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French Pages 344 Year 2007
Collection « Recherches »
LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales
Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur
SOUS LA DIRECTION DE
Danièle Linhart et Aimée Moutet
Le travail nous est compté
La construction des normes temporelles du travail
La Découverte
Remerciements
Cet ouvrage est pour partie issu d’une recherche cofinancée par le ministère de la Recherche (ACI Travail) et EDF (GRETS). Que ces partenaires soient ici remerciés.
ISBN : 2-7071-4464-9 Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément, sous peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc qu’en application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des GrandsAugustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans l’autorisation de l’éditeur. Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À la Découverte. Vous pouvez également retrouver l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr. © Éditions La Découverte, Paris, 2005.
Introduction générale
Le contrat de travail salarié : un quiproquo fondamental
Danièle Linhart
La mise au travail salarial consiste en l’utilisation, par l’employeur, du temps et des capacités d’autrui, à des fins de production de biens et de services, sur la base d’une rémunération déterminée à l’avance. Elle repose sur sa capacité d’organiser au mieux le travail du salarié pendant le temps payé, c’est-à-dire de la façon la plus rentable. Organiser le travail, c’est ainsi organiser le temps de travail et les capacités des salariés. Le temps représente ce qui semble le plus aisément objectivable dans le cadre du contrat de travail. Il est le vecteur à partir duquel l’usage des capacités du salarié sera opéré. Plutôt que de définir un objectif, le contrat de travail salarial définit une durée d’usage des capacités. Il s’établit sur une base temporelle. Or rien ne pourra empêcher que ce temps, dont l’usage est défini dans le cadre du contrat de travail, appartienne en fait aux deux parties. Le temps appartient aux salariés parce que ce sont eux qui le vivent, qui lui donnent sens, c’est par eux que cet usage transite, il se confond avec leur vie. Mais, si ce temps leur appartient subjectivement, il appartient objectivement à l’employeur qui doit trouver les moyens d’en faire l’usage le plus efficace en contrepartie de l’argent qu’il dépense pour le posséder. Dans le cadre du contrat de travail, qui est un contrat de subordination juridique du salarié à l’employeur, la possession de ce temps est assortie d’un droit de disposer également des capacités de celui à qui ce temps appartient, capacités physiques et professionnelles, c’est-à-dire métier, savoirs, qualifications, aptitudes. Mais ceux-là aussi se confondent avec le salarié, ils relèvent de sa subjectivité, de même que le temps. L’enjeu de l’organisation du travail est ainsi celui de l’objectivation du temps et des capacités du salarié pour l’employeur, et pour le salarié, il est celui de leur réappropriation subjective alors même qu’elles font l’objet de l’échange marchand.
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L’ÉPINEUSE QUESTION DE L’EXCLUSIVITÉ L’histoire du temps au travail et de son organisation peut être décryptée, au cours de la période du développement du capitalisme industriel, comme la mise en œuvre d’un rapport de force entre employeur et salariés visant pour le premier, à objectiver, ce temps et ces capacités (afin de les utiliser, de les gérer comme des ressources au même titre que les autres), et pour les seconds, à préserver une certaine maîtrise de cette partie d’eux-mêmes, à imposer leur spécificité irréductiblement humaine tout en cherchant à en tirer, pour eux-mêmes, le maximum de rendement financier. En somme, autour de ce temps et de ces capacités, il y a une véritable rivalité, chaque partie cherchant à les utiliser pour son profit. Cette rivalité illustre la difficulté inhérente à ce contrat. Il est difficile, du côté des salariés de renoncer à certaines dimensions constitutives de soi et de sa vie, comme de renoncer à tirer un profit de ses propres ressources ; il est difficile, du côté de l’employeur, de renoncer à s’approprier totalement ce à quoi il peut prétendre : le temps et les capacités d’autrui à partir du moment où il les achète. Tout le problème vient de ce fait que lorsqu’il achète du temps et des capacités dans le cadre d’une entreprise et d’un procès de travail, c’est aussi de la subjectivité qu’il achète. Il achète du temps mais du temps humain, c’est-à-dire du temps tributaire d’une trajectoire personnelle, d’une culture, de dispositions psychologiques particulières, de caractéristiques sociales. Même si ce temps se transforme en ressource productive, cela ne change rien à l’affaire. C’est ce temps particulier, qu’il faudra, du point de vue de l’employeur, travailler. Qu’il faudra neutraliser, purifier de ses influences particulières liées à la personne, avec laquelle il se confond, qui lui donne existence ; qu’il faudra transformer en contribution régulière, efficace et malléable, au processus de production. La solution taylorienne, dite « organisation scientifique du travail », prétend précisément définir de façon neutre, objective et rigoureuse la « one best way », c’est-à-dire l’unique façon de procéder efficacement, celle qui pourra se dérouler indépendamment de la bonne ou mauvaise volonté des ouvriers. Elle illustre et concrétise la volonté patronale de passer outre la spécificité de cette ressource particulière qu’est la ressource humaine, outre la spécificité de ce temps qui est différent du temps des machines ou du temps du capital (qui obéissent à d’autres lois), en imposant un seul savoir, un seul point de vue, une seule forme d’usage. Mais le savoir organisateur, qui prétend opérationnaliser seul le temps du travail, rencontre toujours la volonté du salarié d’utiliser son savoir, ses capacités de façon autonome, selon son jugement, et son libre arbitre, qui fondent la notion même de métier. L’enjeu, la rivalité résident ainsi dans la mise en conformité de l’usage du temps travaillé avec des principes qui relèvent de registres et de rationalités différents selon les protagonistes. La souffrance est forte à faire strictement ce qui est imposé et surtout à s’interdire dans son activité de faire tout le reste. Citons Y. Clot [1999] qui utilise lui-
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même les travaux de J.-M. Lahy [1916] et de H. Wallon [1947] : « Au lieu de laisser l’homme agir, écrit Wallon, le système taylorien “dissocie son activité en ne lui demandant qu’un certain geste artificiel ou une vigilance uniforme et sans gestes”. En un certain sens, Taylor ne réclame pas trop au travailleur mais trop peu. En choisissant le mouvement qui réclame de sa part le moins d’entremise, on prive l’homme de son initiative. Or, “l’amputer de son initiative pendant sa journée de travail, pendant ses huit heures ou dix heures de travail, aboutit à l’effort le plus dissociant, le plus fatigant, le plus épuisant qui se puisse trouver”. L’effort n’est pas seulement celui que cet homme fait pour suivre la cadence. C’est également celui qu’il doit consentir pour refouler sa propre activité. Finalement on exige de lui un sacrifice, qui “l’ampute d’une grande partie de ses disponibilités, qui laisse dans le silence toute une série d’activités nécessaires, de mouvements qui sont nécessaires parce qu’ils font un tout en quelque sorte organique avec les gestes exigés”. » Dissocier totalement l’homme de son temps et de ses gestes de travail est source d’une telle souffrance, d’une telle frustration, d’une telle fatigue et lassitude, que la quête est permanente pour l’homme de s’immiscer dans son travail. Vu sous un autre angle, on peut dire, comme le fait J. Torrente [in Abécassis et Roche, 2001], que « faire face à la prescription » implique la « mobilisation du sujet dans ses différentes composantes, historiques, cognitives, corporelles, relationnelles ». Autour de cette mise en évidence du travail de l’opérateur au-delà et par delà la prescription, la littérature est plus qu’abondante. Elle regroupe tant les sociologues, avec notamment la théorie de la régulation conjointe de J.-D. Reynaud [1989], que les ergonomes qui ont établi la différence entre travail prescrit et travail réel (autour de A. Wisner et A. Laville), que les psychologues (comme Y. Clot), les psychodynamiciens du travail (comme Ch. Dejours) et les spécialistes en gestion. Pour les uns, c’est la nécessité de faire autrement pour être efficace et parvenir à remplir les prescriptions (les ouvriers face aux multiples aléas sont eux aussi des experts), pour les autres, c’est la nature sociale et subjective qui entre en jeu. Mais au-delà de ces orientations différentes, il importe de constater qu’à partir d’approches et de concepts distincts, les chercheurs arrivent à identifier le même phénomène, la même réalité que l’on pourrait formuler comme la mise en équation, dans le contrat salarial, de natures non équivalentes et donc l’amorce d’un contentieux inépuisable. Le salarié ne peut jamais faire totalement abstraction de soi ; c’est bien pour cela que l’employeur cherche à rendre son travail, son temps et ses gestes les plus abstraits possibles. La contestation est inscrite dans le contrat puisqu’il cherche à établir une équivalence entre des entités qui ne relèvent pas de la même nature ni du même registre. Ce que les économistes nomment l’« incomplétude du contrat de travail » a à voir avec ce fait que l’on opère une confusion entre une approche économique (l’achat d’un bien) et une réalité sociologique (des connaissances, des capacités, et une partie du temps que les personnes ont à vivre). Dans le domaine marchand, ce qui s’achète ouvre droit à une propriété exclusive sur le
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temps vécu et les capacités d’une personne. Or, ceux-là ne peuvent précisément relever de l’exclusif. Elles fondent un terrain de contestation, chaque partie se sentant légitimée dans sa propriété. Ce malentendu fondamental qui sous-tend le contrat de travail salarié impose alors la notion de compromis. Puisqu’il reste un indéfini, un indéterminé, que les termes du contrat ne suffisent pas à résoudre, il faut trouver des modalités d’entente, sous forme de compromis. Il faut que les uns et les autres trouvent une légitimité à l’équilibre obtenu. Certains sociologues [Boltanski et Thévenot, 1989, 1991] se sont attachés à analyser cette mise en perspective et en négociation implicite et explicite des différents registres (civiques, marchands, industriels etc.) dont sont porteurs les protagonistes du travail. Mais la notion d’incomplétude comme celle des grandeurs, objets de conflit et de compromis, ne tirent pas toutes les conséquences de cette transaction qui met en jeu et sur un même plan des dimensions non équivalentes. Pas plus que la notion de plus-value de K. Marx [1967] qui lui sert à fonder celle d’exploitation (la force de travail est payée à son taux de reproduction, mais ce qu’elle contribue à produire a une valeur nettement supérieure à ce prix) même s’il en analysait de façon saisissante les effets : « Les hommes s’effacent devant le travail, le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu’une heure de travail d’un homme vaut une heure [de travail] d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien » [cité par Doray, 1998]. Comprendre, d’un point de vue sociologique, les implications de ce contrat, de cette mise au travail des hommes et femmes, implique de prendre en compte non seulement l’inégalité de l’échange, ou de la confrontation entre différents registres (dont sont porteurs les acteurs dans l’entreprise), mais également sa nature irréaliste. Le conflit comporte un réel malentendu au départ. L’employeur achète quelque chose qu’il ne peut s’approprier totalement et qui lui échappe par nature (humaine). Le temps ainsi que les capacités physiques et cognitives qu’il achète ne peuvent être dissociés de la personne qui les fait exister. Ils ne peuvent être totalement extériorisés, totalement neutralisés. Le salarié conserve un type de contrôle qui échappe à l’emprise de l’employeur, à la mise en œuvre du savoir organisationnel et productif qu’il impose.
TEMPS ET TRAVAIL INTERCHANGEABLES Le chronométrage et l’assignation de temps s’étaient pourtant, sous l’impulsion de Taylor, imposés comme une solution opérationnelle à cette épineuse question. Ils ont concerné en premier lieu le travail industriel et ont vite trouvé à s’employer dans le tertiaire. Cette logique de l’objectivation et de l’imposition d’une contrainte temporelle se veut, en effet, indépendante de la nature du travail.
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Elle a comme objectif la neutralisation de la résistance humaine, l’usage le plus efficient et régulier du temps et des capacités achetées. Elle relève d’une volonté indifférente à la réalité, une volonté d’instrumentalisation et de rationalisation qui cherche à tirer le meilleur parti de ce contrat qui apparie de façon monstrueuse des entités d’un genre différent ; ou de façon plus triviale dans le cadre d’un rapport de force où il s’agit de ravaler une ressource potentiellement source de contestation et de résistance, au même rang que les autres ressources. Leur appliquer la même technique gestionnaire et organisationnelle. Comme l’explicite A. Hatchuel [in Bouilloud et Lécuyer, 1994] avec la défense universelle de l’étude systématique des temps et de la création de bureaux de répartition du travail, on est dans le registre de la doctrine et non plus de la théorie ou de l’expertise. C’est en tant que spécialiste du conflit qu’intervient Taylor, et que se construit son influence. Indifférentes aux évidences du terrain (qui révélaient l’« instabilité des temps de travail, voire l’impossibilité de les mesurer ou de les établir sans garantir la qualité et la consistance des outillages, sans analyser la fiabilité des machines, sans remédier aux carences organisationnelles »), les directions appliqueront cette logique partout : même dans les entreprises socialistes qui ne peuvent contrôler leur approvisionnement notamment (comme l’analysent plus loin G. Guittard et C. Clément) et aussi, contre toute attente, dans les bureaux, comme Fayol [in Peaucelle, 2003] en exprimait l’intérêt : « Le chronométrage a pour but de déterminer le rendement possible d’un organisme quelconque, ouvrier, équipe, atelier, bureau, service… Il consiste en une analyse des opérations élémentaires qu’exige un travail donné et dans l’évaluation des temps nécessaires pour l’exécution de chacune et de l’ensemble de ces opérations […]. Dans les ateliers, le chronométrage augmente le rendement individuel et permet de réaliser des économies […]. Dans les services publics, le chronométrage aurait des résultats semblables […]. Imaginons qu’on applique le chronométrage aux formalités par lesquelles doit passer la liquidation des pensions de veuves de guerre […]. Quand les mairies et les dépôts font diligence, le titre de pension peut être obtenu en trois mois : mais ce délai s’allonge et atteint parfois plus d’un an. » Dans les caisses d’allocations familiales, des raisonnements de ce type ont conduit à des rationalisations du travail tout à fait contemporaines sous forme de chronométrage, associé à des formes plus modernes de mobilisation des salariés, sur lesquelles nous reviendrons (cet aspect est étudié dans ce livre par D. Linhart). L’histoire de l’organisation du temps de travail dans les usines de construction automobile illustre les différents problèmes qu’ont pu poser les politiques d’organisation du travail fondées sur la dénégation de la subjectivité du temps. A. Moutet et N. Hatzfeld, historiens, respectivement spécialistes des usines Renault et Peugeot, mettent en évidence, dans cet ouvrage, les difficultés techniques et sociales du chronométrage ainsi que son coût pour l’entreprise. L’objectivation, sur la base d’une pratique systématique du chronométrage, des temps et gestes requis par la production, à travers les temps alloués le travail, est un bon exemple des démarches des directions de l’époque, et de leur conviction que l’on
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peut neutraliser, épurer le temps de travail comme ses gestes. Elles se heurtent à la contestation des ouvriers qui se situent pourtant sur le même terrain que les employeurs. Les temps alloués ne sont pas honnêtes, selon eux, pas corrects, les chronométreurs font mal leur travail. Le chronométrage représente un épisode toujours délicat et parfois périlleux, même si les directions s’emploient à « construire une légitimité fondée sur l’impartialité et la minutie des chronométreurs », écrit Hatzfeld. De plus, il requiert, comme l’analyse A. Moutet, une « armée » de bons ouvriers, très compétents, qui sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure que les innovations se multiplient et qu’il faut recalculer les temps. La prétention à définir un usage acceptable du temps payé trouve de facto ses limites ; il est contesté dans sa rationalité même. S’impose alors une phase d’abstraction, avec des tables MTM (methods-time measurement) qui définissent des temps pour des mouvements et gestes standardisés et recomposent ensuite une activité assortie de temps imposés. Mais il n’y a plus d’objectivation concrète et visible du temps et du travail. Il y a, comme l’explique N. Hatzfeld, une virtualisation du travail, des gestes et du temps. Cette nouvelle phase attaque le compromis lui-même car l’on n’a plus de matérialisation du désaccord possible et donc de l’accord possible. C’est sous la forme de l’arbitraire qu’est vécue l’imposition des temps, au point que certains syndicalistes de chaînes de fabrication automobile courent chercher le chronométreur pour essayer de tempérer les cadences. La démarche organisatrice, qui met en œuvre un temps, rendu abstrait et virtuel, confronte les salariés à des situations difficiles et qu’ils perçoivent comme arbitraires, et ce d’autant plus que le travail se complexifie et intègre des fonctions qui échappent à la logique de la prescription temporelle. Comment sortir d’une telle situation ? N. Hatzfeld évoque chez Peugeot la proposition, dans les années 1990, d’un groupe de cadres, de confier aux unités de production ellesmêmes, la gestion en interne d’une unité temporelle qui leur serait attribuée. Cette proposition n’a pas abouti, mais elle semble rejoindre des évolutions qui affectent d’autres secteurs et qui donnent consistance à la modernisation.
À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU, À LA CONQUÊTE DES SUBJECTIVITÉS RETROUVÉES Depuis les années 1980, loin de vouloir gommer, comme leurs prédécesseurs, la spécificité de la ressource humaine, les managers modernistes cherchent à l’utiliser à bon escient. Progressivement, s’est installée une idéologie managériale qui prône tout d’abord le consensus, la fin du rapport de force entre salariés et directions, sur la base d’une nouvelle éthique [Salmon, 2002], et qui mise ensuite sur l’engagement et la mobilisation de la subjectivité de chaque salarié [Linhart, 1991]. Depuis la fin des années 1970, un virage s’est en effet affirmé, qui consiste d’une part à désamorcer l’aspect le plus néfaste de cette ressource particulière (sa capacité à remettre en cause la régularité du processus de production par la
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contestation) et à tirer parti, d’autre part, de l’originalité de cette ressource. Pour des raisons liées au contexte (concurrence plus virulente pourtant sur des dimensions plus qualitatives, telles que la qualité, la réactivité, l’innovation, même si la concurrence par les coûts reste omniprésente), à l’évolution de la nature du travail (un travail qui s’apparente de plus en plus au diagnostic, à l’échange d’informations, de données, de surveillance, au pilotage d’installations ou à une interaction avec un public ou un client) et pour des raisons liées également aux problèmes que posent les démarches d’objectivation et d’abstraction du temps et des capacités de travail. La mobilisation des salariés dans le cadre de cette modernisation comporte une intériorisation des objectifs et des contraintes. Les employeurs ne semblent plus tant obsédés par la nécessité d’objectiver le temps et les gestes du travail, de les rendre abstraits ou virtuels en vue de leur opérationnalité. Ils misent aussi sur l’implication du salarié, sur sa subjectivité, pour qu’il fasse un usage de son temps au travail, un usage de soi (pour reprendre l’expression d’Y. Schwartz) et de ses compétences, le plus performant du point de vue de l’entreprise. Une importante littérature en sociologie et psychologie du travail a mis en évidence cette dimension, certains voulant y voir le signe d’une rupture avec la logique taylorienne, le signe d’un travail plus autonome, où l’initiative, et la liberté de décision prennent une place grandissante. La contradiction essentielle interne au contrat de travail salarié serait-elle ainsi en passe d’être résolue ? La spécificité de la ressource humaine recherchée pour elle-même, et non gommée, niée, réfutée, refusée ne viendrait-elle pas donner un autre sens à la mise au travail ? Ces changements ne doivent-ils pas être interprétés comme le fait que l’employeur accepte un usage non exclusif de la capacité et du temps de travail qu’il paye, reconnaissant ainsi la part inaliénable de ce qui, pourtant entre dans l’échange. À la rivalité quant à la propriété du temps et des capacités se substituerait ainsi un usage conjoint pour un même objectif, chacun apportant un type particulier de cet usage. Normes, prescriptions, techniques, outils et organisation d’un côté, compétence, disponibilité, savoir être, compréhension et interprétation des objectifs de l’autre. L’observation du contenu de la modernisation impose un constat plus mesuré. Certes, cette fois, la dimension humaine est prise en compte, la subjectivité est rapatriée dans sa forme la plus explicite. On demande aux salariés de l’excellence, de la disponibilité, de l’inventivité, de la flexibilité. On leur demande de solliciter en permanence leurs compétences pour relever les défis d’organisations exigeantes. Le temps devient le vecteur de cette mobilisation. Les valeurs des salariés, leurs dispositions personnelles à l’égard de l’entreprise, de la direction, prennent une importance considérable. On leur confie l’interprétation des objectifs, parfois le choix des procédures, ils ont une obligation de résultats. La responsabilisation des salariés fait partie intégrante de cette modernisation. On pourrait dire alors que la mise en œuvre des objectifs de la direction est partagée avec le salarié. Mais à cela, il faut opposer deux éléments qui relativisent l’idée de rupture.
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Le premier est que le changement s’inscrit dans un cadre travaillé, formaté par la logique taylorienne. Cela est particulièrement bien illustré par les contributions dans cet ouvrage qui portent sur le travail chez McDonald’s (Hélène Weber), dans les abattoirs (Séverin Muller) et les centres d’appel (Mathieu Amiech). Le taylorisme peut être contesté officiellement, il n’en est pas pour autant remisé, et il continue de marquer de son empreinte les situations de travail. Le deuxième est que la subjectivité, qui est reconnue et traitée en tant que telle, fait l’objet elle aussi d’une rivalité. Les directions cherchent à se l’approprier, à la contrôler, la formater, la rationaliser pour qu’elle soit entièrement adaptée aux exigences du travail. On pourrait dire que la rivalité s’est déplacée, elle porte maintenant explicitement sur l’usage du temps subjectif autant que celui du temps objectif. La modernisation a pris la forme d’une bataille identitaire : pour les directions il s’agit tout autant de moderniser la tête, la subjectivité des salariés que de moderniser le fonctionnement et les structures de leur entreprise. C’est-à-dire faire intérioriser par les salariés aussi bien les objectifs que les contraintes, en faire des militants inconditionnels de la cause de l’entreprise. Il s’agit de mettre le salarié en situation de faire l’usage de soi, de ses émotions, de son intelligence, de son affect, de sa personnalité au profit de la rentabilité de l’entreprise. D’amener le salarié, non pas à faire abstraction de soi au travail, mais à faire l’usage de soi le plus approprié du point de vue de l’entreprise. Le cas de l’agence bancaire russe est très illustratif. Le vecteur est du côté d’une confusion organisée entre les valeurs du salarié et celles de l’entreprise. On propose aussi une analyse de ce type de situation dans des CAF, où la relation entre le technicien conseil et ses usagers est personnalisée tout en s’encastrant dans un environnement codifié, et soumis aux objectifs de productivité (Danièle Linhart), ainsi que dans un hôpital qui mêle dévouement des agents et praticiens à des impératifs de rentabilité permis par l’informatisation (Robert Linhart). L’idéologie managériale relaye bien cette évolution en cours. À titre d’exemple, ce livre (préfacé par un professeur de l’Harvard Business School), d’un responsable en ressources humaines d’Ernst & Young [Hurstel, 2003], qui porte le titre L’Entreprise réparatrice. Selon lui, l’entreprise a des vertus thérapeutiques, l’épanouissement des salariés et la performance de l’entreprise ont partie liée. Qui mieux que Hurstel fait place à la subjectivité et au consensus ? « Au départ, il y avait la main-d’œuvre, puis on pourrait par analogie parler de têtes d’œuvre, avant qu’il ne soit plus question – ce devrait être le cas dès maintenant – que d’œuvre. » Ces deux éléments que nous avons relevés sont liés. Car, on peut du moins en faire l’hypothèse, cette nouvelle approche du temps, du travail et des caractéristiques de l’activité ne peut se faire sans une base antérieure de décomposition de la réglementation du travail et du temps. Des illustrations de cette hypothèse nous sont fournies par l’extension très contemporaine de la rationalisation à des métiers qui y avaient jusqu’à présent échappé et en particulier ceux du travail sur l’humain. À cette hypothèse, il faut en rattacher une autre, qui concerne la transformation de la société dans son ensemble, avec l’avènement du temps réel, qui
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étend son emprise sur toutes les dimensions de la vie économique (avec la pratique généralisée du flux tendu, et une informatique qui structure les activités de service dans l’instantané), sociale (avec l’accès des particuliers à Internet et l’usage des téléphones mobiles), et culturelle (avec des émissions de télévision où l’on suit en direct la vie de jeunes gens, et des sites Internet, qui monnayent l’intrusion dans l’intimité également par la voie des caméras d’ordinateur). Dans le cadre du monde du travail, cette transformation a un poids considérable, elle peut s’analyser comme l’instauration systématique de contraintes temporelles imposées de l’extérieur. Il importe, en effet, de comprendre que ce que certains économistes ont analysé comme une inversion du rapport au marché (les entreprises ne poussent plus le marché en produisant des stocks qu’elles écoulent ensuite, mais sont tirées par le marché en ce sens qu’elles produisent désormais, à la commande et en fonction des délais imposés par le client) représente une évolution considérable du point de vue qui nous intéresse, à savoir les enjeux autour de l’usage du temps. D’une certaine façon, la rivalité entre direction et salariés se verrait tempérée et retravaillée par l’apparition de ces contraintes externes qui, de facto, semblent introduire un impératif dans l’organisation des rythmes du temps de travail. L’objectivation ne serait plus à construire, elle se présente désormais comme donnée par l’extérieur de l’entreprise. Le temps de travail devient interstitiel, il s’intercale dans un ensemble de normes et de contraintes qui définissent les règles de son usage et qui semblent échapper à tous.
RATIONALISATION DE L’ESPACE-TEMPS Un bon exemple d’une telle problématique nous est donné par les transformations du métier de chauffeur routier. Bastion du travail non taylorisé, il subit depuis peu une véritable révolution. Obligation d’intégrer une législation européenne, mais aussi nécéssité de s’inscrire dans les règles exigeantes du flux tendu. Du coup, une véritable taylorisation s’instaure comme l’analyse Hélène Desfontaines. Le métier de chauffeur routier est littéralement vidé de sa substance par un processus d’objectivation du temps de travail, qui se fonde sur la définition du temps effectif de travail, son organisation et son contrôle. Une rationalisation et une segmentation du temps et de l’espace du chauffeur routier s’opèrent. Le chauffeur routier perd l’autonomie de la gestion de son temps, l’usage qu’il en faisait est entièrement dédié à une application stricte d’une logique qui lui est autre. Il ne fait plus la route pour délivrer une cargaison, dont il a la responsabilité dans un certain délai imparti, (suffisamment souple pour qu’il puisse modifier son trajet et jongler avec le temps). Il relie désormais un point à un autre qui n’est pas le plus souvent le point de déchargement (les relais d’échange de remorque à mi-parcours avec un autre routier parti du point de destination sont pratique courante). Il y a, pour eux, perte de sens, dépersonnalisation du travail, du temps et même de l’espace qui se structurent selon une logique qui leur est étrangère. Hélène
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Desfontaines fournit une analyse saisissante de cette réalité, qui paraît aller à l’encontre des évolutions contemporaines. Mais, cette phase ne constitue-t-elle pas une phase préalable à la prise en compte de la subjectivité ? Une subjectivité alors retravaillée selon la stratégie managériale, évoquée précédemment. On notera, du point de vue des routiers, l’ambivalence de cette évolution. Certes, elle correspond à une réelle dépossession et disparition d’un certain métier. L’identité professionnelle n’est plus la même, ils se sentent proches des ouvriers d’usine, mais ils bénéficient incontestablement de certains avantages inhérents à ce statut. H. Desfontaines met bien en évidence les horaires réguliers, la possibilité de dormir chez soi dans la plupart des cas, de mener une vie familiale plus régulière, et au total une moindre fatigue. Avant la réforme organisationnelle du temps et de l’espace, le métier de chauffeur routier était associé à un sentiment de liberté, au prix d’un état quasi permanent d’épuisement. La rationalisation de l’espace et du temps de notre société, qui construit autant de contraintes encastrées, face auxquelles l’usage productif du temps et du travail apparaît comme dépendant et déterminé, trouve peut-être son paroxysme dans le cas des PIF (parcs industriels fournisseurs). Regroupés autour de leur donneur d’ordre sur un même espace (appartenant à ce dernier qui leur loue), les sous-traitants travaillent en temps parfaitement synchronisé avec le donneur d’ordre. « Plus le flux est tendu, plus la distance entre le site constructeur et le site fournisseur doit être courte. Le flux synchrone forme la plus tendue des livraisons en juste à temps », se manifeste par des commandes envoyées au fournisseur une à quelques heures avant la livraison effective sur les chaînes d’assemblage du donneur d’ordre. Le temps de cycle productif du fournisseur est ainsi totalement encastré dans celui du donneur d’ordre. Armelle Gorgeu et René Mathieu restituent de façon vivante les contraintes qu’une telle situation induit chez les sous-traitants. Ce passage, extrait de leur enquête, mérite d’être cité ici. C’est le responsable d’une petite usine de plasturgie qui parle : « On fait en synchrone le montage des pièces sur le réservoir que nous recevons […]. On est collé au client et on fait des pauses comme lui. On suit les cadences de Renault […]. Il est en panne 10 minutes, nous on arrête 10 minutes […]. Toutes les deux minutes, on va chercher les informations qu’on récupère ici […]. Nous, ce n’est jamais arrivé qu’on arrête les chaînes de Renault, mais plusieurs équipementiers l’ont fait. Cela coûte 10 000 francs la minute d’arrêt. » Un pas de plus est franchi dans la progression de la dictature d’un temps construit entièrement sur la base d’impératifs techniques et économiques extériorisés. C’est majoritairement sur la base de métiers et d’une société aux temps segmentés, taylorisés, que s’instaurent des modes de mobilisation modernes de la subjectivité des salariés. Les contraintes temporelles et les exigences en qualité, réactivité, sont à intérioriser. Plus les contraintes sont fortes et multiples et plus les concepteurs des organisations ont du mal à les concilier. Les tensions sont fortes, en effet, entre les objectifs de qualité et de productivité, ente ceux de variété et de régularité, de standardisation et de personnalisation des services ou produits.
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Les risques de dysfonctionnements augmentent avec la montée des contradictions. L’implication subjective des salariés est de plus en plus requise pour les résoudre. La subjectivité est sollicitée en complémentarité, comme on l’a évoquée plus haut, des ressources mises au point par les organisations du travail. En complément des ressources que leur offrent les organisateurs, les salariés ont donc à puiser dans leurs propres ressources professionnelles et extraprofessionnelles, émotives et subjectives. Rappelons que la rivalité s’est déplacée, il ne s’agit plus seulement de l’exclusivité de la possession du temps et des capacités entre l’usage objectivé (celui de l’employeur) ou subjectif (celui du salarié), mais d’une rivalité au niveau de la subjectivité elle-même. C’est lorsque l’organisation est défaillante et insuffisante que se manifeste le plus cette nouvelle logique cherchant à mobiliser la partie humaine, subjective des ressources, tout en la rationalisant elle-même. Un exemple intéressant, intégré dans un contexte bien différent, nous en est fourni par le fonctionnement de quelques entreprises des pays de l’Est, en l’occurrence la Russie et l’ex-RDA. L’exemple qu’étudie Carine Clément concerne une usine de roulement à billes, une des premières d’Europe, qui, brutalement projetée dans le modèle capitaliste, continue à se trouver face à des dysfonctionnements particulièrement importants. Par à-coups, la production est arrêtée à cause du manque d’approvisionnement et de coordination, puis elle repart. La direction est dans l’impossibilité d’imposer une gestion uniforme et standardisée du temps de travail payés. Elle mise sur la conscience professionnelle des ouvriers : les débordements d’horaire viennent compenser les retards pris lors des arrêts, l’ingéniosité, le savoir-faire sont requis en permanence. L’engagement de l’ouvrier dans la mobilisation de ses compétences mais aussi dans l’usage de son temps fait partie des règles du jeu. L’entreprise allemande que Gislaine Guittard soumet à l’analyse recèle bien des aspects comparables.
RATIONALISATION DES SUBJECTIVITÉS Ces exemples renvoient à des dysfonctionnements, dont une grande partie trouve son origine dans des défaillances externes, (c’est le cas de nombreuses situations contemporaines de travail, tant l’intrication est importante, avec cette logique du flux tendu). Cependant, le monde du travail moderne se caractérise aussi et surtout par des dysfonctionnements internes, liés à des tensions entre les objectifs, comme on l’a dit, mais encore, par des impossibilités de programmer et de prescrire ce qui pourtant joue un rôle important dans la productivité et la qualité. P. Veltz [2000] insiste sur cet aspect, dans le cadre de l’industrie : « L’efficacité ne dépend plus seulement de l’intensité du travail programmé de chacun, mais de ce qui se passe entre les individus et les groupes au travail et qui échappe en partie à toute programmation. L’organisation entendue comme la qualité de la coopération et des interfaces entre acteurs d’une chaîne productive
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devient le facteur de performance central. L’efficacité en un sens, se déplace ainsi de l’individu au collectif. Mais simultanément l’individu revient […] à travers sa compétence originale et à travers sa manière personnelle d’inscrire ces compétences dans le fonctionnement du groupe. » C’est donc une raison supplémentaire, du point de vue des employeurs, de lancer la subjectivité des salariés dans la bataille de la performance. S’y ajoute la nature du travail tertiaire installé dans l’interaction avec le client qui est, lui aussi, difficilement programmable. Carine Clément nous donne à voir comment l’autonomie concédée (autonomie bien encadrée) et l’espoir d’une carrière s’échangent en Russie contre des débordements d’horaires et un fort engagement dans le travail. En France, l’engagement et la mobilisation subjective pourraient simplement être le moyen d’utiliser ses compétences et de créer du sens au travail, mais au prix d’un nombre de difficultés à surmonter non négligeables, comme nous le montre Chantal Cossalter. Les enquêtes portant sur le travail des téléopérateurs dans les centres sous-traitants offrent un panorama différent. Il ne s’agit pas d’employés affectés à un plateau téléphonique pour réaliser des tâches de la même nature que celles qu’ils effectuaient au guichet ou en back-office, mais de personnes embauchées comme téléopérateur pour des services sous-traités. Ces emplois sont intéressants en ce qu’on y observe une forme hybride de taylorisme et de mobilisation de la personnalité, de l’intimité de chaque salarié. On peut y voir comme un précipité de l’histoire de la mise au travail et de son évolution. Le recours indispensable (dans ce cadre d’un travail en temps réel, d’un travail en interaction, et de nature commerciale) à la subjectivité ne peut s’effectuer sans un cadre formaté selon la logique taylorienne. La particularité des plateaux de téléopérateurs sous-traitants réside dans ce fait qu’il y a coïncidence des deux démarches, et donc un télescopage qui rend les choses particulièrement contradictoires et choquantes. La subjectivité des salariés est désormais au centre des formes de mobilisation et d’usage du temps et des capacités des salariés, dans les conditions que l’on a évoquées, c’est-à-dire comme objet, elle aussi, d’une rivalité, les employeurs cherchant à la modeler en fonction des besoins du travail modernisé. L’intimité et la personnalité des salariés sont enrôlées dans la bataille pour la performance dans des conditions imposées. Leur disponibilité, leur flexibilité, leur mobilité sont considérées comme autant de preuves de la qualité de leur engagement. Au même titre que les horaires atypiques ou modulables, elles viennent « coloniser » leur vie privée. Vie privée et professionnelle sont désormais enchevêtrées, tributaires l’une de l’autre. Cela n’est pas nouveau : durant les « trente glorieuses », les effets des temps de travail sur la santé et la vie privée étaient bien connus (le travail en trois huit perturbe les rythmes biologiques et la qualité de la vie). Il semble que ces effets soient plus profonds, avec la difficulté de programmer une vie dans le cadre d’une mobilité généralisée, la difficulté de prendre racine, et la nécessité de veiller en permanence à développer ses compétences et assurer son employabilité. Comme disent les psychologues, « le travail a le bras de plus en plus long » et « il prend de plus en plus la tête », il s’insinue dans les modes de vie et dans les esprits,
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de façon plus subtile. Il s’agit d’être au bon endroit, à la hauteur et efficace en temps réel. Autant de défis qui donnent au temps travaillé une épaisseur dérangeante. Dans les pages qui suivent, deux parties organisent le déroulement des analyses de la construction sociale des normes temporelles du travail : une première partie s’attaque à la construction, déconstruction de ces normes et aux phases de transition. On y trouve des contributions consacrées au secteur industriel en France et dans l’ex-bloc socialiste, ainsi qu’une analyse des transformations du secteur financier avec l’apparition des plateaux téléphoniques. Une deuxième partie déploie des problématiques qui mettent en avant l’exacerbation des contradictions autour des enjeux de qualité et de productivité dans des secteurs aussi diversifiés que les abattoirs, les hôpitaux, la restauration rapide, les centres d’appel, les caisses d’allocations familiales et les banques.
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Introduction
Nicolas Hatzfeld et Aimée Moutet
Les études de temps et de mouvements appliquées au travail ont, dès leur instauration par Taylor à la fin du XIXe siècle [Pouget, 1998 ; Vatin, 1990], fait l’objet de polémiques entre l’auteur du système lui-même et ses défenseurs d’une part, leurs adversaires de l’autre. D’emblée, les controverses se sont portées tant dans les sphères scientifiques que dans des conflits sociaux, tant sur les scènes politiques ou sociales que dans les milieux de l’organisation concrète ; controverses qui ont nourri la polysémie et la malléabilité des mots. Dès lors, la méthode Taylor et le taylorisme n’ont cessé d’accompagner, parfois de dominer les débats sur l’organisation du travail au point d’obscurcir certaines analyses cherchant à se prononcer sur la fin du taylorisme, le post-taylorisme ou le néotaylorisme. Pour ces raisons, le taylorisme sous ses différents aspects constitue un phénomène majeur dans l’histoire du XXe siècle et l’objet de recherches indispensables [Moutet, 1997 ; Vatin, 1999]. Les deux premiers textes ne s’inscrivent pas dans ces débats. Certes, ils retournent étudier des usines automobiles, lieux pionniers dans l’adaptation ou l’élaboration de méthodes et de techniques d’organisation du travail visant à maîtriser le temps ouvrier [Fridenson, 1998 ; Cohen 2001]. Ces lieux, depuis, n’ont jamais dérogé au principe de rationalité industrielle, tant dans la coordination de la production que dans la maîtrise du travail de sa main-d’œuvre ouvrière. Ainsi, l’on pourrait en rester à la conclusion que les principes fondamentaux restent au cœur de ces usines durant le XXe siècle. Précisément, ces deux recherches ne s’en tiennent pas au niveau des principes, mais étudient des transformations effectives, considérables, qui affectent les pratiques d’organisation. Alors que nombre de travaux se sont concentrés sur les avancées réalisées au cours de la première moitié du siècle, ils explorent une nouvelle phase d’organisation du travail qui s’ouvre à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comme les autres pays du monde occidental [Zeitlin et Herrigel, 1999 ; Barjot et Reveillard, 2002], la France est alors prise dans un énorme engouement pour des méthodes nouvelles d’organisation. Le thème de la productivité domine les débats sur l’activité des
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ateliers et des services, dans l’ensemble de la société, jusqu’au facteur de village saisi par la rationalisation dans l’organisation de sa tournée1. À cette occasion, les entreprises industrielles reconsidèrent leur éventail de méthodes, en transforment certaines, en adoptent d’autres. Au-dessous des principes, la vie au travail en est transformée. À ce niveau pratique, la référence à une méthode ne suffit pas à définir l’activité concrète. Tel est le cas du système de l’ingénieur Bedaux importé des ÉtatsUnis à partir de 1927. Dans les années 1930, certains industriels français, notamment dans l’industrie textile et les mines, avaient surtout été sensibles à la précision des chronométrages de l’effort ouvrier qui permettait de fixer la cadence exigée et d’y greffer une rémunération au rendement tenant compte des conditions de pénibilité et d’exigence de la tâche. L’essentiel était alors pour eux d’accélérer les cadences et de réduire les coûts salariaux afin de résister à la crise. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le système est introduit dans la construction automobile afin, là encore, d’affiner la précision des chronométrages et le jugement d’allure pour obtenir plus de production des ouvriers, quitte à élever le niveau des primes offertes aux travailleurs [Lemarchand et McWatters, 2001, p. 315-328]. La méthode est aussi utilisée pour la simplification du travail et la définition des postes de travail d’après les quatre facteurs qu’elle distinguait : l’effort, la formation, la responsabilité et les conditions (c’est-à-dire les nuisances) du travail. Un tel cheminement dans l’exploitation de cette méthode distingue l’histoire des relations de travail dans les entreprises françaises de celle, par exemple, d’entreprises belges [Geerkens, 2002, p. 670-671 et p. 677-679]. Plutôt que d’adoption, il convient de parler d’interprétation. Les études présentées ici sont donc précisément situées : elles portent chacune sur une entreprise ou un secteur et, pour partie, sur des usines particulières, voire des ateliers spécifiques. Le premier texte se centre sur les remous qui accompagnent la réforme des méthodes de mesure du temps dans les usines Renault des années 1950-1960. Le second prend la transformation du rôle du chronomètre comme révélateur des changements qui affectent le travail sur les chaînes de Peugeot-Sochaux, de l’après-guerre aux années 1990. Seules ces réalités précises et circonscrites offrent à voir les moyens techniques et les pratiques d’organisation mis en œuvre, leurs modalités concrètes et l’impact qu’elles ont sur les relations de travail, à travers les confrontations et arrangements des différents acteurs. Par voie de conséquence, on ne saurait étendre les analyses inconsidérément et les appliquer par exemple, à l’ensemble du monde industriel des « trente glorieuses ». En effet les usines automobiles font preuve, en matière de rationalisation du travail ouvrier, d’une sophistication peut-être sans égale : elles représentent à ce titre des sociétés plus finement civilisées que des usines sidérurgiques ou aéronautiques. Le poids des processus chimico-physiques y est moindre que dans les premières, celui de la grande production plus important que dans les secondes. Elles sont des 1. Jour de fête, film de Jacques Tati, 1949.
INTRODUCTION
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cas significatifs d’une époque industrielle, non des idéal-types. Leur configuration sociale, à son tour, n’est pas transposable par simple glissement dans d’autres espaces de travail. Les deux études portant sur des usines de pays d’économie autrefois socialiste sont également focalisées sur la rationalisation à base de chronométrage dans une usine : une entreprise de roulements à billes russe, une usine productrice d’acier inoxydable dans l’est de l’Allemagne. Dans les deux cas il s’agit d’établissements qui étaient à la pointe de la technique et employaient un personnel très qualifié. Leur intérêt est de montrer comment une même méthode d’organisation, dans ces pays et chez les constructeurs français d’automobiles, s’est traduite par un mode de fonctionnement et des relations entre ouvriers, et entre ceux-ci et l’encadrement, très différents. En fait l’évolution du contexte macroéconomique du « socialisme » à l’économie de marché a été très différente dans les deux pays en sorte que la mutation de l’organisation dans chacune des deux usines pose des problèmes qui ne sont pas de même nature. En Russie, Carine Clément montre la difficulté pour une entreprise, dont l’organisation était intégrée dans une économie planifiée de façon centralisée, à passer à un système entièrement ordonné à la satisfaction du client dans une économie de marché, celui-ci étant tout à la fois incertain et très concurrentiel. Elle montre la difficulté qu’il y a à brûler les étapes dans la mise en œuvre d’une organisation rationnelle et son corollaire : le maintien des anciennes méthodes de débrouillardise qui seules permettent de pallier les dysfonctionnements du nouveau système. La qualité professionnelle des ouvriers permettait seule à ceux-ci de fournir une production de qualité dans les délais fixés en dépit des faiblesses de l’équipement mécanique. L’usine d’acier inoxydable de l’est de l’Allemagne a changé de nature. On est passé d’une grosse entreprise sidérurgique en position de monopole à une petite unité, intégrée dans un holding de l’ouest, très spécialisée en fonction des commandes d’une clientèle très exigeante et diverse. Gislaine Guittard vise donc à montrer les effets de cette mutation économique sur les conditions et les rapports de travail. Elle montre comment l’usine a pu s’adapter à sa situation nouvelle grâce à la formation d’un personnel très qualifié, les anciens transmettant leur expérience aux nouveaux et se reconvertissant à une fabrication informatisée afin de ne pas risquer de perdre leur emploi dans un pays où le chômage était devenu une menace inconnue jusque-là. Surtout l’auteur compare l’organisation dans les contextes ancien et nouveau et la condition des ouvriers qu’elle engendre. En ce qui concerne l’organisation ce n’est pas seulement le contexte qui a changé mais également l’âge du système mis en œuvre. En effet, l’usine de la RDA appliquait un mode d’étude taylorienne des temps plutôt archaïque, dans la mesure où la sidérurgie se prête mal à un chronométrage très fin de toutes les opérations. L’usine de l’Allemagne réunifiée a appliqué une organisation contrôlée par ordinateur dans laquelle les équipes d’ouvriers exécutants avaient la responsabilité de réaliser les objectifs fixés. Ainsi on est passé de conditions de travail qui rappelaient celles qui régnaient aux usines Renault dans l’entre-deux-guerres [Moutet, 1997, p. 320-321], à une situation similaire à celle
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que décrit N. Hatzfeld chez Peugeot dans les années 1990. Enfin la comparaison révèle à quel point la structure sociale générale a pesé sur les relations des ouvriers à l’intérieur de l’usine. Dans l’établissement comme au dehors on est passé d’un système fondé sur la solidarité à l’individualisme qui prévaut dans l’ensemble des pays capitalistes. Le principal intérêt de l’étude d’usines des pays de l’Est est de montrer que, alors que le taylorisme a été appliqué dès les débuts de l’économie socialiste, il a achoppé sur le système de planification centralisée et autoritaire [Linhart R., 1976]. Trois facteurs générés par la planification centralisée et autoritaires entrent en effet en contradiction avec le bon fonctionnement du taylorisme. Les décisions d’investissement par l’autorité centrale de planification ne permettent pas à l’entreprise de disposer des moyens mécaniques nécessaires aux ouvriers pour réaliser les temps fixés. La fourniture irrégulière de matières premières provoque elle aussi des arrêts de production. Enfin la fixation de normes de production mensuelles (puis trimestrielles et annuelles), dont dépendent les primes versées à l’entreprise et donc également une fraction des salaires ouvriers, provoque des àcoups dans le débit de fabrication. Ainsi ne peuvent fonctionner les trois objectifs du système de Taylor : la régularité du travail de tous les ouvriers et ateliers, une production fluide en flux continu, des rémunérations au rendement comme moyen d’inciter les travailleurs à respecter les temps et méthodes définis par les services centraux d’organisation. Dans ces conditions, seul le savoir-faire d’ouvriers qualifiés et très expérimentés permet de trouver le moyen de récupérer les produits nécessaires à la fabrication dans les éléments mis en réserve par le personnel et de les façonner en fonction des besoins. Cette habileté permet aussi aux exécutants de fournir les normes avec des machines qui tournent plutôt mal que bien. Enfin les motivations des ouvriers et de la direction s’opposent à la productivité, qui est l’objectif de l’organisation taylorienne sur laquelle les régimes « socialistes » mettaient surtout l’accent. La direction n’a pas intérêt à dépasser la norme afin d’éviter qu’elle ne soit élevée le mois suivant et donc plus difficile à atteindre, ce qui compromettait la prime versée à l’entreprise. Les ouvriers, comme en France dans l’entre-deux-guerres, freinaient leur production afin que les cadences exigées ne soient pas accélérées par de nouveaux chronométrages. Les défauts propres au système de Taylor, que les entreprises occidentales ont rencontrés avant la Seconde Guerre mondiale et auxquelles elles ont pallié dans les années 1950, s’ajoutaient donc aux obstacles au taylorisme créés par le système de l’économie socialiste. Cette première partie s’achève sur un texte consacré à l’introduction et l’utilisation par les banques et assurances, véritables entreprises pionnières en la matière, des nouvelles technologies de l’information. Chantal Cossalter analyse comment ces nouveaux outils ont contribué à un renouvellement de la relation de service au sein de métiers « classiques » tout en entraînant une compression des temps.
INTRODUCTION
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Études de temps et intensification du travail dans l’industrie française de 1945 à la décennie 1960
Aimée Moutet
En 1964, la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) a demandé une enquête pour comprendre la contradiction entre le point de vue des ouvriers et de leurs organisations qui se plaignaient d’une intensification constante du travail dans les entreprises les mieux organisées, et les affirmations patronales selon lesquelles les gains de productivité n’entraînaient aucun effort supplémentaire de la part des opérateurs [Laville et Wisner, 1966, p. 5]. C’est à cette question que nous voudrions tenter de répondre pour les années de 1945 à la décennie 1960 en étudiant le cas de la Régie national des usines Renault (RNUR) et d’entreprises électroniques. Nous diviserons notre étude en trois périodes : 1945-1950, la reconstruction ; décennie 1950, simplification du travail et crise du salaire au rendement ; années 1960, travail prescrit-travail réel.
LA RECONSTRUCTION 1945-1950 La seconde moitié de la décennie 1940 représente des années de modernisation intensive à la RNUR dans un contexte de reconstruction, c’est-à-dire à la fois de reconstitution de la main-d’œuvre qualifiée et de modernisation de l’équipement mécanique et de l’aménagement des ateliers, laquelle reste cependant très inégale selon les départements. Cette modernisation est en effet axée sur la construction de la 4CV, la première petite voiture ayant vocation à être produite en masse pour un public populaire également nombreux [Fridenson, 1979, p. 36]. L’ambition du président de la Régie, Lefaucheux, était de créer à Billancourt, en concordance avec ce produit, un outil de production lui aussi entièrement neuf, affranchi du poids des traditions de cet établissement ancien : une usine équipée de machines d’un type nouveau (machines spéciales de grande production et auto-
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maticité, et machines-transfert1). Mais cette ambition n’a pu être atteinte. Seules les chaînes de montage du département 76 ont été entièrement consacrées au nouveau véhicule à partir de janvier 19472. La Régie n’en a pas moins cherché à élever la productivité du travail, afin de limiter l’embauche, cela bien sûr pour contenir les coûts de production en période d’inflation, mais aussi par crainte de se retrouver en cas de crise avec une main-d’œuvre en surnombre, et par suite de la pénurie d’ouvriers qualifiés3. Le moyen utilisé a prolongé les méthodes apparues dans l’entre-deuxguerres : l’étude des temps par chronométrage associée à la rémunération au rendement. Le système Bedaux, ou des méthodes s’en inspirant, a été employé de façon générale dans l’industrie automobile. Peugeot utilisait à Sochaux le système Bedaux4. En 1947, la RNUR a mis en œuvre un mode de chronométrage rationnel et un système de salaire correspondant qui s’appuyait sur les mêmes méthodes. L’étude des temps reposait en effet, comme avec le Bedaux, sur un jugement d’allure, qui était toutefois moins précis qu’avec celui-ci. En 1951 encore, alors que la méthode Bedaux « consiste à affecter chaque temps élémentaire d’une appréciation de la vitesse d’exécution », à la Régie on « ne demande au chronométreur qu’une appréciation globale de cette vitesse5 ». Comme dans les autres méthodes d’étude de temps (celles de Bedaux et du bureau des temps élémentaires), les temps ou cadences de production incluaient, outre les aléas du travail en atelier, un coefficient de 9 % représentant le temps nécessaire aux besoins naturels, au repos en fonction de la pénibilité du travail (physique et nerveuse) et la prise en compte des conditions d’hygiène et de sécurité du travail6. Le mode de rémunération consistait en un coefficient de production. L’ouvrier qui réalisait 100 % de la cadence ou du temps prévu était payé à un taux de 125 % par rapport 1. P. POMMIER, « Département 76, moteur, mécanismes 4 CV », Bulletin technique, avril 1954, p. 6. 2. Arch. RNUR, boîte 202, secrétariat de P. Lefaucheux, 17 octobre 1945, « Conférence chez M. Lefaucheux », 28 octobre 1946, Note de service n˚ 15479, « Conférence de M. Lefaucheux, le 25 octobre ». 3. Ibid., B. 116, secrétariat du président, 17 septembre 1947, P. Lefaucheux, « Note à MM. les chefs de service » ; ibid., B. 117, secrétariat du président, 29 novembre 1949, P. Lefaucheux, « Note à MM. les chefs de service ». Arch. CFDT, 4 H 107, Notes documentaires et études, n˚ 630, 30 mai 1947, « Les problèmes du travail et de la main-d’œuvre en France depuis la Libération », p. 20. CGT, L’Union des métaux, janv.-fév., 1946, « XVe congrès fédéral national du 12 au 16 mars 1946 », « Rapport d’activité ». Ibid., juin-juillet 1946, Hyvernaud J., « Réalisons pour nos jeunes métallos. », p. 4. Arch. RNUR, B. 201, secrétariat du président, s. d., G. Liscoat, « Cadences Juva 4 et 4 Ch. » (1947). 4. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, dossier 1554, 4 nov. 1949, P. Pommier, Note de service n˚ 3880, « Étude des coefficients de production et des plafonds ». 5. Ibid., B. 48, D. 3055, Division des fabrications mécaniques, 26 avril 1951, P. Debos, « Examen d’un rapport sur le fonctionnement du chronométrage au décolletage. », p. 4. 6. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 30 nov. 1949, « Paye au département 76 ». Ibid., 1184/933 716 CS5, CE (comité d’entreprise) Billancourt, 14 sept. 1950-26 juil. 1951, 8 fév. 1951, président Vernier-Palliez, p. 5-6, « Réponse à la question posée sur le chronométrage », p. 9-1 et p. 13-14, réponse aux questions des délégués ouvriers. Ibid., 8 mars 1951, p. 5-6, réponse de VernierPalliez aux délégués ouvriers.
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au salaire de sa catégorie professionnelle. S’il dépassait ce rythme de travail, il élevait ses gains jusqu’à un plafond de 145, porté ensuite à 155 %. Le maximum de rendement admis dépassait donc de 24 % (155-125/125 %) la production jugée normale, cela pour des motifs techniques (ne pas endommager le matériel par des cadences trop rapides), alors que le système Bedaux permettait un gain de productivité sur la norme de 33 % (80-60/60 %)7. Il s’agissait donc d’un salaire à prime dont l’objectif était, non comme le mode d’application du Bedaux dans les années 1930 de comprimer les coûts salariaux, mais d’élever la productivité du travail. Cependant, sa mise en application n’a pu être que progressive. Tout d’abord, la direction a refusé la généralisation du chronométrage rationnel à l’ensemble des ateliers, car pour les fabrications anciennes elle aurait entraîné une réduction de 20 % des temps alloués. Aussi le chef du service du chronométrage a-t-il offert aux ouvriers un ajout au coefficient porté sur les temps chronométrés pour tenir compte des aléas de la fabrication en atelier. La diminution n’en restait pas moins de l’ordre de 14,5 %. Son motif était d’« accorder un temps plutôt un peu long et que les ouvriers essaient peut-être de réaliser que de donner un temps un peu sec devant lequel ils se seraient sans doute cabrés et qu’ils auraient refusé d’essayer de tenir ». Finalement elle s’est résignée à compter sur l’élimination des cadences antérieures à 1947 à mesure de la disparition des anciens modèles. En effet, P. Debos du service des méthodes signale dans son rapport l’« impossibilité dans laquelle nous avons été dans la plupart des cas de réviser des chronométrages en diminution, la direction de l’usine ayant toujours marqué une grande répugnance à autoriser ces chronométrages et les interdisant d’une manière absolue dans certains cas8 ». Ainsi la direction de Renault a tiré la leçon de l’expérience de l’entredeux-guerres en refusant d’enclencher le cercle vicieux des réductions de temps allouées par chronométrage suivies du freinage des ouvriers pour empêcher celles-ci. L’autre problème a été la mise au paiement au temps alloué du département 76 consacré à la 4 CV9. Pendant la montée en cadence, outre les bons de travail accordant des points pour incidents justifiés, la direction a autorisé l’allocation de points pour retards non justifiés. Ainsi le rendement inférieur à 125 et parfois à 100 était payé au coefficient 141, alors qu’il se situait à 25 % au-dessous de la cadence normale, cela jusqu’en novembre 1949 où le rendement exigé pour le coefficient de production de 141 a été porté à 125, ce qui ramenait le taux de rémunération à 12,8 % au-dessus du prix de la cadence 7. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 4 novembre 1949, P. Pommier, note citée 8. Ibid., B. 17, 29 sept. 1947, Jolart, chef du service du chronométrage, à P. Debos, p. 3. Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, 26 avril 1951, P. Debos, « Examen d’un rapport sur le fonctionnement du chronométrage au Décolletage. », p. 3 et 1. 9. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 30 nov. 1949, « Paye au département 76 ». 6 janv. 1950, Sainmont, « Calcul du complément de salaire autorisé à comptabiliser pour les ateliers du département 76 ». Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, P. Debos, rapport cité, p. 3.
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fournie10. Ainsi était maintenue la définition des temps par le chronométrage rationnel, tout en permettant aux ouvriers d’acquérir la dextérité nécessaire pour que ceux-ci soient tenus, sans que leur rémunération en souffre. Un an plus tard le coefficient correspondant aux temps alloués était toujours de 135. Lorsque, en novembre 1949, l’objectif réaffirmé était que le rendement correspondant au temps alloué soit payé au coefficient 125, c’était plutôt un signe que cette norme n’était toujours pas respectée. Aussi la direction éprouvait-elle le besoin de répéter qu’elle était la norme que tout ouvrier devait atteindre dans des conditions normales de production et qui correspondait au salaire attribué à la catégorie professionnelle de celui-ci. De fait, en 1951, le coefficient payé approchait 150 pour un « coefficient de production réel et normal de 12511 ». D’autre part, la direction a poussé les ouvriers à élever leur rendement en leur permettant, dès la fin de 1948, de toucher une prime plus élevée que prévu, le plafond du coefficient de production étant porté de 150 à 155. Elle estimait pouvoir ainsi satisfaire à la demande de la clientèle, qui dépassait toutes les prévisions, sans avoir à embaucher de personnel supplémentaire12. De fait le salaire de base – 100 (taux de garantie ou coulé), correspondant à un rendement inférieur de 25 % à celui exigé – est tombé en avril 1949 au dessous du minimum fixé par l’accord paritaire de la métallurgie, ce contre quoi s’élevaient les syndicats13. Cependant l’écart entre ce salaire minimum et le salaire réel n’a cessé de croître. Selon les délégués des salariés de Billancourt, à la même date, le salaire moyen de l’OS avait augmenté d’un coefficient 3 depuis décembre 1945, alors que celui de la production s’était élevé de plus de 7 et celui des effectifs de seulement 2,6. En 1951, le coefficient moyen de production de l’usine se situait entre 145 et 146, résultat dû en partie à l’allocation de points non justifiés, en partie aussi à l’élévation des rendements14. Le niveau des rémunérations étant fixé par l’État, seule la possibilité présentée à l’ouvrier de gagner une prime élevée permettait d’offrir des salaires attractifs, qui pouvaient attirer ou retenir le personnel, en même temps qu’ils les incitaient à accroître leur rythme de travail15. 10. Arch. RNUR, B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, s. d., nov. 1949, P. Pommier, « Département 76. Mise du personnel à la production ». Ibid., 30 nov. 1949, « Paye au département 76 », ibid., s. d. (nov. 1949), P. Pommier, « Département 76. Mise du personnel à la production ». 11. Arch. Renault, B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 4. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 30 nov. 1949, « Paye au département 76 ». 12. Ibid., 12 oct. 1950, P. Pommier, « Note de service n˚ 5466. Programme 4 CV au département 76 ». 13. Ibid., B. 48, D. 3055, Division des fabrications mécaniques, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 2. Arch. CFDT, 3W13, Renault, RDP (réception des délégués ouvriers et employés par la direction, usine de Billancourt), sept. 1947-déc. 1950, 13 oct. 1948, 8 déc. 1948, 10 nov. 1948. Ibid., 13 avril 1949, discussion avec la direction. 14. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS5, 8 mars 1951, CE Billancourt, p. 7, discussion après l’exposé de M. Vernier Palliez sur le chronométrage. 15. Arch. CFDT, 3W13, Renault, RDP, sept. 1947-déc. 1950, 10 sept. 1948.
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Le résultat en ce qui concernait la fabrication de la 4 CV a été très satisfaisant en terme de productivité. La cadence de production correspondant aux équipements mécaniques a été atteinte avec trois mois d’avance sur la date prévue (en juillet 1949), grâce il est vrai à l’introduction du travail en deux équipes en octobre 1948. Le nombre d’heures de travail par voiture produite est passé de 62 heures à 47 heures entre les débuts 1949 et 195016. Mais ce succès n’a pas été sans soulever des problèmes de la part du personnel. La direction a dû louvoyer entre les stratégies de l’encadrement et les revendications ouvrières. Le service des méthodes aurait voulu que le chronométrage rationnel soit étendu à l’ensemble de l’usine. Nous avons vu que la direction n’avait pas accepté de réviser les temps à la baisse. Contremaîtres et régleurs poussaient au rendement, car leur propre rémunération en dépendait, mais aussi parce qu’ils avaient une culture de productivité et qu’étant donné les faiblesses des installations qui rendaient la marche de la production aléatoire, ils cherchaient à se couvrir en obtenant le maximum de production pour constituer des stocks de précaution. Le résultat c’est qu’ils ont relevé les plafonds (jusqu’à 200 % en fonderie) et avaient leur propre conception des rendements possibles en sorte qu’ils étaient plus ou moins exigeants sur la norme imposée. Ils avaient d’autre part des réticences à accorder des bons concédant des points sans justification, tandis que les régleurs aidaient parfois les nouveaux embauchés à réaliser des cadences et donc un salaire élevés. Ainsi les exigences de rendement pour un même salaire variaient selon les ateliers ou les départements. La direction s’est inquiétée de cette politique qui pouvait mettre les machines en danger et surtout rendait les rapports avec les ouvriers problématiques puisqu’elle entraînait une disparité des temps alloués qui ne pouvait être justifiée vis-à-vis des ouvriers. Encadrement des méthodes et contremaîtres ont donc plutôt renchéri sur la politique de la direction visant à pousser à l’accroissement des rendements ouvriers en jouant sur l’appât du gain17. Comment ont réagi les ouvriers ? Ils étaient tout à fait disposés à produire plus si cela leur permettait d’élever leurs gains (comme le montrent les horaires de travail auxquels ils tiennent : 49 à 50 heures hebdomadaires, soit 9 à 10 heures supplémentaires) étant donné la hausse du coût de la vie alors que les salaires 16. Arch. RNUR, B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 16 août 1948, P. Pommier, « Note de service n˚ 1603 ». Ibid., 23 août 1948, P. Pommier, « Note de service n˚ 80 ». Ibid., 14 avril 1949, P. Debos, « Note de service n˚ 5.338 », Pommier P., art. cit., Bulletin technique, avril 1954, p. 7. Arch. RNUR, B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 12 octobre 1950, P. Pommier, « Note de service n˚ 5.466 », p. 2t. 17. Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 2-4. Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 4 nov. 1949, P. Pommier, « Note de service » citée. Ibid., 4 nov. 1949, P. Pommier, « Note de service » citée. Ibid., 12 oct. 1950, P. Pommier, « Note de service n˚ 5 466. Programme 4 CV au département 76. » : « Or, l’augmentation régulière, dans mes ateliers, des coefficients de production [...] me laisse entrevoir de nouvelles possibilités d’amélioration des cadences, amélioration que je désire obtenir, sans embauche, uniquement par l’amélioration de la productivité [...]. Cette augmentation de productivité résultera de l’attractivité du système de rémunération. », en élevant le plafond.
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étaient bloqués18. Toutefois ils ont protesté, d’une part, contre les incohérences du système et réclamé que les exigences de rendement soient uniformisées, de préférence en les alignant sur les situations les plus favorables : plafonds élevés et cadences de base réduites, paiement de la production exigée au-dessus du coefficient de production prévu grâce à l’émission par le département de bons accordant des points supplémentaires. D’autre part ils protestaient contre les chronométrages qui fixaient des temps jugés insuffisants, en particulier dans les ateliers les plus vétustes. Ils demandaient, et souvent obtenaient grâce au soutien des contremaîtres, une démonstration pour prouver que les cadences étaient ou non réalisables19. Ils appuyaient leurs réclamations sur les incertitudes du jugement d’allure. Ils n’avaient pas tort, celui-ci dépendant de l’expérience des chronométreurs. Or jusqu’au début des années 1950, soit du fait de la pénurie de travailleurs qualifiés, soit dans le prolongement de la politique traditionnelle qui tendait à économiser le personnel très qualifié, donc très coûteux, surtout dans des services non directement productifs, les dirigeants ont limité le nombre des chronométreurs. Le directeur des fabrications mécaniques n’affirmait-il pas dans la conclusion de son rapport d’avril 1951 concernant l’équipe de méthodes-chronométrage du décolletage : « La pénurie en France de ces spécialistes est telle que nous avons souvent des défections et que dès qu’ils arrivent à un certain degré de compétence, ces techniciens sont l’objet de très tentantes sollicitations de l’extérieur. » L’économie portant sur les chronométreurs apparaît dans le fait que le lancement de la 4 CV a absorbé la totalité de l’activité de ces derniers, ce qui a soulevé les protestations des ouvriers dont les demandes de démonstration n’ont plus été satisfaites. Il faut attendre le début des années 1950 pour que la stratégie de l’entreprise s’inverse et mette au premier plan l’organisation du travail, ce qui se traduit par un gonflement du service du chronométrage, mais cette fois aux dépens de l’emploi qualifié en atelier. Il n’était pas question d’embaucher à l’extérieur mais seulement d’exploiter les ressources internes en personnel qualifié, OTQ (ouvriers très qualifiés) ou contremaîtres de rang inférieur20. Écartelés entre des 18. Ibid., 1184/933, PV. CE Billancourt 716, D. 1, 16 oct. 1952, 14 nov. 1952. Arch. CFDT, 3W13, Renault RDP sept. 1947-déc. 1950, 17 mai 1949, Atelier 5440 (presses), application de la limite de sécurité (plafond de coefficient de production réduit pour éviter les accidents) soulève la protestation d’ouvriers de services annexes considérant que cela réduit leurs possibilités d’élever leurs gains. 19. Ibid., 20 oct. 1950, G. Jolard, service 978 chronométrage, « Note de service n˚ 9241 ». Ibid., B. 50, Division des fabrications mécaniques, D. 1554, 6 janv. 1950, Sainmont, « Calcul du complément de salaire autorisé à comptabiliser pour les ateliers du département 76 ». Ibid., 1184/933, 716, 8 mars 1951, CE Billancourt, p. 7 : le délégué CGT pourquoi alors « que le chronométreur permettait à l’ouvrier de réaliser 125, la moyenne de l’entreprise est à 145/146 en ce moment. M. Vernier Palliez précise que cela vient en grande partie des bons de complément ». Le délégué ouvrier rappelle alors les discussions qui en ont résulté, alors que le prix avait tout simplement été majoré de 20 % depuis un an. 20. Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3155, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 4 et 5. Ibid., 24 oct. 1947, G. Jolard, « Note 1179 », les chronométreurs sont occupés par le lancement de la 4 CV, ils n’ont pas le temps de procéder aux démonstrations pour temps alloués insuffisants. Ibid., B. 41, D. 1550, 10 juil. 1956, service 978, « Chronométrage mécanique (usinage et montage) », maximum d’effectif atteint en 1950-1951 = 159 personnes.
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fonctions multiples : étudier les temps des fabrications nouvelles, rectifier ceux des anciennes en fonction des changements techniques ou organisationnels et répondre aux demandes de démonstrations pour temps alloués insuffisants, les chronométreurs, surtout lorsqu’ils manquaient d’expérience, n’avaient pas la possibilité d’études très poussées. Cette difficulté est d’ailleurs l’une des raisons qui a été mise en avant pour écarter l’adoption du système Bedaux. En effet celui-ci exigeait des jugements d’allure pour chaque opération et donc un personnel de chronométreurs supérieurs à celui de la Régie. Enfin, en 1956, le responsable de la division machines-outils mettait l’accent sur l’« insuffisance des moyens dont disposent les services des méthodes ». Il en donnait le motif : « On entendait probablement ainsi limiter les frais occasionnés directement par les services généraux. » On pensait inutile d’accroître des effectifs de préparation du travail qui seraient sous-employés une fois la nouvelle fabrication au point. « En fait, l’expérience a montré qu’il n’en était rien. » Par suite « de la durée normale du lancement d’un véhicule et de la fréquence de cette éventualité, les services Méthodes se sont toujours trouvés depuis dix ans, à court de moyens ». Dans ces conditions les délégués ouvriers avaient beau jeu d’affirmer que les chronométrages n’avaient que l’apparence de la scientificité21. D’ailleurs, lorsque la Régie a introduit l’étude cinématographique du travail au début des années 1950, il est apparu que les jugements d’allure n’étaient pas fiables22. Au total les temps sont restés un objet de négociations entre service du chronométrage et ouvriers, assorties de conflits récurrents dans les ateliers les plus défavorisés23. Enfin les ouvriers ont été sensibles aux possibilités très inégales d’accroître leurs gains en dépassant le coefficient de production fixé selon les ateliers, étant donné le mode de fabrication. C’est ce que souligne en 1951, à partir des protestations d’un des délégués ouvriers au comité d’entreprise (CE) de Billancourt, le directeur des fabrications mécaniques en prenant le cas du décolletage. « Sur les machines automatiques, il est assez difficile aux ouvriers de gagner beaucoup sur les temps alloués en raison même de l’automaticité des machines et des conditions qui sont, pour ainsi dire, toutes réglées d’avance. » Dans les autres cas les 21. Ibid., B. 41, D. 1550, 10 juil. 1956, service 978, « Chronométrage mécanique (usinage et montage) : en sept. 1949 effectif = 146 personnes. Ibid., 14 déc. 1956, P. Bézier, « Évolution des effectifs des services de méthodes mécaniques », p. 1 et 2. Ibid., 1184/933, CE Billancourt 716, D. 5, 14 déc. 1950, Dive, délégué CGT, « Il y a plusieurs anomalies dans le chronométrage » : « Sur simple jugé du chrono, on étiquette un ouvrier normal, supérieur ou inférieur, et cela joue sur le temps avec une marge d’erreur qui varie de 10 %. » Le représentant de la direction qui préside, « M. Vernier Palliez trouve cette remarque très juste ». Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, 3055, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 4. 22. « Le cinéma industriel », Bulletin technique, n˚ 19, nov.-déc. 1953, p. 19-20, reconnaît que le jugement d’allure en atelier aboutit à un coefficient subjectif qui dépend de la représentation qu’a le chronométreur de l’allure d’exécution normale du travail observé. 23. Arch. RNUR, 1184/933, D. 22, CR du CCE, session 12-13 mai 1955, séance générale, p. 5, M. Dolle, délégué CGT de Billancourt, protestation contre l’inégalité de salaire dans un même département voire sur une même chaîne, coefficients de production de 120 ou 150 par exemple (travail payé 75 ou 90 minutes de l’heure).
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« différences possibles de rendement d’un ouvrier à l’autre sont très grandes en raison du caractère manuel et à répétition des travaux et de l’influence que peut, par conséquent, avoir l’habileté manuelle des opérateurs ». Aussi les ouvriers réclamaient-ils que la production exigée leur soit communiquée afin de pouvoir compter leurs pièces et contrôler leur production en fonction du salaire qu’ils attendaient. Enfin les ouvriers ont continué à régler leur production sur les cadences imposées et les gains correspondants de façon à toucher le plafond sans le dépasser. Cela apparaît dans la revendication un peu naïve du représentant CGT des ouvriers au comité central d’entreprise (CCE) qui protestait que les ouvriers ne touchaient pas tous le salaire plafond24. En 1953 encore, le bulletin mensuel de la CFTC à la RNUR appelait les militants à montrer à leurs camarades les risques qu’ils prenaient en accélérant leur travail pour prendre « du bon temps en fin de journée ». Car « partout les représentants de la direction font sentir que, puisque des ouvriers ont terminé leur production un quart d’heure ou une demi-heure avant la fin du travail, il doit être possible de produire davantage ». Mais, « en cas de chronométrage, nombreux sont ceux qui ne pourront réaliser une allure normale, étant habitués à trop forcer par moment ». À force de dépasser les cadences exigées de façon à s’octroyer des temps de repos les ouvriers risquaient de ne plus savoir freiner lorsqu’ils étaient chronométrés. Cela montre à la fois qu’en dépit du jugement d’allure les ouvriers étaient toujours capables de fixer leurs propres cadences de production, dépassant les performances déterminées par les études de temps, et que le freinage restait de règle lors des chronométrages par crainte de réduction des temps alloués25. Les syndicats, CGT ou CFTC, ont été opposés, au plan des principes du moins, à la rémunération au rendement. La CGT, après avoir soutenu la reconstruction en invitant les ouvriers à forcer leur production, est revenue à partir de l’échec des grèves de 1947-1948 et dans le climat de la guerre froide à la dénonciation des profits capitalistes réalisés aux dépens des ouvriers. À la Régie, la centrale communiste protestait contre le système d’autofinancement qui privait les salariés de leur part des profits générés par leurs efforts de productivité, alors que l’État ne remplissait pas son rôle de détenteur unique du capital : assurer l’investissement. Elle réclamait dans la pratique une augmentation de la part fixe du salaire prise sur le taux de prime afin de réduire les fluctuations de gains selon la conjoncture et les individus et surtout dans le but de réduire l’effort auquel l’ouvrier était contraint s’il voulait réaliser un gain suffisant. La CFTC était encore plus intransigeante : pour la stabilité des salaires elle demandait que soit supprimée la 24. Ibid., B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, 26 avril 1951, rapport cité, p. 1. Ibid., 1184/933, CE Billancourt 716, D5, 8 avril 1951, Soulat délégué CFTC. Arch. CFDT, 3 W 62, Renault, CE sept. 1950-déc. 1951, 8 fév. 1951, discussion suite à l’exposé de Vernier Palliez sur le chronométrage, délégué CGT. Ibid., 3 W 13, RDP, sept. 1947-déc. 1950, 9 mars 1949, Revendication département 54, atelier 92, presses. Ibid., 13 déc. 1950, Revendications générales CFTC. 25. Ibid., 13 avril 1949, Revendication du département 62, forges. « La situation de l’usine », L’Union syndicale Renault, n˚ 25, 13 oct. 1953.
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rémunération au rendement, remplacée par le paiement à l’heure, sans réduction de salaires26. Au total la période de la reconstruction a été caractérisée par un accroissement de l’effort ouvrier imposé par le système des temps et salaires. Cette intensification était engendrée par des chronométrages qui se voulaient plus rigoureux, mais pour lesquels la Régie ne disposait pas de moyens humains qui garantissent leur exactitude. Aussi l’introduction du jugement d’allure a-t-elle conforté les préventions des ouvriers à l’encontre du chronométrage et constitué le fondement de leur contestation des temps alloués jugés par eux insuffisants. De plus, les conditions de travail étaient trop diverses pour que les nouveaux temps alloués ne pèsent pas lourdement sur les ouvriers des ateliers les plus vétustes. Enfin, la coexistence de systèmes de production automatiques et de travaux laissant une part importante à l’intervention humaine aggravait l’inégalité des ouvriers devant les temps alloués. Sur les installations automatiques ils ne pouvaient guère accélérer leur travail par rapport aux normes chronométrées. Leurs gains ne pouvaient donc s’élever quelle que fût leur bonne volonté. En outre, le système de salaire au rendement ne se justifiait pas dans ce cas puisque c’était la machine qui déterminait les rendements effectifs. Dans les ateliers où le travail manuel était important, c’est l’inégalité des rendements et des gains selon les capacités individuelles des ouvriers qui était ressentie comme excessive et soulevait la contestation du personnel. Au total les ouvriers ont accepté cette intensification dans la mesure où elle était le moyen d’élever leurs rémunérations dans une période d’inflation et de blocage des salaires de base. Du coup la direction n’a pu maintenir un rapport exact entre rendements et salaires. Par l’émission de bons concédant des points supplémentaires non justifiés par les conditions de travail elle a accordé des augmentations de salaires sans rapport avec celui du rendement. La RNUR a donc accepté de payer l’intensification du rendement qui était son objectif. Les conflits ont été suscités par l’inégalité des gains que les ouvriers pouvaient obtenir selon leur affectation. Si la CGT dénonçait les cadences infernales alors que la CFTC demandait la suppression du salaire au rendement, les syndicats n’en ont pas moins axé leurs revendications sur le niveau des salaires, ce qui correspondait aux aspirations de la base.
26. H. JOURDAIN, « Le salaire au rendement », L’Union des métaux, mai 1946, p. 1 et 4. H. BEAU», Union des métallurgistes, avril 1949, p. 2. Arch. CFDT, 3 W 13, RDP, sept. 1947-déc. 1950, 10 sept. 1948, délégués ouvriers et employés demandent fixation d’un minimum vital, révision automatique des salaires avec le coût de la vie ; 9 mars 1949, CFTC demande la suppression du salaire au rendement dans toute l’usine, dans une première étape un coefficient de production collectif par atelier ou département. 13 avril 1949, délégués ouvriers et employés : en mars 1949 pouvoir d’achat pour coefficient de production 140 est inférieur de moitié par rapport à 1938. Depuis déc. 1945 le coefficient de production a augmenté plus de deux fois plus vite (7,1) que celui du salaire de l’OS (3). MONT, « Imposons la suppression des cadences infernales et mortelles.
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LA DÉCENNIE 1950 : LA COTATION DE POSTE ET SES CONSÉQUENCES POUR LE PERSONNEL DES USINES
Cette décennie est marquée par un effort systématique pour mettre de l’ordre dans cette situation incohérente. L’objectif était d’élever la qualité de la fabrication et d’opérer des économies après avoir axé tous les efforts sur la productivité dans les années précédentes. Cela s’explique par la réapparition de la concurrence entre constructeurs français puis, à la fin de la décennie, également étrangers [Loubet, 1995, p. 322-323 et p. 326]. Intervient aussi le progrès mécanique (machines transfert de deuxième génération, nouvelles machines spécialisées, extension de la chaîne en amont du montage à la fonderie et la tôlerie-emboutissage) qui permet des gains de productivité dans la part mécanique du travail, alors que la part humaine n’a toujours pas été organisée systématiquement et a donc pris du retard sur les capacités de production des machines27. De plus, il faut élever la productivité et surtout la continuité du travail humain pour abaisser la durée d’amortissement de ces machines coûteuses. Le dernier effet des progrès de la mécanisation est le besoin d’ouvriers professionnels très qualifiés pour le réglage et l’entretien de ces machines sophistiquées28. La Régie s’est donc efforcée de ne pas gaspiller ce type d’ouvriers. Enfin, comme toutes les grandes entreprises, elle a puisé dans les méthodes américaines, apparues pendant la guerre, et restées ignorées en France. En ce sens jouent à la fois la tradition de relations étroites entre constructeurs automobiles français et industrie américaine, le prestige de la victoire des armées anglo-saxonnes, et la politique en faveur de la productivité menée par Jean Monnet (les missions de productivité) [Fridenson, 1987, p. 10421043 et note 68 p. 1058 ; Moutet, 1997, p. 61-65 ; Kuisel, 1993, p. 343-345]29. Le résultat de l’ensemble de ces défis a été la mise en œuvre de trois modes d’organisation nouveaux portant sur les études de temps et de rémunérations : les études de poste en vue de la simplification du travail (simplified practice), la cotation de poste (job evaluation), le salaire au temps sous condition de production ou de cadences. 27. Arch. SHGR (Société d’histoire du groupe Renault), Conférences (1), A. Lucas, « Automatisation du travail à la régie », seconde version de la conférence des 8 et 11 avril 1957 au congrès de l’Economics Research Society, université de Bristol, 11 p. Ibid., RE 2, P. Bezier, « Note de service. Instructions pour l’étude et l’emploi des machines de production à éléments normalisés Renault », p. 3-5. M. DELFOSSE, « Amélioration des méthodes », Bulletin technique, n˚ 1, déc. 1950, p.23. M. DELFOSSE, « Étude des postes de travail. Les principes d’économie des mouvements », Bulletin technique, n˚ 12, juil.-août 1952, p. 23. 28. Arch. SHGR, carton n˚ 38/2317, déc. 1965, D. L. Limon, « Effectifs ouvriers, 1953, 1960, 1965 », p. 14-15, tableau n˚ 8, p. 13 : 1953-1960 ouvriers très qualifiés (OTQ) : augmentation d’un tiers, passés de 19 % à 24 % du total des ouvriers qualifiés et régleurs. 29. S. RODRIGUES, « Conférence au CNOF et à la Société des ingénieurs civils de France, 2 février 1951 », CNOF, mars 1951 : études des temps et mouvements, simplification du travail, à la suite d’une mission de productivité de trois mois aux États-Unis, organisée par l’AFAP (Association française pour l’accroissement de la productivité).
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L’étude de poste emprunte aux États-Unis les principes de définition des micromouvements du Pr. R. Barnes à partir des Threbligs anagramme de Gilbreth30. Les principes de simplification du travail portaient sur la réalisation des mouvements, les équipements mécaniques du poste, la disposition de l’espace matériel en fonction de ces deux éléments. Les mouvements devaient être automatiques sans avoir à recourir à un contrôle visuel, ils étaient étudiés pour obtenir le maximum d’efficacité avec le minimum d’effort. Dans ce but, les seuls mouvements des membres supérieurs admis étaient ceux de la main autour du poignet, du bras autour du coude, les deux mains devant être utilisées simultanément et symétriquement. Les mouvements devaient s’enchaîner de façon fluide sans croisement des mains ni retours en arrière. L’espace était délimité en demi-cercle selon le mouvement des deux bras. Les pièces ou outillage à utiliser mis à portée de main étaient toujours rangés, ou suspendus pour les outils, au même endroit. Les outils devaient libérer la main gauche de son rôle habituel de pince d’immobilisation des pièces, et être actionnés le plus souvent possible au pied. Enfin, dans la mesure du possible, l’apport des produits à usiner et leur évacuation devaient être mécanisés (transporteurs, plans inclinés, etc.). La conception même des machines devrait à terme tenir compte du confort de l’ouvrier et faciliter son travail31. Dans ces conditions, les temps des opérations se trouvaient réduits, ce qui permettait de regrouper un nombre accru d’opérations par poste. Le résultat a donc été à la fois une réduction des temps alloués et une augmentation du nombre des opérations confiées au même opérateur tout en réduisant la durée de son cycle32. Ni ouvriers ni contremaîtres n’avaient plus le choix du mode gestuel de travail. Tous les mouvements inutiles ayant été supprimés, dont tous les déplacements de l’ouvrier, le travail était devenu d’une continuité aussi totale que possible. Si la méthode était exactement respectée, l’effort devait rester le même pour une production très supérieure. Ces études de poste n’ont évidemment été réalisées que très progressivement. Le service d’amélioration des méthodes (938), qui en avait la responsabilité, a été créé à la Régie en 194933. L’objectif défini par P. Lefaucheux était de permettre à chacun de travailler avec le maximum d’efficacité et le minimum de difficulté d’une part, d’assurer un rendement aussi satisfaisant que possible à chaque poste, ce qui n’était pas encore le cas à la Régie, de l’autre34. Ces principes ont été appliqués progressivement par le service 938, les 30. M. DELFOSSE, « Étude des postes de travail. Les principes d’économie des mouvements », art. cit., p. 23. 31. Ibid., p. 24, Suite, ibid., n˚ 14, nov.-déc. 1952, p. 21-24. « L’étude des postes de travail. Alimentation et évacuation des pièces », ibid., n˚ 15, fév.-mars 1953, p. 17-20. 32. M. DELFOSSE, « Amélioration des méthodes », art. cit., p. 24 : la suppression de tous les gestes inutiles et la recombinaison rationnelle de ceux restants a pour conséquence un regroupement des tâches, elle va à l’encontre de la division excessive du travail. Le regroupement de deux ou plusieurs opérations qui réduit les temps de montage, évite des transports, etc., ce qui élève encore la productivité. 33. Arch. Renault, 1184/933, 716 CS 5, CE Billancourt, 14 sept. 1950, Bourdin, délégué CGT, p. 6. 34. Arch. Renault, B. 117, secrétariat du président, 6 oct. 1950, Lefaucheux, « Note n˚ 828 », 13 fév. 1950, Lefaucheux, « Note de service n˚ 777 ».
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premières réalisations servant d’exemple pour l’instruction des agents d’étude de postes et la diffusion de ces principes. De plus l’économie de mouvements s’intégrait dans une redéfinition des circuits de circulation des matières et du personnel, comme des procédés généraux de fabrication. Elle exigeait donc de construire toute une série de diagrammes permettant de choisir mouvements, circuits et procédés les plus efficaces et d’éliminer tous ceux qui apparaissaient comme inutiles35. Très justement le chef du service d’amélioration des méthodes affirmait que cette méthode n’était pas nouvelle en elle-même, mais par son développement selon un ordre logique et par l’emploi de moyens d’enregistrement des procédés étudiés. Elle s’inscrivait dans le cadre de l’OST (organisation scientifique du travail taylorienne), mais en raffinant sur les méthodes d’analyse du travail et sur le caractère systématique, rationnel de celles-ci36. Ces études ont pu servir de base aux nouveaux chronométrages beaucoup plus subtiles appliqués au travail manuel : fixer les temps des micromouvements et des déplacements de produits, ainsi qu’à la définition des qualifications exigées par chaque poste de travail, c’est-à-dire à la cotation des postes. Dans la double vocation du chronométrage : organiser le travail et en fixer la rémunération, la première tendait à devenir prédominante. Cependant, études et cotations de postes n’ont commencé qu’en 1952 après deux ans d’analyses théoriques. Leur application a progressé d’autant plus lentement que les changements de production (produits, machines, méthodes de fabrication), qui sont constants en entreprise, les rendaient très vite périmées. Ainsi, en août 1954, à Billancourt sur 15 000 à 20 000 postes à étudier, 4 900 études étaient achevées mais toutes ne restaient pas valables. À Flins, sur 1 172 postes étudiés pour 2 300 ouvriers, seules 840 études n’étaient pas périmées37. La cotation de poste avait une double finalité : simplifier la hiérarchie des salaires en reconnaissant la place prise par les qualifications par rapport au rendement dans la définition des rémunérations38, mieux orienter et utiliser la maind’œuvre qualifiée. L’étude de poste permettait en effet de définir, d’après les opérations et mouvements que celui-ci comportait, les capacités exigées de l’ouvrier affecté à cette tâche. Ces exigences étaient classées selon quatre critères : force physique, résistance à l’effort et acuité sensorielle, aptitudes psychotechniques, qualification (formation et expérience acquise prouvées par un essai) et responsabilité à l’égard des hommes, matières ou machines, nuisances qui imposaient des qualités de santé. Chacun de ces critères comportait cinq niveaux selon le degré 35. Arch. SHGR, fonds A. Jardon, dossier technologie, 28 juin 1950, cours l’étude des postes de travail. Ibid., Delfosse, Leçon IV, s.d. (1950) « Graphiques de procédés ». Ibid., Delfosse, Leçon VI, graphiques du poste de travail (établi en août-sept. 1950). 36. Ibid., fonds A. Jardon, dossier technologie, 28 juin 1950, Delfosse, cours cité, p. 5 et 7. 37. Arch. SHGR, Conférence (1), 6 avril 1954, Raveau, « La qualification du travail ». 38. Arch. RNUR, B. 48, Division des fabrications mécaniques, D. 3055, 26 avril 1951, P. Debos, rapport cité, p. 3 : « On peut dire [...] que la partie de la paye d’un ouvrier qui est influencée par sa production ne représente plus qu’une fraction de plus en plus faible du total. »
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d’exigence du poste. En ce qui concernait les OS n’étaient retenus que le premier critère et, éventuellement, les aptitudes psychotechniques pour les postes à risque ou/et à exigences sanitaires pour les travaux insalubres, enfin la responsabilité. Ainsi le poste, selon son degré d’exigence, déterminait, outre la qualification de l’ouvrier capable de le tenir, le salaire de base de celui-ci, du manœuvre à l’OTQ. C’est cette hiérarchie, dépendant des exigences de valeur professionnelle ou d’aptitudes de chaque poste de travail, qui a remplacé le coefficient de production, qui incluait le rendement imposé d’après le chronométrage, comme base de la grille des rémunérations. De plus cette cotation permettait, selon la direction, de simplifier le calcul des salaires en supprimant les multiples « primes de chaleur, de froid, d’huile, de salissure, etc., [qui] avaient été introduites d’une façon toute empirique39 ». Ce salaire fixe était complété par une prime au rendement dont nous avons vu que la part dans la rémunération totale tendait à s’abaisser40. Cette connexion entre étude et cotation de postes est propre à la France, alors que d’autres pays comme la Belgique et surtout les Pays-Bas ont lancé l’étude des qualifications (job evaluation) dès la période de la reconstruction en ayant recours à des méthodes purement statistiques d’évaluation et de classement41. La cotation de poste dans ce cas tout comme en France ne définissait plus le salaire de l’ouvrier selon ses capacités mais d’après le poste que celui-ci occupait et qui seul était coté. Pour les OS cela signifiait qu’ils étaient strictement interchangeables leur salaire changeant avec leur affectation. Pour les travailleurs qualifiés, la cotation à la Régie introduisait de nouveaux critères de définition qui affinaient la hiérarchie professionnelle. L’échelle Parodi ne connaissait que deux classes de manœuvres, trois d’OS, trois d’OQ, définis par leur niveau de formation. La cotation quantitative permettait d’établir une échelle continue de valeur des postes. Pour simplifier, les postes apparentés ont été regroupés, à Flins, en 17 catégories comportant chacune 5 niveaux pour les postes à prédominance manuelle, 7, 10 ou 13 degrés pour ceux du haut de la hiérarchie, donc autour de 85 échelons au lieu de 7 sur la grille Parodi42. L’orientation des OP était le complément obligatoire de cette hiérarchisation raffinée des qualifications. Une fois « un poste défini [...] en fonction de ses caractéristiques et des obligations, des exigences, des qualités qu’il requiert, il est recherché [...] si l’ouvrier pressenti pour tenir ce poste possède les qualités nécessaires43 ». Cette recherche, restait 39. Ibid., 184/933, 716 CS, D1., 26 janv. 1960, CE Billancourt, le président, p. 8. 40. M. DELFOSSE, « Études de postes, sélection et orientation dans l’industrie », Bulletin technique, n˚ 32, janv. 1956, p. 26-30. 41. Archives privées, 11 sept. 1958, L. Dor, « Qualification du travail, journées d’études CECA. », p. 7-8. 42. Arch. SHGR, Conférences (1), 6 avril 1954, Raveau, Cotation des postes. Arch. CFDT, 5 W 7, SRTA (Syndicat Renault des travailleurs de l’automobile), 5e congrès, 31 janv.-1er fév. 1959, « Salaires », p. 8. Arch. RNUR, 1184/933, CS, D. 22, 26-27 mai 1959, CCE, séances préliminaires et techniques préliminaires, exposés de M. Decottignies, « Systèmes de salaires en vigueur dans les établissements de la régie » et débat qui a suivi. 43. Ibid., 1184/933, 716, CS, D1, 26 janv. 1960, CE Billancourt compte rendu cité, le président, p. 8.
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largement sous la responsabilité de la maîtrise. Une définition exacte de ce rapport aurait supposé de confronter les fiches de cotation de poste et celles individuelles des ouvriers (établies lors de la visite médicale à l’embauche ou de nature périodique, ou d’après leur notation par leur chef qui n’était pas générale même pour les OQ44). Or ces dernières n’étaient pas classées dans ce but45. La cotation de postes a surtout fourni le moyen de détacher les rémunérations du rendement en fournissant des critères de hiérarchie salariale d’après les conditions de travail et les qualités exigées des ouvriers, c’est-à-dire la qualification selon sa nouvelle définition. La crise du salaire au rendement, qui était apparue à la Régie par l’écart croissant entre le temps chronométré et celui payé dès le début de la décennie 1950, participait de la crise du salaire au rendement étudiée à la fin des années 1950 dans la sidérurgie (laminoirs) par la CECA [Lutz et Wilner, 1960, p. 5]46. Les sociologues chargés de cette recherche attribuaient dans leurs conclusions celle-ci à des motifs sociaux plutôt qu’au seul progrès technique. Ils définissaient la crise par la constatation (fondée sur une étude statistique) que le salaire au rendement, destiné à encourager les ouvriers à élever leur production, aboutissait au résultat inverse, ce qu’ils expliquaient par la généralisation du freinage qu’il suscitait47. Dans les établissements modernes, la direction, pour éviter de se heurter à la résistance du personnel, tendait à utiliser les systèmes de salaire au rendement comme facteur de régulation des rémunérations (en lissant les disparités entre ouvriers ou les fluctuations dans le temps) et non plus comme un moyen de pousser à l’élévation des rendements [Lutz et Wilner, 1960, p. 137]48. On retrouve cette évolution à la Régie Renault. Nous avons vu que c’est pour éviter de réduire les temps alloués et provoquer le freinage que la Direction a accepté de séparer les temps payés de ceux fixés par chronométrage. L’extension du paiement à prime par équipe ou chaîne montre la même volonté de la Direction de réduire les disparités de rémunération résultant du salaire au rendement. Cela 44. R. VATIER, directeur du Centre interentreprises de formation Renault à Billancourt, Développement de l’entreprise et promotion des hommes, Éditions de l’Entreprise moderne, Paris, 1960, p. 25. Arch. Renault, 1184/933, 716, CS 1, CE Billancourt, séances techniques, 9 juil. 1953, Vernier Palliez : nouveau système de notation par les chefs de service. 45. Arch. CFDT, 3 W 64, Renault, PV. CE Billancourt, sept. 1953-juil. 1954, 11 mars 1954, J. Myon exposé sur l’étude de poste, p. 8-12. Delfosse, art. cit. Bulletin technique, n˚ 31, nov.-déc. 1955, p. 31-32. Ibid., n˚ 32, janv. 1956, p. 26-30. 46. C. DEJEAN, « La crise de la rémunération au rendement », Sociologie du travail, II, 61, p. 136 : enquête décrétée par la CECA dans la sidérurgie : étude de 20 entreprises dans six pays portant sur les laminoirs, à la demande du Comité consultatif de la CECA. 47. C. DURAND, « Rémunération au rendement et motivations ouvrières », Sociologie du travail, 1, 59, oct.-déc. 1959, p. 51-52, p. 54. 48. Les auteurs attribuent eux la mise en cause du principe de rémunération au rendement au fait que l’automatisation de la production, en déplaçant le critère de rendement de l’effort physique à une intensification du facteur mental, réduirait la résistance ouvrière face à la production exigée, rendant sans objet la pression exercée par la rémunération au rendement, au moins pour les postes à responsabilité. Une telle évolution, à supposer qu’elle soit exacte dans la sidérurgie, ne se retrouve pas dans l’industrie automobile.
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apparaît dans le renversement des positions des syndicats et de la direction au cours de la décennie 1950. À la fin des années 1940, c’est la CFTC qui demandait ce paiement collectif à prime, afin de supprimer les distorsions de rémunérations entre ouvriers travaillant dans le même atelier, sur la même chaîne ou réalisant la même tâche. Cela correspondait aux demandes de la base, qui utilisait ces disparités comme argument pour justifier leurs revendications de salaires. La direction, sans rejeter ce système de salaire, demandait un délai avant de le mettre en œuvre49. À la fin de la décennie 1950, c’est la direction qui déclarait viser à la généralisation du paiement collectif à prime. Son objectif était, comme dans la sidérurgie, de réduire les disparités des salaires. Son représentant s’appuyait sur les affirmations du délégué CGT au CCE pour expliquer sa position. « Le travailleur avait connaissance d’un temps chronométré qui constituait une limitation à son effort ». Les ouvriers les plus faibles protestaient contre l’insuffisance des temps chronométrés. « La Direction a toujours eu parfaitement conscience de cette situation », ce pourquoi « elle s’efforce de plus en plus de supprimer le rendement individuel50 ». Son objectif est donc tout à la fois d’éradiquer le contrôle de l’ouvrier sur ses cadences de travail et d’éviter les revendications à l’encontre du chronométrage. La cotation de poste permettait de faire un pas décisif dans le même sens en supprimant carrément le salaire au rendement. L’échelle des rémunérations selon ce système était déterminée par les différences de qualification, au sens d’exigences du poste. Cela correspondait tout d’abord à la nouvelle préoccupation de qualité des fabrications. Dès 1953, un rapport sur les « problèmes de personnel à la Régie », auquel P. Lefaucheux attachait « la plus grande importance », déplorait que l’on ne tienne « compte actuellement pratiquement que de la quantité de travail fournie par l’ouvrier » et que « l’on se rattache, de plus en plus artificiellement d’ailleurs, à la seule notion de rémunération au rendement ». Alors que l’ouvrier a de moins en moins d’influence sur son rendement quantitatif. « Par contre l’ouvrier a encore une influence très grande sur la qualité de son travail. [...] Or il n’est pour ainsi dire pas intéressé à l’amélioration » de ce point51 Le « travail au rendement pur et simple n’a plus de sens, » alors que « c’est la machine et elle seule qui impose son rythme de production » dans un nombre croissant d’ateliers52. D’autre part, selon le rapport d’un consultant au service des syndicats, « le résultat ne dépend plus tellement du rendement individuel que de la productivité globale pour laquelle la bonne harmonisation des cadences a beaucoup plus d’importance que le rendement record de tel ou tel ouvrier. » L’avance régulière de la production selon une cadence qui entraîne l’ensemble du flux de production 49. Arch. CFDT, 3 W 13, Renault, RDP, sept. 1947-déc. 1950, 9 mars 1949, réponse de la Direction à la revendication citée de la CFTC. 50. Arch. Renault, 1184/933, 716 CS, D. 22, 26-27 mai 1959, CCE, p. 9. 51. Ibid., 117, secrétariat du président, 7 juil. 1953, « Note de service n˚ 945 », et rapport cité, p. 5. 52. Arch. CFDT, 4 W 76, Renault, s.d. (1957), « Automatisation », le « travail au rendement pur et simple n’a plus de sens. C’est la machine et elle seule qui impose son rythme à la production ».
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de l’usine selon la production journalière fixée détermine le rythme de travail de l’ouvrier. Dépasser la production prévue c’est créer un stock inutile aussi gênant que la pénurie résultant de la fabrication insuffisante d’un élément53. Le système de salaire qui pousse à un maximum de rendement individuel était aberrant dans ces conditions. Automatisation, organisation raffinée des postes de travail et orientation lorsqu’elle était bien faite (comme à la STME54) permettaient d’obtenir cette marche régulière de l’ensemble de l’usine qui avait été l’objectif de Taylor, sans avoir à recourir à une incitation salariale. Le système de salaire introduit à la Régie correspondait aux nécessités de régularité du travail. C’était une rémunération selon un taux fixe par quinzaine sous condition du maintien de la production ou de la cadence antérieure, calculée par le service de la comptabilité industrielle. Dès 1954, dans la nouvelle usine de Flins, a été introduite une rémunération au temps, selon la cotation du poste, qui supprimait toute prime. À Billancourt en 1959, alors que la cotation de poste était entrain de s’imposer, le système de paie au rendement contrôlé ne faisait qu’apparaître55. Le seul changement consistait à intégrer les primes correspondant aux conditions particulières aux différents ateliers (risques, nuisances ou responsabilité) dans le salaire de base. Cet écart chronologique s’explique par le fait qu’il était plus facile d’introduire un nouveau système de salaire dans une usine neuve qu’à Billancourt où il existait des traditions qui pouvaient compliquer la chose ou susciter la résistance des ouvriers56. Au total le représentant de la direction concluait : « Notre but est la fixation d’un salaire et d’une norme de “production fixée” en fonction des machines, de leurs possibilités, des engagements de personnel et lorsqu’elle n’est pas atteinte d’en avoir l’explication (par une vérification des normes d’un poste), sans qu’il y ait inévitablement et brutalement sanction pécuniaire. C’est donc un pas vers la stabilité du salaire57. » Cependant aucun des trois systèmes, simplification du travail, cotation de poste, suppression du salaire au rendement, n’a été accepté sans revendications. Tout d’abord, il est certain que, bien plus que dans l’entre-deux-guerres où la taylorisation avait commencé à confisquer une partie des pouvoirs des contremaîtres 53. Arch. CFDT, 1 B 484, sept. 1961, CIERP (Centre intersyndical d’études et de recherches de productivité), G. Laroussenie, « La crise du salaire au rendement dans les industries mécaniques et électriques » pour le compte de la Fédération de la métallurgie CFTC, p. 14. Arch. Renault, B 117, secrétariat du président, 7 juil. 1953, service 600, rapport cité, p. 5. Arch. Renault, 1184/933, 716, CS D 22, CCE 26-27 mai 1959, Lambert, secrétaire syndical : « On pourrait penser que ce système de salaire (au rendement contrôlé) est surtout institué parce que, dans le développement et l’organisation de sa production, la Régie a intérêt à ce que le rendement soit partout le même », remarque à laquelle le représentant de la direction n’apporte aucun commentaire. Arch. CFDT, 2 W 4, Renault, CCE, 27 mai, p. 22 complète l’intervention de Lambert : « En effet, produire moins de pistons que de carters cylindres n’intéresse pas la Régie. » 54. Ibid., 1 B 484, sept. 1961, CIERP, sept. 1961, G. Laroussenie, rapport cité, p. 14 55. Arch. Renault, 1184/933, 716, CS D 22, CCE 26-27 mai 1959, exposé de M. Decottignies, « Systèmes de salaires en vigueur dans les Établissements de la Régie », 4 p. 56. Ibid., débat suivant l’exposé de M. Decottignies, M. Clees, représentant de la direction, p. 9. 57. Ibid.
