des signes d’affections médicales chez ce garçon. « Les Parkman avaient tant de maladies qu’ils représentaient le microcosme d’une grande chambre de malade de style victorien », écrit l’un de ses biographes. « À un moment ou à un autre, les Parkman souffraient d’une foule de maux : fièvres, toux, douleurs, maux de têtes, abattement et vision défectueuse. La famille était souvent troublée par les sévères dépressions du docteur Parkman… » Francis Parkman avait sans doute le sang vif, mais un peu appauvri. Parkman se souvenait, à la fin de sa vie, que même enfant, il s’était toujours senti « sensible et sans repos, rarement malade mais jamais robuste ». En fait, la raison pour laquelle on l’avait envoyé vivre à la ferme de son grand-père était de lui faire acquérir un peu de cette robustesse. Il y a un caractère obsessif à la Teddy Roosevelt dans les efforts de Parkman d’être un robuste spécimen de parfaite masculinité. Mais malheureusement, le corps de Parkman n’était pas aussi complaisant que celui de Roosevelt. Au début de la vingtaine, il se plaignait d’insomnie, d’indigestion et de fatigue visuelle. Après son retour en 1846 d’un voyage dans l’ouest – le voyage qui constituerait la base de son premier grand ouvrage, The Oregon Trail – Parkman subit, à vingt-trois ans, un effondrement nerveux. S’ajoutant à ces premiers symptômes, il fit l’expérience de ce qu’il appela un « tourbillon sauvage » dans son cerveau, sorte de surmenage mental qui le laissa prostré. Il serait confronté à cette condition, à ce qu’il appelait « l’ennemi », au cours de diverses périodes de sa vie. Au pire de cet état, Parkman écrivit :

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Je ne pouvais ni écouter quelqu’un lire ni participer à une conversation, même la plus légère. Le sommeil était difficile et souvent même était totalement banni pendant une ou deux nuits pendant lesquelles le cerveau pouvait laisser libre cours à un état d’activité anormale qui devait être réprimée à tout prix, car la pensée occasionnait la pire des tortures. L’effort requis pour tranquilliser cet organe irrité était si épuisant que parfois je me levais et passais des heures à l’air libre, où je trouvais une distraction et un apaisement en regardant les policiers et les clochards du parc de Boston Common, au risque de passer moimême pour un clochard.

Mais cette affliction a également fait croître son sentiment de sympathie pour « la forme masculine de Cavelier de La Salle », qui lui non plus n’était pas libéré de son propre ennemi intérieur. En examinant les accusations de certains des contemporains de La Salle qui avaient décrété que celui-ci était carrément fou, Parkman défendit son champion, mais admit qu’il y avait des moments où La Salle perdait de toute évidence contact avec la réalité. « Il est difficile de ne pas voir en tout ceci les chimères d’un cerveau surmené, qui n’est plus capable de faire la distinction entre le possible et l’impossible », écrivit Parkman au sujet des plans élaborés par La Salle pour sa dernière expédition. (Nous y reviendrons). Vers 1878, lorsque son ouvrage fut publié, l’historien était devenu un expert de cette question des cerveaux surmenés. Le lien spirituel de Parkman avec La Salle – de tous les extraordinaires personnages qui peuplent l’épopée en plusieurs volumes de Parkman sur les Français en Amérique, La Salle est quasiment le héros principal – confère à son livre sur ce sujet, The Discovery of the Great West, sa direction imaginative. Ce lien explique également ce que les lecteurs d’aujourd’hui trouvent de plus contestable chez Parkman, sa dévotion à un idéal masculin aristocratique et combatif. La Salle n’a échoué à incarner totalement cet idéal qu’en considération du fait qu’il était un Français catholique romain au lieu d’être un Anglo-saxon protestant. Influencé par le darwinisme social, Parkman voyait ses ancêtres de la Nouvelle-Angleterre comme l’avant-garde d’une race virile, indépendante et ingénieuse destinée à triompher des Canadiens français. Bien que les Français aient eu des héros, depuis les martyrs jésuites jusqu’à Champlain et à La Salle, qui éclipsaient tout ce qu’avaient produit les colons anglais, la société qu’ils laissèrent, selon Parkman, était régentée par les prêtres et arriérée. Pour entreprendre quoi que ce soit dans cette société du Québec des débuts, il fallait la

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permission d’une autorité. Comment ces paysans qui peinaient sur les rives du Saint-Laurent sous la coupe de leurs seigneurs féodaux – le traiteur de fourrures et le coureur des bois étaient des exceptions manifestes à ce tableau, mais ils vivaient aux marges de la société et étaient souvent même carrément hors-la-loi – auraient-ils pu vaincre ces fermiers de la Nouvelle-Angleterre vigoureux et résolus ? La réponse est qu’ils ne le pouvaient pas. Et qui plus est, ils auraient dû être reconnaissants envers les Anglais d’avoir détruit leur régime féodal. « Jamais calamité plus heureuse n’advint à un peuple que la conquête du Canada par les Britanniques », écrivait Parkman. À l’instar de Kenneth Roberts, il avait au bout du compte assez peu d’indulgence pour ces « Français noirauds et courtauds ». Mais ce qui est pire, pour un regard du vingt-et-unième siècle, c’est l’attitude de Parkman envers les Noirs (il dénonça le Reconstruction Act promulgué après la Guerre de Sécession, car il apportait « les monstruosités de la domination nègre » dans le Sud), envers les femmes (il fut l’un des plus notables opposants au vote des femmes) et envers les Indiens. En voilà une race vouée à la défaite. Parkman admirait vraiment la fierté, les vertus héroïques et l’intelligence de la Confédération historique des Cinq Nations, mais il considérait de manière générale que les Indiens étaient fatalement inadaptés aux progrès de la civilisation. Son opinion, de ce point de vue, fut confortée par trois semaines passées chez les Sioux Oglalas sur l’Oregon Trail. Ces Sioux étaient de fringants chasseurs et guerriers, robustes tous autant qu’ils étaient, mais lorsqu’ils ne chassaient pas ou ne se battaient pas, ils faisaient penser à des enfants, disait Parkman, se gavant de nourriture, paressant au soleil, fanfaronnant sur leurs exploits, demandant instamment tout ce qui accrochait leur regard. Plus tard dans sa vie, Parkman adhéra aux idées les plus lamentables de l’anthropologie du XIXe siècle – mesurant les crânes d’inférieurs raciaux avec un pied à coulisse, et ainsi de suite. Et pourtant, on ne peut pas se débarrasser de Parkman. C’est tout le problème avec les gens qui écrivent bien. Ils entrent dans nos têtes avec leurs images. Aucun ouvrage historique d’importance n’effacera les grands portraits spectaculaires de Parkman, tout comme aucune recherche universitaire, si considérable soit-elle, ne pourra jamais enlever à Richard III la bosse que lui a donné Shakespeare. Je citerai Parkman de temps à autre dans ce récit, quand j’aurais besoin de me vivifier le sang.

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* Après qu’il eût atteint l’embouchure du Mississippi en avril 1682, les choses commencèrent à se dégrader pour La Salle. Mais c’est par là que j’ai choisi de commencer ce voyage dans les pas de La Salle à travers le continent, par cette dernière expédition au Texas, ce triste dénouement de sa carrière. De la part de La Salle, ce voyage était une entreprise futile et irréfléchie – on a souvent l’impression que l’intégralité de l’expérience française en Amérique du Nord fut une entreprise futile et irréfléchie. Mais quelque chose d’humain a survécu de cet évènement obscur. Plus tard, après avoir eu la preuve frappante de cette survivance, au moment où mon propre voyage à la suite de La Salle touchait à son terme, je l’ai accueillie comme un signe. Si on pouvait déchiffrer ce signe, pensais-je, on pourrait entrevoir la signification de la présence française en Amérique du Nord. On pourrait donner un sens à ces évènements lointains, à ce moment où La Salle atteignit les abords du Texas et la fin de ses errances. Ce qui arriva après la découverte de l’embouchure du Grand Fleuve, ce fut le retour de La Salle en France pour convaincre le roi de bâtir un fort et une colonie près de cet endroit. La chose n’était pas facile à vendre. Malgré, ou à cause de, la décision de Louis XIV de consolider les établissements du Canada, il ne manifesta jamais beaucoup d’enthousiasme à l’idée de dépenser beaucoup d’argent pour pénétrer au cœur du continent et y bâtir un vaste empire intérieur. En outre, d’autres puissants intérêts avaient beaucoup à perdre si les Français se répandaient à l’intérieur du continent – en particulier les marchands de Montréal et de Québec désireux de conserver leur situation d’intermédiaires exclusifs entre les traiteurs de fourrure de l’intérieur et les acheteurs en France. La Salle aurait sans doute été ignoré par le roi, n’eût été la guerre qui venait tout juste de reprendre entre la France et l’Espagne. Louis XIV avait toujours été contrarié par la revendication de l’Espagne voulant que le golfe du Mexique soit un lac espagnol, interdit de navigation aux autres nations. Il y avait une possibilité de régler le problème. De son côté, La Salle avait des amis à Versailles – aujourd’hui, on les appellerait des lobbyistes – qui l’aidèrent à rédiger sa proposition au monarque. Dans cette proposition, La Salle pressait la France de concrétiser ses prétentions sur le Mississippi de peur que des étrangers ne s’en emparent les premiers. À partir de cette base, les Français auraient la possibilité de diffuser l’Évangile auprès

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de plusieurs nations indiennes ainsi que de lancer une attaque sur les mines de la Nouvelle Biscaye, au nord du Mexique. Pour ce faire, tout ce que La Salle demandait au roi était un vaisseau, quelques canons et deux cents hommes. Il pourrait ensuite enrôler facilement quinze mille Indiens du voisinage, puisqu’ils détestaient déjà les Espagnols, et en appeler à quatre autres milliers de ses alliés indiens de l’Illinois. C’était assez bizarre. Apparemment, La Salle croyait que l’embouchure du fleuve qu’il venait d’explorer touchait au Mexique. C’était comme s’il n’y avait pas eu d’État du Texas entre le Mississippi et le Rio Grande. La Salle n’avait qu’une idée brumeuse de l’endroit qu’il avait visité. L’inaptitude des Européens de l’époque à mesurer la longitude doit entrer en ligne de compte dans cette confusion ; à cela s’ajoutent les cartes de la région, d’une fantasque inexactitude, qu’il avait consultées. Il n’en savait tout simplement pas davantage. Mais il savait très certainement que l’histoire des quinze mille Indiens de la région du Bas-Mississippi n’était que balivernes, tout comme la promesse des quatre mille Indiens de l’Illinois. Il est vrai qu’il avait conclu des alliances avec les nations indiennes des Grands Lacs, mais il aurait eu de la chance s’il avait pu convaincre seulement deux douzaines de ses alliés de le suivre au-delà de leurs terrains de chasse familiers et de leurs routes de traite. Il était acculé, accablé de dettes écrasantes envers des gens qui lui avaient prêté de l’argent dans l’hypothèse qu’il leur ramènerait des fourrures. La Salle ne ramenait pas de fourrures. Si le fort sur le Mississippi s’avérait lucratif de ce point de vue – et il n’y avait aucune raison qu’il ne le fût pas – ce problème serait résolu. Lorsque le roi accepta sa proposition, il ne fait aucun doute que La Salle dut se sentir soulagé. Ce soulagement fit immédiatement place à une vague d’angoisse. Il lui incombait à présent d’organiser l’expédition, de trouver des hommes et des vivres, et de travailler avec l’officier de marine, le Sieur de Beaujeu, commandant du vaisseau de guerre qui prendrait la tête de l’expédition. La Salle n’avait jamais rien entrepris à pareille échelle, et il n’avait certainement rien d’un gestionnaire. Mais il aurait tout à fait pu être à la hauteur de cette situation, si seulement il n’avait pas eu à porter le fardeau écrasant de la certitude qu’il venait de promettre l’impossible. Peut-être y avait-il des jours où il parvenait à se convaincre qu’il pouvait y arriver. Peut-être y avait-il des jours, comme le suggère Parkman, où il parvenait à se convaincre lui-même que la paix avec l’Espagne serait conclue avant qu’il ait eu à s’y risquer.

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Mais cependant, aux petites heures du matin, lorsqu’il s’éveillait d’un sommeil agité, il en avait pleinement conscience. Certains hommes parviennent à persévérer dans leurs entreprises tout en sachant qu’ils se sont compromis et qu’à la fin, ils devront en affronter les conséquences. Les Bill Clinton de ce monde peuvent apparemment fonctionner allègrement dans de telles situations. Mais La Salle, le garçon accablé par le poids des scrupules lorsqu’il était novice chez les jésuites, n’était pas de ce genre. La conscience irritante de sa propre duplicité, tout autant que l’imminence de l’échec et de la disgrâce, firent ressortir les pires aspects de sa personnalité, sa paranoïa, son caractère dissimulé. Il se querella avec les fournisseurs du port de La Rochelle, les accusant d’avoir été soudoyés par ses ennemis pour saboter son voyage. Il se querella avec Beaujeu quasiment dès l’instant où ils se rencontrèrent. Le principal grief du capitaine, tout à fait justifié, était que La Salle se refusait à lui divulguer ses plans. Allaient-ils faire voile vers le Canada ou vers les Caraïbes ? Cela faisait une considérable différence dans le volume de vivres qu’ils devaient emporter. Il y avait aussi ce problème mineur du pilote. Devaient-ils choisir quelqu’un de familier des eaux du Saint-Laurent ou quelqu’un connaissant le golfe du Mexique ? Quelqu’un connaissant les deux, répondit La Salle. D’autres disputes s’ensuivirent, sur le nombre d’hommes et le volume d’équipement que La Salle voulait embarquer sur le vaisseau de Beaujeu – et Beaujeu de se plaindre qu’il restait à peine assez de place sur le pont pour manœuvrer les canons et le cabestan – et au sujet de qui commanderait les soldats une fois à bord, et au sujet de la question importante entre toutes de qui aurait le droit de dîner à la table du capitaine et de qui n’en aurait pas le droit. Il ne fait aucun doute que La Salle s’est fourvoyé sur un grand nombre de ces questions. Il subissait une grande pression. Par exemple, je soupçonne que s’il n’a pas dit à Beaujeu quelle était leur destination, ce n’était pas uniquement par goût de la dissimulation, mais parce que lui-même était déchiré. Il préférait probablement se rendre au Canada, qui lui était familier, plutôt que dans les détestables marais et bayous du delta du Mississippi, où l’on attendait de lui non seulement qu’il bâtisse un fort et une colonie sur un sol à peine assez sec pour allumer un feu, mais aussi de lancer une attaque sur un ennemi à la situation et aux forces inconnues. Il se peut qu’il ait souhaité que quelque chose se passât qui règlerait le problème à sa place. Mais rien de tel ne se produisit. Et pendant ce temps, Beaujeu fulminait.

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Les historiens éprouvent de la sympathie pour le capitaine. Dans le fond, c’était une bonne pâte qui, loin des rivages du Texas, quitta finalement La Salle en bons termes. Mais il sentit dès le départ que La Salle n’avait pas le cœur à cette expédition, et il sut, avec un instinct infaillible, que celui-ci cherchait à faire retomber le blâme sur quelqu’un d’autre. Et pour cela, quel meilleur candidat que Beaujeu ? Beaujeu avait déjà senti l’aiguillon du déplaisir gouvernemental lorsqu’il avait été tenu responsable, quelques années auparavant, d’un épisode désastreux de la Guerre d’Espagne. Capturé par les Espagnols, il fut ensuite, lors de son rapatriement, emprisonné par son propre gouvernement. Il avait été finalement libéré et réintégré dans le service, mais à présent il se battait pour se racheter et il n’était pas d’humeur à servir de bouc émissaire pour la deuxième fois de sa carrière. Aussi s’empressa-t-il de se plaindre de La Salle au gouvernement et de s’assurer que ce dernier ne ferait pas d’erreur lorsque viendrait le moment de savoir qui était le problème dans cette expédition. Beaujeu avait d’autres soucis – une femme souffrante, un fils difficile. On doit être indulgent à son égard. Mais quelle différence aurait-il faite dans la suite de cette histoire s’il s’était montré plus généreux et large d’esprit ! De l’aveu général, c’est une qualité rare dans les milieux militaires et gouvernementaux, et La Salle aurait pu être attelé à bien pire. Mais quand même, quel dommage. Beaujeu confiait ses sentiments à un ami, en une série de lettres confidentielles – à ce propos, La Salle découvrit l’existence de cette correspondance, ce qui ne contribua pas à calmer sa paranoïa. Il n’y a que très peu de gens qui n’aient pas la certitude que cet homme est « frappé », commentait Beaujeu dans l’une de ses lettres. Ceux qui le connaissent depuis longtemps, poursuivait-il, disent qu’il a toujours été « un peu visionnaire ». Ce « un peu » connote le mot « visionnaire », au sens qu’il avait à l’époque, d’une imagination franchement capricieuse. La Salle ne pouvait pas faire la distinction entre ses rêves et la réalité. Il se peut aussi que Beaujeu, en plus d’écouter les cancans, ait remarqué cette lueur particulière dans les yeux de La Salle, ce regard perdu au loin. Une preuve de plus qu’il n’allait pas bien dans sa tête. Beaujeu, bien sûr, était un dur, qui avait été au feu et avait connu les prisons espagnoles, tandis que La Salle, se gaussait-il, « n’avait jamais commandé à rien de plus que des écoliers ». Mais ce regard aurait dû l’avertir. La Salle avait fait l’expérience de quelque chose que ni lui-même ni Beaujeu n’aurait su exprimer. Personne ne pouvait comprendre cette expérience à moins d’avoir connu l’immensité

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sauvage de l’Amérique du Nord, la manière dont un homme pouvait s’y sentir renaître, mais au prix de terribles dangers, la manière dont elle le détournait du langage et de la vie des villes, ou de la cour, ou des camps militaires. Une fois qu’elle vous tenait, la sauvagerie ne vous lâchait plus, sa magnificence était au-delà des mots, elle était pire que vos pires cauchemars. Il se peut que ce soit elle qui ait fait paraître La Salle un peu « frappé ». Beaujeu adressa à son correspondant une autre anecdote croustillante. Un certain Saint-Michel, habitant du Canada, écrivaitil, avait croisé le fer avec La Salle et ne parlait pas vraiment en bien de sa bravoure. Ce Saint-Michel n’a jamais été identifié. C’était juste une vilaine histoire que Beaujeu avait ramassée, une délicieuse calomnie. Quelles qu’aient été les fautes de La Salle, ce n’était pas un lâche. De son point de vue avantageux d’au-delà de la tombe, Beaujeu doit amèrement regretter d’avoir écrit cette phrase. Le voir la jeter sur le papier fait penser à un babouin découvrant ses canines. Si nous nous y arrêtons pour y réfléchir, comme à une sorte de spécimen de malveillance, nous ressentons la laideur du commérage, sa malignité, et l’incroyable facilité avec laquelle on peut l’utiliser pour détruire un homme admirable et vulnérable. Beaujeu ne souhaitait pas détruire La Salle. Mais c’était un plaisir irrésistible de faire circuler cette rumeur qui suggérait que ce type dont le roi pensait tant de bien, cet Hercule des contrées sauvages, n’était pas un tel héros après tout, qu’en fait il n’était pas meilleur que Beaujeu lui-même, ou que vous, ou que moi. Quoi qu’il en soit, à la fin de l’été ils avaient réussi à affréter les navires, à faire monter tout le monde à bord et à faire voile à travers l’Atlantique. L’expédition comptait quatre navires : le vaisseau de guerre de Beaujeu, le Joly ; l’Aimable, navire de fret de trois cents tonneaux ; un trois-mâts barque appelé la Belle ; et un ketch, le SaintFrançois. Le Joly, sous le commandement de Beaujeu, devait rentrer en France après avoir atteint sa destination ; La Salle garderait les autres navires. À bord, il y avait trois cents soldats, des traiteurs de fourrure et des « engagés ». Parmi ces derniers se trouvaient six prêtres (sulpiciens et récollets, les deux ordres en compétition avec les jésuites pour la suprématie religieuse en Nouvelle France), y compris le frère de La Salle, le père Jean Cavelier ; deux des neveux de La Salle ; une famille consistant en un Monsieur Talon, sa femme Isabelle et leurs cinq enfants ; et six autres femmes « alléchées par la perspective presque certaine du mariage », selon Parkman. Parmi les volontaires se trouvaient aussi un ancien soldat, Henri Joutel, trente-quatre ans, et

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un ingénieur nommé Jean-Baptiste Minet, vingt-trois ans. Tous deux ont rédigé un récit de l’expédition, l’un en faveur de La Salle (Joutel), l’autre lui étant hostile (Minet). En plus de ces passagers, il y avait aussi des provisions destinées à entretenir les colons pendant neuf mois : des objets de traite, des canons et boulets de canons, des armes légères, des outils, de la quincaillerie et une forge. Beaujeu savait à présent qu’il faisait voile vers les Caraïbes et la partie française d’Hispaniola (Haïti). Le voyage prit presque deux mois – août et septembre – pendant lesquels les relations entre Beaujeu et La Salle continuèrent de se détériorer. Au passage du Tropique du Cancer, l’équipage du Joly voulut suivre la coutume et menaça les passagers qui n’avaient jamais « passé la ligne » d’un désagréable bain forcé dans un baquet d’eau de mer – ce qui était un moyen de soutirer aux passagers de l’argent ou de l’alcool en échange de ne pas mettre la menace à exécution. Après que La Salle eût enjoint à l’équipage d’oublier la tradition, Joutel écrivit : « Les marins nous auraient tous tués avec plaisir ». Autant pour La Salle. Plus grave fut la vague de prostration causée par la chaleur, la dysenterie et d’autres maux qui se répandirent sur le Joly surpeuplé. Il y eut un moment où cinquante personnes étaient malades à bord. Peu après être arrivés dans le port de Petit Goâve, La Salle se joignit à elles. Il lutta contre une fièvre persistante pendant plus d’un mois. Les matelots trouvèrent le moyen d’exprimer leurs sentiments en faisant la bringue toute la nuit devant la maison de Petit Goâve où il gisait entre la vie et la mort. « Plus on les suppliait de se calmer, plus ils faisaient du bruit », raconta son frère. Le port lui-même était le trou de l’enfer, peuplé de la lie des Caraïbes. « L’air était malsain, les fruits tout autant, et il y avait un grand nombre de femmes, toutes pires l’une que l’autre », écrivit Joutel. Sitôt qu’il en fut capable, La Salle fit remonter les marins et les soldats à bord des navires avant que trop d’entre eux ne soient perdus pour cause de maladie ou de désertion. Tel quel, au moment où les navires reprirent la mer le 25 novembre, le détachement de La Salle s’était réduit à deux cents hommes. Manquait aussi le ketch Saint-François, capturé par les Espagnols. La perte de sa cargaison – provisions, outils, munitions – fut la première des tempêtes à s’abattre sur l’avenir de la colonie. Sans faire cas des conséquences, les trois autres vaisseaux, leurs équipages augmentés de flibustiers recrutés en Haïti, firent voile vers le cap Saint-Antoine, la pointe occidentale de Cuba, puis, après un délai interminable, mirent le cap au nord-ouest pour l’embouchure du Mississippi. L’angle de

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leur course eût-il été incliné de quelques degrés plus à l’est, ils auraient atteint leur destination. Mais c’est ainsi, lorsqu’ils purent apercevoir la terre, le 28 décembre 1684, ils se trouvaient déjà à l’ouest du Mississippi, près de la frontière actuelle entre le Texas et la Louisiane. Le jour de l’An, ils tentèrent de mettre pied à terre, mais ne découvrirent que des mangroves aussi loin que portait le regard. La Salle, qui avait été prévenu de l’existence dans le Golfe de forts courants allant vers l’est et de la nécessité de les compenser continua à voguer vers l’ouest. Il dépassa la baie de Gavelston, puis la baie de Matagorda, et s’approcha de la baie de Corpus Christi. Encore des plages de vase. La côte, remarqua-t-il, s’incurvait vers le sud, et il réalisa finalement qu’il avait dépassé son fleuve. En fait, il se trouvait environ à six cent cinquante kilomètres à l’ouest de celui-ci. La trajectoire la meilleure aurait dû être de naviguer dans l’autre sens le long de la côte jusqu’à ce qu’ils trouvent le fleuve. Cependant, ni La Salle ni Beaujeu n’avaient beaucoup de cœur à le faire – Beaujeu parce qu’il ne voulait pas exposer son navire aux vents traîtres et aux eaux côtières de cette région, La Salle, suggère Parkman, en raison de « son impatience à se débarrasser de son collègue ». Ses objectifs contradictoires ont entravé son jugement. En un sens, cette région était aussi convenable qu’une autre pour lancer une attaque sur le Mexique. Pourquoi ne pas mettre un terme à ce furetage le long de la côte, naviguant un brin avant d’être arrêtés par les vents et la brume, craignant constamment que l’un des navires ne fasse naufrage ? Ou bien faire demi-tour sur une courte distance, jusqu’à cette baie qui semblait si prometteuse, quelques kilomètres vers l’est ? Peut-être même était-ce le Mississippi, ou l’un des bras occidentaux du Mississippi, dissimulé par les marécages et la mangrove. Si les relations entre La Salle et Beaujeu avaient été meilleures, le bon sens aurait prévalu et les navires et les hommes seraient restés ensemble jusqu’à ce qu’ils aient trouvé le Mississippi. Au lieu de cela, La Salle ordonna aux hommes de débarquer sur l’île de Matagorda, une étroite langue de terre de 56 kilomètres de long, et de marcher vers l’est tandis que lui-même et les navires les suivraient. Le 14 février, ils se rejoignirent à l’extrémité est de l’île, au large de la baie de Matagorda, que La Salle décréta être bien, en vérité, le bras occidental du Mississippi. C’est là qu’il construirait son établissement. Le 12 mars, le Joly, allégé de ses deux cents soldats et colons qui avaient mis pied à terre sur les rives de la baie de Matagorda, mit finalement le cap sur la France. Mais auparavant, il s’était produit

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deux incidents qui avaient condamné la colonie. Le premier fut le naufrage de l’Aimable. Le 20 février, alors qu’il tentait d’entrer dans la baie de Matagorda, il sombra sur un banc de sable. Une grande partie de sa précieuse cargaison fut sauvée, mais beaucoup de choses furent perdues : seize cents boulets de canon, l’outillage de la forge, des outils, des armes, des objets de traite tels que des haches, des couteaux, du tabac, ainsi qu’un grand nombre de provisions, y compris soixante barils de vin et de brandy. Cet incident devrait aussi faire réfléchir ceux qui déplorent la « paranoïa » de La Salle. Dans ce cas, cette paranoïa semble tout à fait justifiée – ce naufrage était presque certainement un acte délibéré de sabotage de la part du capitaine du navire, un certain Monsieur Aigron. Aucune autre explication ne peut entrer en ligne de compte si l’on considère son ignorance délibérée des ordres et des conseils qui lui avaient été donnés avant qu’il n’entre dans la baie. En fait, il fut jeté en prison pour avoir détruit le navire lorsqu’il retourna en France. La raison de cette trahison semble avoir été de la rancœur pure et simple. Il méprisait La Salle. Le second incident se produisit au début de mars, lorsque La Salle s’aperçut que les Indiens de l’endroit, les Karankawas, qui jusqu’à ce jour avaient paru méfiants mais accommodants, chapardaient ses biens. Il envoya quelques hommes recouvrer ce qui avait été volé et, ce qui était prévisible, ils furent enlevés, puis ils tentèrent de se tirer d’affaire en volant quelques canoës. Un combat s’ensuivit, deux Français furent tués, et les Karankawas furent désormais constamment en froid avec leurs visiteurs. N’ayant plus que la certitude du désastre, les compagnons de La Salle restèrent là, déjà bien réduits en nombre par la maladie et ne disposant plus que de la petite frégate la Belle pour seul lien avec le monde extérieur. Une fois de plus, il est difficile de ne pas citer Parkman pour évoquer leur situation désespérée : Là, au milieu des tentes et des cabanes, des boîtes, des barils, des espars, de l’artillerie en pièces détachées, des enclos pour la volaille et les porcs, étaient rassemblés des hommes abattus et des femmes ayant le mal du pays qui s’apprêtaient à s’emparer de la Nouvelle Biscaye et à tenir au nom de la France une région grande comme la moitié de l’Europe. Les Espagnols qu’ils s’apprêtaient à conquérir se trouvaient ils ne savaient où. Ils ne savaient pas eux-mêmes où ils étaient ; et, au lieu des quinze mille alliés indiens qui auraient dû les rejoindre, ils découvrirent deux cents sauvages misérables, plus ennemis qu’amis.

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* J’entrevis quelque peu ce qui allait se passer lors de ma première conversation téléphonique avec William C. Foster, bien que nous ne fîmes que convenir que nous nous rencontrerions le dimanche matin dans le parking du McDonald à Cuero. C’était un endroit judicieux pour se donner rendez-vous car les arches jaunes étaient montées sur un poteau dominant le restaurant et pouvaient se voir à des kilomètres à la ronde. Je repérai facilement le signal jaune, près du centre-ville qui faisait sa propre publicité par l’expression « La vie devrait être comme ça » et, sur une base un peu plus fondée, par « La capitale des fleurs sauvages du Texas ». J’entrai dans le parking et attendis quelques minutes l’arrivée de Foster, dans son SUV Mercedes noir. Un homme maigre à lunettes, aux abondants cheveux gris ondulés, portant une chemise blanche et des shorts couleur cuir, sortit de la Mercedes. Il ne s’était pas encore rasé. Nous nous présentâmes et il me proposa d’aller chez lui en voiture. Sa maison était un grand bâtiment à deux étages du milieu du XIXe siècle, entouré de chênes verts – de cette sorte d’arbres se terminant par des lianes duccinatoria aux fleurs en trompettes orange et de longues branches sinueuses descendant vers le sol qui ont toujours l’air d’avoir été transplantés du pays d’Oz. Foster, avocat retraité d’environ soixante-quinze ans, soigné de sa personne, énergique – il pratique religieusement l’entraînement en salle – me fit visiter la maison. Le salon et la salle de séjour, avec leurs hauts plafonds et leur papier peint de teintes sombres, bronze et brun, semblaient ne pas avoir été modifiés depuis des décennies, excepté pour ce qui était de la présence d’une télévision Sony. Les deux pièces, me dit Foster, étaient couvertes du plus vieux papier peint de l’État du Texas à adhérer encore à un mur. Je n’avais pas de peine à le croire. Dans la vaste pièce presque vide où sa mère et son beau-père banquier, homme d’ascendance allemande comme beaucoup des citadins de Cuero, devaient se distraire dans le temps, il me montra le plancher. « Regardez ce parquet », me dit-il. « Les parties plus claires de chacun des carrés sont en pacanier. Les autres parties sont en chêne ». C’était un beau motif de marqueterie répété tant de fois que le regard s’y perdait. Bill Gates ne pourrait pas s’offrir un parquet comme celui-ci aujourd’hui. « Ce sont des Allemands qui l’ont fait. Les Allemands faisaient ce genre de choses ». Nous marchâmes le long d’un couloir où l’un des murs présentait des portraits photographiques. L’un était celui d’une femme qui n’avait

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plus l’éclat de la jeunesse, mais encore charmante. La mère de Foster. « Jolie, n’est-ce pas ? », me dit Foster. « Une poupée ». En fait, elle me paraissait légèrement morose. Près d’elle se trouvait le portrait d’un homme volumineux, entre deux âges, portant de très petites lunettes et une cravate blanche sur un smoking. Il respirait par tous les pores le banquier et l’important personnage. « Ma mère était jolie comme un cœur », raconta Foster, « et papa Reiffert avait soixante ans et avait toujours voulu épouser une femme aussi jolie qu’elle. Et elle était là, divorcée avec deux enfants, pendant la Grande Dépression, et il l’épousa. Cela ne se faisait vraiment pas en ce temps là. Mais il l’a fait. Je l’adore ». Nous nous assîmes dans le bureau de Foster, une pièce aux nombreuses fenêtres, claire et aérée, où se trouvait une longue table couverte de piles de papier. Il ne restait plus une trace du manoir décrépit du Sud dans cette partie de la maison. C’était là que Foster travaillait. Il avait été pendant vingt-cinq ans l’un des associés d’un cabinet juridique de Washington DC, et lobbyiste pour la clique du pétrole, pour le compte des pipelines de l’Alaska. À présent, il était historien amateur – ou « chercheur indépendant » pour employer un terme moins péjoratif – et auteur d’un certain nombre d’ouvrages publiés par l’Association des historiens de l’État du Texas. De pair avec un autre chercheur indépendant, Robert S. Weddle, il faisait autorité sur les aventures texanes de La Salle. Le travail qu’il a effectué pour l’édition commentée du Journal d’Henri Joutel, en particulier – qui fut récemment publiée sous le titre The La Salle Expedition in Texas – est inestimable. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que la relation entre Weddle et Foster était un sujet sensible. Foster s’adossa à son siège, les bras croisés, et me parla du voyage de La Salle le long de la côte du Golfe, et de la manière dont une erreur de navigation mineure au point de départ à Cuba eut pour résultat un accostage environ six cent cinquante kilomètres au-delà de la destination prévue. Il étendit son bras droit et montra le plafond du doigt, faisant un certain angle par rapport à sa tête, pour montrer le chemin qui aurait dû conduire à l’embouchure du Mississippi, n’eût été cette légère erreur d’environ trois degrés. « Après avoir fait tout ce chemin, il l’a manquée de très peu. Les gens disent “Pauvre La Salle, il était complètement perdu”. “Pauvre La Salle”, n’importe quoi ! Il se trouvait en territoire étranger, dans une mer inconnue, et il est arrivé et a manqué son but de trois

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degrés. Plutôt que de dire que ce type était perdu, la vérité est qu’il était remarquablement précis ». Foster laissa retomber son bras et se redressa dans son siège. Il y avait une lueur dans ses yeux bleus. « Weddle et moi nous nous sommes disputés et escrimés sur ce point depuis le début. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je ne le connais pas. Mais il a fait les comptes rendus de tous mes livres et de mes articles, et il a également lu mes manuscrits avant qu’ils ne soient publiés puisqu’il était – il est très considéré dans l’association. Et même si ses remarques ont été caustiques et euh… » Il s’interrompit. « Bien, je n’en dirais pas plus. Ses comptes rendus ont été extrêmement critiques, mais il ne m’a pas démoli ». Son visage s’éclaira soudainement d’un sourire sardonique. « Ensuite j’ai fait la recension de son dernier livre, qui m’a fait très plaisir ». Il voulait dire bien sûr que c’était la recension qui lui avait plu, pas le livre. « J’ai été critique, mais élogieux quand il le fallait, et euh, oui, nous sommes simplement des êtres très différents. Il est catholique, moi pas. Il est partisan de l’autorité, pas moi. Il aime pouvoir dire qu’il connaît tout. Si les explorateurs disent par exemple qu’ils se sont réveillés et que la lune s’est levée peu après, Weddle dira que la lune ne se lève pas le matin. Et moi je suis prêt à dire : “je ne suis pas sûr de ce qu’ils veulent dire par là, mais je ne m’empresserai pas de dire qu’ils ont tort”. Je resterai collé à ce qu’ils ont vraiment dit, à moins qu’il ne s’agisse d’un prêtre écrivant “j’ai dit la messe ce matin et cinq millions d’Indiens y ont assisté”. Là je dirais que le bon père a probablement exagéré. Mais la plupart du temps, je suis les explorateurs et je ne me pique pas d’être capable de les prendre en défaut ». Dans The La Salle Expedition to Texas, Foster a dessiné le tracé du chemin de La Salle dans sa tentative d’atteindre le Mississippi par voie de terre en prenant pour hypothèse que quelles que soient les données fournies par Joutel – principalement les estimations des distances franchies et les orientations – celles-ci étaient exactes. « Ils savaient où ils se trouvaient » insista Foster. « Ils savaient compter. Lorsqu’ils disent six lieues, c’étaient six satanées lieues. 3862 mètres si c’était une lieue française et 4184 mètres si c’était une lieue espagnole. Et on utilise cette information. On prend une carte d’état-major des États-Unis et on l’utilise et on situe le point sur la carte. On peut se fier à leurs distances. Ils sont très constants dans l’exactitude, avec une marge d’erreur de dix, peut-être quinze pour cent, 95% du temps. Et le reste, ce sont simplement des anomalies ou autre chose. Quatre-

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vingt quinze pour cent, peut-être même davantage, mais au moins 95% de leurs distances sont exactes. Ils ne sont pas précis au mètre près, mais s’ils disent six lieues, cela peut signifier sept lieues de distance, mais pas huit ou neuf lieues. C’étaient des baroudeurs professionnels. Ils devaient compter sur l’exactitude de leurs distances et de leurs directions pour pouvoir rentrer chez eux. Et quelqu’un qui arrive trois cents ans plus tard et dit qu’ils n’étaient pas précis, cela me dérange vraiment ». Pour comprendre la contrariété qu’éprouve Foster, il faut prendre connaissance d’une note de bas de page dans l’ouvrage de Robert Weddle, The Wreck of The Belle, the Ruin of La Salle. (Les notes de bas de page dans les travaux universitaires sont souvent des torpilles, qui voyagent avec des intentions mortelles sous la surface du texte comme en direction d’un vaisseau ennemi). Dans cette note en particulier, Weddle citait ce qu’avançait Foster dans The La Salle Expedition to Texas, que l’on pouvait accorder « toute confiance » à l’exactitude de Joutel. « Pas tout à fait », répliquait Weddle, citant les désaccords entre chercheurs en ce qui concerne la conversion de la lieue française en miles anglais et la difficulté, dans tous les cas, de fournir davantage qu’une estimation grossière de la distance parcourue en un jour donné. Je n’avais pas d’opinion quant à cette controverse, bien que j’admire la ténacité de Foster à vouloir cartographier le trajet de La Salle. Parkman ne se souciait pas le moins du monde de tenter un tel tour de force. « Il est impossible, autant qu’il serait inutile, de suivre le détail de leur marche quotidienne », écrivait Parkman dans son ouvrage, et le lecteur confiant glisse tout droit par-dessus cette affirmation. Passons, que l’histoire continue. Mais lorsque Foster attira mon attention sur cette phrase, elle me fit réfléchir. J’en admirai la sournoiserie. On pourrait l’appeler la « manœuvre Parkman », un outil rhétorique très pratique pour n’importe quel journaliste ou historien désirant s’épargner une recherche difficile ou ennuyeuse. Il faudra que je m’en souvienne. Cette histoire de lieues me dépassait. Weddle pouvait bien avoir raison. Foster pouvait aussi avoir raison. Je remarquai, en dehors de cette controverse, que l’ouvrage de Weddle avait, de manière générale, un ton assez âpre envers son sujet. L’auteur n’y faisait pas preuve de beaucoup d’indulgence pour La Salle au Texas, où, je dois bien l’admettre, celui-ci avait tout fait de travers. Cependant, je n’étais pas certain que le catholicisme de Weddle eût grand-chose à voir dans tout ça, à moins que le catholicisme n’encourage une attitude de censeur

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combinée à un mépris désinvolte pour l’expérience pratique, comme le sous-entendait Foster. Ce n’était pas comme si La Salle avait été un ennemi de l’Église. Il semble avoir été un catholique croyant et pratiquant jusqu’à la fin de ses jours, qui n’aurait pas pensé aller où que ce soit à travers le continent sans emmener un prêtre en remorque. Qu’il ait été ennuyé par certains de ces prêtres, c’est vrai aussi, mais ça, c’est une des traditions consacrées du catholicisme. Lorsque Joutel découvrit que certains des religieux rédigeaient leurs propres récits de l’expédition – « Ces gentilshommes sont extrêmement férus d’écriture », observa-t-il aigrement – il les contraignit d’arrêter. Weddle, dans son livre, attribue ce geste de censure au fait que Joutel « veillait jalousement sur propre rôle d’historien de l’expédition ». Il ne fait aucun doute que La Salle dût approuver cette mesure de tout son cœur. Si quelqu’un devait faire mousser les évènements, ce serait lui-même et ses amis. Foster, cependant, pensait que La Salle et Joutel – il prononçait Joe Tell – avaient une bonne raison. « La Salle en avait assez de ces prêtres rédigeant ces notes », dit-il. « Il ne voulait pas qu’ils envoient des messages spéciaux en France. Cela n’avait rien à voir avec le fait que La Salle ou Joe Tell voulaient être les seuls à écrire sur l’expédition ». La Salle avait déjà souffert d’une mauvaise publicité répandue par les ennemis qu’il s’était fait parmi les clercs, en particulier les jésuites loin au nord. Puis il y a le cas de Jean Gery (parfois épelé Jean Jarry), le déserteur qui vécut parmi les Indiens et finit par mener les Espagnols à la rivière Garcitas. « Je pense que ce type était vraiment brillant », dit Foster. « Je crois que c’est l’un des joyaux de l’exploration française. Il s’est fait apprécier de tout le monde, a appris la langue des Indiens, s’est marié avec l’une d’entre eux, comme un Français l’aurait fait. Comme n’importe qui ayant le moindre foutu bon sens l’aurait fait. Weddle, qui est toujours catholique, perçoit cela comme un abandon de la foi. Vous savez, de la traîtrise. Mais vous voyez, je crois que si je pouvais faire ce qu’il a fait, c’est ce que j’aurais fait. Weddle voudrait uniquement le diminuer, comme il l’a fait de La Salle, comme il l’a fait de Joe Tell. Il retire une grande fierté de pouvoir dire aux lecteurs, ces types dont je vous parle, j’en sais beaucoup plus qu’eux. Mais moi – je ne fais que les observer et m’émerveiller. Il ne fait aucun doute que pendant le voyage au Texas, La Salle s’est mis dans l’embarras. Joe Tell lui-même est critique envers La Salle ; il dit que La Salle passait outre la volonté de tout le monde et qu’il n’a pas su gérer correctement la situation avec les Indiens du lieu, ce qui est vrai ».

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La plupart des lecteurs de Joutel éprouvent en finissant son Journal un certain respect pour le bon sens de cet homme, ses observations assidues de la nature et sa loyauté envers son commandant. L’attitude de Weddle envers lui n’est pas aussi sévère que le sous-entend Foster, mais il reste prudent pour ce qui est de faire entièrement confiance à cet homme. « En général, il n’a pas été fait beaucoup d’efforts pour cerner son caractère et ses motivations », écrit-il. « Cependant, certains faits ressortent : il crédite très peu les autres de leur travail et mentionne rarement qui que ce soit par son nom à l’exception de ses supérieurs, des clercs, ou de ceux avec qui il entretenait une relation personnelle… Bien que l’exactitude et l’objectivité de Joutel aient rarement été mises en doute – pas plus que ses omissions ou ses contradictions – on doit se rappeler qu’il ne s’est jamais beaucoup écarté de son allégeance envers La Salle et la famille Cavelier ; certaines personnes reconnaissent que ce qu’il a dit ou omis de dire a été influencé par cela ». Dans une autre note de bas de page visant le vaisseau Foster, Weddle écrit : « Notablement, manque dans Foster (dir.), La Salle Expedition, une étude évaluant l’homme qu’était Joutel ». Plus facile à dire qu’à faire. Si Joutel n’avait pas contraint ces prêtres à brûler leurs journaux, nous pourrions avoir une meilleure notion de ce à quoi ressemblait l’expédition et donc de qui était Joutel. Comme Foster, j’incline à croire ce qu’il écrit, mais toute l’affaire du Texas, du début à la fin, est remplie de mystères déplaisants et Joutel lui aussi, indéniablement, avait ses secrets. Il n’était certainement pas disposé à tout dire dans son journal. Mais Joutel est transparent lorsqu’on le compare à quelqu’un comme Gery, personnage qui aurait tout aussi bien pu joyeusement danser avec les loups quelque part dans la nature, qu’être aussi complaisant envers les esprits malins que Kurtz dans la jungle. Weddle ne prononce aucun jugement sur cet homme dans son livre, qui ne le mentionne que brièvement. En janvier 1689, écrit Weddle, tandis que Gery était dans les geôles espagnoles, juste avant qu’il ne parte avec le capitaine De León trouver les Français, il « envoya une requête au Saint-Office de l’Inquisition pour se marier avec Antonia de Lara, une espagnole de trente-cinq ans de San Luis Potosi qui était employée comme servante au poste militaire ». Gery « convainquit ceux qui l’interrogeaient qu’il était fervent catholique », poursuit Weddle. « Apparemment, les autorités ecclésiastiques n’ont pas mis en doute sa santé mentale. Sa liaison connue avec une Indienne dont il avait eu une fille fut désavouée, car elle était considérée comme

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païenne ». Après être revenu de la rivière Garcitas, Gery disparut une fois de plus dans les immensités sauvages. J’en déduis qu’il n’a jamais épousé la servante, qui était également, selon les standards de l’époque, d’un âge assez avancé. Weddle nota le regret de De León lors d’une autre expédition au Texas. « Pendant ce voyage, le vieux Français m’a cruellement manqué, à cause de sa connaissance des langues indiennes de la région. Je l’ai toujours trouvé digne de confiance ». À ce point de ma conversation avec Foster, je commençais à prendre conscience du fait que je nourrissais mon propre secret, à savoir que j’étais un fidèle de la même confession que La Salle, et apparemment que Robert Weddle aussi. Je suis un catholique pratiquant. C’était le lien entre l’explorateur et moi. Nous croyions aux mêmes dogmes et observions les mêmes pratiques religieuses. Observé sous cet angle, notre lien mutuel, à mon sens, outrepassait nos différences de langue, d’époque, de conditions et de personnalités. Ce lien partagé résultait aussi en grande partie de ses épreuves en Amérique du Nord et de celles des autres hommes et femmes qui avaient fait l’impensable voyage de la France au Nouveau Monde. C’était le legs que me faisait La Salle. C’était la raison pour laquelle il m’intéressait. Une partie de mes intentions en suivant son chemin était d’expliquer en cours de route la manière dont quelque chose avait survécu de ce lien et pourquoi il ne s’était pas dénoué, pourquoi il avait persisté. Je ne révélai pas ce programme secret à Foster. Je me limitai simplement à déclarer mon intérêt pour les Français en Amérique. En réponse, Foster fut plus franc que moi. « Je peux bien le dire. Je ne m’intéresse ni aux Espagnols, ni aux Français, ni aux Américains au Texas, pas plus qu’à leurs expéditions et à ce qui leur est arrivé, ni à ce qu’ils ont fait en réalité. Du tout ! Ça ne m’intéresse pas. Cela ne m’a jamais accroché. Ce qui m’intéresse est ce que ces braves gens, les explorateurs et les chroniqueurs, ont découvert de l’environnement nord-américain, en particulier des autochtones, mais aussi des animaux et des plantes. C’est ce qui m’intéresse. L’histoire naturelle et ethnographique. Je ne me soucie pas tant que ça de La Salle. J’ai fini par devenir très proche de gens comme comme Joe Tell, et très attachés à eux, parce que ce sont ceux qui vous disent ce que vous voulez entendre. Il sait qu’il y a des gens comme moi, Foster le dingue, qui veulent vraiment connaître les Indiens. Alors Joe Tell leur pose toutes sortes de questions ésotériques, comme qu’est-ce que les Indiens connaissent de ci ou de ça, les questions que j’aimerais poser. C’est pourquoi j’éprouve un grand respect pour ces gens qui ont mené ces

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expéditions et ont rédigé ces journaux sur les expéditions, parce qu’ils me fournissent de l’information sur le pays et les gens. Les Français, la barbe ! La barbe, tout ça ! Je suis parti sur les Indiens américains et la culture du Mississippi et sur la manière dont la culture du Mississippi se relie aux cultures du Sud-Ouest et méso-américaines du Mexique. C’est cela qui m’intéresse ». Cela ne m’a pas paru si fou. Si quelqu’un avait dû mettre cartes sur table et se justifier, c’était moi, avec mon intérêt pour ces impérialistes européens blancs et morts. De nos jours, les Indiens, la flore et la faune sont, par comparaison, inoffensifs et attirants. Tous ensemble, ils appartiennent à notre Mère la Terre. Ils n’ont rien à faire de certain patriarcal dieu du ciel qui n’existe pas. « Je suis agnostique », me dit spontanément Foster, bien que je n’aie pas soulevé la question. « J’en ai fini avec ce truc de religion il y a longtemps ». Il se croisa les bras et s’adossa à son fauteuil. « Ce n’est pas courant, certainement, pour Cuero. D’ailleurs, je pense que quand Weddle mourra et ira au paradis, il fera don de ses documents et de ses livres à l’église catholique de San Antonio ». Je demandai à Foster si le fait qu’il soit agnostique dérangeait ses voisins craignant Dieu. « Ils doivent s’en arranger », dit-il. « Ma famille s’est installée ici dans les années 1850. J’ai joué au football au lycée – pas très bien, mais j’ai joué au football ici. J’ai grandi ici. J’y ai de la famille partout. Ils ne peuvent rien faire avec moi, ils doivent me supporter – je m’arrange avec eux. J’y suis, et ils le savent ». Nous nous levâmes, l’entrevue terminée, et Foster me ramena à ma voiture, garée derrière son SUV Mercedes noir. « Personne d’autre à Cuero n’oserait conduire quelque chose comme ça », dit Foster. « Ils auraient peur que ça fasse jaser ».

* Quelques jours plus tard, je roulais vers le nord en direction de cette région de la Prairie se trouvant juste au sud de la frontière de l’Oklahoma pour rendre visite à « l’ennemi juré » de Foster, Robert Weddle, dans sa ferme d’élevage à la sortie de la ville de Bonham. Pour m’y rendre, je longeai une prison d’État où des panneaux routiers avertissaient les conducteurs de ne pas prendre de gens en stop, puis descendis une route de terre jusqu’à un panneau figurant une vache où l’on pouvait lire Ash Grove Angus. Weddle, plus grand que Foster mais tout aussi maigre, vêtu d’un polo et d’un jean, m’attendait à l’intérieur de la maison du ranch.

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Nous commençâmes par évoquer son ancienne carrière. « J’ai abandonné le journalisme en 1967 pour travailler aux Presses de l’Université du Texas à Austin, en tant que directeur de production », me raconta Weddle. « Dans les années soixante, la vie à l’Université du Texas était plutôt agitée pour un gars de la campagne ». Il n’y avait aucune nostalgie dans le ton de sa voix. En fait, la différence entre Weddle et Foster était visible. Je pouvais très bien imaginer ce dernier se délecter de n’importe quelle situation où se tramaient des diableries. Pas Weddle. Foster était enthousiaste, mais Weddle était circonspect, autant en paroles qu’en gestes. Lorsque Foster s’asseyait et se croisait les bras, c’était une position défensive temporaire avant qu’il ne déroule ses bras pour montrer quelque chose ou appuyer ce qu’il disait. Lorsque Weddle s’asseyait et se croisait les bras, il restait tranquille et se frottait les avant-bras lentement, sur un mode contemplatif. Bien sûr, Weddle, dans les quatre-vingts ans, était plus âgé que Foster de près de dix ans. Mais il était plus posé, cela ne fait aucun doute. Je compris qu’il n’était pas resté très longtemps sur le campus. « Une poignée d’entre nous montèrent une petite maison d’édition qui n’a jamais vraiment décollé », continua-t-il. « Puis nous sommes revenus ici en 1981, ma femme et moi – elle est morte il y aura bientôt deux ans ». C’était elle, cette « Nan Avis Williamson Weddle » à qui Weddle avait dédié The Wreck of the Belle, the Ruin of La Salle. Dans cette dédicace, Weddle écrivait : « Jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent, elle lisait ces pages au fur et à mesure qu’elles étaient rédigées. À la fin, je tins sa main mourante et lui dis que le livre était terminé ». Weddle sourit timidement. « Je viens de me remarier. Aujourd’hui, cela fait juste un mois ». Il disait cela presque sur le ton de s’excuser de ne pas faire montre de plus d’hospitalité – sa maison était encore sens dessus-dessous des suites du mariage et de la fusion de deux maisonnées. « Nous avions acheté nos premières têtes de bétail juste avant d’emménager ici, il y a vingt-deux ans », poursuivit-il. « Vingtet-un ans en fait. Mes années les plus productives ont vraiment été ces deux dernières décennies, depuis que je me suis installé ici. Je suis né à moins de deux kilomètres d’ici, je m’y sens donc chez moi. Je suis revenu vivre ici lorsque j’ai pu arriver au point de pouvoir faire ce que je voulais ». Ce qu’il voulait vraiment, c’était élever du bétail et écrire sur l’histoire. « Cela m’a pris beaucoup de temps, d’engagement et de travail, mais je n’ai jamais été heureux enchaîné à un bureau à plein temps – mais j’ai aussi des intérêts intellectuels qui font que je ne peux pas être uniquement un fermier. Alors les choses ont plutôt bien tourné

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pour moi. J’ai toujours dit que c’était le meilleur des deux mondes. Mais parfois ces mondes entrent en collision ». Il esquissa à nouveau un sourire timide. « Mais ce fut vraiment enrichissant ». En ce moment, il abandonne l’élevage des bœufs Angus. « Je me suis toujours efforcé de gérer tout cela moi-même », m’expliquat-il. « On ne peut pas être aidé convenablement. Mais j’en était arrivé au point où je n’étais plus physiquement capable de gérer tous les problèmes qui survenaient ». J’abordai le sujet de son dernier livre. N’avait-il pas jugé La Salle trop sévèrement ? « C’est pratiquement la seule critique qui ait été faite sur ce livre, que j’ai peut-être été trop dur pour La Salle », me répondit Weddle. « Mais je ne le crois pas. Pour commencer, cet homme avait une personnalité paranoïde. Très étrange. Et son frère était presque aussi bizarre que lui – peut-être même un peu plus. Son frère était aussi cupide qu’il est possible de l’être, et tous deux n’avaient aucunement l’intention de revenir à la colonie. Ils ont emporté tous les vivres pour entreprendre cette marche à travers le Texas. Ils obligeaient leurs hommes à porter leurs paquetages et ils chargeaient les chevaux des peaux de bison dont ils comptaient tirer un grand profit lors de leur retour en France. On ne trouve nulle part la moindre trace d’une préoccupation de leur part pour les gens qu’ils avaient laissés derrière. C’est une faute impardonnable pour un commandant militaire. Mais c’est ce qui s’est passé ». Et Weddle n’avait pas prononcé ce verdict à la légère. « Cela m’a pris des années de formuler ces jugements que j’énonce dans ce livre. La chose qui me tracassait tout au long de ce travail était de savoir combien de ces récits étaient faux. Celui de l’abbé Cavelier était l’un des pires, mais tous les hommes capturés et envoyés au Mexique ont raconté des histoires différentes ». (Weddle faisait référence à une poignée de survivants de l’expédition qui furent capturés par les Espagnols après la mort de La Salle). « Et La Salle lui-même a raconté des histoires de toute évidence fausses. C’est tout bonnement incroyable, la quantité de fausses informations fournies par les protagonistes ». Aucun historien ne contesterait l’existence de ce faisceau de narrations fallacieuses, noué en particulier par deux prêtres ayant survécu à l’expédition – Jean Cavelier, frère de La Salle, et le père Anastase Douay – et par le témoignage des Français qui finirent prisonniers des Espagnols. Bien sûr, ces derniers avaient de bonnes raisons d’utiliser la vérité avec parcimonie. D’autres survivants ne pouvaient pas se permettre trop de franchise non plus – que ce soit avec les créanciers de La Salle, le gouvernement français, voire même avec les familles des disparus. Les

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motivations divergentes de l’expédition et de ses chefs projettent une ombre perpétuelle sur tout l’affaire – une ombre qui obscurcit également la personne de Joutel. « Ce que l’on doit toujours garder en tête en ce qui concerne Joutel, c’est qu’il était un proche allié de la famille Cavelier », dit Weddle, faisait écho à son propre livre. « En lisant son récit, on réalise qu’il ne raconte pas toute l’histoire. Il a tu beaucoup de choses – autant qu’il en a dites. C’est lui l’historien autoproclamé de toute cette affaire, mais il ne l’a pas racontée entièrement ». Je mentionnai ce dont l’accusait Foster, que le catholicisme de Weddle affectait son jugement et le rendait acerbe envers les explorateurs. Weddle me regarda comme s’il n’avait pas bien entendu. « Je ne suis pas catholique », dit-il. Pas catholique ? Pourtant, c’est ce qu’on disait. Il secoua la tête en entendant prononcer le nom de Foster, et l’antipathie que lui vouait ce dernier me parut pleinement réciproque de sa part. « Pour ce qui est de la manière dont Foster a pu avoir l’idée que je suis catholique, j’ai fait don de mes documents aux Archives catholiques du Texas. Je ne suis pas catholique, mais les Archives catholiques constituent vraiment une source de grande valeur pour l’histoire ancienne du Texas, en particulier pour ce qui est de la période coloniale espagnole ». J’étais déçu. J’aurais trouvé intéressant de pouvoir parler de La Salle avec un historien catholique, en particulier un historien dont la vision qu’il avait conçue de cet homme pouvait avoir été influencée par sa foi, comme l’était la mienne. Au lieu de cela, la conversation tomba. La dernière chose dont nous parlâmes, ce fut de l’arrière-grand-père de Weddle, bottier et prêcheur méthodiste, qui avait amené sa famille dans la région vers 1846. Comme Foster, Weddle avait grandi dans un coin de pays rempli de toute sa parenté. « Il y avait des cousins germains de ma mère partout », dit-il. « Si je faisais un mauvais coup, je ne pouvais pas m’en sortir, parce que cela parvenait très vite aux oreilles de mes parents ».

* Ce que les archéologues n’avaient pas encore retrouvé dans l’établissement de la rivière Garcitas était bien simple. Où était le cimetière ? Ils avaient localisé les trois squelettes que De León disait avoir découverts et ensevelis selon les rites de l’Église. Mais où se trouvaient les douzaines d’autres hommes et femmes morts dans la colonie avant la catastrophe finale ? Les archéologues étaient impatients de le découvrir. Grâce aux technologies actuelles, les os peuvent révéler beaucoup de choses sur les morts. (Nous savons, par exemple, que les

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Karankawas étaient en général plus grands et plus robustes que leurs visiteurs français. Ils avaient mis la main sur un vaste écosystème, les eaux côtières du Texas, qui leur fournissaient des protéines toute l’année, écosystème qu’ils défendaient férocement contre les autres Indiens et qu’ils étaient pleinement préparés à défendre contre ces étrangers à face velue). Mais, la valeur scientifique des restes des colons mise à part, il était simplement frustrant de ne pas découvrir le lieu de leur dernier repos. C’était troublant. Les Français devaient avoir enterré leurs morts quelque part auprès de leur établissement. Mais les archéologues avaient fouillé toute la zone, découvrant une quantité d’os d’animaux en cours de processus. Si le lieu d’inhumation se trouvait là, ils auraient dû le découvrir. Qu’était-il arrivé aux morts ? Les soupçons se portaient vers les Karankawas, qui auraient pu déterrer les restes et les profaner, ou même avoir mangé des parties des corps. C’est ce que l’on faisait aux ennemis que l’on craignait et haïssait. C’était l’insulte ultime. (Lors de son précédent voyage le long du Mississippi, La Salle avait vu ses alliés indiens ouvrir les corps de deux ennemis massacrés. Un Français qui se trouvait avec La Salle rapporta que leurs alliés avaient trouvé ces corps « gras et appétissants »). Jeff Durst, le directeur du projet, évoqua devant moi une autre possibilité. « L’une de mes hypothèses est qu’ils devaient être enterrés au bord de la berge en surplomb, et que, parce qu’ils ont perturbé le sol en les enterrant, la berge s’est effritée et leurs os ont tout simplement été emportés par les eaux de la rivière ». Le supérieur de Durst, Jim Bruseth, directeur de la Division archéologique de la Commission historique du Texas, pensait que les Français avaient dû commencer par les enterrer dans la rivière, en espérant qu’ils seraient emportés jusqu’à la mer et resteraient pour toujours hors de portée des Karankawas. Dans un passage de son Journal, Joutel, après avoir mentionné la mort d’un ami, écrivit : « Je l’ai enterré aussi honorablement que le permettaient les conditions de l’endroit ». Cela suggèrerait quelque chose d’autre qu’un enterrement ordinaire – peut-être l’équivalent d’une cérémonie funèbre en mer. Mais la spéculation est loin d’être aussi satisfaisante que la preuve. Il y eut un moment où les archéologues étaient si désespérés qu’ils eurent recours aux services de deux « sorciers », un homme et une femme du lieu qui disaient pouvoir trouver les corps en utilisant des cintres à la manière dont les sourciers trouvent de l’eau avec leurs baguettes de coudrier. J’ai pensé qu’il serait intéressant de discuter avec eux. L’un d’eux était une femme nommé Dorothy Albrecht, qui

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vivait à La Grange, à près de deux heures de voiture de Victoria. Elle vivait dans une maison de ranch en briques pas très loin du centreville de La Grange. Lorsque je sonnai, cela prit tant de temps pour que quelqu’un apparaisse dans le cadre de la porte que je crus que je m’étais trompé d’heure pour le rendez-vous. Mais Albrecht, qui avait soixante-douze ans, avait seulement mis beaucoup de temps à arriver – elle était très ronde et souffrait du genou, et devait marcher à l’aide d’une canne. Elle m’accueillit assez chaleureusement cependant, et me fit entrer dans un atelier très spacieux. Sur les étagères, les tables, sur chaque surface disponible de la pièce, il y avait une armée de poussins et de coqs en céramique. Elle en faisait collection. « Mon mari travaillait dans le secteur du poulet », m’expliqua-t-elle. « J’avais l’habitude de dire que nous avions le seul véritable « ranch aux poulets [chicken ranch] de la ville ». Elle faisait allusion au Chicken Ranch, bordel local qu’une pièce de théâtre à Broadway et un film, The Best Little Whorehouse in Texas, rendirent célèbre. Il a disparu depuis longtemps – le bâtiment fut transporté à Dallas, me dit-on, et transformé en restaurant. Comment la Chambre de commerce de La Grange a-t-elle pu permettre à ce monument historique de lui échapper, je ne le saurai jamais. Albrecht me raconta qu’elle avait appris l’art de la sorcellerie avec le juge Norman C. Krischke du village voisin de Schulenberg. Les outils propres à son art étaient simples : une paire de cintres, tordus de manière à ce qu’une poignée de douze centimètres se tienne à angle droit d’une baguette de trente-cinq centimètres. (Les longueurs peuvent varier quelque peu). Elle prit une paire de cintres et les tint de manière à ce que les baguettes soient pointées droit dans ma direction. « Voilà ce qui arrive quand on passe au-dessus d’une tombe, elles vont automatiquement faire ça, sans aucune raison », me dit-elle. Les baguettes se mirent à se balancer l’une vers l’autre. « Si on veut découvrir le sexe de la personne, on peut tenir une baguette d’une main. Si elle part vers la gauche, cela indique un homme. Si elle part vers la droite, cela indique une femme, parce que, vous savez, les femmes sont droites ». Je souris à la plaisanterie. « On doit les tenir souplement, pour qu’elles puissent bouger sans qu’on les fasse bouger exprès ». Elle et Krischke s’étaient rendus sur le site de l’établissement de la rivière Garcitas trois mois auparavant, en mars. « Je n’ai pas eu de mal à le convaincre d’y aller », disait Albrecht de Krischke, qui avait soixante-dix-sept ans et venait d’être amputé d’une jambe à cause du

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diabète. « Mais j’ai eu du mal à convaincre sa femme de le laisser venir. Nous y avons passé probablement trois heures – quelque chose comme ça, pas vraiment aussi longtemps. Il y avait toutes sortes de signaux làbas. Les baguettes faisaient ça » – dans sa main les cintres se mirent à battre comme les portes du saloon dans un western, quand le mauvais fait son apparition. « Je ne sais pas si c’est là que les massacres ont eu lieu. Ils faisaient vraiment des bonds, en avant et en arrière, comme s’ils ne pouvaient pas se décider ». Avait-elle déjà découvert des tombes ? lui demandai-je. Les cintres avaient déjà localisé des tombes auparavant, répondit-elle, mais personne n’avait jamais fait aucune fouille pour confirmer leur existence. « Je n’ai jamais déterré personne et je ne le ferai pas », dit-elle en riant. Je me sentis mal à l’aise en réalisant qu’elle ne savait pas que les archéologues avaient déjà fouillé aux endroits qu’elle-même et Krischke avaient indiqués, et qu’ils n’y avaient rien trouvé. Ce sentiment s’accentua lorsqu’elle ajouta : « Je ne sais pas si ça marche vraiment. J’ai vraiment hâte qu’ils creusent là pour savoir jusqu’à quel point le juge et moi nous avions raison ». Je réalisai que la fouille de l’établissement était ce qu’il y avait de plus près d’une vérification scientifique de la sorcellerie d’Albrecht et Krischke. Et les résultats, inconnus d’eux, étaient négatifs. À la suite de notre entrevue, je me rendis à Schulenberg pour rencontrer le juge Krischke. Dans sa salle de séjour, assis dans son fauteuil roulant, le juge – en fait, le titre de « juge » était honorifique, souvenir des années où il était juge de paix du comté – me fit la démonstration des baguettes de la même manière que l’avait fait Albrecht, les tenant éloignées de lui et me montrant comment elles se croisaient en présence d’une sépulture humaine. Puis il en leva une. « Au lieu de deux fils de fer, on peut n’en utiliser qu’un, soit dans la main droite, soit dans la gauche » expliqua-t-il. « S’il part à droite, c’est une femme, parce que la femme est droite. S’il va à gauche, c’est toujours un homme ». Cette histoire de femme « droite » était moins, à ce que je compris, une petite blague, qu’un procédé mnémotechnique. Krischke, homme de taille et de constitution moyenne, avec des cheveux blancs se raréfiant et une figure rouge, parlait d’un ton posé et autoritaire, gaspillant peu de mots, droit au but, comme s’il communiquait des informations dans un style direct, militaire. En fait, il avait passé vingtsix ans dans l’Air Force. Il n’était pas très enclin à l’ironie, mais on en sentait une petite touche, quelque part. Krischke avait découvert le pouvoir des cintres en 1996, alors qu’il étudiait un cimetière près de Ledbetter, Texas. « Je recopiais tous

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les noms des pierres tombales, les noms et les dates pour des registres historiques, et j’ai remarqué qu’il y avait plus de pierres tombales à l’avant du cimetière que dans le fond, et je me demandai s’il y avait un moyen de découvrir s’il y avait des tombes à cet endroit aussi », se rappelait-il. « Alors je suis rentré chez moi et j’ai fabriqué ces baguettes. Je les ai essayées sur des tombes connues et cela a marché. J’ai été surpris, très surpris. Mais n’importe, j’ai découvert toutes sortes de tombes depuis lors ». Le fait qu’il utilise des cintres, qu’il appelle « un outil pour découvrir l’histoire », ne relève en rien d’un amour pour l’occultisme ou le paranormal. Il ne croit pas aux fantômes. En bon épiscopalien, il ne croit même pas au diable. Il a tout bonnement une passion pour l’histoire locale et la généalogie, qui trouve son expression la plus aboutie dans l’amour des cimetières. C’est simplement de là que lui vient sa sorcellerie – une manière de s’assurer qu’il sait, littéralement, où sont enterrés les corps. Une manière de dresser la carte des vieux cimetières pour que l’on prenne en compte même les tombes non signalées. La fascination d’Albrecht et de Krischke pour les vieux cimetières n’est pas si différente de mon cheminement dans les pas de La Salle, bien que personne ne sache non plus où reposent ses restes. J’essayais de découvrir des sites où les vivants et les morts sont liés. Ils faisaient la même chose, de manière plus concrète et immédiate. La femme de Krischke, Jan, qui paraissait plus jeune que son mari d’environ dix ans, nous rejoignit. Elle secoua la tête en voyant les cintres du juge. « Chaque fois qu’il sort avec ça, j’ai peur qu’il n’ait des ennuis ». Elle ne le morigénait pas, elle l’avertissait. Vas-y donc avec ce truc, mais au premier doute, on croira que tu es un pilleur de tombes. Jan n’était pas aussi sévère que l’une des filles de Dorothy Albrecht, qui considérait la sorcellerie comme « le travail du diable » et voulait que sa mère y mette un terme, mais il était clair qu’elle se méfiait des pratiques magiques de son mari. Pour sa défense, pratiquer la magie pour découvrir des ossements, quoique ne se situant pas tout à fait dans la même catégorie que le fait d’utiliser des boules de cristal, a un côté mystique et inquiétant. « De mon point de vue, ce ne sont pas des baguettes de sourcier », me dit Krischke. « Celles-ci je les appelle – bon sang, comment est-ce que je les appelle ? » Il rit. « Des baguettes divinatoires. Je crois que le pouvoir qui fait bouger ces baguettes provient d’une source divine qui se manifeste à travers le sang ». À travers le sang ? « Même s’il a séché, on peut toujours découvrir où est morte une personne à cause du sang qui est resté là, dans de nombreux cas. Par exemple, trois femmes avaient été tuées à un passage à niveau,

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et j’y ai tenu les baguettes, qui sont devenues folles ». Ceci pourrait être pris en compte pour ce qui est de l’activité des baguettes à la rivière Garcitas. Les os avaient disparu, mais le sang était toujours là. Si l’idée ne présente aucune garantie scientifique, elle a certainement une caution biblique, à commencer par la Genèse, dans laquelle Dieu demande à Caïn : « Qu’as-tu fait ? Écoute : le sang de ton frère crie vers moi depuis la terre ! » Dans sa version de l’Apocalypse, le prophète Ésaïe (27-21) prédit : « la terre mettra à jour le sang versé sur elle et ne cachera plus les victimes qu’elle dissimulait ». On peut disperser un corps aux quatre vents, on peut le brûler, on peut le manger – mais on ne peut jamais faire complètement disparaître les traces de sang de la surface de la terre, et ce sang crie vers le ciel. Peu importe depuis combien de temps il a été absorbé dans le sol, le sang est tenace – il criera. Le romancier australien Peter Carey utilise une métaphore différente pour suggérer ce phénomène. « L’histoire est comme une tache de sang imprégnée dans un mur, peu importe combien de nouveaux propriétaires se soient succédés dans la maison, peu importe combien de fois nous ayons repeint ce mur ».

Deux La Salle dans la Prairie Une douteuse affaire immobilière. Un animal impur rôde dans la baie de Matagorda. L’homme au chapeau d’enculé. La Salle de mauvaise humeur. De la cruauté. La triste fin du Sieur de La Salle.

Au milieu de nulle part, ils se tenaient sur un piédestal… les pieds de

quelqu’un. Les pieds de quelqu’un avec leurs tibias et leurs mollets, dans une paire de bottes. En roulant dans les terres environ un kilomètre et demi à partir d’un lieu nommé Indianola, sur les rives de la baie de Matagorda, on arrive en vue de l’endroit : une étendue solitaire d’herbe verte, un ciel où ondulent les gigantesques nuages du Golfe, un vieux cimetière tout près, et cette paire de membres inférieurs. Il n’y avait pas le moindre indice quant à savoir qui en était le propriétaire, à l’exception des bottes, qui auraient pu être portées par un général confédéré. Je m’écartai de la route et marchai sur l’herbe verte, pour mieux voir. « Attention à ne pas marcher sur un serpent », me prévint mon compagnon de voyage. Je décidai que j’avais vu d’assez près et revins vers la route. Henry Wolff junior, qui m’avait amené là et était le rédacteur d’une colonne d’histoire locale intitulée « Henry’s Journal » dans le Victoria Advocate, me raconta l’histoire de la statue. Comme de nombreuses histoires de cette région, elle parlait de projets impossibles, de rêves envolés et de trahison. La statue avait été réalisée par une femme du nom de Nora Sweetland, en 1928. Sweetland avait ellemême une histoire intéressante. Alors qu’elle n’avait que quinze ans, elle était une suffragette ardente, qui avait jeté une pierre à travers une vitrine où était affiché un panneau disant : « Les femmes bien ne votent 41

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pas ». On la connaissait également sous son surnom de « Statuaire des Madones », en raison des nombreuses statues qu’elle avait faites de la Vierge Marie. Qu’elle parvienne à allier un fort féminisme à une dévotion à la Mère de Notre Seigneur, ou bien qu’elle ait tout simplement obtenu de nombreuses commandes de l’Église, je n’en sais rien. En tous cas, sa statue du Sieur de La Salle fut inaugurée en 1928, le jour de la fête du Travail, en tant qu’ornement de ce que les gens appelaient le parc du mémorial de La Salle. Cela faisait partie d’un projet d’aménagement foncier de cet endroit, que l’on appelait Bayside Beach. Plusieurs personnes y achetèrent effectivement des lots. La Grande Dépression mit un terme au projet, mais celui-ci aurait de toute façon échoué, pour une raison bien simple. Toutes les quelques décennies survient un ouragan qui arase totalement cet endroit. Au milieu du XIXe siècle par exemple, Indianola était un port florissant de la baie de Matagorda, et on le considérait en ce temps-là comme le plus beau havre du golfe du Mexique. Il rivalisait avec Gavelston. Puis, en 1875, un ouragan tua neuf cents citoyens d’Indianola. Impavides, les survivants reconstruisirent tout. En 1886, un ouragan encore plus terrible fit disparaître toute trace de la ville. La leçon était apprise, bien qu’en 1928 suffisamment de gens l’eussent oubliée pour donner naissance à Bayside Beach et à une statue de La Salle bon marché, en béton. Un ouragan, dans les années 1930, la jeta à terre. Des vandales emportèrent les diverses parties gisant aux alentours, n’en laissant que le piédestal et les bottes. Sweetland déplora surtout la perte de la tête de La Salle, qu’elle trouvait être la plus belle partie de la statue. Peut-être la tête est-elle encore perchée quelque part sur une étagère, dans quelque sous-sol ou quelque garage ou quelque atelier, troublant quiconque la regarde de son regard (j’en suis sûr) d’inébranlable courage. Peut-être que plus personne ne se souvient à qui appartient cette tête sur l’étagère ni d’où elle vient. J’espère qu’elle n’a pas porté malheur à son propriétaire. Près de cet endroit, La Salle et ses hommes construisirent un appontement, au tiers du trajet allant de leur accostage initial sur l’île de Matagorda et de leur établissement final sur la rivière Garcitas. Le lieu n’était pas propice. D’ailleurs aucun point de cette côte ne l’est. Lorsque Joutel et ses hommes prirent pied sur l’île de Matagorda, par exemple, ils découvrirent un terrain balayé par les vents, plat à l’exception des dunes, avec des mares d’eau saumâtre au lieu d’eau fraîche et un appétissant petit fruit jaune orangé que Joutel tenta d’empêcher ses hommes de manger. Bien sûr, ils ne l’écoutèrent pas

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et en furent malades au point de vomir du sang. (Foster pense qu’il s’agissait de yaupon, plante toxique utilisée comme ingrédient dans une infusion des Indiens du lieu qui l’utilisaient comme boisson purgative dans leurs rituels de purification). Joutel avait en général beaucoup de mal à empêcher ses hommes, peu habitués à se réfréner, à dévorer leurs rations – ce qui augurait de bien d’autres problèmes à venir. À ce moment, Joutel ne savait apparemment rien encore des cinq espèces différentes de serpents venimeux de l’île. Un jour, j’allai visiter l’île de Matagorda, peu après mon pèlerinage aux bottes de La Salle. C’était une journée lugubre. Les nuages venant du Golfe, poussés par le vent, s’amoncelaient audessus des eaux alors que le ferry commençait sa traversée de la baie de Matagorda par le franchissement d’un étroit chenal bordé d’une barre de sable. Du bétail paissait sur ce cordon de sable. « Certaines de ces vaches n’ont plus qu’une demi-queue », me dit le pilote du ferry. « C’est à cause des coyotes qui les attaquent ». Je crus qu’il se moquait de moi, mais ce n’était apparemment pas le cas. Les coyotes, avec leur caractère trompe-la-mort, peuvent franchir à la nage les onze kilomètres du chenal jusqu’à l’île de Matagorda. Les y attendent près d’un millier de cerfs, qui ont eux aussi nagé jusqu’à l’île. Le fait que le coyote soit un personnage si éminent de la mythologie amérindienne n’a rien d’étonnant. En tant qu’espèce, nous sommes bien plus étroitement apparentés à ces animaux avisés, plein de ressources, coriaces et intrépides qu’aux chimpanzés et aux singes, peu importe ce que disent les anthropologues. Nous débarquâmes du ferry au Parc d’État de l’île de Matagorda, qui occupe la pointe nord-est de l’île, pour être confrontés à une pluie battante – une idée des misères qu’ont endurées les hommes de Joutel lorsque le temps d’hiver tourna à l’humidité. Faisant montre moi aussi de mon esprit trompe-la-mort, je marchai quelques kilomètres jusqu’à l’extrémité de l’île et la passe Cavallo, qui marque l’entrée de la baie de Matagorda, où Joutel et ses hommes s’arrêtèrent après avoir traversé l’île à pied. Par ce temps, on pouvait bien voir pourquoi, lorsque les bateaux arrivaient, il fallait tant de temps pour les décharger. Joutel a souvent noté qu’il était impossible, à cause des vagues déferlantes, de maintenir quelque navire que ce soit, grand ou petit, lorsque le vent soufflait de la mer. Pour ce qui est de l’île elle-même, je subodore que le paysage ne devait guère être plus enchanteur en ce temps-là qu’il ne l’est aujourd’hui. Maintenant, comme autrefois, ce n’est qu’une parenthèse fragile entre la mer et le ciel, au sol couvert d’herbes

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épaisses et de quelques arbres. Les Français n’ont laissé qu’un seul legs durable de leur présence en ce lieu – les porcs qu’ils avaient amenés de France. (Les Karankawas croyaient que ces animaux étranges étaient les chiens des Français). De nos jours, les pourceaux sauvages errent à travers l’île, dont certains – d’autres espèces ont été introduites depuis – portent l’ADN de leurs ancêtres de France, ce qui constitue l’un de nos rares liens directs avec La Salle. Une fois par an, le parc autorise une journée de chasse ouverte au public pour limiter leur nombre et, de temps en temps, un employé du parc procède à une petite régulation de son propre chef. Pendant le trajet de retour du ferry, je remarquai quelques adolescents qui regardaient à l’intérieur d’une glacière de polystyrène. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur, moi aussi, et vis une tache de rouge sous de la glace pilée. Sur l’un des côtés dépassait une paire de ces sabots noirs fendus qui rendaient cet animal impur pour le peuple d’Israël. C’était là, sur cette île, que La Salle et Joutel avaient eu leur premier contact avec les Indiens. Joutel remarqua leur langage « guttural » – ils produisaient « un son comme celui d’une poule avec la langue » – et leur attitude pacifique, lorsqu’ils embrassaient les Français et leur soufflaient dans les oreilles. Ces gestes prirent fin avec l’algarade au sujet des canoës. Après cela, les Français tentèrent de fortifier leur camp avec des planches disparates du bois d’épave qui s’échouait sur la rive après le naufrage de l’Aimable. La nuit, les Indiens rôdaient aux alentours, hurlant comme des loups, jusqu’à ce que quelqu’un tire un coup de mousquet dans leur direction. Sur ces entrefaites, La Salle décida d’abandonner le camp de l’île de Matagorda. Il était vulnérable aux attaques des Indiens et également beaucoup trop exposé à la vue de n’importe quel vaisseau espagnol passant au large. Vers la fin de mars 1685, après que l’Aimable ait coulé et que le Joly soit reparti en France, La Salle et quelques-uns de ses hommes explorèrent la rive ouest de la baie de Matagorda. Au bout d’une semaine, La Salle décida que le site de la rivière Garcitas – bien approvisionné en eau, avec un sol fertile, une grande abondance de gibier et l’avantage défensif des berges en surplomb – serait celui de sa colonie. Cependant, le mouillage le plus proche pour l’unique navire que conservait La Salle, la Belle, était le port qui serait connu plus tard sous le nom d’Indianola. En 1939, on érigea un monument à La Salle au-dessus de la plage d’Indianola. Cette statue de granit était si massive – La Salle se tenait à près de un mètre cinquante de haut – qu’aucun ouragan ne pourrait jamais l’endommager. De fait, elle en a déjà subi quelques-

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uns. La Salle y est représenté avec de longues boucles ondulantes, des cuissardes et une épée à deux mains taillée pour Conan le Barbare. Assez bizarrement, il ne regarde pas vers les horizons lointains, le menton relevé, comme s’il avait une vision du futur, mais regarde vers le bas, la tête tournée de côté, comme s’il était attristé par ses échecs. Sur l’un des côtés du piédestal est cependant gravée une citation de l’ouvrage de Francis Parkman : « L’Amérique lui doit un souvenir impérissable, car dans cet emblème masculin elle voit le pionnier qui l’a guidée vers la possession de son plus grand héritage ». C’était ainsi que pouvait apparaître La Salle, au XIXe siècle, à un historien proto Américain et homme d’action. Aujourd’hui, La Salle contemple ce que Henry Wolff appelle « la plus dégueulasse des foutues plages du Texas ». Pour freiner l’érosion, les autorités locales ont fait un enrochement sur le rivage – en y déversant des débris de béton et autres moellons provenant de sites de démolition. Cela n’a rien fait pour améliorer le paysage. « Sur des plages comme celles-ci, il y a deux sortes de gens », me dit Wolff. « Il y a les gens qui veulent construire une maison de vacances sympa et jolie pour pêcher, et il y a les itinérants qui descendent jusqu’ici et vous flanquent une sorte de cabanon ». C’était évident. Auprès de quelques maisons qui semblaient avoir coûté beaucoup d’argent, il y avait des mobile homes qui tombaient en morceaux. Je me demandai si certains des habitants d’Indianola s’étaient déjà réveillés au beau milieu de la nuit après avoir rêvé d’un mur d’eau, au milieu de vents hurlants, s’abattant sur leurs toits. C’est possible. En attendant, la vie suivait son cours. Un après-midi, je me suis arrêté devant un bar nommé Taylor’s, situé sur le front de mer, pour boire une bière, bien que j’aie hésité un moment avant d’entrer. On pouvait entendre d’assez loin la musique rock et les rires éraillés en provenance de ce bar, ce qui n’était pas très invitant comme bruit. D’un autre côté, il n’y avait aucun signe de vie sur la plage, à l’exception de quelques pêcheurs sortis en mer. Je m’étais laissé dire que, le samedi soir, des jeunes venaient boire sur la plage et que les choses s’animaient alors quelque peu, mais on était jeudi après-midi. Alors je suis entré. La salle était obscure et vide, à l’exception de trois hommes assis dans un coin qui produisaient tous les rires entendus du dehors. Le plafond était fait de contreplaqué et le plancher de bois était devenu gris avec le temps – personne n’allait se risquer à investir un gros capital dans une bâtisse qui risquait d’être soufflée jusqu’à San Antonio.

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Les trois habitués me firent un signe de tête alors que je m’asseyais. Un panneau disait : « Ceci est un lieu familial ! ! Surveillez votre langage ! ! » Au-dessus du bar, d’autres panneaux, rédigés à la main, étaient facétieux. « Throw a punch and win a trip to the Calhoun County Jail. Tommorrow free beer [Fous un marron et gagne un voyage à la prison du comté de Calhoun. Demin bière gratuite] ». La tenancière, une charmante femme entre deux âges vêtue d’un Tshirt et d’un minishort alla me pêcher une canette de Budweiser dans une glacière. « Un dollar » me dit-elle. Je dois avoir eu l’air saisi – à Toronto, on peut facilement perdre la plus belle part d’un billet de dix dollars canadiens en achetant une bière. « Happy hour », me dit-elle. « Comment va ? » me demanda l’homme assis à côté de moi. Il portait une petite moustache noire et un panama de paille noire, un peu dur à porter, pour dire le moins. « Bien, et vous ? » « Ça va. Je vais divorcer ». Un homme plus jeune, assis sur un tabouret de l’autre côté, portant une casquette de base-ball et une chemise de travail, s’esclaffa. « Tu ferais mieux de le garder pour toi, là. Il n’a pas envie d’entendre le reste ». L’homme au chapeau marmonna quelque chose que je ne pus entendre. Le troisième homme garda le silence. Il ne disait pas grand-chose en général, mais il fut assez gentil pour m’offrir une autre canette de Budweiser après que j’aie fini la première. « Tu dis que tu es soudeur », dit d’un ton accusateur l’homme sur le point de divorcer à celui à la casquette de base-ball. Ce ton semblait dire, si tu ne veux pas m’entendre parler de mon divorce, alors parlons de toi. « Tu nous as dis que tu étais assembleur de tuyaux ». « J’ai dit que j’étais menuisier aussi ». « Alors raconte comme il faut ». « J’ai pas à dire la vérité à un qui porte un chapeau de suceur de bites ». Le visage de l’homme au panama se fendit d’un grand sourire. En fait, tout cet échange était plutôt enjoué. « Chapeau de suceur de bites ? » « On dit que si tu le portes une fois, ça va encore. Une fois ça va », dit le jeune homme, de l’air d’énoncer une règle absolue qu’aucune personne sensée n’aurait idée de contester. « C’est vrai ».

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« Qu’est-ce que c’est, un chapeau de suceur de bites ? », demandai-je. « C’est juste quelque chose de différent, c’est tout. N’importe quoi d’inhabituel comme ça. Quand j’étais petit j’avais un chapeau de paille avec la bordure qui faisait le tour comme ça ». Il mit ses mains en coupe des deux côtés de sa tête. « Ce type m’a vu le porter et il a dit, Regarde ce gars avec le chapeau d’enculé. Tu sais qu’il y a des trous dans le tien », dit-il à l’homme assis de l’autre côté. « Ta tête va bronzer par les trous. T’auras l’air d’avoir la varicelle ». « Pas si j’suis pas chauve. Fais gaffe à ce que tu dis ». « Je fais gaffe. Une fois je parlais de suceurs de bites, je parlais trop fort, et ce mec m’avait entendu, il m’a cogné droit dans l’œil. Je lui ai dit, Pourquoi tu m’as frappé à l’œil ? C’est ma bouche qui a fait le coup ». L’homme au chapeau poussa une sorte de glapissement, se leva et frappa le bar du plat de la main, comme s’il n’avait jamais rien entendu de plus drôle de toute sa vie. C’est ma bouche qui a fait le coup. Tout ceci commençait à tourner en une plaisante conversation, jusqu’à ce que l’homme au chapeau se tourne soudainement vers moi et me demande ce que je faisais. Bêtement, je n’avais pas envisagé de réponse à cette question avant d’entrer dans le bar. La réponse idéale, bien sûr, aurait dû être quelque chose qui décourageât totalement la curiosité, comme de dire que j’étais magasinier dans un entrepôt. Au lieu de cela, je dis la vérité, que j’étais journaliste. J’aurais tout aussi bien pu dire que j’étais policier ou travailleur social. Les yeux de l’homme au chapeau s’étrécirent et se portèrent pensivement sur la canette de Budweiser qu’il tenait de ses deux mains. « Je suis un sacré fils de pute », ditil enfin. « Mais ceux-là sont mes amis. Tu me suis ? Les gens croient qu’on est stupides ». Je voulus le rassurer, lui dire que je n’allais pas rédiger un rapport sur les stupides ivrognes qui traînent sur la plage d’Indianola. Je ne les croyais pas stupides, bien qu’ils aient vraiment de gros rires et qu’ils disent « git » au lieu de « get ». Au moins, l’homme à la casquette de base-ball était une bonne nature de buveur, et cela, pour moi, vaut recommandation. Je viens moi-même d’une famille dont l’humeur s’améliore nettement après quelques verres. L’homme au chapeau d’enculé, cependant, n’était pas d’aussi bonne composition. En fait, il était évident qu’il nourrissait un grief de quelque sorte, sans aucun doute lié à son divorce. Mais il en était au stade de l’ivresse où l’on ne peut plus suivre le fil d’une seule idée très longtemps. « Quand j’étais gosse, mon père m’a acheté une terre ici » dit-il après une pause. « Il disait pour sssûr… garanti… que j’aurais toujours un

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endroit où vivre ». Il leva les yeux de sa canette de Budweiser pour voir si je comprenais l’importance de ce qu’il disait. « Ma mère disait, tu ne comprends pas maintenant, mais tu comprendras plus tard ». De la terre à Indianola – cela sonnait comme une mauvaise plaisanterie, comme une nouvelle version de Bayside Beach. Il retomba dans sa rumination silencieuse, puis se lança dans une histoire au sujet de sa femme, histoire qui devint très confuse en cours de route.

* En juillet 1685, Henri Joutel, qui avait été en charge du campement temporaire de l’île de Matagorda, arriva à la rivière Garcitas où se construisait le nouvel établissement. « Tout se trouvait dans une triste situation », nota Joutel. Très peu avait encore été fait. Le problème principal était le logement, aggravé par le manque d’arbres ; les bois propres à la construction les plus rapprochés se trouvaient à près de cinq kilomètres de là. En l’absence d’animaux de trait, La Salle envoya ses hommes couper les arbres et les hâler jusqu’à la colonie, un travail éreintant sous le chaud soleil de juillet. « Même les plus forts étaient accablés », écrivit Joutel. « Le travail était excessif, les rations des travailleurs étaient limitées et celles-ci leur étaient trop souvent retirées pour avoir failli à la tâche. La déception de La Salle de ne pas réussir comme il l’avait imaginé le conduisit à maltraiter ses gens au mauvais moment. Tout ceci provoqua l’abattement de nombreux travailleurs, qui s’affaiblissaient visiblement ». Joutel tenta de dire à La Salle qu’il serait plus facile d’apporter le bois qu’ils avaient sauvé du naufrage, qui se trouvait toujours sur l’île de Matagorda et pouvait être transporté par flottage. La Salle lui répondit de garder ses avis pour lui-même. D’après Joutel, trente hommes moururent en tentant de hâler les billes de bois à travers la prairie. En fait, à la fin de juillet, la moitié des quelque deux cents personnes qui étaient restées au Texas avec La Salle après le départ du Joly étaient mortes. Quelques-unes avaient été tuées par les Karankawas et au cours d’autres péripéties, le reste avait succombé à l’ardeur du soleil, à la mauvaise nourriture et à l’eau malsaine. (Le fruit d’une sorte de poirier épineux était comestible, mais à condition d’enlever complètement les nombreux petits piquants de sa surface. Un soldat affamé en dévora un sans prendre la peine de le faire, écrivit Joutel, et il en mourut après une longue et douloureuse agonie. Les piquants avaient provoqué une inflammation de sa gorge et l’avaient étouffé. Quelques autres membres de l’expédition périrent de la même manière).

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Dans ces conditions, il n’est guère étonnant qu’ils n’aient que peu avancé dans la construction du fort et d’abris décents. La Salle s’arrangea pour construire une maison de quatre pièces pour se loger luimême ainsi que quelques-uns des autres gentilshommes et des prêtres ; l’équipage devait se débrouiller en plein air. Le moral, qui n’était déjà pas très élevé au départ, tomba encore plus bas. « Nos gens n’étaient pas trop alertes », écrivit Joutel. Il eût été fortement souhaitable de construire une palissade, mais le projet traîna en longueur et l’unique place forte de la colonie resta la maison de La Salle. Il est certain que le manque de bois de construction entre pour une bonne part dans cet échec, mais Joutel a clairement signalé dans son journal que les anciens soldats et la lie de La Rochelle n’étaient pas bons à grandchose, même à leur meilleur. Joutel s’efforça de maintenir la discipline et fut mis à l’épreuve dès le début. Alors qu’ils étaient encore cantonnés dans l’île de Matagorda, il châtia des sentinelles qui s’étaient endormies en les faisant asseoir sur le chevalet de torture, structure en V qui assurait un inconfort mémorable à celui qui la chevauchait. Certains de ses hommes complotèrent de le tuer – l’un des conspirateurs trahit le secret et les comploteurs furent arrêtés (Joutel ne mentionne pas ce qu’il advint d’eux). La Salle lui-même, comme nous l’avons vu, n’était pas le dernier à traiter ses hommes durement. Pendant qu’il ruminait son échec à tenir ne serait-ce qu’une seule des promesses qu’il avait faites à son souverain – harceler les Espagnols ou fonder une colonie à l’embouchure du grand fleuve – son humeur devint atroce. Joutel tenta de réjouir les esprits en incitant son équipage à danser et à chanter le soir, « pour chasser le chagrin ». La Salle, lorsqu’il fut présent, y mit un terme. « La Salle n’avait pas beaucoup de raisons de se réjouir après avoir subi tant de pertes et réalisé que tout ne se déroulait pas suivant son plan », observa sèchement Joutel dans son journal. « Par conséquent, tout les autres durent souffrir aussi ». Plus les choses empiraient et plus La Salle, sous le coup d’un apitoiement masochiste sur lui-même ou d’une dépression, renonçait à remédier à la situation. Au début de 1686, alors que son attention était ailleurs, la Belle, chargée de tout l’approvisionnement et du matériel, son dernier lien avec la France et seul moyen d’obtenir de nouveaux vivres et des renforts pour la colonie, heurta un banc de sable dans la baie de Matagorda et sombra. Dans son ouvrage, Robert Weddle établit exactement qui doit porter le blâme pour la perte de la Belle : « La Salle l’a laissée, chargée de tout le nécessaire de la colonie, entre

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les mains d’un équipage inexpérimenté commandé par un ivrogne notoire, avec une unique ancre à l’inefficacité prouvée ». Cela se produisit lors de l’une des premières longues absences de La Salle, alors que, loin de la colonie, il faisait ce qui le rendait le plus heureux, aller en reconnaissance dans des contrées inconnues. La Salle effectua deux de ces voyages d’exploration dans les terres, chacun d’entre eux durant plusieurs mois, en laissant à Joutel le commandement de la colonie. Probablement cherchait-il encore le Mississippi. Néanmoins, à la rivière Garcitas, la situation n’était pas désespérée. Si peu de travail avait été effectué pour le fort projeté, au moins les colons ne risquaient-ils pas de mourir de faim. Ils avaient de la poudre et des munitions, la contrée était giboyeuse et il y avait aussi de nombreux bisons. Leurs poulets et leurs porcs engraissaient. Joutel et l’un des prêtres entreprirent de créer un jardin, mais les lapins et les rats dévoraient leurs citrouilles et leurs melons. Ils découvrirent des œufs de tortue qui « servent à épaissir les sauces », selon ce que nota Joutel. C’étaient des Français, souvenons-nous, et ils savaient à quel point un bon repas redonne du courage. Par moments, même, ils remarquaient que cet étrange pays pouvait se montrer tout à fait ravissant, avec ses champs de fleurs sauvages et la « belle et bonne herbe » de la Prairie. Pour nourriture spirituelle, ils avaient la messe quotidienne, écrit Joutel, « autant que les vêpres les jours de fête et les dimanches, et la prière en commun chaque jour, matin et soir ». Malheureusement, lorsque leur réserve de vin diminua, ils durent limiter la célébration de la messe aux dimanches et aux jours de fête. En 1686, lors du dernier Noël que Joutel passa à la colonie, ils célébrèrent une messe de minuit particulièrement émouvante. Parkman écrivit que lorsque les prêtres « élevèrent l’hostie consacrée, et que les lampes luirent faiblement dans les nuages d’encens, le groupe agenouillé tira de ce miracle quotidien une consolation que seuls peuvent éprouver de véritables catholiques ». On peut saisir le léger accent de condescendance ici, et Parkman qui hausse les sourcils en rédigeant cette phrase en pensant que lui-même ne fera jamais l’expérience d’une telle consolation, mais que de toute façon, il pourra s’en passer. Ces célébrations de la messe et les prières quotidiennes dans une contrée sauvage peuvent également expliquer ce que nous trouvons difficile à comprendre aujourd’hui, qu’il puisse exister une petite société de cinq ou six femmes seules et d’un grand groupe d’hommes sans attaches sans qu’il s’y produise de désordres sexuels. Lorsque cette compagnie s’était embarquée pour le golfe du Mexique, tout le

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monde supposait que ces femmes resteraient chastes et ces hommes respectueux – et cette supposition était fondée. En grande partie du moins. Un jour, un officier nommé Barbier qui avait séduit l’une des jeunes femmes, cette dernière étant enceinte de ses oeuvres, demanda à Joutel la permission de l’épouser. Joutel lui rappela que son statut d’officier était bien supérieur à celui de la fille en question. Les prêtres firent ensuite remarquer à Joutel qu’il valait mieux se dispenser de ces élégances au profit des convenances. Les convenances, dans ces circonstances, étant ce qu’il y avait de plus important, le mariage fut célébré. Plus tard, un jeune noble, le marquis de Sablonnière, demanda à Joutel la permission d’épouser une fille du groupe qui se faisait appeler « mademoiselle Paris ». Mademoiselle Paris, que Joutel qualifie de « jeune encore et pas mal faite », était d’origine inconnue. Sablonnière était un cas classique d’aristocrate dévoyé succombant aux charmes de ce que les gens de l’époque victorienne auraient appelé une aventurière. Joutel conseilla à Sablonnière de l’oublier et de ne plus lui parler. Ces deux seules fois où Joutel semble avoir failli à son rôle de chaperon constituent un remarquable exemple de la différence entre l’Amérique du XXIe siècle et la France du XVIIe. En octobre 1686, La Salle revint de son second vagabondage dans les immensités sauvages et commença presque immédiatement à se préparer pour un autre voyage. Cette fois-ci, il marcherait à travers les terres jusqu’à ce qu’il découvre le Mississippi, puis il remonterait le fleuve jusqu’au fort qu’il avait construit, quelques années auparavant, dans l’Illinois. Il partit au début de janvier 1687, en compagnie de Joutel ainsi que de son frère cadet, Jean Cavelier, de ses deux neveux, d’un autre prêtre, de son fidèle chasseur shawnee, Nika, et de quelques autres – il étaient dix-sept en tout, en comptant La Salle. Cela ne laissait plus que vingt-trois personnes dans la colonie, en comptant madame Talon, qui était à présent veuve avec quatre enfants, le marquis de Sablonnière et mademoiselle Paris, l’objet de sa dévotion. Puisqu’un prêtre était resté avec eux à l’arrière, il est probable que le couple finit par être marié en l’absence de La Salle et de Joutel. Quel eût été à ce moment l’intérêt d’interdire un mariage aussi socialement scandaleux ? Peut-être le marquis n’a-t-il vécu que quelques mois avant de mourir de maladie ou de désespoir. Peut-être a-t-il vécu assez longtemps pour connaître un peu de bonheur avec sa femme. Il n’est entré dans les pages de l’histoire que pour être qualifié de dévergondé et de dissipé – Parkman, dans une note de bas de page, nous dit que l’on devait « le rationner en vivres, car il avait pour habitude de vendre tout ce qu’on

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lui donnait. Il avait dilapidé le peu qu’il possédait à Saint-Domingue, dans des amusements indignes de sa naissance1, et par conséquent, il souffrait de maladies qui faisaient qu’il marchait difficilement ». Il serait réconfortant de penser que, dans la colonie de la rivière Garcitas, là où cet individu apparemment sans valeur n’avait finalement plus rien à perdre et où il s’attacha à une femme qui n’avait jamais rien eu à perdre, il finit par trouver un peu de paix. Peut-être fut-il même capable d’affronter avec courage ce petit matin inéluctable où lui et les autres furent réveillés par des cris de terreur et de rage. Les quatre ou cinq soldats, les trois jeunes femmes que Joutel avait entraînées à faire des tours de garde et à manier des armes à feu, et la poignée d’autres habitants ne pouvaient espérer tenir les Karankawas à distance pour toujours, et vint le jour où ces Karankawas fondirent sur la petite colonie. Dans son journal, cependant, Joutel tenta de suggérer que les membres de ce petit groupe – derniers survivants des deux cents colons des débuts – n’étaient pas vraiment dans une si grande misère lorsque les dix-sept explorateurs les avaient quittés. La Salle ne les abandonnait pas vraiment. « Ceux qui restaient à l’établissement ne craignaient pas de mourir de faim, car il y avait de nombreux porcs, pas moins de soixante-quinze », écrivait Joutel. « De plus, le maïs indien que nous leur avions laissé poussait bien et il y avait encore entre dix-huit et vingt poules. Aussi n’avaient-ils qu’à se bien garder et faire bon quart ». Il est difficile de dire jusqu’à quel point Joutel croyait lui-même à ce qu’il écrivait.

* Je pris l’autoroute pour Houston en direction de l’est puis rattrapai la route 111 au niveau de la ville d’Edna, en conduisant vers le nord, dans le but de suivre le trajet des dix-sept hommes qui avaient quitté la rivière Garcitas le 12 janvier. Joutel trouva ce voyage terriblement pénible la plupart du temps. Pour chaussures, les hommes avaient les pieds gainés de peau de bison qui, en séchant, devenait aussi dure que des coffrets de métal et leur échauffait la chair, en particulier lorsqu’ils devaient marcher à travers les hautes herbes de la prairie et les « plantes coupantes comme des épées ». (Foster pense que ces 1. En français dans le texte de Parkman.

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dernières devaient être des yuccas glauca). À d’autres moments, ils devaient se frayer un passage à la hachette à travers les épaisseurs des bois. La nuit, ils fortifiaient leur campement avec des barricades de branches, bien que les petites bandes d’Indiens qu’ils aient rencontrées fussent assez paisibles. Nous devrions laisser à Parkman le soin de dépeindre ces moments dans les sublimes paysages de la prairie. Là, près de la rive herbeuse d’un ruisseau, ou à la lisière d’une futaie où une source pétillait doucement dans le sable, ils gisaient, endormis, près des braises de leur feu, tandis que l’homme de garde écoutait la respiration profonde des chevaux assoupis et le hurlement des loups qui saluaient la lune montante alors qu’elle inondait l’immensité déserte de la prairie de son pâle rayonnement mystique.

En régle générale, La Salle suivait les pistes des bisons, qui contournaient les principaux obstacles naturels. Malheureusement, il avait chargé ses chevaux – achetés en traitant avec les Indiens au cours de ses pérégrinations – de quantité de biens, y compris des vêtements, des toiles et des peaux de bison. Les hommes devaient souvent élargir les pistes des bisons à la hachette pour pouvoir faire passer les chevaux et, lorsqu’ils passaient des rivières à gué, ils devaient porter eux-mêmes le chargement des chevaux sur leur dos pour la sécurité des animaux. Le ressentiment envers La Salle croissait sans cesse. Néanmoins, ils avançaient constamment. La première rivière qu’ils traversèrent était la Lavaca, à l’est de la Garcitas, que La Salle baptisa sarcastiquement la rivière Princesse pour les mots tendres que Barbier avait prononcés sur ses rives pour l’élue de son cœur au cours d’une chasse au bison. Cela lui valut quelques rires de la part des hommes. Puis ils se dirigèrent vers le nord, en suivant la rive ouest de la rivière Navidad, et arrivèrent en vue d’un village indien, pas très loin du site actuel d’Hallettsville, le 17 janvier. Il n’y eut pas de problème. La Salle et ses hommes continuèrent leur route fastidieuse, passant d’innombrables rus et ruisseaux à gué, essayant de se garder au chaud et au sec dans le vent et la pluie, ne parvenant pas à faire de feu à cause du bois vert et humide. « Cependant, le pays était très beau » écrivait Joutel. Il n’a jamais manqué de relever la présence de beaux paysages au cours de leurs misères. Pour se nourrir, ils chassaient le bison, le dindon, le cerf, le canard et autres gibiers à plumes, y compris « des colombes ». Joutel mentionne fréquemment, à ce propos, les activités de l’ami shawnee de La Salle, Nika. Joutel ne le dit pas franchement, mais le lecteur a clairement l’impression que sans les aptitudes à la chasse de Nika, toute l’équipe aurait eu de sérieux

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problèmes. Joutel décrit l’un des animaux qu’ils tuèrent comme ayant eu « l’apparence et la couleur d’un rat, à l’exception du museau plus allongé. Sur l’un des côtés de son abdomen se trouve une sorte de poche dans laquelle il porte ses petits… Ils sont très bons lorsqu’ils sont gras et ont le goût du cochon de lait2 ». Cet étrange animal était, bien sûr, un opossum. Tout au long de leur marche, ils rencontrèrent des Indiens. À chaque fois, La Salle se donnait beaucoup de mal pour les convaincre que lui et ses hommes avaient des intentions pacifiques. « En vérité », explique Joutel, « nous étions si peu nombreux que nous n’avions aucun espoir de traverser leur territoire de force ». Au lieu de cela, La Salle et ses hommes laissaient de petits cadeaux à chaque groupe qu’ils rencontraient, surtout des perles de verre. (En retour, les Français reçurent un jour une « peau de cerf finement apprêtée qui était blanche comme neige » dont ils firent des mocassins pour remplacer les chaussures en peau de bison qui leur avaient écorché les pieds jusqu’au sang). Ils tentèrent aussi d’acquérir auprès des Indiens quelques connaissances sur le voisinage et sur la possible présence d’Espagnols, mais il était difficile d’entrer dans les détails quand on ne communiquait que par le langage des signes. Néanmoins, ces rencontres se déroulaient avec une certaine affabilité. La nuit, dans leur petit campement, les Français continuaient à monter soigneusement la garde.

* Sur les rives du Colorado, là où une ancienne piste de bisons, devenue plus tard la route de La Bahia, traversait la rivière au niveau de la ville actuelle de La Grange, le groupe de La Salle dut attendre pendant une semaine que le niveau des eaux baisse. J’y fis moi aussi une petite pause. En roulant sur la place du tribunal de La Grange – siège du comté de La Fayette – je vis quelque chose de stupéfiant. Il y avait un bar à vin. À ce moment, j’avais déjà vu un certain nombre de « places du tribunal » dans cette partie du Texas, et elles se ressemblaient toutes plus ou moins. Une magnifique et ancienne cathédrale des plaines se tenait fièrement au milieu de quelques petites entreprises marginales, et on ne voyait jamais personne aux alentours. « Vous connaissez la place du tribunal ? » m’avait demandé un tenancier 2. Toutes les citations du XVIIe siècle sont transcrites en français moderne.

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de bar grisonnant, quelques soirées auparavant, à Hallettsville. « Dans les années cinquante, on ne pouvait pas marcher sur le trottoir tellement il y avait foule. On devait marcher dans la rue, pratiquement. Il y avait vingt-deux débits de boisson ici. Aujourd’hui, tout ce qu’il y a d’ouvert, c’est le cinéma ». Hallettsville, comme beaucoup d’autres villes de la région, avait dépéri pendant des années, et n’entretenait plus que le vague espoir de devenir une destination touristique. (Et même cet espoir s’envolerait si les édiles d’une ville étaient assez bêtes pour raser son vieux tribunal et le remplacer par un immeuble moderne). Dans ces villes, les jeunes continuaient à s’en aller et les rares commerces restant gravitaient tous autour du Wal-Mart, au bord de l’autoroute. Mais ici, il y avait un bar à vin qui illuminait cette place du tribunal particulièrement décatie. Dans un immeuble restauré, qui avait été construit en 1914, les propriétaires du Main Street Bistro avaient enlevé le linoléum à damiers noir et blanc et installé des tables aux nappes à motifs de damiers noir et blanc, et engagé des serveurs et serveuses en chemises blanches et pantalons noirs. Ils proposaient une longue liste de vins et de plats tels que des oignons verts au gorgonzola et purée. Cela me faisait l’effet d’un mirage, après des journées entières passées à rouler à travers le Texas et à manger dans des Dairy Queen, parce qu’ils servaient de la nourriture moins grasse que le restaurant de la ville qui proposait des quesadillas de poulet et du poisson-chat frit. C’était comme être perdu dans l’Arctique et tomber soudain sur un spa avec une masseuse et un sauna et une bonne provision de cognac. Le tenancier du bar ne s’étonna pas de ma surprise de découvrir l’existence du Main Street Bistro. « C’est assez difficile de trouver de la bière fraîche dans cette ville », me dit-il. C’était un homme à l’air encore jeune, blond, beau garçon, bien bâti, qui n’aurait pas semblé déplacé à Malibu. En fait, il avait passé plusieurs années dans les Caraïbes, en tant que guide de pêche et de plongée avec tuba. Pourquoi avaitil abandonné ce métier pour tenir un bar à La Grange, je n’en avais aucune idée. « Je croyais que je voulais retrouver le vrai monde », m’expliqua-t-il sur un ton d’ironie amère. « Faire les choses que font les adultes ». Sa vie d’avant lui manquait, le monde des adultes n’étant pas tout à fait ce qu’on lui avait dit qu’il était. À présent, il avait un fils de quinze ans, au lycée, mais lorsque son fils serait assez âgé, il pourrait tout aussi bien mettre le cap, lui aussi, sur les Caraïbes. Le lendemain, je roulai vers le nord et l’est en direction de la ville de Navasota, en suivant en gros la progression de La Salle et de ses hommes après qu’ils aient réussi à traverser le Colorado au moyen

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d’une embarcation qu’ils avaient confectionnée avec des poteaux de bois et des peaux de bison. (Les peaux étaient cousues ensemble et les coutures calfatées avec du suif). Le détachement de La Salle se fraya un chemin à travers une grande forêt – dont une partie porte aujourd’hui le nom de Post Oak Belt – en s’aidant d’une piste de bison. Ils débouchèrent « dans une fort jolie prairie », où ils découvrirent de nombreuses traces d’Indiens et virent des volutes de fumée pas très loin. Cette nuit-là, dans leur campement, ils s’endormirent au son des hurlements des chiens du village indien. Le lendemain matin, La Salle, son frère et sept autres hommes partirent à la rencontre des habitants, tandis que Joutel se vit confier le commandement de ceux qui restaient. C’est donc au frère de La Salle que nous devons l’information que les habitants de ce village, au moment où les Européens arrivaient, avaient capturé un alligator de près de trois mètres cinquante. « Les Indiens, qui souhaitaient s’amuser avec, lui avaient arraché les yeux et l’avaient conduit dans une prairie », raconte Jean Cavelier. « Après l’avoir tourmenté de diverses manières pendant quatre heures, il le retournèrent, le ventre en l’air, et le clouèrent de la tête à la queue au moyen de huit pieux fichés en terre de manière à ce que l’animal ne puisse plus bouger en aucune direction. Dans cette condition, ils l’écorchèrent, puis lui rendirent sa liberté de courir, pour avoir le plaisir de le tourmenter encore. Ce sport dura toute la journée et se termina par la mort de cette effrayante bête, qu’ils tuèrent et donnèrent à leurs chiens ». Bien sûr, un captif humain aurait fait un bien meilleur sport, mais la torture de cette autre créature, une créature qu’ils redoutaient et haïssaient, procurait également de l’amusement. C’était comme ça, dans les prairies et dans les forêts de l’Amérique du Nord. Ceux qui font l’apologie des Indiens peuvent rétorquer, bien sûr, que la cruauté n’était pas étrangère aux Européens. La torture judiciaire, en particulier, était très commune à l’époque. Les Européens ne se considéraient pas comme mauvais parce qu’ils utilisaient le chevalet pour briser les os et arracher les nerfs de ceux qui étaient soupçonnés d’avoir commis un crime. Ce qu’ils faisaient était logique. Lorsque le corps d’un homme subit une douleur extrême, son esprit est privé de la flexibilité nécessaire au mensonge. La torture de leurs captifs par les nations indiennes suivait également une certaine logique, comme nous le verrons. Mais autant les Européens que les Indiens, toute logique mise à part, tiraient un certain plaisir du spectacle d’effroyables morts publiques. « La pitié n’est pas un sentiment naturel à l’homme »,

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proclamait Samuel Johnson. « Les enfants sont toujours cruels. Les Sauvages sont toujours cruels ». Johnson pensait que les êtres humains civilisés ne perdaient leur goût pour la cruauté que graduellement, en « cultivant la raison ». Mais un siècle plus tard, Nietzsche rappelait aux Européens qu’il n’y avait pas si longtemps « que les mariages princiers et les festivités publiques les plus splendides ne pouvaient se concevoir sans exécutions, tortures, voire un autodafé, tandis qu’aucune maison noble n’était dépourvue de ces créatures auxquelles on pouvait impunément infliger sa malignité et ses plaisanteries cruelles ». Pour Nietzsche, l’infliction de la douleur était la condition préalable à cet art de cultiver la raison que prisait tant Johnson. Les êtres humains devaient être torturés jusqu’à former « une conscience », un sentiment d’obligation morale – contre lequel se rebellaient leurs plus profonds instincts. Un philosophe aurait presque pu éprouver une sinistre satisfaction à ce spectacle – la pitié était une émotion dans laquelle se complaisaient les chrétiens et autres animaux malades. « Voir les autres souffrir produit une chose, l’envie de faire souffrir les autres encore davantage », écrivait Nietzsche dans un esprit de franche confession au nom de l’espèce humaine. « Sans cruauté, il n’y a pas de fête ». Peu de gens aujourd’hui pourraient exprimer de tels sentiments. Nous sommes des âmes sensibles à présent. Le fait que le christianisme, au cours des siècles où il était prédominant en Occident, ait dans une certaine mesure échoué à brider la violence et la brutalité des Européens joue aujourd’hui fortement en sa défaveur, mais au moins le christianisme a permis de remettre en question les cruautés ordinaires de l’existence humaine. « Nous ne réalisons pas à quel point notre attitude moderne envers les victimes est unique, sur un plan anthropologique », écrivait l’anthropologue français René Girard. « Rien d’approchant, même de loin, n’a jamais existé dans aucune autre culture ». Girard, qui pensait que cette attitude moderne « ne remonte qu’au christianisme », considérait la société humaine normale sous un jour très similaire à celui de Nietzsche, comme une arène d’expansion de l’individu si effrénée qu’il était nécessaire de lui appliquer des moyens de contrôle drastiques. Selon la conception de Girard, ces moyens furent traditionnellement la recherche du bouc émissaire et la mise à mort d’une victime quelconque, forme de soulagement cathartique adoptée par un groupe lorsque les tensions et les frustrations étaient trop fortes. « Mieux vaut la mort d’un homme que la disparition de toute une nation », telle était la formulation classique de cette dynamique, articulée par le grand prêtre Caïphe des Évangiles selon

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saint Jean. Seul le christianisme, nous dit Girard, s’est élevé contre ce « mécanisme fondateur de la société humaine ». Son dieu était un bouc émissaire innocent dont la torture et la mort n’étaient pas qu’une mémoire mythique, mais un évènement historique qui a pour toujours condamné une telle violence. Naturellement, les prêtres du christianisme qui arrivèrent dans le Nouveau Monde en essayant de vivre selon les Évangiles trouvèrent très difficile de faire passer le message, étant donné surtout le comportement des Français, leurs compatriotes. Le groupe de La Salle, au cours de sa dernière excursion à travers le Texas, en constitue un exemple significatif. La Salle dit aux Indiens de ce village qu’il était envoyé par « le plus grand capitaine du monde » et qu’il combattrait à leurs côtés contre leurs ennemis. Il n’est pas certain que ses hôtes aient exactement compris ce qu’il voulait dire. Il semble qu’ils en aient saisi l’essentiel, cependant. C’était le genre de message qu’ils étaient disposés à entendre. Ils furent donc un peu réticents à voir La Salle s’en aller ; ils avaient vu ses hommes chasser avec des armes à feu et avaient pu se faire une idée de leur valeur militaire. Cependant, La Salle infléchissait sa course vers le Mississippi et, pendant les jours suivants, il força l’allure en direction du nord-est, à travers des terrains vallonnés puis un vaste marécage, où ses hommes furent trempés jusqu’aux os et où ils durent faire marche arrière à un moment. Le 14 mars, ils traversèrent la rivière Brazos près de la ville actuelle de Navasota. Le lendemain, La Salle fit halte et envoya quelques-uns des hommes à la recherche d’une cache de maïs et de fèves qu’il avait disposée lors de son expédition de l’année précédente dans cette région. Les hommes trouvèrent la cache mais, ce qui n’était guère étonnant, la nourriture était avariée. Sur le chemin du retour pour retrouver La Salle, le chasseur shawnee, Nika – le plus utile des membres de cette expédition depuis le jour où La Salle avait mis le pied au Texas – tua deux bisons. Un autre membre de l’équipe fut dépêché pour demander à La Salle plus de chevaux pour transporter la viande. Le matin du 17, La Salle leur envoya l’un de ses neveux, Moranget, et trois autres hommes. Ce fut une décision fatale. Moranget était un jeune homme insupportablement arrogant et lorsqu’il trouva l’autre équipe, il les prit de haut et les accusa de s’être réservés les meilleurs morceaux de la viande, puis leur confisqua le tout. Ce fut la goutte d’eau pour au moins deux des hommes, un commerçant nommé Duhaut, qui avait perdu dans l’expédition un frère cadet et une bonne partie de son capital sous forme de biens de traite, et un chirurgien

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nommé Liotot, qui avait contribué à sauver la vie de Moranget peu de temps après leur arrivée et n’en avait depuis été récompensé que par des récriminations et des insultes. Avec deux ou trois autres hommes, y compris un coupe-jarret, Hiems, ramassé en Haïti, ils résolurent de tuer Moranget, Nika et l’un des serviteurs les plus loyaux de La Salle, un nommé Saget. Au plus sombre de la nuit, le chirurgien leva sa hache au-dessus de leurs trois corps endormis. La Salle passa le jour suivant à se demander où avaient bien pu passer ses hommes. Ce soir-là, selon Joutel, il eut une prémonition de l’imminence de sa mort. « Il me demanda si j’avais entendu les hommes faire quelque machination, ou si j’avais remarqué un complot de leur part », écrivit Joutel. « Je lui répondis que je n’avais rien entendu excepté en quelques occasions, lorsqu’ils se plaignaient, raisonneurs comme ils étaient souvent, mais que je ne savais rien d’autre ». Le matin suivant, La Salle, en compagnie du prêtre Anastase Douay, partit à la recherche des hommes. Après coup, Douay se rappela que « en cours de route, La Salle me parla de la piété, de la grâce et de la prédestination, mentionnant tout ce qu’il devait à Dieu pour l’avoir sauvé de tant de dangers au cours de ses années en Amérique. Il me sembla extrêmement frappé du sentiment des faveurs divines. Soudain, je le vis sombrer dans une profonde mélancolie. Il était si troublé que je ne le reconnaissais plus ». Certains de ces témoignages peuvent être véridiques. Il est possible que ses jeunes années passées chez les jésuites soient revenues à la mémoire de La Salle le dernier jour de sa vie, juste avant qu’il ne tombe dans l’embuscade tendue par Duhaut et les autres meurtriers, tapis dans l’herbe. Ils le tuèrent d’un coup de feu à la tête, le dépouillèrent de ses vêtements, profanèrent son cadavre et l’abandonnèrent en pâture aux animaux.

* À Navasota, je dînai dans un tout petit restaurant qui venait d’ouvrir dans la rue principale. Les propriétaires, Joe Bihms et sa femme, Terrie, avaient distribué des prospectus publicitaires : Chez JOE. Si vous aimez la nourriture délicieuse, un service amical et une atmosphère propre ! ! Venez manger chez Joe. Chez Joe, on pouvait faire son choix parmi les produits culinaires suivants : barbecue, hamburgers, et spécialités jamaïcaines, cajuns et afro-américaines du sud. J’étais ravi. Je dois avouer que les restaurants étaient devenus une obsession pour moi depuis que j’étais arrivé dans cette partie des États-Unis. Parvenir

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à bien manger pour pas trop cher dans une petite ville du sud du Texas était aussi difficile que de trouver un endroit sec et confortable où camper pour La Salle et ses hommes. Mais la publicité de ce prospectus n’était pas mensongère. Je me demandai si cet établissement pourrait survivre, étant donné les aléas de l’industrie de la restauration. Ce soir-là, il n’y avait qu’une poignée de gens répartis entre les seize tables environ que contenait la salle propre et bien éclairée où, sur l’un des murs, on pouvait voir une fresque représentant un orchestre de jazz. La peinture manquait de fini, mais les lignes et les couleurs marchaient bien. Elles suggéraient une énergie frénétique. Joe Bihms, qui avait quarantedeux ans, l’avait tracée au crayon une nuit, puis l’avait terminée avec de la peinture en bombe et des pots d’émail Sherwin-Williams. « Tout ce que je pouvais trouver en solde chez Home Depot », me dit-il. C’était un homme-orchestre. « Je fais la décoration, la peinture, l’électricité, la plomberie. Tout ce qui a été fabriqué, je peux le réparer ». Il détala pour faire je ne sais quoi. Sa femme, qui paraissait plus désireuse de s’asseoir et de se détendre, était d’un abord plus facile. « Je l’ai dans le cœur », disait-elle du restaurant. « Tout le reste, ce ne sont que des choses à faire. Notre famille a toujours travaillé dur. Travailler fort, ça ne me dérange pas – et tenir un restaurant, c’est le travail le plus dur qui existe ». Elle regarda son mari qui se tenait entre les tables de cuisson à vapeur avec les légumes verts et les jarrets et côtelettes de porc. « D’ailleurs c’est tout ce qu’il fait, en fait. Travailler ». Plus tard, Joe vint s’asseoir à ma table pendant quelques minutes. Lorsque je lui demandai d’où il venait, il me répondit qu’il était originaire de Louisiane, puis il me raconta un peu de son histoire familiale et raciale. « Ma grand-mère était noire, mais elle était si claire qu’elle avait les cheveux roux », me dit-il. « Que Dieu ait pitié de nous ! Mon grand-père était de la couleur de votre pantalon, ma grand-mère de la couleur de votre chemise ». Je portais des jeans noirs et une chemise blanche. « J’ai du sang mexicain, juif, français, tu parles. Les gens ne comprennent pas ce que je suis. Ils ne savent pas si je suis noir, blanc, à pois ou rouge. À la base, je suis un Nègre ». Il y avait des décennies que je n’avais entendu prononcer le mot « Nègre » sans ironie. Terrie, que l’on aurait pu autrefois décrire, comme son mari, comme une « Négresse à peau claire », mentionna qu’un Blanc était venu dans leur restaurant après avoir assisté au Festival de blues de Navasota quelques jours auparavant. « Il parlait des gens de couleur », me dit-elle. « Il disait, les gens de couleur jouent mieux le blues que les

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Blancs. J’ai déjà entendu Nègre, j’ai entendu Black, j’ai entendu Afroaméricain, mais je n’avais pas entendu de couleur depuis longtemps. Mais il n’avait pas de mauvaises intentions. Il disait qu’il avait été élevé dans un quartier noir à Houston et qu’il avait grandi au milieu du blues, et que les Blancs étaient incapables de jouer le blues ». Le lendemain matin, j’allai voir une statue grandeur nature de La Salle dans la rue principale de Navasota. On peut trouver une documentation sur cette statue dans une publication de la Bibliothèque publique de Navasota intitulée A History of the La Salle Monument at Navasota, Texas, et rédigée par Loyal V. Norman. Je laisse le docteur Norman la décrire : « Cette statue de bronze dédiée à la mémoire de La Salle représente le gentilhomme et explorateur français tenant dans une main, en un geste amical, une carte du Nouveau Monde en partie déroulée, son autre main s’étendant vers les natifs du pays qu’il revendiquait au nom du roi de France. On disait que la main étendue était un geste d’amitié coutumier que reconnaissaient les premiers habitants de cette région ». L’inscription rédigée au-dessous de la statue de 1930 appelait La Salle « un homme d’État de la frontière, un bâtisseur d’empire, un homme dont la noblesse tenait autant à son caractère qu’à sa naissance ». C’était là un autre La Salle, dont les Américains – et les Texans en particulier – pouvaient être fiers. « La Salle », écrit le docteur Norman, « a été classé, avec les héros de la bataille d’Alamo, comme l’un des martyrs de la genèse du Texas ». De tous les rôles qu’a joués La Salle, celui-ci est certainement le moins vraisemblable. Même avec cette statue et l’hommage qu’elle lui rend, la ville de Navasota n’en a pas fini avec le grand explorateur. À la sortie de la route principale, près du parking d’un restaurant chinois jaune moutarde, le Golden Palace, se trouve un buste de La Salle offert aux habitants de Navasota par un organisme dénommé « le Comité français pour le bicentenaire des États-Unis » et par l’Association France-Amérique. Il a été érigé en 1976 et représente un homme avec une abondante perruque, une fine moustache en pinceau et un sourire narquois. On dirait le juge dans le film « Le Pirate », celui qui condamne Errol Flynn à être pendu. Il ressemble à un homme qui n’avait pas la moindre idée des qualités des autres et qui a fait en sorte que des gens par ailleurs respectables et respectueux de la loi finissent par le donner en pâture aux loups.

