Le vakif - un aspect de la structure socio-economique de l'Empire Ottoman (XVe - XVIIe S.) [PDF]

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Zitiervorschau

LE VAKIF - UN ASPECT DE LA STRU~TURE SOCIO-ECONOMIQUE DE L'EMPIRE OTTOMAN (XVe - XVIIe 5.)

BEPA MYTA 4 VlEBA BAKbbT 6 cou,uaAHo-ukoHoMu4eckama cmpykmypa Ha OCMaHckama UMnepUA npe3 XV-XVII 6ek (Q:>peHcku e3uk)

COMITE DE LA CULTURE CENTRE NATIONAL DES LANGUES ET CIVILISATIONS ANCIENNES - SOFIA

VERA MOUTAFTCHIEVA

LE VAKIF-UN ASPECT DE LA STRUCTURE SOCIO-ECONOMIGUE DE L'EMPIRE OTTOMAN (XVe -XVIie s.)

© VERA MOUTAFTCHIEVA, 1981 CIO Jusautor, Sofia © Traduction MARIA PETROVA, B. GRORUDE, K. DIANKOVA, P. GUITSOV,

CIO Jusautor, Sofia

AVANT-PROPOS

Ainsi qu'il apparaÎtra de la première partie de l'article de ce recueil intitulé Problèmes essentiels de l'étude du vaklf (... ), l'auteur se proposait d'élucider tous les problèmes posés par cette monographie. Mais, comme cela a été dit, leur étude ne pourrait être que le fruit d'une coopération scientifique internationale. En abordant (en 1961) les problèmes que pose le vaklf en tant que composante du système socio-économique ottoman du XVe au XVIIe siècles, nous nous sommes efforcés d'intéresser à ces problèmes nos collègues bulgares et étrangers, sans toutefois réussir jusqu'à présent. Notre étude du vaklf ottoman partait de /'idée' que la science ne saurait nous fournir une idée juste des réalités socio-économiques ottomanes, si elle se bornait à dresser un tableau du système des timars, car ces réalités avaient été bien plus riches et contradictoires qu'on ne saurait /'imaginer en s'appuyant uniquement sur des dC!nnées tirées de la législation et des registres ottomans, tous provenant d'une même source: le pouvoir central et ses organes. Or, à part l'Etat avec tout son appareil administratif et militaire, l'Empire ottoman comptait également des personnes privées, chacune avec ses intérêts. Les documents résultant de leur activité économique sont malheureusement fort peu nombreux. Et cependant ils suffise.nt pour qu'on puisse se rendre compte que le fameux centralisme ottoman était bien loin d'avoir étendu son emprise à tous les domaines de la vie économique, sociale ou culturelle de l'Empire. Vu son organisation sociale spécifiquement musulmane, le vakif avait joué un rôle immense en tant qu'institution économique, sociale et culturelle. /! est à noter qu'en passant en revue les études sur le systèine agraire de l'Empire ottoman, parues ces dernières

années, les constatations et les discussions des savants demeurent circonscrites au système des timars.' Même aujourd'hui, malgré les nombreuses preuves que les villes de l'Empire ottoman étaient presque entièrement vaklf (un très grand pourcentage des terrains à bâtir et des édifices, toute /'industrie du bâtiment, l'urbanisation, le commerce et la production, ainsi que l'ensemble de la vie culturelle et de l'éducation appartenaient aux vakifs), certaines monographies des villes de l'Empire ottoman ne consacrent même pas un chapitre au rôle du vaklf dans l'économie urbaine. 2 /1 est donc parfaitement clair que la thèse du rôle déterminant du vaklf dans la vie économique urbaine et de sa place considérable dans le système agraire ottoman n'est pas suffisamment populaire parmi les historiens de l'Empire. L'intérêt soudain à l'égard du vaklf dans les sociétés musulmanes vient souligner que la forme ottomane de cette institution musulmane et en particulier les vak,;s ottomans du territoire de la Péninsule balkanique sont demeurés quelque peu en marge de /'intérêt des savants de notre siècle. 3 /1 a été donc décidé de publier un recueil de nos études déjà parues dans différentes revues spécialisées au sujet de ce rôle, de l'état .et la pratique, du XVe au .XVlle siècles, des vaklfs ottomans dans la péninsule des Balkans. Certes, nos recherches dans ce domaine sont incomplètes, mais elles semblaient devoir être présentées aux savants, spécialistes en la matière, afin de leur signaler /'importance du problème et de susciter leur intérêt qui pourrait les inciter à entamer cette coopération si souhaitée des efforts de nombrf!ux scientifiques, à défaut de laquelle il serait impossible de faire avancer l'étude .de ce problème. Dans ce recueil, les termes et les noms ottoman~ et arabes sont transcrits suivant l'orthographe turque moderne. Nous y avons été contraints, une autre transcription universellement admise n'existant pas. V. MOUTAFTCHIEVA

PROBLEMES FONDAMENTAUX DE L'ETUDE DU VAKIF - UN ELEMENT DE LA STRUCTURE SOCIO-ECONOMIQUE DES BALKANS SOUS LA DOMINATION OTTOMANE (XVe-XIXe s.)*

Les osmanistes du monde entier consacrent ces dernières années moins leurs efforts de recherche aux questions de l'histoire politique des Turcs osmanlis, qu'à celles de la situation socio-économique de leur empire à une certaine étape de son développement. Les différentes institutions du système féodal ottoman, leur évolution et leur interaction sont étudiées de façon profonde et efficace. Les divers processus socio-économiques, comme les diverses couches sociales, leur place et leur rôle dans l'ensemble de la vie économique et sociale de l'Empire sont suivis de près. Une conséquence heureuse des études compétentes effectuées sur ces questions (si nombreuses ces derniers temps qu'il est impossible de les énumérer ici) est que nos conceptions de l'histoire socio-éconbmique de l'Empire ottoman se trouvent complétées, détaillées - un tableau presque complètement ignoré des spécialistes jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Lors de l'étude des problèmes (partiels ou généraux) de cette sphère, les chercheurs partent en général de l'idée, inconâitionnellement admise jusqu'alors, que le système ottoman était strictement centra lisé et autocratique, ce qui le favorisait par rapport aux autres systèmes féodaux, lui assurant pendant longtemps la prépondérance militaire et politique. Et c'est justement à la lumière du centralisme 'féodal oriental, qui a trouvé sa manifestation la plus tardive dans l'Empire qttoman, que sont examinées en principe ses institutions socio-économiques et leur évolution. * Paru pour la première fois sous le titre: OCI:lOBHU np061\eMU B U3\/l-taBaHemo Ha Bak"bq,a karno 4acm om cou,ual\Ho-ukoHoMu4eckama cmpykmypa Ha Oal\kaHUme nog oCMaHcka Bl\acm (XV-XIX B.) dans: Studia 8alcanica 14, Sofia, 1979

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La méthode de recherche .qui en découle est efficace. Elle contribue à l'étude et à la mise en lumière des institutions' ottomanes les plus importantes, à savoir: le fief des; sipahis,les formes de dépendance et d'exploitation de la population laborieuse, le système fiscal, l'affermage des revenus d'Etat, l'armée Ide mercenaires, l'administration centrale, les affaires maritimes, l'achat prioritaire des produits agricoles et de l'artisanat par les organes du pouvoir central, les migrations intérieures forcées et la colonisation türk des Balkans, /'islamisation systématique, les corporations, la réglementation du marché intérieur et du commerce extérieur, etc. La seule énumération des problèmes de l'histoire socio-économique ottomane éclaircis de manière satisfaisante suffit pour donner l'impression qu'ils ne sont en réalité que des traits et des manifestations justement de la centralisation qui caractérise l'Empire des Osmanlis. Etrangère a la vie socio-économique et politique des Balkans avant leur conquête, cette centralisation représente objectivement, hormis l'oppression inhérente, un point considérable et un obstacle à la spontanéité de leur évolution ultérieure, qui avait déjà pris le chemin de la décentralisation, caractéristique des sociétés féodales avancées. Il est hors de doute que, conçue comme un système rigoureux, puis imposée progressivement, la centralisation ottomane était dictée par les intérêts de l'autocratie et devait profiter, à cette petite partie de la société ottomane qui était vitalement concernée par la puissance et la pérennité ,du nouvel Etat, c'est-à-dire à la couche dirigeante. Néanmoins, les osmanistes contemporains se doivent de poser la question suivante: /'intérêt de cette couche s'est-il limité à un effort de contribuer à la puissance età la pérennité de l'Etat ottoman? Autrement dit: les intérêts des dirigeants coïncidaient-ils entièrement avec ceux de l'Etat dans son ensemble? Et cette question entraîne une autre: même au cas où la prospérité de l'Empire aurait entièrement coïncidé avec celle de ses dirigeants, un pouvoir central aurait-il été en mesure dans les conditions du XIVe, du XVe ou du XVIe s., de réaliser ces intérêts selon ses intentions et ses desseins?

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A en juger sur la majorité des recherches effectuées jusqu'ici dans le domaine de l'histoire socio-économique osmanlie, la réponse serait: oui. Et ce, parce qu'ils reflètent une dynamique socio-économique soumise avec succès à la centralisation, une réalité où cette centralisation s'est manifestée partout et de toutes les manières, à commencer par les rapports agraires, les finances, l'administration, les affaires militaires, pour terminer avec l'artisanat, le marché, l'approvisionnement, les transports, etc .....1 Si la vie socio-économique de l'Empire ottoman avait réellement représenté ce qui ressort de la majorité des reches sur les problèmes énumérés, nous nous trouverions en présence d'un fait unique et sans précédent, d'une formation étatique médiévale ayant réussi à régler, contrôler et diriger des processus historiques d'ordinaire spontanés et non dirigeables. En principe, ce qui ne saurait être dirigé, ce sont les changements démographiques, les migrations, la production agr.icole, artisanale et industrielle, les échanges commerciaux intérieurs et extérieurs, l'accumulation entre les mains de personnes privées de richesse en nature et en espèces. Des normes ou des actes imposés par l'Etat peuvent stimu 1er ou entraver les processus mentionnés, mais non r. pas changer le cours de leurs évolution naturelle. Ce qui caractérise en particulier les changements spontanés dans le tableau socio-économique de l'Empire ottoman dès les premiers siècles de son existence c'est le processus d'accumulation de richesses privées, car, dans les conditions d'une société féodale, c'est justement leur concentration qui conditionne également et infailliblement des phénomènes purement sociaux: la création d'une couche sociale puissante par ses possibilités et dont les intérêts ne se confondent plus avec ceux de l'Etat. Ce n'est donc pas un hasard si, lors de la description de la centralisation ottomane, on souligne traditionnellement que toutes les grandes concentrations de richesse privée dans l'Empire étaient menacées de confiscation, que le pouvoir central poursuivait sans exception ses dignitaires enrichis - mesures préventives dirigées à contrer les préalables économiques au séparatisme j

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politique 2 • Et même si une telle constation n'étàit pas absolument exacte, il est logique que les conditions d'un despotisme oriental aient été au moins défavorables à une large extension de l'activité économique privée, car, loin de servir la centralisation, elle représente, au contraire, une menace à son intégrité. En effet, bien qu'en pratique l'autocratie ottomane ait toléré et même favorisé l'enrichissement des notables, elle tenait en même temps que leur puissance économique fût absolument liée à leur charge ou service, dans le cadre d'une propriété foncière attachée à la fonction. En ce sens, le système des fiefs servait au mieux la centralisation. Toutefois, dans l'Empire,· les grandes fortunes n'étaient d'ordinaire pas, en fait, fondées sur la proJ.)riété foncière fieffale. En d'autres termes, leurs possesseurs cherchaient et trouvaient le moyen de soustraire ces- fortunes au contrôle du pouvoir central.