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au profit des services centraux d’organisation [Moutet, 1997, p. 155-157 et 291], c’est au cours des années 1950 que ce processus s’est le plus amplement développé. L’automatisation et l’emploi des machines spécialisées ont eu pour résultat que « Beaucoup d’agents de maîtrise de la Régie sont actuellement [en 1953] désorientés, [...] par l’évolution technique extrêmement rapide à laquelle ils ont assisté mais que leur formation de base ne leur a pas toujours permis de suivre complètement58. » L’étude de poste en vue de la simplification du travail leur ôtait la définition des gestes confiée aux agents du service de M. Delfosse, rattaché, en 1955, à la direction de l’organisation. Ce service était désormais chargé de la recherche, de l’élaboration des méthodes d’études, d’analyse et de mesure du travail. Il commandait aux différents services responsables de l’application de ces méthodes, dont la DCPRS (direction du personnel et des relations sociales)59. Mais, selon Delfosse, c’est surtout l’orientation des ouvriers en fonction des examens médicaux ou psychotechniques qui risquait de se heurter à l’opposition de la maîtrise. Dans une conférence au congrès des assistantes sociales, il insistait sur la nécessité que la direction soutienne l’équipe chargée des études de postes. Sinon l’équipe se heurtera à la résistance de « la maîtrise d’atelier qui n’acceptera pas de bon gré qu’un service extérieur à l’atelier [...] puisse proposer et obtenir des changements et des mutations de personnel60 ». Enfin, le salaire au temps contrôlé laissait les contremaîtres sans moyen de pression pécuniaire leur permettant d’obliger leurs équipes à tenir les cadences fixées. L’enquête menée pour le compte de la fédération CFTC de la métallurgie en 1961 sur « La crise du salaire au rendement » notait ainsi que chez Merlin Gérin, entreprise d’électromécanique de Grenoble, face à l’application d’un système de salaire au temps à partir de 1954, la maîtrise s’était montrée peu enthousiaste61. Les contremaîtres ne pouvaient s’opposer ouvertement à ces méthodes. Ils ont défendu leurs prérogatives en usant de leur position d’hommes de terrain indispensables. Ils n’en ont pas moins été placés dans une situation subordonnée. Au plan technico-organisationnel, M. Delfosse soulignait longuement leur rôle dans la formation, la mise au courant des ouvriers nouvellement affectés à leur atelier, même si les gestes qu’ils enseignaient n’avaient pas été choisis par eux62. Les multiples articles publiés par M. Delfosse dans le bulletin qui servait à la formation continue de l’encadrement subalterne atteste de l’effort soutenu pour convertir celui-ci aux nouvelles méthodes de simplification du travail63. En ce qui concerne l’orientation, les examens des services médical et psychotechnique n’ont guère pu s’imposer face aux 58. Arch. RNUR, B 117, secrétariat du président, 7 juil. 1953, service 600, rapport cité, p. 7. 59. Ibid., B 120, secrétariat du président, 29 déc. 1954, « Note du président n˚ 137 ». Arch. CFDT, 4 W 76, Renault, 5 nov. 1958, « Note de service n˚ 1339. Objet : Mesure du travail ». 60. M. Delfosse, art. cit. Bulletin technique, n˚ 32, nov.-déc. 1956, p. 32. 61. Arch. CFDT, 1 B 484, sept. 1961, G. Laroussenie, rapport cité, annexe II. 62. Arch. SHGR, Conférences (1), 16 fév. 1950, M. Delfosse, « L’étude du travail humain à la RNUR ». 63. Bulletin technique : huit numéros consacrés à l’étude de poste entre 1951 et 1953.
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décisions traditionnelles des chefs. En témoignent les critiques du maître de la psychotechnique en France, R. Bonnardel, à l’encontre des choix d’orientation faits par les contremaîtres64. De même le médecin responsable de la psychotechnique à la Régie, J. Bonnaire, ne cite parmi les cas examinés le plus fréquemment dans son laboratoire que les candidats apprentis, les jeunes cadres stagiaires, le personnel affecté à des postes spéciaux (à risque) ou à la conduite de véhicules et les candidats à la maîtrise65. De toute façon les fiches d’aptitudes ne sont qu’« une sorte de préorientation qui sera complétée à l’atelier par les agents de maîtrise ». Le contremaître conserve le pouvoir de refuser un candidat sélectionné s’il ne le juge pas apte pour le poste, soit à la suite d’un essai professionnel pour les OQ soit à l’expérience au travail pour les OS66. Enfin les « fourchettes », qui permettaient de tenir compte des qualités individuelles des ouvriers pour déterminer le niveau de leur rémunération, laissaient au contremaître un pouvoir dans la répartition de ses hommes entre les taux minima et maxima de l’échelon occupé par eux67. Ce sont les ouvriers et leurs représentants syndicaux qui ont d’autant plus vivement critiqué le nouveau système qu’il remettait en cause leurs stratégies. Les représentants ouvriers au CCE de la Régie et au CE de Billancourt disposaient d’une information assez exacte pour discuter avec la direction et présenter de façon pertinente la position ouvrière face aux nouvelles méthodes d’organisation. Depuis 1951, la direction, exaspérée par ce qu’elle considérait comme des stéréotypes présentés à répétition par les représentants syndicaux, a choisi de faire répondre aux questions de ceux-ci par des cadres ayant en charge le processus mis en cause68. Il s’agissait bien sûr de convaincre ces représentants de la justesse des choix techniques de la direction, et les syndicalistes ne se faisaient aucune illusion sur ce point. Mais la stratégie de la Régie n’en 64. R. BONNARDEL, « Examens psychométriques et promotion ouvrière », Le Travail humain, janv.-juin 1949, p. 113 ; « Analyse factorielle d’une batterie de tests manipulatifs », Le Travail humain, t. XVIII, 1955, p. 1-16. « Appréciations professionnelles et notations psychométriques sur un groupe de jeunes ouvriers », Le Travail humain, t. XII, juil.-déc. 1949, p. 123-125 ; « Étude psychométrique sur le personnel d’un atelier d’outillage mécanique », Le Travail humain, 1951, t. XIV 1, p. 74 ; « Regards sur la psychologie appliquée », Le Travail humain, 1952, t. XV 1, p. 11-14. R. Bonnardel considère que la collaboration nécessaire entre maîtrise et psychotechniciens est le moyen de faire prendre conscience aux cadres qu’ils ne sont pas capables, comme ils le croient, de juger exactement chaque ouvrier ou employé. 65. J. BONNAIRE, « Les examens psychotechniques à la Régie », ibid., n˚ 21, p. 28-30. 66. R. BONNARDEL, « Recherche expérimentale des “essais professionnels” », Le Travail humain, t. IX janv.-juil. 1948, p. 101-108. M. DELFOSSE, art. cit. Bulletin technique, n˚ 32, nov.-déc. 1956, p. 3, montre l’opposition des contremaîtres à l’affectation des ouvriers déficients dans leur atelier même si leurs aptitudes correspondent à la faiblesse des exigences du poste. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS, D. 1, 11 mars 1954, CE Billancourt, J. Myon, « Objectif des études de postes », p. 4. 67. Arch. CFDT, 2 W 4, Renault, CCE, Questions générales techniques, 27 mai 1959, p. 23-27 : montre que l’ouvrier embauché est rémunéré au taux le plus bas de sa classe, et voit ensuite son salaire évoluer. 68. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS 5, 8 fév. 1951, CE Billancourt, Vernier Palliez, exposé cité.
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contraste pas moins avec celle de la direction de Citroën, qui rejetait toute réclamation ouvrière sans accepter aucune discussion, ce qui entretenait l’affrontement brutal entre les deux parties69. Les débats ouverts à la Régie ont créé un climat de dialogue. Ainsi l’un des représentants de la CGT au CCE pouvait-il conclure l’un de ceux-ci en disant : « Je demande donc à la direction de ne pas considérer la discussion qui vient d’avoir lieu comme un désir de « voler dans les plumes de la direction », mais plutôt comme « visant à obtenir que celle-ci tienne » compte qu’il peut y avoir des données techniques très bien étudiées [...] mais qui ne correspondent pas toujours avec ce qui est réalisable sur les lieux de travail ». Cette demande d’aller vérifier la réalité des faits sur le terrain n’a pas toujours été vaine. Le président de la session des 26-27 mai 1959 répondait au représentant CGT : « Soyez certain que nous avons l’habitude de tenir compte des observations que vous faites ici. » Surtout on peut constater que le PV du débat sur les temps de repos en cours de poste a été annoté à la main. Ces notes demandaient que soient vérifiées les assertions des représentants ouvriers70. D’après les documents qui se trouvent dans les archives de la CFDT, on peut croire que la Régie a également transmis aux syndicats les notes internes qui concernaient l’organisation de la fabrication71. D’autre part, les représentants ouvriers disposaient, en plus des réclamations que les délégués d’ateliers faisaient remonter de la base, des études réalisées sur les problèmes d’organisation par le consultant du centre créé à la fin des années 1950 par les syndicats avec le soutien du commissariat à la productivité, le CIERP (Centre intersyndical d’études et de recherches de productivité)72. Ainsi l’information a circulé à la Régie entre tous les acteurs : direction, techniciens de l’entreprise, consultants externes, syndicats et travailleurs sur le terrain. Tous pouvaient ainsi faire sentir mutuellement leur influence. C’était le cas, dans une certaine mesure, lors du dialogue entre Direction et représentants ouvriers. Ce fut aussi celui des relations entre techniciens ou consultants et syndicalistes. En particulier la CFTC entretenait des rapports étroits avec des techniciens proches de leurs conceptions mais qui se gardaient de s’afficher comme syndiqués dans leur entreprise. Elle s’appuyait sur les enquêtes du centre de recherche créé par les organisations syndicales. À l’intérieur même de la Régie, c’est un syndicaliste qui a 69. Centre confédéral d’Arch. CGT, Fonds du syndicat des travailleurs des usines Citroën à Paris XVe, 8 SD 36, PV du CE de l’usine du XVe arrondissement, Paris, exemple session des 23-25 mai 1954 ; réponse du président du CE aux représentants syndicaux se plaignant de la difficulté pour les ouvriers de faire leur boni : « Si vous n’êtes pas contents vous n’avez qu’à aller travailler ailleurs. » Lorsque les représentants ouvriers demandent une augmentation des salaires, il riposte : « Quand la maison peut faire quelque chose, elle n’attend pas après vos arguments. » 70. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS, D. 22, 26-27 mai 1959, M. Van Branteghem, exposé cité, PV p. 77 et 49. 71. Arch. CFDT, 4 W 76, Renault, SRTA, CFTC, s.d. « Cotation des postes de travail », « Note pour information, 5 p. que l’on retrouve dans les Arch. RNUR, 118, secrétariat du président, 5 nov. 1958, S. 600, « Note de service n˚ 1339, objet : mesure du travail. » 72. Arch. CFDT, 1 B 484, sept. 1961, G. Laroussenie, rapport cité.
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révélé à A. Wisner, embauché en 1954 pour étudier l’ergonomie des voitures puis celle des postes de travail, l’ambiguïté de sa position de physiologiste. Une fois qu’il avait amélioré les conditions de travail à la suite de plaintes ouvrières, la direction pouvait faire réévaluer le poste et la cadence était augmentée. Le travail serait donc tout aussi dur qu’auparavant, mais l’ouvrier ne pourrait plus se plaindre [Wisner, 1966, p. 79-80]73. Dans ces conditions, la simplification du travail a été dénoncée par les représentants ouvriers comme entraînant une intensification du travail car elle ne permettait pas au travailleur de s’interrompre un instant et qu’il en résultait une fatigue accrue et une tension nerveuse d’autant plus insupportable qu’elle imposait à l’exécutant un travail répétitif sans intervention de l’intelligence74. Aussi les syndicats demandaient-ils l’organisation de pauses en cours de journée. La direction a dû reconnaître que celles prévues par l’étude des temps pour tenir compte de la pénibilité du poste étaient inclues dans le temps alloué et permettaient seulement à l’ouvrier de suivre la cadence exigée. De plus, dans les équipes où le travail des différents postes était lié (comme sur les chaînes), le nombre des remplaçants permettant aux ouvriers de s’arrêter était beaucoup trop faible pour permettre autre chose que les arrêts pour besoins naturels75. Elle s’est également convaincue qu’il était impossible de tenir la même cadence tout au long d’un demi-poste. Or nous avons vu que ce qui lui importait le plus c’était cette régularité du travail. La direction a donc créé un système de pauses, conformé73. Ibid., 5 H 78, missions de productivité, s.d. (1951), Note manuscrite cite les psychotechniciens dans notre esprit oeuvrant dans des entreprises de la région parisienne (usines Chausson et Société des Compteurs). Ibid., 4H 111, sept. 1952, Projet de mission syndicale, candidats doivent s’engager à collaborer avec le CIERP et à recueillir auprès des syndicats les données concernant les problèmes qui se posent dans les entreprises. 74. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS, D. 22 ; comptes rendus CCE, session 12-13 mai 1955, séance générale, Dolle, délégué CGT de Billancourt, p. 6-8 : dans le cas du travail sur machine l’étude de poste montre l’ouvrier inoccupé pendant le travail mécanique, il lui est donc confié la conduite de deux machines pour « que l’ouvrier ait une activité à 100 % sans attente, sans temps mort. [...] Mais sa fatigue aussi double, si l’ouvrier doit courir toute la journée de 9 h 50 d’une machine à l’autre ». Lorsque intervient le progrès technique, c’est la nécessité d’amortir rapidement le coût des machines qui amène la Direction à utiliser toute modification technique « immédiatement pour diminuer le temps d’opération, augmenter la cadence, pour essayer de pousser plus loin la pleine utilisation de la force de travail de l’ouvrier ». Le président P. Dreyfus refuse de répondre « sur des généralités (réponse qui) serait d’ailleurs sans valeur car il faudrait descendre dans les détails ». Finalement il se contente d’affirmer « que la politique de la Régie en cette matière est l’augmentation de la productivité sans effort supplémentaire ». Ibid., session 26-27 mai 1959, Automatisation à l’usine de Billancourt, p. 5 : le représentant CFTC Alhéritière, soutenu par le représentant CGT, estime « que les gestes répétitifs sans intervention de l’intelligence augmentent la fatigue nerveuse de l’ouvrier ». Or celle-ci n’est comptée que pour 1 % du temps chronométré. Il reprenait les conclusions d’une étude, Arch. CFDT, 4 W 76, STRA, s.d. « Automation en France », dans laquelle était exploitée la conférence d’un cadre de la Régie, A. Lucas, « L’automatisation du travail à la Régie Renault », avril 1957, Arch. SHGR, Conférences (1). 75. Ibid., Session 26-27 mai 1959, M. Van Branteghem, du service des Fabrications, exposé, « Conditions de travail sur les chaînes de montage et les chaînes mécaniques... Possibilités pour l’ouvrier de ne pas être strictement attaché à la chaîne. (Problème des pauses, des remplaçants), en réponse à une question des délégués ouvriers au CCE, p. 49-54. Discussion qui a suivi, p. 55-72.
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ment aux demandes des représentants ouvriers. Une pause de 10 minutes en moyenne par demi-journée a été introduite, le plus souvent par « cumul des temps de repos prévus par chronométrage », et le nombre de remplaçants (les volants) nécessaire nommé dans les ateliers où le travail était lié, sans que ce personnel supplémentaire (un remplaçant pour 18) entraîne la suppression du pourcentage (4 %) de temps chronométré destiné à la satisfaction des besoins naturels, comme c’était le cas auparavant76. Mais c’est le seul point sur lequel les ouvriers ont obtenu satisfaction. La cotation de poste a évidemment mécontenté la CGT, puisque, en multipliant les échelons hiérarchiques, elle rendait plus difficile l’organisation de revendications collectives77. Mais ce sont les réclamations individuelles qui ont posé à la direction un problème qu’elle n’a su que partiellement résoudre. En effet, le paiement selon le poste occupé facilitait les déplacements des OS d’un poste à l’autre en fonction des fluctuations dans la production (quantités, qualité, mode organisationnel ou technique) qui étaient monnaie courante. Il n’y avait plus besoin dans ce cas de tenir compte du salaire antérieur de l’ouvrier. Les difficultés apparaissaient pour l’ouvrier dont la journée était partagée entre plusieurs emplois et surtout pour celui qui était nommé sur un poste moins rémunéré que le précédent. Le premier cas fut résolu en calculant la rémunération en proportion du temps passé dans la journée sur chaque poste. Le second ne l’a pas été entièrement, car il était impossible de conserver à l’ouvrier muté son taux de rémunération ancien sans remettre en cause tout le système de salaire selon la cotation des postes de travail78. Un palliatif a consisté à utiliser la « fourchette », c’est-à-dire la marge de fluctuation du salaire dont disposait le contremaître pour tenir compte de l’acquis professionnel (aptitude ou expérience) de chacun de ses ouvriers. Selon le représentant de la direction qui présidait la session du CCE de mai 1959, la « fourchette » avait également « été instituée pour pondérer les différences résultant de changements de postes79 ». En choisissant, autant que possible, des catégories de postes voisines lors des mutations, celles-ci pouvaient ne pas se traduire par une perte, ou un gain excessif de rémunération. La principale difficulté a été suscitée par le passage au salaire au temps sous condition de production ou de cadence. Cette déconnexion du salaire et du rendement a posé problème à l’encadrement car la direction n’offrait aucune incitation 76. Ibid., 1184/933, CS 2, D. 23, CCE, session des 22 et 23 juin 1961, Exposé de M. Lucas, réponse à la question : « La direction prévoit-elle des temps et des lieux de repos pour les ouvriers travaillant sur les chaînes ou à des travaux pénibles et insalubres? », p. 1-3. 77. Ibid., 1184/933, 716 CS, D 22, CCE, session des 26-27 mai 1959, p. 10. Arch. CFDT, 2 W 4, Renault, CCE, 27 mai 1959, p. 23, Desjardin, représentant CGT de Flins : proteste contre le très large éventail de taux horaires (17x5) dans cette usine, qui fait que des ouvriers faisant le même travail sur une chaîne peuvent ne pas avoir le même salaire. 78. Arch. SHGR, 142/2833, 1er sept. 1959, R. Raveau, « Rapport ». 79. Ibid., 1184/933, 716 CS, D 22, CCE, Session des 26-27 mai 1959, p. 10, Interventions de MM. Decottignies et Clees, représentants de la Direction.
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pour remplacer celle supprimée80. En ce qui concerne les ouvriers, ils perdaient leur contrôle sur leurs gains en comparant leur production avec le plafond fixé. Les chronométrages en atelier étaient supprimés par l’étude de poste pour la simplification du travail, tandis que le salaire ne dépendait plus de la cadence du travail. La direction se contentait de faire vérifier par sondages, ou vérification en cas de baisse des rendements, que la norme fixée était tenue. Aussi les ouvriers se montraient-ils méfiants à l’encontre de salaires dont ils ne pouvaient plus contrôler la façon dont ils avaient été calculés. De plus c’était eux et non plus la direction qui ne savaient plus comment fixer leur rendement. Les représentants syndicaux ont bien compris que cela compromettait le contrôle que les ouvriers avaient su opérer sur leur production d’après le plafond qui leur était fixé et que M. Vernier Palliez décrivait en affirmant qu’encore en 1954, dans beaucoup d’ateliers de Billancourt, les ouvriers connaissent le prix en fonction du coefficient de paie. Quand ils sont arrivés à la quantité désirée ils s’arrêtent de travailler, ce qu’il a souvent observé en passant dans les ateliers. Au département 76 (montage des moteurs), quelle que soit l’heure, la chaîne s’arrête. Avec la cotation de poste servant à fixer le salaire, un des représentants de la CGT au CCE protestait que : « Si, en fonction des normes, certains travailleurs physiquement plus forts ou plus adroits réalisent une cadence plus élevée, il sera difficile au travailleur ne jouissant pas des mêmes possibilités physiques de protester. » De même le contrôle, obtenu par réclamation à l’encontre des temps insuffisants et chronométrages servant à démontrer que tel n’était pas le cas, disparaissait. Les représentants syndicaux ont donc demandé que les temps fixés lors des études de postes soient communiqués aux ouvriers et même qu’ils aient eux-mêmes la possibilité de participer, ou au moins d’être présents à ces études de temps, ce qui, bien sûr, leur a été refusé81. Cependant, au moins à Billancourt, la direction a dû tenir compte de ces réticences. Très habilement elle n’a introduit la cotation de poste pour fixer l’échelle 80. Arch. SHGR, 142/2833, 17 juil. 1959, R. Godbert, « Problème Cotation Rémunération ». Ibid. 29 juin 1959, P. Pommier, note n˚ 197, « Intéressement du personnel aux chronométrages et aux réductions de temps alloués », cherche moyen de pallier la faiblesse des augmentations de salaires coïncidant avec les augmentations de production résultant de nouvelles études des taux de postes depuis trois ou quatre ans, ce qui rend difficile pour les contremaître de faire tenir les nouveaux temps inférieurs aux précédents. Suggère de créer une prime d’après la réduction de coût obtenue grâce à ces gains de productivité. « Problème pour le développement des postes automation » : Presses, dispositif automation ramène la cotation de la classe 7 à la classe 5, ce qui devrait entraîner une baisse des rémunérations. 81. Arch. CFDT, 3 W 64, Renault, PV CE Billancourt, sept. 1952-juil. 1954, 8 juil. 1954, intervention de M. Vernier Palliez. Arch. RNUR, 1184/933, 716 CS, D. 22, CCE 26-27 mai 1959, doc. cit., M. Gouju, p. 9. Ibid. 1184/933, 716, CS, D. 1. CE Billancourt, 18 avril 1958, p. 5, intervention de deux représentants de la CGT : M. Bourdin « s’étonne que ces temps (alloués) ne soient pas communiqués ». « M. Dolle estime que pour le travail à la chaîne, le contrôle du personnel devrait s’exercer non seulement sur le nombre de véhicules (la production journalière), mais également sur le nombre d’ouvriers employés à cette chaîne. » Le rendement de l’ouvrier dépend en effet du rapport entre ces deux nombres. Le représentant de la CFTC soutient ses collègues, en affirmant que « la maîtrise utilise parfois cette méconnaissance des temps pour créer un certain nombre d’abus et cela est inadmissible », c’est-à-dire pour accélérer les cadences sans augmentation du nombre d’ouvriers sur la chaîne ou dans l’atelier.
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des rémunérations que dans les ateliers où le salaire au rendement restait une cause de conflits permanents et où le nouveau système devait se traduire par une augmentation des gains ouvriers, comme le département 74 (montage final). Alors que le représentant CGT au CCE affirmait que les travailleurs de Billancourt restaient attachés à l’ancien système, l’encadrement estimait que la cotation avait été accueillie avec enthousiasme du fait du choix judicieux des postes auxquels elle avait été appliquée82. Il semble que la CFTC, qui avait mené les mouvements de résistance à Billancourt lors de l’introduction de la cotation de poste comme base du calcul des salaires, a obtenu satisfaction tout au moins sous forme de compensations salariales lors de l’application de l’accord d’entreprise du 15 décembre 1958. Ainsi, au début de 1960, l’unité des syndicats (CGT, CFTC et autonomes) contre la cotation de poste, proposée par la CGT en s’appuyant sur la contestation de la sélection du personnel en fonction des exigences des différents postes, n’a été obtenue qu’en renonçant à une opposition de principe à la liaison entre étude et rémunération de postes, que refusait la CFTC. D’expérience celle-ci jugeait que la valeur attribuée aux postes pouvait justifier une hausse du prix du travail correspondant. En revanche ont été maintenues les revendications contre la pénibilité du travail qu’entraînait l’étude de poste : la sélection sert « à mettre à chaque poste l’ouvrier ayant les capacités physiques [...] et la résistance aux nuisances des postes [...] pour assurer la production exigée ». « Ce système a donc pour but l’adaptation de l’homme à la machine et au poste de travail par sélection. » Le texte de la motion soulignait de plus le risque que l’ouvrier, qui voulait conserver son poste, cherche à se surpasser, étant donné la liaison entre rémunération et affectation des travailleurs. « Une telle pratique aura dans le temps des conséquences graves pour la santé des travailleurs. » Finalement les syndicats demandaient à échéance un aménagement du système en particulier par « diminution systématique et sélective des exigences de postes. » « En attendant » des repos compensatoires sur les postes les plus pénibles. « Une diminution des horaires sans perte de salaire et abaissement de l’âge de la retraite. » Ils concluaient : « Pour nous le but de l’étude de poste devrait être l’adaptation de la machine ou du poste à l’homme83. » Les organisations syn82. Ibid., « M. Gouju fait remarquer qu’à Billancourt l’ouvrier est habitué à un système de paie basé sur le temps chronométré. Par contre, si l’on passe au rendement contrôlé, il n’a plus à sa disposition la référence à un temps pour se contrôler ». Arch. SHGR, Conférences (1), 6 avril 1954, Vatier, Cotation de postes. Arch. CFDT, 5 W 7, Renault, L’action syndicale, n˚ 52, 18 sept. 1958 et n˚ 57, 26 janv. 1959, montre un début d’agitation dû à la coïncidences de l’introduction de nouvelles cadences de production, en particulier avec la sortie de la Dauphine, et le remplacement du coefficient de production par la cotation de poste à titre expérimental à partir du 1er oct. 1958 au département 74, les ouvriers craignant que cela ne serve à masquer une augmentation du travail exigé ou tentant de faire réduire sous ce prétexte les anciens temps fixés par chronométrage. La CFTC appelait les militants à se montrer vigilants à l’encontre de « tout accroissement de la production du travail ou de la productivité qui se traduirait par un accroissement de la peine du travail. » 83. Arch. CFDT, 3 W 65, PV CE Billancourt 20 mai 1959-24 juin 1960, 26 janv. 1960, p. 12 : Alhéritière (CFTC) : la question du rapport entre étude de poste et rémunération est délicate, « il arrive à des délégués du personnel de se référer à des études de postes pour réclamer une augmentation de salaire. », p. 13-14.
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dicales ont donc renoncé à s’opposer au nouveau système dans la mesure où celuici pouvait se traduire par des hausses de salaires, ce qui prouve que leur base avait été sensible à de telles opportunités. La direction avait pris assez de précautions pour répondre à la revendication syndicale « que le progrès [une amélioration technique du poste soit] facteur de conditions de travail améliorées et également de meilleurs salaires », alors qu’« on constate [qu’elle] est plus souvent cause d’une diminution de salaires84 ». C’est l’application dans les années 1960 de standards de temps et mouvements (STEM) qui allait conduire le personnel à adapter les méthodes de contrôle de sa production au nouveau mode de calcul des cadences.
LES ANNÉES 1960. LES « STÈMES » ET L’ÉCART ENTRE TRAVAIL PRESCRIT ET TRAVAIL RÉEL
Les méthodes d’études de temps se sont perfectionnées pour répondre aux raffinements apportés à la définition des gestes de travail. Dès 1953, le bureau des temps élémentaires (BTE), créé à la veille de la Première Guerre mondiale pour mettre des formules de temps alloués à la disposition des entreprises qui n’avaient pas les moyens de réaliser elles-mêmes les chronométrages [Moutet, 1997, p. 416]85, a entrepris de diffuser largement son mode de définition des temps. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cet organisme avait formé les techniciens capables d’appliquer ces méthodes dans leur entreprise et publié 11 fascicules qui devaient leur servir de manuel pour ce faire. Après un temps d’arrêt dû à la crise de 1952, le BTE a repris son action de diffusion de ses études de temps, en publiant une édition révisée et complétée de ses fascicules86. Surtout, il a développé ses recherches et exploité le système mis au point aux États-Unis entre 1940 et 1948, et introduit en France à partir de 1949 par la Société des compteurs de Montrouge, le MTM (methods-time measurement)87. En 1955, elle a confié au responsable du MTM dans cette entreprise l’enseignement de cette méthode dans le cadre de ses cours de formation destinés aux ingénieurs en activité. En 1963, elle a donné à la Société des compteurs le monopole de l’enseignement, dans le même cadre, de son adaptation de la méthode américaine, le CDC88. De son côté la RNUR poussait son sous-traitant de construction mécanique, la Société de télé84. Arch. RNUR, 1184/933, 716 CS, D. 22, CCE 26-27 mai 1959, p. 11. 85. P. PLANUS, « La création du BTE », Étude du travail, mai 1963, n˚ 140, p. 11. 86. « Propriété et conditions d’emploi des méthodes de standards de temps et mouvements », ibid., n˚ 98, juil.-août 1959, p. 48-50. 87. G. LUBERT, « La mesure des temps », ibid., n˚ 96, mai 1959, p. 28-29. « Au BTE », CNOF, avril 1954, p. 4 : session de cours mars-avril à Paris : Étude, simplification, préparation du travail, Mesure des temps, dont Cours de la méthode MTM, 30 séances d’une journée 88. L. CHANFRAULT, « La méthode MTM : les tables du second degré, les standards CDC », CNOF, juil. 1963, p. 5-6. L. CHANFRAULT, « Les standards CDC », Étude du travail, n˚ 132, sept. 1962, p. 7 et 17. « Conférence du BTE, 20 nov. 1962 », ibid., n˚ 137, fév. 1963, p. 10-11.
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mécanique électrique (STME), à mettre au point sa propre version simplifiée du MTM. La première version de cette méthode consistait en un classement très fin des micromouvements par catégories (atteindre, mouvoir, saisir, mouvements du corps c’est-à-dire pieds, jambes, s’accroupir, s’asseoir, se lever, se pencher, etc.), assorti de formules permettant de calculer les temps correspondant à chacune en fonction des conditions dans lesquelles ceux-ci étaient réalisés. Ainsi étaient définis les standards de temps de mouvements ou stèmes comptés en cm par centième d’heure (ou de minute à la Régie, TMU). Les tables MTM permettaient donc d’analyser les méthodes de travail et de les améliorer sans avoir à opérer de chronométrages. Pour calculer le temps d’une opération il suffisait de multiplier les temps de chacun des micromouvements exécutés dans les mêmes conditions par le nombre des occurrences de celui-ci, puis d’additionner les chiffres obtenus. Toutes les simplifications, corrections étaient réalisées lors de la préparation du travail avant leur introduction en atelier, ce qui permettait de prévoir le nombre d’ouvriers nécessaire à une fabrication de façon exacte. La table des temps ainsi réalisée pouvait être utilisée en atelier en regroupant les éléments de base sur une fiche cartonnée que le contremaître glissait dans la poche de sa chemise89. Les deux méthodes, celle du BTE et le MTM, ont été appliquées concurremment dans les entreprises, la seconde n’étant applicable qu’aux opérations manuelles, lorsque celles-ci étaient suffisamment répétitives pour justifier une étude aussi longue. Aussi cette dernière était-elle souvent réservée aux opérations les plus importantes ou servait-elle à la recherche : définition des qualifications requises par un poste en vue de la sélection du personnel, choix d’une méthode nouvelle sans avoir à l’expérimenter en vraie grandeur, aménagement matériel des postes, création d’un canevas de formation du personnel en retenant les points clés du travail étudiés par MTM, étude de l’accoutumance (courbe de la durée d’adaptation à un poste)90. En ce qui concerne les entreprises qui n’avaient pas les moyens d’étude des temps MTM, car celle-ci demandait des agents extrêmement compétents et expérimentés et des recherches longues et coûteuses, elles ont emprunté aux méthodes simplifiées mises au point par les grandes entreprises (comme le MTS, master standard data, réalisé par une entreprise américaine et diffusé par la CEGOS ou le CDC de la Compagnie des Compteurs), les stèmes correspondant au regroupement des micromouvements par catégories apparentées. Les temps ainsi alloués n’étaient guère plus scientifiques que ceux fournis par les anciens chronométrages, et même beaucoup moins lorsque les entreprises appliquaient les stèmes sans se préoccuper de la façon dont ils avaient été établis et 89. E. GAUCHET et P. MOTTET, « Le plus répandu des systèmes de standards de temps de mouvements : le MTM », ibid., août-sept. 1957, p. 15-23. G. LUBERT, art. cit., ibid., n˚ 96, mars 1959, p. 28. Arch. SHGR, doc. s.d., MTM, 8 p. 90. P. LANGLOIS, « Étude du travail à la SA des Fermiers réunis », Étude du travail, n˚ 87, sept. 1958, p. 12-13. « Deuxième congrès MTM international aux Pays-Bas », ibid., n˚ 106, avril 1960, p. 4445.
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donc sans les adapter à leur propre situation. En effet, les standards de temps reposaient sur une activité de base incluant deux facteurs principaux : habileté et efficience (jugée d’après l’économie des mouvements de l’ouvrier) et deux facteurs secondaires : ambiance et stabilité des temps. Le taux d’activité moyen correspondait à 100 % d’activité et était retenu pour établir les stèmes. Cette estimation était plus complexe que le jugement d’allure et demandait un personnel de chronométreurs beaucoup plus expérimentés et sélectionnés plus rigoureusement que l’application du système du BTE. Elle posait donc davantage de problèmes de recrutement d’agents d’étude des postes et son caractère scientifique n’était pas plus assuré. Cela était d’autant plus vrai que le MTM postulait que les gestes étaient indépendants les uns des autres et donc additifs, alors que la façon dont ils se succèdent joue un grand rôle dans le temps d’exécution des gestes. Aussi les psycho-physiologistes d’entreprise considéraient-ils l’additivité comme une conception fallacieuse91. Enfin tous les gestes n’étaient pas décomposables en petits mouvements quantifiables. Les plus complexes, qui ne se mesuraient pas en distance ou hauteur de déplacement et poids, devaient être déterminés de façon approximative. Mais ils présentaient deux avantages pour les entreprises : disposer de standards pour calculer les temps d’opération à partir du classement des micromouvements ; surtout permettre une prévision des temps alloués sans chronométrage du travail en atelier. Ces méthodes se sont diffusées dans l’industrie française au cours des années 1960, mais surtout sous leur forme simplifiée. En effet, si l’on en croit l’inventeur de la méthode de ce type (standards CDC) à la Comapgnie des Compteurs, le MTM est coûteux, il demande une longue formation des agents d’étude de postes suivie d’un entraînement pratique contrôlé, car il n’admet aucune imprécision. Les standards de temps simplifiés sont moins précis mais d’un emploi plus simple et n’exigent pas de longue formation, ce qui a assuré leur succès dès le début des années 196092. Le président de l’Association française MTM confirmait que, pour appliquer la méthode CDC, il suffisait de 30 à 35 heures de formation théorique, 20 à 25 heures d’entraînement pratique des stémistes, et que l’analyse du travail avec cette méthode prenait six à huit fois moins de temps qu’avec le MTM93. La Régie a fait définir un système de standards simplifiés pour les tâches les plus complexes, dont l’analyse par le MTM aurait été trop longue, en utilisant le savoir-faire de son fournisseur la Société de télémécanique électrique 91. R. CHANTAL, « Sur les coefficients de passage », ibid., n˚ 84, avril 1958, p. 21-23. Art. cit., Brochure du BTE n˚ 27, Étude du travail, n˚ 98, juil.-août 1959, p. 51 : reconnaît que chaque opérateur a sa vitesse propre, l’évaluation d’activité est garantie par le soin de leur mise au point et l’expérience provenant de nombreuses entreprises. 92. L. CHANFRAULT, « La méthode MTM : les tables du second degré, les standards CDC », CNOF, juil. 1963, p. 5-6. « Deuxième Congrès MTM International, aux Pays-Bas, 25-28 avril 1960 », Étude du travail, n˚ 110, sept. 1960, p. 20 : les représentants français ont l’impression que le MTM connaît un essor considérable. 93. M. Soumagnac, débat à la suite de l’exposé de L. Chanfrault, ibid., p. 11.
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(STME)94. Pour les tâches plus simples, elle a procédé à des essais expérimentaux du MTM à la fin des années 1950. En 1959, le représentant de la direction, qui présidait la réunion du CE de Billancourt, affirmait qu’on n’allait pas généraliser l’emploi du MTM, tout au moins dans l’immédiat. En 1961, ce sont les représentants du syndicat et de la direction (Le technicien chargé d’expliquer au CE le système des pauses à la Régie) qui considéraient le système comme étant la règle à Billancourt95. Selon R. Vacher, ancien directeur de l’usine de Billancourt, qui, en 1959 était adjoint au chef du département électrolytique, le MTM n’a été développé dans l’île Seguin que dans la seconde moitié des années 1960, mais dès la première date cela commençait96. La question est celle posée par l’un des représentants de la CGT au président de séance du CE de Billancourt, qui venait d’expliquer que les essais récents n’apportaient pas de grandes modifications : alors pourquoi changer de système ? La réponse donnée était que la Régie souhaitait unifier les méthodes d’étude de temps utilisées dans ses différentes usines et pour cela de retenir la meilleure97. Reste à savoir pourquoi le MTM pouvait être jugé comme la méthode la meilleure alors que sa pertinence scientifique était tout sauf certaine, qu’elle posait de difficiles problèmes de recrutement d’agents d’étude du travail et que ses analyses prenaient beaucoup de temps, ce qui les rendait particulièrement coûteuses et donc les réservait aux très grandes entreprises. Le motif patronal paraît avoir été le fait que le MTM achevait l’évolution engagée avec l’introduction de la simplification du travail. L’étude de poste se trouvait définitivement séparée du travail en atelier. Elle était l’apanage exclusif des techniciens du service des méthodes. L’emploi du MTM permettait pour la préparation du travail de supprimer les chronométrages et d’appliquer d’emblée des temps définitifs au lieu de recourir à des temps estimés, souvent par la maîtrise, qu’il était ensuite difficile de remplacer par les cadences définitives plus rapides. De plus, en séparant l’étude des temps de celle des postes, le MTM aboutissait une fois de plus à une surqualification pour définir les standards et une déqualification pour l’analyse du travail, les agents d’étude de postes n’ayant plus qu’à utiliser les standards de temps. Pour les entreprises qui utilisaient les tables publiées par les grandes firmes cela permettait de supprimer les chronométreurs sans avoir à réaliser une analyse poussée du travail puisqu’ils recouraient aux stèmes simplifiés. Enfin les industriels mettaient surtout l’accent sur la suppression des chronométrages en ateliers et de la nécessité de négocier avec les ouvriers pour leur faire 94. G. VILLEGAS, « MSD et table des temps élémentaires à la télémécanique électrique », Étude du travail, n˚ 153, juil.-août 1964, p. 6, p. 8 : la RNUR a formé les techniciens de la STME à la table de standards simplifiés Master Standard Data (MSD) de la société Serge Birn, p. 13 : avantage de MSD, moins difficile à apprendre que MTM. 95. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS, D1, CE Billancourt, 20 mars 1959, Séance technique, interventions de Dolle, représentant CGT, et de M. Guiriec, président de séance. Ibid., 1184/933, 716, CS2, D. 23, juin 1961, séance CCE, interventions de Lambert et de A. Lucas. 96. Entretien Vacher R., 27 nov. 1995. 97. Arch RNUR, 1184/933, 716, CS, D1, CE Billancourt, 20 mar 1959, doc. cit. interventions de Gouju et du président.
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accepter les temps ainsi élaborés98. Les temps de postes, établis en utilisant l’analyse scientifique par MTM, étaient incontestables au sens strict du terme. Les ouvriers ne s’y sont pas trompés. Les syndicats ont en effet été mis au courant du mode d’application du MTM par le CIERP. Celui-ci a d’abord formé deux ouvriers à cette méthode pour que les travailleurs puissent discuter d’égal à égal avec les patrons. En 1952, à partir du 16 mai, 18 militants ont suivi des cours d’étude du travail sous la direction du vice-président de l’Association française des conseils en organisation, par la suite président de l’association française du MTM. Pour l’un des cadres de la CGT-FO, les réserves des syndicalistes à l’encontre du MTM correspondaient à la méfiance que ceux-ci manifestaient à l’égard de toute méthode nouvelle de mesure des temps99. À la Régie, en 1961, un des représentants CGT s’insurgeait que « dans la quasi-totalité des ateliers si une production est imposée, il n’est plus question de chronométrage100 ». Les ouvriers protestaient que ce n’étaient que des estimations fantaisistes101. Dans un second temps, une fois que la méthode leur a été expliquée, ils ont assimilé stèmes et chronométrages, considérant les premiers comme des chronométrages en conserve102. Ce qui soulevait en fait leur opposition c’était la perte de la base de discussion des temps qu’avaient constitués les chronométrages. Lors du débat qui a suivi la présentation de la mise en œuvre du MTM dans une entreprise, la première question a porté sur le caractère abstrait de la méthode. Ne provoquait-elle pas une réaction de la part des ouvriers, du fait que le chronométrage permettait, lui, une discussion avec les travailleurs preuve à l’appui, laquelle était fournie par le temps réalisé ? « Le MTM comporte un côté « travail de laboratoire » qui risque peut-être de choquer les ouvriers. » À cela l’auteur de l’exposé n’avait comme argument que les caractères de la main-d’œuvre dans son entreprise : la qualité des techniciens chargés des études de poste, la docilité des exécutants, anciens ouvriers agricoles ou fils, voir petits fils de membres du personnel. La CGT-FO elle-même n’admettait le MTM qu’à condition que les militants puissent contrôler les normes de travail103. 98. « VIe conférence internationale des problèmes sociaux de l’organisation du travail », à Royaumont, 23-24-25 mai 1952, CNOF, juin 1952, Exposé Maynard H. B., président du CIOS (Comité international d’organisation scientifique), p. 4. Art. cit., Étude du travail, n˚ 98, juil.-août 1959, p. 50-51. Bessière, PDG de l’Établissement Labinal, « Une application pratique de la méthode MTM dans une entreprise », conférence mensuelle du BTE, 26 avril 1955, p. 3-4 : motif d’adoption du MTM est la suppression du chronométrage et des nombreux conflits qui en résultent entre chronométreurs, démonstrateurs et personnels y compris les délégués. Piriou J., chef du service des méthodes de Labinal, ibid., n˚ 55, sept. 1955, p. 9. 99. Art. cit., conférence de Royaumont, Richard, Fédération des ingénieurs et cadres supérieurs de la CGT-FO, CNOF, juin 1952, p. 6. 100. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS2, D. 23, CCE, juin 1961, doc. cit., intervention de Lambert. 101. Ibid., 1184/933, 716, CS2, D. 33, 23 juin 1961, CCE Relations sociales, Gouju, CGT. 102. Art. cit., Étude du travail, n˚ 98, juil.-août 1959, p. 51. 103. P. LANGLOIS, art. cit., ibid, n˚ 87, sept. 1958, p. 18, discussion. Richard, art. cit., CNOF, juin 1952, p. 6.
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Ainsi l’affinement de l’analyse du travail par l’introduction du MTM s’est appuyé sur une définition des temps qui se voulait sans défaut. Celle-ci ne servait plus à déterminer les salaires mais seulement à fixer la production par poste ou la cadence des chaînes. Par cadence il faut entendre la vitesse de déplacement de la chaîne. Cette cadence s’imposait aux ouvriers qui étaient tenus de réaliser un certain nombre d’opérations, le cycle de travail, dans le temps où l’objet à usiner passait devant eux ou à travers leur poste. Pour les agents des Méthodes la définition des gestes et de leur succession identique permettait à l’exécutant dans les ateliers où le travail était simple et répétitif de travailler de façon automatique et donc de tenir la cadence sans effort excessif. Mais, ainsi que l’écrivait A. Wisner en 1965, « le problème des cadences de travail est probablement le plus difficile à aborder car il est l’occasion de nombreux conflits sociaux. Il est par ailleurs difficile d’apprécier la sévérité des cadences », car elle varie selon les aptitudes des ouvrières et les multiples tâches concernées [Laville et Wisner, 1966, p. 11]. Les indications qu’a recueillies cet ergonome au cours de l’enquête, qu’il a menée à la demande de la CFDT et avec l’appui financier du commissariat au plan et à la productivité dans neuf entreprises (deux en région parisienne et sept dans l’ouest) auprès de 187 ouvrières de construction électronique, ne permettent pas de conclusion nette. En effet un quart des ouvrières interrogées classait les cadences parmi les éléments qu’elles jugeaient comme les moins bien dans leur usine. Cependant Wisner nuançait : « La notion de cadence excessive ne caractérise pas dans ce cas le poste de l’ouvrière interrogée, ni les postes qui l’environnent, mais l’ensemble de l’entreprise considérée comme ayant une politique d’exigences excessives du point de vue de la production » [ibid., p. 1 et p. 10]. En effet, à la question portant sur les critères définissant, selon elles, le plus mauvais emploi, les ouvrières ont répondu très majoritairement (54 %) les conditions matérielles du travail (les nuisances). Les cadences, elles, ne figurent que dans 14 % des réponses. Enfin 34 % des ouvrières jugeaient impossible toute augmentation de leur cadence de travail et 22 % estimaient qu’elles ne pourraient accélérer qu’avec effort. C’étaient donc 66 % de ces femmes qui avaient conscience de fournir un grand effort. Le rapport notait d’autre part que c’était « dans les tâches très parcellaires qui sont de beaucoup les plus fréquentes » que « beaucoup d’ouvrières se plaignent des délais trop brefs dans lesquels une « cadence normale » est exigée » [ibid., p. 9, 12 et 11]. Les auteurs de l’enquête concluaient que les mauvaises conditions physiques de travail masquaient aux yeux des ouvrières les inconvénients provenant des cadences excessives et expliquaient que celles-ci ne soient pas évoquées plus souvent. Cette souffrance infligée par les cadences est plus nettement montrée dans l’enquête menée par des physiologistes pour le compte du syndicat Renault de la CFDT en 1967. Sur chaîne la cadence représente l’une des plaintes dominantes d’un tiers des ouvriers, dont 10 % s’expriment en termes vifs. « Beaucoup n’ont qu’un souhait : sortir de la chaîne, du temps imposé. » Face à l’optimum, objectif des services des méthodes, les ouvriers se partageaient entre ceux qu’il désespérait et ceux qui pensaient que c’était une question d’habitude.
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Autrement dit l’étude raffinée des temps et mouvements n’avait pas fait disparaître le principal inconvénient reproché au taylorisme : définir une cadence moyenne qui ne tenait pas compte des caractères individuels. En imposant un mode opératoire très précis (nature et succession des mouvements) elle avait plutôt aggravé la situation des individus104. Nombreux ont été les techniciens ou chercheurs qui se sont préoccupés de la charge de travail de l’ouvrier. Tous estimaient que la charge physique s’était réduite alors que la charge mentale ou nerveuse s’était accrue. Les temps se retrouvent dans la plupart de leurs conclusions mais avec un rôle varié. Le technicien du service du personnel de la Régie, A. Lucas, prétendait que l’automation avait réduit l’ensemble de l’effort ouvrier, qu’il soit musculaire ou nerveux. Il admettait cependant qu’il semble sur les chaînes « qu’on doive se montrer prudent dans la tendance à raccourcir exagérément les cycles de travail, car, avec cette tendance, le risque s’accroît proportionnellement de trop solliciter les mêmes groupes musculaires et de ne plus laisser des temps de récupération suffisants, d’entraîner, par contrecoup, la mise en œuvre d’autres groupes musculaires et de nécessiter la régulation volontaire de l’activité, plus coûteuse pour l’organisme que le régime de régulation automatique sous lequel il fonctionne normalement pour les travaux répétitifs. » C’était reconnaître que la définition très fine des mouvements ne pouvait être tenue en atelier lorsque la division du travail était excessivement poussée. De plus, en prévoyant les inconvénients d’une parcellisation excessive des tâches, le technicien de la Régie annonçait une situation qu’A. Wisner devait confirmer cinq ans plus tard. A. Lucas reconnaissait également que l’automation entraînait un accroissement de la charge mentale de travail : « attention mobilisée en permanence », « responsabilité accrue des surveillants et réparateurs de machines ou installations automatiques », mais c’était compensé dans ce cas « par un sentiment de valorisation professionnelle105 ». Parmi les chercheurs, les psychotechniciens tout comme les physiologistesergonomes ont montré la charge mentale qui résultait du travail même le plus répétitif et non qualifié. Ce travail mental a été défini par les deux psychotechniciens, J. M. Faverge et A. Ombredane, en terme d’informations que l’ouvrier devait saisir et traiter pour exécuter exactement sa tâche. Le travail ouvrier au cours d’une opération quelle qu’elle fût consistait donc à trouver et choisir selon les besoins l’information utile, pour la traiter par sa réflexion et déboucher sur une action qui constituait une nouvelle information. Ce travail était selon eux d’autant plus rapide et demandait d’autant moins d’effort que l’opération se répétait sans changement sur un temps suffisamment long [Faverge et Ombredane, 1955, p. 113-115, p. 140-145 et p. 184-185]. Ce critère permettait donc de mesurer la 104. Arch. CFDT, Confédérales, 4 W 76, STRA, déc. 1967, Valentin, Milcer, « Conditions de travail », rapport cité. 105. Arch. RNUR, 1184/933, 716, CS2, D. 23, « Comité central d’entreprise, session des 22 et 23 juin 1961, exposé de M. Lucas », p. 9.
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charge de travail mental et la fatigue nerveuse en résultant d’après les caractères du poste de travail, laquelle était très sous-estimée dans les pourcentages de temps alloués en fonction de la nature du travail. À la Régie seuls les travaux offrant une pénibilité physique étaient ainsi calculés106. Les ergonomes, quant à eux, ont mis l’accent sur l’erreur des préparateurs du travail lorsqu’ils pensaient que le travail non qualifié pouvait être réalisé de façon automatique [Laville et Wisner, 1972, p. 37, p. 61, p. 96 et p. 128 ; Laville et Wisner, 1966, p. 12-13]. Le résultat de cette méconnaissance de l’initiative ouvrière était d’ignorer la charge mentale du travail et donc de fixer des temps de cycle insuffisants. L’enquête de 1965 attribuait cette charge mentale aux irrégularités d’alimentation du poste en éléments à usiner, au contenu réel des tâches et à l’attention exigée pour prendre des décisions correctes. Les auteurs reprenaient l’analyse des psychotechniciens concernant l’information comme facteur principal de la charge de travail qui mettait au premier plan la dimension mentale de celle-ci. Cela n’impliquait pas que les travaux d’OS requéraient un niveau intellectuel élevé, mais seulement que l’ouvrière, sans avoir à penser à son travail, ne pouvait pour autant en détacher son attention, comme la conduite d’une automobile sur route [ibid.]. Les ergonomes, analysant le travail d’ouvrières sur une chaîne de montage d’appareils de télévision au début des années 1970, ne distinguaient pas moins de six types de difficultés qui s’y opposaient. Celles liées aux exigences de la tâche étaient en particulier dues à l’hétérogénéité de celle-ci : le mode opératoire et le temps correspondant variaient pour une même opération d’un cycle à l’autre. La variété était également le fait des opératrices qui adaptaient leur mode opératoire à leurs aptitudes et à leur propre jugement sur les nécessités de la tâche. Comme dans l’enquête de 1965 cette étude concluait que le travail ne se présentant jamais de la même façon d’un cycle à l’autre cela impliquait de la part de l’ouvrière des décisions, donc à la fois une réflexion et une modification du mode opératoire et cela dans l’immédiat. Cette charge mentale non prévue avait donc pour conséquence une charge globale supérieure à celle calculée par les Méthodes. Les auteurs insistaient surtout sur le fait que la contrainte de temps constituait un facteur aggravant des autres éléments suscités par l’absence d’automatisme du travail [Laville et Wisner, 1972, p. 129-138 et p. 62]. En effet, elle obligeait l’ouvrière à réguler le temps des opérations pour tenir la durée prévue du cycle. « La nécessité de la régulation continuelle de l’activité au cours des cycles de travail se traduit par des préoccupations constantes au niveau de l’évaluation du temps et des réajustements de l’activité qui sont probablement des éléments importants de la charge de travail ressentie par les ouvrières » [ibid., p. 76]. D’une part, l’ouvrière devait modifier son mode opératoire et accélérer l’exécution des opérations sur lesquelles cela était possible lorsqu’elle s’aperce106. Arch. SHGR, Conférences (1), 8-11 avril 1957, Congrès de l’Economics Research Society, université de Bristol, A. Lucas, L’automatisation du travail aux usines Renault, « Quelques conséquences humaines : pas d’études précises permettant de l’estimer. »
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vait qu’elle avait pris du retard [ibid., p. 62]. D’autre part, elle devait être constamment en alerte pour que cela ne se produise pas. En particulier, elle cherchait à prévoir tous les incidents qui étaient monnaie courante, c’est-à-dire tout ce qui n’avait pas été prévu dans le mode opératoire défini par les Méthodes, celui qui lui avait été enseigné. Ceux-ci ne provenaient que pour 2 % d’erreurs des exécutants. À 98 %, ils résultaient de défauts techniques ou organisationnels et surtout des microchangements introduits dans les opérations pour des motifs économiques ou technico-organisationnels. Or ces modifications n’entraînaient aucune réévaluation des temps alors qu’ils accroissaient dans de fortes proportions le nombre des éléments à manipuler, sur un poste par exemple ils avaient fini par constituer un cinquième de l’opération complète. Cette adaptation constante destinée à respecter les temps était un élément important de la charge mentale [ibid., p. 84, p. 90, p. 94, p. 96]. Surtout elle obligeait les ouvrières à dégager des réserves de temps afin de parer à tout incident et être sûres de tenir les temps. Pour cela, elles fixaient leur propre mode opératoire permettant des gains de temps : toutes les ouvrières expérimentées réalisaient des temps inférieurs à ceux alloués. Bien qu’elles fussent assises à un poste fixe elles remontaient la chaîne, et s’arrangeaient pour que le cycle soit terminé lorsque l’élément qu’elles montaient arrivait au milieu du poste, réduisant de moitié la longueur de celui-ci, ce qui leur laissait un délai en cas de difficultés ou d’incidents et constituait un gain de temps supplémentaire. Seules les travailleuses expérimentées y parvenaient [ibid., p. 54, p. 7476 et 13]. Les nouvelles, dites apprenties, ne parvenaient qu’à réaliser les temps alloués au prix d’une tension nerveuse renforcée par leur maladresse et leur incapacité à prévoir les incidents et à trouver un mode opératoire économique [ibid., p. 13, 37, 18]. Aussi se contentaient-elles de modifier la suite des gestes pour réduire les mouvements en les regroupant, et rejetant à la fin du cycle une partie des opérations, avec le risque d’en oublier. L’ouvrière s’adaptait ainsi à sa tâche par ajustements successifs visant d’abord à gagner du temps puis à améliorer le confort des postures de travail [ibid., p. 18, 62]107. La contrainte de temps jouait donc un rôle essentiel dans l’intensité du travail qui dépassait largement celle prévue par les Méthodes du fait des stratégies à mettre en œuvre, de l’attention constante pour prévoir les difficultés et de la tension nerveuse due à la nécessité de réagir sans délai à tout problème. Ce sont les « apprenties » qui pâtissaient le plus de cette situation, car la direction ne prévoyait pas un délai d’accoutumance au poste suffisant. On comprend dans ces conditions que les ouvrières interrogées en 1965 aient donné des réponses contrastées concernant les cadences : 3 % d’entre elles estimaient qu’elles pourraient très facilement accélérer leur travail, 11 % facilement, alors que la majorité ne jugeait pouvoir y parvenir ou seulement avec un gros effort [Laville et Wisner, 1966, p. 11-12]. 107. Lorsqu’elles ont du mal à suivre, les ouvrières disent qu’elles font « n’importe quoi » bien qu’« on risque d’oublier. »
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Ainsi la définition très raffinée du mode opératoire et l’ignorance dans laquelle les exécutants étaient laissés des temps des mouvements du fait de l’emploi du MTM n’ont pas supprimé la nécessité pour les ouvriers de maîtriser leurs cadences ou leur production non plus que leur capacité à y parvenir. En 1965, A. Wisner et A. Laville notent que les ouvrières obtiennent une réserve de temps en continuant à travailler pendant la pause, mais ils admettent que « les performances ne cessent de s’améliorer lentement (« vieillissement des temps »), ce qui prouve qu’à mesure que les ouvrières deviennent plus expérimentées elles trouvent des processus leur permettant de gagner sur les temps prévus [ibid., p. 11]. L’enquête de 1972 montre comment elles y parvenaient en définissant leur temps d’après des repères spatiaux et en remontant la chaîne, même matériellement en se plaçant non au centre mais dans la partie gauche du poste, puisque la chaîne avançait de gauche à droite. Mais bien sûr la réserve de temps que l’ouvrière se constitue ainsi est détruite au début du cycle suivant [Laville et Wisner, 1972, p. 54 et 13]. Sur les chaînes de montage de carrosserie dans l’automobile, les ouvriers accompagnaient le mouvement de la chaîne, en sorte qu’en remontant celle-ci ils gagnaient du temps sur la durée du poste [Labbé et Périn, 1990, p. 78 et p. 87-88]108.
CONCLUSION Seule la période de l’après-guerre, du fait des nécessités de la reconstruction, de l’inflation et du blocage des salaires, du lancement de la première voiture qui se voulait populaire et à la pointe du progrès enfin, a vu la RNUR recourir à une intensification significative du travail. En revanche les décennies 1950 et 1960 ont été marquées par la continuité de l’organisation selon des méthodes très tayloriennes. On a ainsi constaté une séparation croissante entre recherche confiée à la direction des méthodes et application en atelier des résultats des études de temps et de postes. D’autre part, le rôle de ces définitions a changé. Elles ne servent plus à fixer le montant des gains ouvriers. Est atteint l’idéal de Taylor : faire de l’étude des temps et mouvements un instrument d’organisation qui permette une fabrication parfaitement fluide et un emploi optimum de la main-d’œuvre. C’était au moins ce que pensaient les techniciens des méthodes, qui estimaient que la simplification du travail et le MTM leur en fournissaient les moyens. En ce qui concerne la main-d’œuvre l’étude de postes était utilisée pour orienter le personnel en fonction des aptitudes ou qualifications d’une part, des exigences du travail de l’autre. Cependant les systèmes employés par la direction des entreprises pour supprimer le freinage ouvrier n’ont pas atteint leur objectif. Les ergonomes dans les années 1960 mettaient l’accent sur l’écart accru qu’ils généraient entre travail 108. R. Vacher, entretien, 12 fév. 1996.
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prescrit et travail réel. Celui-ci créait un nouveau motif pour les ouvriers de chercher à rester maîtres de leurs cadences de travail. Le moyen employé par eux pour définir leurs temps et se constituer des réserves en économisant sur les rythmes prévus n’était plus le temps ou le prix du travail, mais l’espace en se fixant des repères pour estimer leurs avances ou retards et en remontant la chaîne pour achever leur cycle avant le moment fixé par les Méthodes. Ainsi seule la capacité ouvrière à écourter les temps prévus par le bureau des méthodes permettait que soient respectés les temps prescrits. La prise de conscience de cette situation a fini par convaincre les dirigeants d’entreprise de s’en remettre à l’initiative des travailleurs pour atteindre les objectifs prévus. Le cadre des temps très rigoureux établi par les Méthodes a donc fourni le moyen de la gestion par objectifs des années 1970-1980. Plutôt que d’une intensification du travail provoquée par la simplification des tâches et par la définition de standards de temps des micromouvements il faut parler de déplacement de la charge imposée à l’ouvrier. Celle-ci tend à être davantage de nature mentale et nerveuse alors que l’effort musculaire est réduit par l’aménagement du poste, la suppression des gestes pénibles et l’automation. Reste la contraction de la durée du poste qui concentre le travail sur la répétition d’un nombre réduit de mouvements toujours identiques et ses conséquences sur la fatigue musculaire. Les techniciens ont d’abord constaté que cela rendait impossible, au bout d’un certain temps, le respect du mode opératoire défini par les Méthodes et accroissait le temps des mouvements par rapport aux prévisions. Par la suite on devait s’apercevoir que la parcellisation des tâches et le travail répétitif engendraient de nouveaux inconvénients pour les ouvriers : tendinites et affections musculo-squelettiques.
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Du règne du chronomètre au sacre du temps virtuel. Une histoire de succession aux usines Peugeot (1946-1996)*
Nicolas Hatzfeld
Depuis l’aube du taylorisme1, le chronométrage symbolise l’organisation rationnelle du travail, dont il est un outil de prime importance. La méthode Taylor elle-même s’est rendue célèbre, en France, par les grèves déclenchées chez Berliet et Renault contre l’introduction du chronométrage [Fridenson, 1986]. Après cette entrée tonitruante dans la vie des usines, le temps attribué pour l’exécution d’une tâche se généralise dans l’industrie. Il fonde les exigences patronales concernant le travail ouvrier, et sert de base à la fixation du salaire. Le chronomètre symbolise cette rationalité patronale s’attaquant à l’autonomie ouvrière, selon des images qui se renouvellent au cours du XXe siècle. La CGT mène bataille à travers lui contre la productivité dans les années 19502 avant que des écrits militants ou universitaires le critiquent vingt ans plus tard [Coriat, 1979]. De fait, le rôle du chronomètre fait depuis longtemps figure d’évidence : il est généralement considéré comme une arme patronale tournée contre l’ouvrier. C’est cette image qui est restituée dans le témoignage d’un ancien chronométreur de l’usine automobile de Simca-Chrysler à Poissy. « Les chronométreurs avaient des surnoms : c’étaient les buveurs de sang, les serpillières à sueur. Chronométrer, ça veut dire rabioter un peu de temps à l’ouvrier » [Loubet et Hatzfeld, 2001, p. 169]. Pourtant, le rôle du chronomètre n’est pas si simple qu’il y paraît, comme le montre l’étude minutieuse de l’histoire d’une usine de Peugeot-Sochaux au cours
* Ce texte recoupe une communication présentée au colloque de Nancy du CTHS [Hatzfeld, 2005]. 1. La formule désigne le début du siècle où fleurissent une vague de nouvelles propositions et de nouvelles pratiques en matière d’organisation du travail [Cohen, 2001]. 2. « Le problème de la productivité se pose avec une particulière acuité dans la grande usine de Billancourt. […] Depuis plusieurs mois, une grande offensive est déclenchée sur les temps : descente des chronos dans les temps alloués, révision des temps alloués, augmentation des cadences… », dit le délégué Apostolo au congrès de la FTM-CGT en 1954 [Hatzfeld, 2003].
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de la seconde moitié du XXe siècle. Usine automobile, elle représente par excellence, à partir des années 1960, le type de l’usine poussant la rationalisation du travail à un niveau particulièrement sophistiqué. Or, contrairement à l’idée reçue, l’histoire de cette usine fait apparaître la transformation du rôle du chronomètre dans les relations de travail. Les cinquante dernières années connaissent deux grands mouvements. Tout d’abord, la montée en puissance du chronométrage dans l’organisation du travail d’atelier semble consacrer le triomphe du chronomètre, triomphe que l’on voit confirmé par la ritualisation de ses usages. Ensuite, l’informatisation des données d’organisation et la composition de temps virtuels tirés des tables de temps prennent le pas sur le chronométrage manuel et relèguent l’instrument à un rôle secondaire, souvent de recours pour les ouvriers durant les années 1990. En réalité, les deux mouvements ne se succèdent pas exactement mais se chevauchent plutôt : le second ne remplace pas totalement le premier. Surtout, une telle inversion n’indique nullement le recul de principes de type taylorien. Il fait plutôt ressortir un changement radical dans les modalités d’élaboration des mesures de temps et dans les usages qui en sont faits.
QUAND LE CHRONO CONQUIERT LES ATELIERS (ANNÉES 1940-ANNÉES 1970) La montée en puissance du chronométrage manuel s’amorce dès les premières années qui suivent la Libération, lorsque les entreprises automobiles de France se lancent dans la production de grande série, et font passer les volumes quotidiens de voitures de l’ordre des dizaines à celui des centaines, puis aux milliers. Cette ambition, caressée dès la fin des années 1920, s’appuie sur une expérience importante d’organisation rationnelle de la production et du travail ouvrier [Cohen, 2001, p. 370-371]. L’époque de la production de masse qui s’amorce s’appuie sur deux innovations marquantes : l’introduction de la méthode Bedaux et la systématisation de chronométrages appliqués à un ordre de grandeur beaucoup plus précis que précédemment. La méthode Bedaux est connue chez Peugeot depuis les années 1930 [Mottez, 1966], mais son introduction avait été refusée jusque-là. Elle s’applique avant tout à mesurer et codifier le travail ouvrier. Son adoption en 1945 consiste essentiellement en la décision prise « au lendemain de la guerre de mettre à l’essai un système de chronométrage qui tienne compte des règles en vigueur d’une rémunération au boni » [Loubet, 1990, p. 141]. Le système Bedaux présente donc un double aspect pour Peugeot. Il comporte tout d’abord une méthode de chronométrage, et ensuite un système de rémunération ouvrière fondé sur le salaire au rendement. Sur la base des temps chronométrés, les techniciens des bureaux des méthodes établissent pour chaque tâche ouvrière un volume de travail requis qui correspond à une allure de référence dite de base, l’unité d’activité étant le point Bedaux [Moutet, 1997]. L’activité à 60 « Bedaux », dite activité minimale, détermine donc la rémunération de base. Mais les ouvriers sont invités à dépasser la
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quantité de travail fixée en travaillant plus vite, sans dépasser cependant le maximum de 80 points ; le supplément de production sert alors à calculer leur boni – le complément de salaire – qui peut atteindre 40 à 50 %. Une telle incitation au dépassement volontaire traduit en fait une emprise approximative des services de méthodes sur l’activité des ateliers : les mesures de temps en restent encore à des unités de travail relativement grossières, à des opérations plutôt qu’à des gestes, et pallient par l’incitation au boni les insuffisances de leur analyse [Hatzfeld, 2001]. L’autre innovation, en matière de temps de travail et de rationalisation, est précisément le changement d’échelle des chronométrages qui atteignent un degré supérieur de finesse : au lieu de se contenter de mesurer des opérations, les chronométreurs s’emploient désormais à décomposer celles-ci en gestes élémentaires qu’ils isolent et mesurent séparément. Un tel détail dans la mesure permet aux techniciens des temps de traquer le flou dans le travail ouvrier et de réduire les temps alloués. Mais, ainsi que l’avait indiqué Taylor, ce changement impose un énorme effort technique pour rechronométrer l’ensemble de la fabrication d’une voiture. C’est ainsi que la production de la 203, la première voiture de la marque à être produite massivement, s’engage sans que les nouveaux chronométrages aient été réalisés. Au printemps 1949, six mois après le lancement de la voiture, le pourcentage des opérations chronométrées passe de 21 % à 42 % (avril-mai 1949). Les chronométrages ne sont achevés qu’au 1er novembre 1949, un an après le lancement de la production. La situation de Peugeot n’est d’ailleurs pas unique et Renault connaît à la même époque le même genre de difficulté : le bureau des méthodes, chargé d’établir les temps, est en retard sur le lancement de la 4CV en 1948 [Labbé, 1990]. Une fois les chronométrages achevés, ce sont les rechronométrages qui commencent : il faut, pour les gardiens des temps, suivre les modifications incessantes portant sur les produits, sur les matières, sur les façons de procéder, etc. [Hatzfeld, 2001]. Ces modifications ne cessent pas, activées par l’application des méthodes américaines de simplification du travail qui mobilisent sans cesse les techniciens et ingénieurs, certes, mais aussi l’ensemble du personnel par le biais des suggestions. L’usine, comme l’ensemble du monde industriel occidental, ne cesse de renouveler l’analyse du travail qui s’effectue en son sein, en application des enseignements retirés des voyages d’étude réalisés aux ÉtatsUnis dans le cadre des missions américaines de productivité [Fourastié, 1952 ; Guigueno, 1994]. Ainsi les techniciens entreprennent l’infini chantier de « peigner » toute l’activité de fabrication en resserrant le maillage de leurs études. À travers cette analyse systématique du travail ouvrier, les techniciens dépossèdent les ouvriers d’une partie de leur autonomie. Ils s’en prennent aussi à la maîtrise, jugée trop empirique et trop soucieuse de la paix dans l’usine pour aller au bout de la rigueur d’organisation. Cette mise sous contrôle direct vide progressivement de son enjeu contractuel le principe du salaire au boni : à la fin des années 1950, les bureaux de méthodes se sentent suffisamment maîtres de l’organisation pour édicter, par eux-
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mêmes, la charge de travail que peuvent et doivent effectuer les ouvriers. En outre, les dépassements individuels et dispersés de production issus du boni compliquent la gestion des stocks et des flux dans les usines. En 1960, le salaire au rendement est supprimé, après s’être fait restreindre. Les rationalisateurs ambitionnent désormais d’intégrer dans le système de production la diversité humaine du personnel et de placer chaque ouvrier au poste qui lui convient le mieux : d’où le développement des études de poste en même temps que des analyses psychotechniques ; mais cette utopie trébuchera, dans les années 1968, sur les réalités de la maind’œuvre et les contestations de la cotation de poste. Face à cette forte poussée de rationalisation du travail, les réactions ouvrières sont ambivalentes. Dans les premiers temps, le salaire au rendement est plutôt accepté à l’usine de Sochaux, comme dans la plupart des usines automobiles, à la différence d’autres milieux professionnels3. Cette acceptation relative s’explique par la conjoncture. Dans la France d’après-guerre, les salaires sont particulièrement bas, surtout en province en raison du système des abattements de zone. L’inflation, importante dans les premières années qui suivent la Libération, affaiblit encore le pouvoir d’achat ouvrier déjà très fragile. Le salaire au rendement apparaît très vite comme le moyen le plus accessible d’accroître le salaire de façon sensible, ce qui explique qu’il ne rencontre pas d’opposition de principe et que dans plusieurs secteurs de l’usine, les salariés demandent à se voir appliquer ce régime. Pourtant, les critiques se radicalisent dans les années 1950, notamment au sein de la CGT qui dénonce de plus en plus systématiquement l’intensification du travail liée aux méthodes américaines visant à « faire travailler à saturation ». Par ailleurs, l’usine connaît de fréquents arrêts de travail ponctuels. Le responsable du syndicat CGT de Sochaux note en 1963 : « Il ne se passe pas de mois et même parfois de semaines sans que des débrayages aient lieu sur le problème des cadences, des charges de travail découlant des fameuses études de poste. […] C’est le problème numéro 1 des camarades des chaînes ; nous ne pouvons pas les rencontrer soit à l’usine, soit dans la rue ou dans les localités où ils résident sans qu’immédiatement ce problème des cadences soit abordé » [Hatzfeld, 2003]. Parmi les sujets de contestation que relève de son côté le directeur de Sochaux pour la direction générale de Peugeot, on trouve fréquemment les temps alloués. À plusieurs occasions, les grèves mettent en cause l’attitude des chronométreurs, jugée partiale. Les rapports rapportent la demande par des grévistes d’une présence des délégués du personnel lors des séances de chronométrage. Outre les syndicalistes de la CFTC et de la CGT, les ouvriers trouvent même un soutien marquant en la personne du médecin du travail [Hatzfeld, 2002, p. 300314]. 3. Les mineurs, par exemple, mènent des luttes énergiques et récurrentes contre le salaire au rendement individualisé et la méthode Bedaux depuis les années 1930 [Desbois, Jeanneau et Mattéi, 1986].
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En réponse à la mise en cause des chronométreurs, la direction de Peugeot décide un certain nombre de mesures destinées à consolider le chronométrage ; plus, à l’institutionnaliser pour le rendre indiscutable. Pour cela, elle sépare les chronométreurs des bureaux des méthodes des différentes usines et les regroupe en un service spécifique rattaché à la direction du site de Sochaux. Ainsi, le chronométrage est exempt des objectifs de productivité assignés aux différents départements de l’usine et à leurs bureaux des méthodes respectifs. Affectés d’un statut neutre, les chronométreurs sont placés en position d’arbitres des temps, indépendants des pressions de l’encadrement des usines et de celles des ouvriers et de leurs syndicats. Leur rigueur objective étant formellement instituée, les chronométreurs sont périodiquement étalonnés, c’est-à-dire confrontés à un chronométreur de référence, afin que les différences personnelles soient contrôlées et cantonnées dans des limites acceptables. La réforme répond principalement au souci de rendre légitimes les chronométreurs, mais aussi à la volonté de maîtriser la fiabilité pratique des résultats obtenus : le service central du chronométrage augmente très vite ses effectifs au point de compter 46 personnes en 1958. Après l’institution d’un service autonome des chronométreurs, on voit se développer progressivement un véritable protocole des séances de chronométrage elles-mêmes. Il s’agit de mettre en scène des règles d’objectivité afin de répondre aux contestations. Ainsi, un chronométrage ne peut être décidé arbitrairement mais doit suivre une modification dans le travail, ce qui conforte le statut exact de chaque prise de temps. Un chronométrage ne peut s’effectuer qu’avec la présence sur le poste de l’ouvrier qui y est alors affecté, afin d’empêcher l’emploi de virtuoses susceptibles de « casser » les temps. Cet ouvrier doit avoir été informé la veille, et se voit rappeler le mode opératoire défini par le bureau des méthodes afin de pouvoir se remémorer les gestes de référence. Enfin, l’ouvrier peut demander la présence d’un délégué du personnel durant la séance de chronométrage. Le développement du chronométrage s’effectue selon des modalités différentes selon les entreprises, comme le montre le cas de l’usine Simca-Chrysler de Poissy. Soucieux d’éliminer des dérives significatives, des responsables américains y entreprennent de normaliser les pratiques des chronométreurs et leur interdisent de prendre les temps à l’insu des ouvriers : « Ces méthodes, je n’en veux plus, déclare un responsable des méthodes industrielles. Le premier que je prends à chronométrer derrière un poteau, si j’entends un truc comme ça, je le vire. Vous devez faire des temps honnêtes pour payer les gars à leur juste prix. » Pourtant, le principe est ici de reprendre tous les deux ans l’ensemble des temps. Et l’impopularité des chronométreurs est particulièrement sensible, comme le rappelle un ancien chronométreur : « Quand un chrono débarquait sur la chaîne, ça affolait les effectifs. Le chronométreur, il n’avait pas de garde-fou. Il observait le gars faire son temps et il mesurait. Une fois, on a vu un chronométreur, accroché par le col de sa blouse blanche, à un palan, par le Chef d’atelier. Ce jour-là, il était venu vérifier un temps et l’avait divisé par deux » [Loubet et Hatzfeld, 2001, p. 169]. Derrière une parenté de préoccupation entre les cadres des deux usines de Poissy
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et de Sochaux, la comparaison fait bien ressortir la différence de pratiques entre les deux sites industriels : à Poissy, il s’agit simplement de refréner les excès auxquels les chronométreurs les plus zélés sont tentés de se livrer ; à Sochaux, il est demandé aux chronométreurs de procéder à de simples constats, indépendamment de tout souci de productivité. Toutefois ces mesures n’empêchent pas les chronométreurs d’être sous le feu des pressions croisées, de l’encadrement et des ouvriers, lors de leurs interventions. Au cours des années 1960 et même 1970, le chronomètre atteint son apogée : par les résultats obtenus en termes de productivité, il s’est affirmé comme un outil d’organisation de première efficacité. De plus, avec le service autonome du chronométrage et les protocoles de prise des temps, il s’est vu doter d’un statut qui vise à le mettre hors de portée des critiques de partialité. Même si ce dernier objectif n’est jamais atteint auprès de nombreux ouvriers, l’image de l’instrument et de son usage semble relativement confortée. C’est alors qu’émerge, au sein même des organisateurs, une filière technique concurrente apparue depuis quelques années, qui va prendre progressivement le dessus, saper la position du chronomètre et modifier le rôle de celui-ci dans le dispositif d’organisation du travail.
LES TEMPS VIRTUELS ET L’ÉVICTION DU CHRONOMÈTRE (ANNÉES 1980-1990) Tandis que le chronomètre s’affirme comme instrument d’élévation de la productivité, un autre système de mesure du temps fait son entrée dans l’usine : les tables de temps standard. Elles aussi s’inscrivent dans la vague de Simplification du Travail des années 1950, mais visent à dégager les mesures de temps des mouvements concrets auxquels ils sont attachés pour en tirer des références abstraites, transférables d’un geste à un autre [Chatzis, 1999]. Dans leur principe, les méthodes de temps standards visent à supprimer les opérations de chronométrage et à remplacer les temps mesurés par des valeurs tirées de tables de temps préétablis. L’emploi des tables est donc inverse de celui du chronomètre : au lieu de décomposer progressivement une opération en gestes élémentaires, il s’agit ici au contraire de juxtaposer des temps attribués forfaitairement à des mouvements de base pour correspondre à une opération recomposée. La méthode est certes contestée dans son principe additif : très tôt, des spécialistes de la physiologie du travail indiquent en effet qu’il est impossible de considérer les mouvements élémentaires comme indépendants les uns des autres, et simplement cumulables. Pour eux, les résultats obtenus ne sont donc que des fictions de travail encore plus éloignées de la réalité que les chronométrages traditionnels. Cependant, la méthode séduit les ingénieurs au cours des années 1950 et 1960. Elle écarte en effet les questions litigieuses de la subjectivité du chronométreur, qui prend la forme du jugement d’allure, ce coefficient que le chronométreur applique aux temps relevés sur sa « planchette » en fonction de l’opinion qu’il se
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fait de la vitesse d’exécution de l’ouvrier qu’il étudie, pour compenser une vitesse excessive ou au contraire un freinage plus ou moins délibéré. Le jugement d’allure est en effet l’enjeu premier de toutes les contestations. Les tables standards permettent donc d’esquiver le face-à-face avec l’ouvrier. Ensuite, leur emploi doit générer des économies dans l’étude des postes, en accélérant considérablement l’efficacité du travail… des chronométreurs : il pourrait permettre de juguler la croissance des effectifs de techniciens dans les bureaux de l’usine. La plus connue des méthodes de temps standards est la méthode MTM (methods-time measurement), élaborée aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale [Maynard, Stegemerten et Schwab, 1956]. Dès 1948, elle est introduite en France par le bureau des temps élémentaires (BTE), une association d’industriels créée par le Comité national de l’organisation française (CNOF) en 1938 et qui devient indépendant en se séparant de ce dernier, à l’amiable, en 1942 [Barbier, 2002 ; Chatzis, 1997 ; Moutet, 1997, p. 416]. Elle est adoptée en 1953 par Renault [Labbé, 1990], où elle se substitue progressivement au chronométrage classique entre 1954 et 1960. Signe de sa conquête, le lancement de l’Estafette s’effectue en 1958 sans chronométrage manuel [Labbé, 1990 ; Loubet, 1998]. Peugeot adopte pourtant une autre méthode, le SMT (système de mesure des temps), qui est introduite en novembre 1952 tandis que le MTM n’y entrera qu’aux alentours de 1970 ou à l’occasion du lancement de la 504 en 1968 [Hatzfeld, 2002]. Méthode apparemment plus ancienne, le SMT passe aussi par le BTE, décidément décisif dans la diffusion des méthodes d’analyse du travail et plus largement dans la rationalisation industrielle de l’après-guerre4. Au cours de la seconde partie des années 1950, les rapports techniques mentionnent, dans l’activité du service de chronométrage, l’établissement de temps standard à côté des chronométrages manuels. Il s’agit donc bien de l’apparition d’une technique de rationalisation du temps de travail distincte des chronométrages manuels, même si elle apparaît complémentaire à ces derniers. Mais, malgré la fascination qu’ils exercent sur les responsables techniques, les temps standards n’occupent encore à la fin des années 1950 qu’une place modeste tandis que trois quarts des temps sont encore issus de chronométrages manuels classiques. Cette stagnation traduit une limite de la méthode. Décomposant l’activité avec beaucoup de précision, elle est relativement adaptée à un travail sur machine, fixe et particulièrement répétitif. Mais elle se montre peu adaptée au travail sur les lignes de montage, où les combinaisons de gestes, les tâtonnements, les « tours de main » revêtent une très grande importance, où chaque ouvrier élabore lui-même son propre mode opératoire, où la proportion de gestes et d’actes élémentaires difficile à quantifier de façon stable est particulièrement importante. Prometteuse, la 4. Au début des années 1950, le BTE anime 25 centres régionaux de formation ; à la fin de la décennie, il forme annuellement environ 3 000 personnes de toutes conditions : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs, cadres supérieurs, chefs d’entreprise. Le BTE est reconnu d’utilité publique par un décret du 11 juillet 1955 [Chatzis, 1999 ; Barbier, 2002].
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méthode des temps standard s’avère d’une efficacité limitée, faute de pouvoir s’appuyer sur une décomposition suffisamment fine et stable des gestes ouvriers. Pourtant, malgré ses limites, cette méthode pousse à affiner l’analyse du travail par les techniciens pour étendre son champ d’application. De plus, elle offre la perspective d’une nouvelle structure des temps, totalement virtuelle, en devenant la base d’élaboration des temps alloués. Les tables standard trouvent un renfort décisif avec l’informatique industrielle dont les progrès s’avèrent décisifs. C’est dans les années 1956-1962 que pour la première fois des ordinateurs entrent en action dans l’organisation du travail dans les ateliers, à titre expérimental. L’impulsion est lancée et suscite un transfert progressif des temps sur des fichiers informatiques. Cette informatisation des nomenclatures s’effectue parallèlement à celle de nombreuses autres données servant à gérer la production : les plannings de fabrication, les pièces et fournitures, les modifications de fabrication, etc. Concernant l’organisation directe du travail ouvrier, différents fichiers font leur apparition : pour calculer la valeur ajoutée réalisée dans chaque atelier, pour effectuer l’équilibrage des opérations entre ouvriers d’une chaîne, pour recenser les temps établis. L’usage des ordinateurs présente des avantages importants, en particulier une fiabilité accrue des résultats obtenus et une meilleure coopération entre techniciens, en particulier entre les chronométreurs qui établissent les temps et les répartiteurs – aussi appelés équilibreurs – qui répartissent les opérations entre ouvriers. IBM a convaincu depuis le début et l’informatique industrielle se rend de plus en plus indispensable dans l’usine. Mais une course de vitesse se joue dans l’organisation de la production au cours des années 1960 et 1970. Si les moyens d’organisation du travail progressent effectivement, ils sont sans cesse bousculés par une progression encore plus rapide de la complexité industrielle. L’usine, conçue pour une production de masse de voitures standardisées, voit croître de plus en plus vite la variété des modèles produits, la diversité des équipements, des habillages ainsi que des options proposées à une clientèle de plus en plus tatillonne. Enfin, le rythme des modifications s’accélère. Ces difficultés conduisent l’usine à une véritable crise de l’organisation industrielle à la fin des années 1970. La solution à cette crise est trouvée dans l’intégration des systèmes informatiques au début des années 1980 [Hatzfeld, 2002, p. 464-475 ; Loubet et Hatzfeld, 2001, p. 284-289]. La gestion des temps est fortement touchée par cette mutation qui appelle une informatisation plus efficace des données et de leur usage. Les bases de données se doivent d’être plus précises, les gestes élémentaires sont de plus en plus précieux pour faciliter l’actualisation incessante des temps de fabrication et la répartition des opérations sur les chaînes. La capacité du service du chronométrage – rebaptisé service des temps – à travailler sur les données standards devient cruciale. L’apparition des écrans-claviers au début des années 1980 accélère le recours aux moyens informatiques : les techniciens des temps peuvent désormais travailler à leur bureau par simple « empilement » de temps standards.
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Les chronométreurs sont eux aussi renommés agents d’étude des temps (AET). Ces changements d’intitulé traduisent le basculement qui s’effectue alors : l’affirmation des temps opératoires recomposés sur la base des tables de temps virtuels entraîne le recul des temps chronométrés, relégués au second plan, à titre de vérification des temps virtuels. Au passage, les règles d’élaboration des temps sont mises à mal. Les temps manuels sont de moins en moins systématiquement pris sur la chaîne avec les ouvriers concernés. Leur statut désormais secondaire de simples vérifications autorise les AET à tester leurs calculs avec des ouvriers virtuoses, moniteurs ou formateurs, dans les écoles de formation gestuelle, à l’abri du regard des ouvriers de chaîne. En fait, l’affirmation des systèmes informatisés de temps standards constitue la construction d’un système complet de temps virtuels, parallèlement à l’emploi réel du temps au travail par les ouvriers des chaînes. Le travail des AET sur leur écran, appelé « travail conversationnel », a remplacé la confrontation avec les monteurs en chair et en os. En 1989 survient un événement symptomatique de ce basculement, lors du lancement du projet de nouvelle usine de carrosserie, qui accueille les chaînes d’assemblage. À cette occasion, les cadres responsables du projet engagent une négociation tous azimuts avec les syndicats ouvriers. Envisageant de refondre radicalement les règles de répartition du travail, ils proposent d’envisager d’abandonner la référence aux temps individuels dans ces répartitions et de fixer des temps-objectifs par groupe ouvrier, laissant à chaque groupe le soin de se répartir les tâches à sa guise et lui fixant l’objectif d’atteindre l’enveloppe globale des temps fixés. À cette occasion, ils reprennent à leur compte la critique syndicale classique des prises de temps et des coefficients correcteurs. Dans cette négociation, ces cadres audacieux essuient un refus des syndicats qui craignent l’aventure et veulent conserver la référence aux temps chronométrés. L’épisode traduit l’accomplissement de la transformation paradoxale : le chronomètre est devenu un recours ouvrier et syndical contre des temps standards vus comme trop menaçants parce qu’insaisissables.
CONCLUSION Loin d’être anodine, la question du temps et de sa mesure est au cœur des relations industrielles et, sans doute bien au-delà des usines au cœur des relations de travail. Sur ce point, on ne peut que se rapporter à l’affirmation suivante de Pierre Naville : « La vie est un complexe de durées. C’est depuis que ces durées sont tombées sous l’emprise de la mesure qu’il est devenu possible de présenter […] une assise solide à l’analyse des systèmes sociaux. Le temps apparaît comme l’élément le plus fondamental de la vie sociale » [Naville, 1972, p. 7]. Dans ce domaine, l’histoire des formes du temps dans l’usine de Peugeot-Sochaux traduit la mutation de l’organisation technique de l’usine. Si le temps n’est pas le seul domaine où se joue l’organisation du travail, il en représente un miroir très expres-
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sif. Ainsi, l’évolution des mesures du temps est à relier aux transformations des formes du salaire. L’usine passe au cours de la période d’un salaire au rendement à un salaire au poste, traduisant la prétention des organisateurs à maîtriser désormais l’activité ouvrière sans le biais du stimulant que constituait le boni. Puis, signe d’une emprise encore renforcée sur l’organisation globale lissant les spécificités de chaque poste, la direction instille une individualisation des salaires à partir des années 1970. Quelle que soit sa forme, la mesure du temps est donc toujours présente dans la vie de l’usine et reste à la base de l’organisation du travail salarié. L’opposition entre temps chronométré et temps standard doit toutefois être clairement située : il ne s’agit jamais d’opposer des temps réels aux temps virtuels. Dans tous les cas, on a affaire à des reconstitutions de valeurs abstraites. Depuis le système Bedaux en effet, l’élaboration des temps est à la fois l’élaboration d’une mesure dite rigoureuse et la construction d’une donnée inaccessible aux contestations ouvrières. Le passage des temps relevés « à la planchette » par les chronométreurs aux temps alloués suppose l’affectation de coefficients multiples (jugement d’allure, coefficient d’effort, durée de la journée de travail, etc.) qui dissocient les temps recueillis et les extrapolations qui en résultent. La conversion des secondes en centièmes de points renforce l’opacité des données obtenues et rend impossible la discussion de plain-pied entre ouvriers et techniciens : le langage, ici encore, résiste aux tentatives ouvrières d’avoir prise sur l’organisation de leur temps. Ce sont alors les représentants du personnel qui tiennent à conserver le temps chronométré en cas de contentieux, la référence à un temps concret face aux tables abstraites. Belle inversion d’image pour un appareil jugé comme provocateur par les ouvriers au début du siècle.
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DU RÈGNE DU CHRONOMÈTRE AU SACRE DU TEMPS VIRTUEL
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Vers une désocialisation des contraintes temporelles du travail. Le cas de « OAO roulements à billes moscovite »
Carine Clément
L’usine de roulements à billes de Moscou (de son ancien nom GPZ-1) étale son immense territoire non loin du centre de la capitale. Ouverte en 1932, l’usine vient de fêter ses 70 ans. Elle reste encore aujourd’hui l’une des plus importantes d’Europe par sa capacité de production (45 millions de roulements à billes par an). Privatisée en 1992, elle est devenue la société ouverte actionnarisée « OAO roulements à billes moscovite » dans laquelle les salariés et surtout la direction de l’usine (celle qui était déjà à la tête de l’entreprise avant la perestroïka) détenaient la majorité des actions. La décennie qui vient de s’écouler a durement frappé l’usine et ses salariés. Alors que la production diminuait et que les débouchés intérieurs se rétrécissaient, l’usine s’est réorientée sur le marché extérieur, commercialisant souvent à perte afin de trouver commanditaires. Dans ces années-là, les salariés se voyaient régulièrement payer leur salaire en retard de un à six mois. Beaucoup d’ouvriers, surtout les plus qualifiés, ont quitté l’usine pendant cette période. La crise financière d’août 1998 et la dévaluation du rouble ont rouvert le marché intérieur et permis d’améliorer la situation financière. Les salaires, qui avaient brusquement chuté de plus de moitié à la suite du choc, ont récupéré leur niveau d’avant la crise en mars 2000. Enfin, la branche devenant plus attractive, l’usine est passée sous contrôle d’un nouvel actionnaire à l’été 2000, celui-ci renouvelant l’équipe de direction et introduisant de nouvelles techniques et stratégies de gestion et de production. Le groupe, devenu actionnaire, principal est constitué de jeunes financiers et hommes d’affaires ayant déjà pris le contrôle de l’usine de roulements à billes de Voljski. Sur la base de ces deux usines et de quelques autres, il a été fondé un holding européen des roulements à billes, visant à contrôler la moitié des parts de marché dans la branche et à rationaliser la production. Devenu leader national, le holding produit 35 % des roulements à billes de Russie et cherche à gagner encore des parts de marché, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
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LES TERMES DE LA TRANSITION ÉCONOMIQUE Désormais la majorité des actions appartient à la direction du holding européen (62 % des parts), une part minoritaire (28 %) restant à l’ancienne direction et au syndicat traditionnel. Les salariés ne détiennent plus que 2 % à 3 % des actions. Les fournisseurs sont essentiellement russes. Pour s’assurer l’approvisionnement d’un métal de qualité, les dirigeants du holding songent à acquérir une usine métallurgique. Les marchés de distribution sont plus diversifiés : la Russie (chemin de fer, usines automobiles...), la CEI (Communauté d’États Indépendants) et les pays en voie de développement (surtout l’Inde et la Chine). Le passage au marché européen constitue l’un des buts de la nouvelle équipe de direction. À cette fin, elle tente d’élever la qualité de production (l’usine de Moscou vient d’obtenir la norme ISO) et négocie un partenariat avec la firme allemande IFG concernant l’exploitation d’un atelier en commun (CMS3), celui-ci serait mis en priorité aux normes technologiques européennes. La nouvelle équipe de direction a d’abord concentré ses efforts sur le rétablissement de la rentabilité et l’abaissement des coûts par l’introduction de nouvelles techniques de gestion. La comptabilité est en train d’être automatisée et unifiée. Les infrastructures sociales (pesant lourdement sur le bilan des entreprises ex-soviétiques) sont en train d’être vendues ou transférées à la municipalité. Les différentes usines appartenant au holding européen s’orientent chacune vers une spécialisation dans le secteur où elles sont les plus performantes. Pour ce qui est de l’usine de Moscou, à large éventail de production, l’accent est mis sur les pièces de grande taille destinées à l’aviation, l’industrie métallurgique, le métro, etc. « Il s’agit de pièces énormes, d’une haute précision et d’une grande résistance, qui n’ont presque pas leur équivalent dans le monde », explique Artiom Zouev, le nouveau directeur général, un jeune homme dynamique et affable âgé de trente ans. Concentrée dorénavant sur les secteurs les plus rentables, la production a diminué de 39 % de 2000 à 2001, sous l’impulsion de la nouvelle direction qui s’oriente vers le principe de la production à la commande. En 2001, la production s’élève à 14,26 millions de roulements à billes, tous écoulés sur le marché, à la différence de la pratique antérieure de production à perte et sans assurance de vente. L’usine a ainsi renoué avec les bénéfices, ceux-ci se montant à 70 millions de roubles en 2001 (230 000 euros), après paiement d’une grande partie des dettes dues aux fournisseurs, aux impôts et autres créanciers, et laissées par l’ancienne direction. La situation financière assainie grâce à un contrôle de gestion plus strict, à la réorientation sur la seule production rentable et aux licenciements, la direction prévoit désormais de moderniser une partie des équipements, à commencer par l’atelier CMS3, terrain choisi pour une joint-venture avec le partenaire allemand IFG. L’équipement reste cependant très ancien, datant en moyenne des années 1940-1950, et est irrégulièrement et lentement restauré. L’atelier CMS3 constitue
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une exception, bénéficiant pour partie d’un équipement datant des années 1980. Le niveau d’automatisation est inférieur à celui des usines équivalentes européennes. Les ouvriers se plaignent des défections de l’équipement vieillissant. Pour l’instant, celui-ci est davantage réparé que renouvelé, à l’exception de plans de modernisation concernant l’atelier CMS3.
LES SALARIÉS : UNE REPRISE EN MAIN L’usine de Moscou emploie aujourd’hui 5 500 salariés, dont 4 200 ouvriers et 1 200 cadres, ingénieurs et techniciens. Près de 1 500 salariés ont été licenciés après la venue de la nouvelle direction, surtout des travailleurs du secteur non directement productif (cantine, ménage, garde-robe), des cadres, ingénieurs ou du personnel administratif. Selon les mots d’A. Zouev, il s’agit de se débarrasser des travailleurs « inutiles » et d’améliorer le sort des ouvriers travaillant directement sur les machines. La ligne hiérarchique est en train d’être raccourcie, soi-disant sur le modèle des usines allemandes, en enlevant le niveau des contremaîtres et des adjoints aux chefs d’atelier, conservant les chefs d’équipe (brigadiers en russe), les chefs d’atelier et de secteurs. Un atelier entier a été fermé (les roulements coniques), cet atelier faisant redondance avec la production de même type concentrée sur l’usine de Voljski. Les ouvriers qualifiés ont été transférés dans d’autres ateliers, les autres ont été licenciés, sans que cela suscite pour le moment de remous sociaux. L’usine compte 6 secteurs : production, technique, économique, ventes, comptabilité, services. Mais l’organigramme est en train d’être réformé. Les ventes sont, par exemple, gérées centralement au niveau de tout le holding par une chambre de commerce. Les ateliers de la production sont au nombre de 10 : la forge, l’atelier thermique, CMS1 (moyens gabarits), CMS2 (petits gabarits), CMS3 (grands gabarits), CMS4 (pièces de haute précision), la production des billes, des couronnes, des séparateurs, et un atelier « spécialisé » (dans la production militaire). Les hommes constituent la majorité des salariés (80 %). Et la moyenne d’âge est relativement élevée (65-70 % au-delà de quarante ans). Le turn-over tourne autour de 25 % et concerne surtout les nouveaux arrivants, qui arrivent traditionnellement de province pour travailler dans cette usine qui donne le droit à un permis de séjour, document indispensable pour séjourner à Moscou. A. Zouev insiste sur l’objectif de retenir à l’usine les ouvriers qualifiés et expérimentés qui constituent la « colonne vertébrale » de l’entreprise, les autres salariés, employés en CDD, étant plutôt considérés comme une main-d’œuvre d’appoint. Il s’agit aussi d’attirer des jeunes et des ouvriers qualifiés. Une augmentation différentielle du salaire est entreprise à cette fin. Ayant crû de 30 % par rapport à 2000, le salaire moyen s’élève à 5 000 roubles (160 euros) par mois, ce qui est supérieur à la moyenne nationale mais ne représente pas un salaire très attractif à Moscou. Là encore, « parce que nous n’avons
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pas encore les moyens de faire autrement », les salaires sont augmentés en priorité dans les ateliers jugés fondamentaux, à savoir la production des pièces de grande dimension et la forge. Surtout, la nouvelle direction essaie de renverser la vapeur et de favoriser les ouvriers professionnels des ateliers plutôt que le personnel des bureaux ou des services annexes. « Sur les 7 000 salariés de l’usine, la moitié travaille sur une machine, l’autre moitié est occupée à je ne sais quoi », ainsi s’exprimait A. Zouev lors de la prise de contrôle de l’usine. Ce type de discours, publiquement émis par la direction, est plutôt bien accueilli par les ouvriers des ateliers qui jugent positive la politique d’encouragement aux ouvriers qualifiés de la production. Poussés par la nouvelle orientation de la direction, ils accordent également une attention prioritaire à la qualité de la production et répètent les slogans propagés par la direction sur des affiches murales qui ont refait leur apparition : « Nous luttons contre les pièces défectueuses. » Contre la tendance traditionnelle de l’économie soviétique à produire toujours plus, les nouveaux dirigeants insistent en effet sur la qualité et encouragent par toutes sortes de moyens le travail de qualité. Ce sont les affiches qui se multiplient, au graphisme curieusement soviétique, ce sont les tableaux de résultats où sont épinglés les fautifs d’une infraction à la discipline ou à la norme de qualité, c’est la multiplication des contrôles de qualité, le temps consacré (et payé) à la formation des nouveaux venus et des jeunes, etc.
LES RELATIONS DE TRAVAIL : UNE FAIBLE CONFLICTUALITÉ Le syndicat traditionnel (affilié à la FNPR, la Fédération des Syndicats Indépendants de Russie, héritière de l’ex-confédération soviétique) est largement majoritaire dans l’usine, par la force de l’inertie et la tradition. Celui-ci reste sur des positions de coopération avec la direction de l’entreprise. Attaché par des liens amicaux et informels à l’ancienne direction, il a d’abord connu un recul de ses positions avec la venue de la nouvelle direction. Cependant, avec la normalisation de la situation, les relations privilégiées entre ce syndicat et la direction sont en train de se restaurer, à la faveur également du nouveau code du travail qui donne un avantage important au syndicat majoritaire. Le syndicat FNPR est dirigé par un homme âgé qui concentre l’activité syndicale sur les œuvres sociales. Le syndicat alternatif, affilié à la confédération Zachtchita Truda (Défense du travail), ne rassemble que 130 salariés, excluant de son sein les cadres et les ingénieurs, au contraire du syndicat FNPR. Mais ses membres sont beaucoup plus actifs dans la défense de leurs droits et de leurs revendications. Ses militants les plus actifs ont été à l’origine de la grève de septembre 1998 contre le non-paiement des salaires, qui a donné naissance au syndicat. Depuis, ce syndicat se concentre sur la négociation des accords d’entreprise, pour que ses revendications (qu’il collecte au sein des ouvriers) soient prises en compte, ainsi que sur l’action juridique (par exemple, procès pour non-allocation de congés supplémentaires
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pour les salariés employés à des postes néfastes pour la santé). Agissant avec succès, il élargit peu à peu ses rangs. À l’égard de la direction, ce syndicat se montre beaucoup plus indépendant que le syndicat traditionnel, dénonçant les licenciements, réclamant plus d’information sur la gestion et les perspectives de l’entreprise. Mais il accepte le dialogue avec la nouvelle direction, considérant que celleci mène une politique de restauration des positions de l’entreprise sur le marché. La nouvelle direction, après avoir joué le syndicat alternatif, indifférent à l’identité des dirigeants, lors de sa prise de contrôle de l’usine, se rapproche actuellement du syndicat traditionnel, plus conciliant. De façon générale, l’entreprise est peu conflictuelle, les salariés se contentant d’une situation relativement privilégiée de l’usine par rapport à la situation moyenne de l’industrie en Russie. De plus, comme dans la majorité des cas, ils préfèrent la débrouille individuelle et les petits arrangements à la conflictualité ou à l’action collective. La direction tente d’implanter sa conception de la culture d’entreprise, plus tournée vers le marché, la concurrence, la qualité et l’esprit d’entreprise, au moyen des concours professionnels, des fêtes, des récompenses, des tableaux de mérite, des soviets des brigadiers (l’équivalent de cercles de qualité), du journal de l’entreprise... Les salariés n’adhèrent pas complètement à cette nouvelle conception, préférant les pratiques informelles traditionnelles au nouveau formalisme injecté d’en haut. Deux enquêtes ont été effectuées dans l’usine moscovite : une première fois au printemps-été 2001, puis au printemps 2002, en collaboration avec une équipe de chercheurs russes menant une recherche sur les relations de travail1. La seconde enquête de terrain a permis de vérifier et de spécifier les tendances aux changements dans la gestion et l’organisation de la production imprimés par la nouvelle direction de l’usine. L’enquête a été menée à partir d’entretiens individuels et de groupes dans trois ateliers de l’usine : la forge (200 salariés), CMS2 (petites séries, petits calibres, 500 salariés) et CMS3 (petites séries, gros calibres, 300 salariés). Elle a été complétée par de courtes observations et par une exploitation de questionnaires centrés sur le temps de travail. Nos interlocuteurs sont dans leur majorité des ouvriers/ères (monteurs, mécaniciens, régleurs, estampilleurs, polisseurs, forgerons, etc.) et des contremaîtres. Il a été également effectué des entretiens avec les deux leaders syndicaux (du syndicat alternatif et du syndicat traditionnel) et avec les chefs des trois ateliers en question, avec le directeur général de l’usine, le service des normes (responsable de la mesure du temps) ainsi qu’avec le chef du service du personnel et son adjointe. Dans le vaste ensemble de réformes initiées par la nouvelle direction, celle de l’organisation du temps de travail ne figure pas au rang des priorités. Mais les 1. Recherche sur les relations de travail dans les entreprises, menée dans le cadre du Centre d’études des transformations sociales de l’Institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie, sous la direction de V.A. Iadov.