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Trois La Grande Paix Un effroyable massacre. La presse d’imprimerie contre l’architecture gothique. Un autre effroyable massacre. Des quatre manières de s’affliger de la prospérité de son prochain. Le saint qui refusait de respirer le parfum des fleurs.

Au printemps de 1667, c’est un La Salle de vingt-trois ans, fraîchement

arrivé de Rouen, qui débarqua sur l’île de Montréal, qui était en ce temps « l’endroit le plus dangereux du Canada » selon Francis Parkman. La colonie était située au confluent du fleuve Saint-Laurent et de la rivière Ottawa – l’autoroute du nord, l’artère de la traite des fourrures – et près du lac Champlain et de la vallée de l’Hudson. Aussi longtemps que la propriété du continent resterait un motif de discorde, cet endroit constituerait un aimant pour les armées. Il y avait une trêve entre les Français et leurs grands ennemis les Iroquois, mais personne ne savait quand elle serait brisée. Au même moment, les sulpiciens, qui détenaient l’île entière à l’époque, donnèrent plusieurs milliers d’acres à La Salle. Son frère appartenait à cet ordre, et l’un de ses cousins était un commerçant respecté en ce lieu, mais les liens familiaux n’étaient pas ce que les sulpiciens avaient en tête lorsqu’ils eurent ce geste généreux. La propriété de La Salle – appelée « Lachine » ou « Chine » pour des raisons que j’exposerai plus loin – se trouvait sur la rive sud de l’île, juste au-dessus des chutes où les visiteurs devaient échouer leurs canoës. Si Montréal était l’endroit le plus dangereux du Canada, Lachine était l’endroit le plus dangereux de Montréal, un poste avancé destiné à amortir le premier choc d’un assaut des Iroquois. Les sulpiciens espéraient que La Salle y amènerait des colons, construirait des habitations fortifiées, convertirait le voisinage en une première ligne de défense pour toute l’île. 63

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La Salle remplit sa part du marché et parvint à y installer les colons espérés. Ce ne fut qu’en 1689, quelques années après la mort de La Salle, lorsque la guerre eût repris entre Français et Iroquois, que ces derniers détruisirent ce vieil établissement. Ce fut, nous assure Parkman, « le plus effroyable massacre de l’histoire du Canada ». Deux cents colons, écrit Parkman, « furent assez fortunés pour être tués sur place » pendant le raid, qui eut lieu à l’aube. Cent vingt autres furent faits prisonniers. Les Iroquois, qui étaient au nombre de quinze cents environ et affrontaient le gros des forces de la Nouvelle-France, décidèrent de donner aux Montréalais survivants une leçon qu’ils n’oublieraient pas. Ils traînèrent quelques prisonniers à leur campement de l’autre côté de la rivière, en face de Lachine, et, en vue des Français se trouvant sur l’île de Montréal, donnèrent un spectacle. « Au cours de cette nuit abominable », écrit Parkman, « des groupes muets de stupéfaction regardaient, depuis la grève de Lachine, des lumières brasillant le long du rivage lointain de Chateauguay, où leurs amis, leurs épouses, leurs parents ou leurs enfants souffraient dans les feux des Iroquois et là se déroulèrent des scènes d’une horreur indescriptible et sans nom ». On dit que des Françaises impuissantes furent obligées de tourner la broche où rôtissaient vivants leurs propres enfants. Les historiens modernes, en particulier ceux dont les sympathies vont aux Iroquois, tendent à décrire différemment cet évènement. « Tard dans l’après-midi, les guerriers se retirèrent sur la rive sud du lac Saint-Louis où les survivants des garnisons des forts pouvaient voir des feux, dans le lointain, dans lesquels les Iroquois, célébrant leur première victoire dans une guerre qui durerait toute une décennie, brûlèrent quelques prisonniers », écrit William Fenton dans son dernier ouvrage, The Great Law and the Longhouse. C’est tout. Brûlèrent quelques prisonniers. Pas d’horreurs sans nom, par de cruautés sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les historiens canadiens-français, à la manière de Parkman, ont après coup accentué l’évènement parce qu’il soulignait, de la façon la plus sinistre qui soit, ce qui de leur point de vue est le drame national des Québécois, l’histoire dramatique d’un peuple se trouvant toujours assiégé, constamment menacé d’extinction. (La pérennité de cette histoire dramatique dans l’imaginaire collectif du Québec contribue à expliquer ce que les Américains et les autres Canadiens trouvent incompréhensible, le mouvement souverainiste du Québec des temps modernes). Les historiens des Iroquois signalent que les pertes humaines étaient bien plus faibles que les deux cents de Parkman, et n’excédaient

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certainement pas ce que les Iroquois – candidats à l’extinction bien plus vraisemblables – ont souffert à plusieurs reprises aux mains des Français. Les chiffres les plus couramment admis sont de vingt-quatre colons tués au cours du premier assaut et entre soixante-dix et quatrevingt-dix autres enlevés, parmi lesquels certains purent revenir. Pour ce qui est des femmes forcées de rôtir leurs propres enfants à la broche – cette histoire pourrait être comparable à celles des contes atroces de la Première Guerre mondiale, dans lesquels on accusait les Boches d’embrocher les nourrissons belges sur leurs baïonnettes. Ou bien il se pourrait qu’il y ait quelque vérité là-dedans. À l’occasion, les Iroquois torturaient les femmes et les enfants. Parmi les nombreuses raisons expliquant l’habitude de la torture rituelle chez les Iroquois, il y a une raison tactique. Les Iroquois, à l’instar des autres nations indiennes, ne pouvaient pas se permettre de perdre un grand nombre de guerriers dans des batailles rangées. Afin d’effrayer leurs ennemis tout en perdant le moins possible de vies, ils pourraient bien avoir délibérément essayé de terroriser leurs adversaires dans des démonstrations du type de celle qui s’est déroulée, dit-on, après le raid sur Lachine. La terreur est un puits sans fond. Bien sûr, cela n’a pas marché. Les Français, avec leurs propres alliés indiens, lancèrent des raids de représailles, brûlant Schenectady jusqu’au sol en 1690. Cette horrible guerre se poursuivit jusqu’en 1701, année où les Français et les Iroquois signèrent enfin un traité de paix. Trois cents ans plus tard, le premier week-end d’août 2001, la Ville de Montréal et la Province de Québec produisirent une reconstitution historique de ce traité, que les organisateurs baptisèrent « La Grande Paix ». À cette occasion, les rues étaient pleines de touristes. En me mélangeant à la foule, je fus frappé par deux sortes d’hommes très différents qui marchaient aux alentours, torse nu. Ceux qui avaient quelques bourrelets étaient des autochtones jouant le rôle de chefs indiens. Ceux qui avaient des pectoraux sculptés se trouvaient en ville pour la semaine de la Fierté gaie. À ce propos, Montréal tire une grande fierté de ce dernier évènement, avec son « Lesbomonde » et « La nuit des drags » et des groupes comme Les jardiniers (« au son rock and roll dansant, cul funky, tête techno et pratiquant l’autodérision… »). Il y a une semaine de la Fierté gaie tous les ans, mais il faudra attendre un certain temps pour le prochain centenaire de la Grande Paix. Un évènement historique dans lequel s’est produit quelque chose d’assez positif entre Blancs et Indiens appelle la commémoration – et

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c’est pourquoi, ce samedi, ils étaient là, s’ajoutant aux gentlemen à demi-nus arborant d’effrayantes peintures faciales et des plumes dans les cheveux, ces hommes déambulant avec des tricornes et de longues perruques, en soutane ou dans l’uniforme blanc et gris des armées de Louis XIV. Le projet était que, à treize heures, une flottille de canoës remplis de figurants amérindiens arriverait majestueusement dans le port de Montréal où elle serait accueillie par des acteurs jouant les rôles du gouverneur français et d’autres notables de l’époque. Au moment où les visiteurs débarqueraient de leurs canoës, on entendrait la musique militaires et « les chants amérindiens ». La musique militaire était jouée par la « Musique impériale des cuivres et tambours de France », orchestre de musiciens amateurs parisiens qui aimaient revêtir ces uniformes gris et blanc et jouer de la musique militaire de l’époque du Roi Soleil. Les chants amérindiens devaient être assurés par un groupe de la réserve locale de Kahnawake nommé « Silver Bear et les danseurs Thunder Hawk ». Comme cela se produit souvent dans ce genre d’évènements, les choses tardèrent à se mettre en place. Il était déjà plus de treize heures. Il faisait une chaleur d’étuve. La séduisante présentatrice sinocanadienne d’une émission appelée Timeline, diffusée par une chaîne de télévision chinoise de Toronto, commençait à piaffer. Elle était censée, avec son équipe, sortir en bateau dans le port pour pouvoir faire de bonnes images de l’arrivée des canoës. Il y avait bien un bateau près du lieu d’arrivée, mais il ne semblait pas prêt à aller où que ce soit. « À Toronto, oui c’est oui et non c’est non », déclara-t-elle. Avec ses lunettes de soleil et sa mise impeccable, elle possédait le sang-froid indestructible de sa fonction. Si une bombe terroriste avait explosé, elle aurait agi avec un froid professionnalisme ; d’un autre côté, elle trouvait cette insouciance très gauloise pour les détails franchement pénible. « J’aime la discipline. Sans elle on ne contrôle plus rien ». De son côté, Siver Bear était très calme. Son tambour d’une main et une baguette dans l’autre, il tortillait des hanches en chantant « You ain’t nothing but a hound dog ». Puis il alla voir le chef d’orchestre des Tambours de France et lui dit : « Vous pouvez jouer Elvis ? » Le chef d’orchestre, un homme à lunettes entre deux âges, qui ressemblait à un universitaire, lui sourit et le regarda comme s’il n’avait pas compris la question. « Bonjour », dit Silver Bear. « Buenos dias. Good day. Bon après-midi ». Décidément mordu par l’idée d’Elvis, il se tourna vers la foule et dit, sur ce ton décontracté et languissamment ironique de feu Presley, « Viva Las Vegas ».

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Enfin, les canoës firent leur apparition, glissant dans le port devant les silos à l’abandon des minoteries Five Roses, la plus spectaculaire des ruines historiques de la ville. (Toutes les villes des Grands Lacs possèdent de ces silos désertés et de ces élévateurs à grain sur leurs rives. Elles ne savent qu’en faire. D’année en année, leurs carcasses de béton sont plus tachées et craquelées, tandis que les urbanistes rêvent de les remplir de boutiques et de lofts d’artistes). Les figurants tambourinèrent sur les côtés de leurs canoës avec leurs pagaies pour débarquer à grand fracas au lieu prévu. Un escadron d’étudiants habillés en soldats français tira une salve de mousquets en l’air. Les Tambours de France jouèrent un air majestueux, avec cors et flûtes. Silver Bear et les danseurs Thunder Hawk firent une démonstration de chants amérindiens. Toute la compagnie se dirigea ensuite vers une place de la vieille ville de Montréal, fuma le calumet de la paix et signa le traité. En 1701, trois bœufs avaient ensuite été bouillis pour le dîner, mais on n’eut pas cette chance cette fois-ci. Par la suite, je discutai avec Wahiakeron George Gilbert, un indien mohawk jouant le rôle du chef iroquois qui avait signé le traité au nom de sa confédération. (En fait, ce dignitaire était un Onondaga – petit détail). Le costume de Gilbert consistait uniquement en une paire de mocassins, un pagne rouge et une coiffure de plumes d’oie canadienne. Ce ne serait pas un habillement très flatteur pour la plupart des hommes entre deux âges, mais Gilbert le portait allègrement, même s’il était assez visible qu’il n’était plus aussi bien mis après avoir dansé toute la nuit au son « électrochic » des Jardiniers. « Je suis très fier d’être encore capable de parler couramment le mohawk et d’avoir eu la chance de participer à tout cela, parce que c’est un grand honneur », me dit-il, tandis que des touristes japonais l’entouraient pour pouvoir être pris en photo avec lui. Gilbert, qui avait vécu vingt-cinq ans dans le quartier de « Little Kahnawake » à Brooklyn, s’avéra être l’un de ces légendaires ouvriers mohawks qui posaient des poutrelles métalliques dans les gratte-ciel de New York. « Les gens critiquaient les ouvriers du bâtiment, disant qu’ils avaient oublié la langue mohawk », commentat-il, « mais lorsque je suis revenu chez moi à Kahnawake, nous étions les seuls à parler encore le mohawk, parce que, à Brooklyn, nous étions une communauté et nous avions toujours parlé mohawk entre nous. C’étaient les gens de chez nous, à la maison, qui regardaient la télévision en anglais, qui ne parlaient plus le mohawk ».

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Le lendemain, j’assistai à la messe de midi et demi à la basilique Notre-Dame, un remarquable édifice. Son architecte, James O’Donnell, avait reçu deux directives lorsqu’il fut engagé pour la construire, en 1823. La première était que l’église devait pouvoir contenir entre huit mille et neuf mille personnes. La seconde, édictée en termes aussi laconiques, était qu’elle devait exprimer la secrète magnificence de l’âme catholique du Canada français. O’Donnell, protestant irlandais qui avait immigré à New York, se mit ardemment au travail. Il décida de faire de Notre-Dame le premier édifice gothique du Canada – geste plus audacieux qu’il n’y paraît, rétrospectivement. Le néogothique du XIXe siècle, produit du romantisme européen et de son renouveau d’intérêt pour le Moyen Âge, était en partie un mouvement de protestation contre la marée montante de la civilisation industrielle et commerciale – civilisation que personne n’incarnait mieux que « les Anglais », qui non seulement avaient battu le général Montcalm à l’extérieur des murs de la ville de Québec en 1759, mais qui, dans les années 1820, immigraient en grand nombre à Montréal et prenaient le contrôle de la vie économique de la ville. L’église fut terminée en 1829. Pendant cinquante ans, elle demeura la plus grande église du Canada et des États-Unis, jusqu’à l’érection de la cathédrale Saint-Patrick par les Irlandais catholiques de New York. Pendant près d’un siècle, elle fut la principale destination touristique du Canada, après les chutes du Niagara. O’Donnell, par malheur, ne vécut pas assez longtemps pour savourer son triomphe – on dit qu’il s’était tué à la tâche en construisant son chef-d’œuvre. Il souffrait d’œdème, et sa santé déclina rapidement après qu’il ait terminé l’église. Les prêtres du lieu s’étaient efforcés de le convertir au catholicisme avant sa mort. O’Donnell leur avait respectueusement opposé une fin de non-recevoir, jusqu’à ce que les prêtres lui assènent l’argument massue qu’il pourrait être enterré dans l’église s’il acceptait la foi. Deux mois avant sa mort, O’Donnell assura à la foule montréalaise que « ce n’était pas à cause de la sollicitation d’amis ou d’autres personnes, ni pour aucun motif matériel de ce monde, mais parce que la conviction de son propre cœur l’avait amené à abjurer l’hérésie et à professer ouvertement la foi catholique romaine ». Tenant parole, les prêtres lui accordèrent de grandes funérailles à Notre-Dame et l’y enterrèrent dans une crypte. L’année de la mort d’O’Donnell, Victor Hugo publiait un roman dont le sujet était une autre grande église catholique de style gothique appelée Notre-Dame. Dans ce roman, Hugo remarquait que la presse

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d’imprimerie – inventée au XVe siècle, époque à laquelle son héros infortuné, Quasimodo, se balançait comme un singe entre les gargouilles de Notre-Dame – fut l’instrument de la mort de l’architecture gothique. Ce concept valait ceux de Marshall McLuhan ; Hugo percevait que le médium, la presse de Gutenberg, était le message – c’est-à-dire une conception et une approche de la vie linéaire, uniforme et schématique. Cet esprit de l’imprimerie sonna le glas de la cathédrale gothique de la même manière qu’elle avait sonné le glas des Karankawas du Texas. Avant Gutenberg, la cathédrale gothique était le grand livre de notre culture. Ses peintures, ses vitraux, sa statuaire, la disposition de la nef et du choeur, jusqu’aux rinceaux de ses voûtes et de ses ouvertures, pouvaient se lire comme des parties d’un grand code ou comme des hiéroglyphes. L’imprimerie, code rival, fit voir ces hiéroglyphes comme un étalage fruste et obscurantiste. Hugo pouvait prendre sa Notre-Dame sous son aile protectrice parce qu’il était le produit d’une tradition littéraire élevée et raffinée et l’héritier d’un siècle d’anticléricalisme virulent. Pour Hugo et ses contemporains, les cathédrales gothiques étaient pittoresques et sans danger. En Angleterre aussi, il se peut que le renouveau gothique ait été une protestation esthétique, mais en tant que mouvement religieux, ses griffes avaient été rognées et ses dents arrachées. La presse d’imprimerie avait connu un trop long triomphe dans les deux pays. Au Canada français, c’était différent. Bien qu’il ne fût pas médiéval, ce pays n’était pas moderne non plus – son catholicisme, comme nous le verrons, était plutôt issu du début du XVIIe siècle français, de la France de Descartes et de Pascal, où rationalisme et mysticisme coexistaient inconfortablement. La Salle et les autres explorateurs français des débuts étaient très instruits, mais les colons qui vinrent après eux l’étaient bien moins. Le Canada français n’avait tout bonnement pas, en 1829, au moment de l’érection de Notre-Dame, de culture de l’imprimerie. Cela ne signifie pas que le Canadien français moyen ne fût qu’un imbécile heureux, fendant du bois toute la journée et croyant tout ce que lui disait le prêtre de sa paroisse – stéréotype qui a eu cours longtemps en Nouvelle-Angleterre. Mais il est vrai que le Canada français n’avait pas une seule presse d’imprimerie lors de la conquête anglaise en 1760, comme si ses dirigeants avaient eu l’intuition de la complainte de Thomas Jefferson qui disait que « les imprimeurs ne peuvent jamais nous laisser reposer tranquilles et être unis dans l’opinion ». De son côté, la Nouvelle-Angleterre avait eu sa première presse d’imprimerie

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en 1639 et n’avait jamais fait machine arrière. Almanachs, livres de cantiques, catéchismes, livres de colportage, alphabets, feuilles satiriques, pamphlets, sermons, tracts politiques – tout ce qui allait de Wine for Gospel Wantons : Or, Cautions against Spiritual Drunkeness (1668) à Astronomic Descriptions of the late Comet or Blazing Star (1665) – inondaient la Nouvelle-Angleterre. C’était une culture fortement littéraire, la pépinière des Hawthorne et des Emerson. Il se produisit un évènement particulièrement triste au XIXe siècle, au cours duquel Notre-Dame de Montréal agit selon le scénario de Victor Hugo et tenta, littéralement, de contrecarrer l’instrument de sa perte. Un imprimeur nommé Joseph Guibord mourut en 1869 sans sacrements, en raison de son implication dans un mouvement modéré de libres penseurs. Le curé de Notre-Dame refusa de lui accorder des funérailles chrétiennes. Cela eut pour résultat une bataille juridique qui dura six ans et qui se termina par une injonction du tribunal décrétant que Guibord fût enterré dans le cimetière de Notre-Dame. Le corps de Guibert fut exhumé du cimetière protestant où il avait reposé, escorté par 1235 soldats jusqu’au lieu de son dernier repos au cimetière de Notre-Dame et enterré en terre consacrée. On déversa du ciment et des déchets de fer sur le cercueil pour le protéger des vandales. Le jour de l’enterrement, l’évêque déclara son intention de placer la tombe sous interdit, pour qu’elle reste séparée du sol consacré et dit, avec un dédain prononcé : « Ci-gît un rebelle enterré par la force des armes ». À ce moment, le style gothique de Notre-Dame avait une bien plus grande résonance, dans le cœur du Canada français, que le style gothique dans la France de Victor Hugo ou de l’Angleterre de John Ruskin. Il se peut qu’une partie de cette résonance n’ait rien à voir avec la religion. Le style gothique, au sens large, gît profondément dans la psyché du Canada – nation fondée par deux peuples ayant rejeté la Révolution américaine et la Révolution française, et qui ont par la suite incliné à une forme d’inhibition envers l’extérieur et à une morose rumination intérieure. Il suffit de comparer l’architecture néogothique d’Ottawa et l’architecture néo-romaine de Washington. Ce n’est pas un hasard si le Premier ministre canadien qui est resté le plus longtemps en fonction s’adonnait aux séances de spiritisme et aux boules de cristal, et ce n’est pas un hasard non plus si la littérature canadienne est bien plus encline aux visions d’amoureux des démons et d’immensités hantées que la littérature des États-Unis (à l’exception peut-être de la littérature sudiste, autre région de peuples vaincus).

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En tant que spécimen d’architecture gothique, Notre-Dame de Montréal est sans l’ombre d’un doute somptueuse. Même un lettré de la Nouvelle-Angleterre aussi austère que Henry David Thoreau en fut impressionné. « C’était une grotte immense au milieu de la ville », écrivit-il après l’avoir visitée en 1850, « et ces sanctuaires dans lesquels on entrait un moment, étaient-ils autre chose que de clinquantes, mais lumineuses stalactites, où l’atmosphère paisible et la pénombre vous disposaient à de graves et profitables pensées ? » Thoreau, comme à son habitude, touchait juste. Entrer dans la basilique par un après-midi ensoleillé, comme je le fis ce jour-là, fait le même effet qu’entrer dans une grotte ou une caverne prodigieuse. En face de vous, à l’extrémité de l’église derrière le grand autel, le mur du chœur, incurvé et haut de près de vingt-cinq mètres, scintille d’ombres et de lumières et de motifs bien plus compliqués que ceux d’un rêve de stalactites. Des statues de saints, plus grandes que nature, placées dans des niches à l’intérieur de ce mur, semblent planer dans les airs. Et partout sur ce mur, ce ne sont qu’entrelacs, flèches et pinacles et bandes décoratives, colossale accumulation d’ornements où l’œil se perd. Et pourtant, cette accumulation, comme l’a noté Ruskin dans son chapitre « The Nature of the Gothic » dans The Stones of Venice, est moins une assertion de grandeur que d’humilité. « Aucune architecture n’est plus altière que celle qui est simple ; celle qui refuse de frapper le regard, à l’exception de quelques lignes de force ; car elle implique, en nous offrant si peu à voir, que tout ce qu’elle nous offre est parfait », observait Ruskin. L’exact contraire spirituel de cette caverne ornementée seraient les deux grandes tours qui miroitaient au soleil et ont incité des hommes à tuer. Lorsque je m’assis auprès du petit groupe de fidèles de cette messe de 12 heures 30 – petit groupe allant tristement diminuant dans cette grande église – nous ressemblions au public d’une pièce qui aurait dû se terminer il y a bien longtemps. Je ne me sentais pas comme un hors-la-loi ou un proscrit, mais d’un autre côté, je me sentais comme si je m’apprêtais à faire quelque chose de bizarre qui exigeait d’être expliqué à la horde de touristes qui se massaient à l’arrière de l’église avec leurs caméras vidéo et leurs Nikon et Minolta, attendant que la messe se termine pour pouvoir descendre le long des ailes et commencer à prendre des photos. Quelle raison aurais-je pu donner aux touristes de ma présence en ce lieu ? En bref : j’étais venu adorer Dieu et manger le Christ. C’est ma croyance, et je veux bien croire qu’elle est étrange. (Mais, comme le disait G.K. Chesterton, si le

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christianisme est une religion étrange, c’est qu’elle est faite pour un monde étrange). Ce jour-là, je ne me sentais pas particulièrement lié à mes coreligionnaires. Je ne veux pas dire par là qu’il n’existait aucun lien entre les fidèles à l’église. Mais la tradition catholique veut que ce lien reste implicite. « Y eût-il eu cinquante personnes en ce lieu », disait Thoreau de Notre-Dame, « c’eût encore été l’endroit le plus solitaire que l’on puisse imaginer. Ils ne nous regardaient pas, ni ne se regardaient entre eux ». Thoreau évoqua aussi « une troupe de Canadiens, dans leurs habits tissés à la maison », qui entrèrent dans l’église et « s’agenouillèrent dans l’aile devant le grand autel pour faire leurs dévotions, assez maladroitement, comme du bétail s’apprêtant à se coucher ». Cela n’avait rien de méprisant. « C’est vrai, ces catholiques romains, les prêtres et les autres, m’impressionnent en tant que peuple qui est tombé bien au-delà de la signification de ses propres symboles », écrivaitil. « C’était comme si un bœuf avait vagué jusque dans une église et tentait de songer à lui-même. Néanmoins, ils sont capables de respect religieux ; mais nous, les Yankees, sommes un peuple dans lequel ce sentiment s’est presque éteint, et de ce point de vue, nous ne pouvons plus songer à nous-mêmes, même comme des bœufs ». C’est un très élégant tribut aux catholiques de Montréal, venant d’un homme dont les ancêtres étaient des huguenots français. « Pour ce qui est des églises protestantes, ici ou là, elles ne m’intéressaient pas, car les églises ne m’intéressent qu’en tant que grottes, et de ce point de vue, elles leur étaient inférieures ». Je me demande si certains de mes ancêtres faisaient partie de ces Canadiens en habits tissés à la maison qui s’installèrent maladroitement entre les bancs, comme du bétail s’apprêtant à se coucher. L’idée serait plaisante. Par moments, je me dis que le fait que j’aille à la messe est une forme de culte des ancêtres. J’aime l’idée de partager la même piété que, disons, mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grandpère, Alexis Marchand, et que sa femme, Jeanne, dans le Canada du XVIIe siècle. Qui plus est – puisque nous en sommes aux croyances étranges, je peux bien y ajouter celle-ci – je ne crois pas qu’Alexis et Jeanne soient morts. Je crois qu’ils vivent, bien qu’hors de ma vue. Si à présent ils contemplent la face de Dieu, j’espère qu’ils se souviennent de moi. Finalement, le prêtre se leva devant la congrégation et dit : « Passez une bonne semaine. Have a good weekend », et on lâcha les

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touristes. Huit cent mille d’entre eux, dit-on, visitent encore l’édifice chaque année. Elle reste l’église de prédilection pour les funérailles d’un éminent Québécois, comme l’ancien joueur des Canadiens de Montréal, Maurice Richard, ou l’ancien Premier ministre, Pierre Trudeau. Céline Dion y avait fait baptiser son bébé une semaine avant ma visite. Selon les coupures de presse, près d’un millier de fans se pressaient sur les trottoirs pour apercevoir la mère et l’enfant. « Je crois que nous avons tous retiré beaucoup de force personnelle de son histoire », déclara un étudiant de vingt-et-un ans nommé Pete à un journaliste. (Céline et son mari avaient combattu des problèmes d’infertilité). « Portant un tailleur gris tout simple et un grand collier de perles », écrivait le journaliste au sujet de Céline, « elle fit de légers signes de tête à la foule, les salua légèrement de la main, et lui dit bonjour et merci ». L’Église catholique n’est peut-être plus que l’ombre d’elle-même au Québec, mais certains rites restent importants. « Il n’y a que les chiens qu’on ne baptise pas ! » disait la paysanne indignée dans le roman de Zola, La terre, après qu’un prêtre dégoûté ait refusé de procéder au sacrement, disant à ses ouailles, « vos vaches ont plus de religion que vous ». Zola lui-même aurait eu une belle possibilité d’enquêter sur le terrain dans l’atmosphère de première hollywoodienne de ce singulier baptême. S’il y avait un sentiment religieux dans cette foule qui attendait l’arrivée de Céline, c’était celui qui s’élevait vers la demidéesse en tailleur gris tout simple. Pour l’Église, cependant, cela n’avait aucune importance. L’important se passait dans les fonts baptismaux, où l’âme d’un enfant, le jeune René-Charles, était ouverte à la grâce de Dieu et à la promesse de la vie éternelle. Au-dessus de cet enfant nu veillaient, non seulement les statues de bois du sanctuaire, mais aussi les héros du Canada français représentés dans les vitraux. Ce « Hall of fame » de verre n’entrait pas dans les projets d’O’Donnell ; il fut réalisé au XXe siècle, mais il vaut le coup d’œil, parce qu’il raconte beaucoup de choses du Canada français et du type de catholicisme qui l’a nourri. Trois des vitraux, par exemple, représentent des femmes. Elles semblent si sereines et imperturbables, ces femmes, tandis qu’elles soignent les malades et instruisent les petites Indiennes (qui, de notoriété publique, ne voulaient pas être instruites). Elles n’ont aucun équivalent dans la puritaine Nouvelle-Angleterre. La Nouvelle-Angleterre puritaine était une société patriarcale. Le Québec était, et est toujours, une société matriarcale. Marguerite Bourgeoys et Jeanne Mance et Marguerite d’Youville, femmes fortes et brillantes,

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qui fondèrent des hôpitaux, des écoles et des ordres religieux aux XVIIe et XVIIIe siècles, en sont des exemples insignes. Elles étaient, de pair avec l’incomparable mère Marie de l’Incarnation, le cœur et l’âme de la première colonie. Leurs images projettent un jour mélancolique dans les esprits de générations de femmes canadiennes-françaises qui, au cours des âges, invoquant le secours céleste des saintes qui les avaient précédées, offrirent silencieusement leurs souffrances, y compris la mémoire de leurs nombreux nourrissons morts, à Dieu. Et qui est ce fringant jeune homme en veste écarlate et hautes bottes de cavalier ? Les habitants de la Nouvelle-Angleterre auraient reconnu en lui un ennemi mortel rien qu’à son accoutrement. C’est Adam Dollard, vouant sa vie à sauver la colonie, escorté de jeunes gens levant les bras et les yeux au ciel dans un élan d’exaltation religieuse, sachant qu’eux aussi sont condamnés. La main droite de Dollard est placée sur son cœur, comme s’il jurait allégeance, et sa main gauche tient ce qui ressemble à une épée. Il porte également une coquette moustache qui, de pair avec la tenue de mousquetaire, lui confère une certaine ressemblance avec Douglas Fairbanks senior. Le vitrail ayant été terminé en 1931, il est tout à fait possible que l’artiste ait été influencé par un film comme Le Pirate noir, mettant Fairbanks en vedette, qui était sorti cinq ans auparavant. L’histoire derrière ce vitrail est que Dollard et ses seize amis – ils s’étaient tous confessés, avaient reçu les sacrements et fait leur testament – partirent couper la route à des guerriers Iroquois, en 1660. Après s’être réfugiés derrière une palissade à demi-écroulée en un endroit appelé Long-Sault, juste à l’extérieur de Montréal, ils tinrent tête, en compagnie d’une poignée d’alliés Hurons, à huit cents Iroquois pendant sept jours et sept nuits. Le dernier jour du siège, Dollard, en un geste désespéré, bourra un mousquet de poudre et de plomb, alluma une mèche, et tenta de lancer cette grenade primitive par-dessus la palissade au milieu des Iroquois. Par malheur le mousquet ne passa pas le mur et rebondit. L’explosion tua Dollard et un grand nombre de ses compagnons, et permit aux Iroquois d’entrer et de submerger les défenseurs survivants. Au moins l’un d’entre eux fut torturé à mort. Pendant trois siècles, Dollard fut vénéré comme un vrai chevalier catholique romain qui avait sauvé sa nation par son sacrifice. En tenant tête aux Iroquois aussi longtemps qu’il l’avait pu, disait l’histoire, il les avait dissuadés de réaliser leur plan de raser non seulement Montréal, mais tout le reste de la Nouvelle-France. Il n’existe aucun

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équivalent d’une telle légende – souvent appariée au raid de Lachine dans l’imagination québécoise – en Nouvelle-Angleterre. Les puritains eurent une belle frayeur, il est vrai, pendant la Guerre du roi Philippe en 1675, lorsque les Wanpanoags et les Naragansetts se dressèrent en un dernier combat désespéré pour se délivrer de l’homme blanc, mais il ne fait guère de doute que les colons anglais, du jour où ils débarquèrent à Plymouth Rock, savaient qu’ils détenaient le contrôle. Par contraste, les Français eurent la malchance d’être opposés aux Iroquois qui furent, pendant près de deux siècles, la plus puissante des nations amérindiennes en Amérique du Nord. Parkman les surnommait « les Romains du Nouveau Monde », ce qui est une analogie un peu abusive sous de nombreux aspects, mais qui saisit bien à quel point ils étaient puissants sur les champs de bataille. « D’autres colonies eurent leurs guerres indiennes, mais pour aucune d’entre elles le combat ne fut si dur et si amer qu’au Canada », écrit un historien canadien. « Les Français qui restèrent combattirent longtemps, durement et vaillamment pour chaque pouce de terre gagné ». En fait, les Français ne parvinrent jamais à vaincre les Iroquois. Le mieux qu’ils pouvaient faire était d’en battre quelques-uns et de neutraliser les autres, et c’est pourquoi la Grande Paix de 1701 fut si importante. Ce qui est ironique, c’est que lorsque les Français s’installèrent en premier lieu dans la vallée du Saint-Laurent, au début du XVIIe siècle, la chance était de leur côté. Ils ne découvrirent aucun Indien à vivre dans la contrée où ils s’installèrent, l’étendue de la vallée fluviale s’étirant entre la ville actuelle de Québec et Montréal. Les premiers explorateurs avaient rencontré des Indiens dans la région – les historiens les appellent les Iroquoïens du Saint-Laurent – mais, au cours des décennies précédant l’an 1600, ils disparurent. Qu’ils aient été décimés pour cause de maladie ou de guerre, nul ne le sait. En tous cas, les premiers colons français, contrairement à ceux de la Nouvelle-Angleterre, n’ont pas eu à arnaquer ou à intimider les gens du cru pour qu’ils quittent leurs villages et leurs champs. Mais, dès qu’ils s’écartaient quelque peu de cette région, ils se heurtaient à la machine de guerre iroquoise. Ce fait, entre autres, a permis la création de mentalités radicalement différentes entre les rivaux coloniaux. Les protestants de la Nouvelle-Angleterre, dans leurs guerres indiennes, invoquaient le Dieu des Batailles qui marchait contre Canaan aux côtés des Israélites. Ils goûtaient leur victoire avant même d’avoir gagné. Les Français catholiques, de l’autre côté, se souvenaient de Dollard, dont l’exemple leur disait qu’ils pouvaient perdre, qu’ils pouvaient

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toujours perdre, mais qu’en embrassant la souffrance et la mort, ils changeraient la défaite en quelque chose d’une sombre beauté, qu’ils auraient l’agrément de Dieu lui-même, qui avait souffert ce qu’aucune autre de ses créatures n’avait souffert. Cela va sans dire, lorsque les intellectuels québécois des années soixante rejetèrent l’Église et s’attaquèrent aigrement à ces vieux mythes religieux et nationalistes du Canada français en tant que nation élue de Dieu pour convertir l’Amérique du Nord au catholicisme, Dollard fut celui qui provoqua le plus de ricanements. C’était un « cow boy ». Son attitude militaire ressemblait, par son impétuosité et son caractère brouillon, à celle de Custer. Les Iroquois du raid en question, qui plus est, n’avaient aucunement intention d’éradiquer le Canada français, ils voulaient seulement se venger d’attaques précédentes, en plus d’acquérir quelques trophées et quelques captifs. À Long-Sault, ils obtinrent ce qu’ils désiraient. Cette moue dédaigneuse à l’égard d’hommes qui endurèrent sept jours et sept nuits de terreur, d’épuisement et d’une soif douloureuse paraît assez peu charitable de la part d’universitaires bien nourris et vivant confortablement, pour qui le plus grand péril imaginable est de voir un ivrogne s’asseoir à côté d’eux dans le métro. Cela trahit ce même manque d’imagination qui consiste à faire de Dollard un bretteur de vitrail. Nous pouvons au moins éprouver de la sympathie pour un Dollard à demi-mort jetant ce mousquet de toutes ses forces pour le voir rebondir sur le rebord intérieur de la palissade. Nous pouvons éprouver de la sympathie pour ses compagnons, qui savaient que les Iroquois étaient déterminés à les capturer vivants pour mieux leur faire subir ensuite des douleurs inconcevables et démesurées. Ces Français ne savaient absolument pas pourquoi les Iroquois voulaient faire une telle chose. Ils ne savaient pas si les Iroquois les tortureraient de manière respectueuse parce qu’ils souhaitaient tester leur virilité et leur courage (et manger leurs restes s’ils réussissaient le test), ou si les Iroquois, d’humeur massacrante après avoir perdu de nombreux amis, se réjouiraient tout simplement de les voir hurler et demander grâce. C’est là une question qui intéresse les historiens et les anthropologues, mais ce n’était certainement pas le problème principal de Dollard et de ses hommes. Alors, à mon avis, Adam Dollard peut bien se tenir dans ce vitrail jusqu’à la fin des temps. Par contre, je ne suis pas sûr de ce que je dois penser de Jérôme Le Royer de la Dauversière. Dans son

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vitrail, Dauversière ressemble à un bourgeois bien nourri, aux sobres vêtements gris égayés de quelques petites touches fantaisistes telles que des rosettes dorées à ses chaussures. En fait, c’était un petit bureaucrate qui se trouva être membre et agent d’une très importante organisation appelée la Société du Saint-Sacrement. C’est cette société qui, en 1641 recueillit des fonds et recruta cinquante colons pour aller fonder une ville dans le Nouveau Monde, qui serait plus tard connue sous le nom de Montréal. Ce devait être une ville que ne souillerait jamais la traite ou le commerce. Au contraire, elle serait entièrement vouée à la gloire de Dieu et à l’expansion d’un empire religieux dans les immensités sauvages de l’Amérique du Nord. La Société du Saint-Sacrement est la plus célèbre de ces congrégations religieuses qui fleurirent en Europe au XVIIe siècle – groupes de laïcs sous la direction des jésuites qui essayaient de réformer la société sur des principes catholiques. Cette époque convenait à une telle entreprise. Le début du XVIIe siècle en France, en particulier, vit le renouveau de l’Église catholique après un siècle de guerres de religions. Les saints apparaissaient partout – saint Vincent de Paul, saint François de Sales, saint Claude de la Colombière, sainte Marguerite-Marie Alacoque, sainte Jeanne de Chantal, les martyrs jésuites de l’Amérique du Nord. La piété était à la mode. Un homme riche ayant une conscience pouvait très bien être recruté par une congrégation comme la Société du Saint-Sacrement afin d’y cultiver une vie de vertu et d’austérité. Ces congrégations incarnaient tout ce que nous pouvons trouver de noble, mais aussi de répugnant, dans la piété du XVIIe siècle catholique français. « Appartenir à une congrégation signifie avant tout savoir se confesser », écrivait l’historien français Louis Chatellier. Savoir se confesser signifiait savoir décrypter ses fautes. Pour décrypter ses fautes, il fallait étudier l’œuvre d’un jésuite nommé François de Coster, fondateur de l’une de ces congrégations, qui écrivit un manuel expliquant aux membres d’une congrégation les fines nuances du péché. Sommes-nous consternés parce que notre meilleur ami vient de gagner à la loterie ? « Il existe quatre manières de s’affliger de la prospérité de son prochain », établit Coster. En premier lieu, si nous craignons que nous-même ou d’autres n’en souffrent ; et cette détresse n’est pas de l’envie, mais de la peur. Deuxièmement, si nous sommes contrariés non pas parce que quelqu’un d’autre possède quelque chose, mais parce que nous ne le possédons pas ; c’est la jalousie. Troisièmement, si nous sommes

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malheureux qu’un autre ait quelque chose qu’il ne mérite pas ; c’est du mépris. Quatrièmement, si nous regrettons la prospérité d’un autre parce qu’elle semble diminuer la nôtre ; c’est l’envie.

Coster a davantage recours à la raison qu’aux émotions dans sa manière de traiter les choses, et cela vous donne une idée du XVIIe siècle. Au moins, il réfléchit vraiment à la nature des émotions humaines et à leurs conséquences. Bien entendu, il y avait bien plus dans la vie en congrégation que savoir bien se confesser. La vie était corsetée de règles auxquelles on adhérait d’autant plus que l’on savait le diable prêt à fondre sur soi dans un moment de détente ou d’inattention. On ne pouvait pas dormir plus de six ou sept heures, et ensuite sauter du lit dès l’instant du réveil car, observait le père Coster, « le diable est particulièrement attentif aux premières pensées du jour ». Certaines règles se teintaient de pharisianisme. Lorsque l’angélus invitait les fidèles à dire le « Je vous salue Marie », le congrégationiste devait tomber immédiatement à genoux, même s’il se trouvait dans un lieu public à parler avec des amis. Les hommes de la congrégation accomplirent beaucoup de bonnes choses, visitant les malades, les pauvres et les prisonniers. Cependant, à la manière du Tartuffe de Molière, ils se rendaient parfois exaspérants à force d’imposer l’ordre dans les foyers des bons bourgeois – en ôtant les livres frivoles de la bibliothèque de quelqu’un, par exemple. Pire encore était leur attitude envers les protestants et les juifs. L’approche catholique moderne veut que l’on soit particulièrement gentil envers les gens ayant des divergences prononcées envers l’Église (« Ça leur montrera »). Cela ne se passait pas comme ça au XVIIe siècle. La Société du Saint-Sacrement était bien connue pour tenter de perturber les assemblées des juifs et pour rendre la vie impossible aux huguenots. (Que les huguenots aient tant d’irritants succès dans la traite et la finance n’en faisait pas des bourgeois catholiques pour autant). Mais, bien sûr, il y avait à tout cela une motivation charitable. Si les huguenots étaient suffisamment harcelés, ils pourraient commencer à voir sous un jour nouveau les vérités de la religion qu’ils avaient abjurée. Aussi les membres de l’ordre tentaient-ils d’empêcher les huguenots de fonder leurs hôpitaux et leurs institutions charitables ; ils tentèrent de les exclure de certaines professions et des conseils municipaux ; ils les espionnaient et les intimidaient autant qu’ils le pouvaient.

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C’est une triste comptabilité. Je ne souhaite pas apporter d’eau au moulin des gens qui croient que l’Église fut une entrave au progrès humain. En même temps, j’essaie d’approcher la nature des individus qui ont fondé Montréal : c’étaient des hommes et des femmes extrêmement religieux, qui faisaient le bien et le mal. La bigoterie est l’un des aspects de leur échec à aimer selon les Évangiles. Mais je suis encore plus intéressé par une autre facette de leur frappante différence avec nous, l’impossible rigorisme de leur spiritualité. Le XVIIe siècle français rappelle par certains côtés l’Inde ancienne, où les ermites, dans les forêts, pratiquaient d’extrêmes mortifications du corps pour mieux échapper aux illusions de ce monde. Comme ces ermites, les membres de ces congrégations jeûnaient régulièrement et se flagellaient fréquemment, et, bien qu’ils ne se soient pas tenus sur une jambe pendant des heures ou assis sur des rochers brûlants, nus en plein soleil, certains de leurs membres faisaient des choses tout aussi remarquables, comme lécher le plancher de la salle commune où se rencontraient leurs frères. Le premier évêque de Québec, l’aristocratique et impérieux François Montmorency de Laval, pratiquait dévotement ces exercices de « contre-plaisir ». Lorsqu’il vivait en France et soignait les pauvres dans les hôpitaux, il suçait le pus de leurs plaies. Par la suite, à Québec, il mangeait de la viande pourrie avec délectation et dormait dans un lit où les puces le tourmentaient continuellement. L’Église catholique n’a jamais beaucoup encouragé ce type de mortification de la chair mais, encore une fois, le temps et le lieu les favorisaient. C’était l’époque du baroque français, quand les églises ressemblaient à des mausolées. C’était l’époque où Pascal dissuadait ses neveux et nièces d’embrasser leur mère. C’était l’époque où saint Claude de la Colombière faisait le vœu « de désirer autant que je le peux tout ce qui est contraire à mon inclination naturelle » et de ne « jamais éprouver de plaisir dans ces choses que je dois faire par nécessité, comme boire, manger, dormir ». Il le pensait vraiment. À partir du jour où il prononça ce vœu, il faisait des détours pour éviter de respirer le parfum des fleurs. Il recherchait les nourritures les moins appétissantes. Il avait déclaré la guerre à tout ce qui était naturel. Pour être juste avec lui, il reconnaissait lui-même que ce n’était pas le seul chemin vers la sainteté. Il admettait que, tout au long de l’histoire de l’Église, « les personnes saintes » s’étaient permis « quelques plaisirs innocents ». Il y eut de grands saints qui, en vérité, humaient les

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fleurs et appréciaient la musique et les belles peintures et la littérature brillante, voire qui écrivirent eux-mêmes. « Je n’en pense pas moins de bien d’eux » déclarait-il. En outre, « naturel » pour saint Claude ne signifiait pas forcément la même chose que pour nous. « Naturel », pour nous, c’est une qualité mystérieuse, parfois connue sous le nom « d’organique », qui fait que certaines nourritures sont meilleures que d’autres et que l’on doit admirer. « Naturel » pour saint Claude incluait les appétits insatiables de l’ego. Quoi de plus « naturel » pour un être humain que, disons, le désir de briller dans la conversation ou de diriger les gens qui nous entourent (pour leur bien) ? Naturelle ou non, cette bête doit être bridée de temps en temps. Saint Claude de la Colombière nous renvoie à un précédent, celui de l’un des plus grands docteurs de l’Église – saint Augustin. Après sa conversion, saint Augustin, ayant à l’esprit les mots de l’Ecclésiaste, que « la lumière est douce à la vue », s’inquiétait de tant aimer la brillante lumière méditerranéenne. Il fit l’inventaire scrupuleux de tous les autres plaisirs humains – des plaisirs qu’il savourait autant que toute personne ayant jamais vécu – qui liaient l’âme si étroitement au monde et la détournaient de Dieu. Il dit au lecteur, dans les Confessions, qu’il aimait la nourriture et qu’il mangeait souvent plus que ce qui était strictement nécessaire à l’entretien du corps. « Tandis que je passe de l’agacement de la faim au calme du rassasiement, le piège de la convoitise me guette au passage ». Il ne se préoccupait pas trop de l’odorat – il appréciait les bonnes odeurs autant que tout un chacun, mais pensait pouvoir s’en passer. (« L’appât des odeurs ne m’importune guère »). Mais les délices de la musique et de la poésie ! (« J’ai tardé à t’aimer, beauté si ancienne et si neuve, j’ai tardé à t’aimer ! »). La curiosité intellectuelle – personne ne connaissait la force de cet appétit humain plus que saint Augustin. Il se reprochait jusqu’à la fascination qu’il éprouvait à regarder une araignée tisser sa toile ou un lézard chasser des mouches. Il devait constamment s’efforcer de fixer son attention sur Dieu seul. Saint Augustin écrivait dans l’atmosphère du paganisme tardif, au temps où les chrétiens avaient le sentiment que le monde romain en pleine décadence avait compromis jusqu’à la nature. Aussi la contribution de saint Augustin au christianisme, remarqua Chesterton, contenait-elle « un état d’esprit qui commettait inconsciemment l’hérésie de diviser la substance de la Trinité. Il pensait à Dieu trop exclusivement comme à l’Esprit qui purifie ou comme au Sauveur rédempteur ; et trop peu comme au Créateur qui crée ». En plein Moyen Âge, des saints comme François d’Assise et Thomas d’Aquin

Trois

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réunifièrent la substance de la Trinité – saint François d’Assise avec son amour de la nature et de la musique, son sentiment instinctif que le soleil, les oiseaux et les animaux menaient à Dieu, saint Thomas avec sa théologie de la grâce divine perfectionnant la nature, sans l’oblitérer. Cela ne signifiait pas non plus que tout catholique devait vivre comme frère Tuck. Personne ne niait que le jeûne occasionnel fût bénéfique à l’âme, ou que l’oubli de soi, même dans « d’innocents plaisirs », fût salutaire de temps en temps. Nous ne devons être les esclaves ni du confort ni de la convoitise. Comme le précisa Chesterton, « l’Ascétisme, ou la guerre menée à la convoitise, est en lui-même un désir. On ne peut pas le dissocier des étranges ambitions de l’Homme ». Très conscients de cela, les confesseurs de l’Église modèrent, en général, l’austérité de leurs pénitents. Cependant, dans la France du XVIIe siècle, l’état d’esprit augustinien dans ce qu’il avait de plus rigoureux avait refait surface. Une fois de plus, on considérait la nature avec une intense suspicion. Et cela s’étendait même jusqu’à la culture séculière. « La littérature française du XVIIe siècle est étonnamment dépourvue d’expressions autres que strictement utilitaires ou d’intérêt symbolique pour les oiseaux, les fleurs, les animaux, les paysages », écrivait Aldous Huxley dans Les diables de Loudun, ouvrage qui constitue pour une bonne part une attaque du catholicisme français de cette époque. Il concevait les exercices de mortification de gens tels que Mgr de Laval comme des instruments extrêmement imparfaits d’élévation spirituelle. « Dans les cas où elles sont utilisées avec modération, on peut faire des austérités physiques des instruments de la transcendance du moi horizontale, et même vers le haut », faisait remarquer Huxley. Lorsque le corps a faim, il y a souvent une période de lucidité mentale inhabituelle. Un manque de sommeil tend à abaisser le seuil entre le conscient et le subconscient. La douleur, lorsqu’elle n’est pas trop extrême, est un choc tonique à des organismes profondément et complaisamment enfoncés dans les ornières de l’habitude. Pratiqués par des hommes de prière, ces châtiments infligés à eux-mêmes peuvent bel et bien faciliter le processus de la transcendance du moi vers le haut. Plus fréquemment, toutefois, ils donnent accès, non pas au Fondement divin de tout l’être, mais à ce curieux monde « psychique » qui s’étend, en quelque sorte, entre le Fondement et les niveaux supérieurs, plus personnels, de l’esprit subconscient et conscient. Ceux qui obtiennent l’accès à ce monde psychique – et il semble que la pratique des austérités physiques soit une route royale vers l’occulte – acquièrent souvent des

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pouvoirs du genre que nos ancêtres qualifiaient de « surnaturel » ou de « miraculeux ».

Assez ironiquement, bien que les Iroquois n’aient pas éprouvé de problèmes théologiques en ce qui concernait la « nature » – pas plus que les poissons n’éprouvent de problèmes avec l’eau – ils valorisaient les transes extatiques que l’on pouvait atteindre par l’intermédiaire du jeûne et de certaines drogues, ces transes étant considérées comme un voyage de l’autre côté de la mort et la source de messages spirituels. (Si l’on y pense, quelle est la culture qui ne valorise pas les transes extatiques ?) Chez les jésuites et d’autres missionnaires, de nombreuses choses déconcertaient les Indiens, mais il ne leur était pas difficile de comprendre les transports mystiques d’un évêque comme Mgr de Laval, qu’il atteignait en partie par la mortification de la chair. Par leur franche étreinte de la mort et de l’endurance héroïque, les Indiens subarctiques du XVIIe siècle se tiennent avec les jésuites du XVIIe siècle du même côté d’un immense précipice qui nous sépare d’eux. Même les plus conservateurs des catholiques et des protestants d’aujourd’hui mettent l’accent sur l’accomplissement du soi plus que sur l’oubli de soi, sur les bénéfices spirituels de cette vie plus que sur l’ardent désir de la vie future. Les chrétiens évangélistes valorisent la foi « biblique » par exemple, mais leurs livres de prédilection sont un mélange de thérapie et de christianisme inoffensif – des livres comme Psychology, Jesus and Mental Health ou The Art of Understanding Yourself. Dieu sourit au Paradis, et l’éternité ne nous fait plus frémir.

Quatre La Chine La Salle apprend à manger des fourmis. William Carlos Williams célèbre un missionnaire jésuite. Un joueur de hockey coriace. Sombres pensées devant un tombeau. La Rose mystique. Je reçois des menaces voilées.

A

près la messe de midi et demi, j’allais visiter l’ancienne propriété de La Salle au beau milieu d’une banlieue ouvrière de Montréal. Une maison construite par l’un des métayers de La Salle s’y trouve encore – du moins ses murs d’origine. Cette structure fait aujourd’hui partie d’un musée et l’intérieur est rempli de boîtes de Plexiglas contenant des morceaux de chaudrons de cuivre et des plombs de mousquets décrits avec ce genre de détails qui rendent les visites des musées si fastidieuses. Cependant, parmi le personnel, il y avait une très gentille jeune femme qui nous expliqua que la maison avait échappé aux flammes du massacre et que par chance ses habitants avaient pu s’enfuir avant d’être capturés ou tués par les Iroquois. « C’était de la vengeance » disait-elle de l’attaque. « Les Iroquois étaient… » (elle étendit les bras et agita son index et son majeur des deux mains pour figurer des guillemets) « les mauvais Indiens » (elle abaissa les bras). « Ils étaient venus des Grands Lacs pour se venger de ce que les Français avaient fait, et aussi pour contrôler le pays. C’était une époque… » (elle leva à nouveau les bras et agita les doigts) « … pas civilisée » (elle abaissa les bras). « Cela ne pourrait pas se produire aujourd’hui. Ils reçoivent de l’argent du gouvernement. Ils ont perdu leur indépendance. C’est une question sociale importante ». Elle faisait allusion aux réserves Mohawk de la Province de Québec – en particulier à la réserve de Kahnawake, pas très éloignée 83

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de l’endroit où les Iroquois avaient autrefois célébré leur victoire sur les colons de Lachine. Ces Mohawks – celle des Cinq Nations se trouvant la plus à l’est, dans le nord de l’État de New York, et qui essuya le plus fort des combats avec les Français – ont des relations ombrageuses avec le Grand Père Blanc à Ottawa (le gouvernement fédéral canadien) et parfois avec la ville de Québec (le gouvernement provincial). En retour, de nombreux Québécois affichent une attitude quelque peu cynique envers les aborigènes, dont les griefs nombreux et justifiés ne sont pas adoucis par les fonds gouvernementaux qu’ils reçoivent. Pour ce qui est des vieilles guerres iroquoises, bien sûr, tout est pardonné. Pendant longtemps, les Canadiens français ont paru être les seuls Blancs d’Amérique du Nord à se sentir plus mal traités par les Indiens que l’inverse. Lorsque La Salle arriva pour la première fois dans l’île de Montréal, il est certain qu’on dut lui faire un récit détaillé de ce qui s’était passé seulement quelques années auparavant. Par exemple, l’une des femmes vivait encore, qui était devenue une légende locale après sa rencontre avec les Iroquois. Selon le père Dollier de Casson, auteur d’un mémoire intitulé Histoire du Montréal, « une femme de vertu qu’on nomme présentement la bonne femme Primot » fut attaquée par trois Iroquois armés de hachettes ; « ce que cette femme voyant, elle se mit à se défendre comme une lionne, encore qu’elle n’eut que ses pieds et ses mains, au trois ou quatrième coup de hache, ils la jetèrent bas comme morte et alors un de ces Iroquois se jeta sur elle afin de lui lever la chevelure, et de s’enfuir avec cette marque de son ignominieux trophée ; mais notre amazone se sentant ainsi saisie, tout d’un coup reprit ses sens, se leva et plus furieuse que jamais elle saisit ce cruel avec tant de violence par un endroit que la pudeur nous défend de nommer, qu’à peine se put-il jamais échapper, il lui donnait des coups de hache sur la tête, toujours elle tenait bon jusqu’à ce que déréchef elle tomba évanouie par terre et par sa chute elle donna lieu à cet Iroquois de s’enfuir au plus vite… ». Un autre Montréalais, raconte le père Dollier de Casson, alors qu’il respirait encore, fut scalpé par un guerrier iroquois, et une partie de son crâne enlevée, « ce qui ne l’a pas empêché de vivre près de quatorze ans depuis… ce qui est bien admirable ». Ainsi ces Montréalais avaient eu de la chance. Certains de leurs compatriotes furent enlevés et subirent des douleurs cuisantes et une mort lente. Pendant vingt ans, personne parmi les colons ne put s’aventurer au-delà des portes sans redouter qu’une bande d’Iroquois

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ne surgisse des bois. Je ne peux pas concevoir que l’on puisse vivre dans une telle terreur. Cela continua jusqu’à ce que le gouvernement y détache un régiment d’élite en 1665 pour inspirer aux Iroquois un peu plus de respect pour les armes françaises. Le résultat en fut la trêve qui était encore en vigueur à l’arrivée de La Salle. Ce que découvrit La Salle, à l’été 1669, lorsque pour la première fois il posa les yeux sur sa propriété, c’était une sauvagerie impraticable de pins blancs, d’épinettes, de cèdres, de sapins du Canada, de mélèzes et d’érables. Il fallait un canot d’écorce pour pouvoir se déplacer dans cette partie du continent. Cette intéressante découverte de La Salle fut immédiatement suivie de deux autres, l’une agréable, l’autre pas. La découverte encourageante était l’incroyable abondance de gibier. On pouvait pratiquement faire tomber les oiseaux des arbres en les frappant, comme le pigeon des bois, avec une gaule. Les eaux paraissaient vivantes tant il y avait de poisson. Par contre, on ne pouvait se promener dans le voisinage sans devenir la proie de hordes de moustiques et de mouches noires. Le travail de La Salle consistait à amener des colons en ce lieu et à défricher les terres pour les cultiver, mais quelque chose en lui faisait écho à l’immensité sauvage. Quelles étaient précisément les raisons psychologiques de cette affinité, nous ne le saurons jamais. Nous savons qu’il n’aimait pas recevoir d’ordres et qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’était le « travail d’équipe ». Il s’entendait remarquablement bien avec les Indiens qui, eux non plus, n’aimaient pas recevoir d’ordres. Mais si parmi les siens il voyait quelqu’un déprimer, il ne s’écartait pas de son chemin pour le réconforter, il n’allait pas papoter avec lui. Si les autres ne le suivaient pas dans ses plans parfois incompréhensibles, il devenait très rapidement soupçonneux. Il aurait été affreusement malheureux de travailler dans un bureau de nos jours. S’il était vivant aujourd’hui, rien ne nous dit s’il le ferait ou pas. Par chance, pour quelqu’un de son tempérament, il se trouvait au bon endroit au bon moment. Il voulait partir en exploration, et tout l’intérieur de l’Amérique du Nord l’attendait. Ceci nous amène à un autre mystère. Pour quelle raison les Français furent-ils de tels génies de l’exploration en Amérique du Nord ? À l’époque où les Pères pèlerins se taillaient leurs premières colonies au Massachusetts, les Français voyageaient déjà à travers les terres vers la baie d’Hudson et la Prairie. Et La Salle, de tous les Français qui ont erré dans les immensités sauvages, possédait ce génie

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au plus haut point. Confronté aux immensités boisées de l’Amérique du Nord, un Européen avait deux possibilités. Il pouvait les regarder comme une horrible contrée désertique, remplie d’humains dangereux (plus tôt on en serait débarrassés, mieux ce serait) – à la manière des gens de la Nouvelle-Angleterre. Ou il pouvait les voir comme le royaume de la liberté, belle, dure, impitoyable, à la manière de La Salle. Aussi apprit-il à pagayer et à se déplacer en canot d’écorce. « Ne commencez pas à pagayer à moins de vouloir vraiment continuer », conseillait le jésuite Brébeuf, et dans cette petite phrase gît le cœur de la sagesse de l’immensité sauvage. Dès l’instant où l’on met la pagaie dans l’eau, il vaut mieux être préparé aux ampoules et aux muscles douloureux. De la même manière, La Salle apprit à marcher chargé comme un baudet, dans la neige et les sous-bois inextricables. Il développa une endurance comparable à celle des Indiens. Il apprit à enduire son corps de graisse pour repousser les insectes, il apprit à faire du feu avec du bois humide ou gelé, il apprit l’art de se diriger. Il apprit, durant le temps famélique de l’hiver, à examiner les arbres où travaillaient les pique-bois parce que, sous l’écorce, il savait comment trouver des hordes de fourmis noires « gâte-bois », qu’il mangeait à la cuiller. Il apprit des centaines d’autres choses, y compris la langue des Iroquois, idiome incroyablement complexe et difficile à maîtriser pour un Européen. Il voulait découvrir le légendaire passage vers l’Asie et cette ambition se fit si véhémente qu’elle devint la fable de ses voisins, qui surnommèrent sa seigneurie « La Chine ». Mais La Salle y croyait, et c’est pourquoi il tourna son attention vers la traite des fourrures qui était la seule manière, dans ces circonstances, de financer une carrière d’explorateur. Ce que l’argent et l’or furent pour les Espagnols au Pérou, la fourrure le fut pour les Français du Canada. C’était une marchandise inestimable en Europe où les gens aisés portaient des chapeaux de feutre de long poil. Les gens entreprenants du Canada pouvaient gagner beaucoup d’argent en échangeant des biens européens – en particulier de l’eau de vie – contre des peaux de castor provenant des terres situées au nord des Grands Lacs. C’était de là que provenaient les peaux les plus épaisses et les plus précieuses. Et c’est la raison pour laquelle les Français et les Iroquois devinrent ennemis. Si les Français voulaient avoir accès aux fourrures nordiques de premier choix, ils n’avaient d’autre solution que de s’allier aux Indiens du nord qui étaient en bisbille avec les Iroquois.

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On a mis sur le compte de la traite des fourrures l’échec des Français à se concentrer sur la colonisation du Nouveau Monde à la manière des colonies anglaises, en dépit des efforts de Louis XIV et de Colbert. On a pu dire que ce commerce lucratif détournait les ressources et l’attention des activités agricoles. Cette thèse semble à présent discutable, et d’autres éléments sont à prendre en compte. Au Québec, où le pays est couvert de neige et gelé pendant la moitié de l’année, les bonnes terres agricoles ne sont pas aussi abondantes que dans le Connecticut ou qu’en Caroline du Sud. Mais il est vrai que la traite des fourrures, en tant que ressource principale de la Nouvelle-France, a donné à l’empire français en Amérique du nord une configuration très différente de celui des Anglais. D’une part, cela signifiait que les Français avaient besoin des Indiens. Ils n’avaient aucun intérêt à les faire disparaître des terres qu’ils occupaient déjà. En particulier, au fil du temps, ils en vinrent à recourir aux Indiens sur le plan militaire. Les Français ne représentaient qu’une fraction de la population anglaise, et ils ne pouvaient espérer contenir les Anglais au sud-est des Appalaches sans s’allier avec différentes nations indiennes. Ceci explique pourquoi les Français, de tous les peuples colonisateurs en Amérique du Nord, ont les mains les plus propres lorsque l’on aborde les relations avec les Indiens. Mais il y avait un ver dans ce fruit qu’était la traite des fourrures, l’eau de vie. Ce bien de traite n’a jamais perdu de son pouvoir d’attraction et il avait un rendement terrible. Malheureusement, c’était aussi un véritable poison pour les Indiens, et c’est pourquoi les jésuites, en particulier Mgr de Laval, s’opposaient farouchement à sa vente. Les jésuites avaient pu en observer directement les violents effets. Célèbres pour leur courage, les robes noires s’esquivaient néanmoins discrètement lorsque des Indiens revenaient dans leur village avec des tonnelets de cette boisson. D’autres missionnaires, comme le sulpicien Dollier de Casson, pourraient aussi en témoigner. « Il y a vingt six ans que je suis en ce pays que jay vu nos missions algenkines florissantes et nombreuses toutes détruites par l’ivrognerie », écrivait ce prêtre en 1691. Les décennies passant, et les jésuites commençant à faire de réels progrès dans la conversion des Indiens, en particulier dans le nord, ils envisagèrent d’y établir une nation indienne indépendante, assez comparable au Paraguay, et d’y exercer une douce protection paternelle tout en isolant les autochtones des pires aspects de la civilisation européenne. Dans ce rêve, ils prendraient soin de limiter la traite des fourrures et de s’assurer qu’aucune eau de vie ne serait plus

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vendue. C’est l’une des raisons pour lesquelles les jésuites, par la suite, conservaient un doute quant aux explorations de La Salle, même si La Salle avait été l’un de leurs élèves. Ils percevaient ses voyages autour des Grands Lacs et le long du Mississippi comme un contournement de leur propre protectorat indien et comme une extension de la traite des fourrures qui saperait entièrement leur travail. Mais quoiqu’il en fût, les évènements firent voler leur rêve en éclats et de nos jours les jésuites ont mauvaise presse, même pour le travail qu’ils accomplirent. Parkman, antipapiste bon teint de la Nouvelle-Angleterre, les a toujours considérés froidement, tandis que les historiens du XXIe siècle, déterminés à ne pas même laisser le bénéfice du doute aux colonisateurs, sont encore moins généreux. Ce qu’ont réalisé les jésuites n’en est pas moins remarquable. De tous les missionnaires chrétiens de l’Amérique coloniale, ils furent les seuls à réaliser que, pour pouvoir instruire les Indiens, ils devaient d’abord apprendre d’eux. Ils devaient vivre avec eux, se familiariser avec leur langue, leurs coutumes, leur mode de vie, leur vision des choses. « Il vous faut aimer de cœur les sauvages… comme les frères avec qui nous devrons passer le reste de notre vie », écrivit Jean de Brébeuf à ses confrères jésuites dans ses Instructions pour les Frères de notre Société qui seront envoyés chez les Hurons. Parmi les conseils de Brébeuf pour les relations avec les Hurons : ne les faites jamais attendre ; ne traînez jamais de sable mouillé dans leurs canots avec votre soutane ; ne les dérangez jamais lorsqu’ils pagayent en leur posant trop de questions ou en essayant d’améliorer votre maîtrise du langage ; donnez-leur toujours du feu de vos briquets pour leur pipe : « Ces petits services gagnent leur cœur ». Les jésuites s’efforcèrent de découvrir une sorte de terreau commun avec les Indiens et de ne changer que celles de leurs pratiques qui étaient clairement en contradiction avec les Évangiles, c’est-àdire la sorcellerie, le sacrifice aux esprits, la torture, la vengeance, l’affliction excessive pour les morts, la sexualité pré ou extra maritale et quelques autres choses. Au bout du compte, comme nous le verrons, cette politique renfermait en elle-même ses propres pièges, mais elle constituait néanmoins en surface une approche plus éclairée que celle tentée par les missionnaires protestants anglais, qui consistait à « civiliser » les Indiens avant de les christianiser. Ces missionnaires semblaient croire fermement qu’un Indien devait porter des chaussures, vivre dans une maison – même si les wigwams étaient plus frais en été et plus chauds en hiver – se faire couper les cheveux et s’affubler d’un

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prénom comme Habbakuk avant de pouvoir être considéré comme un bon chrétien. Dans ses « villes de prière », le révérend John Eliot du Massachusetts réglait soigneusement le comportement de ses convertis autochtones au moyen de séries de choses « à faire et à ne pas faire ». Sous peine d’amende ou de châtiment corporel, par exemple, ils ne devaient pas « tuer leurs poux entre leurs dents ». Il va sans dire que des gens comme Eliot pouvaient procéder ainsi parce que leurs convertis potentiels avaient déjà perdu leurs terres, leur mode de vie et les derniers vestiges de leur fierté et de leur indépendance. Ces missionnaires prêchaient plus efficacement lorsque leur audience était captivée, pour ne pas dire captive. De ce point de vue, on pourrait dire que les jésuites ont fait de nécessité vertu, puisque les Indiens auxquels ils prêchaient étaient indépendants et avaient l’intention de le rester, mais on peut néanmoins rendre hommage à leur intelligence d’avoir réalisé si vite qu’ils ne pourraient pas faire des Français des Hurons ou des Iroquois. Même un homme aussi doué pour la diplomatie indienne que le comte Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France à la fin du XVIIe siècle, insistait auprès des missionnaires pour que ces derniers amènent leurs convertis à Québec pour les franciser. Un jésuite nommé Pierre de Charlevoix lui répondit aigrement que l’expérience des jésuites leur avait enseigné que « le pire moyen de gouverner ces gens et de les maintenir dans notre intérêt était de les mettre en contact avec les Français, lesquels ils auraient estimé davantage, les eussentils vus de moins près ». Il y avait quelque chose, dans ce mélange des Blancs et des Indiens, qui faisait ressortir le pire des deux groupes. Le contraste entre l’effort des missionnaires français et celui des missionnaires anglais était particulièrement marqué dans le Maine, auprès des Abénakis, où un père jésuite nommé Sébastien Rasles affronta directement une succession de protestants. L’ouvrage d’histoire américaine de William Carlos Williams, In the American Grain (1925), contient un chapitre éloquent sur Rasles. Williams commence par déplorer la « clarté inhumaine » de la théologie des puritains calvinistes et sa tendance à opposer le monde naturel à l’éternité. « Les Anglais n’avaient qu’une piètre opinion du Nouveau Monde », écrit Williams. Cela eut pour résultat qu’ils n’ont jamais vraiment vu les Indiens. « Ils n’ont jamais pris le moins du monde les Indiens en considération, sauf pour les voir comme des puritains en friche, inachevés. L’immoralité d’un tel concept, son inhumanité, la brutalité que cela a infligé à leur propre conscience, à leur esprit – ils ne l’ont jamais soupçonnée ».

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Au contraire, le père Rasles était, remarquait Williams, « un esprit riche, épanoui, généreux, capable de donner et de recevoir, sachant goûter, un nez, une langue, un rire, endurant, oublieux de luimême dans la charité – un nouvel esprit dans le Nouveau Monde ». Si l’on considère l’austérité du catholicisme français du XVIIe siècle, on peut être surpris de voir un jésuite de ce temps décrit comme « un nez », et « sachant goûter ». N’était-ce pas justement cela que l’évêque de Laval tentait d’éteindre par la mortification ? Cependant, le catholicisme, même à son plus haut point d’austérité, prenait toujours les sens humains pour point de départ, ce qui est une autre raison pour laquelle les jésuites avaient plus de succès auprès des Indiens que les protestants. Ils offraient aux Indiens des plaisirs visuels – des autels illuminés de cierges, des églises décorées avec une prodigalité incroyable, des images de saints habillés de rouge vif et de bleu. Ils offraient de l’encens, qui sollicitait le nez et rappelait le sacrifice traditionnel du tabac. À l’oreille, ils offraient les cantiques, les hymnes et le carillon des cloches. Ils reconnaissaient même l’existence du goût à travers l’Eucharistie. Rasles lui-même était sans aucun doute exceptionnel. Lorsque les Abénakis partirent sur le sentier de la guerre, ils allèrent le voir pour lui demander sa bénédiction et ses conseils. « Je leur ai dit de se rappeler leurs prières et de ne pas se livrer à la cruauté, de ne tuer personne en dehors de la fièvre de la bataille et de traiter tous ceux qu’ils feraient prisonniers avec humanité », se rappelait Rasles. Comme tous les jésuites, il n’oublia jamais que ces hommes étaient des guerriers. Entre-temps, il veillait sur leurs malades, réglait leurs dissensions, les entendait en confession, dans la langue abénaki, bien sûr, que Rasles, selon Williams, admirait pour « ses beautés particulières ». Contrairement à lui, le révérend Joseph Baxter de l’Église congrégationaliste passa huit mois chez les Abénakis où il apprit deux phrases : « J’ai oublié » et « Ce n’est pas mon affaire ». Pour se consoler de son échec à faire des conversions, il investit dans la terre, ce qui était également caractéristique. Rasles fut un clou dans la chaussure des gens de la Nouvelle-Angleterre jusqu’à ce qu’ils résolvent le problème en faisant un raid sur son village en 1724, massacrant les hommes, les femmes et les enfants, y compris Rasles lui-même, mutilant son corps et remplissant de terre sa bouche et ses orbites, avant de ramener son scalp à Boston. Il est difficile d’estimer le succès des jésuites français du XVIIe siècle. Ils parvinrent du moins à convertir une minorité significative

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parmi les Indiens qu’ils rencontrèrent, y compris un certain nombre de leurs vieux ennemis, les Iroquois. Ce dernier accomplissement fut extraordinaire. De nombreux catholiques iroquois quittèrent leurs anciennes communautés pour les réserves établies par les jésuites le long du Saint-Laurent, pour mieux pratiquer leur foi – même alors que leurs homologues non chrétiens, restés dans les maisons longues du nord de l’État de New York, restaient profondément suspicieux, pour ne pas dire franchement hostiles, envers les Français. La plus célèbre de ces réserves est Kahnawake, ville mohawk depuis trois siècles à présent.

* Après avoir visité Lachine, je décidai d’aller voir le vicepostulateur du Centre Kateri à la mission de Saint-François Xavier à Kahnawake. Le centre tient son nom du « Lis des Mohawks », la bienheureuse Kateri Tekakwitha, qui était née en 1656 dans ce qui est aujourd’hui Auriesville, dans l’État de New York, et qui fut baptisée dans la religion catholique à l’âge de vingt ans. Deux ans plus tard, après avoir enduré de considérables abus dans sa famille non chrétienne, elle s’enfuit pour gagner une mission jésuite sur le Saint-Laurent, non loin de la Kahnawake d’aujourd’hui. Sa santé déjà fragilisée par les conséquences de la variole qu’elle avait contractée enfant, Kateri se voua néanmoins à « d’extraordinaires pénitences ». Elle marchait pieds nus dans la neige. Elle saupoudrait sa nourriture de cendre. Avec une de ses amies, elles se fouettaient mutuellement avec des ronces d’églantiers. Elle mettait des charbons ardents entre ses orteils, comme pour prouver que l’endurance sous la torture pouvait prendre de nombreuses formes. Il est possible que ces pratiques aient précipité sa mort à l’âge de vingt-trois ans, mais pas avant que Kateri ait de toute évidence atteint la béatitude spirituelle, l’union directe avec Dieu qui n’est accordée sur terre qu’à certains saints et mystiques. Le vice-postulateur – l’homme chargé de la campagne pour sa canonisation – était un jésuite de soixante-dix-neuf ans nommé Jacques Bruyère. Je le rencontrai à la résidence jésuite du collège Brébeuf de Montréal, célèbre école où les enfants de l’élite catholique française de Montréal recevaient autrefois l’enseignement classique des jésuites. La résidence elle-même était un bâtiment de brique construit dans les années cinquante. Autrefois, ses sinistres couloirs recouverts de linoléum vibraient du brouhaha des adolescents, mais plus maintenant. Aujourd’hui, les seuls signes de vie étaient les apparitions fugitives,

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dans le jour crépusculaire, de vieillards vêtus de pantalons gris et de ternes chemises marron ou bleu. Les pères ne portaient plus la soutane, mais ils conservaient l’esprit de l’habit clérical en ne portant aucune couleur vive. Vatican II ou pas, on ne verra jamais un jésuite porter une chemise Thomas Pink. Le père Bruyère, dans une chemise bleue à carreaux, descendit une volée de marches pour m’accueillir et me mena à un parloir, peint en beige institutionnel, avec une fenêtre donnant sur un parking. Dans un coin, il y avait une tige de bois assez longue pour atteindre le crochet du haut de la fenêtre et qui servait à l’ouvrir et la fermer. Le père Bruyère, âme enjouée, s’assit à une table et, bien que n’étant pas certain de ce que je cherchais, paraissait heureux de répondre à toutes les questions que je poserais. Non, me dit-il, il n’était pas originaire de Québec ; il était né dans la Prairie, dans la province du Manitoba, l’un des neuf enfants d’un chef de gare et de sa femme, dans une ville nommée Letellier, à un quart d’heure de route du Dakota du Nord. Beaucoup de Canadiens français étaient partis vers l’ouest par le chemin de fer à la fin du XIXe siècle et, dans des villages agricoles, entourés de presbytériens écossais, d’Ukrainiens, d’Islandais et d’Indiens cris, ils se cramponnaient à leur religion et à leur langue avec la même ténacité que les autres Canadiens français qui, à la même époque, avaient émigré vers les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. « Mon père était un vrai patriote. C’est vrai, en ce temps là, toutes les publicités, elles étaient toutes en français. Même au garage : Ici nous vendons des voitures. Mon père s’assurait que nous parlions tous français à la maison aussi ». La plupart des enfants finirent par quitter la maison et déménagèrent en Californie et dans d’autres lieux de plein emploi et de climat plus agréable. « Lorsque je suis revenu il y a dix ans, il y avait une grande fête en ville, et tout était en anglais. Heureusement que mon père n’était pas là. Il leur en aurait fait voir à ce sujet ! » Le père Bruyère pouffa. Son père n’avait rien d’une timide petite fleur de la Prairie. Son fils non plus, apparemment. Dans sa jeunesse, il avait été un joueur de hockey réputé. « Notre équipe s’appelait les Français volants. Imaginez ça. Les Français volants. Nous avons joué à Winnipeg, dans toutes les villes. Et nous les avons tous battus. Ouais ». Le père Bruyère étendit ses mains sur la table, de puissants instruments qui agrippaient autrefois la crosse de hockey comme si sa vie en dépendait. « J’avais la réputation d’un joueur vicieux » me dit-il fièrement. Vicieux ? Comme Gordy Howe, célèbre pour utiliser ses coudes comme arme fatale dans

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les coins ? « Non, non, pas les coudes. Je faisais des croche-pattes en mettant ma jambe à l’arrière des patins. Et quand ils tombaient, c’était si joli, si artistique, ha ! ha ! J’adorais voir ça. Je me rappelle avoir joué à Saint-Pierre – ils avaient une bonne équipe. Je remontai la patinoire quand ces deux défenseurs – des types gigantesques – mais les deux avaient dû boire avant, je pense. Je fais un croche-patte au premier. Par terre. Je fais un croche-patte à l’autre. Par terre. Un type à gauche et l’autre à droite. Et alors j’ai marqué et je n’ai pas eu de pénalité ! Je pense qu’ils ont cru que ces types étaient saouls et sont tombés tout seuls, ha ! ha ! » Il fit une pause en regardant ses mains vigoureuses. Le père Bruyère n’était pas grand et pas particulièrement costaud, mais quand il vous frappait sur la patinoire, cela devait probablement vous faire l’effet d’être balayé par une lance d’incendie. « Je me rappelle qu’un père jésuite m’a dit un jour, tu as ces deux natures. En dehors de la glace, tu es un gentleman, mais sur la glace tu es un lion. En dehors de la glace, tu es bien, mais sur la glace, attention ! Ouais ». Le père Bruyère était si bon qu’il a pensé à une carrière professionnelle. « Je voulais être joueur de hockey. Les Rangers de New York m’avaient remarqué. Un dénicheur de talents est venu dans ma ville. Ouais ». Il se frotta les doigts d’une main d’un air songeur. « Mon père était contre ». Le père Bruyère fit une nouvelle pause. Il dit, d’un ton détaché : « J’aurais bien aimé ça ». Au lieu de cela, en 1942, le père Bruyère entra chez les jésuites. Quatre ans plus tard, alors qu’il était encore novice, il fut envoyé en Chine. Contrairement à Robert Cavelier de la Salle, il a vu le fabuleux Orient. « J’ai tout fait là-bas », disait-il en se rappelant de son travail à l’intérieur des terres en Chine, puis ensuite à Taïwan. « J’étais professeur d’université, j’ai enseigné le français, la musique et l’anglais. J’ai été aumônier d’hôpital, aumônier de prison, et maître de chorale à l’église là-bas. J’étais très occupé, je peux vous assurer. J’ai même été entraîneur de hockey ». C’était sûrement quelque chose, le père Bruyère sur des patins, en soutane – les jésuites d’alors devaient porter leur soutane constamment – faisant tomber les défenseurs comme des quilles. Il dit de ses joueurs chinois qu’ils étaient « plutôt bons patineurs », mais qu’il était difficile de s’habituer aux patinoires carrées dans lesquelles ils jouaient, car on ne pouvait jamais savoir quelle direction allait prendre le palet. De la manière dont il parlait, il était évident que le père Bruyère n’aurait pas voulu d’autre vie, même en échange de la gloire dans la Ligue nationale de hockey. « Je ne regrette rien », dit-il.

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À présent il desservait Kahnawake, en officiant à l’occasion pour les baptêmes et les mariages, mais surtout en accueillant les groupes de pèlerins venus visiter le sanctuaire de Kateri Tekakwitha. C’était peut-être aussi bien qu’au crépuscule de sa vocation terrestre, il ne soit pas le berger de ce troupeau particulier. « Vous voyez, pour moi, les Indiens, ils sont très orientaux » expliqua-t-il. « Ils ont beaucoup de traits orientaux. Vous voyez, quand vous êtes ici, ils vous ignorent. Cela ne veut pas dire qu’ils ne vous aiment pas. Comme en Chine, quand vous n’avez pas été présenté à une personne et ne l’avez pas rencontrée deux ou trois fois, on ne vous saluera même pas. Ils sont comme ça à Kahnawake ». Quatre cents ans auparavant, la Chine et la sauvagerie de l’Amérique du Nord étaient les deux destinations les plus probables pour les missionnaires jésuites. Elles semblaient si éloignées l’une de l’autre, ces deux affectations. L’une, une culture ancienne – « un pays qui passe pour être le plus sage et le plus civilisé de l’univers » disait Voltaire, exprimant le sentiment commun en Europe – l’autre, une culture de chasseurs-cueilleurs de l’Âge de pierre. Mais toutes deux étaient, à leur manière, des cultures très complexes, lorsqu’on les examinait attentivement. Toutes deux étaient des exemples frappants, pour ces jésuites hautement modernes, de l’Altérité. Toutes deux fascinaient les jésuites, lorsqu’ils n’étaient pas dégoûtés par certaines de leurs pratiques. Il y avait donc une certaine ironie de l’histoire dans la comparaison que faisait le père Bruyère des Mohawks de Kahnawake et des Chinois, comme si le grand effort missionnaire des jésuites au XVIIe siècle avait eu une unité sous-jacente dont personne ne se doutait ; les railleurs tapaient plus juste qu’ils ne le pensaient en surnommant le territoire de l’autre côté de la rivière « Lachine ». « Eh bien, les Indiens sont assez imprévisibles », dit le père Bruyère. « Je me souviens que quelqu’un m’a dit un jour, “Quand on croit qu’on les a, on ne les a pas. Quand on croit qu’on ne les a pas, c’est là qu’on les a”. Et c’est assez vrai. Ouais. Très imprévisibles. Mais il y a beaucoup de personnes gentilles et de bonnes gens ici. Il y a aussi un mouvement traditionnaliste qui retourne aux anciennes manières, qu’ils ont perdues et qu’ils ne retrouveront jamais ». Le père Bruyère prononça ce dernier commentaire sans aucune rancune, mais également sans regret. Le politiquement correct n’avait pas de prise sur lui. « Ils sont très ombrageux. On doit faire attention. Par exemple, si vous mentionnez le mot “squaw”, ils vous flanqueront un coup de poing. Et ils n’aiment pas dire “sauvage”. Cela n’a pourtant pas un

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mauvais sens. Cela voulait seulement dire qu’ils vivaient dans les forêts et qu’ils avaient un mode de vie naturel. Mais ils sont très irritables ». En vérité, entre eux, les Iroquois d’aujourd’hui ne sont pas non plus si politiquement corrects. Lorsqu’ils voient des gens jouer le rôle des jésuites dans les reconstitutions historiques, ils font des clins d’œil, se donnent des coups de coude et se montrent la « viande blanche fraîche », en faisant allusion au fait que leurs ancêtres faisaient de la robe noire, à l’occasion, un copieux repas. « À Kahnawake, on entend toutes sortes de choses », poursuivit le père Bruyère. « Ils ont un petit centre culturel où ils passent une vidéo qui démolit l’Église comme si nous n’avions rien fait pour eux. Nous les avons sauvés ! Leur langue, leur grammaire, leur histoire, tout est conservé dans les Relations des jésuites. Nous avons toujours travaillé avec eux, nous avons vécu comme ils vivaient – nous étions inculturés. Mais ils sont très ombrageux ». Il pouffa. Le père Bruyère n’était pas amer, bien que l’essentiel de ce qui avait constitué sa vie, comme l’Ordre jésuite de Québec, se soit désagrégé sous ses yeux au cours des dernières décennies. Il était assez philosophe en ce qui concernait ces évènements, ce qui était signe de sagesse. Cela ne sert à rien de se plaindre de l’histoire. L’histoire a malmené tout le monde. Ce même après-midi, je roulai vers le pont Mercier qui traverse le Saint-Laurent en direction de Kahnawake et je rencontrai à nouveau George Gilbert, l’un des Mohawks traditionalistes. Cette fois, Gilbert était entièrement habillé. Nous nous assîmes sur un banc de parc regardant le Saint-Laurent, là où flottaient les péniches et où la brise agitait les hêtres, les sumacs et les mèches des cheveux poivre et sel de Gilbert. Il me donna des photocopies d’un livret intitulé The Council of the Great Peace. The Great Binding Law, Gayanerekowa. The Constitution of the Five Nations Confederacy. Il s’ouvrait sur une référence à l’Arbre de la Grande Paix, ou le Grand Pin blanc, le Tioneratasekowa, qui fut planté lorsque se forma la Confédération iroquoise, quelque part au XVIIe siècle. C’était l’un de ces évènements fondateurs d’une culture, similaire à celui de Moïse rapportant les Tables de la Loi du mont Sinaï. On disait qu’un aigle se jucherait au sommet de cet arbre et surveillerait toutes les directions. À l’approche du danger, l’aigle avertirait les gens de la Maison longue. Dans son ensemble, ce livret avait un ton élevé, quasi mystique : Qu’une calamité menace les générations croissantes et vivantes des Cinq Nations, alors que celui qui sera capable de monter au sommet

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de l’Arbre Tioneratasekowa le fasse. Quand il atteindra le sommet il regardera dans toutes les directions et s’il voit que vraiment le mal est en train d’approcher, alors qu’il appelle les Cinq Nations unies assemblées sous l’Arbre de la Grande Paix et leur dise : « Une calamité menace votre bonheur ». Alors les Chefs s’assembleront en conseil et discuteront de l’imminence du mal.

Gilbert, le Mohawk qui posait des poutrelles métalliques dans les gratte-ciel en construction, paraissait certainement apte à grimper au sommet du Grand Arbre, bien que ses yeux bleus ne fussent pas exactement iroquois de prime abord. À Montréal, où Gilbert faisait à l’occasion le métier d’acteur, lorsque je lui demandai s’il arrivait que des producteurs de films de cinéma ou de télévision lui demandent de porter des lentilles colorées pour lui donner un regard indien plus authentique, il parut presque offusqué. « Pourquoi voudrais-je masquer mes yeux bleus ? » me demanda-t-il. « Tout le monde veut avoir les yeux bleus ». La pureté raciale n’a jamais été une tradition iroquoise, ni française, de ce point de vue. Étant donné le déséquilibre entre les sexes dans la population française des débuts du Québec, et compte tenu du fait que les Français, contrairement aux Anglais, n’avaient pas de tabou en ce qui concerne le mariage avec des Indiennes – pour autant qu’elles fussent plus ou moins catholiques – on peut parier que certains Mohawks de Kahnawake, même au début du XVIIIe siècle, ressemblaient de manière frappante à des paysans normands. Les yeux bleus de Gilbert lui venaient de quelque ancêtre écossais, à ce qu’il parut. Cela n’en faisait pas un marginal à Kahnawake. « Ici, à Kahnawake, nous avons appris à vivre dans deux mondes », me dit-il. « Nous savons comment faire des affaires dans le monde des Blancs. Nous savons comment frauder un peu aussi. Nous avons appris des meilleurs – les Français et les Anglais ». Il faisait référence à la contrebande de cigarettes, source de revenus notoire d’un certain nombre de Mohawks du Québec et du nord de l’État de New York. Il faisait peut-être aussi référence aux débuts de l’histoire de la réserve, quand les Mohawks de l’État de New York soupçonnaient les habitants de Kahnawake d’espionner pour le compte des Français, et que les Français les soupçonnaient d’espionner pour le compte de leurs frères Mohawks de l’État de New York. Les guerres coloniales et la diplomatie consistant à monter les Français contre les Anglais ont certainement échauffé les esprits dans la Maison longue.

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À l’origine, le seul point commun entre les gens de Kahnawake était leur catholicisme. Ce lien a disparu. À l’heure actuelle, il y a une scission entre les Mohawks qui adhèrent à la forme de gouvernement reconnue par les autorités canadiennes, le système du conseil de bande, et ceux qui, comme Gilbert, sont nostalgiques du Grand Pin blanc et du système où les seuls hommes à porter le titre de chef étaient ceux qui arboraient des bois de cerf sur le front et dont les familles possédaient le nombre requis de ceintures de wampum. Dans ce système, les chefs traditionnels, qui n’étaient pas élus, étaient seuls à délibérer des questions graves et d’importance pour la Confédération. (« Les chefs de la Confédération des Cinq Nations seront les mentors de leur peuple dans tous les temps. Ils devront avoir une peau épaisse de sept grands empans ce qui veut dire qu’ils devront être à l’épreuve de la colère, de l’agression et de la critique. Leurs cœurs seront remplis de paix et de bonne volonté, et leurs esprits remplis de l’aspiration au bien-être des peuples de la Confédération »). La politique sur la réserve… cela pouvait devenir ténébreux. « Nous avons trois maisons longues ici », déplorait Gilbert. « La raison pour laquelle nous en avons trois, je pense, c’est parce qu’il y a trois groupes différents qui essaient de prendre le contrôle. Nous avons constamment été vaincus et conquis. C’est comme au premier jour ». Il haussa les épaules. « Je crois que la seule chose qui nous tient ensemble, c’est notre équipe de crosse. C’est un grand jeu. Ayant été moi-même un joueur de crosse, je sais que nous n’y parlons jamais de politique. Nous ne faisons que jouer ». Les Mohawks de Kahnawake les plus actifs et engagés politiquement, comme Gilbert, tendent à adhérer à l’ancienne manière, sous une forme ou une autre. Le catholicisme n’était plus à la mode nulle part, et certainement pas dans cette réserve. Cependant, Gilbert fit remarquer en passant que « Kahnawake a toujours été catholique – cela a commencé comme ça, comme une enclave catholique romaine – et cela sera toujours comme ça. Je ne pense vraiment pas que cela va changer ». La domination séculaire de l’Église catholique était symbolisée par la Mission Saint-François Xavier, juste au bas de la route partant de la plus grande intersection de la ville, structure imposante dont le plafond, comme celui de la chapelle Sixtine, était recouvert de scènes bibliques. C’était un sanctuaire baroque, par la statuaire et le décor, et on n’y avait pas lésiné sur la dorure. On y voyait une statue d’Ignace de Loyola, plus grande que nature, se découpant très haut sur le mur du choeur, et une autre, plus grande que nature, de

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saint François-Xavier, lui faisant face. La somptuosité ayant toujours impressionné les Indiens, tout ceci était clairement destiné à les mettre K.O. Mais ce qui m’attirait était la tombe de Kateri, en retrait à la droite de l’autel. La tombe de marbre elle-même était très simple, surmontée d’une statue en bois de Kateri. Éclairée de face, elle projetait son ombre sur le mur, et cette ombre lui conférait une profondeur empreinte de gravité, donnant l’impression d’une vie invisible. Son visage était d’un ovale parfait et dépourvu d’expression ; elle regardait vaguement vers le ciel. Les bras serrés sur un châle, elle tenait d’une main un crucifix, de l’autre un chapelet. Elle donnait l’impression d’un corps s’efforçant à l’immobilité, attendant quelque chose. Sois patient, murmurait le sanctuaire. Attends. La vie que tu mènes dans le monde n’est pas la vraie vie. Au pied de la tombe, il y avait des tortues, de céramique et de diverses matières – Kateri avait fait partie du clan de la Tortue –, des fleurs séchées et des photographies. Les photographies étaient celles de personnes pour qui priaient les adorateurs de Kateri. Là, dans un coin, par exemple, il y avait la photographie d’un jeune homme dans la vingtaine, portant des jeans, une chemise blanche et un gilet noir sans manches. Il avait de longs cheveux noirs, les épaules larges et il avait glissé ses pouces dans sa ceinture de cuir, comme pour montrer qu’il était prêt à tout. Il avait l’air de posséder le monde. Pourquoi quelqu’un priait-il pour ce garçon ? Y a-t-il eu un moment, pas très longtemps après que cette photographie ait été prise, où l’alcool lui a fait perdre le contrôle, ou bien quelqu’un lui a-t-il fait goûter du crack ? A-t-il eu de mauvaises fréquentations qui ont attiré sur lui l’attention de la police ? S’est-il épris de celle qu’il ne fallait pas, qui l’a laissé dépressif et suicidaire ? Ou bien s’est-il tenu loin des ennuis, jusqu’à ce qu’un jour ses amis remarquent qu’il avait des idées bizarres, qu’il lui prenait des fantaisies paranoïdes, disant que les voix à la radio lui parlaient ? A-t-il commencé à ressentir un engourdissement dans ses doigts et ses orteils, et réalisé progressivement que quelque chose était en train de détruire son système nerveux ? A-t-il conduit tard dans la nuit sans ceinture de sécurité et rencontré un véhicule venant en sens inverse ? De toutes les innombrables manières par lesquelles la vie peut détruire ses promesses sur cette saloperie de terre, comme dirait Beckett, laquelle a mené ses parents ou ses amis au cœur brisé à mettre sa photographie sur la tombe de Kateri Tekakwitha ?

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Je m’éloignai de l’autel pour entrer dans une annexe de l’église où l’on pouvait acheter des souvenirs de Kahnawake – y compris des médailles en or qui avaient touché les os de Kateri – et j’y rencontrai le curé, le père Louis Cyr, un autre jésuite, dans son bureau. Il faisait sombre à présent, et la seule lumière de la pièce provenait d’une lampe sur le bureau métallique. Les murs de pierre, les poutres de bois du plafond, les larges lattes de bois du plancher – qui n’avaient pas changé depuis des siècles – disparaissaient dans l’ombre. Au-dessus du père Cyr, dans un recoin du mur, il y avait une statue de plâtre d’une femme en longue robe de couleur crème, les mains jointes en prière, portant trois roses, une jaune, une rouge, une bleue, au-dessous de la clavicule. C’était la Rose mystique, autre nom de la Vierge Marie, portant les roses symbolisant le paradis ainsi que le martyre. Cette statue, elle aussi, se tenait dans cette pièce depuis très longtemps. « Ce n’est pas à moi de l’enlever », me dit le père Cyr, bien que personne ne semblât plus éprouver beaucoup d’intérêt pour elle. La coutume voulait que des familles empruntent cette statue pour des dévotions domestiques. Elles disaient le chapelet sous le regard de la Rose mystique. « C’est comme ça que la ferveur s’éteint », remarqua le père Cyr. La mort, ce fut l’un des thèmes de notre conversation – la mort de l’Ordre jésuite par exemple. « Nous sommes arrivés en fin de parcours. Il n’y a quasiment plus de vocations de jésuites », me dit Cyr, avec ce qui me sembla être une parfaite résignation. « Les ordres religieux ont vécu et ont disparu dans toute l’histoire de l’Église. Nous pouvons parfois prolonger notre utilité ». Puis il y eut la mort de la mission à l’ancienne de Kahnawake, avec ses prêtres jésuites menant leur petite barque et assénant la vérité sans hésitation. « Nous n’avons plus cette prétention de détenir l’unique vérité et d’être la seule porte du paradis, toutes ces choses dans lesquelles j’ai été élevé, dans une paroisse rédemptoriste. Nous n’avons plus d’emprise ». Avec son corps petit mais bien charpenté, son crâne dégarni et sa barbichette, le père Cyr ressemblait beaucoup au défunt Burl Ives. Il se frottait les mains énergiquement et nerveusement tout en parlant doucement, ou les déplaçait sur le bord du bureau comme sur un clavier. Ce n’était pas pour lui, le rôle du prêcheur rédemptoriste, tonnant en chaire pour rappeler à ses auditeurs les Quatre choses dernières (la mort, le Jugement dernier, l’enfer et le paradis). Pas même pour lui non plus le rôle de son prédécesseur, qui fut à l’avant-garde des luttes politiques de Kahnawake, mobilisant ses paroissiens pour qu’ils reconnaissent leurs droits et se battent pour eux. « Ils ont fait beaucoup

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de choses eux-mêmes », disait Cyr des gens de Kahnawake, « et la seule chose que je puisse faire est d’essayer de les persuader que peut-être ils pourraient appliquer la même tactique, la même énergie, la même ambition, à leur engagement dans l’Église. Je remarque seulement qu’ils sont restés en-dehors de la doctrine de base de Vatican II. Cela a eu un impact ici, c’est là, quelque part, mais cela n’est pas entré en profondeur, cela n’est pas entré chez les gens d’ici. Vatican II a donné de nouvelles orientations aux missions. Nous sommes dans cette dynamique, nous essayons de travailler sur cette base. Je m’en tiens donc à cela. Je leur ai dit que je ne venais pas comme chef d’orchestre, mais que j’étais un bon accompagnateur. C’est quelque chose que j’aime faire – ne pas être la vedette ou le soliste, mais l’accompagnateur qui va toujours mettre quelqu’un d’autre à l’avant-scène et le soutenir. C’est la seule chose que je conçoive faire moi-même. Ce n’est que lorsque eux-mêmes veulent faire quelque chose que je peux les accompagner. Je ne crois pas que cela nous appartienne encore de faire cette sorte d’analyse mentale de la situation et de nous empresser de leur donner des directives. Cela serait présomptueux – même si j’ai ma petite idée à ce sujet. Mais si on ne me le demande pas, je ne me mettrais pas au premier plan. Ce serait trop facile de le faire tout en ayant des intentions dissimulées ». Il se peut que Cyr ait été particulièrement sensible aux sentiments de ses paroissiens en raison de ses propres origines, celle d’un Acadien du Nouveau-Brunswick, descendant des colons français qui furent écrasés par les Anglais même avant la chute de Québec en 1759. « Les gens d’ici étaient absolument dévastés par la condescendance des prêches qui leur étaient destinés », me dit Cyr. « J’ai été témoin de cela. J’y ai été confronté. Avec le recul, la seule chose qui m’a aidée ici est le fait que je venais d’une minorité française du Nouveau-Brunswick, parce que, nous aussi, on nous a toujours dit de nous taire et de ne pas nous défendre. Au moins, nous avions une langue et une foi que nous gardions soigneusement à la maison. En-dehors de la maison, nous n’étions pas censés protester. Nous étions les vaincus et c’est tout. Mais personne ne pouvait nous dire quelle langue parler à l’intérieur de nos quatre murs, et personne ne pouvait nous dire quelle religion pratiquer. Je crois que cela m’a donné une longueur d’avance sur les autres missionnaires qui étaient originaires du Québec et qui prenaient une attitude plus condescendante envers ces vieux sauvages. J’ai réagi à ce type de paternalisme, qui existait encore lorsque je suis arrivé, de la part de certains missionnaires qui n’avaient pas compris. C’est tout ce que je peux dire. Ils faisaient de leur mieux, mais je voyais bien les

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réactions des gens. Ils savaient qui respecter, et ils savaient de qui ils étaient respectés ». Cyr n’avait pas non plus d’objection à ce que certains traditionalistes mohawks rejettent l’Église avec véhémence. « Je ne crois pas que cela soit négatif qu’ils tournent le dos à l’Église », dit-il, ses mains se déplaçant sur ce clavier invisible. La Rose mystique nous regardait d’en haut avec une douceur infinie. « Je crois qu’ils doivent prendre leurs distances pour découvrir ce qu’ils ont perdu et ce qui est toujours là, et pour prendre conscience de leur propre culture. Je ne crois pas que le passé soit un fardeau. Cela dépend de la manière dont on le regarde ». Quatre cents ans plus tôt, les prédécesseurs du père Cyr avaient décidé de vivre avec la culture des gens qu’ils avaient l’intention de convertir, mais de la purger de ses traits les plus ostensiblement anti-chrétiens, comme la sorcellerie. À présent, cette culture étant si visiblement affaiblie et presque entièrement détruite, le père Cyr ne s’inquiétait pas du tout d’une résurgence potentielle de ces « abominations ». « Je ne suis pas là pour rechercher les choses de la culture traditionnelle qui sont incompatibles avec la foi chrétienne », me dit-il. « C’est bien pourquoi je n’en ai trouvé aucune. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas. Cela signifie que les seules personnes qui seraient aptes à en juger devraient venir de leur propre culture. S’ils me le demandaient, alors je ne refuserais pas de dire ce que j’en pense – mais de toute façon, ces gens ont une manière unique de savoir ce que vous pensez. Ils sont plus observateurs, ils ont une perception plus fine que nous de ce qu’est une personne. Cela vient probablement d’une sorte d’imprégnation de leur culture. Ils ont été si longtemps dominés par notre culture qu’ils ont réussi à démasquer nos stratégies à partir de tous les angles imaginables. Nous ne pouvons plus faire ce que nous faisions auparavant, insister pour qu’ils acceptent la foi sans poser de questions. Ce n’est pas un fardeau, c’est seulement une nouvelle étape dans la croissance de la communauté ». Cette nuit-là, je garai ma voiture près du bâtiment du Conseil mohawk, en sortis et marchai un peu aux alentours. Une voiture de police surgit et son conducteur, un jeune « Peace Keeper » mohawk, me demanda ce que je faisais là. Il vérifia ma carte d’identité et me demanda d’ouvrir le coffre de ma voiture, ce que je fis. Il était complètement vide. « Parfait », me dit le Peace Keeper. Je suppose qu’il faut avoir examiné beaucoup de coffres de voitures à Kahnawake pour comprendre

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pleinement pourquoi un coffre vide représente la perfection. Il me souhaita une bonne nuit et nous partîmes en voiture chacun de notre côté. J’atterris chez Old Malone, un restaurant qui s’affichait comme « le leader de Kahnawake en cuisine ». C’était probablement vrai. Je fis un bon repas chez Old Malone, puis je restai y boire quelques bières. Le bar était plein de monde, mais pas bruyant. Les rangées de bouteilles d’alcool au-dessous du miroir, leur verre teinté et leurs étiquettes attirant l’œil me rappelaient la décoration somptueuse et les lumières colorées d’une église catholique à l’ancienne mode – comme Saint-François Xavier. J’aime les églises et les bars. Dans les deux endroits, on peut s’asseoir, se détendre et réfléchir à la situation. Bien sûr, dans les bars, il est plus facile de rencontrer du monde. Je finis par me trouver en grande conversation avec un habitué assis à côté de moi au bar, un homme dans la quarantaine, bâti en force, qui portait un blouson de sport. Je lui parlai du Peace Keeper qui avait vérifié mon coffre de voiture, parce que, d’un certain point de vue, c’était la chose la plus intéressante qui me soit arrivée à Kahnawake. « Comment tu t’appelles ? » me demanda-t-il. « Phil. Et toi ? » « Appelle-moi juste le Mohawk ». Je lui jetai un coup d’œil, et il me dit son vrai nom, Brian. Toutefois, cela ne me dérangeait pas de l’appeler le Mohawk. « Quand les gens voient quelqu’un qui n’est pas d’ici se promener dans le coin, ils le remarquent », dit le Mohawk. « Ou quelqu’un qui conduit la nuit. Si tu ne fais qu’entrer et sortir, ça va ». Il me proposa une cigarette, que je refusai à contrecoeur. « Mais si tu traînes dans le coin, c’est complètement autre chose. C’est comme à Harlem. Tu ne vas pas traîner dans le coin, parce que tu n’y es pas à l’aise. Les gens savent que tu n’es pas d’ici. Genre, qu’est-ce que tu fais dans notre quartier ? Même chose ici. Nous savons tous qui vit à Kahnawake ». « C’est pour ça que le flic s’est pointé ? » Le Mohawk haussa les épaules. « C’est une petite communauté. Nous connaissons chaque voiture de Kahnawake. Tu te promènes dans le coin avec une voiture que les gens ne connaissent pas, au bout d’un moment ils vont se poser des questions. Les petites frappes d’ici, s’ils te voient rouler dans le coin, ils vont essayer de te foutre une raclée. Enfin, ils vont pas essayer, ils vont te foutre une raclée ». « Vraiment ? »

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« Ou ils vont vandaliser ta voiture ». Il commanda un autre Scotch. La dernière chose qu’il m’avait dite m’embêtait vraiment. Je n’avais pas trop peur de prendre une raclée, mais j’avais loué une Buick Regale blanche pour la durée du week-end et, conformément à mon habitude, je ne l’avais pas assurée. Je voyais déjà les gens de Budget Rent-A-Car exiger que je leur achète une nouvelle Buick Regale après que les garçons de Kahnawake en aient fini avec celle que je conduisais. « À propos », poursuivit le Mohawk, « je crois qu’il y a un arrêté municipal. Si quelque chose arrive après une certaine heure de la nuit, et quand on ne vit pas à Kahnawake, on ne peut tenir personne pour responsable des dommages à la propriété ». « Un arrêté municipal ? » « Ouais, après le coucher du soleil, je crois. Il n’y a pas de recours ». « Ça a l’air dingue ». Mais je me demandais s’il avait raison. Les Indiens de Kahnawake étaient ombrageux, disait le père Bruyère. Il était bien possible qu’ils en aient eu assez des étrangers qui traînaient dans leur réserve et qu’ils aient décrété qu’après le coucher du soleil, la chasse serait ouverte sur leurs personnes et leurs voitures. « Qu’est-ce que tu fais ici ? » me demanda le Mohawk d’un ton sarcastique. Je lui dis que je travaillais à un livre sur les Français en Amérique du Nord. Avec quelques encarts, quand cela se présentait, sur les Indiens qu’ils avaient rencontrés. « Tu devrais écrire sur l’époque où nous avons bloqué le pont Mercier », me dit-il. En vérité, je me rappelais de cet incident. En 1990, le village d’Oka, au Québec, tenta de s’emparer de certaines terres dont la propriété était contestée près de la réserve Mohawk de Kanesatake. Les gens de Kanesatake s’écrièrent que c’était une terre sacrée. La commune d’Oka répondit que ces terrains étaient sa propriété légale et exactement la superficie qu’il lui fallait pour agrandir le terrain de golf municipal. Les Mohawks de Kanesatake érigèrent des barricades et, en geste de sympathie envers leurs camarades de Kahnawake, bloquèrent le pont Mercier, ce qui contraria énormément un grand nombre de gens qui devaient faire la navette pour leur travail. Il y eut un moment où on envoya l’armée canadienne. Sur la route qui longeait Lachine, exactement à l’endroit où « des groupes muets de stupéfaction » ont un jour regardé ceux qu’ils aimaient être torturés à mort, s’alignaient des blindés de transport de troupes. Une fois de plus, les Indiens de l’autre côté de la rivière causaient de grands troubles.

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« Ici, tout le monde était uni », se souvenait le Mohawk. « Les traditionalistes, les protestants, les catholiques. Nous étions seulement des Indiens. Pas de vrais chefs. Personne n’avait de plan ni de vision d’ensemble. Ce n’était pas du tout, tiens, voilà ce que nous devons faire. Nous l’avons seulement fait. Nous étions un collectif. ... Les gens pensent que nous devrions recommencer quelque chose comme ça. Foutre encore quelques coups de pied au cul ». Le coin de sa bouche se souleva, ce que j’interprétai comme l’imminence d’une déclaration ironique. « Un projet créateur d’emplois ». « Je saisis, ce n’est pas si facile de trouver l’unité ici », dis-je, me souvenant des remarques de George Gilbert. « Démocratie. Tu connais ce mot ? Les Américains le tiennent de nous. Ils disent qu’ils l’ont inventé, mais quand ils ont quitté l’Europe, ils étaient encore dans une monarchie. Ils sont venus ici, ils ont vu comment nous nous gouvernions nous-mêmes. Démocratie. Tout le monde peut voter, tout le monde a une voix. Cela remonte à des milliers d’années ». « Mais qu’est-ce qu’il en est de l’unité ? » « Ce qu’il en est ? Bon, on a le Conseil de bande, on a les traditionalistes. On a même les traditionalistes intégristes. Il y a des gens comme ça dans toutes les religions. Chaque chose doit être faite comme elle a été écrite. Alors, quoi que fasse le Conseil de bande, ils sont contre, ils sont contre, ils sont contre. Ils sont hyper critiques. On leur demande, qu’est-ce que vous proposez comme alternative, ils n’en ont aucune idée. Je leur dis, alors, ça sert à quoi la critique si vous ne pouvez pas proposer une alternative ? Ils n’aiment pas ça. Je sais très bien qu’après que j’aie quitté la pièce, ils disent, oh, c’est l’un d’entre eux. Ce n’est pas un vrai traditionaliste. Je reviens dans la pièce et tout d’un coup, tout le monde s’arrête de parler et commence à chuchoter. Psss, psss, psss ». Il commanda un autre Scotch et me proposa à nouveau une cigarette. Une fois encore, je déclinai l’offre à contrecoeur. Qu’est-ce que j’aimais fumer dans les bars ! « Comme si ça me faisait quelque chose. En fait, il faut s’adapter. Qu’est-ce que vous voulez faire ? Brûler des sorcières ? Est-ce que vous allez les brûler parce qu’elles ont des cartes de tarot ? Même l’Église catholique change, et elle remonte à loin elle aussi. Comment ça se fait que tu te croises les bras ? » C’est vrai que j’avais croisé les bras. Je crois que l’air conditionné me donnait un peu froid. « Tu te croises les bras », me dit le Mohawk.

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« Ça signifie que tu es sur la défensive. Les gens voient ça, ils essaient de se battre avec toi ». Cette fois, je ne crus pas le Mohawk. Je suis allé dans des bars où on pouvait vraiment se trouver pris dans une rixe à cause d’un langage du corps inapproprié, mais ce n’était pas le cas de celui-ci. Les gens passaient du bon temps. Personne ne cherchait la bagarre. Et puis, ce n’est pas comme si j’avais eu l’air inquiet d’être « un homme blanc ». J’avais tout autant l’air d’un Indien que n’importe qui d’autre. Un spectateur qui n’aurait pas su que c’était un bar de Kahnawake aurait pu penser que c’était un bistrot irlandais du Queens. « Sois naturel, sois relax. C’est quoi ton nom déjà ? » « Phil ». « Sois toi-même, Phil. T’en fais pas. Je suis avec toi ». Il fit une pause, puis le coin de sa bouche se releva encore. « Pas que ça ait beaucoup d’importance ». Puis il vit que je me croisais encore les bras. « Tu vois, tu le fais encore. Si tu ne veux pas que les gens t’agressent, il faut que tu changes de langage du corps ». Obéissant, je décroisai les bras. Mais à présent, il paraissait tracassé à cause de moi. « As-tu parlé à quelqu’un avant de venir ici ? » « Non ». « C’est bien. Tu n’as pas parlé. Tu étais isolé. Je t’ai donné beaucoup de matière pour ton livre, j’espère que tu l’apprécies ». Il se détourna pour discuter avec deux femmes entre deux âges qui se trouvaient sur son autre côté. « Ricky est là ce soir ? », demanda-t-il à l’une d’entre elles. Non, dit-elle. Il s’avéra que c’était la mère de Ricky. Ils parlèrent de Ricky un moment – il semblait être bien connu dans la communauté. « Tu te rappelles des chaussures de sport rouges de Ricky ? », demanda sa mère. « C’étaient des Converse, non ? » « Il adorait ses chaussures rouges ». Elle se tourna vers moi avec un sourire enchanté. Il était clair que son fils était la lumière de sa vie. « Il les aimait tellement qu’il s’est marié avec ». « Ouais, je me souviens. Il les aimait, celles-là. Il avait de ces chemises, fallait mettre des lunettes de soleil quand il les portait ». « Ça c’est tout lui ». « C’est vrai. Tout un personnage. Complètement excessif ». Je terminai ma bière et descendis du tabouret. « Où tu vas ? », demanda le Mohawk.

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« J’ai mon compte ». « Reste dans le coin. Pourquoi, tu pars ? » « Je m’inquiète pour ma voiture ». « Il n’arrivera rien à ta voiture ». « Je suis fatigué Brian. J’ai mon compte ». « Bien, c’est toi qui décides », me dit-il dédaigneusement. « Peut-être que je te reverrai dans le coin ». « Je ne me souviendrai probablement pas de toi. J’ai une bonne mémoire, c’est seulement qu’elle ne dure pas très longtemps ».

Cinq Fort Frontenac La Salle et le harcèlement sexuel. Le comte de Frontenac. Je vois quelque chose d’interdit. Une conspiration catholique romaine en Nouvelle-Angleterre. L’homme au poing d’acier. Tonty et Tonto.

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u printemps 1669, après que des Senecas de passage lui aient parlé d’une rivière, au sud des Grands Lacs, qui coulait vers l’ouest, La Salle prit des arrangements pour changer de vie et, de seigneur du manoir, devenir explorateur. La première chose qu’il fit fut de rassembler quatre mille livres de capital en vendant sa seigneurie. Explorer coûtait cher. On ne partait pas tout seul dans les bois, et on n’y allait pas sans vivres, sans parler des biens à donner ou à échanger. La seconde chose qu’il fit fut de se rendre à Québec pour demander au gouverneur, Rémy de Courcelles, la permission de partir en exploration. Le fait que La Salle ait été obligé de faire une telle chose paraît sans aucun doute étrange à ceux qui ont été élevés dans le mythe américain de la Frontière, où un Daniel Boone se lève et s’en va, sans demander la permission à qui que ce soit. Mais il s’agissait de la Nouvelle-France, et l’amour des Français pour la bureaucratie y avait déjà pris racine. Même aux franges de l’immensité sauvage, tout était régulé, tout était contrôlé, tout dépendait en fin de compte du bon vouloir du roi, qui était le bon vouloir de la France. Se lancer dans le commerce des fourrures, par exemple, était particulièrement compliqué. Comme nous l’avons vu plus haut, Louis XIV et son ministre Colbert, le bureaucrate par excellence, désiraient avant tout consolider leur colonie, l’implanter solidement en dépit des hivers interminables et du sol rocailleux. Ils ne voulaient pas voir les 107

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colons abandonner leurs fermes pour chercher fortune au loin, dans le commerce des fourrures. Ils firent du commerce des fourrures un monopole d’État et limitèrent le nombre des individus qui pouvaient y prendre part. Bien entendu, un certain nombre d’individus défièrent ce règlement et se firent traiteurs de fourrures et coureurs des bois en freelance. (Le romancier franco-américain David Plante écrit : « Le mot coureur des bois n’a pas d’équivalent en anglais ; il est purement francocanadien. Il désigne un homme qui vit dans la forêt, tire sa subsistance de la forêt et meurt en forêt »). Si ces hommes ne trouvaient personne à vouloir acheter leurs fourrures à Montréal, ils allaient trouver les Hollandais et les Anglais à Albany. C’était mieux que le combat sans fin consistant à abattre les arbres, défricher les broussailles et hâler les rochers hors des champs. Tant de colons se sont faits coureurs des bois et se sont mis hors-la-loi au XVIIe et au XVIIIe siècles qu’ils constituent aujourd’hui la base d’un mythe québécois moderne. Selon ce mythe, le véritable Canadien français n’avait rien à voir avec ce fermier docile du Québec du XIXe siècle qui était soumis à l’Église et gouverné par les Anglais. Le prototype du Canadien français était bien plutôt le coureur des bois crâneur et amoureux de la liberté. Selon un auteur canadienfrançais, les Français d’Europe nous trouvaient arrogants et vantards… indépendants et indisciplinés, réticents à obéir aux ordres et irrespectueux de l’autorité. Mais ils voyaient aussi que nous étions d’infatigables chasseurs, des coureurs agiles, des explorateurs consciencieux, et excellents pour nous battre à l’indienne. Ils ne pouvaient pas non plus nier que nous aimions la bonne vie, ce qui entrait probablement en ligne de compte dans notre manque d’aptitude à l’agriculture – c’était comme si notre esprit ne pouvait rester confiné entre quelques arpents. Nous pouvions jouer dur et pour de fortes mises, nous étions en général de bon air, charmants et de bonne compagnie.

C’est vrai. Tiens, moi par exemple. La description « de bon air, charmant et de bonne compagnie » me va comme un gant. Je n’en tire aucune vanité – ce n’est que le résultat de l’ADN qui me vient de mes « très charmants » ancêtres. J’espère qu’aucun autre groupe ethnique n’en concevra de jalousie. Nous avons tous nos points forts et nos points faibles. Ce n’est pas comme si les Canadiens français avaient déjà enflammé le monde intellectuel. Le mythe du coureur des bois ne s’étend pas, dans son usage actuel, jusqu’à son aspect entrepreneurial. La société québécoise

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demeure beaucoup plus étatique et bureaucratique que le reste du Canada, pays qui accepte lui-même beaucoup plus de régulations gouvernementales que les États-Unis. Ce que les Québécois contemporains ont à l’esprit lorsqu’ils célèbrent le coureur des bois est davantage l’aptitude de celui-ci à choisir son propre mode de vie et à affirmer sa sexualité. (Le sexe est la nouvelle obsession du Québec qui était autrefois obsessionnellement catholique). Il y a certainement des fondements historiques à ce phénomène. Les relations sexuelles avant le mariage ne présentaient aucune difficulté morale pour les Indiens, qui considéraient parfois l’offre d’une partenaire de lit comme faisant naturellement partie de l’hospitalité. Les coureurs des bois acceptaient en général volontiers de telles offres, avec un appétit sexuel et une vigueur que les Indiennes trouvaient tout à fait remarquables. C’est une chose que La Salle lui-même n’approuvait pas et il lui arrivait souvent de se dépêcher de quitter un village amérindien avec ses hommes plutôt que de voir ces derniers « fricoter » avec les femmes de l’endroit. Il semble avoir été d’une infaillible chasteté. Un seul des hommes qui le connaissaient accusa La Salle d’immoralité sexuelle. Dans ses mémoires, un jeune ingénieur du nom de Jean-Baptiste Minet, qui avait navigué avec l’expédition jusqu’au Texas puis était rentré avec Beaujeu car il ne pouvait plus souffrir La Salle, déclara que La Salle choisissait pour serviteurs les jeunes hommes les plus beaux et qu’il les obligeait ensuite à coucher avec lui. Pour autant que je le sache, personne d’autre parmi ceux qui connaissaient La Salle n’a jamais déclaré qu’il était homosexuel. Il est clair, pourtant, que Minet avait eu vent de quelque chose. Pour ma part, je subodore que ces histoires sont de la même nature que le ragot de Beaujeu au sujet de la couardise de La Salle en duel, le genre de rumeurs croustillantes – et sans fondement – que les gens adorent répandre sur le compte d’un supérieur arrogant et irresponsable. Cependant, il n’est pas inconcevable que La Salle ait représenté un cas d’homosexualité refoulée et que ceux qui répandaient des rumeurs au Texas aient flairé quelque chose derrière la façade de La Salle. Il est possible qu’une partie des problèmes de dépression et de paranoïa de La Salle aient surgi de la prise de conscience qu’il abritait un ennemi intérieur, un ensemble d’inclinations qu’il ne pouvait accepter. Sa sévérité et son attitude distante envers ses hommes provenaient peut-être d’un débordement du combat sans répit qu’il menait durement contre luimême.