* Récemment l'historien turc Yaljiar Ücel publiait une étude intitulée fonciers sur telle ou telle unité territoriale - vrais par destination et non pas pour être issue d'un . Ces mêmes inventaires ne contenaient cependant pas les evlâtlik-vakifs, ni les tevliyets héréditaires. Autrement dit, même lorsqu'on est en possession du registre des vaklfs d'une région 10 , il s'avère tout à fait incomplet, du fait même qu'il n'en traite qu'une partie. En principe, l'administration centrale des vaklfs devait posséder les bilans annuels des imarets des sultants et des mosquées les plus importantes, ou bien des vakifs voués à La Mecque et à Médine - règle qui, de toute évidence, n'était pas strictement observée; aussi un document datant des premières années du XVIIe siècle, dresse l'inventaire de plusieurs vakifs de sultans et de vizirs, déjà affectés à l'entre~ tien de l'armée 11 .11 était toujours de règle que l'Administration des vaklfs tînt compte du nombre et de l'étendue des vak,fs urbains, en les inventoriant par quartiers. Néanmoins un inventaire ,(publié) relatif aux vaklfs d'Istanbul à l'époque de Süleyman KanunÎ, 'montre que ces inventaires ne comprenaient pas les grands vakifs12. Bref, l'étude du vaklf en tant qu'élément socio-économi15

que de la réalité ottomane se trouve gravement contrariée" par la nature spécifique des archives disponibl,es et par la disparition d'une partie des documents relatifs, aux vaklfs. Citons, à titre d'exemple curieux, le cas de berat de Selim 1Il, de 1792, mettant fin aux litiges sur le tevliyet du vaklf de Gazi Evrance bey, des régions de Yenice-Karasu,Gumurdjina et Siroz, qui actuellement se trouve en possession de Jeannette Junke, de Munich 13 , qu'on aurait peine à imaginer comme descendante du capitaine d'armée 'ottoman.

* Abandonnant complètement les problèmes relatifs à l'analyse, à la justification et à l'interprétation du $er'i et des normes édictées par les sultans concernant le va kIf, nous aborderons la _première question fondamentale de la présente étude, à savoir dans quelle mesure les formes du va kIf existant dans l'Empire ottoman ont été héritées et quelles furent les modifications qu'elles subirent en s'incorporant à la structure socio-économique ottomane. Sur tous ses territoires européens et sur une partie de ceux d'Asie Mineure, l'Empire ottoman succéda à des pays chrétiens. Aussi ne put-il guère hériter de vaklfs déjà existants à une époque précédant celle des Turcs osmanlis. Par conséquent, il ne saurait être de va kIfs que sur les territoires qui, jusqu'au XIe siècle, avaient appartenu à d'autres formations étatiques musulmanes: les beyliks d'Anatolie et le Califat arabe. Les institutions de la propriété foncière que la société ottomane hérita des musulmans pré-osmanlis font l'objet d'études compétentes dues à /.H. Uzunçer~ili, O.L. 8arkan et Z. Karamursa/1 4 • Dans une publication sur les vaklfs de Syrie et du Karaman au XVIe siècle, l'auteur de ces lignes a également fait une série d'observations concernant les formes agraires transitoires qui caractérisent la période allant du XIVe au XVIe S.15. Il en ressort que le mülk foncier et, à plus forte raison, /'institution malikâne-divanî (qui persista jusqu'en 1593 16 étaient très bien représentés dans 16

la structure agraire des territoires en question, l'immense majorité de ces propriétés étant, à l'époque ottomane, transformées en vaklfs. Le statut fort varié de ces vakifs engendra des rapports fonciers compliqués, mélange inextricable des intérêts des féodaux locaux, du fisc et des producteurs. En fin de compte, ce système socio-économique dynamique et , complexe était destiné à servir la politique intérieure du jeune empire, en substituant peu à peu (ce qui rendait la chose moins pénible) la grosse propriété foncière ottomane, les fiefs des sipahis ou de l'aristocratie féodale ottomane formée dans les mêmes régions, aux restes de l'aristocratie féodale des beyliks. Ainsi le pouvoir central s'assurait l'intégrité politique des terres où la noblesse musulmane pré-osmanlie jouissait encore d'une puissante influence. En fait, les changements structurels socio-économiques dans les terres en i question reflétaient très fidèlement les rapports politiques au sein du jeune empire, rapports que, par la centralisation, il s'efforçait non seulement de maîtriser, mais également de gouverner. Des observations fondées sur le registre des vak,fs du Karaman sous le règne de Selim Il permettent de conclure que Bayezit Il n'avait que partiellement restitué les propriétés foncières absolues d'avant la sécularisation imposée par son père, Mehmet Il. Ce furent précisément les grands vaklfs institutés par les représentants de la dynastie vaincue, ou de l'aristocratie pré-osmanlie locale, que leurs descendants ne récupérèrent jamais. Cette exception de l'acte du sultan qui ordonnait la restitution de tous les vaklfs, a dû être dictée par l'ambition des partisans du centralisme de priver de leur ' puissance économique les féodaux d'Asie Mineure liés au / pouvoir de Karamanogullariet hostiles aux conquérants17 . (Seul Ibrahim bey Karamanoglu garda son grand vaklf, sans doute en raison de ses mérites personnels vis-à-vis des conquérants 18 . Cette hypothèse se trouve confirmée par le Registre des vakffs de l'eyal et de Kaiaman du temps de Mehmet Il, où l'on découvre de nombreuses fondations duG§ à des notables locaux du temps de Karamanogullari et qui ne figurent plus sur la liste un siècle plus tard 19 . 2 - 105

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Si l'on se proposait d'étudier, en utilisant les sources déjà signalées ou autres20 , les modifications' du vaklf en Asi Mineure, on s'apercevrait qu'il abandonnait peu à peu les for mes qui le caractérisaient en Anatolie pré-osmanlie (le mülks fonciers, les malikâne et les malikâne-divanî dispa raissent) pour revêtir des formes ottomanes (le mülk fondé sur l'ordre d'un temlik du sultan), on s'aperçoit égale men d'une certaine modification de la liste même des vakif-sahibs où ne figurent plus les représentants de l'aristocratie féodal pré-ottomane. Mais les sources analysées permettent d faire une autre observation aussi: dans la structure agrair d'Anatolie et du Proche-Orient du XVIe siècle prédominent les petits vaklfs, fondés avant la conquête ottomane. Un fait par exemple s'impose à notre attention si l'on considère le vakif du XVIe siècle en Syrie: c'est que le superficies y étaient de 1 à 2 et rarement de 3 à 4 çifts. Cela signifie que les vaklfs syriens représentaient des propriété foncières individuelles absolues des testateurs de l'époque pré-osmanlie. Cette circonstance témoigne de l'indépendance d'une partie de la paysannerie dans ce pays, même jusqu'au XIVe siècle21 • Tout en n'étant pas aussi petits, les vaklfs fonciers du territoire de Karaman étaient aux XVe et XVIe s. sensiblement plus réduits que ceux de Rumili 22 • Il ne saurait être question ici de propriétés foncières individuelles; en revanche on peut admettre que les féodaux de Karaman ne-transformaient en va~lfs que des parties de leur propriété terrienne. Et ~'est logique: dans un système socio-économique qui n'érigeait pas en principe l'étatisation de la terre, le féodal n'était pas obligé de recourir à la protection du statut des vaklfs afin de garantir la possession héréditaire de sa propriété; aussi ne léguait-il à des fins réellement religieuses qu'une partie. Cette différence quantitative dans le régfme des vaklfs d'Anatolie, d'une part, et de Rumili, d'autre part, relève généralement du fait que les vaklfs pré-ottomans d'Asie Mineure surgissaient spontanément, et non pas sous la pression de la centralisation visant à priver les féodaux de' leurs proprié+és inconditionnelles; cette même pression les 18

forçait d'ailleurs à constituer des vakifs de tous leurs biens immobiliers menacés, comme c'était le cas des vaklf-sahibs de Rumili. Si en Rumili les vaklfs étaient bien plus vastes qu'en Anatolie, le mérite en revenait aussi au pouvoir central: les terres y étaient chrétiennes, leur colonisation avec un élément turc, ainsi que l'islamisation de la population aborigène, étaient une question de politique d'Etat. Il résulta que le vaklf ne se répandit point de façon spontanée, qu'il ne provenait pas de la propriéé féodale privée dans son ensemble, mais d'un ordre - temlik - du pouvoir central. Naturellement, le sultan n'offrait pas de temlik à n'importe qui et sans tenir compte des intérêts du pouvoir central. A cette époque de la conquête 23 , les grands mülks terriens apparaissent dans les régions balkaniques frontalières. Le centralisme ottoman avait tout intérêt à encourager les grands chefs d'armées à contribuer à une expansion aussi rapide qu'impitoyable, en faisant de gros propriétaires fonciers. Il importait égaIement de placer des masses considérables de la population étrangère sous la dépendance féodale directe des chefs d'armées et des hauts dignitaires dévoués él la dynastie. C'est la raison de la prolifération notamment des grosses propriétés foncières vaklf en Rumili. Il est significatif qu'on pouvait déjà faire une distinction très nette au XVIe siècle entre les vakifs légués à l'époque des dynasties islamiques pré-ottomanes et ceux qui apparurent en vertu d'un temlik du sultan. Tandis qu'au XVe siècle, sur le territoire de l'ancienne principauté de Karaman, par exemple, les vaklfs fonciers continuaient à avoir des limites bien nettes, c'est-à-dire à constituer des unités territoriales 24 , au siècle suivant la majorité des propriétés vaklf de la même région n'étaient plus formées que par la partie malikâne (voire même la moitié, le tiers ou le quart de celle-ci); la partie divanÎ de ces propriétés se trouva .à la disposition du fisc qui en faisait un autre vaklf, plusieurs timars, ou s'en appropriait directement les revenus26 . A cette époque, les vaklfs terriens de Rumili avaient des limites précises dont on pouvait retrouver la .description détaillée dans leurs sinurname ou hududname 28 • C'étaient fonc des propriétés dont le territoire était nettement tracé.