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changements dans l’allocation des salaires, l’instauration d’un nouveau rapport quantité/qualité et les nouvelles exigences requises des salariés ont contribué à changer le rapport au temps et les prescriptions temporelles. Notre enquête a éclairé quatre aspects de la question du temps dans le contexte de cette usine : la place du temps dans l’organisation générale du travail, le mode de construction du temps de travail, la contradiction entre les objectifs tempsquantité et l’impératif de qualité, et enfin la part du temps de travail dans les différents temps sociaux. Notons d’emblée que les relations sociales de travail dans cette usine sont marquées par des contradictions multiples, résultant en partie des réformes que tentent d’imprimer la nouvelle direction, en partie des transformations socio-économiques plus générales que subit la Russie. D’une part, la volonté de la nouvelle direction de formaliser l’organisation technique du travail (cartes technologiques, cartes de qualité, etc.) se heurte aux pratiques informelles des ouvriers du « travailler pour soi et selon soi », importantes dans l’usine soviétique. D’autre part, la modernisation gestionnaire et financière va de paire avec un archaïsme technologique subsistant dans la plupart des ateliers. De plus, l’introduction des critères de marché n’exclut pas le maintien des critères quantitatifs et normatifs traditionnels, ce qui produit des contradictions non exprimées et dont la résolution est largement laissée au domaine de l’informel et/ou de la débrouille ouvrière. Enfin, l’usine présente un mélange subtil entre tendances à la formalisation/organisation/régulation de certains aspects du travail, et la tendance à laisser d’autres aspects hors de la sphère régulée et formalisée. Ces aspects constituent la part flexible du travail dans l’usine, flexibilité pouvant être utilisée tant par les ouvriers que par la direction. Cependant, une analyse approfondie des occurrences de flexibilité et d’informalité, effectuée dans le cadre de la recherche sur les relations de travail, indique que celles-ci jouent bien davantage en défaveur des ouvriers et au profit de la direction. Le temps de travail appartient à la fois à la sphère de l’informel et de la non-organisation, pour certains de ses aspects, et à la sphère de la formalisation et de l’organisation, pour d’autres.
LA PLACE DU TEMPS DANS L’ORGANISATION DU TRAVAIL : UNE VARIABLE DÉPENDANTE
Le temps ne comptait pas au rang des instruments privilégiés d’organisation du travail et du processus de production du temps de l’Union soviétique, en tout cas, il ne tenait qu’une place mineure par rapport à la planification. Le plan était établi de façon centralisée pour chaque branche, puis pour chaque entreprise. Il établissait des normes de production, des objectifs quantitatifs à atteindre dans le mois. Dans ce mécanisme, le temps ne constituait qu’une variable subalterne et ne se conjuguait qu’en termes de délais à tenir : produire telle quantité avant la fin du mois. Cette faible attention à la variable temporelle entraînait d’ailleurs d’importants
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dysfonctionnements dans le processus de production : « chtourmovchtchina » (la précipitation et les heures supplémentaires de la fin du mois), irrégularités des cadences et interruptions dans le processus de production. Les modes d’organisation de la production sont en cours de changement avec les réformes lancées au début des années 1990 et le poids plus important du marché. Là encore, l’évolution ne semble pas toucher en premier lieu la gestion du temps de travail. Les entrepreneurs de la Russie post-soviétique jouent davantage sur d’autres leviers : diversification de la production, abaissement du coût de revient, amélioration de la qualité, etc. La variable temps apparaît comme une variable secondaire, dont le contrôle n’est pas élevé en enjeu, au moins ouvertement. L’organisation du temps de travail résulterait en quelque sorte « naturellement » des objectifs fixés par ailleurs. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le directeur général, exposant la dynamique des réformes qu’il entendait engager dans l’usine, n’a pas évoqué une seule fois l’enjeu du temps de travail. Il affiche surtout deux priorités : l’engagement des ouvriers dans leur travail (discipline, motivation financière et morale) et la qualité. Il a accepté avec intérêt la conduite d’une enquête dans son entreprise parce qu’il pense qu’elle peut éventuellement lui ouvrir une autre perspective. La même apparente indifférence à la gestion du temps se rencontre chez le responsable du personnel et chez les trois chefs d’ateliers interrogés. Ils ne s’attardent pas sur le sujet. Pour eux, la gestion du temps semble un problème depuis longtemps résolu. Sa gestion passe par l’emploi du temps, les objectifs de production à atteindre en fin de mois, les heures supplémentaires, les cadences des machines et le salaire au rendement. L’emploi du temps dans les trois ateliers est organisé à peu près de la même façon pour les ouvriers : sur deux postes, l’un du matin, de 6 h 50 à 15 h 20, l’autre de l’après-midi, de 15 h 20 à 22 h 40, avec une pause d’une heure en milieu de poste. Le personnel d’encadrement travaille sur un poste, à peu près de 7 h 30 à 17 h 00. La nouvelle direction accentue le contrôle sur le respect des horaires et la lutte contre l’absentéisme. Cependant, en dehors de ce souci affiché de discipline, la direction ne déploie guère d’effort pour mieux organiser le temps de travail, marqué par l’irrégularité et l’arythmie caractéristiques des entreprises soviétiques. S’ajoutent aux causes traditionnelles liées au système de gestion soviétique (limite de la planification, rupture de stock, etc.) des facteurs relevant du vieillissement des équipements et de la nouvelle logique de marché qu’introduit la direction (production à la commande, réduction des stocks au minimum, etc.). Les ouvriers mettent surtout en cause l’équipement (« Les machines vieillissantes, il devient difficile de planifier son temps. Tu mets en place une pièce, tout va normalement ; tu en places une autre, la machine s’est échauffée, elle se dérègle. Il faut recommencer ») et l’insuffisante organisation du travail (« Sur notre ligne, on est constamment gêné par le retard dans l’approvisionnement en pièces à usiner. Comme ça se répète fréquemment, le temps de travail se fait irrégulier. Nous subissons de fréquents arrêts dans la production »). Dans les faits, il revient surtout aux ouvriers de surmonter
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les déficiences de l’organisation du temps de travail, par des réglages répétés, des réparations, du travail supplémentaire : « Parfois, quand je suis à court de métal, je vais moi-même le chercher au lieu d’attendre l’approvisionnement, c’est plus rapide. » Ils sont également les premiers à en subir les frais, les arrêts de travail obligés se traduisant par une baisse de leur salaire s’ils ne parviennent pas à rattraper le temps perdu. Les chefs d’atelier, au contraire, reportent la responsabilité des irrégularités sur les ouvriers, ainsi que le déclare le chef de l’atelier de production des billes : « J’ai vu un reportage à la télévision il n’y a pas longtemps ; on y montrait comment travaillent les ouvriers en Occident. Chez eux, tout est harmonieux, les gens travaillent au même rythme pendant toute la journée. Chez nous, c’est complètement différent. D’abord les ouvriers se précipitent, font tout dans la hâte ; et ensuite, ils se reposent, fument, discutent. Ca ne veut pas dire qu’ils travaillent moins, simplement ils sont habitués à travailler comme ça, c’est psychologique ! » L’observation des ouvriers au travail conduit à nuancer ce type d’explication. Si la manière traditionnelle de travailler des ouvriers ex-soviétiques peut jouer un rôle dans l’irrégularité des cadences, les facteurs liés à l’insuffisance de la planification, à l’équipement et à la logique du marché semblent premiers. La mauvaise organisation du temps de travail se traduit par un usage important des heures supplémentaires, formelles ou informelles. Afin de réaliser le plan de production mensuel, les chefs d’atelier jouent sur les heures supplémentaires en cas de retard. En conséquence, celles-ci sont surtout fréquentes à la fin du mois. En moyenne dans le mois, selon les propos des ouvriers des ateliers CMS2 et CMS3, elles représentent à peu près 8 heures par ouvrier. Les ouvriers de la forge en font davantage, et pas seulement à la fin du mois, de leur production dépendant le travail de tous les autres ateliers. Mais de façon générale, les ouvriers estiment en faire peu et seulement en cas de nécessité, si du travail reste à exécuter après la fin du poste (« pour ne pas retarder les autres ateliers »), si une commande imprévue est adressée à l’usine, ou si le plan de production n’a pas été réalisé à l’approche de la fin du mois. La plupart disent être payés entre 1,2 et 2 fois le tarif en cas d’heures supplémentaires (le code du travail prévoit un double tarif), mais certains parlent de jours de récupération (en principe illégaux), voire simplement de la nécessité de « rester plus longtemps à l’usine pour finir (leurs) tâches ». Cette dernière manière d’évoquer les heures supplémentaires (« être retenu par un travail urgent » ou « avoir un travail à finir ») dissimule en fait la pratique des heures supplémentaires non payées. Un chef d’atelier l’exprime clairement : « je sais à peu près en combien de temps peuvent être effectuées telles opérations, produites telles pièces. Si les ouvriers n’ont pas fini à la fin de la journée, c’est qu’ils ont flemmardé. Ils finissent alors le travail en soirée ». Le chef du syndicat alternatif indique « une violation fréquente des règles concernant les heures supplémentaires et leur rémunération ». Il est difficile de quantifier ces heures supplémentaires dissimulées, mais elles apparaissent assez communément utilisées. Malgré tout, les ouvriers apprécient plutôt les heures supplémentaires, qui leur
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permettent d’augmenter leur salaire (même lorsqu’elles ne sont pas comptabilisées comme telles, elles permettent de produire davantage). Lorsque le contremaître propose des heures supplémentaires, ils ne refusent pas. « Le chef propose, il n’oblige personne. Parfois même il arrive que, voyant le travail qui reste à faire, nous prenions nous-mêmes l’initiative de proposer » (ouvrière du polissage, CMS2). Beaucoup cherchent en effet à faire plus d’heures supplémentaires. Une évolution notable concerne la durée des contrats. Contrairement à ce qui se passait pendant l’Union soviétique, où presque tous les ouvriers étaient embauchés à vie par un contrat collectif fixant les conditions d’embauche pour tous les salariés, les années 1990 (avant même la venue de la nouvelle direction) ont vu la multiplication des contrats individuels à durée déterminée (de quelques mois). Dorénavant, tous les nouveaux venus sont embauchés sur CDD. Le chef du personnel n’a pas directement répondu à la question concernant l’évaluation de leur nombre, mais des données indirectes (tel que le taux de rotation, qui est de 25 %) nous incitent à penser que la proportion des salariés (pas seulement ouvriers) embauchés en CDD s’élève au moins à 25 %. Or cette pratique était illégale du point de vue de la législation du travail en vigueur lors de notre première enquête, le recours au CDD étant strictement limité aux cas où « il est impossible de conclure un contrat à durée indéterminée » ainsi que dans certaines circonstances bien précises (accidents de production, menaces sur l’environnement, etc.). Mais cette pratique se répandait néanmoins dans toutes les entreprises dans les années 1990, les syndicats (qui avaient les moyens de s’y opposer) ne réagissant pas, pour la plupart. Après l’adoption du nouveau code du travail, au 1er février 2002, le recours aux CDD a été libéralisé et facilité, enlevant les dernières barrières législatives à la multiplication des contrats à durée déterminée. L’intérêt de l’embauche en CDD, du point de vue de la direction, est double : d’une part, inciter le salarié à bien travailler afin que son contrat soit prolongé, d’autre part, faciliter le licenciement au cas où le salarié ne convient pas (en dehors du CDD, le licenciement est très difficile et coûteux au regard de la loi). Le directeur du personnel confirme cette interprétation : « On voit bien que les salariés embauchés en CDD travaillent en général mieux que les autres – sauf ceux qui recherchent intentionnellement un CDD. » Les CDD, selon ses dires, sont donc généralement prolongés (dans 80 % des cas), ce qui n’est pas non plus légal mais permet à la direction de maintenir ces salariés dans un état de permanente incertitude et donc de dépendance. Et de fait, aux dires du leader du syndicat alternatif Zachtchita Truda, il est extrêmement difficile d’entraîner cette catégorie de travailleurs dans une quelconque action de défense des droits salariaux. Cependant, en dehors de la gestion de la durée des contrats (relevant d’ailleurs plutôt du service du personnel), les chefs d’atelier et les contremaîtres se concentrent sur d’autres objectifs que la maîtrise du temps, à savoir la qualité, la discipline au travail, l’élargissement de la nomenclature des modèles à produire, le maintien en l’état et le renouvellement progressif des équipements et l’accomplissement du plan de production. Le temps de travail sur les machines est fonction
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des cadences révisées plus ou moins régulièrement par le « service des normes » (les « normeurs » – normatirovchtchiki dans le vocable des ouvriers) qui exécute des chronométrages afin de mesurer le temps que prennent les différentes opérations. Mais, même le temps de travail sur machine n’est pas régulier, étant donné la fréquence des pannes et des déréglages de la machine. Quant aux opérations effectuées manuellement (et qui constituent la majeure partie du travail des ouvriers, y compris lorsqu’ils travaillent sur machine), elles ne sont pas véritablement mesurées en unités de temps mais sont décomposées en unités tarifaires (rastsenki), pour le calcul desquelles le temps ne constitue que l’un des facteurs. Ces unités tarifaires sont revues en cas de changement, quantitatif ou qualitatif, dans la production. Le service des normes est chargé de cette révision, à laquelle il procède après chronométrage de la nouvelle opération, ou après « photographie » de la journée de travail des salariés concernés, à partir de calculs effectués sur la table des normes. La « photographie » de la journée de travail mesure le temps consacré par le salarié aux différentes opérations, elle constitue l’un des fondements du calcul des nouveaux tarifs, mais d’autres facteurs sont pris en compte (le coût de revient, les changements technologiques, l’élargissement de l’éventail de production, la qualité, les ventes, etc.), qui ne sont pas véritablement connus des ouvriers. Le temps ne fait donc pas l’objet d’une réelle standardisation. L’instrument essentiel de mesure (indirecte) du temps, et donc de contrôle sur les ouvriers, est le système de rémunération. Le mode de paiement est sans doute aussi l’élément capital rendant compte de la relative indifférence au problème de la gestion temporelle. Dans la presque totalité des cas, les ouvriers sont en effet payés à la pièce, système de paiement qui impose de lui-même la rapidité dans l’exécution et l’intéressement à produire le plus possible. Mais les ouvriers sont limités dans la recherche de la performance individuelle par les objectifs quantitatifs et qualitatifs de production, par les facteurs technologiques (approvisionnement en pièces et en métal, état des machines et des outils, etc.), ainsi que par les tâches (à contenu variable) que leur fixe leur supérieur. Si la performance des uns et des autres peut varier selon leur savoir-faire et leur motivation, le salaire au rendement reste au final relativement stable pour un ouvrier donné, avec une expérience et un niveau de qualification donnés. Paradoxalement, étant donné le système de rémunération au rendement, il varie moins en fonction de l’intensité du travail qu’en fonction de la politique salariale de la direction. Seuls sont payés à l’heure les ouvriers des services non directement en lien avec la production (maintenance, mécanique, construction, etc.). Et cette catégorie de travailleurs se montre plus sensible que les autres aux contraintes temporelles. De nombreux mécaniciens-réparateurs se sont ainsi plaints d’être submergés de travail et de n’avoir pas le temps de se reposer entre deux interventions, leur hiérarchie les mettant sans arrêt à contribution et leur assignant des délais courts pour leurs interventions. Or, pour un travail ressenti comme étant de forte intensité, ces ouvriers sont en moyenne moins rémunérés que les ouvriers payés au ren-
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dement. En tout cas, ils ont l’impression de moins contrôler les critères de leur rémunération et d’accomplir un travail en partie non reconnu. En fait, quelle que soit la catégorie, le temps de travail des ouvriers est soumis, dans la pratique, à l’accomplissement de tâches dont le contenu est formellement peu déterminé, celui-ci évoluant en fonction des objectifs de production et des problèmes intervenant au cours du processus de production (panne, dérèglement d’une machine, composant défectueux, etc.). Dans le cadre lâche de leur métier (régleur, monteur, polisseur, etc.), les ouvriers exécutent en fait les ordres divulgués oralement en début de poste par le chef d’atelier ou le contremaître. C’est du bon accomplissement de ces tâches que dépend en premier lieu le salaire. Celuici est encadré par un certain nombre de principes, au premier rang desquels figure celui de la qualité. Les ouvriers ont très bien intégré l’objectif de la qualité, qu’ils répètent tous à l’unisson : « On essaie de faire le moins de pièces défectueuses (brak) possibles » (CMS2) ; « nous luttons contre les défauts de qualité » (CMS3). Cette priorité accordée à la qualité est accueillie avec plaisir parce qu’elle correspond à la satisfaction du travail bien fait (« On a le respect du travail, chez nous, comme au temps de l’Union soviétique, on respecte le spécialiste, non pas l’argent qu’il gagne » [CMS3]) et parce que les ouvriers se soucient de la bonne vente de leurs pièces : « Il faut dans un premier temps soigner la qualité, la quantité vient ensuite ; sinon, l’entreprise perd de l’argent. Or nous sommes intéressés au résultat de l’entreprise, pour qu’elle marche bien et pour recevoir un bon salaire » (CMS3). Mais, en même temps, les ouvriers relèvent la contradiction qu’il y a à tenir exclusivement les ouvriers responsables des défauts de qualité : « C’est difficile de bien travailler, le matériel et les équipements sont tellement vieux qu’il faut souvent changer des pièces, trouver l’origine des pannes ou des dysfonctionnements » (CMS2). Dans leur grande majorité, les ouvriers se plaignent du vieillissement des équipements et du temps qu’ils perdent à réparer euxmêmes. Surtout, les ouvriers se montrent en premier lieu préoccupés du salaire, dont le faible niveau constitue la première source de mécontentement pour la majorité des ouvriers : « On se plaint régulièrement, y compris au chef d’atelier ; mais il nous répond qu’il n’y a pas d’argent, et que, si on n’est pas content, on peut toujours quitter l’usine » (monteuses, CMS2). Outre la faiblesse du salaire, le flou sur les critères de rémunération concentre les critiques des ouvriers, jugeant l’allocation du salaire largement arbitraire : « C’est à la tête du client ! » ; « ils font en sorte que le salaire corresponde à peu près à la moyenne dans la ville » ; « on voit les tarifs sur notre fiche de paie, mais à quoi ils correspondent, on n’en sait rien ! » Le problème du salaire et de sa détermination figure donc au premier rang des préoccupations des ouvriers. Vient ensuite la question de la qualité, dont la nécessité est intégrée par les ouvriers. La quantité et la vitesse d’exécution sont bien moins évoquées que l’enjeu de la qualité, lié à la représentation qu’ils se font du marché et à l’attachement dont ils font preuve pour la bonne marche de leur entreprise. Dans leurs
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propos, le temps se présente comme une variable ne faisant pas l’objet d’une attention particulière de la part de la direction, voire ne nécessitant pas d’organisation particulière. En fait, ils considèrent le temps comme une variable dépendant surtout d’eux-mêmes, de leur capacité à travailler vite et bien, de leur expérience et de leur savoir-faire : « en moyenne, une opératrice fait de l’ordre de 600 pièces par jour, mais pour les plus habiles et celles qui ont le plus l’habitude des gestes à accomplir, il n’est pas très difficile de faire entre 700 et 1 000 pièces ; en tout cas si le matériel ne nous lâche pas » (CMS2, usinage). Le temps apparaît donc comme une variable secondaire de l’organisation du travail, les variables principales (et les leviers de contrôle utilisés par l’encadrement) se présentant sous la forme du salaire, des objectifs quantitatifs et qualitatifs, et des tâches oralement prescrites en début de poste par l’encadrement. Nous observons donc ici un curieux mélange entre le salaire au rendement et le travail par objectifs, source de contradictions que nous analysons dans la troisième partie de ce développement.
LA CONSTRUCTION DU TEMPS En dehors du temps de travail sur une machine (dont la cadence est réglée à l’avance) et sur une ligne de production (les ouvriers dépendants les uns des autres, sur des postes individualisés mais liés les uns aux autres, ils doivent exécuter leur opération dans les temps afin de ne pas retarder le ou la voisine de ligne), le temps n’est donc pas absolument prescrit ou organisé. En fait, il est incorporé dans le montant forfaitaire (rastsenki) accordé à la production de telle ou telle pièce, en plus d’un grand nombre d’autres critères, pour la plupart indéterminés et, surtout, non affichés. Ce montant est calculé par le « service des normes » (normatirovchtchiki) qui procède occasionnellement à des chronométrages d’opérations ou des « photographies » de la journée de travail afin de réviser les tarifs. Il dépend du temps nécessaire à effectuer une opération, de sa complexité, de la machine utilisée. Pour les opérations inchangées, le service des normes s’appuie sur une table des tarifs datant presque des premiers temps de l’usine. Les tarifs sont surtout révisés en fonction de la politique salariale de la direction, augmentés en moyenne d’un certain pourcentage selon les décisions de la direction. Les nouvelles pièces ou opérations sont tarifées après standardisation du processus technologique par le service technologique qui subdivise le processus en opérations mesurables temporellement par le service des normes. Rajoutant à ces normes temporelles des critères concernant la complexité de l’opération, de la machine, le niveau de qualification de l’ouvrier, le service des normes établit le tarif et la norme de production journalière. Ainsi une estampeuse explique qu’elle doit réaliser une norme de 4 000 pièces par jour, tarifées à 60 roubles (2 euros) au total. Elle en produit en moyenne davantage, autour de 6 000 par jour, soit 90 roubles par jour (3 euros) ce qui lui confère un salaire mensuel tarifaire de 20 multiplié par 90, soit
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1 800 roubles (60 euros). La production journalière de chacun est fixée sur papier (table d’enregistrement) par le contremaître, avec le taux de pièces défectueuses. Le temps de travail se matérialise donc dans la norme de production journalière et se dissout dans le tarif. Or si les ouvriers connaissent ce tarif, ils se disent ignorants des critères entrant dans le calcul de ce tarif. Même les salariés du service des normes se montrent vagues lorsqu’ils exposent leur système de calcul. Le niveau de qualification des salariés (razriad) est compris dans le calcul du tarif par l’intermédiaire de l’opération, c’est elle qui détermine le niveau de qualification requis du salarié pour sa réalisation. Pour les ouvriers, les catégories sont au nombre de huit. La majorité des ouvriers de GPZ font partie des catégories 6 ou 7, donc bénéficient d’une qualification relativement élevée. Mais, effectuant des opérations moins qualifiées, ils sont payés au tarif prévu pour cette opération. Le mode de calcul décrit ci-dessus vaut pour les ouvriers payés à la pièce, qui constituent la majorité des ouvriers. Les autres, en particulier ceux des services complémentaires à la production, sont payés à l’heure et sont en moyenne moins rémunérés que les ouvriers payés à la pièce. Ils travaillent exclusivement par objectifs (fixés par les ordres oraux de l’encadrement), dans des contraintes de délais, sans que leurs opérations soient tarifées ou normées (ce qui constitue d’ailleurs un objet de revendication pour certains d’entre eux). Le salaire des ouvriers payés à l’heure dépend de leur qualification et de leur niveau hiérarchique. À chaque catégorie de salariés est attribué un « coefficient de participation utile » par lequel le tarif horaire est multiplié. Au service maintenance, par exemple, le coefficient des contremaîtres est fixé à 35, celui du chef de service à 100. Là encore, le tarif horaire dépend des décisions salariales de la direction. Outre le salaire de base (oklad), tous les ouvriers se voient également administrer une prime (premia), qui constitue l’autre partie du salaire. Avant l’arrivée de la nouvelle équipe de direction, la prime représentait même la majeure partie du salaire (jusqu’à 70 %). Ce taux est tombé à 30 % à partir de mars 2001. Cette réforme introduit une plus grande stabilité dans le montant du salaire mensuel, moins dépendant des décisions du chef d’atelier et des contremaîtres ou brigadiers (chacun à leur niveau ayant une part d’influence sur le montant des primes et la façon dont elles sont distribuées entre les ouvriers). Après la réforme, les critères d’administration de la prime ont également été transformés et simplifiés. Ils sont désormais au nombre de deux pour les ouvriers de la production : l’exécution des tâches de production et le respect de la qualité. Pour autant, malgré les dires du directeur du personnel, cette simplification n’exclut pas entièrement l’arbitraire. D’une part, les tâches des ouvriers sont loin d’être clairement définies et permanentes. C’est le contremaître, en début de poste, qui vient exposer aux ouvriers le contenu précis de leurs tâches pour la journée, dans le cadre de leur fonction plus générale (le polissage, l’usinage, le réglage, etc.). Cet aspect de leur travail peut être considéré comme une sorte de travail par objectifs. D’autre part, le respect de la qualité ne dépend pas entièrement de l’ouvrier et de son attention à la qualité.
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L’état des équipements est en effet considéré par les ouvriers comme un obstacle important au travail de qualité. Le système de répartition des primes et des salaires est également en train d’évoluer, dans le but de décentraliser la décision au niveau de l’atelier. Alors que jusqu’à une période récente le directeur décidait du montant de la prime et du salaire accordée à chaque atelier en fonction des bilans que lui fournissaient les chefs d’ateliers, désormais les ateliers évaluent eux-mêmes le montant de la prime accordée à chacun en fonction des graphiques de résultats de la production établis à la fin de chaque mois. Ces graphiques sont affichés sur les murs des ateliers, dans une volonté de « transparence », afin que les ouvriers puissent suivre l’évolution de l’activité de l’atelier jour après jour. Ces panneaux muraux (nouveauté introduite depuis quelques mois à peine) se présentent comme suit : une courbe fixe l’évolution de la production (quantité produite jour après jour pour un mois donné), une autre courbe représente l’évolution du nombre de pièces défectueuses jour après jour et son écart par rapport au seuil maximum toléré, enfin deux listes de noms viennent compléter le panneau, celle des ouvriers « félicités » pour leur travail de qualité (qui ont laissé échapper le moins de pièces défectueuses) ainsi que celle des ouvriers coupables « d’enfreinte à la discipline du travail » (qui ont largement dépassé le seuil de tolérance pour les pièces défectueuses ou qui ont été pris sur le fait en état d’ébriété, ou qui se sont absentés sans raison, ou qui ne se soucient pas assez de la propreté de leur poste de travail). Les ouvriers fautifs sont non seulement épinglés au vu de tous mais se voient réduire, voire supprimer, leur prime. Cette façon de faire n’est pas très bien accueillie des ouvriers qui se sentent quelque peu humiliés : « Si encore étaient épinglés uniquement ceux qu’on sait être des fainéants chroniques, des je-m’en-foutistes ; mais non, n’importe qui peut être épinglé, même s’il n’a commis qu’une seule faute, comme ça, exceptionnellement ! » (ouvrier de l’atelier CMS3). Bien travailler n’entraîne pas le paiement d’une prime (qui est allouée à partir du résultat de l’atelier dans son ensemble et dont le montant varie dans la limite de 30 % du salaire de base). En revanche, mal travailler peut entraîner le non-paiement ou la réduction de la prime au niveau individuel. Le système fonctionne donc moins à l’émulation qu’à la punition. Quant au temps, dont la gestion est largement laissée à l’ouvrier, il ne représente finalement qu’une variable secondaire dans le calcul du salaire. En fait, le salaire de base et la prime sont moins fonction de la vitesse d’exécution que de la réalisation des objectifs en termes de quantité (produire collectivement une quantité définie dans le cadre temporel du mois, produire individuellement le plus possible en tenant compte des contraintes non quantitatives), de qualité (les pièces défectueuses ne sont pas tarifées, un trop fort pourcentage de pièces défectueuses dans la production d’un ouvrier entraîne une privation de prime), de tâches à accomplir (les ordres donnés oralement par l’encadrement), d’écoulement de la production (si la production du mois n’a pas été entièrement vendue, les tarifs sont diminués le mois suivant).
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Ce dernier point mérite développement. Le modèle de tarification exposé paraît formel, voire formaliste, au vu de certains propos contradictoires des ouvriers et du chef du service du personnel (dont dépend également la régulation du salaire). Ce dernier nous déclare en effet dans une même phrase que les critères du calcul du salaire correspondent effectivement à ceux qui ont été exposés par le service des normes, mais que « ça dépend aussi de la rentabilité », et que l’idéal serait, selon lui, « la rémunération sur la base du résultat final, à partir du marché et du coût de production ». Un contremaître responsable d’une ligne d’usinage des couronnes confirme l’influence des critères du marché dans la fixation du salaire : « Si toute notre production n’est pas écoulée, le tarif peut changer le mois suivant, ce qui je trouve particulièrement injuste. À mon avis, tout ce que nous produisons devrait être payé. » Un chef d’équipe confirme que « les tarifs peuvent changer en fonction du résultat final ». Ces propos ont été relevés au cours de notre seconde enquête, la plus récente, et indiquent donc une tendance à l’introduction des critères de marché dans la détermination du salaire. Cette introduction n’est pas encore formalisée, le service des normes n’en fait pas mention, et les ouvriers n’en ont pas conscience. Sans doute la variabilité des tarifs en fonction des ventes est-t-elle pour le moment limitée. Mais elle va sans doute s’accroître avec le temps étant donné l’accent mis sur les ventes et le marché par la nouvelle direction. Or cette évolution se présente comme extrêmement contradictoire. Les critères de marché vont à l’encontre du système traditionnel de paiement pour les salariés payés au rendement, dépendant des critères que nous avons déjà mentionnés : temps, technologie, qualification, type d’équipement, type de tâche, norme quantitative, norme qualitative. Cette contradiction se résout pour le moment par le caractère informel et le non-affichage des critères liés au marché. Formellement, elle ne peut être réglée qu’avec le passage à un salaire mensuel modulable en fonction des résultats. La direction craint, selon un point de vue répandu dans le milieu managérial russe, que l’abandon du salaire au rendement se solde par un relâchement de l’effort de travail et de son intensité. En fait, le règlement informel du problème (cohabitation entre les critères normatifs du salaire et les critères du marché) permet à la direction de maintenir la pression sur les ouvriers tout en s’assurant d’un volet de flexibilité informel dans la rémunération. La vitesse d’exécution dépend beaucoup des ouvriers eux-mêmes, sauf pour ceux dont tous les gestes dépendent complètement de la vitesse de la machine (cas peu répandu dans l’usine, beaucoup moins automatisée que ses consœurs de l’Occident et fonctionnant beaucoup plus à partir du savoir-faire des ouvriers). De manière générale, ils exécutent leur travail à des cadences qu’ils estiment « normales ». Pourtant, la majorité d’entre eux notent une intensification des cadences, due au fait que la même quantité de production (voire une plus grande quantité, notamment à CMS3) est dorénavant effectuée par moins de personnes que dans le passé soviétique, et ce, alors que l’éventail des pièces à produire s’élargit. Les ouvriers se plaignent surtout de cet élargissement de la nomenclature ainsi que du raccourcissement des séries à effectuer : « Les séries sont devenues
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trop petites. On n’en fait parfois que 20 d’un type, et il faut déjà rerégler la machine pour un autre type ; c’est une importante perte de temps » ; « on ne fait désormais plus que ça, de régler et rerégler les machines ! » ; « on part parfois pour faire une grande série, et, sans que ce soit prévu, le chef arrive et ordonne d’arrêter la série et de passer à un autre type ». Là encore, on observe l’impact des contraintes du marché (planification flexible selon les fluctuations des commandes) sur le processus de production. Les ouvriers les ressentent comme une perte d’efficacité et de temps, mais ils comprennent également leur bien-fondé : « Je comprends qu’il faille produire ce qui est demandé par le client, je suis prêt à régler la machine autant de fois qu’il le faut, si ça peut aider aux résultats de l’usine. » Ils regrettent tout de même des insuffisances dans la planification, qui devrait selon eux viser davantage les grandes séries. Quant à l’intensification du travail, elle est ressentie de manière paradoxale et différenciée selon les ouvriers. Les plus anciens et expérimentés d’entre eux, ceux qui arrivent à « tenir les normes », retirent une certaine fierté lorsqu’ils témoignent de leur capacité à « faire plus que la norme », à « travailler efficacement et rapidement ». Ils critiquent même parfois les nouveaux ou les « fainéants » qui « font semblant de travailler et retardent les autres » (régleur de CMS3). Il y a donc une certaine émulation mutuelle à travailler rapidement et bien (parce que si « quelqu’un khalturit – fait du mauvais travail –, les fautes peuvent se reporter sur les autres »). Les autres, les nouveaux venus, les jeunes, beaucoup de femmes également, se plaignent de l’intensité et de l’élévation des normes quantitatives exigées. Un jeune déclare ainsi : « Pour gagner normalement, il faut faire plus que la norme, déjà très élevée. On n’y arrive pas, c’est trop difficile. Les plus anciens y arrivent après des années d’expérience. Et quoi ? Je ne vais tout de même pas passer des années ici à me serrer la ceinture avant de pouvoir toucher un salaire convenable ! » La plupart des postes ont un contenu fortement manuel, l’automatisation et même la mécanisation n’étant que partielles. Les cadences dépendent donc beaucoup de la capacité de l’ouvrier à accomplir rapidement et précisément les gestes nécessaires à l’opération qu’il doit mener à bien. La vitesse d’exécution, recherchée pour augmenter son salaire, est obtenue avec l’expérience et l’amélioration de la dextérité. Le fort contenu manuel du travail rend celui-ci pénible. Beaucoup d’ouvriers se plaignent de la fatigue physique : « Nous sommes debout toute la journée. Il faut qu’on fasse des gestes larges (demi-tour à 180 degrés) pour saisir les pièces, et rapides, pour ne pas freiner la chaîne » (ouvrières de l’usinage, CMS2). Le travail est dur physiquement et on se salit beaucoup. Pour faire tout ce que je dois faire, je ne suis vraiment pas assez payé. Je gère toute une ligne de machines-outils et, à chaque fois que le modèle de couronne change, je dois régler à nouveau telle ou telle machine, changer les pièces usées, installer correctement la pièce à usiner, surveiller le fonctionnement de la machine, contrôler la qualité. Et recommencer tout ça pour chaque nouvelle pièce. C’est usant et ça demande une grande concentration » (ouvrier de CMS3). Or les nouveaux venus mettent du temps à acquérir cette dextérité. Aussi, afin de les conserver dans l’usine, la direction
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a mis en place un système de paiement complémentaire au tarif de base pour les moins expérimentés. Ce complément est versé, dans une limite de six mois, jusqu’à ce que le chef d’atelier juge que l’ouvrier a atteint le niveau de qualification minimal requis. Mais, même alors, les nouveaux venus atteignent difficilement, et surtout rarement, les cadences des plus expérimentés. De façon générale, la gestion du temps apparaît elle-même comme contradictoire appartenant à la fois à la sphère du formel et de l’organisé, à la fois à celle de l’informel et du non-organisé. La part organisée du travail concerne l’emploi du temps, le régime et la discipline de travail, de plus en plus étroitement surveillés avec l’inflexion imprimée par la nouvelle direction. Le chef de l’atelier CMS3 confirme cette tendance : « Il n’est plus possible de partir en avance, de s’absenter comme ça, au milieu de la journée de travail. Si c’est urgent et argumenté, l’ouvrier peut demander la permission au chef d’atelier. Si celui-ci juge l’argumentation recevable, il peut accorder une permission d’absence. Mais tout ça est désormais fixé, écrit. » Le chef du département de construction confirme que « le régime du temps de travail est devenu plus strict. Les entrées et sorties des ouvriers sont contrôlées par les gardes. Il est désormais difficile de s’absenter en pleine journée. Le directeur réunit tous les chefs en fin de mois et ceux-ci doivent rendre compte des absences, bien que celles-ci sont comptabilisées et entraînent une retenue de salaire ». Il est également devenu plus difficile de faire « quelque chose pour soi » dans l’usine pendant les temps morts. Tout est désormais comptabilisé. Une ouvrière du polissage témoigne : « Tu peux encore faire quelque chose, par exemple pendant la pause déjeuner. C’est possible si tu préviens le chef d’atelier et qu’il inscrit tout dans le journal de bord. Il reste un peu d’humanité. Mais, en fait, c’est plus simple d’acheter la pièce que tu veux produire pour toi. Parce que le service des normes retient sur mon salaire toutes les dépenses, pour l’électricité, la machine, le temps de travail. Du temps des communistes, tout ça se faisait gratuitement ! » La plupart des ouvriers estiment ainsi avoir été privés de la possibilité de faire quelque chose pour eux-mêmes dans l’usine : « Le contrôle est permanent, le chef d’atelier va et vient, le contremaître surveille. » Ce renforcement du contrôle sur l’usage du temps de travail rompt avec les pratiques informelles courantes des ouvriers soviétiques, et est mal supporté par les ouvriers, qui accordent une grande importance à la possibilité de travailler, au moins en partie, pour eux-mêmes et selon leurs propres règles. Ce contrôle accru sur le procès de travail, qui ne concerne pas uniquement le temps de travail (le contrôle de qualité, des règles technologiques se renforce et se formalise également), est vécue comme une atteinte à l’autonomie au travail : « Tout est devenu punissable, même l’initiative. » En revanche, l’accent mis sur la discipline est mieux perçu par les ouvriers. Le règlement intérieur a été revu et les règles de disciplines sont désormais scrupuleusement fixées. Et les ouvriers réagissent favorablement à cette ligne disciplinaire, qui réduit le poids du facteur individuel et subjectif dans les sanctions disciplinaires. Le leader du syndicat alternatif s’exclame ainsi : « Est-ce qu’on peut être contre l’établissement d’une discipline
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de travail minimale ? » D’autres ouvriers confirment : « C’est normal de veiller à la discipline », « l’ordre minimal a été rétabli. » Cependant, si tous applaudissent à l’amélioration de la discipline, certains notent qu’elle est liée à la menace du chômage : « Les gens ont intégré l’obligation de discipline ; ils ont compris qu’il est facile de perdre son emploi, mais plus dur d’en trouver un » ; « la discipline est plus sévèrement respectée [...], les gens ont peur, il y a des licenciements dans l’air. » Cependant, malgré ce renforcement notable de la formalisation et du contrôle sur le temps de travail et la discipline, l’impression qui se dégage des entretiens ainsi que de l’observation du milieu du travail est celle d’une gestion du temps de travail largement laissée au domaine du non-formalisé, du non-organisé, c’est-àdire aux relations plus ou moins informelles entre les ouvriers et leur contremaître ou chef d’atelier, voire abandonnée aux ouvriers eux-mêmes. Cette « informalisation » de l’organisation du temps du travail se fait par l’intermédiaire du caractère vague de la détermination des tâches des ouvriers et des critères de rémunération. Les tâches sont en fait déterminées ou précisées oralement en début de poste par le brigadier (chef d’équipe) ou par le contremaître. La majorité des ouvriers sont formés à une certaine polyvalence. Les plus anciens (ceux qui ont travaillé toute leur vie dans l’usine, ou au moins plus d’une dizaine d’années) ont accumulé une expérience importante sur plusieurs postes et maîtrisent parfaitement tous les secrets d’au moins quelques postes. Les nouveaux venus restent sur un poste, mais la direction tente de stimuler la polyvalence par une formation sur plusieurs postes. De plus, sur un même poste, par leur grande expérience et leur savoir-faire, la plupart des ouvriers sont capables de polyvalence, c’est-à-dire de diversification dans la façon dont ils tiennent leur poste (adaptation rapide à un nouveau modèle ou à de nouvelles exigences, capacité de correction des erreurs de la machine, de réparation, de réaction rapide à un quelconque problème). À partir de cette adaptabilité, les ouvriers parviennent à se « débrouiller » afin de remplir la norme de production mensuelle quels que soient les problèmes intervenus et les changements des critères de production. Sauf rupture sérieuse du processus de production, ils sont capables de tenir le temps qui leur est imparti. Connaissant cette capacité d’autonomie des ouvriers sur leur poste, les chefs interviennent rarement par des ordres ou des mesures directes ; ils laissent les ouvriers se « débrouiller ». L’organisation du travail et du temps de travail se fait beaucoup par petits arrangements, entre les ouvriers eux-mêmes ou entre tels d’entre eux et le contremaître. « Si je dois m’absenter, je m’arrange avec mon coéquipier pour qu’il me remplace quelques heures. Je lui rendrai la pareille à une autre occasion » (forgeron, atelier de fonte). Les contremaîtres également peuvent fermer l’œil sur certaines absences ou certaines défaillances de l’ouvrier si celui-ci se « rachète » en d’autres occasions par un travail soigné, un remplacement, une réparation ou un autre service pas forcément rémunéré. On retrouve ici, sous une forme particulière, la « flexibilité » bien connue dans les entreprises occidentales. Dans l’usine russe, elle se manifeste par un moindre contrôle formel sur l’organisation du travail mais
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par une importante soumission de l’ouvrier aux temps hachés de la production (rendue irrégulière par les pannes, les retards de livraison, etc.) et aux relations formelles et informelles qui les attachent au contremaître ou au chef d’atelier. Une autre source de flexibilité réside dans la relative indétermination des critères de rémunération. Les critères formels déjà exposés laissent, dans le domaine du non-dit et de l’informel, une large part du travail des ouvriers. Tout d’abord, ils ne prennent pas en compte les efforts de travail non normés mais indispensables à l’accomplissement de la tâche. Par exemple, les réglages et re-réglages des machines, souvent opérés par les opérateurs eux-mêmes pour « gagner en temps et en efficacité » ne sont pas reconnus comme travail supplémentaire, et ne sont donc pas payés en tant que tels. Le savoir-faire mis en œuvre pour faire fonctionner une machine, pour corriger les erreurs de fonctionnement, n’est pas non plus pris en compte. Or les ouvriers, dans leur majorité, ne formulent pas ce travail supplémentaire comme tel. Ils estiment qu’il leur est plus avantageux de faire le plus de chose eux-mêmes, « c’est plus sûr et plus rapide que de faire appel au régleur, ou au service de réparation » (tourneur). Au mieux, ils en retirent la fierté de « pouvoir faire tout par soi-même » (idem). Non seulement ce travail supplémentaire n’est pas payé comme tel, mais leur salaire de base se calcule sur un profil de poste et une qualification qui ne correspondent pas à leur travail réel. Le réglage, par exemple, est associé à un coefficient plus élevé que l’usinage. Et, là encore, rares sont ceux qui émettent des critiques quant à la non-correspondance entre leur travail réel et leur travail tarifé, à l’image de cet estampeur qui déclare : « Je suis compté dans le quatrième razriad (catégorie de qualification), alors que je procède régulièrement à des réglages. S’ils me comptaient dans la catégorie des régleurs, ils devraient me payer plus. Le chef d’atelier ne veut pas en entendre parler. » Le but reste de faire le plus possible de pièces en moins de temps possible. De plus, de nombreuses heures supplémentaires ne sont pas comptabilisées comme telles, et donc non payées en tant que telles. Enfin, ainsi que nous l’avons déjà relevé, les tarifs sont formalisés et connus des ouvriers, mais l’indétermination règne dans la façon dont sont obtenus ces chiffres. Un monteur expose ainsi ce problème : « Je reçois ma fiche de salaire, je prends connaissance du montant du tarif pour telle ou telle pièce, de la prime pour la nouvelle technique. Mais comment ces chiffres sont formés, je ne comprends pas. » Or ces chiffres varient d’un mois sur l’autre, dans une marge pour l’instant réduite. Aussi pouvons-nous supposer que le système réel de rémunération repose moins sur le travail réel des ouvriers que sur le résultat final de leur travail, sur un calcul du coût et du profit. Ainsi que le répètent de nombreux ouvriers : « Ils évaluent le salaire à la tête de la personne » ; « ils regardent quel est le niveau du salaire moyen dans la région et dans la branche, et établissent le salaire à peu près à ce niveau » ; « ils font en sorte de nous payer le moins possible, pour réduire au maximum les coûts et augmenter leurs profits ! » Les ouvriers ne sont donc pas entièrement dupes, et, au contraire des représentants de la direction, qui insistent sur les critères formels de la rémunération, ils consi-
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dèrent que le salaire relève du domaine de l’arbitraire, de l’informel, d’un calcul économique largement indépendant de leur effort de travail. Il reste cependant à noter que le caractère en grande partie informel de l’organisation du temps de travail n’implique pas un moindre contrôle. Celui-ci se fait à la fois sur la quantité (le contremaître observe les ouvriers en train de travailler, veille à ce qu’ils ne chôment pas, vient contrôler plusieurs fois pas jour la marche du travail de tel ou tel ouvrier), sur la qualité (contrôle effectué par l’ouvrier luimême, le contremaître, le chef d’atelier et les services spécialisés) et sur les objectifs (fixés oralement par l’encadrement en début de poste). Ces trois types de contrôle entraînent une sorte d’autorégulation du temps au niveau individuel (d’un ouvrier) et surtout au niveau collectif (d’un atelier). La véritable contrainte est moins le temps que la réalisation des objectifs fixés par l’encadrement. Mais la situation varie selon les ateliers, qui présentent des conditions différentes que nous allons maintenant essayer de faire apparaître.
La fonderie Le chef d’atelier de la fonderie vise à accroître l’efficacité et la productivité en diminuant la main-d’œuvre : « On essaie de se débarrasser de ceux qui ne respectent pas la discipline de travail » (c’est-à-dire ceux qui boivent ou qui arrivent trop souvent en retard au travail). Le contrôle est renforcé sur la discipline de travail et sur l’intensité. Une affiche trône au mur de l’atelier, avec cette formule : « Seul le garde est payé pour sa présence, les autres pour leur travail. » Dans cet atelier, la tolérance de pièces défectueuses est de 2,5 %, mais explique-t-il, « il faudrait arriver à la tolérance zéro. » Pour atteindre cet objectif, il s’efforce d’élever la qualification des salariés (par la formation continue), d’augmenter les salaires (notamment des plus qualifiés, qui peuvent gagner plus que lui) de moderniser l’équipement et de « travailler sur la culture des travailleurs ». Le contrôle des pièces est effectué à leur sortie de l’atelier, avant qu’elles partent dans les autres ateliers (c’est une réforme initiée par la nouvelle direction, le contrôle se faisant auparavant de manière centralisée, au niveau de toute l’usine). Toutes les pièces sont contrôlées. Un travail pédagogique est entrepris pour apprendre aux salariés à mieux respecter les exigences de qualité. Une réunion d’atelier est organisée une fois par semaine, où les salariés essaient de réfléchir à l’origine du défaut et de prendre des mesures afin de ne pas réitérer l’erreur. Une fois par mois, une réunion du même type a lieu au niveau de toute l’entreprise, entre le directeur et les chefs d’atelier. En cas de dépassement du seuil de tolérance en termes de défaut, l’ouvrier est privé d’un tiers de sa prime (soit 8 % du salaire). Mais, l’instrument de pression le plus efficace, que relève également le chef d’atelier, est la peur du licenciement. Étant donné l’amélioration de la situation de l’usine et l’élévation des salaires, les ouvriers sont désormais fortement attachés à leur poste, et il n’est pas rare, ainsi que le confie le chef d’atelier, qu’« ils nous implorent, presque en pleurant, de les punir plutôt que de les mettre à la porte ».
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Les ouvriers de la fonderie vivent bien cette exigence de qualité, qui va dans le sens de leur propre exigence à l’égard de leur travail. Pour la plupart anciens ouvriers expérimentés, ils sont contents du fait que leur compétence soit enfin reconnue. C’est eux qui fondent, moulent et travaillent la pièce au marteau et à la machine à rouler. Ils travaillent dans des conditions de chaleur permanente, avec une importante dépense physique (il faut parfois soulever des pièces de 7 mètres de diamètre). Leur travail requérant un grand savoir-faire, ils se montrent fiers de leur dextérité et parlent de leur travail les yeux brillants d’enthousiasme : « Le travail avec le métal, c’est tout un art, il faut être à la fois doux et dur avec le métal, ne pas le brusquer, mais montrer qui est le plus fort. Si tu respectes la matière, elle te respecte à son tour. » Ils chérissent leur expérience, leur « secret » de fabrication, qui ne se réduit pas à l’apprentissage d’une technique : « Le métal, je le sens, c’est au-delà des mots. » Ils travaillent par équipe de deux et forment réellement tandem : « Il est important qu’il y ait une entente, une complicité. Moi, avec mon partenaire, on se comprend d’un seul regard. On travaille ensemble depuis tellement longtemps ! » Sûrs de leur savoir-faire, ils nient toute responsabilité dans les défauts de qualité et accusent uniquement la mauvaise qualité du métal. « Nous n’avons pas attendu la nouvelle direction. Nous, ici, on fait un travail de qualité depuis au moins 20 ans ! » Aussi, malgré la fatigue de la fin de journée, malgré les accidents de travail (fréquents dans cet atelier), ils retirent un réel plaisir de leur travail (« J’en rêve même la nuit »). Ces ouvriers hautement spécialisés sont aujourd’hui chéris par la direction, ils parviennent à gagner un salaire mensuel de 10 000 roubles (2 500 francs), pour une moyenne de 5 000 roubles dans l’atelier (les jeunes produisant beaucoup moins vite et faisant un travail de moins bonne qualité), soit un salaire plus élevé que le chef d’atelier (qui trouve d’ailleurs que « ce n’est pas mauvais puisque ce sont des spécialistes de haute tenue »). Étant donné leur expérience, leur savoirfaire et la particularité de leur profession, ces ouvriers sont peu contrôlés quant à leur temps de travail. Le chef d’atelier reconnaît d’ailleurs que le respect de la discipline s’est renforcé ces derniers temps, « avec le salaire qu’ils gagnent, ils comprennent qu’ils doivent bien travailler ». Les plus habiles d’entre eux confectionnent jusqu’à 30 couronnes par jour. Mais le travail, largement manuel, est physiquement éreintant. Les fondeurs se tiennent sans cesse debout, portent à bout de bras de lourdes pièces, où les retirent en fusion du four à l’aide d’une longue pince de 3 mètres de longueur, dans une chaleur étouffante et entourés de dangereuses étincelles. L’équipement est sommaire, les gants, de mauvaise qualité, brûlent parfois. Et ils les trempent alors dans l’eau avant d’empoigner la pince. De plus, les ouvriers expliquent tous que « pour gagner normalement, il faut aller vite, produire plus que la norme ». Enfin, pour travailler normalement avec l’équipement vieillissant (certaines machines datent des années d’après-guerre), il ne faut compter que sur « sa maîtrise du métier ». « Tout dépend de ce qui tu sais faire de tes mains ; dans les mains réside tout le secret » (forgeron-estampeur).
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Les pauses ne sont pas fixées, étant donné le salaire à la pièce. Ils se reposent entre deux couronnes à façonner, en attendant que le métal parvienne à la température adéquate (1 000˚). Leur temps de travail est donc rythmé par le processus de production. « Si l’on travaille sur des grosses pièces, les pauses sont plus longues, mais le travail est plus dur ; s’il s’agit de plus petites pièces, le travail est moins dur, mais c’est plus intensif. » Ils font souvent des heures supplémentaires, selon les besoins des autres ateliers. Ils restent alors quelques heures de plus à leur poste, ou viennent travailler le samedi (cas plus rare), à la demande du chef d’atelier. Et ils ne refusent généralement pas, les heures supplémentaires leur fournissant un complément de salaire. À première vue, les ouvriers ont donc un fort degré d’autonomie dans l’organisation de leur temps de travail. Cette autonomie peut également être interprétée comme un moyen efficace pour employer au mieux leur force de travail, les ouvriers en faisant de toute façon le plus possible et le mieux possible (il en va de leur fierté au travail et de leur salaire). La norme de production quotidienne est de 48 tonnes de métal travaillé pour l’atelier, et elle a tendance à augmenter. Il leur est même souvent laissé le soin de détecter les défauts des équipements et de parer aux pannes les plus bénignes. Le chef d’atelier l’affirme lui-même : « Pour la réparation et la maintenance des machines, il y a des services spécialisés, mais rien ne vaut l’œil et les mains du mec qui travaille depuis des années à son poste. » Enfin, ils s’occupent, sur leur temps de travail (et donc sur leur salaire), de former les jeunes ou les nouveaux venus, de les conseiller et de leur montrer l’exemple, ce qu’ils font, là encore, sans rechigner : « C’est normal, il faut bien aider les jeunes générations à se former, sinon l’usine n’a pas d’avenir. » Les jeunes gagnent beaucoup moins que les anciens (autour de 2 500 roubles), ne parvenant pas à tenir les normes quantitatives. Et leur défaut d’expérience n’est compensé que partiellement par un fond spécial destiné au complément de salaire pour les nouvelles recrues qui ne parviennent pas à produire suffisamment, dans un délai qui va jusqu’à six mois. Une certaine incompréhension règne entre les deux générations. La plus ancienne observe avec un certain mépris le manque d’endurance au travail des plus jeunes : « Ils arrivent et veulent tout de suite gagner le plus possible. Mais c’est pas aussi facile, il faut de l’expérience, et les débuts sont physiquement très durs, beaucoup abandonnent vite. Il reste quelques jours et on ne les revoit plus. » Au contraire, les jeunes ne comprennent pas que leurs aînés puissent ainsi « se tuer au travail ». Afin de bien apprécier l’organisation du travail dans la fonderie, insistons sur le fait que cet atelier est privilégié dans la politique de restructuration de la nouvelle direction, qui fait de la fonderie et des roulements gros calibres la priorité dans la réorientation de la production. Un gros effort est consacré à conserver les meilleurs spécialistes et à en embaucher de nouveaux, ce qui se reflète dans le niveau de salaire de ces ouvriers hautement qualifiés. C’est également une source d’inimitié à l’égard de ces ouvriers « privilégiés » de la part de leurs collègues jugés moins prioritaires. Ces convoitises ne prennent pas encore la forme de
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concurrences ou de conflits, les ouvriers moins favorisés attendant que leur salaire soit également augmenté, ainsi que le promet la nouvelle direction (qui déclare « commencer » la politique d’élévation des salaires par quelques ateliers et ouvriers sélectionnés). La condition des ouvriers qualifiés de l’atelier de fonderie est récente et n’empêche pas une utilisation maximale de leur force de travail et de leur temps de travail. Surtout, leur situation est instable, à la merci d’un revirement de stratégie de la direction. Pour l’instant, ils peuvent arguer de leur qualification et de leur savoir-faire pour exiger des montants forfaitaires (rastsenki) plus élevés, mais le rapport de force peut s’inverser à tout moment. Cependant, pour le moment, les ouvriers qualifiés de cet atelier se caractérisent par un sentiment de bénéficier d’une grande autonomie, d’être reconnus dans leur compétence et de ne pas subir de fort contrôle, ni sur la qualité de leur travail, ni sur leur temps de travail. Ils se différencient ainsi de leurs collègues des autres ateliers, qui ressentent un plus fort contrôle.
CMS3 L’atelier de production de pièces gros calibre (CMS3) est le deuxième atelier à faire partie des priorités fixées par la nouvelle direction dans la réorientation de la production. Il a été choisi comme terrain d’une éventuelle coproduction avec l’entreprise allemande IFG. Les lignes d’usinage sont en partie automatisées (mais moins qu’en Occident selon les dires de la direction), alors qu’un grand nombre d’opérations, notamment le montage, s’effectuent manuellement, du fait de la grande diversité des types de roulements à produire (les séries n’allant pas au-delà de quelques dizaines). Les réglages sont donc fréquents, ainsi que les changements dans l’organisation du travail. La charge de travail est importante et le travail est « dur physiquement » selon la qualification des ouvriers. Les pièces sont lourdes à soulever (jusqu’à 6 tonnes et 2 mètres de diamètre), et l’atelier en produit en moyenne 12 tonnes par jour (selon la norme journalière). « Il faut prendre un solide petit-déjeuner pour supporter un tel effort physique », ainsi que s’exclame un ouvrier de l’usinage. Les ouvriers ne se déplacent pas beaucoup, mais restent longtemps debout en position statique, à porter de lourdes pièces et à effectuer de larges mouvements du bassin et des épaules. « Il faut surtout être très concentré, contrôler sans arrêt la machine, c’est ça le plus fatiguant » (ouvrier régleur). De l’avis des ouvriers de l’atelier, l’intensité de travail s’est accrue depuis le début des années 1990, puisque « le plan de production est resté le même, alors que le nombre d’ouvriers a diminué ». Ils ne se plaignent cependant pas des rythmes ; au contraire, poussés par le besoin d’accroître leur salaire, ils aimeraient faire plus. Toutefois, ainsi que le constate un régleur de l’atelier, « c’est difficile étant donné qu’il n’y a pas suffisamment de métal et que, surtout, il ne suffit pas de produire, il faut encore pouvoir vendre la production ». L’impératif de vente, en même temps que celui de la qualité, est donc intégré par les ouvriers.
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Concernant l’organisation du travail, leurs réflexions critiques se concentrent sur le matériel et les machines, qui « rendent l’âme » selon eux. « Il faut sans arrêt surveiller la machine, la régler à nouveau parce qu’elle se dérègle facilement, changer le programme à chaque nouveau type de pièce. Surtout, il y a souvent des problèmes techniques, des pannes, des défauts de fonctionnement ; il faut alors rechercher la cause des dysfonctionnements, changer les pièces défectueuses, remettre la machine en état de marche ou en régler une autre, en meilleur état » (ouvrier régleur). Les ouvriers dénoncent donc les obstacles techniques à la rapidité et à l’efficacité de leur travail, non les cadences elles-mêmes. Ils proposent même parfois de leur propre chef des heures supplémentaires. Mais, en général, celles-ci n’interviennent qu’à la fin du mois, lorsqu’il faut finir d’accomplir le plan de production. Les ouvriers les plus qualifiés de cet atelier gagnent autour de 6 000-7 000 roubles par mois, ce qui est supérieur à la moyenne de l’usine, mais qui ne représente pas une somme très élevée à Moscou (dont le minimum vital tourne autour de 4 200 roubles). Les ouvriers apprécient donc le fait d’être payés à temps mais ne sont pas très satisfaits de leur salaire. Cependant, ils expriment la même fierté du travail bien fait que leurs collègues de la fonderie : « Ça fait toujours plaisir de bien faire son travail » (tourneur-fraiseur) ; « chez nous, le respect du travail se maintient comme au temps soviétique, le collectif valorise le savoir-faire de la personne, non pas combien elle gagne » (régleur). Ils se montrent également fiers de leur atelier, qui produit des « pièces uniques dans le pays, dont la résistance est supérieure à celle des pièces occidentales ». « Nous nous hissons au niveau de qualité européen, chez nous la majorité des ouvriers sont hautement qualifiés » (contremaître du secteur des rouleaux cylindriques). Les plus anciens (la majorité travaille depuis 30-40 ans dans l’usine, souvent en famille) critiquent les jeunes pour leur faible enthousiasme au travail, parce qu’ils ne partagent pas la « culture du travail » propre au collectif. Néanmoins, ils s’occupent de la formation des plus jeunes, « il faut bien que les jeunes apprennent ! » L’ambiance semble bonne dans l’atelier entre les salariés, surtout entre les « anciens » qui se côtoient depuis des années et se rencontrent parfois au bistrot du coin après le travail. Les jeunes et les nouveaux venus sont moins bien intégrés, d’une part parce qu’ils ne font pas partie de la « famille », et d’autre part parce qu’ils ne sont souvent que de passage dans l’usine, le temps d’obtenir l’enregistrement moscovite, de se former et de gagner un peu d’argent. Ils sont d’ailleurs employés en CDD, ce qui les empêche de partager pleinement les conditions des autres ouvriers. Dans cet atelier, le temps est formellement plus contrôlé que dans la fonderie, des machines à commandes numériques rythmant les gestes, et les lignes de montage (enchaînement de postes individualisés) étant régulièrement chronométrées par le service des normes. Mais le contrôle, là aussi, s’opère surtout par l’intermédiaire des objectifs multiples mesurés en salaire et, indirectement, par le bon usage de la part d’autonomie laissée à l’ouvrier pour se « débrouiller » afin que son poste fonctionne. En effet, l’équipement, en train d’être renouvelé, reste pour l’essentiel
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ancien (de dix ans plus vieux que la moyenne occidentale selon l’évaluation d’un contremaître). Nous avons pu observer comment, lors d’une opération de découpage, les ouvriers s’y sont mis à trois pour obtenir la précision requise, l’un surveillant la machine, l’autre plaçant la pièce et le troisième assenant un coup de marteau au bon moment et au bon endroit, afin de corriger le déréglage ! Le contrôle mutuel joue également un rôle, les plus lents étant critiqués pour retarder les autres (les différentes opérations s’enchaînant, les ouvriers sont dépendants de la vitesse des uns et des autres). Les ouvriers exercent également eux-mêmes un autocontrôle afin de travailler vite et bien. Enfin, le contrôle de qualité est le plus strictement établi dans cet atelier, prétendant aux normes européennes de qualité. A été introduite la « carte de qualité », où l’ouvrier inscrit l’heure à laquelle il a réceptionné la pièce, ce qu’il en a fait et où il l’a ensuite dirigée. Cette carte est jugée utile par le chef d’atelier pour « déceler le plus en aval possible d’où vient le défaut ».
CMS2 L’atelier de production des pièces petits calibres (CMS2) se différencie fortement des deux autres sur un ensemble de paramètres. L’élément le plus frappant est l’évident mécontentement général qui règne parmi les ouvriers de l’atelier, ou plutôt parmi les ouvrières, puisque les femmes constituent la majorité des salariés de CMS2. Le mécontentement concerne le niveau de salaire, jugé très bas, voire misérable. Les ouvrières des lignes de montages sont les moins bien payées, leur salaire allant de 5 000 roubles (pour le contremaître) à 1 500 roubles pour les moins qualifiées et celles qui travaillent le plus lentement. Viennent ensuite les ouvrières du polissage, de l’usinage, puis les ouvriers (les hommes sont ici plus nombreux) de l’outillage, dont les plus hautement qualifiés peuvent gagner jusqu’à 20 000 roubles. Le volume de travail est jugé « normal », mais uniquement pour celles qui sont « habituées », car « il faut travailler vite, arriver à suivre pendant que la chaîne avance » (ouvrière du montage). En moyenne, dans la ligne d’usinage des couronnes (enchaînement de postes individualisés), chacune produit 600 couronnes par jour, les plus habiles d’entre elles parvenant à en fabriquer de 700 à 1 000 (la norme quantitative journalière est de 18 000 couronnes par jour pour l’atelier). La rapidité est gênée par l’état des équipements, la mauvaise organisation de la production (qui implique souvent un long temps d’attente des pièces à assembler) et par l’élargissement de l’éventail des modèles à confectionner (huit modèles différents y sont produits). Les mêmes facteurs expliquent selon les ouvriers la difficulté à effectuer un travail de qualité. Aussi les privations de primes pour défauts de qualité sont-elles mal ressenties. Les conditions de travail sont jugées pénibles du fait de la répétitivité, de la station debout prolongée, du bruit et de la saleté. Et plus qu’ailleurs, les ouvrières se plaignent du mauvais état des équipements et des fréquentes pannes. L’atelier
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est, de fait, l’un des moins renouvelés (les machines-outils ont plus de trente ans en moyenne) et des moins automatisés. Elles perdent donc beaucoup de temps à réparer les équipements, ou à attendre que les services mécaniques interviennent. Au contraire des autres ateliers, aucun plaisir au travail n’est exprimé, la plupart vivant leur travail comme un pis-aller : « Il faut bien vivre ; ça pourrait être pire » ; « je suis très mécontente de mon travail, c’est dur physiquement et il y a de mauvaises conditions de travail » ; « l’été, on étouffe et l’hiver, on se gèle, rien n’est fait pour améliorer les conditions de travail » ; « c’est trop répétitif, il n’y a aucune place pour l’initiative individuelle » ; « avec le salaire qu’on gagne, ils peuvent déjà s’estimer heureux qu’on vienne travailler ! » Le travail y est en effet répétitif, les pièces ne requièrent pas une grande précision et sont de modèles communs. Formellement, le temps de travail est encore moins organisé que dans les deux autres ateliers. Le processus de production est souvent interrompu par le dysfonctionnement des machines ou par le retard dans l’arrivée des composants et des pièces à travailler ou à assembler. Aussi les ouvriers font-ils souvent des heures supplémentaires, soit sur la demande du chef d’atelier (qui leur fait la proposition et ne les « obligent » pas à accepter, ainsi qu’ils le précisent), soit de leur propre initiative. Dans ce cas, ceux qui travaillent en poste du matin (de 6 h 50 à 15 h 20) peuvent prolonger leur journée jusqu’à 20 heures. Parfois, ils se rendent à l’usine le samedi, et ils sont alors payés double tarif, ce qui constitue une réelle attraction matérielle. Cette irrégularité du processus de production est néanmoins mal vécue par les ouvriers, qui sont de ce fait privés de la possibilité d’organiser le plus efficacement possible leur travail dans le temps. La mauvaise organisation du temps de travail soulève les critiques de la part des ouvriers : « Le temps de travail est très mal organisé, je perds beaucoup de temps en réparation » (ouvrière de l’usinage des couronnes) ; « je ne suis pas satisfait de l’organisation du temps de travail, il y a trop de travail imprévu qui me tombe dessus à la dernière minute » (mécanicien réparateur) ; « il n’y a absolument aucune préoccupation d’organisation du travail ou du temps de travail » (ouvrière du polissage) ; « c’est très mal organisé, nous sommes complètement dépendants de l’arrivée des composants, qui sont souvent fournis avec retard » (idem, montage). En fait, l’organisation du temps de travail s’opère par défaut, en laissant aux ouvriers le soin de surmonter l’irrégularité du processus de production, ainsi que par un contrôle assez drastique sur les faits et gestes des opérateurs. Le chef d’atelier circule régulièrement dans l’atelier, distribuant remarques et admonestations aux ouvriers. Les contremaîtres veillent également à ce que personne ne chôme. Et tous gèrent l’inorganisation, en redistribuant les tâches, demandant à tel ouvrier de passer sur un autre poste, à tel autre de chercher à réparer un dysfonctionnement dans la machine-outil, à un troisième d’essayer de se procurer dans un autre atelier telle pièce manquante. La répartition des tâches n’est en effet absolument pas formalisée. Il n’y a pas de document écrit décrivant dans le détail les tâches à exécuter par chaque ouvrier. Les instructions sont données oralement par le chef d’atelier et le contremaître, et
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elles peuvent évoluer au fil de la journée, selon le cours du processus de production. En principe, de telles pratiques sont fortement encadrées par la législation du travail qui garantit à l’ouvrier employé sur un autre poste que le sien le maintien de son niveau de rémunération, quel que soit le tarif forfaitaire des opérations de l’autre poste. Dans les faits, les ouvriers sortent matériellement perdants de ce type de pratiques, les tâches de substitution qui leur sont assignées se faisant au détriment de leur rendement dans leurs tâches principales, mieux tarifées, ce qui diminue leur rémunération. De plus, ils ressentent, pour la majorité d’entre eux, une grande dépendance à l’égard des ordres de leur hiérarchie et s’accordent tous pour juger quasiment nul leur degré d’autonomie dans l’organisation de leur travail et de leur temps de travail : « Je ne dispose d’aucune liberté pour organiser mon temps de travail, sauf pour ce qui est de la pause déjeuner » (ouvrière du polissage) ; « je travaille comme un automate » (une de ses collègues) ; « on est sans arrêt contrôlé, admonesté, menacé d’un non-paiement de la prime » (régleur) ; « je n’ai aucune autonomie, je ne fais qu’exécuter les ordres qu’on me donne, que je dois exécuter à n’importe quel prix » (monteuse) ; « il n’y a aucune liberté d’organisation, tout ici dépend du chef » (monteuse) ; « on nous surveille constamment pour vérifier que nous sommes toujours occupés ». Ceux qui parviennent à se préserver un certain degré d’autonomie le font par l’entraide et la complicité des uns avec les autres, au sein de l’équipe, en se redistribuant les tâches entre eux selon les convenances des uns et des autres et pour que le travail soit effectué au plus vite en utilisant au mieux les ressources de chacun. Une équipe de monteuses qui se connaissent et travaillent ensemble depuis longtemps décrit ainsi cette technique : « Tous pour un et un pour tous. » Elles évoquent également des cas où elles peuvent faire semblant d’être occupées, afin de ne pas être chargées d’une tâche qui n’entre pas directement dans leurs attributions et qui ne sera pas rémunérée, ou plus faiblement que leurs attributions de base. Les régleurs qui travaillent sur plusieurs machines se sont également forgés une technique pour se créer une marge de manœuvre leur permettant de mieux supporter à la fois la désorganisation et le fort contrôle. L’un d’entre eux décrit ainsi sa stratégie : « En fonction des instructions que me donne le chef, je choisis parfois moi-même les machines que je vais régler en premier ; je les choisis en fonction de ce que je sais du programme de production de la journée, afin que soient prêtes celles qui seront nécessaires pour le montage. En attendant, je vérifie les autres, pour qu’elles fonctionnent bien quand j’en aurai besoin. C’est ma part de liberté dans l’organisation de mon temps de travail. Mais elle n’est pas très importante, le contremaître surveille le nombre de machines en fonctionnement. » Le contrôle est beaucoup plus présent et visible dans cet atelier que dans les autres. Mais il passe davantage par les relations personnelles et directes à la hiérarchie que par le règlement, les instructions, les décrets ou les normes formelles. Le chef d’atelier et les contremaîtres veillent à ce que les ouvriers « s’adonnent à leur travail » (propos du chef d’atelier) et font régulièrement des rondes dans l’atelier ou les lignes de production, distribuant remarques, encouragements et admo-
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nestations. Il arrive fréquemment que les ouvriers soient privés de prime pour défaut de qualité ou atteinte à la discipline (retards, ébriété). Le chef d’atelier se plaint beaucoup du manque d’investissement des ouvriers dans leur travail, de la faiblesse de leur motivation. Il essaie, au contraire, de les pousser à se donner davantage à leur tâche (« l’atelier a du mal à se réveiller le matin, j’arrive donc avant tout le monde et je fais un premier tour, pour les pousser un peu »), de les inciter à la polyvalence (qui est également une manière de réduire la maind’œuvre nécessaire et donc de diminuer son coût) et de « changer les consciences », selon sa propre expression (« afin qu’ils ne fassent pas la course à la pièce mais songent à la qualité »). Pour ce faire, il utilise les réductions de primes, les admonestations, le tableau de résultats où sont épinglés les indisciplinés. Il cherche à inculquer l’« éthique de la responsabilité ». Et la crainte du licenciement le sert dans cette optique puisqu’il « n’est pas rare qu’un ouvrier vienne me supplier en pleurant de lui filer une amende plutôt que de le licencier ». Selon le chef d’atelier, la transformation des consciences du personnel est prioritaire, la rénovation des équipements ne devant survenir qu’après. L’ambiance spécifique de cet atelier s’explique par le fait que celui-ci ne fait pas partie des priorités dans le reprofilage opéré par la nouvelle direction, qui a déjà délocalisée une partie de la production dans l’usine sœur de Volskij. Les roulements à billes produits, de qualité médiocre, sont exclusivement destinés au marché des pays en voie de développement. La production se maintient donc, le chef d’atelier « s’accrochant à toutes les commandes ». Pour écouler la production, la direction semble surtout jouer sur le coût de la main-d’œuvre, qui représente à peine 5 % du coût de revient d’un roulement à billes de ce type. La production de cet atelier est en effet la moins rentable de l’usine (l’atelier était même déficitaire dans les années 1992-1993, où la production était très ralentie et s’écoulait à perte, par un dumping à l’exportation). La direction générale de l’entreprise semble donc délaisser davantage cet atelier, ce que le chef d’atelier confirme en admettant que le « contrôle de la direction est moins directe que dans les autres ateliers ». Cette relative indifférence de la direction générale ne signifie cependant pas un relâchement du contrôle sur les salariés, bien au contraire. Celuici est moins formel, moins organisé que dans les autres ateliers, il passe par des relations de forte subordination au chef d’atelier et par une surveillance individuelle de tous les instants. Il passe également par un transfert aux ouvriers de l’exigence d’efficacité. Tous sont en effet intéressés, pour des questions de rémunération, à travailler efficacement, c’est-à-dire à produire vite et bien la quantité nécessaire. Et tous reconnaissent que leur première préoccupation dans l’organisation de leur temps travail est l’efficacité : « Si tu n’essaies pas de travailler efficacement, tu te retrouves complètement sans salaire ! » (ouvrière de l’usinage des couronnes). De façon générale, dans les trois ateliers étudiés, le temps de travail n’est organisé que très partiellement, les ouvriers ayant largement à gérer eux-mêmes les irrégularités dans le processus de production. L’insuffisance de l’organisation
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n’exclut pas le contrôle. Celui-ci s’effectue par l’intermédiaire du salaire au rendement, du contrôle de qualité, de la surveillance du travail par les chefs, de la part importante de l’informel dans la distribution des tâches (qui n’est pas fixée et délimitée par écrit et qui se fait par ordres oraux donnés par le chef d’atelier ou le contremaître) ainsi que par le transfert de la responsabilité du fonctionnement de son poste à l’ouvrier lui-même, sommé de se « débrouiller » pour atteindre les objectifs fixés, quels que soient les dysfonctionnements du processus de production.
LA CONTRADICTION ENTRE LES OBJECTIFS DE TEMPS ET LES OBJECTIFS DE QUALITÉ
Ainsi que le développement antérieur a déjà pu le laisser transparaître, l’objectif de qualité, affiché comme prioritaire par la nouvelle direction, peut entrer en contradiction avec l’objectif, non proclamé mais mis en pratique, de l’utilisation la plus efficace possible du temps de travail. La principale contradiction (celle qui est relevée par presque tous les ouvriers) confronte les travailleurs à la fois à une exigence de qualité et à une nécessité de vitesse. Tous les ouvriers payés à la pièce, c’est-à-dire la majorité d’entre eux, sont animés par l’objectif de produire le plus possible en termes quantitatifs, afin d’accroître leur salaire. Cette volonté de produire plus peut se faire au détriment de la qualité, qui réclame application et attention, donc qui fait potentiellement perdre du temps. Nous allons essayer de voir comment l’encadrement d’un côté et les ouvriers de l’autre tentent de gérer cette contradiction.
Gestion de la contradiction par les chefs d’atelier Si le temps de travail n’est contrôlé que de manière informelle ou indirecte (par l’intermédiaire du salaire), la qualité fait l’objet d’un contrôle formel, et est appréciée selon des règles et critères écrits. Cette attention à la qualité étant apparue récemment, les mécanismes de contrôle ne sont pas encore véritablement rodés et définitivement mis en place. Le but final est d’obtenir le certificat de conformité aux normes internationales de type ISO (9 000). Début 2002, la société anglaise Loyd Register a accordé le certificat. Les moyens généraux mis en place pour promouvoir une amélioration de la qualité sont les suivants : – la motivation financière. Le critère de qualité a été intégré dans la prime de complément salarial. Les montants forfaitaires accordés à chaque pièce ou opération ont été revus pour tenir compte des critères de qualité. Si l’opération n’a pas été effectuée selon les normes de qualité, l’ouvrier ne sera pas payé pour la pièce ou la partie de la pièce défectueuse. La motivation financière se traduit donc par une perte salariale en cas de défaut de qualité, non par une prime pour respect de la qualité ;
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– le contrôle de la qualification des ouvriers. La pratique des attestations, tombée en désuétude depuis la fin des années 1980, est à nouveau appliquée. Il s’agit d’une sorte d’examen que passent régulièrement les ouvriers afin d’attester leur niveau de qualification (razriad). Cet examen est prévu par le code du travail. Les ouvriers effectuent les opérations dont ils sont chargés devant une Commission composée de représentants de l’encadrement, du syndicat et de professionnels ; – la motivation psychologique. Les affiches murales des temps soviétiques ont refait leur apparition. En particulier, des tableaux de résultats sont affichés dans toutes les lignes de production des ateliers. Y figurent une courbe représentant les résultats quantitatifs mensuels du poste, une courbe représentant ses résultats qualitatifs (mesure du nombre de pièces défectueuses par jour), une liste des ouvriers méritants (qui sont « félicités »), et une liste des ouvriers épinglés pour « enfreinte à la discipline » ; – le contrôle de qualité en tant que tel. Il est effectué par les ouvriers eux-mêmes, leur contremaître, et les services spécialisés dans le contrôle de la qualité – au niveau de l’atelier ou du produit final. Les services spécialisés (OTK – départements de contrôle technique) procèdent à un contrôle sélectif des pièces issues des différentes opérations et à un contrôle à 100 % de la production finale ; – a été introduite la « carte qualité » où l’ouvrier indique toutes les transformations qu’il fait subir à une pièce (pour l’instant surtout dans l’atelier CMS3). Cette carte est visée par l’OKT et transmise au contremaître qui tient le journal de qualité mensuel. Les défauts repérés sont ainsi plus facilement « traçables », c’està-dire qu’il est possible de repérer à quel niveau du processus de production ils ont été commis, et à quels travailleurs ils sont attribuables. Conscient de la contradiction potentielle entre les objectifs de quantité et les impératifs de qualité, le chef du personnel attribue au chef d’atelier la responsabilité de gérer au mieux la « correspondance entre la quantité et la qualité, afin d’atteindre un point optimum ». L’optimum en question est le niveau à partir duquel l’augmentation de la quantité se fait au détriment de la qualité. « C’est au chef d’atelier de déterminer cet optimum, car il connaît parfaitement ses ouvriers, ses machines. Tous nos chefs d’atelier ont une grande expérience de la production de base, ils ont tous commencé comme simples ouvriers. » Le chef du personnel relève en particulier un problème largement répandu dans les ateliers, étant donné le manque de spécialistes. Il s’agit de la tendance à confier à un même ouvrier la responsabilité d’un nombre toujours plus grand de machines-outils. Il est du ressort du chef d’atelier de juger du seuil à partir duquel l’ouvrier ne peut plus, physiquement, tenir autant de postes sans que la qualité de son travail s’en ressente. Les chefs d’atelier, quant à eux, gèrent la tension entre les impératifs de qualité et les objectifs de quantité en déléguant très largement à l’ouvrier la responsabilité de résoudre cette contradiction. Ils visent surtout à influencer la conscience des ouvriers, à leur inculquer la nécessité du travail de qualité et du respect d’une discipline de travail minimale. Les facteurs techniques et physiques sont plutôt jugés
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secondaires par rapport aux facteurs psychologiques. Moins l’atelier est automatisé et technologiquement avancé (CMS2) et plus cette tendance s’accentue. Ainsi, si le chef de l’atelier CMS2 évoque la nécessité d’une amélioration des conditions de travail et d’une augmentation du salaire, il insiste surtout sur l’aspect psychologique de sa politique de qualité : « Il faut éduquer les gens pour qu’ils respectent leur travail, il faut leur inculquer le sens des responsabilités, l’éthique du travail. » Dans cette optique, il accueille positivement l’innovation que représentent les affiches murales. Il reconnaît la contradiction qui existe entre les objectifs quantitatifs et qualitatifs : « Le problème, en Russie, c’est que les ouvriers sont payés au rendement, ils ont donc tendance à faire de la pièce. Il faut donc d’abord casser cette tendance psychologique par des mesures de rétorsion [non-paiement de la prime]. » Selon lui, le dilemme ne peut être résolu que par un changement psychologique : « La priorité, c’est le travail sur les consciences, les améliorations techniques viennent après. Il faut d’abord briser cette croyance, très russe, dans l’heureux hasard (russkij avos’). Par exemple, plutôt que d’attendre la panne d’une machine, il vaut mieux l’anticiper, en prendre soin, revoir son réglage. Mais non, ils préfèrent ne rien faire et espérer qu’elle tiendra encore le temps de finir leur poste ! » Mais cette conception du problème fait l’impasse sur les pertes financières que subissent les ouvriers s’ils ralentissent leur rythme de travail pour accorder davantage d’attention à la qualité et à la maintenance des machines. Car, bien que le chef d’atelier reconnaisse l’absolue nécessité de la qualité, il n’abandonne pas pour autant l’objectif quantitatif : « Pour survivre, on prend toutes les commandes. Il faut produire plus pour augmenter la rentabilité de l’atelier, et donc inciter les ouvriers à travailler plus, par l’instrument du plan et par des admonestations ou des encouragements. Mon but est d’obtenir de l’individu qu’il se donne à fond dans son travail. » Le chef d’atelier CMS2 est donc pris lui-même dans la contradiction entre les objectifs quantitatifs et qualitatifs. En fait, ne l’ayant pas résolu pour lui-même, il en délègue de fait la gestion à ses ouvriers. Et il le reconnaît indirectement en reconnaissant que « le problème principal concernant la discipline, c’est l’alcool. Mais on peut aussi les comprendre, ils boivent de fatigue, de ras-le-bol ». La contradiction apparaît moins forte dans l’atelier CMS3 étant donné les caractéristiques de la production (des pièces de plus gros calibre, produites en moins grande quantité et nécessitant un fort degré de précision). Le chef d’atelier ne se plaint pas de la tendance à « faire de la pièce » et met davantage l’accent sur le mauvais état des machines, premier facteur d’atteinte à la qualité. Il reconnaît la haute qualification de ses ouvriers et leur goût du travail bien fait, même s’il relève la persistance du problème de l’alcoolisme. Mais il distingue cependant les « ouvriers hautement qualifiés et responsables, dont il n’y a pas à se plaindre » et les « nouveaux », ceux qui « n’ont pas encore le coup de main ». Cette remarque renvoie en fait à l’importance première de l’ouvrier, de sa qualification et de son savoir-faire. La gestion de la contradiction qualité/quantité est tout de même largement laissée à l’ouvrier.
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La même observation vaut pour la fonderie, dont le chef d’atelier trace à peu près le même tableau que celui que décrit le responsable de CMS3. Il évoque également la différence entre les « ouvriers qui nous conviennent, qui sont d’excellents professionnels » et les « jeunes qui manquent d’expérience et auxquels sont attribuables la plupart des défauts de fabrication ». Il insiste davantage sur deux autres moyens de concilier objectif de quantité et exigence de qualité : l’un qu’il qualifie de « tactique » (la formation, en particulier des jeunes, l’élévation de la qualification) et un autre qu’il conçoit comme « stratégique » (l’augmentation des salaires, la modernisation de l’équipement et le perfectionnement du processus technique). L’intérêt pour cet aspect du problème s’explique ici par le fait qu’un véritable programme de renouvellement des équipements et d’augmentation des salaires a été lancé dans l’atelier, reflet de l’intérêt stratégique que représente la fonderie dans le développement de l’entreprise. Là encore, l’aspect psychologique n’est pas ignoré : « L’ambiance de travail a changé, nous nous sommes mis à accorder plus d’attention à la culture du travail, pour que la discipline soit respectée et que la propreté règne. Désormais, il entre dans les obligations des ouvriers de veiller à la propreté de leur poste de travail. Il y a un travail collectif sur le cadre de travail. Il n’a pas été facile d’arriver à nos fins ; il a fallu les persuader qu’ils le faisaient pour eux et pas pour le chef. » Un travail pédagogique a donc été entrepris, afin d’inculquer aux ouvriers le sens des responsabilités quant aux conditions et à la qualité de leur travail. Une journée « qualité » est organisée par semaine, où les salariés de l’atelier sont réunis pour discuter des défauts de qualité et rechercher des solutions pour l’amélioration de la qualité. Les ouvriers sont mis à contribution pour résoudre les problèmes liés à la recherche de la qualité. La responsabilité leur en incombe donc en partie. À la différence de ce qui se passe dans les autres ateliers, cette responsabilité est partagée entre eux et l’encadrement, celui-ci étant chargé des moyens tactiques et stratégiques de résolution du problème. Le chef de l’atelier de fonderie conclut sur un satisfecit : « et ça marche, les gens ont commencé à comprendre qu’il valait mieux en faire moins mais sans défauts de qualité ! ».
Gestion de la contradiction par les ouvriers Même si le degré varie selon les ateliers, la part des ouvriers est grande dans la résolution de la contradiction quantité/qualité. Comment s’y prennent-ils pour la gérer ? Comment la vivent-ils ? Commençons par préciser qu’ils sont complètement conscients de cette contradiction, qu’ils relèvent spontanément. Pour la plupart, ils la vivent mal, la nécessité de respecter un double impératif entraînant pour eux un surplus de travail et de fatigue. Ayant en effet parfaitement intégré l’objectif de qualité (qu’ils reconnaissent d’ailleurs indispensable), ils essaient de viser à la fois à la quantité et à la qualité. Ce faisant, ils se trouvent pris dans un nœud d’exigences multiples et difficilement conciliables entre elles. Une ouvrière de l’usinage de CMS2 décrit ainsi sa tâche : « Il faut usiner la pièce en faisant
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attention à la qualité, prendre soin de l’équipement, maintenir son poste de travail en état de propreté, respecter les règles de sécurité et exécuter les ordres donnés par le contremaître. » Une autre, employée au polissage dans le même atelier note également l’élévation du niveau d’exigence « pour accroître l’efficacité, les chefs essaient de nous insuffler le respect de la discipline, des normes de qualité, l’obligation d’exécuter les ordres avec le maximum d’application ». Les ouvriers ressentent en effet fortement le renforcement et l’élargissement des exigences qui pèsent sur eux. Dans ce cadre, ils nient presque tous disposer d’un quelconque degré d’autonomie dans l’organisation de leur travail : « Il y a énormément de travail, énormément de pression, et aucune liberté » (mécanicien-réparateur CMS3) ; « mon travail ne m’apporte aucune satisfaction ni matérielle, ni morale » (polisseuse CMS2). Les plus insatisfaits travaillent à l’atelier CMS2, atelier où l’équipement laisse le plus à désirer, où la pression des ordres directs, du contrôle incessant et des impératifs contradictoires est sans doute la plus forte. Dans ces conditions, les ouvriers (en majorité des ouvrières) parviennent difficilement à gérer la contradiction quantité/qualité, leur degré d’autonomie étant presque nul. Dans leurs propos, cette contradiction apparaît donc difficilement dépassable : « Nous essayons d’organiser notre temps de travail de façon à monter le plus possible de pièces, avec un maximum de qualité » (ouvrière du montage) ; « nous n’avons qu’une seule obligation, travailler le plus efficacement possible, c’est-à-dire produire le plus possible en termes de quantité, et le mieux possible en termes de qualité » (ouvrière du polissage) ; « nous devons faire en sorte de respecter à la fois la norme de quantité et celle de qualité, c’est difficile étant donné l’état des machines et le salaire au rendement » (contremaître) ; « j’organise mon temps de travail de façon à assembler le plus possible de couronnes, le plus rapidement possible, et le mieux possible » (monteuse). Les conditions de leur travail ne leur permettant pas d’atteindre un véritable compromis, la plupart finissent par privilégier l’un des objectifs, dans la pratique celui de la quantité, critère déterminant la principale part de leur salaire : « Comment voulez-vous que je prenne mon temps, je ne veux pas me retrouver sans salaire à la fin du mois ! » ; « nous sommes payés à la pièce, comment voulez-vous qu’on n’essaie pas d’en faire le plus possible ? » ; « plus t’en fais, mieux c’est ». En fait, les ouvriers/ères de cet atelier perçoivent l’exigence de qualité essentiellement sous son aspect négatif de renforcement de contrôle, de remontrances, de privation de prime : « On essaie de travailler en évitant les défauts de qualité, mais rien n’est fait pour nous stimuler » ; « ils nous répètent qu’il faut améliorer la qualité, mais qu’est-ce qu’ils font pour ça sinon nous punir quand on laisse passer une pièce défectueuse ? » La politique de pression psychologique est mal supportée : « Leurs affiches murales, là, on ne comprend vraiment pas à quoi ça sert ! » En pratique, ils n’accordent donc à la qualité qu’une attention secondaire et laisse au contrôle de qualité (par le service du contrôle technique ou par le contremaître) le soin de repérer leurs erreurs et de prendre les mesures consécutives (identification du responsable, remontrance, ordre de
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révision de la pièce défectueuse, ou privation de prime) : « Je pourrais travailler sans contrôle, mais il n’y a pas suffisamment de stimulation pour que je le fasse, alors qu’ils contrôlent ! » On peut interpréter cette façon de faire comme une manière qu’ont trouvée les ouvriers/ères pour résister à la pression qui pèse sur eux, pour refuser de gérer à eux seuls les impératifs contradictoires qui leur sont imposés. L’encadrement reportant exclusivement sur les ouvriers la responsabilité du respect de la qualité, ne prenant aucune mesure autre que pédagogique, les ouvriers/ères se défendent par un respect purement formel de l’objectif de qualité et par des pratiques réelles d’inattention à son égard, laissant au hasard du contrôle le soin de repérer et de corriger les défauts de qualité. Dans ce microsabotage réside la part d’autonomie que parviennent à se forger les ouvriers/ères, dans le cadre d’une exécution formelle des ordres et des consignes de l’encadrement. Les ouvriers des deux autres ateliers bénéficiant de stimulations (matérielles, techniques) autres que psychologiques à l’exécution d’un travail de qualité, ils s’appliquent davantage à mettre en pratique le principe de qualité. « Nous faisons attention en premier lieu à la qualité, la quantité vient seulement ensuite. On comprend que, sinon, l’entreprise perd de l’argent ; or nous sommes intéressés par le résultat, dont dépend notre salaire » (CMS3). « Nous nous battons contre les défauts de qualité, c’est important pour les clients. C’est difficile, certes, étant donné les problèmes techniques, mais on en comprend la nécessité » (CMS3). « Nous sommes habitués à faire un travail de qualité, nous avons toujours travaillé comme ça et nous n’avons pas attendu les ordres de la direction. Nous sommes des professionnels consciencieux. Moi, je ne peux même pas m’imaginer ne pas réussir une pièce, ça me met dans tous mes états. Tout ce qui dépend de nous, nous le faisons. Et même quand le métal n’est pas de qualité, on essaie parfois de rattraper la pièce » (fonderie). Les ouvriers de ces deux ateliers prennent donc le temps d’accorder une grande attention à la qualité. Mais ils ne le font pas sous l’influence de la pression psychologique. Les affiches murales sont perçues comme inutiles et même déshonorantes. La « carte de qualité » est jugée superflue : « On n’est pas si nombreux à effectuer telle ou telle opération, c’est pas difficile de déterminer à qui est imputable un défaut ! » ; « cette carte, c’est de la paperasserie inutile ! » La résolution de la contradiction quantité/qualité est facilitée dans ces ateliers par des conditions de travail spécifiques : début de modernisation technologique et technique, motivation matérielle (salaire plus élevé que dans CMS2), caractère stratégique des ateliers dans la politique de la nouvelle direction, haute qualification des ouvriers, fierté affichée du travail bien fait. Mais la gestion de la contradiction quantité/qualité implique un haut degré de savoirfaire, une longue expérience et une bonne entente dans le travail d’équipe (« se comprendre à demi-mot »). Ces conditions excluent les nouveaux venus, en particulier les jeunes. Le handicap des jeunes est partiellement compensé par la politique de compensation financière de l’entreprise et par l’attention des plus âgés et expérimentés à la formation des plus jeunes (« c’est indispensable, c’est notre
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avenir ! » Cependant, les jeunes se découragent assez vite, ainsi que le montre le fort taux de turn-over dans cette catégorie. Quelles que soient les particularités des ateliers, nos observations mettent en évidence l’importance stratégique de l’ouvrier dans la résolution de la contradiction entre l’objectif quantitatif et l’impératif qualitatif. Même dans les ateliers bénéficiant de conditions relativement privilégiées, la gestion de cette contradiction repose principalement sur les ouvriers et sur leur savoir-faire (et non sur des processus technologiques particuliers). Dans le cadre des prescriptions orales transmises par l’encadrement (qui peuvent elles aussi entrer en contradiction avec les deux autres objectifs – quantitatifs et qualitatifs), les ouvriers disposent d’une certaine marge d’autonomie qu’ils utilisent en fait pour régler les problèmes propres au processus de production, relevant en principe des fonctions de l’encadrement. C’est une caractéristique assez générale de l’organisation du travail industriel en Russie que de laisser aux ouvriers le soin de résoudre les problèmes de la production (sans pour autant les rémunérer en conséquence ou leur accorder une reconnaissance particulière à ce titre). Les ouvriers, en fait, « se débrouillent », avec leur expérience, leur inventivité, leur savoir-faire, leur savoir-travaillerensemble.
TEMPS DE TRAVAIL ET TEMPS SOCIAL L’étude des contraintes temporelles resterait incomplète si l’on n’abordait pas le temps hors travail, ou plutôt le temps hors usine. Car la Russie d’aujourd’hui se caractérise par une domination du temps de travail sur tous les autres temps sociaux, qu’il s’agisse du temps de loisir, du temps passé au foyer, du temps de repos. Le travail envahit toutes les sphères, d’une part parce qu’il faut souvent travailler hors de l’usine pour compléter son salaire, et d’autre part parce que la nécessité de survie au quotidien entraîne un surplus de travail pour « se débrouiller », se procurer des produits moins chers dans un marché éloigné du domicile, effectuer soi-même le maximum de tâches domestiques (réparation, cuisine, entretien...). Deuxième caractéristique générale, le temps est largement déstabilisé. La menace du chômage (et surtout son anticipation et la peur qu’il provoque), la soumission du temps de travail à la conjoncture du marché (une usine entière ou un atelier peuvent être arrêtés pendant une période de ralentissement économique, sans que les salariés soit obligatoirement dédommagés), l’incertitude de la rémunération, de la conjoncture économique et politique, le démantèlement du système de sécurité sociale (donc l’incertitude relativement aux risques de maladie et à la retraite), tous ces facteurs nouveaux pour l’ex-Union soviétique entraînent une déstabilisation massive de la population, marquée par le trait fondamental de l’incertitude du lendemain. Dans ce cadre général, les salariés de l’usine moscovite de roulements à billes apparaissent relativement moins déstabilisés que les autres. En tout cas, ils perçoi-
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vent le temps de crise, d’incertitude, comme relevant du passé. Les années 19921993 sont identifiées comme ayant été les pires, alors que l’usine apparaissait presque condamnée et que de nombreux ateliers (notamment CMS2) avaient presque cessé de fonctionner, faute de commande et de rentabilité de la production. La situation se rétablit à partir de la fin des années 1990 et surtout depuis 1998 (et la dévaluation du rouble), les salaires étant depuis lors payés régulièrement. Depuis l’arrivée de la nouvelle direction, l’idéologie de marché est introduite dans l’usine. L’entreprise et ses salariés sont mobilisés vers la perspective de satisfaire le marché, les clients. Une transformation nette des représentations est intervenue en peu de temps : les salariés ne travaillent plus pour produire, ils travaillent pour vendre. Les entretiens avec les ouvriers et l’encadrement en témoignent. Et, en tout cas pour le moment, le marché est moins perçu comme source de potentielle instabilité que comme défi à relever, concurrence à gagner pour garantir l’écoulement de la production. Cependant, une autre source d’instabilité inquiète les ouvriers : les licenciements auxquels ont déjà procédé les nouveaux dirigeants, et la menace de nouvelles réductions des effectifs. L’intégration croissante de la logique du marché, les incitations matérielles et la crainte des licenciements expliquent la docilité avec laquelle les réformes introduites par la nouvelle direction sont adoptées. Ces facteurs rendent également compte de la facilité avec laquelle les heures supplémentaires sont acceptées, parfois même recherchées. Étant donné les déficiences dans l’organisation du processus de production, celles-ci ne sont pourtant pas rares (8 heures en moyenne dans le mois). Les samedis sont souvent travaillés, en particulier à la fin du mois, et dans ce cas les heures supplémentaires sont payées en tant que telles. Mais il arrive également fréquemment que des ouvriers prolongent leur poste de 2 ou 3 heures pour terminer un travail urgent ou indispensable au travail des autres ateliers. Et ces heures-là, considérées souvent comme imputables au retard pris par l’ouvrier, ne sont pas forcément payées. Étant donné les pannes, les déficiences de l’équipement, les problèmes d’approvisionnement, les cadences sont assez irrégulières (mais moins qu’elles ne peuvent l’être dans d’autres entreprises industrielles de notre connaissance). Au total, néanmoins, les heures supplémentaires ne sont pas perçues comme une source d’instabilité, d’autant plus que les ouvriers parviennent le plus souvent « à s’arranger » entre eux si l’un d’entre eux n’est pas disponible. L’introduction des contrats à durée déterminée, autre source d’instabilité, classique en Occident, est moins perçue comme telle que comme source de fragilité des salariés, de dépendance accrue à l’égard de l’encadrement. Sont principalement touchés les plus jeunes salariés, les nouveaux venus (un quart du personnel). Les contrats sont signés avec eux pour des durées de trois à six mois et sont presque toujours prolongés (dans 80 % des cas) « si la personne a donné satisfaction », « étant donné le déficit en main-d’œuvre » (chef du personnel). Mais la majorité des salariés, depuis longtemps à l’usine, continue à travailler en contrat collectif à durée indéterminée (formule classique du temps de l’union soviétique). L’expansion
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des CDD entraîne cependant une fracture statutaire au sein du collectif entre les « anciens » et les « nouveaux », déjà différenciés par leur expérience et leur savoir-faire. Surtout, le CDD facilite le licenciement de ceux qui ne donnent pas satisfaction, permettant à la direction de contourner un code du travail plutôt protecteur pour les salariés en ce qui concerne les licenciements. Malgré les freins législatifs, il existe un moyen, très pratique pour la direction et très répandu en Russie, pour procéder aux licenciements : les licenciements à l’initiative du salarié, « par sa propre volonté » (po sobstvennomu jelaniu). Ainsi, la majorité des salariés licenciés (1 500 au total) l’ont été « par leur propre volonté ». La direction s’est ainsi débarrassée d’une grande partie de l’appareil d’encadrement et de gestion administrative. Elle a également fermé complètement un atelier (RPK – l’atelier de production des roulements à billes coniques) faisant doublon avec la production de l’usine de Voljski. La fermeture a conduit au « départ volontaire » de 500 salariés. Or cette mesure ne s’est pas accompagnée d’une montée du mécontentement, tout d’abord parce que les salariés « auto licenciés » se sont vus offrir une prime de départ (deux mois de salaire), parce que les plus qualifiés ont été transférés dans d’autres ateliers, et d’autre part parce que les salariés d’ateliers différents font en général preuve de peu de solidarité les uns envers les autres, d’autant plus que, dans ce cas précis, les salariés non licenciés ont intégré le fait que la fermeture de l’atelier « redondant » constitue une condition à la rentabilisation de l’entreprise et à l’augmentation de leur salaire. Les syndicalistes du syndicat alternatif (Zachtchita) ont bien essayé de venir en aide aux « démissionnés », mais ceux-ci, selon les dires d’un syndicaliste « faisaient calmement la queue pour signer leur déclaration de départ et toucher leur prime ; ils n’ont commencé à protester qu’une fois qu’ils se sont vraiment retrouvés dehors ». Cette constatation donne la mesure de la docilité générale et de l’attitude obéissante envers la direction. Cette attitude de soumission peut aussi s’expliquer par la relative facilitée de l’embauche, en particulier à Moscou et pour ce qui concerne les ouvriers qualifiés. Ne sous-estimons cependant pas le facteur d’instabilité que constitue la peur du chômage, présente y compris dans une situation plutôt favorable du marché du travail. Les salariés russes ne sont pas habitués à l’idée du chômage et le risque – surtout lorsqu’il est abstrait – de se retrouver sans travail les effraye énormément (ceci peut également expliquer la passivité des ouvriers des autres ateliers, soulagés de ne pas se retrouver parmi les licenciés). Cette peur est également liée au sentiment d’être dépourvu de droits et de garanties. La législation du travail n’est pas perçue comme étant concrètement mobilisable aux fins de défendre ses droits. De façon générale, comme dans la majorité des usines post-soviétiques, les règles et pratiques informelles structurent bien davantage les relations de travail que les règles formelles. Les syndicats n’apparaissent pas comme une organisation de défense réelle des droits des salariés (en particulier du fait que le syndicat ex-soviétique ne se préoccupe guère de cet aspect de ses obligations). Le syndicat alternatif minoritaire n’est pas connu de tous les salariés, et, surtout, fait l’objet d’une propagande de discrédit de la part de
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l’encadrement. La seule manière de se défendre efficacement, aux yeux de la majorité des ouvriers, consiste à s’adresser directement au chef direct et à essayer de s’entendre avec lui, dans une relation d’arrangement informel d’individu à individu. Cette attitude est de faible efficacité quand il s’agit de s’opposer à la fermeture de tout un atelier, mais elle est plus efficace et moins risquée que l’action collective dans un grand nombre d’autres cas. Elle entraîne néanmoins une forte dépendance individuelle à l’égard du chef direct, ce qui peut également constituer un facteur d’instabilité. Concernant les facteurs d’instabilité, rappelons enfin l’incertitude liée aux tâches à effectuer (distribuées en début de poste par ordres oraux) et celle qui accompagne les critères d’attribution de la prime et du salaire de base. Outre l’instabilité, l’autre caractéristique principale de la structuration temporelle de la vie d’un salarié consiste en l’importance du temps passé à travailler. Sur ce point, il faut noter une nette discrimination selon le sexe. Si les salariés hommes de l’usine déclarent également s’occuper parfois des tâches ménagères, et même si la pratique du travail d’appoint (ou double travail) leur est réservée, ils passent tout de même moins de temps que les salariés femmes à travailler. Le sondage que nous avons réalisé auprès de 50 salariés de l’usine établit que les femmes passent en moyenne de 4 à 5 heures par jour à s’occuper des tâches domestiques (courses, préparation des repas, ménage, lessive, paperasserie, soins des enfants, etc.), et le week-end est consacré à la « grande lessive » ou, l’été, à la culture du lopin de terre que la plupart des citadins ont à la campagne. La grande majorité d’entre elles déclarent ne pas avoir de temps à elles (à l’exclusion des célibataires sans enfants). L’un des seuls loisirs qu’elles citent consiste, le soir, lorsque tous les travaux sont terminés, à s’écrouler devant le poste de télévision. Une équipe d’ouvrières du montage de l’atelier CMS2 résume ainsi la situation : « Tous les travaux et les préoccupations du quotidien reposent sur les épaules de la femme russe. » Les hommes prennent beaucoup moins part aux tâches ménagères, même si certains s’en occupent également (en particulier les hommes seuls ou ceux dont les femmes travaillent avec un emploi du temps irrégulier). Il est à noter que, selon les données de notre sondage, plus on monte en hiérarchie et moins l’homme prend sa part du travail à la maison. Un cadre s’est ainsi expliqué : « Je fais très peu de choses à la maison, c’est surtout un travail de femme. » Après le travail, les hommes se reposent, s’occupent des enfants, lisent le journal, regardent la télévision, ou effectuent des « travaux d’homme » (réparation, bricolage, etc.). Une autre pratique, qui n’est pas apparue dans le sondage, mais qui se laisse entrevoir dans les entretiens et l’observation des sorties d’usine, consiste – pour les hommes beaucoup plus que pour les femmes – à aller boire un verre, voire à s’enivrer après le travail. Ce n’est pas du travail, mais ce n’est pas vraiment du repos. La pratique ressemble plus à de l’abrutissement, à de l’évasion après un dur travail, qu’à du loisir ou du divertissement entre copains. L’alcool est plus souvent refuge individuel qu’occasion de gaieté collective. Enfin, si les hommes travaillent moins que les femmes à la maison, ils font également en moyenne plus d’heures
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supplémentaires et, surtout, travaillent davantage dans des emplois complémentaires, car l’approvisionnement du foyer en argent dépend encore majoritairement des hommes dans les représentations collectives. Mais leur travail complémentaire s’effectue « occasionnellement », « selon les opportunités », « selon les besoins d’argent ». Ils parviennent donc, plus que les femmes, à se réserver du temps pour eux. Enfin, quel que soit le sexe, la plupart des salariés perdent beaucoup de temps dans les transports, Moscou étant très étendue et beaucoup vivant dans les banlieues résidentielles éloignées de l’usine. Ici, les ouvriers travaillant depuis longtemps dans l’usine sont privilégiés, ayant pu obtenir un appartement relevant du parc immobilier de l’usine du temps où celle-ci procédait à des programmes de construction. Tous les autres font en moyenne deux heures de trajet aller-retour par jour. Enfin, le manque de temps – mais surtout de moyens – pour les loisirs est général. Il concerne autant les hommes que les femmes. La discrimination se fait plutôt ici selon des critères sociaux : les cadres évoquent plus volontiers leurs loisirs que les ouvriers. Ceux-ci, au contraire, se plaignent de « ne plus être allés au théâtre ou au cinéma depuis des années ». Les seuls loisirs qu’ils s’accordent sont la télévision (mais beaucoup déclarent s’endormir devant le poste) et les promenades dans le parc pendant le week-end. Le restaurant est exclu. Même la cantine est peu fréquentée, les ouvriers apportant leur repas avec eux (préparé le plus souvent par la femme – et il ne s’agit pas d’un simple sandwich). Or le prix moyen du repas à la cantine tourne autour de 20 roubles (5 francs), ce qui est jugé trop cher. Cette estimation renvoie à la pratique des économies. Pour survivre avec un salaire peu élevé, les ouvriers s’efforcent non seulement d’effectuer le plus possible de tâches par eux-mêmes, de trouver des travaux complémentaires, de cultiver un potager, ils limitent également au maximum leurs dépenses, ce qui peut être d’ailleurs considéré comme un certain type de travail.