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Il est certain qu’il avait vécu presque uniquement avec des hommes depuis son enfance chez les jésuites. En Nouvelle-France, où le rapport hommes/femmes était de dix à un, personne ne pouvait trouver bizarre le fait qu’il n’ait pas d’amourette. De ce point de vue, il n’est pas très différent de Samuel de Champlain, le fondateur de Québec, qui lui aussi a passé toute sa vie entouré d’hommes et qui, une fois marié, n’a quasiment pas passé de temps avec sa femme. Aujourd’hui, on soupçonne Champlain aussi d’avoir été homosexuel – soupçon qui, malgré notre sophistication moderne, véhicule encore un certain piquant, du type qui fait ricaner sous cape les écoliers, car il fut considéré pendant longtemps non seulement comme le grand héros du Canada français, mais comme son saint patron. Les historiens révisionnistes l’adorent. Dans le cas de La Salle, le fait de prendre conscience qu’il avait des inclinations homosexuelles a pu contribuer à ces impulsions pressantes qu’avait remarquées le jésuite Delanglez, le désir perpétuel de se trouver ailleurs que là où il était. Curieusement, il est possible que cela puisse entrer en ligne de compte dans sa fascination des Indiens et son aisance avec eux. Ce n’est pas que les Indiens aient été nécessairement « homophiles », mais il se peut que leurs mœurs exotiques, leur absolue altérité, aient quelque peu allégé la pression psychique que subissait La Salle. Tout ce que nous pouvons savoir, c’est qu’il avait du mal à vivre avec ses congénères européens, qu’il avait du mal à vivre avec lui-même, mais qu’il trouvait la vie avec les Indiens tout à fait tolérable. Il y avait eu des précédents à une telle situation. « Il est plus facile de faire un Indien d’un Français que de faire un Français d’un Indien », soupiraient les jésuites, qui avaient depuis longtemps constaté ce phénomène. Dans toute l’histoire de l’Amérique du Nord, de nombreux Blancs, et pas seulement des Français, trouvèrent bien plus facile d’adopter le mode de vie amérindien et s’adaptèrent tellement bien à la vie indienne qu’ils haïssaient jusqu’à l’idée de retourner à la société des Blancs. L’inverse ne s’est jamais produit. Aucun Indien n’a jamais aimé devenir un Blanc. Durant les deux ou trois années suivant sa rencontre avec Courcelles à Québec, La Salle partit quelque part en forêt, explorer et faire la traite des fourrures. Ce qu’il fit exactement, où il est allé, nous n’en savons pas grand-chose. Il est probable qu’il ait atteint l’Ohio, en compagnie de Nika, un captif shawnee qu’il avait obtenu des Iroquois en 1669, mais nous ne savons pas jusqu’où il a pu suivre le cours de cette rivière. Il se peut qu’il ait passé le plus clair de son temps auprès

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des Iroquois, à faire la traite des fourrures. Puis, en 1672, se produisit un évènement qui fit sortir La Salle de l’ombre et en fit un personnage historique d’importance durable. Un vieux routard buriné et ruiné de cinquante-deux ans, le comte de Frontenac, vétéran des champs de bataille d’Europe et d’innombrables intrigues de boudoir, remplaça Courcelles au poste de gouverneur de la Nouvelle-France. Il lui suffit d’un regard sur La Salle pour que Frontenac sache qu’il pourrait travailler avec cet homme. C’étaient des esprits de même nature – des hommes d’action qui avaient subi le même sort. Plus leurs exploits étaient grands, plus leur renommée grandissait, plus ils plongeaient dans les dettes. Frontenac se prit d’affection pour cet homme plus jeune, émotion qu’il avait rarement éprouvée et dont La Salle avait rarement fait l’objet. Pour cette raison, et d’autres, ils se découvrirent le même désir de prendre des risques gigantesques pour agrandir la Nouvelle-France. Dans le cadre de cette tentative, Frontenac confia à La Salle la tâche de convoquer les Iroquois à une grande conférence à Cataraqui, près de la ville actuelle de Kingston, à l’extrémité est du lac Ontario. La Salle s’en acquitta admirablement et, en juillet, Frontenac emmena près de quatre cents hommes en expédition dans les rapides du Saint-Laurent, dans cent vingt canoës et deux grandes barges « peintes en rouge et bleu », comme les décrivait Parkman, « avec d’étranges motifs destinés à éblouir les Iroquois par leur splendeur hors de l’ordinaire ». Traîner les barges le long des rives pour éviter les rapides à l’ouest de Lachine s’avéra particulièrement éreintant. Frontenac, qui avait été un bon commandant au service de son roi, n’hésita pas à entrer dans l’eau pour prêter main-forte à ses hommes. Comme La Salle, il avait tendance à se quereller avec ses pairs et avec ses collègues, et à affirmer jalousement ses prérogatives, mais contrairement à La Salle, il savait s’y prendre avec ses inférieurs. Il savait comment se gagner leur dévouement en partageant leurs difficultés et en veillant sur leur bien-être. Pendant ce voyage, il alla jusqu’à organiser des jeux le soir pour que ses hommes pensent moins aux moustiques. Frontenac se montra aussi l’égal de La Salle dans la communication avec les Indiens. Anka Muhlstein, biographe de La Salle, nous dit que le génie de Frontenac consistait à adapter le grand style de Versailles aux forêts et à la vie des Indiens. Il fit une magnifique entrée à Cataraqui, au son d’un orchestre, les canoës et les barges en formation, et les bannières flottant au vent. Son discours, prononcé le lendemain devant une tente flanquée d’une soldatesque bien

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disciplinée et en grand uniforme, fut lui aussi de grand style. Parkman relate la manière dont Frontenac s’est adressé aux Iroquois : « Vous avez bien agi, mes enfants, en obéissant aux commandements de votre Père. Prenez courage : vous entendrez sa voix, pleine de tendresse et de paix. Car ne croyez pas que je sois venu pour la guerre. Mon esprit est rempli de paix et elle marche à mes côtés ». Il semble que ce discours ait été bien reçu. Frontenac était assez cynique et culotté pour sortir quelque chose de ce genre. Cela importait peu qu’il n’ait dit que des conneries. Personne n’aimait ce genre de conneries plus que les Indiens. Le jour suivant le discours d’ouverture de Frontenac, les soldats français commencèrent la construction d’un fort en suivant le plan conçu par un ingénieur de Frontenac. « Certains abattaient les arbres, d’autres creusaient les tranchées, d’autres élaguaient le bois des palissades ; et le travail était mené avec tant d’ordre et d’alacrité que les Indiens en étaient éperdus d’étonnement », écrivait Parkman. Cela ne leur prit qu’une semaine de terminer ce fort, qui était l’objectif premier de toute la manœuvre : Frontenac ne voulait pas seulement que les Iroquois fassent la paix avec les alliés indiens des Français et qu’ils se fassent catholiques romains, mais aussi qu’ils apportent leurs fourrures à ce nouveau fort, à ce point stratégique où le lac Ontario se déverse dans le Saint-Laurent. Ainsi, cet avant-poste arrêterait l’écoulement des fourrures vers le sud et Albany et ferait augmenter les revenus et l’influence de la Nouvelle-France. Cela permettrait aussi à qui commanderait ce fort de faire beaucoup d’argent. Ayant toutes ces considérations en tête, La Salle s’embarqua pour la France en 1674, avec l’appui de Frontenac, pour demander au roi une concession de terre qui inclurait ce poste de traite, dorénavant appelé Fort Frontenac. Sa requête fut accordée et La Salle revint au printemps de l’année suivante avec suffisamment d’argent, prêté par des parents, pour rembourser Frontenac des dépenses que lui avaient occasionnées la construction du fort et pour pouvoir tenir les promesses qu’il avait faites au roi, c’est-à-dire reconstruire Fort Frontenac en pierre, y bâtir une église et y maintenir une garnison. Tout cela, il le fit, tout comme – c’est ce que nous pouvons supposer – il partagea certains des profits de la traite des fourrures avec le gouverneur.

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En 1758, près de cent ans plus tard, des forces constituées de soldats de carrière britanniques, de colons américains et d’une poignée d’Iroquois, soit plus de trois mille hommes au total, descendirent au Fort Frontenac et y installèrent une batterie au nord, au sommet d’un dénivelé de terrain. Le comte de Frontenac n’avait pas très bien choisi la situation de ce fort. Il se trouvait sur des terres basses, exposé non seulement aux attaques venant du fleuve, mais aussi aux attaques tout aussi dévastatrices venant de l’intérieur des terres. Le commandant français se rendit promptement et les Britanniques rasèrent le bâtiment. Pendant plus de deux siècles, il ne resta plus une trace de ce fort. Ce n’était plus qu’un souvenir. Puis, en 1983, une équipe d’archéologues commença à creuser. Elle mit au jour le tracé des anciens murs de pierre et découvrit les inévitables haches et perles de verre que les Français échangeaient avec les Indiens contre des fourrures. Comme la piste des miettes de pain du Petit Poucet à travers la forêt, la piste des perles de verre – massivement produites dans des villes comme Venise – signale la présence des Français à travers toute l’Amérique du Nord, de Lachine à Kingston et jusqu’à Fort Saint-Louis au Texas. Après avoir fini de creuser, l’équipe releva l’un des angles du vieux mur du fort, qui se dresse à présent sur un triste petit îlot de pelouse au milieu de la circulation dans le centre-ville de Kingston. De l’autre côté de la rue se trouve le Collège de la Défense nationale des Forces armées canadiennes où il s’avère que se trouve également, dans une cour, un vestige de l’ancien mur, découvert en 1952 par un général de l’armée canadienne. Je franchis un portail où un panneau disait clairement Unauthorized Entry Prohibited/Accès interdit sans autorisation, et je passai ma tête dans le bureau du planton pour l’interroger sur le morceau du mur de La Salle qui était leur propriété. « Oui, c’est ici, mais ce n’est pas ouvert au public », me répondit fermement le planton. « Je vous parle d’un morceau de l’ancien fort », dis-je, de l’air de dire, je vous parle d’une partie du patrimoine de tous les contribuables et citoyens canadiens. « Ah, oui. C’est ici ». « Mais est-ce que je peux aller le voir ? » « Et bien, vous pouvez seulement passer le coin pour regarder. N’allez pas au-delà ». Je jetai un coup d’œil furtif au-delà du coin et aperçus un bout de mur de pierre. Il me parut authentique. Je fis demi-tour et passai devant le bureau du planton en m’assurant qu’il me voyait bien repartir,

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afin de le rassurer et qu’il ne pense pas que je m’étais introduit en douce dans quelque autre endroit du Collège de la Défense nationale, et ce fut tout. J’avais vu, sous la forme d’un morceau de mur, l’unique vestige visible de ce qui avait été autrefois la clé de l’empire des Français. « Ce que nous essayons de faire actuellement, c’est de nous assurer que cet aspect de la colonisation de cette région ne reste pas ignoré » me dit le même jour Sue Bazely, directrice administrative de la Cataraqui Archeological Research Foundation. Bazely, qui avait fait des fouilles pendant dix-huit ans autour de Kingston, avait une attitude de propriétaire envers son Fort Frontenac mort et enterré, à la manière d’un universitaire essayant de faire revivre la réputation littéraire d’un poète injustement oublié. Son travail montrait que les Français avaient consacré beaucoup de temps et d’efforts à maintenir le fort sur le pied de guerre. Ils devaient le trouver important. « Parfois, dans les archives, on le trouve mentionné comme poste de traite, un point de halte comme un autre sur la route, mais je pense, étant donné ce que les Français ont essayé de faire, en tentant constamment de l’améliorer et de le préparer aux hostilités et à la guerre, je crois qu’il jouait un rôle clé, bien plus que n’aimeraient le suggérer certains », soutenait Bazely. N’aimeraient suggérer ? Dans une volonté de minimiser les origines françaises de cette ville canadienne célèbre pour son anglophilie ? « C’est compliqué parce que, à l’exception du mur reconstitué et de quelques noms de lieux aux alentours, il n’y a rien qui puisse évoquer des aspects français à Kingston », dit Bazely. « Nous avons un collège nommé La Salle, une rue nommée La Salle, il y a toutes sortes de références rien que dans les noms de lieux, mais dépourvues de contextes. Il est très facile de les ignorer. Quand on voit les bâtiments d’ici, les fortifications du Fort Henry qui sont toujours debout depuis la période britannique, tout le monde associe Kingston à cela ». Pratiquement toutes les brochures touristiques montrent une photographie d’un soldat de la Garde de Fort Henry, avec son fusil, sa baïonnette, son shako et son expression alerte, celle d’un motocycliste attendant que le feu passe au vert. C’est cela que l’histoire de Kingston signifie pour les touristes – les tuniques rouges. Je passai au Centre culturel Frontenac pour demander ce qu’étaient devenues les vieilles familles françaises de Kingston. Le directeur, Francis Beaulieu, un petit homme ayant l’air d’un savant, avec des manières agréables qui laissaient penser qu’il était, comme ses ancêtres, charmant et de bonne compagnie, me confirma que la

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clientèle du centre était presque exclusivement composée des membres francophones de l’armée canadienne – le Collège militaire royal de Kingston est l’équivalent canadien de West Point – et des professeurs et des étudiants du Département d’études françaises de l’Université Queen’s de Kingston. Beaulieu espérait relier ces gens à ceux qu’il appelait les habitants « French friendly » de Kingston, c’est-à-dire des résidents anglophones essayant de maintenir leur niveau de français. J’aimais bien cette expression, « French friendly ». Beaulieu éclata de rire. Il avait un rire assez particulier, une sorte de glapissement qui aurait eu l’air crétin chez un Canadien anglais ou un Américain. Mais chez ce fils du Québec, ce rire avait une qualité aimable et sans complexe, comme un surgeon de cette célèbre vivacité française, si étrangère aux habitants des îles britanniques. « C’est de moi, si on veut », me dit-il de cette expression. « En français, nous disons francophiles. J’essayais de traduire cela en anglais et comme je ne trouvais pas, j’ai pensé à “French friendly”. La première fois que nous avons utilisé cette expression avec des anglophones, cela les a bien fait rire. Alors nous l’avons gardée ». Bien sûr, cette expression suggère son contraire – francophobe ou « French unfriendly ». De telles personnes existent. En fait, l’histoire du Canada n’est qu’une longue prise de bec entre anglophones et francophones. Dans les années 1960, le gouvernement fédéral, ayant à sa tête à ce moment-là le Premier ministre Pierre Trudeau, tenta de combler le fossé en imposant une certaine dose de bilinguisme, ce qui incluait l’exigence que tout produit de supermarché soit étiqueté à la fois en français et en anglais. Cela ne satisfit en rien les francophones québécois qui voulaient un Québec « souverain » et s’avéra être une source d’irritation étonnamment constante pour les Canadiens anglophones. C’était comme si tous les matins, à la table du petit déjeuner, on leur rappelait narquoisement que le « fat-free Puffed Wheat » était aussi du « Blé soufflé sans gras ». La situation des Français des États-Unis est bien sûr très différente. À l’instar des descendants des Suédois ou des Lituaniens, nous, les Franco-américains, sommes aussi inoffensifs qu’on puisse l’être. Il y eut un temps, cependant, au plus fort de la grande migration des Canadiens français du XIXe siècle vers les usines de textile de la Nouvelle-Angleterre, où nous avons fait battre d’appréhension les cœurs de nos dirigeants. Dans des villes comme Woonsocket au Rhode Island, Lowell au Massachusetts, ou Manchester au New Hampshire,

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nos ancêtres constituèrent des « petits Canadas » ; des ghettos au sens littéral du terme, ramassés autour des flèches des magnifiques cathédrales qu’ils construisaient au milieu des taudis qu’ils louaient. Là, ils s’accrochèrent tenacement à leur langue et à leur religion, soutenus par leurs propres écoles, leurs fraternités et leurs journaux rédigés en français. Là, ils résistèrent à l’assimilation jusque bien avant dans le XXe siècle, tandis que les autres groupes ethniques des ÉtatsUnis intégraient allègrement le courant dominant. Contrairement aux immigrants polonais, irlandais ou juifs, ils pouvaient facilement faire l’aller-retour entre leur pays d’adoption et leur Vieux Pays – qui, dans leur cas, se trouvait juste de l’autre côté de la frontière. (Cette frontière resta remarquablement poreuse à travers tout le XIXe siècle). Ils semblaient foncièrement non-Américains. « Les Canadiens français ne promettent en rien vouloir s’incorporer à notre corps politique », avertissait un éditorial du New York Times en 1889. « Relativement peu d’entre eux deviennent citoyens et ceux qui le font tiennent leur citoyenneté en si basse estime et comprennent si peu les devoirs qu’elle implique que le droit de vote fait d’eux des membres de notre communauté bien moins acceptables qu’ils ne le seraient sans lui ». L’éditorial se terminait en déclarant que c’était « un devoir patriotique pour tous les Américains parmi lesquels la population canadienne-française est considérable que de tenir aux principes politiques américains en dépit de toutes les attaques ». Trois ans plus tard, le même journal explorait le même sujet plus en profondeur. « Aucun autre peuple, excepté les Indiens, n’est si persévérant dans la répétition » déclarait l’éditorial. Là où ils s’arrêtent, ils s’installent, et là où ils s’installent, ils se multiplient et recouvrent la terre. Le docteur Egbert C. Smyth, dans un article qui vient d’être publié par l’American Antiquarian Society, s’est donné beaucoup de mal pour rendre intelligible le tracé de cette immigration et, selon lui, la migration de ces gens fait partie d’un plan clérical qui est actuellement entretenu avec ferveur au Canada dans le but d’amener la Nouvelle-Angleterre sous le contrôle de la religion catholique romaine. Il signale qu’il s’agit du but avoué de la société secrète à laquelle appartient tout Canadien français adulte, et que toutes les prières et les plus ardents efforts de ces gens consistent à faire tourner les tables en Nouvelle-Angleterre à l’aide des forces silencieuses qu’ils contrôlent.

Le docteur Egbert C. Smyth n’était de toute évidence pas très « French-friendly ». Il était loin d’être seul dans ce cas, avec ses

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compatriotes Anglo-saxons des États-Unis. De plus, leurs craintes n’étaient pas totalement irrationnelles. Au Québec, à la fin du XIXe siècle, de puissants membres du clergé rêvaient ouvertement d’un État français indépendant dans le Nord de l’Amérique, comprenant le Québec et la Nouvelle-Angleterre – un État fortement influencé, sinon régi en réalité, par l’Église catholique. Les Canadiens français des deux côtés de la frontière paraissaient être un bon matériau de base pour un tel État. « Les Canadiens français… furent l’un des premiers peuples d’immigrants aux États-Unis à ébranler le mythe du Melting Pot », écrivit le romancier Clark Blaise dans I Had a Father, biographie de son père, un Canadien français, qui est aussi l’ouvrage dans lequel j’ai découvert ces éditoriaux. « Ils furent les premiers Blancs à arriver aux États-Unis avec des valeurs du Tiers monde ». La langue, la vieille religion, les affiliations tribales – ils ne voulaient pas abandonner ces « valeurs ». Ils avaient déjà survécu trois siècles dans leur réduit rocailleux du Québec, entourés d’ennemis, en s’accrochant à de telles choses. Mais cette ténacité les faisait ressembler, aux yeux des rédacteurs des éditoriaux du New York Times, à une sorte de horde médiévale, à peine blanche. Blaise me dit un jour, lors d’une conversation, que les Américains du XIXe siècle faisaient fréquemment référence à « la race franco-canadienne » de la même manière qu’ils mentionnaient « la race irlandaise » ou « la race italienne ». Blaise me faisait remarquer que l’on sait qu’un groupe est devenu acceptable quand il passe de « race » à « groupe ethnique ». Les Canadiens français de Nouvelle-Angleterre finirent par faire cette transition. Cela se fit très lentement cependant. Mes grands-parents l’ont vécue. Ce soir-là, je fis ma dernière halte à Kingston avant de quitter la ville. Je me joignis à une visite guidée des « Fantômes du fort », dont le guide était une jeune femme en cape noire portant une lanterne. Ce n’était qu’une simple attraction touristique qui n’avait rien à voir avec La Salle, les Français ou l’histoire sur un plan réel. Les visites aux fantômes sont aujourd’hui un rituel du tourisme contemporain, une plus-value pour tous les vieux bâtiments moisis. C’était une agréable nuit d’été et on pouvait voir les lumières de Kingston de l’autre côté de l’eau. Les Britanniques, lorsqu’ils construisirent ce fort dans les années 1830, avaient retenu la leçon de Fort Frontenac et choisi une situation élevée. Depuis sa fondation, il s’y produisit suffisamment d’accidents macabres au cours des ans pour que l’on puisse en tirer matière à quelques bonnes histoires de fantômes. Le guide de la visite essaya de faire frissonner ses auditeurs tout en s’en tenant strictement aux faits,

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au sujet de qui avait vu quel homme mort marcher dans la caserne. Si elle nous avait entretenus de charmantes légendes médiévales portant sur les miracles des saints, elle aurait pris un ton paternaliste – tout le monde sait bien que ce ne sont que des inventions puériles. Mais, s’agissant de fantômes, elle était très sérieuse. C’est comme si les gens d’aujourd’hui pouvaient admettre le surnaturel – mais seulement sous forme mélancolique. Il est impossible de faire croire à un surnaturel heureux, mais quand le surnaturel se teinte d’horreur, on y croit volontiers.

* Lorsque les Iroquois rassemblèrent leurs cadeaux et rembar­ quèrent dans leurs canoës pour rentrer chez eux, cet été-là, rien n’avait vraiment changé. Ils pouvaient éventuellement devenir des clients réguliers du nouveau fort, mais c’était tout. Ils ne souffriraient pas la moindre atteinte à leur statut de peuple indépendant et de grande puissance militaire de l’est de l’Amérique du Nord. Pas dans l’avenir immédiat, pas pendant un autre siècle encore. Ils continueraient à manœuvrer aussi adroitement que possible entre les armées européennes rivales, livrant bataille lorsque ce serait nécessaire pour conserver leurs routes de traite vers l’ouest. Leur ruine survint en 1783 avec le Traité de Paris, qui mettait un terme à la Révolution américaine en donnant leur indépendance aux Treize colonies et, par là, condamnait non seulement les Iroquois, mais toutes les nations indiennes vivant à l’est du Mississippi. Ces nations avaient historiquement dépendu de leurs alliés européens – d’abord les Français, puis les Britanniques – pour maintenir l’équilibre des pouvoirs sur le continent. À présent, il n’y aurait plus personne pour les protéger des Américains avides de terres.

* Pendant deux ans, La Salle demeura sagement à Fort Frontenac, achetant leurs fourrures aux Indiens. C’est la raison pour laquelle il avait ostensiblement quitté la France pour s’installer au Canada, pour rétablir sa fortune. Si, en cours de processus, lui-même et son partenaire Frontenac s’étaient rendus odieux à presque tous les autres marchands de la colonie, cela importait peu. Ces marchands ressentaient le fait que La Salle ait un monopole à Fort Frontenac, bien sûr, mais quelque chose d’autre aussi les rendait amers – en partie les personnalités de

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La Salle et de Frontenac, deux hommes qui pouvaient être impérieux et tranchants et qui avaient en commun l’art de se faire des ennemis, mais aussi autre chose, l’atmosphère même de la Nouvelle-France. Pour quelque raison, les petites communautés qui se sentent assiégées se mettent souvent à faire le lit de jalousies internes et de haines mesquines – comme si les tensions provoquées par le fait d’être petit, vulnérable et entouré d’ennemis se retournaient facilement contre soimême. Quelle qu’en soit la raison, la Nouvelle-France, au XVIIe siècle, était déchirée par des rivalités insensées – marchand contre marchand, jésuite contre sulpicien, officier royal contre dignitaire d’Église, et La Salle et Frontenac contre tous les autres. Cette situation prévalait même avant que les marchands ne réalisent que La Salle était en train de fignoler de plus grands plans. « Au fil du temps », écrivait Parkman, « leur amertume se fit plus amère ; et lorsque enfin on s’aperçut que, non content du monopole de Fort Frontenac, La Salle visait le contrôle des vallées de l’Ohio et du Mississippi et l’usufruit d’un demi continent, l’ire de ses opposants redoubla et le Canada devint pour lui un nid de frelons, vrombissant de colère et guettant le moment de le piquer ». Lorsque les jésuites réalisèrent quelle était l’ambition de La Salle, ils en furent également contrariés. Comme l’explique Parkman, les jésuites perdaient chaque jour de l’influence, au fur et à mesure que la Nouvelle-France devenait moins une mission auprès des Sauvages et davantage une colonie ayant ses propres préoccupations économiques et sociales. « Les intérêts temporels et le pouvoir civil gagnaient constamment du terrain ; et les disciples de Loyola sentaient qu’ils en perdaient, de manière relative, sinon dans l’absolu », écrivait-il. « Ils luttèrent vigoureusement pour conserver son ascendant à leur Ordre, ou, comme eux-mêmes l’auraient formulé, l’ascendant de leur religion ; mais dans les parties les plus anciennes et les plus peuplées de la colonie, il était clair que le temps de leur règne sans partage était révolu. Pour cette raison, ils portèrent une sollicitude redoublée à leurs missions de l’ouest ». La force de ces missions tenait au fait de se tenir à l’écart des autres Français. « Ils redoutaient les traiteurs de fourrure, en partie parce qu’ils interféraient dans leurs enseignements et pervertissaient leurs convertis, en partie pour d’autres raisons », disait Parkman des jésuites.

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Mais La Salle était un traiteur de fourrure, et bien pire qu’un traiteur de fourrure : il avait en vue l’occupation, la fortification et la colonisation. L’étendue et la vigueur de ses entreprises ainsi que la puissante influence qui y contribuait faisait de lui un rocher en travers de leur chemin. Il était leur rival le plus dangereux dans leur contrôle de l’ouest et, du premier au dernier, ils se dressèrent contre lui.

La Salle croyait que les jésuites, qui s’étaient à présent établis en tant que missionnaires auprès des Iroquois au sud du lac Ontario, répandaient délibérément parmi ces Indiens des rumeurs voulant que lui et Frontenac fomentent une guerre contre eux. Bien sûr, pour les ennemis des jésuites, « les disciples de Loyola » ne reculaient devant aucune ruse ni aucun artifice, et il est probablement vrai que les missionnaires résidant auprès des Iroquois s’écartèrent de leur chemin pour dissuader leur troupeau d’avoir quoi que ce soit à faire avec ce misérable fort. Mais qu’ils aient vraiment comploté pour déclencher une guerre entre Frontenac et les Iroquois, c’est une autre question. En tous cas, Frontenac et La Salle, entre eux, s’arrangèrent pour apaiser les appréhensions des Iroquois. Cependant, dès cet instant, chaque fois que La Salle se heurtait à une forme d’hostilité ou à un manque de coopération de la part des Iroquois, il le mettait sur le compte des machinations des jésuites. Pendant ce temps, la vision des contrées merveilleuses s’étendant au sud et à l’ouest des Grands Lacs, cette partie de la surface de la terre qui deviendrait, dans la plénitude du temps, ce cœur riche, fertile, productif et vigoureux d’une nation plus riche, plus fertile, plus productive et plus vigoureuse que tout ce qu’on avait pu rêver dans l’histoire de l’humanité, ne pouvait laisser La Salle en repos. Il devait avoir vu miroiter ce que signifiait cette terre ; cela ne peut avoir été la simple perspective de davantage de fourrures, de qualité inférieure à celles du nord des Grands Lacs, ni même la perspective d’un port d’hivernage pour la Nouvelle-France, le Saint-Laurent étant fermé à la navigation pendant six mois de l’année, qui agitaient le cerveau de La Salle. Il devait avoir pressenti l’envergure réelle de cette découverte. À l’automne 1677, il s’embarqua pour la France, une fois encore avec l’appui de Frontenac. Là-bas, il compara les forêts denses, le sol rocailleux et les hivers rigoureux du Québec avec le paradis qui se trouvait au sud et à l’ouest et qu’il se préparait à revendiquer pour Louis XIV – les prairies et les rivières, le gibier abondant, le sol fertile, le potentiel pour tous les types d’élevage ou d’agriculture qui pourrait nourrir une grande population et répondre aux besoins de la France.

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En outre, il promit de ne pas s’ingérer dans la traite qui se poursuivait entre les Indiens du nord des Grands Lacs et la Nouvelle-France. Cependant, ce qui semble avoir attiré l’attention du roi sur tout cela n’était pas le royaume d’abondance qu’évoquait La Salle, mais la route que celui-ci ouvrirait vers le Mexique. Il semble que, même à ce point, le roi se soit surtout intéressé à la possibilité d’entreprendre quelque chose contre les Espagnols qui le gênaient tant. En réponse à la requête de La Salle, le roi l’autorisa donc gracieusement à faire toutes les explorations qu’il voudrait dans cette région et à y construire des forts – « à ses propres dépens et à ceux de ses associés », ajouta le roi, « auxquels nous n’avons accordé que le seul droit de faire commerce des peaux de bison ». (C’est la raison pour laquelle La Salle insisterait plus tard au Texas pour charger ses chevaux de peaux de bison). La faveur royale en bandoulière, La Salle commença à rassembler les sommes nécessaires à son exploration. C’est une partie de l’histoire que je trouve toujours lassante, comme de lire les histoires d’ampoules aux pieds des hommes de La Salle. On pourrait presque écrire une histoire secrète de l’humanité sur ce thème. Les marxistes croient que l’histoire secrète de l’humanité est la lutte des classes, les freudiens croient que l’histoire secrète de l’humanité est celle des élans sexuels réprimés, et les théoriciens de la conspiration croient que l’histoire secrète de l’humanité se trouve dans l’activité des Francs-maçons et des Illuminés, mais la véritable histoire secrète de l’humanité, si l’on prend tout en compte, depuis les voyages de Colomb jusqu’à la première représentation d’Hamlet, est l’histoire des levées de fonds. Ce pauvre La Salle a dû le faire. Il contacta ses relations aisées et sa famille – un cousin nommé François Plet, marchand, lui prêta gentiment onze mille livres à quarante pour cent d’intérêt – et il greva d’hypothèques sa seigneurie de Fort Frontenac. Il était avantageux de pouvoir tirer parti du bienveillant consentement du roi. Mais cela lui coûta, pourtant, et pas seulement en intérêts. Je pense encore que la célèbre mauvaise humeur de La Salle était en grande partie causée par la pression qu’il ressentait de la part de ses créanciers. Pour un homme scrupuleux, être endetté est comme être en prison et La Salle, plus que quiconque, ne pouvait supporter d’être emprisonné. Entre-temps, il arriva quelque chose de très heureux à La Salle lors de son séjour en France. Il s’attacha les services d’un dénommé Henri de Tonty, un soldat italien. Son père était un financier surtout connu pour avoir inventé cette célèbre forme d’assurance-vie, la tontine. Tonty l’aîné était rien moins que scrupuleux, mais son fils

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était une merveille. L’une de ses mains avait été emportée par une grenade au cours d’une bataille et il portait une main de fer recouverte d’un gant. Parkman nous dit qu’il « l’utilisait à bon escient lorsque les Indiens devenaient turbulents » en leur faisant sauter les dents d’un coup de poing, ce qui leur faisait forte impression. Plus important, il était plein de courage, de ressources et d’une fidélité absolue envers La Salle. La Salle lui confia souvent des missions difficiles – c’était le genre d’homme à qui La Salle pouvait confier le commandement d’un fort ou d’un groupe d’hommes en son absence et s’attendre à son retour à ce que ses ordres aient été exécutés. Nika non plus ne l’a jamais abandonné. Je sais que la relation entre La Salle et Nika est politiquement suspecte de nos jours – elle fleure un peu trop son « Lone Ranger et Tonto3 » – mais je trouve toujours agréable découvrir des lectures au sujet de ces deux hommes dans l’immensité sauvage, s’enseignant mutuellement leur langue respective, se témoignant l’un à l’autre une affection spontanée, Nika veillant attentivement sur La Salle pour s’assurer que rien ne pourrait le blesser, même dans les rues de Paris. Cela montre au moins que La Salle n’était pas toujours un ours pour les gens qu’il commandait. Nous oublions à quelle sorte de gens La Salle avait affaire dans ses expéditions – des traiteurs timorés écrasés par l’immensité, quelques durs à cuire à qui on ne pouvait faire confiance dès qu’ils étaient hors de vue, une bande de butors et de rustres dont le but essentiel dans la vie était de s’enivrer, autant que des types ordinaires qui ne voulaient pas être des héros. Quelqu’un comme Champlain, qui avait une personnalité étonnante, pouvait parvenir à se faire obéir de ces hommes sans en être haï en retour, mais La Salle, l’homme que ses supérieurs jésuites avaient autrefois surnommé Inquietus, était dépourvu d’un tel talent. D’un autre côté, avec quelqu’un comme Nika, il pouvait se détendre et être humain. Au début de l’automne 1678, La Salle revint au Québec, mais diverses complications – encore des levées de fonds, cette fois auprès de quelques-uns de ses vieux ennemis, les marchands de Québec, qui voulurent bien mettre leurs inimitiés de côté pour faire partie de l’entreprise, et une fièvre récurrente – retardèrent son départ pour 3. Personnages d’une série télévisée américaine des années 1950 : le Lone Ranger est un ancien Texas ranger devenu un justicier masqué et Tonto, son ami indien (N.d.T.).

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l’ouest. Entre-temps, il avait envoyé quinze hommes en avant-garde pour traiter auprès des Indiens du lac Michigan. La Salle avait promis au roi qu’il n’empiéterait pas sur le territoire réservé aux traiteurs de fourrure de Montréal, mais la perspective de profits rapides et de liquidités abondantes pour ses entreprises était trop tentante pour qu’il puisse y résister. En même temps, il envoya l’un de ses lieutenants, un dénommé La Motte de Lussière, le précéder avec un détachement pour construire un fort à Niagara ainsi qu’un bateau qu’ils pourraient lancer au-delà des chutes du Niagara pour naviguer sur le lac Érié et vers le nord des Grands Lacs.

Page laissée blanche intentionnellement

Six Le Portage Une expérience scientifique sur deux prêtres. Des raisons de se croire indignes de tout bien. Ce qui gît sous les pelouses de Baby Point. Terreur dans la nuit. Leçon à tirer des devises de deux plaques d’immatriculation.

La Motte, ses seize hommes d’équipage, ainsi qu’un frère récollet, le

père Louis Hennepin – célèbre pour avoir rédigé le premier compte rendu visuel des chutes du Niagara – mirent à la voile à la mi-novembre, dans un petit bateau du fort Frontenac. Le temps était mauvais. « Ils longèrent la rive nord », écrivait Parkman, « pour échapper à la fureur du vent, qui soufflait sauvagement du nord-est, tandis que les courbes interminables et grises des forêts dénudées, à main droite, leur annonçaient que l’hiver les rattrapait ». Leur petit bateau découvrit un mouillage à l’embouchure de la rivière Humber, qui se déverse dans le lac Ontario à l’endroit où se trouve aujourd’hui la ville de Toronto. Cette rivière faisait partie du Portage, passage entre le lac Ontario et le nord des Grands Lacs fréquemment utilisé par les traiteurs et les explorateurs. La Salle lui-même passa par là pour rejoindre ses hommes pendant l’été 1680, après l’un de ses voyages de ravitaillement à Fort Frontenac. Quelque trente ans plus tôt, les Iroquois, en guerre contre les Hurons pour la traite des fourrures, avaient pris ce chemin pour attaquer les principaux établissements hurons du sud de l’Ontario. Ce fut une campagne mémorable. Les Français y perdirent un allié – la nation huronne fut détruite – mais y gagnèrent un certain nombre de martyrs, au nombre desquels figurent les prêtres jésuites Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant. 125

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Les Iroquois se piquèrent de découvrir de quoi étaient faits ces deux « robes noires », membres de cette étrange compagnie d’hommes blancs qui ne portaient pas d’armes et ne s’intéressaient pas aux femmes. Ils menèrent leur expérience avec un véritable sérieux scientifique. Des siècles de pratique leur avaient donné une certaine habileté dans la manière d’infliger la dose maximale de douleur avec le minimum de dégâts pour le corps, de façon à ce que la victime survive le plus longtemps possible à ses tourments. Pour Brébeuf et Lalemant, par exemple, ils commencèrent par leur arracher les ongles. Puis ils leur coupèrent le bout des doigts et leur arrachèrent des lambeaux de chair des bras et des jambes, sachant bien que les douleurs des extrémités du corps sont les pires. On peut passer beaucoup de temps à rendre un être humain fou de douleur avant même d’en arriver au dessus du coude ou du genou. Les Iroquois savaient également comment éviter de couper les artères et les veines majeures, et en fait, leur outil de tourment de prédilection – le feu – cautérisait les veines et leur épargnait donc la déception des morts prématurées causées par les hémorragies. Lorsque les Iroquois mettaient des charbons ardents sur les moignons des doigts des prêtres, par exemple, ou qu’ils parodiaient le baptême en versant de l’eau bouillante sur leurs têtes scalpées, ils contribuaient en fait à prolonger leur vie. Lalemant vécut vingt-quatre heures après avoir enduré, entre autres choses, le port d’un collier de hachettes chauffées au rouge, et des charbons ardents dans les orbites de ses yeux énucléés. Quelqu’un dut lui fendre le crâne à la hache pour qu’il meure enfin. Tout compte fait, ce fut une expérience très intéressante, et, comme la plupart des initiatives scientifiques, celle-ci élargit les horizons de la connaissance chez ses praticiens. Les Iroquois apprirent que ces âmes pacifiques pouvaient endurer la torture mieux que les guerriers les plus endurcis. Cela fit impression. Trois siècles plus tard, par un beau dimanche ensoleillé, alors que je remontais le cours de cette rivière en suivant les pas de La Salle, une flotille de voiliers et d’autres embarcations de loisirs s’étirait sur tout le lac. Des files de patineurs et de cyclistes roulaient le long d’une piste cyclable au bord de l’eau. Ils avaient l’air de prendre leur récréation très au sérieux, avec leurs casques profilés en forme d’abdomen de guêpe, leurs shorts en Lycra, leurs vêtements près du corps couleur anis, cerise et autres teintes sorties d’une machine à chewing-gum.

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Cette vision me rappela ce que Tom Wolfe, en 1968, avait appelé « l’explosion du bonheur », qui submergea notre culture au cours de cette décennie. Faisant partie de la première vague des Baby boomers, je peux encore me rappeler des dernières années précédant cette explosion, alors que l’influence d’un soldat de la religion tel que le père Jean-Pierre Médaille s’attardait encore dans l’éducation catholique. Le père Médaille était un jésuite qui, en 1648, avait fondé un ordre religieux féminin, la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph (connues dans les cercles catholiques anglophones sous le nom de « Joes »). Le père Médaille écrivit également un livre intitulé les Maximes de perfection (pour les âmes aspirant à une grande vertu), qui devinrent partie intégrante de la constitution de cet ordre. C’est tout un document. On n’y trouve pas de recommandations de sévères mortifications de la chair, mais l’esprit des Maximes traduit sans aucun doute l’esprit du catholicisme français du XVIIe siècle. Le thème de base est que tout ce que nous faisons est mal, à moins d’avoir été ordonné par la grâce, et de cela, on ne peut jamais avoir aucune certitude. Dieu nous a probablement fait le don de la grâce, que nous avons dilapidée. Pour obtenir une certitude spirituelle, il faut se poser cette question : Cela me fait-il souffrir ? Si la réponse est oui, alors peut-être sommes-nous sur la bonne voie. « Croyez que vous ne méritez aucun bien et que vous méritez toutes sortes de maux », nous dit Médaille, dès le début. Le lecteur d’aujourd’hui en est choqué. Oprah Winfrey, nos thérapeutes, les gourous autoproclamés et les maîtres en motivation de tous genres ne nous ont-ils pas répété que nous « méritons » tout ce que nous voulons – de l’argent, la plénitude sexuelle, un travail valorisant, le respect de nos parents ? Le père Médaille, depuis son avant-poste de l’au-delà, prend une profonde respiration, expire, et secoue la tête. Non, dit-il. Dieu veut que vous lui demandiez tout, du plus profond désir de votre cœur (ce qu’il vous accordera), mais vous ne méritez rien. Commencez par réaliser que vous êtes un gâchis, et que ce n’est pas entièrement de la faute de vos parents. Nettoyer ce gâchis ne va pas être facile. « Accorde-moi d’endurer dans mon esprit une douleur proportionnelle à la malignité de mes pensées et au désordre de mon imagination », c’est ainsi que le père Médaille conseille au pénitent de prier le Christ. « C’était pour les expier que ta tête fut percée d’épines ». En termes freudiens, ceci est la voix du surmoi. Mais que savons-nous de la pénitence, nous, Nord-américains vivant en cet âge d’indulgence envers nous-mêmes ? Lorsque Médaille parle de « perfection », il veut vraiment dire perfection, comme dans le

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commandement du Christ : « Soyez parfaits, comme votre père du ciel est parfait ». La perfection n’arrive pas toute seule. Se plaindre de la rigueur morale des maximes de Médaille – « Détachez-vous de tous les attachements terrestres. Ôtez-les de votre cœur si complètement qu’aucune chose créée ne puisse s’en emparer à nouveau » – reviendrait à se plaindre de l’entraînement que l’on doit subir si l’on envisage sérieusement gagner le Triathlon de l’homme de fer. Si tel est votre but, vous feriez bien de vous préparer à donner le maximum. « Ne commencez pas à pagayer à moins de vouloir vraiment continuer ». Et ne vous lamentez pas non plus. (Sainte Thérèse de Lisieux, cette religieuse si austère, disait d’elle-même qu’elle était la plus heureuse des mortelles). Les membres de la Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph, qui portaient des vêtements médiévaux ne laissant voir que la peau de leurs mains, de leurs poignets et de leur visage, et qui m’ont enseigné ma religion, étaient imprégnées de l’esprit de ces Maximes. Cette variété de sœurs aujourd’hui disparue est devenue légendaire pour sa dureté et sa sévérité. Cette sévérité faisait certainement partie de l’héritage du père Médaille qui, bien qu’il ait invité les sœurs à être « douces et bonnes… humbles et patientes », n’a jamais relâché sa pression spirituelle sur les Joes. Et aussi, oui, plus d’une d’entre elles souffrait d’une affection mentale. Mais nous devrions nous rappeler que cette austère rectitude était autrefois tenue en haute considération, et pas seulement par les religieuses ou les catholiques, en tant que seule manière convenable d’élever des enfants dans un monde dur. Pour ces religieuses, ne pas être sévère en classe eût été comparable à se conduire comme un contrôleur aérien qui n’aurait pas été sérieux dans ses instructions aux pilotes. Laxisme signifiait désastre. (Madame Berry, la seule laïque de mon lycée catholique, ne savait rien de la sévérité, et sa classe était un carnage). C’était l’examen de passage de la profession. Ma mère, qui a enseigné dans une école à classe unique dans une ville ouvrière du New Hampshire dans les années 1930, peut le corroborer. « La discipline, c’était mon fort », disait-elle froidement, en se souvenant des jours où elle se tenait devant des enfants d’âges divers qui venaient souvent de foyers où il n’y avait pas assez de charbon en hiver et pas assez de nourriture sur la table en toutes saisons, et qui n’étaient pas d’humeur à rester assis tranquillement dans une classe pour apprendre des tables de multiplication. Aujourd’hui âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, ma mère affirme, avec beaucoup de conviction, que « sans discipline, on ne peut RIEN enseigner ».

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Ma mère était donc sévère, elle aussi. Mais les religieuses… pour ce qui est de la sévérité, les religieuses étaient en première division. « Tu sais, il pouvait arriver que les religieuses se plaignent parfois », se souvenait ma mère. « Certaines familles avaient des enfants incorrigibles, et elles les envoyaient chez les religieuses, et les religieuses s’en occupaient ». Dans mon lycée, personne n’était « incorrigible », pour autant que je me souvienne, et personne n’avait besoin que l’on « s’occupe » de lui de cette manière. Mais nous étions tout de même très surveillés. Nous ne comprenions pas que tout cela était un monde touchant à sa fin, un monde de pénurie relative et de rectitude. En ce sens, nous faisions partie de la dernière génération à avoir encore un lien, si ténu soit-il, avec le monde de La Salle. C’était un monde où les gens récupéraient le papier aluminium pour le réutiliser, raccommodaient les chaussettes et parlaient en riant, lorsqu’ils s’inquiétaient au sujet de l’argent, « d’aller à l’hospice des pauvres » à la manière des gens qui sifflotent en passant devant les cimetières. C’était un monde où un « mauvais » comportement pouvait avoir de graves conséquences – foyers pour mères non mariées, réputations détruites. C’était un monde où l’on en appelait à la vigilance contre la « conspiration communiste internationale » et autres menaces à la fibre morale du pays. « Dans quinze ans, on pendra les prêtres et les religieuses aux réverbères », nous dit un jour une sœur bien informée. Cela ne semblait pas ridicule en 1960. Quinze ans plus tôt, en effet, la même chose était arrivée en Europe. (Cette religieuse aurait probablement été encore davantage horrifiée par la vision de ce qui arriva réellement quinze ans plus tard – des religieuses et des prêtres défilant dans des manifestations pacifistes). Aussi la sévérité n’était-elle pas injustifiée. Elle avait son importance. Un jour, un chien aboya sous les fenêtres de la classe de la mère supérieure, mère Pelagia dite « the Plague [la peste] ». Mère Pelagia, qui nous avait certifié pouvoir évaluer l’état d’une classe de l’extérieur du bâtiment, rien qu’en vérifiant si les ombres qu’elle voyait par la fenêtre étaient bien alignées, informa solennellement ceux dont elle avait la charge que ce chien était le Malin, et qu’il n’aboyait que dans le but de les distraire. Curieusement, ce chien n’aboya pas le jour où sœur Mary Elizabeth nous apprit au catéchisme qu’avoir des « pensées impures » était un péché mortel. Sœur Mary Elizabeth n’était ni maniaque ni grincheuse, mais elle était ferme. Elle nous dit cela d’un ton ferme. Et personne ne dit un mot, mais la mâchoire en tomba à

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quelques-uns des garçons. « Vous ne le saviez pas ? » dit-elle. Un ou deux des garçons – il se pourrait bien que j’aie été l’un des deux – la regardèrent d’un air incrédule. « Eh bien, maintenant vous le savez », dit-elle, d’un ton décourageant toute autre discussion sur le sujet. Cela signifiait que si vous mettiez une certaine complaisance à entretenir un fantasme sexuel et que sur les entrefaites vous soyez écrasé par un camion, vous iriez en enfer. Cela signifiait qu’il vous était dorénavant interdit d’y penser, à moins de vous constituer délibérément en opposant de Dieu et de l’Église. Cela paraît absurde, et cependant, comme tout ce qui est édicté par l’Église, cela relève aussi d’une certaine logique. Plus on alimente les fantasmes sexuels, plus on avive l’appétit. La seule manière de limiter l’appétit est de refuser de s’y complaire dès le début. Dire non. Dans le but d’imprimer cette vérité sur l’esprit des croyants, l’Église a placé ses plus lourdes sanctions sur la pratique. Cette pratique pouvait littéralement, nous enseignait l’Église, tuer l’âme.

* La Salle – qui ne pouvait savoir que ses propres souffrances, sa force d’âme et l’énergie qu’il mettait à explorer les forêts sauvages de l’Amérique du Nord au nom de l’Europe, contribueraient finalement à l’avènement d’un monde de shorts en Lycra et de psychothérapie – a dû arriver à un village seneca connu sous le nom de Teiaiagon, un kilomètre et demi en amont de la rivière. C’est aujourd’hui une localité dénommée Baby Point, du nom d’un colon francophone du début du XIXe siècle, Jacques Baby. Parkman parle peu de cette portion du territoire, mais un livre écrit en 1933 par un certain Percy J. Robinson, intitulé Toronto During the French Regime, vient combler cette lacune. Robinson, romantique comme Parkman, nous suggère d’utiliser notre imagination pour « transformer les ombres » de la rivière d’aujourd’hui en « un défilé historique du trafic oublié le long de la vieille piste ». Rien n’est plus facile, nous affirme Robinson. « Un clair de lune par une nuit d’été, c’est la condition idéale pour réunir les fantômes des jours enfuis, mais la piste a été marquée pendant tant de siècles par les empreintes de pas de tant d’êtres humains lors de tant de courses, que si quelque chose d’une humanité disparue s’accroche encore dans notre environnement matériel, là au moins, à n’importe quel moment, notre imagination peut évoquer le passé ».

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J’aurais eu bien envie de dire à Robinson, vas-y, convoque ces apparitions. Il nous dit, d’un ton rêveur : « Dans cette rue, du temps où elle n’était qu’une étroite sente dans les bois, combien de personnages grotesques et terribles sont-ils passés, au cours des longues années avant et après la venue de l’homme blanc ? » Des braves peints sur le sentier de la guerre ; des files lugubres de malheureux prisonniers destinés au poteau de torture ; des ambassades de tribu à tribu en courses plus paisibles ; des chasseurs s’en allant au loin vers le nord en quête de fourrures ; des Hurons et des Iroquois, des Ottawas et des Menominees, des Shawanoes et Sacs et Foxes et, derniers de tous, les Missisaugas débauchés, spectateurs du progrès de l’homme blanc et se joignant à lui dans les évènements cruels et dramatiques ; les raids sur l’État de New York, la défaite de Braddock, la tragédie de Fort William Henry, la chute de Québec, le massacre du Wyoming !

Cela bien sûr ne suffit pas, cette approche de l’histoire en défilé historique, cette histoire à la Parkman réchauffée. En un point de son récit, Robinson décrit les traiteurs de fourrures rivaux, Hollandais et Français, comme « cette racaille de l’Hudson et ces coureurs des bois sans foi ni loi du Saint-Laurent, cœurs féroces et enfants de cette sauvagerie tout autant que les aborigènes qu’ils escroquaient ». Cependant, reste que ce livre contient de bonnes informations. Robinson, Dieu ait son âme, était un peintre de talent, un historien amateur et un autodidacte de bon ton et indulgent, et certainement pas un imbécile. (Il connaissait la langue huronne, entre autres). Mais il met vraiment la patience du lecteur d’aujourd’hui à l’épreuve quand il évoque le village disparu de Teiaiagon. Il y aurait des maisons longues au lieu des loges coniques des Algonquins, et on y trouverait l’immonde saleté habituelle de ces misérables taudis. Les rues étroites seraient le terrain de jeu d’enfants nus ; il y aurait des groupes de femmes et de filles commérant ou vaquant aux simples tâches inhérentes à la vie sauvage ; il y aurait, à l’ombre, de jeunes hommes jouant à des jeux de hasard et des vieillards se réconfortant grâce au tabac… allant et venant dans les bois, il y aurait des groupes de chasseurs et des vieilles carabosses rapportant des fagots de la forêt, ou des braves revenant d’une chasse aux scalps avec des prisonniers destinés à être torturés ; car il ne fait aucun doute qu’à Teiaiagon se déroulèrent ces horribles scènes de torture et de cannibalisme qui, pour les missionnaires, ressemblaient tant à l’idée qu’ils se faisaient de l’enfer.

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À présent, à cet endroit, sur cette éminence d’où l’on a une si belle vue sur la vallée de la rivière Humber, se trouvent quelques-unes des plus belles maisons de Toronto. Si La Salle pouvait les voir aujourd’hui, il se pourrait qu’il n’y trouve rien de surprenant – les façades de pierre, les troncs à demi-équarris, les baies vitrées, les fenêtres mansardées, tout cela est le langage de l’architecture du XVIIe siècle. Ce qui pourrait vraiment l’étonner, par contre, ce sont les pelouses. La Salle, bien sûr, ne pouvait le moins du monde concevoir ces étendues de verdure de taille et de couleur uniforme, dépourvues de mauvaises herbes et d’insectes. À Baby Point, ce concept a trouvé son plus splendide accomplissement. La hauteur se situe entre dix et quinze centimètres. La couleur varie légèrement de pelouse à pelouse mais est généralement d’un vert à peine teinté de beurre frais. Louis XIV aurait pu avoir d’aussi beaux parterres. Mais bien sûr, il fallut à la pelouse nord-américaine attendre l’avènement de l’eau courante, des tuyaux d’arrosage, des arroseurs automatiques, des engrais chimiques, des herbicides, des insecticides, des fongicides, des diverses variétés de semences industrielles, en plus des garages remplis de semoirs, taillehaies, élagueurs, souffleuses, sécateurs et tondeuses. Telles sont les avancées de la civilisation qui ont permis aux résidents de Baby Point d’étendre ces luxuriants tapis verts devant leur maison. Sous l’herbe, sous l’humus, gisent les os d’Indiens qui contribuent à enrichir le sol sur lequel s’étendent ces tapis verts. Dans l’une de ces propriétés peut se trouver le crâne d’un vieillard qui se réconfortait grâce au tabac ; dans l’autre, le fémur d’une fille qui vaquait aux simples tâches inhérentes à la vie sauvage.

* Au-delà de Teiaiagon, les eaux de la Humber deviennent trop peu profondes pour les canoës. Les voyageurs devaient « portager ». Au bout d’environ mille cinq cents mètres parcourus à pied, ils atteignaient ce qui est aujourd’hui un grand espace vert, tondu et entretenu consciencieusement par les jardiniers des Parcs et loisirs de Toronto. Ici aussi, il y avait autrefois un village qui, comme Teiaiagon, a complètement disparu aujourd’hui. Le soir du 15 octobre 1954, il y avait encore une rue dans ce parc, Raymore Drive, le long de laquelle s’alignaient des maisons de la classe moyenne. Bordée par la rivière à l’est et un plateau à l’ouest, cette rue était une enclave de verdure, ce

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genre de petite communauté où les habitants s’enorgueillissent de leur « mode de vie campagnard ». Il avait plu sans discontinuer toute la semaine précédant ce vendredi soir, mais les résidents ne s’en inquiétaient pas particulièrement, et ne s’en inquiétèrent pas davantage lorsque les émissions de radio annoncèrent des pluies encore plus abondantes et des vents violents pour le soir même – c’était la traîne de l’ouragan Hazel qui venait de dévaster la Caroline du Sud mais commençait à perdre de sa force en traversant l’État de New York et la Pennsylvanie. Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui arriva plus tard dans la nuit, à l’une de ces familles vivant dans l’une de ces maisons. Ils regardèrent la télévision, jusqu’à la coupure de courant qui se produisit vers dix heures et demie, puis ils allèrent se coucher, sauf le père, qui s’était endormi sur le canapé. À minuit, ils furent réveillés par les sifflements du vent, ou bien par les hurlements de leurs voisins. Le père s’assit et fut abasourdi de voir qu’il avait les pieds dans l’eau – de l’eau en mouvement. Il rejoignit sa famille à l’étage et regarda par la fenêtre leur voiture faire marche arrière dans l’allée comme si elle était entre les mains d’un conducteur invisible. Cette personne invisible fit tourner la voiture puis, sans faire aucun cas du mécanisme de direction, fit glisser la voiture sur le côté, dans le noir, jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. À ce moment, ils pouvaient entendre leurs meubles cogner le sol sous leurs pieds, et le père, luttant contre la panique, emmena sa famille dans le grenier, puis ils réussirent à défoncer le plafond et à monter sur le toit. Là, ils virent d’autres personnes entassées pêle-mêle sur les toits, s’accrochant aux antennes de télévision, suppliant qu’on leur vienne en aide. « Il y avait un groupe complètement hystérique, qui hurlait, et pleurait et courait en tous sens sur le toit », raconta un survivant. « Nous avons su plus tard que c’était parce que quelqu’un s’était noyé et qu’ils entendaient le corps se heurter aux murs en bougeant dans l’eau, à l’intérieur de la maison ». Cette nuit-là, les secours ne purent arriver. Le courant de la rivière, enflée de près de dix fois sa taille, était trop fort. Les membres de la famille entassée sur le toit surent probablement qu’ils allaient mourir lorsqu’ils sentirent la maison sous leurs pieds vaciller et commencer à bouger. C’est sans doute ce qu’ont ressenti les trente-six habitants de Raymore Drive qui n’ont jamais vu le soleil se lever ce samedi 16 octobre. Leurs corps furent tous retrouvés et rassemblés dans une morgue de fortune où un volontaire lavait la boue de leur visage pour

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que les plus proches parents puissent les identifier. La rue elle-même avait disparu – ensevelie sous la boue, les roches, les troncs d’arbre et les débris de contreplaqué et de béton, avec çà et là une casserole ou une lampe de chevet. Elle ne fut jamais reconstruite. Certains des habitants avaient été avertis à temps par des gens cognant à leur porte avant minuit, les tirant du lit. Nous ne nous attendons jamais à entendre ces coups à minuit, ce hurlement terrifié, cette clameur d’une communauté sur le point d’être submergée par la catastrophe, mais si tant est qu’il existe un « inconscient collectif » nord-américain, ce doit être un recoin sombre où résonne ce bruit. Les habitants de Lachine l’ont entendu à l’aube, alors que les Iroquois avaient déjà frappé et qu’il était trop tard. Cela arriva aussi aux habitants de Fort Saint-Louis au Texas. C’est un motif récurrent de westerns comme La prisonnière du désert ou Le vent dans la plaine, où les foyers des colons sont attaqués sans avertissement par des Indiens qui figurent ce qu’on pourrait appeler « le pire cauchemar ». Pas très loin de l’endroit où se tenaient ces maisons sur Raymore Drive, par ce jour ensoleillé où je marchais vers l’amont de la rivière, un homme et une femme flânaient sur les berges de la Humber avec des cannes à pêche. La femme, blonde, assise sur une chaise de jardin en plastique, portait des boucles d’oreille en or, une jupe beige et une veste, habillée comme pour aller travailler. L’homme, qui avait l’air d’être son compagnon, portait un pantalon noir, une chemise chocolat, une veste de cuir grise et une cravate grise. C’était un habillement assez frimeur, mais dans le style accordéoniste de salle de bal. J’étais intrigué de savoir ce qu’ils espéraient attraper dans cette partie de la rivière qui, hormis le fait qu’elle était polluée, avait si peu de fond qu’il était impossible qu’un poisson puisse s’y cacher. Je demandai à la femme ce qu’elle pêchait. « Pas de poisson », me ditelle. « C’est pour s’amuser ». Son compagnon, occupé à appliquer de la moutarde sur un sandwich à la viande plutôt costaud, me regarda et grimaça. « On est relax ! » dit-il, l’air sincèrement joyeux. Les cannes à pêche n’étaient que des accessoires de théâtre pour ces immigrants qui savouraient cet endroit éloigné des cauchemars de l’Europe. Dans le parking non loin de là se trouvait leur voiture, avec sa plaque d’immatriculation. Regarde cette plaque, lecteur, et apprend une parabole de l’Ontario. Au contraire de la célèbre devise du New Hampshire, la devise des plaques d’immatriculation de l’Ontario ne nous enjoint pas de vivre libre ou de mourir. Elle dit « Yours to discover

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[L’Ontario : À vous de le découvrir] ». En d’autres mots, vous êtes libres de faire de l’Ontario ce que vous voulez, puisque c’est un pays informe, qui n’a pas encore été découvert – peut-être même un pays qui n’a pas de caractère du tout. C’est une plaque d’immatriculation postmoderne. Elle ne fait aucun cas de l’histoire. La devise des plaques d’immatriculation du Québec, au contraire, est « Je me souviens ». Il semble qu’au moins les Français du Québec rêvent de se souvenir. Quelque part dans le passé, il y a une identité, une authenticité, seule chose qu’ils puissent partager, qui signale leur différence vis-à-vis des autres peuples de ce continent. Cette authenticité est-elle perdue pour toujours ? Peut-on en faire quelque chose ? Ils n’en savent rien. Mais au moins ils n’insultent pas la mémoire de La Salle avec la devise de leurs plaques d’immatriculation.

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Sept Fort Niagara La Salle roule les Iroquois. Controverse historique sur l’hygiène personnelle. Je deviens garde du corps d’un jésuite. Le miracle des pommes de terre à Trois-Rivières.

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la fin de décembre 1678, La Salle s’était suffisamment rétabli de sa fièvre pour pouvoir embarquer sur le Frontenac, un petit vaisseau mouillé à Cataraqui. Avec Tonty et un nouvel équipage de travailleurs et de prêtres, il partit à la suite de La Motte et de Hennepin qui s’étaient rendus sans encombres de leur port de Toronto à l’embouchure de la rivière Niagara. En chemin, La Salle fit une halte à la rivière Genessee, au nord de l’État de New York, où il débarqua et rendit visite à des Senecas habitant une bourgade des environs. Il s’agissait d’une mission diplomatique cruciale. La Salle avait l’intention de construire un fort près de l’embouchure de la Niagara et, ainsi, de couper la route militaire et de traite vers l’ouest qui était absolument vitale aux Iroquois. Afin d’apaiser les esprits des Senecas, il tenta de les convaincre que ce fort n’aurait pour seules conséquences que des prix plus avantageux pour les produits de traite européens. Le rôle de vendeur de voitures d’occasion devenait de plus en plus familier à ce fils de marchands de Rouen. Ses interlocuteurs firent mine de le croire – les Senecas faisaient des affaires avec lui depuis longtemps – et il s’arrangea, non seulement pour quitter leur village en vie, mais aussi pour leur acheter quelques provisions. À Niagara, La Salle trouva le poste avancé de La Motte, un abri entouré d’une palissade. À l’intérieur, les hommes s’entassaient, souhaitant ardemment être ailleurs. La Motte n’était visible nulle part. Il s’avéra que lui et Hennepin s’étaient eux aussi rendus au même 137

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village seneca juste avant La Salle, en suivant le même chemin, mais avec moins de succès. Tout ce que La Motte avait réussi à faire était de leur abandonner des biens de traite dans l’espoir d’apaiser ces habitants foncièrement méfiants. Lorsqu’il entendit cela, La Salle en fut exaspéré. Ils ne pouvaient se permettre une telle futilité. Encourager des ennemis et gaspiller de l’énergie, c’était une perte plus grande que celle des biens de traite. Et aussi, pourquoi ces hommes ne travaillaient-ils pas ? La Salle emmena les ouvriers et les artisans en excursion sur les hauteurs escarpées surplombant la rivière Niagara, au-delà des chutes, jusqu’au site actuel de La Salle, État de New York, où la rivière Cayuga rejoint la Niagara. Là, il décida qu’ils construiraient un second bateau pour naviguer vers l’ouest après le portage de la Niagara. Nika et deux Indiens mohicans aidèrent les hommes à fabriquer des cabanes, le père Hennepin dit la messe sur un autel portatif dans une chapelle d’écorce, et la construction du bateau commença. À présent, les hommes avaient au moins quelque chose qui les aiderait à détourner leurs pensées de leur infortune, celle-ci étant faite de froid, de faim, et d’un régime d’écureuils et de porcs-épics, quand il y en avait, sans parler des autres souffrances gustatives de ces bons Français, Italiens et Flamands. Tout cela venait à peine d’être mis en œuvre lorsque La Salle apprit de mauvaises nouvelles. Son bateau, le Frontenac, était mouillé près de l’embouchure de la Niagara, et le pilote et l’équipage, cherchant désespérément à se réchauffer par une nuit humide de janvier, étaient allés à terre pour dormir près d’un feu de camp. Pendant la nuit, le vent s’était levé, l’ancre avait lâché, et le bateau s’était fracassé sur les rochers. Presque tout ce qui se trouvait à bord – le matériel pour le nouveau bateau en construction, les biens de traite, les provisions – fut perdu. La Salle devrait retourner à Fort Frontenac pour refaire l’avitaillement. En février, après que ses hommes eurent sauvé tout l’équipement de l’autre bateau, celui qui avait amené La Motte et Hennepin à Niagara, et l’eurent porté sur leur dos jusqu’en haut de l’escarpement, après que la construction du nouveau bateau fût bien avancée, La Salle repartit.

* En chemin, il passa devant deux casernes qui avaient été construites par une équipe dirigée par La Motte sur une hauteur à proximité de l’embouchure de la Niagara, à l’endroit où se tiendrait plus tard le Fort Niagara. Ces deux casernes ne survécurent pas longtemps à La Salle. Après sa mort, elles tombèrent en ruine, et les Senecas et les

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autres nations de la Confédération iroquoise respirèrent un peu mieux. Cependant, en 1726, les Français parvinrent à convaincre les Senecas de les autoriser à construire au même endroit ce qu’ils décrivaient comme un poste de traite et un entrepôt. En fait, c’était un fort. Il se tiendrait là, à l’ombre du drapeau blanc de la Marine royale, jusqu’à l’heure ultime de l’empire français dans le Nouveau monde. Cette heure sonna en 1759, lorsqu’une armée de soldats britanniques et de troupes provinciales, comptant 2300 hommes, s’approcha de Niagara, accompagnée d’un millier d’Iroquois. Exactement cent cinquante ans plus tôt, Samuel Champlain, fondateur de la ville de Québec, première colonie française permanente en Amérique du Nord, avait rejoint une bande d’Algonquins dans une escarmouche contre les Iroquois. Au cours de cette bataille, il utilisa une arme que personne n’avait encore jamais vue dans ces contrées, un mousquet. Cette arme à feu aida ses alliés à vaincre ce jour-là, mais elle inaugura des relations francoiroquoises plutôt bancales. Lorsque, un siècle et demi plus tard, les Iroquois s’apprêtaient à porter un dernier coup à la puissance française, on aurait presque pu dire que c’était en représailles du mousquet de Champlain. Mais cela n’avait rien à voir. C’était une question de géopolitique. Les Iroquois constataient que, dans la guerre de la vallée de l’Ohio, la balance commençait à pencher en faveur des Britanniques et ils voulaient se ranger aux côtés des vainqueurs pour consolider leur influence dans cette région. C’était un raisonnement sensé, mais qui eut un résultat malheureux. Les Iroquois avaient toujours survécu en faisant jouer les pouvoirs européens l’un contre l’autre. Dorénavant, après le siège de Fort Niagara et la reddition de Montréal l’année suivante, il n’y aurait plus qu’un seul pouvoir européen. La chute de Fort Niagara sonna le glas à la fois de la Nouvelle France et de l’indépendance de la Confédération des Cinq Nations. Vu d’aujourd’hui, tout cela paraissait inévitable. À Niagara, les Britanniques étaient deux fois plus nombreux que les Français, ce qui était encore loin de correspondre aux chiffres de peuplement. En Nouvelle France, à l’époque de la chute du Fort Niagara, il y avait 70 000 personnes. Les Treize colonies britanniques comptaient vingt fois plus de monde, ce qui explique assez bien le résultat du conflit. À la guerre, toutes choses étant à peu près égales par ailleurs, c’est le nombre qui l’emporte. La vraie question est de savoir pourquoi il y avait tant d’Anglais sur le continent, et si peu de Français. Lorsque La Salle rendit son dernier souffle dans la prairie du Texas, l’économie

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de la France était deux fois plus importante que celle de la GrandeBretagne, et sa population trois fois plus nombreuse. La réponse à cette question est un peu compliquée. Pascal avait dit un jour que si le nez de Cléopâtre avait été plus court, toute la face du monde en aurait été changée. De même, si le nez d’Anne Boleyn avait été plus long, la France aurait pu conserver Fort Niagara. Cependant, le nez d’Anne Boleyn était d’une longueur assez raisonnable pour ne pas distraire de ses autres charmes, chance qui lui permit d’enjôler le roi Henry VIII et de l’inciter à affronter le Pape. Une fois qu’il se fût élevé à la tête de l’Église d’Angleterre, Henry commença à piller les monastères. L’Église possédait de vingt à trente pour cent des terres de Grande-Bretagne, et elles passèrent toutes des mains d’Henry à celles de la noblesse. Certains hommes possédaient déjà de grandes propriétés. À présent, nombreuses étaient ces propriétés qui avaient doublé de superficie, ce qui faisait de leurs possesseurs non seulement les supérieurs sociaux des petits propriétaires, mais également leurs maîtres économiques et politiques à un degré qui dépassait largement tout ce qu’avait pu connaître l’Angleterre médiévale. Ces petits fermiers, les yeomen, possédaient de petits lots de terres transmis dans leurs familles depuis des générations et pour lesquels ils payaient des redevances coutumières, parfois symboliques, à la Couronne ou au seigneur local. De plus, ils détenaient des droits sur les « terres communes » – le droit de faire paître leurs animaux sur des pâturages collectifs, le droit de s’approvisionner en bois dans les forêts communales, etc. Mais dès ce moment, grâce à leur nouvelle richesse et à leur pouvoir politique, qui englobait le contrôle des tribunaux, les grands propriétaires commencèrent à augmenter les redevances et à accaparer les terres communes. Les petits fermiers furent dépossédés de leurs terres et devinrent soit ouvriers agricoles, soit allèrent gonfler le « surplus de population » de la Grande-Bretagne. Pendant ce temps, les riches devenaient encore plus riches. Au tournant du XVIIe siècle, l’essentiel de la politique anglaise s’était mise en place – c’était un pays régi par une oligarchie de grands propriétaires. Une fois qu’ils eurent pris le contrôle total de la terre, les propriétaires les plus riches purent commencer à l’améliorer, en utilisant de nouvelles méthodes d’assolement, de nouvelles techniques telles que les prairies inondées (consistant à recouvrir les pâturages d’une fine couche d’eau durant l’hiver afin d’empêcher le gel et de faciliter la croissance précoce de l’herbe), en s’efforçant de drainer les marécages et de transformer les landes en terres cultivées. Tout cela exigeait de

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disposer de capital et de grandes superficies de terres, et n’aurait pas été possible si les petits fermiers n’avaient pas été dépossédés. Les rendements de l’agriculture britannique s’accrurent effectivement – et parfois dans des proportions étonnantes. Et ils continuèrent à s’accroître tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, jusqu’à ce que le dernier terrain communal fût enclos et que des inventions telles que le semoir devinssent d’un usage courant. La production de denrées alimentaires doubla, ce qui fit aussi doubler la population anglaise entre 1550 et 1750 – neuf ans avant la chute de Fort Niagara. De telles nouvelles n’étaient pas si bonnes pour les Amérindiens ou pour les esclaves africains, parce qu’avec son « surplus de population », la Grande-Bretagne fut en mesure d’envoyer des colons en grand nombre dans le Nouveau Monde, où ils se mirent à évincer les populations aborigènes et à importer des esclaves pour faire pousser le tabac et le sucre, autres sources abondantes de capital pour la Grande-Bretagne. La France n’avait pas de surplus de population. Il ne s’y produisit aucun pillage de monastère pour faire basculer les forces du pouvoir entre les grands propriétaires et la version française des yeomen, les paysans. Les paysans français restèrent sur leurs terres. En tous cas, la France ne s’intéressait pas au peuplement à grande échelle de ses territoires d’Amérique du Nord. La Grande-Bretagne avait découvert le secret de la prospérité au moyen du capitalisme, à travers la compétitivité dans la production des biens, à commencer par les produits agricoles, et pour ce faire, le peuplement à grande échelle de ses colonies américaines était d’une grande utilité. La France, cependant, s’en tenait encore à une forme ancienne de production de richesse – les monopoles de traite. Ces monopoles avaient été les pierres angulaires des empires musulmans au Moyen Âge et la source d’une prospérité fabuleuse pour les empires vénitiens et hollandais de la Renaissance et du début du XVIIe siècle. L’objectif de ces empires était de s’emparer des ports étrangers et des routes commerciales les plus essentiels, afin de pouvoir acheter à bas prix et revendre très cher ces denrées que le reste du monde réclamait désespérément. La tentative des Français d’établir un monopole sur la traite des fourrures en Amérique du Nord en construisant des forts tout autour des Grands Lacs représente un cas typique de cette stratégie économique. La stratégie des Britanniques était meilleure – au moins d’un point de vue militaire. Le nombre d’hommes qu’ils pouvaient enrôler sous les drapeaux sur le continent nord-américain en atteste. De plus,

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la prospérité provenant d’une productivité agricole améliorée signifiait que les Britanniques disposaient de plus grandes ressources financières que les Français. Pendant la Guerre de Sept Ans, le conflit mondial dont l’issue décida que l’avenir du monde reviendrait à ceux qui parlaient anglais plutôt qu’à ceux qui parlaient français, les Britanniques l’emportèrent surtout parce qu’ils pouvaient emprunter de l’argent. Ils savaient comment vendre des actions à des investisseurs. Et c’est la raison pour laquelle ce pauvre capitaine Pierre Pouchot, commandant du Fort Niagara, n’avait pas une chance de s’en sortir, ce jour de juillet où il vit les tuniques rouges surgir des bois. Comme disent les Américains, on ne discute pas avec le succès. Cet argument du succès est si imparable, en fait, que les théoriciens protestants ont souvent ajouté la saga du capitalisme à leur arsenal d’armes intellectuelles contre l’Église romaine. Les écrivains de l’époque victorienne, en particulier, faisaient toujours contraster la vitalité économique, l’avancée irrésistible de la science et de la technologie dans les royaumes protestants de Sa Majesté avec ces paysans empotés, indolents, arriérés et menés par leurs prêtres de l’Europe catholique – tous ces Espagnols faisant la sieste. Ces paysans préféraient prendre du bon temps plutôt que faire montre d’initiative. Un peu de cette perception, comme nous l’avons vu, s’attachait aux immigrants canadiens-français aux États-Unis au cours du XIXe siècle. Quand ils ne complotaient pas pour livrer la Nouvelle-Angleterre dans un paquet cadeau au Vatican, ils n’étaient que des imbéciles heureux. Pendant ce temps, la France se souciait toujours aussi perversement de sa propre paysannerie, en dépit de toute logique économique, un peu à la manière dont la France d’aujourd’hui soutient ses agriculteurs, peu importe ce qui arrive. La Révolution française fit des paysans les propriétaires de plein droit de leurs fermes, dégagés des dernières obligations de la féodalité, et les deux Napoléon entérinèrent cette situation. Cela dégoûtait Marx, qui n’aimait pas les fermiers en général et les petits fermiers en particulier – « Le système de la petite propriété » grinçait-il dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, « a transformé la masse de la nation française en troglodytes ». Un autre prophète juif avait prédit qu’un jour chaque homme s’assiérait sous sa vigne ou sous son figuier et qu’il n’aurait rien à craindre de personne, mais pour Marx, cette conception du millénaire était strictement petite bourgeoise. Il fallut un écrivain catholique, Hilaire Belloc, pour produire un plaidoyer en faveur du paysan européen, ou du paysan tel que défini par Belloc – le producteur à petite échelle travaillant sa propre terre.

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Belloc est né en France en 1870, mais il grandit en Angleterre, et il se définit toute sa vie comme Anglais. Il détestait les riches, il détestait les penseurs progressistes, ceux qui sapaient les anciennes vérités de la raison et de la religion et qu’il considérait comme les ultimes supporters des riches. (Lorsqu’on n’a aucun sens de la vérité objective et des standards de la justice, on ne peut amener les riches, par nature réfractaires aux lois, à obéir à la lettre). À l’inverse, il aimait l’Église catholique, et en particulier les aspects de celle-ci qui répugnaient le plus aux progressistes de l’époque de Belloc – son intolérance, son implacable résistance à la modernité, ses rites et coutumes hautement formalistes, sa théologie morale élaborée, sa froide logique scholastique, son attachement aux anciennes formes de la foi. Et il aimait l’idée de la paysannerie. Selon cette idée, le paysan catholique était d’une indépendance entêtée plutôt que servile comme un ouvrier anglais – le paysan possédait son propre outil de travail après tout. Le paysan catholique produisait du bon vin qu’il pouvait boire au déjeuner et au dîner, célébrait les nombreuses fêtes du calendrier catholique dans des réjouissances communautaires, était loyal envers sa famille et ses amis, et allait consciencieusement à la messe, où tous les antiques instincts humains pour la dévotion trouvaient une réponse. « Il est certain que ces gens sont bénis pour leur vie simple et leur justice », écrivait-il dans The Path to Rome au sujet de paysans italiens qu’il avait rencontrés. « Leurs yeux sont amicaux et dépourvus de crainte. Ils sont courtois, droits et tous portent en eux des rires et de la tristesse. Ils sont remplis de chansons, de souvenirs, des histoires de leur village natal ; et leurs dévotions sont conformes au commandement de Dieu ». Et dire que tout cela a disparu des campagnes anglaises à cause de ce gros porc d’Henry VIII. Rien que cela suffirait à souhaiter que les Français aient flanqué une tripotée à l’armée anglaise au pied des murs de Fort Niagara, en cet été de 1759. Ils n’auraient eu que ce qu’ils méritaient. Malheureusement, je ne savais rien de tout cela en quatrième année, quand Mrs Drennan raillait les Français. Bien sûr, Mrs Drennan aurait pu me rétorquer que la description de la paysannerie par Belloc était plutôt fleur bleue. Qui sait ? Je ne sais pas s’il existe encore des paysans catholiques qui chantent des chansons et racontent des histoires de leur village natal. Mais si on passe en revue la littérature française, on peut être sûr d’une chose – le paysan français, au moins après la Révolution française, n’a pas subi la morgue des classes supérieures. (C’est pourquoi, en

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passant, on n’entend pas de Français d’aujourd’hui, contrairement aux Anglais, se plaindre encore du « système de classes » de leur pays). Considérant tout cela cependant, considérant que la vie dans l’Europe catholique a été et est encore plus agréable que la vie dans l’Angleterre protestante (préféreriez-vous vivre en Toscane, en Provence, ou dans le Herefordshire ?), reste une importante question d’histoire. Les Britanniques ont-ils choisi le bon chemin en fin de compte ? « Le capitalisme industriel est une manifestation du mal », protestait Belloc. « Il heurte notre sens de la justice, ses produits offensent notre sens de la beauté, la société sur laquelle il se base est non seulement vile, mais aussi instable ». C’est un point de vue. De nos jours Belloc pourrait ajouter à son réquisitoire la pollution environnementale et une culture populaire nihiliste et déréglée. Il pourrait aussi ajouter que les fruits du capitalisme actuel – téléphones cellulaires, ordinateurs et voitures – causent autant d’ennuis que de plaisir. Mais enfin ! Il y a la dentisterie moderne, la plomberie intérieure, les moustiquaires dans les chalets d’été et des matériaux synthétiques plus légers, plus chauds et plus faciles à sécher que la laine et la fourrure. Les coureurs des bois auraient tué pour du Gore-Tex. Loin des visions nostalgiques du passé, il faut admettre l’évidence : le capitalisme est une corne d’abondance, le capitalisme est une dynamo. Je fais partie de ceux qui, par tempérament, inclinent à pleurer les paradis perdus plutôt qu’à rêver d’utopies futures. Les visions nostalgiques du passé sont une tentation dangereuse pour les gens comme moi, de l’espèce des troglodytes. Mais j’aime cette réplique de Mr Smith Goes to Washington, lorsque Jefferson Smith dit : « Papa m’a toujours dit que les seules causes qui valent la peine qu’on se batte pour elles sont les causes perdues ». À l’inverse, je déteste Marx pour avoir érigé en principe le fait de se trouver du côté gagnant de l’histoire. Et, parlant de Jefferson – de Thomas Jefferson – je pense que cette cause, la cause du petit fermier, est aussi admirable que la cause du paysan catholique ou du petit propriétaire anglais, la « petite propriété » étant le socle de chacun d’entre eux. « Les petits propriétaires sont la partie la plus précieuse d’un État », affirmait Jefferson. Il avait compris ce qui arriverait si les idées d’Alexander Hamilton prévalaient ; il savait que le système d’Hamilton consistant à utiliser l’endettement pour éperonner la croissance de l’industrie – comme une injection d’amphétamines dans le système nerveux – finirait par créer une oligarchie industrielle et financière similaire à l’oligarchie de propriétaires de la GrandeBretagne et qu’elle exigerait de plus en plus d’exportations de nos

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produits industriels et donc notre implication dans d’interminables guerres étrangères. Mais Hamilton a gagné et nous avons notre oligarchie et nos interminables guerres étrangères. Hamilton devait gagner. Nous ne serions rien sans dynamo.

* « On se demande ce qui arriverait s’il y avait un crash économique aux États-Unis », disait Denise, en cousant à la lumière d’une lanterne, dans sa tente. « Les gens ne savent plus vivre à la dure ». Elle m’expliquait pourquoi elle et son mari, Dan, un mécanicien du Michigan, étaient devenus acteurs dans des reconstitutions historiques. Daniel jouait un soldat dans la Compagnie Le Beouf, « détachement » commandé par Greg Henning, technicien en électronique et professeur de lycée à Erie, en Pennsylvannie ; lui-même et ses camarades étaient venus au camp du 4 Juillet à Fort Niagara, pour rejouer le siège de 1759. Comme les autres membres de leur détachement, Daniel et Denise avaient monté leur tente à l’intérieur du fort. À l’extérieur de celui-ci se trouvaient les tentes des Britanniques et des troupes provinciales. « J’aime l’idée de transmettre ces vieux savoir-faire à mes enfants, pour qu’ils ne disparaissent pas », poursuivait Denise. Elle faisait référence à des choses telles que raccommoder des vêtements et cuisiner dans une marmite au-dessus d’un feu. « C’est aussi une façon très économique de découvrir de nouveaux endroits. Comme ici. On vous donne un petit déjeuner et un lunch, et on a un emplacement pour installer la tente et se sentir en sécurité. Ce n’est pas comme dans les campings des parcs nationaux, ou les autres campings de ce genre au Canada, où on finit par subir la musique de n’importe qui toute la nuit ». J’étais arrivé le 2 juillet, l’avant-veille de la reconstitution, et je visitai l’endroit à l’aide d’un prospectus intitulé Your Guide to the Fort. Dans le mess des officiers, à l’intérieur du « Château » – le bâtiment de trois étages qui était à l’origine l’unique structure du fort – je lus le texte de la plaque commémorative de la reddition qui s’était déroulée dans cette pièce en 1759 : « De toutes les scènes qui se jouèrent en ce lieu durant le tiers d’un siècle à présent écoulé, cette dernière cérémonie du temps des Guerres françaises ne fut pas la moindre en importance ; car ici, la France elle-même dut boire la coupe de la défaite et céder au conquérant un empire plus vaste et plus prometteur

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qu’aucun homme d’État de ce temps n’aurait pu l’estimer, ni oser le prédire ». Ce texte commémoratif a été rédigé par un certain Frank H. Severance, visiblement sous l’influence stylistique de Parkman. À l’extérieur du Château, près du mur donnant sur la rivière Niagara à l’endroit où elle se déverse dans le lac Ontario, était dressée une grande pierre portant une autre plaque commémorant « L’homme des grands commencements » et « Un visionnaire ». Il s’agissait de rien moins que de notre héros, La Salle. « Son courage, ses souffrances et son endurance ont permis l’arrivée du christianisme et de la civilisation », affirmait cette plaque totalement dépourvue d’ironie qui avait été érigée par l’État de New York en 1934. Je pense que La Salle aurait apprécié ce compliment – ce n’était pas qu’une histoire de peaux de castors et de bisons, après tout. Ce soir-là, je rencontrai Greg Henning, qui m’invita avec sa famille, ainsi que Dan et Denise, au pub irlandais Brennan’s, à Youngston, à la sortie du parc où se trouve le fort. « C’est comme si je m’étais marié avec ça », me dit Greg, pour m’expliquer pourquoi il était devenu acteur de reconstitutions historiques, quatorze ans auparavant. « J’ai acheté une paire de chaussures et voilà. J’étais dedans ». « C’était en 1985 », me dit sa femme, Dee Dee. Elle avait un visage rond, des cheveux roux et avait l’air d’avoir trente ans, contrairement à nous tous à cette table. Nous étions tous assez mal habillés, comme des touristes – Dee Dee portait un jean et un vieux T-shirt du « Festival national de la cerise ». L’instant de se dépouiller de ces vêtements pour se costumer en serait d’autant plus doux. À ce moment, les acteurs s’éloignent des touristes qui leur demandent de poser avec eux en photo. C’est un sentiment agréable, une sorte de fierté de se sentir différents que ressentent les acteurs vis-à-vis du public ou les soldats vis-à-vis des civils. « La femme avec qui je travaillais au magasin venait ici, à Fort Niagara, depuis environ deux ans. Elle jouait le rôle d’une aristocrate anglaise, alors elle passait ses journées à pique-niquer avec les officiers britanniques et, comme c’était une femme plutôt séduisante, ils se disputaient ses faveurs. Ils se battaient vraiment en duel entre eux. Un jour, elle avait rapporté des photos d’un de ses week-ends et je me suis dit que ça avait l’air vraiment marrant. Est-ce que je peux venir ? J’y suis allée avec elle, et j’ai accroché dès le premier week-end. Au début, je jouais le rôle de sa servante dans les reconstitutions. Je l’accompagnais à tous ses pique-niques et à toutes ses soirées.

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Et puis, je me suis mariée dans la vraie vie, alors il a fallu que je m’ajuste. Je devais changer de rôle. Je suis devenue, je ne sais pas, cantinière, laveuse de vaisselle. Maintenant, je suis tenancière de taverne. Je possède ma propre taverne. Quand j’en serais au point où je ne pourrais plus le faire, je deviendrais tisserande. J’ai déjà un métier à tisser ». Elle haussa les épaules. « On joue un rôle. Ce n’est pas forcément celui du personnage qui vous convient le mieux à ce moment, mais on le fait, et au bout d’un moment, c’est comme si on lisait une histoire. On apprend les noms des personnages et on apprend comment ils réagissent aux choses. C’est comme jouer la comédie. On se dit : D’accord, je suis cette personne. Comment dois-je réagir à cette situation ? » « On doit faire des recherches pour nos représentations », dit Greg, « et développer notre personnage ». On doit « avoir un comportement historique », en d’autres mots. Pendant les manœuvres des défilés, ou en marchant sur le champ de bataille, par exemple, Dan, qui joue le rôle d’un simple soldat dans la « compagnie », ne parle pas à Greg, son « capitaine ». Au XVIIIe siècle, les soldats ne parlaient pas aux officiers à moins qu’on ne leur ait adressé la parole d’abord. Certains acteurs jouant des rôles d’aristocrates s’imprègnent de ce comportement historique à un degré assez considérable. L’un d’entre eux, lors d’une reconstitution récente du siège de Louisbourg, en passant devant une compagnie de soldats, se mit ostensiblement un mouchoir parfumé sous le nez, pour ne pas sentir l’odeur de la « canaille ». « Nous avons un de ces gentlemen en particulier qui joue le rôle d’un officier français à la perfection », raconta Dee Dee. « Pendant la reconstitution, il y eut un concours pour voir qui saurait le premier faire du feu avec du métal et un silex – qui pouvait faire la démonstration de la manière la plus authentique d’allumer un feu, je crois que c’est ainsi que c’était formulé – alors tout le monde reçut un bout de métal et un silex. Et cet aristocrate, il regarda à gauche, regarda à droite, puis il jeta son métal et son silex à un soldat en lui disant “Fais du feu”. Et il a gagné le concours. C’était la manière la plus authentique d’allumer un feu. Il ne se serait jamais agenouillé pour faire du feu de ses propres mains. Alors… » Dee Dee sourit comme le chat d’Alice au pays des merveilles : « Nous aimons vraiment jouer ». Mais pourquoi, demandai-je, ces quatre-vingts personnes, ou environ, de l’ouest de la Pennsylvanie qui ont rejoint la compagnie de Greg, ont-ils choisi de jouer le rôle des Français ? Je pouvais comprendre pourquoi Greg, qui était major retraité de l’infanterie de

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Marine – cinq ans de service actif, disait-il, et vingt ans dans la Garde nationale – avait choisi d’être le commandant d’une compagnie. Mais pourquoi une compagnie française ? Henning avait quelques ancêtres huguenots venus de France, mais il descendait surtout de colons anglais et allemands. « Pourquoi j’ai choisi les Français ? Probablement parce que, dans mon arbre généalogique, j’ai un ancêtre qui a combattu pendant la Guerre d’indépendance en tant qu’Américain, et que je n’ai jamais vraiment trouvé beaucoup d’intérêt à jouer le rôle d’un Britannique. C’est marrant pourtant. Quand nous parlons à des Français pendant les reconstitutions, ils ne comprennent vraiment pas pourquoi des gens de Pennsylvanie jouent le rôle de soldats français. Ils ne comprennent pas pourquoi nous nous intéressons tellement à leur culture. Je crois qu’ils ne réalisent pas à quel point leur empire était immense, ou que l’endroit où nous vivons aujourd’hui était autrefois sous domination française ». Bien sûr, la plupart des acteurs venant de la même région que Henning ne s’intéressent aucunement à jouer des rôles de soldats anglais ou français. « Il doit bien y avoir une demi-douzaine de régiments de la Guerre de Sécession dans notre région », dit Greg. Pour la plupart des gens, « l’histoire vivante » ou les reconstitutions d’évènements historiques signifient des hommes portant des fusils, signifient la Guerre civile américaine. Cela ne veut pas dire « F.I. » (abréviation des acteurs de reconstitution pour « guerres franco-indiennes »), ni Guerre d’indépendance, ni 1812. « Il suffit d’une carte de crédit pour acheter un uniforme confédéré ou de l’Union dans un décrochez-moiça », remarquait Greg. « Mais nos uniformes, on ne les trouve pas chez Wal-Mart. On ne les trouve pas comme ça. Nos uniformes et notre équipement, c’est toujours un processus en cours. Et si on fait une erreur – les F.I. sont une toute petite communauté – cette erreur sera très vite connue de tout le monde dans le groupe. Ce n’est pas comme dans la Guerre de Sécession où il y a cinquante mille ou soixante-dix mille personnes ; quand on y fait n’importe quoi, on peut toujours changer de groupe. On peut continuer et rester anonyme. Mais on n’a pas ce luxe ici – je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles le groupe F.I. est probablement l’un des plus sûrs, celui où il y a le moins d’accidents. Je crois aussi que notre passe-temps est plus éducatif que ces grands évènements de la Guerre de Sécession. Eux, ils font du grand spectacle dans leurs batailles ». Nous finîmes de manger, et lorsque la serveuse nous apporta l’addition, Greg et Dee Dee eurent la gentillesse de payer pour moi.

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« Quand la tente s’ouvrira vendredi matin », remarqua Dee Dee, en parlant du matin du 4 Juillet lorsque la reconstitution commencerait, « tout cela disparaîtra ». Elle agitait la main au-dessus d’un billet de dix dollars sur la table, comme si c’était quelque chose d’artificiel, comme un géranium en tissu. « Cet argent. Les tasses en plastique. Les pots de yaourt. On veut seulement que tout cela disparaisse. C’est ce pour quoi nous vivons. C’est un grand fantasme ».

* Le lendemain, 3 juillet, les acteurs, Français et Indiens, et les cantiniers, montèrent leurs tentes à l’intérieur du fort, tandis que les acteurs britanniques dressaient leur camp à l’extérieur des murs. Les « cantiniers » sont des vendeurs au détail pour les acteurs et les touristes venus assister à l’évènement. Il y en avait des douzaines, qui proposaient des vestes de belle laine, des rouleaux de tissu, des chandelles, des lanternes, des ustensiles de table en bois, des cornes de vache, des bijoux en argent, des reproductions de mousquets du XVIIe siècle, des perles, des poteries, et des bricoles et colifichets en tous genres – presque tout ce qui pouvait avoir l’air préindustriel. Ces commerçants s’habillaient en costume d’époque eux aussi. Je parlai à une femme qui portait une robe du XVIIIe siècle, un tablier et une coiffe de fille de cuisine, tandis qu’elle remuait une substance blanche et gluante dans une marmite au-dessus d’un feu. C’était l’un des ingrédients du « savon écossais » qu’elle vendait sous sa tente. « Les gens de ce temps-là se lavaient beaucoup plus qu’on ne croit », disait-elle. « Cela n’a rien à voir avec ce truc à la Walt Disney à propos de gens qui ne prenaient qu’un bain par an. Vous savez, ils étaient comme nous. Ils prenaient des bains autant qu’ils le pouvaient. Ils aimaient bien être propres ». Autrement dit, pour avoir un « comportement historique », il n’est pas indispensable de sentir mauvais. « Sauf les Puritains », ajouta-t-elle. « Ils ne pouvaient supporter aucune activité où on devait être nu ». « Et les Français ? » « Ils étaient très propres. Ils étaient beaucoup plus propres que les Anglais ». Je repensai à ce que disait Mrs Drennan. Si seulement j’avais su. « On dit que les Écossais étaient plus propres que les Anglais, et que les Français étaient plus propres que les Écossais », poursuivitelle. « Les Français disaient toujours qu’ils pouvaient sentir les Anglais arriver. Je l’ai lu dans un récit de bataille – ils pouvaient sentir l’armée anglaise arriver ».

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Greg et Dee Dee avaient monté la tente abritant leur taverne, « The Lily and the Lion [le lys et le lion] » – le lys pour les Français, le « lion » étant le léopard anglais. À l’intérieur de la tente se trouvaient cinq tables de bois, des bancs et un bar où ils servaient les boissons. « Dans ce tonneau, il y a de l’ale », montra Dee Dee, en faisant un gros clin d’œil sur le mot « ale ». En fait, le liquide dans le tonneau était de la limonade, enfin de la « limonale ». Derrière le bar, différents récipients étaient disposés sur des étagères. « Est-ce que c’est de l’étain ? » demandai-je à Dee Dee en lui montrant la petite chope vaguement argentée dans laquelle je buvais de l’eau glacée. « Ces machins, personne ne sait d’où ils sortent », dit-elle. « Les gens les achètent parce qu’ils sont marrants, mais ils ne savent pas qui les a fabriqués, ni dans quel pays, ni combien de millions en ont été produits. À la fin ils s’en lassent et ils les bazardent par douzaines, et quand on tombe dessus, on les achète par lots, parce que, dans ce genre d’évènements, les chopes disparaissent sans arrêt. Celle-ci… » Elle regarda ma chope et fit une grimace. « Pppffft. Ça m’a tout l’air d’être de l’aluminium. Pareil pour les ustensiles. Nous ne mangeons pas avec des couverts d’époque, parce qu’on en deviendrait un peu plus stupides tous les jours ». Je la regardai avec étonnement. « À cause du plomb qu’ils contiennent ». Le problème avec la tente de la taverne ce matin-là, c’est que des milliers de petites créatures ailées y faisaient une conférence au sommet. La situation réclamait de l’insecticide d’urgence. « Si le vent se lève, ça ira », disait Dee Dee à un client. « Mais vous savez bien, et je le sais aussi, parce que nous avons été à suffisamment de F.I. ensemble, qu’il n’y aura pas de vent. Et on va frire comme… » Elle laissa la métaphore en suspens de manière très inquiétante. Je remarquai plus tard que les créatures ailées avaient disparu de la tente, mais je n’ai jamais demandé si l’insecticide y était pour quelque chose. Pendant ce temps, la chaleur de ce week-end du 4 Juillet promettait beaucoup d’achalandage pour la « limonale » gratuite de Dee Dee. « Le Lis et le Lion » était un endroit populaire, et Dee Dee et ses enfants adolescents, y compris la plus jeune de ses filles, Chelsea, étaient très occupés. « J’ai vu votre taverne dans beaucoup d’évènements », disait un soldat français. « Elle a beaucoup de cachet ». « Merci », fit Dee Dee. « Elle ajoute beaucoup à l’ambiance ». Un autre homme, habillé en Indien delaware, le visage peint en rouge et noir, portant à la ceinture une hachette à l’air plutôt

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vicieux, me dit : « C’est une grande chose pour une compagnie d’avoir quelque chose comme ça. C’est un endroit où tout le monde peut se retrouver ». Lors de ce premier après-midi de la reconstitution, la plupart des gens n’étaient pas encore « historiques ». Dee Dee portait encore son jean et son T-shirt du festival de la cerise. Un homme en short, Tshirt et casquette de base-ball s’avéra être Daniel Roy, un Québécois francophone qui, dans la vraie vie, était lieutenant-colonel dans les Forces armées canadiennes, autant qu’officier dans l’armée de Louis XV. Il sirotait de l’eau glacée dans une de ces chopes en aluminium et dit à Greg qu’il revenait d’une reconstitution à Fort Ticonderoga. « Tu étais à Carillon ? » demanda Greg. « Carillon » était le nom que les Français donnaient à ce fort et à la bataille qui y eut lieu en 1758, quand les forces britanniques du général James Abercrombie lancèrent une attaque frontale sur la position française. C’était l’un de ces assauts mortellement stupides, comme la bataille de Fredericksburg ou celle de la Somme, contre des hommes retranchés avec des fusils. « On a botté le cul des Anglais », disait Roy. Il but une autre gorgée d’eau. « Mais ils ne l’admettront jamais ». « Histoire vivante » – si seulement c’était la véritable histoire. On verrait des choses étonnantes. « L’armée confédérée est très sérieuse devant l’armée de l’Union », me dit Henning un peu plus tard. « Même chose avec les Canadiens français quand ils marchent contre les Anglais. Ils sont très professionnels, très attentifs, ils sont très agressifs et très sérieux ». À la taverne se trouvait aussi Suzanne Tetrault, une canadienne française vivant à présent à Midland, en Ontario, et dont le mari, Sylvain, était soldat dans la « Compagnie franche » de la Marine. Elle montra à Dee Dee une photographie qu’elle venait de prendre à l’intérieur des murs de brique du magasin à poudre. « Je me tenais juste ici », disait Tetrault, qui était une personne exceptionnellement chaleureuse. Elle indiquait un endroit à l’extérieur de la tente, pas très éloigné de l’entrée du fort. « Vous voyez, juste au-dessus, vous savez, là où est le magasin à poudre ? J’ai frissonné quand j’y suis entrée, parce que j’étais seule. J’avais apporté mon appareil photo. Je me suis dit, qu’est-ce que je risque ? Quand je me suis retournée, comme j’aimais bien l’allure des voûtes, je me suis dit, je vais les photographier. Mais ce n’est pas ce que j’ai obtenu ».

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« Oh mon Dieu ! », s’exclama Dee Dee en regardant la photographie. « C’est génial. Chelsea va capoter. Attend qu’elle voie ça ». « On voit les yeux, la bouche, et une sorte de barbe. Mais il n’y a personne ». Je regardai la photographie. Contre les murs de brique du magasin à poudre flottaient des formes ectoplasmiques blanchâtres. « C’est vraiment génial », disait Dee Dee. « Je n’ai jamais rien vu de pareil ». Plus tard, j’interrogeai Dee Dee au sujet des fantômes. « Beaucoup d’hommes sont morts ici », dit-elle. « Il y a beaucoup d’énergie karmique ». Puis elle éclata de rire, comme pour dire : « Ne t’inquiète pas, nous ne sommes pas si barjots ». Au cours de l’après-midi, Bob Emerson, directeur exécutif de Fort Niagara et « directeur du site » pour la reconstitution, vint consulter Henning à la taverne. Inutile de dire que ces reconstitutions de batailles sont très compliquées et qu’elles doivent être chorégraphiées très soigneusement. En général, tout s’écroulerait très vite si les gens ne le prenaient pas très au sérieux. Par exemple, les participants arrivaient au camp avec une liste d’instructions parmi lesquelles on pouvait lire : Les participants doivent être en costume d’époque lorsque le fort est ouvert au public. Aucune cigarette ou autre anachronisme n’est autorisé lorsque le public est présent. La coutume militaire et la discipline prennent effet dès que le fort est ouvert au public. On déconseille fortement aux participants d’amener des animaux. Ceux qui doivent en apporter doivent le signaler à l’avance au fort. Les propriétaires doivent fournir les preuves de vaccination pendant l’évènement. Tous les animaux doivent être tenus en laisse, surveillés et contrôlés en tous temps.

Il y avait des instructions particulières pour tout ce qui concernait les armes. Pour des raisons de sécurité, toutes les armes devaient être des reproductions modernes. On ne pouvait se servir d’aucune arme à feu d’époque. Aucune arme à feu ne devait être dirigée vers une autre personne – visiteur ou acteur, même pendant la bataille. (Les acteurs de reconstitutions pointent leurs mousquets légèrement au-dessus de la ligne ennemie). Aucune des parties belligérantes ne pouvait s’approcher de l’autre de moins de trente mètres. Il était interdit en tous temps de jeter quelque arme que ce soit, tomahawk ou couteau.

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Emerson tendit à Henning une feuille de papier portant le titre « Scénario de la bataille ». Le scénario indiquait les mouvements de troupe. Tout d’abord, les Britanniques et Rangers américains, avec leurs alliés Indiens, devait faire feu sur une compagnie de soldats français ou d’une troupe de la Marine prise au dépourvu, à l’extérieur du fort, depuis le couvert des arbres. Les Français riposteraient, repoussant les Rangers à couvert. Ensuite les Français, ayant subi quelques pertes, devraient battre en retraite. Les Indiens et les Rangers les poursuivraient. La milice canadienne-française surgirait ensuite d’un fossé à l’extérieur du fort pour venir en aide aux soldats. Un « détachement en poste » se mettrait alors en formation pour affronter les soldats britanniques en approche. Je simplifie beaucoup, mais l’essentiel y est. « Le détachement devra faire un affrontement direct, et ils tireront une salve sur les Anglais au moment où ils arriveront », disait Emerson à Henning. « Les Anglais les repousseront facilement. À ce moment, les tambours du fort commenceront à battre et la garnison – ce que nous aimerions faire, c’est qu’avant la bataille il y ait une sorte d’inspection normale, puis que tout le monde aille au Château et attende jusqu’à ce que les musiciens battent les tambours, et ensuite ces soldats sortiront du Château au pas de charge jusqu’à la poterne du fossé ». Emerson continua à expliquer le scénario tandis que Henning écoutait et hochait la tête. Il paraissait le trouver non seulement compréhensible, mais aussi satisfaisant. Ensuite, il dit aux membres de sa compagnie : « Voilà le scénario. Beaucoup de mouvements. Ce sera bon pour le public. La moitié des effectifs ira au Château quand la fusillade commencera, et ensuite nous sortirons. C’est aussi bien. Ce sera plus frais à l’intérieur, et on ne sera pas déshydratés ».

* Le vendredi 4 juillet, nous étions officiellement au XVIIIe siècle. Tous les acteurs étaient en costume d’époque. Au début de l’après-midi, l’histoire vivante commença par une reconstitution de la conférence entre les officiers français et les Indiens dont l’allégeance vacillait et penchait du côté anglais. Comme dans l’évènement réel, cette réunion simulée se termina par un serment d’allégeance des Indiens envers leurs hôtes. (Non pas que cela ait vraiment été très utile aux Français). Les Français leur offrirent quelques biens de traite pour adoucir le marché, mais un homme grisonnant au ventre rebondi, qui avait un casse-tête pour arme, déclina ce « pot de vin ». « Laissez tomber les cadeaux », dit-

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il. « Je n’ai pas besoin de cadeaux pour combattre les Anglais. Je hais les Anglais ». Pendant ce temps, les touristes commençaient à s’installer sur la levée de terre qui donnait sur le côté est du fort, là où la bataille était sur le point de commencer. Au milieu de l’après-midi, les spectateurs à présent bien alignés sur le talus, la voix de Bob Emerson se fit entendre dans un porte-voix. « Mesdames et Messieurs, nous allons commencer la représentation de la bataille », dit-il. « La Guerre franco-indienne se déroula vingt ans avant la Guerre d’indépendance américaine, jetant les colons américains et les Britanniques contre les Français et leurs alliés amérindiens, les Français vivant au Canada et autour des Grands Lacs… » « Où est Godzilla ? » demanda une petite fille perchée sur les épaules de son père. « Je ne sais pas chérie. Je ne crois pas que Godzilla soit dans cette bataille ». « Les voilà ! » s’exclama quelqu’un. Les Britanniques et les Rangers américains venaient d’émerger du couvert des arbres et du parking à l’est. Il y eut des coups de feu. Les troupes de la Marine se mirent en position et ripostèrent. Le bruit et la fumée des fusils était assourdissant, les mouvements des troupes convaincants, mais il manquait quelque chose. Personne n’était touché. « Comment ça se fait qu’ils ne tuent personne ? » demanda à son père un garçon de quatorze ans, assis à côté de moi. « Ils ne veulent pas mourir trop tôt au début de la bataille », répondit son père. « Il leur reste trop de munitions ». « Ah oui, vraiment ! Il devrait y avoir déjà plein de morts ! » « Les soldats d’infanterie de la Marine française sont d’excellents combattants en forêt », disait Emerson dans le porte-voix. « Ils commencent à repousser les Anglais et les Rangers dans les bois d’où ils sont venus ». Soudain, deux soldats anglais tombèrent et commencèrent à rouler vers le bas du remblai. « Enfin, ils meurent ! » dit le garçon. « Au moins deux, quand même ». Les corps continuaient à rouler. « Ils vont essayer d’aller jusqu’à l’ombre des arbres », dit son père. Il avait raison. Les corps s’arrêtèrent de rouler au bas du remblai, lorsqu’ils arrivèrent dans une zone d’ombre. Après quoi, ils se tinrent raisonnablement tranquilles. On entendait les tambours battre à proximité du Château, et les spectateurs se retournèrent pour voir défiler des soldats français, la Compagnie Le Beouf de Henning, qui sortait par la poterne du

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mur situé à l’est de l’entrée principale. Ils avaient traversé le fort au pas de charge puis apparurent à l’extérieur, traversèrent le fossé au bas des murs puis remontèrent sur un talus herbeux. Deux soldats dérapèrent et tombèrent, ce qui fit rire quelque peu. « Je dois ajouter que les soldats portent d’authentiques chaussures à semelles de cuir », expliqua Emerson au public. « Elles causent quelques difficultés sur ces pentes glissantes ». Au sommet du remblai, les troupes s’alignèrent avec la précision que donne un bon entraînement, et pendant les dix minutes qui suivirent, envoyèrent des salves furieuses. D’autres soldats tombèrent. « Oh, comme ils avaient la vie dure en ce temps-là », dit une femme. Soudain on entendit la sirène d’une ambulance. On ne l’avait pas prévue dans le scénario de la bataille. Étant donné que beaucoup des acteurs de reconstitutions sont des hommes bien avancés dans la cinquantaine – terrain de prédilection des attaques cardiaques – et d’une corpulence affirmée, je m’inquiétais de ce que l’un d’entre eux ait pu tomber pour de vrai. Il s’avéra, cependant, qu’il s’agissait d’un touriste, et non pas d’un acteur, qui avait besoin d’assistance médicale. « La plupart des gens du public sont habillés comme toi et non pas comme nous, qui avons des vêtements de laine », me dit plus tard Henning. « Nous buvons de l’eau, nous restons bien hydratés, et la laine laisse le corps respirer bien mieux que les matières synthétiques ». Il était fier à juste titre de me dire « qu’il n’y a jamais eu d’accident fatal dans ce hobby ». « Mesdames et messieurs, applaudissons nos participants d’aujourd’hui », disait Emerson. « Ils sont venus participer à cet évènement de tous les États-Unis et du Canada. Nous avons des groupes de Californie, du Québec et de tout le continent, et ils font cela parce qu’ils aiment l’histoire vivante ». Le public applaudit chaleureusement. Le spectacle avait duré en tout une demi-heure – ce qui, bien sûr, représente une drastique compression temporelle des évènements décrits. Mais les reconstitutions, malgré un désir d’authenticité, restent du théâtre, pas de l’histoire. Le public se lasse facilement. Le lendemain matin, samedi, je rejoignis la Compagnie Le Beouf, sur l’aimable invitation du capitaine Henning. Celui qui m’aidait à revêtir l’uniforme était Robert, un homme frôlant la quarantaine, vêtu d’une sorte de chemise de nuit blanche, avec une casquette de tissu rouge – ce n’était pas un soldat de la compagnie, mais un membre de la « milice » canadienne-française. Il venait de terminer sa quatrième année en archéologie, après avoir d’abord été infirmier, et il espérait trouver un emploi d’archéologue. « C’est comme jouer aux soldats,

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mais à un niveau différent », disait-il en me présentant des chaussures, des chausses, une chemise de lin, et une sorte de col cravate très raide enserrant le cou, un gilet de laine, une veste de laine, un tricorne, une ceinture où pendait une hachette, une corne à poudre, une gourde, et bien sûr un mousquet. Ce n’était pas ce qu’il y avait de plus agréable à porter par une chaude journée de juillet, mais je me sentis bien une fois complètement habillé. Je n’étais plus un touriste. J’étais prêt à jouer. Bob m’avait décidé. Quand j’étais petit, avec mes amis de la rue, j’avais souvent fait semblant d’être un soldat. Nous adorions l’idée de ramper sournoisement pour nous surprendre les uns les autres et nous tuer avec des pistolets à bouchons. Nous avions nos rituels et nos superstitions – si nous portions un drapeau américain et si celui-ci touchait le sol, nous l’embrassions (sinon, un soldat américain mourrait). « Quand la laine t’aura irrité la peau comme un derrière de bébé, tu comprendras ce que tu es en train de faire », plaisanta Dee Dee, plantée derrière le bar du Lis et du Lion. Un membre de la compagnie fit remarquer que la veste que je portais était entièrement recouverte par la cape. « Tu pourrais la perdre », dit-il. Je suivis son conseil et l’enlevai. Quelqu’un me proposa de m’enseigner les manœuvres rudimentaires avec le mousquet que je portais, et pendant environ une demi-heure, j’essayais d’obéir à des ordres comme « présentez le fusil au côté de l’épée » et autres exercices, mais avec très peu de succès. Pas étonnant que je ne me sois jamais engagé dans une véritable armée. On décida donc que je ferais mieux de ne pas essayer de faire feu pendant la bataille. En fait, on décida que mon rôle, une fois que la compagnie aurait surgi par la poterne, serait de me détacher du groupe et de rester auprès du jésuite qui donnait les derniers sacrements aux blessés. Je serais son garde du corps, pour ainsi dire. Ce n’était pas très « historique », mais cela me donnait quelque chose à faire sans être dans les pieds de tout le monde. Au milieu de l’après-midi, nous nous alignâmes pour l’inspection à l’extérieur du Château, comme prévu dans le scénario de la bataille. L’un des sergents vérifia que j’avais bien rempli ma gourde d’eau. Après ce qui était arrivé la veille à ce touriste, tout le monde était assez préoccupé par la déshydratation. Nous effectuâmes quelques exercices de « présentez le fusil », y compris celui qui consiste à utiliser l’écouvillon qui sert à bourrer la poudre dans le barillet du mousquet. « Utilise l’autre bout de l’écouvillon », me dit le sergent. « Et essaie de ne cogner personne avec, s’il te plaît ». Je me sentis soulagé une fois tout cela fini. Puis, le sergent chef, un Canadien français, se plaça en

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face de nous et nous fit une harangue en français au cours de laquelle je parvins à saisir l’expression « tuer les Anglais ». Il passa à l’anglais. « Vous êtes ici pour tuer les Anglais », hurla-t-il, « autant que vous le pourrez. On n’est pas là pour leur faire coucou ou les embrasser. Vous devez en tuer autant que vous le pourrez. Pour ça, je suis votre chef et vous obéirez à mes ordres. Et après la bataille, vous paierez une bière au sergent qui s’est si bien occupé de vous ». Nous rentrâmes en file au Château, puis tournâmes en rond dans le vestibule de pierre tandis que la bataille commençait à faire rage à l’extérieur du fort. Derrière nous se trouvait la pièce où les Français avaient bu la coupe de la reddition, mais nous faisions semblant que cela ne fût pas encore arrivé. Puis le sergent aboya un ordre et nous nous remîmes en rang. Daniel Roy, qui jouait le rôle d’un officier supérieur, prononça quelques mots inspirants avant de nous laisser nous ruer dans la bataille. « Bottez leur le cul, aux Anglais. Amusezvous bien ! » Cela dit, nous commençâmes à marcher à pas rapides à travers le fort, les tambours battant et les touristes alignés sur chacun de nos côtés – oh, ce sentiment de gloire martiale – vers la poterne, pour descendre dans le fossé et remonter sur le remblai. Avec mes semelles de cuir « authentiques », j’avais assez peur de tomber sur le derrière et de faire s’esclaffer la foule qui se tenait derrière moi en haut des murs. Plus tard, je découvris que Greg Henning avait mis des semelles de caoutchouc à ses chaussures du XVIIIe siècle. « Ce n’est pas très exact pour l’époque », convint-il, « mais c’est mieux pour la sécurité ». En dérapant pas mal, je parvins tout de même jusqu’au sommet du remblai où je me séparai du groupe et restai derrière le père jésuite, un officier de police retraité de la région de Niagara qui me dit qu’il était luthérien. Tous les écrivains qui ont décrit des batailles vous diront qu’elles sont surtout chaos et confusion. « Où est la bataille ? » demandait Fabrice, le héros de Stendhal, à un sergent, au beau milieu de la bataille de Waterloo. Alors ne me demandez pas de détails précis pour ce qui est de ce combat en particulier. Je me souviens de quelqu’un à côté de moi jouant du fifre, de beaucoup de bruit et de fumée, et de quelques Indiens et miliciens hurlant, criant et tirant à l’occasion quelques coups de feu avec leurs mousquets – l’un des Indiens musardait dans les rangs anglais, ce qui, je pense, était « historique » – et de mon ami le luthérien en robe noire, tenant un grand crucifix en bois au-dessus de quelques hommes blessés et mourants vautrés par terre et qui le regardaient avec des rictus sournois. Puis, soudain, nous nous retrouvâmes en

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train de redescendre du remblai – mon Dieu, que ces semelles étaient glissantes – et de retour dans le fort. La bataille était finie. J’étais déçu qu’elle n’ait pas duré plus longtemps. Le temps passe beaucoup plus vite pour les acteurs que pour le public. Mais ce n’était pas encore tout à fait fini. Nous reformâmes les rangs devant le Château, et Greg Henning nous assura que nous nous étions très bien comportés. « Vous êtes de valeureux soldats, chacun de vous ». Je ressentis un léger serrement de cœur – roublard du contingent à l’époque du Vietnam, soldat français incapable de tirer un coup de feu dans une reconstitution, je ne méritais certainement pas de telles félicitations. Il nous sembla que l’ombre de la réalité venait de se poser sur nous. Un an et demi plus tard, j’appris que Henning avait été rappelé et envoyé en Iraq, où les armes des soldats avaient de vraies munitions et où le scénario de la bataille n’était pas encore écrit. « Vous avez vraiment fait du bon travail aujourd’hui » nous dit notre sergent canadien-français. « Mais il y a une chose que je ne vous ai pas entendu dire ; vous n’avez pas dit l’angélus. Quel genre de chrétiens êtes-vous ? Ce soir, à six heures, je veux que vous alliez vous joindre au père pour dire l’angélus ». L’angélus est une belle prière que l’on récitait en public, dans les pays catholiques, tous les matins à six heures, à midi, et le soir à six heures. Les paysans catholiques de Belloc interrompaient leurs travaux des champs dès que sonnait la cloche de l’angélus, et quelqu’un disait le premier vers : « L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie », et les autres répondaient « Et elle conçut du Saint-Esprit », et ainsi de suite jusqu’à la fin de la prière : « Que ta grâce, Seigneur notre Père, se répande en nos cœurs. Par le message de l’ange, tu nous as fait connaître l’incarnation de ton Fils bien-aimé. Conduis-nous, par sa passion et par sa croix, jusqu’à la gloire de la résurrection ». Les soldats les plus endurcis disaient aussi cette prière, nous rappela notre sergent, et c’est pourquoi ils sont à présent au paradis, tandis que nous, nous ferions mieux de nous inquiéter de notre salut. Puis nous fûmes congédiés, nos devoirs militaires terminés. Pendant le reste de l’après-midi, j’errais à travers le fort, allant regarder tout l’attirail des tentes des « cantiniers » ou bien errant au hasard dans les coins où les acteurs amérindiens avaient monté leurs tentes – combien d’entre eux étaient vraiment des autochtones, combien étaient des Blancs, je n’en avais aucune idée, mais ils avaient tous l’air très convaincants avec leurs peintures de guerre, leur pagne et

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leur crâne rasé. Je découvris bientôt que l’Indien delaware attaché à notre unité était un Blanc, fonctionnaire en Pennsylvanie de son état. Il m’expliqua que la peinture rouge qu’il portait était de la poussière de brique posée sur une couche de vaseline. Le reste était composé de substances diverses, y compris de maquillage de théâtre. « Le plus dur c’est de l’enlever », me dit-il. « J’utilise du savon à main, sans eau – celui à la lanoline. Il faut l’étaler sur les bras jusqu’à ce que ça ressemble à du beurre, et après on l’enlève avec une serviette en papier. Au moins le plus gros. Après ça, on prend du savon normal et on se récure à fond ». Une troupe d’Iroquois – ce n’étaient pas Silver Bear et les Thunder Hawk Dancers, mais des danseurs senecas et tuscaroras de l’ouest de l’État de New York – exécutèrent quelques danses devant le Château. Parmi les spectateurs, une famille amish les observait avec recueillement. « Les Amish sont fascinés par les Indiens », me dit Bob Emerson. J’allai vers eux pour leur parler, mais lorsque j’arrivai à proximité, ils étaient déjà en train de converser avec un jeune homme élancé entièrement nu à l’exception d’un pagne. Il s’appelait Ken, et il s’avéra que c’était un Blanc jouant le rôle d’un Indien ottawa. Il était allé parler aux Amish, parce qu’il s’inquiétait qu’ils puissent penser que les danses iroquoises étaient une forme « d’adoration du diable », et il voulait les rassurer. Qui sait à quelles conclusions auraient pu sauter ces austères chrétiens ? Mais les Amish – un homme assez âgé, sa femme, deux filles et un fils, qui portait comme son père une barbe, des bretelles et un chapeau de paille à larges bords – ne s’en formalisaient pas. Ils posèrent de nombreuses questions à Ken, sur les peintures de son visage, par exemple, et Ken leur donna une leçon d’histoire compliquée, sur les Indiens ottawas et les peintures de guerre, qui me parut un peu douteuse, mais après tout, qu’est-ce que je connais des « traditions orales » ? Après que Ken fut parti, je demandai à cette famille quelle était leur impression des Indiens, et la femme la plus âgée, en stricte robe grise et coiffe blanche, sourit et me répondit : « Ce sont des gens intéressants. Ils ont de très bonnes raisons de faire ce qu’ils font, comme nous ». Il est même assez probable que ces Amish réussissaient mieux que les Indiens à se tenir à l’écart de la dynamo. Ils paraissaient heureux de se trouver là – c’était l’une des rares occasions où ils pouvaient se trouver dans un lieu public sans trop se préoccuper de ce que les gens penseraient de leur manière de s’habiller. « Oui, ils ont des traditions, tout comme nous », disait le patriarche. « Bien sûr,

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les bases sont différentes ». Par exemple, le pacifisme, qui n’est pas la plus notable des traditions indiennes, pour commencer. Plus tard, je dînai avec des membres de l’unité à la taverne du Lis et du Lion, tandis qu’un orage balayait le fort. Il passa rapidement, cependant, et nous eûmes une belle soirée. Le dernier touriste quitta le fort à sept heures et demie, les barrières furent fermées, les portes du magasin à poudre cadenassées – les fantômes qui s’y trouvaient étant à présent libres de chérir leurs tristes mémoires sans être dérangés par les vivants. Sous les derniers rayons du soleil déclinant, des acteurs blancs effectuaient sur l’herbe les pas compliqués de menuets du XVIIIe siècle, accompagnés d’une flûte et d’un tambour, tandis que les acteurs amérindiens jouaient vigoureusement à la crosse. Sortie de nulle part apparut une file de sept Highlanders, régulièrement espacés, en kilt et uniforme et portant des mousquets, conduits par un sergent. C’était la patrouille du soir. Ils marchèrent en silence jusqu’à un point situé près des joueurs de crosse, puis firent halte et se tinrent immobiles pendant une dizaine de minutes, pendant que le sergent allait d’un air détaché jeter un coup d’œil aux environs. C’était un rituel militaire – la reconnaissance du soir. Visiblement satisfait de ce qu’il voyait, le sergent prononça un ordre laconique et les Highlanders firent demitour et marchèrent gravement vers un point du mur du fort qui donnait sur l’embouchure de la rivière Niagara. À nouveau, ils firent halte. Leur silence, alors qu’ils se tenaient là immobiles, leurs silhouettes se découpant sur le ciel du soir, était l’affirmation d’une immense dignité. Cela ne faisait pas partie du théâtre de la reconstitution. Cela n’avait pas été planifié selon un scénario écrit par le directeur du site. Ces hommes faisaient cela pour eux-mêmes – dans une sorte de représentation aussi sérieuse qu’il est possible de l’être de ce côté-ci de l’illusion. « Ils vivent pour leur sergent », me dit l’un des acteurs. Je me rendis au deuxième étage du Château et me penchai par une fenêtre ouverte pour regarder le coucher du soleil. De l’autre côté du lac, on pouvait encore discerner les tours de Toronto, floues comme un mirage. Le soleil rouge disparut au-delà du lac, et il ne resta plus que des eaux noires et une traînée de cirrus délicatement teintés de rose. Un garçon aux grands yeux bruns et au regard grave me rejoignit à la fenêtre. Je l’avais déjà vu auparavant dans le vestibule du Château, avec son costume d’Indien, ses peintures de guerre et son crâne rasé ne portant qu’une crête de cheveux en son milieu, qui racontait au public ce qui semblait être une légende indienne. « Je vous ai entendu raconter une histoire au sujet d’un pique-bois », lui dis-je.

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« C’est une bonne histoire. J’en ai une autre au sujet des chiens qui se reniflent la queue entre eux. Les chiens étaient à une réunion de prière, dans la maison de pureté… » « Je la connais. Ils suspendent leur queue au mur, mais quelqu’un crie au feu ! et ils prennent chacun une queue et se précipitent vers la porte, mais en fait ils les ont toutes mélangées. C’est pourquoi depuis ils reniflent la queue des autres pour voir si ce ne serait pas la leur ». Je me rappelai cette histoire depuis ma troisième année à Pittsfield. « Non, d’abord ils prennent tous la bonne, mais dans la suite de l’histoire il y a des chats qui s’en mêlent, et c’est à cause d’eux que les chiens ne pouvaient pas retrouver leur queue ». J’étais désolée d’avoir interrompu son histoire. J’aurais dû le laisser la raconter. « J’aime cette histoire », me dit le garçon. « Je l’ai apprise d’un conteur de Georgie ». Au-dessous de nous, presque à l’aplomb, les eaux léchaient la digue. Nous pouvions distinguer les lumières des maisons au loin sur notre gauche, de l’autre côté de la rivière, au Canada. « Je joue de la flûte et je raconte des histoires » m’expliquait le garçon. « L’année dernière, j’ai gagné vingt-sept dollars, surtout en petite monnaie, mais il y avait six billets d’un dollar. J’ai acheté une boucle d’oreille en argent, une clochette et un coquillage en forme de cône. La clochette et le cône je les ai eus pour vraiment pas cher. Je sais qu’il y en a qui coûtent au moins dix-huit dollars, mais cet homme me les a laissés pour les six dollars qui n’étaient pas en petite monnaie ». La dernière lumière venait de disparaître du ciel. « Mon père est conteur lui aussi », continua-t-il. « Il est Cherokee. Nous vivons en Ohio maintenant, mais sa famille venait des Appalaches. Quand ils étaient venus pour déporter les Cherokee, sa famille était montée en haut des montagnes et, quand au bout de très longtemps ils sont redescendus, tout le monde croyait qu’ils étaient Blancs. J’aime raconter des histoires, mais je commence à me faire vieux pour ça ». « Quel âge as-tu ? » « Douze ans. J’aimerais mieux passer le relais à mon frère et faire autre chose ». « Comme quoi ? » « Du wampum. Travailler les perles. J’ai commencé à le faire depuis un bout de temps. Je fais du bon travail, mais je n’ai pas toujours la patience et je ne sais pas si c’est bien ou mal. Quand j’enlève le fil de trame et que les perles s’échappent, je suis à ça – il montrait son pouce et son index écartés de trois centimètres – de balancer tout le truc ».

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« Est-ce que ton père est ici ? » « Oh, oui, il aime bien ces reconstitutions. Ma mère n’aime pas ça, mais l’année prochaine, mon père et moi on ira participer aux trois plus grandes, Fort Necessity, Fort Ticonderoga et Fort Niagara. Ce sera le deux cent cinquantième anniversaire du début des guerres francoindiennes. Comment est-ce qu’on appelle ça, la Guerre de Sept Ans ? Les sept prochaines années, on n’aura même pas à regarder le calendrier, on saura quelle année on est à cause de tous ces anniversaires ». « Est-ce que c’est de la poussière de brique ? » lui demandai-je en indiquant le rouge au bas de son visage. « Non, c’est juste de la peinture. Certains des gens ici, ils se rasent et se font des peintures sur tout le corps. En rouge avec des motifs noirs – c’est vraiment bien. Mon père dit qu’il le ferait s’il pouvait. Mais le problème, c’est que c’est dur de les enlever. Je n’ai pas le droit de le faire, ma mère ne le supporterait pas ». Nous discutâmes encore un moment – il disait qu’il avait entendu dire que le Canada était si « propre » qu’il voulait aller s’en rendre compte lui-même. Nous nous séparâmes finalement. Plus tard dans la nuit, je le vis danser autour d’un feu de camp animé et crépitant, et il ne le cédait en rien aux Tuscaroras vus plus tôt ce jour-là, ni même aux Thunder Hawk Dancers, mais je me demandai combien de temps le monde pourrait supporter ce garçon remarquable et sa dévotion exclusive à des activités archaïques.