* En fait, sur le plan pratique, le problème central du vaklf est celui de son importance absolue et relative dans l'ensemble de la structure socio-économique de l'Empire et, en particulier, des Balkans. Car, qualitativement, l'institution du vaklf dépend directement de sa caractéristique quantitative. On ne saurait trop expliquer pourquoi (bien que des situtions de ce genre ne soient pas rares dans la science) le problème du vaklf se trouve dans une sorte de vis-à-vis du celui du fieffage. En d'autres termes cette étude se doit de prouver le rôle, la place et l'importance, en principe minimisé, du vaklf en tant que réalité. La raison en est que le système des timars a traditionnellement attiré l'attention des osmanistes (et l'attire denièrement aussi), ce qui le fait considérer comme déterminant dans la structure socrio-économique ottomane. En fait, le ~er'i ne laisse subsister aucun doute; il est interprété avec compétence par les rares connaisseurs du vaklf: 1/3 de toutes les terres conquises était destiné au hass du sultan, 1/3 à l'entretien de la cavalerie des vassaux et 1/3 était transformé en vaklfs27. Cette disposition du ~er'i­ ni plus, ni moins authentique que la fameuse fetva d'Abu Su'ud 27 a} sur le statut des terres miriye et des çiftliks de la reaya - est négligée par les osmanistes comme non prouvée, quoique la fetva en question puisse être également contestée sur le plan de son application effective, car des propriétés absolues apparaisserit quand même sur les terres miriye et que ces terres se trouvaient être elles aussi, parfois, parfaitement aliénables28 • Donc, la science semble s'arroger le droit de choisir les dispositions du ~er'i, auxquelles accorder créance et celles qu'elle prefère rejeter. Nous avons déjà fait apparaître que l'importance minime accordée au vaklf en tant qu'objet d'étude était un corollaire des conceptions contemporaines tendancieuses de certains historiens turcs, dont découle logiquement l'effort de sous-estimer également le côté quantitatif de laques.:. tion. ë. L. Barkan considère, par exemple, qu'au début du 20

XVIe siècle le vakif foncier occupait une place insignifiante dans la structure agraire de l'Empire où, plus tard, l'augmenter n'était plus possible29 . Les raisons de cette affirmation mal fondée sont faciles à discerner: suivant le même auteur, il serait (faux de considérer qu'une des causes de l'économie arriérée des pays de l'Islam serait le vaklf>30. Du reste, la (POlitisation> du problème des vaklfs dans les pays de l'Islam a entraîné jusqu'à une négation de leur diffusion. Une tentative a été faite dans certaines de nos études de dresser une liste, exhaustive au possible, des vaklfs terriens ayant existé jusqu'au XVIe siècle sur le territoire de la Bulgarie d'aujourd'hui. Les données en étaient extrêmement incomplètes, car elles n'étaient pas puisées dans les cadastres des vaklfs des terres en question, mais surtout dans des documents isolés, mentionnant tel ou tel vaklf. Mais aussi incomplète fat-elle, cette liste englobait quelque 250 villages vakifs31 , dont plus de 200 rien que sur le territoire du vilayet de Karaman au XVIe siècle 32 , en dépit de la sécularisation effectuée par Mehmet Il et annulant justement les gros vaklfs - ceux qui, notamment, comprenaient des villages. En 1603-1604, le nombre des seules maisons chr~tiennes des vaklfs fonciers d'Anatolie et de Rumili était de 95000 33 . Or, il est notoire que c'était précisément la reaya des va kifs qui était surtout musulmane - d'origine türk,provenant de colons, ou bien d'esclaves islamisés en échange de leur libération34 . Du reste, même si la proportion chrétiens/musulmans sur le territoire du vaklf avait été de 1 à 2, le nombre des ménages ruraux des vaklfs était de 300 000 à un million et demie, et ce pour la Rumili et l'Anatolie seulement. Bien entendu, toute évaluation ne serait qu'approximative en l'occurrence, mais une chose semble évidente: c'est que, même après la sécularisation des gros vaklfs fonciers, la place du vaklf dans la structure agraire ottomane n'était point mégligeable>; bien au contraire. Le nombre des timars et celui des vaklfs n'étant pas comparables, on ne saurait accepter comme fiable une méthode consistant à comparer des données relatives aux vaklfs et aux timars sur le territoire d'un eyalet. Tandis que le vaklf 21

des Balkans s'étendait en principe à des agglomérations tout entières, avec l'ensemble de leurs revenus, les terrains cqmmunaux, les terres en friche et les pâturages de montagne attenants36 , le timar couvrait rarement tout un village. Il était formé le plus souvent d'un nombre déterminé de familles de reaya habitant une partie du village, ou des parties de deux ou trois villages3 6 • Par conséquent, le nombre des timars rapporté à celui des vaklfs nous induirait inévitablement en erreur, et ceci en faveur du timar, catégorie prépondérante de propriété foncière sur l'unité territoriale donnée. Toutefois, pour étudier l'ensemble de la structure socio-économique des Balkans sous la domination ottomane, il serait d'une importance capitale de préciser le nombre et l'étendue de tous les va kifs fonciers de cette région. La mise au point de ce problème ferait la lumière non seulement pour ce qui est du caractère spécifique du statut, de l'exploitation et de l'ensemble du développement économique de plusieurs miUiers de villages balkaniques probablement, mais également sur des aspects purement politiques' de ce développement, sur lesquels nous reviendrons d'ailleurs dans nos conclusions. C'est cependant un travail difficile et de longue haleine que de réunir toute la documentation nécessaire sur cette . question, les documents relatifs aux vaklfs étant dispersés un peu partout et très fragmentaires. Et cette tâche ne saurait être accomplie par un seul osmaniste des Balkans. Mais comme l'étude du problème des vaklfs serait utile à l'historiographie de tous les pays balkaniques, on peut espérer queleurs osmanistes trouveront des formes efficaces de coopération pour découvrir et publier les renseignements disponibles, relatifs au vakif et à son fonctionnement sur la péninsule. A notre connaissance, une seule commission d'osmanistes travaille actuellement sur ce problème - à Sarajevo.

* Pour ce qui est du problème des étapes de l'évolution du vakif dans les Balkans, les difficultés sont tout aussi gran-

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des. Nous avons signalé que ces vaklfs avaient sauté une étape, celle caractéritique des vakifs d'Asie Mineure - la , ainsi que le passage des formes pré-ottomanes aux formes ottomanes. Le vaklf ayant été introduit dans les Balkans par. les Turcs Osmanlis, son évolution débuta donc à des formes ottomanes. Il est notoir~ que les mülks importants, parfois même immenses de l'époque de l'expansion ottomane dans les Balkans furent, en règle générale, transformés en vaklfs par leurs premiers propriétaires. Par conséquent, d'étape du mülk> fut également sautée par la plupart des vaklfs des Balkans, contrairement à ce qui s'est passé en Asie Mineure. (Sans parler du fait que, sur le territoire des Bétlkans, dans une grande partie des vaklfs constitués par le sultan ou les membres de la dynastie, l'étape du mülk était entièrement absente). De nombreux vizirs et grands vizirs se faisaient accorder par le sultan un temlik sur un fief qu'ils transformaient immédiatement en vaklf. Néanmoins le mystère subsiste quant aux moyens juridiques par lesquels nombre de représentants de la noblesse (beylerbeys, sançakbeys, par exemple, dont les domaines étaient en principe attachés à la fonction et qui, par conséquent, n'avaient pas le droit de les transformer en va kifs) se procuraient de vastes terres à titre de propriété féodale privée. Aussi inadmissible que cela soit du point de vue du ser'i,il existe des données selon lesquelles certains féodaux ottomans rachetaient des çiftliks ou des parties de çiftliks de la reaya, après quoi ils en faisaient des vaklfs37 • Ainsi, du fait même que, dans les Balkans, la nature mon-authentique> des mülks fonciers obligeait leurs possesseurs à recourir aux garanties du vaklf pour échapper aux confiscations éventuelles, l'étape du mülk fut ici, dans la préhistiroire des vaklfs, d'une durée minime. Les difficultés d'établir les étapes ultérieures de son évolution sont dues au fait que le vaklf, étant une institution dont l'entretien, les fonctions, etc. étaient rigoureusement définis par le (c'est-à-dire par les dispositions détaillées du testateur)38, ne pouvait, ni ne devait, en vertu de son statut

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juridique, subir de modifications sur le plan du droit de pro . priété, ou de l'exploitation. Ce postulat tiré du l?er'i est absurde, si l'on considèr le vaklf non pas du point de vue juridique formel, mais comm une composante vivante de l'évolution socio-économique C'est donc à juste titre que les auteurs avec lesquels b.l Barkan engage une polémique, soulignèrent que des vaklf furent une des causes du caractère arriéré de l'économie e de la misère des pays de l'lslam)39. En effet, conservatrice à outrance - surtout si l'on pense à sa colossale expansion l'institution du vaklf ne pouvait pas ne pas entraver l'ensemble de la vie socio-économique de l'Etat ottoman. logique en elle-même, cette constatation se doit cependant d'~tre nuancée dans le temps. Aucun doute qu'aux XIVe-XVIe siècles, époque à laquelle furent institutués les vastes et nombeux vaklfs fonciers des Balkans, les testateurs fixèrent dans les (conditions du vaklf> les formes d'exploitation et d'entretien, le capital liquide et les intérêts, les salaires, les sommes destinées aux travaux de réparation, etc., compte tenu de la situtation et des rapports socio-économiques objectifs de l'époque. Dans ces conditions, le vakif-sahib jouait, en tant que gros i propriétaire foncier ou gros propriétaire urbain, un rôle positif dans le développement de l'économie, car - étant propriétaire absolu - il avait le droit de réglementer, de façon plus souple et plus adéquate au moment concret, l'exploitation, les fonctions, bref l'activité économique de son vaklf, que ne l'aurait fait un timariote dont les initiatives économi- . ques étaient freinées par les dispositions du pouvoir central. l Aussi, est-il de règle de rapporter aux XIVe-XVIe siècles les i constructions monumentales des vakifs dans les Balkans,.' l'animation et l'extension des villages du vaklf et leur transformation en kasabas et en bourgades. Durant cette période des conditions du vaklf) correspondaient encore aux exigences du .développement objectif du système socio-économique ottoman. Mais ce système accusait un dynamisme qui lui était propre et qui, dans son ensemble, menait, dans tou- . tes les sphères de la vie de l'Empire, de la centralisation à la 1

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décentralisation, tandis que les (conditions du vaklf> empêchaient son mütevelli d'adapter le vaklf qu'il possédait ou gouvernait aux exigences des réalités en évolution permanente. Selon M. Begovi~ qui étudia le statut juridique des vaklfs en Yougoslavie, la plupart de ceux-ci se trouvèrent, aux XVIie-XVIIie siècles, acculés à des difficultés sérieuses du fait que la rente encaissée était fixée en fonction de prix, de loyers (de baux) et de taux, d'intérêt datant d'une époque déjà reculée. La dépréciation vertigineuse de la monnaie ottomane, surven~e entre temps40, réduisit à néant les revenus des vaklfs. Ce fut la raison pour laquelle les mütevellis étaient incapables d'assurer ne fût ce que l'entretien des bâtiments, comme de remplir les (conditions du vakif> sur le plan de la bie'nfaisance, de la rémunération du clergé, etc. 41