CONCLUSION Ainsi le temps, dans l’usine de roulements à billes moscovite, ne se présente pas comme un enjeu prioritaire, ni du point de vue de la nouvelle direction (qui privilégie avant tout les aspects financiers et gestionnaires ainsi que la variable de l’élévation de la qualité, selon la logique de la concurrence de marché), ni du point de vue des ouvriers (dont le premier objet de préoccupation est le salaire). Le temps appartient pour partie à la sphère du formel et de l’organisé (en ce qui concerne l’emploi du temps, la discipline de travail), pour partie à la sphère de l’informel et de l’inorganisation relative (irrégularité des cadences, temps haché...). Le contrôle sur l’utilisation du temps s’opère plutôt indirectement, par les objectifs de production et de qualité, par le salaire et les primes, par la prescription des tâches. Il comporte par ailleurs un fort aspect informel, représenté par la rela-
VERS UNE DÉSOCIALISATION DES CONTRAINTES TEMPORELLES
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tive indétermination des critères de rémunération, par les relations et les arrangements d’ouvrier à contremaître, la surveillance effectuée par le contremaître, l’interdépendance des ouvriers, la délégation de la responsabilité de son poste à l’ouvrier. Sans doute pour cette raison, le temps n’apparaît pas comme un enjeu dans les relations de travail, en tout cas pas dans la mesure où peut l’être le salaire. Car la transparence fait défaut sur la façon dont le temps est décompté, transformé en salaire. En conséquence, une partie importante du travail des ouvriers n’est pas prise en compte dans leur rémunération, notamment toute la part de « débrouille », de mobilisation de leur savoir-faire et inventivité pour régler des problèmes relevant en principe de la responsabilité de l’encadrement. Ces « points noirs » du travail des ouvriers ne sont pas reconnus, l’encadrement ne les rendant pas visibles, favorisant ainsi une exploitation informelle de la force de travail. C’est une des formes que prend la flexibilité à la russe. Celle-ci passe également par un moindre contrôle formel sur l’organisation du travail en général, le temps n’étant qu’un paramètre parmi d’autres. Elle se manifeste surtout dans la force des relations interindividuelles qui attachent les ouvriers à leur chef direct, contremaître ou chef d’atelier, par l’imprécision formelle du contenu des tâches (en pratique, prescrites oralement par l’encadrement). Ce recours à l’informel permet de transférer aux ouvriers la responsabilité de tenir des objectifs changeants et soumis à des contradictions par rapport auxquelles les ouvriers sont sommés de se « débrouiller » pour les dépasser. La « débrouille » et l’informel pénètrent également fortement le temps du « hors travail », celui-ci se trouvant de cette manière envahit par une certaine forme de travail, là aussi faiblement reconnue, et matériellement et socialement. Le caractère en grande partie informel de l’organisation du temps de travail constitue le principal enseignement de notre analyse. Ainsi que le montrent d’autres enquêtes de terrain, il n’est pas propre à cette usine. Bien que la nouvelle direction tende à formaliser davantage le processus de production et les relations de travail, dans une aspiration à adopter les normes considérées comme occidentales, elle laisse une grande part des règles et pratiques concrètes au domaine de l’informel. Les ouvriers travaillent ainsi pour beaucoup sur plusieurs postes de travail, effectuent souvent des opérations ne rentrant pas dans leurs tâches formellement fixées (et moins payées ou même pas du tout rémunérées), résolvent les irrégularités dans le processus de travail par leur savoir-faire et la « débrouille », acceptent les heures supplémentaires même non payées, etc. On a ainsi le sentiment que la direction vise à formaliser certains aspects du travail, afin de renforcer le contrôle sur la discipline et d’améliorer la qualité, tout en conservant et utilisant les aspects informels du travail, qui assurent l’efficacité et surtout la flexibilité du processus de travail. Le temps, dans son aspect informel, constitue alors une variable importante de cette flexibilité, en lien avec l’informalité des critères de rémunération.
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Normes en transition : l’exemple d’une aciérie en Allemagne de l’Est
Gislaine Guittard
« Ils travaillaient sans plan ni norme, comme des artistes – et c’était d’ailleurs tout un art que de trouver une combine pour chacune des pièces. D’autant qu’on manquait de tout. Ils profitaient de la pénurie, on avait besoin de gars débrouillards. Leur rythme de travail, ils avaient le droit de le fixer selon l’humeur du jour. Dans cette situation, ils ne se crevaient pas ; ils préféraient vivre » [Braun, 1998, p. 9-10].
Après l’effondrement du système socialiste en 1989-1990, les États de l’ancien Bloc de l’Est eurent à faire face à un processus de « transformation » politique, économique et sociale. Toutefois, à la différence des « républiques sœurs » dont le pays entier s’est retrouvé confronté aux changements, l’ancienne République démocratique allemande (RDA) a été absorbée par un État parfaitement intégré dans un système démocratique d’économie de marché, la République fédérale d’Allemagne (RFA). Malgré l’achèvement, dès 1994-1995, du transfert de toutes les réglementations tant institutionnelles que juridiques et économiques, de fortes disparités subsistent toujours entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne. Sur le plan économique, la situation engendrée par l’absence d’investissements et la désindustrialisation radicale subie, dès 1990, par les cinq nouveaux Länder1 est si préoccupante que d’aucuns, à l’instar du président du Bundestag, parlent d’un mezzogiorno allemand [Thierse, 2001]. Bien sûr, le triangle de la chimie autour de Bitterfeld, l’industrie électronique dans la région de Dresde, EKOStahl à Eisenhüttenstadt, le tourisme au bord de la mer Baltique sont en plein essor et BMW construit une usine à Leipzig, Volkswagen à Dresde, mais ces projets ne 1. L’Institut de recherche économique de Berlin (DIW) constatait à propos de la production industrielle : « Au deuxième trimestre 1991, [elle] ne représentait plus qu’un tiers de ce qu’elle était avant l’introduction du deutsche mark » (DIW, 33/1991, p. 463).
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permettent pas de développer une dynamique de croissance auto-entretenue [Lallement, 1998, p. 19]. La progression générale des revenus – jusqu’en 1997 – et la stabilisation relative de leur structure, caractérisée par une diminution des bas revenus et une augmentation des revenus moyens [Sozialreport, 2000, p. 30], ont certes induit une amélioration de la situation financière et du niveau de vie à l’Est, permettant, même payés avec l’allocation chômage, de satisfaire les besoins matériels. Mais la dégradation du marché du travail est telle que le taux de chômage officiel (18,5 % en décembre 2004) est plus de deux fois supérieur à celui de l’Ouest (8,7 %) [Office fédéral du travail, 2005] ; plus de la moitié de la population active s’est retrouvée, au moins une fois, au chômage avec pour corollaire des départs massifs qui l’emportent largement sur les arrivées : la partie Est de l’Allemagne affichait, en 2002, un solde migratoire négatif de 1,4 million d’habitants (Office fédéral des statistiques), passant d’une population de 16,7 millions (1989) à 15,3 (2002) – sans Berlin-Ouest, soit une baisse supérieure à 8 %. Entre 1990 et 2002, 2,5 millions de personnes avaient quitté l’Est pour l’Ouest ; essentiellement des femmes et des jeunes, qui sont les plus touchés par le chômage et espèrent trouver une formation et/ou un emploi à l’Ouest. Une tendance qui risque fort de persister puisqu’en 2002 un tiers des jeunes souhaitait partir à l’Ouest [Winkler, 2002, p. 38 sq.]. C’est dans ce contexte général contribuant à favoriser l’intériorisation des nouvelles contraintes de travail et notamment des nouvelles normes temporelles que ce texte s’attachera aux mutations vécues par les salariés d’une aciérie située à Freital, aux portes de Dresde en Saxe2. Après avoir rappelé l’histoire de l’entreprise depuis 1945 et les conséquences du changement radical de système économique – licenciements, redéfinition des objectifs de l’entreprise –, nous mettrons en perspective les contraintes temporelles puis les compétences requises, avant et après la privatisation. La dernière partie abordera l’individualisation de la rémunération et des comportements, compte tenu des nouvelles donnes économiques.
DE LA NATIONALISATION À LA TRANSITION Pour avoir « collaboré à la guerre fasciste crapuleuse », car étroitement liée à l’effort de guerre, l’administration militaire soviétique (sowjetische Militäradministration in Deutschland, SMAD) décide de réquisitionner et démonter l’aciérie de Freital, qui produit des aciers spéciaux depuis sa création en 1855 et compte, en 1945, 5 836 salariés (décision n˚ 124 du 30 octobre 1945). Bien qu’il n’y ait pratiquement pas d’aciéries dans la zone d’occupation soviétique, les ouvriers 2. Cette contribution s’appuie sur un travail documentaire (littérature spécialisée, archives et protocoles de l’entreprise, journaux de brigades, journaux d’entreprise avant et après la privatisation) et sur des entretiens menés, depuis 2000, avec les différents acteurs de l’aciérie.
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eux-mêmes commencent le démontage complet des machines et des installations acheminées vers l’URSS. Néanmoins, trois ans plus tard, la SMAD ordonne la construction d’un « atelier de réparation pour les besoins de l’industrie populaire » (ordonnance n˚ 5/157), si bien que le séquestre est levé (ordonnance n˚ 64) et une martellerie voit le jour dans l’entreprise désormais nationalisée (Volkseigener Betrieb, VEB). Malgré des conditions très difficiles – les ouvriers travaillent à ciel ouvert –, l’acier coule pour la première fois le 1er juin 1949. Grâce à l’« émulation socialiste » (sozialistischer Wettbewerb), destinée à stimuler la production et mise en place en 1950 par un décret de la législation du travail, le plan est dépassé en mars3, même si, en juillet, il n’y a toujours pas de toit4 ! Dès mars 1950, l’aciérie, qui emploie 1 257 salariés, commence à jouer, en dépit des difficultés rencontrées, le rôle social imparti aux VEB de RDA (parrainage d’un centre de jeunes). Aux cours des années suivantes, l’amélioration de l’environnement social de l’entreprise se poursuit : journal d’entreprise (1949), crèches et jardins d’enfants, bâtiments scolaires (1950), ateliers artistiques (1952), premier camp de vacances (1953), foyer de jeunes apprenti(e)s (1955), ouverture du Club des aciéristes où se déroulent les manifestations organisées par l’entreprise, par les différents clubs ouvriers (peinture, musique, littérature...) et par la ville de Freital, ouverture de la polyclinique dispensant des soins médicaux gratuits aux salariés et aux habitants de la ville (1968). Le VEB Edelstahlwerk 8. Mai 1945 Freital était devenu le plus important fabricant d’acier inoxydable de RDA. Il fournissait, outre les secteurs techniques (construction mécanique et automobile), médical, énergétique et aérospatial de RDA, l’ensemble des pays du Comecon et jouissait aussi d’une bonne réputation sur les marchés spécialisés occidentaux. Sans porter le nom officiel d’entreprise modèle (Musterbetrieb), il comptait parmi les entreprises prestigieuses (Vorzeigebetrieb) montrées aux visiteurs étrangers. C’est là que s’est effectuée, à partir de 1959, la formation des laborantins et des contrôleurs de matériaux pour l’ensemble de la RDA, qu’ont été testés le nouveau code du travail et les salaires au rendement, qu’a vu le jour le premier cercle des peintres-ouvriers. À la veille de l’unification, 5 500 salariés y produisent 300 000 tonnes d’acier brut, 380 000 tonnes de produits semi-finis et 300 000 tonnes de barres d’acier laminé et forgé5.
Plan et entreprise nationalisée À la suite des événements politiques de novembre 1989, le parti n’est plus présent dans l’entreprise où l’objectif du plan conserve toutefois son rôle d’orientation générale. Celui-ci était fixé par la « Commission centrale du Plan » qui envoyait les « indicateurs planifiés agrégés » aux ministères sectoriels concernés ; 3. « Aufbausonntag im Hüttenwerk Döhlen », Sächsische Zeitung, 29 mars 1950. 4. Sächsische Zeitung., 19 juillet 1950. 5. Stahl und Kunst in Freital, brochure de l’entreprise.
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par exemple, le ministère Erzbergbau, Metallurgie und Kali (exploitation du minerai, de la métallurgie et de la potasse), dont dépendait Freital6, devait produire un tonnage précis d’acier. Le ministère désagrégeait les indicateurs et répartissait la production à réaliser entre les VEB placés sous sa tutelle. Si, les premières années, le plan était déterminé à partir de données collectées auprès des entreprises et leur laissait une certaine marge de manœuvre quant à sa réalisation, très vite les planificateurs ont reporté comme situation initiale les objectifs assignés dans le plan précédent, supposé atteint à 100 % et ont exigé l’exécution « impérative » du plan qui prévoyait une augmentation systématique de la production. Le plan d’un VEB se présentait comme un ensemble d’indicateurs à réaliser (quantités à produire, assortiment des produits, approvisionnement, normes de rendement, fonds des salaires, etc.). La probabilité que tous ces objectifs soient cohérents entre eux pour chaque VEB était pratiquement nulle, aussi le directeur recherchait-il lequel de tous les indicateurs valait à l’entreprise le plus de sanctions en cas d’échec et le plus de récompenses, sous forme de primes, en cas de succès. Ce qui entraînait des marchandages, au cours desquels il cherchait à obtenir des objectifs plus faciles à atteindre. « Le dernier jour du mois et le premier du mois suivant, quand on devait rendre les indicateurs, c’étaient des coups de fil à n’en plus finir ; ça durait des heures. On commençait à six heures du matin jusqu’à 19 heures où les chiffres devaient être rendus. C’était usant et demandait vraiment une grande énergie. Ça ne nous amusait pas du tout. Et tout cela a disparu, d’un seul coup, fin 89. Le parti n’avait plus rien à dire, la direction centrale n’a plus rien manipulé. C’était une vraie libération. Bon, une libération qui ne concernait que peu de personnes. Oui, juste les collègues directement concernés : en premier lieu le directeur du VEB, le directeur du service comptable parce qu’il calculait le plan et le directeur de la planification qui élaborait le plan. Et aussi leurs collaborateurs, mais c’étaient surtout ces trois-là qui subissaient les pressions. » Outre que la direction du VEB n’avait aucun pouvoir de décision quant aux objectifs de production et aux investissements, elle était confrontée à des intérêts politiques nationaux et locaux divergents : dans les années 1980, le ministère, pour ne pas pénaliser les autres VEB obligés de s’aligner sur les meilleurs résultats, ne souhaitait plus de trop fort dépassement du plan ; si bien que celui-ci pouvait, en cours d’exécution, être révisé à la hausse par le directeur du combinat si des résultats trop positifs se profilaient. Ce qui plaçait alors le directeur du VEB dans une situation très délicate puisque la cellule d’entreprise et la cellule de district du parti étaient directement intéressées, dans le cadre de l’« émulation socialiste », à un large dépassement du plan leur permettant d’être considérées comme les plus performantes. « De ce fait le secrétaire de la cellule du parti avait naturellement intérêt à ce que, si nous remplissions ou dépassions le plan, celui-ci 6. L’entreprise ayant maintes fois changée de nom, elle sera désignée par la suite sous le terme de Freital.
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ne soit pas relevé. [...] On perdait beaucoup d’énergie et un temps fou, se souvient l’ancien directeur du VEB, à essayer de négocier les objectifs du plan, à contrôler et vérifier que tout était mis en œuvre pour atteindre pleinement les objectifs assignés, voire les dépasser, à enregistrer les indicateurs transmis au bureau central, à faire passer les relèvements de plan auprès des secrétaires de parti dans l’entreprise et au niveau local. »
Espoirs déçus Début janvier 1990, le plan est soumis à une nouvelle discussion dans le VEB. Celle-ci intègre des paramètres dont certains étaient peu pris en compte jusqu’à présent (diminution de la consommation énergétique, optimisation du processus de production), voire ignorés (diminution de la main-d’œuvre en rationalisant le travail). Le 1er mars 1990, suite à une initiative des mouvements civiques (Bürgerbewegungen) de RDA, le conseil des ministres du gouvernement Modrow, au pouvoir de mi-novembre 1989 au 18 mars 1990, date des premières – et dernières – élections libres en RDA, décide de créer un « organisme fiduciaire chargé d’administrer le patrimoine du peuple » [Weidenfeld et Korte, 1996, p. 663]. À cette époque, la Treuhandanstalt avait pour mission d’administrer l’économie de RDA dans l’intérêt général et de transformer les combinats et les entreprises nationalisées en sociétés de capitaux. Il ne s’agissait pas encore d’une vaste privatisation, mais plutôt d’une (ré)introduction prudente de la propriété privée dans un système d’économie mixte. Le 1er mai, le VEB Edelstahlwerk 8. Mai 1945 Freital devient une société de capitaux, les Sächsische Edelstahlwerke GmbH Freital (SEW) avec une continuité de l’équipe directoriale et une représentation syndicale élargie. L’exercice 1990, malgré des effectifs toujours élevés, n’a rien d’alarmant ; en outre, forts de la bonne réputation de l’entreprise et de leur excellente qualification, les salariés de Freital pensent possible de traiter avec les « grands » de l’Ouest : Mannesmann, Krupp ou Thyssen. Aussi les négociations amorcées par ce dernier groupe, en juillet 1990, sont-elles favorablement accueillies, d’autant que Thyssen propose de garder 2 000 salariés. Mais, retournement de situation en juin 1991 où des doutes s’installent quant aux réelles intentions du prestigieux partenaire. Alors que Freital a cruellement besoin d’investissements, il est clair, à cette date, que Thyssen n’engagera pas un mark7. Sur un marché extrêmement tendu car saturé, la lutte est sans merci. Pourquoi, dans un tel contexte, essayer d’enrayer, surtout au prix d’investissements importants, l’anéantissement d’un éventuel concurrent ? La réponse se trouve dans une interview du président du directoire de Thyssen, qui met en cause le versement de subventions empêchant « des offreurs marginaux, subissant de lourdes pertes, de disparaître du marché » et qualifie même Freital d’« organe parasitaire8 ». Toujours est-il que, fin 1991, 7. « Die verlassene Braut will sich neu liieren », Dresdner Neueste Nachrichten, 29-30 juin 1991. 8. « Stahlkonjunktur weiter schwach », Süddeutsche Zeitung, 25 septembre 1992.
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Thyssen se retire des négociations avec une bonne connaissance des forces et faiblesses de Freital, emportant les livres de comptes ainsi que la liste des clients pour alimenter son propre service commercial à l’Est9. Le « douloureux épisode Thyssen », tel que le qualifient les salariés aujourd’hui encore lors des entretiens, a été vécu comme un véritable « abrégé de capitalisme » riche d’enseignement. Si l’arrêt mis à la coopération s’est heurté, dans un premier temps, à l’incompréhension – « tout semblait aller si bien, nous ne comprenions vraiment pas pourquoi, tout d’un coup, plus rien n’était possible » –, puis a suscité le doute – « nous nous sommes dit que nous n’étions pas si bons » –, c’est un sentiment de révolte qui a fini par dominer – « nous trouvions cette décision particulièrement injuste et avons compris que les gens de Thyssen voulaient protéger leurs propres intérêts ; on n’aurait jamais cru ça d’eux ; ils nous ont roulés dans la farine ; il fallait continuer à se battre, pour leur montrer qui on était ».
DE LA TRANSITION À LA PRIVATISATION Cette période transitoire, pendant laquelle Freital cherche de nouveaux investisseurs, est caractérisée par les acteurs impliqués comme une « période de grande ébullition et dévoreuse de temps ». Il fallait s’orienter désormais en fonction de l’économie de marché : reprendre toute la comptabilité, chercher des partenaires à l’Ouest, trouver de nouveaux marchés – ceux des pays de l’Est s’étant effondrés –, se charger de la distribution des produits, définir de nouvelles structures, élire de nouveaux représentants du personnel et surtout se battre pour la survie de l’entreprise tout en continuant la production. Une employée se souvient : « En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on a dû apprendre les règles d’une économie honnie jusque-là ; des formations étaient assurées en informatique, en marketing, en comptabilité... On travaillait et après on se formait, le soir. Des formations, on en avait aussi avant, mais comme on finissait le travail à 16 heures, on avait plus de temps et elles étaient le plus souvent assorties d’aménagements d’horaires. Là, on travaillait sans compter et il ne restait plus de temps pour la vie privée. » Dans les ateliers également, l’activité était fébrile : « Il y avait une incroyable pression du temps. Je dois ajouter qu’il y avait aussi cette incertitude par rapport à l’emploi. Et tout allait si vite ; on n’avait pas le temps de réaliser. On venait d’un monde où tout était réglé, tout était en ordre et il fallait changer cette vision des choses ; tout d’un coup, tout était différent : on était soi-même responsable ; et la sécurité d’emploi, on l’avait perdue. » Pour les membres de la direction et les représentants des salariés qui devaient acquérir les techniques de négociation, se familiariser avec le droit du travail de 9. « Der Sarg war schon dreimal in der Kuhl », Dresdner Neueste Nachrichten, 17 septembre 1992 ; information confirmée par le conseil d’entreprise.
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l’Ouest, la charge de travail était énorme ; l’ancien directeur résume ainsi la situation de l’époque : « Learning by doing ». Le président de la direction centrale du syndicat d’entreprise (Zentralgewerkschaftsleitung) puis du conseil d’entreprise (Betriebsrat) se souvient : « Tu lisais un texte un soir et le lendemain tu l’appliquais. » La formation des représentants des salariés était assurée par le syndicat de l’Ouest, IG Metall, qui organisait des stages, implantait des bureaux de conseils syndicaux et ensuite « il y a eu les premières négociations tarifaires, ici à l’Est, et nous avons eu le tarif de la métallurgie, soit 60 % de l’Ouest ». Le vice-président du conseil d’entreprise poursuit : « J’étais à l’époque dans la commission salariale et elle devait reclasser l’ensemble du personnel selon la nouvelle convention tarifaire. Ça a commencé au printemps 1991 et c’était un investissement en temps énorme... Il fallait décrire chaque poste de travail ; à l’époque il y avait encore 4 500 salariés, ça c’était le travail des chefs. Une fois le poste décrit, la commission paritaire reclassait. Ça a duré presque un an avant qu’on en voie le bout. »
Réduction drastique du personnel Dans le cadre d’une économie de marché, il était impensable de maintenir des effectifs pléthoriques qui nuisaient à la productivité – elle n’atteignait, après l’union monétaire, que 30 % de celle de l’Ouest – et augmentaient considérablement les coûts salariaux, qui représentaient 158 % de ceux de RFA [Vilmar et Guittard, 1999, p. 65]. Les fonctions de réparation et d’entretien, tout comme le rôle assigné aux VEB avaient entraîné une excroissance des postes non liés à la production : services culturel et social, contrôle des activités politiques des salariés, recrutement pour le parti, charges syndicales, car contrairement à la RFA, le syndicat avait toute sa place au sein même de l’entreprise ; à Freital, tous ces emplois occupaient, selon l’actuel chef du personnel, un bon tiers des salariés, soit plus de 2 000 personnes. Les projets de restructuration prévoyaient tous la fermeture des secteurs sociaux et culturels ainsi que du service incendie ; les services nettoyage, entretien et maintenance du matériel de même que le gardiennage et les instituts de formation professionnelle et continue sont transférés à des sociétés privées. Écoles, crèches et jardins d’enfants, logements, camps et maisons de vacances, polyclinique d’entreprise sont repris par la commune ; la plupart ont disparu depuis. La restauration est d’abord assurée par une entreprise privée, reprise en 1995 par une association reconnue d’utilité publique (gemeinnütziger Verein). Certains services techniques (serrurerie, menuiserie, bâtiment, informatique) ont dû s’externaliser. Ces démantèlements représentaient les cas les moins douloureux puisqu’ils s’accompagnaient de créations d’entreprises individuelles assurant ces prestations. Des chefs d’atelier sont alors partis pour fonder leur propre entreprise entraînant avec eux leurs meilleurs ouvriers. Il s’agissait essentiellement de gens jeunes qui, soutenus par le Land de Saxe à hauteur de 1 500 marks
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mensuels pendant six mois, se sont lancés, avec plus ou moins de succès, dans l’aventure de la création d’entreprises. Les premières mesures de réduction d’effectifs directement liés à la production touchent 180 prisonniers qui travaillaient dans les ateliers, 300 Vietnamiens et une soixantaine de Cubains dont les contrats sont résiliés (« Comment aurionsnous pu expliquer aux salariés, interroge l’ancien directeur du VEB, que l’on licenciait des Allemands et gardait des étrangers ? ») et 60 personnes environ qui sont mises en retraite d’office ; en effet, même si l’âge de la retraite était fixé à soixante-cinq ans pour les hommes, comme à l’Ouest, et soixante ans pour les femmes, de nombreux salariés travaillaient jusqu’à soixante-dix ans, voire audelà, le montant des retraites étant très modeste. Le premier plan social repose sur une réglementation spéciale des préretraites (Altersübergangsgeld) introduite dès février 1990 par le gouvernement de RDA et prorogée jusqu’en 1992 dans le traité d’unification. Bien que négociée dans les accords d’entreprise sur la base du volontariat, les salariés concernés étaient vivement incités à en bénéficier comme le rappelle un contrôleur qualité en retraite : « On nous a dit : “Pensez que vous, vous êtes en fin de carrière” ou “Si vous ne profitez pas des dispositions actuelles, vous risquez de vous retrouver au chômage et alors là vous ne toucherez pas grand –chose”. » Cette mesure a permis à l’entreprise, où la moyenne d’âge était élevée, de se séparer, « en douceur », de quelque 1 000 salariés de plus de cinquante-cinq ans. « C’étaient des départs qui ne posaient pas de problèmes, remarque le vice-président du conseil d’entreprise, car le plan social était assez favorable aux salariés ; par contre le deuxième plan social a été beaucoup plus douloureux ». En juillet 1991, le conseil d’entreprise demande à la direction de publier les noms de ceux qui constitueront le personnel fixe afin qu’ils ne soient plus angoissés par la crainte d’un licenciement et puissent, de ce fait, retrouver une plus grande motivation. Il incombe à la direction et au conseil d’entreprise, représentant les intérêts des salariés, la lourde tâche de décider des licenciements, une mission d’autant plus pénible qu’elle est assurée par ceux-là mêmes qui ont connu l’« emploi à vie » de l’ancien système. « On a fait trois listes ; sur l’une ceux qui resteraient après la privatisation, sur l’autre ceux qui bénéficiaient des mesures en vigueur : programmes de perfectionnement ou de reconversion professionnelle, entreprises d’insertion, aide aux emplois d’utilité collective. Et la troisième liste a concerné ceux qui sont partis. C’était... c’était une période où... c’était comme si... on les connaissait presque tous, ces gens... C’était une chose que d’être assis là et de décider que tel ou tel ne reviendrait pas, de négocier l’indemnité qu’il recevra, c’en était une autre que de dire concrètement à quelqu’un : “Tu es licencié et tu n’as aucune chance de revenir.” Oui... Quand on a réembauché, on est allé chercher pas mal de ceux qui étaient dans les emplois d’utilité collective. Mais à l’époque, c’est sûr qu’il y en a beaucoup qui y ont réfléchi à deux fois avant d’accepter ces emplois d’utilité collective. En effet, ils ne touchaient que 90 % des 60 % du tarif Ouest ; alors il y en a beaucoup qui sont partis volontairement. Ils n’ont pas
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supporté, ils n’ont pas cru qu’après un certain temps ils pourraient revenir. Il y en a beaucoup qui sont partis à l’Ouest pour chercher quelque chose. C’était de bons ouvriers qui sont partis. “Quels étaient les critères pour établir la dernière liste ?” Eh bien... ceux dont on se séparait, c’était, en règle générale les jeunes qui pouvaient soit se reconvertir, soit retrouver plus facilement un emploi. Les salariés les plus âgés ont bénéficié de la loi sur la protection contre les licenciements (Kündigungsschutzgesetz) de juin 1990. La conséquence de ces choix a entraîné une surreprésentation des 45-50 ans. Si bien que se sont rapidement profilées des difficultés pour assurer la relève et transmettre les savoir-faire et la mémoire. » Toutefois, la formation des apprentis, tout en leur assurant des débouchés, tend à normaliser la structure par âge. Ainsi, l’ajustement de l’entreprise à l’économie de marché s’accompagne-telle d’une réduction drastique des emplois : de 5 500 environ le nombre de salariés passe à 1 400 en 1993, date de la privatisation. C’est-à-dire qu’en trois ans 74 % des emplois dans la production et 80 % dans le secteur administratif ont disparu. Quant au nombre d’apprentis, il a baissé de 59 % [Mignon, 1997, p. 59 sq.]. Les licenciements se poursuivront jusqu’en 1996. Dans cette période de difficile restructuration et à la différence de nombreuses entreprises, l’ancien directeur du VEB souligne que le « versement ponctuel des salaires a toujours été notre priorité » ; tous les salariés interviewés estiment que c’était là, avec l’engagement de la direction à leur côté, une motivation supplémentaire pour sauver à tout prix leur outil de travail.
Sauver l’outil de travail Après la nouvelle loi fiduciaire du 17 juin 1990, la Treuhandanstalt (THA) a pour mission de désétatiser radicalement et d’assurer le passage de l’économie planifiée à l’économie de marché en privatisant et restructurant l’ensemble du « patrimoine du peuple » de la RDA. Le traité d’unification, entrant en vigueur le 3 octobre 1990, reprend la loi sur la THA sans grandes modifications. Le § 25 précise néanmoins l’obligation de privatiser et de restructurer ; mais une pratique courante de la THA consiste à gonfler artificiellement les coûts de restructuration et baisser ceux de liquidation [Vilmar et Guittard, 1999, p. 35 sq.]. Il en va ainsi à Freital, le plus gros employeur de la région, que la THA décide de liquider début 1992. Conscients d’appartenir à une entreprise réputée et de posséder une formation de qualité10, il n’est pas question pour certains d’abandonner la lutte, mais la dégradation du marché du travail a fait naître chez d’autres un tel sentiment d’impuissance et de résignation que seules 850 personnes, sur plus de 2 000, occu10. Même le rapport de la commission sur l’histoire de la RDA, créée en mars 1992 par le Bundestag sous la présidence de Rainer Eppelmann, reconnaît que malgré les contraintes politiques « un niveau de formation élevé a été atteint en particulier dans les domaines scientifiques et techniques » [Badia, 1995, p. 183].
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pent l’aciérie en avril 1992. Il convient de préciser que même efficacement soutenu par IG Metall, occuper « son » entreprise pendant plusieurs semaines ou se mettre en grève était une démarche tout à fait nouvelle à l’Est. Le droit de grève, garanti par la Constitution de 1949 (art. 14, § 2) n’était plus mentionné dans le code du travail (1961) ni dans la Constitution de 1968. Il avait, en effet, été refusé par le syndicat unique, la Confédération syndicale allemande libre (Freier deutscher Gewerkschaftsbund), au motif que les ouvriers, le peuple, n’avaient pas de raison de manifester contre ce dont ils étaient censés être propriétaires, même si « nous n’avions pas le sentiment que l’entreprise nous appartenait ». Mais la mobilisation des salariés et de la direction (occupation de l’usine, de l’aéroport de Dresde, manifestations), soutenus par la municipalité et le puissant syndicat IG Metall, la pression de l’opinion publique, l’engagement du Parlement régional de Saxe et la présence d’un nouveau repreneur réussissent à imposer, contre la volonté du directoire de la THA, la restructuration et la privatisation de l’entreprise, même si le nombre d’emplois sauvés est bien en deçà des espérances. Elle est reprise par une entreprise familiale de 450 salariés située en Rhénanie-duNord-Westphalie, elle aussi spécialisée dans le secteur de l’acier inoxydable et assez solide pour avoir surmonté les turbulences qui avaient affecté la sidérurgie. Elle est maintenant le plus important des quatre sites de production appartenant au holding Sächsische Edelstahlwerke GmbH Freital (ESW), dont le siège social a été transféré à l’Est pour bénéficier d’aides financières ; elle dispose d’une technologie de pointe et emploie, en 2003, 654 salariés dont 3 % seulement en contrat à durée déterminée. Le repreneur définit sa stratégie : moderniser l’appareil productif, réorganiser le travail et l’espace – Freital occupe désormais à peine les deux tiers de la superficie initiale – et trouver un créneau de production à forte valeur ajoutée. Pour assurer les chances de se maintenir sur un marché de plus en plus difficile, pas question de perdre des clients en arrêtant la production pour réaménager les lieux et réorganiser le travail. Aussi ces opérations sont-elles menées de front. Le personnel employé dans le cadre des mesures de subventions salariales forfaitaires, introduites en janvier 1993 dans les nouveaux Länder, est chargé de raser les locaux insalubres, d’aménager ceux qui seront conservés, de construire de nouveaux ateliers. Les salariés se souviennent : « Au début, Freital était devenu un champ de ruines et, par la suite, un immense chantier » ; « il faut imaginer ce que cela représentait. On se frayait un chemin au milieu des pelleteuses et des bulldozers pour rejoindre les ateliers » ; « nous, on continuait à produire, pendant qu’à côté, d’autres détruisaient les bâtiments du service social, les vestiaires, la cantine ou certains ateliers. Bien sûr, c’était indispensable, mais quand même, ces locaux, on y était habitué, c’était l’environnement dans lequel on avait vécu ». Un troisième plan social est mis en place entre 1993 et 1996, années où les effectifs se stabiliseront aux alentours de 640. Le conseil d’entreprise a toujours essayé de négocier les départs de façon « socialement supportable » – même si on peut s’interroger sur le sens du terme. Les indemnités des salariés licenciés
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s’élevaient à 6 000 marks (soit environ 3 000 euros) en moyenne pour un licenciement « pour raisons d’exploitation » (betriebsbedingte Kündigung), un montant variant en fonction de l’âge et de l’ancienneté dans l’entreprise11. La poursuite des licenciements fait douter des intentions du repreneur – il est soupçonné de vouloir fermer l’usine, comme ce fut le cas dans bien des endroits –, mais la construction d’un nouveau laminoir et d’un train de laminage en continu calme les inquiétudes. En fabriquant des aciers spéciaux pour les secteurs dentaire (prothèses), médical (articulations artificielles), automobile (soupapes), électronique, la construction navale et la technique offshore, Freital a opté pour une production en petites quantités et adaptée aux besoins des clients, ce qui nécessite une grande flexibilité, une exigence de qualité et de compétences que mentionne le repreneur dans une interview : « On demande un savoir-faire spécifique pour produire de l’acier inoxydable. On ne peut pas réaliser notre projet avec des gens auxquels il faudrait commencer par apprendre le b. a.-ba de l’acier. À Freital, presque tous ont eu une formation spécialisée. Le potentiel est unique. C’est un des grands avantages de ce site12. » C’est pourquoi le maintien en place des ouvriers et des techniciens estallemands est allé de soi ; 98 % des salariés actuels sont des Allemands de l’Est, toutefois les postes de direction sont occupés par des Allemands de l’Ouest. En moins de quatre ans, Freital est passé du statut de grande entreprise en situation de monopole à celui de PME évoluant dans un environnement instable : le marché des aciers, même spéciaux, est soumis à de fortes fluctuations et la concurrence y est rude. La réalisation impérative du plan et l’idéologie de la quantité (Tonnenideologie) ont fait place à l’objectif de qualité obligeant les salariés à acquérir et mobiliser de nouvelles compétences. Les conditions de travail, fortement perturbées par l’économie de pénurie qui régnait en RDA, se sont considérablement améliorées, entraînant, selon les salariés interrogés, une meilleure planification du temps de travail, désormais « pleinement occupé » et assorti d’une flexibilité importante – flexibilité du temps et des postes.
VERS UN TEMPS FLEXIBLE Dans le discours officiel de la RDA, rappelé dans le « plan de l’économie nationale 1961 », la productivité du travail était présentée comme la condition sine qua non d’une « diminution progressive et planifiée du temps de travail » et le dépassement du plan comme celle d’une amélioration des conditions de travail et de vie des salariés et de la population. Jusqu’en 1966, le temps de travail hebdomadaire était de 48 heures sur six jours, sauf dans les VEB, dans le secteur de 11. Ces plans sociaux n’avaient rien de comparable avec ceux de l’Ouest, où les salariés licenciés touchent des indemnités beaucoup plus élevées et où les suppressions d’emplois se font par l’intermédiaire d’entreprises d’accueil (Auffanggesellschaften) pourvues de moyens financiers conséquents et dans lesquelles le personnel en surnombre est transféré. 12. Sächsische Zeitung, 8 octobre 1993.
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l’information et des transports où il était passé à 45 heures en 1957. À partir de 1966, les 45 heures hebdomadaires sont généralisées (44 heures pour le travail posté) ainsi que la semaine de cinq jours, une semaine sur deux. En 1967, la suppression de fêtes religieuses jusque-là fériées (lundi de Pâques, jour de la Réforme, jour du Repentir et Ascension), s’accompagne de la semaine de cinq jours, d’une baisse du temps de travail à 43 heures trois quarts pour les employés et les ouvriers qui ne faisaient pas les trois huit ; ceux qui avaient un travail posté (deux-huit ou trois-huit) ainsi que les mères ayant au moins deux enfants étaient à 42 heures. La RDA, pour encourager la politique nataliste et faire face à la pénurie de main-d’œuvre, avait pris, dès les années 1950, des mesures qui favorisaient largement le travail des femmes et des mères de famille et leur permettaient de concilier activité professionnelle et vie familiale. Sur le temps de travail, le VEB devait permettre aux femmes de consulter un centre de planning familial et aménager deux pauses de 45 minutes pour celles qui allaitaient. Celles qui avaient des enfants de moins de 18 ans bénéficiaient d’une journée par mois de congé supplémentaire au nom évocateur – « la journée du ménage » (Hausarbeitstag) – ; une mesure étendue, par la suite, aux femmes seules de plus de 40 ans et aux pères élevant seuls leurs enfants. Pour favoriser la promotion des femmes, celles-ci pouvaient être libérée 20 heures par semaine, tout en percevant leur plein salaire, pour suivre des cours du soir ; celles qui reprenaient des études à plein-temps bénéficiaient d’une bourse si elles étaient célibataires ou touchait 80 % de leur salaire si elles avaient des enfants. Le nouveau code du travail de 1977 rappelait que la « politique de l’État socialiste continue à s’orienter vers le passage progressif à la semaine de 40 heures en réduisant le temps de travail quotidien sans diminution de salaire et tout en maintenant la semaine de travail de cinq jours » (§ 160, 1), mais précisait : « La durée du temps de travail hebdomadaire est fixée par le conseil des ministres en accord avec la direction de la Confédération syndicale allemande libre selon le rythme de développement de la production socialiste, l’augmentation de l’effectivité, du progrès technique et la croissance de la productivité du travail » (§ 160, 2). En fait, les choses resteront en l’état jusqu’à l’unification qui verra l’introduction progressive du temps de travail défini par les conventions collectives de l’Ouest ainsi que la mise en place de la législation du travail ouest –allemande. En 1995, les salariés de la métallurgie, secteur auquel appartient l’aciérie, travaillent 39 heures par semaine et en 1996, tandis que la semaine de 35 heures est introduite dans la métallurgie ouest-allemande, l’Est passe à 38 heures13 ; le temps de travail y est donc de 8,5 % supérieur à celui de l’Ouest.
13. En moyenne, le temps de travail à l’Est – 39,1 heures par semaine – reste supérieur à celui pratiqué à l’Ouest – 37,4 heures – et présente surtout une grande disparité.
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Interdépendance du temps et de la technique À l’époque de la RDA, la modestie des salaires et traitements était compensée par la « deuxième enveloppe salariale » (zweite Lohntüte) qui désignait les biens et services fortement subventionnés par l’État et de ce fait gratuits (soins, formation initiale et professionnelle, bourses d’études) ou très bon marché (crèches et jardins d’enfants, produits alimentaires de première nécessité, chauffage, eau, électricité, loyers, transports en commun, livres, billets de théâtre et de cinéma). Dans l’aciérie, les coûts salariaux ne représentaient que 7 % des dépenses totales dont 85 % étaient consacrées aux dépenses en matériel, étant donné le prix élevé des machines et des matières premières ; « c’est pourquoi les mesures visant à économiser le temps de travail ne se justifiaient pas économiquement, c’est aussi une raison pour laquelle la productivité du travail restait si faible14 ». Ainsi le facteur temps n’était-il pas déterminant dans l’organisation du travail, par contre il était intimement lié à la réalisation du plan, dont il fallait respecter les délais et dont dépendait le montant de la prime versée à l’entreprise. Toutefois, l’ancien responsable du service comptable précise que les objectifs du plan pouvaient exceptionnellement être revus à la baisse pour permettre au VEB de percevoir l’intégralité de sa prime afin de ne pas pénaliser les salariés. Malgré tout, la priorité restait l’exécution du plan ; de ce fait, les perturbations dans le processus de production étaient vivement critiquées par les ouvriers lors des différentes réunions : collectif de travail (brigade), atelier, service, syndicat ou parti : « Pour atteindre nos objectifs économiques, chaque heure travaillée doit être une heure véritablement efficace. Nous en sommes encore souvent empêchés par les temps d’attente dus aux problèmes techniques et organisationnels – et aussi, il ne faut pas l’oublier – par le manque de main-d’œuvre dans d’autres ateliers. » C’est ainsi que s’exprimait, en mars 1988, la brigade de jeunes « Octobre rouge », dans le journal d’entreprise édité par la cellule du parti. D’ailleurs, le code du travail énonçait : « Si le salarié ne peut effectuer son travail à la suite d’incidents techniques, de temps d’attente et d’interruption, on peut lui proposer un autre travail dans l’entreprise ou, en cas d’impossibilité, dans une autre entreprise du même lieu » (§ 86), mais, « en cas d’impossibilité, le salarié reçoit une compensation à hauteur de son salaire » (§ 114). Non seulement le code du travail prenait en compte la désorganisation, mais il existait un quota d’heures d’entretien attribué aux différentes lignes de production et assorti d’une prime pour les réparateurs : « Par exemple, le laminoir avait droit à une totalité de 8 heures d’immobilisation par mois. Ces heures étaient réparties en heures pour les problèmes mécaniques, les problèmes électriques et les problèmes technologiques. Moi, je travaillais à l’entretien électrique ; la prime était liée au respect du temps fixé pour l’entretien des machines. Par exemple, pour le laminoir, on avait 14. Script de l’ancien directeur du VEB, Edelstahlwerk Freital. Der Weg vom VEB zum privatisierten Unternehmen.
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droit à 300 minutes d’immobilisation par mois pour problèmes électriques. La prime dépendait du fait qu’on dépassait ou au contraire qu’on n’atteignait pas ce taux. “Il y avait donc une pression sur le temps ?” Non, car la différence de prime était minime. Si on respectait le temps imparti, on touchait 100 % de la prime, soit 1,5 mark (environ 0,1 % du salaire), si on était en dessous, on touchait 1,75 mark, si on dépassait 1,25 mark. On ne peut pas dire qu’il y avait une grande différence ! [...] Par contre, le temps jouait un rôle important, car il y avait tout un travail de décompte. Il fallait noter scrupuleusement le nombre de minutes passées à réparer. » Cet exemple, cité par un électricien du service de réparation, illustre bien les limites de la motivation par l’argent auxquelles il convient d’ajouter un paradoxe que souligne le répondant : « Un atelier électrique et un atelier mécanique étaient rattachés à chaque laminoir. Pour l’entretien courant, on avait droit à trois minutes. Une sirène retentissait ; bref-long-bref, c’était pour les électriciens ; on avait trois minutes et le temps de se rendre sur place, les trois minutes étaient déjà passées et c’était très strictement chronométré. De ce point de vue, je dirais que le temps exerçait une forte pression à cause de la prime de rendement. Comme on dépassait souvent le temps imparti, on gagnait moins ; finalement ce qu’il y avait de curieux dans ce système c’est qu’on risquait de perdre de l’argent dès qu’on commençait à travailler. C’était contre-productif ! » Pour assurer la réalisation du plan, voire son dépassement, il était largement fait appel, surtout au moment où les indicateurs de production devaient être rendus par les collectifs de travail – fin de mois, de trimestre et d’année –, aux heures supplémentaires qui, d’après le code du travail, devaient « rester l’exception » (§ 172, 1) et au travail intensif quand l’approvisionnement et les machines fonctionnaient, ce qui contribuait à leur usure prématurée. C’est sans doute la raison pour laquelle les salariés interrogés considèrent que la pression temporelle était plus forte à cette époque que maintenant. « On a travaillé tout le temps ; il n’y avait pour ainsi dire pas de jours fériés. Juste pour Noël, l’équipe s’arrêtait à 18 heures et reprenait à 21 heures. » Il faut entendre ici sous le terme « travailler » les heures de présence sur le lieu de travail, car l’intensité du travail était fortement tempérée à la fois par les horaires hebdomadaires relativement élevés, par l’étalement du travail sur toute la semaine, jours fériés compris, et par la réglementation du code du travail : « Le temps de travail quotidien doit être interrompu par un nombre suffisant de pauses pour permettre aux salariés de récupérer » ; « la durée minimum d’une pause est de 15 minutes ; et d’au moins 30 minutes pour le repas ». Au cas où ces pauses seraient impossibles pour des raisons d’organisation du travail (production ininterrompue, travail posté), « il faut accorder aux salariés, durant le temps de travail quotidien, de courtes pauses » qui doivent s’élever en tout à 20 minutes au moins ; « elles sont considérées comme du temps travaillé » (§ 165, 1, 2, 3). À cela s’ajoutent les temps d’attente dus à la rupture dans les livraisons de matière première, à l’immobilisation des machines. Les heures non effectuées, en raison des congés maladie, des arrêts de travail dus au manque d’approvisionnement, à l’immobilisation des machines défectueuses étaient évaluées à environ
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15 % du temps de travail annuel [Kudera, 1993, p. 67 sq.]. Ainsi le temps de travail était-il ponctué de pauses prévues et imprévues qui cassaient la cadence. Les périodes d’arrêt étaient souvent mises à profit pour faire des achats dans le magasin nationalisé (Handelsorganisation) situé au sein du VEB et s’il y avait un arrivage de bananes ou d’oranges, se souvient un salarié, « la nouvelle faisait le tour de l’entreprise ; tout le monde se précipitait pour en acheter ; personne n’a demandé d’autorisation ; on y est allé et personne n’a rien dit. Le problème, c’était l’économie de pénurie généralisée ».
Interdépendance du temps et du marché Depuis la privatisation, l’organisation du temps de travail fait partie des priorités de la direction. D’abord, l’ensemble des salariés n’a droit qu’à une pause journalière de 30 minutes, qui, contrairement aux autres entreprises du secteur, sont déduites du temps de travail ; ensuite les horaires à la carte, contrôlés par horodateur, ont été introduits pour les employés qui apprécient de pouvoir concilier plus facilement vie professionnelle et vie familiale. Ils jouissent, en effet, d’une certaine autonomie dans l’aménagement de leur temps de travail puisqu’à côté de la plage fixe de présence, ils peuvent choisir leurs heures d’arrivée et de départ dans les plages mobiles. « [Du temps de la RDA], c’était infernal, se rappelle une secrétaire, tout le personnel administratif arrivait avec les bus à 6 heures 30 et repartait avec ceux de 16 heures 03. Vous n’imaginez pas la cohue que c’était ! En plus, on finissait le travail à 16 heures et il ne fallait pas rater le bus ! » Mais la transformation essentielle concerne l’effacement des heures supplémentaires et l’augmentation de la flexibilité productive. La direction a recherché plus de souplesse en introduisant le « compte d’horaires mobiles » (Gleitzeitkonto) pour les employés et la « banque d’heures de travail » (Arbeitszeitkonto) pour les ouvriers de la production. Le « compte d’horaires mobiles », qui peut afficher une variation mensuelle positive ou négative plafonnée à dix heures par rapport au nombre d’heures dues, permet en réalité à l’entreprise de ne pas payer d’heures supplémentaires. « Si je dois faire 168 heures dans le mois, je peux en faire 178 ou 158, dit le comptable, si je fais, par exemple, 22 heures supplémentaires au mois de janvier, il y a bien la possibilité théorique de les récupérer sous forme de congés, à condition que ce soit dans le même mois. Mais cela doit être accepté et ben... [hausse les épaules d’un air dubitatif] à vrai dire, il arrive rarement que l’on rentre chez soi à 13 heures au lieu de 16 ou 17 heures, à cause du volume de travail. Sur ces 22 heures, dix pourront être reportées sur le mois de février et les douze autres sont perdues pour moi. Elles ne sont pas payées. » La direction laisse ainsi aux employés le soin de gérer le manque de personnel et de faire face à l’étroite dépendance des tâches, comptant sur leur conscience professionnelle. « Ces heures supplémentaires non payées, il faut bien que je les fasse, parce que nous sommes trop peu nombreux et que tout est imbriqué et le commercial a besoin de mes calculs. »
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La seconde mesure, mise en place en 1997, a introduit la flexibilité du temps de travail pour les ouvriers de la production sous forme de « banque d’heures de travail » ; elle a nécessité deux années de négociations entre la direction et le conseil d’entreprise, qui, avec les supérieurs hiérarchiques, a dû en expliquer le bien fondé auprès des travailleurs. Conformément à la loi sur la codétermination (Mitbestimmungsgesetz), l’accord d’entreprise, une fois signé par les deux parties, a été appliqué à tous. En avril 2003, un nouvel accord a clairement précisé : « Les conditions particulières de production et les formes spécifiques d’organisation du travail [...] exigent une importante flexibilisation du temps de travail. C’est pourquoi la direction et le conseil d’entreprise considèrent comme nécessaire de pouvoir planifier une réduction du temps de travail journalier ou hebdomadaire [...] en période de moindre production, et une augmentation du temps de travail en période de forte production. La flexibilisation du temps de travail sert aussi à satisfaire les exigences du marché et de nos clients [...]. En même temps, elle doit contribuer à optimiser l’utilisation de nos installations à fort coefficient de capital et à garantir une production économique et une forte productivité. En outre, l’objectif de la flexibilisation est d’assurer la sécurité d’emploi. Les variations de travail, inévitables dans la production d’acier sensible aux mouvements cycliques, doivent être compensées de sorte que les heures supplémentaires et le chômage technique qui en résultent soient, dans une large mesure, évités et que soit assuré aux salariés un revenu mensuel régulier, indépendant des variations de travail. » L’accord prévoit que les heures travaillées au-delà des 38 heures hebdomadaires tarifaires alimentent le « compte » de chaque salarié. Le crédit temps ne peut pas excéder 200 heures par an ; au-delà, les heures doivent être payées en heures supplémentaires15. Le compte peut également être négatif avec, là aussi, un plafond de 200 heures. Le jugement des salariés est mitigé : ils sont satisfaits de pouvoir puiser dans leur « banque d’heures de travail » pour compenser les périodes de sous-activité ce qui permet un lissage de la rémunération en cas de chômage technique, tout en regrettant les heures supplémentaires mieux payées ; ils apprécient, dans l’ensemble, de disposer de « réserves de temps » qu’ils peuvent, théoriquement, récupérer sous forme de temps libre en fonction de leurs besoins personnels. Théoriquement car, comme pour la planification mensuelle des horaires de travail qui « doit tenir compte des souhaits des salariés », il est précisé « dans la mesure où cela n’est pas contraire aux intérêts de l’entreprise ». Enfin, les travailleurs se plaignent de l’augmentation des contraintes temporelles dues à l’irrégularité de la charge et du rythme de travail, soumis à la demande de la clientèle ; ce qui explique les fortes réticences au départ. Le système est étroitement surveillé : un ouvrier, dont le compte est débiteur peut difficilement refuser de venir travailler un samedi, ou bien le chef d’entreprise lui rappelle qu’en lui versant son salaire intégral, malgré un compte débiteur, 15. Si un salarié quitte l’entreprise avec un solde positif, celui-ci lui est payé.
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il lui fait en quelque sorte crédit et qu’il lui faut remettre son compte à zéro. À partir de 150 heures de débit, la pression exercée sur l’ouvrier s’accentue : il doit justifier auprès de ses supérieurs l’origine de son débit et « il faut se remuer ». Le contrôle s’exerce aussi sur les comptes indiquant un crédit important ; dans ce cas, le travailleur est vivement incité à rester chez lui car un dépassement des 200 heures entraînerait le paiement d’heures supplémentaires. Grâce à la « banque d’heures de travail », la direction peut améliorer la gestion prévisionnelle du temps de travail en l’ajustant aux fluctuations de l’activité tout en n’ayant pas ou peu recours aux heures supplémentaires et par là diminuer les coûts de production. Cette formule fait aussi supporter par les salariés les heures perdues pour des raisons techniques comme le souligne le président du conseil d’entreprise : « Du temps du VEB, si une machine était en panne, on renvoyait souvent les ouvriers chez eux, sans perte de salaire. Aujourd’hui, en cas de gros pépin, si on les renvoie chez eux, ce temps est prélevé sur leur compte. En réalité, ils “payent” pour un problème technique. »
VERS DE NOUVELLES COMPÉTENCES Le décret de 1979 sur les combinats et les VEB stipulait que « l’entreprise doit concrétiser l’organisation scientifique du travail pour augmenter la productivité du travail, économiser les postes de travail, libérer de la main-d’œuvre et améliorer les conditions de travail des travailleurs. Il incombe à l’entreprise de créer des conditions de vie et de travail qui permettent aux travailleurs un fort rendement, leur garantissent la sécurité d’emploi, favorisent […] [leur] créativité et simplifient le travail ». Dans le VEB, les moyens manquaient : « J’étais dans le service chargé de l’organisation scientifique du travail ; le plan définissait, chaque année, le nombre de postes de travail à améliorer – moins de bruit, moins de chaleur... Pour cela, on recevait une certaine somme, toujours insuffisante ; alors, il nous fallait bien inventer des solutions économiques et malgré tout efficaces, car il y avait une commission de contrôle. » Ce service avait aussi en charge la rationalisation des processus de travail qui, en réalité, étaient marqués par des réajustements constants et une adaptation aux impondérables compte tenu du financement insuffisant, de l’approvisionnement inégal, des dysfonctionnements matériels et surtout du manque chronique de main-d’œuvre ; à cela s’ajoutait la difficulté à relever les normes : les politiques avaient toujours présent à l’esprit les grèves de juin 1953 contre un relèvement des normes de travail (plus de 10 %) qui s’étaient transformées en insurrection populaire, réprimée par les forces armées soviétiques et la police est-allemande. De plus, personne n’avait intérêt au relèvement des normes. Il y avait de « petits arrangements » entre normeurs et ouvriers : « Le normeur nous suivait le long de la ligne de production ; il cochait des cases dans un tableau selon les opérations que nous effectuions et notait la quantité obtenue. Si celle-ci dépassait la
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norme, nous lui demandions, et il le faisait, de reporter une partie de notre production sur un jour non travaillé, pour que les normes ne soient pas augmentées. » Non seulement les ouvriers, mais aussi la direction ne souhaitait pas un dépassement trop important des normes qui aurait entraîné un relèvement des indicateurs du plan. Le système obligeait de ce fait à un savant calcul permettant aux ouvriers de toucher 100 % de leur salaire au rendement et à la direction d’obtenir le maximum de primes pour le VEB.
Capacité d’improvisation En fait, les « principes d’organisation scientifiques » formellement rationnels coexistaient avec des pratiques d’organisation et de régulation informelles gérées par les travailleurs eux-mêmes en accord tacite avec le contremaître ; une organisation que Martin Heidenreich qualifie de « pseudo-taylorienne » [Heidenreich, 1991]. « Si une machine fonctionnait mal, le contremaître nous disait : “Eh bien ! Invente quelque chose ! Débrouille-toi !” Quand il manquait une pièce, on bidouillait, on se débrouillait pour en façonner une avec du vieux matériel qu’on avait gardé dans un coin de l’atelier, ça pouvait toujours servir. » « Chacun avait son idée et la proposait. On essayait de prendre la meilleure. Et on y arrivait ! » L’engagement annuel que prenaient la direction du VEB et celle du syndicat (Betriebskollektivvertrag) prévoyait par ailleurs l’attribution de primes aux collectifs qui contribueraient non seulement à améliorer les conditions de travail mais aussi à « économiser » du matériel, de l’énergie et également du personnel : « Un jour, il y a eu quelque chose qui s’appelait “introduction du salaire productif” (Produktivlohn) ; je n’ai jamais bien compris ce que ça voulait dire, c’était un truc pour faire des économies [...], des économies de personnel. Par exemple, on avait installé un four dans l’aciérie et une nouvelle ligne de fonderie et on a dit, parce qu’il y avait beaucoup de technique : “Il nous faut huit électriciens de plus” et ça a été accepté. Et puis on a dit : “Eh bien, finalement, on se débrouillera avec quatre seulement.” Alors on en a embauché quatre et les quatre autres, on les avait “économisés”. C’était notre contribution aux économies de personnel et environ 60 % de cet argent économisé était réparti entre les électriciens ; on était près de 400. L’argent des quatre “économisés” était versé dans le fonds de prime et augmentait notre prime. » La débrouillardise des salariés était indispensable car les demandes pour obtenir de nouveaux équipements, un meilleur approvisionnement restaient le plus souvent lettres mortes puisque seul le ministère décidait des investissements. « Tout ce qu’une entreprise peut normalement financer avec ses bénéfices, souligne l’ancien directeur du VEB, ne pouvait être réalisé qu’avec l’aval des supérieurs hiérarchiques. Bien sûr, nous pouvions dire que nous souhaitions les investir dans un nouveau laminoir. Il fallait d’abord que ce soit accepté, on devait présenter des bilans. » Toutes ces démarches étaient longues et fastidieuses dans ce « système complètement figé. [...] Toutes les décisions à long terme se prenaient à l’extérieur de l’entreprise. Cela nous déprimait complètement ; on se disait : “De toute façon,
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ça n’a pas de sens si d’autres...” ou “Nous avons eu une bonne idée et l’avons si bien justifiée et pourtant elle est refusée”, oui... c’était déprimant. » Pour les ouvriers aussi, les difficiles conditions de travail étaient source de frustration. Ainsi, dans le journal de la brigade « Geschwister Scholl », on peut lire l’amertume de ces onze jeunes recuiseurs qui se plaignent des canalisations d’eau qui éclatent, de la porte du four qui ne peut s’ouvrir par – 28˚C., du manque de matériel et de coordination avec le laminoir, des arrêts permanents du four. Après que celui-ci a été arrêté plus d’un mois, ils notent dans leur journal de brigade de l’année 1987 : « On nous envoie travailler dans d’autres ateliers ; avec ces “activités annexes”, beaucoup d’entre nous ne sauront plus vraiment comment on se sert du four ! » et se désespèrent : « Nous ne pourrons pas remplir le plan, encore moins le dépasser. » Ce qui ne les empêche pas, semble-t-il, de trouver des solutions puisqu’ils sont cités comme meilleure brigade de jeunes quelque temps plus tard.
Responsabilisation et polyvalence Les conditions de travail actuelles (approvisionnement régulier et de qualité, locaux plus agréables, lutte contre le bruit, machines plus performantes et surtout plus fiables) sont un soulagement pour les ouvriers de la production : « Je dois dire que dans un process de production normale, c’est devenu beaucoup... beaucoup plus tranquille. » Une situation appréciée même si certains ont l’impression qu’il est moins fait appel à des compétences et des savoir-faire qu’ils étaient seuls à détenir : « Avant, les fours – ils étaient huit – avaient chacun leur spécificité ; il y en avait un qui chauffait plus vite, un autre qui avait besoin d’une attention particulière quand il faisait froid. On les “connaissait”. Il fallait les surveiller, repérer le moment où ils avaient atteint la bonne température. Maintenant, il n’en reste plus qu’un ; il est commandé par ordinateur ; il y a beaucoup moins de problème. Bien sûr, c’est moins compliqué, oui... oui... c’est plus facile... » La réactivité imposée par le marché et les nouvelles formes de concurrences obligent à une adaptation rapide, qui rendait caduque l’ancienne organisation pyramidale à laquelle succède une hiérarchie « en râteau » avec réduction des étages supérieurs. La nouvelle structure, qui tourne le dos à la spécialisation des fonctions et à la centralisation des décisions, allège la hiérarchie en créant des cellules de travail de petite taille et en leur déléguant un maximum de responsabilités. Mais elle déroute bien des salariés qui ne savent plus exactement qui donne les ordres, qui fait quoi, qui est responsable de quoi. Les responsabilités, déléguées au premier niveau de la production, et le très fort contrôle de l’activité par l’informatique sont un des facteurs de stress : « En RDA, c’était l’idéologie de la quantité et la qualité passait plus ou moins à la trappe, selon un électricien. Aujourd’hui, il y a une autre philosophie d’entreprise : produire une excellente qualité ; la pression du temps est moindre, mais elle est remplacée par celle de la qualité ; il faut savoir d’où viennent les erreurs ; de ce fait les gens ont maintenant une plus grande responsabilité. Ce n’est
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plus le chef d’atelier mais le lamineur qui est responsable de sa production. Le lamineur met en route le laminoir, il contrôle les mesures et doit corriger quand il y a quelque chose qui cloche. S’il n’y arrive pas, alors il va voir le chef d’atelier et lui dit qu’il a des problèmes. Avec l’ordinateur, on peut savoir quelle équipe a commis une erreur. » Cette responsabilisation du personnel se fait essentiellement dans un sens négatif. Les savoir-faire qui déterminent l’activité et dépassent de loin la tâche prescrite ne sont pas reconnus « même par un simple compliment » tel l’exemple du fondeur, dont la parfaite connaissance du four, permet d’économiser des alliages fort coûteux et fait gagner des centaines de milliers d’euros à l’entreprise. Par contre, le jour où l’ordinateur lui transmet des données erronées et qu’il ne les corrige pas, parce qu’il doit aussi remplacer le grutier absent et qu’il est débordé, il reçoit un blâme : « Avec votre expérience [soudain reconnue !], vous n’auriez jamais dû laisser passer une telle erreur ! » Ce dernier exemple illustre la contradiction, source de stress, à laquelle sont soumis les ouvriers : responsabilité accrue, exigence de qualité dans le cadre de contraintes – ici occuper deux postes à la fois – qui augmentent leur charge de travail et saturent leur temps de travail. L’intensification du travail tient aussi à la polyvalence requise pour compenser la baisse des effectifs ; le président du conseil d’entreprise rappelle qu’un dixième du personnel d’avant assure un tiers de la production. « En tant qu’aciériste, en tant que lamineur, tu n’es plus pour ainsi dire attaché à ton poste. En tant qu’aciériste, tu fais tout. Quand tu n’as plus rien à faire à ton poste de travail, alors tu travailles sur un autre poste. Ça veut dire que tu peux remplacer quelqu’un à qualification égale. Je vais te donner un exemple : à la coulée continue, il y a six ouvriers et une fois le travail terminé, ils font quelque chose de complètement différent, par exemple la préparation. Le fondeur est catapulté aux travaux de préparation et il passe ensuite à la coulée continue. C’est un mouvement permanent. Avant tu étais aciériste, tu étais chaudronnier, tu étais lamineur, tu étais fondeur. Et comme fondeur tu n’avais qu’un seul poste de travail. Aujourd’hui il doit faire ça et ça et savoir fondre. Et quand il n’y avait pas de travail, il attendait que le travail arrive. Il arrivait qu’on envoie un ajusteur au laminoir. Mais il fallait que ce soit discuté avant avec le contremaître et qu’il ait une autorisation de celui qui l’envoyait et de celui qui le réceptionnait ; c’était assez compliqué. » Pour pallier la faible couverture en personnel et le problème de la structure par âge, particulièrement aigu en Allemagne de l’Est où il sera de plus en plus difficile d’assurer la relève, un « transfert d’expérience » a été mis en place. Certains jeunes, une fois leur apprentissage terminé, sont « sélectionnés » en fonction de leur qualification, de leur aptitude au travail d’équipe, de leur motivation ; parallèlement à leur travail, ils acquièrent des savoir-faire auprès d’ouvriers expérimentés qui les « parrainent ». Cette formation à la polyvalence intéresse les contremaîtres qui y sont associés sans rémunération supplémentaire. En effet, il leur faut faire face aux impondérables ou répartir sur les ouvriers présents la charge de travail des absents, faute de quoi ils doivent effecteur les tâches eux-mêmes ce qui leur
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est difficile compte tenu du calcul très serré du temps. C’est pourquoi ils ont intérêt à disposer d’équipes qualifiées et polyvalentes. Quant aux jeunes, ils peuvent espérer remplacer, un jour, un ouvrier qui partira en retraite. Cette possibilité de promotion interne, qui n’est pas automatique, permet à l’entreprise de s’assurer la loyauté et la stabilité d’un personnel qualifié.
Charge mentale et intensification du travail Si l’automatisation et l’informatisation ont diminué la charge physique, elles ont, du fait de l’attention requise, fortement augmenté la pénibilité mentale. Le métier de fondeur, par exemple, autrefois essentiellement physique, exige maintenant une vigilance constante, indispensable à la surveillance simultanée de trois ordinateurs et au traitement rapide des informations : « Ça devait être plus facile pour nous, mais c’est devenu plus difficile, parce qu’on doit encore faire tous les travaux d’écriture, en plus... les comptes rendus et les notes pour que le chef soit au courant ; on note les lots, la qualité, le temps de coulée... [...]. L’ordinateur... c’est pour nous un soulagement... normalement.... mais avec tout ce que l’on fait en plus... on a plus de stress. [...] Avant, je dirais que sur les huit heures de travail, on avait sept heures de travail physique, bon... et maintenant, sur les huit heures, on en a sept où on... où il faut être complètement concentré. » La contradiction entre le discours sur l’« allégement » du travail, tenu par la direction, et la perception des salariés apparaît ici clairement : l’informatisation occasionne une charge mentale s’ajoutant aux anciennes tâches ; elle a de surcroît obligé les salariés à augmenter leur temps de travail en entreprise d’un temps professionnel à domicile pour se former, aucune formation n’étant assurée. Non seulement la complexité croissante des tâches à effectuer et leur enchaînement rapide, mais aussi le manque de personnel contribuent à l’intensification du travail : « Aujourd’hui, assure le comptable, on a moins de temps qu’avant, mais on s’est adapté... C’est surtout le volume de travail qui est très important... parce que la couverture en personnel est très mince. En dehors de moi – et certainement que tous les autres peuvent le dire chacun dans son domaine –, il n’y a personne qui fasse les calculs prévisionnels. Je suis tout seul. Bon, il faut bien que le travail se fasse. Si je n’y arrive pas en huit heures, je le fais en dix. » L’imbrication des différents process crée une contrainte de temps comme ce même comptable l’a rappelé plus haut en évoquant le lien entre son travail et celui du service commercial ; il en va de même à la production où l’informatisation de l’ensemble du process de production permet de surveiller la traçabilité des produits, de suivre les commandes et surtout de mesurer le taux d’utilisation des machines. Si bien que le temps est rentabilisé au maximum, le but de la direction, étant naturellement de tirer le meilleur parti des heures travaillées. Même si les appréciations sont contrastées, les salariés sont généralement satisfaits de la relative autonomie dont ils disposent dans l’organisation de leur travail et ils ont intériorisé les contraintes liées à leur poste les considérant à la fois comme
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une nécessité (« il faut que l’entreprise tourne ») et comme des facteurs de stress : « Avant, c’était la course contre la montre, pourtant c’était moins stressant qu’aujourd’hui », résume le président du conseil d’entreprise. Stress dû à la pression du marché et aux délais à tenir malgré les problèmes de technologie et d’effectif.
VERS L’INDIVIDUALISATION À l’époque de la RDA, le service des normes de l’entreprise comptait vingt personnes. « Par exemple, explique l’ancien directeur du VEB, il y avait trois personnes au marteau de forge, on ne pouvait pas les évaluer séparément. Alors on ne travaillait pas avec le chronomètre, mais on disait plutôt : “Bon, vous devez faire tant de tonnes en tant d’heures. Vous devez respecter les indicateurs de qualité et avoir peu de rebut.” Les collectifs qui travaillaient en trois-huit, on les évaluait globalement aussi. Ainsi, il y avait des critères de normes collectifs pour la production, la qualité et puis il y avait les infractions personnelles à la discipline, à la qualité et il y avait des retenues. Et il pouvait aussi arriver que le résultat du collectif soit de 30 % en dessous de la norme, mais que celui de l’individu soit supérieur à la norme et que celui-ci touche 120 % ou 130 %. Ça arrivait. Là où le travail se faisait sur des machines, par exemple sur un tour, là on évaluait avec un chronomètre. On avait besoin des normes. Ça passait pour ignoble, mais on le faisait... Il me fallait bien connaître le temps nécessaire en fonction des objectifs. “Et quand les normes n’étaient pas respectées ?” Alors, les salariés touchaient moins de 100 % de leur salaire, cela pouvait descendre jusqu’à 90 %. Pour les gens, c’était déjà une sanction de toucher moins de 100 %, car les salaires étaient peu élevés et étaient calculés en incluant certains dépassements, payés sous forme de primes. » En effet, le salaire de base (Grundlohn), fixé par l’État selon les branches et l’échelon, était insuffisant pour vivre, même dans un pays où la santé et l’éducation étaient gratuites, les produits alimentaires de base fortement subventionnés et où les loyers n’avaient pas augmenté entre 1962 et 1989. En 1988, le salaire des ouvriers de la production, payés au rendement – c’était le cas à Freital –, se décomposait en salaire de base (66,8 %) fixé par le ministère, primes de rendement (21,8 %) et complément salarial (11,4 %) [Stephan et Wiedemann, 1990, p. 551], lequel comprenait, entre autres, un supplément pour la pénibilité, le travail posté, le travail de nuit, les dimanches et jours fériés travaillés. Contrairement au salaire de base, les primes n’étaient ni imposables, ni assujetties aux cotisations sociales, ce qui a joué en défaveur des salariés pour le calcul des retraites au moment de l’unification.
Rendement et implication politique et sociale Interrogé sur l’application effective d’une retenue sur le salaire des ouvriers, l’ancien directeur du VEB répond : « Quand ils étaient très fortement en dessous
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des normes, oui, ils ne touchaient que 90 % du salaire. Oui ! C’est vrai que c’est rarement arrivé, mais c’est arrivé. Dans les accords sur les normes, qui étaient révisés tous les ans, on fixait les infractions personnelles. Par exemple si quelqu’un arrivait souvent en retard, le contremaître avait le droit de lui dire : “Mon cher, je te retire tant de pour cent.” C’était tout. Juste que ce n’était pas appliqué..., pas très souvent, parce que l’ouvrier disait alors : “Dis donc, tu es trop sévère avec moi, alors je pars, je vais travailler à l’ajustage.” Et il allait travailler avec un autre contremaître qui était plus tolérant. Les ouvriers avaient un certain pouvoir, parce qu’il y en avait trop peu... à cause de la pénibilité du travail. » Pour stimuler l’ardeur au travail, le directeur disposait de deux moyens : les félicitations et les primes. Dans l’accord collectif d’entreprise, il s’engageait à faire, « en termes élogieux », une allocution à la radio d’entreprise sur celui, collectif ou individu, qui avait obtenu des résultats « exceptionnels » dans la semaine, le mois ou le trimestre et à le citer dans le rapport central et dans le journal d’entreprise. De plus il devait « stimuler matériellement » le travail de qualité, par « des primes et des voyages à l’étranger16 ». Mais l’élément essentiel restait la prime de fin d’année (Jahresendprämie) de loin la plus importante ; elle était prélevée sur le fonds destiné aux primes (Prämienfonds) dont le montant global était versé par le combinat et dépendait des résultats de l’entreprise ; la prime de fin d’année était distribuée par la direction, en accord avec la section syndicale d’entreprise, aux différents services, lesquels attribuaient une certaine somme à chaque brigade selon ses résultats dans l’« émulation socialiste », qui consistait en des défis que se lançaient les brigades. À charge pour elles de la répartir entre chacun de ses membres. « Ainsi, une prime individuelle dépendait, en fait, d’un travail le plus souvent collectif », relève un retraité et, paradoxe du monde du travail de RDA, il arrivait que les normes soient augmentées à la demande... des ouvriers ! « Si une brigade participait à l’“émulation socialiste”, son objectif était d’obtenir le meilleur rendement possible. Donc, elle travaillait vite et produisait beaucoup ; ce résultat, il fallait le faire valider, ce qui avait pour effet d’augmenter les normes. Car il y avait une prime à la clef ! » Outre la productivité, les critères de nature politique, sociale ou culturelle jouaient un rôle très important ; la brigade pouvait gagner des points si elle faisait de nouvelles adhésions au parti, organisait des réunions, des sorties, si elle tenait un « beau » journal, si certains de ses membres participaient bénévolement à des travaux d’intérêt collectif, rendaient visite à un collègue malade ou aidaient un retraité à réparer sa clôture, si elle comptait des membres inscrits à l’« amitié germano-soviétique », aux tournois sportifs, aux « groupes de combat » (Kampfgruppen), qui s’entraînaient dans l’entreprise même ; créés à la suite des événements de juin 1953, ces groupes, qui ne sont jamais intervenus, étaient chargés de défendre le VEB en cas d’attaque par les « forces impérialistes ». 16. Accord collectif d’entreprise 1989, p. 1, points 5 et 7.
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L’attribution individuelle de la prime était fonction des performances et de l’implication dans la brigade et se faisait au cours d’une réunion collective que relate un ancien contrôleur du service qualité : « Imaginons que répartie entre les membres de la brigade, la prime représente pour chacun 10 % du montant. Le brigadier pouvait proposer pour l’un 8 % et pour un autre 12 % en expliquant que le deuxième avait participé à toutes les réunions du collectif, à toutes les sorties dont il avait organisé certaines, qu’il tenait le journal de brigade, etc. » et un contremaître d’ajouter : « On en discutait dans le collectif. “Bon, que faisons-nous ?” Eh bien... on pouvait verser la prime dans la caisse de la brigade, pour refaire un beau voyage tous ensemble, ça se passait comme ça... ou il y en avait un qui disait : “Moi, je ne fais jamais le voyage avec vous, donne –moi le fric.” » Toutefois, la prime de fin d’année ne pouvait guère être considérée comme un facteur de motivation : « Nous avions un salaire fortement marqué par le rendement, mais, par exemple, la prime de fin d’année... tous pouvaient pratiquement y prétendre selon le droit du travail17. Nous autres, directeurs de VEB, aurions souhaité que certains résultats puissent être mieux reconnus, parce que, par exemple, pour un ouvrier de la production qui travaille sur une machine, je peux bien sûr mesurer très précisément son rendement – quelle quantité il peut produire, quelle qualité –, mais ça n’est plus possible avec un réparateur pour lequel je peux difficilement évaluer le rendement. On ne peut le faire qu’en général, pas avec des indicateurs concrets et de ce fait, ça limitait les exigences de résultats, si je ne pouvais pas dire : “Mon cher, tu as obtenu des résultats extraordinaires, tu recevras 50 marks de primes” ou bien : “Tu as fait un boulot formidable toute l’année, tu recevras 200 marks de prime de fin d’année.” La prime de fin d’année, c’était pratiquement un treizième mois. Mais comme c’était un droit et comme je ne pouvais la diminuer qu’en cas de manquements très graves18, l’exigence d’efficacité, la reconnaissance de l’efficacité dans le cadre de la prime de fin d’année... était mince... très mince. Il fallait que ça change. »
Salaire et « prime subjective » Alors qu’en Saxe, les conventions tarifaires19 sont en vigueur dans seulement 15 % des entreprises de la métallurgie, en 1996, la nouvelle direction applique les décisions des négociations tarifaires de décembre 1995 dans la sidérurgie est-allemande, à savoir, pour les salaires et les indemnités d’apprentissage, une harmonisation à 100 % du niveau de Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Certes, des disparités demeurent encore entre Freital et les sites de l’Ouest où le personnel, payé au-des17. Code du travail de 1977, § 117 1, 2, 3. 18. Ibid., § 117 4. 19. À l’Est, 50,5 % des salariés travaillent dans des entreprises ayant signé une convention collective entre syndicats et fédérations d’employeurs (Verbandstarifvertrag) et 12,7 % dans des entreprises ayant un accord tarifaire d’entreprise (Firmentarifvertrag) ; ils sont respectivement 67,2 et 8 % à l’Ouest [Bundesministerium für Arbeit und Sozialordnung, 2000].
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sus du tarif, perçoit, en moyenne, un supplément de 350 euros mensuels et travaillent 35 heures par semaine au lieu de 38 à l’Est. Le salaire tarifaire, négocié entre le syndicat IG Metall et la Fédération patronale de l’acier, ne dépend ni du rendement, ni de la qualité ; autrefois calculé en fonction de la qualification, il est lié maintenant au temps et à l’évaluation du poste de travail. Outre les conventions collectives, un certain nombre de facteurs influent, comme ailleurs, sur son calcul, à commencer par les commandes, qui, selon qu’elles sont en recul ou en augmentation, entraînent une diminution ou une augmentation du travail posté pour lequel des primes sont versées. À cela s’ajoute la modernisation de l’appareil productif qui a eu pour effet la suppression de certaines primes de pénibilité. « Actuellement, il n’y a pas de normes, explique un ouvrier de la production, seul le temps est comptabilisé. Il y a le salaire de base et les différents suppléments tarifaires (travail de nuit, travail posté, travail le week-end...) et une prime annuelle de productivité qui se situe entre 0 et 8 % du salaire. » Et le président du conseil d’entreprise de préciser : « Ce qui est enregistré ce sont uniquement des quantités et le salaire n’en dépend pas. En huit heures, il faut faire tant de tonnes ; la troisième équipe doit écrire un compte rendu indiquant le nombre de tonnes produites. Les travailleurs doivent faire attention aux quantités que les machines peuvent produire quand ils organisent le travail par rapport aux commandes. » La prime, fixée chaque année par le supérieur hiérarchique direct après entretien individuel, est qualifiée de « prime subjective » par les salariés qui mettent en doute son équité : « Les critères ? Pff... disons... celui qui est bien vu a le pourcentage maximum, celui qui est mal vu, il a le minimum et si quelqu’un fait une faute grave, il n’a rien », déclare un métallier. En réalité, même si l’attribution de la prime rentre dans le cadre des pratiques managériales promouvant une individualisation du traitement des salariés, contremaîtres et chefs de service se mettent d’accord pour éviter de trop grands écarts et, de ce fait, les problèmes avec leurs subordonnés ; d’après le vice-président du conseil d’entreprise, « la fourchette est utilisée, mais, en règle générale, si on y regarde de près, la très grande majorité se situe au milieu... la courbe de Gauss, quoi ». Si certains critères d’évaluation, qualité du travail et quantité de travail, sont censés permettre un jugement « objectif », tout en fixant les exigences de l’entreprise, d’autres telles l’autonomie ou la motivation ne sont pas quantifiables et visent à accroître la mobilisation, la responsabilisation et l’implication des salariés. D’ailleurs, c’est bien l’adhésion totale des salariés aux objectifs de l’entreprise que vise le PDG du site de Freital en introduisant le concept de « management de qualité » : « Nous devons leur faire comprendre que le client est roi et que nous avons une relation client-fournisseur. [...] Chaque salarié doit se sentir impliqué par la connaissance de nos objectifs, de nos activités. Nous devons les enthousiasmer. » L’entreprise exige des salariés non seulement une implication subjective mais aussi « physique ». En vertu du principe moins les gens sont malades, plus ils tou-
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chent d’argent, le PDG a décidé de verser un bonus de rendement de 500 euros par semestre aux salariés qui n’auraient pas pris de congés maladie dans ce laps de temps, chaque jour d’arrêt maladie étant retenu sur ce montant. Pour le moment, la mesure s’applique sur deux sites, mais la direction souhaiterait l’étendre à l’ensemble du groupe. Le conseil d’entreprise de Freital oppose son veto au système, « car le danger existe que les salariés travaillent à s’en rendre complètement malades pour pouvoir empocher les 500 euros ».
Du collectif paternaliste à l’individu atomisé Invités par la direction à « participer » en proposant des améliorations de fonctionnement ou en faisant preuve d’esprit critique lors des réunions d’entreprise, les salariés utilisent peu les possibilités d’expression ; une attitude que la direction impute au passé est-allemand lequel aurait étouffé tout sens des responsabilités, toute créativité ou esprit d’initiative. C’est oublier les brigades d’« innovateurs » (Neuerer). Même si le terme s’appliquait parfois abusivement (« Si tu changeais la lampe de place, tu étais un “innovateur” ! »), elles ont permis des améliorations importantes, avec les moyens du bord, et impliquaient toute une équipe : « Si on avait une bonne idée, explique un ingénieur du contrôle qualité, on constituait un “collectif d’innovateurs” ; il fallait obligatoirement une femme et un jeune ; on allait aussi chercher quelqu’un qui sache rédiger pour écrire le projet. Enfin, on était cinq ou six ou plus et la prime était répartie entre tous. » Actuellement très peu d’idées innovantes sont déposées ; la raison essentielle étant que le projet, présenté individuellement, s’il est retenu, donne droit à une prime forfaitaire de 25 euros quel que soit le bénéfice pour l’entreprise. C’est oublier aussi qu’à l’époque du VEB, les salariés discutaient de l’organisation du travail à l’intérieur des brigades, du parti et du syndicat ; c’est pourquoi certains ont aujourd’hui l’impression que les possibilités de participation étaient plus grandes autrefois « où on ne craignait rien ». Certes, les avis étaient rarement suivis d’effet, surtout faute de moyens financiers, mais « aujourd’hui, personne n’ose rien dire, on a peur du chômage ; on a peur de se faire mal voir en critiquant une direction qui a sauvé l’entreprise et qui sait nous le rappeler » : pour preuve, un courrier du « grand patron » envoyé au domicile de chaque salarié pour le dissuader de faire grève et ne pas mettre en danger son emploi. Si le procédé et l’argumentation, beaucoup plus habiles, diffèrent, le résultat rappelle à certains l’époque de la RDA. Si les salariés, sans l’exprimer ouvertement, semblent faire preuve de distance critique par rapport aux nouvelles exigences, il convient de nuancer le propos : le « bien de l’entreprise », dont dépend la sauvegarde de l’emploi, est parfois à ce point intériorisé que certaines équipes, bien que la rémunération actuelle ne soit pas directement liée au rendement, demandent à leur supérieur hiérarchique que tel ou tel moins performant soit changé d’équipe, car il la ralentit, voire licencié
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de l’entreprise. Chaque fois qu’une telle demande a été formulée, elle a été acceptée et le président du conseil d’entreprise de conclure : « Cela crée une mauvaise ambiance, mais c’est considéré comme nécessaire. » Rien de comparable avec le rôle joué par les brigades d’autrefois qui se devaient d’aider les plus fragiles. « Si quelqu’un tirait au flanc ou était alcoolique ou avait des problèmes psychologiques, selon un ancien contrôleur qualité, on discutait avec lui ; on essayait de le raisonner ; ou bien c’était le contremaître, le syndicat, le parti qui intervenaient ». Et, pour avoir remis un de ses membres au travail, la brigade voyait sa prime améliorée. Elle pouvait aussi envoyer, à titre provisoire, un de ses éléments les plus performants dans une autre brigade pour lui apporter son expérience ou lui permettre de gagner un défi dans le cadre de l’« émulation socialiste ». Le passage à l’économie de marché a bouleversé l’organisation sociale de l’entreprise. Conformément au programme du SED [1976, p. 23] qui énonçait « le parti socialiste unifié d’Allemagne part du principe que le travail est la sphère la plus importante de la vie sociale », le VEB occupait la place centrale, autour de laquelle se structurait toute la vie sociale des salariés et aussi de la cité [Heyse et Erpenbeck, 1993]. La direction syndicale d’entreprise, même si elle servait de courroie de transmission politique au même titre que le secrétaire du parti dans l’entreprise, était largement acceptée car elle remplissait une fonction que personne ne lui contestait. En effet, elle aidait, au quotidien, à contourner les contraintes bureaucratiques, elle était surtout responsable de la vie sociale et culturelle financée sur le fonds prévu à cet effet (Kultur – und Sozialfonds) : attribution de logements, gestion des centres et colonies de vacances, des crèches et des jardins d’enfants, de la polyclinique, de la cantine... L’organisation de la vie courante, surtout pour les femmes a été compliquée par la suppression de ces infrastructures20, de même que par la disparition des Heinzelmännchen Betriebe – en référence aux lutins des contes qui font le travail pendant la nuit – où les salariés pouvaient apporter leur linge à laver, repasser ou raccommoder, et qui étaient implantés dans le VEB. Le syndicat veillait aussi à ce que des emplois soient réservés aux personnes à ménager physiquement (Schonplatz), à ce que les retraités, dont les contacts avec l’entreprise perduraient au-delà du départ effectif, bénéficient quotidiennement d’un repas chaud et aient accès aux soins médicaux. Un VEB de la taille de Freital avait non seulement des devoirs économiques et sociaux mais aussi culturels et sportifs qui marquaient la structure organisationnelle et la vie de l’entreprise. Une fois leur travail terminé, les salariés pouvaient fréquenter les chorales, les ateliers dessin, peinture, lecture, théâtre. Freital hébergeait des groupes musicaux et une troupe théâtrale qui se produisait sur place, dans la ville, la région ou même le pays, voire à l’étranger. Les acteurs, tout 20. En 1989, 92,8 % des enfants âgés de 1 à 3 ans fréquentaient une crèche, 93 % des 3-5 ans un jardin d’enfants et 63,7 % des 6-7 ans bénéficiaient d’une surveillance périscolaire [Engstler, 1997]. À noter que, malgré de très nombreuses suppressions, la proportion de crèches et d’études surveillées est actuellement vingt fois plus élevée à l’Est qu’à l’Ouest [Spiess, Wagner et Kreyenfeld, 2000].
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comme les sportifs, bénéficiaient d’aménagements horaires et de postes réservés leur permettant de consacrer une partie de leur temps à leurs activités. Le collectif de travail qui regroupait entre cinq et trente ouvriers d’un même atelier avait pour objet de cimenter des liens structurés par l’appartenance à la même entreprise et à la même équipe de travail et se devait de « travailler, apprendre, vivre de façon socialiste » ; il jouait un rôle important dans l’organisation du temps hors travail ; cela correspondait bien évidemment à une volonté politique, mais même si certains se plaignent d’avoir eu à organiser randonnées, voyages, sorties culturelles, soirées lecture ou détente avec les familles, la plupart gardent un bon souvenir de ces activités dont on ne peut pas dire qu’elles aient été toutes marquées au sceau de l’endoctrinement politique. « Cela créait des liens et permettait à ceux qui n’en auraient jamais eu l’occasion d’aller au concert ou au théâtre. » Le temps hors travail est maintenant un temps individualisé : « Le soir chacun rentre chez soi, chacun dans sa voiture, plus question de faire une partie de quilles ou d’aller boire une bière tous ensemble ; on n’a plus le temps et tout est devenu si cher ! Parfois on se retrouve, mais en petit groupe, il n’y a plus de grandes fêtes, la “Maison des aciéristes”, où on se réunissait a disparu » et un autre ouvrier de la production constate que le temps libre se passe essentiellement à récupérer l’excès de fatigue de la partie travaillée et non en activités sociales et familiales : « Avant, on travaillait tout le temps, dimanches et jours fériés, maintenant on travaille seulement du lundi au vendredi et pourtant on est plus fatigué, on veut avoir la paix, on n’a plus envie de rien. »
CONCLUSION Après la privatisation, l’entreprise, autrefois lieu de production de biens et de socialisation des salariés, n’existe plus qu’en fonction de sa finalité économique ; elle n’assume plus, dans un souci de rentabilité inhérent à l’économie de marché, la responsabilité humaine et sociale intégrée – mais à quel prix ! – dans le monde du travail de la RDA ; il ne subsiste « d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant” » [Marx et Engels, 1966, p. 33]. Le passage du collectif à l’individualisation par le temps de travail, la prime de rendement et les loisirs, est ressenti avec d’autant plus d’acuité par les salariés qu’ils ont perdu le statut dont ils jouissaient dans l’« État des ouvriers et des paysans ». En effet, les dysfonctionnements liés à l’économie planifiée, le manque de main-d’œuvre accentué par le taux élevé d’heures non travaillées, la garantie d’un emploi à vie, l’assurance que l’entreprise ne déposerait pas son bilan et les dispositions du Code du travail largement favorable aux ouvriers leur conféraient une « force passive » [Voskamp et Wittke, 1990, p. 12 sq.]. S’ils ne pouvaient exercer aucune influence sur les autorités centrales en matière de planification, la
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réalisation du plan, quant à elle, dépendait de leur bonne volonté à s’adapter aux crises d’approvisionnement, à faire preuve de flexibilité et d’inventivité face aux problèmes rencontrés et à accepter d’effectuer des heures supplémentaires si nécessaire. « Avant, je pouvais dire au contremaître : “Tu veux que je fasse des heures en plus ! Va au diable !” ou bien “Que me donnes-tu en échange ?” » Refuser les heures supplémentaires n’était pas sanctionné, les accepter faisait l’objet de « négociations » individuelles ou collectives. La position de force que les salariés occupaient en RDA leur permettait de maîtriser leur temps et leur intensité de travail ; le dépassement de la norme prescrite, quant à lui, était officiellement reconnu par les primes, citations ou décorations. Aujourd’hui, le processus de production, soumis aux exigences et aux variations du marché, la flexibilité accrue visant à favoriser l’ajustement aux fluctuations de la demande font que le temps travaillé échappe aux salariés ; la primauté accordée aux intérêts de l’entreprise, avec l’emploi comme enjeu, affecte aussi le temps hors travail. Les incertitudes face à l’avenir, la peur du licenciement, les multiples exemples de faillite d’entreprises poussent la majorité des salariés à accepter des exigences croissantes, interprétées comme un signe de bonne santé de l’entreprise ; les nouvelles contraintes sont intériorisées, la loyauté est acquise sans que les supérieurs hiérarchiques n’aient à intervenir. Le malaise que certains éprouvent, loin d’être nostalgique – aucun n’est prêt à payer la sécurité d’emploi par la soumission politique ou la limitation des libertés –, correspond plutôt à la prise de conscience de leur fragilisation ayant pour origine la situation sur le marché du travail et la disparition du collectif.
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La compression des temps. Quand les services financiers s’équipent en plateaux téléphoniques
Chantal Cossalter
Les banques et les assurances ont été pionnières en matière d’introduction et d’utilisation des nouvelles technologies de l’information (NTI). Elles constituent toujours les grands comptes chez les fournisseurs en moyens matériels et logiciels informatiques. Pour cela, elles ont au moins deux ou trois bonnes raisons. En premier lieu, leur matière première comme leurs produits sont de l’information. Deuxièmement, dès la fin des années 1960, l’inscription des services financiers dans la consommation de masse et la généralisation réglementaire de leur usage se sont traduites par une véritable explosion de l’activité suscitant le démarrage d’un processus d’automatisation sans cesse renouvelé et poursuivi jusqu’à ce jour à travers des contextes économiques marqués par une concurrence de plus en plus vive. Aujourd’hui, avec une croissance des activités plus intensive qu’extensive, la relation avec le client est devenue l’objet de toutes les préoccupations. Les plateaux téléphoniques sont des espaces extrêmement automatisés où se gère désormais une grande partie de la relation client. Dans les secteurs financiers les situations les plus emblématiques des plateaux téléphoniques correspondent à la banque et à l’assurance en ligne fonctionnant uniquement par téléphone, c’est-àdire sans guichet ou point d’accueil de la clientèle. Ces entreprises de création récente ont été les premières à se saisir de ces innovations issues des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Le plateau téléphonique constitue alors la structure centrale de l’entreprise : les produits et les procédures sont créés dans la perspective d’une gestion par téléphone. Cependant ce mode d’organisation de la production et du travail est beaucoup plus largement développé dans l’ensemble des entreprises financières. Historiquement, les premiers plateaux ont eu pour mission d’accueillir et de renseigner les clients comme des standards évolués en quelque sorte. Ensuite, afin de décharger les services tant commerciaux que de gestion leur a été confié le traitement d’opérations simples :
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réclamations, modifications, éléments de gestion à enregistrer. Au fil du temps, de nouveaux plateaux ont été créés et leurs missions se sont complexifiées pour aboutir à ce que chacune des activités de relation avec la clientèle puisse être traitée, le cas échéant, à partir d’un plateau téléphonique.
L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE D’un point de vue technique, le plateau téléphonique est fondé sur le couplage de la téléphonie et de l’informatique. Pour sa mise en place sont utilisées les technologies avancées des télécommunications, les centraux téléphoniques devenant eux-mêmes de véritables ordinateurs. D’un point de vue plus organisationnel, la vraie valeur ajoutée est créée par le couplage de ces centraux téléphoniques et du système informatique de l’entreprise. Ce couplage permet de faire remonter de la base de données, c’est-à-dire du système d’information, toutes les informations qui aideront les opérateurs à traiter l’appel entrant ou sortant. Ainsi au-delà de l’outil téléphonique, l’élément le plus important est constitué par le système informatique et surtout le système d’information à partir duquel l’opérateur aura accès à la situation du client, des produits et services qu’il a souscrit ou qu’il est susceptible de souscrire. Cette base de données sera également alimentée de nouvelles informations issues de l’entretien mené par le téléopérateur avec le client attitré, nouvellement acquis ou le prospect. Sur les plateaux téléphoniques l’importance de l’outil téléphonique s’efface devant ce qui l’autorise à savoir les systèmes d’information. Il s’efface car les moyens d’accès au système sont multiples et ne concernent pas seulement le plateau téléphonique. Il faut rappeler « qu’un système d’information est un système d’entreprise qui traite et gère des informations à partir d’informations qui lui sont fournies et qui émet à son tour des informations susceptibles d’être utilisées par d’autres systèmes avec lesquels il est en relation de manière transitoire ou permanente » [Laffitte, 2000]. Au cours du développement sans cesse élargi de l’informatisation dans les entreprises financières, l’intégration des applications et la mise en place des systèmes d’information ont permis de disposer d’informations de plus en plus nombreuses, fiables, pertinentes, structurées et d’accès facilité. Dans ce développement, d’un moyen de saisie, stockage et traitement rapide des données, l’informatique est devenue un support logistique permettant de fournir en temps réel, c’est-à-dire utile, à chacun des salariés concernés, les informations nécessaires à l’action, à la décision. L’organisation de la production et du travail sur plateau téléphonique concrétise cette évolution. Dans le temps d’une communication, ce couplage téléphonie et informatique permet un traitement immédiat de l’information, c’est-à-dire sans intermédiaire, et en temps réel, c’est-à-dire nécessaire à l’aboutissement de la procédure automatisée. Par la connexion avec d’autres médias, il permet aussi l’enclenchement de procédures annexes telles que l’émission de courriers et de télécopies, l’envoi d’ordres et de paiements… Dans les services financiers, depuis le démarrage de
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l’informatisation et son développement élargi des tâches les plus simples et les plus routinières aux plus complexes et plus ponctuelles, l’organisation du travail s’est caractérisée, en particulier, par une saisie unique des informations à la source, des systèmes d’aide dans la collecte d’information avec les masques de saisie1 sur écran, une tendance à l’imbrication des tâches de back office et de front office2 autorisée par l’intégration des règles techniques aux logiciels et la standardisation des produits comme des procédures. Alors que par le passé les tâches de back office ont été transférées au front office, aujourd’hui on assiste à un mouvement quasiment inverse avec les plateaux téléphoniques mais cependant dans la même logique. Dans ce mode d’organisation, la prestation de service de quelque ordre qu’elle soit est synonyme à la fois de rapidité, marque de la qualité de service pour le client, et de gain de productivité, en gommant le travail intermédiaire, pour le prestataire. Ainsi ce sont les avancées réalisées tant dans les technologies des télécommunications que dans la conception des systèmes d’information qui concourent à l’avènement des plateaux téléphoniques3. Dans les entreprises financières, les NTI sont depuis longtemps une ressource stratégique. L’informatique et les technologies associées ont constitué et constituent encore le fer de lance des mutations organisationnelles et de gestion. Dans ses premières étapes, l’informatique a répondu à la forte augmentation du volume des activités, avec une informatique de traitement de masse caractérisée par la juxtaposition d’applications séparées basées sur les procédures existantes, la standardisation des produits et des procédures. Les NTI ont permis d’abréger le temps nécessaire à chaque opération puis d’engager la compression des temps procéduraux et la contraction des temps d’effectuation du travail. Elles ont ainsi permis des gains de productivité dans le sens d’une substitution du capital au travail. Puis, les dispositifs informatiques et informationnels ont constitué le soutien logistique pour sortir de la banalisation de la production de masse et concourir dans le développement concurrentiel. Les développements des réseaux et des systèmes d’information constituent les points forts de la poursuite de cette informatisation. Les avancées technologiques ont participé aux innovations organisationnelles telles que la saisie unique à la source, en un seul point et en seule fois, le recours aux normes et standards afin de faciliter les interconnexions des systèmes et les transferts d’applications. Par les réseaux, avec la dématérialisation des procédures de la manière où seule l’information circule sous forme d’un enregistrement, l’infor1. C’est-à-dire une grille de questionnement pré-établie. 2. C’est-à-dire respectivement de traitement administratif et de relation avec les clientèles. 3. Depuis le début des années 1980 nous avons pu mener de manière répétée des enquêtes ayant pour objet les évolutions technologiques et organisationnelles ainsi que les transformations des emplois et des compétences dans les entreprises financières [Cossalter, 1984 et 1990]. Certaines entreprises ont pu ainsi faire l’objet d’un suivi. Un travail réalisé pour l’OEMA [1998] a été l’occasion d’enquêtes sur les plateaux téléphoniques dans les entreprises d’assurances, investigations que nous avons pu poursuivre dans l’ensemble des secteurs financiers, banques et assurances, par enquêtes directes en entreprises, observations des situations de travail, entretiens auprès d’informateur clé : responsables de la conception des systèmes et des ressources humaines, télé opérateurs et leurs hiérarchies.
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matique s’est substituée aux transferts de pièces limitant les transactions et les délais d’exécution. L’informatique a évolué ainsi vers une informatique de communication où désormais l’information circule par des réseaux et est traitée successivement à plusieurs niveaux. Cette multiplicité des traitements permet son enrichissement. On est ainsi passé de simples traitements comptables à une véritable gestion de l’information, à sa valorisation. L’évolution engagée aboutit à la constitution d’entreprises de production d’information supposant une conception de l’activité financière désormais comprise comme activité de traitement et production d’information selon une approche productive et commerciale intégrée. Les NTIC permettent de s’affranchir des contraintes spatiales. Avec elles, n’importe quelle fonction peut être localisée n’importe où. Avec elles, les entreprises financières renouvellent les mouvements de redistribution spatiale des activités et des emplois entre les centres et les périphéries, les sièges des entreprises, leurs services centraux et régionaux, leurs entités commerciales intégrés dans des réseaux. Avec les plateaux téléphoniques, il n’est plus nécessaire de démultiplier les points de contact avec les clientèles sur l’ensemble du territoire. L’organisation en plateau téléphonique permet de concentrer les compétences requises, en un point du territoire, tout en assurant une relation de proximité avec le client. Ce renouvellement de la redistribution spatiale des activités est autorisé par le suivi permanent des centres sur les périphéries exercé via les systèmes informatiques et informationnels [Cossalter, 1983 et 2002].