* Cette nuit-là, avant de m’en aller, je fis une dernière halte au « Lily and the Lion », pour rendre mes vêtements du XVIIIe siècle et dire au revoir à Greg et à Dee Dee. Au fil de la conversation, nous parlâmes de mousquets et des expressions que nous utilisons encore aujourd’hui et qui dérivent de ces vieilles armes – en anglais, on dirait « flash in the pan », « half-cocked », ou « lock, stock and barrel » ; en français, ce serait « faire long feu » ou « vendre la mèche », ou « prendre la poudre d’escampette (d’escopette) », par exemple. « Je viens de lire un passage sur les mousquets dans le livre de Stephen Ambrose sur l’expédition de Lewis et Clark, Dauntless Courage », dit l’un des acteurs qui se trouvait à la taverne. « Il essayait de décrire leur fonctionnement. C’était terrible. C’était tellement mauvais, tellement plein d’erreurs, que j’ai laissé tomber ce livre et que je n’ai pas été capable de le continuer depuis ».

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Historiens, prenez garde ! Les acteurs de reconstitutions ne prennent pas les détails à la légère. Et de leur côté, les historiens pensent souvent que les acteurs de reconstitutions ne sont tout au plus que des brocanteurs qui considèrent l’histoire comme une garderobe, selon l’expression de Nietzsche, où l’on trouve des costumes de F.I., de la Guerre d’indépendance, etc. Mais les doctes historiens ont également certains péchés à expier, en dehors de ces questions d’exactitude dans les descriptions de silex dans les mousquets. L’un de ces péchés – parlant de Nietzsche – est la latitude qu’ils ont accordée à ce philosophe du XXe siècle, Michel Foucault, de dévoyer si pernicieusement leur discipline. Je ne devrais probablement même pas mentionner ce sujet tant ce terrain est glissant. Disons simplement que les acteurs de reconstitutions croient au moins, contrairement à Foucault, qu’il existe une vérité indépendante du langage auquel nous avons réellement accès. Les acteurs de reconstitutions croient, contrairement à Foucault, que nous pouvons réellement apprendre quelque chose du passé et à propos du passé. Ce discours n’est pas très en faveur dans les milieux universitaires de nos jours. « Il est possible de raconter différentes histoires au sujet du passé, et il n’existe aucun moyen, en fin de compte, de les vérifier à la lumière des faits », disait récemment un historien. « Le critère pour les évaluer est moral ou poétique ». Quel est votre mythe préféré ? Tel est votre critère. Attention, personne n’a jamais dit qu’il était facile, même avec la meilleure volonté du monde, de vérifier les histoires « à la lumière des faits ». Cette marchande de savon écossais au fort en constituait un bon exemple. J’ai mentionné ses commentaires au sujet des Français qui pouvaient sentir les Britanniques arriver à une connaissance qui se trouve écrire en ce moment un livre sur l’histoire de l’hygiène personnelle. Elle me dit – étonnant – que les Anglais de l’époque disaient exactement la même chose des Français. Je ne sais pas si des historiens se sont déjà sérieusement penchés sur cette question. Si les archives ne peuvent pas nous apprendre en toute certitude qui puait le plus, des Français ou des Anglais, comment pourrions-nous espérer approfondir des controverses historiques plus sérieuses ? « Je crois que le problème n’est pas d’établir une division entre ce qui, dans un discours, tombe sous le coup de la scientificité et de la vérité et ce qui relève de quelque chose d’autre, mais de vérifier historiquement les effets de vérité qui sont produits à l’intérieur de discours qui ne sont en eux-mêmes ni vrais ni faux », nous dit Foucault. Tout cela est-il bien utile ?

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* Le lendemain matin, dimanche, je m’éveillai à Niagara-on-theLake, de l’autre côté de la rivière Ontario, chez l’amie qui m’hébergeait pendant ma visite au fort. Il était l’heure de mon hobby, la pratique du catholicisme. La messe du dimanche approchait. Cette pratique du catholicisme, comme celle de l’histoire vivante, a cependant ses exigences bizarres qui ne consistent pas seulement à assister à la messe. Mon amie avait besoin de mon aide ce matin-là pour monter dans son jardin une tonnelle achetée en magasin, une tente de toile soutenue par une armature de tubes en plastique. J’étais heureux de l’aider, mais une pensée me traversa l’esprit : l’Église avait toujours interdit le « travail servile » le jour du Seigneur. Assembler une tonnelle, cela comptait-il pour un tel travail ? Bizarrement, cette question me vint à l’esprit assez souvent pendant mon voyage à travers l’empire fantôme de La Salle, lorsque je commençai à penser que cette antique interdiction avait une résonance particulière chez les Français d’Amérique. À Détroit, je rencontrai un homme nommé Al Trudeau, qui me parla de sa grand-mère qui était originaire de Trois-Rivières au Québec. Quand il était enfant, Al avait entendu sa grand-mère lui raconter un conte d’avertissement au sujet d’un fermier de Trois-Rivières. « Le fermier plantait ses pommes de terre le dimanche, quand tout le monde allait à la messe », se souvenait Trudeau. « Les gens disaient, “Vous ne devriez pas faire ça”, mais il affirmait qu’il devait planter ses pommes de terre tout de suite. Eh bien, il eut une récolte magnifique. Mais quand il sortit ses pommes de terre du sol, ce n’étaient toutes que des cailloux ». Trudeau rit. « Ma grand-mère jurait que c’était une histoire vraie » (appelons cela un effet de vérité à l’intérieur du discours de la grand-mère). Quelque temps plus tard, j’entendis parler d’un village du Québec appelé Rigaud, à l’ouest de Montréal, où non seulement il se racontait la même histoire au sujet d’un fermier du lieu, mais où l’on montrait aux visiteurs le fameux champ où ces pommes de terres maudites s’étaient changées en pierres. De mon côté, ma grand-mère maternelle disait à ma mère que si on tricotait le dimanche, on devrait défaire chacune des mailles une par une avec le nez au Purgatoire. C’était un vrai problème pour mon père. Il s’asseyait à l’église du Sacré-Cœur le dimanche matin pour écouter le prêtre tonner en chaire sur ce péché mortel qu’était le travail servile le jour du Seigneur, puis

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après la messe, il passait ses vêtements de travail et sortait ses outils pour rénover sa nouvelle maison, juste en face de l’église, de l’autre côté de la rue. Il pouvait peut-être se dire qu’il s’agissait d’un loisir – il aimait travailler de ses mains. Ce n’était pas vraiment du travail servile, plutôt une récréation. Mais je suis sûr qu’il se sentait coupable. Cette nouvelle maison, la première maison qu’il pouvait posséder après les années passées à vivoter péniblement pendant la Grande Dépression, signifiait beaucoup pour lui. Cela lui aurait été une torture de ne pas pouvoir y travailler chaque fois qu’il en avait le temps. Pour ce qui est de la tonnelle, il m’était difficile de refuser ce service à mon amie. C’était le moins que je pouvais faire pour la remercier de son hospitalité. De toute façon, il ne nous fallut qu’une demi-heure pour monter la chose, et on ne peut pas vraiment dire que cela nous ait fait énormément transpirer. J’imagine que cela doit atténuer l’offense. Sinon, je devrais compter sur les prières d’intercession de ma bien plus scrupuleuse grand-mère au Paradis. Peu après, je fis mes adieux à mon hôtesse et je pris une fois de plus la direction de la frontière américaine, pour me rendre à La Salle, État de New York, juste à la sortie de la ville de Niagara Falls. Je voulais faire une dernière excursion avant de rentrer chez moi (où j’assisterais à la messe du soir), et voir l’endroit où les hommes de La Salle avaient construit leur bateau. Ce dernier fut construit dans le courant de l’hiver durant lequel La Salle était absent, sous la direction de Tonty. Les arbres avaient été abattus, les bois équarris, et l’exécution des membrures du bateau confiée à un maître charpentier du nom de Moïse Hillaret. Pendant ce temps, Tonty dut recourir à toute sa trempe et sa fermeté de caractère. Les Iroquois n’étaient pas du tout amicaux. « Ils rôdaient sur les lieux d’un air renfrogné », écrit Parkman. « L’un d’entre eux, faisant semblant d’être ivre, attaqua le forgeron et tenta de le tuer ; mais les Français, brandissant une barre de fer chauffée au rouge, le tinrent à distance jusqu’à ce que Hennepin vienne à leur secours et que, comme le déclare ce dernier, la sévérité de sa réprimande décidât le sauvage à renoncer ». Le travail se poursuivait cependant, y compris la fabrication d’un griffon (tête d’aigle et corps de lion) pour figure de proue. Au printemps, le bateau était terminé. « Les frères procédèrent à sa bénédiction » écrit Parkman, « la compagnie rassemblée chanta le Te Deum ; on tira le canon ; et les Français et les Indiens, échauffés par de généreuses rations d’eau-de-vie, crièrent et glapirent en chœur au moment où il fut mis à l’eau dans la Niagara ».

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Cependant, pour aller plus loin, il fallut attendre le retour de La Salle qui se trouvait pris, à peine revenu en Nouvelle-France, au beau milieu de batailles juridiques. À peine était-il revenu à Fort Frontenac qu’il découvrit que ses créanciers, apeurés par des rumeurs de désastre à Niagara et encouragés par son frère aîné, le toujours aussi inutile Jean Cavelier, avaient lancé une procédure pour saisir les fourrures que La Salle gardait en entrepôt à Montréal et à Fort Frontenac, pour recouvrer leur argent. Cela alimenta encore la paranoïa de La Salle. Il dut céder temporairement l’administration de Fort Frontenac à un subordonné dans le but d’empêcher ses créanciers de s’emparer d’autres restes de sa propriété. Lorsqu’il put revenir à Niagara, en compagnie de trois frères de plus – La Salle, comme nous l’avons vu, ne s’aventurait jamais dans les grands espaces sans hommes ayant reçu le sacerdoce – on était déjà en août. Le 7 août, le nouveau bateau, appelé le Griffon, portant vingtcinq hommes et cinq canons sur le pont, la fleur de lys flottant au vent, fit voile vers le nord des Grands Lacs. « Une brise fraîche se leva ; et, sa toile gonflée, le Griffon laboura les vagues virginales du Lac Erié, où aucune voile n’avait jamais été vue auparavant », écrit Parkman. C’était un virage de l’histoire, un moment charnière préfigurant des siècles de commerce sur les Grands Lacs, l’instant où les villes de Détroit, de Chicago, de Milwaukee, devinrent concevables. Les Iroquois avaient bien raison de se méfier. Après avoir traversé la frontière ce dimanche après-midi, je me dirigeai vers les chutes du Niagara au sud et parvins finalement sur Buffalo Avenue, à l’ouest de La Salle. Je descendis Buffalo Avenue en évitant les nids de poule, étonné par l’aspect usé par les intempéries de cet endroit, et l’absence de piétons sur les trottoirs, jusqu’à ce je quitte l’avenue pour me garer dans le parking de terre d’une cale à bateaux située sur la rivière Niagara. Selon mes calculs, ce devait être à cet endroit que l’équipage de La Salle s’entassait dans des cabanes d’écorce et montait la garde toute la nuit parce que les Iroquois avaient menacé de brûler le bateau en construction. Quelques personnes manoeuvraient des bateaux à moteur dans les eaux molles et verdâtres d’un chenal étroit qui s’écoulait dans le bras principal de la rivière Niagara, droit devant. De l’autre côté du chenal, il y avait une petite île avec des bungalows et de lourdes maisons à deux étages avec des jardins proprets et bien arrosés, et des vérandas pleines de pots de fleurs. C’était le genre de maison que peut posséder un homme gagnant un bon salaire à l’usine.

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Aux environs de la cale, il y avait un misérable petit parc rencogné entre l’autoroute, le chenal et la rivière. C’était vraiment un parc et non pas un terrain vague, parce qu’il y avait une aire de jeux pour les enfants. Mais ce terrain de jeu était vide en ce dimanche ensoleillé du week-end du 4 Juillet. Cela n’avait rien d’étonnant, puisqu’il n’y avait pas de bassin et aucun arbre pour abriter les enfants d’un soleil qui avait déjà desséché la pelouse. Une seule personne semblait apprécier cet endroit – un homme en maillot de bain allongé sur le dos sur l’une des tables de pique-nique. Peut-être se trouvait-il à quelques pas seulement de l’endroit où Tonty et ses hommes avaient mis leur bateau à l’eau, au son du canon et en chantant le Te Deum tout en faisant passer la bouteille d’eau-de-vie. Peut-être était-il endormi – il n’y avait aucun bruit à cet endroit, excepté les poids lourds passant de temps à autre sur l’autoroute. Puis, comme je le regardai, il se redressa légèrement et s’appuya sur un coude, comme pour se demander s’il devait continuer à bronzer. Au bout d’un court instant, il prit sa décision et se recoucha sur la table.

Page laissée blanche intentionnellement

Huit Détroit Du temps où Détroit était un paradis terrestre. À propos de la grand-mère du Christ. Un Iroquois qui ne voulait pas renoncer. Un poulet plutôt violent et un chien qui pouvait faire des bonds de quatre mètres de haut.

Au matin du quatrième jour de navigation, le Griffon entra dans le

chenal de Détroit. Il faudrait quatre-vingts ans encore avant qu’un autre bateau à voile ne réapparaisse dans ces eaux. En attendant, les Français admirèrent le paysage. Hennepin remarqua des bosquets de noyers américains, de noisetiers, de pommiers et de pruniers sauvages, des vignes s’enroulant sur les chênes, et du gibier en abondance – des vols de cygnes et des dindons sauvages, des hordes de cerf, et des ours si gras qu’ils avaient l’air de supplier qu’on les tue. Ils tuèrent et dépecèrent l’un de ces animaux. Selon Hennepin, sa chair était « plus délicieuse que du porc frais ». D’un ton prophétique, il écrivit : « Ceux qui auront un jour le bonheur de posséder ce détroit fertile et plaisant seront grandement les obligés de ceux qui leur en auront montré le chemin ». Ces possesseurs ne tardèrent pas à arriver. En 1701, un officier français du nom d’Antoine Laumet de Lamothe, sieur de Cadillac, arriva sur les lieux avec cinquante soldats et presque autant de coureurs des bois pour construire un fort permanent et un poste de traite. La paix avec les Iroquois venait d’être signée à Montréal, frayant la voie à une nouvelle présence française en ce point stratégique placé en travers des routes de traite allant de l’est à l’ouest. C’était le début d’une nouvelle stratégie des Français. Avec les découvertes de La Salle, avec la conclusion assez raisonnable de la longue guerre avec les Anglais 169

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– la Guerre de la Grande alliance, comme on l’appelle en GrandeBretagne, ou la Guerre du roi William, telle qu’on la nommait dans les colonies anglaises – et avec sa récente entente avec les Iroquois, la Nouvelle-France était plus près que jamais de dominer le continent. Détroit constituait la première étape d’un processus de constructions de forts et de postes avancés du côté ouest des Grands Lacs, dans la vallée de l’Ohio et le long du Mississippi vers la Nouvelle-Orléans, qui finirait par coincer les Anglais entre les Alléghani et l’océan Atlantique (Fort Niagara ne tarderait pas à suivre). En octobre 1701, Cadillac écrivit une lettre à ses supérieurs pour leur décrire cet endroit. Dès la première phrase de cette lettre, on sent que cet homme, comme La Salle, avait été bien formé à la grammaire et à la rhétorique. « La conduite de la guerre n’étant pas celle de l’écrivain », commençait-il, « je ne peux sans témérité dresser le portrait d’une contrée qui mériterait une bien meilleure plume que la mienne ; mais puisque vous m’avez ordonné de vous en faire un rapport, je m’exécuterai ». Il décrit ensuite la rivière de Détroit. Ses rives sont autant de vastes prairies, dont la fraîcheur de ces belles eaux tient l’herbe toujours verdoyante. Ces mêmes prairies sont bordées par de longues et larges allées de fruitiers, qui n’ont jamais senti la main soigneuse du jardinier vigilant, et ces jeunes et anciens fruitiers, sous le poids de la quantité de leurs fruits mollissent et courbent leurs branches vers la terre féconde qui les a produit… C’est sous ces vastes allées, où on voit assembler par centaines le timide cerf bondissant pour y ramasser avec empressement les pommes et les prunes dont la terre est pavée ; c’est là que la dinde soigneuse rappelle et conduit sa nombreuse couvée pour y vendanger le raisin, c’est là que viennent leurs mâles, pour y remplir leur fale large et gloutonne. Les faisans dorés, la caille, la perdrix, la bécasse, la tourterelle abondante, fourmillent dans le bois et couvrent les campagnes entrecoupées et rompues par des bouquets de bois de haute futaie, qui font une charmante perspective, laquelle seule peut adoucir les tristes ennuis de la solitude.

Cadillac ne devait en mettre une telle couche que parce qu’il en était encore au stade de vendre l’idée de Détroit. Mais ce faisant, il utilisait un vocabulaire familier aux Européens. Pendant deux siècles, ils avaient fouillé l’hémisphère occidental dans l’espoir d’y découvrir les dernières traces du Paradis. Colomb croyait avoir découvert le Jardin d’Eden au cours de son troisième voyage au Nouveau Monde. Alors que, durant ce voyage, il approchait de l’Équateur, il croyait, en raison d’une série d’erreurs de calculs au cours de la navigation, qu’il faisait

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voile « vers le haut ». La forme du monde, écrivit-il plus tard au roi et à la reine d’Espagne, n’était pas parfaitement ronde. « Il a la forme d’une poire, qui est bien ronde, sauf à l’arrière, qui est proéminent… comme si c’était une boule bien ronde sur laquelle serait placé quelque chose comme un mamelon de femme ». En atteignant Trinidad, où les flots du Boca del Drago, la rivière du Dragon, coulent dans le golfe de Paria, il croyait qu’il était arrivé au mamelon. Il se trouvait au sommet du monde, où l’homme est plus près des cieux. Il était facile de s’y tromper. L’air était embaumé, le ciel clair, la brise légère et le paysage verdoyant aux arbres fruitiers prodigues, « aussi beau que les vergers de Valence en avril ». Les eaux du Boca del Drago étaient majestueuses – elles provenaient certainement de la fontaine près de laquelle s’élevait l’arbre de vie. « Je suis complètement convaincu en esprit que le Paradis terrestre est ce lieu que je viens de décrire », concluait-il. Bien entendu, il n’essaya pas d’explorer l’intérieur pour le prouver. Dieu avait interdit à l’homme de poser le pied en Paradis. Quelques-uns des Indiens que rencontra Colomb étaient si beaux, si intelligents et de nature si bonne qu’il était facile de croire qu’ils vivaient à la porte de l’Eden. Ils devinrent célèbres en Europe pour leur simplicité primitive et leurs manières aimables. Pierre Martyr d’Anghiera, cet intellectuel espagnol de la Renaissance qui étudiait avidement les comptes rendus scientifiques du Nouveau Monde, écrivit des Indiens de la Caraïbe qu’ils vivaient « sans poids et sans mesures, et par-dessus tout sans cette fatale malédiction qu’est l’argent, vivant dans l’âge d’or, sans lois, sans mauvais juges, sans livres. Ils vivaient selon la nature, sans jamais se soucier de l’avenir ». Une génération plus tard, Montaigne, qui avait été témoin de toutes les horreurs des guerres civiles et religieuses en France, se basa sur l’observation de Martyr pour son essai Des cannibales, qui était en fait « un coup de pied de l’âne » destiné aux zélotes de son propre pays. Cependant, ce n’était pas de cette veine de la mythologie du Nouveau Monde que s’inspirait Cadillac pour cette lettre. Il s’inspirait du thème de la richesse et du pouvoir de la nature elle-même. Le Nouveau Monde avait cette beauté féconde que l’Ancien Monde avait perdue. Le Nouveau Monde était régénérescence et renouvellement. « On dit que le bétail y naît plus gras et grandit davantage, en raison des pâturages luxuriants », écrivait Pierre Martyr. Il était difficile de proclamer que plus au nord les pâturages étaient luxuriants et le bétail plus gras, mais les Français eurent tôt fait de remarquer la présence

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d’un animal qui approchait de l’extinction en Europe mais abondait dans les cours d’eau et les lacs du Canada – le castor. « Il n’y a que les ennemis de la vérité qui soient les ennemis de cet établissement si nécessaire à l’augmentation de la gloire du Roy, au progrès de la religion et à la destruction du trône de Baal », écrivait Cadillac à la fin de sa lettre visionnaire. Qui donc étaient les fidèles de Baal ici ? Des figures familières – les marchands de Montréal, qui saisirent promptement que ce nouvel avant-poste serait la ruine de leur commerce et, par-dessus tout, les jésuites, qui envisagèrent avec raison que cet avant-poste éloignerait d’eux leurs paroissiens amérindiens de Michilimackinac, où ils exerçaient leur ministère depuis trente ans et dont ils espéraient faire la capitale de leur nouveau Paraguay. Ils protestèrent en vain. Détroit avait de l’avenir. En 1706, Cadillac y installa des colons – deux cents soldats, qu’ils espérait voir se marier avec des autochtones, et quarante familles avec des animaux domestiques, du grain et des semences, des outils de menuiserie, etc. Cadillac divisa en lots la terre qu’on lui avait accordée en seigneurie le long de la rivière de Détroit, selon le découpage « en ruban » caractéristique des fermes situées le long du Saint-Laurent au Québec. C’est-à-dire que ces lots étaient étroits le long des berges – un septième de mille (environ deux cent trente mètres) le plus souvent, afin que chaque fermier ait accès à l’eau pour la pêche et le transport – et s’étendaient sur dix fois cette longueur à l’intérieur des terres. Ce découpage des terres permettait de construire les fermes assez près les unes des autres le long de la rivière – ce qui en faisait une forme d’habitat bien plus sociable que celui des fermes américaines traditionnelles. Pour disposer de leur terre, les colons payaient un fermage et quelques autres redevances à Cadillac. C’était un arrangement de type plus médiéval que moderne ; aussi longtemps que le fermier s’acquittait de ses charges féodales, qui n’étaient pas très élevées, il possédait un titre sur sa terre. Un Anglais moyen de cette époque aurait trouvé un tel marché très avantageux. La messe avait été dite à Détroit dès le jour de l’arrivée de Cadillac et, auspice encore plus favorable, le sol sur lequel s’élèverait cette église avait été arrosé du sang d’au moins un martyr. Un prêtre dévot du nom de Constantin Delhalle y avait été tué par un Indien au cours d’une éruption de guerre intertribale en 1706, juste avant l’arrivée des colons de Cadillac. « Ni la tragédie de sa mort, ni la mémoire de sa sainte vie n’ont été oubliées des habitants français du vieux Détroit », écrivait le père Georges Paré en 1951 dans The Catholic Church in Detroit. « Il fut consacré dans leurs traditions, et autour de lui grandit un culte qui ne

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disparut que lorsque des races étrangères, ignorantes et méprisant le passé, devinrent dominantes ». Et qui sont donc ces « races étrangères » qui ont contribué à balayer la mémoire d’un Détroit français ? Quelles qu’elles fussent, on peut parier qu’il s’agissait de protestants. Mais je vais trop vite. Revenons brièvement au sieur de Cadillac. En 1708, il supervisa la construction de la première véritable église de Détroit, une structure haute de trois mètres et large de sept mètres cinquante, faite de rondins de dix mètres de long, avec un tapis vert dans le chœur, un autel en noyer français et une cloche pour sonner l’angélus.

* Trois cents ans après la naissance de Détroit, je roulais à travers la grande ville ruinée en direction des flèches de Sainte-Anne, église néo-gothique du centre ville qui a succédé à la chapelle en rondins où se trouvait un tapis vert. Cette chapelle avait été la première d’une série de six églises en bois, certaines perdues par le feu ou la guerre, toutes détruites en fin de compte. La septième fut appelée « l’église en pierre ». Elle fut démolie en 1886, et l’église actuelle fut reconstruite au même endroit – huitième et sans doute dernière église Sainte-Anne de Détroit. C’est un beau monument « d’histoire vivante », s’il en est. « Sainte-Anne est la plus ancienne institution française entre les monts Alleghani et le Mississippi » affirme le livret guide de l’église, rédigé par le père Leo Reilly, C.S.B (Congrégation de saint Basile). Cet excellent petit livre vaut la peine d’être consulté, ne serait-ce que pour la manière dont il relate l’histoire des changements sociaux dans la paroisse de Sainte-Anne. « Dans les années 1920, les Irlandais étaient devenus le groupe dominant, bien que l’on ait continué à dire des messes en français jusqu’en 1942 », écrit le père Reilly. (On ne peut sans doute pas compter ces Irlandais dans les « races étrangères » du père Paré). Sous le titre « L’effondrement de la ville », le père Reilly décrit une tragédie nord-américaine familière – la fuite de la classe moyenne vers les banlieues après la Seconde Guerre mondiale, la tension qui en a résulté sur les écoles et les services publics du centre-ville, le démembrement des anciens quartiers par des autoroutes, la démolition des maisons du centre-ville au nom du « Renouveau urbain ». « Un nouvel esclavage, fait d’ignorance imposée et de désavantages, s’imposa à la ville, menant à l’exploitation par les riches, aux conséquences terribles de la pauvreté enfantine se concentrant chez les pauvres, à la fausse bonne conscience de la majorité, tandis que les minorités se croyaient à tort responsables de leurs propres problèmes », affirme le père Reilly.

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Il semble que nous nous laissions entraîner assez loin des autels, des vitraux et de la statuaire. Mais tout est question de contexte. « Au cours de cette époque, la paroisse se transforma, passant de l’état de quartier relativement stable à une période de transition dans les années 1950, où elle devint une zone résidentielle fournissant des logements décents et abordables aux nouveaux arrivants, avant d’entrer dans le processus général de dépopulation, d’abandon et de ruine ». La situation s’était tellement aggravée qu’en 1965 l’archidiocèse ordonna que l’on ferme la paroisse en raison du trop faible nombre de paroissiens et du manque d’argent. Il s’ensuivit une campagne pour la sauver. Des fondations privées et différents paliers de gouvernements lui attribuèrent des fonds, on entreprit d’importants travaux pour restaurer l’église, et de nouvelles vagues d’immigrants mexicains revitalisèrent la paroisse. De nos jours, l’économie se requinque, même s’il reste de graves problèmes sociaux. Pour y répondre, l’Église a contribué à financer une association à but non lucratif qui construit actuellement des logements dans la paroisse et a rouvert l’école paroissiale qui était fermée depuis trente ans. C’est aujourd’hui une « école à la carte [charter school] » financée en partie par General Motors et par un organisme appelé « Empowerment Zone [Zone d’autonomisation] ». Il existe une continuité entre les immigrants mexicains qui aujourd’hui font leurs dévotions à l’église Sainte-Anne et les Français qui assistaient à la messe dans la chapelle de rondins qui l’a précédée. Non seulement ces deux groupes sont-ils catholiques, mais ils sont également plus attachés au côté maternel de l’Église. Les premiers Canadiens français, par exemple, avaient une vénération particulière pour sainte Anne, mère de la Vierge Marie et grand-mère de Jésus – d’où le nom de leur église de Détroit. Bien sûr, si vous prêtez l’oreille à un protestant rigide ou à un catholique moderne, vous aurez tôt fait d’apprendre que c’est un personnage légendaire. On ne fait pas mention d’elle dans les Écritures. Son nom, ainsi que celui de son époux, Joachim, est cité dans un ancien livre apocryphe (c’est-à-dire ne faisant pas partie des écrits canoniques) appelé Protévangile de Jacques. Cela ne doit pas nous troubler. Nous pouvons présumer que Marie avait une mère et que cette mère, très probablement, était une sainte, c’est-à-dire quelqu’un capable de beaucoup aimer. Pourquoi ne pas admettre ces deux hypothèses ? « Les chiens ne font pas des chats », m’a dit un jour un psychothérapeute, en voulant dire que, même si nous le souhaitons désespérément, nous ne pouvons pas échapper à notre ressemblance d’avec nos parents. Que cette ressemblance s’explique par l’inné

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ou par l’acquis, cela revient au même. « Désormais tous les âges me diront bienheureuse », prophétisa Marie après la visite de l’ange qui lui annonçait qu’elle était enceinte, et parmi ces bonheurs, il doit bien y avoir eu une mère qui a contribué à former ce caractère lumineux. On peut présumer que cette mère a vécu pour voir la grossesse de sa fille non mariée mais qu’elle n’a pas ajouté à ses difficultés dans cette situation extrêmement délicate. Disons que même si son nom s’est perdu dans l’histoire, elle répondra au nom d’Anne dans vos prières.

* La première fois que j’ai rencontré Gail Moreau, c’était dans le centre d’archives d’une petite ville des environs de Windsor, Ontario, juste de l’autre côté de la frontière en partant de Détroit. Moreau, qui vit au nord de Détroit, est vice-présidente de l’Association pour le patrimoine canadien-français du Michigan et rédactrice de la revue trimestrielle Michigan’s Habitant Heritage. Elle passe beaucoup de temps dans les archives, pour faire des recherches généalogiques et historiques. Par exemple, elle venait de fouiller dans les archives de Kingston, Ontario, mais n’avait pas eu la chance de tomber sur l’un de ces Kingstoniens « French friendly » dont parlait Francis Beaulieu. « Quand on prononce le mot “français” là-bas, c’est comme si on disait un gros mot », dit-elle. « Ils disent, ah ouais. J’ai essayé de découvrir ce que je pouvais sur les Français et de voir ce qu’ils avaient comme informations, mais rien ! On ne peut rien obtenir d’eux ». Moreau, cinquante-neuf ans, portait un chandail mauve et un pendentif d’argent en forme de fleur de lys. Ancienne institutrice, elle avait tendance à prononcer des jugements sommaires, tendance fréquente chez les vétérans de cette profession dont l’indulgence pour l’absurdité a fini par s’user au fil des longues années passées dans les classes. Les descendants des Français qui ne manifestaient pas le moindre intérêt pour leur patrimoine – comme un certain curé de paroisse qu’elle connaissait – ne trouvaient pas grâce à ses yeux. « Ces prêtres, comme le père Lacroix – un beau nom canadien-français – il ne pourrait pas être plus indifférent », disait-elle. « Maintenant, je l’ignore ». Elle était si passionnée par le patrimoine français que je fus stupéfait d’apprendre que son nom de jeune fille était Gail Schreiner – Moreau étant le nom de son premier mari, décédé – et qu’elle était surtout d’ascendance allemande. Son attitude « French friendly » lui

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venait de ses années passées à enseigner dans les écoles publiques du Michigan. « J’ai enseigné le français, et j’ai adoré ça », disait-elle. Elle n’avait pas perdu l’espoir de découvrir quelques Français dans sa propre famille. « J’ai une arrière-arrière-arrière-grand-mère de Saarbruck dont le nom était Andres », me dit-elle. « Ce nom pourrait aussi bien venir de France que d’Allemagne, selon son épellation et son accent. Malheureusement, c’est probablement un nom allemand. Je n’en saurais pas plus avant d’avoir trouvé des documents fiables ». Pas étonnant qu’elle ait été excédée par des gens qui, comme le père Lacroix, ne savaient pas apprécier ce qu’il y a de sublime dans le fait d’être français. Je lui demandai ce que les gens de son association, hormis le plaisir de rechercher qui étaient leurs ancêtres, retiraient de leur intérêt pour leur patrimoine. « Ils aiment le concept de la nourriture », dit-elle, en mentionnant leur passion tenace pour la tourtière à la viande – le plat national du Canada français, pour ainsi dire. En tant que représentant d’une troisième génération de Canadiens français vivant aux ÉtatsUnis, je dois confesser que les tourtières étaient étrangères à ma famille. Du temps de mon père, le principal concept alimentaire se résumait aux beans, les haricots. Toutes les variétés de fayots, aromatisées au porc salé, bouillaient toute la journée du samedi dans les foyers canadiensfrançais dans toute la Nouvelle-Angleterre, en prévision du dîner de « fèves au lard » du dimanche soir. Pour les Canadiens français du Michigan, cependant, la tourtière était le lien culinaire essentiel – et peut-être le seul – avec leurs ancêtres, les habitants. « La tourtière au porc, c’est quelque chose – tout le monde en a une version différente », dit Moreau. « Nous en avons publié un million de recettes dans la revue au fil des ans ». Elle me montra quelques exemplaires de la revue. Je fus impressionné par les articles, qui exposaient l’histoire méticuleusement documentée de paroisses et de familles françaises locales, entre autres choses. « Si on recherche un ouvrage vraiment bon sur l’histoire de Détroit depuis les commencements, on n’en trouve pas », dit Moreau. « C’est ce que je fais dans cette revue, y rassembler des informations solides. J’ai été critiquée pour avoir choisi des articles trop universitaires, mais si quelqu’un d’autre veut faire ce travail – pour lequel je ne suis pas payée, hé hé ! – qu’il le fasse ». Si ce n’était que pour cela, mon excursion à travers le continent sur les traces de La Salle me donnait au moins une nouvelle

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appréciation des travaux des historiens amateurs en Amérique du Nord, qui vont des cent soixante monographies du juge Krischke sur les cimetières locaux aux acteurs de reconstitutions historiques qui vérifient soigneusement si la forme et la matière des boutons de leurs uniformes sont rigoureusement exactes, jusqu’aux membres de l’Association pour le patrimoine canadien-français du Michigan qui s’usent les yeux sur les microfilms des anciens registres paroissiaux pour prouver qu’une telle était vraiment la femme d’untel, etc… Ces gens ne font certainement pas partie de ce que Gore Vidal appelait les « États-Unis amnésiques ». Quelques semaines plus tard, je revis Gail Moreau lors d’une messe spéciale à Sainte-Anne pour les gens d’ascendance française. C’était dans le cadre d’une neuvaine (suite de neuf messes du soir) pour différents groupes ethniques. En plus de celle pour les Français, des messes étaient dites pour les Croates et les Ukrainiens, les Afroaméricains, les Amérindiens, les Italiens, les Polonais, les Irlandais et les Latino-américains. (La neuvième messe était dite pour les « guérisons », spécialité de sainte Anne ; le grand sanctuaire de Sainte-Anne de Beaupré à Québec est ainsi célèbre pour ses guérisons miraculeuses). La messe commença par une procession des Color Corps des Chevaliers de Colomb du Quatrième degré descendant le long de la nef, suivis de quelques douzaines d’hommes et de femmes vêtus de costumes historiques de la période française. Gail Moreau était là, portant la coiffe blanche et la robe d’une « châtelaine », ou plutôt maîtresse d’une seigneurie, du XVIIIe siècle ; cette fois, elle portait des boucles d’oreilles en argent en forme de fleur de lys. « Ce soir nous accueillons la communauté française de Détroit », commença un évêque. Puis il invoqua la sainte en l’honneur de laquelle cette église avait été bâtie. « Tous les enfants aiment leurs grands-parents ». Le sermon fut prononcé par le « presider » – mot affreux employé de nos jours par l’Église catholique américaine au lieu de « célébrant », pour désigner le prêtre officiant. C’était un prêtre de l’ordre de SaintBasile, le père George Beaune. « Partout, nous sommes entourés d’une influence française, même si aujourd’hui elle est plus subtile », nous dit-il dans son sermon. Eh oui. Il y a l’hôtel Pontchartrain, Grosse Pointe et l’avenue Livernois, et d’autres noms français dont les gens de Détroit ne réalisent pas qu’ils sont français, ce qui est une forme d’influence aussi subtile que l’influence mohican dans ma ville natale de Pittsfield, Massachusetts, où l’on trouve des noms de lieux tels que

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parc Wahconah ou lac Pontoosuc. Il retrouva un terrain plus solide en parlant de l’église elle-même et de son style gothique français. « C’est très chargé », fit-il remarquer. « En fait, par la suite, d’autres architectes et d’autres artistes ont critiqué ce style, parce qu’ils le trouvaient trop chargé, mais si on se souvient bien, au Moyen Âge, les gens comme vous, les gens comme moi, ne savaient pas lire. Nous ne pouvions pas lire la Bible, ni le missel, alors nous lisions des images. Et la cathédrale était remplie d’images. Cette église aussi est remplie des symboles de notre foi, de symboles des images sacrées des saints, et de figures bibliques ». Le père Beaune ne fit pas allusion au fait que cette même approche post-Vatican II qui avait remplacé le « célébrant » par le « presider » n’avait que faire des églises « chargées » qui employaient images et statues pour impressionner les fidèles. Cinq cents ans après que Luther et Calvin aient usé de la presse d’imprimerie pour porter des coups de bélier à la cathédrale gothique – et à Rome elle-même – l’Église catholique s’est rendue. Plus aucune église catholique ne ressemblera au grand livre de notre culture. Et la télévision a planté le dernier clou dans ce cercueil. Après la messe, les Chevaliers de Colomb prirent la tête de la procession qui sortait de l’église, en portant une statue de sainte Anne qui tenait sa fille dans un de ses bras et levait l’autre en signe de bénédiction. Les deux personnages portaient des robes blanches et dorées, la plus jeune ayant une couronne pour symboliser son statut de Reine des cieux. Nous marchâmes lentement en procession autour de la place de l’église, en disant une dizaine du chapelet, puis revînmes sous le porche de l’église où, avec d’autres fidèles, j’embrassai un reliquaire contenant des reliques de sainte Anne. Les fidèles se rassemblèrent ensuite sous une tente dressée à côté de l’église pour prendre des rafraîchissements « à la française ». Il n’y avait ni tourtière ni fèves au lard, mais du vin rouge servi dans des verres de carton et quelques « bonbons » de la pâtisserie. Je rencontrai le mari de Gail Moreau, monsieur Moreau, et son fils, Jean-Pierre, en visite avec sa fiancée, Kyle, de l’Indiana. Jean-Pierre était un jeune homme souriant portant un bouc. « Il a l’air un peu plus français tous les jours », disait Gail Moreau à ses amis. « Est-ce que c’est une maladie ? » plaisanta l’un d’eux. « Oui », répondit-elle. « Une maladie française. Ça donne mal à la tête », dit-elle en français. Elle rit. Il était évident que rien ne pouvait davantage la réjouir que d’avoir un fils ayant l’air français. Comme j’aurais aimé qu’elle soit là, dans ma classe

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de quatrième année avec Mrs Drennan. Je crois que Mrs Drennan aurait pu en apprendre quelque chose. Je rencontrai aussi Al Trudeau, soixante-neuf ans, natif de Détroit, et dont les ancêtres français s’étaient installés au Michigan à la fin du XIXe siècle. C’est sa grand-mère de Trois-Rivières qui racontait le miracle inversé des pommes de terre. Al Trudeau faisait montre d’une certaine fierté de descendre d’un dénommé Étienne Trudeau, maître charpentier de La Rochelle arrivé au XVIIe siècle en Nouvelle-France. Apparemment, sa traversée de l’Atlantique avait été particulièrement rude, ce qui était considéré comme un mauvais augure pour les débuts de sa nouvelle vie. Mais, en Nouvelle-France, Étienne Trudeau et sa femme se débrouillèrent pour avoir quatorze enfants – treize garçons, une fille. De cette génération descendent pratiquement tous les Trudeau d’Amérique du Nord, y compris l’ancien Premier ministre Pierre Trudeau et le créateur de la bande dessinée Doonesbury, Garry Trudeau. « Comme le dit un de mes cousins, nous sommes aussi nombreux que des puces sur un chien », fit remarquer Al. Béni soit le patriarche Étienne Trudeau. Les Israélites de la Bible l’auraient qualifié d’élu de Dieu. « Tu verras ta postérité s’accroître et tes rejetons se multiplier comme l’herbe des champs », promettait Éliphaz à Job, au beau milieu de son infortune, comme si cette promesse pouvait consoler de toute tristesse. D’un autre côté, on peut aussi considérer cet homme comme un héros darwinien, répondant à l’exigence de reproduction de son espère avec une application remarquable. En tous cas, Étienne Trudeau ne peut pas dire que sa vie fut inutile.

* L’une des premières choses que firent les Français à Détroit, après avoir construit leur fort et leur église, fut de convaincre les Hurons, qui vivaient depuis trente ans près de Michilimackinac, de s’installer dans la nouvelle colonie. Ils n’eurent pas à user de beaucoup de persuasion ; les Hurons, dépendant de la traite avec les Français, n’avaient nulle part où aller. Dans toute l’amère aventure de la NouvelleFrance, aucune histoire n’est plus tragique que celle de ce peuple. Au temps de l’arrivée des Européens, les Hurons vivaient essentiellement dans le sud de l’Ontario et étaient étroitement apparentés sur les plans linguistique et culturel – la culture des chasseurs et cultivateurs de maïs – aux Iroquois, leurs cousins du sud et ennemis invétérés. Presque aussi nombreux que leurs ennemis (ils comptaient probablement 20 000 personnes au début du XVIIe siècle), les Hurons leur tinrent

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tête pendant de nombreuses années. Ni la terre ni les ressources ne faisaient l’objet de ce combat ; Hurons et Iroquois menaient une guerre traditionnelle dont l’enjeu, selon Bruce Trigger, qui fait autorité sur les Hurons, était de « préserver l’ennemi en tant que groupe pour pouvoir continuer à le combattre indéfiniment ». Les Indiens, remarqua un observateur français, « ne font pas la guerre pour envahir le pays de leurs voisins ou pour les dépouiller… Ils la font pour le seul plaisir de tuer des hommes ». Le premier européen ayant laissé des écrits d’importance sur les Hurons fut un prêtre récollet du nom de Gabriel Sagard, qui les avait visités en 1623 et qui relata par la suite ses expériences dans deux ouvrages, l’Histoire du Canada et Le long voyage au pays des Hurons. Sagard ne perdit jamais de vue le fait que les Hurons étaient non civilisés, d’une immoralité choquante et qu’ils avaient terriblement besoin d’être évangélisés, mais il les décrivit également avec une surprenante sympathie, en particulier dans Le long voyage. Pour commencer, ils étaient physiquement de bien meilleurs spécimens humains que les Européens. « Ils ont en règle générale des corps bien formés et bien proportionnés, sans aucune difformité, et je peux dire en vérité que j’ai vu chez eux d’aussi beaux enfants qu’il pourrait y en avoir en France », écrivait-il. « Il n’y a chez eux aucun de ces hommes à gros ventres, gras et pleins d’humeurs, que nous avons ici ». Même les plus vieux étaient « forts et robustes », et les femmes si fortes qu’elles pouvaient accoucher pratiquement sans aide. Certaines de leurs pratiques culturelles étaient également plaisantes à observer. Sagard louait la grande générosité et l’hospitalité des Hurons, et citait l’exemple de leur coutume « pieuse et charitable » consistant à s’assurer que tous les membres du village étaient bien logés et nourris, ainsi que leur habitude de fournir aux voyageurs ce dont ils avaient besoin. « Ils rendent l’hospitalité », notaitil, « et se viennent en aide les uns aux autres de sorte que tous sont bien pourvus sans qu’il y ait aucun mendiant indigent dans leurs villes et villages. Et ils considérèrent que c’était chose fort mauvaise, quand ils entendirent dire qu’en France il y avait un grand nombre de ces mendiants nécessiteux, et pensèrent que c’était à cause d’un manque de charité de notre part, et nous en blâmèrent sévèrement ». La règle générale était que les Amérindiens étaient bien plus généreux envers les leurs que les Européens ; d’un autre côté, ils étaient bien plus impitoyables envers les étrangers que ne l’étaient les Européens. Sagard était révolté de la promiscuité sexuelle parmi les Hurons, mais il devait aussi admettre que, bien qu’elles travaillassent bien plus

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que les hommes, les femmes huronnes démontraient plus d’affection à leur mari que leurs homologues françaises. « Ils ont plus d’amour l’un pour l’autre », concluait-il, « que nous, qui nous disons meilleurs ». Ils étaient aussi certainement plus indulgents pour leurs enfants. Les pères « aimaient tendrement leurs enfants, bien qu’ils puissent douter qu’ils soient vraiment les leurs, et en dépit du fait qu’ils sont pour la plupart des enfants très mauvais, les respectant peu et leur obéissant encore moins ; car malheureusement, dans ces contrées les enfants n’éprouvent pas de respect pour leurs aînés, non plus qu’ils n’obéissent à leurs parents, et de plus, ils ne sont pas punis pour leurs fautes ». Quelques années plus tard, un jeune Huron que les Français appelaient Sauvignon, le premier de sa nation à être reçu à la cour du roi de France, revint et mit en garde les autres Hurons de ne pas envoyer leurs enfants en France s’ils voulaient les revoir vivants. Il avait été choqué par l’habitude européenne de gifler et de brutaliser les enfants. Les parents hurons ne disaient pas même un mot dur à leurs enfants de peur de les voir devenir faibles et timides. Sauvignon avait aussi été dégoûté par les Français qui se querellaient en gesticulant sans en venir réellement aux mains. Ces prises de bec n’avaient rien de viril. Le long voyage au pays des Hurons et l’Histoire du Canada, tous deux publiés en 1630, eurent un énorme retentissement en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Comme les travaux de Pierre Martyr au XVIe siècle, ces ouvrages éveillèrent la conscience tourmentée de l’Europe – conscience de plus en plus tourmentée à mesure que se déroulaient les guerres de religion, les persécutions féroces des protestants après la révocation de l’Édit de Nantes en 1689, le pillage continu du Nouveau Monde et la nature prédatrice de la richesse et des privilèges dans les capitales de l’Europe. En contraste, les Hurons de Sagard semblaient libres, accordés à la nature, d’esprit généreux, ne faisant que ce qu’il leur plaisait et obéissant aux lois de la nature sauvage. Rousseau, qui dans sa haine de l’artifice, de l’autorité et de la hiérarchie fonda le culte de l’enfant, en prit bonne note. Son programme d’éducation des enfants respirait l’esprit huron – pas de contraintes physiques, pas de tyrannie de l’apprentissage livresque, pas d’efforts imposés à l’imagination. Voltaire en prit bonne note, bien qu’il ne fût pas épris des primitifs. Le héros de son conte philosophique de 1767, L’Ingénu, est un Blanc élevé par des Hurons en Amérique du Nord, et soudainement transplanté dans la France des Bourbons. À l’instar des Hurons de Sagard et contrairement aux Français, l’Ingénu est bien trop poli

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pour interrompre les autres quand ils parlent. Comme les Hurons, il ne voit aucune raison d’être obligé d’en passer par toutes sortes de prêchi-prêcha civils et ecclésiastiques pour épouser la femme qu’il désire. Comme les Hurons, il est le soutien sans faille de sa famille et de ses compatriotes. « J’ai vécu pendant vingt ans parmi les Hurons », raconte-t-il à un prisonnier de la Bastille, où il a atterri après avoir offensé divers importants personnages. « Les gens les disent barbares parce qu’ils se vengent de leurs ennemis, mais ils n’ont jamais opprimé leurs amis ». Plus important encore pour Voltaire, cet Ingénu élevé par les Hurons n’avait jamais été endoctriné depuis sa naissance par des préjugés européens. Donc, bien que sauvage, il était naturellement philosophe. L’idéalisation des Indiens d’Amérique du Nord ne s’est pas affaiblie depuis Montaigne et Voltaire et, en fait, elle est probablement plus influente que jamais dans la culture occidentale. Il est impossible aujourd’hui de représenter un Indien brutal ou lourdaud à la télévision ou au cinéma, et cette interdiction s’étend à tous les membres des sociétés tribales actuelles ou passées. Même les universitaires inclinent à ce que Bruce Trigger appelle « le syndrome du Jardin d’Eden », qu’il définit comme une tendance « à attribuer des qualités statiques aux cultures plus simples et à voir dans leur équilibre la preuve d’une adaptation réussie à leur environnement, ainsi que vis-à-vis l’une de l’autre, qui contraste avec le caractère conflictuel et confus des sociétés industrielles modernes ». En bref, nous éprouvons toujours le besoin de considérer les Indiens comme nos rédempteurs, en quelque sorte. Il va sans dire que les Indiens d’Amérique du Nord n’ont jamais manifesté de tendance notable à idéaliser les Européens. Les Hurons qu’avait rencontrés Sagard, par exemple, étaient parfois circonspects et méfiants vis-à-vis des Français, parfois fascinés, mais souvent méprisants. Ils n’aimaient pas la façon dont les commerçants français lésinaient sur le prix des peaux de castor, par exemple, car ce n’était pas comme cela que l’on était censé se comporter avec des alliés. Ils étaient très conscients que les Français étaient plus petits et rabougris qu’eux, et qu’ils portaient aussi la barbe, ce qu’ils trouvaient répugnant. (Était-ce cela qui les rendait parfois si stupides, leurs barbes ?) D’un autre côté, les Hurons s’étaient épris des chats domestiques que les Français avaient apportés. Ils pensaient que ces animaux possédaient des esprits puissants.

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Considérant tout cela, ce n’était donc pas une mince affaire que de convertir les Hurons au christianisme, tâche pour laquelle les jésuites succédèrent aux récollets en 1634. Ces derniers avaient tenté de franciser les Hurons avant de les convertir. Les jésuites, comme nous l’avons vu, avaient une approche très différente. Si les Hurons n’apprenaient jamais le français, cela n’en serait que mieux – les jésuites pourraient parler en leur nom, à Québec. Mais il est possible que cette attitude ostensiblement éclairée des jésuites en ce qui concerne cette non-ingérence dans la culture huronne ait en réalité fait plus de mal que de bien. Les Hurons étant dépourvus de dogmes et d’institutions religieuses formelles, les jésuites en conclurent qu’ils n’avaient que des croyances religieuses minimales et qu’il suffirait simplement de les faire renoncer aux éléments non chrétiens de leur culture. Mais les conceptions surnaturelles et les rituels faisaient partie intégrante de quasiment tous les aspects de la vie huronne. Les chasseurs hurons, par exemple, faisaient très attention à ne pas laisser la graisse de leur prise tomber dans le feu, sinon l’âme de l’animal en serait offensée. Ils étaient également aussi entichés d’amulettes que les chrétiens du Moyen Âge – c’est-à-dire les chrétiens médiévaux à la théologie simple – l’avaient été de leurs reliques. « Certaines étaient achetées au prix fort aux Algonquins du nord qui, en raison de leur réputation de chasseurs et de pêcheurs, passaient pour avoir de puissants charmes », écrit Trigger. Devant cette réalité, les jésuites comprirent que la culture huronne était moins innocente qu’ils ne l’avaient pensé et se trouvèrent confrontés à une multitude de pratiques et de rituels inspirés par le Malin. De leur côté, de nombreux Hurons considéraient les robes noires comme des sorciers s’efforçant de détruire la nation huronne. Il n’est pas étonnant que les missionnaires jésuites aient fait peu de progrès. Ils avaient été présomptueux de penser qu’ils pourraient transformer la Huronie en une sorte de Commonwealth chrétien en seulement quelques décennies ; l’Église avait mis des siècles à convertir les Francs et les Wisigoths. Mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. L’un des exemples les plus émouvants est celui du père Noël Chabanel, qui venait des collines ensoleillées de la Garonne et arriva dans les contrées sauvages d’Amérique du Nord en 1643, à l’âge de trente ans. Une lettre écrite par un confrère jésuite après la mort de Chabanel nous apprend qu’il « brûlait du désir de convertir les sauvages ». La première étape consistait à apprendre la langue huronne, langue que Chabanel était certain de parvenir à maîtriser car il avait « pendant quelques années

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enseigné avec succès la rhétorique en France ». Il maîtrisait aussi le grec, le latin, l’italien et l’espagnol. À sa grande mortification, il trouva le huron impénétrable – après cinq ans d’études, il pouvait à peine demander à la personne assise à ses côtés de lui passer le bol de maïs. Mais à ce moment, tous les aspects de la vie chez les Hurons « faisaient violence à toute sa nature ». Il y avait l’horrible nourriture qu’il ne pouvait manger qu’en se forçant, l’absence de vin, digestif et fortifiant de l’esprit, le coucher à même le sol, les poux, les maisons longues pleines de fumée et de mauvaises odeurs et, ce qui était peutêtre le pire, l’absence de ce nouveau luxe des Européens, l’intimité. Le père Chabanel ne pouvait pas se reposer dans un coin tranquille dans la maison longue et lire un moment sans être entouré d’enfants qui pleuraient, de chiens qui aboyaient et d’hommes et de femmes conversant avec animation. (Était-ce de lui qu’on riait ?) Les Hurons comprirent vite à quel point il était sensible ; et bien sûr, ils prirent plaisir à aggraver cette sensibilité. Un jour, des chasseurs de retour au village l’invitèrent à se joindre à eux pour un festin de bonne viande fraîche. Après qu’il eût mangé ce qu’on lui avait servi, ils retirèrent une main de la marmite, pour lui montrer qu’il venait de manger un prisonnier iroquois. Puis ils éclatèrent de rire lorsque le prêtre se plia en deux pour vomir. Mais ce n’était pas le pire. « Il semble que Dieu voulût alourdir le fardeau de sa croix en le privant des grâces visibles et en l’abandonnant au dégoût et à la tristesse », écrivait un de ses confrères jésuites. « N’est-ce pas une grande épreuve, surtout si elle dure cinq ou six années entières ? » Pas étonnant que le Diable se soit mis à lui parler. Pourquoi ne pas retourner en France ? Pourquoi gâcher ses talents ici, dans la forêt ? Il pouvait démontrer autant de zèle à sauver des âmes ailleurs et probablement avec bien plus de succès. Pour le contrer, le craintif et déprimé Chabanel fit le vœu solennel de rester où il se trouvait jusqu’à son dernier souffle et de continuer à travailler à la conversion des Hurons. « Je t’en supplie, Ô mon Sauveur, accepte de me recevoir comme le serviteur perpétuel de cette Mission et de me rendre capable d’un ministère si élevé. Amen ». Quelques années plus tard, il mourut seul dans l’immensité sauvage, assassiné par un Huron renégat. « Aucun homme ne s’est autant abandonné pour le Christ que Noël Chabanel », dit un prêtre dans le roman de Willa Cather sur le Québec d’autrefois, Des ombres sur le rocher. « Beaucoup donnent tout, mais peu avaient autant à donner ».

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Du temps de Chabanel, les Hurons et les Iroquois étaient devenus dépendants de la traite des fourrures pour obtenir les outils et les armes qui donnaient à ceux qui les possédaient un avantage économique et militaire incalculable. Mais les réserves de fourrures étaient limitées. Donc, la guerre entre les Iroquois et les Hurons cessa d’être traditionnelle et tourna au génocide, alors que les deux nations luttaient pour maintenir leur mainmise sur une ressource devenue vitale. Au début, la fortune de la guerre oscillait de l’une à l’autre. En 1638, un rassemblement de trois cents Hurons et Algonquins tomba sur une bande de cent Iroquois. La plupart des Iroquois voulurent s’enfuir, mais un chef nommé Ononkwaia s’y opposa. « Il leur remontra qu’une telle couardise n’était possible que s’il faisait nuit ou si le ciel était couvert », écrit Trigger, « mais que, puisque l’esprit du soleil pouvait voir ce qui se passait, il fallait que chaque homme se batte aussi bravement qu’il le pouvait ». Les Iroquois furent écrasés sous le nombre, et quatre-vingts d’entre eux furent faits prisonniers, y compris l’intraitable Ononkwaia. Les pères jésuites, selon Parkman, « ne pouvaient pas lui sauver la vie mais, ce qui était plus adapté aux circonstances, ils le baptisèrent. Sur l’échafaud où on le brûlait, il se jeta dans une furie qui semblait le rendre insensible à la douleur. Pensant qu’il était à bout de forces, ses bourreaux le scalpèrent, lorsque, à leur grande stupeur, il bondit et s’empara des brandons qui avaient été les instruments de sa torture, écarta de l’échafaud les spectateurs qui poussaient des cris perçants et les tint éloignés, tandis que d’en bas, ils lui jetaient à la volée des bâtons, des pierres et des pelletées de charbons ardents ». La foule parvint finalement à s’emparer de lui et le rejeta dans le feu, mais une fois de plus il bondit et s’enfuit. Il fut à nouveau jeté sur le sol, on lui coupa les mains et les pieds et on le rejeta dans le feu. Il parvint à les défier encore, en rampant hors du feu sur ses coudes et ses genoux. Enfin, ils lui coupèrent la tête. C’est le genre d’histoire qui, en d’autres circonstances, aurait été racontée de génération en génération dans les maisons longues des Iroquois et des Hurons. Si les Iroquois avaient été des Grecs de l’antiquité, ils en auraient fait une épopée et élevé l’un des parents d’Ononkwaia au rang d’un dieu, comme la mère d’Achille ou le père d’Hercule. Mais bien sûr, dans la vraie vie, on ne voudrait pas forcément avoir un Ononkwaia dans son groupe de guerriers, pas plus que, si l’on était un soldat du Septième de Cavalerie, on ne voudrait avoir George Armstrong Custer pour officier supérieur.

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Mais les Iroquois, armés de mousquets hollandais, finirent par l’emporter. Selon Trigger, il est possible que les jésuites aient involontairement contribué à la défaite des Hurons en insistant pour que seuls les Hurons chrétiens soient autorisés à recevoir des armes françaises ; les jésuites espéraient que les Français s’occuperaient des Hollandais et des Iroquois, pour que les Hurons n’aient pas à le faire. C’était une illusion. Les Français étaient bien trop faibles sur le plan militaire ; en fait, au cours de la décennie 1640, les Iroquois semblèrent assez tentés de balayer la Nouvelle-France en même temps que la Huronie. Le baroud d’honneur d’Adam Dollard en 1660 témoigne de la situation désespérée des Français. C’est donc une nation huronne mal armée qui se trouva quasiment laissée à elle-même pour combattre. De plus, les Hurons devaient fournir davantage de leurs hommes pour la traite avec les Français, puisque le territoire que traversaient leurs routes de traite s’était agrandi ; par contraste, les Iroquois pouvaient facilement gagner le territoire hollandais. « Leur véritable supériorité était morale », dit Parkman des Iroquois. Tout comme nous croyons que les Anglais surclassaient les Français, nous croyons que les Iroquois surclassaient également les Hurons. Les Iroquois, écrivait Parkman, « se trouvaient dans l’un de ces transports de fierté, d’assurance et de rage de domination qui, dans un peuple sauvage, signale une ère de conquêtes ». Les Hurons ne purent résister à cette rage de domination. Chaque année qui passait voyait les Iroquois devenir plus hardis et pénétrer plus profondément à l’intérieur du territoire des Hurons. Le martyre devint une destinée de plus en plus probable pour les missionnaires jésuites. « Même le plus hideux des cauchemars d’un cerveau fiévreux », écrivait Parkman, « ne pourrait surpasser en horreur les dangers réels dont les Iroquois hérissaient le chemin de ces prêtres intrépides ». L’un de ces prêtres intrépides était un jésuite italien, Joseph Bressani, capturé par les Iroquois au printemps 1644 alors qu’il remontait le Saint-Laurent en canoë. Pendant des jours, il fut torturé à intervalles réguliers par ceux qui le retenaient captif – mutilé, brûlé, écorché. « Je n’aurais pas cru qu’il était si difficile de tuer un homme », écrivit-il plus tard à son supérieur, après que les Iroquois l’eussent épargné et vendu aux Hollandais. « Je ne sais pas, mon père, si vous reconnaîtrez l’écriture de celui que vous connaissiez bien autrefois », s’excusait-il. « Cette lettre est tachée et illisible ; parce que celui qui écrit n’a plus qu’un seul doigt entier à la main droite et ne peut pas empêcher le sang de couler de ses blessures, qui sont encore ouvertes,

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et de tâcher le papier. Son encre est faite de poudre à fusil mélangée à de l’eau et sa table est la terre ». Libéré par les Hollandais et embarqué sur un bateau à destination de la France, Bressani fut rendu à sa fraternité continentale cet automne-là, uniquement pour retourner dans l’immensité sauvage le printemps suivant et pour continuer son travail auprès des Hurons. Le martyre le plus spectaculaire, bien sûr, fut celui de Brébeuf et de Lalemant quelques années plus tard, lorsque le village fortifié de Saint-Louis, au cœur du territoire huron, tomba aux mains d’un millier de guerriers iroquois bien armés. « C’en fut fait des Hurons », dit Parkman de cette calamité survenue au printemps 1649. « Le glas de leur nation venait de sonner. Sans chef, sans organisation, sans union, rendus fous de terreur et paralysés par la misère, ils se rendirent à cette fatalité sans coup férir. Ils ne pensèrent qu’à fuir ». Aussi affamés que terrifiés – les raids iroquois les avaient empêchés de cultiver leurs champs – les Hurons abandonnèrent leurs villes et se dispersèrent. « Les Hurons cessèrent d’exister en tant que nation », écrit Parkman. Beaucoup d’entre eux se fondirent dans la Confédération iroquoise. Parmi les réfractaires à cette absorption, un groupe trouva un refuge durable à la Nouvelle-Lorette, à seize kilomètres de la ville de Québec, où leurs descendants vivent encore aujourd’hui. Un autre groupe, dernier vestige de la nation huronne, vécut longtemps à Michilimackinac avant d’être appelé à Détroit par Cadillac. Au début du XVIIIe siècle, les observateurs français faisaient les éloges de ces Hurons du Détroit, au nombre de quelques centaines, pour leurs talents d’agriculteurs et de pêcheurs, leur courage, leur fidélité aux Français et leur religion. « Tous les Hurons sont chrétiens », remarqua un jésuite qui visitait les lieux en 1721. Le rêve de Brébeuf et de Chabanel était enfin devenu réalité, au bout de près d’un siècle de souffrances indicibles. D’un autre côté, on peut aussi considérer cette conclusion comme le dernier affront infligé aux faibles survivants de ce qui fut un jour une puissante nation. Qui sait ? Les Hurons semblaient être des chrétiens très sincères. Nous ne devons pas non plus nous montrer trop sentimentaux vis-àvis de la « spiritualité autochtone » à laquelle les Hurons auraient sans doute pu s’accrocher s’ils l’avaient voulu. Il arrive un moment où une société doit arrêter de manger de la chair rôtie de prisonniers torturés à mort. Le christianisme a contribué à discréditer cette pratique. On doit au moins lui accorder cela, même si certains pensent que les

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Hurons s’en seraient mieux sortis s’ils avaient adopté une philosophie combinant le meilleur de Sitting Bull et de Bertrand Russell.

* Ce fut l’un de leurs prêtres jésuites, le père Pierre Potier, qui tenta d’empêcher les Hurons de Détroit de se joindre au plus grand soulèvement amérindien de l’histoire de l’Amérique du Nord. Ce soulèvement eut lieu en 1763, deux ans et demi après que les Britanniques soient arrivés aux portes de Détroit, en novembre 1760, pour exiger sa reddition. À ce moment, le dernier commandant français de Détroit, le capitaine Belestre, avait appris que le Canada s’était rendu, à Montréal, et il savait que la partie était finie. Les couleurs françaises furent descendues, les quelque trente soldats français sous le commandement de Belestre escortés vers l’est, et les habitants canadiens-français se virent offrir le choix, soit de déguerpir, soit de jurer fidélité au roi d’Angleterre. Presque tous choisirent de jurer fidélité. Ils venaient d’endurer sept ans de famines, de pénurie et de dangers de toutes sortes dus à cette guerre. Les Anglais promirent de les laisser à peu près tranquilles, et pour une fois, on vit une promesse faite en temps de guerre être tenue. Les Français du Canada, à Détroit, à Montréal, à Québec, recommencèrent à cultiver, chasser, poser des pièges et aller à la messe, ce qui est la raison pour laquelle leur nombre s’accrut continûment pendant les deux siècles suivants, et pourquoi, une fois ces temps révolus, je naquis dans une ville de la Nouvelle-Angleterre de parents catholiques de la classe moyenne qui se souvenaient encore de quelques bribes de la langue française. Les Indiens n’eurent pas cette chance. Presque tout de suite après la reddition française, le commandant britannique en Amérique du Nord, Jeffery Amherst, ordonna à ses officiers de cesser de distribuer des cadeaux aux alliés amérindiens. C’était le flot des largesses anglaises, combiné aux entraves à la circulation des cadeaux et biens de traite français au cours des dernières années de la guerre, qui était finalement venu à bout de l’ancienne alliance franco-indienne au cœur du continent. Mais à présent, les Français étant partis pour de bon, pour les Anglais il était temps de prendre d’autres mesures. « Les services doivent être récompensés ; cela a toujours été ma devise », déclara Amherst au début de 1761. « Mais pour ce qui est d’acheter la bonne conduite, soit des Indiens, soit de n’importe qui d’autre, c’est ce que je ne comprends pas ; quand des hommes de quelque race que ce soit se conduisent mal, ils doivent être châtiés, pas couverts de présents ».

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Amherst représente un cas classique des annales de la classe dirigeante britannique. Il n’était pas idiot. Il était assez intelligent et déterminé pour réussir à mettre en œuvre un bon plan ne nécessitant pas trop d’imagination, et c’est ainsi qu’il gagna un continent, avec des forces armées supérieures. Mais il n’éprouvait pas le moindre désir d’évaluer la situation réelle. Il ne pouvait comprendre pourquoi les Indiens s’attendaient à recevoir des cadeaux des Britanniques comme un dû, premièrement parce que les Britanniques faisaient un libre usage des terres qui leur appartenaient, et ensuite parce que beaucoup d’Indiens étaient morts en combattant pour les Anglais et que ces morts devaient être soit vengées, soit compensées. Par contre, les officiers français et les jésuites comprenaient très bien cette attitude. Ils ne cessèrent de faire des cadeaux aux Indiens que lorsque cela ne leur fut plus possible. Amherst, de son côté, trouvait que les Français avaient trop gâté les Indiens. Il supposa que si les Indiens ne recevaient plus de cadeaux, ils retourneraient chasser, se défendraient eux-mêmes et se tiendraient tranquilles, ce qui serait mieux que de se complaire dans l’oisiveté, qui est la mère de tous les vices, etc… De toute façon, la Grande-Bretagne était profondément endettée et il fallait couper dans les dépenses. Naturellement, les Indiens commencèrent à souhaiter le retour de ces « charmants » français, qui avaient adopté nombre de leurs coutumes et épousé nombre de leurs femmes, contrairement à ces Anglais rigides, qui toléraient mal leurs manières et qui, purement et simplement, prostituaient leurs femmes. Et les Français voudraient revenir, c’était certain. « Anglais, nous savons que notre Père, le Roi de France, est vieux et infirme ; et qu’étant fatigué à cause de la guerre contre ta nation, il s’est endormi », dit un chef chippewa à un traiteur anglais en 1761. « Pendant son sommeil, vous avez pris avantage sur lui et vous avez pris possession du Canada. Mais sa sieste est presque finie. Je crois que je l’entends déjà remuer et demander où sont ses enfants, les Indiens ; et quand il sera réveillé, que fera-t-il de vous ? Il vous détruira entièrement ». La politique du don minimal d’Amherst étant effective et les colons anglophones commençant à envahir leurs terres en nombre croissant, un chef ottawa nommé Pontiac décida de forcer la main des Français et de tirer leur roi de sa sieste. Aussi, en avril 1763, lançat-il une attaque sur le fort britannique de Détroit avec environ 460 guerriers. Le fort résista à l’attaque surprise, et Pontiac dut l’assiéger. Au milieu de l’été, ses forces avaient doublé. Pendant ce temps,

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plusieurs forts britanniques de l’ouest étaient tombés aux mains des alliés de Pontiac. Deux autres furent abandonnés. De l’ouest de la Pennsylvanie jusqu’au Mississippi, du nord du Michigan jusqu’à la rivière Ohio, les nations indiennes se soulevaient et défiaient Amherst et les Britanniques. Les Hurons étaient divisés, se demandant s’ils devaient se joindre à Pontiac – la majorité y était favorable, mais une importante minorité, ébranlée par les arguments du père Potier, qui savait bien que cette tentative de faire déguerpir les Anglais était sans espoir, hésitait. Potier, de haute taille et décharné, était d’une érudition remarquable, même pour un jésuite. Il ne voyageait jamais nulle part sans noter ses remarques méticuleuses sur les paysages et les gens ; plus heureux dans le domaine linguistique que le père Chabanel, il rédigea une grammaire et un dictionnaire hurons. Apparemment, il était quelque peu dépourvu de chaleur humaine et ne parvint jamais à gagner entièrement les cœurs de ses brebis huronnes. Mais il était respecté. Il serait sans doute parvenu à maintenir au moins une partie de la nation huronne à l’écart de la guerre si Pontiac n’était pas venu en personne dans leur colonie pour menacer de mort ceux qui refuseraient de se joindre à lui. C’était un argument convaincant. La faction neutre se rallia à la faction belliqueuse des Hurons ce qui, en retour, incita le père Potier à menacer de refuser les sacrements aux Hurons rebelles. Cela aussi était un argument convaincant. Le résultat fut que la faction des Hurons influencée par Potier participa aux combats pendant deux jours puis se retira assez loin de Détroit pour attendre la fin des hostilités. Durant les quelques mois de l’été 1763, la guerre tourna à l’avantage des Indiens. Sept cents Anglais furent tués ou capturés, tandis que les pertes indiennes restaient minimes. Une fois encore, les contrées de l’ouest des Appalaches appartenaient à leurs habitants des forêts, les Shawnees et les Chippewas, les Delawares et les Miamis, les Ottawas et les Potawatomis, et même les quelques centaines de Hurons vivant près de Détroit, qui n’avaient aucun titre à cette terre mais n’avaient nulle part où aller. Furieux, Amherst se rendit odieux à l’histoire en proposant de distribuer aux Indiens des couvertures infectées du virus de la variole. Heureusement, les choses n’en arrivèrent pas là. Des expéditions britanniques parvinrent à reprendre les deux forts assiégés – Fort Pitt et Détroit – affirmant ainsi clairement qu’ils ne se laisseraient pas chasser. L’enthousiasme des Indiens commença à se dissiper au fur et à mesure que leurs vivres et leurs munitions

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diminuaient. Le coup de grâce fut porté à leur soulèvement le jour où ils apprirent que les Français, qui avaient signé le Traité de Paris en 1763, renonçant par là à leur empire d’Amérique du Nord, ne reviendraient jamais. Le vieux roi ne se réveillerait jamais de sa sieste. En octobre de la même année, un soldat français du nom de De Quindre apporta cette dramatique nouvelle à Pontiac et à ses guerriers. « Le grand jour est enfin arrivé, où il a plu au Maître de la Vie d’inspirer au Grand Roi des Français et à celui des Anglais de faire la paix entre eux, affligé d’avoir vu couler pendant si longtemps le sang des hommes », leur dit De Quindre. « Vous aurez grande joie à voir les Français et les Anglais fumer au même calumet et manger au même plat et vivre enfin comme des frères. Vous verrez les routes libres, les lacs et les rivières sans barrages. Les munitions et les marchandises arriveront en abondance dans vos villages ». Mais les héritiers de Pontiac ne verraient jamais se réaliser cette vision d’Indiens prospères mangeant dans le même plat que leurs frères français et anglais et fumant le calumet avec eux. Durant les années qui suivirent le Traité de Paris et le meurtre de Pontiac, dépossédé de tout pouvoir, par un Indien dissident, la Couronne britannique fit de son mieux – ce qu’on doit lui reconnaître – pour garder les terres indiennes de l’ouest des Appalaches à l’abri de l’invasion des Blancs ; mais la seule récompense qu’elle obtint pour ses efforts fut la Guerre d’indépendance américaine. Les Hurons de Détroit, pendant ce temps, faisaient de leur mieux pour vivre dans leur mission, localisée à présent du côté canadien de la rivière Détroit, en face de la ville qui grandissait. En 1767, cette mission disparut officiellement quand l’Église créa une nouvelle paroisse, celle de l’Assomption, destinée à desservir en même temps les catholiques hurons et canadiens-français. Elle serait dirigée par le père Potier. Cet aménagement ecclésiastique peut servir aussi bien que n’importe quel autre évènement à marquer la cessation définitive de l’existence de la nation huronne dans son ancien territoire. Des groupes de Hurons continueraient à vivre dans leur établissement à proximité de la ville de Québec, ainsi que dans une petite réserve de l’Oklahoma où de nombreux membres de cette nation s’installèrent au XIXe siècle, mais la dernière communauté vivante de l’ancienne Huronie n’était plus qu’un souvenir. Le père Potier, lui aussi, représentait la fin du voyage. En 1773, le Pape Clément XIV, sous la forte pression des monarchies européennes, supprima l’ordre des jésuites. Plus aucun missionnaire jésuite de France ou de Belgique ne viendrait errer dans les immensités

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du Canada. Le père Potier resta à son poste et vit mourir en Amérique ses coreligionnaires jésuites, puis, en juillet 1781, c’est son corps frêle que l’on découvrit à son tour sans vie devant son feu. Le père Paré nous dit que ses capacités intellectuelles auraient dû lui valoir la gloire et les honneurs en d’autres circonstances. Au lieu de cela, « il passa trente ans au service d’un troupeau fruste et souvent ingrat ». Je suppose que cela signifie les Hurons. Considérant leur histoire, il est très compréhensible qu’ils ne se soient pas montrés très reconnaissants envers quelque Blanc que ce soit, aussi bien intentionné fût-il. Cependant, tout ce que nous pouvons savoir de Potier nous indique qu’il était profondément dévoué au bien-être spirituel et matériel de ce peuple. Son style pastoral n’avait sans doute pas grandchose à voir avec celui du père Cyr, « accompagnateur plutôt que chef d’orchestre ». En ce temps-là, on savait qui était le chef. C’était l’homme dans la chaire. Pendant trente ans, le père Potier conduisit de son mieux son orchestre dépenaillé pour l’amour de Dieu et du prochain. Un siècle et demi auparavant, ses prédécesseurs jésuites, comme l’écrit Parkman, avaient exploré « un champ de labeur dont l’immensité aurait épuisé les ailes de la pensée ; un paysage repoussant et attirant, assombri de présages de dangers et de malheurs. Ils étaient l’avant-garde de la grande armée de Loyola, maîtres d’une discipline qui contrôlait non seulement le corps et la volonté, mais aussi l’intellect, le cœur, l’âme et jusqu’au plus intime de la conscience ». Brébeuf avait fait partie de cette avant-garde, pagayant dans son canoë jusqu’à ce que ses bras brûlent de fatigue. Après lui, d’autres arrivèrent, aussi héroïques. Mais lorsque le cœur épuisé d’un Pierre Potier âgé de soixante-treize ans lâcha finalement, dans sa maison sur la berge de la rivière Détroit, plus personne ne vint prendre la relève.

* En 1796, un détachement de soixante-cinq soldats américains apparut devant Détroit pour rappeler à la garnison britannique que ce fort était la propriété des États-Unis, selon le traité de 1783 qui avait clôturé la Guerre d’indépendance. Après quoi, les Américains arrivèrent à flots. Pendant un certain temps, cependant, Détroit conserva son accent français. Les dirigeants britanniques du fort en avaient trouvé les habitants « paresseux, sortes d’imbéciles heureux se contentant de satisfaire modérément leur estomac et de laisser le monde prendre soin d’eux », selon les termes d’Henry M. Utley et Byron M. Cutcheon,

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auteurs de Michigan as a Province, Territory and State, the Twenty-Sixth Member of the Federal Union, publié en 1906. Pourquoi faire intervenir ces deux idiots ? Le Yankee condescendant Francis Parkman n’était-il pas déjà suffisant ? Nous savons tous que les livres d’histoire américains du XIXe siècle laissent à désirer quand ils traitent des populations non anglo-saxonnes. Pourquoi en rajouter ? Pour la bonne raison qu’Utley et Cutcheon ont au moins quelque chose à dire au sujet des Français de Détroit. Si l’on considère les chroniques, ces premiers colons français sont encore moins bien lotis que les Hurons et les Iroquois qui, eux, avaient d’infatigables jésuites pour rédiger des notes à leur sujet sitôt les présentations faites. Les jésuites n’étaient pas désintéressés, c’est le moins que l’on puisse dire, mais ils savaient garder les yeux ouverts. Par contre, personne n’éprouvait d’intérêt particulier pour les « habitants », à l’exception des premiers gouverneurs britanniques désireux de s’assurer qu’ils avaient des intentions pacifiques. Une fois qu’ils en eurent fait la preuve, ils disparurent de l’histoire. Alors, qu’ont-ils à dire, Utley et Cutcheon, de ce paysan moyen du Détroit, qu’ils appellent, avec une aimable condescendance, « Johnny Couteau » ? (D’où vient ce terme ethnique, « Couteau » ? Je n’en ai aucune idée). « Aucune de ses ambitions n’allait au-delà de sa sphère de vie modeste », écrivent Utley et Cutcheon de Johnny Couteau. « Il était indifférent à tout ce qui n’était pas sa ferme ». Si l’on en croit ces autorités, Johnny Couteau était si godiche qu’il travaillait avec les outils aratoires les plus frustes, qu’il ne parvenait pas à nourrir correctement son bétail pendant l’hiver, qu’il élevait des porcs sauvages parce que ceux-ci pouvaient fourrager tout seuls et que, au lieu de chevaux, il utilisait de petits poneys qui pouvaient eux aussi fourrager seuls. Il était quasiment analphabète. « Il avait beaucoup de mal à adopter de nouvelles notions. Il préférait piétiner en conservant les anciennes manières de faire ». Ces auteurs reconnaissent du moins un bon côté à ces colons français, contrastant fortement avec le tempérament ivrogne et lubrique des coureurs des bois, c’est qu’ils « étaient dévoués au service de l’Église. Leur moralité était irréprochable. Ils se mariaient de bonne heure et élevaient de nombreux enfants ». Ils savaient aussi prendre du bon temps. Observons cette charmante scène dépeinte par Utley et Cutcheon. Les longues soirées d’été se passaient au grand air. Le passe-temps favori était de faire du canot sur la rivière. La galanterie a toujours été une

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caractéristique française, autant que les festivités en général. Aussi l’on voyait souvent les jeunes hommes et les jeunes filles dans la compagnie les uns des autres, sur la rivière ou dans les prés. Les barbecues étaient l’une des formes favorites de récréation où se plaisaient aussi les plus âgés. Le rôti cuit en plein air fournissait un abondant festin, arrosé de généreuses libations de vin ou de cidre maison.

Il y avait toujours quelqu’un pour apporter un violon, et les bons moments ne se laissaient pas interrompre par l’hiver. Les courses de poneys sur les eaux gelées de la rivière Rouge étaient très en vogue. « Chacun des Johnny Couteau possédait un poney dont il voulait déterminer la vitesse », écrivent Utley et Cutcheon. Après la messe du dimanche, la foule se rassemblait, les poneys et leurs cavaliers se mettaient en ligne, on lançait les paris. Selon Utley et Cutcheon, cette coutume dura presque jusqu’à la fin du XIXe siècle à la rivière Rouge, jusqu’à ce que l’assistance, qui augmentait, devienne indisciplinée et gâche le plaisir. « Les éléments brutaux qui se mêlaient librement à l’assistance et s’avéraient une bruyante nuisance étaient surtout des Américains », nous assurent Utley et Cutcheon. « Johnny Couteau est d’une nature quelque peu excitable, mais il se comporte toujours bien et apprécie le sport pour l’excitation qu’il procure et l’incertitude du résultat ». Bon vieux Johnny Couteau. Nous savons tous que les stéréotypes ethniques ont certains fondements dans la réalité. Les Français savaient et savent encore s’amuser. Il n’y a rien de comparable entre, disons, des « festivités sociales » d’Irlandais catholiques et celles des Canadiens français. J’ai assisté aux deux, et croyez-moi, les dernières sont bien plus plaisantes, détendues et conviviales. Il se trouvera bien un sociologue pour le démontrer avec certitude un de ces jours. En attendant, il est bien avéré dans les documents historiques qu’à l’époque coloniale, les jeunes hommes de l’État de New York ou de la NouvelleAngleterre, lorsqu’ils étaient capturés par les Français et les Indiens et emmenés au Canada, refusaient souvent de rentrer chez eux une fois libérés – la vie était bien plus insouciante chez les Français que parmi les marchands hollandais ou les puritains de la Nouvelle-Angleterre. En tant que descendant de ces Français, cela me plaît assez. Mais reste qu’il est énervant de voir son groupe ethnique dépeint par l’histoire comme n’étant pas très brillant. Cette image d’un Johnny Couteau dépourvu d’ambition et aimant s’amuser conserve aussi une connotation cuisante, parce que les immigrants français aux États-Unis sont en général – et surtout

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en Nouvelle-Angleterre – demeurés un exemple d’échec collectif. Si l’on plaçait tous les immigrants en Amérique du Nord qui ne sont pas arrivés sur le Mayflower sur une échelle, et que l’on place les Juifs en haut – du côté de l’incroyable success-story – et les Noirs en bas – du côté de l’héritage persistant de l’oppression – Johnny Couteau serait bien plus près des Noirs que des Juifs. Dans le vieux Sud, des Blancs imbéciles disent : « Si on pouvait être un nègre le samedi soir, on ne voudrait plus jamais être autre chose ». Peut-être que si on pouvait être un Johnny Couteau pendant quelques jours, « une sorte d’innocent aux mains pleines, heureux de satisfaire modérément son estomac et de laisser le monde prendre soin de lui », on ne voudrait plus être autre chose non plus. Donne une banane à Johnny. En 1968, un boutefeu radical nommé Pierre Vallières, membre du Front de Libération du Québec (FLQ), sorte de version très affaiblie de l’IRA, rédigea un livre intitulé Les nègres blancs d’Amérique, qui parut aussi en anglais sous le titre White Niggers of America. Vallières affirmait que le prolétariat canadien-français occupait la même position sociale et économique que les Noirs. Ce livre fit du bruit. Il évoquait la condition des chauffeurs de taxi francophones et des récipiendaires de l’aide sociale dans les quartiers grisâtres de l’est de Montréal, ainsi que celle de générations d’ouvriers canadiens-français de la NouvelleAngleterre. Dans son autobiographie, American Ghosts, l’auteur David Plante raconte l’histoire de l’une de ses tantes, employée dans une blanchisserie, prenant une chemise de corps couverte de sang et de pus qu’une noire refusait de toucher. Non seulement elle la prit, mais elle la passa sur son visage. (L’ombre de Mgr de Laval). « Qui d’autre pourrait faire un travail aussi sale, qui d’autre à part l’un d’entre nous ? », l’entendit dire Plante. « Ce n’est pas pour rien qu’on nous appelle les nègres blancs ». Mais nous nous éloignons de Johnny Couteau. Nous ne savons vraiment pas grand-chose de lui, à vrai dire. En passant outre le ton paternaliste d’Utley et Cutcheon, il est même possible de supposer que Johnny et les siens aient vraiment été les gens les plus heureux du continent en ce temps-là, et pas seulement parce qu’ils étaient imbéciles. Confortés par les sacrements et l’obéissance à l’Église, assurés de la propriété de leurs terres, fortifiés par un travail physique exigeant mais qui n’était ni monotone ni épuisant – les Johnny Couteau n’étaient pas si paresseux que ça – réconfortés par la variété et la profondeur de leurs liens familiaux, stimulés par leur participation à une communauté vivante, et oui, aussi, fréquemment revigorés par des « festivités

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sociales », il se peut qu’ils aient été plus heureux que la plupart d’entre nous. Ils ne s’en faisaient probablement pas trop. Il est possible que faire courir un poney sur la glace ait été plus excitant que jouer à des jeux vidéo, et danser au son du violon toutes les nuits d’hiver sous les étoiles, plus intéressant que regarder la télé. C’est possible.

* Cette ancienne culture a bien sûr disparu, mais non sans laisser quelques traces. Après ma visite à Détroit, je me dirigeai vers le sud, vers Monroe, ville située à environ une demi-heure de voiture du cœur du Michigan français. Avant de partir, j’avais lu un article rédigé par Dennis M. Au, ancien directeur adjoint du Musée historique du Comté de Monroe, intitulé « The Mushrat French [Les Français du rat musqué] ». Dans cet article, Au faisait un bref historique des Français de Détroit et du sud du Michigan, et de la lente érosion de leur culture. Par exemple, selon Au, les années 1930 furent la dernière décennie durant laquelle le français était encore parlé dans les foyers du Comté de Monroe. Les chansons et contes folkloriques français avaient presque disparu de cette région de l’Amérique, et n’étaient plus préservés que dans les enregistrements qu’il en avait fait. Lui-même et l’ethnologue Marcel Bénéteau, professeur à l’Université de Windsor, sur le côté canadien de la rivière Détroit, avaient fait des efforts acharnés pendant les dernières décennies pour sauver des centaines de ces chansons folkloriques. Il n’était que temps. De nombreuses voix de ces grands-pères et grands-mères enregistrées par Au et Bénéteau se sont éteintes depuis. Personne ne chantera jamais plus ces chansons tard le soir dans les bars, ou dans les huttes de chasseurs en attendant l’apparition des canards. Plus personne à présent ne racontera aux petits enfants l’histoire du loup-garou, cette créature velue qui hante les fermes à la nuit tombée. Alors, que reste-t-il de cette ancienne culture française ? La réponse est simple : la nourriture. Ainsi que l’avait fait remarquer Gail Moreau, les descendants des Français aiment toujours préparer les tourtières, ainsi que les boulettes de viande, les galettes carrées et autres délices du Canada français. Le plus étrange de ces mets est le rat musqué, ou « mushrat ». Que l’on se réfère à cet animal en employant le premier terme (muskrat), et les gens du cru sauront que l’on est étranger, nous dit Au. Apparemment, cette recette aurait été transmise aux colons français par les Indiens, le rat musqué vivant en abondance dans les marécages environnant le lac Érié. Le rat musqué présente

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aussi un autre avantage culinaire. Puisque c’est un animal aquatique, raisonnaient les catholiques français, on doit pouvoir en manger le vendredi (jour où l’on doit traditionnellement s’abstenir de manger de la viande) sans que ce soit un péché. De fait, manger du rat musqué le vendredi devint quasiment un rituel dans les foyers catholiques de Monroe. « Ora ramus – God bless dee mushrat, she’s a fish ! [Jeu de mot en ra sur Oremus (prions) – Dieu bénisse le rat musqué, c’est du poisson !] », chantait le vieux Pip Laboe, quand on posait le rat musqué sur la table (d’après son fils Jack Laboe, qui le raconta des années plus tard à Dennis Au). Le rat musqué devint si étroitement associé aux Français de l’endroit qu’on finit par les surnommer les « Mushrats ». Ce n’était pas méchant, pas plus que le terme « Coon » (nègre des plantations) pour les Noirs ou le terme « Pepsi » par lequel les Canadiens anglais désignent souvent leurs compatriotes français, supposément parce qu’ils préfèrent cette marque de boisson gazeuse (terme que l’on doit employer prudemment dans les bars du Québec). Il est certain que « mushrat » inspire davantage l’affection que « frog ». Les Français du cru l’employaient librement dans la conversation : « Comment ça va, you mushrat you ? » Ce n’est qu’à l’occasion que ce terme était utilisé moins affectueusement. Par exemple, en 1894, l’équipe de baseball de Monroe et ses supporters furent surnommés « Frenchmen, Dudes et Muskrats [Français, bellâtres et rats musqués – trio d’insultes] » par les supporters de l’équipe adverse. (Dude à cette époque avait la connotation de « précieux », et peut avoir rappelé méprisamment ce qu’Utley et Cutcheon définissaient comme « cette attirance caractéristique qu’ont les Français pour les robes »). Cependant, dans l’ensemble, les Yankees étaient assez aimables envers les Mushrats, surtout les gens chics qui, au tournant du siècle, arrivaient en trains spéciaux de Chicago, de Détroit et de Toledo pour chasser, pêcher et faire de la voile. Ils adoraient leurs guides français et leurs gardeschasses ronchonneurs qui parlaient un patois coloré sorti tout droit des livres humoristiques sur la poésie vernaculaire française du genre des French-Canadian Verse de William Baubie. Les quelques lignes où Baubie évoque le rat musqué valent la peine d’être citées : De fine citay laday put de musk hon for style La belle dame de la ville porte du musc pour le style But often shees go widout bath for a while ; Mais souvent elle ne prend pas de bain pendant longtemps ;

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But le bon Dieu was make de poor mushrat dat way, Mais le bon Dieu a ainsi fait le rat musqué, So he carry hees musk, but he wash every day. Qu’il porte du musc mais se lave tous les jours.

En 1903, le Yacht Club de Monroe lança un carnaval du rat musqué à l’Armurerie de la Garde nationale du Michigan, organisé par son fondateur, le roi local du cèdre, le Commodore W.C. Sterling. Quatre cent cinquante invités consommèrent sept cents rats musqués, tandis qu’une délégation du Yacht Club de Toledo, menée par le maire de Toledo, défilait dans l’armurerie en chantant de vilaines chansons de marins. Ce fut le début d’une tradition de dîners de rat musqué à Monroe pour des associations allant de celle des Anciens combattants aux clubs de tir en passant par les deux églises catholiques de la ville. (Les protestants de Monroe ne s’identifient pas vraiment à cette tradition, mais on dit qu’ils ont consommé un ou deux plats de rat musqu’au maïs au temps où ces dîners publics battaient leur plein). Cette joyeuse coutume se trouva menacée le Mercredi des Cendres 1987, lorsque le Detroit Free Press publia un reportage sur un restaurant situé au sud de Détroit, le Kola’s Food Factory, qui servait du rat musqué. Apparemment, beaucoup de catholiques mangeaient du rat musqué ce jour-là, conformément à la vieille théorie voulant que le rat musqué soit du poisson. S’abstenir de manger de la viande le Mercredi des Cendres est toujours pris au sérieux par l’Église, et l’archevêque de Détroit commença à se demander si quelqu’un n’était pas en train d’induire son troupeau en erreur. Au même moment, cette histoire attira l’attention du Département de l’Agriculture du Michigan. Les fonctionnaires de ce département s’empressèrent d’interdire la consommation de cette viande qui n’avait pas été inspectée. Les bons citoyens de Monroe se mirent en colère. On vit apparaître des autocollants aux devises entraînantes : « Let them eat muskrat ! », ainsi que des T-shirts et des pins proclamant la « Muskrat Mania ». On faisait circuler des pétitions. Lors d’une réunion publique du Bureau des commissaires du Comté de Monroe, cent cinquante citoyens applaudirent le discours intraitable du commissaire Richard Reed : « Je pense qu’il est bien triste qu’une bande de bureaucrates n’ayant rien de mieux à faire veuillent bannir les dîners de rat musqué de notre existence. Il nous faut moins de bureaucrates et plus de rats musqués ». Le Département de l’Agriculture battit en retraite. Au même moment, on informa l’archevêque de Détroit que les plus

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hautes autorités de l’Église avaient déjà examiné cette question. En 1956, l’évêque du lieu avait décidé que manger du rat musqué les jours d’abstinence était « une coutume immémoriale » de l’église locale et qu’elle était donc autorisée par la loi canonique. Cet évêque devait penser que manger du rat musqué était déjà une pénitence en soi. « Le rat musqué était leur dernier repère », écrit Dennis Au des descendants des Français de Monroe. « Alors qu’ils étaient en train de perdre la bataille de la langue, ils n’allaient pas se laisser prendre le rat musqué sans se battre ». C’était la dernière chance d’une culture française vieille de trois siècles du côté américain de la rivière Détroit. Et ils tinrent tête. « Ce que nous avons ici, c’est l’expression unique et vivante d’une culture française qui a évolué dans l’isolement et qui s’est remarquablement bien maintenue devant les forces herculéennes de l’acculturation américaine », conclut Au. « Ici… se trouve un peuple français qui ne se définit pas par la langue – comme cela ne se fait que trop au Canada. La culture française du côté américain se définit par des connexions historiques et par une affinité avec certains modes culinaires ». Lorsque j’arrivai dans le centre-ville de Monroe, j’espérai y découvrir un restaurant servant du rat musqué. J’arrêtai mon choix sur McGeady’s, bon établissement aux murs de brique servant des hamburgers et de la bière. Lorsque je demandai du « mushrat » – ayant lu Au, je fis attention à la prononciation, de peur d’être catalogué comme outsider – la serveuse me regarda sans comprendre. Je dus me résigner à commander un hamburger cajun. Puis j’allai rendre visite à l’actuel directeur adjoint du Musée historique du Comté de Monroe, Ralph Naveaux. Naveaux était originaire de Monroe ; il avait passé l’essentiel de sa vie dans cette ville et n’en avait aucun regret. « À chaque génération, les gens quittent Monroe », disait-il, « mais ils finissent toujours par revenir ». C’est une chose que j’ai apprise au cours de mes voyages. Tôt ou tard, les gens reviennent chez eux. À travers tout le continent, des retraités construisent des résidences secondaires dans les villages qu’ils avaient quittés quand ils étaient jeunes. Mais de son côté, Naveaux honorait ses ancêtres du XVIIIe siècle de manière exemplaire, non seulement en restant à Monroe, mais aussi en apprenant le français. Il écoutait tous les matins les informations et la météo sur la chaîne de télévision francophone de Windsor, Ontario, et pratiquait de temps en temps la conversation avec des membres de l’Alliance française de Toledo.

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Il me conduisit à l’extérieur de la ville sur le site d’un poste de traite, celui de Navarre-Anderson, sur la berge de la rivière Raisin, à la sortie de la ville. Il s’y trouvait un certain nombre de bâtiments anciens, plus ou moins fidèlement préservés – un poste de traite du XIXe siècle, un magasin général, une grange, etc. Naveaux organisait tous les ans, en octobre, des visites aux chandelles sur le site, avec des guides habillés en costumes d’époque et des reconstitutions d’activités agricoles. Alors que nous passions sur un pont au-dessus d’un cours d’eau, Naveaux me dit qu’une année le loup-garou s’était caché sous le pont lors d’une de ces visites guidées. À un moment stratégique, il surgit et se mit à courir en hurlant. Dans la légende, le loup-garou était souvent un homme qui devait se transformer en loup pendant la nuit à cause de ses péchés. C’était quelqu’un qui avait oublié de faire ses Pâques, ou bien qui avait fait un pacte avec le Diable, ou encore qui avait planté ses pommes de terre un dimanche. Lorsqu’on était attaqué par un loup-garou, la meilleure défense était de lui jeter une pierre ou de le menacer avec un couteau – si vous parveniez à le blesser jusqu’au sang, il disparaissait dans un nuage de fumée et une odeur nauséabonde, et à sa place, vous découvriez votre beau-frère ou quelqu’un d’autre que vous aviez toujours soupçonné d’activités douteuses. « Nous avons quelqu’un dans l’équipe des visites aux chandelles qui s’est spécialisé dans le hurlement du loup-garou », me dit Naveaux. Quel effet cela fait-il, un hurlement de loup-garou, lui demandai-je. « C’est assez effrayant ». Ensuite, il me donna des indications pour me rendre au restaurant Kola’s Food Factory, puisque j’étais vraiment déterminé à ne pas quitter la ville avant d’avoir mangé du rat musqué. « Je trouve cela très bon », me dit-il. « Mais je pense que c’est un goût que l’on doit acquérir. Et cela dépend beaucoup de la manière dont il est préparé. Certains des vieux trappeurs aimaient vraiment ce goût de musc, mais quand on le prépare bien, cela ressemble à de la dinde – plutôt à du gibier. Quand on le frit avec des oignons, cela a parfois un goût de bœuf. Quelqu’un a déjà comparé ce goût à celui d’un poulet un peu violent ». Il hocha la tête. « Mais en fait, je crois que cela ne ressemble à rien de tout cela ». Je roulai vers le nord en direction de Détroit, puis je pris la route 75 en direction de Fort Street dans la ville de Riverview. Fort Street était l’une de ces interminables autoroutes de banlieue le long de laquelle se trouvent des magasins de pièces détachées d’automobiles, des parcs industriels et des fast-food. À première vue, lorsque je

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découvris l’enseigne de Kola au-dessus d’un bâtiment banal, il ressemblait à n’importe quel autre fast-food. À l’intérieur, il y avait des tables en formica dans une salle à manger aussi claire et propre que celle d’un McDonald’s. Mais ce n’était pas un McDonald’s. De petits drapeaux américains étaient plantés dans les flacons de condiments et vingt-huit oiseaux sauvages empaillés étaient suspendus au plafond – surtout des canards, mais il y avait aussi des faisans, une oie du Canada et un goéland. Cela avait l’air prometteur. Mais malheureusement, la serveuse m’informa qu’il étaient à court de rat musqué. « Essayez Dom Polski », me dit l’un des clients. « Ils servent du rat musqué ». Dom Polski n’était qu’à dix minutes de voiture. Cela aurait pu être le lieu de rassemblement d’une association d’anciens combattants, avec un intérieur faiblement éclairé, un plancher de linoléum et quelques habitués attablés avec des verres de bière, qui n’avaient pas l’air pressés d’aller où que ce soit. La serveuse, Suzie, ne pouvait pas me venir en aide. Ils avaient servi le dernier de leurs rats musqués une semaine auparavant. Et non, elle ne connaissait pas d’autre endroit où on en servait. Je me souvins que l’été n’était pas la meilleure saison pour manger du rat musqué. C’est la saison des accouplements et les glandes de musc sont en pleine activité. Mais à part ça, remarqua Suzie, la chair de ce rongeur est très bonne. « C’est la viande la plus propre qui existe », me dit-elle. Ils ne mettent jamais rien de sale dans leur bouche, ils lavent et relavent tout avant de manger ». Elle mima un rat musqué en train de frotter une bouchée entre ses petites pattes. (Il porte du musc mais se lave tous les jours…) « Ce n’est pas comme les poulets. Quand on pense à ce que ça mange, un poulet ». Il semblait que je fusse voué à l’échec. Mais j’avais toujours faim, et je décidai de retourner chez Kola’s Food Factory pour commander un sandwich au bœuf. Lorsque j’arrivai là-bas et que je racontai mon histoire à la serveuse, elle s’apitoya. « Attendez un peu », dit-elle. « Je vais appeler Johnny ». C’était le propriétaire du restaurant, également auteur d’un livre de cuisine, que je me procurai plus tard, intitulé Cookin’ Wild with Johnny : A Wild Game Cookbook by Johnny Kolakowski Chef & Proprietor America’s Premier SmokeHouse. Sur la couverture, Johnny souriait. Il portait une chemise blanche plissée, un gros nœud papillon noir, une veste à motifs tourbillonnants orange et noir, et un chapeau haut de forme assorti – du genre qui sert aux magiciens à faire apparaître des lapins blancs. Le livre contenait des recettes de Stewed Coon [Bouilli de raton-laveur], Possum [Opossum], Bambi in a Blanket [Bambi dans une couverture] et de Wild Boar Goulash [Goulash

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de verrat sauvage]. Sa recette du Muskrat Sauté débutait par ces mots : « Pour préparer le rat musqué, commencez par l’écorcher et enlever toute la graisse visible avec le pouce et un couteau à parer. Ouvrez l’arrière des cuisses à partir de la base de la queue jusqu’aux genoux. Repérez les poches de musc et enlevez-les ». La fortune me souriait. Johnny apprit à la serveuse qu’il restait du rat musqué caché quelque part dans les profondeurs du congélateur. « Vous préférez de la laitue ou de la salade de chou avec votre rat ? » me demanda la serveuse. Je demandai de la salade de chou. Peu après, la serveuse réapparut avec mon assiette. Elle contenait de la purée de pommes de terre avec de la sauce brune et des morceaux de viande qui ressemblaient à du bœuf bourguignon sur un lit de choucroute. Johnny avait une approche du rat musqué qui tenait davantage de l’Europe de l’Est que de la cuisine des trappeurs canadiens-français. C’est ainsi que les cultures évoluent. J’aimerais pouvoir dire que j’ai trouvé ça bon. Mais la viande était filandreuse et pleine de petits os, avec un arrière goût de sang – de cette sorte de goût qu’on appelle « de gibier ». Ce poulet était vraiment violent. Je ne parvins pas à le terminer. « La petite créature est pleine d’os, pas vrai ? » me dit chaleureusement la serveuse, en enlevant mon assiette. « Faut vraiment aimer l’rat ».

* Au cours de la même soirée, je pris la route 125 en direction du sud jusqu’à ce que j’arrive au La Salle Bar, qui était la seule chose pouvant me confirmer que je me trouvais bien dans la ville de La Salle, Michigan. À l’intérieur, une demi-douzaine d’hommes et de femmes étaient assis au bar. Cet endroit était sombre et contrastait avec les lumières étincelantes de l’arrière du bar, ce qui me rappela la remarque de Thoreau comparant les églises à des cavernes. Cet endroit était lui aussi une caverne. Les ours à l’intérieur étaient-ils aimables ? Je m’assis au bar, sous un panneau disant « La Salle is too small to have a town drunk so we all take our turn [La Salle est une trop petite ville pour que tout le monde y soit saoul, alors c’est chacun son tour] ». À côté de moi se trouvait un homme dans la vingtaine dont je ne saisis pas le nom. Il portait des chaussures de sport, des jeans, un T-shirt et un bandana qui lui couvrait le sommet de la tête. De dessous le bandana, des dreadlocks lui tombaient sur les épaules.

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Je lui dis que je venais du Canada. « Pourquoi tu ne bois pas de la Labatt bleue, alors ? » me demanda-t-il. Bonne question. « J’aime bien la bière canadienne », me dit-il, « mais elle est trop chère pour moi en ce moment ». L’idée que la Labatt bleue puisse être considérée comme une boisson de premier choix m’étonna. En retour, je lui parlai d’une spécialité locale : « J’ai entendu dire qu’on pouvait manger de la bonne soupe de tortue dans cette région du Michigan ». Cette remarque n’était pas aussi bizarre qu’on pourrait le croire. Je venais de l’entendre raconter à l’homme assis de l’autre côté de lui une histoire à propos de son frère qui pêchait des tortues en canot au moyen d’une ligne de pièges submergés, qui s’était fait mordre par l’une d’entre elles et à qui on avait dû faire des points de suture à la main. « Oh oui, ça se cuisine plutôt bien ». « Et le rat musqué ? Est-ce que vous en mangez quelquefois ? » « Je ne mangerai jamais de quelque chose où il y a le mot rat. Pas à moins d’y être vraiment obligé. Pas à moins de mourir de faim ». Nous gardâmes le silence quelques minutes, en buvant nos Budweiser. Ce n’était pas un homme très disert, du moins pas avec les étrangers. « Mon chien a attrapé un de ces rats musqués l’autre jour », lança-t-il finalement. « Il attrape les rats musqués, les marmottes ». « De quelle race est-il ? » « C’est un pitbull. Un gros bébé. On dirait un bichon, un gros chiot méchant ». Il eut un petit sourire. « C’est juste qu’il n’aime pas ces animaux-là ». « Est-ce qu’on piège encore le rat musqué par ici ? » « Non, on ne chasse plus le rat musqué. Mais on peut gagner de l’argent avec les fourrures de coyote. Enfin, pas les fourrures, les peaux ». « Qui paie pour ces peaux ? » « N’importe qui. Mec, ces coyotes, il y en a partout maintenant. Faut les entendre la nuit, quand un train siffle. Ils se mettent à hurler. Comme un tas de hyènes. Exactement comme des hyènes ». « Est-ce que les chiens ont peur d’eux ? » « Pas mon chien. Mon chien, il peut faire des bonds de quatre mètres de haut. Si on accroche quelque chose qu’il veut au plafond, il l’attrape ». Il se tourna vers l’homme assis de l’autre côté. « Mon frère et moi, on était partis chasser le cerf l’hiver dernier, et nous avons vu

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un de ces coyotes, gros comme un berger allemand. Tu vois le genre de fusil que j’ai, celui qui a le viseur au-dessous de la lunette ? » « Calibre vingt-deux ? ». « Ouais ». « Quel genre de fusil ? ». « Remington. J’étais sûr de l’avoir en joue, mec, je lui ai tiré pile dessus ». Il haussa les épaules. « Il a simplement disparu. Mon frère n’a pas pu l’avoir non plus. C’était vraiment bizarre. Nous avons vérifié s’il y avait du sang sur la neige, quelque chose. Rien ! » J’ai failli lui demander si la lune était pleine ce soir-là, mais me ravisai. J’avais le sentiment que cet homme n’avait jamais entendu parler du loup-garou. Je l’interrogeai plutôt sur le voisinage, s’il y avait davantage de gens à venir s’installer à La Salle et dans les petites villes des environs, car je me souvenais de ce que m’avait dit Ralph Naveaux, que cette partie de l’État se peuplait de plus en plus, surtout de gens venant de Détroit au nord et de Toledo au sud. « Oui », me dit-il. « Je fais du béton ici. Je pose du béton là où c’était le milieu de nulle part avant. Je n’aime pas ça. Mais je suppose qu’il faut bien que les gens vivent quelque part ». « Est-ce qu’il y a beaucoup de gens de Détroit à venir ici ? » Il me regarda bizarrement. Je crus d’abord que c’était parce que j’avais mis l’accent tonique sur la seconde syllabe du mot Détroit, en une sorte d’hommage à ses fondateurs français, ce qui aurait pu lui sembler être une affectation « d’accent pointu ». Dans cette région, bien sûr, tout le monde mettait l’emphase sur la première syllabe. Mais sitôt qu’il parla, je réalisai que « gens de Détroit » n’avaient qu’une seule signification pour lui. « Vous voyez beaucoup de gens de couleur dans ce bar ? », me demanda-t-il. Non, je ne voyais aucune personne de couleur dans le La Salle Bar. « C’est pas l’endroit pour ça ». Il prit une autre gorgée de Budweiser. « Pas qu’ils soient tous mauvais. Il y a des tas de Blancs qui sont pires. Mais c’est des gens différents. Nous, on reste entre nous ».

* Avant de quitter la région de Détroit, je fis un dernier pèlerinage, cette fois de l’autre côté de la rivière, du côté canadien. Là, littéralement dans l’ombre du pont Ambassador entre Windsor et Détroit, se dresse l’église Notre-Dame de l’Assomption. Cet endroit ne

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conserve plus que le souvenir de la première mission huronne fondée par saint Jean de Brébeuf en compagnie d’autres jésuites au début du XVIIe siècle. Les Hurons sont partis. Aucun de leurs descendants, pour autant que le sache le prêtre actuel de la paroisse, ne fait plus ses dévotions en ce lieu. L’église elle-même, construite en 1846, est un bel exemple d’architecture néo-gothique – les clochers, les arcsboutants, les flèches, les hautes et étroites fenêtres en ogive, tout parle d’un imperium massif, pesant, et cependant allant toujours s’élevant. Cet imperium qui a laminé la culture huronne. À l’extérieur de l’église, je levai les yeux vers le pont Ambassador. Une interminable file de camions, en route pour Détroit, y faisaient une halte temporaire. On entendait très distinctement les fracas, les détonations, les souffles, les ronflements des véhicules roulant au ralenti sur le pont. Au XXIe siècle, comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, cet endroit restait un point stratégique des routes commerciales continentales à longue distance. Aujourd’hui, il faisait partie intégrante du réseau d’autoroutes reliant le Canada, les États-Unis et le Mexique. Cette file de camions démontrait à quel point cette autoroute était devenue nécessaire à la prospérité de l’Amérique du Nord. Au début du XXIe siècle, presque tout le monde s’accorde sur l’idée que la libre circulation est un ingrédient clé de la croissance économique. Mais si le fantôme de l’un des derniers Hurons du sud de l’Ontario ayant terminé sa vie à cet endroit pouvait nous parler, que dirait-il ? Peut-être, de l’au-delà, murmurerait-il que son peuple, lui aussi, avait un jour connu une explosion de prospérité en intégrant un vaste réseau commercial ? Les haches de fer, les couvertures et les armes à feu et, oui, aussi, le brandy qui faisait disparaître la peur et l’angoisse pendant un moment, représentaient une incroyable avancée du bien-être matériel. Aucune civilisation indienne ne pouvait plus s’en passer, de même que nous ne pourrions plus nous passer de pétrole. Cependant, en même temps, cette dépendance engendra des niveaux de violence que personne n’avait jamais connus auparavant. La violence consuma les Hurons. Ce n’est pas un hasard si les camions qui passent sur ce pont appartiennent à une nation dont le niveau d’armement est sans aucun précédent dans l’histoire.

Page laissée blanche intentionnellement

Neuf Saint-Ignace L’homme qui construisit une machine à voyager dans le temps. L’homme qui croyait que Jésus-Christ était un nom français. Les plus grandes fripouilles du monde. Soirée des dames au bal de l’Ours. Le jésuite qui assassina Abraham Lincoln. Trahison à Fort Michilimackinac.

Après avoir quitté les chenaux de Détroit, le Griffon de La Salle entra

dans le lac Huron, où il se trouva bientôt aux prises avec un orage si violent que La Salle et ses hommes tombèrent à genoux pour implorer la clémence de Dieu. La Salle promit même d’élever une chapelle à saint Antoine de Padoue, patron des marins, s’ils s’en sortaient sains et saufs. Seul le pilote du bateau refusa de se joindre à la prière. Il maudit La Salle à la place. Il paraît évident que cet homme était contrarié à l’idée de se noyer au milieu d’un lac plutôt qu’en plein océan, comme un vrai loup de mer. Un jour, il faudra qu’un biographe nous explique cette inimitié entre La Salle et ses pilotes. Il était toujours attelé aux plus mauvais, il savait qu’ils étaient mauvais, et cependant il restait en retrait, les laissant couler ses précieux vaisseaux et détruire ses possibilités de succès. C’est très étrange. Par bonheur, saint Antoine entendit La Salle et son équipage et intercéda en leur faveur auprès de Dieu, et le vent tomba. Une semaine plus tard, le Griffon paraissait en vue de Saint-Ignace, la mission jésuite de la rive nord des détroits de Mackinac, là où les eaux du lac Michigan se déversent dans le lac Huron. La Salle fit tirer le canon et, écrit Parkman, « les Indiens glapirent d’étonnement et d’émerveillement ». Le lecteur doit avoir déjà remarqué que les Indiens de Parkman « glapissent » beaucoup. Mais cette fois, ils avaient une bonne raison. 207

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Dans cette partie du monde où aucune embarcation n’avait jamais été plus grande qu’un canot d’écorce, ce navire était stupéfiant. Même les jésuites en furent impressionnés. Avant ce jour historique, personne n’était jamais venu de l’est jusqu’aux détroits de Mackinac par un autre chemin que la rivière Ottawa ou le portage de la rivière Humber. La Salle avait découvert une nouvelle voie et introduit la navigation à voile dans les eaux des Grands Lacs : c’étaient de très mauvaises nouvelles pour les jésuites, qui ne voulaient plus voir aucun Français dans cette partie du monde, et pour les traiteurs de fourrure et les coureurs des bois, qui ne pouvaient admettre que La Salle leur fasse concurrence. L’air était lourd de la rancœur qu’il suscitait. De son côté, La Salle se préoccupait de découvrir ce qui était arrivé aux quinze hommes qu’il avait envoyés en avant-garde pour traiter des fourrures. Il soupçonna, probablement à juste titre, que les habitants de SaintIgnace les avaient dissuadés d’une telle entreprise et incités à la place à faire un usage personnel des biens de traite de La Salle. Il est certain qu’il découvrit, près de Saint-Ignace, quatre de ses employés indélicats, qui avaient dépensé tout son capital et ne purent lui montrer aucune des fourrures qu’ils auraient dû avoir en échange. La Salle les fit arrêter et dépêcha Tonty à la recherche de quelques autres dont il avait entendu dire qu’ils tiraient au flanc quelque part dans les environs de SaultSainte-Marie.

* À l’arrivée de La Salle, la mission de Saint-Ignace comprenait les jésuites, un village d’Indiens ottawas, un établissement huron et des traiteurs et coureurs des bois qui allaient et venaient. Ces derniers, qui sont toujours des personnages de premier plan dans la mythologie de l’Amérique française, en partie parce que beaucoup d’observateurs américains et européens les ont décrits pour être plus Indiens que Français, restent pour nous assez énigmatiques. « Lassés de leur long voyage, ces voyageurs se vouaient de tout leur cœur, dès leur arrivée, à s’amuser », écrivait le baron Lahontan en 1684, à propos d’un groupe d’hommes de retour à Montréal après un séjour de dix-huit mois dans la nature sauvage. « Ils se plongèrent jusqu’au cou dans la dissipation – les femmes, la boisson, le jeu... Vous auriez été étonnés de voir les sommes d’argent qu’ils ont gaspillées. Quand ils eurent tout dépensé, ils vendirent leurs dentelles, leurs broderies dorées, toutes leurs fanfreluches ».

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Ce commentaire met en place les thèmes principaux qui ont perduré à travers les siècles dans les descriptions des Français qui vivaient et commerçaient dans les immensités boisées : c’étaient des types qui adoraient les frusques de fantaisie, les fêtes et les jeux de hasard. Ils ne pensaient pas à épargner pour leur retraite. Ce type de commentaire avait toujours cours au XIXe siècle, lorsque les traiteurs français perdirent leur indépendance et devinrent les employés d’entreprises à grande échelle comme la Compagnie de la Baie d’Hudson ou l’American Fur Company. (À partir de ce moment, on se mit plutôt à les appeler voyageurs – le long des rivières, en canoës – plutôt que coureurs des bois, ces derniers se déplaçant plutôt à travers les forêts). Washington Irving, qui visita les détroits de Mackinac en 1810, écrivit : « Ici les voyageurs dissipaient leurs gages, dansant au son du violon dans les baraques et les cabanes, achetant toutes sortes de colifichets, s’habillant avec recherche et fanfaronnant dans toute la ville comme de fieffés freluquets ». Certains firent des fortunes sur le dos de ces « fieffés freluquets » – l’intrépidité des voyageurs était légendaire. Dans les années 1820, un fonctionnaire du Bureau des Affaires indiennes des États-Unis, du nom de Thomas McKenney, s’étonna du rythme forcené auquel les voyageurs pagayaient toute la journée – au rythme des chansons du nageur de tête (pagayant à l’avant du canot) engagé dans ce but – et fit la remarque suivante : « Aucun être humain hormis un Canadien français ne pourrait endurer cela ». Dans les portages, ils déplaçaient à dos d’homme des chargements de cent kilos, et souvent bien davantage – « ce que l’on ne pourrait attendre que d’un cheval dans notre pays », écrivait McKenney. Ils étaient aussi capables de supporter des nuées de mouches noires et de moustiques sans perdre la raison. En 1818, un employé de l’American Fur Trade Company, après avoir émis ce commentaire classique que « les voyageurs étaient folâtres et d’humeur à s’amuser », observa ensuite que les Canadiens français « étaient les seuls êtres adaptés à la vie qu’ils étaient contraints d’endurer ; leur tempérament enthousiaste et leur heureux caractère faisaient qu’ils parvenaient à supporter les privations et les difficultés inhérentes à leur vocation ». À mesure que le XIXe siècle s’écoulait et que la traite des fourrures déclinait, les travaux des voyageurs devinrent de plus en plus obsolètes, mais, ainsi que cela se produit souvent pour les gens exerçant des métiers désuets, les touristes les adoraient. C’est cette aura de hardiesse qui leur restait attachée qui incitait les Anglais à

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recruter de ces voyageurs canadiens-français chaque fois qu’il avaient besoin de bateliers endurcis pour remonter le Nil et secourir le général Gordon à Khartoum. Et lorsque l’historien Arnold Toynbee assista, tout jeune, aux défilés du jubilé d’argent de la reine Victoria en 1887, ce n’étaient pas les rois et les princes qu’il cherchait à apercevoir, mais les voyageurs. Il est possible que ce soit ce souvenir d’enfant qu’il avait conservé de la vigueur des Canadiens français qui lui ait inspiré cette réflexion, peu de temps après la Deuxième Guerre mondiale : « J’aurais tendance à prédire un avenir pour les Chinois dans l’Ancien monde, et en Amérique du Nord pour les Canadiens français. Quel que soit l’avenir de l’humanité en Amérique du Nord, je suis certain que ces Canadiens francophones, peu importe comment, seront toujours là à la fin de l’histoire ».

* Ma première halte au Michigan fut pour rendre visite à un homme qui, plus que quiconque, a voué sa vie à résoudre l’énigme de ces Français des bois. Je l’avais rencontré la première fois à l’occasion de la reconstitution à Fort Niagara, où il faisait une vive impression. Il portait une longue chemise blanche sur des jambières de daim et des mocassins, un collier en os, un col fermé par une conque et un grand chapeau de feutre noir aux larges bords dont l’un des côtés était relevé sur le tour de tête, comme celui de Teddy Roosevelt au temps où il lançait la charge sur la colline de San Juan. Ce chapeau était décoré de plumes colorées. Quand on parle de fanfreluches. Le plus frappant de tout cela, cependant, étaient ses cheveux noirs très raides, qui lui faisaient comme un casque de cheveux « afro-méditerranéen » se dressant à environ douze centimètres de haut au sommet de sa tête et derrière ses oreilles. Cet homme jouait de la trompette dans l’Orchestre symphonique de Chicago, et lorsqu’il était présent dans l’orchestre, les commanditaires écrivaient des lettres furieuses à la direction pour exiger qu’il se coupe les cheveux, tant on ne remarquait que cela. Quand il n’était pas Timothy J. Kent, il s’appelait Silver Fox [Renard argenté]. Sa femme, Doree Manion, son amoureuse au lycée, était connue sous le nom de Sunning Otter [Loutre au soleil] et portait une robe de daim. Ils jouaient le rôle du « trappeur canadien-français des premiers temps et sa femme ». Sept mois après les avoir rencontrés à Fort Niagara, je traversai les détroits de Mackinac et roulai vers le sud sur l’autoroute 23 le long de la rive ouest du lac Huron, en direction de leur maison d’Ossineke,

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Michigan. Ils vivaient dans une maison préfabriquée de deux étages en retrait de l’autoroute, à une centaine de mètres d’une attraction touristique dénommée « Les jardins des Dinosaures », qui contenait également une statue du Christ haute de cinq mètres cinquante. La statue, surnommée « Jésus au ballon de basket » par les gens du coin, tenait un globe au bout de son bras tendu. À mon arrivée, Doree nous servit de la moussaka et du taboulé. « Ici, quand on dit “moussaka”, les gens ne savent pas de quoi on parle », disait-elle en riant. Ossineke est un endroit agréable, enfin si on aime les activités de plein air et qu’on ne porte pas de vêtements de ce siècle. Les Kent avaient l’air très contents d’y vivre, même si peu de gens en ville avaient une idée des activités de Kent. Ossineke, il y était né en 1949. Il y revint en 1996, après avoir passé presque deux décennies dans l’Orchestre symphonique de Chicago, et s’installa dans cette maison que son père avait construite et où il était parfaitement naturel de servir de la moussaka puisque celui-ci était d’origine grecque. D’ailleurs, Doree aurait tout aussi bien pu préparer une tourtière ou un rôti de rat musqué, puisque la mère de Timothy, qui est à l’origine de ses liens de sang avec les anciens trappeurs, était une Canadienne française du nom de Bouchard. Après le lunch, Kent et moi allâmes nous asseoir dans des chaises berçantes dans une véranda où était allumé un foyer au gaz. Kent était habillé de manière bien plus ordinaire que la première fois que je l’avais rencontré. Il portait encore des mocassins, mais ce n’était pas ceux de Silver Fox, faits de peaux de daim, cousus de tendons d’élan et passés à l’huile d’ours, mais une paire de ceux que l’on peut trouver chez Wal-Mart. À côté de nous s’élevait une pile des livres rédigés par Tim – un travail de 1154 pages en deux volumes intitulé Ft. Ponchartrain at Detroit. A Guide to the Daily Lives of Fur Trade and Military Personnel, Settlers, and Missionaries at French Posts [Fort Ponchartrain à Détroit. Guide de la vie quotidienne des traiteurs de fourrures, des militaires, des colons et des missionnaires dans les postes français], un ouvrage de 686 pages en deux volumes intitulé Birchbark Canoes of the Fur Trade [Canoës d’écorce de bouleau de l’époque de la traite des fourrures], et deux livres plus petits, Tahquamenon Tales. Experiences of an Early French Trader and His Native Family [Conte de Tahquamenon. Expériences d’un traiteur français d’autrefois et de sa famille indienne – (les Kent)], et Paddling Across the Peninsula. An Important Cross-Michigan Canoe Route During the French Regime [Pagayer à travers la Péninsule. Une route fluviale importante à travers le Michigan sous le régime français].