La conclusion de M. Begovic repose sur de nombreux renseignements concrets autant que sur la logique: il aurait été en effet impossible d'entretenir au XVIIIe siècle l'économie déjà diversifiée d'un vakif avec les seuls menus akçes fournis par les baux, les fermages et les intérêts dont les montants avaient été fixés au XVIe siècle. D'ailleurs la sou plesse dont faisaient preuve les vakif-sahibs lors de la constitution de leurs fondations, fit place, à partir du XVIIe siècle, à son antipode: un manque de souplesse extrême et fatal, résultat de l'obligation de respecter minutieusement des conditions du vaklf> fixées parfois depuis des siècles et, naturellement, périmées. En tant que réalité socio-économique, le vaklf perdit de sa vitalité, son statut lui interdisant toute évolution et conduisant son économie vers la ,décadence complète. En n'examinant ce processus que sous l'aspect signalé plus haut et dans la sphère des vaklfs urbains, M. Begovic omet d'analyser un autre aspect de ce même processus, à savoir la réduction, voire la disparition d'un certain nombre de vaklfs fonciers et urbains bien connus dans les Balkans. Ainsi le vaklf de Haci Muslihettin, à Edirne (Andrinople), constitué en 1423, fut vendu vers la fin du XVIe siècle à Sokollu Mehmet pa~a42, une partie du vakif de Sinan bey, également à Edirne, fut achetée par Rustem pa~a43; le serf 25

d'un timar de sipahis acheta un vignoble faisant partie d'un vaklf constitué dès l'époque de Mehmet /1 44 ;' dans des circonstances demeurées inconnues, plusieurs villages cessèrent de faire partie du vaklf de Mustafa pal?a durant la période allant du règne de Bayezit " à celui de Süleyman ler4 5 ; des sept villages que comprenait le vaklf d'Ahmet pal?a Hersekzade, fondé au début du XVIe siècle, il n'en restait plus que trois vers le milieu du même siècle 46 ; Ibrahim pal?a, viszir sous Süleyman 1er, constitua vaklf à sa mosquée 3 villages de la région de Kisilagaç, déjà mentionnés comme (c'est-à-dire dont le statut de vakif était tombé en desuétude) sous le règne du même sultan - en 1562 47 , etc. Un grand nombre de vakifs d'Istanbul réussirent également à avant même le règne de Süleyman 1er, ainsi qu'il,ressort de leur nouvel enregistrement, en 1546. Cela pasait inaperçu surtout dans les cas où c'était l'argent qui avait fait l'objet du vaklf - les quelques milliers d'akçes48 que le mütevelli, simplement, s'appropriait~ Signalons au passage qu'il n'existe pas de documents témoignant qu'un possesseur de vaklf ou un mütevelli fût tenu responsable d'avoir abusé de ses droits d'administrateur. De toute évidence suivant la jurisprudence ottomane, l'héritier ou le mütevelli héréditaire était responsable non pas pénalement, mais moralement, vis-à-vis du testateur dont la descendance ne s'était pas éteinte. Ce n'étaient que les mütevellis des vakrfs à descendance éteinte, nommés par le Ka di, qui devaient rendre compte à celui-ci de leurs activités, et ce pour la pure forme. Certains renseignements démentent la thèse selon laquelle, après le début du XVIe siècle 49 , on aurait cessé de distribuer des mülks fonciers, les seuls pouvant être à l'origine d'un va kif. " est vrai que Süleyman lerlO fut le dernier sultan à avoir constitué un immense vaklf foncier, mais jusqu'à la fin de son règne furent fondés d'autres vakifs, particulièrement nombreux51 • Par conséquent, la distribution massive des temliks se poursuivit au moins jusqu'au milieu du XVIe siècle. On peut d'ailleurs s'assurer que les vaktfs ne provenaient pas que de mülks fonciers, accordés aux XVe et XVIe siècles, comme l'affirme b.l. Barkan. C'est ainsi qu'en 26

1745 fut constitué le vaklf de $erif Hali pa~a à Chou mène, dont le testateur avait recheté un quart et demi du mukata'a du village de Karagur, dans la région de Varna, qu'il possédait comme malikâne, c'est-à-dire comme titulaire d'un droit de rachat viager6 2 • Le pa~a se fit accorder un temlikname qui faisait de lui de propriétaire absolu de son malikâne et légua aussitôt celui-ci à sa mosquée. Pa~ la suite il racheta les autres parties du même mukata'a, pour lesquelles il obtint un temlikname supprémentaire, en les léguant à leur tour53 • En d'autres termes, même au XVIIe siècle où la pratique des donations de mülks fonciers était depuis longtemps oubliée, certains gouverneurs (Halil pa~a était kethuda du grand vizir), fermiers de revenus de l'Etat, parvenaient à se munir illégalement d'un temlik, transformant ainsi le revenu d'une localité en propriété sur celle-ci, afin de pouvoir en faire un vaklf. Il est à noter que le testateur en question ne constitua pas un vaklf de par sa destination, mais un tevliyet héréditaire - la forme de propriété féodale privée la mieux garantie contre les confiscations. Du reste, même si l'on admettait qu'après le milieu du XVIe siècle ou le début du XVIIe le vaklf accusait une nouvelle étape évolutive - de réduction progressive, voire de disparition d'un grand nombre de vaklfs fonciers (soit à cause des inadéquates à la dépréciation monétaire, soit en raison d'une vente des biens immobiliers du vakif, ou d'une confiscation), il convient de signaler qu'il y avait des exceptions à cette règle: après cette période les va kifs furent constitués non plus à partir de mülks fonciers, mais de mukata'as rachetés sous forme de malikâne et dotés ainsi, illégalement, du statut des mülks fonciers. Malgré la déchéance générale du vaklf en tant que grosse propriété foncière et urbaine, il importe de ne pas négliger ce fait essentiel: exception faite des cas où le fisc privait une terre de son statut de vaklf pour la replacer sous le régime des 'terres miriye, dans tous les autres cas - d'appropriation, de vente, de donation, de transfert quelconque de la propriété, d'échange (contraires aux dispositions du ~er'i, tout comme dans les cas ci-dessus), l'ancien vakif conser-

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vait son statut de propriété privée absolue et inconditionnel en dépit du changement de propriétaire.' S'il s'agissait d biens immobiliers urbains, que le ~er'i considérait {vra mülk, la maison, l'auberge, les bains, la boutique ou le vign ble reprenaient simplement le statut auquel ils avaient ét soustraits en tant que vaklf, pour redevenir mülk urbai Néanmoins, il en était autrement des vaklfs fonciers prove na nt d'un mülk mon véritable>. La littérature scientifique accorde une attention partie lière au problème de l'apparition des çiftliks en tant qu forme de propriété féodale absolue dans l'Empire ottoma caractéristique de la période des XVllle-XIXe siècles. On sa par exemple que les propriétés foncières des nombreu· ayans matériellement puissants de cette époque étaie constituées essentiellement par les çiftliks 54 • Les auteur ayant consacré leurs études à l'institution des çiftliks so presque unanimes à considérer que ceux-ci apparurent p les voies suivantes: expropriation de terrain~ communau achat de fermes de la reya, rachat de mukata'as (c'est-à-dir obtention de malikâne)66. Cette constatation est certaineme. juste, bien que n'étant pas étayée par de nombreux témoi gnages écrits. (En principe les çiftliks étaient créés illégale ment, si bien qu'on ne peut pas s'attendre à un grand nom bre de documents y relatifs). A notre avis cependant - insuf fisamment étayé d'ailleurs par des preuves positives chat de terres vaklf par des personnes privées constituai également un mode de constitution des çiftliks. Une pratL que de ce genre s'amorçait dès l'étape évolutive précéd~nt du vaklf - c'était la de villages entiers, d mezr'as, de çiftliks, etc. appartenant au fonds des va kifs. Leu ne peut s'expliquer que par leur vente à des per sonnes privées étrangères à la fondation respective. L'histoire de certaines agglomérations nous apprend qu'un village ou un cemaat de yürüks achetaient parfois à un vaklf un pâturage, ou une forêt 56 • Par conséquent, si un tel terrain était acheté non plus par toute une commune rurale mais par une personne privée, celle-ci jouissait d'un droit d 1 propriété absolue sur ce terrain et pouvait en faire un çiftlik.

ra

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Cette affirmation n'est qu'une hypothèse, quoique les arguments en sa faveur sont tout aussi nombreux que ceux inVoqués jusqu'ici pour prouver les modes de formation des ciftliks. Cette hypothèse était indispensable afin de suggérer ~ux auteurs étudiant les çiftliks de rechercher des souvenirs et des légendes locales susceptibles d'appuyer la thèse de l'existence d'encore un mode de création des çiftliks 67 • Ainsi, en essayant de brosser le tableau de l'étape' des vaklfs balkaniques qui commence à partir du XVIIe siècle, il faut, en dépit des données restreintes dont on dispose, convenir qu'elle se caractérise par deux aspects: A) La majorité des vaklfs urbains des Balkans furent vendus à des citadins, personnes privées, ce qui leur restituait le statut initial de mülk ouverte au pouvoir central, ou du moins cessait d'être son appui solide? Les (féodaux privés) réussirent-ils dans leur lutte pour l'affermissement et l'expansion de leurs positions économiques 7 . Pour expliquer le contenu du processus socio-économique général des Balkans subjugués, il importe de fournir à ces questions une réponse qui préciserait les différentes étapes du rapport centralisation/décentralisation dans l'Empire ottoman, entre le secteur d'Etat et le secteur privé de son économie. Mais nos connaissances actuelles sur le vakif, qui sont loin de pouvoir la donner, ne peuvent que proposer, pour le moment, des hypothèses. Il est çaractéristique, par exemple, que dans la documentation ottomane officielle les rense.ignements relatifs au vakif commencent à se faire plus rares, au moment même où ceux concernant les malikânes et les çiftliks deviennent plus fréquents, Il en est de même pour les hass des sultans et les timars des sipahis, qui, à la même ,époque, figurent

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dans les documents surtout comme des mukata'as vendu en malikane81 • Ce qui permet d'inférer qu'après l'extinction de la descendance d'une partie des fondateurs de vaklfs, leurs biens revenaient au fisc qui, à son tour, en faisait des mukata'as en les vendant en viager, ce qui était une pratique assez répandue au XVIIIe siècle. En fait, ainsi qu'il ressort de presque toutes les , ces biens devaient acquérir le statut de . Ils étaient également des islami56

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sateùrs (si l'on peut forger ce terme par analogie avec le précédent). Et même avant qu'on n'ait pu dresser /'inventaire complet des habitats appartenant aux domaines vaklf sur la péninsule des Balkans, un fait ressort à l'évidence: les régions de constitution compacte de vaklfs étaient en même temps des régions où l'islam ainsi que l'assimilation remportaient des succès. " s'agit de la Thrace orientale, des régions côtières de la mer Egée, de la Bulgarie du nord-est avec la Dobroudja, du Rhodope septentrional et oriental, de la région de Skopje, de la Grèce du nord, de la BO,snie. Avec ses institutions publiques et ses constructions monumentales dans chaque 'ville et chaque kasaba de la péninsule, le vakif devait montrer, prouver aux chrétiens asservis la prospérité économique et culturelle qui leur sourirait, s'ils consentaient à se convertir -forte tentation pour une population locale, condamnée par les conquérants à la misère et à l'ignorance, propagande dirait-on de nos jours, audio-visuelle des avantages de J'appartenance à la communauté musulmane. Mais l'activité islamisante des vakifs n'était pas qu'audio-visuelle, elle fut générale: la concentration du clergé musulman autour des institutions religieuses des Balkans, la charité bruyante pratiquée par les imarets, la puissance économique de milliers de producteurs dépendants, les crédits qu'ils distribuaient aux économiquement faibles - tout cela donnait aux gros vaklfs de n'importe quelle région de la péninsule une importance primordiale dans la politique ottomane d'islamisation et de colonisation des Balkans. C'est un fait logique et non pas un hasard, si sur les 2 515 fondateurs de vaklfs à Istanbul durant le premier siècle de sa conquête, 820 personnes étaient de la génération des premiers convertis à J'islam 124 , ce qui revient à dire que 30% des vaklf-sahibs de la capitale étaient des néophytes. Et ce grand pourcentage fait penser que le droit même de fonder un vaklf - le droit de placer son bien sous sa protection - inaccessible à tout chrétien aisé, dont la fortune fut toujours menacée, aurait incité certains chrétiens aisés des villes balkaniques à se convertir, pour, aussitôt après, vakifier leurs biens ou capi-

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taux liquides. Ainsi et venant s'ajouter aux fonctions de propagande et idéologiques des vaklfs, la forme même du vaklf qui uniquement garantissait aux nantis des droits sûrs de propriété privée dans un Empire où tout était précaire, explique l'islamisation des couches moyennes urbaines de la population chrétienne. Aussi les osmanistes balkaniques ont-ils le devoir d'étudier assidûment, de manière conc~te et sous tous leurs aspects, la place et le rôle du vaklf dans la. péninsule des Balkans. Car ce problème est non seulement important pour rhistoire socio-économique de cette région sous la domina~ tion ottomane; il se trouve également et directement ratta,ché à son histoire politique, aux modifications démographiques et ethniques, fruits de la politique agressive d'une autorité étrangère aux peuples balkaniques et à leur culture.