LE DISPOSITIF DE TRAVAIL Un système technique Le plateau téléphonique est un espace de travail extrêmement automatisé dont le distributeur automatique d’appels constitue le cœur du dispositif technique. Le système est conçu pour assurer la gestion en continu des flux d’appels entrants et sortants, détecter un poste disponible dans une chaîne de postes de travail, configurer et reconfigurer des groupes d’opérateurs auxquels correspondent des files d’attentes. Ce système assure un suivi strict et précis des temps afférant à chaque opération et pour chacun des téléopérateurs. Il prend en compte les temps de pause, de saisie d’information et de récupération des appels. En cas de saturation, il peut aussi assurer un délestage et le reroutage des appels vers un autre plateau c’est-à-dire une délocalisation sur le territoire mais à l’intérieur de l’espace institutionnel de l’entreprise. Lors de nos enquêtes, nous n’avons pas rencontré de phénomène de sous-traitance pour les plateaux téléphoniques4. 4. Une contribution de Mathieu Amiech dans ce même livre éclaire la question de la sous-traitance dans les centres d’appels.
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Avec la possibilité d’équipement en système du numéro prédictif sont composés automatiquement les numéros téléphoniques du fichier client à exploiter et n’aboutissent sur le plateau que les appels où l’interlocuteur a décroché, évinçant ainsi automatiquement les numéros non attribués et occupés. Le distributeur automatique d’appels dispose de fonctionnalités référant tant à la gestion opératoire du travail immédiat des télé opérateurs et de la hiérarchie pour la gestion des groupes par les informations qu’il délivre en temps réel aux uns et aux autres qu’à la gestion à plus long terme pour organiser et réorganiser l’activité. En effet, il fournit, en temps réel, des informations concernant le nombre d’appels à un moment donné, le nombre d’opérateurs en ligne, l’activité individuelle des opérateurs, les délais de décrochage, les temps d’attente, la fréquence et le nombre d’abandons pour les appels entrants, les délais de décrochage, la durée des raccrochés et ainsi en creux les temps de pause. Des alertes peuvent être paramétrées se déclenchant automatiquement dès qu’un seuil à définir est atteint. Ces alertes permettent aussi d’aider un responsable de plateau pour configurer des groupes d’opérateurs et des files d’attentes afin de répartir les charges de travail. À partir du distributeur automatique d’appels sont émises des statistiques de manière détaillée ou agrégée selon différentes périodicités, à la journée, à la semaine et au mois permettant un suivi rapproché et permanent de l’activité individuelle. Ces statistiques contribuent à la mise en place d’indicateurs, de tableaux de bord afin d’anticiper le pilotage des plateaux téléphoniques. Des fonctions de distribution, de supervision et de contrôle du travail sont ainsi intégrées au dispositif technique. Ce dispositif fournit aussi une aide à la hiérarchie pour la gestion matérielle et humaine des plateaux téléphoniques.
Des téléopérateurs La structure hiérarchique est constituée de deux ou trois niveaux selon les situations et l’importance des plateaux. Situés directement sur le plateau en relation rapprochée avec les téléopérateurs, même s’ils disposent parfois d’un local individuel clos mais vitré, les responsables de plateaux, composés au maximum d’une dizaine d’opérateurs, constituent les premiers niveaux d’encadrement. Ils gèrent les cas difficiles qui n’ont pas pu être résolus par les opérateurs. Ce sont des situations exceptionnelles compte tenu de la standardisation des produits et des procédures. Responsables de l’organisation et du fonctionnement au quotidien des groupes d’opérateurs, ils prennent en charge les formations complémentaires sur les modifications de produits, de services et de procédures. Ils assurent la gestion du personnel et des congés. Ils doivent connaître le métier de base du plateau tout en ne faisant plus euxmêmes de la relation téléphonique. Ils suivent individuellement les opérateurs dans leur travail à travers, en permanence, les indicateurs d’activité et, ponctuellement, des écoutes des communications qui donnent lieu à un débriefing. Se déplaçant fréquemment sur le plateau, d’un téléopérateur à l’autre, ils sont les
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animateurs de base du plateau, d’où l’intitulé d’emploi de coach qui leur est parfois donné. Les écoutes et le débriefing individuel ou collectif subséquent constituent des séquences d’enseignement mutuel. Les téléopérateurs sont invités à échanger leurs expériences. Elles sont un exemple remarquable de l’intégration des actes et des temps de formation et de travail. Le cas échéant, les chefs de plusieurs groupes coordonnent les différents groupes. Les « superviseurs » ou « hyperviseurs » assurent la gestion des flux téléphoniques, organisent la présence du personnel sur les plateaux, la gestion téléphonique en redirigeant les appels entrants, suivent les indicateurs de trafic d’activité du plateau et des téléopérateurs. Ils doivent réagir vite aux changements de trafic ou d’activité. Hors plateau, des informaticiens pour les supports informatiques et téléphoniques ainsi que des spécialistes du marketing participent au dispositif en particulier par les réunions avec les téléopérateurs où sont discutés, évalués et, le cas échéant, modifiés les argumentaires. Dans la grande pièce que constitue toujours un plateau, les téléopérateurs occupent des postes individuels de travail disposés en ligne ou le plus souvent autour d’une table de quatre ou six places. Chacun des postes, le box, est isolé des autres par une cloison transparente ou opaque. Ces postes de travail sont individuels pendant le temps de travail des téléopérateurs mais non propres puisqu’il peut y avoir rotation des équipes sur le plateau. Les temps de travail sont individualisés. À la demande plus ou moins expresse de la hiérarchie, les postes de travail ne sont pas personnalisés puisqu’ils doivent être disponibles pour tout téléopérateur selon son temps de service : seul le casque-micro est personnel pour des raisons d’hygiène. Le terme même de télé opérateur recouvre un ensemble d’emplois aux intitulés très divers, plus ou moins proches des métiers traditionnels de la banque et de l’assurance. Ces emplois correspondent aux différentes missions dévolues aux plateaux téléphoniques : accueil et renseignement, gestion, conseil et vente. Les intitulés varient d’une entreprise à l’autre. Le terme même de télé opérateur n’est jamais utilisé dans les situations concrètes. Parfois, le terme de télé précède l’intitulé d’emploi plus classique. Il en est ainsi pour les téléconseillers sur plateau bancaire afin de les distinguer des conseillers en agence. Dans les exemples cités ultérieurement nous utilisons une terminologie générique afin de respecter l’anonymat des entreprises enquêtées. Les téléopérateurs ont des profils quasi similaires et des modes opératoires communs au-delà d’une certaine rupture, très différente d’une situation à l’autre, notamment entre les emplois d’accueil et de gestion. Du point de vue de la formation initiale requise, le recrutement externe se fait selon les mêmes critères que pour les emplois de même spécialité et de même niveau situés hors plateau pour lesquels les entreprises financières continuent à recruter. Les plateaux téléphoniques ne se substituent pas à la relation personnelle et physique avec le client. « C’est un accompagnement dans la relation client fournisseur : il y a la poursuite
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d’embauches nombreuses dans les entreprises utilisant les plateaux téléphoniques comme les banques, les services, les opérateurs téléphoniques… » [Rabasse, 1998]. Les diplômes tels que les BTS et les DUT de spécialité commerciale sont privilégiés. La spécificité des modalités de recrutement des téléopérateurs réside dans un test téléphonique basé sur une simulation d’entretien. Le recrutement interne se fait sur la base du volontariat. Pour les uns et les autres, une formation aux techniques de communication par téléphone est systématiquement organisée avant la mise au travail ainsi qu’une formation aux produits et aux procédures. Les téléopérateurs bénéficient des mêmes statuts et des mêmes conventions collectives que l’ensemble des salariés des secteurs financiers. C’est une différence notable par rapport aux téléopérateurs exerçant dans des centres d’appels externes en situation de sous-traitance pour des entreprises de secteurs variés et couverts, pour la plupart, par la convention collective des prestataires de service. Des distinctions très nettes apparaissent dans les conditions d’exercice du travail entre centres internes et centres externes : les situations des salariés dans les centres internes se révèlent, semble-t-il, plus favorables que dans les centres externes [CFDT, 2002]. Il est peu aisé d’apprécier, aujourd’hui, l’évolution professionnelle des téléopérateurs compte tenu du faible recul que l’on peut avoir sur le sujet en termes statistiques. Il est d’ailleurs, aujourd’hui, très difficile de repérer les emplois de télé opérateurs dans les nomenclatures d’emplois des entreprises financières et a fortiori de branche. Il est ainsi d’autant plus difficile d’apprécier les mobilités professionnelles. Cependant il s’avère qu’une évolution en termes de compétence voire de rémunération s’opère des emplois d’accueil vers ceux de gestion et de conseil, entre les différents niveaux d’emplois du débutant au senior, ou bien encore dans un mouvement entre spécialisation et polyvalence dans un sens ou dans l’autre. Il existe aussi bien évidemment une évolution vers les emplois d’encadrement sur plateau qui sont pourvus par des téléopérateurs issus directement du plateau, d’un autre plateau dans l’entreprise ou hors de celle-ci. L’actuel développement quantitatif et qualitatif des plateaux téléphoniques dans l’ensemble des secteurs d’activités occasionne fréquemment ce type de mobilité pour les pionniers que sont encore aujourd’hui les téléopérateurs. Ces derniers sont parvenus à se constituer une carte de visite qu’ils peuvent valoriser sur le marché du travail interne et externe en « bénéficiant de l’image positive socialement innovante dans le domaine high-tech » [Pichault, 2000]. Il existe aussi une mobilité professionnelle vers des emplois hors plateau dans les différents services des entreprises financières où cette image high-tech est favorablement valorisée et valorisante. Les entreprises financières cherchent à afficher leur modernité technologique à travers le plateau téléphonique. Les postes de travail des téléopérateurs composés d’ordinateurs et de divers branchements en communication permanente s’apparentent aux postes en salle des marchés où s’activent les traders pour échanger sur les marchés financiers internationaux d’où vont et viennent en quelques instants les mêmes capitaux.
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La dérégulation du temps de travail La finalité de l’activité sur plateau téléphonique étant la relation avec les clientèles, une de ses caractéristiques est sa volumétrie. Le volume des appels entrants est variable sur la journée, le mois, l’année. Quant aux appels sortants, ils n’ont pas le même impact au cours de la journée et de la semaine. L’activité du plateau est ainsi modelée selon sa volumétrie avec une flexibilité des horaires et du nombre d’opérateurs en poste. Une des particularités des conditions d’exercice du travail réside dans l’organisation du temps de travail. Le plateau téléphonique est emblématique tout à la fois du processus de compression des temps, processus amorcé avec l’introduction des NTI et renforcé avec les NTIC, et d’un renouvellement des normes temporelles de travail. Ce renouvellement s’observe tant dans l’exercice du travail, comme nous venons de le dire, que dans la réorganisation du temps de travail c’est-à-dire les horaires de travail. Avec les plateaux téléphoniques, les entreprises cherchent à fournir un service maximal au client. L’étendue des plages d’ouverture est considérée comme un avantage concurrentiel. Elles recherchent un fonctionnement selon une large amplitude horaire tout au long d’une journée très étendue de 8 heures jusqu’à 20, 21 voire 22 heures, très rarement 24 heures sur 24, et tout au long d’une semaine d’au moins 6 jours, soit le samedi jusqu’à 13 ou 14 heures voire 20 heures, si ce n’est 7 jours dans certains cas. Ce fonctionnement quasi continu implique la mise en place d’organisations du temps de travail différenciées selon les salariés qui vont travailler par rotation en équipes. Ce mode de fonctionnement a constitué un symbole de la recherche d’une déréglementation au sein du secteur bancaire. En effet, jusqu’en 1997, les banques relevant de l’Association française des banques5 étaient assujetties à un décret datant de 1937 réglementant de manière détaillée le temps de travail, interdisant notamment le travail par relais, par roulement et de nuit6. Une première « brèche » [Dressen et Roux-Rossi, 1996] a été ouverte avec la création de la première banque en ligne à Paris, ouverte 24 heures sur 24, et avec l’accord d’entreprise sur le temps de travail subséquent : « Cet accord né d’un coup de force ignorant la négociation d’entreprises permettant la construction de nouvelles normes. » Cependant, encore aujourd’hui, la mise en place de systèmes de temps de travail reste subordonnée à des négociations d’entreprises aboutissant à des accords signés. Dans la convention collective des assurances de 1992 est stipulée l’obligation de négocier un accord d’entreprise ou d’établissement lors de la création de certains modes d’organisation du temps de travail notamment pour organiser le travail par relais ou roulement. 5. Organisation professionnelle rassemblant à peu près la moitié des salariés du secteur bancaire, les autres établissements notamment de type mutualiste n’étaient pas concernés par ce décret. 6. Selon le décret de 1937 les équipes devaient respecter les mêmes horaires. Travail par relais : équipes alternantes et équipes supplémentaires pendant les temps de repas. Travail par roulement : les mêmes horaires ne sont pas appliqués à tout le personnel afin de fonctionner toute la semaine.
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Soucieuses de répondre en continu aux clients, les entreprises financières recherchent ainsi à adapter la présence des salariés aux rythmes variés de l’activité tout au long de la journée, de la semaine et de l’année. L’amplitude horaire, notamment, impose un rythme de travail atypique. Il en est ainsi, principalement mais non exclusivement, pour les plateaux constituant les structures centrales des entreprises. En revanche, les plateaux intégrés, de faible dimension, situés dans des entités plus traditionnelles et pourvus de salariés issus en partie de la mobilité interne, fonctionnent, le plus souvent, sur un mode classique. Il n’y est organisé qu’une permanence aux heures de déjeuner. Pour le reste, les horaires d’ouverture se calent sur les dispositifs habituels de l’entreprise. Avec l’organisation du temps de travail sur plateau téléphonique la norme temporelle « s’effrite et se fragilise » [Devetter, 2002]7. Suite à l’instauration des horaires variables, le développement du temps partiel et, plus récemment, des réaménagements dans l’organisation du temps de travail liés à la réduction du temps de travail, les temps de travail se diversifient d’une entreprise à l’autre, d’une catégorie ou d’un groupe professionnel à l’autre, d’un individu à l’autre. S’il n’y a plus une délimitation stricte, fixe et uniforme des temps travaillés persiste la prévisibilité des horaires. Cette dernière est recherchée, revendiquée par les téléopérateurs et négociée au niveau des directions de chaque entreprise. Sur les plateaux téléphoniques des entreprises financières, les plannings sont construits plusieurs mois à l’avance voire sur l’année.
L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION ET DU TRAVAIL : DIFFÉRENTS CAS DE FIGURE
Dans le monde de l’assurance Le plateau comme structure centrale de l’entreprise : l’assurance en direct. – Les premières créations d’entreprises en direct sont apparues dans l’assurance. Dès la fin des années 1980, sous l’effet de la concurrence et de l’ouverture du marché, certaines entreprises, en particulier, étrangères, ont cherché à se développer sur le marché français, sans avoir forcément les moyens d’investir dans la constitution de réseaux de distribution de types agents généraux et courtiers8, c’est-à-dire les réseaux de distribution traditionnels de l’assurance en 7. Devetter, après étude des régimes temporels actuels, remarque que, de manière plus générale, la norme s’effrite mais résiste, demeure majoritaire et conserve sa légitimité. 8. Les agents généraux et les courtiers sont les intermédiaires traditionnels des compagnies d’assurance vis-à-vis de leurs clientèles. L’agent général est un travailleur indépendant, mandaté par une ou plusieurs compagnies dont il est le représentant exclusif dans un secteur géographique donné. Il recherche la souscription des contrats d’assurance sur lesquels il perçoit des commissions et en assure au moins partiellement la gestion, parfois celle des sinistres. Le courtier est un commerçant habilité à présenter des opérations d’assurance. Il conseille ses clients pour la mise au point des contrats qu’il négocie avec les sociétés de son choix et sur lesquels il perçoit des commissions. Il assiste les assurés dont il est le mandataire pour l’exécution des contrats et le règlement des sinistres.
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France. Elles n’ont pas non plus envisagé d’investir, comme l’ont fait certaines mutuelles dites sans intermédiaire, dans la constitution de bureaux de salariés, c’est-à-dire des points d’accueil pour leurs sociétaires. Recherchant le moindre coût, elles ont emprunté le mode de vente directe par téléphone, mode de vente relativement nouveau en France mais qui connaît des succès importants outreAtlantique et chez nos voisins européens, en Grande-Bretagne et en Allemagne, depuis plus longtemps. Ce mode de distribution n’est pas réservé aux seuls nouveaux opérateurs sur les marchés. Certaines entreprises d’assurance traditionnelles ont cherché par le biais de filiales, une diversification à travers de nouveaux modes de distribution pour une meilleure couverture du marché. Dans une entreprise d’assurance automobile pour les particuliers, créée au début des années quatre-vingt-dix, les produits et les outils de gestion ont été conçus pour que les téléopérateurs puissent proposer, gérer et ensuite, s’il y a lieu, régler les sinistres, à partir d’un contact direct par téléphone avec le prospect d’abord, le client ensuite. Il existe trois plateaux fonctionnant uniquement en réception d’appels. Sur chacun des plateaux, les opérateurs disposent d’un script9 adapté pour chacune des activités. – Le plateau souscription. Les chargés de souscription, sur appels des prospects sollicités par le biais de mailing, couponing et de campagnes télévisées, en suivant un script qui se déroule sur l’écran, rentrent les informations à partir desquelles le programme informatique permettra la sortie des tarifs, l’envoi d’un devis, voire d’une proposition de souscription. – Le plateau gestion. Les chargés de clientèles établissent les avenants aux contrats en cours selon une procédure informatisée analogue à celle de la souscription. – Le plateau indemnisation des sinistres. Les chargés de gestion des sinistres enregistrent toutes les informations déclarées dans le constat sous la dictée du client qui ne l’envoie pas mais le lit au téléphone. Le programme informatique définit les responsabilités, l’estimation des dégâts et leur montant. C’est l’instauration du règlement « en un temps » : avec la prise instantanée de la déclaration de l’assuré, la proposition qui lui est faîte de prise de rendez-vous nécessaires avec le garage et/ou l’expert. Pour les sinistres simples, l’indemnisation se fait à partir d’une application informatique : c’est le programme informatique qui déclenche le règlement. Pour les sinistres corporels, les chargés de gestion travaillent un peu moins par téléphone puisqu’ils contrôlent les dossiers, vérifient la justesse des déclarations et des dommages. En matière corporelle ce sont des dossiers de technicité et de coût bien plus élevés. Il n’empêche qu’à de très rares exceptions près il n’y a pas de déplacement sur le terrain : tout se fait à travers le téléphone, l’expertise et un peu d’échange courrier. 9. Lors de l’entretien téléphonique, selon le programme téléphonique appelé, un masque de saisie s’affiche sur l’écran. Une liste de questions se déroule, l’opérateur rentre les informations dans une grille pré établie. L’opérateur peut aussi avoir à sa disposition un argumentaire adapté à chaque procédure, produit ou service.
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Pour les banques cherchant à investir le marché de l’assurance, l’existence d’un réseau commercial est un atout important. C’est une opportunité indubitable. Mais cette diversification comporte aussi maintes difficultés avec la gestion des sinistres, activité qui réfère aux métiers qui ont été pendant longtemps les plus techniques de l’assurance. C’est aussi le point crucial car la concurrence s’exerce selon la célérité et la qualité dans le règlement des sinistres. Ce mode d’organisation sur plateau téléphonique est ainsi développé par les banques engagées dans la « bancassurance » pour réaliser la gestion des sinistres. Le réseau de distribution est constitué par leurs réseaux d’agences commerciales : elles ont eu seulement à constituer des filiales pour l’indemnisation des sinistres. Les conditions d’émergence des plateaux téléphoniques sont ainsi intimement liées à la perméabilité des frontières entre la banque et l’assurance. Le plateau intégré : la refonte des chaînes de gestion et la reconfiguration spatiale des activités. – Ce mode d’organisation peut s’inscrire aussi plus fondamentalement dans les objectifs stratégiques d’une entreprise. C’est le cas, par exemple, de certaines compagnies d’assurance qui, après avoir délégué en décentralisant pendant un temps la gestion des sinistres vers les agents généraux, rapatrie en recentralisant cette activité sur un plateau téléphonique [OEMA, 2001]. Cette décentralisation avait été faite dans le cadre de l’informatisation des agences avec pour objectif que soient réalisées directement dans les agences la souscription des risques, la sortie des polices et le règlement des sinistres. L’informatisation des agences devait avoir un impact direct sur l’activité des services administratifs des compagnies. La prise en charge des traitements de masse par le personnel d’agence libérait les sièges et les délégations territoriales des tâches administratives et répétitives, dégageait du temps et des personnels pour les activités commerciales d’information et d’animation des réseaux commerciaux. Dans l’assurance le règlement des sinistres est une activité clé pour les entreprises. Une des singularités de l’assurance est l’inversion de son cycle de production : l’assureur vend le produit avant de fournir la prestation et surtout d’en connaître le coût [Pestiau et Pirard, 1989]. L’activité de gestion des sinistres a un impact financier considérable : les sommes versées pour le règlement des sinistres constituent l’essentiel des flux de sortie. Une économie de quelques points en la matière peut rendre un exercice bénéficiaire. À l’inverse, toute dérive peut avoir des conséquences dramatiques sur les résultats. En outre, le traitement d’un sinistre est le moyen essentiel dont dispose l’assuré pour vérifier la qualité de la prestation achetée : c’est donc un élément de fidélisation de la clientèle. Cela explique l’attention toute particulière apportée au processus de règlement des sinistres. Dans une entreprise ayant opté pour la centralisation de la gestion des sinistres sur un plateau téléphonique, les gestionnaires prennent les appels téléphoniques des clients et traitent le dossier jusqu’à son aboutissement. À partir des systèmes de gestion informatisés, les gestionnaires ont à leur disposition les contrats et les
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garanties souscrits mais aussi toutes les informations de l’historique du client : la durée de la relation, les types et le nombre de contrats détenus, la fréquence et l’importance des sinistres, les éventuels incidents de paiement, et, par des méthodes automatiques de scoring, ils ont les moyens de définir le degré de confiance qui peut lui être accordé ainsi que les facilités commerciales qui peuvent lui être proposées. Cette procédure de gestion des sinistres en direct avec le client et dotée de toutes les informations nécessaires à la relation commerciale devient le moment adéquat pour un réajustement des garanties, d’acquisition de nouveaux contrats pour des protections complémentaires. Dans le même temps sont générés les écritures et les courriers appropriés comme sont fournis les éléments de suivi afférents aux coûts moyens et aux circonstances des sinistres. Ainsi, les frontières entre les différents actes de gestion, tant interne que commerciale, et de souscription s’estompent. Dans cette situation, on est bien au-delà de la simple imbrication entre back et front office évoquée précédemment, il s’agit bien de compressions des temps procéduraux par superposition des procédures dématérialisées et de véritables imbrications fonctionnelles. Dans cette situation, la standardisation des procédures et l’intégration des règles techniques aux logiciels sous-tendent la polyvalence des téléopérateurs. Avant l’informatisation, le rédacteur en production spécialisé dans les risques simples devait non seulement connaître les produits mais aussi les tarifs et les procédures de traitement administratif. Il devait en mémoriser les règles afin d’apprécier les affaires proposées et de réaliser le traitement selon les données du problème. Avec l’informatisation et la standardisation des contrats, l’essentiel du contenu technique n’était déjà plus nécessaire au rédacteur. Il suffisait déjà de saisir les données, le logiciel acceptait ou non le risque, calculait les tarifs et prescrivait les clauses des contrats selon les normes programmées. Il en a été de même pour les procédures de gestion des sinistres peu complexes. C’est ainsi qu’ont été constitués les emplois de gestionnaires d’assurance caractérisés par leur polyvalence. Mais dans un cas comme dans l’autre, le rédacteur n’était pas en contact direct avec la clientèle. L’emploi de télé gestionnaire comporte ainsi une dimension nouvelle. Dans le temps d’une communication, le télégestionnaire devra nouer une relation de service avec le client et dénouer une procédure administrative. Cette intégration et cette simultanéité du contact avec la clientèle, de l’enclenchement de la procédure administrative, du dénouement des opérations de gestion et de la prestation de service sont à la fois appréciées et critiquées par les téléopérateurs. Elles sont appréciées car le contact avec le client est compris comme positif parce que jugé valorisant. Elle est critiquée par le fait que la procédure doit être dénouée dans l’instant et qu’il n’y a pas la possibilité de lisser l’activité sur la journée, de la différer dans le temps. Mais ce dénouement dans l’instant, malgré ses contraintes, est jugé plutôt positif et valorisant car le téléopérateur connaît l’aboutissement de son acte en ayant un résultat immédiat à la différence des procédures réparties et séquencées (dans le temps) sur plusieurs catégories de salariés qui n’ont chacune qu’une partie du dossier à traiter. Cette différence est toujours
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évoquée positivement par les téléopérateurs issus de la mobilité interne qui, s’ils portent un regard négatif sur « la dictature du temps » selon l’expression de Stuchik [2002], inhérente aux flux d’appels, expriment leur satisfaction d’avoir la maîtrise de l’ensemble d’une relation avec le client. En mobilité interne, le plateau téléphonique peut être d’ailleurs l’opportunité pour certains salariés de faire l’expérience, nouvelle pour eux, de la relation avec la clientèle et de manière plus aisée par téléphone que ne le permettrait un face à face avec le client. D’ailleurs, certains plateaux téléphoniques d’accueil, de renseignement et de réclamation ont été, parfois, pourvus par des salariés en reconversion suite à la raréfaction voire la disparition des procédures administratives sur lesquelles ils opéraient. En revanche, pour certains autres, recrutés en externe avec des profils commerciaux, le plateau téléphonique est plutôt envisagé comme un passage obligé vers le face à face commercial tant recherché et tant attendu.
Dans le monde de la banque La banque en direct : une novation emblématique. – Dans le secteur bancaire, les banques dîtes « en direct » sont des établissements où toutes les opérations se font par l’intermédiaire du téléphone entre l’opérateur et le client. Ils sont constitués de plusieurs plateaux dédiés pour chacun d’eux à une mission spécifique comme dans le cas de l’assurance en direct évoqué plus haut. Mais contrairement à ce qui se passe dans le secteur de l’assurance et chez certains de nos voisins européens pour la banque, ce type d’établissement est, aujourd’hui, de faible importance numérique en France. Il apparaît plutôt comme une seconde banque pour sa clientèle qui ne lui confie généralement que ses opérations de trésorerie. Les banques françaises ont plutôt choisi d’adopter le concept de banque à accès multiple mêlant les nouvelles ressources techniques et leurs agences classiques. « En France, la banque à distance ne se substituerait pas à la banque traditionnelle à la différence de la situation en Grande-Bretagne où les banques à distance se sont fortement développées sur le constat des insuffisances de leurs agences : médiocrité de l’accueil, attente aux guichets, faible disponibilité des conseillers » [Zollinger et Lamarque, 1999]. Les plateaux intégrés : la variété des interfaces de communication. – À la fin des années 1990, une banque s’est engagée dans la mise place de plusieurs plateaux téléphoniques constituant une plate-forme. Cette création prend place dans son projet de développement stratégique de banque à accès multiple. Ce dispositif est intégré en complément de son réseau traditionnel d’agences et de leurs services d’automates en libre-service tels que les DAB (distributeurs automatiques de billets) et les GAB (guichets automatiques bancaires). Le client peut aussi avoir accès à sa banque par la voie des technologies, le home banking (minitel, Internet, téléphone avec boîte vocale) ou selon sa convenance avec des personnes physiques au moyen du téléphone.
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Trois plateaux constituent le dispositif : – le plateau d’accueil pour les appels entrants. Les appels des agences de l’ensemble d’un territoire sont reroutés sur ce plateau afin de décharger les entités commerciales d’un ensemble de tâches à faible valeur ajoutée et de renforcer le potentiel commercial des agences à l’aide de prises de rendez-vous pour les commerciaux. L’accueil du client se fait au nom de l’agence d’appartenance, l’opération est donc transparente pour le client. Les téléopérateurs, selon la complexité de la demande, traitent les opérations simples ou transfèrent les appels aux commerciaux dans les agences. Ils ont à leur disposition l’agenda électronique des chargés de clientèle en agence pour organiser leur rendez-vous ; – le plateau de banque à distance pour les appels entrants. Le client appelle un numéro spécial 08... et peut réaliser toutes les opérations concernant les services et produits simples bancaires et d’assurance ; – le plateau de télémarketing pour les appels sortants où les opérateurs mènent des actions commerciales en fonction du plan marketing de la banque et des fichiers clients. Le dispositif composé de ces trois plateaux est un centre de production au même titre qu’une agence bancaire mais dont la spécificité est de traiter des appels téléphoniques entrants et sortants. Les agences et les plateaux téléphoniques disposent des mêmes outils et des mêmes informations. Le cœur du dispositif est la base de données. Ce sont les médias de restitution qui sont différents. Le système permet de faire communiquer n’importe quelle application informatique existante avec n’importe quel point d’accès, n’importe quel poste de travail habituel en agence, au siège ou sur plateau. L’information est diffusée partout où elle est demandée. Les systèmes d’information jouent ainsi un rôle de communication. Il y a une disponibilité, un partage ainsi qu’une mise à jour instantanés des données. Lors de chaque communication, les événements de l’échange sont consignés permettant une traçabilité de la relation client afin de gérer les délais, déclencher des alertes et des relances si nécessaire. Un bloc-notes centralisé consultable en tout point du réseau est alimenté par les informations concernant la relation bancaire avec le client. L’exploitation des données concernant chaque client sur la durée permet d’élaborer des propositions commerciales plus adaptées. Par l’utilisation des systèmes d’information, la capitalisation des informations, recueillies à travers les différents contacts noués avec le client, participe à la construction progressive d’une meilleure connaissance de ses besoins et des usages passés, actuels et futurs des produits et services détenus. Elle s’accomplit par la normalisation des prises d’information, l’accompagnement du client dans le traitement de son cas particulier et la mise à disposition des informations à tous les salariés ayant à entrer en contact avec le client. La relation téléphonique intégrée. – Une banque ayant mis en place un ensemble de moyens automatisés à la disposition de sa clientèle cherche à développer l’activité de relation téléphonique chez l’ensemble de ses salariés en
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agence. Elle ne projette pas de créer un lieu de production spécifique de type plateau téléphonique avec des salariés spécialisés en la matière mais d’intégrer la relation téléphonique comme séquence d’activité dans la relation avec la clientèle. Pour cela un programme de formation est actuellement mis en œuvre. Le projet est d’équiper chaque agence d’un bureau mini-plateau doté des dispositifs adéquats afin que chacun des salariés de l’agence puisse réaliser sa séquence d’activité de relation téléphonique avec sa clientèle. Pour cette banque, cette forme d’organisation a le mérite d’entretenir une relation personnalisée entre un conseiller attitré et sa clientèle que celle-ci pourra aussi bien contacter par téléphone à l’agence ou venir rencontrer selon ses choix. Dans cette situation, en mettant à la disposition de chacun des salariés de l’agence les moyens matériels et logiciels pour établir une relation de service par téléphone, on va vers une certaine banalisation de ce mode opératoire. Cette hypothétique banalisation ne peut pas ne pas rappeler la banalisation des outils informatiques dans l’ensemble des emplois réalisée dans les années quatre-vingt. Chacune des innovations en matière d’automatisation a été dans un premier temps l’apanage d’une catégorie d’emplois spécialisés avant sa large diffusion. À ce propos, le cas des moyens bureautiques est tout à fait exemplaire dans les banques et les assurances. À l’avenir, qu’en sera-t-il de cette hypothétique banalisation ? La question est posée mais reste ouverte.
UNE VOLONTÉ DE RENOUVELER LA RELATION DE SERVICE : UNE RELATION DANS LA DURÉE, DE PROXIMITÉ SPATIALE ET TEMPORELLE Dans ces situations, dans la banque comme dans l’assurance, loin de se substituer au réseau commercial traditionnel, les plateaux téléphoniques prennent place – leur place – dans le mouvement de diversification des canaux de communication selon une plus ou moins grande valeur ajoutée d’une offre de produits et services plus ou moins sur mesure, engagé depuis déjà de nombreuses années afin de s’adapter et de répondre à la grande variété des clientèles et à leurs choix de communication selon les événements et les moments donnés. Si « les entreprises financières françaises cherchent à se prémunir contre la concurrence étrangère en créant des structures analogues à celles des nouveaux arrivants sur le marché tout en sachant qu’elles détiennent un avantage concurrentiel de poids avec leur réseau de proximité » [Arete, 1999], avec les plateaux téléphoniques elles jouent aussi un renforcement voire un développement à faible coût de la relation de proximité spatiale et temporelle avec les clientèles. L’organisation du travail sur plateau téléphonique conjugue proximité spatiale et proximité temporelle : en tout lieu – ou de tout lieu – et en tout temps – tout du moins dans le temps utile le plus long –, le client peut avoir accès à une relation directe avec son prestataire. L’organisation de la production sur plateau téléphonique correspond aussi à un renouvellement dans la manière de concevoir la relation de service. Nous
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employons le terme correspondre au sens d’une concomitance. En effet, ce renouvellement n’est pas propre à l’organisation de la relation de service sur plateau téléphonique puisque, nous venons de le dire, le plateau prend place dans un dispositif d’ensemble de diversification des canaux de communication10. Ce n’est qu’un moyen parmi d’autres pour réaliser la relation avec le client. Cette organisation de la production concrétise cette perspective renouvelée de la relation de service engagée dans la compréhension des attentes des prospects et des clients et dans le caractère adapté de la réponse évaluée dans la durée. Cette nouvelle logique de la relation de service est à rapprocher des démarches en termes de « solution client » [Zarifian, 1999 ; Gadrey et Zarifian, 2002]. L’analyse des déroulements d’entretien et des argumentaires11 mis à la disposition des téléopérateurs nous permet de souligner cette nouvelle perspective à savoir : que recherche le client et que peut-on lui apporter selon sa situation et les moyens dont on dispose ? Dans l’assurance, en cas de sinistre, en fonction des clauses du contrat lui seront proposées et organisées les prises de rendez-vous avec les experts, une réparation en nature ou monnayable, une révision éventuelle de ses garanties. Dans la banque, en fonction de sa situation familiale, professionnelle et patrimoniale lui seront proposés un diagnostic, une simulation des différentes solutions possibles d’épargne et un conseil en placement sur une gamme de produits, par exemple. L’entretien est raisonné en termes d’avantages pour le client et non (plus) des caractéristiques techniques du produit ou du service12. La capitalisation des informations issues de l’historique du client sous-tend une offre de service plus pertinente et plus adaptée à chacun des clients non plus appréhendés dans l’instant mais dans la durée en terme de valeur future dans le temps c’est-à-dire de rentabilité sur longue période. La base de données est également alimentée des informations issues de l’entretien mené par le téléopérateur avec le client attitré, nouvellement acquis ou le prospect. Ces informations vont ainsi être disponibles pour tous les salariés concernés par la relation clientèle. C’est d’une certaine façon, la mémoire de la relation qui est mise à disposition. C’est ainsi du temps 10. Dans un passé plus ou moins lointain, les entreprises financières se sont saisies des NTI pour d’abord développer la production de masse des produits banalisés et ensuite en sortir pour tendre vers l’harmonisation du couple marchés-produits avec la segmentation des clientèles. Aujourd’hui, elles se saisissent des NTIC pour diversifier leurs canaux de communication. 11. D’une entreprise à l’autre les structures des entretiens et des argumentaires sont très proches. Cette homogénéisation s’établit par le biais des cabinets de conseil qui participent à leur conception. Les entretiens se composent de séquences essentielles telles : – la découverte en faisant s’exprimer l’interlocuteur afin de prendre en compte ses attentes ; – l’argumentation du produit ou service en bénéfice client et non en caractéristiques techniques ; – le traitement des objections c’est à dire contre argumenter en comprenant les objections de l’interlocuteur et en le rassurant ; – la concrétisation de la démarche et la conclusion de l’entretien en reformulant tous les éléments du contrat. 12. Aujourd’hui, une partie de l’activité des services marketing consiste à traduire les argumentaires existants dans ce sens.
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interindividuel (une relation suivie entre un prestataire et un client) cristallisé qui est mis à disposition d’une collectivité.
LES COMPÉTENCES DES TÉLÉOPÉRATEURS Le plateau téléphonique est souvent confondu avec son dispositif technique occultant les diverses interventions humaines qui l’investissent. C’est l’arbre (technique) qui cache la forêt (des téléopérateurs et de leurs compétences). Dans cet espace de travail extrêmement automatisé les caractéristiques de l’organisation du travail sont, certes, inscrites pour une part dans les dispositifs techniques matériels et logiciels. Cependant, la communication où se joue la mise en œuvre de la relation de service, développée, qui plus est, dans sa nouvelle perspective, ne saurait être comprise comme la répétition d’un même scénario d’un interlocuteur à l’autre. Avec l’organisation de la production et du travail sur plateau téléphonique ce sont aussi de nouvelles compétences qui émergent. En position d’émission ou de réception d’appels, le téléopérateur accomplit sa mission en recourant à l’outil de base qu’est l’informatique et selon des modes opératoires pour une bonne part inscrits dans le logiciel. À partir d’outils normalisés tels que l’application informatique, le script et l’argumentaire, il devra engager et poursuivre le dialogue jusqu’à l’aboutissement de sa mission avec des interlocuteurs qui ne sont pas eux normalisés. À partir de la maîtrise des moyens matériels et logiciels mis à sa disposition ainsi que de la connaissance des produits et des services, la compétence13 essentielle du téléopérateur réside dans le fait de savoir s’ajuster de manière adéquate à la situation de son interlocuteur. Il devra savoir utiliser son argumentaire et l’adapter selon la situation et le comportement de son interlocuteur : de la qualité de l’intelligence du problème de son interlocuteur dépendra la qualité de la réponse spécifique qu’il lui apportera. Il devra donc être réactif en ayant de bonnes capacités d’écoute et un sens certain de la répartie. Dans un contexte de contraintes constantes, liées tout à la fois aux outils, à la pression des objectifs économiques à réaliser et des flux d’appels, il est appelé à faire preuve d’engagement et de vivacité d’esprit afin de construire une relation de confiance avec le client dans un laps de temps très court, le temps d’une communication. Il sera amené à négocier lui-même en permanence le compromis à faire entre les différents termes du « dilemme » [Buscatto, 2002] qui traverse la relation de service à savoir « respecter le temps de traitement moyen ou répondre aux attentes d’un client difficile, vendre un produit à tout prix ou sélectionner un risque. ». Il faut remarquer que ce « dilemme » n’est pas propre à l’organisation du travail sur plateau téléphonique mais concerne n’importe quelle unité de travail en relation avec la clientèle. Dans un guichet d’assurance ou bancaire, le temps est toujours 13. Au sens véritable d’activation d’un ensemble de savoirs et savoir-faire adaptés à la situation et au problème à traiter prévus et aussi imprévus.
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compté, les normes temporelles ne sont pas absentes, elles sont autres. Les files d’attente sont, elles aussi, présentes non pas par le biais d’informations s’affichant sur l’écran ou sur un tableau lumineux au fond de la salle mais avec des personnes physiques qui s’expriment en temps réel. Si sur un plateau téléphonique les normes temporelles sont nouvelles, les temps de réponse plus courts et les flux d’appels plus pressants, elles ne sont pas inédites dans l’organisation du travail dans les services financiers. Réalisée dans une organisation certes très prescrite du travail avec une standardisation certaine des procédures, la relation avec le client nécessite cependant des marges d’autonomie en particulier dans les libertés prises avec les argumentaires, le vocabulaire utilisé et aussi le temps. Le téléopérateur a pour objectif de comprendre le client et pour cela de le faire s’exprimer : il faut alors que le client lui-même le comprenne, comprenne ce qui lui est proposé et qu’il en soit satisfait. Il y a donc un moment – qui doit être certes très rapide – d’ajustement en écouteexpression. Le téléopérateur doit donc s’impliquer pour trouver la solution la mieux adaptée. La relation téléphonique requiert ainsi des capacités qui relèvent de l’initiative et de la créativité car les problèmes rencontrés peuvent être très divers d’une communication à l’autre et un même problème posé de manière très différenciée par chacun des interlocuteurs. Dans bon nombre de cas, la relation de service, tout particulièrement, dans sa version renouvelée avec une gestion dans la durée, ne pourrait aboutir sans cette autonomie. Sur plateau téléphonique, on perçoit nettement la pertinence de la définition du travail moderne selon laquelle « le travail n’est plus de respecter la procédure mais de s’engager à assurer la continuité de la procédure malgré toutes les perturbations qui viennent contester le déroulement du processus » [Terssac, 1992]. C’est la contradiction même entre la rigidité des procédés inscrits dans les logiciels, le poids du dispositif technique et la qualité de la relation de service attendue qui demande encore plus d’initiative et de créativité aux téléopérateurs. Une autre contradiction apparaît entre la « logique du placement commercial ou la logique du débit » [Zarifian, 1999 ; Buscatto, 2002]. C’est bien cette contradiction semble-t-il que tentent de résoudre les entreprises financières avec la prestation de service renouvelée s’appuyant sur une appréhension du client dans la durée et dans la perspective de sa valeur future. « À première vue, ce sont les aspects prescrits et le caractère bridé du travail qui retiennent l’attention, justifiant par-là le qualificatif de nouveaux OS du tertiaire… Le propre des activités dans la télé activité est de s’appuyer sur une très faible technicité et, au contraire, de solliciter l’engagement de la personne » [Cousin, 2002]. En effet, c’est bien à première vue (c’est encore l’arbre qui cache la forêt) que l’on peut qualifier les téléopérateurs d’OS du tertiaire14 car en parlant de faible technicité, de quelle technicité parle-t-on ? À quelles compétences réfère le fait de nouer, entretenir une relation avec un client tout en dénouant une procédure 14. Dans la littérature, OS et usine sont les vocables largement associés respectivement aux téléopérateurs et aux centres d’appels, certes de manière interrogative [ANACT, 2001 ; Buscatto, 2002].
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administrative si standardisée soit elle ? La technicité n’est-elle pas à rechercher plus sur le versant relationnel ou communicationnel que sur la procédure ? Et n’est-ce pas avec les procédures les plus standardisées que peut s’apprécier véritablement cette technicité ? Ne cherche-t-on pas à comprendre ces nouvelles activités en télé activité avec les schèmes d’une pensée et les mots d’un autre paradigme ? Ainsi le téléopérateur est perçu comme soumis à des injonctions paradoxales. « Le salarié se trouve sur un poste de travail taylorisé où on lui demande de faire preuve de souplesse, de compétences relationnelles, d’adaptation, d’investissement, d’engagement » [ACT Consultants, 2002]. Mais ce paradoxe n’est-il pas au cœur même de ces nouvelles activités. N’est-ce pas dans et par ce paradoxe que peut être repérée et reconnue la compétence du téléopérateur15. Si les techniques ne sont pas neutres, dans une communication avec autrui, le téléopérateur ne l’est pas non plus. Il y met sa « patte », il y met son style, d’autres diront encore son savoir-faire issu de son temps passé sur un plateau téléphonique ici ou ailleurs, à l’école et en formation, ou bien dans d’autres endroits encore. « De séquence en séquence, les techniques s’altèrent de ce chacun y met. Les transformations des phrases, l’incorporation d’un vocabulaire à soi, l’utilisation de temps de conjugaison non prescrits, personnalisent l’activité au téléphone… La composition des styles est en étroite relation avec l’acquisition d’une assurance certaine et la maîtrise progressive de l’activité » [Merienne, 1999]. Les prescriptions d’ordonnancement de l’argumentaire comme les prescriptions syntaxiques et lexicales dans la communication participent à la formation de mise au travail du téléopérateur. Plus tard, en vitesse de croisière, ces prescriptions constituent aussi une aide dans les moments de stress, de baisse de vigilance, lorsque l’on perd « ses » moyens. Elles constituent alors un recours voire un subterfuge pour poursuivre sa mission malgré ses aléas. Les prescriptions intégrées, absorbées et digérées peuvent ainsi être distanciées et réappropriées selon les moments opportuns.
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Introduction
Danièle Linhart
La modernisation des entreprises et du travail affecte tous les types de travail et, en ce sens, peut-on dire que c’est nouveau. Les activités de type industriel, comme les activités tertiaires sont soumises aux mêmes logiques, dans le secteur public comme privé. Les modes de gestion du privé s’appliquent désormais aux activités du secteur public ou relevant de mission publique, avec des critères comparables de rentabilité, de productivité, de qualité. Du coup, le rapport au temps de travail change, dans ces secteurs, perturbant le sens du travail pour de nombreux salariés ou agents. Une certaine homogénéité s’instaure ainsi entre les différents secteurs de l’activité professionnelle : ce qui est requis des salariés relève des mêmes registres. Sur le plan du registre comportemental, on demande de la réactivité, disponibilité, flexibilité, mobilité. Sur le plan du registre subjectif, on exige une adhésion aux objectifs de l’entreprise, une intériorisation des contraintes de rentabilité, et de performance, un savoir être, un sens de la relation. Et sur le registre professionnel, en plus de la compétence stricte, on requiert un esprit d’initiative, une capacité de diagnostic et d’interprétation de données et d’informations, et de plus en plus un esprit commercial. Ces exigences s’adressent à tous les niveaux et non plus comme avant, à celui des seuls cadres et responsables de l’entreprise. Des spécificités du secteur tertiaire, comme l’omniprésence du client, sont désormais importées et généralisées dans l’industrie. Des modes d’organisation surtout développés au sein du secteur industriel se diffusent dans les services, (comme le temps de cycle que l’on retrouve dans les centres d’appel fonctionnant en sous-traitance). Les modalités de gestion du secteur privé sont introduites dans le secteur public et concernent des activités qui auparavant y échappaient ; c’est le cas des secteurs concernés par le « travail sur l’humain » (le système hospitalier, notamment qui se voit de plus en plus soumis à des critères de rentabilité, de contrôle budgétaire et de rationalité financière). À l’inverse, les qualités professionnelles qui accompagnent traditionnellement ces activités sur l’humain telles le dévouement, la disponibilité le sens des responsabilités, et l’adhésion à la
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finalité du travail) sont désormais requises dans le secteur privé, au sein de l’industrie comme des services. Ces qualités « naturelles » dans le secteur public et requises dans le privé, avec la modernisation, font l’objet d’un travail managérial destiné à les transformer pour les remodeler. Elles doivent désormais être canalisées pour entrer plus en harmonie avec les objectifs de l’entreprise, qui sont eux-mêmes en évolution. Cette canalisation s’opère à l’aide de processus de codification des différents paramètres de l’activité, et de leur inscription dans des applications informatiques. Le travail est ainsi strictement bordé, normé. Un type d’autonomie cadrée par des repères tayloriens se généralise dans les différents secteurs et s’inscrit en permanence dans les objectifs de rentabilité et productivité de l’entreprise. La rencontre, dans une autonomie contenue, s’opère entre ceux qui se voient investis d’une part d’autonomie alors qu’ils se trouvaient dans un environnement exclusivement taylorien, et ceux, qui bénéficiaires d’une large part d’autonomie se trouvent désormais tributaires d’une taylorisation de leur environnement. Face à ces salariés mobilisés et encadrés dans leur personnalité, les destinataires du travail s’inscrivent dans un processus de nature comparable. Le client omniprésent, source de multiples obligations et contraintes pour le salarié (travail en direct, en temps réel, en flux tendu), censé s’imposer dans ses exigences les plus personnalisées, fait en réalité l’objet d’une gestion à visée de standardisations différemment construites. Et ce sur le mode du reflet, par rapport à un nouveau type de salarié mobilisé dans ses dimensions les plus intimes et personnelles, quoique soumis à un cadrage et un contrôle très tayloriens. La modernisation cherche à en finir avec un certain type de standardisation pour en imposer d’autres plus dissimulés. Dans les industries du secteur privé, on multiplie les séries, et leur modulation. Dans le secteur public on remet largement en question l’approche bureaucratique de l’usager, son abstraction ; la dépersonnalisation, garante de l’égalité, cède la place à une prise en compte plus différenciée. Tous les secteurs confondus ont désormais recours aux centres d’appel qui se fondent précisément sur un type très particulier de personnalisation de la relation avec le client. Dans le secteur public, le public selon son importance est segmenté en gros et petits comptes, soumis à un traitement différent selon une logique commerciale. Certains agents entrent en conflit avec ces nouvelles orientations, qui remettent en cause des valeurs auxquelles ils étaient profondément attachés et qui donnent au temps qu’ils consacrent à leur travail, une autre finalité, une autre valeur. Le management s’efforce de créer les conditions d’une meilleure adéquation entre leur personnel et les valeurs de l’entreprise, par le biais de primes personnalisées, de promotions plus ciblées, de formations, et d’une mise en concurrence systématique. Un drame social d’une autre nature peut se jouer alors pour des salariés pris dans une relation personnalisée avec autrui, tout en étant dépourvu de la possibilité de la gérer selon leur entendement : c’est leur personne qui est engagée vis-àvis d’une autre, à laquelle ils peuvent s’identifier, à laquelle souvent, ils sont
INTRODUCTION
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conviés par le management, d’entrer en empathie pour l’efficacité de la relation. On retrouve sous une forme plus aiguë la souffrance analysée par H. Wallon. C’est ce qu’il ne peut pas faire dans son travail qui lancine le salarié, et qui le hante. Mais cette souffrance est encore plus forte quand elle s’identifie au sentiment de ne pas répondre au besoin, à la détresse d’autrui. Ce n’est plus seulement l’amputation d’une capacité personnelle qui est ressentie, mais le sentiment de rester indifférent aux appels d’autrui. Le temps passé au travail pèse non seulement par l’intensité du travail accompli, et la fatigue mais pour les conséquences de ce que l’on ne peut faire pour des raisons qui sont externes. Les textes qui suivent illustrent tous (à partir de terrains d’enquêtes portant sur des secteurs différents) la trame d’une modernisation qui homogénéise les situations de travail, le plus souvent, dans une indifférence aux besoins des salariés comme des clients.
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L’obsession du flux tendu : les usines d’équipement automobile des parcs industriels fournisseurs
Armelle Gorgeu et René Mathieu
L’installation de parcs industriels fournisseurs (PIF) consiste à regrouper des usines d’équipement automobile dans l’enceinte de l’usine de montage du constructeur ; elle est récente dans l’industrie automobile en France. Elle répond aux exigences de production et de livraison en juste à temps des constructeurs qui se sont manifestées depuis une douzaine d’années [Gorgeu et Mathieu, 1991 et 1995], et qui se sont exacerbées au fil du temps, avec le recentrage des constructeurs sur le cœur de leur métier (conception, fabrication des moteurs et des boîtes de vitesse, montage final, et commercialisation). Ceux-ci confient en effet une partie de plus en plus importante de la fabrication d’une voiture à leurs fournisseurs. Déjà à la fin des années 1980, les deux constructeurs français avaient incité leurs fournisseurs à créer des usines à proximité de leurs usines de montage véhicule à une distance laissée à l’appréciation des équipementiers (encadré 1). En prenant pour modèle l’industrie automobile japonaise, Renault et PSA ont joué un rôle pionnier en matière d’exigences de livraison en juste à temps comme ils l’avaient fait préalablement en matière d’assurance de la qualité. Le mouvement de création d’usines de proximité s’est poursuivi en France et s’est diffusé à travers le monde, notamment en Europe.
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Encadré 1. – Les transformations dans les relations entre les constructeurs automobiles français et leurs fournisseurs À partir de la fin de la décennie 1980 en France, les relations entre les constructeurs automobiles et leurs fournisseurs de pièces et de composants se sont profondément transformées [Gorgeu et Mathieu, 1990, 1991, 1995 ; Gorgeu, Mathieu et Pialoux, 1998] et cette évolution se poursuit au début de ce troisième millénaire. Les constructeurs ont sélectionné des fournisseurs de premier rang, pour la plupart des équipementiers, comme interlocuteurs directs qui traitent avec ceux de second rang, eux-mêmes donneurs d’ordres pour ceux de troisième rang, ce qui leur a permis de confier la conception et la fabrication d’équipements à leurs fournisseurs de premier rang. Parallèlement à cette hiérarchisation de leurs fournisseurs, les exigences des constructeurs se sont accrues en matière de qualité, de délais et de coûts. Les constructeurs automobiles ont ainsi joué un rôle pilote dans l’émergence et le développement d’un nouveau modèle d’organisation interfirmes qui se propage progressivement dans d’autres secteurs industriels. La sélection d’un panel de fournisseurs de premier rang a commencé dès la fin des années 1980 à partir d’une norme commune d’assurance qualité élaborée par les deux constructeurs qui a donné lieu à publication d’un document commun en 1987. Le transfert de productions à ces fournisseurs s’est fait progressivement dans le cadre d’une organisation des livraisons en juste à temps (JAT), fonctionnant sous des tensions différentes du fait de la diversité des produits, la livraison en flux synchrone, dans l’ordre de montage et sans aucun stock dans l’usine d’assemblage du constructeur, étant réservée à des produits volumineux, de grande variété, et de coût élevé, comme les sièges, les lignes d’échappement, les panneaux de portes, etc. Le flux synchrone, forme la plus tendue des livraisons en Juste à temps, a provoqué de nombreuses créations d’établissements d’équipement automobile, à partir du début de la décennie 1990. Plutôt que de développer des établissements existants, où la main-d’œuvre ancienne peut constituer un frein à l’innovation en matière d’organisation, et d’avoir un magasin avancé pour livrer en juste à temps, les équipementiers préfèrent créer des usines de proximité et sélectionner ainsi une main-d’œuvre « neuve » plus conforme à leurs besoins. Ces nouveaux établissements, qui ont souvent une raison sociale propre et un statut de filiale au sein de leurs groupes, sont les vitrines de ces derniers. Ils présentent les avantages des PME, car ils sont de taille petite ou moyenne, n’ont généralement pas de syndicats, du moins au démarrage, et peuvent avoir des coûts faibles, mais sans en avoir la vulnérabilité puisqu’ils sont intégrés à des groupes relativement importants.
La versatilité des marchés et la concurrence exacerbée entre les constructeurs automobiles conduisent à la mise en place d’une politique adaptée à cette situation. Les PIF sont une réponse pour réduire le temps en matière de production et
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de livraison de produits plus complexes par les équipementiers afin d’opérer des gains en transport, en qualité et en réactivité. C’est pour le constructeur un moyen de cumuler les avantages de l’intégration et de l’externalisation. En matière d’installation de PIF, les constructeurs français suivent un mouvement qui a été amorcé en Europe par des constructeurs étrangers1. Le premier PIF en France a été implanté en 1997 par Mercedes (groupe Daimler-Chrysler). Le site est situé en Moselle à Hambach près de Sarreguemines à dix kilomètres de la frontière allemande. Il a été construit pour monter la Smart City-coupé, et regroupe en 2003 le constructeur, Smart-France, et 8 fournisseurs appelés « partenaires » (7 usines et une agence logistique), le site ayant pour nom Smartville. L’effectif de l’ensemble des partenaires (1300 personnes en CDI et CDD en 2003) est supérieur à celui du constructeur (860 personnes en CDI et CDD à Smart-France). Le second PIF a été implanté en 2000 par Renault-Sandouville, près du Havre en Haute-Normandie. Il regroupe dans l’enceinte de l’usine Renault 6 équipementiers (2 usines importantes, 3 usines plus petites, et une petite unité de logistique). Le personnel occupé (environ 1 000 personnes, intérimaires compris, en 2003) est nettement inférieur à celui du constructeur (plus de 6 000 personnes avec les intérimaires). Un troisième PIF, composé de 5 usines, fonctionne depuis 2002 dans l’enceinte de Renault-Douai dans le Nord. Le constructeur PSA n’a pas implanté de véritables PIF dans l’enceinte de ses usines de montage mais plusieurs expérimentations sont en cours2. Cette contribution porte sur les deux plus importants PIF et les plus anciens en France, celui de Smartville et celui de Renault-Sandouville3. Nous voudrions montrer que la constitution de parcs industriels fournisseurs apparaît comme une étape ultime d’un mouvement amorcé en France il y a une quinzaine d’années, et que la pression temporelle ainsi que la dépendance vis-à-vis du client y sont plus 1. « Gains en transport, en qualité, en réactivité : les atouts des parcs industriels fournisseurs séduisent de plus en plus les industriels de l’automobile. Après Ford en Espagne, Fiat en Italie ou la Smart à Hambach (Moselle) dans le milieu des années 1990, c’est au tour de Renault et PSA-Peugeot-Citroën d’adapter ce modèle d’organisation à leurs usines. Après Sandouville pour Renault, et Sochaux (PSA), des PIF devraient voir le jour à Douai avec la remplaçante de la Mégane, à Maubeuge pour l’après Kangoo, et à Rennes pour le successeur de la 607 de PSA » (« Automobile : place aux PIF », Enjeux-les Echos, décembre 2001). 2. À Sochaux, la fabrication de sièges a été confiée depuis 2000 à sa filiale Faurecia qui a installé l’usine dans un bâtiment existant dans l’enceinte de l’usine PSA. Une autre expérimentation a eu lieu à Poissy qui concerne une usine fournisseur de réservoirs. 3. Des entretiens suivis de visites d’ateliers avec des responsables d’établissements ou des responsables des ressources humaines ont été réalisés dans la quasi-totalité des usines de ces deux PIF. Si l’on excepte un entretien effectué en décembre 2001 lors d’une recherche financée par le ministère de l’Équipement sur les « incidences sur le développement local de l’internationalisation des capitaux dans la filière automobile en France », les autres ont été réalisés depuis décembre 2002 dans le cadre d’une convention avec le ministère de l’Éducation nationale sur l’utilisation de titulaires de bacs sur des postes de production et de logistique dans les usines d’équipement automobile. Nous avons contacté l’ensemble des usines de ces deux PIF ; les quelques refus (deux à Smartville et un à Sandouville) sont dus au thème de l’étude.
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importantes que dans les usines de proximité externe4 ; les ouvriers subissent plus directement une intensification du travail due au cumul de contraintes à la fois industrielles, marchandes et événementielles [Valeyre, 2001], car tous les dysfonctionnements intervenant dans l’usine de montage du constructeur sont immédiatement répercutés dans ces usines fournisseurs. Nous décrirons d’abord le mode de fonctionnement des usines des deux PIF, en montrant à la fois les similitudes et les différences. La répercussion de la pression du constructeur (Renault ou Smart France) sur le personnel de production fait l’objet de la seconde partie, axée sur les conditions de travail et sur l’emploi.
PRESSION DU CONSTRUCTEUR ET MODES DE FONCTIONNEMENT DE SMARTVILLE ET SANDOUVILLE Smartville est une entité allemande neuve « expatriée » alors que RenaultSandouville est une usine ancienne à laquelle s’est rajouté le parc des fournisseurs. De ce fait, ces deux PIF ont des différences (encadré 2) pour des raisons qui tiennent à la fois aux dates d’implantation (Sandouville est plus récent), à la taille (Smartville regroupe davantage d’usines), au concept (le concept Smartville est très spécifique), et aux cultures (culture française à Sandouville, allemande à Smartville). Nous reviendrons plus longuement sur ces différences. Les similitudes sont cependant importantes et dues à la pression qu’exerce sur ces usines le constructeur, d’abord sur le plan temporel, puisque ces usines ont été créées dans le cadre du JAT, mais aussi en matière de qualité et de coûts. Cette pression est plus importante que celle que subissent les usines de proximité externes.
4. Nous avons réalisé de 1993 à 1995 une recherche, financée par le Commissariat général du Plan, sur les processus de recrutements dans le cadre d’organisations en juste à temps, qui portait sur l’ensemble des nouveaux établissements d’équipement automobile implantés depuis 1988 à proximité des usines de montage de PSA et de Renault pour les livrer en juste à temps. Le but était d’étudier tous les établissements de proximité existants en 1994, soit 34 d’après nos évaluations, et l’enquête menée par entretiens auprès des responsables d’usines, suivis de visites des ateliers, a porté sur 26 établissements [Gorgeu et Mathieu, 1995]. Après 1995, au cours de nos différentes enquêtes [Gorgeu, Mathieu et Pialoux, 1998 ; Gorgeu, Mathieu, Pialoux et Blum, 2002], nous avons continué d’étudier les établissements de proximité qui s’implantaient à l’extérieur des usines constructeurs.
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Encadré 2. – Présentation des deux PIF Renault-Sandouville Le concept de « parc industriel fournisseur » a été expérimenté par Renault dans sa nouvelle usine de Curitiba au Brésil. En France, la sortie successive au début de ce millénaire de trois nouveaux modèles de véhicules sur le site de Sandouville a été le moment idéal pour créer le premier parc. L’usine de Sandouville est spécialisée dans le montage des véhicules « milieu de gamme supérieur » et « supérieur ». La sortie des nouveaux véhicules s’est échelonnée : la Laguna 2 en juin 2001, la Vel satis en janvier 2002 et l’Espace 4 l’été de la même année. Aujourd’hui, à la dispersion des usines de proximité5 s’est substitué le regroupement sur le site commun. Le PIF réunit des équipementiers au plus proche des lignes de montage des véhicules pour livrer en « synchrone séquentiel » des produits complets. Les produits des 6 établissements sont : 1) le réservoir ; 2) les panneaux de portes, planche de bord, console, tapis de sol ; 3) les sièges ; 4) le pavillon ; 5) le câblage moteur et habitacle ; 6) la porte de coffre. Ces usines remplacent, en grande partie, les anciens ateliers de préassemblage du constructeur. L’exigence de la qualité totale, composé du triptyque qualité-délai-coût, est appliquée strictement sous la surveillance du constructeur. Ces usines font de l’assemblage d’éléments fabriqués dans d’autres usines du groupe d’appartenance et aussi dans des entreprises sous-traitantes. Aucune livraison ne se fait sur stock, et aucun assemblage n’est fait par anticipation. Pour assurer la fluidité du flux, un stock de pièces élémentaires est nécessaire, ce qui oblige à une gestion stricte de l’approvisionnement amont d’autant plus que des pièces proviennent d’usines situées à l’étranger. La logistique est devenue primordiale dans le bon fonctionnement du flux. Ce PIF appartient au constructeur et est loué aux équipementiers. Il consiste en un très grand bâtiment (36 000 mètres carrés) à l’intérieur duquel des espaces ont été aménagés et cloisonnés par lui. La logistique est intégrée à la production puisque le bâtiment est relié par un tunnel aérien à l’usine du constructeur pour convoyer les différents équipements. Une seule usine fournisseur préfère faire sa livraison par chariots tirés par un « tracteur » pour réduire le coût, car l’utilisation du convoyeur est payante. Ces établissements ont une organisation de la production semblable à celle du constructeur en deux lignes de montage6. À partir de 2002, en pleine cadence, « Renault avait prévu une capacité de production de 400 000 à 450 000 véhicules par an7 ». À la fin décembre 2002, selon les directeurs des usines
5. Des usines avaient été créées dans les années 1989-1990 pour livrer en synchrone RenaultSandouville ; certaines étaient situées dans la ZI à quelques kilomètres de l’usine du constructeur, d’autres sur le plateau cauchois à moins de 25 kilomètres. Plusieurs d’entre elles ont disparu dans la deuxième moitié des années 1990, soit qu’il y ait eu réintégration dans les ateliers du constructeur (comme pour la ligne d’échappement de la Laguna 1), soit que les équipementiers n’aient pas obtenu le marché sur le(s) nouveau(x) véhicule(s). 6. Sur la première ligne sont montées des Laguna 2 et des Espace 4, sur la seconde des Laguna 2 et des Vel Satis. 7. Usine nouvelle, n˚2748, 21 septembre 2001.
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enquêtées, la production journalière est inférieure à 1 000 véhicules alors qu’il était prévu 1 800 véhicules. Les usines du PIF ne sont donc pas à leur pleine capacité de production. Smartville Ce site, conçu et construit pour accueillir à la fois l’usine de montage constructeur et celles de ses fournisseurs « partenaires », a été créé spécialement pour la fabrication d’un petit véhicule deux places, la Smart City-coupé. C’est un petit véhicule urbain qui peut être personnalisé. Sa commercialisation date de mars 1998. En 2003, un autre véhicule, le Roadster, est fabriqué en petites séries de façon artisanale dans un autre local. En 2003, le site, rappelons-le, comprend le constructeur Smart France, 7 usines « partenaires », et un logisticien. L’appel de fabrication est lancé par le constructeur. La division en modules de la fabrication des deux véhicules en fait l’originalité et rend ce site très différent des PIF de Renault. Le mode de fonctionnement n’est pas le même pour la fabrication de la Smart City-coupé et pour celle de la Smart Roadster. L’unité de montage de la Smart City-coupé est un bâtiment en forme de croix, relié par des convoyeurs aériens aux locaux où se trouvent les fournisseurs partenaires. La plupart des usines partenaires livrent par convoyeur la chaîne de montage de la City-coupé. Une première usine partenaire fabrique les châssis par soudure (le ferrage), qui iront ensuite vers une deuxième usine pour la peinture ; c’est cette dernière qui envoie le châssis peint sur la chaîne de montage du constructeur Une troisième usine partenaire assemble le cockpit, le monte dans le véhicule et positionne les câbles électriques. Il est le seul partenaire à être implanté dans le même bâtiment que le constructeur. Les quatre autres usines partenaires livrent leurs équipements sur la ligne de montage du constructeur au moment précis du montage. Ainsi, une usine assemble le bloc moteur et les essieux, deux usines font de l’habillage externe (la première fabrique les panneaux en plastique et les vernit, et la seconde plus petite est spécialisée dans l’habillage spécial de certains véhicules) et une usine assemble les portes et les livre prêtes à être montées. Les bâtiments et certains matériels (comme les robots) appartiennent au constructeur. Les partenaires ont du personnel sur la ligne du constructeur pour effectuer les retouches. Six cents véhicules peuvent être produits journellement. La quasi-intégration des fournisseurs partenaires est plus importante dans le cas du Roadster, monté dans un ancien bâtiment de stockage de pièces de rechange, qui abrite à la fois l’atelier de montage du constructeur, et les ateliers des fournisseurs qui se trouvent le long de la chaîne de montage du Roadster. Les seuls fournisseurs qui ne sont pas à l’intérieur du bâtiment sont le fournisseur du châssis et celui spécialisé dans la peinture. Il y a eu une extension de leurs locaux d’origine (ceux pour la City-coupé) pour abriter l’atelier dédié au Roadster.
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Les similitudes entre les deux PIF Quatre points communs unissent fortement ces deux PIF. Être chez le constructeur et être complètement dépendant de lui : une source d’incertitudes. – Les usines d’un PIF sont dédiées à une usine de montage et équipent tous les modèles. Elles sont remises en cause lors du renouvellement des modèles, voire avant avec le restylage. Si l’équipementier n’est pas retenu, il doit quitter les lieux au profit du fournisseur choisi. Ces usines ont une durée de vie qui peut être courte ; elles fonctionnent dans l’incertitude permanente. Elles sont locataires des locaux qui appartiennent au constructeur, et ce dernier peut être aussi propriétaire de leur équipement. La différence est importante avec les usines de proximité externes. Les équipementiers choisissent alors leur lieu d’implantation, construisent leurs propres locaux, et sont propriétaires du terrain, des locaux et de l’équipement. Même si elles sont dédiées à une usine de montage, elles peuvent, en principe, essayer de diversifier leurs productions en travaillant pour d’autres usines de montage. Une activité en synchrone séquentiel. – La production et la livraison s’opèrent dans l’ordre où les voitures sont montées chez le constructeur, dans un temps imparti par le constructeur. La demande de ce dernier est exprimée régulièrement par un message, appelé ordre de réquisition à Sandouville (périodicité dépendant du temps de cycle chez le constructeur, à peine supérieure à une minute). C’est à partir de cet ordre que la production peut commencer chez le fournisseur. Le produit doit se trouver au bord de ligne chez le constructeur dans un temps qui diffère selon les produits, car il dépend du moment où il est monté sur la voiture. À titre d’exemple à Sandouville : 50 minutes pour les planches de bord, 150 minutes pour les panneaux de portes, et trois heures pour les sièges. Dans chacune des usines, « les chronométreurs de chez Renault sont venus prendre les temps d’assemblage et ils sont revenus autant de fois que ceux-ci n’étaient pas conformes à ce qu’ils attendaient » (un responsable de site) ; À Smartville, comme à Sandouville, le temps de l’assemblage du véhicule chez le constructeur conditionne l’organisation de chaque usine car il est impératif de respecter le temps de livraison. Une défaillance d’un des équipementiers qui dépasserait ce temps peut arrêter la ligne de montage du constructeur. L’amende infligée au fournisseur est très coûteuse. L’usine constructeur et les usines des équipementiers fonctionnent en complémentarité, mais c’est celle du constructeur qui en est le moteur, car elle est située en aval de la production, selon les principes du JAT. Les propos d’un responsable d’usine sont très éclairants sur la pression temporelle induite par le synchrone séquentiel : On fait en synchrone le montage des pièces sur le réservoir que nous recevons brut et on livre (4 livraisons par heure et par ligne) avec un chariot contenant 12 réservoirs, tiré par un tracteur. On est collé au client et on fait les pauses
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comme lui. On suit les cadences de Renault (actuellement 48 véhicules par heure), mais on peut aller plus vite, faire 52 véhicules par heure. Il est en panne 10 minutes, nous, on arrête 10 minutes. On a deux lignes de production comme lui. Renault met un véhicule en début de montage et envoie un ordre de réquisition. Le temps de cycle chez lui (entre deux véhicules) est de 1 minute 7 secondes. Chez nous, on a un local où on reçoit les ordres de réquisition. Toutes les deux minutes, on va chercher les informations qu’on récupère ici. Entre le moment où elles arrivent et le moment où le chariot doit être au bord de chaîne, il se passe 136 minutes, et dans ce temps il faut traiter les ordres, fabriquer, livrer. Il faut, en tracteur, 6 minutes aller et 6 minutes retour, mais on se donne 1 heure à 1 heure et quart de souplesse. La première chose, c’est d’enregistrer les ordres de réquisition, de les trier, et de créer informatiquement un chariot de 12 produits dans l’ordre. On les envoie sur les automates des deux lignes de production et l’opérateur sait ce qu’il doit fabriquer et a l’étiquette de traçabilité. Nous, ce n’est jamais encore arrivé qu’on arrête les chaînes de Renault, mais plusieurs équipementiers l’ont fait ; Cela coûte 10 000 francs la minute d’arrêt. On doit être très rigoureux. Cela reste très tendu. Au début c’est très stressant. Il faut anticiper étape par étape tous les flux et prévoir tout ce qui peut arriver. S’il y a une panne de tracteur, comment faire ? On a 6 tracteurs alors qu’on n’en a besoin que de 4. On a des lignes d’équipement très simples contenant beaucoup d’automatismes et d’informatique avec des modes dégradés si on tombe en panne. Pour éviter toute erreur, une lumière s’allume pour que l’opérateur cherche la pièce au bon endroit, et s’il y a une erreur de montage, on ne peut pas sortir le produit du poste. On joue sur la sécurisation. Le lundi matin, si le chef est malade, les gens sont habilités à prendre les clefs et à démarrer la ligne. Ils ont le numéro de téléphone du chef d’équipe (c’est le premier à appeler), du responsable qualité (2e), puis de moi. Nous, le staff, on donne un coup de main en production s’il le faut.
La pression temporelle est plus forte que dans les usines de proximité externes, car aujourd’hui la plupart de celles-ci ne produisent pas en synchrone. Lorsqu’elles reçoivent l’ordre, elles mettent en ordre les produits, à partir d’un petit stock, pour les livrer en synchrone, quitte à produire en synchrone le manquant. Dans les premiers établissements de proximité, des expériences de production et de livraison synchrone avaient été tentées, mais elles ont été abandonnées, les inconvénients étant très importants, nous reviendrons sur ceux-ci dans la seconde partie. Des relations très déséquilibrées. – Le personnel de l’usine de montage du constructeur, notamment l’encadrement de production et les techniciens de qualité, n’a pas d’autorisation à demander pour pénétrer dans ces usines. Dans un établissement du PIF de Sandouville, le directeur nous a fait visiter d’abord l’usine avec un agent de maîtrise, car il recevait, de façon impromptue, un responsable qualité de Renault ; il a évoqué les litiges avec le client. On a une heure, mais c’est déjà arrivé qu’on arrête le client. C’est arrivé une fois à cause de câblages venant de Roumanie. On a eu un cumul d’aléas. Cela
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venait de notre voisin qui reçoit les câbles, mais c’était nous qui étions responsables. Si on explique pourquoi, on n’a pas forcément la facture de l’arrêt. Le client vient vérifier certaines choses. Il faut toujours prouver qu’on n’est pas en cause quand il y a un problème qualité chez le client. Je ne suis pas à zéro défaut. Une personne de la qualité Renault était avec moi quand vous êtes arrivés. Tous les matins des gens de chez nous vont voir sur la chaîne de Renault les défauts, et on se pose pour chacun la question de son origine. Par exemple une tache peut avoir été faite chez nous, dans le convoyeur ou chez Renault.
D’après les responsables des ressources humaines que nous avons rencontrés, c’est la même chose à Smartville : « Les gens de Smart sont chez eux ici, alors que nous on va chez eux à leur demande » (un DRH). Les relations sont inégales, car le moindre arrêt de production doit être signalé par les fournisseurs, alors que les constructeurs ne les préviennent pas de leurs problèmes. S’il y a un aléa chez le constructeur, les usines du PIF s’en aperçoivent parce qu’elles ne reçoivent plus de message, et comme leur organisation est calquée sur celle de l’usine cliente, elles ne peuvent plus produire. Elles ne savent pas s’il s’agit d’un dysfonctionnement passager ou d’un arrêt qui risque d’être long. Il y a ainsi, dans ces usines, cumul de la pression temporelle due au synchrone séquentiel, de celle induite par la présence physique du client, et de celle que provoquent les dysfonctionnements chez le client qui entraînent à leur tour une nouvelle pression temporelle car il faut ensuite rattraper le temps perdu. Dans les usines de proximité externes, la pression du client ne peut pas s’exprimer aussi directement, compte tenu de la distance, même si celle-ci est faible, et aussi parce que les locaux appartiennent au fournisseur. Le constructeur vient faire des audits à une date prévue à l’avance. Ce sont les membres de la direction de l’usine fournisseur qui se déplacent pour aller chez le constructeur, car ils sont appelés par l’usine de montage. La réactivité immédiate. – Pour le constructeur, l’avantage d’avoir le fournisseur sous la main, c’est de pouvoir lui demander de réagir immédiatement, notamment en matière de qualité. Cette réaction peut être préventive. C’est le cas lorsqu’il y a un doute sur les exigences de qualité. Les responsables qualité vont voir le client avec la pièce pour savoir si un défaut minime est accepté, et s’il ne l’est pas, la retouche est faite immédiatement en cours de production. Elle peut être curative chez le client si celui-ci s’aperçoit du défaut sur la chaîne de montage. Les usines de PIF ont en permanence des contrôleurs et des retoucheurs dans l’usine de montage des constructeurs. La réactivité concerne aussi les changements de dernière minute décidés par le constructeur, comme le montrent ces propos d’un DRH. « D’être sur le site nous permet une réactivité immense. Je n’ai que 40 minutes pour assembler les cockpits. Cela ne serait pas possible à 15 kilomètres. Les commandes tombent. S’il y a un changement au dernier moment, je peux réagir. L’annulation d’une commande qui est déjà dans les tuyaux, j’arrive à changer la séquence. »
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Les différences entre Smartville et Sandouville Les différences sont nombreuses, et certaines d’entre elles ont de fortes incidences pour le personnel comme nous le verrons dans la deuxième partie. Elles s’expliquent, de notre point de vue, par le fait que le concept de Smartville a été expérimental d’où la spécificité de ce site, par les différences de cultures (allemande et française), et par l’ancienneté plus importante de Smartville par rapport au PIF de Sandouville. Le concept expérimental de Smartville : un site neuf, une externalisation très importante du constructeur, la livraison de modules par les « partenaires ». – Le concept « Smartville » a été expérimental. L’usine constructeur Smart-France et son PIF forment un ensemble rationnel, pour la fabrication d’une voiture de ville innovante. Tout est neuf alors que l’usine de Renault de Sandouville est ancienne et spécialisée dans les véhicules moyenne gamme supérieure et haut de gamme. Le site de Smartville a été conçu pour une externalisation maximum, puisque seulement 20 % de la VA sont produites par le constructeur, et pour une optimisation optimale de la logistique. Le soudage de la carrosserie et la peinture sont deux activités de la compétence du constructeur en France alors qu’à Smartville elles ont été confiées aux partenaires, et les groupes fournisseurs qui contrôlent ces usines sont intervenus en amont au niveau recherche-développement. L’usine constructeur assemble des modules fournis par ses « partenaires » (encadré 3). Parmi ceux-ci figurent trois usines très robotisées (le constructeur ne possède qu’un robot), qui ont des activités d’injection plastique, de peinture, de soudure. C’est une différence importante avec le PIF de Sandouville où il n’y a que des usines spécialisées dans l’assemblage, où le travail manuel est prédominant. Les différences de cultures : davantage de formalisation et de coordination à Smartville qu’à Sandouville. – Smartville est une enclave allemande sur le sol français, à proximité immédiate de la frontière. Le site, situé en Moselle du Nord où l’allemand est fréquemment parlé, a été choisi pour des raisons de coûts. Les usines « partenaires » appartiennent très majoritairement à des groupes allemands8, et les directeurs sont généralement allemands. Les fournisseurs extérieurs au site sont également pour la plupart allemands. L’équipe dirigeante de SmartFrance est allemande, et, même si la langue officielle est l’anglais, il est nécessaire de connaître l’allemand dès qu’on occupe un poste supérieur à celui d’opérateur. L’organisation de Smartville est marquée par cette culture. Les réunions entre Smart-France et ses « partenaires » sont régulières et très fréquentes. Toutes les usines partenaires doivent adhérer à la convention collective de la métallurgie de la Moselle, à la différence du PIF de Sandouville, où les usines de plasturgie appli 8. Les exceptions : deux usines appartenant à une joint venture canadienne-autrichienne et une petite usine japonaise.
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Encadré 3. – Modularisation automobile et parcs industriels fournisseurs On parle aujourd’hui de modularisation dans l’industrie automobile, et il est vrai que de plus en plus de gros sous-ensembles sont livrés pré-assemblés sur les chaînes de montage des constructeurs, ce qui explique l’implantation de parcs industriels fournisseurs dans l’enceinte du site d’assemblage du constructeur. Mais les usines et unités de finition présentes sur ces parcs ne livrent pas toutes des modules. Les parcs industriels fournisseurs permettent aux constructeurs d’externaliser une partie de l’assemblage vers les fournisseurs, de réduire les stocks en magasin et en bord de chaîne, de diminuer les délais de livraison au client final et de repousser le plus en aval possible le choix des options. Avant de parler de modularisation, il convient de distinguer les composants, les fonctions et les modules. D’après François Fourcade [2003], un composant est une portion distincte d’un produit qui contribue à une fonction spécifique. Ainsi le condenseur est un composant mais s’il est associé à un évaporateur, un compresseur, un fluide et des canalisations, on obtient la fonction climatisation du véhicule. Un module quant à lui regroupe un ensemble d’éléments proches dans la voiture mais ne concourant pas à la même fonction, livrés en un seul bloc pré-assemblé. Ainsi on peut parler de modules pour le cockpit (qui comprend la planche de bord mais intègre aussi la climatisation, l’airbag, le système de navigation, etc.), et pour la face avant de la voiture (pare-chocs, radiateur, condenseur). François Fourcade montre que la modularisation automobile est encore expérimentale même si les parcs fournisseurs « semblent devenir un modèle de production de plus en plus répandu ». Dans le cas du PIF de Renault-Sandouville, si on reprend les distinctions précédentes, aucun établissement ne monte de modules. Les six établissements présents sur ce site livrent aux constructeurs des fonctions ou des composants9. Par contre, la plupart des usines partenaires de Smartville livrent à Smart France des modules. D’après Pascal Brocard et Carole Donada (2003), le concept industriel de la Smart qui est précurseur d’une nouvelle collaboration entre constructeurs et fournisseurs, favorise l’intégration des modules.
quent la convention plasturgie, tandis que celle de garnissage de sièges relève de celle de la métallurgie du Havre. Depuis un an, Smart-France exige que toutes ses usines partenaires aient un responsable des ressources humaines, pour faire de la gestion prévisionnelle de l’emploi, en prévision de la baisse des ventes de la Smart City-coupé, dont la durée de vie est prévue jusqu’en 2006. Jusqu’au début 2003, l’intérim n’était pas utilisé de façon structurelle à Smartville, comme il l’est à Sandouville, et cette spécificité était sans doute liée à la culture 9. Sur le PIF de Renault Douai, une usine monte le cockpit.
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allemande10. Smart-France joue un rôle de coordination plus important entre les partenaires que Renault, et la vie collective y est plus organisée qu’à Sandouville. Le restaurant d’entreprise de Smart-France est ouvert au personnel des usines partenaires. Une charte sociale a été signée qui concerne les relations sur le site entre le constructeur et ses fournisseurs, et celles avec les partenaires sociaux. Un passé mouvementé à Smartville. – Smartville a été mis en place en 1997 mais la commercialisation de la Smart City-coupé a été retardée pour des raisons de qualité. Ce site a donc connu des avatars à ses débuts et il fonctionne réellement depuis 1998. Le PIF de Sandouville a démarré seulement en 2000. L’ancienneté de Smartville peut expliquer les changements importants intervenus sur le site. Smart-France a réintégré des fabrications, ce qui a provoqué le départ d’une usine partenaire. Une autre usine sur le site a dû opérer un plan social, mais d’après la responsable des ressources humaines, le personnel aurait été reclassé dans les autres usines de Smartville. Les syndicats sont présents dans toutes les usines partenaires de Smartville, alors que dans le PIF de Sandouville il n’y en a que dans les deux plus grandes. Plusieurs conflits ont éclaté chez les partenaires de Smartville, dont certains ont duré plusieurs jours, alors qu’il n’y a pas eu de véritables arrêts de travail dans le PIF de Sandouville. Enfin, il y a eu des changements d’orientation à Smartville dus à l’arrivée d’un nouveau véhicule, le Roadster et à la baisse des ventes de la City-coupé : développement du recours à l’intérim depuis le début 2003 avec la signature par Smart-France et quatre usines partenaires d’un accord avec trois agences d’intérim, moindre taylorisation du travail pour le Roadster que pour la City-coupé.
LA RÉPERCUSSION DE LA PRESSION DU CONSTRUCTEUR SUR LE PERSONNEL DE PRODUCTION DES USINES DES PIF Le mode de fonctionnement des usines des PIF repose sur la flexibilité sous toutes ses formes, celle du contenu du travail, avec le développement de la polyvalence, celle du temps de travail, et celle de l’emploi, avec le rôle important que joue l’intérim. Ces trois formes de flexibilité sont complémentaires et permettent d’éviter le chômage partiel qui a pratiquement disparu depuis plusieurs années 10. D’après les responsables d’agences d’intérim de Sarreguemines, l’intérim en Allemagne est plus réglementé. Les sociétés d’intérim signent des contrats d’un an avec les intérimaires. Le recours à l’intérim est beaucoup moins massif qu’en France, car le coût est plus élevé. Les entreprises allemandes proches de la frontière française préfèrent s’adresser à des agences d’intérim en France pour avoir plus de souplesse, et certaines agences d’intérim à Sarreguemines sont spécialisées sur l’Allemagne. « Les intérimaires français qui travaillent en Allemagne sont payés 20 % à 30 % de plus. Comme l’activité économique a chuté en Allemagne, on récupère des gens très bien qui ont des problèmes car ils ne trouvent pas des salaires équivalents ici. Notre agence spécialisée sur l’Allemagne va fermer, elle attirait beaucoup il y a deux ans encore, mais c’est fini. Il n’y a plus de concurrence avec l’Allemagne » (une responsable d’agence d’intérim, rencontrée en juillet 2003).
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dans l’industrie automobile française, alors qu’il était un moyen de flexibilité très utilisé encore au cours de la décennie 1990. C’est d’ailleurs en partie le chômage partiel qui est à l’origine de la suppression de la production synchrone dans les premières usines de proximité. Dans celles-ci, rappelons-le, la production synchrone qui avait été expérimentée au démarrage, a été remise en cause. Une raison importante était qu’en période de récession, la fabrication synchrone présentait des inconvénients majeurs car l’établissement, contraint de suivre exactement l’organisation du temps de travail de son client, était obligé de chômer comme lui, quitte à d’autres moments à demander à son personnel de venir travailler le samedi. Comme nous l’avaient précisé plusieurs de nos interlocuteurs, il était difficile de demander des efforts de productivité, tout en annonçant plusieurs jours de chômage. Ce frein a disparu car, avec les trois formes de flexibilité, et notamment le développement du recours à l’intérim, l’annualisation du temps de travail ou l’utilisation des RTT par l’employeur dans le cadre des accords sur les 35 heures, le chômage partiel est rarement utilisé lorsque la conjoncture est défavorable. Par contre, le personnel de production, et tout particulièrement celui des usines de PIF, subit les fluctuations de la production qui empiètent sur la vie privée et, pour les intérimaires, les privent d’emploi lorsqu’ils sont remerciés du jour au lendemain. Le personnel des usines des PIF, notamment le personnel de production, est soumis directement à la pression du client, pression temporelle, dysfonctionnements chez le constructeur, exigences de qualité, de respect des délais et de réduction des coûts, car, comme nous l’a précisé une responsable des ressources humaines : « Si Renault nous a confié ce travail, ce n’est pas pour le faire dans les mêmes conditions que lui, mais de façon plus rentable. L’économie est recherchée partout. » Cette pression rend les conditions de travail particulièrement pénibles pour les ouvriers, soumis à des contraintes à la fois industrielles (cadences élevées, normes draconiennes à suivre en matière de qualité), marchandes (le client étant omniprésent), et événementielles puisque les aléas et les dysfonctionnements du client sont répercutés immédiatement dans ses usines. Se cumulent à la fois l’exiguïté des locaux, la pénibilité physique, le travail répétitif à exécuter dans un temps très court, toujours debout, avec pour certains postes des charges lourdes, et « le stress », terme employé par tous nos interlocuteurs pour exprimer la fatigue nerveuse et mentale de tous les instants. Cette pénibilité n’est pas compensée par des avantages en termes de rémunérations ou des perspectives de carrière, car pour des raisons de coûts, les salaires sont de l’ordre du SMIC, et les promotions très limitées ou inexistantes. Par ailleurs, dans ces usines, le temps de travail est calqué sur celui du client, mais l’organisation du travail posté peut être plus néfaste pour la santé, avec par exemple l’alternance entre une semaine le matin, une semaine l’après-midi, et une semaine la nuit au lieu d’une équipe permanente de nuit ; il n’y a pas de cars de ramassage même si le constructeur en possède, car le personnel de ces usines n’a pas le droit d’utiliser ceux du constructeur. La modulation du temps de travail dans le cadre des 35 heures bénéficie à
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l’employeur qui utilise l’annualisation ou les RTT en fonction des aléas chez le client.
Polyvalence, pénibilité physique, et tension nerveuse La polyvalence est obligatoire pour les ouvriers de production qui, s’ils sont en CDI ou en CDD, doivent connaître plusieurs postes (au moins cinq dans la plupart des usines de Smartville). Même les intérimaires doivent rapidement devenir polyvalents pour que leur mission soit renouvelée. La rotation sur les postes est souvent très fréquente, toutes les deux heures dans plusieurs usines de Smartville, où l’application de la polyvalence est très formalisée, sinon tous les jours. La polyvalence peut être limitée au sein d’un atelier dans les grandes usines, ce qui est le cas à Smartville, alors qu’elle concerne toute l’usine dans les petits établissements de Sandouville où les opérateurs peuvent occuper des postes de caristes, si le besoin s’en fait sentir. Les raisons invoquées pour justifier la polyvalence sont la souplesse de fonctionnement, la pénibilité du travail, et les risques de troubles musculo-squelettiques (TMS). Ainsi, dans une usine de Smartville, il nous a été précisé que dans l’atelier de laquage, il y avait une rotation toutes les deux heures entre les 7 postes de cet atelier, car à l’un d’entre eux, le contrôle final, « on ne peut pas rester plus de deux heures de suite, car l’œil ne peut pas travailler plus sous le néon ». Dans une usine de garnissage, la prévention des TMS et des lombalgies a été évoquée aussi pour justifier la « rotation toutes les deux heures ou tous les jours sur les postes de la ligne ou entre les lignes qui est en train de devenir obligatoire. » Il nous a été précisé que le travail était « hyperphysique », que les systèmes d’assistance à la manutention n’étaient pas forcément pratiques, et qu’on n’utilisait pas la méthode « in situ », qui consiste à couler directement la mousse dans la coiffe, parce qu’elle est « trop coûteuse ». La responsable formation le regrette car cette méthode améliore les conditions de travail en supprimant l’opération pénible d’agrafage. Dans cette usine, les vrais polyvalents « n’ont rien de plus en rémunérations, car la polyvalence, c’est bien pour eux et pour nous. Il n’y a pas de contradiction avec la productivité. » L’absence ou la faible proportion de femmes en production peut être dans ces usines un indicateur d’efforts physiques importants. Il y a traditionnellement peu de femmes dans l’industrie automobile, notamment chez les constructeurs, mais cette industrie s’est peu à peu ouverte aux femmes. Les établissements d’équipement automobile, en particulier ceux de proximité, utilisent généralement en priorité, pour leurs activités d’assemblage, une main-d’œuvre ouvrière féminine, et celle-ci est aussi aujourd’hui très appréciée par les constructeurs, qui en montage véhicules, ont utilisé, en 2000 et 2001, des femmes intérimaires [Gorgeu, Mathieu, Pialoux et Blum, 2002 ; Beaud et Pialoux, 2002]. Dans les usines des PIF, la polyvalence ne permet pas d’avoir des postes réservés aux femmes, comme cela pouvait être le cas dans les usines de proximité externes, où la rotation sur les
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postes était moins développée ; même en fabrication de sièges, on trouvait des femmes sur des postes de picking, alors que les postes de garnissage exigeant des efforts physiques importants étaient occupés par des hommes. Dans les PIF de Smartville et Sandouville, une seule usine, spécialisée dans la finition de pavillons et occupant 35 personnes, dont un tiers d’intérimaires, utilise une majorité de femmes en production « C’est très manuel, mais le pavillon n’est pas lourd, 1,800 kilo pour la Laguna, 4 ou 5 kilos pour l’Espace, et ici le seul risque d’accident de travail est la brûlure, car on se sert de cire chaude. Le travail est calme, propre, et comme on est peu nombreux, il y a un esprit de famille. Moi, j’ai l’opportunité d’avoir des femmes, et j’en suis bien content. Elles sont plus calmes. » Dans une autre, spécialisée en montage, un chef d’équipe nous a dit qu’il y avait 50 % de femmes dans son équipe, mais que cela lui posait des problèmes : « Les postes ne sont pas adaptés aux femmes, ils sont trop durs. » Le problème des TMS et des accidents de travail a été évoqué dans plusieurs usines. Dans une usine de Smartville, il nous a été précisé qu’il y avait déjà des TMS en injection plastique et en montage, et que les accidents de travail dus aux chariots filoguidés11 étaient relativement nombreux. Dans une autre, le chef d’équipe nous a précisé qu’il y avait « beaucoup d’accidents de travail et de TMS malgré la jeunesse du personnel, des TMS surtout à cause des opérations de vissage ». L’exiguïté du lieu de travail peut être en partie à l’origine des accidents de travail, et rend les conditions de travail difficiles. La partie des locaux qu’occupe chaque usine a été prévue par le constructeur pour un effectif qui peut être inférieur à la réalité. C’est notamment le cas dans cette usine de Sandouville : « On était prévu seulement pour 50 personnes. On a donc des problèmes de place. On a été jusqu’à 320 personnes, lorsqu’on avait 130 intérimaires du temps de l’équipe de nuit. » Autre exemple de mauvaises conditions de travail liées aux spécificités des PIF, le chauffage. À Sandouville, il est fourni par Renault ; s’il y a une panne, il faut attendre que Renault s’en occupe, ce qui était le cas un jour de décembre où nous avons visité l’une de ces usines ; il faisait froid et cela durait depuis plusieurs jours. Le travail est pénible parce qu’il est répétitif même s’il y a de la polyvalence. Par ailleurs, la tension nerveuse est de tous les instants car l’objectif prioritaire est « la satisfaction du client » en matière de qualité et de délais. Dans le PIF de Sandouville, des signaux lumineux tricolores, calqués sur ceux de la circulation routière (vert, orange et rouge), indiquent la situation en instantané, et les propos de plusieurs interlocuteurs montrent que ces signalisations sont sources de stress. « S’il reste seulement 30 pavillons chez Renault, c’est orange, c’est un seuil critique, s’il clignote c’est dangereux et s’il en reste 20, c’est rouge, et c’est le stress car il n’y en a plus assez » (le directeur d’une petite usine). « En panneaux de portes, ce qui est vraiment en synchrone, c’est l’assemblage, où les cadences sont très élevées, et où on fait des rotations de postes. On a fait un 11. Les chariots filoguidés se déplacent sans caristes par liaison au sol.
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chantier “pacification”, en essayant de remettre en amont des postes qui étaient avant en assemblage pour éviter le stress. Il y a en effet beaucoup de stress en assemblage car on est près du client et il y a des lumières verte, orange clignotant, orange, et rouge. Vert, c’est serein, orange-clignotant, on est en retard, orange et rouge, c’est le stress » (la responsable des ressources humaines d’une usine importante du PIF de Sandouville). Dans cette usine, au cours de notre visite, il y a eu la pause déjeuner comme celle de chez Renault (20 minutes), et des « superviseurs » (l’équivalent d’agents de maîtrise), des « team leaders » (ouvriers jouant le rôle d’animateurs) et des opérateurs continuaient à travailler car la lumière orange clignotait, « ce qui veut dire qu’on est en retard, on a deux nacelles de retard » (le team leader). Le cumul des exigences de qualité et de juste à temps renforce la tension nerveuse des ouvriers, et cela d’autant plus que le temps des opérations est prédéterminé. Or le temps réel diffère du temps prescrit, comme le reconnaît notre interlocuteur de l’usine de fabrication de sièges : « Il y a des temps à respecter déterminés. Pour chaque opération, le temps prescrit est toujours le même, mais en réalité cela peut être plus long selon la voiture. À chaque poste, il y a un petit clignotant. En général les gens finissent le travail avant que le clignotant s’allume. » Pour éviter les erreurs dans l’assemblage, il existe des aides à la mémorisation aux postes de travail, par exemple des voyants qui s’allument pour le choix les composants ou pour signaler des défauts, mais il reste toujours des défauts d’aspect que seul l’opérateur est capable de déceler, ce qui demande une vigilance constante. Par ailleurs, dans ces usines, l’organisation du travail évolue car il faut en permanence améliorer le service rendu au client, et une responsable des ressources humaines reconnaît que cela perturbe le personnel qui est pourtant jeune dans toutes les usines des PIF : « Un problème, c’est le changement permanent de l’organisation, l’amélioration continue. Toutes les semaines cela change. Cela peut être difficile pour le personnel. » Si à Smartville, il n’y a pas de signaux lumineux, nos interlocuteurs nous ont confirmé que le synchrone séquentiel était source de stress notamment pour les agents de production en assemblage, en raison à la fois du temps imparti qui est très court, et de la pression du client Smart-France, lui-même aiguillonné par la direction de Daimler-Chrysler en Allemagne : « Ils savent à Mercedes Stuttgart le volume de voitures à une minute près.» Le stress ne concerne pas que les ouvriers. Il a été également évoqué par ce chef d’équipe qui nous a fait visiter l’une de ces usines : « Je gère une équipe de 50 personnes, avec des problèmes personnels et professionnels. Il faut être fait pour supporter le stress, avoir du sang-froid, de la maîtrise, du calme. On est mis sous pression. Smart se croit tout permis. » Par ailleurs, à Smartville le montage du Roadster a entraîné des changements dans l’organisation du travail chez les partenaires. Le process est plus artisanal car le Roadster est produit en quantités beaucoup moins importantes. Le temps de cycle est beaucoup plus long (6 minutes au lieu de 90 secondes pour le Citycoupé) pour les partenaires comme pour le constructeur. L’opérateur a davantage
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d’opérations à effectuer manuellement. C’est un travail autonome, plus complexe, qui exige une mémorisation importante.
La flexibilité du temps de travail et ses répercussions sur la vie hors travail Dans ces usines, l’organisation du temps de travail est calquée sur celle du client, mêmes horaires, mêmes temps de pause, même jours de fermeture, mais elle peut être différente quant aux modalités. Ainsi, les visites d’usines ont montré qu’en cas de retard dans la production synchrone, certaines personnes continuaient à travailler pendant la pause. De même, à Renault Sandouville, lorsqu’il y a travail de nuit, ce qui a été le cas du printemps 2001 jusqu’en octobre 2002, et de nouveau de mars à la fin juillet 2003, l’équipe de nuit est toujours permanente, mais dans les usines du PIF, elle peut être alternante à la semaine (une semaine matin, une semaine après midi, une semaine nuit). L’alternance à la semaine avec travail de nuit est, d’après les ergonomes, plus néfaste pour la santé que l’équipe permanente de nuit, et perturbe fortement la vie privée, particulièrement pour les femmes ayant des enfants, ce qui explique aussi la faible proportion de femmes dans la plupart de ces usines. À Smartville, il n’y a pas eu jusqu’à présent de travail de nuit chez les partenaires qui ne font que de l’assemblage, car Smart-France a toujours travaillé en deux postes12. Par contre, il y en a chez les trois partenaires qui ont d’autres activités, en raison de leurs équipements robotisés (injection, peinture, soudage) et on retrouve dans ce cas l’alternance à la semaine, comme à Sandouville. Par ailleurs, à Smart-France et chez les partenaires, les opérateurs qui travaillent pour le Roadster avaient au moment de notre enquête une organisation de temps de travail différente des autres et particulièrement éprouvante. « On travaille du lundi au samedi jusqu’à minuit 20. Il faut accepter de travailler plus de 7 heures par jour et sacrifier ses samedis avec les mêmes rémunérations » (un DRH d’une usine partenaire). Il y a, en effet, un accord 35 heures spécifique pour le personnel qui travaille sur le Roadster, et l’annualisation permet d’avoir, à certaines périodes de l’année, une organisation du travail très perturbatrice pour la vie familiale. À Smartville, chez tous les partenaires, il n’y a pas de RTT car l’annualisation est totale, avec une période haute et une période basse en fonction des ventes, et l’accord 35 heures est revu tous les ans, car ces périodes ne sont pas forcément les mêmes d’une année à l’autre « On adapte les horaires aux quantités depuis cette année. On n’est plus en mesure de gérer comme l’année dernière » (un responsable des ressources humaines). À Sandouville, les usines du PIF transposent les 35 heures de Renault « mais pas de la même façon », car les directions utilisent les jours de RTT à leur 12. Lors du recrutement, dans toutes les usines de Smartville, le personnel ouvrier s’engage à accepter le travail de nuit en alternance, si celui-ci était instauré.
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convenance comme le montrent ces propos de deux responsables de ressources humaines. Chez nous, dès qu’il y a un problème chez Renault, on peut mettre du jour au lendemain les gens en RTT. Cette année pour les RTT, il y a 10 jours décidés par l’employeur et 6 jours décidés par le salarié, mais cela peut changer d’une année à l’autre, car la modulation entre jours employeur et jours salariés peut être différente. On a ouvert l’usine à 39 heures, et le salaire était sur 39 heures. Maintenant le salaire de base est de 35 heures et on a un complément de salaire garanti. On a négocié avec les deux syndicats, CGT et FO, les 35 heures en novembre 2001. En principe on suit Renault, et on a un système de modulation sur l’année avec un compteur collectif, et un compteur individuel. Cette année, on n’a pas fait assez de périodes hautes pour le compteur collectif.
Dans deux usines du PIF de Sandouville, l’accord 35 heures, signé respectivement en 2000 et 2001, a été modifié. Par ailleurs, à Smartville comme à Sandouville, la répercussion des aléas de l’usine de montage du constructeur sur les usines du PIF perturbe fortement la vie privée des ouvriers de production, car si l’arrêt chez le constructeur est long, ils sont renvoyés chez eux, même s’ils habitent loin. Un jour où nous étions à Smartville, la production a été arrêtée sur le site pendant quatre heures parce qu’il y avait une panne du four de peinture du partenaire spécialisé dans cette activité. Cet incident a provoqué dans quasiment toutes les usines partenaires, le renvoi du personnel posté, et la récupération a été faite un samedi matin. À Sandouville, les problèmes sont les mêmes, mais le renvoi n’est pas systématique dans cette petite usine comme le montrent ces propos du directeur. Je suis arrêté en instantané par Renault. Donc il me faut de la souplesse et il m’arrive de renvoyer les gens chez eux s’il y a plusieurs jours d’arrêt. Il y a eu 3 jours d’arrêt de travail chez Renault. Une autre fois il y a eu un incendie qui a provoqué 2 jours d’arrêt. Globalement les arrêts représentent 2,5 % par rapport au CA. Si l’arrêt dure une heure, on ne renvoie pas les gens chez eux. Un jour, comme d’habitude, les opérateurs arrivent à cinq heures du matin, du Havre ou de 20 ou 30 kilomètres en covoiturage, et on apprend qu’un moule a cassé chez Renault. Je ne peux pas garder 7 ou 8 personnes sans fabrication. Chacun a un compteur individuel. Je leur dis ‘vous avez la possibilité de rentrer chez vous’. Une personne peut rester si elle habite trop loin. Je lui fais nettoyer la machine à colle. Il y a des tâches annexes à faire quand on ne monte plus de pavillons. Quand l’arrêt ne dure qu’un quart d’heure, ils peuvent faire de l’avance s’ils ont encore des ordres de fabrication, nettoyer, ou ranger.
Les répercussions de la flexibilité du temps de travail sur la vie hors travail sont d’autant plus importantes qu’il n’y a pas de cars de ramassage pour les usines de ces deux PIF (alors qu’il y en a chez Renault) et que le personnel habite souvent assez loin. L’usine Renault de Sandouville se trouve en effet dans la zone portuaire, à une quinzaine de kilomètres de la ville du Havre. Une partie du personnel
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des usines du PIF vient du Havre, les autres habitent plus loin13. À Smartville, le personnel de production a été recruté très fréquemment dans des bassins d’emploi de Lorraine et d’Alsace situés à une cinquantaine de kilomètres du site.