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Mais cette montagne de travaux savants ne représentait qu’une petite partie du travail de Kent : il s’apprêtait à publier des études d’une envergure équivalente au sujet de la vie quotidienne dans les détroits de Mackinac sous le régime français, ainsi qu’un travail exhaustif sur les canoës creusés dans des troncs d’arbre. De plus, pendant de nombreuses années, il avait effectué des recherches généalogiques et retrouvé 725 de ses ancêtres directs français et canadiens-français. Il est très rare qu’un homme remarquablement accompli dans un domaine inhabituel en fasse porter le mérite à l’enseignement qu’il a reçu au lycée, cet impérissable mauvais souvenir de tous les adolescents sensibles. Mais, au lycée voisin d’Alpena, où Kent jouait de la trompette dans l’orchestre de l’école et où sa future femme jouait du cor français, il avait appris quelque chose. « Les standards de l’époque étaient excellents, les professeurs étaient excellents et le lycée était excellent », dit-il. « Nous étions de l’époque d’avant la télévision, avant que les standards ne délaissent la culture livresque et soient moins exigeants sur le plan de l’excellence, ce qui fait que j’ai pu fonder toute une carrière d’écriture et de recherche historique sur les seules bases d’un niveau secondaire en littérature et en grammaire anglaise – et le grand total d’un seul cours d’histoire nord-américaine – c’est-à-dire le minimum requis pour obtenir un certificat de fin d’études secondaires aux États-Unis ». Mais la formation n’est pas tout ; son inlassable énergie entre en ligne de compte. « Ce que je ne réalisais pas à l’époque, c’est que l’entraînement que l’on doit suivre pour devenir un musicien symphonique de très haut niveau était le meilleur entraînement possible pour être sensibilisé à la perfection dans n’importe quel domaine », dit-il. « Dans un orchestre, on réalise la fausseté de ce vieux dicton voulant que la pratique assidue mène à la perfection. Ce n’est vrai que pour atteindre un niveau moyen. Lorsqu’on arrive au niveau de la musique symphonique, la perfection n’existe pas. À la fin de la journée, on a toujours la sensation qu’on aurait pu en faire davantage pour affiner notre art. C’est le genre de métier où on ne peut jamais en faire assez ». La musique, cependant, n’a pas consumé toute sa vie. Son autre grande passion – la passion d’exhumer le passé – il l’a contractée à l’âge de vingt-deux ans, lors d’une visite à son village natal d’Ossineke. Un de ses voisins, qui gagnait sa vie comme conducteur d’engins de chantier et avait découvert plus d’un artefact amérindien sous la pelle des excavatrices, lui avait montré sa collection. « Je n’avais jamais eu le

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moindre intérêt pour l’histoire ou l’archéologie, mais là, je fus mordu », se souvenait-il. Pendant les dix années qui suivirent, il consacra tous ses moments libres à rechercher des restes préhistoriques enterrés dans le sol nord-américain. « Je l’ai fait avec autant de sérieux que si je préparais un doctorat sur le sujet », me dit-il. Puis cet intérêt prit un nouveau cours lorsqu’il eût rencontré des membres de la famille de sa mère. Cela le conduisit à faire la généalogie de ses ancêtres français, puis à éprouver de plus en plus d’intérêt pour ceux – en nombre considérable – qui avaient pris part à la traite des fourrures. Silver Fox et Sunning Otter étaient nés. Tous les acteurs de reconstitutions sont des historiens amateurs, d’une manière ou d’une autre, mais la différence entre la recherche d’un acteur de reconstitution moyen et la recherche de Tim Kent est du même ordre que celle qu’il y a entre jouer de la trompette dans les bals du samedi soir et jouer dans la section des cuivres de l’Orchestre symphonique de Chicago. Son modèle était un homme du nom d’Edwin Tappan Adney, né à Athens, Ohio, en 1868. Adney devint journaliste à New York et couvrit la ruée vers l’or du Klondike en 1897 pour Harper’s Weekly. Il en fit un livre, The Klondike Stampede, publié en 1900 et constamment réédité depuis. Mais son principal titre à la célébrité est « d’avoir sauvé de l’oubli l’art de la construction du canot d’écorce de bouleau », selon les termes de l’un de ses biographes. Adney était l’un de ces nombreux érudits de la fin du XIXe et du début du XXe siècles qui conservaient la même fascination pour les Indiens. Dans le cas d’Adney, cette fascination prit la forme d’une vie entière consacrée aux canots d’écorce des Indiens, à une époque où quelques vieux savaient encore les fabriquer. Lui-même fabriqua plus d’une centaine de modèles réduits de ces canoës. Si jamais vous passez par Newport News en Virginie, vous devriez aller les voir, au Mariners’ Museum. Adney légua également ses documents à ce musée, et ceux-ci furent rassemblés par le conservateur de la section des transports du Smithsonian Institution, un certain Howard Irving Chapelle, et publiés par cet institut en 1964 sous le titre : The Bark Canoes and Skin Boats of North America [Les canoës d’écorce et les bateaux de peau de l’Amérique du Nord]. Dans son introduction, Chapelle déplorait que pas un seul canoë de taille réelle datant de la traite des fourrures ne soit conservé dans un musée. Adney avait passé des décennies entières à rechercher un spécimen suffisamment bien conservé de ces grands canoës de traite et n’y était pas parvenu. Tim Kent reprit le flambeau. Comme s’il avait voulu apaiser l’âme sans repos de Tappan

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Adney, qui mourut en 1950 et est enterré dans la province maritime canadienne du Nouveau-Brunswick. « Pendant toutes ces années où je me suis exercé et où j’ai affiné mon art de trompettiste symphonique – ce qui m’a appris à travailler pendant des décennies sans être connu de personne et sans en retirer le moindre crédit », disait Tim, « j’ai appliqué la même méthode pendant les décennies que j’ai passées à faire des recherches, à rassembler des matériaux et à voyager à travers tous les États-Unis et le Canada, très satisfait de rester inconnu et sans le moindre financement. Je suivais exactement le modèle de Tappan Adney. Mon but était de vivre assez longtemps pour pouvoir publier mes livres, ce que, malheureusement, Adney n’a pas pu faire. Je suis en train d’examiner toute sa correspondance originale, et je m’aperçois qu’il était rongé par cette pensée terrible que les résultats de toutes ses années de travail ne seraient jamais publiés de son vivant ». Finalement, Tim parvint à découvrir quatre canoës de traite de taille réelle aux États-Unis, au Canada et en Angleterre. L’un d’entre eux était entré on ne sait comment en possession de la famille royale britannique et avait été prêté par la reine Élizabeth au National Maritime Museum de Londres en 1957. Lorsque l’Orchestre symphonique de Chicago joua à Londres, Tim sauta sur l’occasion. « Nous donnions des concerts le soir, et ensuite je rentrais à l’hôtel pour dormir deux heures, après quoi, aux petites heures du matin, j’allais sonner à la porte de derrière du museum et le personnel de nuit me laissait rentrer », se rappelait-il. Là, il passait des heures à étudier le canoë. Certaines personnes pourraient qualifier ce comportement d’obsessionnel – relever chacun des plus petits détails d’un canoë de neuf mètres, tandis que la nuit se change en matin et le matin en aprèsmidi. Mais ces gens-là ne savent pas non plus l’effet que ça fait de jouer de la trompette tous les jours pendant des heures. On ne s’exerce jamais assez pour être un musicien symphonique ; on ne fait jamais assez de recherches sur les canots en écorce de bouleau. On ne peut jamais se permettre de considérer que tel détail est trop infime pour que l’on s’en préoccupe. Lorsque Kent publia à compte d’auteur son ouvrage Birchbark Canoes of the Fur Trade en 1997, il y consacrait 88 pages à l’examen méticuleux du canoë de la reine Elizabeth. À titre d’exemple, voici un extrait du chapitre qu’il lui a consacré : La largeur additionnée du plat-bord intérieur (trois-quarts de pouce) et du plat-bord extérieur (cinq huitièmes de pouce) est d’un quart de pouce inférieure à la largeur de la surface du plat-bord. Mais la paroi d’écorce et la bande de renforcement intercalées entre le plat-

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bord extérieur et le plat-bord intérieur ajoutent entre un quart et trois huitièmes de pouce à l’épaisseur de l’ensemble des plats-bords. De plus, l’angle sous lequel les plats-bords extérieur et intérieur ont été pressés l’un contre l’autre sur les éléments d’écorce au moment où ils ont été fixés et ligaturés ensemble varie en fonction des zones.

Tout le texte est de cette nature. Le but de Kent était de permettre à quiconque le souhaiterait de construire une réplique exacte du canoë en n’utilisant que les données, les dessins et les photographies de son livre. Dans cinq cents ans, si ce livre survit et si quelqu’un peut encore lire l’anglais, un individu ayant étudié cet ouvrage pourra se fabriquer lui-même un canoë de traite en écorce pouvant embarquer huit joyeux lurons canadiens-français et quelques milliers de livres de peaux de castor. Quelque part dans l’au-delà, Edwin Tappan Adley doit se sentir mieux depuis la publication de ce livre. L’œuvre de toute sa vie terrestre a été menée à bien. « À l’heure du souper, j’attrapais un taxi pour revenir au Royal Albert Hall, répéter un peu à la trompette et mettre ma queue de pie », se rappelait Kent. « Après le concert, je reprenais la même routine. Je me souviens qu’une fois, l’un des membres de l’orchestre m’a dit : “Je n’arrivais pas à dormir la nuit dernière – nous subissions tous le décalage horaire – et je suis allé dans le hall d’où je t’ai vu prendre un taxi. Mais où allais-tu à trois heures du matin ?” » Examiner un canoë d’écorce, cela va de soi. La passion de Kent pour l’exactitude historique se prolongeait jusque pendant ses vacances. Pendant dix ans, lui et sa famille allaient pendant une semaine, en juin, camper en pleine nature sauvage au nord du Michigan ou de l’Ontario, faisant de la « recherche en histoire vivante », en essayant de vivre à la manière d’un trappeur français du XVIIIe siècle et de sa famille amérindienne. Ils ne pouvaient pas recréer cette vie de manière absolue – il leur fallait apporter des appareils photo, des carnets de notes et des montres dans le but de faire des relevés minutieux des moindres détails, et trois fois par jour, Kent devait s’isoler quelque part dans les bois pour jouer de la trompette – mais ils faisaient de leur mieux pour créer ce que Kent appelait leur machine à voyager dans le temps, le but ultime de tous les acteurs de reconstitution, de tous les fantassins en costume de l’histoire vivante. C’est pour de telles raisons que Kent s’était procuré un authentique pistolet à rouet du début du XVIIe siècle, qu’il avait des têtes de harpons, des hameçons et d’autres objets forgés artisanalement selon

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ses indications, en fonction des observations qu’il avait faites sur des objets archéologiques de l’époque, et qu’il avait engagé les services de souffleurs de verre, de potiers et de fabricants de canoës d’écorce. « Toutes les parties d’animaux assez inhabituelles, je les obtiens d’une entreprise du nord de l’Idaho, qui est l’un des plus importants grossistes en fourrures de l’Amérique du Nord », me dit Kent. « Si je veux trouver une vessie de bison pour fabriquer un récipient, ou des os de cheville de cerf pour fabriquer des ornements coniques, ou une queue de porcépic pour faire une brosse à cheveux, ou une peau de putois avec les pattes et les griffes intactes pour en faire un sac à feu, je leur demande de faire passer le mot à leurs chasseurs et trappeurs ». Nous conseillons au lecteur qui voudrait en savoir davantage sur les expéditions de la machine à voyager dans le temps de la famille Kent – incluant leurs fils Golden Eagle [Aigle doré] et Red-tailed Hawk [Buse à queue rousse] (Kevin et Ben) – de consulter l’ouvrage Tahquamenon Tales, qu’il pourra se procurer auprès de Silver Fox Enterprises à Ossineke, Michigan. Écrit à la troisième personne, il narre par le menu des activités telles que la pratique comparée des méthodes de cuisine des Français et des Amérindiens. Qu’est-ce qui marchait le mieux, réchauffer le ragoût dans une auge de bois avec des pierres brûlantes ou bien dans des chaudrons de cuivre ou de laiton ? D’après cette expérience, les chaudrons de cuivre et de laiton l’emportaient haut la main. Kent écrit : « Après que les membres de la famille aient passé plusieurs jours à expérimenter les méthodes traditionnelles de cuisine amérindienne, ils occupèrent les jours chauds et ensoleillés qui suivirent à explorer la rivière plus en avant, en même temps qu’ils fabriquaient des récipients d’écorce et tressaient du fil de traite en cordages, à festoyer, à se raconter les histoires de leurs ancêtres le soir autour du feu, et à chanter leurs anciennes chansons ». Si la machine à voyager dans le temps avait été réelle, si elle avait fait passer la famille à travers une fissure dans le passé et que Silver Fox ait rencontré l’un de ses ancêtres voyageant en canoë, l’idée était que ce Français du XVIIe siècle n’aurait jamais pu se douter qu’il rencontrait l’un de ses descendants distant de plusieurs siècles dans le futur (à moins que Silver Fox n’ait oublié d’enlever sa montre). C’est le rêve de tout acteur de reconstitution, le grand fantasme. C’est le sentiment qu’un jour, à condition que leur représentation soit suffisamment fidèle, ils pourront vraiment retourner dans le passé et échapper à cette ignoble modernité. La famille Kent ne part plus pour ces vacances de juin – les garçons ont grandi, entre autres – mais celles-ci conservent

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toujours leur attrait. « Il est si facile pour moi de me transporter à cette époque », me dit Kent. « Si on part camper, je vous jure qu’en l’espace de quatre-vingt-dix secondes, le temps de pousser le canoë à l’eau, je suis totalement pris. Je suis un voyageur sur la rivière ». Il ne s’agit pas de fuir la réalité, mais d’en tirer une leçon. « Nos prédécesseurs vivaient dans des temps où le travail physique et l’inconfort étaient bien pires que pour nous », écrit Kent dans son introduction aux Tahquamenon Tales. « Cependant, ils vivaient aussi dans des temps où de nombreux aspects de la vie, appris par l’exemple, effectués à la main, pouvaient apporter des satisfactions. Cela devrait être un devoir pour chacun d’entre nous de regarder plus souvent vers le passé et de réfléchir à la valeur de ces choses que nous avons abandonnées ». Telle est la morale des Tahquamenon Tales. « Pour tout ce qui est donné, quelque chose est repris », observait Ralph Waldo Emerson. « La société acquiert des arts nouveaux et perd ses vieux instincts ». Mais cette idée, qu’il nous appartient à tous de regarder plus souvent vers le passé, paraît suspecte dans les milieux savants. Ce discours n’est pas valorisé par les historiens universitaires, car il conforte leur impression que les acteurs de reconstitutions ou les chercheurs en histoire vivante ont des intentions morales ou philosophiques dissimulées et que ces amateurs ignorent volontairement les questions de contextes. (Mais ce n’est pas de gaieté de cœur que les professionnels écartent tout ce qu’ils peuvent trouver d’utile dans des ouvrages comme celui de Kent). Kent, bien sûr, était prêt à défendre son point de vue. « Je ne serais pas présomptueux au point de dire qu’il n’existe aucun universitaire faisant du bon travail sur la période française, mais ce ne serait sûrement pas exagéré de dire que mon travail est pionnier sous l’angle de la vie quotidienne, du petit détail », me dit-il. « Mon approche est celle de la micro-vision, en contraste avec la macro-vision qui est traditionnellement une approche économique globale ». Que l’on découvre suffisamment de petits détails, et l’on sera effectivement en mesure de trouver la réponse aux questions importantes, comme de savoir qui des Français ou des Anglais se lavaient le plus, ou bien ce que les Indiens pensaient réellement des missionnaires. C’est ce que promet la micro-vision. Dieu sait que la macro-vision a ses propres problèmes. Il n’est pas nécessaire d’être Michel Foucault pour saisir tout ce qu’ont ignoré ces récits péremptoires de l’histoire générale. Regardez tous ces sauvages glapissant décrits

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par Parkman. Regardez les Français. « Aux États-Unis et au Canada, on a mis une très forte emphase sur les activités et les réalisations des Britanniques, et celles des Français – je dirais plutôt des populations françaises – qui les ont précédés sont en général très peu reconnues », disait Kent. « Aux États-Unis, l’histoire est le fantasme et le mythe voulant que notre pays n’ait été peuplé que le long de la côte est, et que ces braves gens ont courageusement poussé de plus en plus loin vers l’ouest, et c’est comme s’il n’y avait jamais eu de régime français avant qu’ils n’y arrivent, comme si les Français n’avaient jamais mis en place une gigantesque sphère économique, des opérations militaires et des communautés vivant effectivement dans ces contrées ». Dans ce mythe, c’est Daniel Boone qui traverse les Alleghani et se trouve dans les grandes immensités vierges du Kentucky. Il n’y avait que lui, les Indiens et les ours. Puis un petit courant de hardis pionniers le suivirent, et des villages furent construits là où auparavant il n’y avait rien d’autre que des wigwams – et c’est l’histoire de l’Amérique. Mais les Français étaient déjà là depuis longtemps. Les Français étaient installés au Michigan quand les colons anglais s’entassaient encore le long de la côte atlantique de New York et de la Virginie. Mais aujourd’hui, les signes de leur présence sont passés sous silence. Le fort restauré de Michilimackinac, dans la ville de Mackinaw sur la rive sud des détroits de Mackinac, en est un bon exemple. Ce fort fut construit par les Français en 1715, pris par les Anglais en 1763, puis, après la rébellion de Pontiac, fut déplacé en 1780 par les Britanniques sur l’île de Mackinac, qui était un lieu plus sûr. À présent, le fort restauré de la ville de Mackinaw est connu sous le nom de « Fort colonial de Michilimackinac ». En été, les touristes viennent voir les reconstitutions mettant en scène les tuniques rouges britanniques et les soldats de la Guerre d’indépendance américaine. « Le terme “colonial” est un outil de marketing », me dit Kent. Il avait raison. Dans le langage du tourisme, « colonial » signifiait Williamsburg, et les anciennes tavernes anglaises avec leurs serveuses en coiffe. « Le fort a été reconstruit », disait Kent, « mais c’est celui de l’époque britannique, et les visites du site, les démonstrations d’armes à feu, sont faites par les employés du musée déguisés en soldats britanniques. Le seul petit coup de chapeau que l’on accorde aux Français consiste principalement à évoquer ces voyageurs joyeux et idiots chantant sans cesse, ces employés au tarif minimal des intelligents entrepreneurs anglais. Ce sont sans doute de braves types, ces voyageurs, mais personne ne pense à eux en tant qu’entrepreneurs intelligents. Aussi,

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même aujourd’hui, les gens qui visitent le centre absolu du monde de la traite des fourrures de l’époque française se font administrer une injection d’histoire anglaise ». Dans l’optique de Kent, l’emphase mise sur le père Jacques Marquette est tout aussi néfaste. Marquette, fondateur de la mission de Saint-Ignace, a un mémorial et un parc qui lui sont dédiés à SaintIgnace, un monument sur l’île de Mackinac et dans de nombreux autres sites. Pourquoi cette pluie de Marquette ? « Le coup de chapeau à la période française ne consiste qu’en quelques figures célèbres, et à chaque fois qu’on répète ces mêmes noms, ils deviennent de plus en plus célèbres, comme La Salle, qui était tellement haï qu’il a été tué par ses propres hommes, ou comme le père Marquette », disait Kent. « J’espère que mon travail contribuera à remplacer ces figures de la macro-vision, comme le mythe de Marquette, qui a passé un grand total de deux ans dans les détroits et qui, franchement, n’a fait que très peu de conversions. La meilleure chose qu’il ait jamais faite fut de mourir de dysenterie ou de quelque maladie du même genre et de devenir un martyr. Il faut que tu notes ça, Phil – c’est une citation d’Ernest Renan : “Oublier et fausser l’histoire sont des facteurs essentiels à la construction d’une nation”. C’est assez frappant. Et ce sera la dernière phrase de l’introduction de mon livre sur les détroits de Mackinac. “Souvenons-nous avec exactitude et cherchons la vérité dans l’histoire quand nous explorons les actions de ceux qui nous ont précédés” ». Kent se tenait immobile dans sa chaise berçante tandis que des larmes se formaient dans ses yeux, tandis qu’il songeait à la raison essentielle de ses travaux, à la si grande partie de sa vie consacrée à la recherche en étant « inconnu et sans financement ». « L’exactitude, c’est l’essentiel pour moi », me dit-il.

* Le lendemain matin, je rendis visite à Stephen Brisson, conservateur en chef des Mackinac State History Parks ; son bureau n’était pas très éloigné de Fort Michilimackinac, fermé pour l’hiver. Lorsque je lui mentionnai la critique de Kent au sujet de la préférence pour la présence britannique dans les reconstitutions au fort, il me répondit : « C’est toujours un défi, pour un endroit qui a existé de 1715 à 1780, pendant une première période sous contrôle français, et ensuite sous contrôle britannique. C’est un défi de présenter cette richesse et cette variété au public. La raison pour laquelle nous mettons en valeur la période britannique, c’est parce que les Anglais étaient les derniers

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à détenir le fort. Les fouilles ont mis au jour la forme finale du fort, et c’est pourquoi nous avons basé nos reconstitutions sur celle-ci. Si nous avions essayé d’aller au-delà de la conquête britannique, il nous aurait fallu démolir ce fort et en construire un nouveau. Il nous aurait fallu détruire certaines des structures que les Anglais avaient construites ». Brisson était lui-même d’ascendance française – pas de la lignée des traiteurs de fourrures, mais de celle des bûcherons, mineurs et fermiers arrivés au XIXe siècle. Né dans le nord de la péninsule, Brisson se souvenait de son grand-père, de sang purement français mais qui ne parlait plus cette langue – sauf sur son lit de mort, où il murmurait ses prières en français. « La religion était française, Jésus-Christ était un nom français », écrivait David Plante dans La famille, son roman portant sur une famille canadienne-française du Rhode Island. De son protagoniste, Plante remarque que « Jesus Christ, en anglais, cela lui faisait toujours l’effet d’un blasphème, que les intentions aient été pures ou non ». Le grand-père de Brisson ne voulait pas parler à un Dieu étranger en arrivant dans l’éternité. Tout enfant, Brisson s’intéressait déjà avidement à son patrimoine français. « Je me souviens que, même à l’école élémentaire, je m’intéressais davantage au Canada français, à La Salle et à Jean Nicolet ; ils me fascinaient », me dit-il. « Je ressentais cette connexion à l’histoire parce que je savais qu’elle faisait partie de mon héritage. Je lisais des choses sur les Pères pèlerins de l’histoire américaine et j’avais ce vague sentiment que non, non, ce n’était pas mon histoire. Ces Protestants arrivant en Nouvelle-Angleterre… non, je suis un voyageur ». Après cela, je m’envolai de Saint-Ignace jusqu’à l’île de Mackinac en compagnie de quatre autres passagers, dans un Piper Cherokee, pour visiter quelques-uns des sites historiques. Mon point de départ fut le « centre-ville » de l’île de Mackinac, qui ressemblait à n’importe quelle autre destination touristique respirant l’esprit de Walt Disney – toutes ces coquettes petites boutiques vendant du caramel et des bougeoirs, avec des impostes au-dessus des portes et des toits à pignons. Je remontai Astor Lane jusqu’à la rue du Marché pour voir la Maison Stuart, beau bâtiment à trois étages construit en 1817 qui a gardé le nom du gérant de l’American Fur Company, Robert Stuart. Auprès de la maison Stuart, il y avait un ancien entrepôt de la compagnie, un bâtiment appelé aujourd’hui Community Hall. Il me sembla que cet endroit était plus sacré et plus important pour l’histoire de la République américaine que, disons, Plymouth Rock.

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L’American Fur Company fut fondée par John Jacob Astor, un Allemand arrivé à New York en 1784 et qui eut tôt fait de renifler tout l’argent que l’on pouvait gagner dans la traite des fourrures. Il prit contact avec les hommes qui seraient ses principaux rivaux, les partenaires dans la traite des fourrures de la Compagnie du NordOuest de Montréal, apprit le métier et, en 1808, enregistra sa propre entreprise sous la loi de l’État de New York, l’American Fur Company. C’était la première grande corporation américaine. Elle servirait de modèle à John D. Rockefeller qui arriva plus tard et suivit l’exemple d’Astor, celui-ci ayant appris à détruire la compétition en combinant la sagacité dans les affaires, des tactiques complexes et bien huilées et en s’insinuant dans les faveurs du gouvernement. Pendant la Guerre de 1812, par exemple, Astor sollicita sans vergogne le gouvernement pour que celui-ci, qu’il y ait une guerre ou non, protège ses investissements dans la traite. À ce moment-là, Astor, qui était aussi un pionnier du commerce avec la Chine, connaissait et pratiquait le commerce mondial à grande échelle avant n’importe quel autre magnat de l’histoire du commerce américain. Les frontières nationales ne signifiaient rien pour lui – sauf quand il leur trouvait une utilité, comme en 1816, lorsque le gouvernement fédéral, à sa demande, promulgua une loi interdisant aux traiteurs de fourrures canadiens d’opérer en territoire américain. (Astor s’assura cependant que cette loi ne l’empêcherait pas d’employer les voyageurs canadiens-français qui lui étaient indispensables). Après sa mort, en 1848, Astor, l’homme le plus riche d’Amérique, entra dans la légende comme l’archétype du Harpagon américain – cupide, avare, grippe-sou, saisissant sans pitié les logements des veuves et des orphelins lorsqu’il était promoteur immobilier à Manhattan. D’étranges histoires se répandirent lorsque Astor, fabuleusement riche, fût gâteux, radotant, cloué au lit, tétant une nourrice quand il ne fut plus capable de manger. L’American Fur Company aussi entra dans la légende pour être l’organisation la plus haïe de tout l’ouest, la compagnie qui volait les Indiens, terrorisait les concurrents et tenait la traite des fourrures dans une main de fer. Le président Zachary Taylor, que son service militaire sur la frontière avait familiarisé avec les hommes de l’American Fur Company les appelait « les plus grandes fripouilles que la terre ait jamais portées ». Récemment, certains historiens ont tenté de faire voler cette légende en éclats. Il est vrai qu’Astor était un profiteur de guerre, un tyran des taudis, un pourvoyeur d’opium aux Chinois et d’alcool aux Indiens, et un sale type, mais il n’était pas si mauvais que ça. Il a contribué

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à consolider le contrôle sur l’ouest et à développer le commerce américain. C’était un véritable pionnier du monde des affaires. Grâce en grande partie à ces voyageurs d’une vigueur invraisemblable, ces joyeux Canadiens français sans-le-sou, il bâtit un empire financier et donna naissance au capitalisme américain qui a fini par dominer le monde. Et ici, dans cette petite ville touristique moderne, qui était autrefois le quartier général de l’American Fur Company, sa base d’opérations pour l’intérieur de l’Amérique du Nord, se tiennent encore les bâtiments où furent posées les fondations de l’Amérique moderne. Aucun historien n’a encore totalement évalué ce que cette traite des fourrures d’animaux a représenté, autant pour les États-Unis que pour le Canada. Les vieux quartiers généraux et l’ancien entrepôt étaient des bâtiments élégants, bien proportionnés, aussi soignés que les écritures d’un livre de compte. Ils avaient assez peu d’intérêt. Je continuai à marcher vers l’est le long de la rue du Marché jusqu’au parc Marquette où se tenait la statue de Marquette, sur un versant de la colline regardant le port et les quais du centre-ville de Mackinac. Le père Marquette était arrivé sur cette île avec son troupeau huron au printemps de 1671. Cela paraissait être un lieu approprié à la fondation d’une nouvelle mission – l’île garantissait une certaine sécurité contre les raids ennemis, qu’il s’agisse des Iroquois de l’est ou des Sioux de l’ouest. Cependant, la terre se révéla trop pauvre pour l’agriculture, et moins d’un an plus tard ils déménagèrent au nord des détroits, sur la terre ferme, à l’endroit qu’ils baptisèrent Saint-Ignace. Marquette semble avoir parfaitement incarné l’idée que l’on peut se faire d’un missionnaire jésuite. Il parlait six langues indiennes. Ses supérieurs le décrivaient comme un homme « fort et de santé robuste, d’un excellent caractère et d’une vertu éprouvée ; et en raison de ses manières merveilleusement agréables, il était très bien accepté des sauvages ». Il était de tempérament si agréable qu’il parvint même à charmer Parkman. D’habitude, on peut détecter l’imminence d’un ricanement sur le visage de Parkman quand il évoque la dévotion d’une personne pour la Vierge Marie. Dans le cas de Marquette, cependant, il est indulgent. « Une sorte de léger romantisme teintait la ferveur de sa dévotion et veillait comme une nuée lumineuse au-dessus des âpres réalités de son lot quotidien », écrivait Parkman. « Apaisé par le sourire de sa maîtresse céleste, sa nature aimable et noble ne connaissait pas la peur. Pour elle, il brûlait de s’exposer et de souffrir, de découvrir de

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nouvelles terres et de conquérir de nouveaux royaumes pour les placer sous son empire ». Évidemment, Marquette était insensible aux particularités culturelles à un degré inimaginable selon les standards d’aujourd’hui. Il croyait que, si on les laissait à eux-mêmes, les Hurons retomberaient dans les griffes du Diable. Qu’aurait pu faire d’autre un homme comme Marquette, naturellement destiné à être professeur de lycée, charmant ses auditeurs de l’amphithéâtre ou de la salle commune, au loin dans les bois, à nourrir les moustiques et à enseigner le catéchisme aux enfants hurons ? Néanmoins, il s’en est tenu à l’idéal jésuite, « entrer dans leurs voies pour les faire venir aux nôtres ». Il pouvait tolérer toute pratique culturelle autochtone pourvu qu’elle ne soit pas de toute évidence un péché, et il cherchait à valoriser ce qu’elle renfermait de bon. « J’ai assisté de bon cœur à leur fête des courges pendant laquelle je les ai instruits et les ai incités à remercier Dieu, qui leur a donné de la nourriture en abondance, pendant que d’autres tribus, qui n’ont pas encore embrassé le christianisme, éprouvent de grandes difficultés à éviter la famine », écrivit-il. Un jour, certaines de ses brebis de SaintIgnace lui demandèrent quelles danses il interdirait. « J’ai répondu en premier lieu que je ne permettrais pas celles que Dieu interdit, comme celles qui sont indécentes ; qu’en ce qui concerne les autres, je me prononcerais à leur sujet quand je les aurai vues ». Après les avoir vues, il nota : « chacune des danses a un nom différent ; mais je n’ai trouvé aucun mal en aucune d’elles, à l’exception de celle qu’ils appellent la “Danse de l’Ours” ». Il écrivait qu’une femme malade avait invité plusieurs amies à participer à la Danse de l’Ours. Elles se couvrirent de peaux d’ours, grognèrent comme des ours et firent des mouvements ressemblant à ceux des ours. Marquette fait preuve d’une certaine réticence à développer la question, mais il semble que cette danse impliquait la nudité et un comportement « lubrique ». Il est difficile de savoir ce qui se passait exactement au cours de ces danses. Trigger mentionne une cérémonie prophylactique huronne appelée l’andacwander qui scandalisait les premiers jésuites, bien que, comme Marquette, ils n’aient jamais précisé ce qu’ils y trouvaient de si répréhensible. Heureusement pour les ethnologues et les lecteurs curieux, le père Sagard avait observé cette cérémonie à travers la fente du mur d’une maison longue, et notre connaissance de la culture huronne s’en trouve enrichie. « Pour accomplir cette cérémonie », écrit Trigger, « les célibataires du village se rassemblent dans la maison de la personne malade et passent la nuit à avoir des rapports sexuels

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avec la personne de leur choix tandis que le patient les regarde et que deux shamans agitent leurs crécelles en carapace de tortue et chantent. Parfois un homme malade peut exiger avoir des rapports sexuels avec une jeune fille ». Je pense pour ma part que la Danse de l’Ours devait être une forme carnavalesque de l’ancien andacwander. Pour parodier cette cérémonie orgiaque, quoi de plus ironique que de voir des femmes déguisées en ours – un animal si vénéré pour sa masculinité que dans certaines tribus des terres boisées du nord-est, on interdisait littéralement aux filles et aux femmes non mariées de montrer leur visage lorsqu’on ramenait au camp un ours fraîchement tué. (L’anthropologue du début du XXe siècle, A. Irving Hallowell, rédigea un ouvrage savant intitulé Bear Ceremonialism in the Northern Hemisphere, sur la tendance des Indiens à anthropomorphiser les ours. Il était facile de leur donner des caractères anthropomorphes, selon Hallowell. Ils se masturbaient beaucoup, « au moins en captivité », et leurs fèces ressemblaient à celles des humains, sauf qu’elles étaient « considérablement plus grosses ». Mais parodie ou pas, Marquette était inflexible. « J’ai tenté de convaincre certaines huronnes de n’aller à aucune de ces danses, qui durent en général une grande partie de la journée ; mais elles me répondirent qu’elles n’avaient que ces occasions pour se divertir et que, de plus, je ne leur avais pas expressément interdit de danser ». Le ton de Marquette, lorsqu’il relate ses expériences avec les Indiens de la mission de Saint-Ignace, est en général positif. Il préparait beaucoup d’entre eux à la confession, par exemple, et était enchanté de leurs consciences délicates. « Je n’aurais jamais cru que des sauvages puissent rendre compte si exactement de leur vie », écrivait-il. « Ils me suppliaient de ne pas leur donner l’absolution avant d’avoir tout dit. Certaines femmes passaient deux semaines à faire leur examen de conscience ». Marquette était surtout heureux lorsque les chasseurs revenaient chargés de gibier. « Dieu a favorisé les Hurons partis à la chasse, car Il les a guidés aux endroits où ils ont pu tuer de nombreux cerfs, ours, castors et lynx », écrivait-il. « Plusieurs bandes observaient sans faillir les directions que je leur avais données au sujet du respect des prières. Les rêves, auxquels ils avaient recours auparavant, étaient regardés comme des illusions ; et s’il leur arrivait de rêver d’ours, ils n’en tuaient aucun pour cette raison ; au contraire, après qu’ils aient eu recours à la prière, Dieu leur donnait ce qu’ils désiraient ».

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Bien sûr, à l’époque de l’arrivée de Marquette, les Hurons avaient été en contact avec le christianisme depuis des décennies et s’étaient habitués à l’autorité des robes noires ; mais il est moins facile de savoir jusqu’à quel point d’autres tribus, comme celle des Ottawas, répondaient aux efforts des missionnaires. Ainsi que l’avait fait remarquer Timothy Kent, Marquette ne resta pas en place assez longtemps pour tenter une véritable expérience de ce point de vue. En mai 1673, il partit, en compagnie de l’explorateur Louis Jolliet, accomplir le voyage qui le rendrait célèbre. Avec cinq compagnons, les deux hommes pagayèrent le long du Mississippi, se rendant aussi loin que l’Arkansas, à plus de mille kilomètres au nord de l’océan, assez loin pour avoir la certitude que le fleuve se jetait dans le golfe du Mexique et non pas dans l’océan Pacifique ou au large de la Virginie. Redoutant de rencontrer des Espagnols, ils firent demi-tour et revinrent à la mission de Green Bay, Wisconsin. Marquette y resta une année de plus, essayant de recouvrer une santé qui avait soudainement commencé à faiblir. En octobre 1674, il se sentit suffisamment rétabli pour aller en Illinois, où il désirait depuis longtemps fonder une mission. Il commença effectivement à bâtir cette mission, mais se recouvra jamais vraiment ses forces, aussi le printemps suivant se décida-t-il à rentrer à Saint-Ignace. Sur le chemin du retour, près des rives du lac Michigan, en mai 1675, il rendit son dernier soupir. Deux ans plus tard, une bande d’Indiens que Marquette avait un jour évangélisés sur la rive ouest du lac Supérieur recherchèrent sa tombe et la trouvèrent. Ils déterrèrent son corps, dont ils dirent plus tard qu’il était encore intact, coupèrent et enlevèrent la chair et les organes, lavèrent et séchèrent les os, et les mirent dans un contenant en écorce de bouleau. « Puis », écrit Parkman, « trente canoës le portèrent en procession, les hommes chantant des chants funèbres, de Saint-Ignace à Michilimackinac. Alors qu’ils approchaient, les prêtres, les Indiens et les trappeurs, tous affluaient vers la rive. Les reliques de Marquette furent reçues solennellement et enterrées dans la petite chapelle de la mission ». Voilà en bref l’histoire de Marquette. C’est une histoire remarquable, mais qui ne suffit pas à expliquer pourquoi il est entré dans la légende. En fait, pendant les deux siècles suivant sa mort, il est demeuré assez obscur. Selon l’historien Steven Brisson, la réputation de Marquette a commencé à s’épanouir à partir du moment où les gens du Midwest se sont mis à prendre ombrage des sarcasmes des gens de l’est, ces derniers affirmant que « l’Ouest n’avait pas d’histoire ». Avoir

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une histoire, c’est une nécessité psychique pour les peuples, comme avoir une certaine forme d’art. En réponse, les gens du Midwest se penchèrent sur les premières années de l’exploration européenne et découvrirent que des hommes blancs arpentaient déjà le Michigan et le Wisconsin au moment où les Puritains fondaient le Commonwealth du Massachusetts et où les Virginiens apprenaient à vivre avec la fièvre des marais. Il s’avéra que l’histoire de Green Bay, Wisconsin, était tout aussi vénérable que celle de Boston. « À la fin du XIXe siècle, de nombreuses bourgades, des divisions territoriales, une rivière, une formation géologique (Marquette Iron Range) et une voie ferrée furent baptisées Marquette en son honneur », écrit Brisson dans un article de la revue Mackinac History. L’État du Wisconsin choisit une statue de Marquette pour le représenter au Capitole. Une statue encore plus monumentale du missionnaire jésuite fut érigée à Marquette, Michigan. Celle que je contemplais dans le parc Marquette avait été inaugurée en 1909. Elle représentait un homme de noble allure, ayant de hautes arcades sourcilières, un air songeur et un caractère serein – exactement comme le Marquette décrit par ses contemporains. Il est facile d’oublier, en contemplant cette statue, que la commémoration de Marquette s’est heurtée à de violentes oppositions dès le début. Les premiers ennemis de la mémoire de Marquette ne furent pas ceux qui le considéraient comme un Européen paternaliste et impérialiste essayant d’écraser les cultures autochtones. Ses premiers ennemis furent les Protestants rigoristes, ceux qui ne s’étaient jamais préoccupés des Indiens. Un groupe de pression anticatholique nommé l’American Protective Association protesta avec véhémence contre l’érection d’une statue du « prêtre jésuite » au Capitole, tout juste à la droite de « l’immortel Lincoln, abattu par la main du jésuite » (le jésuite John Wilkes Booth, bien sûr…) Beaucoup de ces vieilles conceptions anglo-saxonnes farouchement antipapistes et prenant la Bible « à la lettre » traînent encore aux États-Unis, à présent appuyées par des sentiments anticatholiques de nouvelles provenances. Le catholicisme ne serait pas ce qu’il est s’il n’était pas haï par des groupes si disparates. On n’élèvera plus de statues à Marquette. Mais ça, on peut être à peu près sûr que le père Marquette s’en fout. Après avoir salué la statue, je remontai la rue du Fort jusqu’au sommet de la colline, où se trouve le fort Mackinac. Les Britanniques avaient abandonné le fort Michilimackinac et déménagé ici en 1780 après leurs déconvenues dans la Guerre de Pontiac. Nous avons

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un témoignage visuel de cet épisode de la part d’un traiteur du nom d’Alexander Henry, l’un des premiers Anglais à tenter de tirer avantage de la défaite française et de s’ingérer sans façon dans leur territoire de traite. La tentative était audacieuse, et les Indiens en conçurent une certaine méfiance – comme s’ils avaient eu l’intuition que cet homme était un avant-coureur de l’American Fur Company. Il se trouvait à Fort Michilimackinac par un beau dimanche ensoleillé de juin 1763, alors que les Ojibwas jouaient à la crosse à l’extérieur du fort. Le commandant avait ouvert les portes et était assis au milieu de ses hommes pour regarder le spectacle. Un joueur envoya une balle à travers les portes et un groupe d’autres joueurs coururent la rechercher à l’intérieur du fort. À ce moment, quelqu’un donna le signal et les Indiens sortirent leurs couteaux. « J’ai vu tomber plusieurs de mes compatriotes, et plus d’un se débattre entre les genoux d’un Indien qui, le tenant de cette manière, le scalpait pendant qu’il vivait encore », écrit Alexander Henry. Henry se réfugia dans une soupente du fort. « À travers une ouverture qui me permettait de voir les alentours du fort, j’aperçus par bribes le plus abominable, le plus terrible, le plus féroce des triomphes des conquérants barbares. Les morts étaient scalpés et mutilés ; les mourants se tordaient de douleur et hurlaient sous le couteau et le tomahawk insatiables ; et, dans les corps éventrés de certains, leurs bouchers buvaient le sang dans leurs mains en coupe et le lampaient au milieu des cris de rage et de victoire ». Le lecteur aura remarqué qu’Henry s’est bien assuré que les faits, quels qu’ils fussent, ne s’affadiraient pas en étant couchés par écrit. Ce n’était pas à un petit massacre de garden party qu’il avait survécu, mais à la sauvagerie à son plus haut point. Il ne fait aucun doute que ce fut une sinistre épreuve pour lui. Il eut la vie sauve grâce à l’amitié d’un Indien et fut emmené en captivité en compagnie d’une poignée de soldats. Pendant deux jours, on leur retira toute nourriture. Le troisième jour, écrit Henry, leurs geôliers leur donnèrent du pain, « qu’ils coupaient avec les couteaux qu’ils avaient utilisés pendant le massacre, des couteaux encore couverts de sang. Ils crachaient sur le sang pour l’humidifier et le passaient sur le pain qu’ils donnèrent à manger à leurs prisonniers, en leur disant de manger le sang de leurs compatriotes ». Henry ne dit pas s’ils le firent. Après cela, les Britanniques résolurent fermement que leurs garnisons des détroits de Mackinac ne seraient plus jamais si vulnérables. D’où le nouveau Fort Mackinac. En 1796, ils durent baisser l’Union Jack et rendre le fort aux Américains, lors de ce qui

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fut le dernier épisode de la Guerre d’indépendance. Mais ils reprirent bientôt les choses là où ils les avaient laissées. Le premier évènement de la Guerre de 1812 fut une attaque surprise des Britanniques contre le fort, qui se rendit sans coup férir. Il semblait que les Britanniques aient soudainement repris les commandes de tout le Midwest. Plus au sud, à Détroit, le commandant américain Isaac Hull était terrifié à l’idée d’une horde de soldats et d’Indiens ennemis fondant sur lui. Il s’était retiré du Canada, faisant battre son armée en retraite pour s’entasser à l’intérieur des portes de Détroit, ville qu’il s’empressa de rendre aux Anglais – c’est sans doute l’évènement le moins honorable de l’histoire militaire américaine. En 1814, des forces américaines tentèrent de reprendre Fort Mackinac, mais furent repoussées. Personne ne pouvait le savoir à l’époque, mais cet engagement mineur serait le dernier des bains de sang dans les détroits de Mackinac. À la fin de la guerre, en 1815, le fort retomba définitivement aux mains des Américains et demeura l’un de leurs postes militaires jusqu’à sa fermeture en 1895. Pendant des siècles, depuis que les Hurons avaient élevé une palissade de bois à Saint-Ignace en 1673, toute cette région avait été continuellement fortifiée. Aucun autre endroit des États-Unis, à l’exception peut-être de St. Augustine en Floride, tenu par les Espagnols, n’a été si longtemps gardé par des murs et des armes. Aujourd’hui, évidemment, c’est un lieu touristique. Par ce dimanche ensoleillé, je passai devant l’entrée principale – comme le Fort Michilimackinac, le Fort Mackinac était fermé en hiver – et pris la route qui longeait le côté nord du fort. Quelqu’un avait laissé une barrière ouverte dans le mur, et je pus entrer à l’intérieur. Une motoneige était garée dans un coin, mais il n’y avait pas âme qui vive. L’unique son que l’on pouvait entendre provenait de deux ou trois corbeaux perchés au sommet de grands cèdres, et le seul mouvement perceptible était celui de la neige qu’une brise légère faisait tomber des branches des cèdres, comme une averse de poussière. Les particules blanches dérivaient quelques secondes avant de tomber sur la surface brillante et glacée des terrains de parade. J’étais heureux qu’il n’y ait personne. Content de voir qu’il n’y avait pas d’interprètes habillés en artilleurs yankees, montrant à la foule des touristes comment on tirait le canon, ni d’acteurs de reconstitutions faisant semblant d’être les membres de la Compagnie B ou du 16e régiment du Michigan. Le fort silencieux disait simplement : les soldats sont partis. Ils ne reviendront pas.

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Je quittai le fort et marchai le long d’East Bluff Road vers le belvédère où une plaque commémorative rendait hommage à Jean Nicolet, le jeune explorateur qui était aussi l’interprète de confiance de Champlain. Je la découvris au sommet d’un escalier de bois au bord de l’escarpement donnant sur le lac Huron et l’île du Bois Blanc. J’essuyai la neige qui recouvrait la plaque et lus : « Nicolet watch tower in honor of John Nicolet who in 1634 passed through the Straits of Mackinac in a birchbark canoe and was the first white man to enter Michigan and the old Northwest [Tour de guet Nicolet, nommée en l’honneur de Jean Nicolet qui, en 1634, traversa les détroits de Mackinac dans un canoë en écorce de bouleau et fut le premier homme blanc à pénétrer dans le Michigan et l’ancien Nord-Ouest] ». Il effectuait ce voyage au nom de Champlain qui avait entendu parler d’une grande rivière coulant vers l’ouest et la côte du Pacifique. Et non seulement cela, mais certains Indiens du lac Supérieur avaient évoqué des hommes barbus, qui n’étaient pas des Indiens, venus de l’ouest lors d’expéditions de traite. Qui d’autre auraient-ils pu être, sinon des Orientaux ? La plaque fut inaugurée en 1915 et à cette occasion, l’orateur principal était un jésuite du nom de Thomas Campbell, auteur d’un livre intitulé Pioneer Priests of America and Pioneer Laymen of America [Prêtres et laïcs pionniers de l’Amérique]. « La plaque commémorative de Jean Nicolet, fixée sur les rochers de l’île de Mackinac, ne fait pas que marquer le souvenir d’un évènement historique, elle est aussi l’affirmation d’une doctrine » ; ainsi commençait l’allocution de Campbell. Il avait raison, bien sûr. Toute plaque commémorative, toute statue, toute mention sur un bâtiment historique est l’affirmation d’une doctrine – c’est pourquoi je me suis parfois attardé sur elles. Et quelle était la doctrine gravée dans cette pierre ? « C’est une protestation contre la théorie philosophique qui prévaut de nos jours, qui fait de l’homme la créature autant que la victime de son environnement – théorie qui porte atteinte à la dignité de la nature humaine car elle lui dénie son libre arbitre », déclarait le père Campbell. Cette théorie n’avait pas de prise sur Nicolet. L’un des premiers coureurs des bois, il avait passé environ quinze ans chez les Indiens, apprenant leur langue et leur culture. Jeune et impressionnable, il se peut qu’il ait acquis quelque chose de leur morale aussi. « Les aborigènes étaient bien loin d’être les nobles créatures dépeintes par Fenimore Cooper et d’autres romanciers ; ils macéraient dans les plus ignobles vices », disait Campbell à ses auditeurs. Nicolet, cependant, était dépourvu de ces derniers. Il resta pieux, chaste et consciencieux.

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« Voilà un homme dont les vertus devraient être proposées aux jeunes de ce pays en tant qu’exemple et en tant qu’inspiration », dit Campbell. Nous aurons l’occasion de reparler de Nicolet, cet ami des Indiens et des missionnaires.

* Quelques années après la mort de Marquette, Saint-Ignace incarnait encore l’idéal jésuite dans le Nouveau Monde : une mission vouée aux « aborigènes » relativement épargnée par l’influence européenne. Les traiteurs de fourrure français n’étaient pas encore assez nombreux pour contrecarrer le travail des missionnaires. C’est la raison pour laquelle les jésuites furent si contrariés de voir apparaître le Griffon. Pourquoi ce La Salle ne pouvait-il rester tranquillement à Fort Frontenac où il avait une très bonne situation ? Pourquoi voulaitil à toute force surenchérir dans le commerce des fourrures ? (Ils ne savaient rien de son désir de se trouver toujours ailleurs que là où il était). De fait, quelques années après la visite de La Salle, des soldats français arrivèrent à leur tour pour construire le Fort de Buade. En 1696, le sieur de Cadillac vint commander la garnison. Il incarnait tout ce que redoutaient les jésuites. Soldat énergique, intelligent et qui n’avait pas la langue dans sa poche, il gagna l’admiration de Parkman qui, une fois tout examiné, s’en tenait à son inébranlable conviction que l’ordre jésuite était une organisation sinistre. De ce point de vue, Cadillac, comme beaucoup d’autres Français de l’époque, ne tenait pas les jésuites en grande estime. (Les jésuites instruisaient l’élite de la France – et combien d’entre nous ont eu de la considération pour leurs professeurs ?) Mais c’est surtout le trafic d’alcool qui fut la cause du violent conflit entre Cadillac et les jésuites de la mission de SaintIgnace. Cadillac pensait que l’on aurait dû tolérer ce trafic, pour toutes sortes de bonnes raisons – si les Indiens ne pouvaient se procurer l’eaude-vie des Français, ils iraient acheter du rhum anglais. Son principal adversaire dans cette controverse fut le père Étienne de Carheil, qui lui non plus n’avait pas la langue dans sa poche. Un jour, il prit personnellement Cadillac à partie parce qu’il fermait les yeux sur le trafic d’alcool et qu’il laissait ses soldats vivre librement avec des Indiennes. Cadillac donna sa version de l’algarade à ses supérieurs : Je lui répondis que c’était un langage séditieux, malodorant pour le ciel et lui ai intimé de se dédire. Il me dit encore qu’il n’obéissait pas aux ordres du Roi, et que je me donnais des airs, et en même temps il

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brandit son poing sous mon nez. Je vous le dis, Monsieur, j’ai presque oublié qu’il était prêtre et étais sur le point de lui casser la mâchoire. Mais, grâce à Dieu, je me suis contenté de le prendre par le bras, et de le conduire hors du fort, en lui disant de rester dehors à l’avenir.

Carheil, pendant ce temps, écrivait de son côté au gouverneur de la Nouvelle-France : nos missions… sont réduites à une telle extrémité que nous ne pouvons plus les soutenir contre une multitude infinie de désordres et de brutalités, de violences, d’injustices, d’impiétés, d’impudicités, d’insolences, de mépris, d’insultes que l’infâme et funeste traite d’eau de vie y cause universellement dans toutes les nations d’ici haut, où l’on vient la faire allant de villages en villages, et courant les lacs avec une quantité prodigieuse de barils, sans garder aucune mesure… Dans le désespoir ou nous sommes, il ne nous reste point de parti à prendre que celui de quitter nos missions et de les abandonner aux traiteurs d’eau de vie pour y établir le domaine de leur traite, de l’ivrognerie et de l’impureté.

Cadillac ne tarda pas à être rappelé, pour des raisons qui ne sont pas nécessairement liées à son conflit avec Carheil. De retour en France, il continua à élaborer son plan consistant à faire de Détroit une alternative à Saint-Ignace. Il avançait qu’y construire un fort et une ville donnerait à la Nouvelle-France un meilleur contrôle sur la traite des fourrures, ferait obstacle aux Anglais et aux Iroquois et inciterait les autochtones à apprendre le français, à devenir fermiers et à adopter un mode de vie civilisé. Ce projet, nous l’avons vu, était contraire à la stratégie des jésuites, ce qui le rendait d’autant plus séduisant aux yeux de Cadillac et de nombreux autres Français. Que l’on donne à ces enfants de la forêt, qui suivaient déjà « les pures lumières de la nature », les grâces supplémentaires de la langue et de la culture française, et voilà ! vous auriez d’excellents sujets de sa Majesté très Chrétienne. Ce processus serait encore conforté par les mariages entre les Français et les Indiennes. Cette politique était prônée par le gouvernement français depuis l’époque de Champlain. Tout le monde savait bien, pour un certain nombre de raisons – y compris l’absence d’une population rurale dépossédée de ses terres – que la France n’exporterait jamais des centaines de milliers de ses habitants au Canada. Mais s’il était possible qu’un petit nombre de mâles français y fassent souche en créant une nouvelle population métisse franco-indienne, cela serait pour le mieux.

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Du moins cette nouvelle population francophone n’aurait-elle pas besoin des jésuites pour diriger sa vie et parler en son nom. Cadillac, comme nous le savons, obtint sa colonie de Détroit et parvint à y attirer les Hurons et les autres nations indiennes de SaintIgnace. En 1705, les jésuites, qui n’avaient presque plus de brebis à garder, brûlèrent leur église et leur résidence et rentrèrent à Québec. Mais Michilimackinac était un point stratégique de trop grande importance pour qu’on le laisse à l’abandon. Les autorités françaises ordonnèrent que l’on y réimplante une mission et un jésuite solitaire, le père Joseph Marest, partit faire son devoir aux détroits de Mackinac un an après l’abandon de la mission. Marest dut probablement déménager sa base d’opération sur la rive sud des détroits, à l’emplacement de la ville actuelle de Mackinaw – c’est là, en tous cas, que les Français bâtirent leur nouveau fort en 1715 et qu’ils y restèrent en force jusqu’à l’arrivée des Britanniques en 1761.

* Aujourd’hui, les Français et les Anglais ont quitté les lieux, mais les Indiens, du moins ceux de la tribu Chippewa (Ojibwa) sont toujours là. Surnommés les « Chips » par les autres résidents de Saint-Ignace, il est souvent impossible de les distinguer des non-Chippewas. Personne ne se serait douté, par exemple, que James Boynton, frère jésuite qui a rédigé un livre de soixante-dix-sept pages intitulé Fishers of Men. The Jesuit Mission in Mackinac 1670-1765 [Pêcheurs d’hommes. La mission jésuite de Mackinac 1670-1765], publié par la paroisse Sainte-Anne de l’île de Mackinac, était un membre en règle de la tribu chippewa. Boynton, qui enseignait dans une école jésuite de Détroit, avait les yeux bleus, mais il avait un huitième de sang chippewa, ce qui était plus que suffisant pour lui permettre d’obtenir la carte officielle attestant de son statut d’Indien. Il me rappelait George Gilbert, le Mohawk aux yeux bleus. À Saint-Ignace, à présent, les minorités visibles sont les immigrants jamaïcains qui travaillent dans les établissements touristiques en été, et les quarante pour cent de prêtres catholiques de la région qui viennent du sud de l’Inde. « L’ironie de l’histoire est sans limite », avait remarqué Friedrich Engels – mais le fait que les nouveaux pêcheurs d’hommes dans ce territoire soient littéralement des « Indiens » laisse penser que l’histoire ne savoure pas seulement l’ironie ; elle aime aussi les jeux de mots et les calembours les plus douteux.

Dix Green Bay (La baie des Puants) Histoire de trois tableaux. D.H. Lawrence se trompait dans ses prédictions. Les Indiens et la sexualité. Un propriétaire d’esclaves devient seigneur de Green Bay. Une civilisation disparue. Deux paires de chaussures dignes d’intérêt lors d’un meeting politique.

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u début de septembre, La Salle fit voile vers le lac Michigan, bien que Tonty ne fût pas encore revenu des environs de Sault-SainteMarie où il était parti à la recherche des hommes qui avaient pris la clef des champs à Saint-Ignace – tous deux se retrouveraient plus tard. Il arriva peu après à la mission jésuite de Green Bay où – surprise – le reste des hommes qu’il avait envoyés au-devant de lui pour traiter l’attendaient. Ils s’étaient révélés loyaux et avaient accumulé une petite fortune en fourrures. La Salle n’était pas habitué à ce que les choses tournent bien et, en homme que la chance effraie, il saborda sa bonne fortune. Il décida de se libérer de ses créanciers en renvoyant le Griffon déposer les fourrures à Niagara d’où elles pourraient continuer leur trajet vers Fort Frontenac. Il garda quatre des canots du navire et quatorze hommes avec leurs outils. Parmi ces outils, il y avait une forge portative, servant à réparer toutes sortes d’instruments en fer et qui serait donc un moyen infaillible de s’attirer les bonnes grâces des Indiens où qu’ils aillent. Il conserva aussi quelques objets de traite. Le reste demeurait en possession du Griffon, à présent commandé par le pilote de La Salle, homme de mauvais vouloir qui avait déjà prouvé qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. Le 18 septembre, le vaisseau 233

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fit demi-tour vers l’est tandis que La Salle s’apprêtait, avec ses hommes, à pagayer vers les rivages du lac Michigan. Quarante-cinq ans plus tôt, Jean Nicolet, après être devenu le premier homme blanc à poser le pied dans l’État du Michigan, était devenu le premier à poser le pied dans l’État du Wisconsin, en poursuivant son voyage vers l’ouest, au nom de Champlain, depuis les détroits de Mackinac jusqu’au lac Michigan et Green Bay. Jamais émissaire plus doué ne fut envoyé dans un monde inconnu. D’après ce que nous pouvons savoir des quinze années que Jean Nicolet passa chez les Indiens, il était plus à l’aise parmi eux qu’aucun autre Européen dans l’histoire. Nous ne saurons jamais s’il croyait sérieusement que les Indiens qu’il s’apprêtait à rencontrer – qu’on appelait autrefois les Winnebagos et aujourd’hui les Ho-Chunks – avaient des contacts avec des Orientaux imberbes, ou conservaient des légendes ancestrales d’échanges avec des Chinois, mais il s’y était préparé. Accostant non loin de l’actuelle ville de Green Bay, il fit une entrée remarquée. « Il portait une grande robe chinoise de soie damassée, entièrement brodée de fleurs et d’oiseaux de toutes les couleurs », nous disent les Relations des jésuites. « Sitôt qu’ils l’aperçurent, les femmes et les enfants s’enfuirent, à la vue de cet homme qui portait le tonnerre dans ses deux mains – car c’est ainsi qu’ils appellent les pistolets qu’il tenait. La nouvelle de son arrivée se répandit rapidement aux alentours, et quatre ou cinq mille hommes s’assemblèrent là. Chacun des chefs fit un festin en son honneur, et à l’un de ces banquets, ils servirent au moins cent vingt castors ». Environ vingt-quatre kilomètres au nord-est du centre-ville de Green Bay, en un lieu connu sous le nom de Red Banks, un mémorial a été élevé au sommet de l’escarpement surplombant la baie. Audessous de ce monument se trouve l’endroit où Nicolet aurait accosté. Personne n’en est absolument certain, mais cet endroit était un lieu de rassemblement traditionnel des Ho-Chunks, alors il est aussi plausible que n’importe quel autre lieu. Bouleaux, cèdres, chênes et sureaux couvraient les pentes abruptes du rivage qui s’élevaient à trente mètres au-dessus de l’eau. Je me tins près du bord de l’une de ces falaises par une journée d’hiver où la baie était prise en glace, mais il m’était facile d’imaginer un Ho-Chunk, à la fin de l’été, surveillant les eaux bleues, et le vert foncé de la rive opposée, et de voir approcher le canoë de Nicolet. Celui-ci avait envoyé des émissaires au-devant de lui pour avertir les Ho-Chunks de son arrivée, mais même s’il ne l’avait pas fait, il est peu probable que son arrivée fût passée inaperçue.

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Lorsque j’ai commencé mes lectures sur cette période de l’histoire, une chose me rendait perplexe, c’est que les gens n’arrêtaient pas de se rencontrer au coin des bois dans les immensités de l’Amérique du Nord. J’ai fini par réaliser qu’il est bien plus facile de se cacher dans l’Amérique moderne que dans l’Amérique du XVIIe siècle. Bien sûr, autrefois on pouvait partir à l’aventure en forêt, mais pour survivre, on finissait toujours par rallier une bande d’Indiens ou un établissement européen – et les nouvelles concernant les étrangers se répandaient rapidement dans les villages et les forts disséminés le long des routes de traite. Les jésuites, en particulier, fournissaient un service de courrier extrêmement efficace pour les messages et les informations, service que La Salle utilisa lui-même beaucoup. De plus, en l’absence de routes, il n’y avait que certains chemins que les voyageurs pouvaient emprunter, et ces derniers étaient sur l’eau. Cela vaut la peine de s’y arrêter un moment, parce que si l’on veut comprendre les Français en Amérique, il faut comprendre les routes d’eau. Dans le premier chapitre de Des ombres sur le rocher, Willa Cather écrit qu’au nord et à l’ouest de la ville de Québec, la forêt de sapins noirs… s’étendait sur des distances telles que nul homme n’en connaissait les limites ou l’ampleur. C’était le monde mort, inviolable du règne végétal, un continent inexploré suffoquant sous l’enchevêtrement des arbres : vivants, morts, à demi morts, leurs racines plongeaient dans les tourbières et les marécages, s’étranglant les unes les autres dans un lent et douloureux combat meurtrier entamé des siècles auparavant. La forêt, c’était l’étouffement, l’anéantissement ; l’Européen s’y faisait en un rien de temps engloutir par le silence, l’espace, la moisissure, la boue noire et les essaims dévorants des insectes qui s’y reproduisaient. La seule issue longeait le fleuve. Le fleuve était la seule chose à vivre, à bouger, à briller, à se transformer – une route le long de laquelle les hommes pouvaient voyager, savourer le goût du soleil et du grand air, le sentiment de la liberté, se joindre à leurs semblables, atteindre le vaste océan… et même atteindre le monde !

C’est un peu exagéré, mais l’idée générale y est. Si La Salle, et d’autres Français comme lui, pouvaient considérer les immensités sauvages comme quelque chose de revigorant plutôt que comme les territoires du Diable, comme le faisaient les gens de la NouvelleAngleterre, c’est parce que là, ils pouvaient s’embarquer dans un canoë et aller voir de nouveaux coins. Les lacs et les rivières innombrables pouvaient rendre supportable la « forêt suffocante » de Willa Cather,

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« l’endroit le plus absolument dépourvu d’espoir » de Kerouac, le « paroxysme de sinistre » de Whitman, la toundra sans fin et « tachetée du sempiternel sapin » de Wyndham. Et les Français, contrairement aux Anglais qui étaient cernés par les Allegheni, avaient un libre accès aux rivières et aux lacs. « À partir de Montréal, il était possible de voyager en canoë jusqu’aux montagnes Rocheuses, la baie d’Hudson ou le golfe du Mexique en passant par le Saint-Laurent, la rivière Outaouais, les Grands Lacs, le Mississippi et leurs affluents et lacs tributaires », écrivait l’historien canadien W.J. Eccles. « Non seulement ces routes fluviales étaient-elles accessibles aux Français et à aucune autre colonie européenne, mais le meilleur moyen de voyager le long des rivières était également accessible aux Français et pas aux autres Européens ». Ce moyen était le canoë d’écorce de bouleau – facile à porter, facile à fabriquer, facile à réparer. Le matériau brut de ce canoë, le bouleau, croissait également abondamment dans les seules régions dominées par les Français. (Les Iroquois devaient souvent s’accommoder de canoës d’écorce d’orme, bien moins pratiques et durables). Mais ce système de transport par réseau hydrographique faisait aussi qu’il était bien plus difficile aux voyageurs de passer inaperçus. On ne peut pas se cacher quand on se trouve sur un lac ou une rivière. En une occasion, La Salle, qui séjournait temporairement à Fort Frontenac, apprit que certains de ses hommes en Illinois avaient déserté. Sachant qu’ils essaieraient de revenir à Québec, il se posta sur le rivage du lac Ontario pour les attendre. Il n’eut pas à attendre longtemps : les déserteurs en canoë passèrent devant La Salle qui, dûment, les arrêta. C’est ainsi que les Ho-Chunks furent avertis qu’un personnage intéressant s’apprêtait à leur rendre visite. C’est l’une des choses que j’ai apprises à Red Banks. Cependant, je n’appris que plus tard ce qu’il y avait de plus important à savoir au sujet de Nicolet. La leçon commença lors de ma visite au tribunal de Brown County à Green Bay pour voir une fresque, inaugurée en 1910, de l’arrivée de Nicolet chez les Indiens, dont l’auteur était un artiste de Milwaukee, né en Allemagne, Franz Rohrbeck. C’était une peinture vivante, mais d’un effet assez malheureux, pour un certain nombre de raisons. Dans un article de journal relatant l’inauguration, on apprend que « Rohrbeck admit que quelques bourgeois allemands plutôt corpulents… lui avaient servi de modèles pour les personnages représentés… » Il en résultait que « les douzaines de sauvages qui accueillaient l’explorateur français étaient représentés comme des personnes de courte taille et obèses,

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contrastant fortement avec les êtres souples et bien proportionnés qu’ont montrés d’autres artistes et photographes ». Nicolet, dans sa robe chinoise, tirant des coups de pistolet en l’air, ressemble à un cow-boy ivre au Long Branch Saloon. Rohrbeck lui a fait des yeux exorbités d’excitation – comme sous l’effet du brandy, ou peut-être de son caractère « visionnaire », comme La Salle. Le lendemain, je découvris par hasard une autre fresque représentant l’arrivée de Nicolet. Elle se trouvait au Neville Public Museum, et avait été terminée en 1937 par une certaine Anna Lou Matthews Bedore, artiste locale qui avait reçu cette commande de la Works Progress Administration. Celle-ci représentait Nicolet assis en tailleur au centre d’un groupe d’Indiens. Il avait remisé ses pistolets, enlevé la robe de soie damassée (qu’il portait enroulée autour du cou comme une cape) et tenait fermement un calumet de la paix. Les Indiens étaient eux aussi assis en tailleur, faisant face au spectateur. Ils étaient convenablement souples et bien proportionnés. Le visage de chacun, y compris celui de Nicolet, était un masque inexpressif – à l’exception d’un jeune Winnebago, sur le côté du groupe, qui semblait regarder Nicolet par en dessous, d’un œil suspicieux. Savait-il quelque chose que les autres ignoraient, ou était-il simplement dépourvu du contrôle facial de ses camarades Ho-Chunks ? La troisième représentation que j’eus l’occasion de voir de l’arrivée de Nicolet se trouvait à la Bibliothèque publique de Green Bay. C’était une peinture censée être accrochée bien en vue sur un mur, mais elle venait de tomber, en abîmant son cadre doré. Une aimable bibliothécaire de la section d’histoire locale, Mary Jane Herber, la sortit de son rangement provisoire pour me la montrer. C’était l’œuvre d’un artiste du nom d’Edwin Willard Deming, ainsi que la plus célèbre des toiles représentant Nicolet, qui avait figuré en 1934 sur un timbre à trois cents des Postes pour commémorer le tricentenaire de cette fameuse arrivée. En réalité, la peinture de la bibliothèque n’était pas le produit fini – c’était la version préparatoire de l’œuvre définitive, plus grande, qui est aujourd’hui exposée au capitole de l’État du Wisconsin, à Madison. « La raison pour laquelle cette peinture est intéressante, c’est qu’elle n’est pas censurée » me dit Herber. Il ne me fallut pas longtemps pour remarquer les parties non censurées. Une fille sauvage à l’arrière-plan était seins nus. À part cela, cette version de 1904 était la même que celle de Madison, où Nicolet, une fois encore vêtu de sa robe chinoise, tire des coups de feu en l’air. Deming est parvenu à trouver le milieu entre les extrêmes du Nicolet aux yeux déments parmi les

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Winnebagos inquiets de Rohrbeck et les personnages inexpressifs de Bedore. C’est-à-dire que tous les personnages avaient l’air vivant tout en restant dignes. En 1925, Henry Fairfield Osborn, directeur du Museum d’histoire naturelle de New York, rédigea un intéressant opuscule sur l’œuvre de Deming. Il comparait ce dernier aux grands portraitistes d’Indiens du XIXe siècles tels que George Catlin, Paul Kane, Seth Eastman, Baldwin Mollhauser, Rudolf Friedrich Kurz et Clark Wimar. Il s’avérait que Deming était un de ces hommes blancs cultivés obsédés par l’homme rouge. « Dès la petite enfance, Deming s’était lié au peuple rouge de la tribu Winnebago et avait appris à les aimer comme des frères », écrivait Osborn. « Il s’asseyait auprès des feux de camp de ces gens si intéressants (même pour un si jeune garçon), écoutait leurs histoires et apprenait la coutume de ses amis ». À l’âge adulte, Deming peignit de nombreux portraits d’Indiens, sublimes et spectaculaires, portant des titres tels que « Vœu de vengeance » et « Prière au grand mystère ». « Au cours de nos nombreuses rencontres et conversations », poursuivait Osborn, « j’ai toujours été impressionné par sa profonde sympathie pour le côté mystique et surnaturel de la vie indienne et par son admiration pour les nombreuses caractéristiques délicates de cette grande race en voie de disparition rapide ». Il ne faut pas s’étonner qu’il y ait eu un marché pour les œuvres de gens comme Deming, Mollhauser et Kurz à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. « L’Indien » avait toujours été pittoresque, mais à présent qu’il était en train de disparaître, il l’était encore davantage. À présent, ses portraitistes pouvaient teinter la toile d’une nuance de tristesse romantique. Vers les années 1920, tout le monde savait que l’Indien d’Amérique était mourant. Comme c’était triste – et probablement mieux pour tout le monde. Même D. H. Lawrence espérait la mort de l’Homme rouge, pour des raisons qui n’appartenaient qu’à lui. « Au cours de la génération actuelle, les derniers survivants des Indiens rouges finiront par se fondre dans les bas-fonds des Blancs » écrivait-il en 1924 dans ses Studies in Classic American Litterature. « Alors le génie de l’Amérique oeuvrera au grand jour et nous verrons se produire de vrais changements ». Osborn lui-même était un raciste grand teint qui croyait fermement en la pratique de l’eugénisme pour éliminer « les types raciaux sans valeur ». Bien que l’Homme rouge ait eu beaucoup de « caractéristiques délicates » et qu’il n’ait certainement pas fait partie de ces types raciaux sans valeur, Osborn savait que cette branche de

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l’humanité n’avait aucun avenir et que l’on pouvait se lamenter sur elle à l’avance, comme sur l’eohippus ou le mammouth laineux. L’opuscule d’Osborn fournissait un arrière-plan intéressant à la peinture de Deming. Cependant, ce que ces peintures m’ont fait réaliser, c’est que ces dernières n’avaient pas d’importance en elles-mêmes. Ce qui importait, c’était le désir du public de les voir. Le tribunal, le musée, la bibliothèque – les principaux édifices publics de Green Bay, tous étaient embellis de portraits de Nicolet rencontrant les Indiens du lieu. Qu’avait ce sujet de si intéressant pour les citoyens du Wisconsin et de Green Bay ? « C’est le début de l’histoire du Wisconsin », me dit Jerrold Rodesch, professeur d’histoire à l’Université du Wisconsin. « Toute culture a besoin d’une Genèse ». Peut-être pas toutes les cultures. Les Indiens subarctiques, qui vivaient dans un monde où le changement était toujours un phénomène inquiétant et perturbant, n’auraient jamais transformé un évènement historique comme celui de l’arrivée de Nicolet en une histoire vénérée de leur genèse. Mais les Occidentaux aiment se faire raconter des histoires, que le rideau se lève et que la pièce commence : « C’est ainsi que tout a commencé… » La célébration artistique de l’arrivée de Nicolet certifie aux personnes qui le célèbrent ainsi qu’ils ont une histoire. Cela les confirme dans l’idée que les évènements consécutifs à cette arrivée ne se sont pas déroulés au hasard et sans but, mais plutôt que ces évènements font partie d’un récit au déroulement continu – un récit, de plus, qui a une direction et un sens. Cela reste vrai même si personne, en réalité, ne peut prouver que Nicolet ait réellement posé le pied au Wisconsin, étant donné le flou des indications géographiques dans les Relations. Dans les années 1980, un historien canadien du nom de Marcel Trudel affirmait que Nicolet avait en réalité atterri sur le rivage du lac Supérieur plutôt qu’à Green Bay – théorie qui se heurte à un certain scepticisme à Green Bay. « Le fait que les données historiques relatives à cette affaire soient si maigres – qu’il s’agisse du lieu d’arrivée exact de Nicolet ou de l’histoire elle-même – nous signale l’importance pour les gens d’avoir un point de départ, quel qu’il soit », commentait Rodesch. Timothy Kent aurait pu dire que l’histoire de l’arrivée de Nicolet relevait purement de la macrovision. Comparativement aux autres histoires de genèse en Amérique du Nord, celle-ci est plutôt sereine, même du point de vue des Indiens. « Pour une raison ou pour une autre, les Français et les Ojibwas, ainsi

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que les autres tribus des Grands Lacs, se sont bien entendus », me dit Denise Sweet, professeur en Études des Amérindiens à l’Université du Wisconsin. « Pour moi, cette histoire est un récit de survie, de commerce et d’un sentiment de respect mutuel. Il ne m’appartient pas de dire si Nicolet et les Français avaient des motivations à plus long terme. Je suis certaine que la possibilité de faire des affaires devait entrer en jeu. Et les Indiens comprenaient très bien la notion du commerce. Nous avions quelque chose qu’ils voulaient, et ils avaient quelque chose que nous voulions ». Cette histoire est plus heureuse que certaines de ces autres histoires fortement emblématiques des débuts de la colonisation – Pocahontas sauvant la vie du capitaine John Smith, les Indiens se joignant aux Pères pèlerins lors du premier repas de Thanksgiving. Quand j’étais enfant, on nous montrait des images de ces évènements semi mythologiques, on nous en faisait le récit en classe, sans la moindre gêne. Cela ne se fait plus maintenant, parce que nous sommes devenus bien trop conscients que quelques décennies après ces heureux contes, les Virginiens et les hommes du Massachusetts s’appliquaient à exterminer le peuple de Pocahontas et les invités qui apportaient de la dinde au dîner. Par contraste, deux siècles après l’arrivée de Nicolet, les choses se passaient plutôt bien à Green Bay. Lorsque l’armée britannique s’empara de Québec en 1760, ses officiers découvrirent avec quelque étonnement que les Canadiens français qui vivaient le long des berges du Saint-Laurent étaient des gens tout à fait agréables. Comme l’a fait remarquer l’historien Kerry Trask, les officiers britanniques étaient imbus de l’ethos de l’aristocratie terrienne. Ils détestaient la classe commerçante, y compris les marchands anglais qui descendaient à Montréal prendre leur part de la traite des fourrures. Le général James Murray, gouverneur en chef du Canada, qualifiait ces entrepreneurs d’hommes « ignorants, licencieux et factieux ». De l’autre côté, les habitants étaient honnêtes et polis, ils allaient à l’église ; c’étaient des fermiers dépourvus d’ambition qui admettaient de bonne grâce la hiérarchie. Comme nous le savons, la structure de base de la société québécoise étaient féodale, d’un féodalisme supportable parce que très léger – le gouffre économique entre le seigneur et son tenancier était étroit. Mais la notion de seigneur était toujours en honneur. Aucune bourgeoisie âpre au gain – aucune sorte de bourgeoisie – n’avait de prise sur cette communauté. Pour le général Murray, qui devançait de deux siècles l’esprit d’Arnold

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Toynbee, la population qu’il dirigeait était « peut-être la race la meilleure et la plus brave du globe ». Mais ce même ethos aristocratique, comme l’a signalé Trask, a suscité l’émergence d’opinions radicalement inverses au sujet des Métis français courant en liberté dans les bois et dans des endroits comme Green Bay. Les Britanniques les méprisaient. (Ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les Québécois modernes se sont accrochés au mythe du coureur des bois comme étant l’incarnation de leur âme véritable). Le collègue de Murray, le général Thomas Gage, décrivait les traiteurs français comme étant « aussi sauvages que le pays où ils se rendent, ou que les [autochtones] avec lesquels ils traitent et… de loin encore plus vicieux et pervers ». Ils vivaient de manière semi nomade, ne payaient pas d’impôts, faisaient ce qui leur plaisait et, encore plus odieux, encourageaient tous les ressentiments qu’éprouvaient les Indiens envers les Britanniques. Les généraux et les administrateurs coloniaux, à Londres, élaboraient des plans pour éliminer tous ces coureurs des bois du Nord-Ouest – et ils auraient pu le faire, si d’autres évènements plus urgents n’étaient survenus. Que ne donnerions-nous pas pour en savoir davantage sur ces gens, qui vivaient quelque part en un lieu mouvant entre les cultures européenne et amérindienne ? C’étaient des catholiques francophones qui avaient peu de contacts avec les prêtres et qui, souvent, offraient du tabac en sacrifice aux manitous. Ils faisaient le signe de croix, priaient sainte Anne et sifflaient dans les rémiges d’un aigle pour apaiser un orage imminent. Ils chantaient de vieilles chansons de la France médiévale et se peignaient le visage avec de l’argile colorée et du charbon de bois. Ils construisaient des maisons de plan normand dont ils couvraient les murs et les toits d’écorce. Et ils prenaient femme dans les tribus indiennes avec lesquelles ils traitaient. Qui d’autre auraient-ils pu épouser dans l’immensité sauvage ? Les Indiennes savaient effectuer les tâches essentielles comme préparer les fourrures et coudre les vêtements indispensables à leur travail. Le mariage avec une Indienne permettait aussi de consolider les liens d’affaires et les alliances politiques avec leur parenté. Les Indiennes, de leur côté, avaient également de bons motifs de prendre des Français pour partenaires. Les guerres intertribales avaient tué beaucoup de partis possibles. Et il se peut que, tard le soir, il y ait eu certaines conversations licencieuses dans les wigwams au sujet des appétits sexuels de ces coureurs des bois. Ce n’est pas que les

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mâles indiens fussent indifférents au sexe – mais ils avaient certaines attitudes que nous, qui vivons dans une culture consumériste incitant à l’auto-indulgence, trouvons difficiles à comprendre. Ils pensaient qu’il était plus viril de réfréner sa sexualité que de se comporter en étalon, idée conforme au sens de leur existence dans le monde, dont la clé était l’endurance et non la recherche du confort et du plaisir. Dans ce monde, il fallait acquérir assez de force de caractère pour s’élever au-dessus du froid, de la fatigue et de la faim – d’ailleurs, ils n’avaient pas beaucoup le choix. Le choix, s’il y en avait un, était soit d’être une chiffe misérable, soit de faire de nécessité vertu. (La démonstration de courage au poteau de torture est la manifestation extrême d’une telle ténacité). Cependant, cette rigueur de caractère apportait certaines récompenses, l’une d’elles étant le pouvoir spirituel. Aucun homme ne voudrait perdre sa familiarité avec les esprits pour avoir passé trop de temps à faire plaisir à sa femme. Ce scrupule ne gênait pas les Français et c’est peut-être ce qui a fait dire à Cadillac que les Indiennes « préfèrent toujours avoir un Français pour mari plutôt que n’importe quel sauvage ». En tous cas, au début du XIXe siècle, une communauté de Métis traiteurs de fourrures, établie depuis longtemps à Green Bay, constituait la preuve que la culture des Blancs et la culture des Indiens n’avaient rien d’inconciliable. Green Bay démontrait que la rencontre de ces deux mondes n’avait pas forcément pour résultat, comme ce fut le cas partout ailleurs en Amérique du Nord à l’exception de la NouvelleFrance, l’écrasement de la culture indienne. Malheureusement, cette démonstration n’avait pas beaucoup de visibilité. Pour les Américains, à l’aube du XIXe siècle, tout ce qui se trouvait à l’ouest du lac Huron n’était qu’une immensité sauvage où ne se faisaient entendre que des hurlements, habitée seulement par des tribus indiennes dispersées et donc, par conséquent, un espace vide. Lorsque les premiers américains arrivèrent à Green Bay après la guerre de 1812, ils y découvrirent une véritable ville, peuplée de gens de sang mêlé qui parlaient français, bâtissaient des maisons, cultivaient des jardins, jeûnaient pendant le Carême et qui, comme le Johnny Couteau de Détroit, jouaient du violon, dansaient toute la nuit et pariaient sur des courses de chevaux sur la glace de la rivière Fox. Il n’y avait pas autant de lettrés qu’en Nouvelle-Angleterre, mais c’était un établissement permanent qui possédait ses agréments culturels distincts, une hiérarchie sociale – la ville était dominée par quelques familles de traiteurs opulentes – et une population qui avait en règle

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générale de bien meilleures manières que les nouveaux arrivants yankees. La figure emblématique de cette civilisation de fortune est sans doute Charles Langlade, qui arriva à Green Bay en 1765 et fut à l’origine de la croissance de cet établissement permanent. Il était né en 1729 à Michilimackinac, d’un père français, traiteur de fourrures, et d’une mère de pur sang ottawa. Son éducation, à l’instar de son ascendance, fut un parfait mélange de culture – la modernité européenne, représentée par ses maîtres jésuites, combinée à la tradition amérindienne. Quand Langlade eut dix ans, son oncle, un chef ottawa surnommé « La Fourche » par les Français, rêva que l’expédition guerrière qu’il organisait contre les Chikasaw ne réussirait que si le garçon les accompagnait. Le jeune Langlade, comme il se devait, se joignit à l’expédition, après que son père lui eût donné cet avis en guise d’au revoir : « Tu dois partir avec tes oncles – mais que je n’entende jamais que tu as montré le moindre signe de couardise ». À la fin de sa vie, Langlade dirait à ses petits-enfants que la bataille qui s’ensuivit lui avait paru être un jeu élaboré. (À l’origine, de tels combats étaient probablement effectivement des jeux élaborés). Il découvrit également qu’il avait des inclinations prononcées pour ce jeu. Il grandit donc pour devenir un éminent combattant dans les guérillas des forêts de l’Amérique du Nord. Il obtint son plus grand succès en 1775, lorsque le général britannique Edward Braddock mena plus de 2200 hommes de troupe, y compris un régiment de Virginiens commandés par George Washington, à l’attaque de Fort Duquesne, sur le site de l’actuelle ville de Pittsburgh. Langlade et un capitaine français du nom de Beaujeu, à la tête d’une troupe principalement constituée d’Indiens, tendirent une embuscade à Braddock dans les collines à proximité du fort, tuèrent le général et mirent ses hommes en déroute. Cette défaite est célèbre dans l’histoire américaine, en partie parce que Braddock incarnait au plus haut point l’arrogance britannique – il avait refusé les services d’Indiens alliés – et en partie parce qu’on attribuait au sang-froid de Washington le sauvetage des restes de l’armée. Rétrospectivement, cette histoire est l’un de ces drames qui paraissent révéler le profond dessein des choses. Edwin Willard Deming apporta même sa contribution au caractère légendaire de l’évènement par une représentation particulièrement émouvante de la bataille – Langlade et les Indiens tirant à partir du couvert des bois, tandis qu’un Braddock mortellement blessé, dans une clairière baignée de lumière à l’arrière-plan, tombe à la renverse de son cheval cabré.

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Langlade mena encore bien d’autres batailles dans cette guerre. Il était comme le cavalier confédéré Nathan Bedford Forrest ; si ses supérieurs militaires avaient su mieux employer ses talents barbares, il auraient du moins pu prolonger leur combat désespéré. Mais la défaite survint, et Langlade retourna à la traite des fourrures. Lorsque la Guerre d’indépendance américaine éclata, il servit fidèlement ses nouveaux maîtres britanniques puis, lorsque la guerre fut terminée, il revint à Green Bay, présidant au développement de la colonie avec sa famille, ses employés et ses esclaves (des Indiens de l’ouest du Mississippi prisonniers de guerre), comme le seigneur du château. Tous les 1er mai, il se montrait dans son uniforme rouge de l’armée britannique, avec l’épée que lui avait donnée Louis XV, tandis que les villageois tiraient des coups de feu en l’air pour saluer leur seigneur. La légende raconte qu’il aurait dit, peu de temps avant sa mort en 1802, qu’il s’était battu dans quatre-vingt-dix-neuf combats et que son seul regret était de n’avoir pu arrondir le chiffre à cent. Pour cette seule anecdote, il aurait dû être mieux connu dans le pays où il repose. Il méritait la gloire. Dans les forêts ou au Sénat, il aurait bouffé Davy Crockett tout cru, c’est évident. Mais en Amérique, on ne peut pas faire une icône d’un homme qui a essayé de tuer George Washington. Du moins il lui aura été épargné de voir ce qui arriva à son peuple après la Guerre de 1812. En 1816, des troupes américaines furent envoyées à Green Bay où elles tyrannisèrent la population. Les hommes d’affaires et les spéculateurs suivirent. Les traiteurs de fourrures se firent dire que seuls les citoyens américains pouvaient se livrer à cette occupation et lorsqu’ils demandèrent la citoyenneté américaine, on la leur refusa. Les traiteurs de fourrures canadiensfrançais furent contraints de faire affaire exclusivement avec l’American Fur Company, qui les poussa à l’endettement avant de les écarter définitivement vers le milieu des années 1830. À la même époque, les traiteurs perdirent leurs terres, pour lesquelles ils n’avaient jamais eu de titres de propriété très clairs. Les Métis commencèrent à se disperser – un grand nombre d’entre eux se rendirent dans la Prairie canadienne, où ils constituent encore de nos jours un élément important de la population. Mais à Green Bay, ils ont disparu. La mémoire de leur culture et de leur établissement s’est estompée au fil des décennies et le grand mythe, évoqué par Timothy Kent, des pionniers américains de l’est poussant toujours plus loin vers les espaces vierges et indomptés de l’ouest, s’enracina profondément.

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* Ma dernière soirée à Green Bay, je la passai à l’Université du Wisconsin avec Bill Meindl, rédacteur en chef du magazine Voyageur : Northeast Wisconsin’s Historical Review. Meindl mentionna qu’une demiheure plus tard, le sénateur John Edwards tiendrait une réunion de campagne électorale dans l’un des halls du campus – cela se passait peu de temps avant les élections primaires au Wisconsin. Je m’y rendis et m’assis dans le hall près d’un homme en jeans dont la veste portait l’insigne « Local 2376 » du syndicat des ouvriers de l’automobile de Détroit, les United Auto Workers. Il s’appelait Jason Borden, avait trente-trois ans, était un vétéran de la Guerre du Golfe et venait de Sheboygan où il travaillait dans une usine de la Lear Corporation (fabriquant des accessoires intérieurs pour automobiles) ; il venait voir s’il pouvait soutenir Edwards. Sa plus grande préoccupation était la perte d’emplois liée à la mondialisation. « On trouve plus de produits Made in China dans ce pays que de produits Made in USA, peutêtre dans un rapport de un à dix », me disait-il. « Il suffit d’aller dans n’importe quel magasin, essayer de trouver des produits fabriqués aux États-Unis. Je fais de mon mieux, mais c’est difficile. Par exemple, les chaussures. Essaie de trouver une chaussure fabriquée aux ÉtatsUnis. Je porte mes bottes de l’armée parce qu’au moins je sais que ce sont des produits américains ». Je regardai ses pieds. Ils étaient engoncés dans de grandes bottes noires et brillantes – des bottes qui avaient foulé les sables de l’Iraq. « Cela me rend triste. On va acheter un drapeau américain et c’est écrit dessus Made in China ». Nous attendîmes l’apparition du candidat qui, comme il est d’usage, avait une demi-heure, trois-quarts d’heure de retard. « La seule raison pour laquelle nous avons gagné la Seconde Guerre mondiale, c’est parce que nous avions une base industrielle », dit Borden. « Nous étions simplement capables de produire mieux et plus vite. C’est la seule raison pour laquelle nous avons gagné. Et maintenant regarde. Peutêtre que nous avons la plus grande force militaire à l’heure actuelle, mais on ne peut pas l’entretenir si on n’a pas la base industrielle pour fabriquer les armes et l’équipement. On doit avoir des pièces de rechange. La raison pour laquelle les Allemands ont décollé et ont été capables de s’emparer de la moitié du monde, c’est parce qu’ils avaient les meilleures usines du monde à l’époque. Nous ne pourrions plus mener une guerre comme celle-là à nouveau, parce que nous n’avons plus d’usines ». Peut-être que, de ce point de vue, la situation des États-

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Unis ne différait pas tellement de celle des Indiens des Grands Lacs il y a quatre cents ans. Ils connurent une plus grande prospérité à cause des nouveaux biens de traite, mais ils perdirent leur base industrielle. Leur territoire ne pouvait plus suffire à leur subsistance et la traite des fourrures prit l’allure d’un cheval emballé, duquel ils ne pouvaient plus descendre. Il y eut un remue-ménage à l’entrée du hall. Edwards venait d’apparaître, serrant des mains tout en avançant vers le micro. « J’ai entendu dire que vous avez ici deux équipes de base-ball qui marchent plutôt bien », commença-t-il. « C’est vrai ? » Derrière moi, une femme donna un coup de coude à son compagnon et montra Edwards du doigt. « Quelqu’un lui a donné une paire de bottes ». Il s’était préparé aux bancs de neige du Wisconsin en portant une paire de chaussures de randonnée qui, j’en étais sûr, étaient faites de Gore-Tex imperméable mais laissant respirer la peau, avaient une semelle absorbant les chocs et des tiges renforcées pour soutenir les chevilles, mais elles avaient l’air bizarre avec son complet bleu. « Quand je me suis levé ce matin, j’ai lu les gros titres de la une du journal de Milwaukee, cinq cents emplois partis au Mexique », disait Edwards. « Et voilà, toujours la même histoire, avec l’administration Bush ». « Bouh ! », hua Borden. Nous étions assis trois rangs derrière Edwards, qui se trouvait au milieu de rangs de sièges en cercles concentriques. J’avais un beau point de vue sur l’arrière de sa tête, vue impressionnante – pas le plus petit signe de calvitie. Je dois ajouter que j’avais remarqué cela avant que la coupe de cheveux (d’un prix exorbitant) du sénateur Edwards ne fasse l’objet de débats dans la campagne électorale pour les élections présidentielles. Mon regard s’attacha à ses cheveux bruns coupés à cinq centimètres au-dessus de son col blanc immaculé, à sa veste bleu sombre et son pantalon de coupe parfaite – à l’exception des revers retroussés au-dessus de ses chaussures compliquées. On dit que les maîtres d’hôtel dans les restaurants chics savent à quel genre de personne ils ont affaire rien qu’en regardant leurs chaussures. Dans ce cas, Edwards n’aurait eu aucune chance d’avoir une bonne table. (Mais le discours d’Edwards portait sur le fait que peu d’Américains auraient la chance d’être bien placés, eux aussi). « Je vais vous dire quelque chose, pensez-y », poursuivait Edwards. « Il n’y a pas si longtemps que nous étions les plus gros producteurs d’acier et d’automobiles au monde. Plus maintenant.

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Nous fabriquions la plupart des avions de ligne pour le monde entier. Plus maintenant. Nous sommes ceux qui avons perfectionné la radio et la télévision. Nous n’en fabriquons plus. Il ne s’agit pas seulement d’emplois qui partent outremer, il s’agit de toute l’industrie… Nous en avons assez du libre échange, il est temps de penser aux échanges justes ». « Amen », dit Borden. Ce discours était de la musique à ses oreilles. Cela me fit réaliser pourquoi les gens étaient si contrariés de la perte des emplois industriels. C’est parce que c’était le genre d’emplois qui permettait à un homme de prendre sa retraite à la campagne au bout de trente-cinq ans, d’entretenir sa pelouse et son jardin et de remplir ses trois ou quatre congélateurs avec un demi-bœuf, de s’asseoir avec son fusil dans une hutte, sur sa propre terre, et d’attendre l’apparition d’un grand cerf. Est-ce que tout cela devait être abandonné aux Mexicains et aux Chinois qui payaient leurs travailleurs avec des cacahuètes et polluaient tant qu’ils pouvaient ? Edwards parlait de cette déité qu’est le capitalisme, créateur de prospérité et destructeur de cultures. Edwards disait qu’il pouvait brider ce puissant esprit. Le père Carheil avait essayé de faire la même chose, quand il dénonçait amèrement la traite du brandy à SaintIgnace, comme les clercs du Moyen Âge quand ils condamnaient l’usure, comme de nombreuses autres autorités spirituelles et politiques à travers les siècles, et le fait qu’ils aient si visiblement échoué n’augure rien de bon pour les promesses d’Edwards.

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Onze Kankakee La Salle donne une leçon à quelques chapardeurs. Une mystérieuse église entrevue dans un champ de soja. Les hobbits de l’Amérique du Nord. Abraham Lincoln paranoïaque ? Une légende urbaine à Kankakee au XIXe siècle. Du danger d’être trop complaisant envers les fantômes. L’épisode le plus sombre de la vie de La Salle. Un poisson-chat géant rôde dans les profondeurs. L’humeur joyeuse des « habitants » de l’Illinois.

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a descente vers le lac Michigan fut un cauchemar pour La Salle et son équipage. Des tempêtes, durant plusieurs jours d’affilée, soufflaient sur le lac, obligeant les hommes à rester grelotter dans des couvertures sur le rivage. Avant que le temps ne s’améliore, ils étaient arrivés au bout de leurs chiches réserves de nourriture. Au moment où ils purent risquer leurs canoës sur l’eau, ils étaient affamés. Douze jours après avoir quitté Green Bay, le premier octobre, ils aperçurent un village potawatomi. Quelques villageois coururent à leur rencontre sur la rive, leur faisant des signes d’amitié. Les hommes de La Salle eurent la tentation de le tuer (et ce ne fut ni la première, ni la dernière fois) quand il insista pour qu’ils continuent de pagayer et qu’ils débarquent quelques kilomètres en aval du village, au lieu de s’arrêter pour acheter de la nourriture. En plus de tout le reste, un autre orage se préparait. Mais ce n’était pas par perversité que La Salle agissait ainsi – il savait que c’était une mauvaise idée que de laisser une troupe d’hommes désespérément en quête de nourriture sortir en désordre des canoës pendant que lui-même essaierait de discuter de la situation avec les Indiens. Aussi passèrent-ils leur chemin, tandis que le vent se levait et que les eaux se gonflaient, et ils firent une escale misérable de plus, les 249

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vagues se brisant sur leurs têtes tandis qu’ils hissaient les canoës sur le rivage. Certains faillirent se noyer. La Salle ordonna à ses hommes de construire, en rondins de bois et broussailles, un bastion de fortune, puis il envoya trois émissaires mener des négociations convenables avec les Potawatomi. Tout d’abord, les trois hommes découvrirent un village déserté – les habitants avaient pris peur devant l’inquiétante disparition des hommes blancs dans les bois. Mais les émissaires portaient un calumet que La Salle avait obtenu à Green Bay, une pipe à long tuyau de grande importance symbolique. Il signalait des intentions pacifiques. Lorsque les Potawatomi l’aperçurent, ils changèrent une nouvelle fois d’attitude et donnèrent des provisions aux voyageurs en échange des cadeaux de La Salle. Pendant le reste du mois, La Salle et ses hommes continuèrent de progresser vers le sud dans des eaux agitées, et de se soumettre à l’éreintante nécessité, chaque soir, en montant leur camp, de hisser leurs canoës au sommet des falaises à pic bordant le rivage. Une nuit, vers la fin d’octobre, une sentinelle entrevit quelques Indiens fox rôder autour du camp. Lorsqu’on les appela, les Indiens se montrèrent et dirent qu’ils n’avaient fait preuve de prudence que parce qu’ils croyaient que les Français étaient des Iroquois, mais qu’ils étaient heureux de constater qu’ils s’étaient trompés. Le lendemain matin, en constatant qu’une veste avait disparu, La Salle décida fermement de la récupérer chez les Indiens. Ils n’auraient rien d’autre à attendre que des problèmes s’ils laissaient passer ça. La Salle prit l’avantage lorsqu’il croisa un guerrier fox solitaire dans les bois et qu’il le captura. Malheureusement, les Fox avaient déjà découpé la veste en plusieurs pièces, et lorsque La Salle se montra dans leur village pour exiger sa restitution – sous peine de ne jamais revoir leur camarade guerrier vivant – ils étaient dans l’impossibilité de lui donner satisfaction. Au lieu de cela, ils résolurent de libérer le prisonnier. Bientôt, quelque cent vingt-cinq guerriers affrontèrent dans les bois douze Français armés de mousquets à silex mais, ayant eux-mêmes peu d’armes à feu et de munitions, ils y regardèrent à deux fois avant d’user de la force, et les négociations finirent par reprendre. Les Indiens donnèrent à La Salle des peaux de castor pour compenser le vol, et l’amabilité régna de nouveau. Au cours de la conversation, quelqu’un apprit aux Français que les Illinois avaient eu vent d’une attaque imminente des Iroquois et qu’ils étaient dorénavant sur le pied de guerre. Et de plus, les Illinois considéraient que c’étaient les Français qui avaient attisé l’hostilité des Iroquois et ils étaient décidés

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à tirer à vue sur le premier Français qu’ils apercevraient. La Salle croyait que les jésuites et ses rivaux dans la traite des fourrures étaient à l’origine de cette désinformation. Il répondit aux Fox qu’il saurait très bien s’arranger avec les Illinois, merci ; mais en entendant cette nouvelle, le moral de ses hommes sombra encore plus bas.

* La Salle reprit le cours de son voyage. Le premier novembre, sa compagnie fit halte à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph, dans ce qui est aujourd’hui le sud-ouest du Michigan, pour commencer les préparatifs du voyage dans le pays des Illinois. De nos jours, le pays des Illinois est celui du maïs, du soja et des vaches Holstein. Par un bel après-midi d’été, en roulant le long de champs de pousses de maïs vert cru, j’atterris dans la bourgade de Beaverville – un cahot sur la route comme disent les gens du coin – dont le centre-ville comptait plusieurs silos à grain, une quincaillerie, la banque des Fermiers iroquois, une laverie automatique, un bureau de poste, et un bar-restaurant. Juste avant de me retrouver à nouveau dans les champs de maïs, j’eus une vision prodigieuse, une grande église de style roman qui paraissait avoir été transplantée là par erreur depuis un ancien faubourg ethnique de Chicago ou de Montréal. Elle s’élevait là, au milieu de nulle part. Je sortis de la voiture pour gravir l’escalier du parvis de l’église, qui se tenait très en retrait de l’autoroute ainsi qu’il convenait à sa dignité. Puis j’eus une autre surprise. La porte s’ouvrit lorsque je la poussai. En cet âge de vandalisme, ne pas fermer à clé les portes d’une église quand il n’y a personne autour, cela n’arrive jamais. J’entrai, et dans le clair-obscur de l’intérieur, j’éprouvai un choc en découvrant que quelqu’un se tenait devant moi. Une fraction de seconde plus tard, je réalisai qu’il s’agissait d’un ange d’un peu plus d’un mètre de haut tenant un bénitier. Je me signai avec l’eau bénite et descendis le long de la nef, fis une génuflexion et m’assis sur un banc. À la gauche de l’autel brûlait un cierge rouge, et je compris pourquoi l’église n’était pas fermée. Il était un peu plus de trois heures, un vendredi après-midi, le premier vendredi de juin, et le cierge rouge qui brûlait symbolisait la présence du Saint-Sacrement, les hosties consacrées, sur l’autel. Les fidèles étaient invités à entrer dans l’église pour adorer le sacrement ; c’est-à-dire pour adorer le corps, l’âme et la divinité du Christ. L’invitation était plus pressante le premier vendredi de chaque

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mois, parce que le Christ était mort un vendredi ; on incitait les fidèles à recevoir la communion les neuf premiers vendredis en rémission des péchés. Au cours des années que dura le concile de Vatican II et après, il semblait que ces dévotions traditionnelles fussent sur le point de disparaître – à l’instar de la coutume signalée par le père Cyr, celle des paroissiens empruntant la statue de la Rose Mystique pour l’amener chez eux et dire le chapelet à ses pieds. Les théologiens catholiques de tendance réformiste paraissaient s’accorder sur ce point avec les Protestants, pour qui ces dévotions sentaient la superstition et l’idolâtrie. Les adorations du premier vendredi, les chemins de croix, les neuvaines en l’honneur de Notre-Dame de la Médaille miraculeuse – tout cela était balayé dans le grand ménage de l’église, pour être remplacé par des formes de spiritualité plus convenables, comme l’activisme social par exemple. Cependant, quarante ans après Vatican II, ces anciennes dévotions subsistent, de pair avec des concepts médiévaux tels que les indulgences, qui provoquèrent tant de raffut en Allemagne il y a cinq siècles. (Dans la théologie catholique traditionnelle, les péchés qui ont été pardonnés impliquent toutefois toujours quelque châtiment temporel – on pourrait dire qu’il faut gérer le mauvais karma, même après l’allègement de la culpabilité. Les indulgences servaient à remettre tout ou partie de ce châtiment). Pourquoi en est-il ainsi, je n’en suis pas sûr. Je me sentais moi-même vaguement coupable de continuer à observer cette église en touriste, plutôt que de me concentrer sur la présence du Christ. Mais cette église était très intéressante. Je lus l’inscription figurant au bas de l’un des vitraux : « À la mémoire de Dame Hilaire Lambert, don de son époux ». Aussi improbable que cela paraisse, cette partie de l’Illinois avait été une enclave française. Des familles francophones étaient venues de Québec vivre ici avec leur religion et leur langue, en plein cœur des États-Unis d’Amérique. Elles semblaient avoir disparu. La grande église – la pierre de touche disait qu’elle avait été érigée en 1909 – ressemblait à un édifice monumental, à un temple, qu’une race mystérieuse aurait laissé derrière elle dans la brousse australienne ou le veldt sud-africain. Peutêtre est-ce là la raison pour laquelle Norman Mailer, dans son ouvrage de 1968, Miami and the Siege of Chicago, pouvait entonner son hymne à Chicago – située à une heure de voiture de Beaverville – par une énumération rhapsodique de tous les groupes ethniques que comptait la ville, à la seule exception des Français. Dans ce livre, il décrivait « les quartiers qui portaient les traces de l’Europe de l’Est, de l’Irlande,

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du Tennessee, un rassemblement de tous les clans du Midwest, les Indiens et les Irlandais/Écossais, les Suédois, quelques Allemands, des Italiens, des Hongrois, des Roumains, des Finnois, des Slovaques, des Slovènes – il n’y a que les Français qui ne voyageaient pas ». Ces Français qui ne voyageaient pas avaient parcouru tout le continent et tracé les premières rues de Détroit, de Milwaukee, de Saint-Paul – et même de Juneau, en Alaska. Des gens si courageux, si résolus, si entreprenants. Mais leurs esprits s’assombrissaient de la conscience qu’ils avaient – et qu’aucun nouvel arrivant européen ne pouvait leur disputer – qu’ils étaient venus construire une nation et un empire pour voir ce dernier être submergé par les envahisseurs et leur être enlevé. Ils étaient un peuple conquis, pas dans le Vieux Monde, mais dans le Nouveau. Même les Mexicains avaient fièrement défendu le cœur de leur pays contre de puissants envahisseurs tels que James K. Polk ou Napoléon III. Ils n’avaient pas perdu le cœur de leur indépendance. Mais les Canadiens français, si. Pour finir, quelque chose en eux résistait au Rêve américain, quelque chose les faisait baisser la tête et se fondre dans le paysage comme des hobbits.

* La Salle et ses hommes attendirent près de trois semaines le retour de Tonty – qui aurait normalement dû en avoir fini avec la récupération des déserteurs de Sault-Sainte-Marie et être, au moment même, en train de pagayer le long du lac Michigan pour gagner leur point de rendez-vous. Pendant ce temps, La Salle ordonna à ses hommes de construire un fort à l’embouchure de la rivière Saint-Joseph. Comme la construction du Griffon, la construction d’un fort pourrait du moins détourner leurs esprits du froid et de la mauvaise nourriture. Ensuite, ils pourraient partir. Il importait peu à La Salle que l’hiver approchât très vite – en fait, c’était pour le mieux, puisque, pendant l’hiver, les Illinois se scindaient en groupes de chasseurs et qu’ils présenteraient donc un front moins uni aux intrus. Dans l’intervalle, Tonty arriva avec les déserteurs, mais sans avoir pu obtenir de nouvelles du Griffon. Le cœur de La Salle sombra dans sa poitrine. Ce vaisseau représentait son salut financier. Tout de même, les hommes achevèrent la construction du fort et La Salle, au début de décembre, donna l’ordre de remonter la rivière Saint-Joseph. Arrivés à la plus méridionale des boucles de la rivière, près du site actuel de South Bend, ils débarquèrent des canoës

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et commencèrent à chercher des eaux coulant vers l’ouest susceptibles de les porter jusqu’en Illinois. En cette occasion, il arriva à La Salle quelque chose d’incroyable, encore que je ne mette pas en doute la véracité de ce récit. Leur éclaireur indien, un Mohican, était parti chasser et, en son absence, les Français complètement désemparés ne parvenaient pas à découvrir le portage qu’ils recherchaient. La Salle partit seul à la recherche de ce portage, mais à la nuit tombée, il n’était pas revenu au camp. À la fin de la journée du lendemain, il réapparut finalement, avant que Tonty et Hennepin n’aient eu vraiment le temps de s’inquiéter, deux opossums pendant à sa ceinture (il avait littéralement « gaulé » ces animaux comme des noix, les faisant tomber de leur arbre en les frappant avec un bâton). La Salle raconta aux deux hommes qu’il s’était perdu, mais qu’à la nuit tombée il avait réussi à retrouver son chemin jusqu’à la rivière Saint-Joseph. Il avait tiré un coup de feu en signal à ses hommes, mais qui était resté sans réponse. En suivant la berge de la rivière, il vit les lueurs d’un feu de camp, qu’il supposa être celui de ses hommes. Quand il arriva sur les lieux, cependant, il ne trouva que le feu et l’empreinte d’un corps sur une couche d’herbes. Il était clair qu’un Indien s’était posté là, peut-être en embuscade dans l’attente de quelqu’un, peut-être pas, et qu’il venait tout juste de fuir. La Salle lança des appels dans plusieurs langues indiennes, mais n’obtenant pas de réponse, il cria qu’il avait l’intention de dormir dans ce lit qui venait d’être abandonné. Puis, écrit Parkman, il « fabriqua une barricade de broussailles autour du camp, raviva le feu mourant, réchauffa ses mains engourdies, s’étira sur l’herbe sèche et dormit sans interruption jusqu’au matin ». Qu’on dise ce que l’on veut de La Salle, il avait du cran. Une fois l’éclaireur mohican revenu, la troupe parvint à découvrir le portage. Il menait à une enfilade de marécages à demi gelés. Un homme du nom de Duplessis, rendu à moitié fou par ce lent cheminement morose, fut sur le point de tirer un coup de feu dans le dos de La Salle, mais un autre membre de l’équipe s’empara de son fusil (ni La Salle ni aucun autre chroniqueur de l’expédition n’a jugé bon de commenter cet incident pour le moins inquiétant). Enfin, au milieu de ces misérables terres humides et glacées, les hommes découvrirent un imperceptible courant dans la vase détrempée. C’était la rivière Kankakee. Ils suivirent ce courant jusqu’à ce qu’il s’élargisse au point de former ce qu’ils pouvaient appeler une rivière, encore que cette rivière

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tortueuse, qui sinuait lentement dans des broussailles impénétrables et enchevêtrées, ne leur permît de progresser que difficilement. Puis ils arrivèrent dans les prairies, un pays d’herbages où se voyaient de loin en loin des massifs de grands chênes. Tout autour d’eux, le sol était carbonisé – les Illinois mettaient le feu à des endroits soigneusement déterminés pour obliger les bisons à passer au galop devant des groupes de chasseurs qui pouvaient alors les tuer en grand nombre. Cette méthode d’abattage du bison à grande échelle ne cadre pas exactement avec l’image des Amérindiens vivant en harmonie avec notre Mère la Terre. Ils laissaient les carcasses dispersées sur le sol pour les loups et les corbeaux – comme un signe avant-coureur du grand massacre des bisons du XIXe siècle. En pagayant au fil du courant, les Français virent les os et les crânes de ces animaux empilés en monceaux gigantesques. Puis, en un endroit, ils repérèrent un grand mâle enlisé dans la boue du bord de la rivière. Il fallut douze hommes pour tuer la bête et la hisser sur la berge, mais leurs efforts furent récompensés par un véritable (et si rare) festin. Ils atteignirent le point où la rivière Kankakee se jette dans la rivière Illinois, et ils continuèrent leur route vers l’ouest. Le mois était presque écoulé quand ils arrivèrent à un grand village illinois, pas très éloigné de l’actuelle ville d’Utica. Ils y trouvèrent quatre cent soixante huttes… vides. La Salle et ses hommes découvrirent dans le sol des silos creusés où était conservé le grain ; ils se servirent abondamment et poursuivirent leur descente de la rivière. Juste au-dessous de la ville actuelle de Peoria, ils découvrirent un autre village illinois, quoique plus petit. Celui-ci était occupé. À présent, La Salle pourrait apprendre de la bouche des intéressés eux-mêmes quelles étaient les dispositions des Illinois envers les Français. Il fit aligner de front les huit canoës, face à la rive, et ordonna aux hommes de lâcher leurs pagaies pour prendre leurs fusils. Il laissa le courant les porter devant le village ; si les Illinois cherchaient vraiment la bagarre, ils verraient que les Français étaient prêts. Dans les combats qui se déroulaient dans la nature sauvage, la surprise était toujours l’arme la plus mortelle. C’est pourquoi, dans ce cas précis, malgré leur avantage numérique, les Illinois se trouvèrent désavantagés. Dans ce village, une ou deux centaines de guerriers se trouvaient confrontés à quelque trente Français dans des canoës, mais ces guerriers ne pouvaient s’attendre à ce que des étrangers armés et résolus arrivent jusqu’à leur seuil.

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Les hommes de La Salle découvrirent un atterrage en contrebas du village, tirèrent les canots au sec et se tinrent prêts à repousser une attaque. Les Indiens se rassemblèrent et s’approchèrent des Français, tendant un calumet ; La Salle leur présenta aussi le sien. En un instant, il fut décidé que les visiteurs se verraient accorder l’hospitalité au village. Les Français se virent offrir un festin, des discours furent prononcés, et des cadeaux offerts aux villageois en échange du maïs que les Français leur avaient « emprunté ». La Salle leur dévoila son intention de construire un fort et d’hiverner dans la région, et, afin de leur rendre cette idée agréable, il se fit apporter sa forge portative et leur en montra l’usage. Il leur apprit également qu’il avait l’intention de voyager le long de la grande rivière jusqu’à la mer. Cela bénéficierait également aux Illinois, disait-il, car, grâce à cette nouvelle route de traite, de nouveaux produits de valeur leur parviendraient. Ils deviendraient prospères et puissants en commerçant avec les Français, et les Français s’assureraient que cela se passerait bien ainsi en leur donnant leur protection contre les Iroquois. Le maître de La Salle, le grand roi de France, y veillerait. En résumé, La Salle avait fait valoir à ses hôtes tout ce qu’apporterait une alliance politique et économique entre les Français et les Illinois, la maîtrise du cœur du continent, en somme.

* La Salle pénétrait dans une région qu’occuperaient très bientôt d’autres Français – des traiteurs de fourrures, des jésuites et une poignée de fermiers. Deux siècles plus tard, cependant, il y eut une nouvelle vague d’immigration française, très différente, en Illinois. À quelques kilomètres au sud de la rivière Kankakee, là où La Salle et son détachement étaient passés en décembre 1679, ces immigrants canadiens-français du XIXe siècle fondèrent la jolie ville de SainteAnne – et par la même occasion déclenchèrent l’un des épisodes les plus curieux de l’histoire de la religion en Amérique. Tout commença en décembre 1850, lorsque l’évêque catholique de Chicago écrivit une lettre à un prêtre de Québec du nom de Charles Chiniquy. Dans cette lettre, l’évêque de Chicago, Mgr James Oliver van de Velde, pressait Chiniquy de contribuer à la grande cause consistant à attirer « des immigrants provenant des pays de langue française d’Europe et d’Amérique, jusqu’à ce qu’ils aient recouvert tout le territoire de l’Illinois de leur fils vigoureux et de leurs filles pieuses ».

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Chiniquy se rendit en Illinois, vit la terre promise et, lors de son retour à Québec, était gagné à cette cause. Ce qui déclencha l’ire de l’évêque de Montréal, Mgr Ignace Bourget. Ce sujet de l’immigration était un point sensible pour un homme comme lui. Lui-même et ses confrères avaient toujours encouragé le fort taux de natalité des Canadiens français du Québec, mais sans jamais être en mesure d’évaluer cette réalité, que le Québec ne pouvait nourrir qu’une population limitée, proportionnelle à l’étendue de ses terres agricoles. À mesure que s’écoulait le XIXe siècle, la diaspora des Canadiens français du Québec allait croissant, ce qui troublait profondément Bourget et d’autres dignitaires de l’Église. Lord Elgin, gouverneur général du Canada, remarqua en 1848 que ces dirigeants de l’Église étaient tous les ans contraints de regarder leur troupeau émigrer « par milliers aux États-Unis, où ils devenaient fendeurs de bois et porteurs d’eau pour les Yankees, et mauvais catholiques au passage ». (C’est une autre ironie de l’histoire que, sur le long terme, ces émigrants se soient révélés meilleurs catholiques que les Québécois). La solution de Bourget consistait à inciter les Canadiens français à s’établir dans les régions inhabitées de leur propre province plutôt que de quitter le pays. Lorsque le Québec eut pleinement développé son industrie au XXe siècle, l’exode arriva effectivement à son terme – mais jusque-là, cependant, les emplois dans les usines de textile du New Hampshire et du Massachusetts restaient plus attractifs que le travail éreintant de bûcheron ou de fermier dans l’arrière-pays québécois. La solution de l’évêque de Chicago était différente – une émigration massive vers des lieux bien choisis aux États-Unis. Le fait de concentrer suffisamment d’immigrants canadiens-français en une région précise les empêcherait de continuer « à se disperser au milieu des protestants ». L’Illinois pourrait devenir un Nouveau Québec. Chiniquy, pensait l’évêque, était exactement l’homme qu’il fallait pour mettre ce plan à exécution. Le prêtre avait prouvé qu’il était un personnage capable et charismatique, fondateur et directeur d’une société de tempérance de Québec qui comptait deux cent mille membres. Il était né pour la croisade. En novembre 1851, il retourna en Illinois, détermina un site pour la nouvelle colonie, là où se trouve aujourd’hui la ville de Sainte-Anne, supervisa la construction d’une chapelle de rondins et accueillit les premières familles canadiennesfrançaises. Vers la fin de cette décennie, la population de la ville dépassait les mille habitants, sans compter les ramifications qu’étaient les communautés de colons français comme Beaverville.

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Cependant, comme beaucoup de croisés, Chiniquy avait des relations assez difficiles avec les gens, en particulier avec les représentants de l’autorité. Il se lança dans une longue bataille juridique au sujet des titres de propriété des terres de Sainte-Anne avec Anthony O’Regan, l’évêque de Chicago, qui avait succédé à l’évêque Van de Velde en 1853. Chiniquy affirmait qu’il était propriétaire de ces terres. Il fit également des procès pour la même raison à un promoteur du nom de Peter Spink. Ce fut à l’occasion de ces litiges que Chiniquy s’adjoignit les services d’un avocat et politicien éminent de l’État de l’Illinois, Abraham Lincoln. Pour Lincoln, représenter le père Chiniquy contre Spink faisait partie de son travail habituel. (Les deux parties arrivèrent à un compromis). Selon Chiniquy, lui-même et Lincoln s’entendaient comme chien et chat. Nous n’avons aucune indication que Chiniquy ait jamais revu Lincoln par la suite. Cela n’avait pas d’importance. Chiniquy avait établi une relation avec Lincoln, relation qu’il saurait utiliser par la suite. Dans l’intervalle, entre les deux procès, l’évêque O’Regan suspendit Chiniquy de ses fonctions. La raison de cette suspension n’a jamais été explicitée et Chiniquy, qui continuait à exercer en tant que prêtre, affirmait que l’évêque avait été mal informé par ses ennemis au sujet de certaines questions délicates. L’évêque finit par excommunier Chiniquy et des prêtres du Canada furent envoyés sauver le troupeau de ce pasteur discrédité. Cependant, l’influence de Chiniquy sur ses ouailles restait considérable, et la plupart le suivirent lorsqu’il annonça son intention de quitter définitivement l’Église catholique romaine pour devenir ministre de l’Église presbytérienne. L’église de SainteAnne devint la « Première Église presbytérienne de Sainte-Anne », que Chiniquy dirigea jusqu’à sa retraite en 1891. Durant le temps où il fut pasteur de cette église, Chiniquy se maria, éleva deux filles et se lança dans des tournées de conférences aux États-Unis, en Europe, en Australie, tonnant contre l’Église de Rome dépravée et sans dieu. En 1886, il publia Fifty Years in the Church of Rome [Cinquante ans dans l’Église romaine], un énorme mémoire de 832 pages dans lequel il dépeignait l’Église catholique, et en particulier sa branche canadiennefrançaise qu’il connaissait intimement, comme un foyer d’ivrognes, d’hypocrites, d’intrigants et de menteurs, d’idolâtres agrippés à la Bible et de débauchés sexuels. Les catholiques ne tardèrent pas à répondre. Toute la carrière de Chiniquy fut placée sous un jour déplaisant, et il fut rapporté, avec une certaine exactitude, qu’il avait été surpris dans de nombreuses situations d’immoralité personnelle, remontant jusqu’à

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l’époque où il était séminariste. Le fait que l’évêque O’Regan l’ait suspendu de ses fonctions, par exemple, était dû au fait que Chiniquy avait fait preuve à plusieurs reprises d’un comportement violent et immoral. De son côté, Chiniquy soutenait qu’O’Regan avait essayé de se débarrasser de lui parce que l’évêque souhaitait placer toutes les églises canadiennes-françaises de l’Illinois sous la coupe des Irlandais. (J’ajouterais que ce soupçon pourrait avoir touché une corde sensible en d’autres endroits qu’à Sainte-Anne. À travers toute l’Amérique du Nord, on disait souvent que les pires ennemis des catholiques francophones étaient les évêques irlandais). Dans son mémoire, Chiniquy fit jouer autant que possible sa relation avec Lincoln. Selon ce qu’il y rapporte, Chiniquy avait rendu visite au président à la Maison blanche, où Lincoln lui aurait dit : « Il y a quelques jours, j’ai rencontré monsieur Morse, l’inventeur du télégraphe électrique ; il m’a dit que, lorsqu’il était à Rome, il y a peu de temps, il découvrit les preuves de la plus formidable conspiration contre ce pays et toutes ses institutions. Il est clair que c’est aux intrigues et aux émissaires du pape que nous devons, en grande partie, l’horrible guerre civile qui menace de couvrir le pays de sang et de ruines ». Lincoln offrit à Chiniquy un poste de secrétaire à l’Ambassade américaine en France, en qualité de quoi il aurait pu se rendre à Rome et enquêter sur cette conspiration. « Puisque vous avez été prêtre de Rome pendant vingt-cinq ans, je ne connais aucun homme aux États-Unis qui soit autant que vous au fait des artifices des jésuites, et au dévouement de qui je pourrais autant me fier », dit Lincoln à Chiniquy. « Et, une fois que vous ferez partie du personnel de l’Ambassade, même en tant que secrétaire, ne pourriez-vous sans tarder devenir ambassadeur vous-même ? J’ai besoin de chrétiens dans tous les départements du service public, et surtout dans les postes les plus élevés. Qu’en pensezvous ? » Étonnamment, Chiniquy déclina l’offre. « L’honneur que vous voulez me conférer est bien au-dessus de mon mérite ; mais ma conscience me dit que je ne peux pas abandonner le prêche de la Bonne Parole à mes pauvres compatriotes canadiens-français, qui demeurent encore dans les erreurs de la Papauté », répondit Chiniquy. « Car je suis quasiment le seul qui, par la bonté de la Providence, ait encore de l’influence sur eux. Je suis certainement le seul que les évêques et les prêtres ont l’air de redouter dans cette œuvre. Leurs nombreuses tentatives pour m’ôter la vie en sont la preuve ». Chiniquy resta donc fidèle à sa mission. Dites ce que vous voulez de Brébeuf et des autres

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martyrs jésuites héroïques chez les Iroquois – voilà un homme qui pouvait renoncer à un poste diplomatique à Paris pour demeurer dans un trou perdu du nord de l’Illinois, porter la Bonne Parole à quelques fermiers canadiens-français et risquer nuit et jour une attaque sournoise de meurtriers catholiques irlandais, échauffés à la fois par l’évêque de Chicago et l’alcool du bistrot du coin. Chiniquy parvint à créer un profond fossé dans la ville de Sainte-Anne, une aigre hostilité entre ceux qui suivirent Chiniquy hors de l’Église catholique et ceux qui restèrent fidèles à celle-ci. Chez les catholiques, on se racontait des histoires d’horreur sur Chiniquy. On disait que quand le camion de pain faisait sa tournée, « le vieux Charles » consacrait tout le pain qui s’y trouvait. On racontait, après sa disparition, que sur son lit de mort il avait supplié qu’on fasse venir un prêtre, mais que sa femme avait refusé de l’écouter. Cependant, lors de mon passage à Sainte-Anne, je découvris que les relations entre l’Église de Sainte-Anne et la Première Église presbytérienne de Sainte-Anne étaient en fait devenues très cordiales. Dans les années 1960, le prêtre catholique, le père Naughton, et le pasteur de la Première Église presbytérienne, le révérend Reinhold Heinrich, étaient devenus bons amis et partenaires de golf. Le révérend Heinrich assista au mariage catholique d’une presbytérienne d’une ancienne famille française pro-Chiniquy et d’un catholique d’une vieille famille française anti-Chiniquy. Les paroissiens de Sainte-Anne apportèrent même leurs marteaux et leurs scies pour aider des ouvriers presbytériens à achever les rénovations de l’église presbytérienne. Ces bonnes relations continuent depuis. Récemment, les presbytériens ont organisé un méchoui pour lever des fonds, et le prêtre de Sainte-Anne, le père Fanale, leur a permis d’utiliser gratuitement sa propre salle paroissiale pour l’occasion. « Le vieux Charles » a dû faire des bonds dans sa tombe. « Tous les sentiments d’hostilité qui durent encore proviennent de gens extérieurs à la communauté », me dit Dean Tolly, un membre influent de la Première Église presbytérienne. « Comme vous, il y a des gens qui viennent de tout le pays, qui recherchent des curiosités. Par exemple, un homme m’a appelé de Californie, il y a quelques mois. Il avait lu le livre de Chiniquy et il me contactait pour en savoir un peu plus sur notre église, dans l’espoir que nous restions fidèles à l’esprit de ce qu’avait écrit le père Chiniquy ». Tolly haussa les épaules. « Je n’ai pas lu les livres du père Chiniquy ». Cet homme de Californie ne sera

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certainement pas le dernier à appeler, ou à venir en personne, pour voir la Première Église presbytérienne de Sainte-Anne en hommage à Chiniquy. Son mémoire a été publié récemment sous forme de bande dessinée et publicisé sur Internet par Jack T. Chick, dans son inlassable croisade contre toutes les formes d’hérésie et d’apostasie, mais surtout contre le catholicisme romain. Il a réalisé une sorte de version des « classiques illustrés » de Fifty Years in the Church of Rome. Dans un passage de ces mémoires, par exemple, Chiniquy écrit que douze prêtres jésuites étaient venus assister à son procès contre Peter Spink, dans l’espoir de le voir écrasé sous le marteau du juge. Pour illustrer cet épisode, Chick a dessiné une rangée de douze hommes renfrognés vêtus de noir qui regardent directement le lecteur. Celui-ci pourrait pratiquement y voir des jésuites contemplant l’assassinat d’Abraham Lincoln. Cette sorte d’aliénation n’est pas près de disparaître. Dans quelques siècles, plus personne ne se rappellera du nom de Freud ou de Marx, mais il se pourrait bien que le nom de Charles Chiniquy soit fidèlement préservé par des enclaves de vrais croyants du Dakota du Nord, du Togo ou de l’Ouzbekistan.

* Je rencontrai Leland Ponton, ouvrier d’usine en retraite, musicien et gendarme municipal – entre autres anciennes occupations – dans la cuisine de son bungalow, rempli de vaches Holstein sous la forme d’aimants de réfrigérateur, de couvre prises électriques, de décorations murales, et même d’une pendule. Les vaches Holstein sont un motif courant dans cette région. C’était l’arrière-grand-mère de Ponton, Euphemie Reno, qui, avec d’autres membres de la paroisse, avait adressé une lettre à l’évêque de Chicago pour demander le retrait de Chiniquy. Cela se passait après que Chiniquy ait été surpris au lit avec sa femme de ménage, selon Ponton. « La vieille disait la vérité », dit Ponton. « Elle ne mentait pas. Et ils ne voulaient pas entendre des choses pareilles ». Ils, c’étaient les supporters de Chiniquy. « Ils savaient que nous étions apparentés aux Reno », dit Ponton. « Cela voulait dire que nous avons été automatiquement discrédités ». Ponton était réticent à développer le sujet. « Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis », dit-il. « On ne réveille pas le chat qui dort ». Il préférait raconter l’histoire qui arriva au fils d’Euphemie, Calix. Par une nuit d’automne de 1859, le garçon de neuf ans aperçut la lumière d’une lanterne suspendue à un peuplier pas très loin de l’endroit où se trouve actuellement le bungalow de Ponton.