:j 1

NOTES

1 Ô. BARKAN, XV-ve XVI-Incl as rlarda Osmanll Imperatorlugunda toprak il?çiliginin organizasionu allnan !?ekiller - Istanbul Universitesi Iktisat Fakültesi mecmu'asi. C.I., S. 2, 1939; Osmanll Imperatorlugunda bir Iskân ve kolonizasion metodu olarak sürgünler - ,,1stanbul Universitesi Iktisat Fakültesi mecmu'as", C. XI, XIII, XV; Osman!! Imperatorlugunda çiftçi slnlflannln hukuki statüsü - Ülkü. C. IX, S. 49, C IX, S. 50, C. IX, S. 53, C. 10, S. 58, C. X, S. 19; M. KOPRÜLÜ, Ortazaman T6rk-lslâm feodalizmi - Belleten, S.V., S. 19; 1. USUNÇAR$ILI, Osmanll Devletinin Merkez ve Bahriye Tekilâti, Ankara, 1948 2 M. d'OHSSON, Tableau général de l'Empire ottoman, Vol. 1, Paris, 1787 p. 164, O.L. BARKAN, $er'i miras hukuku ve evlâtllk vaklflar, Istanbul Üniversitesi Iktisat Fakültesi mecmu'asl, C. VI, S. 1, pp.

156-157 Y. UCEL, Osmanll Imperatorlugunda dezentralizasiona (Adem-i merkeziyet) - Belleten, C. XXXVIII, pp. 684-699 4 V. MUTAFéIEVA, Str. DIMITROV, Sur l'état du système des timars des XVII-XVIII s., Sofia, 1968; V. MUTAFëIEVA, L'institution de l'ayanllk pendant les dernières décennies du XVIIIe s. - en Etudes balkaniques, v. 1-11, 1965; Cbw,ama, KbM Bbnpoca 3a cbçmaBa u o6Auka Ha oCMaHckama cpeogaAHa kAaca npe3 XV-XVI B. - ucmopullecku npeaAeg, 1961, kH. 6; Cbw,ama, 3a pOMma Ha Bakbcpa B apagckama UkoHoMuka Ha 6aAkaHume nog mypcka BAacm XV-XVI B. - 1113Becmufl Ha IIIHcmumyma 3a ucmopufl, m. 3.

10, c. 121-145. 5

T. ÜCEL, op. cit., p. 696

6B. MYTA(J)4I11EBA, AapapHume omHoweHUA B OCMaHckama UM!nepUA nps3 XV-XVI B., COCPUA, '1962, c. 247-250; KbpgrokaAuucko BpeMe, COcpUA 1077, c. 16-32.

59

\

O. HALlMI, Ahkâm-ul evkaf,lstanbul, 1307; J. KRACMARIK, Das Waqfrecht vom Standpunkte des Sarïatrechts der hanefitischen Schule Zeitschrift der Deutschen MorgenLandischen Gesellschaft, Bd. 45,1891 A. HEFFENING, Wakf. - cf. En .. zyklopadie des Islam, Bd. IV, Leiden/-Leipzig, 1934 O. BAR K-AN, $eri'miras hukuku ... , Malikâne-divani sistemi. - Türk hukuk ve iktisat tarihi mecmu"asi, C. 'VII, S. l, 1941

7

1 't

D. BAR KAN, Osmanli imperatorlugunda çiftçi siniflarinin hukuki statüsü ... , p. 102-103 !) Nombre de ces vakifnamés furent publiés dans les annales spécialisées Vakiflar derg~si, édition dl) Vaklflar umum müdürlügü, C.1. VII, Ankara, 1938-1968. Les vakifnamés abrégés - !?art-i vaklf - au nombre de 2515 sont rentés dans le régistre des vakifs d'Istanbul de 1546, publiés par O. Barkan et E. Ayverdi (Istanbul vaklflan tahrir defteri, 953 (1546), 'Istanbul, 1970). Des vaklfnamés datant du XVe et du XVIe siècles sont publiés dans le recueil de rA. EAE30.. B VI fi , Typcku cnoMeHuu,u, kH. l,cB.1, 6eoapag,1940aussi. Assez nomil

breuses sont les publications de vakifnamés isolés de vakifs de la '.~:,.: ,. Peninsule Balkanique - ,Ll,. VlX4 VlEB, Akm 3a 3aBew,aHue Ha Kapl\oBcku meBl\uem - Vl3BecmuA Ha Vlcmopu4eckomo gpy~ecmBo m. III, 1911; X. KAAEWVI u M. MEXMED,OBCKVI, Tpu BakYCPHaMu Ha Ka4aHukl\u MexMeg nawa, Ckonje, 1958; O. ERGIN, Fatih imareti vakifyesi, Istanpul, 1945 H. SABANOVlé, Dvije najstarije vakufname u Bosni, Sarajevo, 1952; H. KALESI, Najstariji vakufski dokumenti u Jugoslaviji na arapscom jesiku, _ Pristina, 1972 10 Un fragment d'un inventaire de vaklf semblable pour une partie de la Bulgarie septentrionale. est conservé à la séction orientale de la Bilbiothèque Nationale, sign. OAK 217/8 Il. Section orientale de la Bibliothèque Nationale, sign. Defteri, No. 62, feuille 1 12 O. BAR KAN et H. AYVERDI, Op. cit. 13 B. ATSIZ, Ein unbekannter Erlass Sultan Selim III betreffs Vakf- ! ~ Verwaltung in Nordgriechenland - en: Studi preottomani e ottoma- ~I ni, Napoli, 1976, p. 15 14 1. USUNÇANRSÇILl, Anadolu beylekleri ve Akkoyunlu, Karakoyunlu devletleri, Ankara, 1937; Le même auteur, XIV-ve XV-inci asirlarda Anadolu beyliklerinde toprak ve halk idaresi. - Belleten, C. Il, S. 5-6 D. BARKAN, Mülk topraklar ... ; Malikâne-divani sistemi. - ; , 1

60

Cbw,ama, K Bonpocy 0 3eMeBI\ageHuu B Cupuu XIV-XVI BB. - en: B~3aHmuuckuu BpeMeHHuk, m. XXIV, 1965 Türk hukuk ve iktisat tarihi necmu'asi, C. Il, 1939; Z. KARAMURSAL, Osmanli malî tarihi hakkinda tetkikler. Ankara,

1940 V. MUTAFCIEVA etc., Die Wakfe in Karaman (XV-XVI Jrh), Etudes balkaniques, t. V n.'; C"bw,ama, K Bonpocy 0 3eMeBI\8geHuu B Cupuu XIV-XVI BB. - en: BU3aHmuuckuu BpeMeHHuk, m. XXIV, 15

1965 16

.

ë. BARKAN, Kanunlar. C.I., Istanbul, 1943, p. 83

V. MUTAFèIEVAetc., Op. cit. p. 71-72 Ibidem, p. 72. Les modifications dans le vaklf d'Ibrahim bey Karamonoglu peuvent être poursuivies à travers plusieurs publications, notamment chez: I.H. USUNÇAR$ILI, Karamanoglu Ibrahir:n beg vaklfiyesi. Belleten, C.I, S. 1, 1937; la même chose resumée chez b. WAMCYT,ll,VI HOB, BakQJ-HaMe Vl6paauMa 6eA .U3 kHAf'kecmBa KapaMaH. - Kpâmkue coo6w,eHuA VlHcmumyma BocmokoBegeHuA, Bbln. XXII, 75-81; F. UZLUK, Fatih devrinde Karaman eyaleti vakiflari fihristi, Ankara, 1958 17 18

19 ë. BARKAN, Malikâne-divanî .... , p. 126-143; Mülk topraklar "', pp. 158-160 20 1. USUNÇAR$ILI, Osmanh devleti te!?kilâtina methal. Istanbul, 1941, pp. 166-170

21B. MYTAUA, 1962

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reux ou gratuit et transformable en va kif, sans charges ni obligations féodales. Tout comme les terres soumises au payement d'une dîme ou d'un harac, les terres rakaba -les vrais mülks, appartenaient formellement à leurs propriétaires3. Mais comme la part des (vrais) mülks était, dans l'ensemble du système féodal ottoman, insignifiante et n'avait pas influencé l'aspect général de la propriété foncière, ces mülks ne font pas l'objet de la présente étude. En dehors du vrai mülk, il existait également un autre le faux (gai-i sahih), c.-à-d. le mülk foncier et le vaklf qui en découlait. Mais alors que les institutions de la propriété foncière de fonction s'étaient affirmées et développées dans le cadre de l'Etat ottoman, le mülk foncier et le vakif avaient été entièrement empruntés aux formations étatiques (islamiques) qui l'avaient précédé.

LE MÜLK ET LE VAKIF DANS LES SOCIÉTÉS PRÉ-OTTOMANES.

Le mülk (ar.) ou milk (pers.) en tant que. propriété immobilière, portant principalement sur des terres, aliénable et transmissible à titre onéreux et gratuit, ou par succession, reconnue d'ailleurs par le ~er'i, existait depuis les premiers siècles de l'islam. Il apparut dans le Califat arabe aussi et n'accusait aucun trait féodal. Après la féodalisation des pays faisant partie du Califat, on désignait par mülk la petite propriété foncière des producteurs directs autant que la propriété inconditionnelle, absolue sur des territoires plus ou moins étendus, à population productive. Dans ce sens, le mülk devenait une institution féodale, rappelant selon certains auteurs l'alod franc4. Il est notoire que, dès les premiers siècles du Califat arabe, le pouvoir distribuait à des personnes privées des terres en ikta malgré que, par certains de ses traits, celui-ci représentait le prototype du fief de fonction répandu plus tard dans les sociétés islamiques: il constituait également un 68

embryon de mülk fonciers. Après la décadence du Califat, dans toutes les formations féodales türko-mongoles de droit islamique, existaient, sous différents aspects, des mülks au statut plus ou moins modifié. C'est ainsi que dans le sultanat seldjoukide d'Ikonion, de pair avec l'ikta (dans le sens de propriété foncière de fonction) existait le mülk foncier concédé parle sultan à d'éminents chefs militaires ou hommes d'Etat 6 • Après la décadence du sultanat et'des nombreux petits Etats féodaux surgis sur son territoire, apparurent des mülks fonciers dont les possesseurs disposaient de droits illimités. Chez les Seldjoukides d'Anatolie, on vit même apparaître une vaste propriété foncière fondée sur le mülk7 • En Azerbaïdjan et en Arménie, qui, au début du XVe s., faisaient partie de l'Etat türk de Karakoyunlu, des fiefs et des terres mülk existaient parallèlement. Le pouvoir central y vendait même en mülk d'importantes propriétés foncièresS. Vu qu'un des traits fondamentaux du mülk était le droit de son propriétaire d'en faire un vaklf, des vaklfs fonciers apparaissaient également partout, en tant que conséquence directe de l'existence des mülks fonciers. Par conséquent, le mülk foncier et le vakif représentaient un phénomène géoéral dans les Etats féodaux islamiques pré-ottomans, bien qu'il existât également une propriété foncière de fonction, en tant que forme caractéristique et très répandue de fief féodal.

L'INSTITUTION MALlKÀNE-DIVANI.