La flexibilité de l’emploi L’intérim est l’instrument privilégié de la flexibilité de l’emploi en France, notamment dans l’industrie automobile14, alors qu’il est moins utilisé en Allemagne, ce qui peut expliquer les différences entre les deux PIF. Mais celles-ci tendent à se réduire, car les incertitudes sur l’avenir qui pèsent sur le site de Smartville tendent à favoriser cet instrument. L’intérim est au cœur du fonctionnement des usines du PIF de Sandouville. C’est une forme généralisée d’emploi. Il permet de répondre aux fluctuations de la production chez le constructeur, en évitant le chômage partiel et les licenciements, et en même temps de tester le comportement des personnes en vue d’une éventuelle embauche. Les établissements présents sur le PIF recourent massivement à l’intérim et comptabilisent leurs intérimaires dans leurs effectifs. Nos travaux sur la filière automobile ont déjà montré que l’intérim joue un rôle primordial dans celle-ci : « L’intérim est devenu l’outil de flexibilité par excellence dans la gestion du travail. Il permet l’utilisation sur une longue durée de jeunes ouvriers ; il constitue l’unique canal de recrutement du personnel de production en CDI. Les constructeurs externalisent une part de plus en plus importante de la production auprès de fournisseurs qui recourent encore plus qu’eux à l’intérim. Il y a donc une double externalisation » [Gorgeu, Mathieu, 1998]. Depuis la fin des années 1990, le phénomène s’est encore amplifié, et les constructeurs qui utilisaient proportionnellement moins d’intérimaires que leurs fournisseurs dans la décennie 1990 y ont eu fortement recours lors de la reprise de l’année 2000. Renault Sandouville continue à utiliser beaucoup d’intérimaires lorsqu’il constitue une équipe permanente de nuit, ce qui a été le cas notamment du printemps 2001 jusqu’en octobre 2002, et de mars à la fin juillet 2003. Les établissements sur le PIF de Sandouville se distinguent par une utilisation massive d’intérimaires (en % beaucoup plus que le constructeur). Les intérimaires font partie de leur personnel et ils sont sélectionnés comme s’ils y étaient intégrés en CDI. Ces établissements ont atteint le seuil d’effectif prévu et utilisent en permanence un volant d’intérimaires, comme le montrent ces propos. 13. Deux usines du PIF de Sandouville ont embauché du personnel (plus d’une centaine de personnes) en provenance d’une usine de proximité, spécialisée dans le garnissage, qui a fermé en 1998. Cette usine se trouvait à plus de 20 kilomètres de Sandouville et beaucoup habitaient à proximité de cette dernière. 14. L’automobile est en effet le secteur qui d’après la DARES (Premières informations, n˚ 20.2, mai 2003) emploie de loin le plus d’intérimaires : le taux de recours au quatrième trimestre 2002 est de 13,6 %.
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Chaque semaine, tous les jeudis matin, il y a une session où on choisit les intérimaires qu’on va prendre en mission. On a 10 CV d’Addeco et 10 CV de Manpower et on reçoit les gens sur le site. On leur présente la société, les normes sécurité. On visite et chacun a un entretien individualisé sur la base de son CV. À la dernière session, sur les 14 personnes envoyées par les agences, 3 ou 4 ont été prises en intérim chez nous. On se crée un vivier de futurs intérimaires en voyant des gens tous les jeudis. Renault cherche aussi des intérimaires. Donc, on a besoin de nouveaux intérimaires car on ne peut pas reprendre uniquement ceux qu’on a lâchés en octobre 2002 (une responsable formation). On ne veut pas dépasser 200 CDI et on les a. On aura un volant permanent de 40 ou 50 intérimaires n’ayant plus beaucoup d’opportunités de se faire embaucher en CDI. Depuis le début 2002, on a un personnel fixe et un roulement d’intérimaires. On a un implant de Vedior-bis chez nous qui s’occupe de tout. Maintenant on s’aperçoit qu’on a besoin de cette flexibilité. Si Renault remet en place une équipe de nuit, le niveau d’intérim remontera (une responsable des ressources humaines).
À la fin 2002, globalement les six usines du PIF de Sandouville employaient à peu près 1 000 personnes, y compris les intérimaires dont l’importance oscille entre 20 et 42 % de l’effectif occupé par chaque établissement. Ces pourcentages d’intérimaires correspondent à un seuil minimum car la conjoncture était à la fin 2002 peu favorable et Renault venait d’arrêter en octobre son équipe de nuit, ce qui avait provoqué la suppression de 1 200 emplois d’intérimaires sur le site dont 900 chez le constructeur. Quand il existait une troisième équipe chez Renault et dans les six établissements du PIF, les pourcentages d’intérimaires ont été de 40 % à 53 %, d’après les chiffres fournis par les établissements, peut-être davantage à certains moments. Pendant quelques mois en 2003, il y a eu de nouveau une équipe permanente de nuit à Renault-Sandouville, et le taux d’intérimaires est alors revenu à son seuil maximum. Dans le PIF de Sandouville, les intérimaires occupent tous les postes de production et de logistique sans exception. Ils suivent une formation à la polyvalence dans l’usine de fabrication de sièges. « Si un intérimaire reste un moment, il intègre le pôle de formation qui vient de démarrer pour développer la polyvalence. Pour l’instant le pôle de formation est pour les nouveaux, c’est-à-dire les intérimaires » (un responsable ressources humaines). Chez les partenaires de Smartville, jusqu’au premier trimestre 2003, les intérimaires représentaient de 10 à 20 % de l’effectif occupé dans chaque usine. Ils n’occupaient pas tous les postes. Cette situation est en train de changer avec l’arrivée du Roadster et la diminution de la production de la City-coupé. Le développement récent et important du recours à l’intérim sur le site est lié à la période d’incertitude qui commence et qui risque de durer jusqu’à la fin de vie de la Citycoupé, prévue en 2006. En juin 2003, il y avait 400 intérimaires à Smartville, alors que ce chiffre n’avait jamais dépassé 200 auparavant. Cette situation n’est pas provisoire, car les établissements partenaires ont atteint le seuil prévu en CDI, et certains d’entre eux sont en sureffectifs. Aucune « titularisation » d’intérimaires
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n’était prévue. La signature en juin d’un accord entre 5 usines du site (Smart France et 4 usines partenaires de taille importante) et 3 sociétés d’intérim de Sarreguemines va permettre la mise en place d’un volant permanent d’intérimaires. À Smartville, la flexibilité de l’emploi n’est pas assurée seulement par l’intérim. Au démarrage, les usines ont bénéficié de stages d’accès à l’emploi (SAE), et après cette période de SAE qui durait environ trois mois, les personnes étaient généralement mises en CDI. L’utilisation de CDD pour des surcroîts de travail ou après une période d’intérim pour tester davantage la personne avant embauche définitive est également fréquente. Il y a eu également des plans sociaux, des rapatriements de sous-traitance ; une charte sociale comportant un engagement de principe des partenaires pour faciliter le reclassement sur le site a été signée. D’après plusieurs responsables des ressources humaines, le reclassement aurait été effectif dans plusieurs cas, mais l’engagement n’est que moral : On a deux ans à passer qui vont être difficiles. On est très prudent depuis l’année dernière. On a annoncé aux syndicats que 2003 serait une mauvaise année et on a eu un contentieux avec eux sur l’intérim. Aujourd’hui, ils ont compris. On garantit les CDI. On va rapatrier chez nous de la sous-traitance. On a plus de chances de s’en sortir que les autres car notre groupe est contre le plan social et nous permet de rapatrier. En 2006, on peut être remis en cause puisqu’on est locataire. Il faudrait dans ce cas quitter les lieux. Smart peut aussi reprendre l’activité comme il l’a déjà fait avec un partenaire en électronique. Il n’y a pas d’obligation par la charte sociale de reprendre le personnel. La charte sociale, c’est moral, purement moral. Il n’y a aucune garantie (une DRH).
Des rémunérations de l’ordre du SMIC et peu de perspectives d’évolution pour les ouvriers Pour les ouvriers de production, les rémunérations minimales sont de l’ordre du SMIC, et les perspectives d’évolution généralement faibles. Néanmoins, il existe des différences d’une part entre les deux PIF, d’autre part entre les usines au sein d’un même PIF. Les établissements du PIF de Sandouville font tous du montage. Leur regroupement dans un même bâtiment, leur gestion commune du gardiennage, de la sécurité, du parking, de la pelouse et du tri des déchets, les obligent à entretenir de bonnes relations, et donc à ne pas « se piquer le personnel », notamment les intérimaires. Ils ont intérêt à ce que leur politique salariale soit proche. Ce souci commun les a poussés à se rencontrer sur ce sujet car, lorsqu’ils sont arrivés, les écarts étaient plus importants, comme le montrent les propos d’un de nos interlocuteurs. Au début il y avait davantage de différences de salaires entre les équipementiers, car chacun arrivait, l’un avec une grille de salaires, l’autre avec 14 mois de salaires, un troisième avec un salaire basé sur 39 heures. Cela s’est vite calmé. On s’est rencontré et il n’y a pas eu beaucoup d’écarts de salaires à la fin. Néanmoins il y en a un qui paie mieux que les autres.
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Ces propos, ainsi que ceux d’interlocuteurs dans d’autres établissements, qui montrent que les ouvriers au début étaient classés à un coefficient supérieur à celui qu’ont aujourd’hui ceux qui démarrent, laissent à penser qu’il y a eu un alignement par le bas. En règle générale, le salaire de base est le SMIC, auquel s’ajoutent quelques primes, et parfois un treizième mois. Certains établissements dépendent de la convention collective de la plasturgie, et d’autres, dont l’usine de fabrication de sièges, relèvent de celle de la métallurgie du Havre. L’établissement qui paie le mieux applique la politique salariale de l’établissement principal dont il dépend ; il appartient à une joint-venture constituée par deux groupes importants, l’un français de plasturgie, et l’autre belge spécialisé dans la chimie. Le constructeur ne semble pas être intervenu dans la politique salariale des usines du PIF. À l’usine Renault-Sandouville, le personnel permanent et les intérimaires sont nettement mieux rémunérés que dans les usines du PIF, ce qui s’explique par l’importance et l’ancienneté de cette usine, et par le fait que les établissements Renault ont les mêmes normes salariales, quelle que soit leur localisation en France. Smartville présente des spécificités car toutes les usines du site appliquent la même convention collective, rappelons-le, celle de la métallurgie de la Moselle. Une autre différence importante en matière de rémunérations tient au fait que le constructeur a une politique salariale qui diffère peu de celle de ses partenaires. Par ailleurs, Smart-France intervient davantage dans la gestion de la maind’œuvre de ses partenaires ; il organise toutes les semaines des réunions de tous les DRH, et une fois par an, au moment des négociations salariales, les problèmes de salaires sont abordés. Enfin les syndicats sont présents dans quasiment toutes les usines, et les conflits fréquents au moment des négociations salariales. À Smartville, une usine partenaire paie mieux que les autres et mieux que le constructeur. C’est une usine très robotisée, rattachée à un groupe, qui n’est pas spécialisée dans l’automobile, mais qui conçoit et fabrique des biens d’équipement. C’est aussi une usine où, d’après la responsable des ressources humaines, les grèves ont été nombreuses. « On est la société qui paie le mieux parce qu’il faut éviter les grèves et on a une population prompte à faire grève. Il y a eu plusieurs conflits et on a lâché beaucoup de choses en particulier au niveau des rémunérations indirectes. On a tous les syndicats et il y a un mois de cela, on avait 15 salariés dehors. » Les perspectives d’évolution des ouvriers de production, faibles en règle générales dans ces deux PIF, peuvent également différer d’une usine à l’autre, en raison des spécificités de leur groupe d’appartenance. Ainsi à Smartville, deux usines dépendent d’un même groupe qui privilégie le marché interne. Chacun peut proposer sa candidature lorsqu’un poste est créé ou se libère, mais il lui faut réussir un examen. Dans une de ces usines, des précisions nous ont été apportées sur ce dernier. « On affiche le poste à pourvoir, par exemple en qualité. La personne va voir en dehors de ses heures de travail les postes en qualité. Il faut s’y préparer comme à un examen. Il y a un examen écrit (de 20 à 80 questions techniques selon la difficulté du poste). La correction est faite avec un membre du comité d’entre-
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prise. Il faut 75 % de l’examen écrit pour avoir le poste. Il y a ensuite un petit oral (4 questions sur la motivation). Il faut investir pour réussir. C’est un gros problème de volonté, et il ne faut pas avoir d’autres soucis en tête, les enfants ou la construction d’une maison. » Les propos recueillis auprès des responsables des établissements d’équipement automobile de ces deux PIF montrent la répercussion des normes temporelles du constructeur sur les conditions de travail de l’ensemble du personnel des usines des PIF, particulièrement sur celles des ouvriers. Pour ceux-ci se cumulent la précarité de l’emploi, la pénibilité physique et nerveuse du travail, de faibles rémunérations avec des perspectives d’évolution très limitées, et une grande flexibilité du temps de travail qui empiète sur la vie privée. Ces conditions de travail s’expliquent par les exigences de qualité totale du constructeur qui externalise des opérations d’assemblage pour en réduire les coûts et en même temps veut en garder la maîtrise, comme si elles étaient faites en interne. Les caractéristiques de ces emplois sont aussi à relier aux spécificités de ces établissements fournisseurs, sous la double tutelle du constructeur et des centres de décision de leurs groupes, à leur faible marge de manœuvre vis-à-vis du constructeur qui est à la fois client unique, et propriétaire de leurs locaux, à leur avenir incertain. Même si ces établissements sont, en principe sans concurrents sur les produits destinés aux modèles montés sur le site15, ils sont vulnérables puisqu’ils sont dédiés à ces voitures, et peuvent ne pas être retenus lors des renouvellements de modèles. Beaucoup d’établissements de proximité externes dédiés à des usines de montage constructeurs ont fermé, rappelons-le, et pourtant ils étaient propriétaires de leurs locaux et avaient davantage de marge de manœuvre vis-à-vis de l’usine de montage cliente. N’ayant ni le choix du site, ni celui de la configuration des locaux, les équipementiers ne sont pas incités à faire de ces établissements des vitrines d’innovation organisationnelle, comme ils l’avaient fait en implantant des usines de proximité externes, et encore moins à investir pour améliorer les conditions de travail, et fidéliser leur personnel de production. Les conditions de travail des ouvriers dans ces usines s’expliquent aussi par l’importance du travail manuel et les caractéristiques des emplois de montage-assemblage qui sont dévalorisés dans tous les secteurs industriels, y compris chez les constructeurs automobiles, et cela malgré leur complexification due notamment aux exigences de qualité et de polyvalence, qui accroissent la charge mentale. Répétitifs, soumis à des cadences élevées, ces emplois ne sont pas considérés comme des métiers, et sont classés comme peu qualifiés alors que dans une organisation en juste à temps, en première ligne face au client, comme c’est le cas dans ces usines des PIF, ils exigent beaucoup de résistance physique et mentale et une grande réactivité. Ils sont proches à certains 15. À Smartville, la plus grande usine parmi les partenaires et une agence logistique n’ont pas été retenues pour la Roadster et ne travaillent que pour la City-coupé, ce qui rend leur avenir encore plus incertain.
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points de vue des nouveaux emplois tertiaires taylorisés des employés des centres d’appels, soumis eux aussi à la pression de la clientèle [Dessus et Touaty, 2002 et voir également les contributions dans ce même livre de Mathieu Amiech et de Chantal Cossalter]. Par ailleurs, ces emplois sont les premiers menacés par une délocalisation dans les pays à bas salaires de l’Europe, et, s’ils restent en France, c’est parce que l’assemblage de sous-ensembles volumineux est réalisé à la porte de l’usine de montage des constructeurs, mais la proximité ne réduit pas la mise en compétition avec des pays où les coûts de production sont plus bas. Smartville est déjà pour le constructeur allemand une délocalisation dans un pays périphérique où les salaires des ouvriers sont moins élevés qu’en Allemagne. Les usines étudiées n’ont pas de difficultés à pourvoir ces emplois, même en intérim. Dans le bassin d’emploi du Havre, le taux de chômage a toujours été très important, et il l’était resté au moment de la mise en place du PIF en 2000 malgré la reprise économique. La Haute-Normandie se situe au quatrième rang des régions françaises les plus touchées par le chômage avec un taux de 11,1 % en décembre 2001, et ce taux est plus élevé dans la zone d’emploi du Havre (12,9 %). Cette situation de l’emploi a facilité le démarrage de ces nouvelles usines qui n’ont eu aucune difficulté à sélectionner un noyau réduit d’ouvriers en CDI et un vivier d’intérimaires, malgré les conditions de travail difficiles. Le chômage n’incite pas non plus à la contestation et il n’y a eu aucun conflit ouvert sur le PIF d’après nos interlocuteurs. En Moselle, le taux de chômage est moins important en raison de la proximité de l’Allemagne, les syndicats plus présents et les grèves plus fréquentes. Mais en 2003, le bassin d’emploi de Sarreguemines était doublement pénalisé par le ralentissement économique allemand. L’Allemagne constitue en effet le premier marché de Smart France, ce qui explique la baisse des ventes de la City-coupé, et les frontaliers et les intérimaires qui travaillaient de l’autre côté de la frontière avaient perdu leur emploi et se retrouvaient sur le marché du travail français16. Dans les deux PIF étudiés comme d’ailleurs dans celui de Renault Douai, la situation du marché du travail peut expliquer que des jeunes soient prêts à accepter ces emplois, où la pression constante du client, le constructeur, qui n’est pas un usager mais un « maître17 », accroît les pénibilités intrinsèques au travail industriel sous fortes contraintes de temps. La stratégie des constructeurs automobiles de se libérer d’une partie croissante de la fabrication des voitures mais aussi de la 16. Ces propos d’une DRH montrent à quel point la dégradation de l’emploi est importante dans ce bassin d’emploi au premier semestre 2003 « On a besoin de bacs et de BTS en opérateurs pour avoir un vivier de potentiels. Jusqu’à l’année dernière, on avait du mal à en trouver comme opérateurs car ils préféraient travailler en maintenance et dans les bureaux d’études. Maintenant, j’ai beaucoup de bacs ou de BTS en CDD et en intérim, mais on ne peut pas les mettre en CDI puisqu’on ne peut plus embaucher en fixe. Les boîtes d’intérim sont submergées par les candidatures en ce moment même si la région est moins touchée que d’autres. » 17. Nous reprenons ici l’expression qu’avait employée en parlant de Peugeot une ouvrière qui travaillait dans une usine d’équipement automobile de proximité située à 7 kilomètres de l’usine Peugeot de Sochaux [Gorgeu et Mathieu, 2001].
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gestion de la main-d’œuvre est à l’origine de la création des PIF. Mais elle entraîne pour le personnel de ces usines satellites des contraintes temporelles sans précédent, des incertitudes qui portent à la fois sur leur temps de travail, sur celui de leur emploi avec la généralisation des contrats précaires, mais aussi sur leur avenir professionnel et sur celui de leur usine dont la pérennité est loin d’être assurée.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BEAUD S. et PIALOUX M. (2002), « Jeunes ouvriers (ères) à l’usine. Note de recherche sur la concurrence garçons-filles et sur la remise en cause de la masculinité ouvrière », Travail, genre et société, n˚ 8, novembre. BROCARD P. et DONADA C. (2003), La Chaîne de l’équipement automobile, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, Chiffres clés Analyse. DESSUS N. et TOUATY E. (2002), Les Employés des centres d’appel ou la flexibilité sous toutes ses formes, ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale, et de la Recherche, CPC/ documents 2002/9. FOURCADE F. (2003), « La modularisation automobile : enjeux et conditions de mise en œuvre pour les équipementiers de rang 1 », Gerpisa, 7 février. GORGEU A. et MATHIEU R. (1990), « Le partenariat industriel dans l’industrie automobile », in MICHON F. et SEGRESTIN D. (dir.), L’Emploi, l’entreprise et la société, Economica, Paris. — (1991), Les Pratiques de livraisons en juste à temps en France entre fournisseurs et constructeurs automobiles, dossier de recherche du Centre d’études de l’emploi, n˚ 41. — (1995), Recrutement et production au plus juste, dossier du Centre d’études de l’emploi, n˚ 7, décembre. — (1998), « Filière automobile : intérim et flexibilité », 4 pages du Centre d’études de l’emploi, n˚ 26, mars. — (2001), « Les exigences de qualité et de juste à temps : quels effets sur la santé ? L’exemple de la filière automobile », dans ISERES, Intensité du travail et santé, quelles recherches, quelles actions ? L’Harmattan, Paris. GORGEU A., MATHIEU R. et PIALOUX M. (1998), Organisation du travail et gestion de la main-d'œuvre dans la filière automobile, dossier du Centre d’études de l’emploi, n˚ 14, La Documentation française, Paris. GORGEU A., MATHIEU R., PIALOUX M.et BLUM O. (2002), La Polyvalence ouvrière dans la filière automobile : exigences et pratiques, ministère de l’Éducation nationale, CPC/Document 2002/3. VALEYRE A. (2001), « Le travail industriel sous la pression du temps », Travail et Emploi, n˚ 26, avril.
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Apprentissage des normes temporelles du travail salarié, un nouveau défi pour les chauffeurs routiers
Hélène Desfontaines
L’action sur les temps de travail et de production participe pleinement du processus de rationalisation du travail ; c’est une constante de l’histoire industrielle et de la mise au travail des hommes. Activité industrielle de service, les transports routiers de marchandises (TRM) n’échappent pas à ce mouvement1. Jusque dans les années 1980, l’organisation se réduisait, pour l’essentiel des entreprises du TRM2, à une répartition des trafics entre chauffeurs capables de s’adapter à des missions et des destinations variées. À partir des années 1990, organisation du travail, évaluation du coût de la prestation, gestion de la main-d’œuvre ont été saisis par la norme temporelle dans sa fonction régulatrice. L’usage du temps comme variable de régulation productive a été peu à peu transféré des chauffeurs routiers vers les organisateurs du transport. L’affirmation du mode de production en flux tendu, mais aussi l’instauration d’autres règles de régulation économique et salariale font figure d’évènements majeurs constitutifs d’une évolution du travail où le temps prévaut désormais sur la tâche. Le texte met à jour trois principaux faits ayant contribué à l’instauration du temps comme norme de régulation ; il examine ensuite les solutions organisationnelles et gestionnaires trouvées par les transporteurs pour répondre aux contraintes productives et sociales et analyse enfin la réception par les chauffeurs du cadre temporel de travail mis en place et ce qu’est devenu leur rapport au travail.
1. Cf. H. Desfontaines, « Chauffeurs routiers : du métier à l’emploi », thèse de 3e cycle sous la direction de Lucie Tanguy, Paris-X-Nanterre, décembre 2002. 2. Parmi lesquelles surtout celles exerçant un transport irrégulier de longue distance.
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UN SYSTÈME PROFESSIONNEL DE TRAVAIL Le système de travail dans lequel évoluaient les conducteurs, présente de nombreuses similitudes avec le système professionnel [Touraine, 1966]. Selon A. Touraine, la situation de travail s’y caractérise par un double aspect d’autonomie professionnelle et de « dépendance directe du marché » dans le sens où les impératifs économiques s’imposent directement, sans médiation organisationnelle. Dans le TRM, les contraintes productives étaient effectivement prises en charge par les conducteurs : ils disposaient d’une autonomie opérationnelle pour l’exécution du transport. Pour certains d’entre eux, l’autonomie recouvrait le choix du fret de retour à transporter et donc du montant du gain résultant de leur travail. C’est le cas du chauffeur dont suit un extrait d’entretien : étant rémunéré en fonction du chiffre d’affaires rapporté par les marchandises transportées, il cherchait systématiquement à compléter le chargement que l’encadrement avait établi : À l’époque on faisait du bureau de fret3. C’est nous qui cherchions les lots nous-mêmes. Alors comme des fois, on nous prenait 20 t de tôle ou peu importe, il nous restait encore de la place. Alors on trouvait une petite palette ou deux qui payent le mieux. C’est pour ça, il nous avait mis au chiffre d’affaires. Alors on essayait toujours à se démerder à redescendre complet au maximum. On était payé 25 % maximum du chiffre d’affaire. Y’a des mois, on faisait 45 000 francs de CA. On tournait à 1 800 balles tous les mois. (1998, 16 ans d’expérience, polyvalent transport national, ancien international.)
L’attribution du fret par ordre d’arrivée engendrait fréquemment le détournement de cette règle ou induisait des pratiques pour perdre le moins de temps possible en attente de fret. On venait s’inscrire avec notre numéro de camion, notre licence et le chauffeur prenait ses décisions. C’était à nous de juger au prix de la tonne, vu la distance qu’on nous mettait. [Il reproduit sa pensée] : « Y’a 12 tonnes, ça prend tant de volume, c’est tel produit, bon… » À nous de juger. On avait souvent un coup de téléphone avec notre chef [qui nous répondait] : « Oui, prends. » [Mais] moi j’ai vu faire de notre propre… On jugeait pas mal. À une minute près, ça comptait pour avoir le lot. Des fois, c’était plus ou moins réglo. On n’était pas vide qu’on allait déjà demander du travail. Mais bon, on était inscrit, on allait vider notre marchandise. On allait des fois passer une heure ou deux et on revenait au bureau de fret et on voyait tout ce qui s’affichait et puis là, il fallait se débrouiller pour avoir le chargement. » (1996, 19 ans d’expérience, transport régulier.)
Dans ces conditions d’éloignement et d’organisation du marché du transport, le patron avait besoin du chauffeur pour sa connaissance directe du marché du fret 3. Les bureaux régionaux de fret, dont les derniers ont fermé début 1990, avaient été créés en 1961 par décret (puis arrêté du 27 juillet 1965).
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et de son prix. Son savoir-faire et la bonne exécution du travail relevaient d’une connaissance éprouvée des clients et du trajet. De plus, les conditions de valorisation de l’outil de travail (le camion) reposaient en grande partie sur la capacité du chauffeur à assumer un rythme de travail déterminé par la quantité de clients et les délais de transport. Le transporteur retirait au moins deux avantages d’un tel système : un faible coût salarial compte tenu du mode forfaitaire de rémunération et un report de la contrainte organisationnelle [Mottez, 1967] sur l’exécutant4. « L’empirique était maximisé » [Schwartz, 1988, p. 710] par l’ajout d’un trajet ou l’imposition de délais très courts. Le transporteur déléguait sur les chauffeurs la réussite des conditions d’acheminement de la marchandise. De la maîtrise de l’évènement par le chauffeur dépendait la réalisation effective du travail. Or, les missions pouvaient être perturbées par un certain nombre de facteurs comme un problème mécanique, de circulation ou encore, un problème lié à la marchandise. Ceux-ci devaient gérer les aléas, ajuster constamment la partition entre les phases de travail et les moments de repos selon les rythmes d’activité des entreprises pour lesquelles ils transportaient. Nombreux mais pas tous graves (« le gars il se couchait dans le fossé »), l’accident était vécu comme un risque du métier. La fatigue faisait partie intégrante du métier et chacun devait s’y habituer, l’apprivoiser même pour pouvoir continuer. Pour le chauffeur routier, le temps ne se ménageait pas ; il ne comptait pas. La productivité de l’entreprise dépendait en grande partie de l’effort fourni par le chauffeur, d’où un système de primes qui permettait en même temps une gestion fine du personnel roulant (telle prime étant supprimée pour refus d’effectuer tel trafic). Parmi les primes incitatives au rendement, celles liées aux kilomètres parcourus ou au chiffre d’affaires étaient les plus répandues. Ce mode de salaire, très personnalisé et finalement proche d’un salaire au mérite, était légitimé par des modèles communs de rapport à l’argent et au travail. C’est l’engagement du chauffeur que le transporteur rémunérait, son adhésion aux valeurs et objectifs de l’entreprise. La présence de primes dans le salaire traduisait « la prise en compte quasiment exclusive de l’apport effectif et différentiel de chaque travailleur » [Grossin, 1990a, p. 371]. L’intensité du travail s’établissait en fonction de la résistance physique du chauffeur. La négociation sur le travail et donc implicitement, sur le temps de travail, s’opérait selon un mode interindividuel entre le chauffeur et son employeur en fonction d’une estimation des bénéfices réciproques. Les chauffeurs négociaient la possibilité d’obtenir telle ou telle prime, mais aussi un temps d’absence et donc le montant des frais de route. L’éloignement et la mobilité des lieux de travail ont fortement contribué à leur maîtrise des temps de travail : les chauffeurs étant sur la route, il était impossible au transporteur de contrôler l’effectivité de leur travail. Les conducteurs avaient la possibilité d’aménager des plages de nontravail à l’intérieur d’un temps destiné au travail, ils pouvaient choisir de conduire 4. D’autant plus que la politique répressive des administrations n’a jamais été dissuasive.
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au moment de la journée et de la nuit qui leur convenait le mieux. L’impératif de livraison était toujours là mais les délais accordés au chauffeur étaient souvent plus longs, laissant à celui-ci les possibilités d’un aménagement personnel du temps de travail : le temps du travail était poreux. Ce système professionnel de travail a été ébranlé par un changement dans le mode de régulation du secteur qui résulte de la conjonction d’un triple phénomène : l’intégration du TRM dans une fonction logistique globale, le processus de construction européenne et l’action collective.
LES RUPTURES Le transport : une fonction logistique La circulation des biens et leur gestion ont toujours été, sous des formes variées, un élément majeur du commerce5 et de la production industrielle. Néanmoins, le phénomène s’est accentué avec la prise de conscience du caractère coûteux de la possession de stocks et l’affirmation du rôle décisif des conditions de la circulation des biens en cours de production dans la formation d’avantages compétitifs. La maîtrise de la circulation est devenue un enjeu productif et économique au point que certains auteurs parlent d’économie de la circulation par opposition au système taylorien-fordien caractérisé surtout par la massification de la production et de la consommation. Dans cette forme productive « en juste à temps », la logistique fait figure de fonction capitale car l’organisation productive cherche à exploiter au maximum « les temps improductifs, les temps d’attente des machines et des matières » [Besson, Savy, Valeyre et Veltz, 1988, p. 23]. La fonction régulatrice dévolue au transport « dessine [alors] un véritable retournement où l’accessoire – faire circuler les choses produites – tend à déterminer l’essentiel – produire » [Schwartz, 1988, p. 659]. Les propos suivants de J. Colin explicitent bien ce glissement d’une fonction circulatoire vers une fonction de coordination : « Pour le chargeur industriel ou pour le négociant, le rôle du transporteur était de lui permettre d’acquérir une certaine maîtrise de l’espace. Il en attendait avant tout une aptitude à transférer les flux massifs et peu différenciés, qui correspondaient bien au stade de l’économie de masse […]. Mais progressivement, le système est apparu rigide face à une économie de la singularité caractérisée par des flux diffus, fortement différenciés et fréquemment renouvelés. En effet, confrontés à des marchés de plus en plus fluctuants, aléatoires, insaisissables et exigeants, les grandes entreprises de production, puis de distribution, ont progressivement élaboré une démarche logistique de maîtrise et de gestion de la circulation de leurs flux physiques qui s’écoulent d’amont en aval, ce qui les a conduites à totalement repenser 5. La circulation des marchandises dans la France de l’Ancien Régime, Journée d’étude tenue à Bercy le 12 décembre 1997, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1998.
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le problème de leurs transports » [Colin et Fiore, 1986, p. 13]. Le rôle du transport routier de marchandises n’est plus seulement d’assurer la circulation des matériaux et des produits finis, mais de rendre possible la coordination entre les différentes phases productives et distributives. La fonction circulatoire bien que toujours essentielle, n’est plus autant stratégique. Deux autres par contre le sont devenues : la coordination et le maintien du flux productif. Ces propos d’un transporteur sont tout à fait exemplaires de l’extension du rôle de cette profession : « La production de transport, c’est un service qui est la satisfaction d’un besoin qui n’est pas que le déplacement de la marchandise. Qui est de mettre à disposition du client le produit dont il a besoin au moment où il en a besoin dans la quantité et en l’état. C’est aussi de faire remonter l’information auprès du client expéditeur6. » En intégrant le transport routier de marchandises dans une fonction logistique globale, les clients ont contraint les transporteurs à s’organiser différemment.
Règles européennes et conflits sociaux Les deux principales mesures prises en France pour se mettre en conformité avec l’article 87 de l’Acte unique ont été l’ouverture du marché du transport8 (décontingentement) et l’instauration d’une tarification routière libre9. Le système contingentaire et la tarification routière obligatoire (TRO) avaient favorisé le développement des tractionnaires qui, agissant en tant que loueurs de véhicule, n’étaient pas protégés par un tarif obligatoire. La réglementation mise en place en 1949 avait engendré un système dual entre des transporteurs ayant accès directement au fret et les autres ; les premiers faisant travailler les seconds. Alors que la licence devait servir, à l’origine, à protéger le rail de la route, elle était devenue le pivot de la division du travail et de la formation des dépendances et des inégalités entre transporteurs. La « super règle10 » de coordination pour le secteur des transports a induit dans le TRM, le développement de règles endogènes. Dans un contexte après-guerre de développement exponentiel du transport routier, le système des opportunités échappait, dès lors et très largement, aux règles légales. La libéralisation du marché ayant entraîné la création de nombreuses entreprises de transport et une baisse des prix, elle a contribué dans un premier temps, à accentuer les comportements répréhensibles. Conjugué à l’émergence d’une organisation sous tension, l’avantage concurrentiel entre transporteurs s’obtenait par 6. 1997, Transporteur, entreprise de 30 salariés. 7. La libre circulation des biens, des personnes et des marchandises décidée en Conseil des ministres européens des transports du 14 novembre 1986. 8. Les autorisations de transport ont été créées par le décret d’application de la Loti du 14 mars 1986 qui substitue celles-ci aux licences du décret de 1949. 9. Un décret du 6 mai 1988 remplace à partir du 1er janvier 1989, la tarification routière obligatoire par des tarifs de référence fixés par le comité national routier. 10. Cf. les travaux de C. Paradeise sur la marine marchande.
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une sous-traitance accrue, des conditions sociales d’utilisation de la main-d’œuvre roulante et diverses fraudes techniques. La productivité s’obtenait par une durée de travail qui avoisinait la soixantaine d’heures par semaine11, de longues durées de temps de conduite et, corrélativement, des infractions au repos et coupures obligatoires. Il faut aussi citer les surcharges et les excès de vitesse. Un corps important de règle existait, mais celles-ci n’avaient pas valeur normative. Un consensus semblait exister quant à la spécificité du secteur qui autorisait celui-ci à fonctionner selon des règles propres et laissait à la collectivité la charge des coûts externes d’exploitation [Ocqueteau et Thoenig, 1997]. Ainsi, mise en conformité européenne du marché français du fret et pressions économiques ont accentué les tensions et contraintes pesant sur les petits transporteurs et les chauffeurs. Le conflit de 199212 marque une rupture dans la manière de traiter ces problèmes. Le ministère de tutelle prend acte de l’explication donnée par les organisations patronales en considérant que l’amélioration des conditions de travail des salariés de la route ne saurait être effective sans le rééquilibrage des relations commerciales entre transporteurs et donneur d’ordre du transport. Il ne s’agit plus alors, de renforcer des règles (qui de toutes façons seront contournées) mais de prendre en compte l’asymétrie des relations commerciales et de travail pour mieux en juguler ses effets. Le « problème du TRM » peut se résumer dans cette équation : l’insécurité routière résulte des trop longues durées de travail, de conduite et des absences de repos qui proviennent elles-mêmes d’une trop forte sous-traitance, révélant par contre coup, le trop grand nombre de transporteurs peu fiables. Ainsi, ministère de tutelle, salariés, transporteurs ont-ils tous un intérêt à ce que les choses changent : comme en d’autres temps [Decouflé, 1984] pour la réduction du temps de travail, la concordance d’intérêts a constitué un terreau favorable à l’élaboration de règles nouvelles. La revendication syndicale d’améliorer les conditions de travail via la réduction du temps de travail rejoint celle d’une frange patronale invoquant la concurrence déloyale faite par les collègues qui ne respectent pas les durées de temps de travail et de conduite. De plus, le maintien de telles conditions de travail nuit au renouvellement de la main-d’œuvre roulante tout en ne correspondant plus à une culture émergente de qualité de service. Les pouvoirs publics quant à eux, positionnent le problème en termes de sécurité routière mais aussi de compétitivité européenne13. Pour l’État, le non-respect des réglementations engendre deux phénomènes préjudiciables à l’économie du pays : une concurrence peu profitable du fait de prix bas (d’où de nombreuses faillites) et des accidents de la route et du travail occasionnant un coût sociétal important. Enfin, le contexte de pénurie d’emploi en général et d’emplois de chauffeur routier en particulier et donc l’exis11. Cf. sur ce point les nombreux articles de P. Hamelin. 12. Suite à l’instauration du permis de conduire à points. 13. Libéralisation totale du cabotage au 30 juin 1998, c’est-à-dire fin du contingentement et des autorisations spéciales : n’importe quel transporteur européen a la possibilité d’effectuer un trafic intérieur dans un pays étranger après livraison dans ce pays.
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tence de possibilité de création d’emplois en contrepartie d’une réduction du temps de travail a pesé dans les discussions.
Le temps comme vecteur principal de la régulation Le temps va être mobilisé en tant qu’instrument privilégié de « modernisation » du secteur. Une dichotomie sémantique s’opère alors entre un système « archaïque », une concurrence « malsaine » possible par de longues durées de travail et, des relations commerciales et salariales marquées par la « transparence ». Le dispositif juridique conçu est pragmatique : l’écart entre la règle et la norme n’est plus comblé par un renforcement de ces premières mais par une prise en compte des deuxièmes afin d’élaborer une réglementation « réaliste » permettant – par le jeu attendu des acteurs – d’arriver progressivement à un secteur « assaini » composé d’entreprises utilisant de « bonnes pratiques ». La particularité de l’action tient dans la conciliation de l’économique et du social. Ainsi, pas de réduction du temps de travail sans instauration d’un paiement du transport au temps passé ; pas de rémunération au temps sans instauration d’un document de suivi et le renforcement des dispositifs de contrôle. Le premier élément ayant une incidence directe sur la situation de travail des chauffeurs routiers concerne l’obligation légale d’établir un prix de transport selon le temps passé à réaliser la prestation14 (et non plus de manière forfaitaire selon la distance en charge15). L’article stipule que « toute opération de transport routier de marchandises pour compte d’autrui est rémunérée sur la base : – des prestations effectivement accomplies par le transporteur et ses préposés ; – des durées pendant lesquelles le véhicule et son équipage sont à disposition en vue du chargement et du déchargement ; – de la durée nécessaire pour la réalisation du transport dans des conditions compatibles avec le respect des réglementations de sécurité […]. » L’ordre de transport doit être écrit16 et le détail du travail fourni mentionné dans un document17 « rempli au fur et à mesure de l’opération de transport. Ce document, conservé dans le véhicule, mentionne les dates et heures d’arrivée et de départ du véhicule ou de l’ensemble routier, tant au lieu de chargement qu’au lieu de déchargement, ainsi que les prestations annexes prévues effectuées par son équipage ». Dans l’entreprise de rééquilibrage des relations commerciales, il faut citer la possibilité donnée au transporteur de demander paiement du transport au destinataire18. De l’avis des transporteurs interrogés, le droit offre là, une arme 14. Loi n˚ 95-96 du 1er février 1995, titre VI, art. 24. « Dispositions concernant les règles de concurrence et le droit des contrats pour l’activité de transport routier ». 15. D’où l’indice statistique encore en vigueur de la tonne-kilomètre. 16. Article 25 de la loi de 1995 sur la confirmation de commande. 17. Article 26 de la loi de 1995 (dont de nouvelles dispositions issues de l’article 5 de la loi 98-69 du 6 février 1998 devraient renforcer son pouvoir contraignant). 18. Loi n˚98-69 du 6 février 1998 tendant à améliorer les conditions d’exercice de la profession de transporteur routier, art. 10.
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commerciale de poids dont ils comptent user en cas de nécessité. Ainsi que nous le confirme l’extrait suivant, le temps passé devient un critère essentiel d’évaluation du transport et du travail. C’est multicritères, mais le critère numéro un, c’est quand même le temps. C’est le temps qu’on va passer à faire le transport. Ça fait un an qu’on travaille avec [le logiciel] et puis surtout ça laisse des traces. Avec la tarification routière obligatoire, vous faisiez une facture au client et vous faisiez un avoir par derrière19. Autrefois, on faisait un prix, quand on allait à Paris par exemple, on disait que ça coûtait 2000 balles. Le gars il passait 10 heures à vider, ça coûtait toujours 2000 balles. Aujourd’hui, il passe 10 heures, on en rajoute derrière, ça coûte 1 500 balles en plus. (2001, transporteur, 180 salariés.)
Évaluer et faire rémunérer le coût de la prestation transport selon le temps passé suppose l’établissement de critères objectifs, ne dépendant plus du seul rapport de force entre chargeur et transporteur. Quelques-uns de ces derniers s’aident de logiciel pour accepter ou non tel ou tel fret. Le coût de production est ainsi calculé en fonction des paramètres techniques, mais aussi sociaux comme le coût du travail. L’établissement informatique du prix du transport justifie et légitime leur travail. Lors de négociations commerciales, certains arguments deviennent du coup recevables car objectivés en tant que coûts de production20. Cette objectivation des coûts a une incidence en terme de « neutralisation des relations professionnelles ». Par la possible confrontation entre le document de suivi et le disque du chronotachygraphe, il demeure plus difficile de donner un ordre oral de travail incompatible avec le respect des temps de travail et que le transporteur ne fera pas forcément facturer21. Il pèse en effet sur le transporteur l’éventualité plus forte d’être contrôlé en entreprise et en cas d’infraction constatée, la quasi-certitude d’une sanction plus lourde qu’avant. Il pèse aussi pour le chauffeur une plus forte possibilité d’être contrôlé sur route. Ainsi, bien qu’étant un document commercial, son usage suppose et entraîne des changements organisationnel et relationnel. Par les informations qu’il doit comporter, il contribue à modifier les bases sur lesquelles se construisent les relations sociales entre transporteur et salariés. Par la preuve du temps passé qu’il renferme, le transporteur peut se servir du document de suivi pour en répercuter le coût sur le client22. De plus, le document de suivi offre au transporteur un outil supplémentaire pour contrôler les modalités de réalisation du travail.
19. Confirmant que la TRO n’était plus respectée avant son remplacement en 1986 par une tarification routière de référence. 20. Tous les transports ne sont pas encore facturés au temps, certains demeurent encore dans certaines entreprises à la tonne-kilomètre. 21. Comme cela se pratiquait. 22. Au-delà de deux heures.
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La troisième et quatrième mesure d’importance quant aux modifications de la situation de travail, concerne la réduction du temps de travail des chauffeurs23 et le montant de leur rémunération24. Dans le système professionnel décrit en première partie, le temps « en soi » ne comptait pas car il ne rapportait pas. La rémunération du travail s’effectuait sur la base légale du temps de travail additionnée des frais de route et de primes diverses et irrégulières. Le changement induit par cet accord25 et par d’autres inhérents aux conflits salariaux résultant de sa mise en place, est crucial : pour les chauffeurs comme pour les transporteurs, le temps est devenu « un temps intégralement utile » [Foucault, 1975, p. 152]. Changent alors les termes de l’échange salarial, la conception et l’organisation du transport. C’était un laisser-aller organisé, j’ai toujours travaillé comme ça. […] On disait : « Tu livres à 10 heures » et on livrait à 14 heures. Maintenant, tout est cadré de A à Z. En les forçant à respecter la loi, les patrons nous demandent d’être très ponctuels ; c’est la contrepartie. (2000, 60 ans, longue puis courte distance.)
Et, en écho, cet autre chauffeur : Le temps de travail baisse et le temps de liberté va baisser aussi. Déjà au niveau du contrôle des heures et tout puisque avant, faut dire ce qui est, on faisait n’importe quoi. Si on avait envie de s’arrêter 3 h-4 h dans l’après-midi pour prendre un pot et puis discuter avec les copains, ben on le faisait. Mais après ça, c’était sur le temps de sommeil qu’on regagnait ce qu’on n’avait pas fait dans la journée. Mais maintenant, on n’a plus le droit. (2001, 44 ans, transport irrégulier, délégué du personnel.)
Dans l’extrait suivant, le transporteur blâme l’ancienne intrusion d’un temps privé dans le temps de travail. Il argue la conscience professionnelle pour que le chauffeur ne succombe plus à cette tentation. Le temps n’est plus celui où la malléabilité/docilité du conducteur avait pour contrepartie une certaine tolérance quant à la mise en œuvre personnelle du procès de travail et quant à la rémunération via les primes de paniers (frais de route). Désormais, les règles du jeu professionnel ont changé. […] Parce que dans le temps, on était mensualisé, il y a eu des abus. Maintenant qu’on est à la minute, il faudrait pas non plus que ce soit dans l’autre sens. […]. Et ils n’ont rien à gagner [à tricher sur la réelle utilisation du temps]. Il faut que les choses soient bien cadrées. Parce que X qui roule 32 % de son temps et que le reste il est arrêté, il fait ce qu’il veut, il part avec 20 positions 23. Accord sur le temps de service, les repos récupérateurs et la rémunération des personnels de conduite marchandises « grands routiers » ou « longue distance », 23 novembre 1994, décret 2002-622. 24. Protocole d’accord sur les rémunérations minimales conventionnelles de 1997, rémunération mensuelle professionnelle garantie. Pour un conducteur coefficient 150M (coefficient le plus élevé qui correspond souvent à un travail de conducteur « grand routier »), le salaire à l’embauche pour 200 heures est de 8700 francs à partir du 1er novembre 1997, soit un taux horaire de 43,5 francs. 25. Largement dérogatoire au droit commun, voire illégal au regard des durées permises et des modes de comptabilité.
APPRENTISSAGE DES NORMES TEMPORELLES DU TRAVAIL SALARIÉ 205 par jour, il fait 20 tours, il peut faire ce qu’il veut, quand il part avec 20 tours, il peut faire ce qu’il veut, il peut aller voir son cousin, il fait pas ça, c’est pas sa nature à lui. Donc, il faut que les choses soient cadrées. Dans le temps, il y avait des déports26, mais des déports, quand on commençait le matin, il y avait des petits déjeuners ; ça compensait les trois quarts d’heure [où le conducteur avait travaillé]. On arrivait le soir à 8 heures, 8 heures et demie, on payait le repas du soir, ça faisait une heure et demie de gratté [de gains en nature pour le conducteur]. Maintenant, ils ont voulu ça parce qu’on est dans une logique de rigidité, ils vont pas avoir de cadeaux forcément de notre côté. […] Ce que je veux limiter, c’est pas laisser à l’employé la maîtrise de son temps ou alors dans ce cas là, je le passe VRP ». (2001, transporteur, 22 salariés.)
Il faut remarquer le passage du « on » au « ils » lorsque ce transporteur évoque les deux systèmes. Dans le premier, bien qu’aussi patron, il s’englobe avec ses salariés tandis que dans le deuxième, il s’en démarque très nettement. Désormais, il y a lui et eux. Les intérêts se sont distingués au fur et à mesure que le processus productif s’est scindé en opérations de conception et d’exécution. Tout au long de l’entretien, la rationalisation du processus productif est donnée à voir dans les propos remarquables de ce transporteur. Leur caractère très déterminé peut s’expliquer par la nécessité de survivre dans un contexte de concentration. Ce patron syndiqué prend une part active dans la réflexion menée sur l’adaptation aux règles économiques et juridiques. Passionné et inquiet ; son attitude a toujours oscillé entre le respect de ses « bons chauffeurs » (souvent plus âgés que lui) et la volonté de durcir son management pour rendre viable son entreprise. Le ton est extrêmement péremptoire, sans concessions, catégorique. Il traduit toute la difficulté de modifier avec les mêmes personnes, des règles ayant fait autrefois leurs preuves : […] C’est le gars qui passe chercher des pièces [mécanique] sans rien me dire… Maintenant, il demande si il peut y aller. Parce que je veux bien qu’on s’occupe de son matériel, mais il y a des limites : surtout qu’il peut avoir été les chercher chez quelqu’un et qu’on soit meilleur ailleurs : c’est pas ses oignons qu’on soit bien d’accord. Que chacun fasse ce qu’il y a à faire et qu’il essaye de le faire du mieux possible.
L’ORGANISATION DU TRAVAIL Rationaliser l’acheminement des marchandises Faire payer le transport au temps passé à l’effectuer suppose, de la part du transporteur, une organisation apte à son respect et sa comptabilité. C’est pourquoi, certaines formes d’acheminement mises en place pour satisfaire aux exigences du juste à temps ont été renforcées avec l’instauration de la norme temporelle. 26. Mot utilisé pour signifier « glissement », le conducteur commençait à travailler plus tôt ou finissait de travailler plus tard qu’initialement prévu.
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L’organisation du travail des chauffeurs routiers s’inscrit dans un cadre temporel associant des exigences réglementaires et économiques parfois difficilement conciliables. On pourrait en effet, qualifier de « restrictif » l’ordre temporel instauré par les règles juridiques et d’« extensif » celui engendré par les logiques économiques. Dans un cadre temporel de travail limité, contraignant et rigide, le transporteur doit répondre à la demande de transport d’un client de manière ponctuelle, rapide et sans litiges. Pour satisfaire à cette double contrainte, il a évincé27 dans un premier temps tous les transports non réalisables dans les conditions réglementaires. Les trafics maintenus relèvent alors de deux types de transports. Le transport régulier. – Les premiers procèdent d’une demande régulière : le transport est identique d’une fois sur l’autre, que ce soit en quantité, en nature et en destination. La fiabilité du temps d’arrivée de certains produits est capitale : « si le produit est livré trop tôt, l’usine ne pourra pas l’utiliser et l’organisation du déchargement sera perturbée, alors qu’une livraison trop tardive fait courir le risque d’une interruption du processus de fabrication. L’important n’est pas de gagner un jour de transport, mais de pouvoir disposer du produit en temps et en heure » [Fritch et Prud’homme, 1996, p. 16]. On peut distinguer trois formes de navettes à partir desquelles peuvent s’agréger des variantes. – La navette peut couvrir l’acheminement complet d’une marchandise. Le chauffeur, dans ce cas, livre la marchandise qu’il a prise en charge au départ de l’entreprise. – La navette peut être associée à un circuit. Le chauffeur achemine le fret à destination d’un client et prend en charge, selon un circuit, le fret de plusieurs clients qu’il livrera le long du trajet de retour ou qu’il acheminera intégralement en un point. – La navette peut couvrir une fraction de l’espace qu’a à parcourir la marchandise. Le chauffeur dans ce cas, échange avec un autre chauffeur venu en sens inverse, la remorque en un point appelé « relais ». L’organisation en relais repose sur la possibilité de gérer deux frets simultanément, la destination de l’un étant le lieu de départ de l’autre. Deux conducteurs et deux ensembles routiers sont nécessaires. À une heure fixée d’avance, chaque conducteur prend en charge son véhicule déjà chargé. À mi-parcours, chacun échange sa remorque et repart vers son lieu de départ avec le chargement échangé. Dans ce cas précis de navette avec échange de remorque, tracteur et conducteur forment une unité indissociable, les deux semi-remorques quant à elles, font l’intégralité du parcours, mais avec un chauffeur différent. Une récente enquête confirme les changements de formes d’organisation. Selon celle-ci, « il y a un accroissement très sensible de la proportion de conducteurs dont le camion est utilisé par d’autres conducteurs. Ainsi, en 1999, la norme “un homme – un camion” ne concerne plus majoritairement les conducteurs de 27. En les reportant sur un sous-traitant la plupart du temps.
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retour chaque jour : 53 % d’entre eux conduisent un camion aussi utilisé par d’autres, alors que 34,1 % seulement étaient dans ce cas en 1993. Pour les conducteurs absents plusieurs jours, […] en 1999, 34,5 % des conducteurs absents de une à trois nuits par semaine et 17,5 % des conducteurs absents quatre nuits et plus, conduisent un camion utilisé aussi par d’autres contre respectivement 25 % et 8,6 % en 1993 » [Hamelin, 2000]. Afin de réduire encore plus les coûts salariaux inhérents au remboursement des frais de route et/ou aux dépassements horaires, des entreprises recrutent de manière délocalisée quelques chauffeurs. Ce choix s’opère lorsque les frets de retour ne sont pas suffisamment réguliers pour envisager une navette systématique. Le(s) conducteur(s) est embauché en un lieu stratégique du territoire correspondant à un mi parcours pour effectuer un relais ou à un lieu régulier de chargement ou de livraison. Ces conducteurs sont rattachés en quelque sorte à leur lieu d’habitation. Ils effectuent fréquemment des trajets à destination de l’entreprise et/ou des transports dans les espaces voisins du lieu de résidence. Les transporteurs cherchent à régulariser l’essentiel de leurs acheminements pour répondre aux demandes du client. Dans des organisations productives et distributives en flux tendu, la moindre immobilisation du produit perturbe la continuité productive. Un transport régulier assure au transporteur un gain régulier doublé d’un accroissement de la productivité. Les temps et les durées de travail des chauffeurs sont en effet ajustés aux limitations réglementaires quotidiennes28 et dédiés au strict acheminement de la marchandise. Il y a de ce fait, très peu d’heures supplémentaires et très peu de « frais de route ». Le client quant à lui, a l’assurance que sa marchandise arrivera aux heures et destinations prévues. Dans ce type d’organisation du travail en navette29, le chauffeur routier perd une certaine autonomie dans l’organisation de son rythme de travail. Il perd aussi la maîtrise complète du procès de travail. Le transport irrégulier. – Le deuxième type de transport relève d’une demande irrégulière, variable selon les mêmes critères : le transporteur doit faire face à une triple indétermination pour ce dernier transport dit « à la demande » : indétermination du temps nécessaire au transport – indétermination quant aux destinations suivantes – indétermination quant à la nature des marchandises transportées et donc des clients visités. De plus, la réactivité du transporteur, donc la rapidité du transport, doit primer ; il s’agit pour celui-ci de satisfaire une demande ponctuelle et isolée. Satisfaire les demandes variées de transport, tout en ne faisant pas travailler un chauffeur plus qu’un autre et en ne dépassant pour aucun les durées de travail autorisées, compose les différents paramètres que le 28. Deux fois 4 heures 30 de conduite par 24 heures selon la réglementation européenne (avec des dérogations possibles). 29. Qui est fait, compte tenu du développement de la polyvalence, par tous les conducteurs d’une entreprise, qu’ils soient « grands routiers » ou non.
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transporteur doit désormais satisfaire. Il faut en effet, qu’un chauffeur se trouve au bon moment, au bon endroit, avec le matériel adéquat et que la durée de travail dont il dispose encore, soit suffisante pour effectuer le travail et rentrer à l’entreprise. La production de transport « à la demande » se fait souvent dans un temps immédiat, le plus souvent la veille pour le lendemain ou le matin pour l’aprèsmidi. C’est pour toutes ces raisons que le transporteur doit avoir une connaissance la plus fine et la plus immédiate des durées de travail consommées par chacun de ses chauffeurs. Comptabiliser les temps de travail relève de deux impératifs : assurer à chaque chauffeur un volume horaire mensuel similaire et éviter des trop forts dépassements de temps de travail, générateurs de coûts financiers. Ainsi, tel chauffeur ayant atteint un volume horaire « critique » sera mis en repos jusqu’à la fin du mois ou sera affecté à une tournée générant moins d’heures. C’est de cette manière que s’organise et se réparti le travail entre les chauffeurs. Pour l’essentiel des entreprises, l’affectation des tournées à chaque conducteur se fait encore par un suivi téléphonique et l’utilisation d’un planning mural. Les exploitants contactent par téléphone le conducteur30 qui l’informe de son temps de travail restant, en fonction de quoi l’exploitant lui attribue telle ou telle tournée ou modifie celle initialement prévue. À terme, l’informatique sera l’outil principal d’affectation des tournées. Quelques entreprises commencent à mettre l’informatique au service de l’organisation du travail et de la gestion du personnel : un poste central connecté à chaque véhicule permet de connaître à n’importe quel moment tous les temps de travail de chaque conducteur et d’affecter tel ou tel transport directement à un chauffeur en fonction de ses temps restants. Une telle organisation productive par la comptabilisation « en temps réel » des temps de travail consommés, qu’elle ait pour support le papier ou l’informatique, suppose de disposer en permanence d’un volant de conducteurs polyvalents et / ou remplaçants capables d’effectuer n’importe quel trafic. Elle suppose aussi que les conducteurs ne soient plus attachés à un tracteur particulier dans la mesure où l’un des objectifs majeurs est d’allonger le temps productif des véhicules au-delà des durées de travail autorisées : Si on fait travailler un chauffeur 230 heures, ça nous coûte des heures supplémentaires à 50 %, c’est abominable, il faut s’arrêter tout de suite ! Nous, on les arrête à 200 heures parce qu’il faut leur maintenir un salaire : si vous leur maintenez pas un salaire, ils s’en vont. La façon de travailler a complètement changé depuis 1995-1996. Aujourd’hui, ça change parce qu’on est dans une phase de diminution de temps de travail donc le chauffeur n’est plus lié au véhicule : nous, le chauffeur, on lui fait faire tant d’heures et le camion, lui, il continue à rouler. On met un autre chauffeur : le but de la manœuvre c’est que le camion roule, je vais pas dire 24 heures sur 24, mais au moins 20-21 heures en ne mettant pas des chauffeurs qui soient rémunérés au taux de 1,5 pour qu’on reste dans des prix d’exploitation qui tiennent la route. Quand on a compris ça, on a 30. Mais aussi le conducteur prévient lorsqu’il a terminé une tournée du temps restant.
APPRENTISSAGE DES NORMES TEMPORELLES DU TRAVAIL SALARIÉ 209 tout compris. Parce qu’avant c’était très facile, on payait un chauffeur 10 000 francs, on le laissait chez lui le lundi parce qu’il y avait rien à faire et on le faisait travailler le vendredi parce qu’il y avait du boulot et tout le monde était content. (2001, transporteur, 180 salariés.)
L’élargissement du temps de production de l’outil de travail est obtenu en faisant décrocher une remorque de son tracteur initial pour la raccrocher sur un second. Cela prend à peu près dix minutes. La dissociation du tracteur de la remorque permet un déplacement continu de la marchandise et une intensification du temps de travail des chauffeurs. Dans le cas d’une organisation en navette, le temps de travail se réduit aux temps de conduite. Les temps morts sont réduits au maximum ; il y a « augmentation de l’activité productrice de valeur dans le temps imparti au travail » [Durand, 2001, p. 105]. Une telle organisation du transport restreint l’espace de travail du chauffeur à la portion de trajet à réaliser. Le temps productif devient le temps rémunéré, la marchandise peut transiter d’un point à un autre sans rupture, en flux continu.
Rationaliser l’usage de l’espace Le temps est devenu une variable dynamique et capitale de la production. Il a engendré pour le transporteur, la nécessité de rationaliser l’utilisation de l’espace afin de rationaliser l’usage du temps de travail. Le transporteur a dû réorganiser les modalités d’acheminement des marchandises en rendant l’espace plus « fonctionnel ». L’espace pour le transporteur, ne doit plus être un obstacle. Il doit être lui aussi, fluide, autrement dit, fonctionnel. Or, le transport routier de marchandises se réalise dans des conditions aléatoires par le fait d’être une activité s’exerçant sur la voie publique, au contact permanent des autres usagers de la route. Cet espace et notamment les routes et autoroutes, le chauffeur routier le partage avec tous les autres usagers motorisés, eux-mêmes l’utilisant à des fins de travail et/ou de loisir. Le chauffeur perd donc régulièrement « du temps » sur la route, par le fait des intempéries, des accidents ou d’une circulation massive. Pour réduire ces possibilités de pertes de temps, l’utilisation de l’espace doit être rationalisée. Tout l’espace, et pas seulement les voies de circulation, doit devenir un espace de travail. C’est pourquoi, il a fallu rendre les conditions de réalisation du transport les plus prévisibles possibles. C’est ainsi que les chauffeurs devront privilégier l’usage des axes principaux de circulation comme les autoroutes ou les nationales. À la question de savoir si les chauffeurs de son entreprise sont obligés d’emprunter les autoroutes, un nous répond : Ah oui ! On est obligé. Enfin, plus ou moins obligés parce que maintenant… Parce que je vous dis, les heures, on essaye d’aller au plus loin. Si je monte à Compiègne, c’est pas 7 heures dont j’ai besoin, c’est beaucoup plus. Donc après [si on prend les routes], on n’arrive plus à respecter les délais, les heures de rendez-vous. [Alors qu’en prenant l’autoroute], on sait à un quart d’heure près, on sait combien de temps il nous faut. (1999, 40 ans, chauffeur polyvalent.)
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L’espace entre les points de départ et d’arrivée de la marchandise sera scindé – selon la technique du relais ou de la navette – en plusieurs espaces pour lesquels le temps prévisible nécessaire à leurs parcours est compatible avec la réglementation du temps de travail des chauffeurs et prévu d’avance. Il y a normalisation de l’espace. L’espace, devenu exclusivement un espace productif, se dépersonnalise, les routiers n’ayant plus guère le choix de l’itinéraire ni du lieu d’arrêt. L’espace se « temporalise » [Moscovici, 1983] aussi, ce ne sont plus tant les distances que les temps nécessaires qui caractérisent l’espace et qui importent pour le conducteur et le transporteur. Des cartes de temps31 permettent de répondre aux chargeurs et d’organiser le trafic.
L’APPRENTISSAGE DU TEMPS DE TRAVAIL Intégrer une discipline de travail : manipuler le chronotachygraphe La contrepartie d’un temps de travail diminué et rémunéré intégralement a résidé dans l’obligation pour le chauffeur, d’acquérir une « structure de la conscience temporelle […] apparaissant comme le fondement de la conduite économique raisonnable » [Bourdieu, 1963, p. 26]. Au centre de cette économie du temps, on trouve un outil de comptabilité et de contrôle du temps de travail des chauffeurs : le chronotachygraphe. Bien qu’obligatoire depuis 1965 et sauf rares exceptions, aucun chauffeur ne le manipulait. De plus, lorsqu’il y avait utilisation du sélecteur, elle n’était pas conforme à la législation. Un grand nombre d’entre eux maintenaient par exemple, le curseur en position « travail32 » au lieu de mettre celui-ci en position « mise à disposition » durant un déchargement auquel ils ne participaient pas. Jusqu’au milieu des années 1990, l’attitude qui consistait à maintenir le sélecteur sur la position « travail » ne ressortait pas d’une volonté de tromper le patron ; fondamentalement, tout était travail. La valeur de celui-ci ne se mesurait pas en temps mais en efficacité, en chiffre d’affaires réalisé. C’est pourquoi il a été très difficile aux chauffeurs de manipuler le chronotachygraphe. Les conflits à propos de la codification des temps et de leur comptabilité ont surtout été très nombreux au début de l’application des nouvelles règles. Ainsi, en 1995, un conducteur considérait que la direction voulait « chourer » des heures du fait d’une requalification fréquente par la direction, des heures mises par lui sur le disque en « travail », en heures de repos : On va faire tant d’heures, mais eux, ils en comptent toujours moins que nous. [Il joue une scène entre lui et son patron à propos d’un disque] : « Ouais ! Mais tu as mis trop de temps à faire ci. Tu aurais dû être [mettre] en attente ou en repos et puis, tu étais au travail. Et ainsi de suite. On n’est jamais d’accord. Soit 31. Mises au point par la DRE des Pays de la Loire. 32. La position travail est symbolisée par deux marteaux. La position attente par un carré barré.
APPRENTISSAGE DES NORMES TEMPORELLES DU TRAVAIL SALARIÉ 211 disant qu’ils marquent : on a téléphoné, à telle heure, tu étais vide et puis, tu as été rechargé. Tu avais deux heures de libres… » (1997, 48 ans, 27 ans d’expérience, chauffeur grande distance.)
Opérer une juste codification des différentes activités constitutives du travail est déterminant pour la comptabilité du temps de travail et suppose au préalable, de bien qualifier celles-ci. Mettre le curseur en position « mise à disposition » à la place de la position « repos » ou laisser celui-ci en position « travail » alors que le chauffeur attend durant le chargement de sa remorque, utilise un temps devenu précieux parce que limité et rémunéré. La fin des années 1990, pour les entreprises entamant un processus de réduction du temps de travail, a été une période d’inculcation et de persuasion quant au bien fondé d’une juste manipulation. Les délégués syndicaux servaient de relais entre les chauffeurs récalcitrants et la direction. C’est ce que relate l’extrait suivant. Pour les chauffeurs rompus aux anciennes méthodes, le travail se réalise toujours dans un rapport immédiat aux nécessités productives ; les contraintes juridiques n’ont pas de prises sur le rythme personnel. Pour ces conducteurs, respecter les obligations de repos et de coupure suppose d’acquérir une autre rigueur, déconnectée du travail en tant que tâche à accomplir : […] Il y en a certains qu’on fera pas bouger de leurs habitudes. Ils ont l’habitude de travailler comme ça et pas autrement. Ce sont des gens qui ont entre 50 et 55 ans. Ils débordent de leurs 4 h 30 de conduite et ils comprennent pas. Y’a pas longtemps, j’en ai vu un ; il me dit : « Je comprends pas pourtant… » Je lui dis : « Attends, regarde » [Il lit le disque du chronotachygraphe avec lui] : « Là t’es pas bon, là t’es pas bon, là t’es pas bon ! » Je dis : « Tes coupures, tu les fais mal. » Il me dit : « Ben pourtant je les fais. » Je lui dis : « Oui, tu les fais mais tu les fais mal et tu les fais pas assez longtemps. » Il me répond : « Ah ! Tu crois ? » Je lui réponds : « Ben écoute, la machine elle se trompe pas ! » Donc pour lui, c’est très dur. Il a toujours travaillé comme ça. Donc pour lui, c’est très dur de changer de pratiques. Il roule sans trop s’occuper… Il essaye, je pense, de faire attention, mais autrement, si il n’a pas trop envie de s’arrêter, il roule… Y’en a plusieurs comme ça : je suis obligé de dire : « Putain, les gars faites gaffe ! » C’est pas de la mauvaise volonté. Je sais pas, ils disent : « On travaille parce qu’on a toujours travaillé comme ça et puis c’est tout. » C’est leur nature de travailler comme ça. Parce que dans le temps, c’est des gars qui ont commencé sans les disques. Donc sans les disques, on s’occupait pas des temps de travail… c’est des supers bosseurs, des gars qui travaillent très bien et tout mais… et pour eux, c’est très dur, ils n’arrivent pas à comprendre que maintenant, bé, il faut vachement cadrer. (2001, 44 ans, transport irrégulier, délégué du personnel.)
Quelles que soient les entreprises, on constate une même confrontation entre bien faire son travail et respecter les coupures. Les deux actions paraissent antinomiques à certains conducteurs. Le bon conducteur était celui qui faisait arriver la marchandise en temps et en heure, sans encombre. Plus il se débrouillait, plus il était reconnu comme qualifié. Les critères d’appréciation d’un bon travail ne sont plus ceux-là, faire bien son travail ne recouvre plus les mêmes réalités. Tous ne
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mettent pas en correspondance travail et temps de travail, ils n’assimilent pas l’un à l’autre. L’appréhension de ce qui relève du travail, donc du temps de travail, est possible uniquement si les conducteurs ont réussi à modifier la perception de leur travail et de leur rôle dans l’organisation productive. La maîtrise des conditions de transport relève maintenant d’une organisation du travail (donc d’un autre personnel). Les chargements et livraisons se faisant de plus en plus sur horaire de rendezvous, le conducteur n’a que l’obligation d’arriver à l’heure et de respecter les contraintes juridiques. S’il arrive en avance, le temps à attendre relève maintenant du repos et non du travail. Le conducteur doit se plier aux horaires et suivre la logique productive de l’entreprise. Il ne peut ni commencer ni finir selon sa propre rationalité ou selon ses intérêts sous peine de réprimande. Certains conducteurs ont du mal à s’adapter à la nouvelle forme organisationnelle. Dans une entreprise, les heures entre midi et quatorze heures sont systématiquement considérées comme des heures de prise de repas et donc de repos. Un conducteur est arrivé un quart d’heure avant l’heure de son rendez-vous « pour pouvoir prendre deux ou trois places d’avance », et ce temps n’a pas été compté comme du travail mais comme du repos alors que selon le représentant du personnel33 qui narre cette affaire « le gars, il était sur le terrain », c’est-à-dire, il faisait son travail. Et de conclure : « Je trouve qu’on nous gruge par rapport au boulot qu’on fait. C[e n]’est plus motivant. » Enfin, dernière incidence sur le rapport au travail : la juste codification des activités opère une distinction entre ce qui relève du temps de travail et du temps hors travail. Cette séparation est inédite dans le transport routier de marchandises. Le système de rémunération forfaitaire entretenait le flou tandis que la rémunération du travail au temps contribue à rendre visible ce qui relève du temps de travail et ce qui n’en relève pas. Par le mouvement concomitant de monétarisation du temps et de rationalisation productive, il y a extirpation d’un temps oisif hors du temps producteur. Le salaire au temps détache le travail de la personne. Conférer une valeur monétaire au temps passé pour réaliser tel transport revient à séparer le travail du travailleur et c’est ce que les plus anciens ont du mal à assimiler.
Respecter les temps et les durées En paraphrasant les propos du conducteur, les chauffeurs routiers ne prennent plus le temps, ils le passent. Les obligations de repos dépersonnalisent un usage du temps, ce qui a engendré (du moins dans un premier temps) une forte fatigue nerveuse. L’extrait souligne un sentiment de dépossession face à un rythme de travail imposé. Quand j’ai commencé à rouler… Les horaires… C’était, c’était… Vous aviez envie de rouler, vous rouliez. Tandis que maintenant, c’est plus cadré. Vous avez tant de conduite à faire par jour, c’est limité en temps de conduite. Vous faites tant de conduite et point à la ligne, vous arrêtez. Tandis qu’avant, vous 33. 1998, X. 60 ans, syndicat FNCR, effectue des transports réguliers en courte distance.
APPRENTISSAGE DES NORMES TEMPORELLES DU TRAVAIL SALARIÉ 213 rouliez, vous faisiez des heures, vous dépassiez les heures, mais vous vous reposiez quand vous aviez envie de vous reposer tandis que maintenant, c’est plus ça. Vous vivez plus avec le stress que… En fait, c’est plus fatiguant maintenant… Je dors pas plus. Y’a des fois je suis réveillé, ben j’attends. Je prends mon déjeuner, je discute avec le gars ou alors je passe le temps, hein ! […] avant on s’arrangeait tandis que maintenant, c’est vraiment ciblé […]. » (1998, 50 ans, ancien chauffeur international, transport pour l’Allemagne.)
Certains assimilent leur travail à celui de l’usine ou encore de la caserne. Les métaphores utilisées opposent, pour finalement les assimiler, deux univers de travail, l’un clos et contrôlé, l’autre ouvert. La caserne symbolise à leurs yeux l’autorité, la discipline, l’obligation d’obéir, l’absence d’autonomie et de liberté. L’un nous dit : « Là, je prends mon camion, je deviens un ouvrier de chez Renault34. » À quoi un autre d’une autre entreprise, qui considère d’ailleurs être devenu un « vrai robot », semble répondre en écho : C’est trop serré maintenant. C’est la caserne. Maintenant, faut faire ci, faut faire ça. Faut être à telle heure. Avant, il n’y avait pas d’heures. On arrivait des fois à 18 ou 19 heures chez le client. Ils nous accueillaient à bras ouverts. Maintenant, on se fait engueuler partout pour dix minutes. » (1997, 48 ans, transport national.)
En dehors d’une inévitable illusion rétrospective, il faut entendre cet extrait comme révélant l’enclavement du travail dans une sphère sociale. L’assimilation à l’usine et à la caserne symbolise la discontinuité du temps, son hachage entre des temps obligatoires de pause et de travail. Le premier conducteur file d’ailleurs la métaphore usinière en disant : « Transport, ils veulent faire huit heures-midi ». Il associe ensuite immédiatement le fait de devenir « un ouvrier de chez Renault » au fait qu’il n’y ait « plus de bringues, […] plus d’ambiance ». Désormais, ils « travaillent beaucoup avec la montre », ils « sont sans arrêt sur la pendule, à […] essayer de surveiller [leur] montre pour les coupures, pour ceci, pour cela. […] voir les calculs d’heures pour essayer de pas dépasser les heures […] ». La pendule35 figure, de manière langagière, un temps disciplinaire. Les « matériaux langagiers » [Boutet, 1995] sont de précieux indicateurs d’un processus d’industrialisation, via l’imposition d’un modèle organisationnel vécu comme dépersonnalisant36. La contrainte externe exercée par l’institution sociale du temps doit se transformer « en un certain type de conscience du temps propre à l’individu » [Elias, 1996, p. 17]. L’intériorisation des contraintes temporelles se voit alors, par une modification des pratiques de travail via l’acquisition d’une autodiscipline de travail. Des chauffeurs ont parfaitement intégré l’idée du temps de travail. L’autodiscipline acquise leur interdit de discuter avec un collègue, de flâner ou de 34. 1997, U. 32 ans, 10 ans d’expérience, transport national. 35. Alors qu’ils n’en ont pas dans leur camion ! 36. Cf. les poèmes des ouvrières à propos de l’éclairage artificiel et du rapport à la nature [Debouzy, 1979].
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« prendre du temps ». Le temps compté est utilisé avec parcimonie et de manière utilitaire. L’organisation du travail, la rationalisation ont contaminé en quelque sorte les représentations du travail jusqu’à imprimer leurs marques dans les formes du langage. Dans l’extrait suivant, l’aspect saccadé, décomposé de l’avant dernière phrase traduit le poids temporel de chaque action : chaque opération a maintenant un coût temporel. De plus, l’action décrite affirme la nécessité d’une cohérence, d’une rationalité du comportement au travail. Les actions s’enchaînent selon une logique implacable. Leur achèvement marque l’entrée dans une autre sphère, celle qui relève du hors travail, en l’occurrence la discussion. Je veux dire, faut pas que les gars, ils restent à poireauter parce que comme maintenant il paie les heures tout ça, il paie les heures d’attente… C’est vrai que […] les gars il faut pas qu’ils restent là à bayer aux corneilles. Tu rentres chez toi et puis c’est bon, il va te payer le temps… […] Le gars il arrive avec son camion, c’est pas aller discuter avec untel, c’est pas : « Ouais ! Moi, j’ai fait ci, j’ai fait ça aujourd’hui », c’est : « J’arrive – je fais mon plein – je mets mon camion sur la piste de lavage – je lave mon camion – je l’enlève – je le gare – après je m’en vais discuter. » Parce que derrière, ça s’accumule les camions, les gars ils attendent. » (2000, 31 ans, chauffeur polyvalent, transport national.)
Associée aux formes organisationnelles en vigueur, la réduction du temps de travail et la rémunération horaire marquent la fin d’un temps de travail régi par la tâche. Les chauffeurs routiers sont passés du temps du travail au temps de travail. Ainsi que le remarque Thompson, dans un autre contexte historique, « l’employeur doit utiliser le temps de sa main-d’œuvre et veiller à ce qu’il ne soit point gaspillé : ce qui est déterminant n’est pas la tâche, mais la valeur du temps, une fois celui-ci converti en argent. Le temps est devenu une monnaie : il n’est pas passé, mais dépensé » [Thompson, 1979, p. 10]. L’intériorisation de la notion de coût horaire du travail a totalement modifié les pratiques de travail des chauffeurs, ceux-ci s’arrêtant de travailler lorsque les temps journaliers autorisés sont écoulés. Ce n’est plus l’achèvement d’une tâche qui marque la fin de la journée, mais l’atteinte d’une durée autorisée. C’est en admettant cela qu’un conducteur d’une autre entreprise a réussi à résoudre un pénible conflit entre légitimité professionnelle et respect des règles salariales : […] Vous faites de votre mieux en gérant votre temps. Le seul stress, c’est le temps. Mais le temps, le temps… Dès que vous arrivez au bout, ben… ben… Voilà : « Je peux plus aller plus loin ce soir, on continuera demain. » Si c’était prévu ce jour, et bien vous prévenez et puis ils préviennent le client. (1997, polyvalent national et « local ».)
Rémunérer le travail au temps passé37 a, de surcroît, rendu possible d’évaluer le travail selon un commun dénominateur à tous les chauffeurs routiers quelle que 37. Il faut relativiser cette rémunération au temps compte tenu des outils de flexibilité mis conjointement en place. Néanmoins, les modalités de décompte et de rémunération n’ont plus rien à voir avec ce qui se pratiquait jusque dans les années 1980-1990.
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soit l’entreprise. En devenant comparable, le salaire est ainsi devenu outil et objet de négociation salariale, enjeu de luttes collectives. Moins de place est faite à l’individualité. Les techniques d’organisation du travail « collectivisent » le travail par les liens d’interdépendance qu’elle génère. De manière non paradoxale, le conducteur se retrouve de plus en plus seul pour faire son travail. La rationalisation entraîne l’isolement. L’économie de temps nécessite de synchroniser chacun des trajets de manière à réaliser l’ajustement, la coordination entre chaque étape constitutive d’un transport. De plus, la compression des temps requis pour faire le travail interdit au conducteur de s’arrêter ou de faire un détour pour retrouver un collègue. De ce fait, les chauffeurs ne se rencontrent plus que rarement.
Des savoirs investis autrement L’obligation de respecter les durées autorisées de temps de travail refaçonne des savoir-faire, comme la capacité de calcul et d’anticipation. Cette nouvelle forme de savoir s’exprime par l’expression « aller au bout de ses heures ». La raison est la suivante : une durée autorisée non utilisée est une durée perdue pour le lendemain : un conducteur qui ne conduit que six heures dans une journée alors qu’il a droit à neuf heures, ne pourra pas rouler trois heures de plus le lendemain, soit douze heures (neuf heures38 + les trois heures). Il en résulte que les neuf heures de conduite autorisées par vingt-quatre heures doivent être utilisées de manière la plus rationnelle en tenant compte du trajet du lendemain. Un temps de conduite perdu est un temps qui ne se rattrape plus. C’est ce que nous explique un conducteur : Comme là, les gars qui font le relais sur Le Mans […]. Ils vont essayer de faire le maximum d’heures de travail. Parce que si le lendemain matin, on leur dit : « Tu redescends à Lyon », et bien, il faut avoir fait le maximum. Faut pas rester au Mans alors que tu as encore 2 h 30 de volant et que tu peux venir à Nantes. Parce que si le gars, il reste aux Mans, qu’il reste au restaurant et puis que bon, il se dit [qu’] après tout, il fait sa coupure là. Ben non, le lendemain matin, il aura déjà 2 h 30 [de conduite à utiliser] du Mans à venir à Nantes et si il en a 10 heures à venir [aller] à Lyon, […] il aura 12 h 30 [de conduite] dans sa journée donc il pourra pas aller à Lyon. [Par contre], s’il vient dormir à Nantes [au lieu de dormir au Mans], il fait sa coupure de 9 heures, donc le lendemain, il est bon pour 10 heures [il dispose de 10 heures de conduite] et ça lui permet d’aller à Lyon. Et ça, faut le réfléchir. » (1997, 35 ans, polyvalent transport national.)
Yves Schwartz, à propos du travail aux usines Peugeot, évoquait l’omniprésence de cette « grande chaîne » que « chacun a dans la tête et qui défie les opérateurs » [Clot, Rochex et Schwartz, 1990, p. 145]. Le développement généralisé du « time is money » engendre chez le conducteur la constitution d’un nouvel habitus composé de comptabilité et de rigueur face à des temps définis 38. Ou 11 heures par dérogation.
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précisément. Le temps est devenu comptable à des fins de rationalisation productive. L’utilisation précise et rigoureuse du chronotachygraphe ainsi que l’instauration de la feuille de route et d’une annexe au bulletin de salaire contribuent à l’intégration des normes temporelles et donc, à la constitution de ce nouvel habitus. L’apparition de la notion de salaire horaire a forgé chez les conducteurs une nouvelle représentation du travail et de sa rémunération. Les conducteurs, en intégrant le principe d’une comptabilité du temps intègrent aussi le principe d’une productivité du travail et du matériel. Pour autant, la période actuelle est une période de confrontation des rationalités en présence. Les jeunes « recrues » formées à l’école dans le respect des règles, ont tendance à travailler plus vite. Les plus anciens eux, cherchent à construire un équilibre entre-temps de travail et charge de travail. En prenant plus de temps pour faire le même travail, ils évitent une potentielle intensification du rythme de travail et préservent une relative et minime marge de liberté. Cet espace d’autonomie est toujours en sursis, toujours à conquérir et à maintenir par la « mise au parfum » des conducteurs remplaçants ou nouvellement entrés dans le métier. Travailler à un rythme plus lent que ne l’impose l’organisation du travail peut s’apparenter à des pratiques de résistance face au changement. Ce peut être aussi une forme de freinage afin de maintenir un niveau de salaire jugé convenable par le chauffeur. Certaines navettes, certains circuits totalisent un nombre d’heures juste ou à peine suffisant pour atteindre par exemple, une durée de huit heures de travail. C’est pourquoi un chauffeur « traîne […] un petit peu là-bas [à l’endroit de destination] pour essayer de gratter quand même un quart d’heure ». Ainsi qu’il conclut : « Un quart d’heure le matin et un quart d’heure l’après-midi, ça me fait mes huit heures. Je veux pas travailler en dessous39. » Afin de ne pas être découvert, le chauffeur a mis au courant son collègue qui le remplace occasionnellement. Celui-ci travaille donc au même rythme afin de ne pas éveiller les soupçons. Ce même conducteur, comme beaucoup d’autres, freinait auparavant son rythme de travail pour une autre raison : lorsque l’organisation du travail se cantonnait à une répartition au coup par coup du transport à réaliser, les chauffeurs s’arrangeaient pour ne pas rentrer à l’entreprise avant 18 heures40, évitant ainsi un voyage supplémentaire et une fin tardive de travail. Désormais, l’enjeu pour le transporteur comme pour le chauffeur réside dans le paiement des temps de travail, le premier pour que le travail coûte le moins cher possible ; le second pour s’assurer d’une rémunération « correcte ». La logique de métier a laissé la place à la logique de l’emploi.
39. 2001, 58 ans, 28 ans d’expérience, ancien grand routier international, Rentre maintenant tous les soirs, réalise un trafic régulier. 40. Nous l’avons nous même vécu lors d’une observation. Par ailleurs, un certain nombre de chauffeurs nous ont rapporté ce fait durant nos entretiens.
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CONCLUSION À partir des années 1990, les formes d’organisation du travail et de mobilisation de la main-d’œuvre roulante empruntent au système taylorien-fordien et au modèle dit flexible : le temps, comme principal vecteur de régulation, est devenu un instrument de mesure, d’évaluation et de contrôle de la prestation en même temps qu’il conditionne les formes organisationnelles et de mise au travail. Les conducteurs sont soumis dans l’exécution de leur travail, à un temps disciplinaire et paradoxalement incertain : ils vivent la coercition dans la flexibilité. Les changements, même si certains s’inscrivent dans une continuité de disponibilité, sont pour les chauffeurs routiers assez drastiques dans leurs formes comme dans leurs conséquences. D’ouvriers possédant des savoirs indispensables à la réussite de l’entreprise, les conducteurs ont tendance à devenir de simples agents de conduite, des ouvriers d’exécution dépendants d’une organisation productive. Le travail y est largement prescrit et ils ne disposent plus que d’une relative autonomie dans l’exécution quotidienne de leur travail. Ils ont dû apprendre à travailler dans un cadre temporel rigide et contraint. Les chauffeurs y jouent là une identité salariale au détriment bien souvent d’une identité de métier, du moins telle que construite originellement. Autour de la mesure du temps, se cristallisent deux enjeux : la productivité du transport et le rapport de pouvoir et de contrôle du transporteur sur les chauffeurs. Dans cette période d’imposition des règles comme normes, l’enjeu identitaire transparaît très nettement à travers la lutte pour la maîtrise des temps. Ce qui se joue dans le travail a des incidences hors du travail ainsi que le suggère implicitement les propos suivants : « C’est un système de vie qui change totalement, c’est-à-dire qu’on devient ni plus ni moins que des ouvriers. C’est plus une vie de chauffeur comme on l’a connu nous. »
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Le temps du démontage. L’adaptation collective aux contraintes de production dans un abattoir
Séverin Muller
Depuis la crise de la vache folle survenue en mars 1996, l’industrie de la viande connaît un bouleversement de son organisation traditionnelle. Le renouvellement des réglementations sanitaires et des mesures de surveillance conduit à prohiber des pratiques jusque-là admises. Dans les abattoirs industriels, les dirigeants sont légalement tenus d’adopter des systèmes d’autocontrôle et de traçabilité pour mieux maîtriser les risques. Ces mesures, importées de secteurs industriels à haute technologie, s’accordent peu avec les caractéristiques du travail dans les abattoirs : un produit « démonté », issu d’une matière première vivante, l’animal, qui n’est pas standardisée ; des opérations faiblement automatisées qui reposent sur un savoirfaire manuel. Dans nombre d’entreprises, l’autocontrôle et la traçabilité sont employés pour améliorer la qualité des procédés et dynamiser les performances économiques [Fraenkel, 1995 ; Rot, 1998]. Dans les abattoirs, ces méthodes deviennent une obligation légale en 1997. Elles servent de base d’information et de preuve juridique visant avant tout à garantir la santé publique. Mais, comme ailleurs, elles sont employées pour améliorer les performances. De fait, il règne une certaine confusion quant à leur usage qui conduit à mettre en tension les temporalités mécanique et sanitaire du travail et qui sont une expression de la coexistence des logiques de rentabilité et de santé publique dans les espaces de production. Concrètement, sur les chaînes d’abattage et dans les ateliers de découpe, la normalisation sanitaire en cours fait chuter la productivité et accentue la charge de travail à fournir. Non prévues et peu prises en compte par les dirigeants, ces incidences obligent les groupes ouvriers à s’arranger entre eux pour maintenir la cadence. Je propose d’étudier la manière dont ils s’y prennent à partir d’un réexamen des temporalités du travail et des usages sociaux du temps à l’usine, en posant la question suivante : quels usages font les acteurs de leurs compétences dans le cadre d’une augmentation de leur charge de travail et de prescriptions contradictoires ?
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Pour apprécier ces transformations en cours, je m’appuie sur des recherches menées dans l’un des principaux abattoirs industriels français, situé dans le Grand Ouest et créé au début des années 1970 par une société de distribution. En 1999, Abagro (nous le nommerons ainsi pour des raisons de confidentialité) transforme plus de 200 000 tonnes de viandes porcines et bovines commercialisées à l’état de carcasses, en produits découpés et en viandes hachées. Le site emploie près de mille personnes dont environ neuf cents ouvriers pour la plupart issus de milieux paysans. J’ai eu l’occasion d’y réaliser une observation participante de 1998 à 1999 d’abord en tant qu’ouvrier sur la chaîne d’abattage des bovins et dans un atelier de découpe, puis dans les bureaux de la direction [Muller, 2001]. La longue durée de la présence sur les lieux a permis de suivre un apprentissage assez ordinaire, de constater la diversité des manières de travailler à un même poste [Muller, 2002], et enfin d’apprécier le rapport au temps comme un remarquable analyseur des relations sociales à l’usine. Dans un premier temps, j’étudie les singularités du système technico-sanitaire en abattoir à l’origine d’incertitudes fondamentales concernant la durée et les horaires de travail, et la manière dont les ouvriers s’en sont accommodés depuis longtemps en reconstruisant collectivement une temporalité palliative. J’insiste ensuite sur les effets principaux de la crise dans les ateliers, qui consistent à recourir plus systématiquement à une main-d’œuvre de passage et à développer une nouvelle organisation temporelle de la production induite par la mise en place de la traçabilité. En accentuant la charge de travail, la normalisation oblige les groupes d’ouvriers à faire des ajustements permanents. Une contradiction apparaît entre la sophistication des normes sanitaires et l’emploi d’une maind’œuvre peu informée sur les consignes à suivre. Pour maintenir la cohésion des équipes et faire face aux difficultés à répondre aux nouveaux impératifs, les ouvriers expérimentés et l’encadrement direct entretiennent une solidarité basée sur l’initiative et l’entraide. Ils testent les capacités des nouveaux arrivants et contrôlent leurs aptitudes à faire face aux imprévus en aménageant des moments réservés à l’organisation sociale dans l’usine. Ces facultés adaptatives collectives représentent une compétence réelle qui, sans être organisées par une méthode managériale, augmentent les aptitudes à résoudre les problèmes d’organisation.
LE DÉMONTAGE D’UN PRODUIT NON STANDARD Techniquement, le processus de démontage qui va de l’abattage à la découpe de viande constitue un excellent contre-modèle de la chaîne de montage, dont le parangon est classiquement fourni par l’industrie automobile. Ce principe de fabrication inversé et en continu était en vigueur dès la fin du XIXe siècle dans les abattoirs de Chicago. Il est d’ailleurs intéressant de savoir que Henry Ford s’en inspira directement pour développer dans son usine de Detroit les innovations
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fondamentales que sont la chaîne d’assemblage et la fluidité du procédé de construction mécanique [Giedion, 1980, p. 113-144]. À Abagro, les opérations de démontage sont effectuées par 45 ouvriers sur la chaîne d’abattage des bovins, selon des étapes de transformation intangibles : la mise à mort (assommage, saignée et accrochage au convoyeur) ; la préparation à la dépouille du cuir ; l’arrachage ou « habillage » ; l’éviscération ; la finition (fente en demi-carcasse, dégraissage ou « émoussage », pesée). Le démontage des carcasses en pièces de viande se poursuit dans l’atelier de découpe organisé en plusieurs « lignes » selon les types de produits. Deux équipes d’environ 70 ouvriers chacune s’y relaient pour effectuer les opérations de désossage, de « parage » (consistant à éliminer les graisses superflues, les nerfs, etc.) et de découpe en pièces de viande prêtes à la consommation. Dans ces secteurs de production, plus de 80 % des tâches sont manuelles, essentiellement réalisées au couteau. L’analogie au fordisme trouve ici ses limites car une autre caractéristique du travail en abattoir réside dans la non-standardisation du produit qui complexifie la mécanisation des tâches : « Sans doute y a-t-il quelque chose de fascinant d’être parvenu à produire l’identité, le Même, de façon répétée dans le réel : le clone mécanique a précédé le clone biologique » [Cohen, 1994, p. 53]. Dans les bouveries et au moment de l’abattage, les ouvriers travaillent avec une « matière première » vivante dont le comportement, largement imprévisible, diffère selon l’âge, le sexe, la race et l’état physique de l’animal. Sur la chaîne, les carcasses ne sont pas davantage standardisées et une vache de réforme (laitière) ne se travaille pas comme une génisse, un bœuf ou un veau. Les différences morphologiques d’une bête à l’autre imposent sur chaque poste un investissement différencié et une capacité à modifier les modes opératoires en fonction de l’unicité des produits. Dans l’atelier de découpe, les difficultés sont du même ordre car on travaille différemment les viandes « dures » ou « tendres », issues d’animaux de réforme ou de « bêtes à viande ». Au principe de démontage et à la non-standardisation s’ajoutent des procédés techniques spécifiquement destinés à garantir l’état sanitaire des produits. Les institutions d’abattage ont été créées au début du XIXe siècle pour cette raison et elles figurent depuis parmi les établissements classés administrativement comme « dangereux de première catégorie pour la santé et la salubrité publique ». Parce que la viande est particulièrement périssable et sujette aux contaminations microbiennes, les techniques sont conditionnées par le respect d’un ordre sanitaire contrôlé par des services vétérinaires présents en permanence sur les lieux. À tous les niveaux de la transformation, la viande considérée comme « propre » ne doit pas être contaminée par les parties « souillées » de l’animal (cuir, déjections, viscères, sang et issues). Lors des opérations de dépouille, le cuir doit être arraché sans jamais toucher la chair. Le principe nécessite sur tous les postes l’usage de couteaux distincts et une « spécialisation » des mains en fonction de leur contact avec des parties propres ou souillées. Pour éviter les risques de développement bactériologique, le travail ne peut s’interrompre tant que les produits ne sont pas
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correctement conditionnés et entreposés dans les frigos : lorsqu’une bête est abattue, lorsqu’un lot de quartiers de viande est mis sur les tapis de découpe, il faut les « finir » avant d’envisager de se retrouver en pause ou de rentrer chez soi. Et lorsque les ouvriers s’en plaignent, les agents de maîtrise rétorquent à l’envi « qu’on n’est pas dans une usine à boulons ». L’usage du temps apparaît ici comme un point de convergence entre les exigences de productivité et le respect des normes sanitaires. Et savoir le maîtriser revient tout autant à s’approcher des cadences théoriques qu’à diminuer les risques de contaminations. Or, si la durée de présence du produit dans l’atelier joue en défaveur de son intégrité hygiénique, les techniques de traitement sanitaire des carcasses freinent le rythme de travail, et donc le moment où le produit sort de l’atelier. Ainsi, selon les prescriptions réglementaires, la saignée doit être réalisée dans la minute suivant l’assommage, et l’éviscération dans les 45 minutes. Dans l’atelier, les quartiers de viande doivent être désossés, découpées et conditionnées dans le quart d’heure qui suit leur arrivée sur les lignes. Si tel n’est pas le cas, les produits sont confisqués par les services vétérinaires et sortis du circuit alimentaire. En conséquence, un arrêt de chaîne, une panne mécanique ne signifient pas l’interruption immédiate de la production, à l’inverse des procédures de maîtrise des incidents en application dans les centrales nucléaires [Fournier, 1996, p. 275281]. Au contraire, il faut finir le travail coûte que coûte afin de réduire les risques de contamination des produits et les pertes financières. Le tueur de la chaîne d’abattage m’expliquait que certaines pannes de convoyeur durent plus de deux heures. Pour éviter que la viande se gâte, les ouvriers viennent dépouiller et éviscérer les bêtes jusqu’au poste d’abattage : « Ça pue ! En plus, pour aller ramasser les tripes après, c’est pas de la tarte. » Dans ces circonstances, la pression exercée pour « sauver » la production oblige à transformer le mode d’organisation et induit une précipitation faisant allègrement fi des techniques sanitaires. Ce principe de fonctionnement en « phase critique » va à l’encontre des formes d’ajustements dans les industries mécaniques où : « l’ajustement passe par un moment de jugement qui interrompt l’action en cours pour tirer des bilans et des enseignements généraux » [Thévenot, 1992, p. 7]. Dans l’usine à viande, la dimension sanitaire du temps impose l’inverse : il faut finir l’action en cours avant de la réfléchir. Plus ordinairement, le système technico-sanitaire en vigueur oblige souvent les ouvriers à faire des arbitrages entre le respect des prescriptions sanitaires et les exigences de productivité. Mais globalement, les ouvriers sont habitués à cette organisation. Les plus anciens, les « rugueux », apprennent aux nouveaux arrivants les méthodes pour tenir la cadence. Il faut rapidement savoir suivre le rythme et veiller à respecter les consignes sanitaires les plus importantes tout en éliminant les tâches « improductives », c’est-à-dire les gestes hygiéniques les moins susceptibles de laisser des traces visibles sur les produits. En somme, les ouvriers appliquent un segment de l’organisation taylorienne en la détournant de son but initial.
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Des accommodements anciens aux variations du rythme et de la durée du travail Il est communément admis que le temps de la machine et du procédé de fluidité mécanique impose son rythme par la fixité de la cadence et des horaires de travail [Thompson, 1979]. Mais à l’abattoir, l’impossibilité de parvenir à un produit type et les difficultés inhérentes au démontage rendent la durée quotidienne de travail imprévisible : Dans une usine automobile, on va chercher des pièces, c’est toutes les mêmes et tu les assembles, ça te fait un truc qui roule. Tu sais ce que tu as au départ et à l’arrivée. Quand tu abats une vache, tu dois la démonter, c’est exactement l’inverse. Et là où ça se complique, c’est que tu découvres l’état des pièces au fur et à mesure. Ton client, il t’a demandé tant de pièces avec une qualité bien définie. Donc, en prévision, tu abats tant de bestioles et tu peux te retrouver avec une qualité complètement différente, et donc une partie ne conviendra pas. Des fois c’est même pas utilisable […]. En fait le démontage qu’on fait ça ressemble plus à une casse auto qu’à l’usine Renault. » (Le responsable du service recherche et développement.)
La découverte des « options » au fur et à mesure du démontage oblige à poursuivre l’abattage et la découpe tant que la demande qualitative des clients n’est pas satisfaite. Chaque jour, les ouvriers font face à la grande plasticité du rythme et de la durée de travail. Les horaires changent en fonction du nombre variable de bêtes (« têtes ») abattues, ce qui rend très incertaine la cadence-horaire réelle. Durant ma présence sur la chaîne, nous abattions quotidiennement entre 308 et 637 bêtes, nous pouvions commencer la journée à 3 h 45 et jusqu’à 5 h 30, et la finir entre 10 heures et 15 h 30. La durée du travail « réel » (sans les pauses ni l’heure éventuelle de déjeuner) oscillait entre 5 h 30 et 10 h 45. Enfin, alors que la cadence théorique était de 60 bêtes à l’heure, elle était réellement comprise entre 51,73 et 60,17 bêtes à l’heure. Au final, personne ne sait le nombre exact de bêtes à tuer, la cadence qui sera réalisée, et rares sont ceux qui le matin peuvent prédire à quelle heure finira la journée. Or, cette information revêt une grande importance pour chacun : elle détermine le moral et les efforts qu’il reste à fournir. On ne peut compter sur les agents de maîtrises ou les chefs d’équipe pour connaître la fin de journée ou le nombre de bêtes à abattre : ils n’en savent pas plus que les autres. L’incertitude dans laquelle se trouvent les ouvriers les oblige à recréer des repères temporels. Les notes d’observation prises durant cette période soulignent la reconstruction collective d’une temporalité visant à partager les informations sur la durée du travail dans un système industriel qui s’appuie sur sa variabilité : [4 mars 1998, hall d’abattage] Nous sommes à un poste privilégié pour connaître les cadences et ce qu’il nous reste à faire avant la fin de la journée. Nous tenons le registre d’abattage et sommes informés par les bouviers du nombre de bêtes qu’il reste en bouverie. Ce qui ne veut pas dire que toutes seront abattues mais on en discute et on fait des estimations avec eux pendant la pause.
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Vers 10 heures, dans le hall, le saigneur me demande combien de « feuilles » ont été remplies pour compter le nombre de bêtes déjà tuées. Une feuille sur le registre correspond à 25 têtes et la première pause arrive environ à la septième feuille, c’est-à-dire 165-175 têtes. Sinon, il arrive qu’il demande l’heure et on essaie tous les trois de calculer la cadence. Sur la journée, une dizaine d’ouvriers passent leur tête dans le hall pour savoir où nous en sommes, à quelle cadence nous tournons et ce qu’il reste à faire. Le numéro d’identification interne est également un indice car il suit la bête et les carcasses le long de la chaîne. Et comme il n’est pas possible de compter toutes les carcasses, le numéro de début de série est demandé au début de la journée et permet aux ouvriers de savoir combien de carcasses sont déjà passées. Exemple : la journée commence au numéro 2 250. [Tous les jours nous reprenons la suite du numéro de série du jour précédant.] Le numéro va remonter d’ouvriers en ouvriers si bien que tous ceux qui le désirent peuvent être informés par ce biais si tant est qu’ils acceptent de communiquer. [14 mars 1998, hall d’abattage, remarques] Les ouvriers de la chaîne savent que la journée de travail se finit bientôt lorsqu’ils nous voient passer et remonter aux vestiaires. Tout le monde à proximité des escaliers nous observe et opine de la tête pour nous demander : « C’est fini ? » Échange de regards satisfaits. Ils savent à partir de cet instant qu’ils finiront en fonction de leur position sur la chaîne, un quart d’heure ou une demi-heure, si bien entendu, une panne de chaîne n’intervient pas entre-temps […]. Ce besoin de codifier et séquencer le temps compense le flou dans lequel nous sommes plongés concernant l’heure de fin de journée. Besoin de savoir ce qui a été fait et ce qu’il reste à faire afin de s’approprier ce qui nous échappe. Souvent nous ne savons pas combien de bêtes il faudra tuer une heure avant la fin. Chacun y va de son pronostic. Les rumeurs courent quand les ouvriers se croisent pour aller à la pause. Il y a les initiés et les autres, ceux qui communiquent avec leur petit réseau de récepteurs, ceux qui ont une certaine connaissance des types de commandes de la semaine, des habitudes des gestionnaires. Enfin ceux qui arrivent à savoir seulement à la mine des responsables de la chaîne. Certains n’ont pas accès à ce réseau d’information. J’en ai vu un qui, cherchant à savoir, demanda à être renseigné par l’ouvrier au poste d’éviscération, qui lui a lancé en retour : « Tu te démerdes. »
Cette organisation montre la nécessité d’accorder de l’importance aux aspects socio-techniques du travail dans le sens où ils représentent un enjeu dans la vie des ouvriers sur leur lieu d’activité. La recomposition des cadres temporels du travail s’effectue par un apprentissage informel des formes codifiées d’échanges d’informations [Merton et Sorokin, 1937]. Il s’agit de rendre la journée plus supportable sans doute, mais aussi de gérer le rythme de travail collectif. Lorsqu’il reste une vingtaine de bêtes à abattre et que la pause arrive, quelques-uns peuvent décider de réduire le rythme pour profiter du temps de pause intégré dans le calcul des heures de travail ou, au contraire, d’accélérer ce rythme afin de finir au plus vite, comme c’est souvent le cas le vendredi. Ces jeux ne sont pas réductibles à ce que j’en révèle et les combinaisons possibles sont nombreuses [Roy, 1952, 2000]. Ils
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constituent l’ordinaire des journées de travail – un accommodement ancien au système technique – et la crise de la vache folle ne les a pas modifiés. Elle a par contre contribué à en faire apparaître de nouveaux.