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Il s’approcha et vit un homme et une femme en train de creuser un trou. Quand ils s’arrêtèrent de creuser, ils sortirent un grand objet qu’il n’arriva pas à identifier de leur carriole, le jetèrent dans le trou, le recouvrirent de terre, éteignirent la lanterne puis repartirent. Calix avait eu si peur qu’il ne raconta à personne ce qu’il avait vu, jusqu’à ce que vingt-six ans plus tard, en 1925, pensant que tous les gens qui auraient pu être impliqués dans cet incident devaient être morts, il le raconte à sa fille, la mère de Ponton. Son hypothèse était que l’homme et la femme avaient assassiné un conducteur de troupeau pour son argent. Il y avait autrefois, près de la ferme des Reno, une piste utilisée par les conducteurs de bestiaux qui amenaient leurs troupeaux à Chicago, et une taverne où ils se restauraient au sommet de la colline, visible depuis la maison des Ponton. Les propriétaires de cette taverne étaient des personnages louches. L’un d’entre eux aurait pu être la femme impliquée dans le meurtre et l’enterrement. Au cours des années suivantes, on put apercevoir de temps à autre la lumière d’une lanterne luire le long du sommet de la colline où se tenait la taverne autrefois. Ponton estimait avoir vu lui-même cette lanterne à vingt-cinq reprises environ. « C’était une lumière bleu mauve », disait-il. « Cela ressemblait… enfin, à quelqu’un qui porte une lanterne ». Il avait également vu le fantôme du conducteur de troupeau assassiné quand il avait sept ans. « Ma mère, ma sœur et moi, nous étions en train de travailler dans le jardin », me raconta Ponton. Le jardin se trouvait sur le même terrain que le bungalow. « C’était au printemps. Je levai les yeux et je vis ce grand type maigre, qui portait un long manteau noir de cavalier – vous voyez ce genre de manteau que portaient les cow-boys. Ils descendaient presque jusqu’aux tibias. Enfin, je levai les yeux et je vis ce type. Et ma mère, qui était juste là, elle m’attrapa et me dit, partons d’ici. Je me retournai pour voir derrière moi, et il avait disparu. La seule chose dont je me souvienne, c’est qu’on ne pouvait pas distinguer sa figure. Ni ses mains ». Ponton vit l’homme au manteau de cavalier une seconde fois, en 1988, mais il ne s’attend pas à le revoir. Il raconta l’histoire de l’homme assassiné à un journaliste du Kankakee Journal en 1988. « Voici ce que je pense », dit Ponton. « Supposons que vous vous trouviez dans une région où vous n’étiez jamais venu avant, vous ne faisiez que passer, et vous êtes assassiné là. Quelle serait votre dernière volonté, sachant que vous ne rentrerez jamais chez vous ? Ce serait que quelqu’un au moins sache où vous avez été enterré. Vous ne trouvez pas ? Le fond de ma pensée est que – si cela avait été moi, j’aurais voulu que quelqu’un

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sache vraiment où est ma tombe. Il avait besoin de reconnaissance, et que quelqu’un sache. Le petit entrefilet dans le journal a fait que sa dernière volonté a été accomplie. C’est tout ce qu’il voulait ». La publication de cet article provoqua un certain nombre de complications. « Pour moi, cela a été comme donner un coup de pied dans une fourmilière », dit Ponton. Je lui demandai ce qu’il voulait dire par là. « Avez-vous déjà donné un dollar à un ivrogne ? » me demanda-t-il. « Tout de suite après, il y en a sept ou huit devant vous, la main tendue. C’est un peu la même chose. Les bons samaritains, ils entendent parler de vous ». Je ne comprenais toujours pas ce qu’il voulait dire. « Si c’est vrai que ce type était là, alors il doit sûrement y en avoir d’autres », dit Ponton. « Il doit y en avoir d’autres ». Il n’en dit pas davantage, mais à ce moment, je commençais à saisir ce dont il parlait. Le sang était toujours là et il criait depuis la terre, il y avait d’autres esprits sans repos qui voulaient envoyer un message aux vivants. Ponton avait même composé une chanson au sujet de ce que son grand-père avait vu. Excellent musicien, Ponton avait appris à jouer de la guitare avec son père et, pendant les trente dernières années, avec un groupe appelé le Country Combination Committee, il avait diverti les gens des environs avec ce qui faisait sa joie et sa fierté, une guitare électrique qu’il appelait Thelma Lue. Il me montra sa guitare au manche usé. « Chacune de ces marques représente quelqu’un », dit-il. Il voulait dire que, pendant ces trente années, lui, Thelma Lue et le groupe avaient joué dans d’innombrables concerts de charité. Ils avaient récolté de l’argent pour payer des frais médicaux, des secours d’urgence et toutes sortes de choses nécessaires à différentes personnes. Il en était fier, et cela se comprend. Il joua la mélodie de la chanson concernant son grand-père et ce que celui-ci avait vu. Un joli accompagnement en si bémol courait tout du long. Il me dit qu’il avait écrit des paroles à cette chanson, mais qu’il ne savait plus trop où elles étaient. Je lui en demandai le titre. Il réfléchit un moment et dit : « Pale Rider ». Après quoi il me montra la dépression dans le sol où il pensait qu’était enterré le conducteur de troupeaux. C’était à l’endroit où son allée de gravier contournait un saule. Cette dépression n’était pas très visible – il fallait se reculer de trois mètres environ pour apercevoir le léger creux à la surface de l’herbe. Je lui posai la question brûlante. Avait-il déjà songé à creuser à cet endroit et à vérifier si les ossements de l’homme s’y trouvaient vraiment ? Mais Ponton, à l’instar des sorciers du Texas, n’était pas très chaud pour tester de telles hypothèses. « J’y

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ai pensé », dit-il. « Mais je n’aime pas remuer la merde. Il vaut mieux le laisser tranquille ».

* La nuit suivant le discours de La Salle aux Illinois, une bande d’Indiens miamis de l’ouest du Mississippi arriva dans le village. Au premier coup d’œil, ils comprirent que ces Français, s’ils parvenaient à leurs fins, les supplanteraient en tant qu’intermédiaires dans la traite des fourrures entre les sources d’approvisionnement du nord-ouest et les traiteurs de l’est du Mississippi. Tandis que La Salle et ses hommes dormaient, ils dirent aux Illinois qu’ils étaient fous d’accueillir les Français. Le chef de ces intrus, le grand au parler sec, était un ami de leurs ennemis les Iroquois, tout le monde le savait. S’il parvenait à s’établir dans les confins du Mississippi, il y armerait les gens de cette région, et les Illinois seraient écrasés entre les Iroquois et ces Indiens du sud. Ayant délivré son message, le groupe des Miamis s’éclipsa du village avant l’aube. La Salle eut vent de cette visite grâce à l’un des Illinois et eut le temps de se préparer avant la soirée suivante, lorsque les Illinois l’invitèrent avec ses hommes à un festin et que leur porte-parole commença à leur dire qu’un voyage vers l’aval du Mississippi était totalement hors de question. Il évoqua les monstres du fleuve et les nations guerrières féroces le long de ses rives, les chutes d’eau traîtresses qui apparaissaient soudainement sans crier gare au-dessous des canoës, et la mystérieuse extrémité de ce fleuve, qui se jetait dans un trou géant dans la terre, duquel personne, y étant entré, n’était jamais ressorti. Cette histoire était la seule manière par laquelle les Illinois pensaient pouvoir dissuader les Français. L’alternative aurait été de les tuer tous, mais la chose était loin d’être simple ; ces Français n’étaient ni insouciants ni stupides, et ils avaient des armes. La Salle répondit froidement que lui-même et ses hommes sauraient surmonter tous les périls qu’ils pourraient rencontrer sur le fleuve. Puis il prit le taureau par les cornes. « Je ne dormais pas mon frère », dit La Salle au porte-parole, « quand Monso vous a fait la fausse peinture des François qu’ils vous décrivaient la nuit et en cachette comme des espions des Iroquois… Pourquoi a-t-il fui aussitôt après cette méchanceté ? S’il n’est pas menteur, qu’il parle de jour comme je le fais ». La Salle, ancien étudiant rompu à la rhétorique, fit sans nul doute une pause pour laisser à ses paroles le temps de faire leur effet. « Et ne sais-tu pas que l’Iroquois que tu redoutes a éprouvé ce que nous savons faire et que

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nous n’avons pas besoin de son aide pour te faire le même traitement, si tu l’avais mérité comme lui ? » Le porte-parole des Iroquois émit un grommellement en réponse. Comme à l’accoutumée, La Salle avait donné aux Indiens de quoi réfléchir. Malheureusement pour La Salle, six de ses hommes – y compris monsieur Duplessis, qui avait déjà tenté de tuer La Salle – prirent très au sérieux l’histoire des Illinois au sujet des dangers du Mississippi. La nuit même, ils désertèrent. Ce n’est pas qu’ils aient nécessairement cru les Illinois ; ils choisirent du moins de ne pas ne pas les croire, et de considérer ce conte comme une bonne excuse pour s’éloigner du voisinage. Ils en avaient eu assez. Ce n’était pas seulement à cause de l’incertitude dans laquelle ils se trouvaient de faire à nouveau un bon repas, ou d’avoir un endroit chaud et sec où dormir, ou des cauchemars d’être un jour torturés à mort par ces sauvages imprévisibles, ni parce qu’ils étaient las et avaient les os rompus d’avoir pagayé et piétiné si longtemps dans la neige, ni à cause des morigénations constantes de cet homme qui ne plaisantait jamais avec eux, ni ne leur passait un bras amical autour des épaules, qui n’avait pas l’air de réaliser qu’ils n’étaient pas habitués à tant de misère, ni que, jamais dans leur vie, ils n’avaient eu à subir ces constantes exigences de faire ci, de faire ça. (Bien sûr, La Salle était plus dur avec lui-même qu’avec n’importe qui. Mais lui du moins récolterait toute la gloire et les profits qui sortiraient de cet interminable voyage dans la nature sauvage, pas eux). Il n’y avait pas que cela. Il y avait aussi qu’ils ne pouvaient même pas alléger leur calvaire par un peu de brandy, ni exprimer leurs sentiments au moyen de jurons virils, ni regarder une Indienne avec un peu d’insistance. Ils avaient entendu dire en France que les traiteurs de fourrures pouvaient forniquer à cœur joie dans ces villages indiens – et est-ce que cela ne les aurait pas un peu dédommagés de leurs muscles douloureux et de leurs rations répugnantes ? Mais avec La Salle, il n’en était pas question. Pour qui est-ce qu’il se prenait ? Et de plus, où donc étaient les hommes en armes qui les obligeraient à obéir à ses exigences ? Cet homme ne pouvait compter que sur sa force de caractère. La Salle avait écrit à un ami, au sujet du mécontentement de ses hommes : cette facilité dont on dit que je manque est hors d’usage avec ces sortes de gens qui sont pour la plupart libertins… et avec qui l’indulgence doit aller à tolérer les blasphèmes, l’ivrognerie, les impudicités et un libertinage incompatibles avec toute sorte d’ordre, sans lequel il est impossible de réussir… et enfin je suis Chrétien et je ne veux pas être chargé de leurs crimes.

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Mais ces six déserteurs auraient dû réaliser qu’ils mettaient en grand danger leurs camarades restés derrière. Si les Illinois réalisaient que les hommes quittaient La Salle, ils se mettraient à reconsidérer leur hospitalité. La Salle avertit les hommes qui lui restaient de ne laisser paraître aucune angoisse. (La version officielle à raconter aux Illinois, au cas où ils demanderaient où se trouvaient les hommes manquants, était qu’ils avaient été envoyés en mission). Puis il se déplaça à quelques kilomètres en aval du village illinois où il se prépara à construire un nouveau fort, situé sur une hauteur au-dessus du fleuve, entre deux profonds ravins. La Salle l’appela le Fort Crèvecoeur. Pendant la construction du bâtiment, les Illinois restèrent pacifiques. Aux meilleures époques – ou mêmes aux pires –, ils n’avaient jamais été assoiffés de sang ni même constitué une impressionnante force militaire. Ils semblaient corroborer la notion indienne voulant que ce que les Français appelaient « jouissance » soit mauvaise pour un homme. « Ils font montre de beaucoup de passion envers les femmes, et même encore davantage envers les garçons » écrivait Tonty au sujet des Illinois. « Ils deviennent presque efféminés à force de vie douce et de plaisir. Que ce soit à cause de l’influence du climat ou en conséquence de leurs imaginations perverses, on trouve beaucoup d’hermaphrodites parmi eux ». Quelles qu’aient été les raisons de leur attitude accommodante, celle-ci a dû inspirer d’amères réflexions à La Salle. Jamais dans toute sa carrière il n’avait été trahi par un sauvage – mais uniquement par ses propres compatriotes. Sentant que les Illinois s’étaient décidés à laisser les Français tranquilles, La Salle s’enhardit à séparer ses hommes. Il envoya le père Hennepin et deux hommes descendre le cours de la rivière Illinois. Une fois qu’ils auraient atteint le Mississippi, ils devraient tourner à droite et prendre la direction du nord, vers les sources de la rivière. Là, ils devraient fonder une mission pour démontrer aux Indiens, aux jésuites et aux traiteurs de fourrures français de la région que La Salle était revenu aux affaires – des affaires dont la portée, à partir de ce moment, s’étendrait du golfe du Mexique jusqu’au Grand Nord canadien. Le 28 février 1680, Hennepin et ses compagnons partirent courageusement accomplir cette périlleuse mission. Un mois plus tard, ils furent capturés par des Sioux hostiles dans ce qui est aujourd’hui l’État du Minnesota, et gardés en captivité pendant des mois, redoutant la torture et la mort, jusqu’à ce qu’ils soient secourus par un détachement de Français menés par Daniel Greysolon du Lhut.

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Hennepin finit par rentrer en Europe, où la relation de ses aventures, la Description de la Louisiane, devint un bestseller. Comme beaucoup d’autres écrivains néophytes qui obtiennent un grand succès avec leurs mémoires, Hennepin ne savait plus s’arrêter. Les éditions successives de son ouvrage devinrent de plus en plus fantaisistes et saugrenues, ce qui fait que cet homme, honnête dans le fond, finit par acquérir une terrible réputation de menteur. Entre-temps, La Salle décida qu’il lui fallait rentrer à Fort Frontenac et à Montréal, pour apaiser ses créanciers si c’était possible, pour découvrir ce qui était arrivé au Griffon et pour revenir avec davantage d’objets de traite et d’équipement s’il s’avérait que les nouvelles concernant le Griffon étaient effectivement mauvaises. Le lendemain du départ d’Hennepin, il s’en alla avec cinq hommes : Nika et quatre Français. Tonty fut littéralement laissé en arrière pour tenir le fort avec quinze hommes. C’était le plus mauvais moment de l’année, le tout début du printemps, pour s’embarquer dans un tel voyage. La nourriture était difficile à trouver – beaucoup de groupes autochtones mouraient de faim au mois de mars – et la voie de terre était difficilement praticable pour les voyageurs. Il y avait encore assez de glace sur la rivière pour rendre le voyage en canoë quasiment impossible, mais pas assez pour pouvoir marcher dessus. La neige, fondant puis gelant à nouveau, était trop molle et lourde pour les raquettes. Lorsque la neige ne menaçait pas d’immobiliser les hommes, c’était au tour de la boue mi-gelée, mi-liquide. Il leur fallut trois semaines et demie pour atteindre leur fort de l’embouchure de la rivière Saint-Joseph. Lorsqu’ils arrivèrent, ils trouvèrent les deux coureurs de bois qui avaient été dépêchés l’automne précédent au lieu de rendez-vous avec le Griffon. Ils dirent à La Salle qu’ils n’avaient découvert aucune trace du navire. Il fut alors évident pour La Salle qu’il était perdu corps et biens. Comme toujours, le seul recours possible était de tirer le meilleur parti des choses, ce qui, dans ce cas, signifiait continuer vers Fort Frontenac et Montréal pour faire savoir à tout le monde que le projet n’était pas abandonné. Avant de reprendre la route, cependant, il envoya deux hommes rejoindre Tonty pour recommander à ce dernier de commencer à fortifier le sommet de la falaise de grès située quelques kilomètres à l’est du Grand Village des Illinois. L’histoire connaît cet endroit sous le nom de Starved Rock (le rocher de la famine). C’était un site stratégique qui serait bien plus facile à défendre que Crèvecoeur.

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Les eaux du lac Michigan étant encore gelées, La Salle décida de ne pas revenir par le chemin qu’il avait pris à l’aller. Au lieu de faire le chemin en sens inverse, vers le nord du lac Michigan jusqu’à Michilimackinac, puis vers le sud du lac Huron jusqu’aux chenaux de Détroit, il traverserait le sud du Michigan par voie de terre, avec les trois hommes qui lui restaient et les deux coureurs des bois. Ce voyage fut une épreuve de plus. Les forêts, écrivit La Salle, étaient « si entrelacées d’épines et de ronces qu’en deux jours et demi nos vêtements étaient tout déchirés, et nos visages si couverts de sang que nous pouvions à peine nous reconnaître les uns les autres ». Au bout de quelques jours passés ainsi, ils arrivèrent dans une contrée plus ouverte, mais non moins périlleuse. C’était un no man’s land que se disputaient plusieurs nations indiennes. Les hommes voulant éviter la bagarre étaient bien avisés de passer très au large. Mais La Salle n’avait pas le choix, s’il voulait gagner Détroit dans un délai raisonnable, aussi lui et ses hommes accélérèrent-ils le pas. Un matin, ils allumèrent un feu pour dégeler leurs vêtements humides qui avaient gelé pendant la nuit et, c’était prévisible, une bande d’Indiens miscoutins apparut. Ils semblaient prêts à attaquer, puis ils dirent aux Français qu’ils avaient cru qu’ils étaient Iroquois, et puisque fort heureusement ce n’était pas le cas, ils passeraient leur chemin. Nous ne saurons jamais pourquoi exactement les Miscoutins avaient décidé de ne pas profiter de leur avantage. Nous savons seulement que même aux plus « va-t’en guerre » des hommes, il faut de bons motifs pour faire couler le sang et que, sans doute, ils n’en avaient pas vraiment cette fois-là. Au début d’avril, les hommes à bout de forces – certains d’entre eux, terrassés par la fièvre et une inflammation de la poitrine, crachaient le sang – atteignirent Détroit. Le 21 du même mois, ils arrivèrent au fort que La Salle avait construit sur la rivière Niagara. Laissant ses hommes s’y reposer, La Salle emmena trois de ceux qui étaient restés en poste au fort de Niagara et poursuivit sa route vers le nord du lac Ontario. Enfin, le 6 mai, La Salle, plus mort que vif, atteignit Fort Frontenac, où ses créanciers, faisant montre de leur largesse d’esprit habituelle, se disputaient ses fourrures. La Salle, ensuite, fit une apparition à Montréal où il parvint à obtenir d’autres fournitures à crédit – il se peut qu’il n’ait pas été l’homme le plus aimé de la NouvelleFrance, mais pour ses créanciers, il était évident que personne d’autre ne pourrait les faire rentrer dans leurs investissements. Qu’on le veuille ou non, tout dépendait encore de La Salle.

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La Salle se trouvait à Fort Frontenac, s’apprêtant à repartir pour l’Illinois, lorsque deux des hommes de Tonty arrivèrent, le 22 juillet, apportant des nouvelles consternantes. Pendant que Tonty, accompagné de trois hommes, était en reconnaissance à Starved Rock, selon les instructions de La Salle, les autres hommes du détachement avaient brûlé Fort Crèvecoeur, détruit pratiquement tout ce qu’ils ne pouvaient pas emporter, et s’étaient enfuis. L’un d’entre eux avait écrit ce message sur un morceau de bois : « Nous sommes tous sauvages ». Dans toute l’histoire du continent, aucune phrase n’a jamais eu plus de résonance. Cette affirmation de la fin du XVIIe siècle semble plus en phase avec le XXe, époque où les nations civilisées ont prouvé qu’elles pouvaient alimenter et déployer une sauvagerie sans égale dans l’expérience humaine. Elle aurait pu être prononcée par un Kurtz agonisant, le personnage du Cœur de ténèbres de Conrad. Bien sûr, comme le père Bruyère l’avait signalé, le mot « sauvage » n’avait pas forcément au XVIIe siècle le sens de « bestial », « assoiffé de sang » ou « désespérément primitif ». Il qualifiait simplement des gens qui « vivaient dans la forêt et avaient un mode de vie naturel ». C’est sans doute ce qu’il signifiait pour ces déserteurs français. Ils avaient remarqué que personne ne disait aux Indiens ce qu’ils devaient faire. Personne ne faisait la loi, comme La Salle. Pourquoi n’auraient-ils pu être libres ? C’est en partie ce que signifiait cette phrase. Mais nous, au XXIe siècle, pouvons commencer à en entrevoir toutes les significations. D’une part, elle évoque notre profond malaise vis-à-vis de la civilisation. L’une des raisons pour lesquelles nous trouvons que les Indiens d’Amérique du Nord sont des personnages si attachants – plus attractifs, plus nobles, plus intègres et simples de cœur que nous – est que nous sentons le prix terrible que nous avons payé pour les accomplissements de la civilisation, et en particulier pour la dynamo du capitalisme et de la technologie, machine à vapeur dont la pression commençait déjà à monter au temps de La Salle. Ce n’est pas seulement notre liberté, mais aussi notre besoin de quiétude et de repos qui ont été sacrifiés à ce Moloch. Avant le capitalisme et l’industrialisation, il y eut l’invention de l’alphabet phonétique, qui est l’instant définitoire de la civilisation telle que nous la comprenons en Occident. Même Socrate sentait que l’alphabet phonétique et l’alphabétisation étaient une tyrannie. Dans la Phèdre de Platon, les mots écrits, regrette-t-il, « semblent nous parler

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comme s’ils étaient intelligents, mais si on leur demande quoi que ce soit à propos de ce qu’ils disent, dans le désir d’être instruits, ils continuent à dire exactement la même chose, perpétuellement ». Cet intimidant médium fut un bond de géant en direction de l’abstraction, qui épargna les sauvages. Ce médium était aussi une arme. Il n’avait pas échappé à ces déserteurs que La Salle écrivait des lettres. Et qui sait ce qu’il y avait dans ces lettres ? Il est possible que ces déserteurs aient aussi voulu rejeter un autre de ces fardeaux de notre civilisation. « Le prix que nous payons pour l’avancement de notre civilisation est une perte du bonheur à travers l’augmentation de notre sentiment de culpabilité », écrivait Freud. D’où pensait-il que venait cette culpabilité ? Du besoin de faire plier l’agressivité humaine innée et de supprimer certaines manifestations de la sexualité. Les sauvages avaient un sentiment aigu de la honte, mais pas de la culpabilité, peut-être parce que leur vie instinctuelle était moins réprimée. Aussi les déserteurs disaient-ils quelque chose de plus, en effet : nous sommes nous des créatures d’appétits et d’instincts. Nous n’avons pas besoin d’un Dieu de morale, qui nous a été transmis par les Juifs puis qui a été institutionnalisé par l’Église chrétienne. Les Indiens s’en passaient très bien. « Nous sommes tous sauvages ». Bien sûr, ces mots auraient aussi pu être gravés dans un sentiment d’horreur, plus que de défi ou d’ironie sardonique. L’homme qui a fait cette déclaration a pu avoir découvert en lui quelque instinct ou désir avec lequel il ne pouvait pas vivre. En désertant, il se peut qu’il se soit enfui de lui-même, autant que de La Salle, en souhaitant ne s’être jamais aventuré dans cette nature immense où régnaient des esprits cruels. Après cette désertion, Tonty et la poignée d’hommes qui restaient trouvèrent refuge dans le Grand Village des Illinois, dans lequel revenaient les habitants. Ce refuge était extrêmement inconfortable, leurs munitions étant de plus en plus réduites et les Illinois restant méfiants et distants. Ils attendraient là, cependant, le retour de La Salle. À la mi-août, La Salle partit pour l’Illinois avec une nouveau groupe de vingt-cinq hommes, et choisit de prendre la route de la rivière Humber jusqu’au nord des Grands Lacs plutôt que le portage de Niagara. Selon des rapports qui lui étaient parvenus, les Iroquois préparaient une invasion de l’ouest, et il doit avoir pensé que ce serait de meilleure politique – et plus sûr – d’éviter le contact avec ses anciens

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partenaires de traite. À ce moment, chacune des deux parties aurait eu beaucoup trop de choses à expliquer à l’autre. Il vaudrait mieux faire les comptes quand La Salle aurait un fort à sa disposition et une bande d’Indiens alliés à ses côtés. Après avoir gagné Michilimackinac, La Salle suivit la même route que précédemment vers le sud du lac Michigan jusqu’à la rivière Saint-Joseph. Laissant à l’arrière le reste de ses hommes, il partit, au début novembre, pour le Grand Village des Illinois, avec sept compagnons. En descendant la Kankakee, puis la rivière Illinois, ils furent tour à tour réjouis par l’abondance du gibier – il était toujours possible d’avoir faim dans l’immensité sauvage – et inquiets de ne voir aucun groupe de chasseurs illinois. Il aurait dû y avoir des Indiens dans les environs, chassant le bison et le cerf en vue de l’hiver qui approchait. Ils eurent tôt fait de découvrir la raison de leur absence. En approchant du Grand Village des Illinois, ils virent l’une des plus macabres scènes de l’histoire américaine – une scène dont l’horreur ne serait surpassée que par une autre qu’ils ne tarderaient pas à découvrir. Le village en son entier, avec ses champs de maïs, avait été rasé par le feu, et à sa place se tenaient des poteaux de tentes carbonisés, décorés de crânes humains. La Salle et ses hommes durent chasser les loups et les oiseaux nécrophages – les Iroquois avaient creusé les tombes des Illinois et dispersé les restes de cadavres anciens. La Salle, craignant le pire, examina chacun des crânes – mais tous portaient encore des restes de cheveux d’Indiens. Ils passèrent une nuit lugubre dans un campement pas très éloigné de la scène de l’holocauste, écoutant les hurlements des loups. Le lendemain matin, La Salle ordonna à trois des hommes de se cacher de leur mieux et de monter la garde. Lui-même et les quatre hommes restants partirent en canoë, filant rapidement. Tout au long de la rivière, ils virent les campements abandonnés des Illinois d’un côté, et des Iroquois de l’autre côté – il était clair qu’un grand nombre d’Illinois s’étaient enfuis vers l’aval de la rivière, poursuivis de près par leurs ennemis. Ils atteignirent le Fort Crèvecoeur dévasté et découvrirent le retentissant message laissé par l’un des déserteurs. Ils poursuivirent leur course, découvrant d’autres campements de loin en loin jusqu’à ce qu’ils atteignent finalement, pas très loin de l’endroit où l’Illinois se jette dans le Mississippi, une prairie où les Iroquois s’étaient abattus sur sept cents femmes et enfants de toute évidence abandonnés par les hommes dans leur fuite. La moitié d’entre eux avaient été torturés à mort, attachés à des poteaux ou brûlés à petit feu. La Salle et ses

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hommes restèrent assez longtemps pour absorber la vision des corps carbonisés encore attachés aux poteaux et pour découvrir des chaudrons de cuivre remplis de jambes et de bras à demi dévorés. La Salle descendit jusqu’au confluent de la rivière Illinois et du Mississippi, comme pour graver dans sa mémoire cette importante jonction, puis fit demi-tour. Il n’avait encore découvert aucun signe de Tonty et de ses hommes. Dans le village en cendres des Illinois, il retrouva les hommes qu’il avait postés en son absence. Cette nuit-là, il se produisit un évènement curieux. Une gigantesque comète zébra le ciel – « la Grande Comète de 1680 » comme on l’appela plus tard. Parkman remarqua qu’elle produisit un frisson dans toute l’Europe et la Nouvelle-Angleterre, comme un mauvais présage qui effraya même des observateurs aussi sophistiqués qu’Increase Mather, le devin du Massachusetts, annonçant des désastres à venir. « Il est caractéristique de La Salle », écrivait Parkman, « que, tel qu’il était, assailli de périls et entouré d’effroyables images de mort, il ait froidement noté le phénomène, non comme un sinistre messager de guerre et de malheur, mais plutôt comme un objet de curiosité scientifique ». Parkman insistait toujours sur l’aspect « homme moderne » de La Salle. Il voulait un La Salle débarrassé du fardeau de la religiosité du XVIIe siècle, qu’elle soit jésuite ou puritaine. Notre héros ne s’effrayait pas d’une prodigieuse comète. Mais, en mesurant la hauteur de la comète sur l’horizon avec son astrolabe, et en notant précisément ses caractéristiques et le moment de son apparition, La Salle se comportait exactement comme ses instructeurs jésuites, mordus d’astronomie et de science, l’avaient formé. Sous bon nombre d’aspects, La Salle n’a jamais cessé d’être un enfant des jésuites. La Salle et son groupe reformé continuèrent à cheminer vers le fort de l’embouchure de la rivière Saint-Joseph. Ce fut à nouveau un voyage éreintant, glacial. La Salle écrivit plus tard que le froid était si intense, que « je n’ai jamais connu d’hiver plus rude, même au Canada. Nous devions traverser quarante lieues [près de deux cents kilomètres] de pays découvert, où nous pouvions à peine trouver du bois pour nous réchauffer le soir, et ne pouvions non plus trouver d’écorce pour faire de cabane, aussi nous devions passer la nuit exposés aux vents furieux qui soufflent sur ces plaines ». Si La Salle, qui n’était pas homme à se plaindre des rigueurs de la nature, disait qu’il faisait froid, il faisait froid. Il leur fallut deux grands mois pour arriver enfin

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en chancelant jusqu’au fort. La Salle, comme d’habitude, mit peu de temps à recouver ses forces. Le terrible coup qui avait frappé la nation des Illinois était un coup porté à ses propres ambitions, mais il entrevit une solution. Il bâtirait son fort à Starved Rock et l’utiliserait comme point de ralliement pour les survivants des Illinois et des autres nations indiennes de cette région. Alliés aux Français qui leur fourniraient des armes, ils tiendraient tête aux Iroquois, s’établiraient là comme de bons chrétiens sujets du roi – instruits par des franciscains, non par des jésuites – et croîtraient dans la prospérité. Pour commencer, il recruta un groupe d’une trentaine d’Indiens qui avaient été chassés de leurs foyers de Nouvelle-Angleterre par les Puritains et s’étaient attachés aux Français. Au printemps de 1681, il monta une nouvelle expédition le long de la rivière Kankakee à la recherche des survivants des Illinois. Il rencontra un groupe de ces derniers, leur fit des présents, et les conjura de faire la paix avec leurs voisins, les Miamis, qui venaient de s’allier aux Iroquois. Depuis leur victoire, les Iroquois avaient une très haute opinion d’eux-mêmes, et avec eux les Miamis faisaient déjà l’expérience de ce qui arrive avec les mafiosi quand on leur « manque de respect ». En arrivant à un village miami, La Salle tomba sur trois guerriers iroquois qui avaient tourné les Français en ridicule et s’étaient rendus odieux à tous. Jamais meilleur que dans ce genre de situations, La Salle mit au défi les trois hommes de lui répéter en face ce qu’ils avaient osé dire des Français. À la grande joie des Miamis, ils s’enfuirent furtivement du village cette nuit-là. Peu après, lors d’un grand conseil des Miamis, La Salle se leva et prononça un brillant discours. « Vous devriez », leur dit-il, « vivre en paix avec vos voisins, et par-dessus tout, avec les Illinois. Vous avez eu des motifs de discorde avec eux ; mais leur défaite vous a vengés. Bien qu’ils soient encore forts, ils souhaitent faire la paix avec vous. Soyez satisfaits de la gloire de les avoir obligés à vous le demander. Vous avez intérêt à les ménager ; car, si les Iroquois les détruisent, ils vous détruiront ensuite ». Le discours eut l’effet escompté ; les Miamis prirent l’engagement de faire la paix avec leurs voisins, les Illinois, et de jurer allégeance au Grand Roi de France. Sa tâche accomplie, il restait à La Salle une autre corvée, infiniment plus difficile – essayer de se faire comprendre de sa propre tribu. Il devait retourner au Canada encore une fois, écouter les doléances de ses créanciers, leur extorquer encore quelques livres de plus, et se réapprovisionner en objets de traite et en équipement. Ce serait sa dernière tentative de descendre le Mississippi, et il n’avait plus

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droit à l’erreur. Au début de l’été, il se remit à pagayer, en direction de Michilimackinac, avant de gagner Fort Frontenac et Montréal – et là, à Michilimackinac, il eut la grande joie de retrouver Tonty vivant et bien portant. Celui-ci avait beaucoup à raconter. Dans le Grand Village des Illinois où ils avaient attendu le retour de La Salle, l’été s’était passé sans incident. Puis, par une chaude journée du début de septembre, un Shawnee ami arriva de l’amont de la rivière, pagayant aussi vite qu’il le pouvait, pour leur annoncer qu’une armée de cinq cents Iroquois se dirigeait dans leur direction. Les Illinois furent frappés de panique – il se trouvait que la plupart de leurs guerriers étaient partis au loin à la chasse, et il leur restait moins de cinq cents hommes pour affronter les Iroquois. Les femmes et les enfants furent évacués vers l’aval de la rivière, et les guerriers s’armèrent de courage pour le combat. « Toute la nuit, des feux brillèrent le long du rivage », écrivait Parkman. « Les guerriers excités s’enduisaient de graisse, se peignaient le visage, mettaient des plumes dans leurs cheveux, entonnaient leurs chants de guerre, dansaient, tapaient du pied, criaient et brandissaient leurs hachettes, pour élever leur courage avant l’épreuve. Le matin arriva, et avec lui, les Iroquois ». Les Illinois se mirent à soupçonner Tonty et ses hommes d’avoir attiré cette armée vers eux, et quelques guerriers fous de rage l’entourèrent de manière très menaçante. Tonty déclara qu’il se battrait à leurs côtés, ce qui sembla les apaiser quelque peu. De toute façon, les Illinois n’avaient pas le temps de réfléchir posément. Ils décidèrent de foncer sur les Iroquois plutôt que d’attendre leur attaque, l’attente étant trop dure pour les nerfs. Tonty les regarda traverser la rivière dans leurs canoës, courir dans les bois et atteindre le lieu de la bataille dans une plaine à découvert. Par malheur pour les Illinois, les Iroquois n’étaient pas seulement de plus redoutables guerriers, ils étaient aussi mieux armés. « Tonty réalisa que ses alliés ne s’en sortiraient pas », écrit Parkman. « C’était le moment ou jamais d’arrêter le combat, si c’était possible ». Il fit l’une des choses les plus courageuses que j’aie jamais lues. Il marcha seul à travers le champ de bataille en direction des Iroquois, tenant haut levée une ceinture de wampum en signe de trêve. « Avec son teint basané et son habillement à demi sauvage, ils crurent qu’il était indien, et se pressèrent autour de lui, une lueur de meurtre dans les yeux », écrit Parkman. « Un jeune guerrier le frappa au cœur avec son

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poignard, mais la lame glissa sur une côte, lui infligeant seulement une profonde entaille. Un chef cria que les oreilles de Tonty n’étaient pas percées et que donc, il devait être français. Sur les entrefaites, certains d’entre eux essayèrent d’arrêter son sang de couler et l’emmenèrent à l’arrière, où se déroulèrent des pourparlers pleins de colère, tandis que les hurlements et les coups de feu résonnaient en première ligne ». Tonty essaya d’intimider les Iroquois en leur disant que les Illinois se trouvaient sous la protection du Grand Roi et que les Iroquois devaient cesser leur attaque. L’un des chefs des Seneca exigea que cet insolent Français soit torturé à mort, tandis qu’un chef Onondaga, qui avait été l’ami de La Salle, insistait pour qu’on ne lui fasse aucun mal. Tonty poursuivit effrontément, déclarant que les Iroquois feraient mieux de l’écouter, parce que les Illinois disposaient d’une force de douze mille hommes, et de soixante Français très bien armés dans le village. « Cette invention, bien qu’ils en doutassent un peu, n’eut pas peu d’effets », écrit Parkman. « Le bienveillant Onondaga l’emporta ; et les Iroquois, n’ayant pas réussi à surprendre leurs ennemis, comme ils l’espéraient, voyaient à présent la possibilité de les abuser par une trêve ». Suivirent plusieurs jours au cours desquels Tonty essaya de séparer les Iroquois et les Illinois, mais il était clair que les Iroquois n’avaient aucunement l’intention de rentrer chez eux sans avoir accompli ce pour quoi ils étaient venus, c’est-à-dire manger de l’Illinois. Ils étaient encore en paix avec la France, et n’avaient aucun désir de provoquer Onontio (nom par lequel les Iroquois et leurs voisins personnifiaient le régime français), mais ils ne pouvaient pas laisser les Illinois contrôler la traite des fourrures dans cette région. Cela les aurait enfoncés dans un marécage économique. Ils se seraient retrouvés nus devant leurs ennemis. Aussi, ils commencèrent à entourer tranquillement le village après que les Illinois aient accepté leur trêve, et les Illinois, sachant très bien quelle serait la prochaine étape de la manœuvre, parvinrent à s’éclipser et à rejoindre leurs femmes et leurs enfants en aval de la rivière. Les Iroquois se mirent alors à profaner toutes les tombes et tous les cadavres d’Illinois qu’ils purent trouver, puis incendièrent le village. Et à propos, firent-ils remarquer à Tonty, nous n’avons vu nulle part ces soixante Français dont vous avez parlé. Tonty pouvait bien voir qu’ils préparaient une nouvelle attaque contre les Illinois, et quand les Iroquois l’informèrent que lui-même et ses amis feraient mieux de partir, il n’eut pas besoin qu’on le lui dise deux fois. Ils décampèrent. Toute cette bravoure, pour rien.

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Les Iroquois suivirent les Illinois qui descendaient le long de la rivière. À ce moment, le courage des Illinois avait disparu, vaincu par la faim et le spectacle nocturne des feux de camps des Iroquois de l’autre côté de la rivière. Ils se dispersèrent en plusieurs groupes dans des directions différentes, fuyant pour leurs vies. L’une des bandes, une tribu de la nation illinoise, les Tamaroas, fut rattrapée par ses poursuivants à l’embouchure de la rivière Illinois. C’étaient leurs femmes et leurs enfants qui avaient été capturés et torturés à mort. Tonty et ses compagnons, au même moment, avaient pris la direction opposée, vers le nord et le lac Michigan. Quand ils l’atteignirent, ils continuèrent à marcher vers le nord en suivant sa rive occidentale. Ce fut l’un de ces incroyables voyages dans la nature immense, entrepris sans nourriture, ni abri, ni vêtements chauds, qui nous rappellent à quel point peuvent s’étirer les limites de l’endurance humaine. En fait, Tonty et ses hommes faillirent mourir de faim. Ils n’évitèrent ce sort que grâce à quelques Indiens amis qui les découvrirent sur le rivage de Green Bay et les recueillirent. Après avoir retrouvé La Salle à Michilimackinac, Tonty l’accompagna pendant son voyage de retour à Montréal. S’ensuivirent de nouvelles négociations d’affaires. Lorsque La Salle repartit, il avait renouvelé son approvisionnement, et engagé de nouveaux hommes de peine et « voyageurs ». À ce moment, il lui aurait probablement fallu deux vies pour payer toutes ses dettes. Mais il ne pouvait rien y faire pour le moment. C’était son troisième départ pour le Mississippi, et d’une manière ou d’une autre, ce serait le dernier. La Salle, une fois de plus, passa par le portage de la rivière Humber, par les chenaux de Mackinac, pagaya sur le lac Michigan en direction du sud, et arriva à la rivière Saint-Joseph au début de novembre. Il était accompagné de vingt-trois Français et de dix-huit Indiens de la Nouvelle-Angleterre, dix d’entre eux ayant emmené leur femme.

* À partir de Kankakee, je roulai vers l’ouest jusqu’à Starved Rock, qui aujourd’hui est un parc d’État. La plaque commémorative qui se trouvait près du centre des visiteurs, quoique toujours élogieuse, présentait un explorateur français plus convenable pour des sensibilités contemporaines. La Salle était un homme courageux et visionnaire. Il noua des contacts avec les Amérindiens et apporta la culture européenne dans cette région, tout en agissant en homme de paix avec les peuples indiens.

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Ses explorations furent à l’origine de l’expansion de la Frontière de l’Ouest dans cette région de l’Illinois.

Dans ce centre des visiteurs, il y avait une maquette à l’échelle du fort que les hommes de La Salle avaient construit au sommet des falaises en revenant de leur voyage d’exploration du Mississippi, au cours de l’hiver 1682. Elle montrait des guerriers iroquois faisant le siège du fort, appelé aujourd’hui Fort Saint-Louis des Illinois, lors de leur seconde invasion de l’Illinois, en janvier 1684. Tonty commandait le fort à ce moment. À court de nourriture et de munitions, lui-même, ses vingt-deux soldats et autant de réfugiés Shawnees affrontèrent une formidable armée de cinq cents Iroquois. Par bonheur, le fort était inexpugnable. Lorsque les Iroquois eurent épuisé leurs propres rations, ils furent contraints de se retirer. La victoire européenne signifiait qu’il fallait dorénavant prendre au sérieux la revendication des Français à un empire s’étendant du Canada jusqu’à la vallée du Mississippi. Parkman pense que si, en fin de compte, cette revendication s’est avérée intenable, ce fut à cause des Iroquois et de leurs guerres contre les Français. Il est vrai que ces guerres arrivèrent à leur terme avec la Grande Paix de 1701. Les Mohawks lancèrent quelques raids sur le Canada pendant la Guerre du Roi Georges (que l’on appelle en Europe la Guerre de Succession d’Autriche, menée de 1744 à 1748) et, comme nous l’avons vu, quelques Iroquois participèrent au siège de Fort Niagara en 1759, mais de fait, après 1701, les Iroquois ne représentaient plus de menace mortelle pour la Nouvelle-France. Mais cependant, l’argument de Parkman est que, en 1701, cela n’avait plus d’importance. Les Iroquois avaient déjà rempli leur rôle historique en condamnant les débuts du développement de la Nouvelle-France. Sans cette longue guerre avec les Iroquois, suggère Parkman, les Français « auraient occupé l’ouest avec des traiteurs, des colons et des garnisons, et auraient découpé l’immensité sauvage en fiefs, tandis que les colonies de la Nouvelle-Angleterre n’auraient occupé qu’une mince frange intermittente le long du rivage de l’Atlantique ». C’est ainsi que les Iroquois ont empêché que le continent ne tombe sous la coupe « des principes de Richelieu et de Loyola » – c’està-dire les principes de la royauté absolue et du catholicisme. « La Liberté est redevable aux Iroquois qui, par leur furie insensée, ont anéanti les plans de son adversaire, et écarté les dangers et les malheurs qui compromettaient son avenir », écrivait Parkman.

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Ils ont ruiné la traite, qui était le sang de la Nouvelle-France ; ils ont empêché le sang de couler dans ses artères et fait de toutes leurs premières années des temps de misère et de terreur. Non pas que cela ait changé leur destinée. Sur ce continent, le résultat de la guerre entre la Liberté et l’Absolutisme ne fut jamais douteux ; mais le triomphe de la première aurait été chèrement payé et la chute de l’autre incomplète. Des populations formées dans les idées et les coutumes d’une monarchie féodale, contrôlées par une hiérarchie profondément hostile à la liberté de pensée, seraient demeurées un obstacle et une pierre d’achoppement sur la voie de cette expérience majestueuse dont l’Amérique est le terrain.

À ce propos, je ne crois pas que les Français d’Amérique aient constitué une pierre d’achoppement pour la « Liberté » et la « libre pensée ». De mon point de vue, cette allusion à Richelieu est déplacée. Pour ce qui est de Loyola, l’infusion d’un peu de son esprit n’aurait pu faire à cette bande de calvinistes, de déistes, de transcendantalistes et de pragmatistes de la Nouvelle-Angleterre que le plus grand bien. Mais passons. La question est de savoir si l’échec ultime de la NouvelleFrance doit être imputé aux Iroquois. Il est difficile d’y répondre. Les Français, à l’époque de La Salle, avaient deux options : ils auraient pu consolider leur mainmise sur leurs possessions le long des rives du Saint-Laurent ; développer l’agriculture, la pêche et les autres industries locales ; et essayer d’être moins dépendants de la traite des fourrures. Si elle n’avait pas provoqué la guerre avec les Anglais qui faisaient des incursions dans les vallées de l’Ohio et du Mississippi, la France aurait peut-être pu conserver ses possessions canadiennes. L’autre option était celle de La Salle, s’emparer des voies d’eau du Mississippi, de l’Ohio et du Missouri et les tenir, et ainsi repousser les Anglais et les Espagnols aux marges de ce qui est aujourd’hui les États-Unis d’Amérique. Cela aurait pu réussir, même alors que la Nouvelle-France connaissait des débuts chancelants, si le pays mère avait seulement voulu investir de grosses sommes dans les domaines militaire et naval en Amérique du Nord, en construisant des forts et en entretenant de solides alliances avec les autochtones au moyen de dons prodigues et autres formes de pots de vin. Cela aurait pu se faire. Mais cela coûtait trop cher. Cela coûtait trop cher pour ce que cela valait selon le jugement définitif de la cour de Versailles. Aussi, au lieu de se déterminer clairement pour l’une ou l’autre de ces options, les Français s’en tinrent à un entre-deux incertain qui condamnait leur empire à la défaite.

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Pendant un temps, cependant, la balance sembla hésiter sur la destinée du continent. C’est ce qui rend ce modèle réduit, dans le centre des visiteurs de Starved Rock, si intéressant. Il montre, à petite échelle, une bataille qui eut potentiellement de gigantesques conséquences. C’est aussi un dernier coup d’œil sur cette grande nation indienne, la Confédération iroquoise, dont il semble que les membres aient joué un rôle historique qui a bénéficié à tout le monde, excepté à eux-mêmes. Francis Parkman ne fut pas le seul à remercier leur mémoire. Son contemporain, un homme d’affaires et juriste de Rochester, Lewis Henry Morgan, grandit, comme Parkman, en errant dans les bois et en fantasmant sur les Indiens. En 1843, il créa le Grand Ordre des Iroquois avec d’autres jeunes hommes. Il s’asseyaient autour de feux de conseil dans les bois, portaient des jambières, des mocassins, des coiffures et des tomahawks iroquois, menaient des rituels d’initiation, et faisaient des discours dans lesquels, selon le biographe de Morgan, Carl Resek, ils disaient des choses telles que : « Le grand pin de la jeune forêt n’a pas parlé avec une langue fourchue ». Morgan voulait que les membres de son ordre rendent visite à de véritables établissements iroquois, qu’ils assistent à d’authentiques cérémonies iroquoises, et qu’ainsi ils apprennent de leurs coutumes et de leurs institutions. En d’autres mots, il souhaitait que son ordre fasse du travail de terrain anthropologique. En 1851, il réunit ses propres travaux de terrain dans The League of the Iroquois [La Confédération iroquoise]. Selon Resek, cet ouvrage « reste encore le volume le plus complet sur les Indiens de l’État de New York ». Il constituait une réelle tentative de porter un regard objectif et scientifique sur une nation indienne, et de rompre avec une longue tradition américaine qui considérait les Indiens soit comme de simples païens dépravés, soit comme d’exotiques descendants des Dix Tribus perdues d’Israël (opinion adoptée par les Mormons), ou comme des Wisigoths ou quelque autre lignage coloré. Dans cet ouvrage, et dans Systems of Consanguinity and Affinity [Systèmes de consanguinité et d’alliances] publié en 1871, Morgan décrivait ce qu’il comprenait comme étant le système clanique des Iroquois, système qui favorisait, en effet, les mariages de groupes (sujets à de rigoureux tabous relatifs à l’inceste). Bien qu’il parût scandaleux aux amis de Morgan en cette époque victorienne, ce système, selon Morgan, permettait d’atteindre un niveau remarquable d’égalité à l’intérieur du clan. « Il serait difficile de décrire », écrivait Morgan, « une société politique dans laquelle il y aurait moins d’oppression

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et de mécontentement, davantage d’indépendance individuelle et de liberté sans entraves ». Qui plus est, Morgan pensait qu’un renouveau du système clanique iroquois « sous une forme plus élaborée » mènerait à la création d’un « plan d’existence plus élevé pour la société », où se réaliseraient dans leur plénitude « la démocratie dans le gouvernement, la fraternité dans la société, l’égalité des droits et des privilèges et l’éducation universelle ». Marx et Engels en prirent bonne note. En 1884, trois ans après la mort de Morgan, Engels publia L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, commentaire de Morgan devenu un classique. À l’instar de Morgan, Engels éprouvait du désenchantement en contemplant l’harmonie perdue de la vie chez les anciens Iroquois. Ce désenchantement d’Engels est développé dans l’introduction à son ouvrage par Eleanor Burke Leacock, anthropologue marxiste : « L’aperçu de la qualité des relations interpersonnelles que nous donnent les récits concernant les Indiens de l’Amérique du Nord et d’autres peuples ailleurs dans le monde avant qu’ils aient fait l’expérience de l’aliénation du produit de leur travail et des scissions que provoque le fait d’être placé dans des rivalités fondamentales avec leurs compagnons… nous rend quelque peu envieux », écrit-elle. « Il semble y avoir eu un réel sentiment de respect de soi-même et une aptitude à retirer une grande satisfaction du travail et des relations personnelles. Pour l’homme de l’époque industrielle, ce qui est peutêtre le plus amer, ce sont les divisions qui s’infiltrent dans les relations avec les êtres les plus chers, et l’inimitié entre maris et femmes, entre parents et enfants ». La famille bourgeoise – ce que Engels pouvait la haïr ! « La déshumanisation des relations conjugales, hommes et femmes étant pris au filet de la peur et de la confusion ; la brutalité et la mesquinerie de la domination masculine ; la colère et l’amertume de la femme ; la nature du mariage, qui n’est trop souvent qu’une constante bataille – tout cela est trop bien connu », ajoute Burke Leacock en commentant son ouvrage. Engels devait-il s’indigner de ce que les Iroquois pratiquaient le mariage de groupe au lieu du noble idéal de la monogamie ? Quelle plaisanterie, renchérit Burke Leacock : « Si la stricte monogamie est le sommet de la vertu, alors la palme doit revenir au ténia, qui possède des appareils reproducteurs complets, mâle et femelle, dans chacun de ses segments, et qui passe sa vie entière à copuler avec lui-même ».

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Engels rejoignait une longue tradition d’intellectuels européens sophistiqués qui s’extasiaient sur les primitifs. Montaigne en avait inauguré la tradition avec son essai Des cannibales. Les cannibales n’ont, écrivait Montaigne, « nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages… Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détractation, le pardon [y sont] inouïes ». Engels, trois cents ans plus tard, abondait dans son sens : Sans soldats, sans gendarmes ni policiers, sans noblesses, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier. Toutes les querelles et toutes les disputes sont tranchées par la collectivité de ceux que cela concerne… Il ne peut y avoir de pauvres et de nécessiteux – l’économie domestique communiste et la gens connaissent leurs obligations envers les vieillards, les malades, les invalides de guerre. Tous sont égaux et libres – y compris les femmes… Et quels hommes, quelles femmes produit une pareille société, tous les Blancs qui connurent des Indiens non corrompus en témoignent par leur admiration pour la dignité personnelle, la droiture, la force de caractère et la vaillance de ces barbares.

Ces « barbares » ne souffraient pas de « l’aliénation du produit de leur travail ». Ils faisaient ce qu’il fallait ou ce qu’ils voulaient, et c’était tout, en conservant et en consommant ce qu’ils produisaient. Il fallut renoncer à cet Eden, comme à tous les Edens. « La puissance de cette communauté primitive devait être brisée – elle le fut », écrit Engels : Mais elle fut brisée par des influences qui nous apparaissent de prime abord comme une dégradation, comme une chute originelle du haut de la candeur et de la moralité de la vieille société… Ce sont les plus vils intérêts – rapacité vulgaire, brutal appétit de jouissance, avarice sordide, pillage égoïste de la propriété commune – qui inaugurent la nouvelle société civilisée, la société de classes ; ce sont les moyens les plus honteux – vol, violence, perfidie, trahison – qui sapent l’ancienne société… sans classes et qui amènent sa chute. Et la société nouvelle elle-même, pendant les deux mille cinq cents ans de son existence, n’a jamais été autre chose que le développement de la petite minorité aux frais de la grande majorité des exploités et des opprimés, et c’est ce qu’elle est de nos jours, plus que jamais.

Voici exprimé, en un paragraphe, le grand paradoxe du marxisme. Les plus vils intérêts, les moyens les plus honteux étaient vraiment vils,

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honteux, rapaces, brutaux, sordides, égoïstes – mais selon les lois de fer de l’histoire, ils étaient en définitive une bonne chose. Ils détruisirent une belle société et firent naître une société véritablement dégradée, mais c’était bien puisque cela poussait l’humanité plus loin sur le chemin d’une société qui serait encore plus belle. L’Eden devait être corrompu afin qu’un plus bel Eden, quelque part dans l’avenir, puisse advenir. Un pauvre Iroquois qui aurait protesté contre la rapacité vulgaire, l’avarice sordide, etc. – qui aurait voulu n’avoir rien à faire avec le comte de Frontenac, aussi pacifique et tendre qu’il fût, ou avec la traite des fourrures en général – n’aurait pas joué son véritable rôle historique. Il aurait pu être dix fois plus noble que Frontenac ou que La Salle, mais Frontenac et La Salle se trouvaient du bon côté des lois de fer, et lui du mauvais côté. Il va sans dire que le jésuite qui essayait d’empêcher les traiteurs de fourrures de vendre du brandy aux Iroquois était lui aussi un personnage rétrograde. Les révolutionnaires marxistes ont toujours été transportés de joie en apprenant des mauvaises nouvelles et déprimés lorsqu’elles étaient bonnes. Pires étaient les choses, plus clair était le chemin vers la révolution. Et après la révolution ? Les bons marxistes sont censés ne même pas spéculer sur ce que pourrait être le merveilleux millénaire socialiste. Car là, c’est l’inconnu du futur, comme le savent les lecteurs de science fiction. Les visions de l’avenir, qu’elles envisagent des progrès techniques ou des mondes paradisiaques, paraissent toujours curieusement maigres et pâles comparativement à la richesse du passé. En fait, les grandes révolutions de l’histoire occidentale, avant Marx, ont toujours été menées par des gens qui n’essayaient pas de concocter « un monde du futur », mais plutôt de faire revivre un état des choses qui avait disparu longtemps auparavant. C’est ce qui rendait Marx furieux. Dans Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte, il faisait dédaigneusement remarquer que les révolutionnaires de 1848 pensaient rejouer une fois encore la Révolution française de Danton et Robespierre – mais Danton et Robespierre eux-mêmes, à leur apogée, se référaient à l’ancienne République romaine, qu’ils pensaient être en train de restaurer ; et avant eux, Oliver Cromwell et ses révolutionnaires prenaient pour modèles les Israélites chassant les Philistins, en croyant eux aussi rejouer la même histoire. « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » écrivait-il. La vie entière de Marx est une tentative de se réveiller de ce cauchemar ; tout ce qu’il a écrit est une tentative d’attraper ce somnambule qu’on appelle la société humaine pour le secouer. « Au moment même où ils

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paraissent vouloir révolutionner les choses ainsi qu’eux-mêmes, quand ils semblent créer quelque chose de nouveau », disait Marx de ces révolutionnaires d’autrefois, héroïques et à demi aveugles, « dans de telles époques de crises révolutionnaires, ils s’empressent d’invoquer les esprits du passé à leur service, empruntant les armes des morts, faisant revivre d’anciens cris de guerre, s’habillant en costumes traditionnels, afin de devenir de meilleurs figurants dans la nouvelle mise en scène de l’histoire universelle ». Qu’on laisse les générations mortes reposer en paix, protestait Marx, et que l’on construise le nouveau monde, qui n’a rien à voir avec Rome ou Jérusalem. Mais ce désir est lui-même une illusion, disait G. K. Chesterton dans son propre manifeste révolutionnaire, What’s Wrong with the World. « Pour quelque raison étrange », observait Chesterton, « l’homme ne peut prendre vie que parmi les morts. L’homme est un monstre contrefait, les pieds placés devant et le visage tourné en arrière. Il peut rendre l’avenir luxuriant et immense, pour autant qu’il pense au passé. Lorsqu’il essaie de penser à l’avenir en lui-même, son esprit se met en veilleuse jusqu’à en devenir imbécile ». Qui des deux avait raison, Marx ou Chesterton ? Voici un indice : la Révolution puritaine du XVIIe siècle et la Révolution française, faites par des hommes et des femmes qui pensaient au passé plutôt qu’à l’avenir, ont eu de gigantesques et durables résultats, bons et mauvais. La Révolution russe, faite par des hommes et des femmes ne s’inspirant que de l’avenir n’a eu aucun résultat positif. Elle ne nous a rien laissé dont l’humanité puisse se souvenir avec fierté, à l’exception peut-être de quelques films d’Eisenstein et de Dovzhenko, et du vol spatial de Youri Gagarine – mais qui ne souhaiterait joyeusement brûler toutes les pellicules du Cuirassé Potemkine si cela permettait le retour sur le trône d’un pauvre et stupide Nicolas II au lieu de Lénine et Staline ? Le marxisme n’a jamais été plus vital et humain que lorsqu’il portait un regard nostalgique sur les Iroquois. « Cela ne vous fait-il pas désirer soulever tendrement les Indiens morts de leurs tombes », écrivait Willam Carlos Williams, « pour leur voler – comme si on devait s’en prendre même à leurs cadavres – un peu d’authenticité ».

* S’il l’avait voulu, Williams aurait pu se livrer à son pillage de tombes à Starved Rock. À partir du centre des visiteurs, un sentier menait à un escalier de bois montant au sommet de la falaise de grès,

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remarquable par sa taille et sa teinte jaune qui lui venait de dépôts de fer. Là, un autre groupe de défenseurs, une bande d’Indiens illinois, tint tête à une armée de Potawatomis, de Kickapoos et de Miamis peu après la Révolte de Pontiac en 1763. Selon la légende, les assiégeants cherchaient à venger l’assassinat de Pontiac par un guerrier illinois. Je dis « selon la légende » car un historien, Fred Anderson, dans son ouvrage Crucible of War. The Seven Years’ War and the Fate of Empire in British North America 1754-1766 [Le creuset de la guerre. Les guerres franco-indiennes et la destinée de l’empire en Amérique du Nord britannique 1754-1766], remarque froidement que « personne – pas même ses propres fils – ne se sentit obligé de venger le meurtre de Pontiac ». (En politique, qui se soucie du perdant ?) La légende, vraie ou fausse, dit que les défenseurs résistèrent jusqu’à ce que, finalement, ils meurent de faim. D’où le nom de ce site. L’escalier aboutissait à un caillebotis qui faisait le tour du sommet du rocher. Il ne restait aucune trace du fort. Au-dessous, les deux rives de la rivière Illinois étaient bordées de falaises. La vue était splendide. Elle ne portait cependant pas aux rêveries romantiques sur l’ancien fort dans la nature sauvage. Des nuages vaporeux montaient d’une usine sur la rive d’en face, une tour de radio émettait des flashs lumineux et des réservoirs, des silos et autres formes géométriques parsemaient l’horizon. Il y avait aussi une écluse immédiatement à l’est de Starved Rock, construite en 1933 par le U.S. Army Corps of Engineers. Ces ingénieurs avaient transformé la rivière Illinois de La Salle en waterway, voie navigable pour le transport commercial. Un panneau m’informa : « Plus de 45 millions de tonnes de charbon, de gravier, de silice, de soja, de grain, d’engrais, de pétrole, d’acier et de produits chimiques passent par cette écluse chaque année ». Cela me rappela que je me trouvais au cœur de la région industrielle et agricole qui assure l’essentiel des besoins de l’Amérique – jusqu’au jour où toutes ces choses proviendront de Chine à meilleur prix. Je m’assis sur un banc près de l’allée et regardai passer le flot des visiteurs. Un nombre étonnant d’entre eux parlaient espagnol. En fait, au-dessous du banc, sur le rocher, où j’imaginais qu’un jour le sang d’un homme avait ruisselé de la plaie produite par une balle française ou iroquoise – je pouvais presque y voir un mince filet rouge – quelqu’un avait gravé un message disant « Te amo Carlos ». Qu’aurait pensé Parkman d’États-Unis d’Amérique rapidement latinisés par des immigrants venus des contrées hispanophones du Nouveau Monde ? Rien de bon, vous pouvez en être sûr. Je n’en étais pas sûr moi-

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même. Nous étions ici les premiers, aurais-je voulu dire à l’Amérique hispanique, nous qui étions vos prototypes. « Les Canadiens français sont des latins d’Amérique, autant que les Mexicains » disait Clark Blaise dans I Had a Father. Blaise écrivait qu’il ne pouvait donner un sens à la vie de son père, la vie d’un homme issu d’un environnement arriéré, catholique et économiquement bancal, transplanté aux ÉtatsUnis, qu’en le considérant comme l’un des premiers « dos mouillés ». « Cela m’a aidé, de voir mon père boxer et prendre des cuites… de le voir jouer de l’harmonica, faire des claquettes et chanter avec un charme de crooner ; de voir ses femmes et son dossier de police comme tout ce à quoi il renonçait en devenant un gringo », écrivait Blaise. Mes grands-parents, qui étaient de la même génération que le père de Blaise, n’étaient pas des personnages si hauts en couleur ni de si mauvaise réputation. C’était des citoyens qui travaillaient dur et allaient à l’église. (Comme la plupart des Mexicains, qui en général ne nous arrivent pas tout droit des boîtes de nuit de Tijuana). Mais eux aussi devaient devenir des gringos, processus qui exigeait un sacrifice de la mémoire historique bien plus amer que pour d’autres immigrants. Pas très loin du parc, il y avait une petite ville du nom de La Salle où je m’arrêtai pour boire un verre dans un endroit appelé Doc’s Pub. Une femme en jeans et haut à bretelles – qui portait l’inscription Doc’s Angels sur fond de moto entourée d’un halo – était en train de danser sur le bar lorsque j’entrai. Elle devait être dans la vingtaine ou la trentaine, une jolie femme qui s’épaississait un peu à la poitrine. Je m’assis au bar et commandai une bière, mais je ne me sentais pas à l’aise, parce que les bottes de cette femme, qui s’appelait Mary Lou, se trouvaient à présent à environ trente centimètres de ma bouteille de Bud Light. Elle ondulait des hanches et menaçait de déboutonner son pantalon devant une autre femme, assise à côté de moi et, pour dire le vrai, j’avais peur de lever les yeux vers elle. Je ne souhaitais pas attirer son attention. (Je suis un peu intimidé par ce genre de choses). À mon grand soulagement, elle sauta du bar puis elle et un homme assis deux tabourets plus loin commencèrent à s’embrasser passionnément, comme Ingrid Bergman et Cary Grant dans Les Enchaînés. Je jetai un coup d’œil au panneau au-dessus de la porte, qui disait « Bikes Babes Beer ». Mary Lou n’avait pas l’intention de s’arrêter. Avec une autre jeune femme, habillée de jeans et d’un T-shirt Doc’s Angels identique, elle attrapa un jeune homme et toutes deux le firent monter sur une petite scène devant la porte d’entrée, une scène avec un poteau de strip-

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tease. Elles le poussèrent contre le poteau et se placèrent sur chacun de ses côtés, en frottant leur entrejambe sur lui. Je n’aurais pas pu dire s’il passait du bon temps ou non, parce que je ne voulais pas être surpris en train de les regarder. « Vous êtes le suivant » me dit le barman, avec un rictus mauvais. Ce rictus disait, ça vous apprendra à venir dans un bar de motards, alors que vous plus l’air d’un type qui joue de l’alto dans un quatuor à cordes que d’un homme en Harley. Il est vrai que j’avais une allure qu’on pourrait définir comme pas-du-tout-motarde. J’aurais voulu m’être au moins rappelé d’emporter un T-shirt et une casquette de base-ball en partant de chez moi ; j’aurais ainsi pu observer le même code vestimentaire que tout un chacun en Amérique, au lieu d’atterrir dans un bar de motards en portant bêtement un polo. Mary Lou, qui avait une grosse voix, se pencha en direction d’une femme placée à ma gauche, et cria « Putain, j’te connais ! » La femme à ma gauche n’avait pas plus l’air d’une « biker-mama » que moi d’un motard. Elle était entre deux âges et avait des cheveux sombres et bouclés, et un visage osseux, sensible et intelligent qui aurait pu être celui d’une professeure d’anglais dans un lycée ou de la gérante d’une boutique diététique, excepté que ses avant-bras étaient entièrement tatoués. Pas étonnant que Mary Lou la connaisse. Elles commencèrent à bavarder, et je me détendis un peu et commandai une autre bière. Au bout d’un moment, Mary Lou recommença à galoper ici et là avec l’autre jeune femme habillée comme elle. Les deux montèrent sur une table et simulèrent une relation sexuelle, avec Mary Lou au-dessus. D’autres personnes entrèrent dans le bar, dont aucune n’avait l’air de faire partie d’un quatuor à cordes. Mary Lou accueillit l’une des femmes de sa voix mugissante : « Te voilà ma salope ! » Elle attrapa sa salope par le postérieur, et je terminai ma bière et partis. Le lendemain, je continuai à suivre le parcours de La Salle le long de la rivière Illinois. Au sud de Peoria, je sortis de l’autoroute pour gagner un endroit appelé Fort Crevecoeur Park, dans lequel on trouvait des terrains de camping, des pistes de randonnées, des aires de piquenique, une réserve naturelle, un musée et une boutique de cadeaux, et un monument historique. Le monument était une reconstruction à l’échelle du Fort Crèvecoeur d’origine, élevé par le Corps of Engineers de l’armée américaine en 1980, et situé à l’angle d’une pelouse où se garaient les VR. Je n’avais aucune idée de ce que La Salle aurait pensé de cette construction, s’il était revenu de la tombe pour la voir. Il se serait sans doute posé des questions sur toute cette peinture.

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Mike Bohanon, membre du conseil de l’association à but non lucratif en charge du site, était assis devant une tente avec un homme du nom de Ken. Ken était un militaire en retraite qui avait l’air d’un authentique broussard – il avait un visage bronzé et ridé par des années passées au soleil, et ses cheveux pendaient en tresses graisseuses de dessous sa casquette de base-ball jusqu’au bas de ses omoplates. Ils buvaient une bière pour marquer la fin du « Rendez-vous » annuel du Jour du souvenir au fort – évènement qui comprenait, selon un prospectus, « un concours de tir à la poudre noire, des compétitions de lancer de couteau et de tomahawk, la possibilité d’acheter des objets artisanaux et l’occasion de voir la vie d’un campement telle qu’elle était pour les Indiens, les Français et les acteurs de reconstitutions de l’époque ». Le prospectus disait aussi que l’on vendait « de la nourriture et des boissons pendant le Rendez-vous, y compris des hamburgers de bison, et le célèbre chili de bison épicé de Fort Crèvecoeur. Ce chili n’est pas pour les timides ! » Bohanon me dit que l’argent récolté pendant le Rendez-vous était exclusivement réservé aux améliorations du site. Nous essayons lentement mais sûrement de le reconstruire », disait-il. « L’un des plus grands projets est d’agrandir l’emplacement du campement et de le faire tourner à plein régime afin de générer plus de revenus pour le parc. En ce moment, il est financé par des dons privés et par l’évènement du Rendez-vous. Le projet suivant, sur lequel on planche, est de faire quelque chose avec le fort. Il a besoin de réparations. Et mon père voudrait qu’il soit plus près de ce qu’il était quand La Salle l’a construit. Comme la porte. Dans le fort originel, d’après ce que j’ai compris, on entrait par des échelles. Et le fort d’origine n’était pas exactement carré comme celui qu’on voit ici. En fait, il y avait une sorte d’étranglement ». Sans mentionner la question de la localisation exacte du fort d’origine, qui reste constamment controversée. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, il y avait neuf revendications de localisations différentes. « La ville de Peoria veut que le site soit situé de son côté de la rivière » disait Bohanon. « La ville de Crevecoeur veut qu’il soit ici, où il se trouve maintenant ». Je lui mentionnai que j’avais vu un peu plus tôt un homme en train de pêcher dans la rivière Illinois polluée. Bohanon rit. « Ouais. On peut attraper des poissons à cinq têtes et cinq queues qui brillent dans le noir ». Il but une autre gorgée de bière. « J’ai entendu des plongeurs qui travaillaient au barrage de l’écluse dire qu’il y a des poissons-chats dans les profondeurs qui sont assez gros pour avaler un camion ». Je

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ne savais pas s’il était sérieux ou s’il me faisait marcher, mais je me rappelai de ce qu’avait dit le chef des Illinois à La Salle au sujet des monstres de la rivière. Il semblait qu’il y ait eu encore de ces monstres à rôder dans ces rivières, même s’ils ne se matérialisaient jamais à la lumière du jour. Cela importe peu. Il y a toujours une place pour les monstres dans notre imagination.

* Cette fois, il n’y aurait plus de constructions de forts ou d’arrêts dans l’attente de nouvelles d’un bateau qui n’arriveraient jamais. La Salle et ses hommes partirent directement vers le Mississippi. Le 6 février 1682, après avoir dépassé les ruines de Fort Crèvecoeur et les effroyables prairies où les femmes et les enfants des Illinois étaient tombés aux mains de leurs ennemis, La Salle atteignit le confluent de l’Illinois et du Mississippi. Le Mississippi était toujours étranglé dans la glace, mais après une semaine d’attente, le dégel leur permit de poursuivre leur chemin. La Salle et son équipe de quarante-trois hommes et dix femmes lancèrent leurs canoës dans le courant portant au sud. La tentative de s’emparer du cœur de l’Amérique au nom du roi de France et de la diffusion de l’Évangile venait de commencer. La Salle laissait derrière lui l’Illinois, où ne vivait encore aucun Blanc. Cela ne tarderait pas à changer. L’année suivante, ses ennemis dévoués, les jésuites, fondèrent une mission sur la rive du lac Michigan en un lieu qu’ils appelèrent Chicagua. Un fort y fut construit au même moment, faisant naître ainsi une autre des grandes villes américaines sous le signe de la croix et de la fleur de lys. Les traiteurs français suivirent dans la foulée, violant le monopole de La Salle et appliquant le schéma bien établi ailleurs des mariages avec la population autochtone et de la création de petits établissements sédentaires de Métis. En 1703, les jésuites fondèrent une nouvelle mission à l’endroit où la rivière Kaskaskia se jette dans le Mississippi. Auprès de la mission se développa une bourgade habitée par les Indiens kaskaskias du lieu et les traiteurs de fourrures français et métis. À l’instar de Cadillac faisant le panégyrique des beautés de Détroit, les Français considérèrent cette région comme un paradis terrestre, où l’on pouvait trouver d’excellents bois de coupe, y compris des bouquets de chênes, de noyers, de cèdres, de noyers d’Amérique, de châtaigners et de pacaniers, ainsi que des pommiers, des poiriers, des pruniers, des pêchers, des cerisiers, et d’énormes vignes. Elle avait aussi un sol riche et un climat tempéré.

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Pour une fois, les Français d’Amérique du Nord avaient découvert de bonnes terres agricoles. Un peu plus d’un siècle plus tard, cette bourgade était devenue la première capitale de l’État de l’Illinois. Cet honneur ne dura pas. Un an plus tard, la capitale fut déplacée dans une ville nommée Vandalia. Kaskaskia était née sous une autre étoile que Chicago, et leurs destinées furent diamétralement contraires. Au lieu de croître au XIXe siècle, Kaskaskia périclita. Cependant, tout au long du XVIIIe siècle, elle resta le cœur de l’Illinois français. Sa première poussée de croissance véritable eut lieu en 1718, lorsqu’elle tomba sous le contrôle de la Compagnie du Mississippi, entreprise fondée par un financier écossais, John Law, qui était en faveur à la cour française. La compagnie reçut le monopole de la traite des fourrures et des mines de cuivre et de plomb qui venaient d’être découvertes, en échange de la responsabilité de gouverner le territoire, d’y poster des administrateurs et des militaires et d’y faire venir des ingénieurs et des esclaves africains. La compagnie devait aussi encourager le développement de l’agriculture afin de nourrir sa région d’opération, la Louisiane. Même à cette époque, la croissance fut relativement lente, en partie parce que les Français et les Illinois restaient la cible des raids indiens. Le pire des fléaux était les Indiens Fox, connus aussi sous le nom d’Outagamis ou, comme ils s’appelaient eux-mêmes, Musquwakies, ce qui, selon Parkman, signifiait « terre rouge », la couleur du sol entourant leurs villages. Quel que fût leur nom, ils étaient de loin le pire des gangs du quartier. Sans trêve, ils attaquaient, harcelaient et déplaçaient les autres nations indiennes dans l’interminable compétition pour la mainmise sur la traite des fourrures. Ils causèrent aux Français des peines infinies. En 1720, ils furent finalement acculés, par une armée alliée de Français et d’Illinois, dans une fourche de la rivière Vermillion en Illinois et quasiment balayés. Quelques centaines d’entre eux atterrirent sur la rive occidentale du Mississippi. En 1832, sous le commandement du chef Faucon noir, une bande traversa le fleuve pour revendiquer une partie de ses anciens territoires d’Illinois. La guerre qui s’ensuivit est surtout remarquable, dans l’histoire américaine, pour avoir donné à Abraham Lincoln son unique expérience en matière militaire. La défaite ultime des Fox était bien sûr inévitable, mais ce ne fut pas la fin de leur curieuse histoire. La série des romans de Basde-Cuir de James Fenimore Cooper, incluant Le Dernier des Mohicans, publiés au début des années 1820 et réédités pendant deux décennies, avait lancé le processus qui finit par faire de l’Amérindien un caractère

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romantique par excellence. Un an après la défaite de Faucon noir, le peintre Charles Bodmer représenta les Indiens Fox dans leurs costumes hauts en couleurs, y compris les mèches de cheveux des scalps, les plumes d’aigle et la peinture de guerre. Le public de l’Est applaudit. Une troupe d’Indiens Fox furent amenés à Boston où, avec tout leur attirail, ils effectuèrent une danse de guerre sur les Commons. Dans le public fasciné se trouvait un garçon de douze ans du nom de Francis Parkman. Malgré toutes ces vicissitudes, l’Illinois français parvint à se développer, grâce à ses activités minières et à l’agriculture. En 1767, lorsque les Britanniques arrivèrent, ils découvrirent que six cents Blancs environ habitaient à Kaskaskia, et plus de trois cents Noirs. Cela en faisait un établissement de la frontière assez considérable. À l’instar des premiers établissements français de Détroit et tout au long de la frontière, la caractéristique la plus frappante de la population de Kaskaskia était sa dévotion aux agréments de la vie. « L’habitant de l’Illinois avait l’âme joyeuse », écrivait Natalia Maree Belting dans son étude de 1948, devenue un classique, Kaskaskia Under the French Regime. « Son insouciance parut choquante à ceux qui vinrent plus tard, les puritains rigoureux des colonies américaines. Il dansait le dimanche après la messe, jouait passionnément à une demi douzaine de jeux de cartes, comme le pharaon, et jouait au billard à toute heure. Il bavardait longuement, une pipe amicale à la main, au-dessus d’une tasse de brandy conviviale, dans la pénombre de son porche ou dans la taverne bruyante. Et en toute occasion, il fêtait, en mêlant les rituels religieux et les cérémonies païennes ». (Belting avait recensé vingt-sept jours fériés catholiques dans le calendrier de Kaskaskia, chacun étant l’occasion d’arrêter de travailler et de prendre du bon temps). Comme le suggérait Belting, aux yeux des nouveaux arrivants américains, tout cela représentait une éthique de travail déplorable et n’était pas sérieux. Ils furent confortés dans cette opinion quand ils virent que les « habitants » cultivaient la terre avec des méthodes et des outils primitifs, exactement comme Johnny Couteau à Détroit. (Ils ne mettaient même pas d’engrais dans leurs champs). Nous pouvons comprendre en partie pourquoi il en était ainsi grâce au témoignage de Louis-Antoine de Bougainville, aide de camp du général Montcalm et futur explorateur du Pacifique sud. Bougainville avait remarqué que les Canadiens français étaient infatigables quand il s’agissait de chasser et de traiter des fourrures, mais qu’ils étaient « paresseux pour cultiver la terre ». Les habitants français de Kaskaskia, comme ceux du

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Détroit, de Montréal et de Québec au début, était encore de cœur des chasseurs, des trappeurs et des traiteurs de fourrures, plutôt que des agriculteurs. Ce ne fut que lorsque la traite des fourrures au Canada fut reprise par les Anglais que l’agriculture devint une affaire sérieuse au Québec – ce qui est la raison pour laquelle les immigrants français du milieu du XIXe siècle dans le Bourbonnais et à Kankakee se sont révélés aussi bons fermiers que leurs voisins anglophones. Mais cependant, ce n’étaient pas tant les pratiques agricoles d’ordre inférieur qui suscitaient le mépris des nouveaux arrivants américains envers leurs prédécesseurs français. C’étaient plutôt leur langue, leur religion, et plus que tout leur libre aisance vis-à-vis du mélange racial. « Pour eux, les catholiques étaient l’ennemi, comme ils l’avaient été dans de nombreuses batailles dans le Vieux Monde », écrivait l’historien de l’Illinois Clarence Alvord. « Les Français vivaient en bons termes avec les Indiens ; pour les pionniers, il n’y avait de bon Indien que mort. Ils livrèrent cette guerre d’extermination sans relâche, avec une vigilance inflexible, jusqu’à ce que les Indiens disparaissent des prairies qu’ils convoitaient ». Parmi ces Indiens disparus des prairies convoitées, il y avait, bien entendu, les Illinois. Ces derniers font exceptionnellement pauvre figure dans les descriptions, même chez Parkman. Mais il faut se souvenir, c’est important, que les évènements de 1680 et 1681 tels qu’ils ont été rapportés par les Français, montraient des nations comme celles des Illinois et des Iroquois à leur pire moment. Avant de rencontrer La Salle, par exemple, les Illinois avaient déjà subi de lourdes pertes dans les guerres pour la traite des fourrures, et cela avait eu pour résultat, entre autres, d’ébranler profondément leur moral. Se pencher sur leur comportement pendant cette période, en particulier dans leurs relations avec les Iroquois, serait comme examiner l’Europe centrale durant la Guerre de Trente ans ou le Japon pendant la Grande dépression. Ces gens représentaient davantage que la somme de leurs faiblesses. Le prêtre jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevoix, par exemple, avait été vivement impressionné par leur intelligence et en particulier par leur vie imaginative. « Leurs discours sont remplis de lumineux mouvements d’éloquence que l’on aurait applaudis dans les assemblées publiques de Rome et d’Athènes », écrivait-il. De la part d’un jésuite, expert en histoire et en rhétorique, c’est un grand compliment. « Il serait étonnant qu’avec une si belle imagination ils n’aient pas aussi une excellente mémoire », ajoutait Charlevoix. « En fait, leur élocution est claire et précise et, bien qu’ils utilisent de

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nombreuses allégories et figures de style, elle reste vivante… Leur jugement est juste et décidé, ils vont droit au but, sans pause, sans déviation, et sans approximations ». Toute cette beauté et cette vivacité du langage et de la pensée sont à présent définitivement perdues pour nous, tout comme l’âme joyeuse de l’habitant de l’Illinois. Au cours des négociations avec la GrandeBretagne à la fin des Guerres franco-indiennes, les Français tentèrent de conserver l’Illinois comme une sorte d’État tampon d’Indiens neutres, mais sans succès. Toute la région fut cédée à la Grande-Bretagne, puis aux Américains après la Guerre d’indépendance. Après la guerre de 1812, les nouveaux arrivants américains – qui, pour les Français, étaient une bande de rustauds sans lois – submergèrent les habitants, comme ils submergèrent les colons métis de Green Bay. Les Français étaient particulièrement vulnérables devant les accapareurs de terres, car ils étaient souvent dépourvus d’enregistrements de propriétés précis, leurs terres n’avaient jamais été arpentées, et ils étaient loin d’être experts dans les chicanes juridiques – en particulier en anglais. Une poignée de familles françaises ayant appris à coexister avec les intérêts américains parvint à survivre, mais, en tant que communauté, les Français de l’Illinois disparurent.

Douze Sainte-Geneviève Un visiteur étonné par les esclaves du nord de la Louisiane. Un bourreau attentionné visite Sainte-Geneviève. Les rumeurs d’un bain de sang entachent un noble blason. La légende de Box Car Emily. Autres atrocités commises à Sainte-Geneviève.

À

la fin du premier jour de leur expédition pour descendre le Mississippi, La Salle et son équipage passèrent devant l’embouchure d’un affluent venant de l’ouest. Ses eaux puissantes charriaient des pans entiers de la rive, y compris des arbres, dans le courant, le rendant boueux et traître. Les voyageurs, expérimentés, gardaient leurs canoës près des rives et loin des tourbillons et des contre-courants. La nuit, ils campèrent près d’un village d’Indiens illinois, qui leur dirent que la rivière dont ils venaient de dépasser l’embouchure, le Missouri, était aussi longue et large que le Mississippi et qu’elle prenait sa source dans une grande montagne située à plusieurs jours de voyage vers l’ouest. Les habitants de ce pays, dirent les Illinois à La Salle et à ses hommes, utilisaient des chevaux pour chasser et faire la guerre à leurs voisins.

* Personne ne sait exactement quand fut fondé le village de SainteGeneviève, premier établissement permanent des Français dans l’État du Missouri, au sud du confluent des deux grands fleuves, mais nous savons qu’il y avait des habitants à cet endroit vers 1752. Comme pour Kaskaskia, le principal attrait de cette région était son sol alluvionnaire incroyablement riche. La terre fut finalement divisée selon le même modèle « en rubans » caractéristique des colonies françaises le long de 293

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la rivière Détroit et du Saint-Laurent – étroites sur le front de la rivière et s’étirant sur plusieurs fois cette largeur vers l’arrière. Dans le cas de Sainte-Geneviève, les fermes s’étiraient le long des plaines inondables jusqu’au pied des monts Ozarks. (Le mot « Ozarks » dérive du français « aux arcs », abréviation de « territoire aux Arkansas », ou territoire des Indiens Arkansas). Sur cette terre, les fermiers de Sainte-Geneviève faisaient pousser le meilleur blé de l’Amérique du Nord, une excellente variété de maïs et une grande abondance de tabac. Leurs plus proches voisins étaient les Osages. Dans ce cas, il n’est pas tout à fait vrai de dire que l’entente régnait entre voisins. Le plus grand plaisir des Osages était de voler les chevaux des Français. En fait, le vol de chevaux faisait partie des agréments de la vie dans les nations indiennes de l’ouest du Mississippi, activité honorable, délicieuse et quasi universelle, comme le vol de bétail chez les Highlanders écossais. À Sainte-Geneviève, on élabora une sorte d’étiquette pour éviter les bains de sang – s’ils étaient pris sur le fait, les Osages, en général, abandonnaient leur butin sans combattre. Ces relations empreintes de mesure restèrent caractéristiques. Même lorsque les mines de plomb se développèrent dans l’arrière-pays, et que les fermiers empiétèrent sur les terres indiennes à la fin du XVIIIe siècle, très peu de Blancs de Sainte-Geneviève furent tués. Ce n’étaient pas les Français que les Indiens haïssaient. L’historien Carl J. Ekberg, dans son ouvrage Colonial Ste Genevieve. An Adventure on the Mississippi Frontier, cite un Français, Bonnevie de Pogniat, qui voyageait dans cette région vers le milieu de la décennie 1790. Pogniat affirmait que les Indiens « aimaient les Français ; ils disaient que les Anglais les trompaient et que les Américains leur volaient leurs terres. Seuls les Français étaient leurs véritables amis ». Que les Français se soient comportés différemment des autres Blancs d’Amérique du Nord dans leurs relations avec les autochtones, et de manière plus douce, c’est aujourd’hui un truisme pour les historiens. « La civilisation espagnole a écrasé l’Indien », disait Parkman. « La civilisation anglaise l’a méprisé et négligé ; la civilisation française l’a embrassé et chéri ». Parkman exagérait, comme toujours. Pogniat exagérait aussi. Les Français n’étaient pas précisément les véritables amis des Indiens. Les Français utilisaient les Indiens. Ils leur laissaient leurs terres parce qu’ils n’en voulaient pas vraiment et ils concluaient des alliances avec eux dans leurs propres buts commerciaux, militaires et religieux. Mais il est vrai, cependant, qu’un bon nombre de Français finirent par éprouver une sincère affection pour les sauvages, comme

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le faisait remarquer Jean de Brébeuf – état d’esprit fort rare chez les Anglais. Les Français, bien sûr, tenaient pour acquis que les Indiens leur étaient inférieurs. Ce n’était pas parce qu’ils étaient infectés du virus du racisme, comme leurs congénères anglais du long de la côte atlantique. Les Français avaient acquis cette conviction par l’observation d’évidentes déficiences dans la vie des Indiens, telles que leur incapacité à cuisiner un repas décent ou à chanter l’opéra ou à observer la vraie religion. De ce point de vue, les Hurons, les Potawatomis, les Choctaws et les Osages étaient tous dans le même bateau que n’importe quel couple de braves méthodistes de San Diego faisant le tour de l’Europe en passant par les Champs-Élysées. De nombreux Français, comme nous l’avons vu, pensaient pouvoir remédier à ces déficiences de leurs amis indiens sans nécessairement recourir à des mesures drastiques ; les mariages mixtes et une bonne instruction y pourvoieraient. Cela reste vrai des attitudes des Français envers les Noirs. Ils n’étaient pas racistes, ces Français, même si quarante pour cent des colons de Sainte-Geneviève possédaient au moins un esclave. L’esclavage, en ce temps, était simplement tenu pour acquis, de la manière dont les Américains d’aujourd’hui tiennent le Pentagone pour acquis. Cela n’avait rien de personnel, c’étaient seulement les affaires. Si ce n’était que pour cette seule raison, la bonne marche des affaires exigeait aussi que l’on en prenne bien soin. « Pour ce qui est de la santé, du régime alimentaire, du niveau de vie et de l’espérance de vie, les esclaves noirs de la colonie de Sainte-Geneviève étaient peut-être aussi bien pourvus, comparativement à leurs maîtres blancs, que n’importe quels esclaves sur terre au XVIIIe siècle », écrit Carl Ekberg. Il cite également un journaliste américain, Edmund Flagg, qui affirmait que les esclaves qu’ils avait vus dans les communautés françaises de la vallée du Mississippi dans les années 1830 étaient « l’assemblage de mortels le plus luisant de santé, bien en chair et heureux » qu’il ait jamais vu ailleurs dans l’ouest. Comme pour les Indiens, nous en savons très peu sur le point de vue des esclaves noirs, mais on peut sans trop s’avancer douter qu’ils aient été submergés de reconnaissance envers leurs maîtres français. Cependant, nous savons que leur condition n’était pas la même que celle des esclaves des colonies anglaises et des États américains du sud. Cela se reflète dans le Code noir, l’ensemble des lois édictées pour la Louisiane en 1724 par le gouvernement français dans le but de réguler

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l’esclavage et la propriété d’esclaves. Le code n’avait rien à voir avec ces mots fourre-tout du XXe siècle, l’humanitaire et les droits de l’homme – ainsi qu’Ekberg et d’autres historiens l’ont relevé, cet ensemble de lois était conçu pour s’assurer que l’esclavage, institution économique que l’on présumait être au bénéfice de l’État français, agirait réellement au bénéfice de l’État français. Cela impliquait de prévenir les abus des propriétaires d’esclaves autant que de contrôler les esclaves – et le code ne souffrait aucune ambiguïté en affirmant qu’un esclave, bien qu’étant une propriété, était un être humain, non assimilable à un cheval de labour. La pratique anglo-saxonne ultérieure de justifier l’esclavage sur la base de l’infériorité raciale des esclaves était totalement étrangère à l’esprit du Code noir. Bien sûr, les Français considéraient aussi les esclaves noirs comme des inférieurs sociaux – mais, comme dans le cas des Indiens, ils étaient inférieurs à cause des circonstances, et non pas de la biologie. Ekberg cite l’exemple du riche propriétaire d’une mine de plomb du Missouri, Pierre Viriat, qui affranchit une esclave mulâtre en 1801 et qui, deux jours plus tard, l’épousa. L’élite sociale de Sainte-Geneviève assista au mariage, n’ayant apparemment aucun problème avec ce cas signalé de métissage racial. Une fois la future épouse affranchie par son maître, remarque Ekberg, « elle n’était plus stigmatisée ni par sa race ni par sa récente situation d’esclave ». Le Code édictait le traitement qu’il convenait d’appliquer aux esclaves. Ceux-ci, y compris ceux qui étaient trop vieux pour travailler, ou infirmes, devaient être convenablement logés, nourris et vêtus. Ils pouvaient être châtiés par le fouet, mais ni mutilés, ni gravement ensanglantés. Il était interdit de les faire travailler avant le lever du soleil et après son coucher, ainsi que les dimanches et les jours fériés. Les familles d’esclaves ne devaient pas être séparées par la vente des enfants ou la séparation d’avec les épouses légitimes. Les femmes esclaves ne devaient pas subir d’exploitation sexuelle. Tous les esclaves devaient être baptisés et instruits dans la foi catholique. Ils avaient le droit d’assigner leurs propriétaires en justice si leurs maîtres violaient l’une ou l’autre de ces lois. Ces deux derniers points du Code noir restèrent plus ou moins lettre morte. L’instruction religieuse des esclaves était intermittente, et les esclaves ne traînaient pas leurs propriétaires en justice, bien que nombre d’entre eux, sans aucun doute, eussent eu des motifs de le faire. Les propriétaires d’esclaves en Louisiane et à SainteGeneviève étaient aussi brutaux avec leurs travailleurs, autant qu’ils se sentaient de raisons de l’être – les techniques d’incitation au travail

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des propriétaires d’esclaves ont toujours été d’inspiration aussi pauvre. Mais, en règle générale, le Code fondait la base légale d’un environnement esclavagiste plus clément, dans lequel les esclaves pouvaient être eux aussi propriétaires et entrepreneurs, emprunter et prêter de l’argent et obtenir leur liberté avec plus de facilité que dans le reste de l’Amérique. En fait, parfois, l’environnement esclavagiste fut totalement relâché, selon l’opinion de certains administrateurs de Sainte-Geneviève. D’après les décrets de l’un de ces édiles cités par Ekberg, nous avons une image de Sainte-Geneviève où les esclaves se déchaînent la nuit en toute liberté, volent, boivent et font la fête avec des Blancs irresponsables, et commettent toutes sortes d’autres « désordres ». Et non seulement cela : dans de nombreux cas, ces esclaves étaient armés de pied en cap. Malgré, ou à cause de, ce laxisme relatif, il n’y eut jamais la moindre menace de révolte d’esclaves à Sainte-Geneviève. Une révolte couronnée de succès aurait à peine amélioré les choses pour les esclaves noirs de la ville. C’était vrai sous le régime français, et cela resta vrai sous le régime espagnol après que Louis XV, en 1762, ait cédé la Louisiane et Sainte-Geneviève à son estimé cousin Charles III d’Espagne. (Le transfert de souveraineté faisait partie de ce maquignonnage compliqué qui mit fin à la Guerre de sept ans). Ce transfert ne signifiait pas grand-chose pour Sainte-Geneviève. Elle resta française de langue et de culture, et de grande diversité raciale – c’était une ville où, fait remarquer Ekberg, les enfants blancs, noirs et indiens jouaient ensemble dans les rues. L’installation des Américains, après le rachat de la Louisiane en 1803, changea tout cela, y compris pour ce qui est des esclaves indisciplinés. Pour les Américains vigoureux et entreprenants, il n’était pas surprenant que les Français ne sachent pas comment diriger leurs esclaves. L’explorateur et géologue Henry Schoolcraft – futur auteur d’un monument littéraire (à un titre ou à un autre) en six volumes, intitulé Historical and Statistical Information Respecting the History, Condition, and Prospects of the Indian Tribes of the United States – passant par cette région en 1818, nota que « les Français représentent une considérable proportion de la population, et je ne fais que répéter un fait maintes fois observé que, pour ce qui est de la morale et de l’intelligence, ils sont très inférieurs à la population américaine ». L’infériorité morale signifiait que les Français étaient catholiques romains. L’infériorité intellectuelle signifiait qu’ils n’étaient pas très empressés d’embrasser les améliorations techniques, et n’étaient

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pas aussi lettrés que leurs homologues américains, ce qui était vrai, d’un point de vue général. Les Français de Sainte-Geneviève avaient d’autres passe-temps que la lecture et la recherche du dernier cri en matière de labours, tout comme leurs congénères de Kaskaskia et d’ailleurs. Et ils appréciaient la bonne chère. Un témoin oculaire des Français de Sainte-Geneviève dans les années 1790, cité par Ekberg, les fait ressembler à des précurseurs des gourmets de la diététique d’aujourd’hui. « Chez le plus pauvre des paysans français, la cuisine est un art consommé », notait cet observateur. « Ils font grand usage de légumes, qu’ils préparent de manière saine et agréable au palais. Au lieu de rôtis et de fritures, ils font des soupes, des fricassées, des gombos… et une grande variété d’autres plats ». Henry Schoolcraft n’aurait peut-être pas considéré ce savoir culinaire comme une contribution à la morale et à l’intelligence. La route de la frivolité est pavée de bonnes fricassées. Mais Willa Cather était d’un autre avis. Dans La mort et l’archevêque, son personnage, le père Vaillant, missionnaire français dans le sud-ouest de l’Amérique, est dur comme le roc, mais apprécie toujours la bonne soupe française aux légumes frais. Son évêque, lui aussi français, le comprend. « Encore et toujours », écrit Cather de l’évêque lorsqu’il reçoit le père Vaillant à sa table, « l’évêque voyait un bon dîner, une bouteille de Bordeaux, transformés sous ses yeux en énergie spirituelle ». Peut-être même Monseigneur de Laval et saint Claude de la Colombière, deux hommes qui se faisaient un devoir de manger de la nourriture ignoble pour mortifier leur chair, l’auraient-ils compris. Pour les résidents de Sainte-Geneviève, la bonne cuisine faisait simplement partie de la vie normale, de pair avec la musique et la danse. Pas étonnant que les visiteurs – à l’exception sans doute de Henry Schoolcraft – les aient trouvés aimables. « Il semble juste de décrire les villageois de la Sainte-Geneviève coloniale comme un groupe de gens policés et relativement (relativement, c’est-à-dire par rapport aux colons de la Nouvelle-Angleterre) chaleureux et légers », écrit Ekberg. Les gens de la Nouvelle-Angleterre, bien sûr, auraient répondu que, bien qu’ils ne fussent pas de grands violonistes, eux au moins n’étaient pas gouvernés par des despotes Bourbons, comme une certaine ville des bords du Mississippi. Ils ne chantaient pas de chansons idiotes au jour de l’An, et c’était peut-être dommage, mais du moins ils étaient assez indépendants pour ne pas avoir à plier le genou devant un comte français ou un grand d’Espagne.

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Les Français de Sainte-Geneviève n’étaient en rien des opprimés sur le plan politique. Les fonctionnaires royaux n’intervenaient pas au-delà du nécessaire dans la vie de la ville. À l’intérieur de SainteGeneviève, il y avait des classes sociales différentes – l’une des familles, les Valle, domina pendant des décennies – mais il n’y avait pas de gouffre entre les individus les plus riches et les villageois moyens. Les fermiers de Sainte-Geneviève, qui constituaient l’essentiel de la population, avaient autant d’indépendance économique et autant conscience de leur valeur sociale que n’importe quel habitant de Stockbridge ou de Framingham. À Sainte-Geneviève, lors des réunions publiques, on discutait des questions de politique locale aussi intelligemment, pacifiquement et avec aussi peu d’appréhension que dans les célèbres réunions de village de la Nouvelle-Angleterre. Bien sûr, il y avait l’esclavage. Mais l’esclavage existait aussi en Nouvelle-Angleterre pendant presque toute l’époque où SainteGeneviève était française ; cette institution ne fut abolie au Massachusetts qu’en 1781. De plus, il n’existait aucun autre endroit dans l’Amérique du XVIIIe siècle où la perspective d’une société égalitaire sur le plan racial soit aussi prometteuse que dans les établissements français qui longeaient le Mississippi. Mais cela se passait avant le rachat de la Louisiane. Avant cet évènement historique, Sainte-Geneviève aurait pu servir de prototype alternatif de l’Amérique, prototype qui aurait mérité l’attention d’un Jefferson ou d’un Adams.

* Le coin de la Troisième rue et de la rue du Marché, au cœur du centre-ville, est l’endroit à visiter pour se faire une idée de ce qu’est le XXIe siècle à Sainte-Geneviève. Au nord-est se trouve le tribunal construit en 1885, avec ses briques rouges et pierres blanches qui font un élégant contraste. Au coin sud-est se trouve la Old Brick House, construite en 1804 avec des briques artisanales. En descendant un peu à partir de l’angle sud-ouest, on trouve le Southern Hotel, construit aux environs de 1811 au moyen de briques très similaires, usées par les intempéries. Des briques rouges vieillies, des mansardes, des frises, des fenêtres en plein cintre et autres jolies particularités font de SainteGeneviève un aimant à touristes. Le Women’s Club de Sainte-Geneviève, Missouri, avait publié il y a quarante ans un fascicule intitulé Historical Highlights of Ste.Geneviève 1735-1963 qui essayait d’expliquer « l’esprit » de Sainte-Geneviève. Il vaut la peine d’en citer intégralement deux paragraphes.

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Sainte-Geneviève a pu être qualifiée, et à juste titre, de rare joyau niché dans l’écrin précieux des basses collines ondulantes des monts Ozarks. Car il s’est toujours trouvé là un village d’un intérêt inhabituel, habité par une population charmante et cultivée… Depuis ses commencements, notre petite ville a reçu la bénédiction d’une population vouée aux choses les plus délicates. Ici, les arts ont fleuri presque sans que nous en ayons conscience, tant ils font partie intégrante de ce grand héritage français qui nous a donné des pères fondateurs dont la nature profonde était artistique, nourrie, comme tant d’entre eux l’étaient, par l’âge d’or de la grandeur de la France, au temps où ses citoyens apprenaient non seulement à aimer ce goût si gaulois de la joie de vivre, mais aussi à apprécier ce qu’il y avait de bon et d’admirable dans le domaine des arts.

Autrement dit, Sainte-Geneviève n’avait rien d’une bourgade d’Américains moyens ignorants. C’étaient des Français, avec leur goût si français des « choses les plus délicates », qui l’avaient édifiée, et aujourd’hui ses résidents en retiraient les bénéfices en dollars laissés par les touristes. Art Papin, né en 1929, retraité qui s’était lancé dans diverses entreprises au cours de sa vie, ce qui incluait la propriété et la gérance en franchise d’un studio photographique de développement en une heure, était l’un de ces habitants de Sainte-Geneviève fiers de descendre des pères fondateurs français. À l’origine, son nom de famille était Pépin. (Aujourd’hui, il prononce son nom péi-pinn). Il n’était cependant pas tout à fait français – son père avait épousé une femme d’ascendance allemande. Les fermiers allemands qui s’étaient installés dans ces contrées au début du XIXe siècle avaient fini par être plus nombreux que les Français. « C’est pourquoi je suis grand », disait-il. « J’ai leur taille. Les cinq autres enfants de ma famille sont petits ». Sa remarque me fit me souvenir du vieux crucifix de bois que j’avais vu dans la Maison Bolduc, qui date de 1785 et qui est sans doute, dans cette ville, le bâtiment historique le plus chargé de sens sur le plan historique. Le Christ, dans cette sculpture du XVIIIe siècle, avait des jambes courtes et noueuses, comme un Français de l’époque. La taille moyenne de ces Français, me dit le guide de la Maison Bolduc, était d’un mètre cinquante. (La taille moyenne des Françaises était d’un mètre quarantedeux). Il y avait donc un fondement historique aux « Français noirauds et courtauds » de l’imagination du romancier Kenneth Roberts. Par bonheur, les mâles français avaient d’autres qualités que leur courte taille pour attirer des femmes allemandes, comme la mère

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d’Art Papin. « De toute façon, ici, les gens ont toujours été faciles à vivre et bons vivants », me dit Papin. Son père aimait danser, tout comme son propre père, tout comme le père de ce dernier, et ainsi de suite, en remontant dans les brumes du temps. Il y avait de longues traditions familiales consistant à pousser les meubles le long des murs pour danser toute la nuit dans une maison amie. Il se trouve que la mère de Papin était elle aussi enragée de danse, et c’est la raison pour laquelle elle choisit d’épouser le père de Papin, en dépit des différences ethniques et socioéconomiques certaines qui séparaient la famille allemande de celle-ci et la famille française de celui-là. « Elle habitait juste au bas de la rue, à un pâté de maison de chez mon père », disait Papin. « Et, comme elle était allemande, elle vivait dans une maison à deux étages vraiment très belle. Mon père vivait dans une cabane en rondins – il était né dans cette cabane, près du ruisseau. Ma mère disait que sa mère lui avait dit que ce n’était qu’un Français paresseux. Elle a renvoyé mon père chez lui tellement souvent, quand il venait faire sa cour ». Henry Schoolcraft aurait approuvé. Mais essayez de réfréner ce « goût si gaulois de la joie de vivre » qui peut avoir un effet magique jusque sur des Allemands. Le père de Papin, non seulement gagna l’élue de son cœur, mais celui de sa belle-mère aussi, finalement. Il finit par être son gendre préféré. « Ma mère avait trois sœurs et deux frères, et ses sœurs surtout étaient jalouses, parce que leurs Allemands de maris ne sortaient jamais avec elles », se rappelait Papin. « Ils ne faisaient qu’arrondir leur bas de laine. Mon père, lui, il dépensait tout. Il dépensait tout à passer du bon temps. Et les sœurs de ma mère étaient jalouses parce qu’elles, elles ne prenaient jamais de bon temps ». Papin avait hérité d’une autre plaisante tradition de famille – mener la Guignolée. Pendant ce réveillon du Nouvel An, dont les origines remontent à la France du Moyen Âge, de jeunes hommes, déguisés de manière grotesque, se rendaient devant les maisons des jeunes filles pour faire les fous et chanter à pleins poumons : « La Ignolé’ vous nous devez/ Si vous voulez rien nous donner Dites-nous lé-e/ On emmènera seulement la fille aînée/On lui fera fair’ bonne chère/ On lui fera chauffer les pieds.… ». Aujourd’hui, cela ne se fait plus qu’à Sainte-Geneviève et dans une ou deux autres bourgades de la région. L’oncle de Papin, lorsqu’il servit en France durant la Première Guerre mondiale, interrogea les gens du pays au sujet de cette coutume. « Il parlait bien le français, mon oncle », me dit Papin. « Il a chanté la Guignolée là-bas, mais personne n’en avait jamais entendu parler ». La

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coutume semble avoir aussi disparu du Canada français, d’où elle était originaire dans le Nouveau Monde et d’où elle finit par arriver dans la vallée du Mississippi. Ainsi, chaque Jour de l’An, environ vingtcinq personnes se rassemblent dans le local des Anciens combattants de Sainte-Geneviève pour accomplir des rites qui ont disparu partout ailleurs dans le monde, sauf à Prairie du Rocher, Illinois, et peut-être dans une autre ville que l’on m’a mentionnée mais dont j’ai oublié le nom. Papin et quatre autres meneurs portent un tuxedo tandis que les autres hommes endossent des costumes variés. « Les gens fabriquent eux-mêmes leurs costumes », disait Papin. « Mais avant, il y a quinze ou vingt ans je crois, l’entreprise de citrons là-bas nous achetait des costumes. Des beaux costumes. Des trappeurs, des clowns, des soldats français d’autrefois. Ils nous fournissaient le bus aussi. Mais il y a deux ans, il ont arrêté de nous sponsoriser – il font des coupures. Ils ont un nouveau président. L’année dernière, nous avons vendu des tickets de loterie dans la ville pour nous payer le bus ». Au début de la soirée, au local des Anciens combattants, Papin et les autres meneurs répètent la chanson, puis ils montent dans l’autobus – c’est une nouvelle ride dans les rites, mais nous sommes à l’ère des contrôles routiers et des éthylomètres. Autre ride, ils ne s’arrêtent plus devant les maisons des gens. Ils font un premier arrêt au gymnase du Valle High School, puis se rendent dans les maisons de retraite locales et les maisons de repos. « Nous allons dans ces endroits en premier, parce que partout ailleurs où on s’arrête, on nous offre à boire », expliqua Papin. « On doit rester sobre quand on se rend dans ce genre d’endroits ». Papin et les autres meneurs chantent la chanson, et les vingt-cinq autres personnes valsent en un cercle répétitif autour d’eux. Ensuite, ils serrent la main à toutes les personnes présentes en leur souhaitant une bonne année. Et c’est tout. Puis vient le moment de donner à nouveau le spectacle dans divers bars et restaurants du coin. « Il y a deux filles qui vont dans le bar avant qu’on arrive en autobus, et elles donnent la liste de nos boissons préférées au barman », disait Papin. « Avant même d’entrer dans le bar, ou pendant qu’on chante notre chanson, ils nous préparent nos boissons, ce qui fait que, quand la chanson est finie, nos boissons sont prêtes. Alignées sur le bar ». Papin tambourina sur la table à laquelle nous étions assis, comme pour souligner l’intelligence et l’efficacité de l’opération. « Tout le monde est à moitié bourré. On passe du bon temps. Tous les endroits où nous allons sont pleins à craquer de gens qui attendent de nous voir – je

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crois que c’est cela qu’ils attendent, parce qu’ils passent toujours du bon temps ». Malheureusement, puisqu’on ne parle plus le Français dans ces régions, ceux qui veulent mémoriser la chanson doivent le faire phonétiquement : « Bone swarr le may truh eh la may tress/ Eh two le moaned doo low gee [Bonsoir le maître et la maîtresse/ Et tout le monde du logis] ». Ce n’est plus tout à fait la chanson que l’on chantait du temps du grand-père de Papin, mais cela fait l’affaire. Papin conservait également des souvenirs historiques de SainteGeneviève qui n’avaient rien d’aussi joyeux. Par un matin d’hiver de 1937, quand il avait sept ans, il jouait dans la cour de l’école à la récréation quand l’un des enfants jeta un cri, et ils se ruèrent tous au coin de la palissade, pour voir. Juste au-dessous, sur la Troisième rue, un homme enchaîné marchait, encadré par le shérif et d’autres personnages officiels. C’était un homme de trente-et-un ans du nom de Hurt Hardy Jr, et on l’escortait de la prison qui se trouvait au coin de la Troisième rue et de la rue du Marché – dans cet élégant bâtiment de brique et de pierre blanche – jusqu’à la County Poor Farm (hospice des pauvres) sur la rue principale. Hardy avait travaillé dans l’entreprise de citrons Peerless de Sainte-Geneviève, où il s’était lié d’amitié avec un ouvrier des carrières nommé Fahnestock. Hardy avait passé de nombreuses soirées à la ferme de Fahnestock, dans la charmante compagnie de la fille de celui-ci, Ethel, jeune fille blonde de vingt-et-un ans. Il était de plus en plus épris d’elle, mais Ethel Fahnestock ne lui rendait pas son affection, en grande partie parce qu’il buvait beaucoup à l’occasion. Le jeune homme, que l’amour rendait fou, autant que l’idée qu’un autre homme pourrait réussir là où il avait échoué, se cacha un matin dans l’étable des Fahnestock et la tua en lui tirant dessus avec un fusil de calibre douze au moment où elle entrait pour traire les vaches. « Mon ami Alvin Petrequin, qui publiait le Fair Play, disait que ce type, Hardy, avait la syphilis », disait Papin. « Il disait qu’il n’avait pas toute sa tête ». Mais le jury de ses pairs qui le jugea n’eut aucune pitié pour Hardy, qui fut condamné à mort. Ils construisirent un gibet enclos d’une palissade de cinq mètres de haut à l’emplacement de l’hospice des pauvres. On dit que le shérif fit payer l’entrée un dollar par tête. « Le frère de ma mère, il avait été invité à la pendaison, mais il a eu un pneu crevé en venant, et il a raté tout le spectacle », disait Papin. Selon les journaux locaux, un millier de spectateurs de plus se massèrent à l’extérieur de la palissade pour regarder la pendaison.

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Pour s’assurer que la pendaison se passerait bien, les édiles requirent les services d’un bourreau « pendeur » de l’Illinois du nom de Phil Hanna. D’après les journaux, Hanna avait déjà veillé à la bonne marche de plus d’une centaine de pendaisons. Il n’acceptait aucun paiement pour ses services à l’exception d’un défraiement pour ses déplacements. Son unique motivation, disait-il, était de s’assurer que les pendus ne souffraient pas. « Ce type était censé être l’expert des experts », disait Papin. « Ils vous pèsent avant de vous pendre, ils vous mesurent, ils calculent la chute et vérifient que tout est bien fixé – la pendaison est supposée séparer le cou de la colonne vertébrale d’un seul coup. Mais ce gars a tout foiré. Le pauvre homme est mort étranglé. Il a donné des coups de pied dans l’air pendant quinze ou vingt minutes ». Les articles de journaux le confirment. La trappe fut ouverte à 13H56. À 14H15, Hardy fut déclaré mort par les médecins assistant à l’exécution. Les spectateurs de l’intérieur de la palissade ont dû en avoir pour leur argent. Auparavant, ils avaient entendu les derniers mots du condamné. De ce que les journaux ont rapporté, Hardy aurait prononcé le discours suivant : « Mes amis, je suis fier de confesser ma confiance personnelle en Jésus-Christ. Cette croyance et cette confiance m’ont été d’un grand réconfort pendant mes longs mois d’emprisonnement. Je ne ressens aucun sentiment mauvais envers personne, même pas envers ceux qui ont été si amers envers moi. Je suis préparé à rencontrer mon Maître de l’autre côté, et mon amour aux boucles dorées ». Ce n’était pas si mal comme discours, pour un syphilitique dont les nerfs ne pouvaient pas être au mieux de leur forme, en raison de son infirmité. Et puis il y eut sa longue agonie. Apparemment, cet évènement macabre eut son utilité. Hardy fut le dernier homme à être exécuté par pendaison dans l’État du Missouri, peut-être à cause du comportement de la foule, qui avait apprécié le spectacle. Dans l’éditorial d’un journal de Saint-Louis, on pouvait lire : « Sainte-Geneviève – la plus ancienne communauté du Missouri, héritière de siècles de culture française – s’est avérée aussi primitive que le reste d’entre nous, lorsque l’on expose l’humanité à ce qui existe de plus cruel ». Cette phrase trahit un ton de satisfaction mal dissimulée, qui se laisse souvent percevoir lorsque les Américains détectent un son creux dans tous ces discours sur « les siècles de culture française ». Quelque chose fait monter les Américains sur leurs ergots lorsque de braves gens, les femmes du Women’s club de Sainte-Geneviève par exemple, se lancent dans l’évocation de leur dévotion « aux choses les

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plus délicates » en raison de leur « grand héritage français ». Eh bien, en 1937, ces héritiers de la France artiste et cultivée se sont tous rués pour voir un homme se balancer au bout d’une corde. Au cours de la même décennie, il se produisit un autre évènement dérangeant à Sainte-Geneviève. Cela commença un samedi soir d’octobre 1930, lorsque deux hommes de Sainte-Geneviève, à la recherche d’un peu de piquant – des hommes blancs, mariés, avec des enfants – s’invitèrent à la soirée de quelques Noirs, dans une cabane près de la gare de chemin de fer. Trois des Noirs – Lonnie Taylor, un type sportif originaire des environs de Crystal City, Columbus Jennings, connu sous le diminutif de « C.J. » et une femme nommée Vera Rogers offrirent aux deux hommes, Harry Panchot et Paul Ritter, un dollar cinquante pour les conduire à quelques kilomètres au-dehors de la ville où ils voulaient se joindre à une partie de dés en cours. Panchot et Ritter acceptèrent. Mais, avant d’atteindre l’endroit où se tenait la partie de dés, quelque chose arriva – les deux Noirs essayèrent de dévaliser Panchot et Ritter, comme le déclara un Panchot mourant aux policiers, ou bien l’un des hommes blancs fit des avances à la femme, comme le déclarèrent Taylor et ses amis. Il advint en tous cas que Lonnie Taylor tira sur Panchot et Ritter et les tua. Lui-même, C.J. et Vera furent arrêtés plus tard le dimanche et interrogés par le shérif à la prison de Sainte-Geneviève. Une foule s’étant rassemblée devant la prison, le shérif jugea plus prudent de transférer les prisonniers à la prison du comté à Hillsboro. De là, afin de les protéger, ils furent envoyés en prison à Saint-Louis. Ce soir-là, selon un journal de Sainte-Geneviève, le Fair Play, « un certain nombre d’hommes se rendirent tranquillement dans le quartier nègre et avisèrent tous les nègres de quitter la ville avant cinq heures du soir le lendemain. Ce règlement concernait environ 200 nègres et le lundi matin, l’exode commença. Les nègres bannis partirent en voiture, en train et certains sortirent à pied de la ville ». Ces deux cents Noirs constituaient ce qu’un autre journal de SainteGeneviève, le Herald, appelait « un élément itinérant indésirable… venu de l’extrême sud du pays ». En d’autres termes, c’étaient des ouvriers noirs itinérants, venus de certaines parties du Sud profond, qui étaient venus travailler à Sainte-Geneviève dans les usines de citrons et les carrières de pierre. Étant à juste titre inquiet de la possibilité d’un lynchage, le shérif demanda au gouverneur de faire venir la Garde nationale, et deux régiments arrivèrent dans la soirée du lundi pour protéger les Noirs qui restaient en ville. Mais à ce moment, il ne restait

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plus que deux ou trois familles résidant depuis très longtemps à SainteGeneviève à protéger. Après que la Garde nationale eut quitté les lieux, le mardi aprèsmidi, un groupe de miliciens armés s’arrêta devant la maison de Louis Ribeau, le facteur rural. Ribeau était loin de faire partie de ces « itinérants indésirables », mais les miliciens voulaient qu’il quitte la ville. Ribeau réussit à leur échapper, la rumeur de l’incident se répandit et, une fois de plus, l’agitation s’empara de la ville et des foules recommencèrent à se rassembler. La Garde nationale revint. Finalement, le mercredi, lors d’une réunion publique, l’American Legion proposa d’aider le shérif à patrouiller dans les rues de la ville pour maintenir la loi et l’ordre. Le mardi après-midi, la Garde nationale, voyant avec satisfaction que les choses se calmaient et que les légionnaires étaient capables de gérer la situation, quitta à nouveau les lieux. « Ainsi se termina l’un des plus graves évènements que Sainte-Geneviève ait jamais connus », pouvaiton lire dans le Herald. Si le Herald et le Fair Play reflétaient vraiment le sentiment local, ce qui remua les citoyens de Sainte-Geneviève, après que la poussière fût retombée, ne fut pas tant que deux cents Noirs aient été chassés, mais que les gens « aimables et cultivés » de Sainte-Geneviève, les descendants des « pères fondateurs dont la nature profonde était d’être sensibles aux arts », furent accusés d’avoir agi comme des barbares. En cette occasion, comme à l’occasion de la pendaison publique, les citoyens de la ville furent jugés « aussi primitifs que le reste d’entre nous » par les observateurs non-Français. Le Herald rapporta que certains citoyens recevaient des coups de téléphone longue distance de la part d’amis ou de connaissances qui leur demandaient si vraiment il y avait des émeutes et des bains de sang dans les rues de Sainte-Geneviève, parmi « beaucoup d’autres questions ridicules et saugrenues ». Selon le Herald, « ceci était sans doute en grande partie causé par les nombreuses affirmations exagérées publiées par les quotidiens, dont les reporters, de toute évidence, puisaient dans leur imagination prolifique pour noircir le tableau et le rendre aussi révoltant que possible… SainteGeneviève a une enviable réputation de ville paisible, à l’hospitalité délicate et tranquille, et elle résistera autant que possible à toute tentative d’entacher son noble blason ». Il est certainement vrai que les citoyens d’importance furent consternés par ce qui était arrivé. Le curé de Sainte-Geneviève, le père C.L. van Tourenhout, convoqua en réunion les hommes d’affaires

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locaux peu après les troubles, et en appela à mettre un terme aux émeutes populaires et aux antagonismes raciaux. « Sainte-Geneviève s’est toujours ouvertement enorgueillie de sa bonne renommée et de ses citoyens respectueux des lois », dit-il à son public. « Si cela est vrai, il est désormais de leur devoir de réfréner, par tous les moyens possibles, cet esprit d’animosité raciale que l’on a vu s’exprimer au cours des derniers jours. Le père van Tourenhout, il vaut la peine de le signaler, ne se contentait pas de parler. Pendant cette journée de lundi où la violence menaçante planait au-dessus de la tête de tous les habitants noirs de la ville, il avait abrité une famille noire, des paroissiens de longue date, dans l’église. Cependant, la plupart des habitants de la ville furent probablement assez satisfaits que les ouvriers itinérants aient été chassés pour de bon. Au cours des années 1950 et 1960, quelques Noirs sans domicile fixe atterrirent à nouveau à Sainte-Geneviève, où ils vivaient dans des taudis au nord de la ville. Eux aussi furent chassés par des individus inconnus. « Je sais que quelqu’un est allé là-bas pour brûler leurs cabanes », me dit Art Papin. « Je ne sais pas qui. Je ne sais rien à ce sujet. J’ai entendu des rumeurs, mais je ne les répèterai pas. Je sais seulement que les Noirs ont déménagé ».

* Sainte-Geneviève ne vécut pas que des évènements si pénibles pendant les années trente. Il s’y produisit un évènement heureux. En 1932, deux artistes de Saint-Louis, Bernie Peters et Jesse Beard Rickly, y louèrent une maison disposant d’assez d’espace pour un atelier et ils passèrent là tout l’été à peindre. Une troisième artiste de Saint-Louis, Aimee Shweig, les rejoignit. Ce fut le noyau de la « colonie des artistes » de Sainte-Geneviève et de l’École d’art d’été, qui dura une décennie, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, moment où les rationnements d’essence rendirent difficiles les trajets en voiture de Saint-Louis à Sainte-Geneviève. Il s’agissait d’une tentative de rivaliser avec d’autres célèbres « colonies » artistiques américaines qui avaient été fondées au tournant du siècle – des regroupements d’artistes tels que ceux de Provincetown au Massachusetts, de Taos au Nouveau Mexique, d’Old Lyme au Connecticut, de Woodstock dans l’État de New York et de la Colonie Mac Dowell au New Hampshire. La colonie d’artistes était une brillante idée américaine. Si l’Amérique était dépourvue de salons de peinture, d’ateliers d’artistes ou d’Académies des Beaux-Arts, elle avait en revanche énormément de paysages pittoresques.