Les catégories analogues constatées dans l'Empire ottomaet dans les principautés d'Anatolie à la veille de l'expansion des Osmanlis, sont importantes pour l'étude du mülk foncier et du vakif. Apparues à la suite des tendances séparatistes ayant mari dans le Sultanat seldjoukide, ces principautés comportaient une aristocratie terrienne qui possédait inconditionnellement des terrains hérités. De pair avec les mülks fonciers au sens propre du terme, il y avait aussi, aux XIIIe-XIVe s., une autre variété, adoptée ou plutôt conservée

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par les institutions agraires ottomanes: le système malikâne-divani. Alors que dans les mülks fonciers, la possession inconditionnelle de la terre appartenait au mülk-sahib, c'est-â-dire au propriétaire du mülk, dans le malikâne-divani la propriété était partagée entre celui-ci et le pouvoir central. Malikâne-divani signifie en fait non pas l'immeuble, mais son revenu, malikâne étant la part du féodal, et divani - celle qui revenait à l'Etat. La part malikâne appartenait toujours et inconditionnellement au malik, tandis que la part divani pouvait être soit perçue directement par le fisc, soit remise en fief (dirlik) à une personne occupant un poste administratif, soit, enfin, transformée en vakif9. Dans l'Empire ottoman, le système malikâne-divani n'eut pas d'avenir. Diverses possessions foncières, concentrées presque exclusivement dans les eyalets de Rumi, Malatia, Karaman, Yeni il, etc. continuaient d'être soumises â ce régime pour autant que leurs maîtres faisaient partie d'une classe féodale nouvellement constituée'o. Le système malikâne-divani exista dans les régions citées jusqu'en 1593, où il fut supprimé pour mettre fin aux interminables litiges concernant les revenus des terres." Et le fait que non seulement il ne se développa pas dans les conditions nouvelles de l'Etat ottoman centralisé, mais déclina rapidement, prouve éloquemment qu'il représentait un reliquat de rapports juridiques étrangers à la société ottomane de la période qui nous intéresse'2

LE STATUT .;JURIDIQUE DU MULK DANS L'EMPIRE OnOMAN

Au cours de la conquête ottomane, alors que la propriété de fonction n'était qu'à ses débuts et s'établissait progressivement, les sultans, précisement du fait qu'il n'existait pas encore un nouveau système de propriété foncière, adoptèrent certaines des institutions agraires existantes, surtout le mülk qui constituait la base même du régime foncier féodal

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des principautés turques d'Asie Mineure.13 . Comme une partie de l'aristocratie des principautés anatoliennes fut incluse dans la classe féodale ottomane et conserva aussi ses droits de propriété foncière, et comme les premières conquêtes des Osrnanlis concernaient précisément l'Asie Mineure, l'institution du mülk foncier, devenue déjà une catégorie agraire ottomane, fut propagée avant tout en Anatolie où elle :conserva une place relativement importante dans le système des propriétés foncières, jusqu'à la fin même du XVIe S.14. Toutefois ce qui intéresse notre recherche, c'est la propagation du mülk (et par là, du vaklf) non pas en Asie Mineure, où existait déjà, jusqu'à un certain point, une catégorie agraire, mais dans les Balkans et plus précisément sur les terres bulgares. Là, le mülk foncier et le vaklf faisaient partie du système féodal ottoman et leurs aspects étaient:débarrassés des éléments pré-ottomans(du malikâne-divani, par exemple) de l'Asie Mineure. Les juristes ottomans considéraient ce mülk, établi notamment sur des terres miriye, comme . En fait, cela signifiait qu'il pouvait la transmettre par voie successorale, par vente, ou donation, ou en faire un vaklf, à sa guise18 • Dans son ouvrage où les mülks fonciers et les malikânes . répandus à son époque étaient traités sur un pied d'égalité, , Ali çaus de Sofia définit comme suit leur statut juridique:;

1 i ~

TEMLlKNAME (MULKNAME), SINURNAME (HUDUDNAME), MUKARERNAME.

L'examen des actes officiels concernant la possession des mülks fonciers s'impose et cela pour des raisons autres que formelles. Les documents délivrés par le pouvoir central lors de la constitution de ces domaines font apparaître toute une série de traits caractéristiques de l'essence de la propriété foncière mülk. Les mülks fonciers ottomans n'étaient pas vendus par le fisc, mais provenaient d'un don de la part du pouvoir central. Les droits du mülk-sahib étaient fondés sur un acte officiel, appelétemlikname ou mülkname, et son octroi était soumis à une procédure spéc!ale: sur un ordre du pouvoir central, le kadi dans la compétence duquel se trouvaient les terres (le futur mülk) pré.cisait,en prenant à témoins les habitants du li~u, les limites exactes 'des villages, ou des terraing2'. Le mülkname même était alors délivré en vertu du procès verbal dressé par le kadi. Cette procédure semble n'avoir pas été obligatoire durant les premières décennies de la conquête, de nombreux temliknames de cette période étant rédigés en termes fort généraux, laconiques22 , et c'est probablement à .cause des litiges qui éclatèrent par la suite entre I~s mülk-sahibs et les tenants de fiefs dans les diverses provinces, qu'on en vint à imposer la pratique ci-dessus, dans le but évident de préciser dans les plus infimes détails les droits des propriétaires mülk. Selon la pratique du début, qui .consistait à-indiquer sommairement les propriétés mülk, il fallait postérieurement leurs limites exactes. Le mülk-sahib adressait une requête au pouvoir central, qui ordonnait au kadi local de les établir de façon compétente. Le document de la chancellerie du sultan, rédigé sur la base du procès-verbal du kadi, s'appelait sinutname ou hududname. Les nombreux sinurnames joints aux listes des vakifs issus de mülks' fonciers, laissent voir la manière détaillée dont étaient tracées les limites du terri73

toire donné en mülk: les pierres, les arbres et les fossés qui les marquaient étaient fréquemment désignés 23 • La procédure d'obtention d'un mülk foncier accusait certains traits importants pour la recherche, comme ce fait particulièrement significatif que les premiers temliknames n'indiquaient pas les limites des mülks. Cela prouve que, sur le territoire de l'Empire, le nombre des' domaines féodaux n'était pas encore très grand. Cette approximation dans l'indication de la surface du mülk disparut par la suite, ainsi que le prouvent à partir du XVe s. et en particulier du XVIe s., les sinurnames plus détaillés24~ En effet, le domaine foncier militaire, le fief, qui quadrillait étroitement les terres de l'Empire de cette époque, imposait une délimitation exacte des mülks fonciers. La seconde conclusion à laquelle nous mènent les renseignements sur la procédure d'établissement d'un mülk et qui caractérise nettement l'essence de ce genre de domaines est la suivante: alors que les documents relatifs aux fiefs indiquent uniquement le montant du rapport d'un fief et par conséquent ne visent aucun territoire précis, les temliknames et les sinurnames tracent dans les détails, minutieusement, les limites du territoire. D'ailleurS, pendant que timar signifie autant le fief que le revenu, le terme de mülk se rapporte ' toujours à un territoire déterminé. Un autre genre de documents concernant le mülk sont les mukarernames. Il s'agit d'un acte appelé parfois simple- i ment hükm (décret) par lequel chaque nO,uveau sultan con- i firmait le mülk de tel ou tel féodal 26 . De même, si un mülk changeait de propriétaire par suite d'une vente, la nouvelle 1 propriété ne devenait valable que sur confirmation par un mukarername 28 . Le mukarername ne peut être considéré comme une simple formalité. La confirmation périodique nécessaire de la propriété permettait au pouvoir central d'en conserver le contrôle, le mülk ne s'isolant ainsi pas entièrement des domaines de l'Etat. Par ailleurs, le mukarername est l'ex- ' pression d'une situation réelle des choses: le mülk foncier était pratiquement , c'est-a-dire un don qui n'engageait 74

que le donateur (le sultan régnant) personnellement, mais pas obligatoirement ses successeurs, non plus que le pouvoir central en général. .

LA SUCCESSION AU MOLK FONCIER.

Nous avons vu que la tradition juridique ottomane définissait de façon très générale les droits du mülk-sahib, celui de léguer, de vendre ou de vakifier ses terres. Toutefois, il ressort nettement des sources ottomanes qu'en pratique hériter d'un tel genre de domaine était chose relativement rare. Rares sont en effet les cas d'un mülk demeuré entre les mains d'une famille durant plusieurs décennies sans être transformé en vakif. Ainsi, par exemple, Mehmet bey, fils de l'émir tatar de Samsun, reçut en temlik le village de Konu~, dans la région de Stanimaka, à l'époque de Mehmet 1er. Ses descendants continuèrent à posséder ce mülk également sous Bayezit II. Le petit-fils de l'émir de Kastamonia, Isfendiar, Bayezit celebi, conserva durant le règne de Süleyman 1er un mülk donné à son père dans la région de Dimotika. Le village de Ravnik, dans la région de Plovdiv, était le mülk des fils de Mihaloglu à l'époque de Bayezit II. Ils l'avaient en héritage, de leur père. Davud pa~a, vizir du même sultan, légua à son fils, en mülk, deux villages. de la région de Dimotika, etc. On pourrait énumérer des dizaines d'exemples similaires27 , mais ils ne changeraient rien à la constation que le mülk était transmis par succession à une, au maximum deux générations, après quoi il était toujours transformé en, vakif28. Donc, de tous les droits de propriété sur le mülk, celui qui était le plus rarement utilisé était le droit, fondamental d'ailleurs, d'en disposer par legs, soit le droit d'y succéder.

LA VENTE DES MULKS FONCIERS.

Une des conséquences les plus importantes du droit de propriété suprême de l'Etat sur les moyens de production dont

75

{t

i notamment la terre, était que, dans l'Empire, les domainesl fonciers se trouvaient en dehors de la libre circulation. LaT masse des tenants de fiefs ne disposaient nullement du droit' d'acheter ou de vendre des terres pour leur propre compte.' Le privilège exclusif de répartir les revenus :des terres entre les membres de la classe féodale était conservé par le pouvoir central, les divers tenants de fiefs n'ayant pas la possibilité d'augmenter leurs revenus par l'achat de terre avec la; population productive qui y était rattachée. Ce principe con- c cernait toutefois uniquement la propriété foncière conditionnelle, de fonction. En ce qui concerne les possesseurs de mülks, ils avaient les mains libres pour toutes les opérations concernant l'aliénation de leurs domaines. Bien que, lors de la confirmation d'une propriété de fonction, de tellesopérations eussent été plus rares, jusqu'à cette époque et, excep~ tionnellement sous Bayezit Il, elles constituaient une pratique courante. Vu que la littérature spécialisée n'a pas accordé jus-Î qu'ici une attention suffisante à ce régime fort libre des ter-~ res en fait miriye (durant la période indiquée), nous estimons! devoir présenter ici quelques données, concernant la vente' de terres mülk (voir table 1). Lesdonnées ci-dessous, qui d'ailleurs ne constituent~ q,J'une partie de la masse de renseignements se rapportant~ aux ventes de mülks fonciers, témoignent incontestablement de la liberté de circulation d'une partie des terres de l'Etéltf dès la période examinée ici. Malheureusement, le rapport ir entre le revenu féodal ec le prix de la propriété n'a pu être' établi faute de données à cet égard. En effet, certains docu- ~ ments indiquent le revenu des propriétés et d'autres -Ieursf prix, mais nous ne disposons pas de sources qui contiennent' , en même temps les deux éléments. C'est pourquoi force nous est de conjecturer sur le revenu moyen des différentes ~ propriétés. C'est ainsi que, dans le tableau ci-dessus, le revenu ~ moyen des exploitations agricoles est d'environ 1500 akces, .~ alors que le seul prix indiqué pour une exploitation de' ce' genre s'élF?ve à 3500 akçes. Le revenu moyen d'un village'

i'

1 t

76

Vakif on non

Acheteur

Objet

Revenu

Prix

Reçu de

1

2

3

4

5

6

7

8 non

oui

Mihail, fils de Comnène Fils de Mihaloglu Hekimoglu

Silahdar Zaganoz Mehmet bey Karag6z bey

vil. Kavaklula alan, Siroz vil. Ravnik, rég. Plovdiv vil. Hekimk6y rég. Dimotikà

Haci Ibri

-

Fille de Haci Ibri

Hidir. fils de Hasan fakih Kutlu bey

Fils d'Asi Mu~kiar

Zaganoz bey Femme de Mehmet Il

-

Mahmut, fils de is fendiar Femme de de Taci bey $ehabettin suba~i

-...J -...J

Vendu sous

Vendeur

-

-

Bayezit 1

6615

-

-

Mehmet Il Bayezit

4042

-

-

Murat Il

Çiftlik rég. de Ma Iga ra Çiftlik rég. de Malgara

200

-

Murat 1

Mehmet Il

oui

-

3500

Murat 1

Mehmet Il

non

vil. Keçi, Sparta vil. Azizlu, rég. Dimotika viL, reg.