LES EFFETS DE LA CRISE : UNE MAIN-D’ŒUVRE DE PASSAGE INADAPTÉE AUX TRANSFORMATIONS INDUITES PAR LA TRAÇABILITÉ
Dans les ateliers, la crise a eu deux effets principaux : elle a entraîné une déréglementation de la main-d’œuvre et un changement d’échelle de production consécutif à la mise en place de la traçabilité. Les conditions de travail en abattoir sont telles que les postulants sont de moins en moins nombreux. Les premières générations d’ouvriers, les « rugueux », sont issues de milieux agricoles pauvres. Sur la chaîne, beaucoup sont d’anciens salariés agricoles acceptant d’autant mieux les conditions de travail qu’ils échappent grâce à l’abattoir au mode de personnel de domination à l’œuvre dans les exploitations agricoles. Par contre, les ouvriers de l’atelier de découpe sont des bouchers professionnels, anciens artisans ou titulaires d’un CAP de boucherie, et l’usine représente pour eux une première étape dans une carrière ou une solution de reconversion. Mais l’activité étant stigmatisée, Abagro a du mal à recruter dans une région où les autres industries agroalimentaires ne cessent d’embaucher. Localement le chômage masculin est tombé à 2,5 %, et à 5 % pour les femmes. Quitte à être ouvrier, autant que ce soit ailleurs. Le turn-over est important, surtout sur la chaîne où trois personnes sur quatre ne finissent pas leur mois d’essai. La situation est aggravée par l’externalisation du recrutement confié aux agences locales d’intérim. Le directeur du personnel justifie cette décision par la charge de travail que la recherche d’ouvriers lui demandait. Si le turn-over est un indice des difficultés à sédentariser la population, il concerne ceux qui sont « entrés ». Selon la directrice d’une société d’intérim en charge du recrutement des ouvriers, quatre personnes sur cinq refusent catégoriquement de travailler à l’abattoir dès les présélections. De fait, les critères de recrutement sont régulièrement revus à la baisse pour palier le manque chronique de main-d’œuvre. La raréfaction des catégories d’ouvriers traditionnellement employées dans les abattoirs tend à modifier le profil des recrues. L’entreprise s’est progressivement tournée vers une population résidant dans les quartiers pauvres à la périphérie de zones urbaines toutes situées à plus d’une cinquantaine de kilomètres de l’abattoir. Dans une situation sociale et professionnelle difficile, les jeunes ouvriers se voient proposer de petites missions d’intérim ou des contrats de réadaptation. Ils sont utilisés comme dans d’autres secteurs d’activité pour ajuster les coûts salariaux aux fluctuations du marché. Et depuis la crise, ce marché est devenu particulièrement imprévisible et réactif (chaque annonce médiatisée d’un cas de vache folle entraîne une baisse conjoncturelle de la production). Alors que le taux de « précarité » était de 10 % à 15 % avant 1996, il se maintient depuis entre 20 % et 25 %. Cette main-d’œuvre
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de passage est manifestement inadaptée au système de travail non automatisé des industries à viande, où la maîtrise des risques sanitaires repose en partie sur le comportement des ouvriers, leur connaissance des règles d’hygiène et des contraintes techniques. Leur sédentarisation et leur formation dans l’entreprise sont un préalable à la diminution des dangers sanitaires. Ces facteurs d’imprévisibilité et les contraintes qui pèsent sur le travail sont accentués par la mise en place de la traçabilité qui perturbe l’organisation quotidienne de la production. En effet, si le système permet d’identifier les produits, il grève la productivité et engendre une diversification des commandes qui, au travers de la demande des clients, conduit à « sérier » une production de masse auparavant peu différenciée. Au-delà de ce qui était initialement prévu pour éradiquer la crise, trois effets pratiques concomitants ressortent du système de traçabilité : une réorganisation temporelle de la production ; le passage d’une identification a posteriori à une identification a priori (induisant la possibilité d’une gestion en « temps réel ») ; une modification de l’échelle de production (de « masse » elle devient en outre « sériée », par une segmentation des lots, en fonction d’une multiplication des critères d’identification). La réorganisation temporelle peut se comprendre de la façon suivante : avant la mise en place de la traçabilité, le bétail arrivait à l’abattoir par cheptel, par lots d’une vingtaine à une cinquantaine de bêtes. Sans identification préalable, les animaux étaient abattus et les quartiers étaient vendus aux clients sans grande distinction (au plus le sexe, rarement la race). L’identification était réalisée sur un poste de saisie informatique en fin de chaîne et le tri des morceaux s’effectuait dans les ateliers de découpe. Puisque le produit était quasiment indifférencié, la sélection préalable n’avait aucune raison d’être. Le système de traçabilité engendre une identification dès les bouveries, à l’unité et a priori. Chaque animal possède un « DAB » (document d’accompagnement bovin) sur lequel est indiquée la provenance, les codes de sexe, de race, la catégorie (viande ou laitière) la date de naissance, le numéro de cheptel, voire le prénom de l’animal (sans doute par raffinement de traçabilité). En conséquence, la taille des lots se réduit tandis que leur nombre s’accroît à mesure de l’augmentation des caractéristiques à tracer. Pour ne pas mélanger les lots, il est nécessaire de les identifier et de les trier a priori. Sur les chaînes et dans les ateliers, les différents lots sont traités les uns après les autres (réorganisation temporelle). Le principe oblige à réaliser des « vides sanitaires » entre chaque lot pour éviter de les mélanger. La segmentation du temps se reproduit à tous les stades de la transformation. Plus les lots travaillés sont restreints et plus les « temps morts » entre chaque lot réduisent la productivité. Techniquement, le système offre la possibilité de multiplier le nombre de critères et d’effectuer un tri rationnel des lots. L’usine passe ainsi d’une production de masse indifférenciée à une autre, sériée, en fonction de la demande des clients. Les abattoirs engagés dans la maîtrise des risques sanitaires se retrouvent dans une configuration productive proche de celle en vigueur dans les entreprises informatiques des années 1970, comme le souligne Benjamin Coriat citant le cas Olivetti à
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cette époque : « En même temps que “produits-types” et “gammes” s’élargissent, se réduit l’échelle de la production par type de produits : si le marché des machines à écrire exige la production en grande série, celui des ordinateurs se traite à l’unité ou en séries très restreintes » [Coriat, 1979, p. 254]. La possibilité de produire de petites séries tracées a pour autre conséquence de diversifier les commandes. Les clients d’Abagro tentent en effet d’élargir leurs gammes de produits tout en testant les possibilités techniques de leurs fournisseurs. Lors de réunions de production, plusieurs discussions se sont attardées sur les problèmes pratiques engendrés par la transformation des demandes. En octobre 1999, le directeur de production, son assistant et un agent de maîtrise de l’atelier de découpe évoquent la demande spécifique d’un groupe de distribution : Le directeur de production, observant le tableau de bord hebdomadaire de l’atelier : « C’est quoi les 133 kilos qui sont passés ? C’est une ligne ? » L’agent de maîtrise : « C’est la traça : tu fais des lots à la con. Attends, ça arrive de plus en plus. On fait des tout petits lots. Alors forcément, on perd du temps. Mais on n’arrête pas de le dire ça. » L’assistant du directeur : « C’est pas [le nom du groupe de distribution] ? » L’agent de maîtrise : « Si ! On doit mettre les étiquettes à l’intérieur des sacs. Ils ont passé cinq heures à faire les étiquettes. On fait de l’épicerie, là [de la commande particulière]. » L’assistant du directeur : « Non, et puis ce sont les seuls qui demandent un numéro de traçabilité à cinq chiffres. Et le pire c’est qu’on le fait ! »
La traçabilité permet aux clients d’envisager toute production sériée. Le phénomène n’a rien d’original si ce n’est la relation de cause à effet par laquelle il existe. Danièle Linhart montre bien de quelle manière, dans les entreprises, la production en petite série est une réponse aux exigences des clients [Linhart, 1994, p. 24-25]. À l’inverse, à Abagro, la demande des clients change à partir du moment où la traçabilité (offrant la possibilité de produire en petite série) est mise en place. Lorsque le procédé rationnel d’information sur le produit devient efficient, les capacités de l’outil sont extrapolées. Lors d’une réunion de production en novembre 1999, un agent de maîtrise de l’atelier de découpe se plaint auprès d’un commercial de la demande d’un client : L’agent de maîtrise : « Les clients italiens, ils nous font une demande avec une désosse le même jour pour 9 000 longes. Là, faut leur dire. On peut pas faire, c’est pas possible. Ce qu’ils demandent, c’est de mettre en carton des longes de même origine, même catégorie, coupées dans le sens… en plein milieu, quoi. C’est quoi leur demande ! ? Les gars [les ouvriers] se sont pris le bec parce qu’il y en a certains qui croyaient que c’était une erreur [il se tourne vers le commercial chargé des clients italiens]. » Le commercial : « Attend, j’y suis pour rien, moi. »
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L’agent de maîtrise, impassible : « Bon, ils veulent que je mette les longes en deux. C’est beaucoup plus de boulot, simplement parce qu’il faut que les longes, quand elles sont découpées, elles se suivent. Mais sur le tapis, tu retrouves pas forcément à quelle longe ça appartient. Ils croient que tout est tracé, même le gras par terre. »
Les ressorts de l’imposition de la traçabilité sont ambivalents et il n’y a rien d’étonnant à ce que ses usages le soient tout autant. Outil légal d’identification et de preuve, outil de spécification commerciale, elle est dans l’abattoir une innovation technologique à visée normalisatrice. Cette normalisation demeure originale car la plupart des industries de séries passées d’une production de masse à une autre, à la demande, ont avant tout réussi à standardiser les produits et à adapter le profil et les qualifications de la main-d’œuvre aux fluctuations de cette demande. Ici, les motifs du changement de l’échelle de production correspondent moins à une démarche volontaire de l’entreprise qu’à une obligation légale de modifier les façons de faire pour mieux gérer les risques sanitaires. Finalement, la perte de productivité et les demandes particulières ont tendance à accentuer la charge de travail dans les ateliers, tandis que la déstabilisation du marché participe au recours grandissant d’une main-d’œuvre de passage. Ces transformations n’ayant pas été formellement prises en compte pour redéfinir les tâches, il revient aux ouvriers de s’en occuper.
LA SOLIDARITÉ D’AJUSTEMENT FACE À LA TRANSFORMATION DES CONTRAINTES Pour faire face aux perturbations de l’organisation du travail, les groupes d’ouvriers et l’encadrement de terrain (les chefs d’équipes et les agents de maîtrise) ont développé un système de coopération informel assez semblable à la solidarité technique définie comme : « cette forme de liens entre les êtres créée par le fonctionnement des ensembles techniques » [Dodier, 1995, p. 14], à ceci près que la solidarité ici en vigueur est une réponse directe à l’accentuation des contraintes et qu’elle consiste à mettre en conformité les comportements avec les changements conjoncturels du travail. En ce sens, on peut la qualifier de solidarité d’ajustement, incitant les ouvriers à prendre des initiatives et à s’entraider tant que possible. L’efficience de cette solidarité repose sur le contrôle des aptitudes au travail des nouveaux arrivants dans un contexte où l’entreprise a davantage recours à des ouvriers de passage dont le recrutement est abandonné aux agences d’intérim.
L’initiative et l’entraide Puisque le système technique engendre une charge de travail différenciée selon chaque produit et que l’imprévisibilité s’accentue, les ouvriers ont développé
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un système d’initiative et d’entraide pour maintenir le rythme de travail. Michel Freyssenet évoque une forme d’entraide comparable dans une usine ayant adopté le « toyotisme ». Mais elle est « incitée » par l’équipe managériale et non le fruit d’une adaptation à l’initiative du groupe [Freyssenet, 1995, p. 376]. Le problème du respect de la cadence et du temps de cycle ne se pose pas de la même façon sur la chaîne ou dans les ateliers, mais les solutions pour y remédier sont semblables. Sur la chaîne, le temps de cycle est théoriquement d’une minute sur chaque poste avant la fente et de trente secondes ensuite. En fait, l’investissement sur chaque produit ne correspond jamais à ce temps de cycle. Dans le hall d’abattage, l’accrochage au convoyeur des bovins mâles est aisé tandis que les vaches de réforme sont très nerveuses et réagissent violemment une fois assommées. Elles obligent à prendre des précautions qui retardent l’accrochage. À l’inverse, la saignée des bœufs est plus difficile que celle des vaches car leur collier est plus massif. La plupart des postes de la chaîne posent le même genre de difficultés. Le temps consacré à l’arrachage des mamelles est deux à trois fois plus long que pour les verges. Le cuir des animaux de réforme est plus fragile que les autres et il demande un surcroît de minutie au poste d’arrachage. Au moment de l’éviscération, le « décollement de la plèvre » des vaches ayant subi des césariennes peut durer près de deux minutes sur un poste ou le temps de cycle est d’une minute. Plus loin encore, l’émoussage interne et externe des jeunes bovins dont la graisse est solidement accrochée au muscle est éreintant. Sur chaque poste, en fonction de leurs caractéristiques, les carcasses font perdre du temps ou, à l’inverse, offrent un moment de répit. Il en est de même dans l’atelier de découpe où sur certains postes, les viandes sont plus ou moins difficiles à désosser ou trancher selon leur tendreté et leur origine. Lorsque les viandes ont longtemps séjourné dans les frigos, le travail peut se transformer en un véritable enfer. Les désosseurs redoutent ces viandes dures et trop froides, comme ils se plaignent souvent du temps consacré au désossage des taurillons et des vaches. Ce genre de contraintes transforme le temps de cycle ou la cadence théorique en un idéal rarement atteint. Avec la constitution des lots de traçabilité, lorsqu’une difficulté survient, elle est amplifiée puisque chacun à son poste travaille successivement des lots dont les caractéristiques sont relativement homogènes. Perdre du temps sur une bête ou une pièce peut se rattraper sauf si une vingtaine d’autres arrive derrière avec la promesse de créer le même type de difficultés. Cet investissement différencié impose un ajustement permanent et une anticipation du travail à venir. Il faut réaliser un diagnostic sur chaque produit et trouver un programme approprié d’opérations. Plus explicitement, il s’agit de faire preuve d’initiative. Dans la mesure du possible, chacun tente de résoudre seul ses difficultés mais fréquemment l’intervention des autres est rendue obligatoire. Puisque les problèmes divergent d’un poste à l’autre, il arrive souvent qu’un ouvrier en train d’accumuler du retard demande au suivant d’achever une des opérations qu’il n’a plus le temps de réaliser. En fin de chaîne, l’ouvrier à l’émoussage se retrouve systématiquement en difficulté lorsque arrivent à son niveau des lots de
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carcasses de bovins mâles dont la graisse externe est tenace. Rapidement, les carcasses défilent devant lui sans qu’il puisse les finir. Dépassé, il signale à l’ouvrier posté en aval les parties de la carcasse non dégraissées afin que ce dernier peaufine le travail. D’autres pratiques d’entraide obligent les ouvriers à modifier l’ordre de leurs opérations. À la désosse des têtes, lorsque le déjointeur est retardé par un lot plus difficile que les autres, le découpeur de pattes avant, situé à côté, prend de l’avance sur son poste puis vient prêter main-forte au poste de déjointage. Dans l’atelier de découpe, les ouvriers d’une même ligne viennent dès qu’ils le peuvent « doubler » les postes de ceux dont les tables sont surchargées. La règle tacite qui consiste à s’entraider en faisant preuve d’initiative correspond à une adaptation collective aux contraintes de production que les ouvriers cherchent à résoudre entre eux. Le principe permet à chacun de pouvoir compter sur les autres en sachant que la pareille sera rendue le moment venu. Il signifie également que les ouvriers bénéficient d’une autonomie relative qui satisfait aussi bien les travailleurs postés que la hiérarchie directe, qui intervient peu dans l’accomplissement des opérations. Les chefs d’équipes et les responsables d’ateliers encouragent les arrangements dans une certaine mesure. Les abandons de postes pour aller aux toilettes ou pour affûter un couteau sont interdits hors des périodes de pause mais tolérés dans les faits tant que le travail est réalisé par d’autres. Après une pause, quand un ouvrier a connu quelques heures difficiles, il peut intervertir son poste avec celui d’un autre. Ce qui vaut le commentaire suivant d’un chef d’équipe : « Oh ! Ça arrive, s’ils ont envie de changer, moi je suis pour. C’est plus stimulant. Je les laisse faire, ils s’arrangent. Enfin, il faut qu’ils connaissent tous les deux leurs postes correctement. » Les nouveaux ne sont pas toujours prévenus du système d’entraide. Il s’apprend sur le tas, lorsque les situations s’y prêtent. Deux semaines après mon arrivée sur la chaîne, l’assommeur me fit une remarque : « Tu sais, [le saigneur], quand il est en coup de bourre, il apprécie les coups de mains. Ça se fait. » Ce conseil m’a incité à descendre régulièrement dans la fosse d’abattage pour accrocher les bovins ou nettoyer le sang coagulé lorsque le saigneur peinait à le faire luimême. Cette norme établie par les ouvriers et leurs encadrants directs, loin d’être une solidarité spontanée, peut être rapprochée des formes de « coopérations horizontales » développées par Masahiko Aoki, à ceci près qu’elles sont le fruit d’une adaptation inductive du groupe, non modélisée (et non modélisable), pour répondre aux contraintes pratiques qui se posent à lui [Aoki, 1985].
L’autorecrutement et l’apprentissage des codes : les moments du contrôle des aptitudes au travail Le système d’initiative et d’entraide interroge les méthodes employées par les groupes ouvriers pour apprécier et juger des capacités de chacun à satisfaire les attentes collectives. Que se passe-t-il quand une personne refuse le principe d’initiative ou d’entraide ? Dans l’ordre qui régit le quotidien au travail, quels compor-
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tements sont soumis ou non au contrôle ? Quels sont les moments réservés aux sanctions et gratifications ? Les interactions entre les ouvriers établis et les nouveaux révèlent le type de contrôle collectif en vigueur1. Les aptitudes sont jugées de manière informelle et en ce sens elles ne correspondent pas, c’est le moins qu’on puisse dire, aux définitions de la « qualification » et surtout des « compétences » définies par les experts du MEDEF qui, à l’issue des « journées internationales de Deauville » en 1998 (qui donneront lieu à la charte « Objectif compétences » en avril 2000) ont cherché à démontrer l’obsolescence des conventions collectives, de branches, en leur substituant des accords et des grilles de classification spécifiques aux entreprises, basés sur de « nouvelles compétences » qui se caractérisent par la mesure de « l’employabilité » en interne [MEDEF, 1998 ; Reynaud, 2001]. La plupart des ouvriers à l’essai quittent l’usine durant les premières semaines au grand dam des responsables de production. Il ne suffit pas en effet d’être recruté, de prouver formellement son aptitude à faire le travail et de s’adapter à ses conditions pour pouvoir rester dans l’usine. Un système interne et informel de validation du recrutement existe qui est contrôlé par les ouvriers établis, particulièrement les anciens, ceux qui détiennent le savoir-faire et une autorité au sein du groupe. La formation technique est réalisée in situ sur le mode du tutorat et non dans des écoles de formation qui, selon les ouvrages professionnels, restent inadaptées aux cadences industrielles, comme l’indique le guide pédagogique utilisé à Abagro : « Les techniques de l’abattage, de la découpe, du désossage et de la préparation des viandes au stade industriel ne s’apprennent ni dans les centres d’apprentissage, ni dans les lycées d’enseignement professionnel. Elles requièrent des connaissances et un savoir-faire qui, pratiquement, ne peut être enseigné que dans les entreprises » [ADOFIA, 1987]. De fait, la hiérarchie délègue la formation aux ouvriers qui jouissent d’une certaine latitude pour tester les compétences des apprentis, à l’inverse du constat dressé par Stéphane Beaud et Michel Pialoux aux usines Peugeot de Sochaux : « Avec le recul, il est très étonnant de constater que la direction n’a guère fait d’efforts pour sauver les secteurs où étaient présents des professionnels hautement qualifiés, pour leur faire jouer un rôle de transmission de savoir auprès des “jeunes” » [Beaud et Pialoux, 1999, p. 122]. À l’instar des industries du BTP, l’indice de fréquence des accidents du travail dans les abattoirs demeure très élevé (262 pour 1 000 ouvriers en activité « abattage-découpe »). Certaines erreurs sont dangereuses pour les individus ou le groupe et l’attention des tuteurs se porte d’abord sur la capacité des nouveaux à acquérir une gestuelle sûre [Haas, 1974]. En février 1998, un jeune bouvier 1. Il ne s’agit évidemment pas des « établis » au sens maoïste du terme dont l’idéologie poussa Robert Linhart à travailler en tant qu’ouvrier dans une usine, mais du groupe de ceux qui sont « établis » dans l’usine. C’est-à-dire ceux qui, comme le propose Norbert Elias, ont en commun une longue présence propice à la création d’associations, au développement de normes et à un sentiment d’appartenance [Linhart, 1978 ; Elias et Scotson, 1997].
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embauché depuis deux ans à l’usine se voit proposer une formation à l’assommage par le responsable de chaîne. À l’heure de l’embauche, le tueur habituel lui cède sa place après avoir montré la technique de chargement du « matador » (un pistolet à tige perforante) et l’endroit où la tige doit perforer la boîte crânienne des bovins. Le tueur seconde le bouvier pour l’assommage de six bêtes avant de rejoindre un autre poste pour la journée. Se retrouvant seul sur l’estrade, le jeune bouvier est rapidement dépassé par le rythme de travail. Il hésite à approcher le matador du crâne des animaux tant ceux-ci bougent dans le piège d’abattage, donnant parfois des coups de corne. L’attente complexifie la tâche car les bêtes s’énervent. Ses hésitations et son manque de précision l’obligent à s’y reprendre plusieurs fois avant que l’animal finisse par s’effondrer au fond du piège. Manifestement, il fait perdre du temps sur la cadence et le saigneur le lui signale à deux reprises. Les mauvais assommages perturbent le rythme jusqu’aux postes de déjointage des têtes où il arrive que les animaux sursautent encore. Le moment de la pause venu, nous nous retrouvons autour d’une table avec le saigneur et les ouvriers du désossage des têtes. Le saigneur lance froidement en direction du bouvier : « C’est pas terrible. » Un déjointeur surenchérit : « Tu fais vraiment de la charcuterie ! C’est pas normal que je me prenne des coups de sabots. Tu les fais souffrir ces bêtes ! » L’apprenti répond qu’elles sont trop excitées. « C’est toi qui t’excites ! C’est pas compliqué : tu vises et tu shootes. » Plus tard, de retour sur la chaîne, les ouvriers froncent souvent les sourcils en opinant de la tête aux moments où le bouvier se trouve obligé de réarmer son matador à plusieurs reprises sur un même animal. Le soir même, le responsable est informé de la situation et le lendemain, l’apprenti retourne en bouverie. On lui signifie qu’il n’est pas prêt. Les ouvriers établis choisissent leurs partenaires comme ils décident des modes d’apprentissage et de ce qu’il faut attendre des personnes en formation. Le rite de passage en est une expression. Dans le hall d’abattage, alors que le saigneur, me voyant trépigner sur place, me demande si tout va bien, je lui réponds : « Ouais, mais ça caille : j’ai froid aux pieds » (nous sommes en février et je me trouve sur une estrade ou la chaleur des carcasses ne réchauffe pas l’atmosphère). À la pause, il m’explique qu’à mon poste, ils ont eu des « flèches2 » : Il y a un gars qu’était à ton poste, sauf que lui, il est resté une semaine. Et puis contrairement à toi, il avait toujours chaud aux pieds. Je lui ai dit : faut mettre de l’eau dedans pour que ça refroidisse. Les bottes, c’est prévu pour. Et il l’a fait cet abruti. Au bout de deux jours, il avait les pieds tout gonflés. Il pouvait plus marcher [les ouvriers qui assistent à la conversation rient à gorge déployée]. Un autre, je lui ai dit que le sang des vaches qu’on récupère, il se boit et c’est comme du bois bandé. Et moi, si j’étais fort comme un turc, c’est parce que j’en buvais régulièrement des bouteilles entières. Eh bien ! À 2. La « flèche » associée au nom du lieu de résidence (la flèche de Saint-Séglin par exemple) définit les personnes auxquelles on attribue un manque de célérité ou de jugement au travail. La plupart des apprentis sont désignés de cette façon durant leur période de formation.
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un moment, tu peux demander à [l’assommeur], je lui ai dit de descendre dans la fosse et j’ai fait une saignée, et juste à ce moment je lui ai dit de se mettre en dessous en gueulant : « Vas-y ! Bois tout, tu seras fort. » Il s’est mis sous le flot, il a été aspergé. On était mort de rire. Il a eu tellement honte qu’il n’a rien raconté. Il est parti de l’abattoir couvert de sang de la tête au pied et il a dit à Raymond [un chef d’équipe] qu’il était tombé : on l’a plus revu. T’arrives à rien avec eux.
Le test visant à apprécier le degré de discernement des novices est une pratique habituelle dans le milieu de la viande comme ailleurs. Puisque le recrutement est confié à des agences d’intérim, les évaluations par étapes auxquelles les apprentis sont soumis dépassent le seul cadre technique : outre le fait d’apprendre à travailler sans retarder le groupe, de faire preuve d’initiative et d’entraide, il faut progressivement savoir reconnaître les dangers les plus fréquents et faire face aux situations imprévues. Ceux qui refusent de se soumettre à ce système sont invariablement exclus des moments de sociabilité de telle sorte que la vie de groupe devient pour eux insupportable et qu’ils finissent par quitter l’endroit. Dans certains cas, ce type de contrôle s’effectue par un jugement collectif. En mars 1998, alors qu’une trentaine d’ouvriers se trouvent dans la salle de pause de l’atelier de découpe, j’assiste au « procès » d’un jeune apprenti. Autour d’une table où sont assises une dizaine de personnes, une discussion aborde un incident survenu le jour précédent sur le parking à la sortie de l’usine. L’apprenti, présent, s’est jeté sur le capot de la voiture d’un autre néophyte avec lequel il avait eu un conflit durant le travail. Subrepticement, la discussion vire au réquisitoire. Un ancien s’adresse au novice : « Alors, c’est toi qu’a fait le cascadeur avec ta tête contre une voiture ? » Visiblement interloqué, le jeune répond par un sourire gêné, incapable de justifier son acte. Quelques ouvriers lui reprochent rapidement de se comporter dangereusement. Il aurait pu se retrouver sous les roues de la voiture en marche ou provoquer un accident sur le parking. Finalement, le groupe juge que le jeune au comportement incompréhensible représente une menace pour l’équipe. Les jours suivants, on lui interdira de s’asseoir avec les autres au moment de la pause. Sous la pression collective, il finira par quitter l’usine. La validation du recrutement s’effectue selon les critères internes à l’atelier. Si les ouvriers sont parfois amenés à se justifier d’actes réalisés à la frontière de l’usine, le contrôle du groupe sur ses membres se restreint le plus souvent aux espaces intérieurs. Les lieux privilégiés de sociabilité et de contrôle sont les ateliers et les salles de pauses. Hors de leur fonction première (travailler ou se reposer) les ouvriers en font des lieux d’organisation de la vie sociale et de surveillance des individus. L’atelier peut devenir le lieu où les tensions sont désactivées par l’organisation de batailles générales de boulettes de suifs et de déchets divers qui, pour un mot déplacé, un conflit latent, se mettent à voler en tous sens, particulièrement quand les chefs ont le dos tourné. Cette pratique de désamorçage des conflits tend généralement à dédramatiser des situations tendues ou, à l’inverse, à manifester l’allégresse générale lorsque la fin de semaine approche. Mais les espaces de production n’offrent
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pas assez de moments pour le contrôle des individus. Le groupe a donc élaboré des aménagements temporels hors des ateliers. L’exemple cité du « procès » de l’apprenti au moment de la pause est tout à fait significatif de ce point de vue. La scène a duré une demi-heure alors que le temps réglementaire de la pause et d’un quart d’heure. Dans l’atelier, les ouvriers savent réduire ou accélérer le rythme de travail (« cabosser ») afin de disposer de temps supplémentaire pour les pauses. Les écarts à l’organisation formelle du temps s’effectuent avec la complicité des chefs d’équipe et des responsables d’ateliers qui par ce biais préservent la « paix sociale » en partageant un secret avec leurs subordonnés. Car en fait, toutes les pauses durent environ trente minutes (ce qui n’est pas le cas sur la chaîne). J’ai eu accès à cette organisation informelle après deux semaines de présence. Dans un premier temps, le chef d’équipe ne m’informa pas sur les cadences et la productivité moyenne journalière, soit parce que j’étais un novice, soit parce qu’il avait des doutes sur les motifs de ma présence. Par la suite, il manifesta moins de réserve : « On attaque la journée très vite, c’est une habitude à l’atelier. On “cabosse” ; les gars, ils attaquent la journée fort pour pas perdre de temps et pour être tranquilles après. Ça permet d’avoir des pauses de vingt minutes et plus, et puis ça permet aussi de finir plus tôt. » À la fois moment de repos et de contrôle, la pause reste un instant privilégié et attendu dans une journée de travail et la sanction peut consister à en être privé. En avril 1998, alors que nous sommes en salle de pause, un apprenti arrive de l’atelier, un café à la main, et s’assied en bout de table. Son formateur, à l’autre extrémité de la table avec d’autres ouvriers, interrompt une discussion en cours et s’adresse à l’apprenti sur un ton moqueur, suffisamment fort pour que l’assistance soit informée : « Alors, qu’estce que tu fous là encore, toi ? La pause, c’est pas pour toi, c’est pour les bosseurs. Tu devrais déjà être en bas pour prendre de l’avance et préparer mon poste. Il y a que les anciens qu’ont le droit de rester en pause. Tu devrais même pas prendre de pause tellement que t’es lent. Allez, dégage ! » Sans rien répondre, embarrassé, l’apprenti finit d’un trait son café avant de se lever et de quitter la salle. Il n’y a rien à faire dans l’atelier au moment de la pause ! L’assistance s’amuse un instant de la scène et reprend les discussions en cours. Le formateur sans doute insatisfait du travail fourni par son apprenti, manifeste par la même occasion son autorité et son statut hiérarchique interne. Le groupe écarte ou contrôle ceux qui représentent un risque potentiel au sens large (dans le processus de travail et pour l’organisation interne).
L’ADAPTABILITÉ COLLECTIVE COMME COMPÉTENCE ET LES USAGES DU TEMPS FLOTTANT D’une façon ou d’une autre, les ouvriers établis se chargent de former les nouveaux aux règles non écrites et d’en contrôler le respect tout au long de la carrière. Ils se réservent une gamme de sanctions, principalement la mise à l’écart tempo-
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raire ou définitive des moments de sociabilité et d’un système d’apprentissage efficace. Être mis à l’écart de la sorte revient à ne pas avoir accès aux différentes informations produites par le groupe et indispensables pour maîtriser le travail au quotidien. En être exclu revient donc à demeurer en état de subordination et de grande vulnérabilité vis-à-vis des aléas techniques, des chefs et des collègues. La sanction suprême consiste à être mis en demeure de quitter le groupe par pression collective (soit être affecté à un autre atelier, soit de « décider » d’aller voir ailleurs). Les pratiques étudiées ne sont pas seulement une tradition de « métier », ni seulement une forme de résistance au système hiérarchique formel et au « scientific management » [Bernoux, Motte et Saglio, 1973, p. 140]. Les règles se définissent et se reproduisent sans continuité, en référence aux changements techniques, managériaux, aux contraintes temporelles et aux transformations de la main-d’œuvre (et donc au mode de transmission des pratiques et du savoir). Les groupes s’adaptent et cherchent à maintenir et à renouveler un pouvoir de contrôle sur leur environnement direct et immédiat. Cette capacité collective d’adaptation aux changements des cadres du travail constitue bien une compétence qui a peu en commun avec la notion « d’employabilité » qui tend à définir des compétences individuelles difficilement transférables d’une entreprise à l’autre [Stroobants, 1993]3. L’analyse des interactions permet au contraire de considérer cette compétence comme une connaissance pratique collectivement acquise sur le long terme et sur la base d’un savoir de métier reproduit et transmis dans un environnement industriel. Cette connaissance pratique « fabriquée pour gérer le quotidien de la production suppose la communication, verbale ou non verbale, d’un ensemble d’indices à interpréter » [Borzeix et Linhart, 1988, p. 47]. Elle nécessite des aménagements mis en œuvre sur la durée (connaître les contraintes avant de développer un système d’initiative et d’entraide ; se ménager des moments d’exercice du contrôle social pour mener à bien l’apprentissage des codes comportementaux, pour tester les aptitudes des membres du groupe, etc.). Si ce travail collectif augmente les aptitudes à résoudre les problèmes, il n’est pas organisé par une méthode managériale (« cercle de qualité », « groupe de progrès », etc.), et il n’est pas envisageable que ce type d’organisation « clandestine » puisse se maintenir dans le cadre d’un management officiel, 3. M. Stroobants souligne toutes les ambiguïtés et la complexité de la « compétence » dont les sociologues renouvellent les critères d’appréciation sans en modifier l’approche tandis que les chefs d’entreprises en ont une conception changeante mais qui se veut directement opératoire. La compétence peut-être comprise comme un savoir empirique, acquis hors de l’enseignement officiel. C’est aussi une capacité d’apprentissage, etc. Ces derniers temps, la tentation est grande chez les experts du MEDEF de tirer profit des enseignements sur les compétences : arguant que celles-ci sont individuelles et s’inscrivent dans un contexte précis, il revient à l’« entreprise », (on ne sait à quel niveau), de définir et de juger des compétences individuelles, un niveau d’« employabilité » assez proche de l’interchangeabilité. En niant le savoir collectivement acquis, il s’agit de mettre à mal les classifications de branches qui représentent une base importante des négociations collectives.
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sous son contrôle et à son initiative, car ces deux méthodes sont incompatibles [Borzeix et Linhart, 1988, p. 48-52]4. Ainsi, à travers le renouvellement des contraintes et la façon dont les prescriptions sont interprétées dans cette industrie en modernisation, on peut saisir les mécanismes actuels d’adaptation et de transformation du modèle taylorien et du rapport au temps qui en découle. Loin de correspondre à une hypothétique phase « post-taylorienne » du travail, le système d’identification et de suivi informatique des opérations, comme dans d’autres secteurs, introduit une mutation du processus de production qui conduit effectivement au développement de la taylorisation et à une segmentation accrue du temps productif. La normalisation décrite n’a rien d’extraordinaire si ce ne sont les débats qui ont précédé et justifié sa mise en œuvre. Elle est tout autant l’issue d’un interventionnisme politique et social cherchant à pallier la seule logique de profit, qu’une attente commerciale. Et dans le cadre présenté, l’accentuation de la charge de travail n’est pas un choix délibéré des dirigeants de l’entreprise mais une conséquence directe de l’imposition par les autorités publiques d’un système de traçabilité. Cette contrainte légale est présentée en interne comme une nécessité « supérieure » (la garantie de la santé publique) à laquelle il faut se soumettre et dont les répercussions non prévues sur l’organisation quotidienne sont de fait peu prises en considération par l’encadrement. Ce qui n’est pas remis en cause finalement, c’est le choix considéré comme inéluctable d’une amélioration de la qualité et de la sécurité sanitaire par la procédure plutôt que par la valorisation des savoir-faire collectifs, par des recrutements adaptés et des contrats pérennes. Cette orientation supposerait un niveau de formation et de rémunération plus élevé. Les « arrangements tacites » des groupes de travail sont en partie liés à une non-reconnaissance officielle des contradictions émanant de ces choix. Dans ces circonstances enfin, la séparation entre le temps de travail et celui consacré au repos devient perméable comme c’est déjà avéré pour des activités dites à « responsabilité ». Cette indétermination conduit au développement d’un temps flottant où les moments dévolus au non-travail sont consacrés au contrôle et aux ajustements de l’organisation.
4. Les auteures montrent que l’ordre établi par les groupes de façon « couverte » pour accomplir les activités productives « est le produit d’une transaction menée à l’intérieur du groupe, le fruit d’un compromis toujours provisoire et précaire que cherchent entre eux les salariés et qu’ils construisent avec leur hiérarchie immédiate ». Cet « ordre clandestin » qui « pour se pérenniser doit rester occulte » est incompatible avec « les nouvelles formules participatives [qui] s’écartent de cet univers naturel et privé. Elles sont organisées, impulsées et suivies de l’extérieur par l’encadrement, à son initiative et son contrôle. Elles sont « artificielles » ; « elles sont étrangères aux coutumes du travail productif » ; « elles sont ponctuelles ou encore exceptionnelles » ; elles n’épousent « ni les contours ni les fonctions des communautés naturelles de travail : elles s’en distinguent par leur composition interne [...], leur instabilité [...] et, bien entendu leur finalité » [Borzeix et Linhart, 1988, p. 50].
LE TEMPS DU DÉMONTAGE
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Les centres d’appels téléphoniques : une certaine idée du service au client
Mathieu Amiech
Les analyses sociologiques ou socio-économiques de la relation de service mettent en avant la dimension interactive, coproductive, de cette relation. Elles suggèrent là une spécificité du travail de service par rapport aux tâches considérées comme industrielles [Gadrey, 1996, 1997 ; Joseph et Jeannot, 1995]. Dans cette optique, l’analyse du travail des employés des centres d’appels présente un vif intérêt. Elle illustre que ces dimensions interactive et coproductive peuvent être mises en cause par la rationalisation du travail de service et du temps de l’échange, lorsque cette rationalisation est poussée jusqu’à un certain point, selon des modalités qui nous semblent à la fois originales et significatives d’évolutions plus larges du monde du travail. Les centres d’appels sont les plateformes téléphoniques auxquelles ont recours entreprises, administrations et associations, afin de pouvoir multiplier les contacts avec le public. Les centres de renseignements téléphoniques (CRT) du 12 de France Télécom, héritage de l’époque où la mise en relation n’était pas automatisée (celle des demoiselles du téléphone), en sont les ancêtres. Il est fréquent que plusieurs dizaines de salariés travaillent sur ces plateformes, alignés les uns à côté des autres ou les uns derrière les autres, affectés exclusivement à l’émission et à la réception d’appels téléphoniques. L’éventail des services rendus par ces employés est très large : il va des sondages d’opinion aux réclamations pour clients mécontents, en passant par les campagnes promotionnelles (pour les cuisines, l’abonnement aux clubs de gymnastique, etc.), les réservations de billets et de séjours touristiques, les prises de rendez-vous pour des commerciaux ou des conseillers bancaires auprès de leurs clients, la sollicitation de dons pour des ONG… Hétérogénéité qui n’est d’ailleurs pas sans poser problème pour une analyse sociologique globale du travail des téléopérateurs. De plus en plus d’entreprises recourent à de tels dispositifs, et semblent y accorder une place centrale dans leur stratégie commerciale. La croissance récente
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du nombre de l’emploi dans ce secteur est véritablement impressionnante : en France, le nombre de téléopérateurs a été multiplié au moins par quatre entre 1996 et 2003 (de 60 000 à 250 000 environ1), et il dépasse déjà le million à l’échelle de l’Europe [Dufau et Stuchlik, 2002]. Une croissance vertigineuse qui pourrait se poursuivre encore, du fait notamment de l’intérêt croissant des collectivités publiques pour ce dispositif. Tandis qu’aux États-Unis, il est de plus en plus courant de considérer les centres d’appels comme les premiers pourvoyeurs d’emplois du pays. Nous avons enquêté sur le travail en centres d’appels, notamment en menant plusieurs expériences d’observation participante dans des entreprises de soustraitance2. Cette enquête apporte un éclairage original sur la question de la rationalisation et de l’industrialisation du travail de service. Certes, il est assez communément admis que la frontière entre services et industrie a tendance à devenir de plus en plus floue : tertiarisation de l’activité industrielle d’une part, industrialisation du tertiaire de l’autre, voire (dans l’optique des théories économiques dites industrialistes) tendance à l’automatisation, susceptible d’éliminer tout ou partie de la demande de services « relationnels » (des machines, des automates, des logiciels, se substitueraient de plus en plus à des prestataires de service en chair et en os) [Gershuny, 1978 ; Gershuny et Miles, 1983]. Toutefois, tout un ensemble d’études et de réflexions s’inscrivent contre cette vision d’une tendance globale et linéaire à l’automatisation des services. Elles s’efforcent au contraire de démontrer que les modalités concrètes des prestations de service relèvent de choix sociaux variables dans l’espace et le temps, qui ne mènent pas nécessairement à l’automatisation [Gadrey, Janice-Catrice et Ribault, 1999]. L’étude du travail en centre d’appels apporte des éléments à ces débats, en fournissant un certain nombre d’exemples que nous qualifierons d’« hybrides », c’est-à-dire qu’ils nous semblent à égale distance de la prestation automatisée et de la relation de service « purement » interactive. En effet, la relation téléphonique des entreprises à leur clientèle est fréquemment marquée par une volonté de maîtrise des interactions téléphoniques, aussi bien de leur contenu que de leur rythme. Ce qui a pour résultat d’amputer (plus ou moins nettement, selon les cas) la relation de service de sa dimension interactive. La volonté de maîtrise de l’interaction passe ainsi par une rationalisation assez surprenante de l’échange verbal et 1. Sources : Datamonitor et CFDT. 2. Comme télévendeur pour une grande chaîne de télévision à péage, et plus tard pour une grande firme de l’agro-alimentaire ; comme « chargé de clientèle » dans le service réclamations d’un opérateur de téléphonie mobile. Nous avons également participé à la rédaction d’un rapport sur l’absentéisme au service des renseignements de France Télécom, le 12. Nous avons parallèlement mené un certain nombre d’entretiens avec des opérateurs lors de nos diverses observations, mais aussi avec des membres de l’encadrement (des superviseurs) voire avec des dirigeants d’entreprises du domaine de la « relation clientèle ». Enfin, nous avons eu la possibilité d’observer et d’écouter les interactions entre des opérateurs et des clients d’un des grands opérateurs de téléphonie fixe (observation « directe »), pendant tout un après-midi, d’abord sur un plateau dédié à la vente, ensuite sur un plateau dédié aux réclamations.
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de son temps, qui a explicitement pour but de permettre au téléopérateur de diriger la conversation et d’en maîtriser la durée. Ces processus de rationalisation méritent d’être étudiés attentivement. Nous nous efforcerons dans un premier temps de resituer l’émergence et le développement du dispositif centre d’appels dans la dynamique capitaliste contemporaine. Puis, nous analyserons précisément les modalités et les conditions de la rationalisation qui aboutit aux organisations planifiées du travail de service que nous avons pu observer dans différents centres d’appels. Nous verrons ensuite comment ce processus de rationalisation touche les échanges verbaux entre clients et téléopérateurs, y compris leur temporalité. Mais il faudra aussi tenir compte du fait que la rationalisation de la parole se heurte à l’exigence d’interactivité, ce qui rend l’automatisation de la prestation problématique, la plupart du temps : ainsi, le processus de rationalisation aboutit plutôt à des organisations de type néotaylorien, où les salariés se voient confier la charge de résoudre sur le fil les contradictions de l’organisation.
LES CENTRES D’APPELS OU LA NÉCESSITÉ DE MULTIPLIER LES « CONTACTS CLIENTS » EN TEMPS RÉEL Tentons d’abord de replacer la croissance impressionnante des centres d’appels dans les évolutions récentes du capitalisme. Il s’agit de rappeler les éléments significatifs du contexte dans lequel ce dispositif en est venu à occuper une place de choix dans la stratégie d’un nombre croissant d’entreprises, dans des secteurs très variés. Les entreprises qui y recourent qualifient ce dispositif de « centre de la relation client ». Elles ont parfois l’ambition d’en faire un guichet unique (même s’il s’agit de la mise en réseau de plusieurs plateaux, donc d’un guichet unique virtuel) qui regroupe tous les services qu’elles rendent à leurs clients : la vente, la prospection, les renseignements, divers services après-vente (comme la maintenance informatique, les hotlines), peuvent ainsi être réalisés à partir d’un seul guichet téléphonique, ou si possible multimédia, c’est-à-dire intégrant les différents modes de communication (téléphone, Internet – web chats et éventuellement visiophone –, courrier électronique, fax). Il n’est nullement exagéré de dire que les « centres de la relation client » sont aujourd’hui au cœur des stratégies de conquête et de fidélisation commerciales. Et les entreprises qui vendent des centres d’appels clés en main ou qui proposent à d’autres entreprises la sous-traitance d’un service clientèle (on les appelle des « fournisseurs de solution ») présentent leurs dispositifs comme étant le mieux à même d’assurer une relation efficace au marché, comme un outil stratégique indispensable pour conquérir constamment de nouveaux clients.
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Le client, objet de toutes les préoccupations et de toutes les sollicitations Les centres d’appels font ainsi partie de ces espaces professionnels littéralement envahis par l’invocation du client. Objet de tous les discours, c’est en son nom qu’est exercée la pression de l’encadrement sur les salariés, même si c’est à des degrés très différents d’un plateau à l’autre. Le développement des centres d’appels émane effectivement du souci proclamé des entreprises de se rapprocher du client, de mieux pouvoir prendre en compte ses besoins, ses aspirations et de pouvoir lui proposer presque en permanence de nouveaux produits et de nouveaux services. Il ne s’agit donc pas simplement d’un dispositif d’économie, destiné à regrouper des salariés à moindres frais, comparé au coût de la dissémination de multiples guichets. Les progrès technologiques en matière de télécommunications et la baisse des coûts en ce domaine (pour les entreprises, surtout) permettent de gérer une très grande quantité d’appels, y compris à partir de zones éloignées des centres-villes, où l’immobilier est bon marché. Et cette dimension rentre évidemment en compte. Mais les évolutions dans la « philosophie stratégique » des entreprises et dans leurs représentations de l’économie jouent sans doute un rôle plus fondamental. Ainsi, la croissance exponentielle des centres d’appels ne peut se comprendre sans évoquer la « révolution copernicienne » [Cochoy, 1999] du monde de l’entreprise : le bouleversement des discours, des comportements, des organisations du travail, afin que l’entreprise puisse être entièrement (re)façonnée par et pour les clients. Bouleversement dont Luc Boltanski et Ève Chiapello [1999] font un des éléments essentiels de ce qu’ils appellent le « nouvel esprit du capitalisme ». Car la nécessité de satisfaire le client est un des leitmotives de la littérature managériale des années 1990, et le motif le plus couramment invoqué de la refonte des organisations du travail [Linhart, 2003 ; Durand et Boyer, 1998 ; Duval, 2000]. Dans son Histoire du marketing, Franck Cochoy [1999] montre que l’idée d’une « orientation consommateur » de l’entreprise capitaliste date des années 1950, aux États-Unis. L’idée que l’entreprise tout entière doit être façonnée en vue de saisir au mieux les aspirations de sa clientèle n’est donc pas vraiment neuve. Mais elle a sans doute mis du temps à se diffuser et à modeler la réalité, en particulier en Europe, où l’ère de la consommation de masse ne s’est ouverte qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il semble que ce ne soit qu’avec la fin de la période d’expansion des Trente Glorieuses que les entreprises, dans un pays comme la France, aient (très) progressivement adopté cette « orientation consommateur ». Cette « révolution copernicienne » s’est d’ailleurs articulée à une nouvelle représentation du monde économique à partir des années 1970, avec l’affaiblissement de la croissance par rapport aux décennies précédentes : représentation d’une concurrence effrénée, d’un monde économique et social plus instable que
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par le passé, où la demande aurait un caractère changeant et volatile, rendant la concurrence beaucoup plus vive et la fidélisation des clients beaucoup plus délicate qu’auparavant. Cette représentation, véhiculée de concert par la théorie économique proclamant la fin du fordisme et du keynésianisme, et par les stratèges du marketing, a eu pour effet de convaincre un nombre croissant d’acteurs économiques que l’offre ne pouvait plus régir le « marché » : les entreprises étaient désormais dans l’obligation de tenir compte en priorité des exigences des clients (consommateurs ou entreprises partenaires) et de s’y plier au plus vite. La pénétration du marché dans les organisations a soumis celles-ci à un impératif de réactivité accru. Et cet impératif a sans nul doute constitué un des moteurs de l’expansion des centres d’appels, vus comme un moyen d’établir une relation directe et continue avec le « marché ». Cela est tout à fait palpable à la lecture des magazines dédiés aux professionnels de l’« activité de la relation client », dans lesquels l’angoisse liée au caractère effréné de la concurrence et le culte du client ressortent partout3. L’idée d’une concurrence féroce et menaçant constamment les marges et la rentabilité des entreprises pousse certaines d’entre elles à mener des opérations plus ou moins permanentes de prospection téléphonique pour relancer les clients (parfois préalablement ciblés selon leurs revenus, leur catégorie socioprofessionnelle, leurs habitudes de consommation) jusque dans leur salon. On pense en particulier aux opérateurs du câble (satellite), du téléphone ou aux fournisseurs d’accès à Internet, pour lesquels la prospection téléphonique est devenue apparemment un complément indispensable de la publicité par les moyens traditionnels. La réclame, qui a toujours joué un rôle important dans l’ère de la consommation de masse, depuis le début du siècle aux États-Unis, depuis l’après-guerre en Europe, semble ne plus suffire aujourd’hui : les stratèges du marketing considèrent visiblement qu’elle doit être impérativement relayée par l’appel « personnalisé ». La réclame elle-même n’existe d’ailleurs pratiquement plus sans un numéro de téléphone : quel que soit le média employé (radio, télé, journaux, affiches dans l’espace public), il est de plus en plus rare de ne pas voir un numéro Azur ou Vert au cœur de l’annonce, pour offrir la possibilité de concrétiser au plus vite l’intérêt que peut avoir suscité le message publicitaire dans l’esprit des consommateurs. C’est le pendant du fameux « call now » qui, aux États-Unis, ponctue depuis longtemps déjà tous les messages à la télévision.
Le caractère crucial des services dans l’économie contemporaine Dans ce contexte de concurrence féroce qui exigerait de la part des entreprises une réactivité de tous les instants, la proposition de services (en théorie) fiables et de qualité serait une des dernières possibilités d’obtenir un avantage concurrentiel. Puisque la demande est vue comme quasi saturée, et la différenciation des 3. Voir par exemple: Centres d’@ppels. Le magazine de la relation client à distance.
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produits comme de plus en plus délicate, fournir des services avec les produits deviendrait un critère décisif de compétitivité : dans l’économie contemporaine, services et produits seraient complémentaires, voire indissociables, dans une optique de life cycle cost qui met le problème de fidélisation de la clientèle au cœur des préoccupations des entreprises [Gadrey, 1996, p. 58-59]. Jeremy Rifkin [2000] va même plus loin : selon lui, la dématérialisation croissante et inéluctable de la production et des transactions ferait qu’à la limite, les produits deviendraient les simples supports de nouveaux services. Sans trancher ici les débats sur la question de la primauté des services sur l’industrie, de leur rôle de moteur de la croissance ou simplement de « suiveur » (théories post-industrielles vs néo-industrielles) [Gadrey, 1996], on peut effectivement admettre que les services occupent une place centrale dans l’économie contemporaine. Or, ils peuvent souvent être rendus à distance et en instantané, grâce au téléphone. Le cas des services après-vente téléphoniques, fournis par les fabricants ou distributeurs de matériel informatique et autres fournisseurs Internet, en est une bonne illustration. Le développement de tels services est lié à la complexification des situations de consommation, des modes d’usage de produits pour lesquels se pose de plus en plus souvent des problèmes de « savoir utiliser », de maîtrise de la complexité. Des services d’assistance, de conseil, d’entretien et de réparation, sont donc destinés à pallier le décalage entre la croissance de cette complexité technologique et celle de la culture générale et technique des utilisateurs. Le rôle-clé attribué à de tels services est attesté par la multiplication des campagnes publicitaires mettant en avant comme premier argument de vente la gratuité pendant une certaine durée du service d’assistance téléphonique en cas de problème. Il faut souligner qu’à travers cette logique de service après-vente complémentaire du produit, c’est là aussi la multiplication des contacts que les entreprises recherchent. Ce qui se comprend aisément, lorsque le service rendu (information, dépannage…) s’accompagne de la proposition par le téléopérateur d’un nouveau produit, d’une nouvelle option, comme nous avons pu l’observer lors d’écoutes sur des plateaux dédiés aux réclamations. Certes, il ne s’agit pas d’un procédé absolument systématique, mais les opérateurs y sont tout de même fréquemment encouragés. Il est clair que les entreprises, lorsqu’elles mettent des numéros de téléphone à disposition des consommateurs, sont dans une logique d’intensification de leur relation au « marché ». Là encore, la presse spécialisée du télémarketing illustre cette tendance : les « fournisseurs de solution » y vantent les mérites de leurs outils, qui permettent selon eux de ne pas laisser passer le moindre appel. Car « un appel non servi, n’est-ce pas un client de perdu ? ». Et effectivement, sur un grand nombre de plateaux, les responsables de l’encadrement sont focalisés sur l’indicateur de la « file d’attente » : leur objectif prioritaire est de servir le plus d’appels possibles, d’éviter que des clients raccrochent par impatience. Quitte à prendre moins de temps pour ceux auxquels on répond. Nos entretiens avec des responsables du département télémarketing, dans deux
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grandes entreprises françaises, sont instructifs à cet égard. Ils indiquent que ces départements mènent des études auprès des clients, afin de valider la logique dans laquelle ils se placent. La DRH centres d’appels d’une grande banque nous explique qu’une enquête réalisée auprès des clients apporte la preuve que ceux-ci sont demandeurs de conseils, de propositions, de nouveaux produits bancaires et financiers ; et qu’ils souhaitent être fréquemment sollicités par leur établissement, afin de mieux en profiter. De même, la responsable qualité du télémarketing chez un des grands opérateurs de téléphonie fixe affirme que la stratégie de gestion des appels adoptée répond aux demandes de ses clients. Pour preuve, une enquête auprès d’eux révèle qu’ils souhaitent avant tout ne pas attendre au bout du fil. « La qualité de la réponse vient après », nous dit-elle. Les procédés auxquels ont recours de plus en plus d’entreprises, afin de détacher les clients des autres de leurs liens antérieurs ou de renforcer l’attachement des leurs, et les stratégies gestionnaires adoptées sur les plateaux, s’en trouvent ainsi légitimés. Penchons nous maintenant sur le travail que ces procédés et ces stratégies impliquent.
UN DISPOSITIF DE RATIONALISATION DU TRAVAIL DE SERVICE Il faut d’abord insister sur la diversité des situations de travail, en centre d’appels. En fonction du secteur d’activité, de l’objectif de l’opération, de son externalisation, de la taille du plateau, la réalité du travail peut être très différente, d’un plateau à un autre. Comme le souligne Marie Buscatto [2002], les centres d’appels sont fondés sur un même principe technologique, mais leurs réalités formelles sont multiples, qu’il s’agisse de la mission, de la taille, des politiques de gestion de la main-d’œuvre, de l’implantation syndicale, etc. Au-delà d’éventuelles divergences d’appréciation, l’article de Chantal Cossalter, également consacré aux centres d’appels, illustre cette multiplicité de réalités, et notamment l’écart entre les plateaux téléphoniques des grandes entreprises et les plateaux en soustraitance. Malgré tout, l’émergence et le développement exponentiel des centres d’appels nous semblent s’inscrire dans un processus global de rationalisation très poussée du travail de service. Car on retrouve ce processus à l’œuvre dans l’ensemble des situations de travail observées, au-delà de leur diversité.
Un travail très encadré Dans la très grande majorité des cas, le travail des téléopérateurs est un travail d’exécution, caractérisé par un fort contrôle hiérarchique et par une forte dépendance technologique.
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Les centres d’appels sont généralement organisés selon une structure hiérarchique semblable : au-dessus des téléopérateurs, des superviseurs (fréquemment sortis du rang), avec sous leur direction un petit nombre (entre 10 et 20) de téléopérateurs attitrés dont ils surveillent les échanges avec les clients, dont ils contrôlent les résultats ainsi que la motivation. Ils doivent aussi faire un rapport permanent au « chargé de production » (le chef de plateau), qui fait lui-même l’interface avec le client (donneur d’ordre), c’est-à-dire qui rend compte (au jour le jour) du déroulement de l’opération et justifie les résultats obtenus. Le contrôle hiérarchique s’exerce très fréquemment par informatique, au moyen d’un logiciel de reporting. Ce logiciel permet au superviseur de suivre à chaque instant, sur un seul écran, pour chacun des téléopérateurs dont il a la responsabilité, le nombre d’appels passés ou reçus depuis le début de la connexion, le nombre de ventes ou de contacts réussis, la durée de l’appel ou de la pause... Autant dire que la transparence de ce contrôle est totale, renforcée qui plus est par la possibilité de mettre le téléopérateur sur écoute à son insu, dans une logique qui peut aussi bien être coopérative que répressive. Dans le même temps, le rythme de travail est fréquemment imposé, en premier lieu par l’outil informatique (plus exactement les outils du couplage téléphonie informatique, CTI). Les dispositifs de distribution automatique des appels (ACD), qui orientent automatiquement les appels vers les opérateurs disponibles, peuvent être à l’œuvre aussi bien en réception (où c’est la demande des clients qui impulse « logiquement » le rythme du travail) qu’en émission d’appels, de façon plus surprenante : la technologie de la numérotation prédictive4 fait que sur un certain nombre de plateaux, les téléopérateurs n’ont pas plus de prise sur le rythme de travail en émission qu’en réception. Ainsi sur le plateau de télévente d’une grande chaîne à péage où nous avons travaillé, les opérateurs ne composaient jamais un numéro de téléphone : une fois connectés, un appel pouvait « arriver » à tout moment. Et quand l’opérateur entendait une voix au bout du fil, il avait tout juste le temps de lire le nom de la personne appelée sur une fiche apparaissant juste à ce moment. Une fois la conversation terminée, l’opérateur ayant obtenu un accord ou estimant ne pas pouvoir en faire plus pour éviter le refus, il validait sa fiche informatique ; et à partir du moment où il avait appuyé sur « validation », un nouvel appel pouvait « arriver » à tout moment, fréquemment dans les cinq à dix secondes, jamais au-delà de trente secondes (ou alors c’est qu’il y avait un « problème de fichier »...). Mais le rythme de travail n’est pas seulement imposé par la technologie, il peut aussi être imposé par un script, qui définit alors la norme temporelle pour chaque appel. Il s’agit d’un texte, sur papier ou sur écran, auquel l’opérateur doit se conformer plus ou moins strictement, selon les cas, mais qui permet de définir le temps moyen et le temps maximum que l’opérateur peut et doit passer avec un 4. Composition automatique par anticipation des numéros de téléphone listés dans les fichiers de l’opération, et orientation vers le premier téléopérateur disponible dès que la « cible » décroche.
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interlocuteur. Il devient alors un des fondements du contrôle exercé par le superviseur. Un jour que nous écoutions les conversations des opérateurs avec un « sup », sur le plateau d’une grande marque de téléphonie, celui-ci pestait régulièrement contre le manque de directivité de ses subordonnés, dont les conversations se prolongeaient trop à son goût : « si elle avait suivi le script, elle aurait déjà fini, elle aurait pu prendre un autre appel ! ».
La normalisation du temps au cœur de la rationalisation du travail de service Dans un article publié en 1985 dans Les Temps Modernes, le sociologue allemand Claus Offe parlait à propos du travail de service d’une discontinuité radicale avec le secteur secondaire, celui de la production industrielle de biens. Cette discontinuité lui semblait liée à l’impossibilité de normer « l’exercice d’une fonction technique de la production », c’est-à-dire de prescrire strictement le procès de travail, dans le cas des services. Elle lui semblait liée, également, à « l’absence d’un critère de rentabilité clair et incontestable dont on pourrait déduire une stratégie pour la qualité, la quantité, le lieu et le moment de l’offre de service » [ibid., p. 2071]. Or précisément, en centre d’appels, le travail est la plupart du temps normé et soumis à une exigence de rentabilité. Celle-ci est construite autour de critères tels que le nombre d’appels à traiter, le nombre d’appels tolérés en attente, le nombre de minutes ou de sonneries tolérées avant une réponse, le temps moyen ou limite à consacrer à un interlocuteur, le nombre de contacts argumentés réussis ou d’accords obtenus. Critères affichés aussi visiblement que possible aux yeux des téléacteurs, par l’image, la voix ou le geste. En réception, le nombre d’appels en attente, qui a pour fonction de matérialiser la « file d’attente » de clients impatients aux yeux des téléacteurs, est affiché aux murs sur des panneaux électroniques lumineux, ou sur les écrans mêmes des ordinateurs. Sans oublier la pression sonore, presque physique des superviseurs, qui ont eux-mêmes des comptes stricts à rendre, et ne manquent pas d’exhorter, souvent bruyamment, les opérateurs à accélérer le rythme. Sur un plateau dédié à une grande firme agro-alimentaire, d’où l’on passait des appels vers des établissements susceptibles de vendre des glaces pour leur proposer la visite du distributeur local, le superviseur établissait le nombre de contacts argumentés à atteindre en une journée en fonction de ses calculs la veille au soir. De ces calculs (portant sur le chiffre d’affaires généré par les résultats obtenus jusqu’alors, rapporté aux exigences et à la rémunération promise par le donneur d’ordre), il déduisait un nombre de contacts moyens à réaliser chaque heure, pour chaque opérateur. Il lui arrivait alors de construire un tableau mettant en évidence aux yeux de tous les performances horaires de chacun par rapport à la norme fixée, et éventuellement la nécessité d’un rattrapage, dans l’heure suivante.
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L’exigence de rentabilité passe donc par un strict encadrement du temps, mais également par une normativité très forte du contenu des échanges avec le public. On a déjà évoqué l’usage de scripts, à valeur plutôt indicative, surtout quand le téléopérateur a une certaine expérience de son poste. Mais les scripts peuvent devenir réellement contraignants, quand ils sont « inscrits » dans un logiciel. On peut les représenter comme un arbre de jeu, au sens où le déroulement de la conversation présente plusieurs embranchements que le téléacteur est invité à suivre, en fonction des questions et des réactions du client ou prospect. Lorsqu’il s’agit d’un simple papier, il est plus ou moins aisé de prendre des libertés avec le canevas proposé, si la hiérarchie en laisse le loisir. Dans ce cas, on ne se trouve pas nécessairement déstabilisé dès que l’interlocuteur provoque un écart par rapport aux scénarios envisagés. Mais quand le scénario est « inscrit » dans un ordinateur, il est beaucoup plus délicat de ne pas procéder dans l’ordre planifié de déroulement. Le téléopérateur doit alors parvenir à maintenir la conversation sur les rails prévus, et remplir les espaces vides au moment prévu à cet effet. S’il tente de passer d’une page à une autre sans avoir donné les informations exigées par la machine, le logiciel peut l’en empêcher et lui rappeler qu’il doit d’abord remplir tel ou tel blanc (« saisie obligatoire !!! »), sans égard pour le fait qu’il semblait à l’opérateur plus pratique ou plus logique de noter en premier tel autre renseignement, de poser d’abord telle autre question, compte tenu de la tournure prise par la conversation. Il faut alors acquérir une véritable dextérité pour apprendre à dompter, à contourner, la « force normalisatrice » de la machine informatique [Dodier, 1995]. Nicolas Dodier parle à ce propos de « dispositifs destinés à guider fermement la conduite des opérateurs », et de « contrôle des conduites humaines par les objets eux-mêmes » [ibid. p. 104], ce qui décrit parfaitement la fonction assignée à la technologie, sur un grand nombre de plateformes téléphoniques. Notons que la normalisation de la prestation de service à distance ne prend pas nécessairement la forme d’un script, au sens de canevas de conversation. L’usage de ces scripts n’est pas systématique, ce qui nous donne l’occasion de souligner à nouveau la diversité des situations de travail. Mais le travail n’en est pas moins normé, par exemple du fait des répertoires de cas standard qui sont souvent mis à la disposition des téléopérateurs, notamment pour toutes les opérations de renseignements, de réclamations ou de maintenance. Ces répertoires peuvent eux aussi être représentés comme des arbres à embranchements, et constituent également des scripts, dans le sens où ils recensent les différents cas envisagés auxquels sont associées des procédures standard. L’objectif étant que les téléacteurs « n’aient plus qu’à » ramener le cas exposé par le client à un des grands cas standard recensés. Dans un service réclamations comme celui où nous avons travaillé plusieurs semaines, l’opérateur dispose d’un « référentiel », répertoire de toutes les situations anticipées par l’entreprise, de tous les types de problèmes que semblent susceptibles de soulever les clients.
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Ce répertoire est organisé en grandes catégories d’anomalies, à l’intérieur desquelles les problèmes sont subdivisés en de multiples cas et sous-cas. Parmi les huit grandes anomalies, sont prévus les cas « mobile non reçu », « contestion de facture », « client ne veut plus de sa commande », « mobile jamais commandé », « manque cadeau ou gratification », ou « suivi de retour ». Le téléopérateur va éventuellement cliquer sur une de ces mentions en première page du référentiel, s’il veut vérifier un point de procédure, ou vérifier qu’il ne confond pas deux sous-cas très proches mais impliquant des procédures différentes. Par exemple, il peut cliquer sur « suivi de retour » quand il répond à un client ayant renvoyé son mobile et désireux de savoir où en est la procédure de remboursement ou de relivraison : première subdivision, deux pages différentes s’ouvrent selon qu’on est dans le cas d’un client souhaitant être relivré ou dans celui d’un remboursement. Dans le cas d’une attente de remboursement, il faut déterminer si le portable est bien revenu à l’envoyeur (la cellule chargé de l’expédition des colis) : s’il est revenu et qu’un avoir a été émis, il faut encore distinguer le cas où l’avoir a été émis depuis moins de deux mois et celui où il a été émis depuis plus de deux mois. Il peut aussi y avoir eu retour mais pas d’avoir émis ; enfin, le portable peut ne jamais être revenu. Et à chacun de ces quatre cas de figures correspond une procédure bien précise : dans le premier, le client est simplement « renseigné en ligne », et l’opérateur n’a plus alors qu’à remplir, contraint par le logiciel, la case « motif de l’appel »5 et « cellule responsable » (encore ne remplit-il pas ces cases à sa guise : il ne fait que choisir un motif parmi une dizaine, incrustés dans un menu déroulant, et il ne peut qu’ajouter un commentaire de deux lignes au plus s’il le juge nécessaire) ; dans le deuxième cas, il doit ouvrir une réclamation vers une cellule bien précise (ce qui implique là aussi un certain nombre de cases à remplir sur cette fiche de réclamation) et demander au client de faxer son RIB et un relevé de compte ; dans les deux derniers cas, il doit aussi ouvrir des réclamations, mais vers des cellules différentes. Autre exemple : quand un « parrain » appelle pour se plaindre qu’il n’a pas reçu sa gratification, il faut d’abord lui demander si son filleul a activé sa ligne. Si ce n’est pas le cas, le client est simplement « renseigné en ligne » que la gratification n’est effective qu’une fois la ligne activée ; si c’est déjà le cas, il faut distinguer le cas où la ligne est activée depuis moins de deux mois, et celui où la ligne est activée depuis plus de deux mois. Seul ce dernier cas occasionne l’ouverture d’une réclamation vers le service s’occupant des remboursements. On voit à quel point les procédures sont formalisées, et à quel point la marge de négociation entre l’opérateur et le client sur le service rendu s’en trouve réduite, tant l’interaction est encadrée. 5. Encore ne remplit-il pas cette case à sa guise : il ne fait que choisir un motif parmi une dizaine, incrustés dans un menu déroulant.
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« Simple » rationalisation ou « authentique » industrialisation ? La distinction radicale opérée par Claus Offe entre activité de service et travail productif semble donc peu pertinente, dans le cas qui nous occupe. Les centres d’appels se caractérisent le plus souvent par la fixation de critères précis de rentabilité, par une prescription stricte du procès de travail, y compris de l’usage du temps. Faut-il pour autant parler d’industrialisation de la relation de service, à leur propos ? Jean Gadrey [1997] pose cette question de l’industrialisation du service. Il souligne que la rationalisation du travail par la typification des cas et la capacité à les traiter en s’appuyant sur des méthodes et routines elles-mêmes répertoriées est inhérente à toute activité professionnelle. Selon lui, cette rationalisation ne doit pas être confondue avec une standardisation du travail qui implique une forme extrême de typification dans laquelle il n’y a que des cas-types (les autres étant exclus), et l’application de procédures de traitement standard, mécaniquement associées à ces cas : le recours, dans les services professionnels, à des méthodes formalisées d’identification et de résolution de problèmes a peu à voir avec une standardisation mécaniste des tâches, qui fait fi de la diversité des cas et donc de la dimension interactive, coproductive, de la relation de service. Ainsi, dans le secteur des services, le scénario de la standardisation, sans être inenvisageable, lui semble peu vraisemblable, en particulier pour les prestations ayant une forte « composante relationnelle » : Pourquoi la dimension relationnelle, lorsqu’elle est une composante essentielle de la relation de service, est-elle un obstacle à la standardisation du service et de ses résultats ? [...] D’une part, la participation opérationnelle du client ou de l’usager, ainsi que les échanges d’informations techniques ou contractuelles, sont rarement standardisables, codifiables. La standardisation du travail des salariés d’une organisation n’est déjà pas facile à obtenir (et pas toujours bénéfique). Mais obtenir de clients (qu’on ne « recrute » pas avec la même rigueur que les salariés..., et qu’on ne parvient pas à former de la même façon) des normes comportementales prévisibles est pratiquement impossible. Ces participants à la production, faiblement encadrés, introduisent des incertitudes fortes sur les processus, sur les résultats et sur leur qualité. Chacun revendique le droit de se comporter comme une exception, en affichant la prétention exorbitante de n’être pas un numéro mais une personne. [...] D’autre part, le contrôle qu’ils peuvent exercer sur les processus de prestation en modifie le déroulement et les effets, perturbant les normes et les règles que l’organisation de service pouvait songer à édicter pour standardiser sa production et industrialiser ses processus afin de vendre une gamme de solutions » [ibid., p. 286-287].
Pour Gadrey, la thèse d’une industrialisation généralisée des services professionnels repose sur une assimilation abusive entre le recours à des méthodes et routines dites standardisées, et une véritable standardisation des procédures de travail telle qu’elle figure dans la définition d’une organisation mécaniste du travail, à savoir : application mécanique des règles prescrites ; tendance à l’anonymat du
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traitement ; niveau minimal d’exercice du jugement et de la responsabilité de décision (on peut ajouter à ces éléments : strict encadrement du rythme de travail). Or, il nous semble bien qu’avec les centres d’appels, on se trouve fréquemment dans le cas d’une « authentique » rationalisation industrielle du travail de service. On peut effectivement parler, à propos du travail des téléopérateurs, d’application mécanique des procédures, de niveau minimum d’exercice du jugement (et de niveau minimum de prise sur la situation qu’ils doivent traiter). C’est en tout cas ce qui est prévu par l’organisation du travail, même si nous verrons plus loin qu’il y a une certaine ambiguïté sur ce point. Précisons ici que nous n’avons pas pu observer le travail de techniciens relativement pointus, par exemple certains hotliners informatiques qualifiés, pour lesquels les traits que nous mettons en avant pourraient ne pas se retrouver avec autant de netteté. Mais nous avons tout de même recueilli des témoignages attestant que même des hotlines informatiques peuvent fonctionner selon les principes du traitement mécanique des cas, avec des opérateurs n’ayant aucune qualification particulière dans le domaine des hautes technologies. L’anonymat est également un des traits majeurs de la prestation de service à distance, que nous avons vérifié lors de toutes nos observations. Il peut être poussé jusqu’à l’absurde, lorsque tous les opérateurs du même sexe, sur le plateau, sont affublés du même pseudonyme : sur l’opération de télévente pour la chaîne à péage, tous les opérateurs « s’appelaient » Pierre Caron, toutes les opératrices Catherine Courault. À la limite, cela est relativement anecdotique, puisque le principe même de la distribution automatique des appels fait que le client sollicité n’est jamais deux fois en ligne avec le même opérateur (sauf hasard statistique, et il y a de toute façon bien peu de chances pour que l’opérateur se souvienne du cas particulier d’un client, lui qui passe plusieurs dizaines ou centaines d’appels par jour). Ce qui importe, c’est que l’anonymat, l’impersonnalité de la prestation, soient au principe même du dispositif centre d’appels. Comme le dit Marie Buscatto [2002], les téléopérateurs enchaînent des « conversations anonymes, répétées et uniques ». En fait, l’organisation du travail en centre d’appels fait de ce dispositif une « bureaucratie mécaniste » [Mintzberg, 1982, 1990]. Les caractéristiques des centres d’appels que nous avons développées sont précisément celles de ce modèle organisationnel : un travail opérationnel de base réglé selon des procédés fortement standardisés et spécialisés, une production de services eux-mêmes standardisés du même coup, une marge de manœuvre aussi réduite que possible pour les opérateurs et faible pour les superviseurs de premier niveau, la supervision du travail comme complément de sa standardisation, la quantification (des objectifs, des résultats, des ventes, des temps…) comme mode de mobilisation-contraintecontrôle des individus. On pourrait aussi parler d’organisation planifiée, concept qui renvoie d’après Nicolas Dodier [1995] à quatre critères, vérifiés sur tous les plateaux que nous avons pu étudier : séparation nette entre innovation et fonctionnement réel, se traduisant par une séparation tout aussi nette entre conception et exécution ;
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fonctionnement soumis à des jugements tranchés et jeu très limité laissé à l’« indétermination résiduelle des conduites » ; force normalisatrice des objets comme on l’a déjà vu ; enfin, appui des règles de fonctionnement sur une rationalité à prétention scientifique. Le parti pris de ce type d’organisation du travail, d’inspiration nettement taylorienne, est de considérer la diversité des situations comme réductible à un assez petit nombre de cas. Conséquence : il implique aussi un déni au moins partiel du caractère interactif, coproductif, de la relation de service. Une telle organisation prévoit que la diversité des interactions avec le public peut être ramenée à quelques grands cas typiques, que l’on codifie au point de pouvoir en confier la gestion à des salariés ne présentant pas de compétences particulières dans le domaine concerné. Bien sûr, pour être codifiable, il faut que la prestation soit relativement simple (ou qu’on la ramène à quelque chose de simple). On l’a dit, Jean Gadrey juge le processus d’industrialisation généralisée improbable. Mais il admet que le risque existe, dans le cas de prestations professionnelles modérément complexes, associées à des cas se présentant assez régulièrement. Ce qui constitue bien la réalité du travail accompli dans les « centres de la relation-client », comme pouvait en convenir, lors d’un entretien, le dirigeant d’une importante entreprise de télémarketing française : […] J’ai dit que [les cellules centres d’appels] c’est pour traiter les cas les plus fréquents, et qui sont souvent, aussi, simples, mais y a des cas complexes qui sont fréquents. Bon, c’est les cas les plus fréquents, c’est pas forcément qu’ils sont simples, et… ceux qui restent sont les cas plus rares, plus proches de la conception même du produit. Et que dans ces cas-là, ce serait plus coûteux et plus long de devoir former les experts, pour des cas qui se produisent rarement, que de passer directement l’appel à d’autres structures, dont c’est le cœur de métier et de compétence.
Ainsi, comme l’explique Gadrey, pour un certain nombre de problèmes à la fois fréquents et peu complexes, il est possible de mettre en place des organisations par lignes de « produits-services », ou à tout le moins des méthodes de standardisation et de contrôle quantitatif des performances par groupes de cas standard. C’est pourquoi il nous semble pertinent d’inscrire le développement des centres d’appels dans le vaste mouvement de rationalisation du travail de service, que décrit par exemple Guillaume Duval dans L’Entreprise efficace [2000]. Duval explique comment les réorganisations du travail selon les logiques de qualité totale et de flux tendus, à partir des années 1980, ont touché de plein fouet les tâches de service, en les soumettant à un processus inédit de définition et de recensement précis, destiné à garantir la fluidité et l’efficacité du flux productif dans son ensemble. Avec pour conséquences l’éclatement des regroupements traditionnels de salariés par métiers et par services spécialisés, le contrôle par informatique de la conformité du travail à ce qui est prévu ex ante, la possibilité de se passer des savoirs des spécialistes pendant le déroulement du flux et leur stockage dans des programmes d’ordinateurs. Définition, recensement, simplification
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maximale, stockage dans des logiciels : on retrouve ces éléments parfois directement à l’œuvre dans l’organisation du travail à l’intérieur des centres d’appels, mais aussi plus largement dans la division économique de la production qui aboutit à l’apparition de nouveaux plateaux. Comment le progrès technique […] va-t-il économiser le capital ? Le fordisme y était parvenu dans le domaine de la fabrication proprement dite des produits industriels par l’organisation des « chaînes ». Mais l’ensemble des autres temps de la production (gestion des stocks, travail de bureau, commercial, etc.) était très peu performant et les frais généraux des entreprises, énormes. Le progrès technique va donc soumettre ces différents coûts à la logique industrielle en étendant à toute la société l’économie de temps propre à la production capitaliste. C’est en ce sens que l’on pourrait qualifier ce système de néo-tayloriste. Qu’est-ce qu’un travail de bureau géré par des logiciels informatiques sinon une activité dont le temps (par exemple celui des secrétaires) est conditionné par une procédure formelle externe ? D’artisanaux, ces travaux dits de service (manipulations et transmissions d’informations) sont devenus extrêmement codifiés et normalisés. La logique d’abstraction et de codification destinée à supprimer les temps morts qui s’appliquait jusqu’alors au seul travail manuel est désormais étendue au travail intellectuel » [Aglietta, 1998].
L’expansion de ces dispositifs, dont nous avons montré que la réalité courante (au moins sur les plateaux sous-traités) est celle d’organisations mécanistes, planifiées, tayloriennes, s’inscrit assez clairement dans un approfondissement de la division économique du travail de service, à travers une rationalisation de plus en plus poussée. Cette rationalisation repose sur une volonté de négliger la composante relationnelle de la relation de service, en faisant fi de la diversité du réel traité par la prestation : c’est ce qui ressort très nettement, on va le voir, d’une réflexion sur l’usage et le temps du langage, dans la relation de service par téléphone.
LE TEMPS DU « DISCOURS CLIENT » OU L’ÉTONNANTE RATIONALISATION DU LANGAGE Commençons par illustrer ce phénomène de rationalisation du langage, à travers deux exemples, deux conversations, qui nous semblent tout à fait typiques de ce l’on peut entendre dans un centre d’appels, et que nous avons reconstituées aussi fidèlement que possible à partir de nos notes de terrain6 :
6. Nous avons véritablement écouté la première, car une partie de la formation dispensée aux téléopérateurs consiste à voir et écouter leurs futurs collègues à l’œuvre. Ils suivent donc, avec un casque, le travail d’un d’entre eux pendant deux à trois journées. La seconde est plus une « composition » de notre part : composition, à partir du type de répliques que nous avions l’habitude d’entendre de la part des prospects, quand nous étions nous-mêmes au téléphone, et du type de répliques que nous entendions dans la bouche de nos collègues, lorsque nous les écoutions « clandestinement », c’est-à-dire pendant le travail et les pauses (dès que nous n’étions pas en train de parler nous-mêmes, en fait).
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Conversation 1 Chargé de clientèle (CC) : Service réclamations, Christophe bonjour ! Client (C) : Bonjour, monsieur. Écoutez, j’ai commandé un portable pour l’anniversaire de ma fille, là, qui est au Havre, et je voulais savoir où ça en était, parce que mon autre fille qui est là-bas n’a toujours pas reçu le colis, donc comme c’est demain, ça commence à… CC : Alors, monsieur, je vais vous demander votre numéro de commande. C : Oui… c’est celui qui commence par 200, c’est ça ? CC : Oui, vous avez commandé dans la presse télé ? C : Oui, 200____…, c’est ça ? CC : Oui ça doit être ça, un instant ; voilà, donc c’est un Nokia xxxx […] ? C : Oui, tout à fait, mais je désespère de l’avoir, moi ; je m’y étais pourtant pris à l’avance, mais heureusement, parce que… CC : Alors, je vous demande un instant, hein ; (blanc assez prolongé7)…ah, voilà, la commande… Non c’est bon, là, vous êtes sûr que c’est pas arrivé ce matin ? Parce que là, je vois « ordre de livraison » donné hier soir, et le colis était à Chronopost, à Evreux ce matin à 5 heures. C : Ben non, si je vous le dis ! C’est la quatrième fois que je vous appelle, j’appelle pratiquement tous les jours depuis une semaine. La première fois, vous aviez même pas trace de la commande, et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? CC : Oui, je vois, c’est… Non, effectivement, il y a eu… Euh, un contretemps au moment de votre première commande, mais là c’est dans les délais. Écoutez, je peux pas vous dire mieux, monsieur, l’ordre de livraison a été passé, maintenant, ça dépend plus de nous, ça dépend de Chronopost. Si c’était à Évreux ce matin, je suis sûr que ça va arriver dans la journée au Havre ou alors demain matin au plus tard. Ça devrait être bon, je comprends très bien que vous… C : Ah bah y a intérêt, je peux vous dire que vous allez avoir de mes nouvelles, si ça arrive pas à temps ! C’est quand même incroyable que vous puissiez pas me garantir… CC : Monsieur, l’ordre de livraison a été donné, moi je peux rien vous dire de plus… Maintenant c’est une question de temps, tout simplement. C’est bien pour Mlle L., 44 rue ____, 76600 Le Havre, c’est ça ? C : 44 ? Mais non !!! 44 rue____, c’est mon adresse à Levallois. M’enfin c’est pas vrai, vous avez réussi à mélanger l’adresse que je vous ai donnée et celle de mes filles ! [s’ensuit une correction]. Écoutez, moi, je sais pas, je veux être remboursé, surtout si ça arrive pas à temps, c’est pas acceptable quand même, on peut vraiment rien vous demander…
7. Ouverture de la commande, et d’un dossier de réclamation déjà constitué, quelques jours auparavant ; constatation que l’ordre de livraison a été donné par l’expéditeur des colis, et consultation du site Internet de Chronopost, avec le numéro de commande.
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CC : Non mais là, monsieur L., ça va arriver demain matin ; si vous voulez, normalement ça aurait dû arriver aujourd’hui, vu que c’était à Évreux cette nuit, donc normalement avec Chronopost, il n’y a pas de problème. Rassurez-vous, ça va sans doute arriver à temps ; et puis sinon, je vous invite à nous rappeler. C : Mais ça fait déjà cinq fois que j’vous appelle ! Moi je veux savoir comment être remboursé… CC : Je comprends très bien monsieur L., je pense que ça va s’arranger, maintenant, si vous voulez être remboursé, il vous suffit de refuser le colis, et vous serez remboursé sous deux mois. [Le client continue de s’énerver, le conseiller client parvient à clore la conversation.]
Conversation 2 Prospect (P) : Allo… ? Téléopérateur (TO) : Oui, allo… bonjour madame. Je suis Virgine K., et je souhaite parler au propriétaire du Bar des Sports. P : Oui, c’est à quel sujet ? TO : Oh, c’est simplement une information importante que nous voulons lui communiquer à propos de la réorganisation de notre réseau de distribution. P : C’est Genveux, les glaces, c’est ça ? C’est moi qui m’occupe des glaces, je… TO : Bon, très bien, ben écoutez, nous voulions simplement savoir si vous étiez clients des glaces Genveux ? P : Bien nous, on est avec Ginesse, hein. C’est eux qui nous fournissent depuis presque quinze ans. TO : Ah oui, mais donc vous vendez du Genveux ? !! [Ton mal assuré.] P : C’est-à-dire oui, jusqu’à récemment, il nous apportait des glaces de chez vous. Mais vous, vous appelez d’où, en fait, qu’est-ce que vous voulez exactement ? TO : Justement, madame, ce qu’on voulait vous dire, c’est que Genveux a changé de réseau de distribution, récemment, pour vous offrir une meilleure qualité de service. Auparavant, nos glaces étaient distribuées par la société Carigel, désormais elles vont être distribuées par Davigel. P : Davigel ? Eh oui, mais nous on est… TO : Voilà, Davigel, c’est ça. Donc nous, ce qu’on vous propose, c’est de rencontrer le représentant de Davigel, afin qu’il vous propose notre nouvelle gamme de produits, et il pourra également effectuer une visite d’entretien de votre congélateur, si vous voulez. D’ailleurs, combien de congélateurs vous avez à votre disposition ? P : Ben oui, mais comme j’vous dis, moi, nous on est distribués par Ginesse, ça fait un bail, alors on va pas changer comme ça ; notre représentant, on le connaît depuis longtemps, j’crois pas qu’on est prêt…
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TO : Bon, je comprends bien, madame, moi je vous propose simplement de rencontrer le représentant de notre nouveau partenaire, de façon à ce que vous puissiez faire connaissance ; et puis, il pourra vous faire déguster gratuitement, bien sûr, des échantillons des nouvelles gammes de glaces Genveux, parce que nous avons beaucoup renouvelé nos produits pour l’été prochain. P : Non, mais c’est… TO : Et il pourra également jeter un œil à vos congélateurs, gratuitement aussi, si vous le désirez, bien sûr ; vous pouvez me préciser le nombre de congélateurs mis à votre disposition ? P : Des congélateurs à vous ? Oh bah, on en avait un, là on va plus l’utiliser, vu que c’est plus des glaces Genveux que Ginesse nous livre. Vous voulez qu’on vous le rende ? TO : Écoutez, euh…, c’est, non non. Ce qu’il faudrait, c’est que vous voyiez ça avec le représentant de Davigel. Ca ne vous engage à rien vous savez, c’est une visite comme ça, pour prendre contact, et puis avec une dégustation gratuite, ça ne vous coûte rien. P : Oui, oui, oh moi, pourquoi pas, simplement, je sais pas si… (hésitation, silence de quelques secondes) TO : Écoutez, madame, moi je peux à ce moment-là valider votre adresse avec vous, et le représentant prendra contact avec vous par courrier pour convenir d’un rendez-vous, une nouvelle fois, ça ne vous engage à rien… ! P : Non, mais écoutez, franchement, je vois pas l’intérêt. Laissez, vous savez, on va pas se séparer de Ginesse, le représentant, on le connaît depuis dix ans… [Suivent une ou deux répliques.] TO : Bien, madame, je vous souhaite une bonne fin de journée de la part des glaces Genveux, je vous remercie de votre accueil. P : Au revoir. [Elle rigole.]
Ces deux conversations relèvent à bien des égards du dialogue de sourds. Elles illustrent à notre sens le parti pris des organisations de passer outre, autant que faire se peut, la dimension interactive de la relation de service. Plus exactement, la volonté de maîtriser la conversation, notamment afin de convaincre et d’économiser du temps, a pour effet d’amputer (au moins en partie) cette relation de son caractère interactif. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : les téléacteurs s’efforcent constamment de désamorcer les développements du client ou prospect. Dès qu’un mécontentement ou une contradiction sont pressentis, le téléopérateur cherche à reprendre le dessus. Il assigne en quelque sorte un cadre (y compris temporel) à la conversation, et intervient dès qu’il y a un risque qu’elle sorte de ce cadre. Ainsi, le conseiller client interrompt le client dans la présentation de son cas : face à un client dont le mécontentement est d’emblée palpable, il n’attend pas la fin de son explication, il préfère, pour se faire sa propre idée de la situation, chercher le dossier de la
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personne dans son ordinateur, où sera peut-être inscrit une version de cette situation qui lui permette de ne pas être en position de faiblesse, face au client. Il tente constamment de faire prévaloir une version rassurante de la situation. À la fin, il met du temps à répondre à la question sur les possibilités et les modalités de remboursement, qu’il élude une première fois, avant de se résoudre à donner l’information sur ce point. Quant à la téléprospectrice, on la voit détourner, réajuster en permanence, le sens (la direction) de l’interaction : elle élude la question sur l’origine de l’appel, car la plupart du temps, notamment en situation de sous-traitance, les téléopérateurs n’ont pas le droit d’évoquer l’endroit où ils sont basés ni de prononcer le nom du sous-traitant ; elle élude aussi l’autre fournisseur, dont elle ne sait rien, mais dont sa mission est de détacher cette gérante de café. Qui plus est, elle doit y parvenir tout en remplissant les espaces pour lesquels le logiciel exige une saisie d’information. Donc, elle est obligée de revenir sur la question des congélateurs, à laquelle le prospect n’a pas répondu. Et à cette occasion, elle réalise qu’elle n’aurait peut-être pas dû cocher « oui », en réponse à la question « êtes-vous client des glaces Genveux ? ». Car par fidélité à son distributeur local, ce café ne va visiblement plus vendre de glaces de cette marque. Mais il est trop tard pour reculer : il faut faire accepter ce rendez-vous qui « n’engage à rien », en minimiser autant que possible la portée, conformément aux conseils du superviseur et à la tonalité du script. Pour cela, elle réplique constamment « à côté » des réponses, des objections, des arguments, de l’interlocutrice. Il y a en commun dans le comportement de ces deux téléacteurs une tendance à constamment déplacer la conversation, par rapport à l’orientation que lui font prendre les répliques de l’interlocuteur. Comme une volonté de la ramener à un point de contrôle, dans des limites étroites, dans lesquelles ils aient une aussi grande maîtrise que possible de la situation. Tentons de comprendre ce qui se joue, à travers ces ellipses, ces évitements, ces non-reprises, ces déplacements.
Les « techniques de comm » : des règles protectrices… L’attitude des deux opérateurs serait considérée, par leurs collègues et supérieurs hiérarchiques, simplement comme le reflet de leur fidélité aux « règles de communication que tout bon téléacteur doit connaître », et savoir mettre en œuvre. De quoi s’agit-il ? Dès nos premiers entretiens avec des téléacteurs ou lors de la session de formation suivie après notre première embauche, nous avons pu nous rendre compte du poids d’un certain nombre de préceptes : des préceptes qui portent sur le langage, le type de « posture verbale », qu’un opérateur doit adopter au téléphone ; des préceptes qui donnent une certaine unité à ce l’on observe et à ce que l’on entend sur les plateaux, en dépit de la diversité des situations de travail, des types de tâches, des secteurs économiques et des produits.
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Par exemple, un opérateur en ligne doit toujours avoir pour objectif de créer un processus d’empathie avec l’interlocuteur. C’est-à-dire qu’il doit chercher, par tous les moyens, verbaux et non verbaux (le sourire doit s’entendre au téléphone), à le mettre en confiance, à lui montrer qu’il le comprend. Tout ceci en gardant (ou : afin de mieux garder) la maîtrise de la conversation, de son rythme et de sa durée. Ces objectifs et ces consignes sont au centre du discours et des jugements de la hiérarchie sur le travail. Le bon téléacteur est celui qui sait se montrer très directif et expéditif… si possible sans en avoir l’air. Être directif, c’est ne pas laisser de blanc dans la conversation, ne pas prêter le flanc à une réaction négative de la part de l’interlocuteur en évitant aussi bien les phrases interro-négatives (en « est-ce que… ? ») que la reprise des objections en début de phrase suivante : ce qui est tout à fait frappant dans les interactions transcrites plus haut, où les objections peuvent même être purement et simplement ignorées. La construction de l’empathie et la directivité, considérées comme allant de pair, passent également par le bannissement de toute formule « négative » : ce sont des mots tels que « non », « problème », qui sont qualifiés de « négatifs », étant entendu qu’« il faut rassurer le client en faisant ressortir le côté positif de chaque sujet. Pour cela, ne pas hésiter à employer “je vous rassure” et “en toute sécurité” »8. Dans cette optique, l’emploi du présent de l’indicatif est systématiquement préféré au conditionnel, pourtant considéré en français comme le temps de la politesse par excellence. Ces préceptes, au centre des formations dispensées, au fondement des scripts prévus pour l’exécution, sont considérés comme l’acquis, le bagage, le « métier », du téléopérateur chevronné. Même là où il n’y a pas de script, pas de canevas précis de conversation imposé aux opérateurs, on retrouve le souci de maîtriser les interactions téléphoniques, leur contenu et leur temps, à travers les directives et les outils de travail. Soulignons également que cela n’est pas propre au domaine de la vente, qui peut sembler un cas particulier. N’est-il pas tout aussi impératif (sinon plus) de savoir maîtriser un client mécontent, lorsqu’il appelle un service réclamations ou facturation, que dans le cas de la vente ? La probabilité que l’interaction soit tendue, voire conflictuelle, n’est pas vraiment moindre que celle de tomber sur un client hésitant, réticent, ou mécontent qu’on le dérange, quand on lui propose un produit ou un service au téléphone. Et ainsi, le souci de maîtrise de l’interaction téléphonique, véritable obsession de la hiérarchie, est en grande partie partagé par les opérateurs, dans une logique d’autodéfense. Mais alors, on peut se demander s’il est véritablement pertinent de parler de rationalisation du langage, à propos des centres de la relation clientèle en général. 8. Extrait du brief-formation à l’usage des formateurs et des superviseurs, sur un plateau d’une entreprise parisienne de télémarketing recevant des appels suite à une émission de télé-achat ; un étudiant ayant occupé un poste hiérarchique dans cette entreprise nous avait fourni ce document, riche d’enseignement et tout à fait représentatif de ce qu’on tente d’inculquer aux téléopérateurs : on retrouve les mêmes indications ou instructions dans tous les documents du même type que nous avons pu consulter ultérieurement.
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Face à un interlocuteur nerveux, mécontent, agressif éventuellement, n’est-il pas naturel de la part de l’opérateur de s’efforcer de garder le contrôle de l’interaction, d’user de « trucs », de ficelles, pour désamorcer la tension, le mécontentement, en minimisant le problème, en le banalisant ? De même qu’il faut être prudent quand on parle d’industrialisation des services et ne pas assimiler typification des cas et standardisation, il ne faut pas forcément voir une rationalisation de la parole là où il n’y a peut-être qu’un procédé quasi-réflexe de protection de soi de la part des employés, dans les interactions de service. C’est ce que pourrait nous pousser à admettre ce passage d’une des études d’Everett Hugues sur le travail et les métiers : Dans beaucoup de métiers, les praticiens et les travailleurs […] perçoivent comme une routine quotidienne ce qui constitue une situation de crise pour ceux qui font appel à leurs services. Il s’agit d’une source de tension constante. Car celui qui affronte une situation de crise pense que l’autre essaie de minimiser ses ennuis et ne le prend pas assez au sérieux. Mais la compétence même de celui-ci vient de ce qu’il a eu à traiter des milliers de cas semblables à celui que le client aimerait considérer comme unique. Le travailleur pense que sa longue expérience lui a appris que les clients exagèrent leurs problèmes, et c’est pourquoi il recourt à des artifices pour se protéger et gagner du temps. Tel est le rôle de la concierge lorsqu’un locataire téléphone pour exiger qu’on s’occupe immédiatement d’un robinet qui fuit, ou celui de la femme du médecin, ou même quelquefois celui de la femme du professeur [Hugues, 1997].
Certes, ce passage semble s’appliquer très exactement à la situation d’interaction rapportée ci-dessus du service réclamations de l’opérateur de téléphones mobiles : on est effectivement dans une situation où chaque client a la prétention « exorbitante » d’être un cas particulier et unique. N’est-il pas normal que les téléacteurs se donnent les moyens de se préserver de cette pression ? En fait, en dépit de cette similitude, un monde sépare les situations évoquées par Hugues de la réalité des centres d’appels aujourd’hui. D’une part, la compétence d’un téléopérateur ne vient que très marginalement de ce qu’« il a eu à traiter des milliers de cas semblables » auparavant. Il est vrai que son expérience lui donne des routines gestuelles et mentales, dans la recherche de la solution au sein du référentiel informatique des cas et procédures prévus ; voire lui évite de chercher à nouveau, quand il connaît le cas par cœur. Mais il n’y a pas d’autre compétence en jeu, dans une organisation aussi planifiée du travail. Ou alors c’est « simplement » une compétence langagière : l’opérateur a un bon niveau de langue, en tout cas un niveau standard, acceptable socialement, et il dispose par là de ressources langagières à même de lui permettre de maîtriser la conversation et de donner à travers cette interaction commerciale une bonne image de son entreprise. Pour cela, et c’est le deuxième point, il ne va pas mettre en avant, bien au contraire, qu’il a déjà traité de très nombreuses fois ce problème : le robinet qui fuit, ce n’est pas a priori de la faute de la concierge, de même que ce n’est pas le médecin
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qui est a priori responsable de la maladie ; alors que dans le cas d’un portable « malade », pas livré à temps, pas avec toutes les pièces, d’un remboursement pas effectué, la responsabilité de l’entreprise est a priori engagée. Dans cette optique, la rationalisation des interactions langagières peut être un palliatif à une éventuelle défaillance, notamment s’il est prévisible que celle-ci se répète. Enfin, et c’est le point le plus important, il y a une différence fondamentale entre les interactions téléphoniques concierge/locataire, femme du médecin/ malade, femme du professeur/élève, et les interactions téléphoniques auxquelles on peut assister dans un centre d’appels. Il faut bien voir que la rationalisation des interactions entre les salariés de ces organisations et leur public est une conséquence quasi-inévitable du déploiement de la logique techno-marchande, qui est à l’origine de ces plates-formes téléphoniques. Le déploiement de cette logique se traduit toujours par la mise en forme [Eymard-Duvernay, 1986 ; Amiech, 2003] de nouvelles activités et de nouvelles interactions humaines, qui modifie leur temporalité. Les interactions téléphoniques sont ainsi séparées, abstraites, désencastrées, de tout contexte social réel (c’est-à-dire concret), notamment du fait de leur caractère anonyme et statistique. Elles n’ont plus rien à voir avec des conversations de voisinage, de quartier, inscrites dans un lieu ou même une institution, en fait dans un cadre de vie commun qui ne soit pas l’espace abstrait, homogène, et « infini », du monde voué à la valorisation marchande9. C’est pourquoi elles se prêtent à une mise en forme industrielle, caractérisée par la standardisation de leur contenu et par la quantification de leur temps. Et dès lors, la qualité de service se trouve au mieux séparée des exigences quantitatives (vitesse de traitement, nombre d’appels traités) comme pour la responsable qualité citée plus haut, aux yeux desquelles la qualité n’est qu’un supplément d’âme qui s’ajoute éventuellement au respect des normes temporelles ; au pire, elle sera carrément intégrée et assimilée à ces exigences quantitatives, rendue indissociable d’elles. Elle se réduit alors à la conformité à des scénarios plus ou moins planifiés et standardisés de conversation. Ainsi, il nous semble tout à fait logique et pertinent de parler de rationalisation du langage. Tout un ensemble d’éléments nous ont confirmé qu’il n’était pas tenable de réduire les règles de communication, dont nous avons parlé ci-dessus, à de simples procédés défensifs de la part des téléopérateurs.
… à mi-chemin entre trucs de métier et science de la communication Réduire ces règles de communication à des routines, des ficelles acquises par les salariés avec l’expérience, et à des conseils de la hiérarchie pour les aider à 9. Cette configuration marchande du monde nous semble parfaitement illustrée par l’exemple suivant : aujourd’hui, lorsqu’on appelle, de Londres, une grande entreprise (par exemple une banque, ou une assurance) pour demander un renseignement (par exemple, l’adresse d’une agence), on peut très bien se retrouver en liaison téléphonique avec une opératrice indienne, travaillant dans une banlieue de Bombay.
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faire face aux interactions délicates, serait réducteur. Certes, cette dimension de savoir empirique acquis par la pratique n’est pas négligeable. Cette dimension existe dans le travail de téléopérateur, comme dans tout autre. Elle porte surtout sur la capacité de maîtriser l’interaction téléphonique. L’expérience est un facteur important de la compétence des salariés, et la maîtrise des techniques de communication (« les techniques de comm’ » disent-ils souvent) un acquis majeur de cette expérience. C’est la condition à leurs yeux d’un bon « discours client ». Dans un article consacré au travail des téléopérateurs de la Caisse d’Allocations Familiales, Jean-Marc Weller met ainsi en évidence le poids de l’expérience, dans la capacité de l’agent à « se faire une idée précise de la situation », à prédire la « demande à l’écoute de la voix, de ses intonations, de ses murmures, de son rythme, et de la langue utilisée, sa syntaxe, son accent » : L’agent s’est constitué, au cours de son expérience, un certain nombre de routines à même d’assurer un premier repérage de la demande : le timbre de la voix, la nature de l’expression, le ton constituent autant d’indices pour le technicien lui permettant d’apprécier les sentiments de l’allocataire, son indignation ou sa peine, sa colère ou sa timidité. Même au téléphone, alors que le langage non verbal peut sembler limité, les protagonistes signalent, de par le ton de leur voix et leurs silences, une première interprétation de l’activité qui va se dérouler. [...] Le ton descendant ou ascendant, la courbe mélodique, la forme du signal sonore avec ses intensités, ses attaques et ses chutes, participent à la définition de la relation. L’agent peut ainsi repérer à qui il a affaire, si l’allocataire promet d’être « compliqué » ou « sans problème » [Weller, 1997, p. 136].