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Schweig, Rickly et Peters pensaient qu’il n’y avait aucune raison que les artistes du Midwest soient obligés de se rendre dans l’est pour faire l’expérience d’une colonie d’artistes. Tout ce qu’il leur fallait, c’était un bel emplacement à la campagne assez éloigné de la ville pour avoir l’air d’un ermitage. Mais cet emplacement ne pouvait pas être n’importe quelle bourgade de ploucs. Il devait posséder des attraits esthétiques. Et quel meilleur endroit, de ce point de vue, que Sainte-Geneviève ? Sainte-Geneviève est « un village à l’atmosphère surannée qui possède une combinaison unique de caractéristiques séduisantes pour des artistes ayant le sens du pittoresque », écrit l’historien d’art James G. Rogers Jr. dans sa monographie de 1998 sur la colonie d’artistes de Sainte-Geneviève. « À peine altérée par le passage du temps, elle s’enorgueillit de la plus grande collection de bâtiments créoles français du XVIIIe siècle en Amérique du Nord. Avec sa place centrale que dominent les flèches de son église, elle conserve une atmosphère européenne inhabituelle en ce plein centre de l’Amérique ». Comme beaucoup de colonies d’artistes – Old Lyme, par exemple, fut une pépinière d’impressionnistes américains – la colonie d’artistes de Sainte-Geneviève valorisait un courant artistique particulier. Dans ce cas, il s’agissait de peinture américaine de paysages – mieux connue sous le nom de régionalisme. Le plus célèbre des régionalistes américains de cette époque était peut-être le peintre du Missouri Thomas Hart Benton, qui bénit la colonie de Sainte-Geneviève de sa présence. Il visita le bureau de poste de Sainte-Geneviève, où la fille d’Aimee Schweig, Martyl, avait peint une fresque intitulée La Guignolée, en 1941. C’est un bel exemple de peinture américaine de paysages, à mon avis. Les laboureurs aux mains calleuses, en ce Nouvel An, portent des chapeaux trop larges et font danser leurs femmes au son d’un violon, parmi d’autres personnages secondaires intéressants, comme un prêtre en soutane rouge et un homme déguisé – il porte un masque et ce qui ressemble à un bonnet d’âne – et une femme largement décolletée se tenant sous l’éclairage d’une porte d’entrée. Cette peinture n’est apparemment pas destinée à « révolutionner » quoi que ce soit. Tout le monde a l’air de s’y s’amuser, ce qui est le but de la Guignolée, et le but de cette peinture aussi, à mon avis. Martyl était la dernière survivante de la colonie d’artistes de Sainte-Geneviève, avec son frère cadet Martin, qui était enfant au temps où la colonie fleurissait et qui partit gérer le studio photographique de la famille à Saint-Louis. Je rencontrai Martin en premier. Il vivait dans

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l’un des nouveaux quartiers chics de Saint-Louis, dans une maison de brique qui me rappela le manoir de la famille Venable dans la pièce de Tennessee Williams, Soudain l’été dernier. Pour entrer, il fallait franchir une barrière, puis marcher le long d’une allée qui traversait un jardin semi tropical, avec des sapins nains, des cornouillers, des plants d’hibiscus et des fougères. À l’intérieur de la maison, je n’entendis pas de ces « cris rauques… sifflements stridents… bruits de choc comme si le jardin était peuplé de bêtes, de serpents et d’oiseaux d’une extrême férocité » évoqués par Williams pour décrire le manoir des Venable, mais il y avait trois perroquets dans une véranda qui parlaient avec des voix étonnamment sonores, une mare remplie de grandes carpes du Japon dans le jardin de l’arrière et des plantes aux formes de grotesques dispersées ici et là – un palmier de Madagascar fluet et tout en hauteur, des plants d’euphorbia, des cactus rugueux de toutes sortes. « Depuis quelques années, je commence à m’intéresser aux plantes grasses », dit Martin. « Je veux réunir des plantes qui ressemblent à des sculptures ». Il était fier, également, de sa collection de pendules de la région de Morbier, en France. C’étaient de hauts objets aux balanciers décoratifs et aux parois de bois sculpté. « Les Français ont fabriqué les meilleures pendules pendant longtemps », dit Martin. « Mais les Anglais ont fini par battre les Français en élaborant des mécanismes d’horlogerie plus précis. C’étaient des mécanismes bien plus compliqués que ceux de ces pendules françaises. C’est pour ça qu’ils pouvaient ramener leurs vaisseaux à bon port plus rapidement et plus précisément ». C’était là une explication de plus à la configuration des évènements humains. Les Anglais avaient de meilleures pendules que les Français. La pensée me traversa l’esprit que l’histoire était une sombre maison sans porte de sortie, remplie de couloirs insensés et de pièces inexplorées. De temps à autre, on pouvait trouver une allumette et l’allumer, ainsi cette information sur les pendules. La faible lumière projetée par la petite allumette portait étonnamment loin, illuminant de vastes étendues d’obscurité – mais tout était si sombre tout autour. Martin, qui possédait ce que des Anglais du XVIIIe siècle auraient qualifié d’aimables façons et de plaisante conversation, m’avoua qu’il était trop jeune dans les années trente pour se rappeler grand-chose de la colonie d’artistes. Il se rappelait des choses dont peut se rappeler un jeune garçon, des personnages bizarres et hauts en couleur, telle qu’une artiste de Sainte-Geneviève du nom d’Emily Pheleps. Les plus poussées des recherches savantes ne parviendront

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pas à ressusciter Emily Pheleps. Elle a laissé une réputation artistique si floue qu’il est même douteux qu’elle ait jamais gravi le plus bas des échelons de la célébrité pour les peintres, celui qui va de « inconnu » à « obscur ». (L’échelon encore au-dessus est « mineur »). Mais cette femme, surnommée Box Car Emily pour son penchant pour la boisson du même nom, survit dans la mémoire d’au moins une personne encore. « Je me souviens d’elle parce qu’elle s’habillait en noir et qu’elle fumait le cigare », disait Martin. Il hocha la tête. « Si une femme faisait cela de nos jours, cela se remarquerait beaucoup plus. Même si on est censés être plus sophistiqués de nos jours, on acceptait beaucoup plus facilement ces gens excentriques en ce temps-là. Je ne crois pas qu’il y ait eu autant d’acharnement à savoir qui était homosexuel et qui ne l’était pas et toutes ces conneries. Cela existait aussi en ce temps là, mais personne ne se mettait dans tous ses états pour ça ». Martin se rappelait aussi, bien sûr, de « l’atmosphère européenne » de Sainte-Geneviève, avec toutes ces vieilles maisons françaises. « Très peu de gens connaissaient cette ville en ce temps-là », dit-il. « Ce n’était pas un endroit très prospère. Les gens étaient trop pauvres pour démolir leurs maisons et les refaire. S’il y avait eu beaucoup d’argent aux alentours, il ne serait rien resté ». Après avoir quitté Martin Schweig, je téléphonai à sa sœur, aujourd’hui Martyl Langsdorf, de Chicago. De tous les peintres qui ont séjourné l’été à Sainte-Geneviève, c’est Martyl Langsdorf, née en 1918, qui a connu le plus grand succès – elle est actuellement l’une des artistes de Chicago que l’on admire le plus et qui y présente le plus d’expositions. « Le plus important au sujet de Sainte-Geneviève, c’est que c’était un établissement français, ce qui avait son charme, ce qui est la raison pour laquelle la colonie s’y trouvait – à cause de l’ambiance », me dit-elle au téléphone. « Mais il y avait cette culture de fermiers allemands par-dessus, ce qui était l’antithèse de la culture française à tous points de vue ». Je la complimentai pour La Guignolée du bureau de poste de Sainte-Geneviève. « Je voulais faire quelque chose de significatif », dit-elle. « Je savais que c’était très important et que cela aurait du sens pour la communauté. Et aussi, je n’avais rien à voir avec la culture des fermiers allemands, c’est pourquoi j’ai choisi ce sujet ». Le curé de Sainte-Geneviève, le père van Tourenhout, incarnait le meilleur de cette ambiance française, malgré son nom qui n’avait rien de français. Francis J. Yealy, un jésuite qui rédigea en 1935 une histoire de Sainte-Geneviève, qualifiait van Tourenhout d’homme

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« aux inclinations savantes » et à « l’esprit cultivé ». Ces qualités, selon Yealy, « cristallisaient et rendaient plus intense le raffinement que l’on observait dans la population plus de cent ans auparavant ». Autant qu’il était progressiste sur le plan racial, il fut un ardent supporter de la colonie artistique. « C’était un homme merveilleux », disait Marty de ce prêtre intellectuel. « Lui et ma mère buvaient du vin de messe ensemble ». Aimee Schweig était membre de l’Ethical Culture Society, une association humaniste libérale opposée à toutes les notions de déisme, mais cela n’élevait pas de barrière entre eux. « Si ma mère aimait le père Van, vous pouvez être sûr que c’était un type bien ». Lorsque la guerre survint, puis que l’argent commença à entrer dans la communauté, l’atmosphère s’altéra. On y commit nombre d’atrocités esthétiques. « Ma mère essaya d’endiguer le flot de cette destruction », dit Martyl. « Tous les ans, nous allions là-bas, au printemps, en été ou en automne, et chaque fois quelque chose de terrible s’était passé. Il y avait une statue dans une niche à l’extérieur de l’église qui avait cette belle patine, une belle teinte verte, et en arrivant un été, nous l’avons trouvée repeinte en gris métallisé de radiateur. Puis ils ont coupé les arbres, des arbres centenaires, pour pouvoir garer leurs voitures dans le centre ville. Puis ils ont arraché les dallages des trottoirs et mis du béton à la place ». Par bonheur, la prospérité de Sainte-Geneviève survint assez tardivement pour que la plupart des vieux bâtiments – la Maison Louis Bolduc, la Maison Joseph Amoureux, la Maison Jean-Baptiste Valle, la Maison Bequette-Robault, la Maison Pierre Dorloc, la Maison Charles Gregoire, la Maison Hubardeau, la Maison Lumendière et la Maison Petrequin – fussent encore à peu près dans leur état d’origine lorsque le mouvement de restauration patrimoniale vint à leur secours, dans les années 1960. L’ambiance française fut sauvée – de justesse. Rend grâces, Amérique. « Nous aimons les Français », me dit Martyl Langsdorf. « Nous avons la nostalgie des Français ».

* Les observateurs tendent à considérer les habitants français de Sainte-Geneviève comme des perdants. (Exactement comme nous, les Franco-américains de la Nouvelle-Angleterre. Les immigrants italiens et irlandais se sont lancés dans la course sitôt arrivés en NouvelleAngleterre, tandis que nous évitions de nous faire remarquer, les regardant faire avec un mélange d’envie et de mépris. Nous étions ici avant vous, telle était notre attitude. Nous serons encore ici quand

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vous n’y serez plus). Le père Yealy, dans son histoire, trouvait que ce manque de succès des habitants français de Sainte-Geneviève était une bonne chose. « L’esprit mercenaire, agressif et vulgaire de cette époque était la chose qu’abhorraient le plus des gens comme eux », écrivait-il. À Sainte-Geneviève, l’économie jeffersonienne était encore la norme. « Sainte-Geneviève a évité le matérialisme arrogant des villes champignons et les déplorables extrêmes de fortune qui prévalent dans les grandes villes », écrivait-il. « On évalue la fortune du plus riche à moins d’un million et quelques-uns des plus pauvres ont un jardin et un porc ». Yealy écrivait cela en 1935, au plus creux de la Dépression. C’était une époque où les gens désespérés des grandes villes auraient été heureux de posséder un jardin et un porc. La Seconde Guerre mondiale et la prospérité d’après-guerre firent qu’après coup, une telle image faisait l’effet d’une plaisanterie, comme celle d’un « hillbilly » partant avec son fusil chasser l’écureuil. Abhorrer l’esprit mercenaire, agressif et vulgaire, cela commença à ressembler à un simple manque de jugeotte. Fuir le matérialisme arrogant des villes champignons, cela ressembla de plus en plus au fait de se résigner à la décrépitude. « Un étranger qui visiterait Sainte-Geneviève aujourd’hui pourrait bien la percevoir comme une ville ayant perdu toute initiative et toute vitalité et qui, comme tant d’autres petites villes qui peinent aujourd’hui à rivaliser avec les grandes villes industrielles, a sombré dans une forme d’indifférence », écrivait un paysagiste nommé Neil H. Porterfield à la fin des années 1960. Il vit des pneus dans les ruisseaux coulant autour de Sainte-Geneviève, des piles de carcasses de voitures, des devantures poussiéreuses de petits commerces marginaux, des maisons qui auraient eu bien besoin d’un nouveau toit et d’un coup de peinture. Il vit des bâtiments historiques qui s’écroulaient lentement. « Par bonheur », écrivait-il, « nombre d’habitants de SainteGeneviève ont conscience que l’unique atout de la ville est son histoire unique ainsi que le fait qu’il existe encore aujourd’hui de nombreux éléments bâtis qui révèlent et racontent son histoire ». À ce moment, ces gens qui regardaient vers l’avenir percevaient certains signes. Ils entendaient vaguement le brouhaha de véhicules récréatifs sur l’autoroute. Ils entrevoyaient ces devantures poussiéreuses s’efforçant de se transformer en vitrines bien nettes de boutiques de bougies, de patchworks et de toutes sortes de chocolats. Ils pouvaient pressentir que leur ville était sur le point d’être recréée par la force immense de cette nouveauté, le tourisme de masse.

Treize Fort Assomption La Salle honore fort curieusement un membre de son expédition. Un cas très rare de nation autochtone suscitant l’affection des Anglais. Réflexions sur un Dionysos moderne. Un message mystérieux dans un motel Super 8.

Le lendemain matin, La Salle, nous dit Parkman, s’embarqua de

nouveau sur « le courant puissant et sombre », et « se laissa dériver rapidement vers le sud et des destinées inconnues ». Il était agréable de voyager ainsi. Les Français eurent même l’une de ces rares occasions pour eux de faire l’éloge de la cuisine indienne. Dans les marais, les Indiennes récoltaient des racines très comestibles, une source de nourriture si abondante, remarqua La Salle, qu’elle rendait les Indiens de cet endroit un peu plus paresseux que d’ordinaire pour des habitants de ce continent. Certaines de ces racines étaient grosses comme le bras d’un homme. « Ils creusent un trou dans la terre où ils étendent un lit de pierres chauffées au rouge, puis un lit de feuilles, plus une couche de racines, enfin une couche de pierres chauffées au rouge », écrivit La Salle. « Puis ils recouvrent le trou de terre et laissent le tout rôtir pendant un moment. Les racines peuvent se manger sans assaisonnement ou bien avec un peu d’huile – c’est une assez bonne nourriture, pour autant que les racines soient très bien cuites ». Trois jours plus tard, La Salle et son équipage passèrent devant l’embouchure de l’Ohio. Une semaine plus tard, ils campèrent un peu au nord de l’actuelle ville de Memphis, où les hauteurs que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Chickasaw Bluffs surplombent le fleuve. La Salle donna le signal de la halte et envoya des détachements à la chasse. Un homme de son équipage, un armurier du nom de Pierre 313

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Prud’homme, se débrouilla pour se perdre en forêt. Comme certains signes indiquaient qu’il y avait des Indiens aux alentours, La Salle s’inquiéta de ce que cet homme ait pu être tué. N’étant pas du genre à laisser traîner ce genre d’affaires – ce qui faisait toujours mauvaise impression sur les Indiens – La Salle ordonna que l’on construise une palissade et envoya des détachements à sa recherche. Le sixième jour, ses hommes découvrirent deux Indiens chickasaw. L’un d’entre eux fut renvoyé à son village avec des présents et des messages d’amitié – l’autre fut gardé en otage. Quelques jours plus tard, Prud’homme, à demi mort de faim et délirant, fut finalement retrouvé, après ce qui fut sans doute la semaine la plus solitaire et la plus terrible de son existence. La Salle, dont nous avons déjà constaté l’ironie caustique, appela la palissade Fort Prud’homme et y laissa l’armurier avec quelques autres hommes pour la garder. Le trois mars, il reprit le cours de son voyage le long du fleuve.

* On ne peut blâmer La Salle pour ce qui arriva plus tard avec les Chickasaws, de la même manière que l’on blâme parfois Champlain pour avoir inauguré les relations franco-iroquoises d’un coup d’arquebuse. Comme à son habitude, La Salle avait approché ces Indiens avec une amitié prudente. Ce n’était pas la manière d’Hernando de Soto, qui était passé par là quelque cent trente ans auparavant en tuant des Indiens partout où il allait. C’est la différence entre ces deux explorateurs, dont la réputation surpasse toutes les autres sur le Mississippi. La Salle ne laissait pas de traînées de sang sur son passage. Les Chickasaws, quand ils rencontrèrent La Salle, n’étaient pas non plus intéressés à tuer des Français, bien qu’ils fussent célèbres pour leur esprit martial. Plus tard, les colons anglais de Georgie et des Carolines en vinrent à ressentir une sorte de chaleureuse considération pour ces Chickasaws, remarquant qu’ils étaient plus grands et plus robustes que leurs voisins, et qu’ils formaient « un peuple avenant et plaisant ». Les Chickasaws suscitaient également l’admiration des Anglais car ils punissaient l’adultère, bien qu’à d’autres points de vue, ils aient vécu dans le même type de système clanique matriarcal et de relative liberté sexuelle que les Iroquois, auquel s’ajoutait cette forme de communisme primitif pour lequel Engels éprouvait des transports d’extase.

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Contrairement aux autres Indiens du Sud-Est, les Chickasaws étaient davantage des chasseurs que des agriculteurs. Le peu d’agriculture qu’ils faisaient, ils le laissaient à leurs esclaves et à leurs femmes – les Chikasaws faisaient étalage de ce que Lord Macaulay qualifiait de « dédain du travail stable et continu et de cette disposition à faire peser sur le sexe le plus faible le fardeau le plus lourd du labeur manuel, ce qui est caractéristique des sauvages ». Ils avaient des choses bien plus importantes à faire que de sarcler le maïs. Se battre était une religion. Le jeûne, l’abstinence sexuelle et la prière précédaient les expéditions guerrières et si, en partant, des membres de ces expéditions rencontraient de mauvais présages, ils faisaient demi-tour incontinent, et on ne les prenait pas pour des lâches pour autant. Il était rare, cependant, qu’ils revinssent sans scalps, sans butin et sans captifs. Leurs ennemis héréditaires étaient leurs voisins de la nation Choctaw. Comme dans le cas des Iroquois et des Hurons, ces deux ennemis mortels, les Choctaws et les Chickasaws étaient très semblables de langue et de culture. Les deux nations vivaient dans des villages fortifiés, la grande place forte des Chickasaws, la ville d’Akia, étant située dans ce qui est aujourd’hui le nord de l’État du Mississippi, pas très loin de Tupelo. Presque aussitôt qu’ils eurent établi une colonie permanente près de l’embouchure du Mississippi, les Français réalisèrent qu’il faudrait qu’ils arrivent à s’accorder avec les Chickasaws. En 1702, le gouverneur de la colonie nouvellement établie en Louisiane, Pierre Le Moyne d’Iberville, organisa une conférence dans ses quartiers généraux de Mobile, Alabama, à laquelle assistèrent des représentants des Choctaws autant que des Chickasaws. Iberville plaida pour la paix, arrosa les Indiens de cadeaux et envoya un garçon de quatorze ans du nom de Saint-Michel chez les Chickasaws pour qu’il apprenne leur langue – et du même coup pour qu’il le tienne informé des mouvements de ces derniers. C’était un bon début, mais presque immédiatement, cette bonne entente s’altéra. L’année qui suivit la conférence, un groupe de Chickasaws revint à Mobile pour demander aux Français de les aider à garder les Choctaws à distance. Un Canadien français, Pierre Dugué de Boisbriant, fut dépêché vers le plus proche des villages choctaws pour les aider à négocier la paix, mais de toute évidence, les Choctaws s’échauffaient à l’idée de ne plus pouvoir harceler leurs anciens antagonistes et cherchaient des prétextes pour reprendre le combat. Ils dirent à Boisbriant que les Chickasaws avaient mis le jeune Saint-

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Michel à mort, de leur manière macabre et usuelle – accusation réfutée par les Chickasaws qui accompagnaient Boisbriant ; ils lui proposèrent d’envoyer des messagers pour ramener Saint-Michel et de rester dans le village choctaw comme otages pendant un mois. Les messagers furent envoyés comme convenu. Un mois plus tard, ils n’étaient pas revenus. Boisbriant soupçonna que les messagers étaient tombés dans une embuscade tendue par les Choctaws, mais il se trouvait seul dans leur village, entouré de guerriers irrités, aussi céda-t-il à leur exigence de tuer les otages chickasaws. Plus tard, on apprit que Saint-Michel était vivant et se portait bien. Les relations entre Français et Chickasaws auraient pu survivre à cette désespérante affaire si les Français s’étaient montrés capables d’honorer leur part du contrat, à savoir fournir aux Chickasaws une grande abondance de biens de traite. Mais ils ne pouvaient pas rivaliser avec les Anglais. Parti des Carolines, un flot continu de bêtes de somme chargées de couvertures, de tabac, de chaudrons de cuivre, de rhum, d’aiguilles et de fil, de hachettes, de couteaux, et pardessus tout de mousquets anglais, arrivait par les pistes montantes des Appalaches dans le pays des Chickasaws. En échange, les traiteurs anglais reprenaient le même chemin, non avec des fourrures, mais avec des peaux de cerf et des esclaves indiens à destination des Indes occidentales. Au fil du XVIIIe siècle, les Chickasaws, armés de mousquets britanniques, devinrent des chasseurs d’esclaves redoutés dans la région, non seulement dans le sud-est, mais aussi au-delà du Mississippi, jusqu’à l’Arkansas, le Missouri et au nord jusqu’à l’Illinois. Ce commerce des Chickasaws était le cheval emballé duquel ils ne pouvaient plus descendre. Une fois qu’ils connurent les produits de traite, ils en devinrent de plus en plus dépendants, en particulier des armes à feu, afin de pouvoir maintenir la suprématie guerrière qui leur servait à obtenir encore plus d’objets de traite. Nous avons déjà observé cette dynamique, mais elle fut particulièrement irrésistible dans le cas des Chickasaws, dont la survie, au cours du XVIIIe siècle, en vint à dépendre de moins en moins des produits traditionnels de la chasse et de l’agriculture et de plus en plus de ce qu’ils fournissaient d’esclaves et de peaux de cerf aux Anglais. Il y eut de moins en moins d’occasions où certains d’entre eux renonçaient aux raids en raison des mauvais présages. Ils ne pouvaient plus se permettre d’avoir des scrupules religieux. Les Français ne parvinrent jamais à supplanter les Anglais dans la traite, en grande partie parce que les Anglais, avec leur économie

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proto-industrielle et leur commerce plus dynamique, se présentaient toujours avec des produits meilleur marché et plus abondants que ceux des Français. Les biens de traite que les Français parvenaient à faire venir de France étaient pour la plus grande part détournés vers leurs alliés de confiance, les Choctaws. De fait, les Choctaws assurèrent la première ligne de défense de la Louisiane pendant des décennies – dans certains cas, ils alimentèrent, littéralement, les soldats et les colons, tout en détournant les coups des Britanniques et des Chickasaws. Mais ils ne purent pas empêcher les Chickasaws de ravager le commerce français sur le Mississippi. À cause des raids de ces derniers, remonter le fleuve en bateau, depuis les établissements français de Louisiane jusqu’à ceux situés plus au nord (Missouri et Illinois), ne fut plus au fil des années qu’une série de mésaventures navrantes. Dépourvus d’incitations économiques – et manquant également de missionnaires jésuites, qui auraient pu, du moins, prendre pied dans la nation chickasaw et diviser leurs allégeances, de la même manière qu’ils avaient divisé les allégeances iroquoises dans le nord – les Français échouèrent à détourner les Chickasaws des Anglais. De dépit, ils se résolurent à détruire les Chickasaws par la force des armes. En avril 1736, le gouverneur de la Louisiane, Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville (frère de Pierre Le Moyne d’Iberville), lança une attaque en tenaille sur les Chickasaw. Partant de Mobile, il marcha vers le nord le long de la rivière Tombigbee avec une armée de six cents hommes, y compris quarante-cinq Noirs. La tactique était de s’adjoindre les forces d’une armée de plus de trois cents Français et Indiens, commandés par le lieutenant-colonel Pierre d’Artaguiette, marchant vers le sud à partir de l’Illinois. Mais il était impossible de coordonner les mouvements de deux armées séparées par d’immenses contrées sauvages. Les communications étaient trop difficiles et la logistique incertaine. L’armée de Bienville fut retardée en Louisiane car elle dut attendre les vivres et les armes qui venaient de France ; les vaisseaux qui les apportaient avaient rencontré du mauvais temps en haute mer. Il avait été convenu que les deux armées se rejoindraient à la fin mars, mais au moment où Bienville atteignit le point de rendez-vous avec d’Artaguiette, il était en retard de deux mois. À ce moment, d’Artaguiette n’était plus en vue. Il avait passé le mois de mars à attendre Bienville et, étant presque arrivé au bout de ses vivres, il avait fait retraite vers ses quartiers généraux – un fort construit précipitamment sur les Chickasaw Bluffs, près de l’ancien Fort Prud’homme de La Salle – où ses éclaireurs l’avertirent de

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la présence d’un village chickasaw tout proche. D’Artaguiette décida de prendre le village, autant pour se réapprovisionner que pour retirer au moins quelque chose d’utile de toute cette expédition. Par malheur, il s’y trouvait bien plus de Chickasaws qu’il ne le croyait, et ils étaient bien armés et en bonne position, derrière leurs palissades, pour tirer un feu nourri sur les Français. Quand d’Artaguiette lança l’attaque, ses hommes furent taillés en pièces. Pendant ce temps, d’autres Chickasaws attaquèrent son arrière-garde. Seuls vingt hommes de l’arrière-garde parvinrent à s’échapper ; les autres furent tués ou capturés. Plusieurs des prisonniers français, y compris d’Artaguiette et un prêtre jésuite, le père Antoine Senat, qui avait insisté pour rester avec les blessés au lieu de s’échapper, furent brûlés vifs. Selon des témoins, ils endurèrent leur supplice avec une force d’âme remarquable. L’armée victorieuse alla ensuite rejoindre d’autres Chickasaws plus loin au sud et ils étaient tous là lorsque finalement Bienville apparut devant Akia à la fin de mai. Les hommes de Bienville furent eux aussi repoussés lorsqu’ils attaquèrent cette ville fortifiée, et le gouverneur fut contraint de se retirer. La campagne entière avait été un désastre. Une seconde campagne, destinée à remédier à cette atteinte à l’honneur français et à régler une fois pour toute la question des Chickasaws, fut planifiée pour 1739. Cette fois, le rendez-vous pour les troupes venues du sud, depuis la Louisiane, et du nord, depuis l’Illinois, le Michigan et le Canada, était prévu pour le 1er novembre aux Chickasaw Bluffs. Au lieu de remonter la rivière Tombigbee, qui n’avait pas assez de fond en automne pour les bateaux, les forces allant en direction du nord remonteraient le Mississippi. Les deux armées réunies marcheraient ensuite directement sur Akia à partir de leur point de ralliement sur le Mississippi. Pour se préparer à cette campagne, les ingénieurs français construisirent un fort au point de ralliement, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la ville de Memphis. Ils taillèrent un ressaut à la base des falaises, surplombé d’un pan incliné un peu plus haut qu’un homme, puis un autre ressaut, à nouveau surmonté d’un pan incliné, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toute la falaise ait été sculpté de sept ressauts et septs glacis. Au sommet de la falaise, ils construisirent des bastions. Tout fut terminé le 15 août, le jour de la fête de l’Assomption de Marie, aussi le nouveau poste fut-il nommé Fort Assomption. (Pour le lecteur curieux, l’Assomption de la Vierge Marie est une ancienne croyance

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de l’Église voulant que Marie, sur son lit de mort, ait été « enlevée dans la gloire céleste en corps et en âme ». Cela signifie que son corps n’a pas souffert de la corruption du tombeau, qu’elle n’est pas tombée en poussière et qu’il lui a été épargné d’attendre sa glorification jusqu’à la fin des temps). Vers le milieu de novembre, Bienville avait réussi à rassembler à Fort Assomption la plus grande armée jamais vue dans cette partie du monde, trois mille six cents hommes, y compris des Iroquois du Canada, des Indiens de nombreuses autres nations (c’est cette expédition qui fit découvrir à Charles Langlade, à l’âge de dix ans, la guerre aventureuse dans les grandes étendues sauvages), des voyageurs, des troupes régulières françaises venues d’Europe, des Noirs et des miliciens coloniaux. Le fort était bien pourvu en canons, mortiers, grenades, bombes, tonnelets de poudre et balles de mousquets. Un observateur extérieur en aurait conclu que le destin des Chickasaws était scellé. Les Chickasaws eux mêmes, ayant vu arriver au fort les hommes et les armes, en vinrent à la même conclusion. À la fin de novembre, les Chickasaws plantèrent des roseaux devant le fort, auxquels ils attachèrent des sachets de tabac, des épis de maïs et des peaux d’ours. C’étaient d’anciens symboles de paix, signifiant leur désir de s’asseoir sur une peau d’ours pour partager un repas et fumer. Les Français ignorèrent ces offrandes. De fait, ils avaient l’avantage, excepté pour une chose. Ils ne savaient pas comment se rendre jusqu’à Akia avec tous leurs hommes, leurs vivres et leur armement. Pendant les mois précédant l’invasion, leurs éclaireurs avaient été très affairés à rechercher les pistes menant au cœur de la nation chickasaw, et ils avaient clairement le choix entre différentes options – l’armée aurait pu passer par la rivière Yazoo par exemple. Mais Bienville ne cherchait pas de piste, il recherchait une route militaire susceptible de traverser ce pays de marécages et de cours d’eau pour y faire passer ses convois d’artillerie et de ravitaillement. Le temps se faisant de plus en plus humide, et l’hiver approchant, ce problème s’aggravait. Les semaines et les mois passèrent sans que l’on trouve de solution. Les Indiens tuaient le temps en escarmouches avec les Chickasaws. Lorsqu’ils étaient victorieux, ils revenaient avec des scalps, des prisonniers et des chevaux. Les prêtres de l’expédition tentèrent d’empêcher qu’ils ne torturent leurs prisonniers, mais quelques hommes et femmes furent néanmoins brûlés à mort avec des

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fers chauffés au rouge. L’ivrognerie et la désertion commencèrent à prélever leur dîme sur les alliés indiens, qui ne pouvaient comprendre pourquoi les Français tardaient autant. Les Français, de leur côté, succombaient par douzaines de malaria, de dysenterie et d’autres maux endémiques sous le climat insalubre de Memphis – il n’est pas étonnant que les Indiens ne se soient jamais installés à cet endroit, et il n’y avait que ces insensés d’hommes blancs qui pouvaient trouver intelligent de construire une ville dans ce marécage torride, royaume des moustiques. Avant que l’hiver ne touche à sa fin, cinq cents soldats français étaient morts de maladie. Au début de février, Bienville ordonna enfin à un détachement de 180 Français et 400 Indiens de prendre la direction d’Akia par une route que ses éclaireurs lui avaient assuré convenir à cette expédition. Ce détachement arriva à Akia le 22 février, sans son artillerie. Son commandant, Pierre Céleron, avait appris la leçon donnée à Bienville et d’Artaguiette et renonça à prendre la ville par un assaut direct. Au cours des deux jours suivants, les forces en présence échangèrent des coups de feu, sans grand résultat. Mais les Chickasaws redoutaient qu’il n’y ait davantage de Français à arriver avec des canons et des mortiers, et ils demandèrent une trêve. Cette fois, l’offre fut acceptée. Après des préambules et quelques retards, un groupe de chefs chickasaws fit son apparition à Fort Assomption le 1er avril pour conclure un accord avec les Français, juste à temps pour voir les Français mettre le feu à leur propre fort, ce qui faisait partie des préparatifs de leur départ. Les Français avaient invraisemblablement mal choisi leur moment : ils avaient décidé d’abandonner l’expédition et le fort à la mi-février, alors que le détachement de Céleron était encore en chemin vers Akia. Ce spectacle fut loin d’inciter les Chickasaws à concéder quoi que ce soit par traité. Néanmoins, Bienville leur proposa quelques conditions – bannir les traiteurs anglais des villages chickasaws, rendre tous les prisonniers blancs ou noirs que détenaient les Chickasaws – ce à quoi les chefs acquiescèrent. Les derniers Français partirent ensuite, heureux d’avoir obtenu ces quelques concessions de leurs ennemis. Les Chickasaws restèrent néanmoins un problème, au point qu’une troisième expédition fut montée en 1752 par un autre gouverneur de la Louisiane, le long de la piste de la rivière Tombigbee qu’avait suivie Bienville au cours de sa première expédition. Mais à ce moment, les Chickasaws avaient bien amélioré leurs défenses, et les Français se contentèrent de brûler quelques cabanes et de détruire quelques récoltes. Quoi qu’il en soit, ils avaient laissé passer leur plus

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grande chance lors de l’échec de Fort Assomption et de l’armée de Bienville. Avec une meilleure planification, cette armée aurait vraiment pu réussir à vaincre les Chickasaws. Du moins les Français auraientils pu conserver leur fort et consolider leur emprise sur toute la vallée du Mississippi, ce qui aurait eu des conséquences incalculables sur l’avenir de l’Amérique du Nord. Mais ils n’avaient pas saisi cette chance. Les Chickasaws, peuple néolithique qui ne parvint jamais à réunir plus de cinq cents guerriers, étaient parvenus à défier une nation moderne, disposant d’une armée moderne. Mais, comme l’a prouvée l’expérience des États-Unis au Vietnam ou en Iraq, l’écrasante supériorité technologique à la guerre peut être réduite à l’impuissance de plus d’une manière.

* Lors de mon escale à Memphis, je m’étais organisé pour rencontrer un vieil ami du nom de Bobby Landry. J’allai le chercher à l’aéroport, puis nous allâmes au Peabody Hotel voir les célèbres canards. Deux fois par jour, on diffuse de la musique militaire dans le hall de ce grand hôtel, les portes de l’ascenseur s’ouvrent et des canards en sortent, marchant sur une seule file le long d’un tapis rouge en direction d’un bassin situé au milieu du hall. Les canards nagent un moment dans le bassin puis, à l’indication de la musique, retournent le long du tapis rouge vers l’ascenseur qui les ramène à toute allure à leurs luxueux appartements, jusqu’à leur prochaine apparition. En fait, Bobby et moi avons à peine aperçu ce rituel car nous étions en pleine saison touristique et la foule entourant le bassin et le tapis rouge était impénétrable. Mais nous pûmes entr’apercevoir un ou deux canards, ce qui nous permettrait de raconter à nos amis que nous avions été témoins de cet évènement majeur sur la liste des attractions touristiques de Memphis, surpassé seulement par Graceland et la visite des studios d’enregistrement Sun records. Bobby venait d’une petite ville de l’Ontario et, puisqu’il était d’ascendance française – un de ses cousins avait fait remonter l’arbre généalogique de la famille jusqu’au XVIIe siècle en France – sa présence à cette étape de mon voyage était tout à fait appropriée. L’un des ancêtres des Landry, comme l’un des miens, avait sans doute cultivé une ferme dans l’immensité canadienne, en écrasant les moustiques et en redoutant le moment où un Iroquois surgirait pour lui défoncer le crâne avec une massue de guerre. Mais lui-même avait grandi en

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n’ayant que très peu conscience de son ethnicité française. « Il n’y avait rien », me dit-il. « Pas de cuisine, pas de musique, pas de langage. Rien de rien ». Mais bien sûr, ce n’était pas entièrement vrai. Il avait été élevé dans la religion de ses ancêtres Landry, dans l’Église de Rome. Il était même entré dans les rangs des Chevaliers de Colomb à l’âge de dix-huit ans. Bobby, qui à présent vivait en Floride, où il faisait partie de la direction d’une entreprise d’envergure nationale, s’était marié à une femme d’ascendance italienne. Son fils, un pré ado dont les principaux intérêts étaient le rap, les Tampa Bay Buccaneers et le hockey sur patins à roues alignées semblait encore moins soucieux de son héritage français. Mais qui sait ? Peut-être que, quand ce garçon sera en retraite, d’ici quarante ou cinquante ans, lui aussi sera atteint du virus de la généalogie et qu’il se plongera dans les records paroissiaux sur Internet, et qu’il visitera les cimetières du Québec. Ce virus atteint les personnes les plus improbables. Nous allâmes à la messe de cinq heures du soir à l’église SaintPatrick, une église du centre-ville. J’assurai Bobby qu’il n’était pas obligé de m’accompagner – il s’était éloigné de l’église depuis que nous nous étions rencontrés, trente ans plus tôt, tandis que je m’en étais rapproché – mais il me dit qu’il le souhaitait. « Je trouve les églises réconfortantes », me dit-il. « C’est peut-être une sorte d’atavisme, quelque chose qui remonte au temps de mon enfance ». Le lendemain, nous visitâmes Graceland, maison imprégnée de religiosité. C’était manifeste dans le salon aux vitraux représentant des paons bleu-vert – symbole d’immortalité dans l’art chrétien – dans la salle à manger, avec ses sages taoïstes en faïence, et partout dans la maison avec des images de tigres – symbole de la force et du courage au service du bien dans l’art chinois. C’était kitsch, mais le kitsch n’est pas sans avoir ses profondeurs. Même la « pièce de la jungle », avec son décor de restaurant polynésien et sa moquette de peluche verte au plafond, évoquait quelque chose de l’âme d’Elvis. Des objets exposés dans son bureau confirmaient ces aspirations spirituelles. Les touristes pouvaient écouter un enregistrement de sa fille tout en regardant l’exposition. « Il avait des piles de livres près de son lit », disait la voix de Lisa Marie dans les écouteurs. « Il lisait tout le temps. Toujours sur la spiritualité. Toujours cherchant. Toujours cherchant quelque chose. Il soulignait beaucoup ». C’était évident. Sur son bureau, il y avait des livres « sur la spiritualité » – des éditions de

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poche du Siddhartha d’Herman Hesse, des Gods from Outer Space d’Erich Von Daniken et de la Bible. Sur un chevalet en bois, un livre était ouvert sur un chapitre intitulé « L’avènement de l’âge du Verseau et la libération de la femme », qui était effectivement lourdement souligné. À côté d’une phrase qui disait : « De grands changements se sont déjà produits dans l’univers mental de l’humanité en général, et plus particulièrement en ce qui concerne la place de la femme », Elvis avait écrit à l’encre : IN KARATE. Presley, bien sûr, pratiquait cette discipline spirituelle particulière. La visite nous amena à une annexe du bâtiment principal, une grande salle à deux niveaux remplie de fauteuils en cuir couleur chocolat, de repose-pieds et d’un canapé où était assis un gigantesque ours en peluche. (L’ours en peluche est devenu un symbole contemporain pour certaines choses – comme par exemple le chagrin pour un individu dont la mort fut pathétique). « Ici, le dernier matin de sa vie, Elvis avait joué et chanté avec des amis », disait une voix enregistrée. « Deux des chansons étaient Blue Eyes Cryin’ in the Rain et Unchained Melody ». Peu de temps après la dernière mesure de la dernière chanson, l’esprit du chanteur, dans son enveloppe visible de chair, nous fut enlevé. Puis on entendit la voix de Priscilla. Elle évoquait le moment où elle avait appris la nouvelle de la mort de son ex-mari. « Je suis allée seule voir un film et – j’ai vu tous ces gens, c’était comme – j’ai oublié le nom du film en fait, parce que je ne pouvais même pas fixer mon attention dessus », disait la voix. « Je me souviens avoir regardé autour de moi et m’être dit, comment le monde pourra-t-il survivre sans Elvis Presley ? » La dernière étape de la visite était pour « l’aire de méditation », avec une fontaine et les tombeaux d’Elvis et de ses parents. Il y avait une statue du Christ au Sacré-Cœur, des vitraux, une flamme éternelle, des figurines dorées de chérubins et de petits ours en peluche – tous les symboles et les amulettes qui interdisaient de penser que la destinée d’Elvis pouvait être de pourrir dans le froid de la tombe, comme aurait dit Shakespeare. Était-ce le lieu du repos éternel d’un saint ? Aucun saint n’a jamais été puissant au point que le monde ne puisse survivre sans lui. D’un martyr ? La nature de son martyre n’était pas claire. D’une divinité ? Cela paraît s’en rapprocher davantage. Et cependant, même le plus larmoyant, le plus obsédé des fans d’Elvis hésiterait à aller jusque-là. Les anciens païens utilisaient librement ce terme pour leurs morts illustres, mais deux millénaires de christianisme nous ont rendus réticents à l’employer.

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Presley était vénéré en ce lieu, sans discussion possible. Bien entendu, nous n’avons pas besoin de Graceland pour corroborer ce fait. Toutes ces images d’Elvis dans les restaurants routiers, dans les campagnes de l’Ontario, du Connecticut ou du Dakota du Sud – elles sont de toute évidence bien plus qu’un hommage à un cœur brisé – ce sont des icônes et elles représentent une personne sacrée. Elvis avait également un animal totémique pour le représenter, ce qui reste un geste audacieux même dans ce monde non naturel et sophistiqué qui est le nôtre. L’image du tigre ornait ses célèbres vestes de scène et apparaissait comme un logo sur nombre d’objets qu’il possédait. Cet animal, en plus d’avoir une signification dans l’art chinois, était associé au dieu Dionysos dans la mythologie occidentale. Presley doit avoir eu connaissance de cela, lui qui lisait tant de livres « sur la spiritualité ». Il faisait appel à l’esprit dionysiaque du monde antique, dans une musique comparable à celle que décrit Nietzsche dans La naissance de la tragédie. La musique, viscérale par nature, est une incitation à la licence sexuelle, et entraîne ceux qui l’écoutent dans l’oubli d’eux-mêmes, écrivait Nietzsche. « Le symbolisme du corps en son entier était mis en jeu – non le simple symbolisme des lèvres, du visage ou de la parole, mais l’entière pantomime de la danse, entraînant chaque membre du corps dans un mouvement rythmique ». Les autres aspects du caractère de Presley – sa sentimentalité, sa nature affable, son intelligence, sa vulnérabilité – ont à peine contribué à approfondir le sentiment qu’ont les adorateurs de Presley, qu’il était l’avatar d’un dieu. Presley n’était-il pas à demi-fou ? Dionysos était souvent inflexible et pouvait entrer en fureur. Elvis n’avait-il pas une gentille grand-mère, Minnie May, enterrée à Graceland ? Dionysos avait une grand-mère nommée Rhéa qui lui avait sauvé la vie. Elvis Presley n’est-il pas devenu un phénomène mondial ? Dionysos lui aussi a voyagé à travers le monde, attirant des adorateurs partout où il allait. Mais quel rapport avec les Français ? Presley a épousé une fille appelée Priscilla Beaulieu. « Beau lieu », en quelque sorte, fait écho à « Graceland ». Quiconque respecte le pouvoir occulte des noms ne trouvera pas cela insignifiant. (Le nom d’un homme, observait Marshall McLuhan, le frappe d’un engourdissement dont il ne se remet jamais). Beaulieu divorça d’Elvis Presley le 9 octobre 1973 – le jour de la fête de l’évêque martyr de Paris et saint patron de la France, saint Denis, connu par ailleurs sous le nom de Dionysos. Bien que l’on dise que ce

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divorce a hâté le décès de Presley, qui mourut moins de quatre ans plus tard – martyr, si l’on veut, des médicaments sous ordonnance et d’un cœur brisé – cela s’avéra un jour faste pour Priscilla, dont la carrière s’épanouit par la suite et dont la gestion de la propriété de Presley lui permit d’en faire un filon encore plus productif qu’il ne l’était du vivant de Presley. Béni soit saint Dionysos. Il fut décapité, à propos, et différentes bourgades de France prétendent détenir la relique de sa tête – forme de vénération que les spécialistes de la mythologie comparent à la vénération de la tête du dieu Osiris dans l’antique ville de Memphis.

* Après avoir visité Graceland, je dis au revoir à Bobby et partis à la recherche du site de Fort Assomption, disparu, qui avait été terminé le jour saint qui tombe le 15 août, jour qui célèbre l’assomption au ciel de la Vierge Marie, qui est aussi le jour du calendrier qui précède le départ de Presley de cette terre, le 16 août. (Les ancêtres de Presley étaient écossais, mais ces ramifications fantomatiques des Français, ces petites coïncidences, l’entourent toujours, si légèrement que ce soit). Trouver cet endroit ne fut pas aussi facile que je l’avais cru. À la bibliothèque municipale de Memphis, je passai en revue les documents que contenait le classeur sur Fort Assomption, c’est-à-dire deux ou trois coupures de presse. L’une était un article de journal de 1954 qui montrait le docteur Marshall Wingfield, président de la Société pour l’histoire du Tennessee de l’ouest, en costume et cravate, et madame Laurence B. Gardiner, régente de la section de Fort Assomption des Filles de la Révolution américaine, qui portait un chapeau très seyant. Ils dédicaçaient une plaque de bronze toute neuve. Selon le journal, l’inscription sur la plaque disait : Près de cet endroit, au point le plus élevé de la falaise, le jour de la fête de l’Assomption, le 15 août 1739, ce fort fut érigé par Bienville, gouverneur français de la Louisiane. C’était la première structure construite par des blancs dans le comté de Shelby, et la troisième dans le Tennessee.

L’article disait que cette plaque de bronze se trouvait près du pont Hanrahan. Peu après midi, ce jour-là, je roulai le long du boulevard E.H. Crump, qui porte le nom de celui qui a dirigé Memphis pendant la première moitié du XXe siècle, « Boss » Crump, et je pris la direction

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du parc Crump. Ce parc ce trouvait près du pont Hanrahan et me paraissait être un bon endroit pour rechercher cette plaque. Je laissai ma voiture dans un parking à côté d’une Lincoln Continental jaune cabossée, le seul autre véhicule en vue. Sur le siège avant de cette voiture, un homme blanc entre deux âges et une femme noire mangeaient des frites de chez Burger King en riant. Je supposai qu’ils avaient une liaison. Je déambulai dans tout le parc, mais ne vis la plaque nulle part. En bordure du parc, qui surplombait les falaises et le Mississippi, la vue était bouchée par un mur de kudzu, ou puéraire hérissée, plante envahissante dans cette région. Il n’y avait pas grandchose d’autre à voir – hormis quelques magnolias et micocouliers sur la pelouse. Je retournai vers le parking – le couple dans la Lincoln était toujours en train de manger et de rire – et arrivai à un motel Super 8 dont l’auvent portait un message énigmatique : NO MORE S.W. J’entrai à l’intérieur pour demander à l’accueil, tenu par un jeune homme d’Asie du Sud, ce que signifiait ce message, mais il fut aussi déconcerté que moi lorsque je le lui montrai. Au-delà du motel, il y avait un autre parc, le Chickasaw Heritage Park, que l’on appelait autrefois le parc De Soto, au temps où l’on pouvait encore trouver admissible de donner à des lieux publics le nom d’Européens tueurs d’Indiens. Comme beaucoup de jardins publics de l’Amérique urbaine, il était à l’abandon, et je pensai qu’il était douteux que le patrimoine des Chickasaws ait gagné grand-chose à ce que l’on retire le nom de ce pauvre vieux De Soto. En fait, on m’avait averti de l’éviter la nuit. Je marchai en direction des falaises, au-delà d’un tumulus indien qui avait servi de batterie pendant la Guerre de Sécession, et traversai une rue. De l’autre côté de cette rue, une étroite bande de terre surplombait les falaises. Dans un coin de pelouse, à cet endroit, quelqu’un avait mis un banc de parc. Cette personne avait dû penser que c’était l’endroit idéal pour placer un banc – les passants fatigués pourraient s’y asseoir et admirer la vue que l’on y avait sur le Mississippi. Mais depuis, la végétation des falaises avait beaucoup poussé, et lorsque je m’assis, je ne pus voir qu’un dense entremêlement de bosquets à cinquante centimètres de mon visage. La branche d’un jeune tulipier s’étendait jusqu’à presque me toucher le nez. Je me levai et tentai de voir à travers la végétation – je remarquai qu’à cet endroit les falaises s’élevaient très abruptement depuis la berge du fleuve. Pendant ce temps, les voitures ralentissaient en passant à ma hauteur et leurs conducteurs me regardaient d’un air suspicieux.

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Je revins à ma voiture et roulai le long d’une route de terre pour me rendre jusqu’à la rive du Mississippi, route située entre le motel Super 8 et le parc. Je croyais qu’enfin je pourrais trouver une belle vue dégagée sur le fleuve majestueux et ses falaises, mais au bout de la route, un panneau signalait que cet endroit appartenait à l’American Commercial Liquid Terminal. Dans le grillage qui l’entourait, une porte était restée ouverte, mais il y avait des panneaux hostiles tout autour : « Avertissement !... Cette zone est surveillée par caméra… Pêche absolument interdite !... Zone interdite… Le refus de se soumettre à l’inspection entraînera l’interdiction d’entrer ou la révocation des autorisations… La présence de voitures non autorisées dans la zone constitue une atteinte à la sécurité… » Tandis que j’absorbai tout cela, quelqu’un m’ayant aperçu par une caméra de surveillance avait dû pertinemment en déduire que quiconque lisait vraiment ces panneaux ne faisait pas partie de l’endroit. La porte, tranquillement mais fermement, coulissa et se ferma devant moi. Je n’avais toujours pas découvert le moindre signe de cette plaque de bronze. Le lendemain, je rejoignis le docteur Charles W. Crawford, directeur du bureau de recherche sur l’histoire orale du département d’histoire de l’université de Memphis, ainsi que son collègue, Douglas W. Crupples, pour un lunch de l’association caritative Kiwanis International. Il s’agissait d’un buffet froid dans la salle « vénitienne » du Peabody Hotel, pièce haute de plafond avec parquet, chandeliers et miroirs. Un pasteur lut un ou deux versets de la Bible puis nous chantâmes tous My Country ’Tis of Thee et récitâmes le serment d’allégeance. L’orateur était Tommy West, entraîneur des Memphis Tigers de l’université de Memphis qui portait un veston noir avec un chrysanthème blanc au revers et un polo noir. Je n’avais aucune idée de ce qu’il valait comme entraîneur, mais c’était un orateur terrible. Il attrapa le micro. « J’ai promis de ne pas vous raconter les mêmes blagues que l’année dernière ». Il fit une pause. « Qui a dit amen ? » (rires). Il roula des yeux en direction de quelqu’un dans la salle : « Racontez-moi la blague de l’année dernière ». Pause à nouveau. « C’est bien ce que je pensais » (rires). Après le lunch, une femme vint à la rencontre du professeur Crawford, et ce dernier fit les présentations. « Êtes-vous en train d’écrire au sujet du professeur Crawford ? », me demanda-t-elle gaiement. « Non, je me base sur ses travaux ». « Oh, tout le monde

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fait ça. Il connaît tout ». Crawford semblait être de toute évidence une figure d’autorité respectée, presque vénérée, dans ce milieu ; c’était un homme d’assez petite taille et bien bâti, qui fumait la pipe, portait un blazer en ce jour d’été, avec une chemise à rayures bleues et un pantalon gris, s’exprimait clairement par des phrases aux tournures recherchées ; il ressemblait à un croisement entre un avocat autodidacte très poli et Arthur Schlesinger jr. Après le lunch, lui, le professeur Crupples et moi nous rendîmes en voiture au parc Crump. En route, ils m’expliquèrent que la plaque avait probablement disparu depuis longtemps, victime de la construction de l’autoroute, de vol ou de vandalisme. J’en fus un peu indigné. Je ne sais pourquoi, je m’étais imaginé que les marqueurs historiques étaient construits pour durer, à l’instar des phares. Ce n’était pas le cas. Les louables efforts du docteur Wingfield et de madame Gardiner, cinquante ans auparavant, avaient été vains. Nous dépassâmes le parc Crump et le motel Super 8. Cette fois, le signe de l’auvent disait : NOW MORE. Le professeur Crupples, spécialiste de la Guerre de Sécession me montra du doigt le tumulus indien. « L’armée de l’Union l’a utilisé comme plate-forme d’artillerie », dit-il. « Si vous regardez la face nord, vous pouvez voir l’entrée du magasin à poudre ». J’entrevis ce qui semblait être une petite porte sur cette pente. « Ils tenaient tout le fleuve depuis ce tumulus ». Le professeur Crawford prit la petite route de terre menant à l’American Commercial Liquid Terminal et entra par la porte sans faire aucunement attention à tout ce verbiage sur les atteintes à la sécurité, les menaces à la patrie, et tout ça. Nous dépassâmes le bâtiment principal du terminal et nous arrêtâmes quelques dizaines de mètres plus loin. « Voici probablement la partie de la falaise qui est restée telle qu’elle était autrefois, ne pensezvous pas ? », demanda Crupples à Crawford, tandis que nous regardions vers le haut, vers la muraille de la falaise aujourd’hui recouverte de cet omniprésent kudzu. « Je pense qu’elle n’a pas changé, ou à peine », répondit Crawford. « Je crois que cette partie de la falaise est probablement très semblable à celle que les Français ont escaladée à partir de leurs bateaux, sur le fleuve derrière nous », dit Crupples. Ainsi, c’était là que tous ces soldats français et ces Indiens iroquois et ces coureurs de bois avaient essaimé deux cent cinquante ans plus tôt pour s’emparer du cœur de l’Amérique au nom du roi de France. Aujourd’hui, il n’y avait pas le

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moindre marqueur pour signaler cet endroit. Le professeur Crawford se retourna et regarda les eaux couleur brun grisâtre du Mississippi. « Voyez la puissance de ce courant », dit-il, d’un ton sincèrement admiratif, surprenant pour un homme qui avait vécu longtemps ici. « Il y a une puissance gigantesque là-dedans. Fantastique ». Cela me rappela T.S. Eliot qui, âgé d’une cinquantaine d’années, écrivant à Londres pendant la guerre, faisait ressurgir ses souvenirs d’enfance de Saint-Louis et du Mississippi. « Je crois que le fleuve/Est un dieu brun et puissant – maussade, indompté et intraitable ». Les Illinois qui avaient essayé de dissuader La Salle avec leurs histoires de monstres et d’abîmes sans fond se basaient probablement sur l’effet que leur faisait le fleuve. Le dieu d’Eliot, qui observait et guettait le moment de détruire – c’était un fleuve que ces Indiens auraient reconnu. « D’ici au golfe du Mexique, il est rare de trouver des emplacements de la hauteur de celui-ci », dit Crawford. « Quand on en découvre un, c’est le lieu idéal pour contruire une ville ou un fort ». Le professeur Crupples montra le kudzu, qui tombait en une luxuriante draperie verte sur la falaise. « Il y avait un criminel qui s’était évadé », dit-il. « On ne l’a pas retrouvé pendant longtemps. On découvrit par la suite qu’il avait vécu sous un épais rideau de kudzu – pendant un an. Il s’était construit une petite hutte, et il sortait la nuit pour trouver de quoi manger ». Comme nous retournions vers l’université, je dis que j’avais trouvé le Chickasaw Heritage Park dans un état de véritable désolation. « C’est parce qu’il est situé à l’écart », dit Crawford. Il est isolé par l’autoroute et il se trouve dans une zone en déclin de la ville. Avec de forts taux de criminalité. Beaucoup de gens évitent d’y aller. Mais c’est vraiment dommage. Il a beaucoup de potentiel. Il a un passé et il aura un avenir ». « Je suis d’accord », dit Crupples. « Un jour, quelqu’un le mettra en valeur, dans dix ou quinze ans ». « Trop bien pour qu’on s’en désintéresse ». Crawford, ensuite, me montra un endroit à sa droite, comme nous traversions l’Interstate. « Pendant un moment, il y a eu ici un restaurant qu’on appelait Jungle Gardens. C’était l’un des premiers restaurants drive-in, où on pouvait être servi en voiture. Il y avait aussi beaucoup de verdure qui permettait un peu d’intimité quand on voulait faire connaissance avec une copine. Ce n’est pas dans les livres d’histoire qu’on peut apprendre des choses comme ça. Doug connaît des choses sur l’histoire de Memphis que

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vous ne trouverez pas dans les livres, parce qu’il a vécu tout ça. Doug, tu es déjà allé aux Jungle Gardens, pas vrai ? » « Une fois ou deux ». « Et tu étais accompagné d’une jeune personne du sexe opposé ? » « Toujours ». Je demandai au professeur Crupples s’il avait connu Elvis Presley. « Je l’ai rencontré quelquefois », dit-il. « Je livrai les journaux chez sa petite amie dans un quartier des faubourgs. J’avais douze ans à l’époque. Le vendredi, on passait faire payer la note – ça devait faire à peu près soixante-quinze cents par semaine. Un jour, j’ai remarqué une Cadillac dans l’allée de la maison de sa petite amie, et quand j’ai sonné, c’est lui qui a ouvert la porte. Il m’a demandé : “Combien ça fait ?” et je lui ai dit “Quatre-vingt-cinq cents”. Il m’a donné un billet de cinq dollars et m’a dit : “Garde la monnaie”. Et bien, ce billet de cinq dollars m’a rendu vraiment heureux. Quand je revins, la semaine suivante, il n’était pas là, et c’est elle qui a ouvert la porte et m’a donné quatre-vingt-cinq cents. Alors j’ai commencé à regarder si sa voiture ou sa moto était dans l’allée quand je faisais ma collecte. Un jour, il m’a donné vingt dollars. C’était vraiment un type gentil. Vraiment ».

Quatorze Le poste Arkansas La Salle fait de nouvelles connaissances. Brève description des Canadiens français de Pittsfield, Massachusetts, et récit d’une tentative d’assassinat de leur curé. On me montre des auras de fantômes et des empreintes de derrières. Brève description des Français de l’Arkansas et de leur curieuse conception du journalisme. Un cimetière isolé du comté de Jefferson, Arkansas.

La Salle et ses hommes voyagèrent agréablement une fois encore.

« À chaque étape de leur progression aventureuse », écrit Parkman, « le mystère de cet immense Nouveau Monde se dévoilait un peu plus. Ils entraient chaque jour un peu plus avant dans le royaume du printemps. La lumière évanescente du soleil, l’air tiède et somnolent, les feuilles tendres, l’éclosion des fleurs, tout respirait la renaissance de la Nature ». Les Français découvrirent les plantes broméliacées et firent connaissance avec l’alligator et le poisson-chat, créature aux yeux protubérants et à la gueule et aux moustaches exagérées. Il était difficile de dire lequel de ces animaux aquatiques était le plus grotesque. Le poisson-chat, bien que n’étant pas énorme au point de pouvoir avaler un camion, était néanmoins assez grand – un mètre quatre-vingt de long parfois – pour faire chavirer un canoë d’un coup de queue. Il y avait aussi, rôdant dans ces eaux, des tortues hargneuses qui pouvaient emporter le doigt d’un homme distrait, et des lépisostés osseux, aux écailles épaisses et aux dents capables de déchirer la chair. Un jour, à peu près à l’endroit où Jolliet et Marquette avaient fait demi-tour neuf ans auparavant, le fleuve se couvrit d’un épais 331

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brouillard. De la rive occidentale provenaient des sons de tambours et de chansons de guerre. La Salle et ses hommes se précipitèrent sur la rive opposée, où ils accostèrent et construisirent un retranchement de fortune en moins d’une heure. À ce moment, le brouillard s’était levé, et les Indiens de l’autre côté de la rivière purent bien voir les hommes blancs qui travaillaient dur à la hache. Un canoë partit de la rive d’en face et fit halte au milieu du courant ; La Salle montra le calumet. Peu après, La Salle et ses hommes se trouvaient dans un village d’Indiens arkansas, que les Français nommaient Quipas (Quapaws ou Arkansas en anglais), situé près du confluent de la rivière Arkansas et du Mississippi, où ils furent très bien traités, selon le père Membré, l’un des frères de l’expédition. « Je ne peux vous exprimer la courtoisie et le bon traitement que nous avons reçu de ces barbares », écrivit-il dans une lettre à son supérieur. « Ils nous laissèrent loger où nous le désirions, nettoyèrent la place pour nous, nous apportèrent des poteaux pour construire nos loges, nous donnèrent du bois pour le feu pendant les trois jours que nous avons passés avec eux, et nous ont donné fête après fête… Mais, mon révérend Père, tout ceci ne donne qu’une faible idée des qualités de cœur de ces sauvages, qui sont extrêmement joyeux, honnêtes et libéraux ». Ainsi que le suggère la lettre de Membré, les Français, dès le début, se prirent d’affection pour les Quapaws. Ces derniers restèrent des alliés fidèles tant que les Français revendiquèrent l’Arkansas. « Ils sont si bien faits et proportionnés que nous étions en admiration devant leur beauté et leur modestie », déclarait le père Membré. Un prêtre jésuite, le père Pierre de Charlevoix, déclara plus tard que les membres de cette nation étaient « reconnus pour être les plus grands et les mieux bâtis des hommes parmi tous les Indiens de ce continent ». Puisqu’il est certain que les « Français noirauds et courtauds » du XVIIe siècle étaient presque toujours épatés par les qualités physiques et la robustesse des Indiens qu’ils rencontraient – comme en témoigne la réponse aux Hurons du père Sagard – il est clair que les Quapaws étaient, aux yeux des Français, des spécimens d’hommes particulièrement sains. Ce qui était également agréable chez les Quapaws, ajoutait le père Membré, c’est qu’ils n’essayaient jamais de voler quoi que ce soit. Le troisième jour de ce séjour, les Européens érigèrent une croix portant les armes françaises au milieu du village, prenant ainsi formellement possession du territoire et de ses habitants au nom du roi Louis XIV. Il est impossible de savoir comment les Quapaws ont interprété cette cérémonie. Si cela signifiait que les Français les

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aideraient à tuer leurs ennemis, c’était bien. Peut-être que la croix ellemême avait des pouvoirs et qu’elle était l’emblème sous le signe duquel ils gagneraient.

* Mon premier arrêt en Arkansas, immédiatement au sud de Memphis, fut pour la ville d’Helena – qui tirait gloire de sa rue principale, si l’on en croyait le panneau accueillant les conducteurs. Je garai ma voiture et marchai le long de cette rue principale. Elle était déserte. Bien que nous fussions au milieu d’un jour de semaine, les magasins qui existaient encore étaient fermés pour la plupart. Je passai devant chez Ed, le réparateur de télés, dont la devanture montrait des postes de télévision poussiéreux et sur la porte un panonceau rédigé à la main qui disait : « Ce magasin est équipé d’une alarme automatique. SI vous entrez dans ce magasin l’alarme sonnera au poste de police et vous serez arrêté. Ed ». Il était difficile de savoir ce que les autres magasins proposaient à la vente, si l’on en jugeait par le contenu des vitrines – une vieille raquette de tennis et un maillot de bain dans un magasin qui annonçait « Ouvert », panneau tout de suite contredit par une affichette sur la porte, un morceau de carton vert. « Salut ! » disait le carton vert. « Oui, nous sommes ouverts. Mais… seulement le vendredi de 10 heures à 17 heures et le samedi de 10 heures à 14 heures. Venez me voir ! Bertha ». Le seul magasin vraiment ouvert était Gist Music, avec son plancher de pin et son plafond d’où pendaient des luminaires fluorescents et des ventilateurs à pales. Normalement, dans un magasin comme celui-ci, on aurait dû trouver au moins deux ou trois aspirants musiciens en train d’inspecter la marchandise, mais selon Gist, les clients potentiels se faisaient rares à Helena. « Eh bien, en vérité, il n’y a plus beaucoup de jeunes ici », dit-il. « Les temps sont durs. Au point qu’un jeune un tant soit peu entreprenant est presque obligé de s’en aller ». Autrefois, Helena était un port du Mississippi si important que le président William Howard Taft avait visité son opéra (détruit par un incendie depuis). À présent, comme beaucoup d’autres villes du delta du Mississippi, Helena se mourait. Des usines chimiques ainsi qu’une fabrique de pneus et de caoutchouc avaient fermé au cours des dernières années. Seule l’agriculture – maïs, soja, riz et coton – ainsi qu’un peu de tourisme, la gardaient en vie. Le festival King Biscuit Blues en octobre, ainsi que le festival de la moto au printemps, lui infusaient un peu d’oxygène dans le sang, mais le patient dépérissait toujours.

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Le pire était que la ville n’était plus la pépinière des jeunes musiciens de blues qui avaient rendu le Delta si célèbre. « Il ne reste plus que quelques cafés, en fait », disait Gist. « Autrefois, il y avait beaucoup de boîtes où on jouait du blues – il y avait une communauté noire au sud de la ville. Mais ils sont tous partis. Il n’y a plus aucun endroit où jouer de la musique maintenant ». Et qu’en était-il de ses clients, lui demandai-je. Qui venait aujourd’hui vendre ou acheter ou faire réparer sa guitare de nos jours ? Les touristes ? « Oh, ils ne viennent que pour l’aspect “musée” du magasin », répondit-il. À l’extérieur, deux hommes bavardaient devant une camionnette garée près du virage, et voilà tout pour ce qui était de la circulation en ville. Cela me rappelait la dernière fois que j’étais passé par North Street, la principale rue commerciale de Pittsfield – un centre-ville florissant quand mes parents y vivaient, en 1962, mais qui faisait l’objet, au XXIe siècle, d’un projet de revitalisation. Il partageait avec Helena la même combinaison de vitrines vides, de bureaux d’aide sociale et de boutiques marginales. Le grand magasin England Brothers, le cœur de North Street, était à présent une coquille vide. Les passants étaient peu nombreux. Je me dirigeai vers le bed and breakfast Magnolia Hill, dans la rue Perry, où je devais passer la nuit, en pensant aux étranges détours de l’histoire. Si La Salle avait réussi, Ed et Bertha auraient rédigé leurs panonceaux en français. D’un autre côté, les collines de l’ouest du Massachusetts ne l’intéressaient pas le moins du monde. C’était le territoire des « Bostonnais ». Mais, au XIXe siècle, ses compatriotes allèrent s’installer dans l’ouest du Massachusetts – et dans la ville en pleine croissance de Pittsfield. (À ce propos, la ville tenait son nom de William Pitt, l’homme d’État britannique qui fut, presque à lui seul, responsable de la défaite des Français en Amérique du Nord). Ils y arrivèrent en tant que peuple conquis, peuple qui fournissait les employés les plus fiables dans les usines textiles de cette ville, parce que les Canadiens français, avec leurs familles nombreuses, intégraient le travail en usine de la même manière qu’ils abordaient le travail agricole, par unités familiales. Si le contremaître était un Canadien français, il arrivait souvent qu’il supervise ses propres fils, neveux ou cousins. Cependant, Pittsfield n’a jamais généré de ghetto canadienfrançais comme d’autres grandes villes de la Nouvelle-Angleterre telles que Manchester, Lowell ou Woonsocket. L’industrie textile commença à péricliter à la fin du siècle et Pittsfield aurait pu dépérir comme

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d’autres villes industrielles si un ingénieur du cru, nommé William Stanley, n’avait inventé quelque chose que l’on appela le « générateur de courant alternatif polyphase ». Son usine fut rachetée par la General Electric en 1903, et pendant la plus grande partie du XXe siècle, ce fut cette corporation qui dirigea Pittsfield. La General Electric employait des Canadiens français, mais la force de travail immigrée dominante, au début du XXe siècle, c’était les Italiens, qui effrayèrent les gens du coin lorsqu’ils firent leur apparition, avec leur tendance à camper comme des bohémiens partout où ils trouvaient du travail et leurs vendettas à la sicilienne, auxquelles s’ajoutaient des bagarres mortelles au couteau. Au lycée Saint-Joseph de Pittsfield, je connaissais des étudiants qui portaient des noms tels que La Croix et Lapointe, mais nous étions dispersés au milieu d’Irlandais, de Polonais et d’Italiens. C’est la General Electric qui avait attiré mon père à Pittsfield, juste avant la guerre. Il avait reçu une formation d’architecte à l’université du New Hampshire, mais avait été diplômé au beau milieu de la Dépression et avait survécu au moyen de petits boulots, jusqu’à ce que, finalement, il trouve un emploi permanent à la General Electric. À Pittsfield, nous vivions comme une famille de la classe moyenne aisée, dans une maison à étages, avec une grande pelouse et un grand break familial dans le garage. Mes parents, comme beaucoup d’immigrants de la seconde génération aux États-Unis, ne parlaient la langue du vieux pays que lorsqu’ils ne voulaient pas que les enfants comprennent ce qu’ils disaient. Cela leur aurait semblé vaguement anti-américain de nous enseigner le français à la maison. Seuls des morceaux dépareillés de la vieille culture canadienne-française survivaient dans notre mode de vie américain des années cinquante – l’expression « Joyeux Noël », le mot « caca », et l’accompagnement « à la française » de la dinde de Thanksgiving, qui consistait en purée de pommes de terre, viande hachée, porc et oignons au lieu de ce que mon père désignait avec mépris comme l’accompagnement « yankee », c’est-à-dire des morceaux de pain. Même l’église de notre paroisse était dirigée par des prêtres irlandais. Le curé de Sainte-Thérèse était le père Henry P. Sullivan, un grand costaud qui, à l’occasion, régalait les enfants du catéchisme des anecdotes de son travail dans une maison de redressement. Il n’y avait pas de barreaux aux fenêtres, nous disait-il, aussi un visiteur aurait-il pu se tromper quant à la nature de cette institution, mais si un prisonnier essayait d’ouvrir une fenêtre, il déclenchait une alarme. La morale de cette histoire s’est perdue dans ma mémoire, mais je crois

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que cela se rapportait au fait qu’en général, il n’y avait pas d’évasion possible. Les méthodes d’enseignement du catéchisme du père Sullivan étaient assez inhabituelles – il aimait demander aux plus jeunes enfants de « nommer les trois dieux ». S’ils étaient étourdis au point de citer « le Père, le Fils, et le Saint-Esprit », ils comprenaient vite leur erreur. Un jour, il invita des enfants à une première communion pour tester les connaissances religieuses de leurs parents, et un enfant de sept ans se leva et dit : « Nommez les trois dieux ». Le public parental se délecta de l’embarras du père Sullivan – il était fort détesté dans la paroisse. Il avait la main lourde et était maladroit dans ses relations avec ses paroissiens. Il buvait son whisky dans une tasse à thé. Je ne veux pas dire par là qu’il n’était pas un vrai prêtre ou un véritable homme de Dieu. Je suis certain qu’il faisait de son mieux. Il était aussi une sorte de progressiste, à sa manière. L’église SainteThérèse avait été construite en 1954, et à l’époque, elle était unique parmi les quelque quatorze mille églises catholiques que comptait l’Amérique du Nord – c’était un bâtiment de brique à toit plat, avec une décoration minimale et un autel dépouillé, fait d’un plateau de marbre d’Italie, entouré sur trois côtés par les bancs d’église. « L’autel est traditionnel au sens le plus profond du terme, puisqu’il remonte à la messe que disaient les premiers chrétiens », avait dit le père Sullivan à un journaliste du Berkshire Eagle. Il anticipait les réformes liturgiques de Vatican II, qui ne se décideraient qu’une décennie plus tard. Dans la même veine, et à la grande contrariété de la congrégation, il tenta d’introduire la « messe dialoguée » dans laquelle on demandait aux fidèles de répondre au prêtre officiant, au lieu de suivre la messe silencieusement dans un missel ou, ce qui était plus vraisemblable, de se demander ce qu’il y aurait sur la table au déjeuner du dimanche. C’est à Sainte-Thérèse que j’appris à dire « Holy Spirit » au lieu de « Holy Ghost » en parlant de la troisième personne de la sainte Trinité (ou du troisième dieu, pour ceux qui avaient été mal renseignés). Il y avait du changement dans l’air, et le père Sullivan avait été prompt à le sentir. Contrairement au père Chiniquy et à certains de ses paroissiens de l’Illinois, nous, les catholiques d’ascendance canadienne-française, nous ne concevions pas de rancœur envers la domination ecclésiastique des Irlandais. À ce moment, nous étions tous américains. Si le père Sullivan était impopulaire, ce n’était pas pour des raisons ethniques. Par contre, la méfiance de longue date entre catholiques et protestants persistait encore. Pittsfield existait depuis soixante-cinq ans avant que

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le premier catholique n’arrive en ville, en 1825. C’était le marquis de Lafayette – catholique français, mais pas du tout de l’espère canadienne – en route pour poser la première pierre du monument de Bunker Hill à Boston. Des catholiques de moindre distinction arrivèrent peu après. Dans un manuscrit inédit intitulé Catholic Pittsfield, rédigé en 1897 par Katherine F. Mullaney, nous pouvons lire l’incident survenu en 1835 lorsqu’un prêtre en visite, nommé Jeremiah O’Callahan, se promenait dans les rues de Pittsfield en compagnie d’un colon irlandais, un certain Thomas Coleman. Un membre de la gentry locale, en apercevant les deux hommes s’écria, d’une voix assez forte pour être entendu d’eux : « Qu’est-ce ? Un prêtre catholique ! Je donnerai dix dollars pour sa tête ! » Ce n’était pas tout à fait une menace en l’air – on était à l’époque où, dans ce bon vieux Commonwealth du Massachusetts, on brûlait les églises catholiques et où on enduisait les prêtres de goudron et de plumes. « L’ardeur irlandaise se mit à luire dans ses yeux et la colère irlandaise donna deux fois plus de force à l’honnête Tom Coleman lorsqu’il entendit cette remarque digne d’un Cromwell », écrivait Mullaney. « Croisant à nouveau ce bigot arrogant sur le chemin du retour, il marcha droit vers lui avec une indignation véritablement celtique et le courage de l’homme simple qui n’a aucun respect pour la “gentry” lorsque l’on agresse un prêtre de son église et lui dit, avec un accent prononcé, “Vous, Monsieur, si jamais vous faites à nouveau une remarque de ce genre, c’est votre tête à vous qui ne vaudra pas dix cents, espèce de voyou simple d’esprit !” ». Bravo Paddy ! Mais pourquoi ce brave Tom Coleman n’aurait-il pu être un brave Pierre Laframboise (ou Peter Raspberry, en anglais) ? Où aurait-on pu trouver un homme capable de faire preuve d’autant d’indignation et de courage véritablement « canayen » ? Il n’y a pas de réponse à ces questions. Les Français qui s’installèrent en NouvelleAngleterre au XIXe siècle n’étaient pas un groupe très agressif. En fait, ils étaient profondément résignés, et il n’est pas facile de discerner d’où, exactement, leur venait cette résignation. Les hivers du Canada qui glacent jusqu’aux os, l’immensité sombre qui commençait au-delà du pas de leur porte et qui ne pourrait jamais être habitée, jamais domestiquée, le sentiment qui leur venait du fond de l’histoire d’être assiégés sans recours par leurs ennemis, la rigidité incommensurable d’un Dieu amené sur ces rivages par Monseigneur de Laval, qui buvait le pus d’hommes malades – tout cela peut avoir constitué des composantes de cette résignation. Dans son roman The Country, David

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Plante décrit ce comportement à quelques membres franco-américains de sa famille. Je crois qu’ils apportaient avec eux l’air fruste d’un habitat dans les bois… un habitat qui ne fut jamais vraiment un succès : les cabanes de rondins tombaient en morceaux, les cheminées des poêles à bois rouillaient, il y avait des trous dans les marmites et, sans trop tarder, ils finissaient par abandonner les lieux, mais sans qu’aucun d’eux sache où aller. Ils n’avaient jamais vraiment pensé que leur établissement puisse être une réussite, mais, à présent, ils ne savaient que faire, et peut-être ne feraient-ils rien : ou peut-être partiraient-ils pour une grande ville dans laquelle, d’une manière ou d’une autre, ils continueraient de vivre dans les bois.

D’une certaine manière, les ouvriers canadiens-français des usines de Manchester, de Lowell, de Woonsocket et de Pittsfield ont continué de vivre dans les bois, en esprit, dans des établissements dont ils n’ont jamais pensé qu’ils pourraient être de grandes réussites. Dans les Visions de Gérard, Jack Kerouac décrit sa rencontre avec un ami d’enfance de Lowell, un homme surnommé Plourdes. Kerouac s’écrie : « Plourdes – un nom canadien qui pour moi contenait tout le désespoir, la totale impuissance, la tristesse froide comme une gerçure de Lowell ». Les Franco-américains, Kerouac y compris, considéraient que l’ambition terrestre était intolérablement vaine. Elle serait punie, d’une manière ou d’une autre. « Que quiconque puisse concrétiser son ambition et être honoré pour l’avoir fait me remplissait de tant de jalousie de cette vanité que j’en aurais souhaité voir le monde finir », disait le narrateur franco-américain du roman de Plante, The Accident. Ce même narrateur dit aussi : « Mais j’aime tout le monde », et cela aussi est vrai, d’une étrange façon. Si Yeats a raison de dire à sa fille que « la haine intellectuelle est la pire », les Franco-américains ont été épargnés par les pires des vices de l’histoire. « Après des siècles passés dans les forêts canadiennes, les membres de ma famille n’avaient pas seulement perdu le sentiment de l’unité intellectuelle de quelque système que ce soit, ils étaient même quasiment incapables de concevoir des idées », nous dit le narrateur de The Accident. (À ce propos, l’Église n’est pas un système intellectuel – l’Église est le corps du Christ). Pour cette raison, ou d’autres, les Franco-américains n’ont jamais été très doués pour la haine. Il est certain que les Canadiens français qui se sont installés à Pittsfield n’ont pas autant effrayé les gens du coin que les Siciliens arrivés plus tard, et qu’ils étaient loin d’être aussi pugnaces que les

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Irlandais. On les tolérait, plus ou moins. Katherine Mullaney nous raconte qu’en 1867, la première paroisse française fut fondée à Pittsfield, pour desservir la centaine de familles canadiennes-françaises de la ville. L’année suivante, quelqu’un tira plusieurs coups de feu dans une fenêtre du confessionnal à l’heure de la journée où le curé, le père Derbuil, avait l’habitude d’entendre les confessions. Par bonheur, le père Derbuil avait dû s’absenter, ce qui lui sauva la vie. Bien entendu, le tireur ne fut jamais arrêté. Il faut dire qu’à l’époque où j’arrivais dans le décor, les prêtres catholiques pouvaient marcher dans les rues de Pittsfield et faire leurs visites pastorales sans craindre pour leur vie. Peu après que ma famille ait quitté Pittsfield, en 1962, le concile Vatican II commença et les relations entre catholiques et protestants se firent plus chaleureuses – les catholiques pourraient peut-être bientôt entrer dans un temple protestant sans redouter d’être frappés par la foudre. Cependant, je ne regrettais pas Sainte-Thérèse. Et je revins rarement dans cette ville. Je n’y étais plus pour voir la rouille s’abattre sur Pittsfield lorsque la General Electric y réduisit l’échelle de ses opérations dans les années 1980. La ville fut si dévastée qu’elle en devint un cas d’école pour les chercheurs. En 1998, un anthropologue du nom de Max H. Kirsch publia son étude sur Pittsfield, In the Wake of the Giant. Multinational Restructuring and Uneven Development in a New England Community. En 2004, ce fut Joanna Lipper qui, dans une veine plus grand public, publia un ouvrage sur la vie des mères adolescentes de Pittsfield, Growing Up Fast, qui décrivait la triste vie de ces femmes abusées et abattues sur fond de communauté en voie d’appauvrissement et de désintégration. Kirsch remarque dans son étude que « le tourisme est encore considéré comme la bouée de sauvetage de la région de Pittsfield ». Mais y aura-t-il assez de touristes dans le monde pour sauver Pittsfield et d’autres villes comme Hallettsville au Texas ou Helena en Arkansas ? La moitié des États-Unis, jonchée d’usines abandonnées, devra-telle être reconvertie en parcs à thèmes pour de nouvelles vagues de visiteurs, venus de contrées plus prospères de la terre ?

* Après m’être enregistré à l’hôtel Magnolia Hill, je retournai boire un verre dans l’unique bar-restaurant du centre-ville qui était encore ouvert. Au bar, un type du coin me demanda où j’étais installé,

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et quand je lui répondis Magnolia Hill, il me dit : « C’est l’ancienne maison Tardy. Ça grouille de fantômes là-dedans ». Le barman le regarda d’un drôle d’air, que j’interprétai comme « Arrête de faire marcher le Yankee ». De retour à Magnolia Hill – où j’avais choisi la chambre « Rubis et bleu » qui avait un beau mobilier de chêne et une porte ouvrant sur une véranda – je me glissai dans mon lit et passai une nuit sans incidents, à l’exception d’un saut à la salle de bains à trois heures du matin. Quand je me levai, au petit déjeuner, mon hôtesse, Jane Insco, vint me tenir compagnie. Je ne sais plus comment le sujet est arrivé dans la conversation, mais elle me dit que cette maison abritait un certain nombre d’habitants surnaturels. « La première chose que j’ai commencé à entendre quand je me suis installée ici, cela ressemblait à des bruits de pas de cinq ou six personnes différentes », me dit Insco. « Je courais à la porte, et il n’y avait personne et toutes les portes étaient fermées à clé. Mais j’ai vraiment reçu un choc le jour où ma fille et moi, en travaillant à restaurer la maison, nous avons vu mon petit-fils se lever et montrer quelque chose du doigt comme ça » (Insco montrait du doigt un point dans l’air devant elle) et dire « qu’est-ce c’est ? Il n’y a personne ici. Qui est là ? » Et il continuait à montrer du doigt. Il a fait cela plusieurs fois. Cela terrifiait ma fille. Depuis lors, j’ai entendu parfois un bébé pleurer à l’intérieur de la maison. On ne pouvait pas l’entendre de l’extérieur, mais en entrant, on pouvait l’entendre. J’ai entendu quelqu’un m’appeler par mon nom à deux reprises. Une fois, c’était une voix de femme, une voix très douce, vous savez, et l’autre fois, c’était comme s’ils me criaient après. Ils m’appelaient par mon nom, mais il n’y avait personne dans la maison à part moi ». Jane Insco était une femme brune, très soignée, amicale mais aussi « professionnelle », à la manière d’un agent immobilier très affairé. De toute évidence, elle n’était pas du genre à vouer un culte au paranormal, à la manière de ces hommes et de ces femmes qui portent des bagues à chaque doigt et une demi-douzaine de breloques en argent autour du cou. Ses hôtes – des Américains ordinaires, citoyens solides et peu enclins à l’absurde – avaient également rencontré un ou deux esprits. « Il y a un tableau au mur dans la chambre Émeraude », me dit Insco, « et un jour, un couple avait pris cette chambre, et il me dirent que quand ils étaient allongés sur le lit, le tableau s’est tourné de côté. Je leur ai répondu, ah vraiment ? Ça, c’était nouveau. Je ne connaissais pas cette histoire là. Eh bien, un jour, tandis que je faisais

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le ménage dans cette chambre, je l’ai vu, le tableau s’est tourné de côté. J’ai pensé, oh mon Dieu, ils m’avaient dit la vérité. La plupart du temps, ce sont des sortes de taquineries mauvaises. Ce n’est pas comme s’ils voulaient vraiment faire du mal ». Mais enfin, la plupart des clients n’aiment pas trop être taquinés par des êtres d’une autre dimension, inoffensifs ou pas. « D’habitude, ce sont les hommes qui sont plus effrayés que les femmes », me dit Insco, en enchaînant sur l’histoire de techniciens informatiques qui logeaient à Magnolia Hill à l’époque où ils installaient les machines à sous du casino local. L’un des hommes, qui dormait dans la chambre Rubis et bleu, raconta qu’il avait rêvé d’une femme se tenant au pied de son lit – rêve que font souvent les clients du Magnolia Hill. La femme paraissait avoir de longs cheveux châtain clair et porter une robe longue. Insco se souvenait l’entendre dire, lorsqu’il est descendu ce matin-là : « La nuit dernière, quand j’ai ouvert les yeux, il y avait une femme qui se tenait au pied de mon lit. Ça m’a fait vraiment peur. Après j’ai entendu quelqu’un marcher lourdement dans l’escalier et je me suis dit, mais il ne devrait y avoir personne dans les escaliers à cette heure-ci, et ensuite j’ai senti que quelqu’un s’asseyait sur le lit à côté de moi. J’ai senti le poids sur le lit. Ce qui est bizarre, c’est que je me suis senti très calme et rassuré et je me suis rendormi immédiatement ». Puis Insco enchaîna : « Le type de la chambre Peridot est descendu à son tour et il dit : “La nuit dernière, j’étais en train de dormir, je me suis réveillé et il y avait une femme debout au pied de mon lit”. Même nuit, même heure. Je lui demandai : “Qu’est-ce qui s’est passé ?” “Je ne sais pas, je me suis caché la tête sous les couvertures”, dit-il. “Mais j’ai senti que quelqu’un s’asseyait sur le côté de mon lit, je pouvais sentir le poids”. Il me raconta exactement la même histoire que celle que l’autre type m’avait racontée un peu plus tôt. Il dit : “Je me suis senti très calme et rassuré”. “Est-ce qu’elle était partie ?” lui demandaije. Il répondit “Non, je n’ai jamais ressorti la tête des couvertures”. Et le gars qui était dans votre chambre a dit : “Je ne sais pas si je vais rester ici”. La plupart des gens ne sont pas si terrifiés par tout cela. Ce sont le plus souvent les hommes, comme je vous le disais. Mais quand il est revenu un peu plus tard ce jour-là, il m’a dit : “J’ai raconté cette histoire à tout le monde au travail et ils ont trouvé ça marrant. Ils étaient tous excités. J’ai appelé ma femme et elle a hâte de venir ici. Elle va venir ce week-end” ».

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« Une fois, pendant un week-end, il y avait un couple du Mississippi qui avait pris la chambre Émeraude, où il se passe le plus de ces choses. Ils sont restés trois nuits et le matin du dernier jour, le couple est descendu et la femme m’a dit : “Vous savez, il s’est passé des choses terrifiantes dans notre chambre”. Je leur ai demandé : “Comme quoi ? ” Elle répondit : “Je suis très très réceptive à certaines choses. Partout où je vais, s’il y en a, je les vois”. Et elle dit : “La nuit dernière, une femme est venue dans la chambre”. Et elle décrivit la même scène que tous les autres. Puis elle dit : “Nous avons parlé pendant des heures”. Elle ajouta “Pas fort. Elle me racontait sa vie”. Puis elle dit : “Quand la femme est partie, j’ai commencé à pleurer et à sangloter”. Et son mari ajouta : “C’est vrai. Elle m’a réveillé à force de sangloter. Nous avons déjà vécu cela quand elle voit des choses”. Elle dit : “Nous sommes sorties dans la cour où étaient ses enfants et elle m’a montré tous ses enfants”. À ce propos, tout cela s’était passé dans la chambre. C’était un truc mental, l’idée d’être dans la cour. Elle disait que c’était en esprit qu’elles étaient sorties dans la cour et qu’elle avait vu tous les enfants de cette femme. Et elle termina en disant : “Quand elle est partie, j’étais inconsolable”. Je ne sais pas. Pour autant que je sache, il ne s’est jamais rien produit de tragique dans cette maison. Si quelqu’un est mort ici, je ne suis pas au courant. Elle disait qu’elle ne faisait que ressentir la tristesse de cette femme, c’est tout, sans qu’il y ait rien de tragique. Il semble que celle-ci ne faisait que lui raconter sa vie. Elle disait que cette conversation ne pouvait pas être audible, elle était télépathique ». Insco me montra, encadrée sur le mur, la photographie de l’homme qui avait construit cette maison en 1895, un négociant en coton du nom de Charles Lawson Moore. À côté de son portrait figurait celui de sa femme, Mary Horner Moore, les cheveux remontés en chignon, les cheveux bouffant un peu devant, le menton fièrement relevé au-dessus d’un col montant. Ce devait être elle, celle dont le triste récit avait fait pleurer la femme du Mississippi. Il était difficile d’après cette seule photographie de deviner ce qu’avait pu être sa vie. Elle était grave, mais personne ne souriait en photographie au XIXe siècle. Elle avait un regard solennel, peut-être un peu désenchanté. Insco me montra également quelques instantanés pris à l’intérieur de la maison par des « chasseurs de fantômes » de passage. Les photographies montraient de petites formes rondes et blanches flottant dans l’air. Leur couleur était la même que celle de la substance photographiée par Suzanne Tétrault dans le magasin à poudre de Fort Niagara, mais, contrairement à

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ce dernier phénomène, les formes, dans les photographies d’Insco, étaient parfaitement rondes. « Les chasseurs de fantômes m’ont dit qu’on appelait cela des ectoplasmes », me dit-elle. « Ils pensent que ce sont des esprits qui se trouvent encore sur terre et que ça, c’est leur énergie ». Elle me montra une autre photographie représentant un lit avec un couvre-lit en patchwork et ce qui paraissait être une petite dépression à la surface du lit. En fait, il fallait vraiment bien regarder pour l’apercevoir. L’une des « chasseresses de fantômes » était assise sur ce lit lorsque quelque chose de fantomatique s’assit à côté d’elle. La dépression sur le couvre-lit signalait l’endroit. Elle l’appelait l’empreinte de derrière de l’entité invisible. Je fus déçu que Madame Moore n’apparaisse pas au pied de mon lit pendant la nuit. J’en conçus le même sentiment que quelqu’un qui aurait payé plein tarif pour un spectacle où la vedette ne se serait pas montrée. Je dus me remettre en mémoire que l’existence des fantômes est risible pour toutes les personnes rationnelles et que ma déception ne faisait que signaler une certaine faiblesse intellectuelle. Mais enfin, comme le disait Samuel Johnson au sujet de l’existence des fantômes : « Tous les arguments sont contre ; mais toutes les croyances sont pour ». La plupart d’entre nous ne peuvent jamais se débarrasser totalement de ces croyances. De plus, il était logique que les fantômes se manifestent davantage dans une ville en voie de désintégration telle qu’Helena. En littérature, comme l’a observé le critique Northrop Frye, le fantôme est souvent présenté comme « un fragment d’une personnalité qui se désintègre ». Madame Moore n’est sans doute pas un fragment, mais elle doit se sentir chez elle dans un environnement lourdement affecté par un sentiment de perte. Si vraiment elle rôdait dans la chambre Rubis et bleu la nuit où je m’y trouvais, je crois savoir la raison pour laquelle elle ne m’est pas apparue. Avant d’aller me coucher, je dis mes prières, comme le font tous les bons chrétiens, surtout en voyage. Il se peut que cela lui ait inspiré de la répulsion, de même qu’à n’importe lequel de ses compagnons fantômes – non pas parce qu’ils sont mauvais, mais parce qu’ils ne se sont pas encore réconciliés avec Dieu.

* Après le petit déjeuner, je quittai Helena et roulai en direction du sud vers le Mémorial national du poste Arkansas, situé à environ trente kilomètres en amont de l’embouchure de l’Arkansas. Ce poste avait été

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fondé en 1686 par Henri Tonty, auquel La Salle avait accordé cette terre quatre ans plus tôt alors qu’ils remontaient le fleuve vers l’Illinois en revenant de leur expédition vers l’embouchure du Mississippi. Tonty fut trop occupé par ce qui se passait en Illinois pour pouvoir tirer immédiatement avantage de cette concession, mais en 1686, lorsqu’il entendit la rumeur disant que La Salle se trouvait quelque part dans le Golfe, il organisa une expédition de secours pour aller le chercher. Une fois de plus, Tonty et ses hommes voyagèrent au fil du courant sur le Mississippi, mais ils ne découvrirent jamais La Salle. Cependant, avant de revenir en Illinois, Tonty laissa six hommes sur sa concession pour y établir un poste de traite et, pendant un certain temps, celui-ci se distingua pour être l’unique établissement de Blancs à l’ouest du Mississippi. Mais il était né sous une mauvaise étoile. Le problème était que ces six hommes avaient très peu de choses à marchander. Quatre d’entre eux perdirent courage et retournèrent en Illinois. Un an plus tard, Henri Joutel et quelques autres survivants de l’expédition de La Salle qui avaient échappé à l’emprise des assassins de leur chef et avaient passé six mois dans l’immense nature sauvage en essayant de retrouver leur chemin vers le Mississippi aperçurent le poste et la grande croix de bois qui le surmontait. Ce fut un moment de joie irrépressible, autant pour les deux traiteurs solitaires laissés au poste que pour Joutel et ses compagnons. Pendant douze ans encore, le poste lutta pour se maintenir, tandis que le marché européen des fourrures s’effondrait et touchait à sa fin. La croix de bois resta-t-elle debout tandis que la maison qu’avaient bâtie les Français tombait en ruines et que l’endroit était progressivement repris par les cerfs, les renards et l’ours noir errant ? Les Quapaws consultaient-ils cet étrange manitou avant de partir à la guerre ? Tout cela nous demeure inconnu. Cependant, en 1717, le banquier John Law lança sa campagne pour rentabiliser la Louisiane. Il eut tôt fait de réaliser que le site du défunt poste de Tonty, situé à égale distance de la Nouvelle-Orléans et du Fort de Chartres en Illinois, était de trop grande importance stratégique pour être délaissé. En 1721, quelque cinquante Français prirent possession d’une étendue de terre non loin de l’ancien poste de traite, et l’établissement connu sous le nom de poste Arkansas ressuscita. Il fut à l’occasion déplacé un peu en amont ou un peu en aval de la rivière, selon les exigences de la guerre et des inondations, mais il resta français jusqu’à ce que la Louisiane soit donnée aux Espagnols à la fin de la Guerre de Sept ans. Lorsque l’Espagne se joignit à la cause des révolutionnaires américains

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et déclara la guerre à la Grande-Bretagne en 1779, ce poste avancé devint aussitôt une cible pour les Anglais. En avril 1783, un Écossais, James Colbert, ancien officier britannique qui avait épousé une femme de la nation chickasaw et était devenu l’un de ses grands hommes (il possédait 150 esclaves noirs), mena l’assaut sur le poste Arkansas ; ce fut probablement le dernier combat de la Guerre d’indépendance et l’une des deux seules batailles qui se déroulèrent à l’ouest du Mississippi. Il fut repoussé. Après le rachat de la Louisiane, le poste Arkansas devint une bourgade américaine et, au cours d’une brève période, la capitale du nouveau Territoire de l’Arkansas. Les troupes confédérées y bâtirent un fort pendant la Guerre de Sécession mais ne purent empêcher qu’il soit pris, en janvier 1863, par les forces de l’Union. Ce fut le troisième et dernier siège que subit le poste Arkansas, après une attaque des Chickasaws en 1749 et le raid de James Colbert. Là où les deux premiers avaient échoué, le général nordiste John A. McClernand réussit. On a pu dire que la ville ne s’est jamais totalement remise de la destruction provoquée par cette campagne. Mais en réalité, ce qui détruisit le poste Arkansas en tant que communauté, ce fut une force bien plus puissante que des combattants en armes. Le débordement quasi annuel de la rivière Arkansas et l’imprévisibilité de ses inondations furent pour le poste Arkansas ce que les ouragans furent pour Indianola, une condamnation. Au cours des premières années du XXe siècle, le lit de la rivière se modifia sans arrêt, et le poste Arkansas finit par ne plus être un port fluvial. En 1929, l’endroit devint un parc de l’État et, en 1960, il fut intégré dans l’ensemble des parcs nationaux en tant que Mémorial national du poste Arkansas. Il était cinq heures de l’après-midi lorsque j’arrivai au parc. Il n’y avait personne d’autre en vue, mais à ce moment, je m’étais habitué à la solitude de ces lieux. Je suivis un sentier menant à un banc qui surplombait une croix de bois de neuf mètres de haut et un bras de la rivière. Elle ne se trouvait qu’à quatre cents mètres de l’autre rive et de ce qui ressemblait à une muraille d’arbres impénétrable. Je m’assis sur le banc et admirai la vue, où la lumière d’un soleil déclinant teintait de jaune l’écume verdâtre de l’eau et une étendue de lotus. Il n’y avait pas un souffle et pas le moindre mouvement sur la rivière ; cette tranquillité était reposante, interrompue seulement par le chant de quelques oiseaux et les appels résonnants de quelques autres. Par moments, je pouvais entendre un plouf léger dans l’eau ou un peu de

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remue-ménage dans les broussailles, mais les créatures à l’origine de ces bruits restaient invisibles. Du temps des Français, le poste Arkansas ne fut jamais un endroit très considérable, même s’il était l’unique établissement européen digne de ce nom dans ce qui est aujourd’hui l’État de l’Arkansas. (Il est vrai que des chasseurs francophones avaient constitué un campement plus ou moins permanent en un endroit appelé Petit Rocher, rebaptisé plus tard Little Rock par les Américains). « Même aussi tardivement qu’en 1790, le commandant du poste Arkansas notait que la population de son village était d’à peine plus d’une centaine d’habitants », écrivait Morris S. Arnold dans son ouvrage Colonial Arkansas 1686-1804 : A Social and Cultural History. Arnold, que la jaquette du livre décrit comme « Un juge itinérant du Huitième District des États-Unis », est l’un de ces historiens amateurs diligents et futés, ou chercheurs indépendants, que nous avons déjà rencontrés. L’essentiel de ce qui suit a été pillé dans Colonial Arkansas, ainsi que dans son livre sur les Indiens Quapaws, The Rumble of a Distant Drum [Le roulement d’un tambour au loin]. Dans le premier ouvrage, Morris répond à une importante question : « Il est raisonnable de conclure qu’il n’y eut jamais plus de huit ou dix véritables fermiers en même temps à ce poste durant la période coloniale ». Les inondations saisonnières de la rivière Arkansas décourageaient l’agriculture, mais ceci est anecdotique. Le poste Arkansas n’était pas destiné à des « habitants ». Il était fait pour des soldats, des marchands et des chasseurs, les premiers étant approvisionnés par les seconds. La chasse était l’activité économique essentielle des Français de l’Arkansas, en raison de l’étonnante abondance de gibier dans cette région – bison, cerf et ours, principalement. Arnold cite un voyageur en Arkansas à la fin du XVIIIe siècle : « L’on peut dire, sans exagérer, que le monde ne possède aucun autre pays où l’on puisse prélever ainsi en abondance des viandes excellentes et avec une si grande facilité ». Un autre visiteur du poste Arkansas cité par Arnold remarqua que « les gens vivent surtout de la chasse et, chaque saison, envoient à la Nouvelle-Orléans de grande quantités d’huile d’ours, de suif, de viande de bison salée et quelques peaux ». L’huile d’ours était de la graisse d’ours fondue. Les Français l’utilisaient à la place du saindoux dans les ragoûts, la friture ou même en vinaigrette. Elle avait bon goût. Tim Kent et sa femme avaient l’habitude d’emmener de l’huile d’ours lors de leurs propres expéditions dans la nature sauvage.

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Les chasseurs français, à la manière des traiteurs de fourrures français, ont librement contribué à augmenter le bassin génétique des Indiens Quapaws, autant que celui des nations des Osages, des Kansas, des Loup et des Paducah (ou Comanches), si bien qu’à l’époque où les Américains arrivèrent, au début du XIXe siècle, ils découvrirent que pratiquement toute la population du poste Arkansas était métissée. Par comparaison, les chasseurs de l’Arkansas auraient fait passer les traiteurs de fourrures pour des modèles de respectabilité bourgeoise – ils étaient encore plus réfractaires aux lois, déracinés et n’avaient presque aucun lien avec l’Église, les prêtres étant rares au poste Arkansas. Beaucoup de ces chasseurs étaient venus de la Nouvelle-Orléans, remarquait Arnold, parce qu’ils voulaient échapper à la loi, qu’ils soient criminels endurcis ou déserteurs de l’armée ou de la marine. Un fonctionnaire espagnol déclara que la rivière Arkansas, le long de laquelle vaguaient les chasseurs, était « sans nul doute l’asile des êtres les plus pervers de toutes les Indes ». Bien sûr, beaucoup de ces chasseurs étaient simplement des hommes qui aimaient la liberté et la vie en plein air. Quand ils entraient en ville, après avoir fait leurs comptes avec les marchands de l’endroit, ils allaient boire, parier et danser, ce qui conférait au poste Arkansas la même atmosphère folâtre qu’à Kaskaskia ou Sainte-Geneviève. Il semble que tout le monde au poste Arkansas ait aimé aller au bal, ou jouer aux cartes ou au billard. Une fois encore, les Américains de passage froncèrent les sourcils. Un prêcheur presbytérien aussi coupant que son nom, Timothy Flint (mot qui signifie silex), et qui arriva au moment où l’Arkansas reçut le statut de territoire, en 1819, se rappelait : « Les Français venaient en général au lieu de prière attifés de leurs vêtements de bal et se rendaient directement de la prière au bal. Il y avait une salle de billard tout près et des parties de mon auditoire entraient pendant un moment, puis après avoir écouté quelques phrases, retournaient jouer au billard ». Les Américains, qui avaient un fort taux d’alphabétisation, étaient frappés par l’indifférence que manifestaient les gens du coin pour l’imprimé – comme le Canada français, la Louisiane du temps des Bourbons n’avait pas de presse d’imprimerie. Washington Irving, qui avait relevé les bouffonneries colorées mais pas très malignes des « voyageurs » du Michigan, arriva parmi les Français de l’Arkansas et fut frappé par leur antipathie pour les journaux. Selon Irving, les Français pensaient que les Américains lecteurs de journaux « se troublaient l’esprit avec des préoccupations au-delà de leur horizon

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et qu’à travers les journaux, ils importaient de la tristesse de tous les points cardinaux ». Au cours des décennies qui suivirent l’arrivée des Américains, les Français commencèrent à délaisser le poste Arkansas. De toute évidence, le marché de l’huile d’ours déclinait. L’endroit n’avait jamais été particulièrement attrayant de toute façon – le climat et les moustiques étaient mortels. « Le plus grand supplice sans lequel tout le reste ne serait qu’un jeu… ce qui passe toute croyance, ce que l’on ne s’imaginera jamais en France, à moins qu’on ne l’ait expérimenté, ce sont les maringouins, c’est la cruelle persécution des maringouins », écrivait le père Poisson, jésuite, qui avait visité le poste Arkansas en 1727. « Ce petit animal a plus fait jurer depuis que les Français sont au Mississippi, que l’on n’avait juré jusqu’alors dans tout le reste du monde ». Pendant le repas du soir, racontait-il, « on en est mangé, dévoré, ils entrent dans la bouche, dans les narines, dans les oreilles ; le visage, les mains, le corps en sont couverts ». Ce « petit animal » rendait tout sommeil impossible. Pas étonnant qu’un commandant espagnol ait appelé le poste Arkansas « le trou le plus détestable de tout l’univers ».

* En 1998, des archéologues découvrirent un habitat enterré en aval de la rivière Arkansas qui remontait clairement à l’époque des Français. Il fut nommé le site Wallace Bottom. Comme ils découvraient sans cesse des clous forgés, des perles de verre et des crécelles en forme de cônes – ornement répandu chez les Indiens de l’est de l’Amérique du Nord – et des balles de mousquets et des fragments d’outils de métal et des tessons de poterie d’un vert glaçuré similaire à celui qui était produit à Québec à l’époque, les archéologues en déduisirent que Wallace Bottom était le lieu où Tonty avait établi son poste de traite. Comme au Texas, les limites géographiques précises de l’empire – un empire à l’état embryonnaire – commençaient à se dessiner. Les traces de pas erratiques de La Salle et de Tonty pouvaient être cartographiées. On pouvait être quasiment sûr, en suivant ces cartes, de se tenir au même endroit que ces hommes. Sauf qu’en Arkansas, le sol continuait à se modifier. La rivière le modifiait. Je trouvai cette notion quelque peu dérangeante, venant de Nouvelle-Angleterre, où les montagnes et les lacs ont été cloués à leur place depuis la fin de la dernière période glaciaire. Ils étaient restés en place. Dans l’est de l’Arkansas, la surface

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de la terre était toujours en cours de modelage, comme en un relent de Pléistocène. « Nous n’avons pas découvert de traces d’agriculture – que ce soit du maïs ou autre chose », me dit John House. Le professeur House est un archéologue de l’État d’Arkansas, basé à l’université de Pine Bluff. Je le rencontrai à son bureau de Pine Bluff, dans ce qui ressemblait à un petit entrepôt rempli de boîtes et de tiroirs. À l’intérieur des boîtes et des tiroirs, il y avait des tas de sacs Ziploc, et à l’intérieur de ces sacs, il y avait des objets de la taille d’un ongle ou à peu près, dans diverses teintes de gris et de marron. C’étaient les objets qui avaient été déterrés. Avec une patience d’anges, les archéologues et leurs assistants bénévoles avaient séparé ces petits objets précieux de leur gangue, d’aspect très similaire mais sans aucune valeur, de graviers et de mottes de terre, ils les avaient nettoyés et sauvés. Les objets dans les sacs raconteraient une histoire et lui donneraient une date, sauf pour ce qui est des petites perles de verre ; celles-ci rendent fous les archéologues car elles sont restées identiques pendant des centaines d’années. L’histoire que ces objets racontaient à propos de Wallace Bottom était très semblable à l’histoire que racontait Morris Arnold à propos du poste Arkansas. « Ils cultivaient un peu la terre et faisaient un peu d’élevage, mais l’essentiel de la vie de la colonie provenait de la traite avec les Indiens ou de la chasse », disait House. L’histoire, cependant, était loin d’être finie. « Nous pensons que dans dix ans peut-être, quand nous aurons accompli suffisamment de travail, nous pourrons avoir de grandes surprises – lorsque nous aurons creusé davantage et que nous aurons plus de matériel », poursuivait-il. « Nous n’en sommes qu’au début de l’investigation sur ce site ». Mais entre-temps, que pouvait nous raconter cette histoire aujourd’hui ? La devise de l’Arkansas Archaeology Survey, dont fait partie le professeur House, est « Le passé devrait être pour toujours ». Mais Tonty, les traiteurs français et les chasseurs ne sont plus que poussière soufflée par le vent dans les plaines de l’est de l’Arkansas. Qu’en est-il de leur « pour toujours ? » Pour commencer, ils ont donné leur nom à nombre de lieux dans l’État, comme sa capitale, ce qui n’est pas rien. Par exemple, les deux mille résidents fiers du nom de leur bourgade du sud de l’Arkansas, Smackover, pourraient remercier les Français qui avaient appelé cet endroit « Chemin couvert ». Au fil du temps, les anglophones ont transformé ces syllabes françaises en

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« Smackover ». Pourquoi les Français l’avaient-ils appelé ainsi ? House haussa les épaules. Personne ne le savait. Dans l’État, certains noms de famille témoignent également de la présence des Français. Un chasseur du XVIIIe siècle pouvait être suffisamment français pour porter un prénom comme André, mais suffisamment indien pour être appelé « le sauvage » par un traiteur ou un commandant de poste. « André le Sauvage ». Le temps passant, certains de ses descendants pourraient être partis, à la suite du dernier des Indiens Quapaws, vivre dans le coin nord-est de l’Oklahoma. D’autres de ses descendants peuvent s’être européanisés au point de s’identifier aux Blancs et de finir dans l’annuaire de Little Rock sous le nom de Savage. Il se peut que ses descendants vivant en Oklahoma avec leurs camarades Quapaws aient les yeux bleus, comme George Gilbert de Kahnawake, et que ses descendants de Little Rock aient les yeux bruns et de hautes pommettes et qu’ils soient considérés comme aussi blancs que Bill Clinton. J’imaginai un monsieur Savage de Little Rock vivant dans un bungalow propret avec un jardin, mais resté en esprit proche parent de la famille franco-américaine de la NouvelleAngleterre décrite par David Plante, vivant comme eux en pensée dans une maison en forêt, maison tombant en morceaux, avec une cheminée de poêle à bois rouillée. Sur un plan spirituel, le passé ne devrait pas être « pour toujours », mais il fait souvent cet effet-là. La structure sociale du poste Arkansas, écrit Arnold, était assez semblable aux « républiques latines plus familières qui se trouvent au sud de chez nous, avec cette très intéressante différence qu’en Arkansas, la composante mestizo ou paysanne métisse de la société était faite de chasseurs plus que de fermiers pratiquant une agriculture de subsistance ». John House acquiesça. « J’ai passé un certain temps en Amérique du Sud, alors je sais à quoi cela ressemble là-bas », me dit-il. « Lorsque je suis revenu, j’ai commencé à en percevoir quelques touches ici ou là ». Il mentionna les noms de lieux, les noms de famille, et la Vierge de Guadalupe, symbole de la nova raza, la nouvelle race, parce que les esprits de ses fidèles ont été préparés à sa venue par des siècles de vénération de la déesse Tonantzin. Il n’y avait pas d’équivalent à la Vierge de Guadalupe chez les chasseurs de l’Arkansas, mais ce même mélange de sensibilités religieuses indienne et européenne se laisse percevoir autrement. « À Wallace Bottom, nous avons découvert certaines tombes montrant des caractéristiques funéraires européennes ou chrétiennes », me dit Jouse. « Leurs têtes étaient orientées vers l’est et les tombes étaient de forme plus rectangulaire que ce que nous avons

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l’habitude de voir. Mais il y avait aussi du mobilier funéraire – ces crécelles en forme de cônes et des centaines de perles ».

* Avant de quitter l’Arkansas, j’allais voir un endroit dont m’avait parlé John House, le cimetière St. Peter. Il était situé dans une ville du nom de New Gascony (Nouvelle-Gascogne), qui n’existe plus. Une fois que je l’eus découvert, je garai ma voiture et escaladai la clôture de grillage rouillée qui entourait le cimetière. Il n’était pas grand – quatre rangées comptant chacune neuf ou dix tombes. Un monument de granit racontait l’histoire. Un certain Antoine Barraque, vétéran des armées de Napoléon, était arrivé aux États-Unis en 1817. « Après avoir vécu quelque temps au poste Arkansas », pouvait-on y lire, « il remonta la rivière et fonda un port de débarquement auquel il donna le nom de sa région d’origine. Les inondations obligèrent à déplacer cette colonie à l’intérieur des terres ». Pendant un siècle, la petite ville tint bon. Des immigrants venus d’Italie, vingt-neuf familles, vinrent y cultiver la terre en 1905 – quelques-uns d’entre eux étaient enterrés dans les rangées de tombes situées à l’extrémité ouest. « À la suite des inondations de 1927 et de la chute des prix des produits agricoles, la plupart de ces familles de travailleurs acharnés vivant autour du cimetière St Peter ont déménagé », disait le monument. La NouvelleGascogne, à l’instar du poste Arkansas et d’innombrables autres villages américains, sombra dans l’oubli. Le tonnerre grondait dans une masse de nuages au sud, mais au-dessus de ma tête, le soleil brillait. C’était une belle journée. Vers l’ouest, il y avait une ligne d’arbres, vers le nord des rangées de maïs de la taille d’un homme, brunies par le soleil de juillet. Vers l’est poussaient des plants de coton d’un vert sombre avec leurs houppes de blanc ; vers le sud, un pré se terminait au pied d’une autre ligne d’arbres. C’était tout ce que je pouvais voir à l’horizon. À l’intérieur du cimetière, des pacaniers ombrageaient la pelouse fraîchement tondue. Près d’eux se trouvait un groupe de six pierres tombales de la famille Bogy – ou, ainsi qu’elle s’appelait à l’origine, Baugis. D’après ce qui était inscrit sur ces pierres tombales, les Baugis étaient venus de la province du Poitou s’installer au Québec en 1641. Un surgeon de cette famille, qui épelait son nom Joseph Beaugi, s’installa à Kaskaskia en Illinois en 1768, puis se retira au poste Arkansas vingt ans plus tard. Ce n’était ni un traiteur de fourrures ni un chasseur. C’était un bon bourgeois qui joua le rôle de commissaire-priseur à l’arrivée des Américains. Ses descendants

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finirent par être connus sous le nom de Bogy, et conservèrent une certaine importance dans ce coin du pays. Tandis que j’examinai le lieu du dernier repos de la famille Bogy, j’entendis un léger vrombissement. Il provenait d’un essaim d’abeilles dans le creux d’un genévrier mort. Quelque chose dans ce bourdonnement déclencha en moi la mémoire littéraire d’abeilles dans un cimetière – le poème d’Emily Dickinson qui commence ainsi : « Safe in their alabaster chambers/ Untouched by morning and untouched by noon/ Sleep the meek members of the resurrection… [En sûreté dans leurs chambres d’albâtre/ Ignorés de l’aurore et de midi/ dorment les bienheureux promis à la résurrection] ». Les Bogy, les Dumond, les Dardennes et les Gracie, les Palazzi et les Mangoni n’étaient pas logés dans des « chambres d’albâtre » ; ils gisaient dans d’humbles tombes ; mais eux aussi étaient ignorés de l’aurore et de midi et eux aussi attendaient la résurrection. « Rire léger de la brise dans son château de soleil/ Babillage de l’abeille dans une oreille impassible… » Le modèle de Dickinson aurait pu être le cimetière St. Peter en ce jour d’été. « Ah, quelle sagesse périt ici ! » Tout à fait Emily. On ne sait pas si elle exprime l’espoir ou le désespoir. Le désespoir semblerait plus probable dans le cas qui nous occupe – nous savons en toute certitude que la sagesse de Joseph Beaugi, qui doit avoir été considérable, a disparu de cette terre, et que son oreille ne pourra plus entendre le bourdonnement joyeux de la ruche dans le creux du genévrier desséché. Cette oreille n’était plus que poussière. « Les diadèmes tombent et les doges se rendent », écrivait Dickinson. Les royaumes de ce monde disparaîtront, nous a assuré le Christ lorsqu’il vivait sur cette terre, et avec ces royaumes, la clairvoyance de ceux qui règnent sur eux, la sagesse du monde, utilisée en bien ou en mal par les rois et par les commissaires-priseurs de l’Arkansas. Seule l’âme survivra. Mais il faut néanmoins au visiteur une foi immense pour croire que l’oreille de Joseph Beaugi, gisant dans sa tombe, pourra entendre les trompettes du Jugement dernier.

Quinze La Pointe Noire La Salle rencontre des aspirants Aztèques. La raison pour laquelle Henry Wadsworth Longfellow faisait ronchonner Francis Parkman. D’horribles produits culinaires cajuns. La pérennité du sang et la malédiction de la Mule blanche.

La Salle et ses hommes dérivèrent au-delà des grandes forêts de pins

qui bordent le nord de la Louisiane et du Mississippi. À l’endroit qui est aujourd’hui la paroisse de Tensas, ils arrivèrent en vue d’une ville rudimentaire en pleine nature, la capitale de la nation Taensas. Pour les Français en Amérique, c’était quelque chose d’inédit – des maisons carrées de boue séchée avec des toits en dômes, entourant une place rectangulaire. Les deux plus grandes constructions étaient la maison du chef et un temple dédié au soleil. À l’intérieur de la maison, ils rencontrèrent le chef, entouré de trois de ses femmes et de soixante vieillards revêtus de manteaux blancs, ses sénateurs. À l’instar de membres du Congrès applaudissant l’entrée du président venu prononcer son discours sur l’état de l’Union, ils hurlèrent comme des loups en hommage à leur dirigeant. « Après que le chef leur ait parlé, ils s’assirent tous », écrivit Tonty. Plus tard, les Français visitèrent le temple, où se trouvait un autel et trois sculptures de bois représentant des aigles tournés vers l’est. (Peut-être les Taensas partageaient-ils l’ancienne croyance de la culture occidentale voulant que les aigles puissent regarder le soleil en face). Au sommet des murs, il y avait des pieux où étaient empalées les têtes des ennemis des Taensas. Là se trouvait une société humaine, clairement influencée par les civilisations méso-américaines, se dirigeant à tâtons vers un avenir de classes sociales, de bureaucratie, de littérature, de prêtres férus de géométrie et d’armées commandées par des généraux. 353

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Après avoir offert des présents au chef, le groupe d’exploration continua sa progression sur le fleuve. À un moment, ils furent accueillis par une volée de flèches lancées par quelques Indiens à terre ; peu après, ils arrivèrent à un village qui venait tout juste d’être attaqué et incendié. Des cadavres étaient empilés sur le sol. Les Français gravèrent cette vision dans leur mémoire, retournèrent à leurs canoës et continuèrent à pagayer. À présent, ils se trouvaient dans la contrée des marais, des lacs et des bras du fleuve que les Indiens appelaient bayuks, mot que les Français transformeraient vite en « bayous ». C’était un pays où les cyprès plongeaient leur tronc dans l’eau, rempli de nénuphars, de palmiers, de fleurs somptueuses, de hérons, de flamands et d’oiseaux-mouches. Les Français se battaient contre les moustiques et tuaient des alligators pour se nourrir, en faisant pendiller un poisson dans l’eau en guise d’appât ; quand le reptile émergeait, un homme lui fendait le crâne à la hache. Ils ne trouvaient d’attrait ni à la chasse ni à la consommation de cet animal, mais c’était la proie la plus facile à tuer. Ils progressaient ainsi vers une destination qui leur promettait davantage encore de beauté et d’horreur également mélangées, jusqu’à ce que l’eau salée mît un terme à leur errance.