-

-

-

Bayezit Il

-

5948

-

-

Bayezit Il

oui

-

-

Mehmet Il

Mehmet Il

non

Ama3ia vil. Kazganci rég. Ergene

1482

-

Murat Il

-

oui

oui

-....J

2

1

00

, Bayazit petit-fils d'Isfendiar Mehmet bey, fils du grand vizir Davud pa~a Fisc

Mahmut pa~a

vizir Obren Mehmet

Ahmet pa~a

Héritiers de Dogan bey Gevher sultan Ahmet pa~a

Fille dïbrahim bey $arabdar Hamza _...,,;,iilÎil'~i.,' .. "

Davud pa~a

vizir Ahmet pa~a

Hüsrev bey, sancak bey Mustafa

son épouse " . +~.~':i ~ .~:c,.

. ....

3 mezr'a, vil. Azizlü, rég. Dimotika vil. Çaus et Sucak pinar, rég. Dimotika. Çiftlik Hasan fakih, rég. Edirne vil. Timurhan ciftlik rég. Edirne vil. Kalamiçe, rég. Ke~an vil. Hersek et Rus këy, rég. Ke~an Çiftlik Ismail bey, rég. Ipsala vil. Bekta~, rég. Dimotika J: ,-

4

5

6

-

-

Mehmet

Süleyman 1 Bayezit Il

Il

-

8

7

oui oui

-

-

2517

-

5108

-

-

"

OUI

4339

-

-

"

oui

4100

-

-

"

-

-

Süleyman çelebi

"

oui

598

-

Murat Il

Bayezit Il

oui

non

Bayezit Il

-

j

oui

~

'J~

2

1

Süleyman çelebi Mehmet, fils d'Isfendiar Mehmet, tris de Hidir çelebi Piri Mehmet pal?a Héritiers de Saruca pal?a "

-.1

$arabdar Zaganoz

Mehmet pal?a Mustafa pal?a Mehmet pal?a

3

4

vil. Tuica Balaban et Timuroglu vil. Vrabtchichté et Tumtchovichté, rég. Tetovo· mezra a Konuch, rég. Dimotika

8655

Mehmet pal?a

Çiftlik de Kazanci, rég. Dimotika

Mehmet çelebi

vil. Doganoglu, rég. Kazilagaç vil. Kirk Ali, rég. Malgara

Mustafa pal?a Mehmet bey, défterdar Ishak pa~a

\.0

1

vil. Baba agaç, rég. Gallipoli vil. Zaganoz bey, rég. Dimotika

6

5

-

7~

8

-

-

Murat Il

oui

7000

-

Bayezit Il

oui

Süleyman 1

oui

ducats

-

-

-

-

-

-

3000

-

-

Selim Il

oui

7128

-

-

Bayezit Il

oui

-

-

-

"

oui

4655

-

-

"

oui

"

oui

00

o

. . . . . . . .L .

1

2

Petitefille de Mehmet bey

Kasim

-

Ibrahim pal?a

Hersekzade Ahmet pal?a Gevher Melik sultan Isa bey

Hüsrev bey, sancakbey Ain il?a h hatun

.Héritiers d'Abas pal?a

-

pal?~

3 vil. Küçüc ëlü mezraa Haci1er, rég. Edirne vil. Yenice këy, rég. d'Edirne vil. Balabanlu, rég. Dimotika vil. Palatinos, ré,g. Gallipoli'

4

7

6

5

8 oui

-

-

-

"

4005

-

-

"

oui

4007

-

-

"

oui

7797

-

Mehmet

-

-

Mehmet Il

oui

"

"

oui

Kebir Mehmet, fils d'Isa bey Mustafa pa!?a

vil. Uzgal?, rég. Scutari

-

vil. Izmirlü, rég. Scutari

8500

-

-

Bayezit Il

oui

Koca Hizir bey

ç;iftlik Koca, rég. Ke!?an

1240

-

-

Bayezit Il

oui

Cl

1 o

Héritiers de Davud

U1

pa~a

Davud pa~a

co

2 Koca Mustafa pal?a Mustafa pal?a

3 vil. Muslihet tin, rég. d'Edirne vil. Kadi, rég. Dimotika

4

2500

7128

5 -

-

6

7

8

Bayezit

Bayezit

oui

Il

Il

Bayezit Il

Bayezit Il

oui 3O

étant d'environ 3700 akçes, les prix d'un village-mülk sont de 4300 akçes (y compris les terrains non bâtis rattachés au village) et de 175000 akçes29 • Naturellement, ces chiffres moyens qui sont plus qu'approximatifs et n'expriment pas très exactement le rapport entre le revenu féodal et le prix de la terre, ne peuvent que nous suggérer, logiquement, que le mülk foncier coOtait de 10 à 40 fois le montant de son revenu féodal annuel. La réponse aux questions suivantes est essentielle pour pouvoir se rendre compte du caractere du mülk fOl1cier: ia vente des mülks importants était-elle la seule forme de libre circulation des domaines fonciers? Fallait-il que ces transactions eussent obligatoirement lieu entre mülk-sahibs? N'existait-il pas une possibilité de transformer la terre miriye en mülk foncier en l'achetant aux producteurs directs? Il convient de souligner d'abord que la création prévue par le ljier'i d'un (vrai> mülk par l'achat de la terre au fisc, n'était pratiquée dans l'Empire ottoman qu'à quelques minimes exceptions près. Dans les cas qui nous sont connus, le Trésor vendait à un nouveau~ mülk-sahib un mülk demeuré vacant par suite de l'extinction de la descendance du propriétaire initial. C'est de cette façon qu'Ahmet paljia acquit un çiftlik mülk à l'époque de Bayezit 113'. D'ailleurs, il n'est pas • clair si l'acheteur obtenait ainsi un mü Ik, ou si le fisc ne faisait que renouveler simplement un mülk mon vrai> accordé auparavant.

1

En plus du cas cité nous possédons des renseigne- t ments, en vérité fort limités, concernant les ventes entre paysans et féodaux, contraires non seulement aux lois en vigueur, mais aussi à nos conceptions sur la première période du féodalisme ottoman. On sait que le paysan pouvait vendre son droit durable slJr la terre exploitée par lui, si l'acheteur assumait la dépendance et les obligations féodales : s'y rattachant. Toutefois, dans ces cas, la vente avait lieu· entre paysans et féodaux, ce~ derniers appartenant à la classe dominante et ne pouvant sous aucune forme assumer ~ une telle dépendance, ni de telles obligations. En outre, il

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1

l

1

82

convient de souligner que la terre achetée par le féodal était devenue mü Ik du fait qu'il en avait fait un vaklf. Une telle situation était inadmissible du point de vue du ~er'i qui, ainsi que nous J'avons vu, autorisait la constitution d'un ents cités sont très importants précisémeot du fait qu'on y relève des infractions aux principes fondamentaux de la loi, nous entrerons, partiellement, dans les détails, Datant du XVIe s., ces renseignements sont contenus dans plusieurs vakifnames des terres macédoniennes. Ce sont surtout des données concernant J'achat de champs et de prés à des paysans de la région de Skopje par Isa bey, fils du premier gouverneur de Skopje, Yigit pa~a,32 qui se rapportent au XVIe s. Cette pratique fut poursuivie à une échelle beaucoup plus vaste par le fils d'Isa bey, Kebir Mehmet çelebi, qui a vakifié un grand nombre de domaines au profit de sa mosquée, à Skopje. En plus des propriétés urbaines, le vakif englobait un grand nombre de champs, de prés et de vergers, dispersés çà et là sur les terres de nombreux villages macédoniens. Le vaklf foncier ordinaire, qui était constitué par un village mülk, fut en l'occurrence le village d'Uzga~, région de Scutari, que le testateur, on ne sait pourquoi, avait acheté à son père 33 . Les données concernant le reste du mülk du féodal sont fournies avec les renseignements concernant les personnes auxquelles il J'avai"i. acheté, dans la table ci-après (table Il). L'objet des \l~ntes était constitué par de menues exploitations agricoles (çiftliks de la reaya), ainsi qu'il ressort de leur peu d'étenQue et du fait qu'elles étaient dispersées parmi les terres de nombreux villages. Ces parties de fermes de la reaya avaient été achetées par ledit Kebir Mehmet qui, inévitablement, avait obtenu un document attestant cet achat (ce qui était la forme légale de J'acte de vente d'une terre miriye). En outre, jl est expressément indiqué dans cer83

Table Il Genre de terre

Terroir

Pré de 20 plugs Champ de 70 plugs

région Skopje Krpnia Poroi Leskovaina, région de Tétovo Mala Retchitsa région de Tétovo

Champ de 1 7 plugs Champ de 22 plugs Terre de 6 plugs

Krpnia Trepocha non indiqué

Terre de 8 pfugs

non indiqué

Pré de 6 plugs Jardin avec noyers Terre (non indiquée) Champ de 4 plugs Terre de 2 plugs Terres(non indiquées) Terres

Teharec Otuchitsa Otuchitsa non indiqué .non indiqué A Otuchitsa et Teharec, une colline entière entre les rivièies

Grand pré Pré de 4 plugs

Rakovitsa et Vardar

Vigne de 11 çapalik "de 6" "de 8" Champ âe 60 plugs

Terre, pré et forêt

Ziokutchan Jivo Kutoutche

Terre Pré de 4 plugs

Kopanitsa Kopanitsa Kopanitsa

Vendeur Keman non indiqué non indiqué Hidir Radnilch non indiqué habitants des villages de Zabel, Polatitsa, Saradjinitsa non indiqué non indiqué Echangée contre le champ

de Dimitre le Forgeron Confisquée pour non paiement du harac au fils de Rusi Les fils de Balaban Milutin Milutin Raitcho le Boiteux Dobroslav non indiqué Avec document de: Umur çelebi et Süleyman bey Les fifs de Pètre Ivan et Petko, fils de Raditch, et autres infidèles Miloch, Vuitchitch et les fils de Vitomir Ivan de Radmintchi 34

tains des cas, que Kebir Mehmet avait régularisé ses achats par un document. Mais alors reste ouverte une question essentielle, celle de savoir par quel artifice cette terre domaniale se transformait-elle en mülk? Pour y répondre, il convient de souligner è nouveau que le vakifname ne fait guère mention du temlikname et qu'il n'est en aucune façon question d'une confirmation du mülk par l'Etat. Par conséquent, il faut admettre que, de pair avec l'achat illégal de la terre è la reaya, Kebir Mehmet avait égaIement commis une autre violation de la loi: il avait fait vaklf des terres de l'Etat. Ou alors il avait réussi à obtenir la reconnaissance de ses achats illégaux par l'octroi d'un (Hasha-i Istanbol) qui comptait à l'époque 163 villages, dont 110 d'ortakçis215 , alors que le nombre des esclaves à avoir recu des terres s'élevait, avec leurs femmes et leurs enfants, à 10 0002 6. Il Y avait également des ortakçis dans un grand nombre des mülks et des vaklfs des émirs: de Süleyman pa~a (dans la région de Bulaïr), de Sinan pa~a (à Scutari), de Hundi hatun et Hüsein bey (dans la région de Gallipoli), de Mustafa bey, etc. 217 . JI est donc évident que les ortakçis représentaient une catégorie considérable de la population cultivant les domaines que les féodaux possédaient autrement qu'à titre de fiefs de fonction. Les ortakçis avaient un statut tout à fait différent de celui du reste de la population asservie. Ils dépendaient personnellemen( n'avaient pas le droit de quitter les villages où ils étaient installés, ne pouvaient ni contracter mariage avec les femmes de la reaya, ni exercer un métier autre que l'agriculture 218 . Ces restrictions découlaient du fait qu'ils étaient juridiquement considérés comme non affranchis (des ortakçis sont des esclaves non libérés des sahib-i vaklf»)219. Les différences qu'on observe entre le statut personnel des ortakçis et le reste de la population dépendante de l'Empire, que Barkan considère comme était placé au même niveau d'exploitation que la reaya. En outre, en contre-partie de ses obligations, l'ortakçi était exempt du payement des impôts d'Etat, qui n'étaient nullement inférieurs à la moitié de la production du hass qu'il travaillait. Quant à la population d'ortakçis, il est également caractéristique qu'elle était placée dans une dépendance féodale unilatérale, qu'elle était uniquement soumise au possesseur du mülk ou du vaklf, mais d'aucune façon à l'Etat. Pour cette raison, les formes de son exploitation étaient assez variées. Les données se rapportant à cette exploitation et que nous puisons dans la loi spéciale sur les ortakçis de la kaza des .'.I ~ ',. L).lkL / L;-'>~. ~.....-.J.S-~../ ~ ~ u-,I lJlb ~ ..J 1;/ i J 1.;1 rU. f ,:JI ~ y'.!~j.L .. /Y..Ji 0~' ".Iii ~ ~ ~0 MT. GOKBILGIN,.\op. cit., p. 414. r1\. E/\E30B IIIh, Typcku cnoMeHULl,u,l.,. p. 681; H. Inalcik, Fatih devri üzerinde tetkikler ve vesikalar, l, Ankara, 1954, p. 219. 2.2 Ibid, p. 108. 23 Acte concernant le legs du tavliet de Karlovo, écrit le iour 1 du mois ?aban 801 (le 8 avril 1399),L113BecmuR Ha ucmopu4eckomo gpy?kecmBo N2 III, p. 209 et suiv.; M. T. GOKBILGIN, op., cit., p. 184 et suiv.; 11\. E/\E30BLII6, op. cit., p. 678 et suiv.; Section orientale de la Bibliothèque nationale F. 1 N2 15110, feuilles 4-5. 24 Ibid. 25 M.T. GOKBILGIN, op. cit., p. 188-189, 193,234,282; rl\. EI\E30BlllFi . op. cit., p. 1089. 2.6 Ibid., p. 449. 17 M. T. GÔKBILGIN, op. cit., pp. 241,330,408,407,44,187, 175, 33, 403, 437. lB Les plus fréquents sont les renseignements concernant la transformation des mülks en vaklfs déjà à partir de la première ou tout au plus, de la seconde génération des mülk-sahibs (ibid., p. 424, 407,392,507,443,417,381,329,450,128,408,341,412, 397; Section orientale, Istanbul-defterhane, Vakifs, 980). 29 la valeur du dukat (30 akçes) nous est fournie par Z. Karamursai, Osmanll mali tarihi hakkmda tetkikler, Ankara, 1940, p. 4. 30 M. T. G6kbilgin, op. cit., p. 89,408,282,289, 173; Section orientale, cote. Istanbul-defterhane. Vaklfs; M.T. GOKBILGIN, op. cit., p. 321, 329, 297, 230, 407, 406, 392, 118, 235, 243; rl\. 21

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E/\E30BVI h ,op. cit., 713; M.T. G6kbi/gin, op. cit., 507,494,443, 438,429,435,418,417 381; rl\. E/\E30BVlH op. cit., p. 127-144; M.T. G6kbi/gin, op. cit., p. 444, 450, 443. 31 M.T. GOKBILGIN, Op. cit., p. 407. 32 rl\. E/\E30BVlH, Typcku cnoMeHuu,u, p. 93 et suiv. 33 Ibid., p. 127-141. 34 Ibid. Nous trouvons des cas analogues dans un autre vaklfname concernant la région de Debar (X. KAI\EWVI, M. MEXME,D,OBCKVI, Tpu BakYCPHaMu Ha Ka4aHukl\u MexMeg nawa, Ckonje, 1958, p. 72-73). 35 Xp. XPVlCTOB, HAkou np061\eMU Ha npexoga om cpeogal\u3Ma kbM kanumal\u3Ma 8 ucmopuAma Ha 5bl\2apUA, cn. Vlcmopu4ecku npe2l\eg, an. XVII fasc. 3, pp. 86 et suiv. 36 M.T. GôKBILGIN, op. cit., p. 508. 37 Ibid., p. 287 33 Ibid., p. 411. 39 M.T. GOKBILGIN, op. cit., p. 318, 319, 321,380-2,498-502. 40 Ibid., p. 238, 417, 426, 448, 506, 515, 518. 41 X. XALJ,Vl5ErVlHFi KaHYH-HaMa cyl\maHa Cyl\ejMaHa 3aKoHoga81~a, p. 320-321. 42 M.T. GôKB/LGIN, op. cit., p. 242, 243, 253,334,391,417, 429, 403, 409, 432, 435, 456, 502, 504, 506, 508,. 43 Ibid., p. 238, 242. 44 Ibid., p. 261, 417, 436, 440, 448, etc. 4~. M.T. GOKB/LGIN,I op. cit., p. 218. 46 B. A. rOP,D,/\EBCKVlIÏl, op. cit., p. 218 . .1.7 M.T. GOKB/LG/N, op. cit., p. 89. 48 5. L~B ETKOBA, n03eMI\eHUme omHoweHUA 8 6bl\2apckume 3elVlu nog oCMaHcko Bl\agu4ecmBo ..... p. 165. 49rl\. E/\E30BVI);, op. cit., p. 7 et suiv.; M. T. G6kbilgin, op. cit., p. 201; O. L. Barkan, Toprak il?çi/iginin ... , Il,412;,D,. VlX4 VlEB, Akm 3a 3aBew,aHue Ha Kapl\oBckUA meBl\uem, HanucaH Ha geH 1 om Meceu, wa-6aH, 801 2., (8 anpul\ 1399), 111111,.0, kH. VIII, p. p. i08-216; Gôkbilgin rattache par erreur ce mülk à l'époquè de Bayézit Il (op. cit., p. 349) M.T. GOKBILGIN, op. cit., p. 438, 390, 515, 426, 435-436, 224, 437, 414, 331, 332, 415, 323, 324, 488, 489. Des renseignements existent également sur des mülks de et elle continue souvent à rester attachée à cette conception 3 . Dans l'étude des événements de politique intérieure, il faut surtout prêter attention à ceux qui sont la manifestation de transformations intérieures dans la vie de l'Empire et marquent les différentes étapes de son évolution organique. Des événements intérieurs particulièrement importants se produisirent, par exemple, sous le règne du sultan Mehmet Il le Conquérant, règne qui marqua le début de l'époque la plus brillante de l'histoire des Osmanlis. Il faut noter tout d'abord que l'historiographie bourgeOise ne semble pas avoir suffi~{lrnment tiré au clair les raisons de la double abdi223

cation de Murat Il, père du Conquérant, en faveur de son fils (1444 - 1446), ni celles qui l'ont incité à reprendre les rênes du pouvoir et à écarter son fils des affaires publiques au cours des cinq dernières années de sa vie. Il faudrait peutêtre chercher ces raisons dans les luttes politiques intérieures de l'Empire, qui ne s'apaisèrent dans une certaine mesure qu'après l'accession définitive au pouvoir de Mehmet Il et surtout après l'abolition de l'Etat Karakoyunlu et des autres principautés féodales turques de l'Asie Mineure. Divers faits isolés, tels que l'assassinat du second Halil Çandarli et de n0r"!'lbre d'autres dignitaires et grands seigneurs féodaux ottomans, accusés de hautetrahison - faits que l'histriographie n'a pas pu suffisamment élucider jusqu'à présent4 - témoignent de luttes au sein de la classe dirigeante supérieure. Ces luttes ne pouvaient ne pas être stimulées ou, tout au moins polarisées, du fait des divergences apparentes, dans l'exercice du pouvoir, entre le sultan-père et le su Itan-fils. On sait d'ailleurs que Halil Çandarli,en sa qualité de grand vizir de Mehmet Il, a contribué au retour de son père sur le trône 5 • Atteinte par ce retour, une autre partie des dignitaires sont très probablement restés fidèles au jeune sultan. Le fait qu'il existe des données sur les luttes intestines de la classe dirigeante vers le milieu du XVe siècle, ne signifie cependant rien, car de telles luttes se sont toujours manifestées au sein des diverses formations sociales. L'essentiel, en l'occurrence, serait d'en dégager les causes, les mobiles et les buts, de faire la lumière sur l'évolution sociale dont elles étaient la manifestation. C'est là une question complexe, impossible à résoudre d'emblée, sur la seule base des données relativement peu nombreuses' dont on dispose à l'heure actuelle. Nous essayerons ici de signaler certaines d'entre elles et d'émettre quelques considérations de nature à jeter une plus ample clarté sur cette question en particulier et, sur un plan plus général, sur l'étude de la politique intérieure de Mehmet Il le Conquérant. Le règne de Mehmet Il est marqué par un fait d'une portée considérable: la première législation ottomane com224

piète qui nous soit parvenue (les ordonnances de Murat 1er sur les timars et les obligations spécia les auxquelles étaient soumises- certaines catégories de la population ne nous sont connues qu'indirectement, par des sources de seconde main)6, Cette législation fait partie du Kanunname de Mehmet Il, traduit pour la première fois par Fr. Kraelitz-Greiffenhorst 7 et qui eut par la suite d'autres éditions8. Et ce n'est pas un hasard si nous avons mentionné ici la date de la publication de cette importante source historique. Figurant depuis longtemps dans les ouvrages d'histoire utilisés par tout chercheur étudiant la vie des Osmanlis au XVe siècle, le Kanunname de Mehmet Il a presque entièrement échappé à l'attention de Fr. Babinger9 qui a récemment consacré un volumineux ouvrage à l'époque du Conquérant. Cette lacune a été révélée à, juste titre par l'orientaliste roumain M. Guboglu dans son compte rendu de l'ouvrage de Babinger10 . Or, c'est précisément une analyse du Kanunname de Mehmet Il qui nous permettrait de nous faire une idée exacte du niveau de révolution économique et sociale de l'Etat ottoman au XVe siècle, ainsi que de sa superstructure juridique. Une comparaison même sommaire entre cet acte et certaines lois