* Quand j’étais en huitième année, je m’assis dans l’auditorium de mon lycée, le South Junior High School de Pittsfield, en compagnie des autres élèves, pour assister à un spectacle tiré du poème d’Henry Wadsworth Longfellow, Évangéline, un conte d’Acadie. Seuls le début et la fin de cette représentation me sont restés en mémoire. Le début était la phrase d’ouverture du poème, psalmodiée plutôt que chantée par mes camarades de classe : « This is the forest primeval, the murmuring pines and the hemlocks [Voici la forêt primordiale, des pins et sapins murmurant] ». Ce chapelet de mots scandés, rythmés, me restera en tête jusqu’à ce que mon cerveau entame sa détérioration finale. Techniquement, c’est un hexamètre – cinq dactyles et une spondée ou trochée – le mètre classique de Virgile. C’est une forme qui n’est presque jamais employée dans la versification anglaise, peu encline à dépasser des vers de dix syllabes. Ce débit scandé, ce vers au rythme lent, convient parfaitement à l’atmosphère du poème de Longfellow. C’est l’atmosphère que j’associe à mon souvenir de la fin de ce spectacle, quand l’héroïne, Évangéline, après une vie entière passée à rechercher Gabriel, son amour perdu, dans toute l’Amérique du Nord, le retrouve enfin sur son lit de mort, dans un hôpital de Philadelphie, où elle est

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venue soigner les victimes d’une peste. Je dois avoir été particulièrement ému par cette scène pour en avoir gardé si longtemps le souvenir – et en relisant le poème aujourd’hui, après plus de quarante ans, je ne doute pas qu’il s’agisse de la plus pure expression de profonde tristesse de toute la littérature américaine. Longfellow, qui composa Évangéline en 1847, était au XIXe siècle considéré comme le plus grand de tous les poètes américains et Évangéline était son chef-d’œuvre. Sa réputation fut sévèrement rabattue au XXe siècle cependant – il était un peu trop sucré, un peu trop sentimental, un peu trop « accro » aux clairs de lune (à ce propos, il était partout considéré comme un homme extrêmement gentil, contrairement à son petit-neveu, Ezra Pound). Pour une personne qui lit Longfellow aujourd’hui, mille lisent Whitman ou Emily Dickinson, ces deux excentriques légèrement givrés. Il est vrai que jusqu’aux environs de 1960, on pouvait s’attendre à ce qu’un élève moyen de huitième année au Massachusetts soit capable de reconnaître le premier vers d’Évangéline, mais enfin, Longfellow était originaire de la NouvelleAngleterre et avait passé l’essentiel de sa carrière au Massachusetts. De nos jours, même au Massachusetts, on pourrait passer beaucoup de temps à interroger des enfants de treize ans sur la forêt primordiale avant d’en découvrir un qui sache de quoi on parle. Pourtant, ce poème a fait naître un mythe, et ce mythe ne mourra jamais. Comment Évangéline a-t-elle réussi ce tour de force ? C’est un poème narratif au sujet d’un couple d’amoureux et d’autres personnages dignes de mention, mais Longfellow n’a pas usé de caractérisations hautes en couleur ou réalistes pour faire de l’effet – même Évangéline est à peine esquissée. Bien qu’il soit long, ce n’est pas non plus une véritable épopée – il n’y a pas de véritables aventures, pas de défaites devant l’ennemi, par d’évasions trépidantes, pas d’action excitante. La meilleure analogie pour ce poème, ce serait une longue ballade narrative en mode mineur. Tout y est triste, rêveur et nostalgique. Et quel fut le motif de toute cette émotion ? Un incident qui se produisit en 1755 en Nouvelle-Écosse, contrée qui avait été colonisée par des fermiers francophones depuis 1604, trois ans avant la première colonie anglaise à Jamestown. Elle était connue sous le nom d’Acadie. Ce nom dérive de celui d’Arcadie qui fut donné par le navigateur du XVIe siècle employé par le roi de France, Giovanni da Verrazzano, à la côte splendide où se trouve aujourd’hui l’État du Delaware. L’Arcadie était cette région légendaire de la Grèce antique, symbole d’innocence

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pastorale, où, dans les collines, les bocages et les cours d’eau folâtraient les nymphes et les dryades. Les cartographes ultérieurs, induits en erreur par la géographie de Verrazzano, oublièrent le « r » et appliquèrent ce nom à la Nouvelle-Écosse d’aujourd’hui. Je dois ajouter qu’il existe une possibilité que ce nom dérive d’un terme de la langue mik’maq, akadie, nom qui signifie « lieu d’abondance ». Mais j’aime la première théorie, car elle suggère une identité déplacée qui convient à un pays qui serait toujours plus un pays en esprit qu’une entité géopolitique bien définie. Et l’Acadie était arcadienne. Ses terres étaient riches et belles, sculptées dans la vallée d’Annapolis et ourlées de marais salants et de forêts, et d’une baie remplie de morues, de maquereaux et de homards. Et pour ce qui est de l’innocence pastorale, Longfellow a-t-il forcé la note ? Son Grand-Pré, où Évangéline et Gabriel sont promis l’un à l’autre, est un village « où le plus riche était pauvre et où le pauvre vivait dans l’abondance ». Il se distingue par « des foyers de paix et de bonheur », où vivent « les joyeux paysans acadiens… des gens simples, vivant ensemble comme des frères ». C’est un village où le prêtre est amical, le forgeron robuste et chaleureux, le notaire humble malgré tout ce qu’il sait. L’ombre de la rivalité impériale recouvrit ce paradis. Le Traité d’Utrecht, en 1713, transféra la possession de l’Acadie de la France à l’Angleterre. Les nouveaux dirigeants britanniques firent pression sur les habitants français pour qu’ils jurent allégeance à la Couronne britannique. Les Acadiens, redoutant d’être obligés de prendre les armes contre leurs camarades français et de perdre le privilège de pratiquer leur religion, insistèrent pour ne prononcer qu’un serment de neutralité. Cette question devint cruciale lorsque la guerre éclata, en 1755. Les autorités britanniques, et en particulier William Shirley, gouverneur royal du Massachusetts, se résolut à régler la question de l’allégeance acadienne une fois pour toutes en enlevant tous les Acadiens à leurs terres et en les expédiant ailleurs par bateau. Lorsque les Britanniques et les troupes de la Nouvelle-Angleterre s’emparèrent, avec une ridicule facilité, de l’avant-poste français qui gardait l’Acadie, le fort Beauséjour, ils eurent les mains libres pour mettre en œuvre cette politique. Les troupes de Nouvelle-Angleterre firent la plus grande partie du sale boulot. À Grand-Pré, par exemple, un colonel du Massachusetts nommé John Winslow convoqua tous les hommes du village, leur lut l’ordre de déportation, et les fit marcher à bord des vaisseaux anglais. Winslow, dans son journal, reconnaît que cet ordre causa « des scènes d’affliction et de désespoir ». En un retour ironique

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de l’histoire, c’est ce même journal qui a fourni à Longfellow l’essentiel du matériau de son poème. Francis Parkman fut très contrarié du succès d’Évangéline. C’était lui qui créait les grands mythes historiques sur les Français en Amérique du Nord, pas Longfellow. De plus, à ses yeux, la version de Longfellow insultait inutilement les mânes de leurs ancêtres du Massachusetts. « Les sentiments humanistes de la NouvelleAngleterre, englués dans la sentimentalité d’une histoire triste, ont été injustement retournés contre cette dernière », écrivait Parkman dans Montcalm and Wolfe. Dans ce même ouvrage, il entreprit de saper la version de l’histoire de l’expulsion des Acadiens telle que la racontait Longfellow, qui évoquait un peuple simple et fraternel, en en parlant comme d’un peuple simplet, tout court. Les Acadiens, selon Parkman, étaient analphabètes et « très ignorants », tout autant qu’affaiblis « par une sujétion mentale héréditaire ». Et plus précisément, en vérité, les « mauvais » dans cette histoire, c’étaient les autorités françaises et les membres du clergé qui n’arrêtaient pas d’attiser la haine des Acadiens envers leurs maîtres britanniques, les incitant à ne pas prononcer le serment d’allégeance et les encourageant à fournir en cachette toute l’aide possible aux combattants indiens et français. Selon Parkman, Shirley avait tout à fait raison de ne pas vouloir tolérer le risque que représentaient les Acadiens. De nos jours, personne ne se risquerait à justifier la déportation des Acadiens, ou le Grand dérangement, ainsi qu’on l’appelle dans l’histoire acadienne. Ce fut une action horrible. Il y avait quelque chose d’à la fois très ancien et très moderne dans cette mesure drastique. L’action de purger la terre de ceux qui la possédaient afin que d’autres, plus près de Dieu – les fermiers protestants de la Nouvelle-Angleterre – puissent s’y installer et en bénéficier résonne comme un écho biblique. En même temps, le déplacement des Acadiens évoque des concepts tels que l’épuration ethnique et la sécurité intérieure. Quoiqu’il en soit, du point de vue des Britanniques, ce fut une opération militaire couronnée de succès. Près de six mille Acadiens furent embarqués sur des navires et dispersés dans différentes localités des Treize colonies, tandis que les soldats de la Nouvelle-Angleterre, à travers tout le pays, méthodiquement, incendiaient les maisons et les granges et abattaient les troupeaux que les Acadiens avaient laissés. « Ils eurent un sort difficile », concède Parkman, en évoquant les exilés acadiens dispersés dans les Treize colonies. La tactique

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anglaise consistant à faire embarquer les hommes en premier à bord des bateaux – sachant que cela obligerait les femmes et les enfants à faire de leur mieux pour les suivre – eut pour résultat la séparation de nombreuses familles, épreuve qui fournit à Longfellow la trame de son poème, l’histoire de la longue quête d’Évangéline à la recherche de son fiancé, Gabriel Lajeunesse. Mais intactes ou non, les familles acadiennes furent très fraîchement accueillies par les colons anglais auxquels elles étaient censées s’assimiler. N’ayant ni terres ni gagnepain qui leur aurait permis de vivre, ils furent obligés de s’en remettre à l’aide de gens qui redoutaient leurs compatriotes, haïssaient leur religion et ne comprenaient pas leur langue. De nombreux Acadiens tentèrent, parfois avec succès, de regagner leur patrie. D’autres se mirent en quête de ports d’accueil où leur langue, leur religion et leur nationalité ne leur seraient pas préjudiciables. Le meilleur refuge leur parut être le territoire que Cavelier de La Salle avait revendiqué au nom de la France près de cent ans auparavant. Après 1763, lorsque la paix fut signée, les Acadiens, qui avaient passé la guerre dispersés dans les Treize colonies ou dans les îles françaises des Caraïbes, voire en Grande-Bretagne ou en France, prirent le chemin de la Louisiane. Louis XV venait de céder ce territoire à l’Espagne, mais il était toujours francophone, catholique et dépourvu d’habitants, à l’exception des sauvages. Près de trois mille Acadiens atterrirent dans le sud de la Louisiane où, au fil du temps, ils conclurent des mariages avec d’autres groupes ethniques, y compris des Indiens et des Africains, et finirent par constituer le peuple aujourd’hui connu sous le nom de Cajuns. À présent, ils sont plus d’un demi-million. Évangéline reste leur symbole. Ce n’est peut-être pas l’emblème que les Cajuns d’aujourd’hui auraient choisi. Les intellectuels cajuns font une moue dédaigneuse devant cette création idéalisée du XIXe siècle d’un vieux professeur sentimental de Harvard, et les Cajuns ordinaires pensent assez peu à elle. Mais au bout du compte, Évangéline – cette fiction qui est souvent traitée comme un personnage historique réel (la ville de St Martinville en Louisiane possède la « tombe d’Évangéline » ainsi qu’une statue de bronze de l’héroïne de Longfellow figurée sous les traits de Dolores Del Rio, l’actrice mexicaine qui fut en 1929 la vedette du film Évangéline) – n’a pas de rivale. De tels symboles sont les créations fortuites de poètes ou de conteurs et, une fois inscrites dans l’imagination collective, elles deviennent inamovibles. Longfellow a trop bien travaillé. « Patience and abnegation of self, and devotion to others/ This was the lesson a life of trial and sorrow had taught

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her [La patience et l’abnégation et le dévouement aux autres/ Telle était la leçon de sa vie d’épreuves et de tristesse] », écrivait-il de son héroïne Évangéline, la femme qui finit par renoncer à l’espérance du bonheur et se fit sœur de charité. Ce n’est pas un thème très populaire aujourd’hui ; il faut aujourd’hui que les femmes soient fortes, qu’elles prennent le contrôle de leur vie et vivent selon leurs propres règles et fassent les choses selon leurs propres termes et qu’elles soient capables, si ce sont de belles jeunes actrices à l’écran, de briser la mâchoire d’un homme d’un gnon digne d’une salle de garde. Mais il y a quelque chose d’extrêmement revêche dans ce nouvel idéal de la femme. Instinctivement, nous préférons la sainte désuète d’autrefois. La sainte désuète, aussi étrangère qu’elle puisse nous paraître, est douce et attentive à nos besoins. C’est elle que nous voudrions voir à notre chevet au moment solitaire de notre mort, pas la femme qui s’est prouvé à elle-même qu’elle était forte. La patience et l’abnégation constituent le thème explicite d’Évangéline. Mais le poème a aussi un thème implicite : la transformation d’Évangéline et de Gabriel en Américains. Au cours de son exil, Gabriel parcourt le territoire des futurs États-Unis, chassant et posant des pièges dans la vallée de l’Ohio, les bayous du sud de la Louisiane, les grandes plaines de l’ouest et les forêts du nord du Michigan, pour finir par mourir dans la ville où les Américains ont proclamé leur indépendance. À la fin, il est bien loin du paysan acadien joyeux et simple qu’il était au début du poème. Il appartient à ce nouveau pays autant que Daniel Boone ou que Kit Carson. La même chose est vraie d’Évangéline. Elle se transforme, de femme ayant besoin, comme d’autres exilés, de l’assistance et de la charité des anglophones qui l’entourent, en femme qui dispense l’assistance et la charité. La fin du poème suggère que les habitants de Philadelphie ne se préoccupent plus de savoir si Évangéline est française ou catholique ; ils la vénèrent, tout simplement. Elle aussi est américaine. C’est pour cela que Longfellow a écrit ce poème, et la raison pour laquelle les enseignants des écoles publiques du Massachusetts, en 1959, faisaient jouer cette pièce à leurs élèves. Évangéline démontre que les victimes de l’oppression et de l’injustice de partout au monde peuvent venir dans ce pays et acquérir une nouvelle identité en tant qu’Américains. Malheureusement, si cela s’est avéré vrai pour Évangéline, il a fallu très très longtemps pour que cela devienne vrai pour l’ensemble des Cajuns. L’historien de la Louisiane Shane K. Bernard, dans son ouvrage The Cajuns. Americanization of a People,

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cite la remarque d’un observateur du milieu du XIXe siècle : « [Les Cajuns] paraissent vivre en l’an 1500, tant ils ont des idées limitées, des mœurs singulières et une ignorance sans égale ». La situation empira pendant la Guerre de Sécession, les fermes et les maisons des Cajuns étant fréquemment la cible des pillards yankees. Les gens connurent encore davantage de pauvreté et d’isolement. Même les Noirs de la région étaient considérés comme plus progressistes et intelligents que cette race de clochards des marais, francophones, vivant de piégeage, de chasse et d’agriculture de subsistance, tout en se battant avec les alligators. Ils ne firent que très peu d’apparitions dans la littérature américaine, l’une des exceptions les plus notables se produisant dans la nouvelle de 1939 de William Faulkner, The Wild Palms [Les palmiers sauvages]. Elle met en scène un prisonnier du pénitencier d’État au Mississippi que l’on envoie en bateau secourir des personnes restées en arrière lors de la grande crue de 1927. La tentative de sauvetage tourne au voyage épique, et celui-ci durera des semaines. Pendant ce voyage, perdu dans un marécage et ayant perdu tout espoir, le prisonnier dérive jusqu’à une cabane sur pilotis habitée par « un petit homme sec et nerveux aux dents cariées et aux grands yeux sauvages semblables à ceux d’un rat ou d’un tamias ». Cette créature semi humaine ne parle pas anglais ; elle éructe, en « un grommellement féroce et sifflant », une langue inconnue du prisonnier qui, bien entendu, est du français. Alors que les deux hommes s’associent pour chasser l’alligator, ils sont rejoints par d’autres « hommes sombres de la taille d’un tonnelet » – proches parents des « Français noirauds et courtauds » de Kenneth Roberts. Le prisonnier, qui est grand et a des yeux bleu-vert très clairs, contraste physiquement avec les Cajuns, mais le contraste culturel est encore plus fort. Ce conte de Faulkner souligne le contraste stéréotypé entre l’Anglo-saxon stoïque et silencieux et les Français qui gesticulent sauvagement et agissent de manière hystérique dans les moments de tension. Voilà où en étaient les choses à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Lorsque survint cette guerre, tout changea – la grande américanisation des Cajuns, annoncée dans Évangéline, se produisit finalement, car les Cajuns, pour la première fois de leur histoire, s’aventurèrent hors de leur domaine traditionnel en très grand nombre en tant que soldats et ouvriers des arsenaux. « La guerre exerça une profonde influence sur les soldats cajuns, en leur donnant le sentiment nouveau de l’identité nationale et en entamant le processus d’une américanisation rapide et étendue », écrit Shane Bernard. « Fiers de leur

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contribution pendant la guerre, ils regagnèrent leurs foyers en étant devenus de dévoués patriotes, défenseurs du mode de vie américain. Ils étaient enfin devenus des membres du melting-pot national ». Puisque cela faisait partie du marché, ils revendiquèrent l’intégralité de leur part de la prospérité d’après-guerre. Les petits fermiers qui autrefois parvenaient à peine à nourrir leur famille devinrent plombiers, menuisiers, électriciens, et eurent de bons salaires. Ils utilisèrent le G.I. Bill (bourse d’études pour les anciens combattants), écrit Bernard, « pour terminer leur scolarité, acheter leur maison et monter leur propre affaire ». En bref, ils firent joyeusement connaissance avec la manière américaine de gagner de l’argent et de le dépenser. « Les Cajuns avaient toujours eu du mépris pour le consumérisme, en particulier pour le consumérisme ostentatoire », me dit Bernard lors d’une conversation. « Mais, en ayant un plus haut niveau d’instruction, ils eurent de meilleurs revenus, et avec davantage de revenus, ils sont tombés dans le même système de valeurs consuméristes que tout le monde en Amérique. À ce moment, ils ont voulu avoir eux aussi leur voiture, celle avec les ailerons et le chrome ». Ils cessèrent aussi de parler français. Aujourd’hui, seulement trente pour cent des Cajuns ont encore le français pour langue maternelle, et ce sont presque tous des personnes entre deux âges ou âgées. « À moins qu’il ne se produise une révolution linguistique », écrit Bernard, « le français cajun cessera d’exister en tant que moyen de communication quotidien dans le sud de la Louisiane ».

* La ville de Richard s’étend sur une plaine monotone dans le sud de la Louisiane. Ce n’est plus le pays cajun des marais et des bayous, mais le pays cajun de la prairie ; si on y passe en voiture au printemps, comme je l’ai fait, on longe des champs d’eau rectangulaires qui peuvent être aussi bien des champs de riz que des élevages d’écrevisses. Non loin du principal carrefour de la ville se dresse l’église St. Edward, et son cimetière adjacent. Cette église fut construite dans les années 1960, en brique, et son intérieur aux lignes nettes est aéré et lumineux. Cependant, sa statuaire est victorienne. Deux anges blancs flanquent la porte d’entrée. Ce sont des anges mortuaires – androgynes, avec de longues boucles flottantes et des traits féminins, mais sans poitrine. Ils n’ont pas de pupilles non plus, mais ils regardent vers le ciel et l’un d’entre eux dresse un flambeau vers le ciel.

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Quelques mètres plus loin, les corps gisent sous la terre. C’est par un beau dimanche que j’errai seul parmi les tombes de ce cimetière. J’entendais un oiseau chanter dans des chênes à quelque distance, de l’autre côté de la rue une vache en pâture meugler, et de temps à autre une voiture passer, mais hormis cela, tout était silencieux. Je m’arrêtai près de la tombe d’une jeune femme du nom de Charlene Richard, qui avait fait autrefois partie de cette paroisse, qui y avait été baptisée et y avait fait sa première communion et sa confirmation. C’était une tombe ordinaire, à l’exception de quelques touches inhabituelles : un prie-dieu en bois sur le côté de la tombe, une statue de la Vierge Marie d’environ trente centimètres de haut à la tête de la pierre tombale, et une boîte de verre au sommet. À l’intérieur de la boîte de verre, il y avait des petits papiers, des feuilles lignées arrachées à des blocs-notes à spirale, couvertes d’écritures. J’eus l’idée un instant d’ouvrir la boîte et de lire quelques-uns de ces messages, mais je ne pus m’y résoudre. Le silence fut brisé par cinq motos rugissant sur l’autoroute. Elles firent halte à l’entrée du cimetière et trois femmes en descendirent et me rejoignirent près de la tombe de Charlene. Nous y restâmes debout, silencieux, pendant un moment. De temps à autre, on entendait les éclats de rire des cinq hommes restés assis près des motos – ils portaient des barbes et des lunettes de soleil en forme de lunettes de protection, et de ces T-shirts noirs dont le dos porte ces motifs de crâne de vache à longues cornes ou d’un loup montrant les dents. Je demandai à l’une des femmes si elle savait quelque chose sur Charlene Richard. « Oh, j’ai entendu parler d’elle pendant longtemps », répondit l’une d’elle. « Mais je ne savais pas où elle vivait, ni rien. Mais la semaine dernière, j’ai lu un article dans le journal, et on disait où était sa tombe, alors on a pensé qu’on devrait y aller ». Je les laissai seules et allai flâner le long des autres tombes, puis, finalement, les femmes sortirent du cimetière, remontèrent sur les motos, et tous partirent en rugissant. Peu après, je partis moi aussi et roulai vers la maison de Dean et Sylvia McGee, un agriculteur en retraite et sa femme, à environ huit cents mètres de là. « McGee », cela ne sonnait pas très cajun, mais à l’instar des Ryan et des Johnson du Québec, qui étaient irlandais au départ mais qui, au fil du temps, sont devenus des Canadiens français « pure laine », certains McGee de Louisiane sont de purs Cajuns. « McGee, c’est un nom français », avait dit un jour le célèbre musicien cajun Dennis McGee. « Je ne connais personne du nom de McGee qui ne parle pas français ». Dean McGee avait grandi dans la ville de Richard du temps où on y parlait français, avec les fils des métayers qui

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cultivaient le coton et labouraient leurs champs avec des mules. C’était au temps de la Grande dépression, mais ces fermiers le remarquèrent à peine – ils étaient déjà pauvres, plus bas que terre. Le père de Dean, bien que lui aussi n’ait eu que des mules pour bêtes de labour, était plus prospère que la plupart : il possédait l’unique camion à plateau de la ville, et il chargeait ses enfants et leurs amis sur ce plateau pour les emmener au Liberty Theater dans la ville toute proche d’Eunice où ils allaient voir les westerns de Buck Jones et de Hoot Gibson. Le père de Sylvia était policier de la ville de Church Point, où elle avait grandi, à treize kilomètres de Richard. Elle me montra une photographie en noir et blanc prise en 1955 de son père avec un homme du nom de Wilbur Landry, chef de la police de Church Point. Le chef portait des lunettes et ressemblait davantage à un proviseur de lycée approchant de la retraite qu’à un policier. Il avait l’air d’un homme avisé qui ne s’imposait pas, mais exerçait son autorité tranquillement, ce qu’il se morfondit à faire pendant nombre d’années parce que quelqu’un devait le faire. La plupart de ses rapports de police concernaient des braves types qui avaient un peu trop bu. Mais un jour, dans une folie meurtrière, un homme pointa un fusil dans sa direction et le tua. « Ce fut une horrible tuerie », me dit Sylvia. « Un homme essayait de faire revenir sa femme chez lui, mais elle ne voulait pas revenir, alors il l’a tuée, ainsi que ses filles et deux policiers, tout cela en trente minutes. Il a couru dans un champ de maïs pour se cacher, mais ensuite il s’est tué ». Le père de Sylvia survécut à ce fait divers. Lorsque survint la guerre, Dean servit dans l’armée de l’air, dans une base des Açores. « C’était un bel endroit où se trouver en temps de guerre », se souvenait-il. « C’est un beau pays ». En revenant de la guerre, il épousa Sylvia. En 1955, ils construisirent le bungalow de style ranch dans lequel ils vivent encore aujourd’hui. Dean continua à cultiver le riz sur la terre qui appartenait à sa famille, mais les métayers partirent et les mules furent enlevées des champs de coton pour aller tirer les calèches des touristes dans les rues du quartier français de la NouvelleOrléans. C’est l’histoire familière du cœur d’une petite ville qui s’éteint, de la population qui diminue, des jeunes qui s’en vont et du Wynn Dixie et du Wal-Mart, en bordure de l’autoroute, qui monopolisent le peu d’activité restante. À l’heure actuelle, quelques citadins se sont installés à Richard – ils font la navette pour aller travailler à Lafayette, petite ville située à environ quarante-cinq minutes en voiture au sudest. « Les gens ne viennent pas des masses nous visiter », disait Dean

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de ses voisins de longue date. « La plupart font comme nous, regarder cette stupide télé toute la journée ». Sylvia et moi partîmes de la maison dans ma voiture de location et elle me dirigea le long des routes de campagne, à travers les champs de riz, de soja et les friches jusqu’à un coin de Richard où se dressait un groupe de bungalows habités par les membres de la famille Richard. « Ils vivent tous ensemble par ici », me dit-elle. « Une sorte de communauté ». Elle me montra un homme et une femme dans la cour de l’un des bungalows. « Ces gens sont de sa famille. Demandez-leur où se trouve la maison de leur mère ». Le couple nous indiqua un mobile home encadré par une terrasse et un auvent, avec une machine à laver, un « véhicule récréatif » et d’autres objets épars autour de l’entrée. Il y avait aussi deux pick-up garés dans la cour, à quelques mètres d’une petite maison jaune. Nous nous dirigeâmes vers la véranda et frappâmes à la porte. Mary Alice Richard, la mère de Charlene, était à l’intérieur, en train de cuisiner. « On sait qu’on est dans le pays cajun quand on sent de si bonnes odeurs dans la cuisine », dit Sylvia. Mary Alice Richard, mère de dix enfants, avait soixante-dix-huit ans et était veuve. Elle portait une chemise à manches courtes flottant sur un pantalon. Elle se déplaçait dans sa cuisine avec la circonspection d’une femme vaillante affectée par l’arthrite, l’hypertension et une insuffisance cardiaque congestive. Elle était pieds nus, peut-être parce que ses chevilles étaient enflées. « Je suis une vraie cajun », plaisantaitelle. « Je n’ai pas de chaussures ». Il n’y avait aucune gêne sous cette plaisanterie. Elle avait la dignité d’une vieille femme qui a travaillé dur toute sa vie à des tâches d’une utilité incontestable et qui ne s’est jamais beaucoup occupé d’elle-même ni n’a parlé pour ne rien dire. « Regardez le portrait de Charlene », dit Sylvia. « C’était une jolie fille ». Sur un mur, il y avait un portrait à l’huile de Charlene Richard, d’après photographie, qui la montrait souriant gentiment, le menton relevé. Le peintre avait créé l’impression d’une auréole de lumière autour de sa tête. Madame Richard montra du doigt un autre portrait encadré sur le mur. « C’est mon jeune fils qui a été tué ». Ce second portrait était la photographie d’un jeune homme portant une chemise à col ouvert, avec des cheveux tirant sur le roux, un large sourire et un visage avenant comme un matin plein de promesses. Il avait été fauché dans sa vingtième année par un accident de la route. Dans une chambre où il y avait un crucifix de bois mexicain au mur et où étaient disposés d’autres objets religieux, je vis un manuel

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de « Cours d’amélioration de la santé » qui appartenait à Charlene lors de sa dernière année d’école. Il était annoté de son écriture soignée, un code mystérieux que son père n’avait pas réussi à déchiffrer car, dans son enfance, on l’envoyait ramasser le coton sous un soleil brûlant plutôt que de le laisser s’asseoir en classe. Comme il conduisait des camions, il avait dû mémoriser les signaux routiers, puisqu’il ne pouvait pas les lire. Mais Charlene avait maîtrisé le code assidûment. N’importe quel enseignant aurait pu dire au premier coup d’œil que cette fille rendrait la vie dans la classe plus facile. « J’ai suivi le cours d’amélioration de la santé pendant deux ans », écrivait-elle. « Cela m’a beaucoup aidé. Cela m’a appris qu’il fallait manger des haricots et du maïs. En mangeant les bons aliments, j’aurais une meilleure santé. J’ai appris à ne pas me ronger les ongles… Pour rester au même rythme que le monde qui grandit et qui s’améliore, on doit être en bonne santé pour faire sa part ». Charlene était prête à faire sa part. Elle l’avait toujours fait. « Elle m’aidait beaucoup », disait sa mère. « Elle préparait le dîner et faisait le service, et après elle me disait qu’elle allait nettoyer la cuisine. “Tu peux t’allonger sur le divan et dormir”, me disait-elle, et ensuite, quand elle avait fini, elle faisait du café et me réveillait ». Elle aimait son père aussi, bien que certains soirs, au foyer des Richard, l’angoisse montait quand la famille attendait le retour d’Elvin, un homme intelligent qui n’avait jamais eu un instant de repos, parti jouer aux cartes et boire de la bière. En janvier 1959, elle fêta son douzième anniversaire. Au cours des mois suivants, elle commença à éprouver des douleurs dans les hanches et les jambes. Son esprit ardent commença à flancher. Au printemps, une femme en noir lui apparut. Elle n’avait pas de visage. Lorsque Charlene tenta d’interroger l’apparition, elle disparut. En juillet de la même année, on lui diagnostiqua une leucémie très avancée et elle entra à l’hôpital Notre-Dame de Lourdes de Lafayette. L’aumônier de l’hôpital était un jeune prêtre de Pennsylvanie, Joseph Brennan, vicaire de la paroisse de Notre-Dame de Fatima toute proche. Le père Brennan venait d’être ordonné deux mois auparavant. « Pour moi, ce fut le genre d’expérience qui bouleverse une vie », me dit-il lorsque je lui rendis visite chez lui, à Lafayette. « Je me souviens de la nuit où elle est morte, je suis rentré au presbytère où je vivais, je me suis assis et je me suis dis, personne ne croira à cette histoire. Mais, comme vous le savez, maintenant, dix mille personnes par an viennent

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voir sa tombe ». Il avait raconté cette histoire de nombreuses fois, mais il ne s’en lassait pas, malgré les décennies et malgré les infirmités de la vieillesse. Comme Mary Alice Richard, il avait été très solide mais souffrait à présent d’arthrite et de problèmes cardiaques. Après m’avoir accueilli à la porte, il utilisa un déambulateur pour se déplacer jusqu’à un fauteuil, tandis qu’un teckel bicolore nommé Danny Boy atteignait des sommets dans l’aboiement. Le père Brennan se montra sévère avec le chien, mais il fallut un moment avant qu’il se calme. « L’une des sœurs qui travaillaient à l’hôpital m’a appelé et m’a demandé de venir pour accompagner le docteur Voorhies quand il rencontrerait les parents de Charlene après l’avoir examinée », raconta le père Brennan. « Il fallait leur annoncer qu’elle n’avait plus que deux semaines à vivre – tant cela s’était aggravé rapidement. Ils m’ont demandé si je pouvais le lui dire à elle. Vous savez, même s’ils me l’avaient demandé maintenant, alors que j’ai quarante ans d’expérience, cela resterait très dur à faire. Et je n’étais prêtre que depuis deux mois. Mais je suis allé dans sa chambre et je lui ai dit, “Charlene, tu es une petite fille très malade”. Elle m’a dit, “Oui, je sais”. “Une très belle dame va venir bientôt pour t’emmener”. Elle m’a regardé et elle a dit : “Quand elle viendra, je lui dirai, Sainte Mère, le père Brennan vous dit bonjour” ». À présent, Danny Boy était blotti dans un panier aux pieds du père Brennan, satisfait d’en avoir terminé avec ses responsabilités envers l’intrus. Le père Brennan se penchait légèrement vers moi en parlant. Ce qu’il me disait était le même récit, mot pour mot, que celui qu’il avait raconté à de nombreuses autres personnes au fil des années, mais il paraissait l’émouvoir encore. « Je l’ai rencontrée chaque jour pendant deux semaines », dit-il. Chaque jour il lui parlait de la manière d’offrir ses souffrances pour les autres. C’est un vieux concept catholique. « Lorsque vous êtes malade, offrez tous vos maux, votre douleur et votre faiblesse comme un service à Dieu, et implorezle de vous unir aux tourments qu’il a souffert pour vous », écrivait saint François de Sales dans son traité de 1608, un classique, Introduction à la vie dévote. Le concept remonte à saint Paul et à son épître aux Colossiens. « Maintenant je suis plein de joie dans mes souffrances pour vous », écrivait l’apôtre à son troupeau, « et ce qui manque aux souffrances du Christ en ma propre chair, je l’achève pour son corps, qui est l’Église ». Les exégètes ne sont pas tout à fait clairs au sujet de ce que saint Paul entend par là – il est possible qu’il ait voulu dire que les souffrances et la persécution qu’il a endurées en répandant la bonne parole contribuent à faire grandir l’Église du Christ. L’Église

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de ce temps avait besoin de cette souffrance supplémentaire pour que les souffrances du Christ puissent pleinement porter leurs fruits dans l’épanouissement de l’Église. Ce n’est pas tout à fait ce que voulaient dire saint François de Sales ou le père Brennan, quand ce dernier incitait Charlene à offrir ses souffrances à Dieu pour les autres, mais cela s’en rapproche assez. Dans cette variante de l’idée de saint Paul, la personne souffrante demande que l’offrande de ses souffrances devienne l’instrument qui aidera quelqu’un d’autre. Charlene Richard, apparemment, avait immédiatement saisi le concept. « D’accord père, pour qui dois-je souffrir aujourd’hui ? » demandait-elle au père Brennan dès qu’il entrait dans sa chambre. Et elle souffrait, vraiment. En 1959, le seul antidouleur disponible était le Demerol. « Elle souffrait cruellement », se souvenait le père Brennan. « Mais malgré toute sa douleur, elle souriait sans cesse. Je crois que ce dont je me souviendrai toujours, ce sont ces grands yeux bruns qui me souriaient ». Lors de leur dernière rencontre, elle dit au père Brennan : « Penchez-vous. Je veux vous embrasser pour vous dire au revoir. Je prierai pour vous au ciel ». Puis il se souvint : « Je l’ai quittée, et le lendemain je fus très occupé à l’église ; lorsque je suis revenu, il y avait une note au sujet de la chambre de Charlene, la chambre 411. Je me suis précipité, mais lorsque j’y arrivai, le docteur Voorhies était en train de lui fermer les yeux. Je me suis assis dans sa chambre un très long moment, jusqu’à l’arrivée des gens des pompes funèbres. C’était l’un de ces moments dont on veut faire partie, je savais que c’était le cas. Je sentais que je me trouvais dans un lieu saint. Vous savez, ce n’était qu’une enfant ordinaire, mais elle avait un don unique pour la souffrance rédemptrice. Elle connaissait le pouvoir de l’offrande de la souffrance pour les autres ». En 1989, cinq mille personnes assistèrent à une messe en plein air, auprès de l’église St. Edward, pour célébrer le trentième anniversaire de la mort de Charlene. Ils l’appelaient la sainte cajun. D’une certaine manière, elle avait réaffirmé la justesse de cet ancien symbole de son peuple, Évangéline. Comme Évangéline, elle avait été une jeune fille ordinaire qui avait purifié son cœur dans la tristesse et le silence. Cela n’étonna personne qu’une équipe de télévision vienne filmer l’évènement. « Quand j’ai aperçu ce camion de CNN, j’ai pensé “Charlene, mon enfant, ils croient en toi maintenant” », disait le père Brennan. Depuis, son histoire a fait l’objet de deux téléfilms et

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sa tombe est citée dans des sites Internet tels que L’annuaire des lieux hantés et Les lieux hantés en Louisiane. « D’après les fidèles de l’église, dans le cimetière se trouve la tombe d’une fillette de douze ans qui a le pouvoir de guérir », peut-on lire dans Les lieux hantés en Louisiane à l’intention des éventuels visiteurs de l’église St. Edward. « Il y a une boîte au sommet de la pierre tombale où les visiteurs peuvent déposer leurs demandes ». Bien sûr, personne ne soutient sérieusement que la tombe de Charlene puisse avoir des pouvoirs surnaturels, et il faut se souvenir que, durant sa vie, Charlene elle-même n’a jamais rien fait de plus paranormal que d’affronter une mort douloureuse avec espoir plutôt que dans le désespoir ou l’amertume. Qu’on appelle cela une « énigme irrésolue », si on veut. « Elle symbolise ce que peut devenir une personne en temps de crise », me dit le père Brennan. « Nous ne savons jamais qui nous sommes avant que la crise ne survienne. Je me souviens qu’un jour, quelqu’un qui avait grandi avec elle m’avait dit : “Je me souviens de Charlene. Elle n’avait rien d’extraordinaire”. Je lui ai répondu qu’aucun de nous n’est extraordinaire, jusqu’à ce que la crise sonne à la porte et que nous soyons obligés d’aller répondre ».

* La même semaine, j’allai avec Sylvia McGee à la jam session qui a lieu tous les samedis matins au Savoy Music Center, à la sortie d’Eunice. Ce centre est un magasin d’instruments de musique dont le propriétaire et gérant est Marc Savoy, qui est né en 1949, a grandi à Eunice, a décroché une licence d’ingénieur chimiste, mais a ensuite décidé de revenir à sa grande passion qui est de fabriquer et de vendre des accordéons cajuns. Environ cinquante personnes étaient assises ou debout devant la devanture de la boutique pour écouter six violonistes, six guitaristes, un chanteur, un joueur d’accordéon et un joueur de triangle. Le spectacle était gratuit, autant que le « boudin » (ce mot français s’applique en fait à une saucisse de porc, foie de porc et riz très épicée) que l’on faisait passer dans l’assistance pendant la pause. Stupide « américain », j’essayai de manger la peau entourant le mélange, ce que l’on ne peut faire qu’à condition d’avoir les dents et l’estomac adaptés à la chose, mais je fus très maladroit et finit par postillonner de la graisse de porc sur les livres que je venais d’acheter à la boutique, Cajun Sketches et Cajun Healing. Marc Savoy était un homme de haute taille et à l’air robuste, qui veillait au bon déroulement du spectacle et me présenta l’un de ses invités, un nonagénaire nommé Rodney Fontenot, qui portait un

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chapeau de cow-boy, un veston gris sombre et un large nœud papillon blanc à pois marrons. Fontenot était un violoniste remarqué qui jouait du violon à la manière de Dennis McGee qu’il avait entendu jouer quatre-vingts ans auparavant. « On dirait qu’on l’a déterré de sa tombe », me souffla Sylvia. Monsieur Fontenot avait l’air de quelqu’un que l’on vient de vider de son sang. Mais il représentait la Tradition Authentique, ce que Marc Savoy se démène à soutenir et à encourager. Sur l’un des murs de la boutique était accroché un panneau écrit à la main qui disait : Comme ça, tu me dis que tu ne peux pas parler le français alors que tu as vécu dans une région francophone toute ta vie. Tu dis que tu n’as jamais appris parce que personne ne te l’a jamais enseigné. Et pourtant tu t’es débrouillé pour devenir un type normal, un stéréotype, un clone d’américain standard « made in U.S.A », alors que personne ne t’a jamais enseigné ça non plus. CONNERIES ! Je vais te dire pourquoi tu ne peux pas parler français. C’est parce que, en grandissant, tu étais trop occupé à courir après l’inutilité de l’ordinaire américain et à te moquer de ceux qui parlaient français pour trouver le temps de comprendre la beauté de ton héritage. Tu as tourné le dos à une bonne assiette chaude de gombo et choisi un hot-dog froid et sans goût. Et maintenant que la Culture cajun attire l’attention du monde, tu décides d’être cajun toi aussi. C’est bien, mais ne fais pas deux fois la même erreur et n’essaie pas de t’attribuer les mérites de ceux qui ont gardé la flamme à l’époque ou « cajun » était un gros mot. Je jure que je ne laisserai pas cela se produire. Marc Savoy Décembre 1987

On voit que Marc Savoy éprouvait des sentiments très forts au sujet d’un certain nombre de questions. Il semble que sous cette irritation, il y ait eu la crainte que la culture cajun, aujourd’hui à la mode, ne devienne une marotte, une marchandise, un spectacle touristique, à la manière des danses indiennes dans les powwows. En l’espace de quelques décennies, les Cajuns sont passés du statut de loubards écumant les marais à celui de types sexy, expansifs, restés proches de la terre et qui savent prendre la vie du bon côté – les seuls Blancs qui aient le sens du rythme. Rien d’étonnant à ce que certains Cajuns égarés veuillent à présent rejoindre le troupeau. Cependant, la plupart des Cajuns prennent cette toute nouvelle promotion avec un grain de sel. À l’extérieur de la boutique, Sylvia et moi rencontrâmes un gentleman de courte taille et trapu, Hilliard, qui avait des cheveux

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gris plaqués en arrière et une voix douce, presque mélancolique. Il était originaire de la ville voisine de Rayne, la « Capitale mondiale de la grenouille », ainsi nommée parce que l’un de ses citoyens les plus en vue, feu Felix Perres, avait été un dévot fanatique de la grenouille taureau géante de Louisiane, la Rana catesbeiana, et de ses cuisses délicieuses. « Il vient du Canada », dit Sylvia à Hilliard, après que nous nous soyons présentés. « J’ai vécu ici toute ma vie. Je ne sais pas de quoi ont l’air les Canadiens », répondit Hilliard. « Vous êtes un véritable Cajun », dit Sylvia. « Tout le monde veut rencontrer un vrai Cajun ». « Sais pas pourquoi. J’sais pas à quoi on est bons ». « On mange bien ». « On mange trop », déclara tristement Hilliard. La remarque de Sylvia au sujet des véritables Cajuns me rappela ce que m’avait dit Carl Brasseaux, professeur d’histoire à l’université de la Louisiane, à savoir que les principales réclamations que recevait le centre d’information touristique de Lafayette provenaient de touristes qui se plaignaient de n’avoir pas vu de vrais Cajuns pendant leur séjour. La moitié des gens marchant dans les rues de Lafayette étaient des Cajuns. Qu’espéraient-ils voir ? Des hommes noirauds de la taille d’un tonnelet avec des dents cariées et des yeux de tamias, parlant français dans « un grommellement féroce et sifflant » ? Je suppose que le centre d’information touristique aurait pu leur donner l’adresse d’Hilliard. Bien sûr, si on faisait venir Hilliard dans le centre-ville de Toronto, on pourrait facilement le prendre pour un Canadien, et dans ce cas, personne n’aurait envie de le voir, à moins qu’on ne le mette sur un cheval et qu’on ne lui fasse porter l’uniforme rouge de la Police montée. Plus tard, j’écoutai Hilliard jouer de la guitare dans la boutique et apporter sa contribution au rythme sémillant de la musique dont l’âme était exprimée plaintivement par la voix de ténor du chanteur. C’était une lamentation que l’on aurait pu aisément transformer en chant funèbre. Derrière moi étaient assis une femme et un homme entre deux âges portant un short et un T-shirt. « Nous venons du centre de l’Iowa », me l’homme. « Nous n’entendons pas souvent cette musique cajun ». Il souriait de manière très attachante. Existe-t-il sur la terre une race de gens plus aimable que les riches Américains retraités en voyage ? « Nous sommes sur le chemin du retour vers l’Iowa. Nous hivernons au Texas, mais là-bas ils n’ont pas d’écrevisses aussi bon

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marché qu’ici. En Iowa, nous avons du maïs, du soja et du porc. Il y a aussi beaucoup d’élevages de poulets ». Mais pas d’orchestre cajuns, ni de boudin, ni d’écrevisses. Cela valait la peine de s’arrêter une heure ou deux au cours du voyage de retour. Les prix étaient imbattables aussi. Le spectacle gratuit était une manière de dire que ceci n’était pas une attraction touristique. C’était de l’authentique. Lorsque je demandai à Hilliard si quelque chose avait changé depuis que les touristes commençaient à venir les voir jouer le samedi matin, il me répondit que non, rien n’avait changé. Il avait certainement raison. Cependant, la présence de spectateurs n’ayant aucun lien avec la communauté ni avec les musiciens altérait sans nul doute la nature du spectacle, bien que de manière très subtile. Cela rendait ce rassemblement plus conscient de lui-même, plus vulnérable à l’ironie, ce qui était la première étape de la transition allant du folklore spontané à la « folklorisation » commerciale. Cette foutue conscience que nous avons de nous-mêmes est la malédiction de notre temps. Comment une culture locale telle que celle des Cajuns pourrat-elle demeurer distincte et liée à son passé tout en intégrant le changement et le développement ? Sur l’un des principaux fronts, celui de la langue, il est clair que des gens comme Marc Savoy mènent une bataille perdue d’avance. À ce propos, c’est sur ce front que les Français du Québec ont mis toutes leurs forces. Et ils ont gagné. La langue française est vivante et se porte bien dans cette province. Mais sous d’autres aspects, il n’y a pas grand-chose dans leur culture distincte dont ils puissent se vanter – c’est Sex in the City avec un accent. Les Cajuns ne supportent plus de voir les touristes québécois hocher la tête avec condescendance devant la disparition du français en Louisiane. « Ils se vantent de la vigueur de leur langue », me disait Carl Brasseaux. « Mais nous, nous nous demandons ce qui est arrivé à leur tradition culinaire française ». Ouais. Il est triste, bien sûr, de voir la langue française disparaître. Si quelqu’un comme Marc Savoy peut paraître amer, ce doit être parce qu’il se souvient des années 1950, époque où la fierté cajun était à zéro, surtout dans un endroit comme la Pointe Noire, la région la plus isolée et la plus en retrait de toute l’Acadiana. Là, les enseignants, comme ailleurs, punissaient les enfants qui parlaient français en classe ou dans la cour de l’école. À l’instar des punitions qui frappaient les enfants indiens qui parlaient leur langue maternelle dans les écoles résidentielles à la même époque, cette manière de faire n’était pas forcément de la

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méchanceté ou de la perversité – les parents autochtones, comme les parents cajuns, espéraient vraiment que leurs enfants apprendraient l’anglais. L’anglais, autrefois comme maintenant, était le passeport pour une vie d’opportunités. Ce qui est honteux, c’est que tant le français cajun que les langues autochtones étaient considérées comme un signe d’infériorité mentale par les enseignants qui tentaient de les supprimer. Dans le cas des Cajuns, c’est comme si l’affaiblissement dû à « une sujétion mentale héréditaire », selon le mot de Francis Parkman, devait leur rester accolé pour toujours. Même aujourd’hui, un peu comme une mesure préventive, les Cajuns racontent des blagues au sujet de Boudreau et Thibodeaux, évoquant la lourdeur d’esprit de deux vieux garçons cajuns. Bien sûr, on peut rire à ces blagues lorsque c’est un Cajun qui les raconte, mais il vaut mieux ne pas essayer d’en raconter une vous-même dans un bar d’Eunice ou de Lafayette. À la fin des années 1960, tout changea. Le Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) fut fondé en 1968 dans le but de revitaliser le français en l’enseignant à l’école, à tous les niveaux. Au même moment, la musique traditionnelle cajun connut un renouveau, en particulier après l’apparition de musiciens cajuns au Newport Folk Festival de 1964, puis ensuite lors d’un concert qui fit date à Lafayette, dix ans plus tard, le Tribute to Cajun Music. Ce concert ne fit pas que populariser la musique cajun, il fit reconnaître la culture et le folklore cajun en général. Il ne restait plus aux écrevisses et aux gombos qu’à attendre leur heure, et cela arriva au début des années 1980, avec l’engouement, à travers toute la nation, pour la cuisine cajun. Comme le signalait Shane Bernard dans son ouvrage, The Cajuns, cette fureur de produits culinaires cajuns provoqua quelques manifestations bizarres : les gondoles des supermarchés offraient des produits aussi douteux que de la « Sauce piquante cajun Coup de pied au cul » ou des pistaches cajuns de Californie, tandis que des chaînes de fastfood proposaient du pop-corn de crevettes cajun, et que l’on publiait également un « Livre de cuisine cajun kasher », « dont la couverture montrait un Juif ultra-orthodoxe goûtant un plat épicé du sud de la Louisiane ». L’ironie de tout cela, comme le faisait remarquer Bernard, était que cette explosion de fierté cajun représentait l’américanisation finale des Cajuns, puisque tout cela faisait partie d’une mode nationale de célébration du patrimoine ethnique. Autrefois, les Cajuns – dont Marc Savoy disait qu’ils possédaient « la plus forte culture ethnique de l’Amérique du Nord » – étaient imperméables aux modes nationales, mais ce n’était plus le cas.

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La cuisine et la musique cajun étaient certainement dignes d’être célébrées, et il n’est pas surprenant que toutes deux aient connu des succès commerciaux à travers tout le pays. Mais les entreprises ne pouvaient pas mettre sur le marché ce principe interne qui avait donné vie à la fois à cette cuisine et à cette musique : le principe de la communauté et de la famille. C’est la famille et la communauté, avec leurs fêtes traditionnelles, qui continuaient à faire revenir les enfants qui étaient partis. Ce sont elles aussi qui faisaient de la Pointe Noire la pépinière d’une longue lignée de grands musiciens cajuns, y compris de l’accordéoniste Iry LeJeune. « Dans la musique d’Iry, il y a toute la cruelle solitude de notre histoire cajun », écrivait l’historien Pierre Daigle. Non seulement la solitude de nos temps d’exil, mais les années de pauvreté qui suivirent, les pauvres petites cabanes de métayers dans les champs de coton et le long des forêts, avec leurs cheminées de boue séchée, ou les grandes et tristes vieilles maisons avec leur escalier menant au grenier et leurs lugubres volets sur le pignon. Tout est là, dans la musique d’Iry. Un jeune homme se dépêchant de ramasser une balle de coton en automne pour pouvoir épouser sa fiancée, la lutte pour la survie des petits fermiers, les menaces de tant de maladies contre lesquelles les médecins ne pouvaient rien, le cavalier solitaire chantant son amour ou sa tristesse sur une sombre route de campagne, la nuit ; le clop, clop, clop d’un cheval attelé à un buggy. Tout est là, dans la musique de cet homme presque aveugle.

Les Franco-américains diffèrent des Cajuns sous de nombreux aspects, mais « les grandes et tristes vieilles maisons » doivent certainement faire jouer une corde dans la mémoire des familles canadiennes-françaises de la Nouvelle-Angleterre. Leurs ancêtres ne travaillaient pas dans les champs de coton, ils travaillaient dans les filatures, mais eux aussi vivaient dans le type d’habitat qu’évoque David Plante dans ses ouvrages – des habitats dans les bois où les cabanes tombent en morceaux et où les cheminées des poêles rouillent, des habitations d’échec et de résignation, les foyers des fendeurs de bois et des porteurs d’eau. Les Franco-américains, cependant, n’ont pas créé de musique qui aurait donné une voix à leur condition. À la Pointe Noire, au contraire, on joue encore de la musique dans presque tous les foyers. C’est en partie grâce à cet amour de la musique jouée à la maison que ce talent des Français pour allier une profonde religiosité aux plus bruyantes des fêtes a atteint sa plus grande intensité à la Pointe Noire

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pendant les années précédant la Seconde Guerre mondiale. La plus grande institution sociale était le « bal de maison » du samedi soir, au temps où les gens se rassemblaient pour danser chez l’un ou chez l’autre – comme chez les parents d’Art Papin à Sainte-Geneviève. Les musiciens apportaient leurs accordéons, leurs violons et leurs triangles, on repoussait les meubles contre les murs, on mettait des pots de chambre supplémentaires dans d’autres pièces et ensuite les invités arrivaient dans leurs plus beaux habits et payaient dix ou quinze cents à la porte. Ça, c’était un samedi soir.

* Un soir, Sylvia McGee et moi rendîmes visite à un couple âgé qui vivait au bas de la route, Frozine et Hilton Thibodeaux. Comme les McGee, ils habitaient un bungalow de style ranch. Ses parois de bois brut avaient pris une couleur grise sous les intempéries et la pelouse, devant la maison, était moins vouée à l’herbe qu’à une collection d’objets plus intéressants les uns que les autres : il y avait une statue de la Vierge dans une grotte (sorte de « Notre-Dame de la Baignoire »), un bain d’oiseaux, un moulin à vent miniature. Lorsque nous arrivâmes chez Hilton et Frozine, ils étaient assis dans une paire de fauteuils très standards, l’un en simili cuir vert, l’autre en velours côtelé marron, et regardaient leur télévision à écran large. Hilton l’éteignit lorsque nous entrâmes, tandis que son chien, un chihuahua noir et blanc répondant au nom de Tiny Tim, faisait bruyamment son devoir de chien de garde. Hilton lui intima le silence. « Il adore son maître, je ne vous dis que ça », nous dit Frozine. Elle resta assise – des taches rouges sur ses mollets marquaient les endroits où le sang ne circulait plus très bien. Hilton était plus mobile. On ne pouvait pas le faire rester en place, pas même à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Il ne chantait plus et ne pouvait plus jouer de l’accordéon très longtemps, car ses bras lui faisaient mal – c’était tout ce que lui avait infligé son grand âge – mais il y avait en lui une réserve d’énergie nerveuse qui ne s’évaporait pas. Lui et sa femme avaient tous deux la maigreur et la vivacité d’oiseaux de proie. Comme beaucoup de foyers de la Pointe Noire, leur maison était remplie d’objets décoratifs et d’artisanat, la plupart de nature religieuse. Au sommet de leur poste de télévision, par exemple, il y avait deux statues de la Vierge, une statue du Christ tenant un agneau dans les bras, un crucifix mexicain, deux anges de faïence, deux boston terriers en céramique, des photos de famille et des petits pots de fleurs artificielles. Les photos de famille étaient placées en évidence

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dans cet ensemble, de même que les deux boston terriers, ce dont on s’apercevait en faisant mieux connaissance avec les Thibodeaux. Ils adoraient les chiens. Sur un mur de leur salle à manger, il y avait un cadre rassemblant plusieurs photographies de Tiny Tim avec la légende « It’s a Dog’s Life ». Il y avait également des photos d’un boston terrier noir et blanc. « Il avait douze ans quand il est mort », dit Frozine. « J’ai pleuré comme un bébé ». Dehors, sous une dalle de béton près du moulin à vent miniature, dont les ailes tournaient dans la brise nocturne, gisait le corps du boston terrier. Les dates de naissance et de mort du chien de douze ans étaient inscrites dans le béton, près d’un coquillage en forme de conque. Cependant, c’étaient leurs objets religieux que préféraient Frozine et Hilton. Hilton me montra un tableau au mur. Lorsqu’on effleurait une prise, il révélait un Christ crucifié, avec une série de Christ crucifiés mis en abyme derrière lui. C’était un cadeau de l’un de leurs petits-enfants. « Ils m’offrent toujours une croix ou une statue. Ils savent que je les aime », dit Frozine. La foi catholique était la constante de leur vie – vie qui avait commencé par respirer un air qui sentait encore le XIXe siècle et qui aujourd’hui voyait l’aube du XXIe siècle. Le couple disait encore le chapelet chaque soir avant d’aller se coucher. « Les affaires changent », dit Hilton, en français. « Oui », répondit Sylvia. « Pas pour le meilleur ». Hilton berçait Tiny Tim dans son giron. « Les femmes se marient ensemble et les hommes se marient ensemble », dit-il, toujours en français. Sylvia hocha la tête. « C’est peut-être la fin du monde ». Frozine rit, et dit en anglais : « Hilton dit qu’il faudrait qu’un homme soit sacrément beau pour qu’il l’embrasse ». Tout le monde éclata de rire. Puis dans la conversation, nous en vînmes à parler du passé, et Hilton me montra leur photo de mariage, prise soixante-huit ans plus tôt. « On me faisait un ourlet à ma robe parce qu’elle était trop longue pour moi », se souvenait Frozine, « et le père LaFleur – je ne sais pas pourquoi il était venu jusqu’ici, alors qu’on était en train de faire l’ourlet, mais il m’a vue debout dans ma robe de mariée et il m’a dit “Mais qu’est-ce que tu fais ?” “Je vais me marier”. “Mais tu es trop jeune”. “Je sais, mon père. Mais je veux me marier”. Il a dit “D’accord”, et il m’a donné un billet de dix dollars pour m’aider à payer la robe. Et puis il nous a donné une grande boîte de chocolats à notre mariage. Une grande boîte. Elle a duré longtemps ». Frozine rit. « Il était gentil avec nous ».

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« C’était un bon prêtre », acquiesça Sylvia. Les prêtres intelligents, autrefois comme aujourd’hui, savent bien qu’il ne faut pas discuter avec les jeunes filles, surtout quand elles ont dix-sept ans et qu’elles veulent se marier. Peut-être le père LaFleur avait-il eu l’intuition que ce mariage tiendrait – et de fait il tient encore, depuis si longtemps – quand il a donné ce billet de dix dollars à Frozine. Tout ce qui a changé depuis ce temps-là n’a pas été pour le pire, pourtant. « Tout le monde est amical, maintenant », dit Frozine. À l’heure actuelle, les jeunes de la région ne portent plus de chemises noires et ne laissent plus de mouchoirs rouges dépasser de leur poche arrière pour défier les gens de Marais-Bouleurs. Aujourd’hui, les hommes ne vont plus « se battre au mouchoir » – forme de duel dans lequel les deux participants s’accrochent à un mouchoir d’une main et de l’autre essayent de se taillader avec des couteaux. « C’était mauvais, vraiment », dit Hilton. « Les gens étaient tellement fous. Il fallait les voir boire – ils buvaient ce whisky qu’ils fabriquaient eux-mêmes, comment ils l’appelaient ? White Mule ? J’en ai bu, de la Mule blanche. « Et ça ne t’a pas tué ? », demanda Sylvia. « C’est pas passé loin ». « Il paie pour ça maintenant », dit Frozine. Hilton fit un large sourire. En fait, à son âge, il aurait plutôt fait une bonne publicité pour le White Mule. « Mon frère était tellement idiot », dit Frozine. « Il sortait avec une fille, mais cette fille en voyait un autre. Mon frère, il l’aimait et il la voulait vraiment. Tu connais Fred Blanchard de Church Point ? » « Oh oui ! », dit Sylvia. « Un dimanche de Pâques, mon frère, il était saoul, et il est allé à la maison de la fille, et il est entré et son ennemi était là. Mais quand il s’est trouvé prêt pour cet homme, cet homme, Fred, il était prêt pour lui. Oh, il s’est fait taillader, mon frère ! » « Les Blanchard n’avaient peur de personne », dit Hilton. « Si on voulait se battre avec eux, ils étaient toujours prêts à le faire. Il était fou, ton frère ». « Pas fou, idiot. Fou, c’est quand on ne sait pas ce qu’on fait. Idiot, c’est quand on sait ce qu’on fait mais qu’on le fait quand même. Ce Blanchard, il aurait pu le tuer, mais son couteau n’était pas pointu, il était arrondi au bout, alors il n’est pas entré jusqu’à son cœur. On l’a ramassé et ramené à la maison. Il était jeune, à peu près quinze ans, je

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crois, et je me souviens de voir le docteur le recoudre directement sur la table. Je n’oublierai jamais ce jour-là. Et vous savez, ces deux-là, quand ils sont morts, ils étaient toujours ennemis. Ils ne se parlaient pas. Et mon frère, il ne s’est pas marié avec cette fille. Il s’est marié avec une autre, et Fred Blanchard aussi, il s’est marié avec une autre fille ».

* Le dernier jour de mon séjour à la Pointe Noire, je rendis à nouveau visite aux Thibodeaux pour parler avec Frozine de son histoire de « traiteuse », ou guérisseuse. Le « traiteur » et la « traiteuse » ont longtemps joué un rôle important dans la culture cajun. Les ethnologues les adorent ; on trouve sans cesse des articles sur les guérisseurs dans une revue d’ethnologie ou une autre. Nous nous passionnons pour les choses qui disparaissent – celles qui sont toutes nouvelles, au contraire, semblent toujours avoir quelque chose de corrompu. Et il ne fait aucun doute que les « traiteurs » soient en voie de disparition. « Il ne reste plus beaucoup de traiteurs », me dit Dean McGee. « Quand Frozine et ceux de sa génération auront disparu, il n’en restera plus ». Les « traitements » de Frozine, ce qu’elle m’apprit dès que je le lui demandai, consistaient essentiellement en prières – surtout la prière que le Christ enseignait dans le Nouveau Testament, que les catholiques appellent le « Notre Père » et les protestants anglophones « The Lord’s Prayer ». Son répertoire était limité également. Elle ne « traitait » pas le cancer ou l’arthrite. Elle « traitait » les insolations, les foulures, les brûlures, le zona et les vers, ainsi que les hémorragies des personnes blessées. C’étaient des traitements très simples. Dans le cas des insolations, par exemple, elle me dit : « On prend de l’eau, un petit peu d’eau, et on trempe la main dans l’eau et en trempant la main dans l’eau, on dit une prière. D’abord on prie Dieu. On dit, “Dieu, s’il te plaît enlève l’insolation. Tu es venu dans le monde pour nous sauver, alors fais partir cette insolation”. Et ensuite on dit le Notre Père et on le récite trois fois. Voilà pour l’insolation ». Pour une brûlure, elle me dit : « On souffle dessus, on dit le Notre Père, et ensuite on fait le signe de croix dessus ». Hilton, qui était dans la cuisine, en train de nous écouter, Tiny Tim dans ses bras, acquiesça. « Je m’étais brûlé à la main, je suis revenu tout de suite ici et elle m’a traité pour le feu », dit-il. « Eh ben, c’est parti. Oh, oui ! C’est un bon traitement. Si tu te brûles et qu’elle te traite, ça va guérir d’un seul coup ».

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« Pour le zona, il faut faire beaucoup de croix », poursuivit Frozine. « Partout où il est, il faut l’entourer. En l’entourant, on dit le Notre Père, on demande à Dieu de le faire partir. Mon traitement est tout en prières ». Je lui demandai si elle utilisait d’autres prières que le Notre Père. « Il y a un traitement avec le Je vous salue Marie », répondit-elle. « Quelquefois, les petits enfants ont les vers. On encercle le petit ventre, on fait une croix et on dit le Notre Père et le Je vous salue Marie. C’est la prière pour ça ». Le traitement pour arrêter l’hémorragie était plus compliqué – le guérisseur devait avoir en main quelque chose portant le sang de la personne. « Pour le sang, on prend un morceau de quelque chose de blanc, un morceau de papier ou de chiffon – n’importe quoi, avec le sang dessus », dit-elle. « On le met entre les mains comme ça » – elle joignit les mains comme pour prier. « On dit “Oh, sang, je te juge dans la foi de Jésus”. On dit ça neuf fois. Et ensuite on jette le chiffon. Il faut être sûr qu’il disparaisse ». Récemment, un homme qu’elle connaissait s’est cogné à la tête et s’est blessé au cuir chevelu ; sa blessure saignait abondamment. Quelqu’un de sa maison s’est précipité chez Frozine avec un chiffon couvert du sang de cet homme. « Je l’ai trouvée à la porte », se souvenait Frozine. « Elle m’a dit “Voilà le chiffon. Vas-y, traite le”. Je l’ai traité tout de suite. J’ai juste mis le chiffon entre mes mains et j’ai prié Jésus pour qu’Il le traite. C’est ce qu’on fait. On dit cette prière neuf fois, et ensuite on fait disparaître le chiffon pour que personne ne sache où il est. On peut le brûler ou le jeter. Il faut seulement qu’il disparaisse. On peut le jeter au fond de la poubelle et mettre les déchets par-dessus. Personne ne sait ce qu’il y a au fond d’une poubelle ». Cette insistance sur le fait d’éliminer ou de cacher le chiffon imprégné du sang d’une personne m’a fait me demander s’il y avait des gens à la Pointe Noire qui pratiquaient la sorcellerie. Car, traditionnellement, de telles personnes convoitent le sang ou les rognures d’ongles de la personne qu’ils veulent ensorceler. Mais ce n’était pas le cas, selon Hilton et Frozine. Mais d’autre part, un tabou sur le sang n’est pas forcément lié à une crainte de la sorcellerie – c’est un tabou très ancien et très puissant dans l’histoire en général ; par exemple, Dieu a interdit aux enfants d’Israël de goûter au sang lors des sacrifices d’animaux. Le sang est intime. Le sang est sacré. Si on détient un morceau de tissu ou de chiffon imprégné du sang d’une personne, on ne doit pas le laisser traîner. On doit faire comme Frozine : le faire disparaître.

Seize L’empire du diable De l’utilité d’un notaire dans les expéditions aventureuses. De l’importance d’aider le roi à enfiler ses culottes. La signification de trois X sur une tombe. Que faire avec un cadavre qui prend trop de place. Le lieu du dernier repos de l’Empereur de l’Univers. De la manière de leurrer le prêtre en confession. Comment devenir une star au Mother-In-Law Lounge. Les troublants pouvoirs magiques d’une perruque.

Le 6 avril 1682, à quelques kilomètres au sud de l’actuelle ville de

Venice, Louisiane, La Salle découvrit que le fleuve qu’il avait parcouru depuis le début de l’année se scindait en trois bras. Il envoya une équipe d’hommes le long de chacun des bras et lui-même prit celui de droite. Peu de temps après, il put sentir les effluves salés de l’océan, puis il vit les lames déferlantes. « Le grand Golfe lui ouvrait son sein », écrivait Parkman, « projetant incessamment ses vagues, sans limites, sans voix, solitaire comme s’il venait de naître du chaos, sans une voile, sans un signe de vie ». La Salle rassembla les deux autres équipes, puis ils remontèrent le fleuve à la pagaie en cherchant un sol suffisamment solide pour y poser le pied. Près de Venice, ils hissèrent leurs canoës sur le sable, abattirent un arbre, plantèrent le tronc en terre pour en faire une colonne, et y hissèrent le pavillon français. Ils chantèrent des hymnes, tirèrent des coups de feu de leurs mousquets en l’air, puis La Salle, dans la redingote rouge qu’il revêtait dans les occasions importantes, proclama : De par très haut, très puissant, très invincible et victorieux prince Louys le Grand, par la grâce de Dieu roy de France et de Navarre,

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quatorzième de ce nom, ce jourd’hui 9 avril, 1682, je, en vertu de la commission que je tiens en mains, prêt à la faire voir à qui il pourrait appartenir, ai pris et prends possession au nom de Sa Majesté et des successeurs de sa couronne, de ce pays de la Louisiane, mers, havres, ports, baies, détroits adjacents, et de toutes les nations, peuples, provinces, villes, bourgs, villages, mines, minières, pêches, fleuves, rivières, compris dans l’étendue de ladite Lousiane… [et] proteste contre tous ceux qui voudraient à l’avenir entreprendre de s’emparer de tous ou aucuns desdits pays, peuples, terres, ci devant spécifiés, au préjudice du droit que Sa Majesté y acquiert du consentement des susdites nations.

Après quoi un notaire, emmené tout exprès du Canada à cet effet, s’avança et signa le document que La Salle venait de lire. C’était officiel. Le Mississippi et toutes les rivières qui s’y jetaient ainsi que les terres arrosées par ces dernières appartenaient à la France. Le commentaire de Parkman au sujet de cet instant aussi pitoyable que grandiose a souvent été cité. Il vaut la peine de le citer à nouveau : Ce jour-là, le royaume de France s’accrut prodigieusement, sur parchemin. Les plaines fertiles du Texas ; l’immense bassin du Mississippi, depuis ses sources glacées du nord jusqu’aux abords saumâtres du Golfe ; depuis les crêtes boisées des Alleghani jusqu’aux cimes dénudées des montagnes Rocheuses – une région de savanes et de forêts, de déserts brûlés par le soleil, de grasses prairies, arrosée par mille rivières, occupée par mille tribus guerrières, passa sous le sceptre du Sultan de Versailles ; et tout cela en vertu de la faible voix d’un homme, qui ne portait pas au-delà de cinq cents mètres.

Lorsqu’il apprit cette nouvelle, Louis XIV fut-il impressionné par cet accroissement prodigieux ? Non. D’autres problèmes requéraient son attention. Un mois après que La Salle ait lu cette proclamation, tandis qu’avec ses hommes, il était encore en pleine nature sur le chemin du retour vers la Nouvelle-France, le roi installa officiellement sa cour dans son nouveau palais, à Versailles. Louis XIV, féru d’architecture et de jardins, aimait son palais et la routine qui s’y élaborait. Tous les matins à huit heures, son valet ouvrait les rideaux de son lit et l’éveillait doucement – « Sire, il est l’heure » – et les quelques favoris entraient dans la chambre pour le voir assis sur son pot de chambre puis être frotté de haut en bas avec de l’eau de rose et de l’esprit-de-vin, être rasé et habillé ; le grand-duc Untel lui passait sa robe de chambre et un autre grand-duc lui enfilait ses culottes. Ce n’étaient pas tant le luxe et la servilité qu’aimait le roi, mais l’ordre. L’ordre était ce qu’il y

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avait de plus important. Chacun à sa place et une place pour chacun. La place du roi lui-même était située le plus profondément à l’écart dans le palais, dans l’épicentre de la nation où il décidait et régnait et disait oui ou non aux requêtes, et finalement forgeait la destinée de ses sujets, depuis les paysans des champs de France jusqu’aux trappeurs de fourrures et aux missionnaires des forêts d’Amérique. Une fois encore, ce n’était pas le pouvoir qu’aimait le roi, mais l’ordre. L’ordre signifiait que la nation serait unie, prospère, puissante et civilisée. L’ordre dans ce monde avait ses bastions et ses fortifications. Versailles était une forteresse de l’art, une expression publique de la majesté, un casque et une cuirasse pour l’aura sacrée du roi, mais le corps de la nation avait également besoin d’un rempart pour la protéger et la délimiter. Les Alpes et les Pyrénées fournissaient un rempart naturel à la plus grande partie de la nation. Mais cependant, la plaine de Belgique était une autoroute pour les envahisseurs. Louis XIV consacra l’essentiel de ses forces à la bloquer. Au moment où La Salle revendiquait la Louisiane, au début des années 1680, il semblait que Louis XIV eût enfin réussi. En 1679, après plusieurs années de guerre, le roi conclut la paix avec l’Espagne et d’autres ennemis de la France à son avantage. Cette paix laissait la France en possession d’une ceinture de villes fortifiées dans la région de la Franche-Comté, qui appartenait auparavant aux Pays-Bas espagnols (qui incluaient la Belgique) et faisait à présent partie de la France. Cette période de triomphe pour la monarchie française fut brève. Les ennemis de la France, aiguillonnés par d’autres agressions françaises, formèrent une coalition et la guerre reprit à la fin de la décennie. Pendant le reste de son règne, Louis XIV se trouverait presque constamment en état de conflit armé avec les autres nations, combattant à travers ce petit morceau d’Europe. Dans le processus, il draina toutes les richesses de la nation pour lever et équiper ses armées. De notre point de vue actuel, tout cela ressemble à des opportunités gâchées. Que valait cette lanière de territoire européen comparativement au continent nord-américain ? Pour une petite partie des dépenses consacrées à ses armées et à la conquête de villes moyennes de Franche-Comté, Louis XIV aurait pu consolider sa marine, placer des garnisons sur le Mississippi, tirer parti de la revendication que son loyal serviteur, La Salle, avait faite en son nom. Le roi n’avait-il aucune imagination ? Ne voyait-il rien ? Son ministre, Colbert, semble avoir

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davantage eu conscience des enjeux consécutifs aux explorations de La Salle – ce fut Colbert qui, le premier, pressa le roi de construire une flotte digne de ce nom. Une partie de l’explication de l’indifférence de Louis XIV pour l’exploration de La Salle réside sans nul doute dans le caractère du roi. Il visitait rarement ses vaisseaux, mais il adorait ses armées, aimait le spectacle de leurs manœuvres ordonnées, leurs marches et contre-marches. Il aimait observer les sièges, qui étaient aussi des représentations bien ordonnées, avec un orchestre prêt à jouer sitôt que les mines explosaient et que les murs des ennemis s’écroulaient. Assiéger une ville était relativement prévisible – c’était quelque chose que Louis XIV pouvait contrôler. Par contraste, la guerre dans la nature sauvage américaine, avec trop peu de forts de bois étirés le long de forêts et de marécages, paraissait obscure, sans gloire, lourde d’incertitudes. « Vous devez vous en tenir à cette maxime qu’il est bien plus utile d’occuper de petites régions et de les voir bien peuplées que de se disperser et d’avoir plusieurs colonies trop faibles qui pourraient facilement être détruites par toutes sortes d’accidents », avait écrit Louis XIV au gouverneur Frontenac, six ans avant le voyage de La Salle le long du Mississippi. Tenter de contrôler les routes maritimes des colonies était encore plus risqué et imprévisible – un coup de vent sur l’océan pouvait anéantir un investissement de plusieurs milliers de livres. Si l’empire de Louis XIV a un modèle, ce doit être celui de l’empire de Salomon, terrien et centré sur son temple magnifique, plutôt que les audacieux empires maritimes des Phéniciens et des Athéniens. (Les Israélites n’ont jamais aimé la mer – la Bible la mentionne rarement et jamais sans un frisson d’horreur). À la fin de son règne, Louis XIV utilisa la marine que Colbert lui avait donnée presque uniquement pour protéger les côtes françaises contre les raids maritimes – la marine ne devint rien de plus qu’un autre de ces remparts nécessaires à l’ordre. La vérité, c’est qu’une seule ville fortifiée de la frontière nord-est de la France avait plus d’intérêt pour Louis XIV que toute l’Amérique du Nord. Il se peut que cela n’ait pas été si pervers. Il est possible que le roi ait su ce qu’il faisait. Cette lanière de territoire dans le nord-est de la France, sur laquelle tant de sang avait été répandu, est restée française depuis le règne de Louis XIV et fait totalement partie intégrante du pays aujourd’hui. L’annexion de la Franche-Comté par Louis XIV s’est avérée nécessaire à la France, de la même manière que les bases navales du Pacifique sont nécessaires aux États-Unis. Il se peut aussi qu’un instinct plus profond ait été à l’œuvre chez Louis

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XIV. Sa rivale, la Grande-Bretagne, finit par posséder la plus grande partie de l’immense continent nord-américain – et qu’en a-t-elle retiré ? Les conquêtes de la Grande-Bretagne en Amérique du Nord n’ont finalement engendré qu’un enfant anglophone qui, ayant grandi, a fini par dominer sa génitrice. Mais au contraire, ceux qui considéraient le globe terrestre depuis Versailles ont pu sentir confusément qu’il n’y avait de place que pour une unique nation parlant français sur cette planète, et que Dieu voulait clairement que cette nation soit la France. Enfin, et cela remonte au fait que la France ait toujours privilégié les monopoles de traite plutôt que les peuplements agricoles, les Français n’avaient de toute façon pas une idée très claire de la manière d’exploiter ce potentiel. Lorsque les Français cédèrent toutes leurs possessions d’Amérique du Nord aux Britanniques en 1763 et qu’ils rentrèrent chez eux, ils étaient finalement assez contents de s’en aller. Ils venaient de perdre un gigantesque empire – et après ? Cela laissa à peine une cicatrice sur la psyché nationale. Ils possédaient encore la Martinique, la Guadeloupe et Sainte-Lucie dans les Caraïbes, ainsi que les îles de pêche de Saint-Pierre et Miquelon au large de la côte de Terre-Neuve. Ces petites îles étaient de véritables poules aux œufs d’or, contrairement au Canada et au Mississippi. Les années passeraient, la dynastie des Bourbons s’écroulerait, des flots de sang couleraient dans les rues de Paris, Napoléon créerait et perdrait son empire, puis la monarchie se rétablirait, puis la république, et pendant tout ce temps, personne en France ne parut même se souvenir de ce qu’avaient un jour été ses immenses possessions en Amérique du Nord. C’était comme si La Salle n’avait jamais existé. S’il y eut des perdants dans l’incapacité de la France à tirer parti de la revendication de La Salle, ce furent les nations indiennes, dépossédées par le retrait français d’un contrepoids dans leurs luttes diplomatiques et militaires pour conserver leur indépendance. Cela aurait pu aussi être mieux pour le monde si les États-Unis, tôt dans leur histoire, avaient dû partager le milieu du continent avec un pouvoir religieux et linguistique étranger. Les États-Unis auraient pu ne pas devenir un tel colosse, dans ce cas, mais ils auraient peut-être pu conserver la vigoureuse démocratie qu’ils ont perdue à la fin du XIXe siècle, et gardé foi dans le rêve jeffersonien de l’économie et des institutions à petite échelle ; ils auraient pu acquérir une plus grande tolérance envers la différence. Mais pour ce qui est de Louis XIV, bien sûr, ce n’était pas son problème.

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* Les Français ne furent pas totalement indifférents à ce qu’apportait La Salle. En 1699, Pierre Le Moyne d’Iberville, un héros militaire canadien-français, revint dans la région et y bâtit le Fort Maurepas, à proximité du site actuel de Biloxi, Mississippi. En 1718, son frère, Jean-Baptiste Le Moyne, sieur de Bienville, fonda la ville de la Nouvelle-Orléans. Le développement de ces habitats fut lent – il n’y avait là aucunes ressources susceptibles d’attirer des colons ou des marchands. De plus, la région avait la réputation bien méritée de provoquer des maladies ou des famines. De hauts fonctionnaires et des commandants militaires y édifièrent d’impressionnantes demeures et y créèrent des plantations, mais il était difficile de trouver la maind’œuvre pour les entretenir. En fait, pendant les premières années de la vie de la colonie, le gouvernement se servit de la Louisiane comme la Grande-Bretagne plus tard se servit de l’Australie, comme d’un dépotoir pour les condamnés de droit commun et les inadaptés sociaux. Quand il s’avéra que cela ne marchait pas, on importa des esclaves. Des prêtres et des religieuses arrivèrent dans leur sillage. La France qu’ils venaient de quitter était très différente de celle qui avait produit les missionnaires héroïques et les martyrs jésuites du Canada un siècle plus tôt. Ce n’étaient plus les saints et les ascètes qui donnaient le ton. C’étaient les intellectuels des Lumières, et ces derniers éprouvaient peu d’affection pour les militants de l’Église. Une telle atmosphère minait tout ce qu’il aurait pu y avoir de ferveur évangélique hors du commun dans le clergé envoyé en Louisiane. Même si les membres de ce clergé avaient tous été de la trempe de l’indomptable vieil évêque du Québec, François de Laval, ils auraient eu bien du mal à réguler la morale de leur troupeau, qui consistait en Indiens convertis, en Africains esclaves et en Blancs désespérés. Ces Blancs ressemblaient davantage aux coureurs des bois des grands espaces du nord – aux vies mi-européennes, miautochtones, qui épousaient des Indiennes – qu’aux fermiers établis le long du Saint-Laurent. « La religion pour le coin du feu, la liberté dans les forêts », tel était le credo des traiteurs de fourrures ; les Français de Louisiane avaient le même credo, mais ils étaient pratiquement toujours en forêt – les marais de cyprès – et presque jamais au coin du feu. « La religion est peu connue et encore moins pratiquée », disait en 1728 une ursuline, la mère Tranchepain, à propos de la NouvelleOrléans. La même année, une autre ursuline, sœur Marie-Madeleine

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Hachard, l’énonçait encore plus clairement : « Ici le diable a un très grand empire, mais cela n’atteint pas notre espoir de le détruire ». Nous pouvons être sûrs que les sœurs ont donné une sévère correction au diable, mais également douter que ce mauvais esprit ait entièrement lâché prise. La piété n’y prit jamais racine autant qu’au Canada français, qui fut une sorte de machine à produire des vocations religieuses jusqu’au milieu du XXe siècle. Par contraste, la Louisiane n’eut jamais de séminaire pour former des prêtres dans la région avant 1858. Et ce ne fut pas avant le XXe siècle que la Nouvelle-Orléans eut un évêque né en Amérique. Les plus assidus des catholiques pratiquants, dans les débuts de la Louisiane, étaient les Noirs. Ce n’était pas l’aspect le plus inhabituel des relations interraciales dans la colonie. Comme à Sainte-Geneviève, à la Nouvelle-Orléans, l’esclavage se pratiquait de manière plus détendue que dans les juridictions britanniques et américaines. Cela était dû en partie à l’influence du Code Noir, mais également parce qu’à la NouvelleOrléans, la population blanche demeurait relativement peu importante et son contrôle sur les esclaves assez faible. Par conséquent, ces esclaves avaient un certain pouvoir de marchandage. Ils possédaient divers savoir-faire, dans la construction, l’ébénisterie, la métallurgie, voire la médecine, dont les colons blancs ne pouvaient se passer. Ils faisaient partie des forces militaires et miliciennes qui défendaient le territoire. Et enfin, ils avaient un atout, celui des marais de cyprès qui abritaient plus d’un fuyard et n’étaient jamais très loin. « La Nouvelle-Orléans sous domination française était un village de frontière perméable, avec une petite population blanche souvent en voie de diminution dont la survie dépendait du maintien des bonnes relations avec les alliés indiens de la France, principalement les Choctaws, ainsi que des savoir-faire au travail et dans le métier des armes de ses esclaves africains », écrit l’historienne de la Nouvelle-Orléans Gwendolyn Midlo Hall. Bien sûr, les esclaves souffraient amèrement de leur captivité, comme tous les esclaves, mais ils n’étaient pas dépourvus de ressources et avaient leur propre culture, très forte, ainsi qu’une certaine protection contre la tyrannie de leurs propriétaires. Avec le temps, beaucoup de ces esclaves africains finirent par constituer une importante classe sociale dans la société de la NouvelleOrléans, celle des « gens libres de couleur ». C’étaient des esclaves affranchis et les descendants d’esclaves affranchis, qui formaient une communauté soudée gardant des liens étroits avec les colons blancs, les

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esclaves et les Indiens. Ils servaient de truchements et d’intermédiaires, gens de l’extérieur et de l’intérieur en même temps. (Ils pouvaient faire tout ce que faisaient les Blancs, sauf voter et épouser des Blancs). Certains d’entre eux devinrent eux-mêmes de riches propriétaires d’esclaves. Ils constituaient probablement le groupe le plus débrouillard de la Nouvelle-Orléans, tout en ayant les meilleures manières aussi. Bref, la Nouvelle-Orléans de l’époque française fut une intéressante société multiraciale. La ségrégation était minime – Indiens, Blancs, Africains esclaves et gens libres de couleur faisaient affaire les uns avec les autres dans les marchés de la ville, buvaient ensemble dans les tavernes, se rassemblaient pour prier dans les mêmes églises, se côtoyaient dans les rues, dansaient les uns avec les autres dans les salles de bal, dînaient même ensemble les uns chez les autres. La plus grande force des Français et des colons canadiens, écrit Hall « était leur ouverture aux gens d’autres races et d’autres cultures. Cette attitude fut certainement la principale raison de leur survie dans une région si dangereuse et inhospitalière ».

* Dans la ville des morts, Robert Florence aperçut une bouteille vide d’Alize Red Passion près d’une tombe et alla la ramasser. « Je vais m’en débarrasser, parce que si des gens la voient, ils vont penser “Oh, ça doit être une tombe vaudou” et ils vont mettre un tas de cochonneries dessus », m’expliqua-t-il. Si quelqu’un doutait de cette possibilité, il lui suffisait de jeter un coup d’œil à la tombe toute proche de Marie Laveau, la célèbre reine du vaudou. Cette tombe, la plus célèbre de l’État de la Louisiane, était couverte de séries de XXX et drapée de colifichets, tels que ces rangs de perles colorées du Mardi Gras qui sont fabriquées, comme toute chose de nos jours, en Chine. Laveau était une femme libre de couleur, née en 1794, qui a présidé à plus d’un rituel vaudou tout en demeurant une fidèle de l’Église de Rome. Ses adorateurs croyaient que leurs prières seraient exaucées s’ils procédaient à certains rituels sur sa tombe et y gravaient ou marquaient à la craie ces XXX à sa surface. Cela embêtait Robert Florence, qui était le cofondateur des Amis des cimetières de la Nouvelle-Orléans, association vouée à l’entretien et à la conservation de ces sites. Florence adorait les cimetières. « Ils sont le reflet d’une ville, d’une manière plus vivante, exacte et poétique que n’importe quel autre site historique », disait-il. « Ils révèlent vraiment tous les aspects

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de l’histoire qui peuvent exister – l’histoire géologique, sociale, économique, l’histoire de l’immigration, l’histoire raciale et celle de l’esclavage, l’histoire des lois, l’histoire de l’art ». Né à New York, il avait voyagé à travers tout le pays pendant sa jeunesse et, comme beaucoup, fut captivé par la Nouvelle-Orléans. Florence était acteur et auteur dramatique – sa pièce intitulée Bones, ayant pour sujet un cimetière d’animaux, avait été produite par le Centre des arts contemporains de la ville en 2003 – et fondateur de sa propre compagnie, Historic New Orleans Tours. Il me faisait visiter le plus historique de tous les cimetières de la Nouvelle-Orléans, le cimetière Saint-Louis numéro 1. Il y avait deux choses qui rendaient le cimetière Saint-Louis numéro 1, ainsi que les autres lieux d’inhumation de la ville, si particuliers, me dit Florence. La première était que les tombes étaient au-dessus du sol. Cela tenait en partie à des raisons culturelles – les cimetières au-dessus du sol sont communs en France et en Espagne – et en partie à des raisons géologiques. Lorsque les premiers colons enterrèrent leurs morts de la manière usuelle, sous terre, ils eurent la déplaisante surprise de voir les cercueils et les cadavres des êtres chers à leur cœur flotter devant le seuil de leurs maisons au printemps, saison où le niveau des eaux s’élève et où le fleuve déborde. Le second trait particulier des cimetières de la ville était que, en raison du manque de terrains, les tombes étaient réutilisables. La loi stipulait que l’individu récemment enterré était autorisé à reposer dans son cercueil pendant un an et un jour. Après quoi, le propriétaire de la tombe avait le droit de l’ouvrir, d’en sortir le cercueil, de placer les restes dans un sac et de tasser celui-ci dans un coin de la tombe avant d’y déposer un nouveau cercueil, avec un nouveau corps, à la place. L’ancien cercueil était souvent traité sans cérémonie ; Florence me raconta l’histoire d’un homme scandalisé par la vue d’un cercueil dépassant de l’arrière d’une benne à ordures. Un an et un jour, c’était censé être un délai suffisant pour qu’un cadavre se décompose entièrement – ce qui était raisonnable, étant donné la chaleur et l’humidité qui régnaient dans cette ville. Les fossoyeurs qui ouvraient les tombes pouvaient s’attendre habituellement à voir des centaines de cafards détaler dans toutes les directions. Ces insectes faisaient le travail que font les vers sous la terre. Si le défunt n’était pas totalement décomposé, les fossoyeurs devaient improviser. « Un type m’a dit qu’un jour il avait ouvert un cercueil et que la femme à l’intérieur était restée pratiquement intacte », me dit Florence. « Il a réfléchi, et finalement il l’a simplement pliée en forme de L pour qu’elle

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soit placée autour du nouveau cercueil. Une autre fois, le cadavre n’avait absolument pas souffert. Les vêtements et tout, c’était encore là ». Il a juste ramassé le corps et l’a mis au-dessus du nouveau cercueil ». « Il doit falloir un tempérament particulier pour être fossoyeur », lui dis-je. Florence haussa les épaules. « On finit par tourner ça à la blague au bout d’un moment ». Nous quittâmes le cimetière Saint-Louis numéro 1 pour rouler jusqu’au cimetière Saint-Louis numéro 2, où Florence, dont le travail incluait la restauration des tombes, venait tout juste de remettre une tombe en état en la torchant de ciment et de peinture acrylique jaune. Il me montra cette tombe, une structure rectangulaire plate, comme une petite maison pour une personne défunte. Près de la porte de cette maison, une plaque de bronze disait : Empereur de l’Univers et Ami des cimetières de la Nouvelle-Orléans, le Grand Marshall Ernie K. Doe fut enterré ici le 13 juillet 2001. Avec le Star Spangled Banner, sa création, classique du Rythm and Blues, Mother-in-Law, sera l’une des deux seules chansons dont on se souviendra éternellement. Sa veillée mortuaire et ses funérailles ont constitué la plus spectaculaires des fêtes d’adieu jamais vues à la Nouvelle-Orléans. La propriétaire de la tombe, Heather Twichell de la famille Duval, a fait don de ce lieu d’inhumation.

« Après que nous ayons monté Bones », disait Florence, « le producteur m’a dit, “Robert, maintenant il faut que tu écrives la plus grande histoire jamais racontée”. Et je lui ai dit, “Quoi ? La Bible ?” “Non”, dit-il. “Ernie K. Doe. Cela ne te dit rien, mais si tu avais connu Ernie K. Doe, mec, c’est une grande, grande histoire. On peut dire que c’était un has-been ou un type qui n’a fait qu’un seul tube, mais ce n’est pas le sujet. C’était son excentricité dans ses émissions de radio, sa façon de parler. Personne n’a jamais employé le langage comme cet homme. Personne ne l’aurait pu” ». Cependant, c’était Heather Twichell qui m’intriguait. Qui étaitelle, et pourquoi avait-elle fait don de sa tombe à l’Empereur de l’Univers pour qu’il y repose ? Florence me donna le numéro de téléphone de la mère de Twichell, une femme du nom d’Anna Ross Mauldin-Twichell, qui vivait dans le Quartier français. Je l’appelai le lendemain. Nous nous assîmes dans la cour arrière de sa maison, qui est un élément standard des maisons du Quartier français, tandis qu’elle tenait son poméranien sur ses genoux. Anna Ross était une femme entre deux âges d’esprit vif, qui portait des chaussures de sport rouges et faisait

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partie de cette classe de citoyens de Louisiane dont on parle tant, les Créoles. On en parle beaucoup, parce que la définition de ce qui est « créole » a toujours été incertaine. On en parle beaucoup également en raison du mythe voulant que les Créoles descendent des aristocrates français, qui s’adonnaient au meilleur de la vie, les purs-sangs, les vins fins et les pistolets de duel plaqués d’argent. C’est un joli mythe, qui n’est cependant pas tout à fait sans fondement. La meilleure définition de « Créole », c’est quelqu’un dont la famille remonte à la période coloniale de la Louisiane. (Cela inclut les descendants des esclaves et des gens libres de couleur, mais pas les Cajuns). Selon cette définition, Anna Ross était créole. Descendant aussi de la princesse de Noailles, elle était également créole dans l’acception la plus étroite du terme, c’est-à-dire quelqu’un ayant du sang bourbon dans les veines. Sa famille vivait en Louisiane depuis 1703, avant même que la Nouvelle-Orléans soit fondée. Elle était donc aussi créole que l’on puisse l’être. J’avais remarqué la même fierté de leur filiation chez d’autres personnes de la ville, cependant. « Nous ne sommes pas un melting-pot », me dit Ross. « Il n’y a rien de confus dans ce mélange. Il se peut que l’Amérique soit un melting-pot, mais ici, nous savons qui nous sommes et d’où nous venons. Et ne soyez pas impoli ». Elle sourit. « Les bonnes manières sont tout ». Elle avait grandi dans une ferme laitière de New Iberia, au sudest de l’État, près de Lafayette. Sa famille faisait sa part pour entretenir l’image de la culture créole en tant que survivance de temps meilleurs. « Il y avait une nappe de lin sur la table de la salle à manger à midi, et une nappe damassée le soir », se rappelait-elle. « Nous mangions toujours dans de la porcelaine de Chine avec des couverts en argent massif. Parce que c’était notre manière d’être. On pouvait venir manger sans avoir mis nos chaussures, mais il fallait bien se tenir à table ». Tandis que nous bavardions, de l’eau coulait doucement d’une fontaine entourée de fougères, d’hibiscus, de petits mandariniers, de plants de gingembre. Devant nous, des bananiers s’élevaient tout droit le long de jarres de terre cuite vides qui avaient l’air de remonter à l’époque minoenne. « Tout le monde savait qui nous étions », dit-elle. « Tout le monde m’appelait “mademoiselle”. Tout le monde. À dix-neuf ans, j’avais perdu mon permis de conduire, et je me souviens être allée au tribunal un vendredi soir, et il y avait ces fermiers qui se tenaient là, dans leur meilleur veston – qui avait au moins trente ans, parce qu’ils n’en avaient qu’un – je suis entrée et le clerc m’a dit, “Oh mademoiselle Anna Ross, que pouvons-nous faire pour vous ?” Je lui dis que j’avais

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perdu mon permis de conduire. Bien sûr, le bureau des permis était fermé pour le week-end, mais il a dit “Pas de problème. Attendez-moi une minute”. Et ils sont allés trouver quelqu’un du bureau du shérif qui a envoyé un télégramme à travers tout l’État – mon nom, mon numéro de sécurité sociale, et des instructions pour que si jamais je me faisais arrêter par un policier sur l’autoroute, n’importe où dans l’État, je n’aie pas d’amende pour conduite sans permis ». Elle gratta les oreilles de son poméranien. « J’ai grandi dans un monde privilégié », dit-elle. Ils étaient si privilégiés que c’est l’évêque en personne qui avait administré l’extrême-onction à son grand-père, bien que celui-ci n’ait quasiment jamais poussé la porte d’une église. Anna Ross avait été élevée au couvent et se considérait comme une catholique de bon aloi – « Cela fait partie de ce que je suis, comme d’avoir des globules rouges » – mais savait d’expérience que le catholicisme créole peut être parfois assez souple. « Quand j’étais petite, ma mère me faisait répéter avant que j’aille me confesser ». Elle imita sa mère écoutant sa litanie de péchés. « Anna Ross, tu as été impolie avec moi beaucoup plus souvent que ça ! » Il ne fallait pas minimiser ces infractions au quatrième commandement ! Anna Ross sourit à ce souvenir et s’appuya au dossier de la chaise de fer forgé usée qui se trouvait autrefois sur la véranda de la maison de sa mère, en New Iberia. « Mais ma grand-mère disait des choses du genre, “Quand tu iras voir le prêtre, souviens-toi que ce n’est qu’un homme, et tu balaies tout ça sous le tapis. Ce ne sont pas ses affaires”. Cette femme vivait dans l’Église. “Tu balaies tout ça sous le tapis”. Et ce n’étaient pas des paroles en l’air ». Nous parlâmes de la tombe. « Quand je me suis mariée, mon mari et moi avons reçu de sa famille une vieille tombe historique », dit Anna Ross. Elle s’interrompit une seconde, comme si une pensée venait de lui traverser l’esprit. « Je n’ai jamais écrit de mot de remerciement – et je suis une fille du Sud très comme il faut. Mais seulement je ne sais pas comment écrire un mot de remerciement pour une tombe. Le savez-vous ? » Je fis un signe de dénégation. « Puis, mon mari et moi nous avons divorcé. Je l’ai quitté en 1995, je crois. Ce fut difficile, parce je croyais que je devais rester mariée jusqu’à ma mort, parce que c’est cela que signifie le mariage. J’étais incapable de le quitter jusqu’à ce que je rencontre une religieuse que je connaissais depuis le collège, et qui faisait partie du tribunal ecclésiastique. J’allai la voir et je lui dis “Ma sœur, voici ce qui s’est passé”. Et cependant, elle savait que je ne lui disais pas tout. Mais ce que je lui ai raconté était suffisamment grave. Puis elle me dit que je pourrais obtenir une annulation, et une

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fois qu’elle m’ait eu dit ça, j’ai pensé, ça y est, je le quitte ». Les yeux d’Anna Ross s’étrécirent, comme ceux d’une institutrice qui a rêvé de donner une bonne fessée à un sale gosse et qui sent à présent qu’elle va pouvoir le faire sans représailles. « J’ai eu la permission de m’en aller. Et je suis partie ». Dans le partage du divorce, le titre de propriété de la tombe revint à la fille du couple, Heather. « Je crois qu’elle doit être la neuvième propriétaire de la tombe », dit Anna Ross. Lorsqu’elle entendit dire que le légendaire musicien de rythm and blues Ernie K. Doe avait exprimé le souhait d’être enterré au cimetière Saint-Louis numéro 2, où se trouvait aussi cette tombe, Anna le dit à Heather, et Heather dit à l’épouse d’Ernie, Miss Antoinette, qu’elle avait une tombe qui serait parfaite et qu’elle n’utilisait pas, et n’utiliserait probablement pas avant cinquante ou soixante ans, et qu’elle serait très honorée si son mari voulait bien y reposer. Miss Antoinette accepta l’offre avec plaisir. Cette manière généreuse d’offrir des lieux d’inhumation n’est pas sans rappeler les gens de, disons, Minneapolis, proposant à des amis d’utiliser leur chalet sur le Lac Supérieur. « J’ai reçu treize invitations à être enterrée dans différents emplacements de la ville », dit Anna Ross. « C’est une affaire très sérieuse. Lorsqu’on se trouve à un dîner chez des amis et qu’ils vous disent “Pourquoi ne viendrais-tu pas te faire enterrer avec nous ?” – c’est un véritable compliment ». Miss Antoinette organisait la soirée du poisson frit du vendredi soir au légendaire lounge d’Ernie K. Doe, le Mother-In-Law. L’endroit était facile à trouver, même pour quelqu’un qui n’y était jamais allé – sur la façade de l’immeuble, un artiste avait peint des visages plus grands que nature de Noirs portant des coiffures de plumes guerrières. L’un était Tootie Montana, Grand chef des « Yellow Pocahontas New Orleans Traditional Mardi Gras Indians ». L’autre était le Chef Alfred Doucette de la tribu des « Flaming Arrows Mardi Gras Indians ». À l’intérieur, on servait du poisson-chat frit légèrement pané, assaisonné par Miss Antoinette elle-même, de la salade de pommes de terre, des haricots verts, des morceaux triangulaires de pain blanc dans un sac plastique transparent, et comme dessert, pour six dollars, il y avait aussi beaucoup de choses pour ravir les yeux. Sur une bannière suspendue au plafond au-dessus du bar on pouvait lire : « L’empereur du monde, le légendaire Ernie K. Doe ». Du plafond pendaient aussi des centaines d’étoiles de papier portant chacune un nom. « Ça, c’était Ernie », m’expliqua Miss Antoinette. « Quand il venait ici, il disait qu’il n’était pas la seule vedette de la maison. C’est lui qui a lancé ça. Si on

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voulait être une star, on fabriquait une étoile de papier, on la signait et on l’accrochait au plafond ». Vous aussi, vous pourriez être une star au plafond du Mother-In-Law, en compagnie d’Ella Fitzgerald, de Curtis Mayfield et du professeur Tignasse. Cependant, ce qui attirait vraiment le regard dans cet endroit, c’était un mannequin assis dans un coin. Ce mannequin portait une perruque noire bouclée, un veston jaune sur une chemise blanche à col jaune assorti, une teinte blanche sur les revers et des baskets blanches Stacy Adams. Sa tête était tournée vers la gauche et souriait légèrement. C’était Ernie K. Doe, ou ce qui se raprochait le plus de sa représentation terrestre telle que réalisée par Miss Antoinette. Miss Antoinette portait une casquette de base-ball noire, un short, une jupe plissée blanche et des chaussures de sport blanches, et elle terminait une cigarette au moment où je la rencontrai. Je lui commandai du poisson-chat frit. Elle me raconta qu’elle venait d’une longue lignée de gens, mélange d’Afro-américains et d’Indiens, qui adoraient cuisiner. « J’ai quelques recettes qui me viennent de ma grand-mère et qu’un tas de gens essaient d’avoir, comme les gombos de ma grand-mère avec un assaisonnement très très spécial », dit-elle. « Ma grand-mère et moi, nous l’avons donnée à Ernie K. Doe. J’ai dit à Heather, avec qui je partage la tombe, que je vais la lui laisser dans mon testament. Tout le monde a essayé de connaître ma recette, mais je ne la donnerai pas ». Elle avait ouvert le lounge en 1994, et épousé Ernie K. Doe deux ans plus tard, après qu’ils soient sortis ensemble pendant quinze ans. « Il aurait voulu se marier plus tôt, mais je lui ai dit qu’il devait me donner un cadeau de mariage spécial et que ce serait qu’il recommence à faire sa musique, pleins tubes. Il a réalisé que nous ne nous marierions pas tant qu’il ne serait pas remonté sur scène. Quatre ans plus tôt, il avait arrêté de boire, alors il était clair et sobre quand il est retourné à Dieu ». Après sa mort, Miss Antoinette transforma son lounge en lieu de vénération de son mari. Comme nous parlions, une jeune femme se vautra sur un canapé avec une bière à la main, riant de quelque chose qui se passait sur l’écran large de la télé. C’était une amie de Miss Antoinette, comme la plupart des gens venus à la soirée du poisson frit. Le lounge, consistant essentiellement en une salle de séjour avec un bar à une extrémité, lui était vraiment destiné, comme aux autres fans d’Ernie K. Doe, m’expliqua Miss Antoinette. Il leur appartenait. « Quelquefois, ils

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viennent à neuf ou dix heures du matin, et je suis encore en pyjama, mais je les laisse entrer, parce que c’est leur maison ici », dit-elle. « Ils aimaient tous Ernie, et c’est sa maison. Je dis souvent à mes amis, quand je sors payer des factures ou faire les commissions, que j’ai hâte de rentrer à la maison parce que m’y sens beaucoup plus en sécurité, avec la statue d’Ernie. Il veille sur moi ». Assis dans son fauteuil, dans le coin, le mannequin semblait avoir un pouvoir de talisman. Je demandai à Antoinette s’il lui était arrivé de sentir la présence de son défunt mari. « Souvent, j’ai reçu des avertissements venant de lui », répondit-elle. « Si je parle à quelqu’un, et si c’est une mauvaise personne, ou si quelque chose ne va pas, je peux sentir son odeur, son odeur corporelle. C’est comme un avertissement qui me dit que je parle à la mauvaise personne ». De son point de vue avantageux dans l’au-delà, Ernie K. Doe devait être heureux des soins que sa veuve accordait à ce mannequin devenu sa présence visible dans le monde qu’il n’habitait plus. Elle changeait son veston régulièrement – ainsi que bien sûr ses chaussettes et ses sous-vêtements. Les mains du mannequin pouvaient également s’enlever, aussi, à l’occasion, Miss Antoinette les faisait-elle traverser la rue jusqu’à la boutique TNT Nails pour un bon polissage des ongles. Du temps où il était en vie, Ernie K. Doe allait régulièrement chez TNT Nails pour une manucure. Je remarquai que l’état actuel des ongles de ce mannequin était excellent – ils étaient d’un rose profond et brillant. Plus tard dans la soirée, je revins au Mother-In-Law pour un dernier verre. Il n’y avait personne dans la pièce principale, à l’exception de Miss Antoinette et d’une autre femme, mais dans l’arrière-salle, trois musiciens jouaient du blues, magnifiquement. Ils partageaient la pièce avec un portrait peint d’Ernie K. Doe. Dans ce portrait, il portait une veste rouge et des chaussons rouges, et paraissait planer dans les nuages. Cette peinture représentait bien évidemment l’apothéose d’Ernie K. Doe. Elle me rappela une statue de la ville représentant Robert E. Lee, monté au sommet d’une très haute colonne, colonne dont le message est sans équivoque : ce mortel est devenu un dieu. (Elvis Presley aurait compris. À Graceland, il y avait un portrait de lui flottant dans les nuages tout à fait comparable, si ce n’est qu’il était habillé en blanc). La soirée passant, je bus et bavardai avec Miss Antoinette, tout en regardant le mannequin. Cela m’empêchait parfois de me concentrer sur ce que Miss Antoinette me disait. Elle me dit qu’Ernie K. Doe

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s’entendait extrêmement bien avec sa mère, contrairement à la bellemère (mother-in-law) qui avait inspiré sa célèbre complainte de 1961. (La chanson fut numéro 1 dans les hit-parades). « Ça ressemble à un conte de fée, mais pourtant c’est vrai », dit-elle. « J’aime bien l’appeler sa bonne Mamma ». La bonne Mamma d’Ernie K. Doe mourut peu de temps après lui et elle aussi est enterrée dans la tombe d’Heather Twichell. Je regardai à nouveau en direction du mannequin, avec son léger sourire et ses yeux perçants. Cet Ernie K. Doe avait l’air content de ce qu’il voyait dans la pièce – tout le monde passant un bon moment – mais il avait aussi un air distant, comme s’il voyait toutes choses à travers un autre niveau de conscience, la connaissance qu’ont les morts. Je commandai une autre bière et regardai le mannequin d’un angle légèrement différent. Cette fois-ci, il me parut avoir des yeux encore plus perçants, comme s’ils voyaient vraiment quelque chose dans cette pièce que les autres ne voyaient pas. Je commençai à penser que je donnais trop d’importance à un objet inanimé et que je ferais mieux d’arrêter. Le lendemain matin, je passai par le lounge et pris Miss Antoinette en chemin – elle portait la même jupe plissée et les mêmes chaussures de sport que la veille – et roulai en direction du cimetière. L’Interstate 10 passait tout près ; la circulation sur l’autoroute était continue, mais il n’y avait personne d’autre dans le cimetière, les oiseaux chantaient, le soleil brillait et tout était silencieux et paisible. Je lui demandai si elle venait souvent ici. « Oh, très souvent », dit-elle. « Quelquefois j’apporte une chaise pliante et je m’assois là pour lire, et j’apporte une radio et j’écoute sa musique ». Elle ramassa une couronne fanée au pied de la tombe. « Les types qui font l’entretien ne les enlèvent pas de la tombe, parce qu’ils savent que j’aime le faire. D’habitude, je descends ici le lundi, et je nettoie devant la tombe et toute cette aile. Ils savent que c’est un moment paisible pour moi et que j’aime le faire ». Le jour de la Toussaint, Miss Antoinette et ses amis descendent au cimetière pour faire la fête, ainsi que le veut la coutume à la Nouvelle-Orléans et dans d’autres villes catholiques « latines ». « Nous apportons des tables, des parasols et une glacière et des fleurs, et nous venons saluer ceux que nous aimons bien », dit-elle. « Les gens apportent beaucoup de nourriture, toute sorte de nourriture. On ne sait jamais ce qu’ils vont apporter. Ils savent que je vais apporter mes gombos et mes haricots rouges à la Ernie K. Doe. Ils le savent ». Dans l’Entretien avec un vampire d’Anne Rice, le vampire Louis remarque que la Toussaint pourrait sembler être une célébration de la mort aux yeux

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des gens qui ne comprennent pas la raison de cette fête. Mais ce n’est pas le cas, insiste Louis. C’est une « célébration de la vie d’après ». Et c’est vrai. Voyons ce que la plaque accueillant les visiteurs au cimetière Saint-Louis numéro 1 nous dit à ce sujet : « Le cimetière catholique est le dernier lieu de repos des corps des croyants disparus, attendant d’être réunis à leurs âmes lors de la résurrection du dernier jour. Béni par l’Église et dédié à Dieu, le cimetière catholique témoigne de la foi en l’immortalité de l’âme et en la promesse de la résurrection en notre Seigneur Jésus-Christ ». Ces os danseront le jour de la résurrection et la poussière de ceux qui sont morts depuis très longtemps brillera autant que le soleil. Lorsqu’on est certain de cela, on peut prendre un très grand plaisir à manger des gombos et des haricots rouges au cimetière.

* J’aurais aimé vous parler encore d’autres Créoles français que je rencontrai à la Nouvelle-Orléans, comme par exemple du propriétaire gérant de Mid-City Lanes, une salle de bowling très populaire où des orchestres venaient jouer tous les soirs près d’un tableau de Notre-Dame de Medjugorje suspendu dans l’escalier. Le soir où je m’y trouvai, j’ai vu l’actrice Kate Hudson jouer au bowling avec son mari et quelques amis, et je fus très impressionné de la voir tenir les scores avec un crayon et une feuille de papier. Mid-City Lanes n’avait pas de machines à pointer les scores. « Ça détruirait l’atmosphère de la salle », me dit le propriétaire, John Blancher. Il me sembla que Blancher avait perfectionné la synthèse entre le catholicisme et le goût pour l’amusement qui m’échappait quelque peu en tant que Francoaméricain de Nouvelle-Angleterre. Et j’aurais voulu aussi vous parler davantage des Créoles français noirs, comme Jell Roll Morton, l’homme qui inventa le jazz. Le nom de naissance de Morton était Ferdinand Lamothe et il aimait se vanter : « Tous les gens comme moi sont venus directement des rivages de France ». Il aurait été plaisant et instructif de mentionner la paroisse Saint-Augustin, établie en 1842, et qui reste le cœur de la vie des catholiques français noirs à la Nouvelle-Orléans, ainsi que son curé, le père Jérôme G. Le Doux, un prêtre catholique français noir âgé d’environ soixante-quinze ans, qui était végétalien et aimait rester debout toute la nuit. Un soir, aux environs de minuit, nous allâmes rendre visite à l’un de ses amis, Vernon Jude Dobard, surnommé « l’artiste vampire » par le père Le Doux parce que Dobard, lui aussi,

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aimait travailler très avant dans la nuit. Dans son atelier, nous vîmes un saisissant tableau de la Vierge Marie, basé sur la photo d’un mannequin du catalogue de lingerie Victoria’s Secret. Nous y vîmes également une représentation très sexy de Marie-Jeanne Aliquot, une française qui était venue à la Nouvelle-Orléans en 1832 et qui avait consacré sa vie à enseigner le catéchisme aux esclaves. Le père Le Doux l’avait prise pour sujet du roman historique romantique qu’il écrivait. Un peu plus tard cette semaine-là, le Dimanche des Rameaux, le père Le Doux, revêtu d’un dashiki couleur cannelle, commença l’office de manière traditionnelle, en chevauchant une mule jusqu’à l’entrée de l’église. La mule s’appelait Susie, me dit son propriétaire. « C’est un animal merveilleux », disait-il. « Elle est très affectueuse, elle adore les enfants. Il n’y a pas beaucoup de mules comme celle-là ». Avec ses grands yeux bruns mouillés, Susie avait un air d’infinie patience, sans exagérer avec cette expression subtilement dramatique de patience résignée qu’ont certaines mules, quand elles veulent vous faire savoir qu’elles se tuent à la tâche pour tirer les carrioles de touristes, mais qu’elles le font quand même parce que vous le leur avez demandé. Le propriétaire de Susie me dit spontanément qu’il descendait des Indiens naquins. « Mes ancêtres les vieux Indiens, on parle d’eux dans la Bible », dit-il. Je ne pus découvrir aucune référence aux Naquins dans la Bible, mais je tombai sur une référence à cette tribu dans un livre intitulé Cajuns in the Bayous, publié en 1957 par une journaliste du nom de Carolyn Ramsey. Ramsey avait découvert cette bande d’Indiens solitaires, vivant isolés sur une île appelée l’île du Paradis, près de la ville d’Houma. Leur chef était un homme appelé Chef Victor Naquin, « un homme grand, aux épaules larges, à la peau cuivrée, au tempérament calme et solennel », selon Ramsey. Il lui avait également servi le meilleur plat de crabe bouilli qu’elle eut jamais goûté. J’aurais voulu en dire davantage sur ces gens, parce qu’ils étaient tous des individus très intéressants et qu’ils portaient dans leurs veines l’histoire de la région, mais mon récit est déjà trop long. À la NouvelleOrléans, je sentais l’esprit de La Salle me tirailler. Lui et ses hommes n’avaient pas descendu tout le Mississippi pour passer du bon temps et se reposer de la construction de forts et de la traite des fourrures, me murmuraient leurs ombres. Tout leur voyage avait un but. Et moi aussi, même si mon objectif était difficile à définir, et l’objet que je cherchais insaisissable. Mais si je devais réussir mettre la main dessus, c’était le moment.

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Aussi, un jour, je me décidai à quitter la Nouvelle-Orléans et à rouler vers le sud-ouest, le long de la route 23 vers Venice, où La Salle avait érigé sa croix. Je croyais que ce serait une belle excursion – je m’imaginais une plage avec une sorte de monument à La Salle où je pourrais communier avec l’esprit de l’explorateur disparu tandis que le grand Golfe m’ouvrirait son sein en projetant incessamment ses vagues, comme aurait dit Parkman. L’autoroute pour Venice traversait un pays plat, sans relief, et des villes portant des noms tels que Port Sulphur. À Venice, je découvris un centre commercial tout en longueur, qui semblait tenir lieu de centre-ville, et des regroupements de mobile homes. Mais où était la plage ? Où était le monument de La Salle ? Où était le Mississippi ? On pouvait voir un bras du fleuve en quittant l’autoroute et en roulant à travers différents docks et marinas. C’est ce que je fis une fois ou deux, mais je revins rapidement sur l’autoroute et continuai à rouler vers le sud, où devait se trouver l’extrémité de la terre. Mais je n’ai jamais trouvé l’extrémité de la terre. Au lieu de cela, j’ai vu des monuments industriels tels que l’usine à gaz de Venice, des quais et des chantiers de construction navale, des entrepôts et des hangars, et encore des docks et des marinas éparpillés dans tout le paysage. Ce paysage tout entier ressemblait à un chantier de construction, sauf que rien n’y était construit. On pouvait rouler le long de l’autoroute et, de temps à autre, la quitter pour une route de gravier et rouler le long de parkings où les camions étaient de loin plus nombreux que les voitures. On pouvait passer au-delà de clôtures grillagées derrière lesquelles se trouvaient des zones de stockage couvertes de containers gigantesques remplis de liquides dangereux, de hangars, de derricks, de grues, de chariots élévateurs et de camions à plateforme, de bennes à ordures, de barils et de containers de métal à l’infini, d’équipement de construction et de panneaux hostiles. Propriété privée. Défense d’entrer. Personnel autorisé seulement. Les infractions seront passibles de poursuites. Tous les visiteurs doivent se présenter à l’entrée. La vente, l’achat, le transfert, l’usage ou la possession de drogues illégales, de narcotiques et d’autres substances et matières illégales sur ce lieu ou en liaison avec ce lieu sont interdites par la loi. Citoyens concernés par leur communauté : TU n’existe pas dans les syndicats. Les piétons et les véhicules se trouvant sur cette installation sont susceptibles d’être fouillés en vertu de l’article 190-22. Ce qui était vraiment étrange, c’est que tous ces endroits avaient l’air déserts. De temps à autre, un camion apparaissait puis s’éloignait,

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mais aucun ouvrier n’était visible. C’était comme si toute cette zone venait d’être évacuée. Les seules choses en mouvement étaient les goélands volant au-dessus de moi, dans un air gris de poussière. Puis je vis une bande de verdure le long de l’autoroute. Je dépassai un camp de mobile homes en retrait dans les arbres. De l’autre côté de la route, qui longeait un bras du fleuve, il y avait une plaque de bois d’un mètre de haut au-dessus d’une boîte aux lettres. Quelqu’un y avait peint le nom de Jésus. Cela ressemblait moins à un témoignage de foi qu’à un appel au secours. Dans le camp, quelques-uns des résidents avaient allumé leur barbecue, tandis que des enfants leur couraient entre les jambes. Cette scène me fit penser à une sorte de village de survivants post-apocalyptiques, entassés pêle-mêle dans une clairière, avec leurs enfants et leur feu pour cuisiner, parmi les débris d’une civilisation industrielle qui venait de s’effondrer : un ancien autobus scolaire peint en bleu, des voitures défuntes, des maisons écroulées en piles de contreplaqué et de bardeaux pourrissant. Leur seul espoir résidait dans quelques bateaux à moteur qui semblaient être encore en bon état – mais dans ce pays de pétrole et de cuves de gaz, y avaitil encore, après l’apocalypse, de l’essence pour ces bateaux ? Et où auraient-ils pu aller avec, à part sortir pêcher du poisson douteux ? L’autoroute se terminait peu après, devant le Chevron Texaco Dome Dock. On pouvait entendre quelque part la pulsation inlassable et rythmée d’un moteur. À mes pieds, il y avait des cannettes de boissons gazeuses et une pile de museaux d’alligators, leurs rangées de dents délicates toujours en place. Sur l’eau, le soleil couchant colorait de feu un reflet blanc sur l’eau, un chenal très étroit bordé d’un mur de roseaux sur la rive d’en face. Des oiseaux blancs et noirs aux pattes de cigognes y pataugeaient très dignement. L’eau était de la couleur d’une huile de vidange. Comme je me tenais là, un pick-up se rangea près de ma voiture et un homme dans la cinquantaine, portant des bottes de caoutchouc, en descendit. Il vint vers moi et me demanda si je voulais acheter du poisson. Il venait d’en prendre, l’après-midi même. Je lui dis que non. Nous regardâmes le chenal pendant un moment, puis je lui demandai comment s’appelaient ces plantes vertes qui s’étalaient sur le chenal comme des nénuphars. « Ça m’en bouche un coin », répondit-il. Il réfléchit un instant. « Je ne sais pas si c’est ça, mais j’ai vu un truc comme ça qu’on appelle des oreilles d’éléphant. Une fois qu’on en a planté, on ne peut pas les empêcher de s’étaler. J’en ai sur ma propriété,

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j’ai essayé de les empoisonner avec du Roundup, et elles poussent encore. Ce truc-là coûte dix-sept, dix-huit dollars le litre. C’est censé marcher ». Je compatis, puis il fit demi-tour vers son pick-up et repartit. Je restai là quelques minutes de plus, me demandant si c’était là l’endroit où La Salle avait planté son tronc d’arbre et revendiqué la plus grande partie du continent au nom de son souverain. Si c’était là, ses hommes ont-ils été impressionnés par la nouvelle acquisition de leur pays ? Ou bien est-ce qu’ils en ont été plus nostalgiques encore des riantes campagnes de la Normandie ?

* Le dernier lundi que je passai à la Nouvelle-Orléans, j’errai sans but dans le Quartier français, lorsque je vis une chose très inhabituelle, même pour le Quartier français. Un petit orchestre de cuivres se tenait au milieu de la rue, devant une Cadillac décapotable rose de la longueur d’un poteau électrique. Le conducteur portait la coiffure de plumes et de perles d’un prêtre vaudou. Assis au sommet du siège arrière, drapé de peau de léopard, un homme portait un habit de soirée – un costume trois pièces à queue de pie marron – et des chaussures de cuir verni noir et marron. Il était flanqué de deux reines de beauté. C’était une figure princière. Mais ce n’était pas cela qui m’avait frappé. C’était que ce personnage n’était autre qu’Ernie K. Doe. C’était forcément lui. Personne d’autre ne pouvait porter une perruque noire bouclée comme celle-là. Je demandai à un passant ce qui se passait, et il me répondit qu’on tournait l’épisode pilote d’une série au sujet de deux femmes détectives à la Nouvelle-Orléans. Tous les figurants et les acteurs étaient debout, attendant qu’il se passe quelque chose, procédure usuelle dans ce métier. Je remarquai qu’Ernie K. Doe était descendu de la voiture, aussi j’allai le voir pour lui demander ce qu’il faisait là. Cet avatar du dieu portait également le nom de Harold X. Evans, acteur réputé de la ville. « Cela ne fait pas partie de ce filmci, mais je viens de faire plusieurs interprétations d’Ernie K. Doe avec l’aide de sa femme, Miss Antoinette », m’expliqua-t-il. « La plupart des gens me disent que je ressemble à Ernie K. Doe. Miss Antoinette dit que je ressemble à Ernie K. Doe, et c’est sa femme. Je ne m’en rends pas compte moi-même. Ça doit être la perruque. Je ne copie même pas ses attitudes – sauf pour une chose qu’il avait l’habitude de faire, j’ai commencé récemment à retrousser mon pantalon. Mais

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pour l’essentiel je n’ai pas à dire ou à faire quoi que ce soit. Je ne fais que porter son costume et les gens voient Ernie K. Doe. Enfin, il y a quelques personnes qui disent : “Little Richard ?” Je dis non. “Est-ce que c’est Ricky James ?” Non. C’est vraiment l’esprit Ernie K. Doe. Certains croient – pour ceux qui croient à ce genre de trucs – que l’esprit d’Ernie K. Doe est dans sa perruque ». Il me montra sa perruque. « Ça, c’est la perruque qui lui appartenait ». Le phénomène Ernie K. Doe était de toute évidence plus important que je ne l’avais cru. « Miss Antoinette fait du bon travail de marketing avec lui », dit Evans. « Elle fait sortir le mannequin en carriole, et je crois qu’elle projette quelque chose avec Ernie K. Doe sortant d’un cercueil. Ce qui est tout à fait compatible avec la culture de la Nouvelle-Orléans. La mort est une chose importante ici. Cela a toujours été ainsi. Je ne connais pas d’autres villes qui font de leurs cimetières des attractions touristiques. Mais c’est ce que nous faisons à la Nouvelle-Orléans. Cela fait partie de la mystique de la mort à la Nouvelle-Orléans. Nous mettons des clôtures autour des cimetières, pas pour empêcher les gens d’entrer, mais pour empêcher les morts de sortir. Ça remonte à l’époque des inondations, quand l’eau emportait les cercueils. Oh oui, il vaut mieux que les morts restent là où ils sont ». Quelqu’un appela Evans, et il retourna s’asseoir au sommet du siège arrière de la décapotable, entre les deux reines de beauté. Je compris que la scène qu’ils tournaient était une poursuite. Une des femmes détectives courait après un des méchants habillé en policier le long des rues du Quartier français. Les rues étant encombrées de gens venus voir la parade conduite par l’orchestre de cuivres, le méchant était censé escalader la Cadillac dans une sorte de vol plané, contribuant ainsi à la couleur et à la tension de la scène. Le réalisateur était prêt à tourner. Ses assistants essayèrent de rassembler les spectateurs comme un troupeau sur les trottoirs – de véritables touristes comme je l’étais moi-même – vers l’arrière de la Cadillac, afin que la rue ait l’air pleine de monde. « Tout le monde vers la Cadillac », criait l’un d’entre eux. « Descendez par là, les gars ». « C’est qui, le mec dans la Cadillac ? » demanda un touriste, un jeune homme corpulent. « Ricky James ? » « Descendez par là », continuaient à nous crier les assistants. « Pas de photos au flash ! » « Ne regardez pas les caméras ! » « Regardez la parade ! Descendez par là ! »

Seize

L’empire du diable

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Je vis le réalisateur, un homme qui portait des mocassins, un pantalon kaki, une chemise hawaïenne flottante à manches courtes, des lunettes de soleil très couvrantes et un écouteur noir qui dépassait de son oreille, conférer avec la femme qui devait pourchasser le policier. C’était une doublure, non la véritable actrice, de toute évidence, car elle était mince et sexy mais n’était pas assez belle pour être la vedette. Elle portait des jeans et une veste de cuir couleur caramel, un badge de policier à la ceinture et un revolver. « Tout le monde est prêt ? », cria le réalisateur. « Allons-y ! » « Pas de photos au flash ! » « Descendez par là les gars ! » « Un peu de nerf dans l’orchestre ! », cria le réalisateur. L’orchestre de cuivres commença à jouer. « OK ! Les caméras sont prêtes ? Descendez par là, tout le monde. Je veux voir une foule ici. Je veux qu’on comprenne qu’elle ne peut pas passer à travers la foule. Tassez-vous par là les gars. On y va. Les caméras sont prêtes ? » « Prêt ». « Pas de photos au flash ! » « Ne regardez pas les caméras ! » « Caméras, on tourne ! » L’Esprit d’Ernie K. Doe, flanqué de ses deux reines de beauté souriantes, leva les yeux vers des balcons qui surplombaient la rue, sourit gentiment et fit un signe à des fans invisibles. Soudain, le méchant flic arriva à la course du bout de la rue et sauta sur le siège arrière de la voiture. Le choc et la consternation purent se lire sur le visage de l’Esprit d’Ernie K. Doe. Le méchant flic escalada la banquette où ils se tenaient et l’Esprit d’Ernie K. Doe passa un bras autour de la reine de beauté à sa droite en un geste protecteur. Le mauvais flic s’extirpa de la voiture de l’autre côté et continua à courir. Puis la jeune femme en jeans et veste de cuir apparut devant la Cadillac. En un seul mouvement gracieux, elle bondit sur la capote de la Cadillac et se laissa glisser de toute sa longueur sur l’aile arrière. Dans la continuité du même mouvement fluide, elle retomba sur ses pieds et continua à courir dans la rue.  

Page laissée blanche intentionnellement

Épilogue La communion des saints

Après avoir atteint l’embouchure du Mississippi et être revenu au

Canada pour le raconter, le travail de La Salle pour l’histoire était terminé. Après, il y aurait le désastre du Texas et les soupirs des historiens sur l’inaptitude obstinée de La Salle à gérer ses affaires, et la transmission jusqu’à nous d’une histoire où la mort gagnait à la fin. Mais, comme dans la plupart des récits captivants, cette histoire recouvrait une intrigue secondaire – en fait, c’est la dynamique mystérieuse entre intrigue principale et intrigue secondaire qui donne de la profondeur à de tels récits et qui leur confère leur intérêt. L’histoire de La Salle ne fait pas exception à cette règle. Dans ce cas-ci, l’intrigue secondaire se rapporte à la famille Talon. Le lecteur doit se rappeler de cette famille, présentée dans les deux premiers chapitres de ce livre. Elle était dirigée par un homme du nom de Lucien Talon, qui avait quitté sa Picardie natale en 1666 pour venir s’installer au Canada. Lucien Talon avait vingt-deux ans, et faisait partie de ce que nous appellerions la classe ouvrière – il avait été soldat et domestique avant de se voir octroyer une petite étendue de terre le long du Saint-Laurent, et de toute évidence, c’était un homme qui avait le goût du risque. Au Canada, il épousa une femme du nom d’Isabelle Marchand, elle aussi née en France, et engendra cinq enfants en dix ans tout en cultivant sa modeste ferme. Lorsque l’expédition de La Salle revint de son exploration du Mississippi, l’un de ses membres, qui connaissait Talon, lui parla du plan de La Salle de repartir pour les terres fertiles et chaudes qui bordaient le fleuve près du golfe du Mexique. Il doit avoir un peu embelli le tableau, parce que Talon fut impatient de signer pour cette prochaine expédition. Il se peut aussi 403

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L’Empire fantôme

que Talon en ait eu assez des hivers canadiens et de la difficulté de nourrir cinq enfants sur une toute petite terre. Au printemps 1684, la famille rentra en France, juste à temps pour s’embarquer sur les vaisseaux à destination du golfe du Mexique. Tandis qu’ils étaient en haute mer, Isabelle Talon donna naissance à leur sixième enfant, un garçon. Il fut appelé Robert, en l’honneur du chef de l’expédition, qui accepta également de devenir le parrain de l’enfant. Que ce nourrisson ait pu passer les premières semaines de sa vie sur un vaisseau accablé par la maladie et survivre, c’est peutêtre la première des bonnes fortunes de l’incroyable existence de Robert Talon. En accostant à la baie de Matagorda en janvier 1685, avec près de deux cents autres colons français, cette bonne fortune lui serait grandement nécessaire – son petit corps serait exposé à tous les microbes, aux insolations, au venin des serpents et des insectes, au manque d’eau et de nourriture et aux flèches ennemies qui accablaient presque tous les autres membres de cette compagnie. Sa sœur la plus âgée, Marie-Élisabeth, mourut dès la première année – nous ne savons pas comment – ainsi que son père, Lucien. Ce dernier avait apparemment accompagné La Salle dans l’une de ses premières expéditions d’exploration et s’était perdu en forêt où il mourut seul, de faim selon toute vraisemblance. De toutes les horribles manières de mourir dans ce nouveau pays, celle-ci était certainement l’une des pires. Puis vint le jour, en janvier 1687, deux ans après la fondation de la colonie, où La Salle apprit au groupe des colons qui allaient s’affaiblissant, qu’il s’en allait en Illinois chercher de l’aide, avec seize hommes qu’il avait choisis. Ceux qui restaient, pathétiques, regardèrent La Salle et ses hommes s’en aller à travers la prairie. Lorsque la compagnie fut hors de vue, les hommes, les femmes et les enfants vivant dans des huttes sur la berge de la rivière Garcitas ont dû avoir l’impression d’être les derniers êtres humains de la terre, à l’exception des Karankawas ennemis. Peut-être se sont-ils dit qu’il leur suffirait de tenir bon quelques mois avant d’être secourus. Mais les mois passèrent et aucune voile ne se montrait sur l’océan, et personne n’arriva du nord en apportant un message de La Salle. Robert Talon fit ses premiers pas sous le regard attentif de madame Talon et apprit à prononcer quelques mots dans sa langue maternelle ; il survécut aux fièvres et aux diarrhées. Les ossements de l’homme qui avait fait le serment de le protéger et de l’élever au cas où son père mourrait, mais avait oublié ou ignoré cette obligation, étaient à présent éparpillés sur le sol du Texas.

Épilogue

La communion des saints

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Le premier anniversaire du départ du parrain de Robert Talon passa. D’autres mois passèrent aussi. Peu de temps avant le second anniversaire de ce départ, les Karankawas apparurent aux colons, en leur faisant des signes voulant dire qu’ils venaient en paix. Bien que La Salle les ait avertis de ne pas le faire, les colons les accueillirent. En un instant, les Karankawas sortirent leurs armes et les assaillirent. Robert Talon, à l’âge de quatre ans, doit avoir tout entendu, y compris les hurlements de sa mère alors qu’elle était frappée à mort à coups de hache – des hurlements qui signifiaient la fin du rêve entêté de Lucien Talon, celui d’une vie prospère. Robert Talon, ses frères et sœurs et un autre enfant, seuls survivants du massacre, furent adoptés par les Indiens. Apparemment, ils furent traités avec toute la gentillesse possible. Le frère aîné de Robert Talon, Jean-Baptiste, évoqua plus tard que, lors de disputes, les plus vieux des Karankawas prenaient leur parti, « même contre leurs propres enfants ». Pour marquer leur nouvelle identité, ils furent tatoués à la mode karankawa, de charbon dilué dans l’eau et injecté sous la peau au moyen de longues épines. Plus tard, leurs sauveteurs espagnols essayèrent toutes les méthodes possibles pour les débarrasser de ces tatouages, mais sans succès. Les tatouages s’avérèrent indélébiles. Les garçons apprirent également à tirer à l’arc, à courir sur de longues distances et à se baigner dans la rivière tous les matins. Jean-Baptiste affirma qu’il n’avait jamais obéi à l’une des coutumes karankawa – manger de la chair des ennemis de la tribu. Sous tous les autres aspects, les garçons semblaient parfaitement intégrés à leur nouvelle culture. En cours de route, Robert Talon oublia son vocabulaire français et apprit une langue connue seulement de quelques centaines de mortels sur cette planète. À ce moment, Robert Talon semblait destiné à disparaître de l’histoire, vivant dans la nature sauvage avec un peuple qui était luimême condamné à disparaître. Mais il se produisit un autre évènement extraordinaire. En 1690, le général De León visita de nouveau le site de la rivière Garcitas après avoir entendu parler d’enfants français vivant chez les Indiens. Il les découvrit dans un village karankawa de la baie de Matagorda, non loin de la malheureuse colonie. Robert Talon et ses frères et sœurs furent emmenés à Mexico, où ils furent élevés, nous dit Robert Weddle, comme domestiques dans la maisonnée du vice-roi. Lorsque le vice-roi fut rappelé en Espagne, Robert Talon partit avec lui. En 1714, approchant de la trentaine, Robert Talon, comme s’il avait voulu prolo