La prise en compte et l’analyse des dimensions non verbales de l’interaction langagière au téléphone donne logiquement une place importante à la pratique comme permettant de se forger un certain nombre de réflexes ou de dispositions pour les différents types de conversations, d’interlocuteurs, que l’on est en mesure de repérer, de cerner plus rapidement, lorsqu’on a du métier. Et pourtant, il n’y a pas là qu’un simple répertoire de « trucs » acquis empiriquement, sur le tas, par les téléopérateurs. Il est très intéressant, par exemple, de constater que ces différentes techniques de communication sont théorisées : elles peuvent constituer la clé de voûte du processus de rationalisation et de normalisation des procès de travail, des interactions opérateur/client, en référence à des savoirs universitaires, dont elles apparaissent alors comme de simples applications. En effet, les règles de communication constamment invoquées sur les plateaux trouvent des fondements théoriques dans des disciplines dérivées de la psychologie et de la psychanalyse. Plus précisément, ces disciplines résultent d’une application de la psychologie et de la psychanalyse à des préoccupations pragmatiques de communication, préoccupations commerciales entre autres… Ainsi, ce sont deux psychologues américains, Bandler et Grinder, qui sont à l’origine de la Programmation Neurolinguistique, produit d’un questionnement empirique sur les
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raisons des succès et des échecs de la vente. À partir du constat que ceux qui réussissent à vendre sont en synchronisation gestuelle et verbale avec les clients, et de l’observation des pratiques thérapeutiques de plusieurs grands analystes, ils ont élaboré une théorie de l’être humain comme programmé pour fonctionner sur un certain « mode », pour être plus touché par tel ou tel prédicat, telle ou telle formulation, telle ou telle gestuelle. Ce qui aboutit à la définition de trois types de personnes : les auditifs, les visuels et les intuitifs. À la même époque (les années 1960-1970), et également aux États-Unis, apparurent d’autres constructions théoriques de ce genre : l’Analyse Systémique autour de l’école de Palo Alto, et l’Analyse Transactionnelle, fondée par un psychiatre psychanalyste de San Francisco, Erik Berne, soucieux de transformer les méthodes thérapeutiques en outils de communication. Berne voit dans l’être humain en communication avec autrui la juxtaposition de trois systèmes : un système parent (P) qui est l’expression de la vie apprise, des normes et des valeurs inculquées à l’individu ; un système adulte (A) qui permet l’échange, la construction de la réflexion, la progression de la communication grâce à la capacité d’écoute et d’analyse : c’est l’expression de l’objectivité de l’individu, son « côté ordinateur » ; enfin, un système enfant (E) qui est la démonstration des émotions, des sensations, des sentiments que l’individu a en lui. D’après Berne, ces trois systèmes sont en jeu dès qu’il y a communication. Une situation de communication peut donc être ramenée à un échange entre deux ensembles P-A-E, entre lesquels ont lieu des transactions, d’où le terme d’analyse transactionnelle ; et une transaction peut avoir lieu entre les mêmes systèmes chez les deux individus qui sont alors « sur la même longueur d’onde » (on parle de transaction directement parallèle), ou bien la réponse peut émaner d’un autre système que celui dont la transaction est « partie » (on parle alors de transaction croisée). Dans cette perspective, avoir une bonne « capacité d’écoute », savoir « diriger la conversation », pour reprendre les termes mêmes de ce qui est demandé aux téléopérateurs, cela peut être : savoir reconnaître les transactions attendues par le client ; savoir sur quel plan, à partir de quel système, il faut s’adresser à lui, et lui répondre. Cette discipline donne donc des bases théoriques, à prétention scientifique, au développement de la capacité d’écoute, à la construction d’un processus d’empathie avec les interlocuteurs. La référence à de tels savoirs est à même de donner un fondement « rationnel », « scientifique », à une organisation du travail d’inspiration taylorienne. La normalisation du procès de travail qui peut en résulter risque à l’évidence d’entrer en contradiction avec la dimension interactive qui semble inhérente à la relation de service. Le travail de Liliana Rolfsen Petrilli Segnini [2000] sur la banque en ligne au Brésil illustre ce point capital. Cette sociologue brésilienne explique que la référence à la Programmation Neurolinguistique joue de tout son poids dans le processus de rationalisation des prestations de service bancaire, dans son pays :
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Tous les centres de service à distance que nous avons étudiés ont recours à des techniques de Programmation Neurolinguistique. Les documents des entreprises spécialisées en ce genre de techniques les présentent comme un ‘système scientifique qui subdivise le comportement en fractions d’information et en séquences d’apprentissage facile’ dans le but d’intensifier la capacité de communication pour atteindre des résultats prédéterminés, c’est-à-dire ici l’établissement d’une relation d’empathie, d’harmonie, et de confiance entre l’opératrice et le client, nommé « rapport ».
Elle se réfère directement à un document de ce type, édité par le Centre dynamique de PNL (Programmation Neurolinguistique) et intitulé Le Pouvoir d’influence. Nouveaux instruments et PNL appliqués à l’art de vendre, où ce rapport d’empathie et de confiance, caractérisé comme un processus d’accompagnement, est subdivisé en : accompagnement émotionnel, accompagnement vers un accord, accompagnement dans le ton et le rythme de la voix, accompagnement du langage, accompagnement sur le plan des valeurs et des croyances, accompagnement culturel, accompagnement sur le fond. Chacun de ces types d’accompagnement allant dans le sens d’une tentative d’établissement d’un synchronisme avec le client. Voilà une illustration tout à fait significative de l’utilisation qui peut être faite de ces disciplines cognitives prétendant au statut de science : fonder en raison la nécessité de renvoyer systématiquement à l’interlocuteur, par une voix exerçant un effet de miroir, tout ce qu’il reflète par sa propre voix : son état d’esprit, son style de langage, ses origines socio-ethniques et les postures ou les opinions qui vont avec (dans les stéréotypes)… Elles peuvent effectivement constituer un appui à la prétention totalisante et hyper rationnelle d’élaborer un script ayant valeur de one best way, pour l’ensemble des problèmes posés dans le cadre d’une relation de service par téléphone. Loin de permettre seulement au téléacteur de se protéger, elles sont pour la hiérarchie un outil de normalisation de la prestation, bien au-delà de ses seuls aspects techniques ou procéduraux. C’est la totalité de la relation de communication qui devient ainsi codifiable, des échanges d’informations contractuelles ou instrumentales à la distribution du pouvoir de contrôle dans l’interaction, en passant par les échanges de civilité, la dimension de sociabilité, etc. C’est ce qui se passe quand les opérateurs sont invités à suivre très fidèlement leurs scripts. Ceuxci sont souvent bien plus que des aide-mémoire : l’expression d’une « meilleure voie possible », en vue de la maîtrise de l’interaction. Les mots et leur place n’ontils pas été « choisis afin d’avoir plus d’impact sur le choix du client » ? Les scripts ne vont-ils pas parfois jusqu’à donner des indications d’intonation de la voix, de débit, à travers la ponctuation ? La dimension interactive, coproductive, de la relation de service, se trouve considérablement restreinte, dans un tel fonctionnement. Elle était même purement et simplement niée lorsqu’un superviseur avec lequel nous faisions des écoutes de conseillers clientèle, sur un plateau de télémarketing, m’expliquait
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qu’il ne trouvait pas ses téléacteurs assez directifs : il les jugeait incapables de diriger la conversation, de ne pas se laisser déborder par le client, et il exprimait un fort mécontentement lorsque le client demandait des précisions, des informations complémentaires de ce qui lui avait été débité dans un premier temps. Pour le superviseur, cela ne devait tout simplement pas arriver, si le script était respecté, s’il était dit dans les règles de l’art : la standardisation du contenu est vue comme garante du respect des normes temporelles, conformément à la conviction des gestionnaires de ces plateaux que ce qui compte le plus pour le client, c’est de ne pas attendre (cf. supra). L’exemple d’un autre superviseur, sous les ordres duquel nous avons travaillé, celui-ci, est édifiant à cet égard. Obsédé par le problème de la directivité, il martelait à longueur de journée qu’il ne fallait pas tenir compte des objections du client. Pour lui, une conversation bien menée consistait à laisser parler le client, à lui donner apparemment raison (en enchaînant par des formules comme « je comprends bien, madame », « je suis parfaitement d’accord ») pour ensuite placer la proposition décisive : « Il s’agit simplement d’une visite qui ne vous engage à rien... », en l’introduisant par un « moi, ce que je vous propose... » ferme et engageant. Il poussait les employés à exercer un effet de cliquet [Latour, 1984] dans la conversation, qui permette de passer outre les objections du client, de reprendre le fil de l’argumentaire là où elles l’avaient interrompu, et sans y avoir répondu10. Nul doute que la dimension interactive de la prestation de service (ici de la proposition de service) s’en trouve sérieusement entamée. Faut-il aller jusqu’à considérer que les opérateurs en deviennent des automates ? En effet, si quelles que soient les réactions, les inquiétudes ou les velléités des clients/prospects, les opérateurs sont incités à y répondre de la même façon uniforme et stéréotypée (« je comprends bien, madame, moi ce que je vous propose/ ce que je peux vous dire... »), ces derniers ne s’en trouvent-ils pas quasiment transformés en machines ?
LA TENSION ENTRE INTERACTION ET AUTOMATISATION, AU CŒUR DE L’INDUSTRIALISATION DE LA RELATION DE SERVICE Le cas de l’automatisation comme révélateur L’idée d’une pratique de la communication verbale fondée scientifiquement sur des éléments de psychologie universelle nous semble relever d’une volonté de négliger la diversité humaine que la prestation de service doit traiter, et bien sûr le temps que ce traitement exige. L’exigence d’individualité, de contingence, de 10. Extraits choisis : « Il faut lui faire croire qu’il a raison, mais lui montrer qu’en fait c’est toi qui a raison »; « on en a rien à faire de ce que dit le client », ou encore « en télémarketing, c’est comme dans la vie, y a des réponses à toutes les questions ! ».
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variabilité, inhérente à cette prestation, est écartée dans cette logique. Le problème de l’automatisation est intéressant à cet égard, parce qu’il en constitue le point extrême. Effectivement, la volonté de normer et standardiser les tâches à des fins de rationalisation et de diminution des coûts peut conduire à une réduction de ces tâches à la logique binaire de l’informatique. Or, si la prestation est automatisée, si l’humain au bout du fil est remplacé par un automate ou software, on sort alors du cadre de la relation de service. Les centres d’appels téléphoniques, qui s’inscrivent, on l’a vu, dans un fort mouvement de rationalisation et standardisation du travail de service, relèvent-ils d’une logique d’automatisation généralisée ? Cela ne semble pas être le cas, et nous préférons parler à ce propos de situation hybride, à mi-chemin entre prestation de service « traditionnelle » et automatisation. Certes, un certain nombre de services, s’appuyant sur des technologies récentes, sont bien dans une logique d’automatisation, de suppression de postes. Liliana Rolfsen Petrilli Segnini [2000] en apporte une illustration, dans son étude sur les banques en ligne au Brésil. Elle montre qu’un grand nombre de banques ont tendance dès que possible à informatiser leur accueil téléphonique, pour réduire les temps de parole des salariés, et en fin de compte leur nombre. Elles recourent à des softwares, systèmes informatiques vocaux permettant de faire accéder le client à l’information qu’il recherche sans qu’il soit nécessaire de passer par un opérateur. Le client a le choix entre un nombre limité d’options dans un menu où il s’oriente au moyen des touches de son téléphone. De cette façon, l’impératif de ne pas perdre de temps est reporté par le fournisseur sur ses clients. La taylorisation du travail, la prescription fondée sur une étude « scientifique » des interactions client/opérateur, peuvent ainsi ne constituer qu’une étape dans le processus de rationalisation qui mène à l’automatisation : Les scripts vont permettre la standardisation de l’accueil personnalisé. Ils constituent aussi un des éléments qui favoriseront l’élaboration de nouveaux services informatisés. Si leur efficacité est reconnue, leur contenu pourra être soumis à un traitement informatique et devenir une option de plus dans le menu électronique.
Un responsable de centre confie d’ailleurs sans ambages à la sociologue son souci que n’aboutissent, à terme, à un accueil personnalisé que les problèmes relevant nécessairement d’une interaction avec un agent, dans une logique de réduction maximale des coûts, de compression maximale du personnel, du temps de « travail vivant ». Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. On retrouve cette même logique de compression des coûts à France Télécom, où la direction semble souhaiter aller vers une automatisation aussi large que possible du service de renseignements, le 12. Les dirigeants justifient cette orientation en citant les exemples d’automatisation, qu’ils considèrent comme des réussites, à l’étranger, pour le même service : reconnaissance vocale du renseignement demandé, intervention d’un opérateur
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seulement en dernier recours, en cas d’échec du software [George, 2000]. Mais, là encore, peut-on imaginer que ce processus s’étende au-delà de tâches assez élémentaires, considérées comme telles en tout cas ? De même que Jean Gadrey juge la standardisation des prestations de service peu vraisemblable, à plus forte raison, l’automatisation semble devoir rester un phénomène limité : Contrairement à l’illusion que donnent parfois les nouvelles technologies, l’automatisation ou le développement des services télématiques [...], l’activité de service suppose un échange. L’implantation de serveurs vocaux ne peut être à ce titre, qu’une réponse limitée aux contraintes d’organisation de la relation téléphonique auxquelles font face bon nombre d’administrations [Weller, 2000].
Dans chacun des textes qu’il a consacrés au standard téléphonique de la caisse d’allocations familiales, Weller met bien en évidence la dimension coproductrice de la relation de service, sa dimension d’échange, à travers ce qu’il appelle le triple travail de diagnostic, de réajustement et d’apaisement auquel doit procéder l’opérateur de la CAF, vis-à-vis de (et en fait : avec) l’allocataire. Il insiste tout particulièrement sur le travail de catégorisation, c’est-à-dire le travail de mise en équivalence de situations et de textes, de personnes et de catégories techno-administratives. Un tel travail d’« alignement » peut sembler réductible à une logique binaire, algorithmique, au sens où il nécessiterait seulement la mise en œuvre d’une connaissance procédurale. Dans un service clients, qu’il s’agisse de la CAF ou d’un service réclamations de téléphonie mobile comme celui où nous avons travaillé, le téléacteur recourt constamment à des procédures informatiques, des conventions juridiques, contractuelles, techniques : C’est la nature procédurale de cette connaissance qui la rend automatisable, de sorte qu’on la trouve non seulement mise en pratique par l’agent mais également inscrite au cœur du disque dur de son ordinateur avec lequel il interagit, ou, pour donner un autre exemple, dans l’algorithme censé organiser les réponses préenregistrées que délivre automatiquement le serveur vocal que les allocataires peuvent appeler pour obtenir des renseignements les concernant [Weller, 1997].
Mais l’auteur de L’État au guichet de souligner aussitôt que le travail de catégorisation, d’alignement, implique également la mise en œuvre d’une connaissance sémantique. Il entend par là la mise en œuvre de capacités tout à la fois intellectuelles et sensibles, détenues par les humains en société, qui ouvre sur une « compréhension immédiate » des énoncés de l’allocataire, une saisie quasi-intuitive, en fait, « [du] type et [du] détail de telle ou telle requête, demande ou situation » : Inscrite dans l’usage du langage naturel, c’est par le biais de cette connaissance que l’agent est en mesure de rapprocher, dans le cours de la conversation, certaines figures expressives émises par l’usager avec des caractéristiques typiques de situation [ibid.].
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C’est l’importance de cette connaissance sémantique, pour le travail de catégorisation, qui s’oppose à l’automatisation et plus largement à la logique du processus de rationalisation. Elle met en évidence la réalité, l’épaisseur (et parfois la difficulté), du travail de médiation langagière qui permet de ramener une situation humaine, telle qu’elle est énoncée, présentée par un être singulier avec son langage, ses références propres, à une catégorie précodée de façon réglementaire, administrative, standard. L’importance de cette connaissance sémantique a à voir, tout simplement, avec la diversité et l’incertitude de la réalité à traiter, que la standardisation et, à plus forte raison, l’automatisation s’efforcent de négliger, tout au moins de confiner. L’automatisation apparaît donc comme plus ou moins inenvisageable et dépourvue de sens, pour un certain nombre de prestations. On ne se passe apparemment pas si facilement de l’humain, pour des produits dont la dimension relationnelle est trop centrale. Mais en même temps, la standardisation est poussée très loin, si loin que nous nous posions la question de savoir si les téléopérateurs n’en étaient pas, au moins dans certains cas, transformés en automates.
Les compétences et l’implication des exécutants, clés de voûte de l’organisation planifiée En comparaison du cas limite de l’automatisation, remplacement effectif de l’humain par une machine informatique, ce sont des situations hybrides que nous avons pu observer dans les centres d’appels. Hybrides, au sens où on y demande effectivement aux opérateurs de se comporter, dans une certaine mesure, comme des machines. En même temps, on sait que dans la plupart des cas, si le travail est fait d’une manière qui n’est pas trop insatisfaisante ni pour le client, ni pour l’opérateur, ni pour sa hiérarchie, c’est bien parce que c’est un humain, souple et plastique, qui l’accomplit, et non pas une machine appliquant une série d’algorithmes. En tant qu’opérateur, nous avons pu avoir ce sentiment assez étrange de devenir une machine, un automate… mais uniquement quand le scénario prévu fonctionnait parfaitement ! C’est-à-dire dans peut-être 5 % des cas. Quand on propose par exemple à un patron de restaurant ou de casino la visite du représentant local d’un nouveau distributeur des glaces Genveux, et que cet interlocuteur, stupeur, se coule précisément dans le moule prévu à l’effet de milliers de personnes comme lui, alors on s’engourdit pour ainsi dire. On lit son texte sans être contredit, repris, questionné. Celui-ci (celle-ci) accepte sans renchérir, donne ses coordonnées sans broncher. Et lorsque la fiche est validée, que le prochain appel « arrive », que le prospect suivant se met à contester, à protester, à expliquer toutes les bonnes raisons qu’il a de refuser la venue du représentant, comme la majorité des appelés le font, on a presque le sentiment d’être réveillé, d’être ramené à un niveau de conscience plus aigu. Comme si l’on s’était assoupi, engourdi, entre-temps, comme si la conversation précédente s’était déroulée dans un état de semi torpeur, que l’on avait mené cette conversation mécaniquement, en se laissant porter par le script.
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Ce qui signifie a contrario qu’un tel travail, pendant le plus clair du temps, n’est pas mécanique. Dans la majorité des cas, l’opérateur est en permanence coupé, contredit, et il s’agit de garder l’initiative, la maîtrise de la conversation. Cela implique évidemment le recours à d’autres ressources que le script, comme l’illustrent nos exemples plus haut. Face aux situations, aux répliques non prévues par le scénario, il faut parvenir à rebondir, ce qui ne peut se faire systématiquement et invariablement en répliquant par le même : « Je comprends tout à fait, monsieur, moi simplement ce que je vous propose… », et en reprenant le cours du script (du flux) là où on avait dû le laisser. Et les superviseurs le savent pertinemment. Leurs conseils, leurs exhortations, sont de nature à faire agir et réagir les téléopérateurs comme des machines, à les réduire à des automates, mais tout en sachant que ce n’est ni possible, ni souhaitable ; tout en sachant qu’au fond, c’est grâce à tout ce que chacun invente en dehors des formulations prévues, standard, au fil des difficultés inattendues, que la tâche est à peu près accomplie, que les objectifs sont à peu près atteints. Car ce n’est pas toujours la même formule, le même « truc », qui permet de « garder la face », de rebondir dans la conversation pour en reprendre le contrôle, et la mener à bien. Ce constat recoupe un des acquis traditionnels de la sociologie du travail, l’idée que c’est la déviance par rapport à la prescription qui, dans les organisations planifiées, permet de pallier les lacunes dont découlerait une application trop stricte et systématique des consignes [Reynaud, 1997]. Effectivement, on retrouve ce phénomène classique lorsqu’on observe le travail en centres d’appels : la déviance du travail réel par rapport au travail prescrit assure la pérennité de l’organisation taylorienne et permet une conformité acceptable aux objectifs fixés. Mais il y a une nuance intéressante à apporter à ce schéma bien connu. À savoir que, dans ce domaine qui relève des services, la conception de la tâche intègre d’emblée, nous semble-t-il, l’apport personnel de l’exécutant. Ainsi, tout ce passe comme si les concepteurs de script admettaient que l’interprétation, au sens propre, qu’en feront les exécutants, est cruciale pour le rendre efficace et porteur. Même sur les plateaux où une stricte conformité au script est exigée, les opérateurs sont sans cesse exhortés à « faire vivre le texte ». Quelqu’un qui lit simplement, qui ne fait que réciter, sans y mettre le ton voulu, sans y imprimer sa marque personnelle et un peu de conviction, ne constitue pas un bon exécutant, aux yeux de la hiérarchie. Être un bon exécutant requiert à la fois un certain niveau de langue, une certaine aisance verbale, qui, loin de se résumer à des qualités naturelles et personnelles, relèvent aussi et surtout de la conformité sociale et culturelle. Et un minimum d’implication subjective, sans laquelle il est très délicat de remplir sa tâche, de tenir son rôle [Taylor et Bain, 1999]. Ainsi, paradoxalement, c’est aux exécutants de donner vie à un texte, à un argumentaire, dont on a pourtant souligné combien l’écriture (la ponctuation, l’ordre et l’impact psychologique des mots) était rationalisée, calculée. Il y a bien rationalisation du langage, mais encore faut-il que l’être humain qui fait face au
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client, au bout du fil, sur les plateaux où on l’estime (encore) indispensable, mette bien le ton qu’on a cherché par tous les moyens à imprimer, au préalable, dans le script. Ce qui apparaît clairement lorsque l’on reconsidère l’exemple cité par la sociologue brésilienne travaillant sur les banques en ligne dans son pays : la Programmation Neurolinguistique donne certes des fondements théoriques pour une rationalisation de l’usage de la parole (par exemple, on peut en déduire la nécessité de toujours renvoyer à l’interlocuteur une voix qui reflète la sienne, qui y fasse écho, afin de favoriser le processus d’empathie) ; mais il y a une limite à la prescription. Et seul un être humain sera en mesure de mettre en œuvre cette prescription, en mobilisant des ressources sémantiques, la capacité à identifier dans l’interaction le type d’interlocuteur, son langage, son parler social, etc. Voilà pourquoi il nous semble que le travail en centre d’appels, marqué par un processus de rationalisation très poussé, relève d’un taylorisme élaboré, sophistiqué, et rénové, en ce sens que l’organisation prend acte de l’impossibilité de normer entièrement la situation de travail (même si le remplacement de l’homme par la machine reste l’horizon plus ou moins explicite des gestionnaires). Ce type d’organisation s’inscrit pleinement dans l’évolution vers un néotaylorisme, qui requiert ouvertement, à la différence des organisations tayloriennes « traditionnelles », une implication subjective dans la tâche ainsi qu’un niveau de formation générale relativement important [Linhart et Linhart, 1998 ; Linhart, 2001]. Celui-ci constitue le garant d’une maîtrise suffisante de la langue pour, au minimum, donner vie aux scripts, et pour, au mieux, disposer de ressources permettant une transgression pertinente (« performante ») du travail prescrit.
CONCLUSION Les centres d’appels sont le siège d’une intéressante contradiction, révélatrice d’évolutions plus larges concernant les organisations du travail et les rapports entre les entreprises et leur public. D’une part, le développement de ces dispositifs relève apparemment d’une orientation complète des entreprises vers leurs clients. Les centres d’appels résultent d’un approfondissement de ce que Franck Cochoy [1999] appelle le marketing concept. Ils inscrivent cette « orientation consommateur » dans la temporalité raccourcie de l’interaction en direct qui se prête à une prise en main immédiate du client. En même temps, ils sont l’aboutissement d’une division économique accrue du travail de services, qui débouche fréquemment sur des organisations d’inspiration taylorienne, ce dont témoigne la prégnance des normes temporelles et du cadre prescriptif. Dans une grande majorité des cas, le processus de rationalisation ne semble pas réductible à une simple « rationalisation professionnelle » pour reprendre les catégories de Gadrey. Il est fréquemment poussé jusqu’à l’industrialisation de la relation de service. Or, la standardisation de ces prestations téléphoniques heurte le caractère interactif de la relation de service, ce qui
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ressort encore plus nettement quand on étudie les modes de rationalisation de la parole des opérateurs. Peut-on encore parler de coproduction, dès lors que la préoccupation principale, voire l’obsession, des services marketing est la maîtrise des interactions entre l’entreprise et ses clients ? La volonté de rationaliser l’interaction débouche sur des procédés au principe desquels on retrouve la confusion entre accord et influence, que Cochoy présente comme une composante fondamentale du marketing : le marketer, pragmatique, ne s’embarrasse pas de philosophie théorique ; aux antipodes de Habermas et de sa vertu communicationnelle, il prône plus ou moins ouvertement le double langage, la réalisation de l’accord par l’influence, la conquête de l’influence par l’accord [ibid., p. 146]. Comme nous l’avons montré, on retrouve cette confusion et ce double langage dans les interactions téléphoniques des salariés de la « relation client », qu’il s’agisse de tâches de télévente (téléprospection) ou de services tels que les renseignements, les réclamations, le dépannage. Deux remarques à ce propos. Tout d’abord, il faut souligner que les « techniques de communication » qui font le « métier » du téléopérateur, sa capacité à mener sa tâche à bien tout en se préservant des exigences et des réactions de l’interlocuteur, sont très souvent considérées par les services de conception comme de simples applications pratiques de théories scientifiques de l’accord influence. Des disciplines universitaires donnent aux gestionnaires des bases pour organiser rationnellement la « relation client ». Et a fortiori, pour conjurer les défaillances de l’organisation… Car quand la qualité des produits et des prestations est défaillante, la maîtrise des interactions avec le public devient d’autant plus cruciale. Ainsi, un cadre d’une des deux grandes entreprises de télécommunications, qui forme les salariés des centres d’appels à ces disciplines, a pu nous confier sans ambages que les sessions de formation qu’il dispensait étaient en grande partie inutiles à ses yeux, « compte tenu de la pression au rendement qui est exercé sur eux une fois revenus en poste ». Il déplorait que certains gestionnaires ne voient dans ces formations qu’un moyen de conjurer les insuffisances d’organisations prisonnières d’une logique de stricte rentabilité, et de neutraliser le mécontentement des clients : Ah ça, quand j’appelle un service-client, ils m’en donnent du « Monsieur D. », ils m’en donnent : « Bonjour, Monsieur D. », « Oui, Monsieur D. », « C’est moi qui vous remercie, Monsieur D. », on en arrive qu’ils parlent comme des machines, quoi… […] Et à quoi ça sert, si c’est pour annoncer au client qu’il va devoir attendre trois jours pour être dépanné, au lieu d’un, comme c’est marqué sur le contrat ? ! Pis lui faire admettre que c’est normal, qu’il nous remercie pour ça, alors que, bon…
Deuxième remarque : compte tenu de cette obsession de la maîtrise des interactions avec les clients, qui peuvent apparaître comme un palliatif à des défaillances plus ou moins attendues, est-il approprié de parler de « clients », justement ? Les plateaux des centres d’appels leur sont dédiés, la pression sur les
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salariés y est exercée en leur nom. Mais la catégorie même de « clients » ne poset-elle pas pour autant problème ? Comme le souligne Eymard-Duvernay [1994], l’utilisation du terme de « client » renvoie en principe à une transaction dans laquelle l’acheteur n’est pas un individu anonyme, où il peut avoir un droit sur la définition du produit. C’est d’ailleurs cette définition qui est (au moins implicitement) invoquée pour justifier les « nécessaires » réformes des services publics et l’« indispensable » changement de culture, chez leurs salariés, coupables aux dires de leur encadrement de traiter le public comme des usagers (ou des administrés) et non comme des clients. Transformer un usager en client vise précisément, en théorie, à renforcer son rôle dans la détermination des prestations, par rapport à une situation où cette détermination est pour l’essentiel assurée par le fournisseur. Il nous semble donc tout à fait à propos de souligner que les « centres de la relation client » conjuguent le plus souvent anonymat de la relation, restriction de son caractère interactif, faible pouvoir de négociation et de définition du produit (ou de la prestation) par le public : autant de conditions qui rendent problématique l’emploi du terme de « client » sur ces plates-formes. Or, ce terme n’y est nullement questionné, bien au contraire, il va de soi pour tous les acteurs du secteur que les centres d’appels sont un haut lieu de la « culture-client », vue comme une exigence naturellement partagée dans l’ensemble du secteur privé. Comme si la concurrence était la condition nécessaire et suffisante à la satisfaction des exigences d’interaction, de malléabilité et d’échange, et à l’exigence de qualité de service. De ce point de vue, il nous semble tout indiqué de rappeler que dès les années 1960, Albert O. Hirschman [1995] avait suggéré que les consommateurs pouvaient être encore plus mal servis dans un cadre de concurrence oligopolistique (entre quelques grosses firmes, susceptibles de s’entendre) que dans celui d’un monopole, où ils sont incités à l’action collective ou politique, pour faire entendre leurs exigences.
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Contraindre et convaincre par le biais des normes temporelles. Le management chez McDonald’s
Hélène Weber
Chez McDonald’s, les contraintes temporelles imprègnent à tous les niveaux les normes prescrites au sein des restaurants. Les objectifs capitalistes de l’entreprise se déclinent en une organisation du travail et en des dispositifs managériaux au service de l’efficacité du système. Mais les objectifs financiers ne peuvent être atteints sans la participation active des employés. Sans leur adhésion au système, l’entreprise n’aurait pas la moindre chance de « survivre » [Duval, 1998]. Le fait est que chez McDonald’s, la plupart des employés se soumettent aux normes prescrites, voire, pour une proportion non négligeable d’entre eux, se les approprient jusqu’à prendre de multiples initiatives visant à accroître leur efficacité. C’est ainsi que les contraintes temporelles, qui dans un premier temps s’imposent aux employés de l’extérieur et de manière pesante, sont ensuite intériorisées et renforcées par eux. Ce phénomène demeure subordonné au processus d’adhésion des employés à l’organisation, que nous allons analyser afin d’en montrer les effets sur l’efficience des normes temporelles.
TRAVAIL HACHÉ, SALARIÉS EN SANDWICH Dans les restaurants McDonald’s, l’organisation du travail incarne d’une façon tout à fait remarquable la phase ultime du processus de rationalisation des tâches et de leur articulation selon les principes tayloriens, fordiens et onhistes [Ritzer, 1998]. Dans la droite ligne de la démarche taylorienne, chacun des gestes prescrits au sein des restaurants a été pensé en vue de le rendre le plus adapté à l’objectif de rentabilité. La chasse aux temps morts systématique ainsi que le chronométrage et l’analyse scientifique de chaque mouvement ont donné lieu à l’élaboration de normes strictes, précises et exhaustives dans tous les champs de l’activité des membres du personnel travaillant au sein des restaurants. La
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définition du one best way, « la norme à respecter dans les temps alloués » [Stroobants, 2002] se trouve ainsi déterminée aussi bien en ce qui concerne la préparation des produits et le service au comptoir, que pour les modalités de formation, de communication (entre les employés et avec les clients), d’évaluation, de stockage, de nettoyage, etc. Bien évidemment, cela n’implique absolument pas que « travail prescrit et travail réel1 » se confondent au sein de l’entreprise. Mais nous allons voir que chez McDonald’s, l’organisation des tâches est conçue de telle manière que même les actions informelles servent l’objectif de rentabilité. La parcellisation des tâches et leur mécanisation, initiée par Ford dans le secteur de l’industrie automobile, est reprise et poussée à son paroxysme dans le cadre de l’organisation du travail. Et bien qu’une « chaîne de montage des sandwichs » ne soit pas matérialisée au milieu de la cuisine, la dépendance amont/ aval (et vise versa) vis-à-vis des collègues, ainsi que la présence de nombreuses machines, introduisent des contraintes comparables concernant le rythme et l’enchaînement des gestes. En réalité, l’organisation du travail au sein des restaurants donne lieu à une « hybridation des modes d’organisation industriel et marchand » [Gollac et Volkoff, 2000], les principes « ohnistes » ont donc également trouvé une application. Les principes d’organisation du travail issus du modèle japonais (principes qui s’inspirent des innovations mises en place par Taiichi Ohno, vice-président de l’entreprise de construction automobile Toyota dans les années 1960) peuvent se résumer en cinq objectifs : « Zéro stock, zéro délai, zéro panne, zéro défaut, zéro papier. » Il s’agit entre autres de ne produire que la quantité de produits nécessaire, au moment voulu, selon le principe du juste à temps (just on time). Chez McDonald’s, l’application de ce principe ne se limite pas à la gestion des stocks de matières premières (chaque restaurant est livré de deux à trois fois par semaine) ni à la production des sandwichs (ceux-ci sont produits à la commande ou en quantité limitée, et jetés à la poubelle s’ils n’ont pas été vendus après dix minutes), elle s’étend également à la gestion du personnel. Car le recours massif aux contrats à temps partiel permet de ne shifter (pointer) heure par heure que le nombre de personnes qui sont effectivement productives sur le terrain. La « chasse aux temps morts » systématique, la rationalisation de chaque geste effectué et de chaque parole proférée en fonction de l’objectif de rentabilité, la mécanisation de la production, la conception ergonomique de l’espace pour un enchaînement des mouvements optimisé, la production en « juste à temps » des produits et la rentabilisation maximale de la main-d’œuvre laissent alors augurer d’une organisation du travail particulièrement efficace.
1. Selon la distinction proposée par [Roethlisberger et Dickson, 1931].
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Espace et rythme de travail La maîtrise/discipline de l’espace constitue un mécanisme de pouvoir puissant, à même d’asseoir l’emprise de l’organisation sur le rythme d’exécution des tâches à réaliser. C’est bien là l’ambition de cette gestion ordonnée et systématique de l’espace de travail et de celui où sont accueillis les clients : maximiser leur utilité et favoriser des échanges efficaces entre chacun d’eux. On observe ainsi un découpage/quadrillage serré de l’espace du restaurant : chaque espace devient un espace utile. Tous les restaurants McDonald’s comportent trois zones principales : le lobby (espace d’accueil des clients dans le restaurant), le comptoir et la cuisine. Chacune d’elles est organisée de manière très ergonomique. Tout est pensé pour faire gagner le maximum de temps et d’espace. Il existe par exemple une multitude de zones de stockage auxiliaires qui permettent aux employés de limiter leurs allers et venues pour se ravitailler dans les stocks principaux. Le préposé à la production2 a à sa disposition un échantillon de chaque emballage juste en dessous de l’unité de transition3 et des étagères au-dessus de celle-ci qui permettent d’entreposer des dizaines de rames d’autres emballages. Les postes qui fonctionnent ensembles sont par ailleurs très rapprochés les uns des autres : en cuisine, tous sont agencés autour de la table à garnitures4 et font face au poste du préposé à la production. Un plateau de sandwichs passe ainsi du toaster (grill pour les petits pains) à la table à garniture d’une simple translation vers la droite ou vers la gauche et le cuisinier préposé à la garniture n’a qu’à se retourner pour donner son plateau au préposé au grill (à viande et œufs). Les stocks principaux sont situés à l’arrière du restaurant, mais une porte qui s’ouvre directement sur l’extérieur permet d’y accéder sans passer par l’intérieur du bâtiment. Lors des livraisons, les équipiers peuvent ainsi remplir les stocks en même temps qu’ils déchargent les palettes. Les clients continuent d’affluer et de circuler (et de consommer) librement sans être gênés par le bruit ou l’animation. En salle, si un large espace est laissé libre devant le comptoir afin de permettre aux clients de s’attrouper devant les caisses, en attente d’être servis, les tables et les chaises occupent chaque recoin de la zone consacrée à la consommation sur place. Et même si la politique de la direction a pour objectif d’améliorer le confort du mobilier et l’élégance de son design, le nombre de places assises proportionnellement à l’espace disponible n’en reste pas moins très important. Chaque zone du restaurant est ainsi agencée de telle sorte que l’espace est rentabilisé de manière optimale. Enfin, chaque poste est situé stratégiquement afin que tous ceux avec lesquels il se trouve en interrelation soient en accès direct : le 2. Employé posté en cuisine chargé d’organiser le travail sur la zone et d’emballer les sandwichs. 3. Meuble situé entre la cuisine et le comptoir où les produits sont gardés au chaud. 4. Table en cuisine où sont disposés tous les condiments entrant dans la composition des sandwichs et sur laquelle ceux-ci sont « garnis ».
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poste à frites est par exemple situé en bout de comptoir pour permettre aux caissiers de s’approvisionner facilement, mais les cuves d’huile et le frigo négatif auxiliaire sont dans le prolongement de la cuisine afin de limiter le risque que constitue le fait de circuler rapidement sur un sol jonché d’huile, et de permettre un ravitaillement en frites surgelées sans gêner les équipiers du comptoir. Le nombre incalculable de stocks auxiliaires à tous les postes induit à chaque fois un gain de temps remarquable, tout comme l’exiguïté des zones, qui diminue considérablement les déplacements inutiles. La rentabilisation de l’espace s’inscrit ainsi complètement dans la logique de gain de temps qui surdétermine toutes les prescriptions au sein de l’organisation. L’aménagement de l’espace permet également son contrôle d’un seul regard. L’articulation des postes entre eux rend les employés très dépendants les uns des autres dans l’exercice même de leurs tâches, tout comme le fait que chacun soit sous le regard de tous en permanence. La cuisine et le comptoir ne sont pas cloisonnés. Les deux zones ne sont délimitées que par les machines à boissons, le frigo positif auxiliaire et l’unité de transition. Le préposé à la production peut ainsi surveiller tout ce qui se passe au comptoir et appréhender le nombre de clients en file tout en demeurant en cuisine. Par ailleurs, un simple coup d’œil lui permet de visualiser l’ensemble des cuisiniers, tous les postes étant ouverts et disposés à proximité les uns des autres. Enfin, les informations consultables sur l’ordinateur du restaurant situé dans l’aquarium5 permettent de connaître les prévisions, le chiffre d’affaires du restaurant et le chiffre d’affaires caisse par caisse, heure par heure. La disposition du restaurant permet ainsi de contrôler les employés d’un seul regard et le système informatique les résultats financiers d’un simple clic. L’aménagement de l’espace agit directement sur les individus, car « celui qui est soumis à un champ de visibilité et qui le sait reprend à son compte les contraintes du pouvoir. Il permet d’intervenir à chaque instant et la pression constante agit avant même que les fautes ou les erreurs ne soient commises » [Foucault, 1975]. Les employés, conscients de pouvoir être pris en faute à tout instant, ajustent intuitivement leurs gestes aux normes. Évidemment, cette analyse ne tient pas compte des différentes stratégies qu’ils peuvent mettre en œuvre, ni des jeux de pouvoir qui ont cours au sein de l’organisation. Pourtant, elle permet de garder à l’esprit qu’indépendamment de tout rapport de force, l’organisation spatiale des différentes zones constitue un moyen d’agir sur les employés et de les influencer. La discipline de l’espace ne s’identifie pas à un exercice du pouvoir qui s’ajoute de l’extérieur, comme une contrainte rigide ou comme une pesanteur. Mais elle est présente de manière suffisamment subtile pour accroître l’efficacité de l’organisation et augmenter son emprise. L’organisation de l’espace s’apparente ainsi à un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer, qui renforce l’emprise du système sur les rythmes d’exécution. 5. Petite pièce du restaurant où se trouvent le coffre, l’ordinateur central, la trieuse à monnaie et parfois les écrans de contrôle et la pointeuse. Sa dénomination vient de ce que sa porte est toujours vitrée.
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Organisation du temps et des tâches La mise en œuvre des principes tayloriens au cœur de l’organisation du travail est repérable, chez McDonald’s, du fait de nombreux indicateurs : l’analyse scientifique de chaque geste, la séparation de la conception et de l’exécution, la parcellisation des tâches, la mécanisation de la production et la standardisation des produits. La moindre tâche donne lieu à la prescription d’un protocole de normes et de règles extrêmement précis : « il est spécifié non seulement ce qu’il faut faire, mais comment et en combien de temps il faut le faire » [Taylor, 1911, p. 55]. La logique du gain de temps est ici aussi prégnante. Les temps morts sont repoussés aux temps de pause : « Il y en a qui disent qu’ils prennent un verre d’eau alors qu’ils n’ont pas soif. C’est juste pour souffler un peu. Parce que des fois, il y a tellement de monde… » (équipière). En effet l’un des principes de base lorsque l’on travaille chez McDonald’s, c’est « qu’il y a toujours quelque chose à faire » : tout le monde doit s’affairer sans relâche, même quand manifestement tout a déjà été fait. Pourtant, l’obligation d’être continuellement en activité n’est qu’implicite. Elle ne figure ni sur les FCP (fiche de contrôle de poste), ni dans les fiches d’évaluation. Par contre, les employés doivent « rechercher constamment les moyens pour diminuer les coûts », « œuvrer pour un service rapide », « avoir un comportement positif » et « encourager la productivité6 ». Tout se passe donc comme si le fait de rester sans rien faire allait, de fait, à l’encontre de ces directives. C’est ainsi que lorsqu’il n’y a plus de client à servir ou de sandwich à produire, les équipiers remplissent les stocks, nettoient le comptoir, vident les poubelles, passent la balayette, astiquent les sols ou partent en pause repas. Chez McDonald’s, il ne doit pas y avoir de temps mort. Dès l’instant où un employé pointe7, c’est qu’une tâche lui a été attribuée par le manager. L’une des fonctions des responsables est d’ailleurs de s’assurer que chacune des personnes dont ils sont chargés de contrôler le travail a bien quelque chose à faire. Ce fonctionnement fait que chaque fois qu’un employé achève une tâche qui lui a été confiée, il s’enquiert de ce qu’il doit faire ensuite. Car il réalise très rapidement que ne rien faire constitue une anomalie à rectifier sur-le-champ pour le swing8 responsable de la zone ou le manager responsable du terrain. Il en vient alors à devancer les attentes de ses supérieurs afin que ceux-ci ne lui donnent plus de directive. L’intégration du principe selon lequel les temps morts sont relégués aux temps de pause a donc pour effet progressif d’intensifier l’activité de chaque employé sans que cela ne soit pour autant la résultante d’injonctions autoritaires de la part de la hiérarchie. 6. Extraits des fiches d’évaluation équipier. 7. Tous les employés du restaurant (exceptés les managers, le directeur adjoint et le directeur) possèdent une carte de pointage. Cette carte magnétique permet un calcul informatique à la minute près du temps de travail de chacun. 8. Grade hiérarchique situé entre celui de formateur et de manager. Le swing a la responsabilité d’organiser le travail en cuisine ou au comptoir.
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La parcellisation des tâches s’apparente en cuisine à une démultiplication des postes nécessaires à la réalisation des sandwichs (toaster, gril, garniture) et, au comptoir, du nombre d’équipiers chargés de préparer à l’avance les produits les plus consommés (portions de frites, boissons, desserts). C’est ainsi qu’en période de faible affluence, les équipiers sont amenés à occuper simultanément plusieurs postes. Le soir, il peut par exemple n’y avoir qu’une seule personne en cuisine, elle est donc responsable de la production de l’ensemble des sandwichs, alors que pendant les heures d’affluence (de rush), il peut y avoir jusqu’à deux équipiers à chaque poste. La mécanisation de la production renvoie aux machines programmées ou précalibrées, mais elle est également mise en œuvre au niveau des fournisseurs avant même que les produits ne soient livrés dans les restaurants : la salade est livrée en sachet, déjà lavée et émincée, les tomates et les cornichons sont déjà coupés en rondelles, les oignons frais déjà pelés et détaillés en lamelles, etc. Les gestes qu’ont à effectuer les équipiers sont ainsi réduits, et le principe d’externalisation semble s’étendre de plus en plus puisque le nombre d’opérations réalisées dans les restaurants diminue : les tomates étaient coupées sur place il y a encore quelques années, ainsi que les concombres et les carottes entrant dans la composition des salades composées. La standardisation des produits demeure une réalité chez McDonald’s même si l’offre tend à se diversifier. La plupart des produits ont une base commune : tous les desserts glacés, par exemple, sont élaborés à partir de la même crème glacée. Il en est de même pour les sandwichs : la même portion de steak haché surgelé entre dans la composition de trois sandwichs différents, on retrouve des cornichons dans presque tous les sandwichs, etc. En fin de compte, ce sont les mêmes produits de base assemblés différemment qui permettent d’obtenir tous les sandwichs proposés par la chaîne. Mais la production en masse conduit de toute façon à la standardisation puisque les mêmes produits sont proposés tous les jours dans tous les McDonald’s de France. Pourtant, l’emprise que l’organisation exerce sur le rythme de travail des employés ne se réduit pas au processus de standardisation des tâches. Guillaume Duval, dans son ouvrage intitulé L’Entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s [2000], repère dans le champ de la restauration rapide des formes objectives de contraintes en matière de rythme de travail qui ne se limitent pas à la forme mécanique de la chaîne de montage : si le service de machines programmées en demeure proche, la contrainte peut aussi s’exercer sur une base immatérielle comme dans le cas de la dépendance amont/aval vis-à-vis des collègues ou de la dépendance vis-à-vis des clients. L’analyse de ces trois modalités de contraintes va ainsi nous permettre d’évaluer leur incidence sur le rythme d’exécution. Les machines programmées concrétisent la contrainte. Celles qui servent à la production des produits au sein des restaurants sont programmées et/ou calibrées très précisément : les cuves d’huile sonnent pour annoncer la fin de la cuisson des
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frites, les clams du gril se relèvent automatiquement lorsque les viandes sont cuites, les quantités de sauces entrant dans la composition des desserts glacés, ainsi que les quantités de sirop que comprend chaque boisson gazeuse, sont prédosées, etc. Par ailleurs, la succession des tâches se trouve rythmée par les machines. L’équipier place les petits pains dans le toaster. Au moment où celui-ci sonne la fin de la cuisson, il met les viandes sur le gril. Pendant la cuisson des viandes, il garnit les petits pains. Et cette tâche doit être accomplie au moment où le clam du gril se relève, car il doit être prêt à retirer les viandes. On réalise alors combien le calibrage des instruments de cuisson peut influencer l’enchaînement des gestes. Le long de la chaîne de montage, les ouvriers calquent leur rythme sur celui de la succession des voitures car l’invariance de la cadence de la chaîne ne permet pas de moduler leur propre rythme d’exécution. Cependant, le long de la chaîne de montage, une soudure mal faite n’interrompt pas le défilé des voitures, alors qu’une erreur dans la garniture d’un sandwich a des conséquences immédiates : les viandes déjà lancées doivent être jetés à la poubelle et les sandwichs manquant dans la chaîne de production peuvent induire une rupture9 du produit dans l’unité de transition et donc un ralentissement du service au comptoir. Au-delà du rythme imposé par la programmation des machines, la dépendance amont/aval vis-à-vis des collègues constitue donc une contrainte qui permet également de maximiser l’efficacité du travail accompli, en exerçant une injonction informelle à adapter sa propre cadence à celle des autres. Là encore, le gain de temps induit est remarquable. À la dépendance aval/amont en cuisine s’ajoute celle de l’amont par l’aval, impulsée par l’afflux des clients, au comptoir. Car les différents espaces du restaurant fonctionnent de telle sorte que les employés se trouvent contraints d’être constamment en interrelation. L’organisation des tâches, ainsi que leur parcellisation, induisent alors une forme de lien nécessaire, dont les employés ne peuvent faire l’économie dans le cadre des différentes tâches qui leur sont attribuées. Le préposé aux boissons prépare à l’avance les boissons les plus fréquemment commandées et « à la commande » les boissons qui le sont plus rarement (les bières, les boissons sans glaçon…). À mesure qu’il approvisionne son poste, les caissiers le vident afin de servir les clients. Plus le service au comptoir est rapide, plus le préposé aux boissons doit accélérer son rythme de production. Quand le service se ralentit, il doit réduire le nombre de boissons préparées à l’avance afin de ne pas avoir de pertes. Le préposé au poste à frites subit exactement les mêmes contraintes. Sa cadence reste tributaire des ventes et donc du rythme de service des caissiers. En caisse, la dépendance joue dans les deux sens en même temps qu’elle est fonction de l’importance de la clientèle. Lorsque deux employés travaillent ensemble sur la même caisse (ce qui permet d’accélérer le service), le premier 9. Manque d’un produit. Si le préposé aux frites « tombent en rupture », c’est qu’ils n’a plus de produits à servir à son poste alors que les caissiers en ont en commande.
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accueille les clients, enregistre la commande et l’encaisse pendant que le second assemble les produits sur le plateau (c’est-à-dire qu’il fait son back-up). Ce dernier doit donc ajuster son rythme sur celui de son coéquipier qui encaisse les commandes. Dans le même temps, celui-ci subit la pression implicite à la fois de son collègue, qui ne doit jamais rester à ne rien faire, et des clients qu’il a en face de lui et qui attendent d’être servis rapidement. Les clients influent sur le rythme de travail à plusieurs niveaux : d’une part, l’affluence conduit les caissiers à servir les personnes qui se présentent à leur caisse, d’autre part, le temps mis à servir chaque client dépend en grande partie de ce dernier. La dépendance vis-à-vis du client n’induit donc pas nécessairement une accélération du rythme du service, elle ne fait que le moduler. Cependant, d’autres éléments inhérents à la politique de vente font que globalement, les clients induisent davantage une accélération du rythme de service que son ralentissement. À peine les clients sont-ils entrés dans le restaurant qu’ils ont la liste des produits en vente sous les yeux. Et à peine ont-ils fait leur choix qu’on prend leur commande. Les produits sont déjà prêts : prêts à être distribués et prêts à être consommés. De son entrée dans le restaurant jusqu’à sa sortie, tout a été pensé pour que le client évolue de manière fluide : il entre, choisit son menu le long du chemin qui le mène au comptoir ou pendant les quelques minutes où il attend son tour, puis il commande, paye et repart presque sans s’arrêter. Il passe ensuite entre les mains d’une hôtesse qui le place à une table, où le temps qu’il prend pour manger avoisine les dix minutes. Enfin, pressé par les personnes debout en attente d’une place, il quitte le restaurant. Tout est mis en œuvre pour que le client passe le moins de temps possible à réfléchir : non seulement le caissier l’oriente en fonction des différents choix qui s’offrent à lui, mais surtout, ces choix sont extrêmement restreints. La formule reste invariablement la même : frites, boisson, sandwich et le nombre de possibilités concernant le choix du sandwich ne dépasse pas la dizaine. Enfin, les gens qui viennent manger chez McDonald’s prennent la plupart du temps toujours la même chose ; même une personne qui ne s’y rend qu’épisodiquement retrouve à peu près les mêmes possibilités à chaque fois. Ainsi, les clients n’ont pratiquement plus à se demander ce qu’ils vont commander. Dès l’instant où ils pénètrent dans le restaurant, ils le savent. La dépendance vis-à-vis du client chez McDonald’s est importante pour tous les employés, dans la mesure où une augmentation du rythme du service au comptoir a pour corollaire une demande accrue de tous les produits en vente et donc une augmentation de la dépendance amont/aval vis-à-vis des collègues. Ainsi, alors que la taylorisation des tâches a pour conséquence d’accélérer notablement le rythme de production, l’extension de ces principes à tous les champs de l’activité, et notamment au domaine du service, permet de gagner du temps à toutes les étapes allant de l’accueil à la consommation. L’organisation et la distribution des tâches ont donc pour effet de renforcer l’emprise de l’organisation sur les employés en les mettant dans des situations qui les contraignent de fait à accélérer leurs cadences.
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Les enjeux de pouvoir inhérents au respect des normes temporelles En apparence, tout se passe comme si le système ne générait aucune contradiction. Pourtant, l’obligation de résultat en terme de profit, à laquelle s’ajoutent les impératifs de QSP (qualité, service, propreté) et l’objectif d’obtenir un climat social satisfaisant au sein des restaurants induisent des situations où les employés sont amenés à hiérarchiser les normes et à choisir d’en appliquer certaines au détriment d’autres. Nous avons choisi d’illustrer ce phénomène par deux exemples de situations pour lesquelles la transgression de certaines règles apparaît nécessaire, étant données les circonstances de leur application : la préparation des salades et le service en caisse La préparation des salades, bien qu’assortie de normes claires, précises et univoques, place les employés au cœur d’injonctions contradictoires. Car les normes d’hygiène et de propreté vont se révéler difficilement applicables du fait de l’impératif de rentabilité qui peut être appréhendé comme objectif prédominant au sein de l’entreprise. Le préposé aux salades se trouve contraint de respecter la chaîne du froid (norme HACCP), ce qui l’amène à sortir les cartons de salade du frigo positif au fur et à mesure de ses préparations, tout en se lavant les mains après avoir touché un carton (normes d’hygiène). Étant donnée la perte de temps qui en résulte, des gants en plastique sont à disposition : après chaque plateau, les gants sont retirés pour permettre le ravitaillement en cartons de salade, puis remis sans que l’équipier ait à se laver une nouvelle fois les mains. Cependant, les gants en plastique se déchirent facilement, sans compter que la transpiration empêche de les retirer. Le contexte a également son importance : il arrive fréquemment que le préposé aux salades soit sollicité par le manager pour donner un coup de main en caisse ou en cuisine. L’équipier aura alors à se relaver les mains. Qu’en est-il par ailleurs de la chaîne du froid ? Le fait d’être sans arrêt interrompu conduit l’équipier à vouloir terminer ses plateaux le plus rapidement possible, ce qui l’amène à renoncer à appliquer les normes qui lui font perdre le plus de temps : le lavage des mains systématique, le fait de n’aller chercher les cartons qu’au fur et à mesure, le fait de retirer ses gants entre chaque plateau. Il convient néanmoins d’attirer l’attention sur le fait que le stress inhérent à l’impératif de rapidité dans l’exécution n’est pas une constante à ce poste à partir du moment où l’équipier qui l’occupe se donne comme objectif de travailler vite sans le vivre comme une contrainte qui s’impose à lui de l’extérieur. On s’aperçoit alors qu’en se soumettant au système et donc en privilégiant l’application des normes temporelles, le préposé aux salades échappe en partie aux pressions contradictoires inhérentes à son poste. Cette situation nous semble paradigmatique de ce qui se passe dans tous les postes du restaurant. Partout il est à la fois impératif de se conformer à des règles d’hygiène, de sécurité et de propreté strictes, tout en s’inscrivant dans la logique du gain de temps, ce qui met les employés dans des situations contradictoires et
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les contraignent à choisir entre ces impératifs, évidemment au mieux de ses intérêts. En caisse, les équipiers sont soumis à de multiples pressions contradictoires, qui sont toutes corollaires du fait que la rapidité du service (et donc la rentabilité) est le principe qui domine tous les autres : le caissier doit ainsi être toujours plus rapide, sans pour autant faire d’erreur quand il rend la monnaie ; il doit offrir à chaque client une écoute et une qualité de service irréprochables, tout en faisant en sorte que celui-ci soit servi en moins d’une minute ; il doit être concentré pour ne pas faire d’erreur au moment de la prise de commande et de l’assemblage des produits sur le plateau, tout en étant détendu et souriant ; il doit s’assurer que les produits qu’il vend ne sont pas en perte, c’est-à-dire, que le temps de retenu ou la date limite de conservation ne sont pas dépassés, tout en faisant en sorte que le client n’attende jamais. Pour concilier ces impératifs contradictoires, les caissiers vont eux aussi apprendre à hiérarchiser les normes en fonction des bénéfices personnels qu’ils peuvent en retirer. Tout comme les dirigeants qui affirment qu’ils peuvent « gérer l’entreprise à la française tant que la rentabilité est au rendez-vous » [Hennequin, Petit et Labbé, 2002], les caissiers sont essentiellement évalués en fonction de leur rentabilité pour le restaurant, c’est-à-dire en fonction de la rapidité dont ils savent faire preuve pour servir les clients et du chiffre d’affaires horaire qu’il réalise à leur caisse. Il leur arrive ainsi régulièrement de vendre des sandwichs en perte, soit parce qu’ils n’ont pas pris le temps de vérifier depuis combien de temps ils étaient dans l’unité de transition, soit parce que le fait d’avoir à faire patienter un client les ralentirait et les obligerait à mémoriser de nouvelles commandes. Concentrer ses efforts sur la mise en œuvre du principe de rapidité permet au caissier d’échapper pour une part aux pressions contradictoires inhérentes à son poste. Il se soumet ainsi au principe dominant du système car c’est celui-ci qui donne lieu à des reproches de la part des supérieurs quand il n’est pas respecté, mais cela au prix de l’hygiène alimentaire, de la courtoisie à l’égard des clients, de la qualité des produits…
L’efficacité des employés au cœur des relations hiérarchiques Bien que le principe de rationalisation de l’action soit prégnant à tous les niveaux de fonctionnement de l’entreprise, un certain nombre de zones d’incertitude échappe à la normalisation de tout et de tous, et c’est là, comme l’a posé Crozier [1963], que les subordonnés vont se trouver dépositaires d’un pouvoir dont ils vont user à l’encontre de leurs supérieurs. Chez McDonald’s, chaque responsable a besoin que ses subordonnés réalisent un travail de qualité (autrement dit « vite fait et bien fait »), dans la mesure où c’est essentiellement sur ses capacités à motiver son équipe et à faire en sorte qu’elle soit performante qu’il est lui-même évalué. Deux paramètres inhérents à la gestion temporelle du travail à réaliser
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deviennent ainsi, entre autres, des enjeux de pouvoir : le rythme d’exécution et la durée des shifts. L’une des responsabilités du manager est de faire en sorte que les équipiers présents sur le terrain travaillent de manière fluide, communiquent, coopèrent et ne soient jamais à ne rien faire. La responsabilité du swing est la même sur sa zone spécifique. L’une des qualités des responsables doit donc être le leadership : ils doivent développer leurs capacités à faire en sorte que, sous leur influence, leurs subordonnés travaillent vite, selon les normes et avec entrain. Le subordonné, à moins d’avoir un intérêt à contenter son supérieur (ce qui est malgré tout souvent le cas), prend rapidement conscience que ce pouvoir que celui-ci devrait avoir sur lui est en réalité un pouvoir que lui-même détient à son encontre. Car « s’il travaille comme une larve, le manager perd un équipier qui pourrait être performant » (manager), et que rétablir le dialogue et la bonne entente relève de la responsabilité du manager et non de celle de l’équipier : « Un jour, les équipiers du comptoir se sont arrêtés de travailler parce que le manager leur avait mal parlé. Il s’est excusé » (responsable de zone syndiqué). Dès l’instant où les équipiers perçoivent qu’ils détiennent là un véritable contre-pouvoir, ils en font usage à différentes fins. Car si le fait de ralentir son rythme peut conduire le manager à renoncer à une part de son autorité et à reconnaître sa dépendance vis-à-vis de ses subordonnés, le fait de l’accélérer permet de se rendre à terme indispensable. Lorsqu’un équipier (ou un responsable de zone) se révèle particulièrement performant à son poste, il permet au manager de se concentrer sur les zones de son terrain où il aura plus de difficultés à obtenir un travail satisfaisant : par exemple, un équipier performant en caisse donnera l’assurance au manager que les objectifs financiers seront atteints, et lui laissera la possibilité de poursuivre la formation d’un nouveau caissier en lui faisant du back-up. D’une manière générale, tous les employés investis et motivés sont d’une grande aide pour les responsables, ce qui leur permet d’obtenir beaucoup de privilèges (choix des jours de congés, adaptation des horaires facilitée, repas supplémentaires), car les responsables ont tout intérêt à les conserver parmi leurs effectifs. Travailler selon un rythme soutenu fait donc partie des moyens d’obtenir du pouvoir. Pourtant, il est important de souligner que cela induit dans le même temps une augmentation de la rentabilité du restaurant. La meilleure façon pour l’employé d’avoir du pouvoir sur ses collègues renforce ainsi l’emprise que l’organisation a sur lui. Dans la mesure où la prévision des périodes d’affluence n’est pas une science exacte, il arrive fréquemment que l’effectif des employés présents sur le terrain soit ou trop important ou insuffisant. L’objectif de rentabilité étant prédominant, la dépendance des managers à l’égard de leurs subordonnés se trouve renforcée. Régulièrement, les managers ont à demander aux employés de bien vouloir faire des heures complémentaires (ou d’accélérer le rythme et/ou l’intensité de leur travail, ce qui nous renvoie au développement précédent) ou de bien vouloir dépointer avant la fin de leur shift. Bien évidemment, il est interdit selon les règles
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du droit du travail de forcer un employé à dépointer. C’est pourquoi la demande prend la forme d’une suggestion, d’une faveur ou d’une invitation. Elle devient dans tous les cas un enjeu de pouvoir dès l’instant où les équipiers ont pris conscience du fait que ce sont eux qui tirent les ficelles de la négociation. Même si certains trouvent largement leur compte dans le fait de terminer plus tôt, il n’en demeure pas moins que le manager devient leur débiteur.
L’ADHÉSION DES EMPLOYÉS COMME GARANTIE DE L’EFFICACITÉ DU SYSTÈME L’organisation du travail au sein des restaurants McDonald’s va indubitablement dans le sens d’une rentabilisation optimale des gestes réalisés, des paroles proférées et des déplacements effectués. Pourtant, malgré l’ambition sous-jacente de normaliser, contraindre et contrôler tout et tous, des zones d’incertitude demeurent, qui rendent l’adhésion des employés aux objectifs de rentabilité indispensable au fonctionnement de l’ensemble. Les contraintes temporelles propres à la restauration rapide rendent les conditions de travail rigides et éprouvantes. Pourtant, les employés les reprennent à leur compte, voire les renforcent, selon différents processus que nous allons maintenant mettre en évidence.
La mainmise de l’organisation sur le temps non travaillé L’organisation du travail au sein des restaurants, qui passe par une gestion de l’espace et du rythme d’exécution induisant une forte interdépendance entre les employés, favorise dans le même temps leur intégration au collectif de travail. Par ailleurs, les horaires propres à la restauration rapide imposent (notamment aux employés qui travaillent à plein-temps) un rythme de vie singulier qui agit également comme un facteur favorisant l’intégration. La vie privée finit alors par se confondre avec la vie professionnelle, du moins assiste-t-on au brouillage de la limite entre l’une et l’autre. Tout un ensemble de pratiques au sein de l’organisation va alors avoir pour visée de renforcer cette confusion et de l’entretenir. C’est ainsi que, au nom de l’« entretien de l’esprit de corps », le regroupement des employés à l’extérieur des restaurants et en dehors du temps pointé va être formalisé10. Ce que l’entreprise met en avant concernant les horaires de travail, c’est qu’ils sont adaptés à la vie privée des employés (sic). Étant donnée l’amplitude horaire sur laquelle le restaurant reste ouvert (365 jours par an, de 8 h 30 à minuit en moyenne), les possibilités de shifts demeurent variées. Ainsi, dès l’instant où les 10. On remarque ici qu’il s’agit d’un phénomène qui ne correspond pas du tout aux pratiques qui ont cours concernant les ouvriers d’usine. Beaud et Pialoux, dans leur ouvrage Retour sur la condition ouvrière [1999], rapportent que ceux-ci cherchent au contraire à se protéger de tout empiètement du travail sur le temps libre, à sauvegarder le temps « à eux » hors de l’atelier et dans l’atelier (refus des heures supplémentaires) et à imposer le strict respect par la hiérarchie des horaires de travail.
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employés ont fait part de leurs disponibilités, l’assistante administrative doit les shifter en tenant compte de ces impératifs. Pourtant, Les disponibilités des employés demeurent un élément essentiel conditionnant leur recrutement. C’est ainsi qu’un nouvel équipier doit signaler des disponibilités au moins égales au double (voire au triple) du nombre d’heures prévues dans son contrat. Il s’agit là pour l’entreprise d’une nécessité, dans la mesure où la personne chargée d’élaborer les plannings doit disposer d’une marge de manœuvre minimale afin d’être en mesure de s’acquitter de sa tâche. L’affluence dans le restaurant varie en effet tellement (d’un mois à l’autre, d’un jour à l’autre et même d’une heure à l’autre) qu’un important nombre d’heures déclarées disponibles se révèle être un véritable atout pour établir les plannings. La conséquence pour l’employé est qu’inévitablement, ses horaires changent tout le temps, même s’il les connaît « 10 jours à l’avance ». Pourtant, dès l’instant où il adhère à l’organisation, aller dans le sens des intérêts de l’entreprise sera vécu par lui comme un moyen de poursuivre ses propres intérêts. Élargir ses disponibilités, accepter d’effectuer des heures complémentaires, répondre à la demande de venir travailler sans être shifté et parfois sans même être pointé devient alors naturel. C’est en toute liberté qu’il choisit d’opter pour ces alternatives. C’est ainsi que les engagements annoncés par la direction d’adapter les horaires de travail aux disponibilités des employés et de respecter l’équilibre entre leurs vies privée et professionnelle sont largement rompus dans les faits sans que cela soulève la moindre récrimination dans la mesure où ce sont les employés eux-mêmes qui en font la demande. Les jours non travaillés (jours offs) ne correspondent que rarement aux samedis et aux dimanches. Ils ne sont même pas toujours consécutifs (« sauf demande contraire du salarié ») et peuvent également changer d’une semaine à l’autre. Dans la restauration rapide, le travail impose des horaires très étendus dans la journée, ce qui induit nécessairement des shifts particuliers : les employés peuvent être amenés à commencer tôt le matin ou terminer tard le soir en alternant régulièrement (en particulier pour les employés travaillant à temps complet, qui ont par définition une disponibilité totale [sic]). C’est ainsi que leur vie doit s’organiser en fonction d’horaires qui varient sans arrêt. Il devient alors très compliqué de s’engager dans des activités extérieures qui demanderaient un minimum de régularité dans les présences [Boulin, Lallement, Lefevre et Silvera, 1998]. L’alternance des jours où les employés terminent tard avec ceux où ils commencent très tôt ne leur permet pas d’avoir un rythme de sommeil reposant et les double-shifts les contraignent à passer une grande partie de leur journée dans le restaurant : c’est par exemple le cas lorsqu’ils travaillent de 11 h 30 à 15 h et de 18 h 30 à 23 h 30. Beaucoup d’employés ne voient tout simplement pas l’intérêt de rentrer chez eux pour quelques heures dans l’après-midi, ils passent ainsi encore plus de temps sur place. Toutes ces contraintes horaires ont pour conséquence de marginaliser les employés vis-à-vis de toutes les personnes qui ne
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travaillent pas chez McDonald’s : « J’arrive avant de pointer, je ne repars pas directement après avoir pointé. Je viens même les jours où je ne travaille pas » (équipière). Du fait d’horaires (et donc d’un rythme de vie) similaires, de préoccupations semblables, d’un vécu commun et d’un langage interne à l’organisation qu’eux seuls comprennent, les employés travaillant chez McDonald’s finissent par se rassembler à l’intérieur comme à l’extérieur du restaurant. Évidemment, cette affirmation est loin d’être généralisable à chacun d’eux. Car même si elle se révèle particulièrement vérifiée concernant le collectif des équipiers, dès l’instant où un employé a pour projet de faire carrière au sein de l’organisation, il va non pas chercher à s’intégrer au groupe mais à se distinguer des autres en se conformant aux critères d’excellence produits par le système. Cette évolution prend la forme d’un désinvestissement progressif des relations fraternelles (au sens de « entre pairs »). Il s’agit dorénavant pour l’employé de prendre une place de leader, de formateur ou d’organisateur des tâches qui lui demande d’être beaucoup plus en retrait. Étant données l’importance et la multiplicité des enjeux de pouvoir repérables au sein de l’organisation, cette réserve apparaît nécessaire et semble d’ailleurs s’imposer d’elle-même. La phase d’intégration à l’organisation passe le plus souvent par un investissement affectif tout à fait remarquable des collègues de travail. Le groupe des employés devient ainsi un groupe d’appartenance privilégié qui tend à supplanter tous les autres. Il arrive alors très fréquemment que les employés se regroupent spontanément, ce qui est à la fois encouragé et surveillé par le système organisationnel11. Le fait que de multiples initiatives soient prises au sein même de l’entreprise pour regrouper et animer les employés en dehors des restaurants et en dehors du temps de travail (soirées équipier, semaines de formation, week-ends de loisirs) vise implicitement à renforcer la cohésion et donc les liens entre les membres du personnel. Mais cela se fait sous le regard des responsables, qui ont ainsi le moyen de contrôler et mesurer la qualité de l’ambiance12.
L’intériorisation des normes temporelles La mise en évidence de trois processus distincts va nous permettre de cerner de quelle façon des normes vécues dans un premier temps comme contrai11. Nous désignons par système organisationnel l’ensemble des normes, valeurs, règles et principes produits, revendiqués et véhiculés au sein de l’organisation par les responsables auprès de leurs subordonnés (par le biais du discours mais également des modalités d’évaluation, de formation et d’organisation du travail). Cette dénomination permet de ne pas prendre l’« organisation » comme sujet (en lui attribuant une intentionnalité, des sentiments et une volonté) et de toujours considérer que les valeurs, les règles, les principes et les normes prônés et dispensés en son nom en son sein ont été produits à l’origine par le fondateur de l’entreprise (lui-même influencé par les valeurs légitimes et prédominantes de son temps) et modifiés par la suite par tous les dirigeants qui lui ont succédé. 12. Par ailleurs, il nous semble important de souligner que la fraternisation avec les collègues, tout comme l’allongement du temps de leur présence au restaurant, fait partie des stratégies mises en œuvre par les employés eux-mêmes en vue d’augmenter leurs chances de promotion.
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gnantes et rigides vont progressivement être intégrées puis renforcées par les employés eux-mêmes : l’intériorisation des normes temporelles par le biais du langage, par le biais de processus défensifs et par le biais de processus identitaires. Comme le rappelle John B. Thompson dans sa préface de l’ouvrage de P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique [Bourdieu, 2001], « toute interaction linguistique, aussi personnelle et insignifiante qu’elle puisse paraître, porte les traces de la structure sociale qu’elle exprime et qu’elle contribue à reproduire ». De ce fait, tout échange exprime, de multiples manières, des relations de pouvoir. En prescrivant au sein de l’organisation un langage commun (un vocabulaire et des modalités de communication spécifiques), les dirigeants de McDonald’s contribuent dans le même temps à imposer tout un ensemble de valeurs et de principes comme légitime et dominant. Car en utilisant « ses mots », les employés reconnaissent implicitement les valeurs et les principes de l’organisation que ceux-ci sous-tendent [ibid.]. L’emprise que l’organisation exerce sur les modalités de communication du personnel participe ainsi du processus d’intériorisation de ses contraintes, de ses valeurs et de ses principes. La main mise sur le langage est alors également une main mise sur la pensée. Le vocabulaire spécifique utilisé chez McDonald’s, ainsi que les modalités de communication prônées dans les échanges, ont pour effet d’augmenter la rentabilité du fait du gain de temps qu’ils induisent. Mais il ne s’agit pas là de la seule conséquence inhérente à l’introduction de mots à usage strictement interne ou de la modification de la signification de certains autres. McDonald’s s’est constitué un véritable univers langagier. Et l’apparente rationalité des schèmes de significations introduits, ainsi que l’usage du vocabulaire interne à l’organisation, permettent d’imposer une manière arbitraire de représenter les choses, conforme à la culture de l’entreprise [Rot, 2001]. Les employés s’approprient les mots de l’organisation et les assimilent : d’une part parce qu’ils sont adaptés aux échanges (dans la mesure où ils permettent de se comprendre rapidement dans un univers où il est nécessaire d’aller vite), et d’autre part parce que, comme tout système de langage au sein d’un groupe, ils renforcent le sentiment d’appartenance. Dès l’instant où les employés ont intégré le principe de rentabilité comme étant le principe dominant au sein de l’organisation, ils vont « naturellement » s’approprier les modalités de communication prônées en son sein, tout simplement parce qu’elles ont été spécialement conçues pour maximiser l’efficacité des échanges. Par ailleurs, une fois intégré, le « langage de l’organisation » est intériorisé, car les employés sont amenés à penser à partir de lui. Le champ de significations auquel il renvoie devient un système de références à partir duquel ils pensent et appréhendent la réalité, même en dehors de l’organisation. Car l’organisation donne plus que des mots aux employés ; elle leur donne des codes, c’est-à-dire de véritables formulations dont le signifié est interne, mais qui renvoient à des notions et/ou à des sensations qui peuvent s’employer également dans d’autres contextes. Tout un ensemble de termes renvoie par exemple au temps : « rush », « avoir la pression »,
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« skimer13 », « timer14 », etc. Mais tous ces mots qui renvoient au temps expriment également la nécessité de ne pas le perdre (ou de le maximiser). En intériorisant les mots du système, les employés intériorisent également une manière d’être, les mots désignant, non pas ce qui est, mais ce qui doit être, et cela a pour effet d’inciter progressivement à tendre vers ce qu’ils désignent tout simplement parce que c’est devenu une évidence. Mais le langage n’est pas le seul biais par lequel les employés intériorisent la logique du système. Les défenses psychologiques qu’ils mettent en œuvre afin de s’adapter à la situation de travail [Dejours, 1993] participent également du processus. Pour les employés, tout ce qui vient à l’encontre du principe de rentabilité peut être vécu comme insupportable. Ce qui a pour effet de ralentir l’exécution (notamment les normes d’hygiène et de sécurité) agit comme une source de pénibilité ou de stress. Les multiples contradictions au cœur desquelles se trouvent plongés les employés augmentent ainsi continuellement l’intensité des « coûts subjectifs » [Clot, 1995] liés à la réalisation des tâches. L’ensemble des normes d’hygiène, de propreté et de sécurité n’a qu’un effet lointain et indirect sur le chiffre d’affaires, tout comme les normes relatives à la qualité des produits (notamment les temps de retenu). Par ailleurs, leur respect n’est absolument pas la préoccupation prédominante au sein de l’organisation. C’est ainsi que ces normes perdent leur sens dans la pratique et ne sont de ce fait que parcimonieusement respectées. Toujours est-il que pour les employés qui adhèrent au système, la recherche de l’excellence les rend essentielles. Le « coût subjectif » et donc le stress que génère le fait de s’imposer de les respecter envers et contre tout est alors loin d’être négligeable. Par ailleurs, nous avons pu nous rendre compte que les caissiers étaient tout particulièrement dépendants du rythme de service que leur imposaient les clients. Dans la mesure où le principe selon lequel ceux-ci doivent être servis rapidement est intégré, chacune de leurs demandes qui a pour effet de ralentir la cadence suscite de l’énervement : la plainte concernant la chaleur ou la qualité d’un produit, la demande de condiments ou d’un verre d’eau, les hésitations, les changements d’avis, etc. Car ce conditionnement est si malaisé à atteindre qu’une fois acquis, il devient précieux. C’est ainsi que dès l’instant où le caissier sera parvenu à se conformer aux exigences concernant le rythme d’exécution, tout ce qui viendra briser la régularité de sa cadence sera vécu comme une agression. La relation caissier/clients prend dès lors la forme d’un véritable rapport de force, la dépersonnalisation des relations demeurant un moyen de gagner du temps en même temps qu’une défense contre la pression que constitue l’obligation d’être productif. 13. Lorsqu’un caissier a réalisé un certain chiffre d’affaires, le mot « skim » clignote sur l’écran de sa caisse. « Skimer » est donc le verbe qui signifie que ce chiffre d’affaires est atteint. 14. Petit objet de métal numéroté servant à contrôler le temps de retenu des sandwichs dans l’unité de transition.
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Le travail en caisse se fait sous tension. Les managers présents au comptoir enjoignent les caissiers à accélérer le service. Tout le monde s’active, ce qui génère une sensation d’urgence. Et l’affluence des personnes qui attendent d’être servies exerce également une forme de pression qui contraint les employés à chercher à absorber le flux. L’attroupement des clients devient ainsi l’élément qu’il faut absorber coûte que coûte. Chaque contretemps doit être combattu. De la même façon que les téléphonistes deviennent de plus en plus rentables à mesure que leur frustration s’accroît [Dejours, 1993] les caissiers sont de plus en plus rapides à mesure que la tension monte. Ils servent alors les clients toujours plus mécaniquement, réduisant ceux-ci à de simples entités désincarnées. L’intériorisation des contraintes temporelles s’opère également par le biais de processus identitaires. 80 % des employés de McDonald’s sont en contrat à temps partiel (entre 18 et 30 heures par semaine). Seuls les responsables à partir de l’échelon de responsable de zone bénéficient de contrats à temps plein (5 à 10 % de l’effectif des restaurants). La majorité des équipiers polyvalents appréhende son travail chez McDonald’s comme un « passage » et ne trouve pas d’intérêt à revendiquer des améliorations dont ils ne bénéficieront probablement pas, faute d’être encore salariés dans l’entreprise. Par ailleurs, ceux pour qui cet emploi constitue une première expérience professionnelle n’ont pas idée des avantages auxquels ils pourraient prétendre, ni des intérêts qu’ils pourraient défendre. Enfin, l’éparpillement des salariés dans les différents restaurants de l’enseigne ne facilite pas la constitution d’un groupe de pression homogène, d’autant que la compétition entre les restaurants est encouragée, que le sentiment d’appartenance au collectif des employés d’un même restaurant est important et que les processus identitaires qui pourraient faire que les salariés se sentent solidaires d’un groupe de professionnels transcendant l’organisation McDonald’s sont quasiment inexistants. Dans la mesure où travailler chez McDonald’s n’est qu’une activité provisoire, et que les employés optent délibérément pour un contrat à temps partiel (souvent afin de concilier travail et études), on est bien loin des caractéristiques de la population des caissières de supermarchés pour lesquelles le temps partiel « dissimule une situation de chômage partiel » [Alonzo, 2001]. Pourtant, dès qu’un employé projette de faire carrière et envisage donc une appartenance durable à l’organisation, le phénomène d’adhésion vide de tout sens les projets de revendication (et donc d’opposition) vis-à-vis d’un système avec lequel il se trouve dès lors en « collusion identitaire ». Le choix d’une main-d’œuvre à dominante étudiante permet également à l’organisation de profiter des multiples prédispositions de ce public à correspondre au profil attendu : ayant atteint le niveau des études universitaires, les normes implicite du champ scolaire se révèlent assez bien intégrées (ce qui a fait d’ailleurs dire à un équipier lors d’un entretien qu’au moment de son embauche, il « prenait le truc vachement scolairement »). Car « l’essentiel de ce qui est transmis se situe moins dans le contenu apparent (programmes, cours, etc.) que dans l’organisation même de l’action pédagogique » [Bourdieu, 1989] ; et ces normes, principes et
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valeurs implicites se révèlent être particulièrement bien accueillies chez McDonald’s : le respect de l’autorité, l’intégration d’un nombre important d’informations en peu de temps, la valorisation de la réussite, la méritocratie, le goût de l’effort et du travail bien fait [Beaud et Pialoux, 1999]. Burnod, Cartron et Pinto [Burnod, Cartron et Pinto, 2000] ont néanmoins observé qu’une proportion remarquable d’équipiers était d’« origine populaire » et s’engageait dans les filières a priori les « moins sélectives de l’université » (en particulier les sciences humaines ou sociales, qui ont la particularité d’offrir un avenir incertain du fait de débouchés très limités). La « rivalité » qui finit par s’installer pour ces jeunes entre le champ universitaire et McDonald’s semble ainsi prédestinée à se révéler en faveur de ce dernier. Pour ceux, selon l’expression de Champagne et Bourdieu [Bourdieu et Champagne, 1993], qui se révèlent être d’entrée de jeu des « exclus de l’intérieur », le cadre offert par McDonald’s semble en effet beaucoup plus adapté aux attentes que celui offert par l’université. Par opposition à une institution où tout le monde est anonyme (en particulier en DEUG où la majorité des cours ont lieu en amphithéâtre ou en TD surchargés), où les critères de réussite sont fuyants et les règles d’assiduité plutôt lâches, la cellule du restaurant offre des repères définis et sécurisants, une attention élective à chacun (renforcée par le tutoiement à tous les échelons de la hiérarchie) et adresse des attentes « spécifiques, mesurables, individuelles et réalisables » (selon le principe SMIR). Par ailleurs, pour tous ceux qui se révèlent avoir des difficultés à l’écrit, notamment dans les disciplines littéraires où le manque de capital culturel est particulièrement préjudiciable, la prédominance (et surtout l’extrême valorisation) de la pratique sur la théorie est plutôt bienvenue. Enfin, les opportunités de promotions et de formation en interne achèvent de brosser un tableau particulièrement attractif de l’entreprise pour ceux qui, après quelques mois ou quelques années passées à échouer aux examens ou à redoubler, optent pour une carrière au sein de l’organisation. Du fait de conditions de travail contraignantes et éprouvantes physiquement, le parcours professionnel au sein de McDonald’s s’apparente alors à la « sélection-exclusion » des ouvriers de l’électronique ou de l’habillement [Gollac et Volkoff, 2000]. En effet, du fait des fortes exigences de précision et de vitesse dans ces deux secteurs, le recrutement de très jeunes ouvrières est permanent et la plupart d’entre elles s’en vont avant trente ans. Le phénomène est comparable à celui observé chez McDonald’s : les équipiers s’excluent d’eux-mêmes de l’organisation quand ils ne s’entendent plus avec l’encadrement, que le travail est trop dur ou que les revenus ne suffisent plus à compenser le temps contraint [Brochier, 2001]. Par ailleurs, les managers qui n’ont plus d’espoir de promotion démissionnent dès l’instant où ils ne parviennent plus à suivre les cadences. Et les stores (directeurs de restaurant) quittent l’organisation quand ils « trouvent mieux ailleurs ». Ces mouvements permanents d’arrivées et de départs parmi les membres du personnel demeurent l’un des obstacles essentiels à la composition d’un groupe de pression durable et fort par le nombre en vue de revendiquer de meilleu-
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res conditions de travail. Les processus identitaires à l’œuvre dans le cadre de toute activité professionnelle ont pour effet, chez McDonald’s, de renforcer le sentiment d’appartenance à l’organisation et l’identification à celle-ci : les employés rejettent alors l’idée selon laquelle ils ne maîtriseraient pas l’engagement dont ils font preuve au sein de l’organisation. Tout se passe comme s’ils se révélaient incapables d’opérer la moindre distanciation, même en s’y appliquant. Ils rejettent en bloc et définitivement toutes les hypothèses selon lesquelles leurs représentations seraient erronées, incomplètes ou déterminées, en les considérant comme inconcevables, malveillantes ou fondées sur de fausses informations. Comment de toute façon pourraient-ils ne pas être maîtres de leurs propres pensées, de leurs propres affects et de leurs propres perceptions sensorielles ? Ce sentiment d’être autosuffisant, renforcé par le discours du système organisationnel (« les clients comme les employés choisissent McDonald’s en toute liberté »), permet aux dirigeants de disqualifier les mouvements des syndicats tout en étant abondamment relayés au sein des restaurants. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, lors d’actions de sensibilisation relatives à la grève du McDonald’s du métro Strasbourg-Saint-Denis à Paris, et alors qu’ils souhaitaient mobiliser les employés dans d’autres restaurants de l’enseigne concernant le caractère insupportable de leurs conditions de travail, les grévistes se sont vus opposer un discours du type : « Laissez-nous travailler, si on veut se laisser exploiter, c’est notre droit. »
L’adhésion consentie et aboutie Les normes temporelles sont si contraignantes au sein des restaurants que l’adhésion des employés à leur mise en œuvre se révèle indispensable. L’exposé de trois processus d’intériorisation des contraintes organisationnelles nous a permis de montrer de quelle façon ils se trouvaient comme « phagocytés » par l’organisation : elle les absorbe et détruit leurs facultés de jugement. Les réactions de rejet qui prédominent les premiers temps cèdent alors la place à de l’indifférence. Enfin, le sentiment d’appartenance à l’entreprise grandissant, les signes de l’intégration sont valorisés, voire délibérément accentués. Ce renforcement de l’emprise de l’organisation par les employés eux-mêmes confère une dimension presque toxicologique au processus d’intégration : au sein de l’organisation, on dit des employés qui adhèrent au système qu’ils ont « du ketchup dans les veines ». L’adhésion des employés chez McDonald’s s’apparente ainsi à une forme d’attachement particulier de ceux-ci à l’organisation les amenant à éprouver une grande satisfaction à faire partie de l’entreprise, à s’investir dans leur travail et à donner le meilleur d’eux-mêmes dans la réalisation de leur tâche. L’intériorisation des contraintes temporelles et leur mise en œuvre de manière toujours plus efficace est ainsi subordonnée à ce processus qui conduit les employés d’une adhésion basée sur un sentiment d’appartenance très fort au collectif de travail à une adhésion fondée sur un sentiment de grande confiance en soi, pour enfin aboutir à une forme
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d’adhésion prenant appui sur une confiance directe en l’organisation. Ce sont ces trois temps successifs qu’il nous faut maintenant décrire. Dans un premier temps, la performance constitue un rite d’intégration au collectif de travail. Le type d’adhésion prépondérant renvoie alors au sentiment d’« engagement ». Les employés se sentent « liés » moralement et affectivement à leurs collègues/pairs. Les conditions de travail et les dispositifs managériaux induisent une forme de solidarité fondée sur le partage par les membres du groupe des mêmes épreuves et de certaines préoccupations communes (conditions de travail éprouvantes, mais également statut étudiant pour plus de 60 % des équipiers). D. Anzieu [1975], en analysant les mécanismes propres au fonctionnement des groupes, a dégagé le concept d’illusion groupale pour désigner l’état psychique particulier qui amène les individus à avoir une représentation déformée du groupe et des individus qui en font partie, en ayant tendance à le(s) idéaliser. Nous allons voir qu’à beaucoup d’égards, la dynamique qui se met en place entre les employés chez McDonald’s peut être assimilée à la dynamique de groupe mise en évidence par Anzieu. La dimension organisationnelle génère cependant d’autres types de représentations, qui se révèlent, elles aussi, déformées par rapport à la réalité. Les normes et le système de valeurs propres au système contribuent ainsi à produire un nouvel ensemble de représentations, qui est renforcé par les employés une fois que ceux-ci l’ont intériorisé. L’intériorisation des normes et du système de valeurs de l’organisation participe alors à créer un filtre au travers duquel toute perception se trouve transformée. Pour que l’illusion groupale advienne, le groupe doit nécessairement être dans une situation de relatif isolement, afin que ses membres en viennent à désinvestir au maximum la réalité extérieure. Chez McDonald’s, tout ce qui concerne l’organisation vient envahir l’ensemble des champs de la vie des employés. Les contraintes liées à l’organisation des horaires favorisent un fonctionnement en vase clos et l’organisation d’une vie sociale en dehors du restaurant se révèle particulièrement difficile à mettre en œuvre, ce qui alimente une force centripète qui pousse les individus les uns vers les autres au sein du restaurant. Par ailleurs, de nombreuses pratiques orchestrées par l’organisation elle-même viennent renforcer cette cohésion15 interne : la tenue vestimentaire, le fait de manger au restaurant, d’avoir une salle équipier16, l’organisation de soirées, le système de formation interne, etc. Là encore, certains facteurs sont inhérents à l’organisation du travail, alors que d’autres résultent directement des pratiques managériales ayant pour but de renforcer l’identité organisationnelle. Il convient cependant de noter que l’employé n’est pas dans l’illusion groupale dès son entrée dans le restaurant. Celle-ci 15. Nous employons le terme de cohésion en référence à la définition qu’en propose B. Ollivier [1995] : une cohésion « qui élimine les décalages, les oppositions, les contradictions et les dysfonctionnements en empêchant les individus d’en prendre conscience, d’en représenter les enjeux et d’en penser les conditions de dépassement. Ainsi semble-t-elle acquise une fois pour toute ». 16. Petite pièce du restaurant où les équipiers peuvent se restaurer ou se reposer à l’abri du regard des clients.
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préexiste entre les membres de l’organisation avant qu’il ne l’intègre. Ce n’est que progressivement qu’il est initié aux normes et aux règles inhérentes au système Mais pour « prendre une place » au sein de l’organisation, il est contraint d’en intérioriser les normes et les codes. Cette fragilisation identitaire à laquelle il est sujet en arrivant (du fait des coûts cognitifs, subjectifs, physiques et psychologiques de l’activité) initie comme une force qui le pousse à investir l’organisation. Ce qui diffère de l’illusion groupale définie par Anzieu, c’est que le seul moyen dont disposent les nouveaux employés pour « se sentir mieux » consiste à se conformer aux règles et aux normes de l’organisation. Le terme d’illusion organisationnelle semblerait alors plus adapté pour définir ce moment particulier. L’organisation génère du stress et dans le même temps donne au sujet les moyens de se défendre contre lui. Mais cette défense sert les intérêts de l’organisation en même temps qu’elle protège l’employé La première période du processus d’adhésion apparaît donc comme une phase initiatique pendant laquelle l’illusion organisationnelle permet aux employés de s’adapter à des conditions de travail particulièrement exigeantes et contraignantes. Et l’intégration dans le collectif de travail passe nécessairement par l’intégration et le respect des normes temporelles. Ainsi, le fait de relever des défis (« retirer les viandes du gril en dessous de 4 secondes », « réaliser un bon chiffre d’affaires sur sa caisse ») a plus pour objectif d’obtenir le respect des collègues que de rivaliser avec eux. Et le besoin de faire corps avec le collectif de travail renforce progressivement l’emprise de l’organisation.
L’identification des employés à l’idéal prôné par le système organisationnel Le système organisationnel adresse une demande à l’employé : demande de travail, de perfection, de motivation… Bien que jeune, non diplômé et non expérimenté, il est jugé, selon les critères de l’organisation, parfaitement apte à combler les attentes. Ainsi, dès l’instant où les gestes, les paroles et les pratiques du système sont intériorisés, appliqués et reproduits, il est reconnu17 : reconnu par les autres membres de l’organisation comme venant combler un trou dans la chaîne de production18 et reconnu par le système organisationnel comme venant correspondre parfaitement à ses attentes. L’employé se conforme aux normes. Il est 17. La reconnaissance peut être appréhendée selon deux sens différents : être reconnu au sens d’être accepté par les autres membres du groupe comme faisant partie de celui-ci, et être reconnu au sens d’obtenir de l’« amour ». Il y a à la fois un besoin d’appartenance au tout que constitue l’organisation (la « matrice ») et un besoin d’être aimé par elle. L’amour passe alors par la reconnaissance de ce qui est fait (correspondance avec les normes de l’organisation, évaluée à la fois par les supérieurs et par les pairs). Il en résulte comme un lien direct entre le sujet et l’organisation qui s’apparente à un lien de type maternel. L’organisation est alors à la fois la mère et la matrice, c’est-à-dire l’entité aimante et le contenant. 18. Lorsque l’on demande aux employés de bien vouloir faire des heures complémentaires, ils sont mis par les autres dans une position où « ils se sentent obligés de rester pour donner un coup de main et ne pas laisser tomber les collègues ». L’employé vient combler un manque.
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reconnu par ses pairs et par ses supérieurs et obtient une, voire plusieurs promotions. C’est à ce moment-là qu’un certain nombre abandonne ses études et choisit de « faire carrière ». En comparaison avec ce qui leur est offert au sein de l’organisation, les satisfactions universitaires, ramenées aux efforts fournis dans l’un et l’autre champ, semblent pour beaucoup bien inférieures. Chez McDonald’s, l’individu est reconnu, désiré et investi d’emblée. Le système organisationnel lui donne l’illusion qu’il est déjà à même de correspondre à l’idéal qui lui est proposé. Alors qu’à l’université, la correspondance avec l’idéal est pour beaucoup une quête différée, longue et difficile. De plus, la culture de « l’ici et maintenant » propre à McDonald’s transforme la perception que les employés peuvent avoir de la valeur temporelle : au sein du système, l’immédiateté est extrêmement valorisée. Pourtant, lorsque l’on (le supérieur direct, les collègues...) vient signifier à l’employé que sa promotion va être différée, ou que dorénavant, il va falloir qu’il fasse ses preuves, il demeure encore un certain temps dans l’illusion que ce n’est pas lui qui est en cause, ni l’organisation, mais la façon dont les individus appliquent ses normes. Bien que ne correspondant plus à l’idéal, il continue à se complaire dans l’illusion qu’il y correspond. Il arrive d’ailleurs que ce soit le cas. Les promotions peuvent se succéder rapidement d’équipier polyvalent à manager car il y a beaucoup de postes à pourvoir, mais les places de premier assistant et de directeur de restaurant sont beaucoup plus rares. Le temps d’attente pour une nouvelle promotion correspond alors à la troisième phase du processus d’adhésion. L’employé séduit par l’organisation se berce d’illusions. Il croit ce que le système organisationnel lui fait croire, à savoir qu’il incarne son idéal. Renoncer à croire qu’il l’incarne signifierait alors pour l’employé reconnaître que le système organisationnel n’est pas parfait et qu’il s’est finalement leurré en le croyant, ce qui apparaît à ce stade impensable. Suite à la phase initiatique, où le sujet investit le groupe composé par les membres du restaurant, la deuxième phase du processus d’adhésion correspond à celle où l’employé se prend pour l’idéal organisationnel. Ce mouvement le sépare pour une part du groupe initial. Ce n’est plus la reconnaissance de ses pairs qu’il recherche mais directement la reconnaissance du système organisationnel.
La quête de l’idéal perdu La source du besoin de se dépasser sans cesse est ainsi à chercher dans l’idéal de l’organisation que les employés intègrent puis intériorisent. Le système organisationnel renvoie aux employés une image idéalisée d’euxmêmes à laquelle ils s’identifient. Mais cette image, en désignant une place impossible à occuper, constitue un leurre. L’imaginaire ainsi suscité permet la projection, mais sous le joug des principes dispensés par l’organisation : comme l’expose Enriquez [1987, p. 87], « la visibilité immédiate crée un monde sans division où l’homme se croit maître de ce qu’il fait car il croit à ce qu’il voit. […] Mais c’est un piège car ce qu’il appréhende n’est pas la réalité. Il ne perçoit que
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ce qui couvre fondamentalement sa division ». La relation que les employés entretiennent avec cette image idéalisée d’eux-mêmes, que le système organisationnel leur suggère, suppose une part de déni des éléments qui viendraient remettre en question sa perfection. Tout ce qui pourrait relativiser ses vertus unitaires et infaillibles est d’emblée disqualifié. Le sujet se complaît dans cette méconnaissance de lui-même du fait des multiples bénéfices narcissiques qu’il en retire : et notamment cette illusion qu’il n’est plus divisé. C’est ainsi que ce qui fonde la dynamique de son désir, et l’objet que celui-ci poursuit, semblent trouver une incarnation dans la réalité. Mais cette perception est à la fois hallucinée et fugitive. Elle se révèle davantage stimulante que satisfaisante : elle ouvre au désir la voie qui lui permettrait d’essayer de se réaliser sans pour autant lui donner son objet pour acquis. Au travers du discours que le système organisationnel adresse aux employés sont véhiculés les attentes de l’ensemble des membres de l’organisation, qui, amalgamées, désignent une place d’employé idéalisée. Cet idéal joue le rôle de modèle. Et chaque promotion, voire chaque atteinte ou dépassement des objectifs fixés, confèrent à l’employé de la satisfaction, mais de manière fugitive, dans la mesure où lui succèdent sans cesse de nouvelles attentes et de nouveaux objectifs. Pour que cet idéal joue son rôle de « poussée interne » qui stimule le sujet en l’incitant à aller toujours de l’avant, il faut qu’il conserve sa nature de « promesse » : la promesse d’une satisfaction toujours plus importante, eu égard aux sacrifices réalisés. C’est dans ce subtil mélange de satisfaction et de frustration (obtention d’une promotion suivie d’une plus ou moins longue période d’attente jusqu’à la suivante) que le système organisationnel maintient les employés dans la dynamique du « toujours plus ». Contrairement à la phase initiatique où l’employé recherchait l’indifférenciation, au cours de la phase imaginaire, il cherche à se distinguer. Or, les individus sont interchangeables à chaque poste, le seul moyen pour eux de se distinguer des autres réside dans cette course en avant pour être toujours plus performant et donc plus rapide. Mais l’adhésion demeure subordonnée au désaveu de la réalité. Tant que les employés croient en l’organisation et l’idéalisent, ils demeurent dans l’illusion organisationnelle. Dès l’instant où tout ce qu’ils ont intériorisé est déconstruit et remis en question, alors, le processus de désengagement s’amorce. À partir du moment où la « promesse » de rejoindre l’idéal s’étiole, les satisfactions ne permettent plus de voiler la division du sujet, ni de le prémunir contre les effets de la répétition : sans but à atteindre, l’imaginaire perd sa fonction motrice et l’adhésion se désagrège. Le processus d’adhésion à l’organisation chez McDonald’s conduit les employés à se dépasser et à rechercher constamment les moyens d’améliorer leurs performances (et donc les résultats globaux du restaurant). C’est ainsi que les normes temporelles, qui surdéterminent toutes les prescriptions au sein de l’entreprise du fait de leur lien avec les résultats financiers, se révèlent mobiliser tout particulièrement le personnel, car c’est leur respect (voire leur dépassement) qui permet d’évaluer et quantifier les performances de chacun. Cette stratégie du personnel résulte des contradictions internes au système d’orga-
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nisation qui leur est imposé : exigences de temps d’une part, de qualité du travail (hygiène, propreté, qualité du service) de l’autre, contradictions qui les contraignent à ce choix.
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Flexibilité et dévouement. Le temps extensif d’une agence bancaire du quartier de l’Arbat
Carine Clément
L’enquête porte sur le service guichet d’une agence bancaire faisant partie de l’un des principaux groupes bancaires de Russie, héritier de la seule banque d’épargne soviétique. Le groupe a été privatisé en 1991. Aujourd’hui, 65 % des actions appartiennent encore à l’État, 5 % aux salariés de la banque, le reste des actions revenant à des actionnaires extérieurs, notamment d’autres banques. Selon les propos d’un responsable commercial, l’État n’exerce pas une grande influence sur la politique d’expansion de la banque, définie de manière suffisamment autonome par la direction du groupe. Mais la réputation ancestrale du groupe (fondé en 1840), son implantation sur tout le territoire russe et son image de banque populaire lui assurent un atout certain dans la concurrence ardue que se livrent aujourd’hui les banques commerciales dans la Russie du boom financier. De plus, le groupe reste chargé de traiter toute une série d’opérations liées aux fonctions d’État (encaissement des charges communales et de certains paiements fiscaux, créditement des programmes d’État). Il continue donc d’orienter une grande partie de son activité sur le service financier de l’État, tout en diversifiant sa panoplie de services financiers. L’agence où s’est déroulée notre enquête (printemps-été 2001) se situe en plein centre de Moscou, dans le quartier huppé de l’Arbat, en face de l’hôpital de l’administration présidentielle. L’immeuble (ancienne demeure bourgeoise) et les locaux ont été rénovés au début des années 1990, dans le style classique que l’on connaît en Occident (grandes baies vitrées, marbre, couleurs vives). La rénovation s’est effectuée après une visite de la direction du groupe en Hollande, afin de s’inspirer du design des banques hollandaises. Le changement sur lequel insistent le plus les dirigeants et les salariés de l’agence touche au rapport au client et, conséquemment, à l’organisation des guichets. Selon l’un des directeurs de service, la réorganisation s’est inspirée du modèle des banques d’épargne allemandes. L’objectif est de « favoriser le dialogue, les rapports de confiance entre les clients
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et les guichetiers, en mettant le client à l’aise, sur un pied d’égalité avec le guichetier ». L’agence met l’accent sur deux catégories de clients : les retraités, public traditionnel de la banque qui représente encore 80 % de la clientèle, et les « VIP », ainsi que les nomment les salariés, dont le nombre augmente ces derniers temps. Le nombre de personnes juridiques, en revanche, diminue, celles-ci préférant les banques commerciales récemment apparues sur le marché. Les guichetiers ne sont plus désormais séparés des clients par une vitre et un mur élevé. Ils sont assis à une table basse, les clients prenant place en face d’eux. Des sièges sont également prévus pour faciliter l’attente. Une séparation ne demeure en place que pour ce qui concerne les caisses (au nombre de deux), lorsqu’il y a manipulation d’argent liquide. La salle des guichets se présente de la manière suivante. Six tables-guichets, équipées en ordinateur et téléphone, sont disposées en ligne pour recevoir les clients, servis par des « contrôleurs » chargés de différentes opérations. À droite, plus en retrait, se trouvent deux caisses et un comptoir spécialisé dans l’encaissement des paiements pour les organes d’État. Sur la gauche se présente encore un comptoir spécialisé dans les opérations de change. Enfin, derrière les guichets, visibles au public, des ordinateurs sont disposés sur de hautes tables, les guichetiers circulant de l’un à l’autre. La chef de service se tient à cet endroit et se déplace également de poste en poste. L’un des guichets est spécialisé dans les opérations de crédit, deux autres dans le service aux personnes juridiques (la spécialisation est indiquée par une petite pancarte déposée sur la table du guichetier). Enfin, une table est encore occupée par une personne présentée comme « consultant », chargée de l’accueil du public, recevant le client et le dirigeant vers le poste adéquat. Au milieu de la pièce, une table haute est parsemée de prospectus et d’informations diverses destinées au client, présentant les différents services offerts par la banque (au moins au nombre d’une cinquantaine, de la gestion des comptes bancaires à la gestion des retraites en passant par l’abonnement au téléphone mobile, les services d’assurances, le paiement des contraventions, l’achat d’or, les services juridiques, etc.). La banque, d’aspect lugubre et peu accueillant avant la perestroïka, a radicalement changé de visage. La réorganisation semble avoir touché en premier lieu le rapport au client, désormais consacré roi, dans la logique du marché. Comment cette restructuration a-t-elle touché l’organisation du temps de travail ? Nous allons centrer notre analyse sur cette question en abordant dans un premier temps la flexibilisation du temps de travail, liée à celle du salaire, pour ensuite examiner les modalités du contrôle sur le travail des guichetiers et, pour finir, la façon dont cette organisation est vécue par les salariés.
LA FLEXIBILITÉ DU TEMPS L’emploi du temps est dit « glissant » ou « tournant », ou encore « non normé ». La majorité des guichetiers, jeunes femmes pour la plupart, travaille en
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alternant une journée de travail de 12 heures (formellement) et une journée de repos, de telle façon à comptabiliser une moyenne de 160 heures sur le mois, soit les 40 heures hebdomadaires imposées par la législation du travail. Mais cette organisation est largement formelle, les guichetiers (ou guichetières, puisqu’il s’agit à 90 % de jeunes femmes), faisant plus souvent des journées de 14 heures. Elles commencent leur journée de travail à 8 heures et la terminent vers 21 h 3022 heures, tandis que la banque ouvre ses portes au public à 8 h 30 et les ferme à 19 h 30 en semaine, à 18 heures le samedi. Les autres guichetiers, surtout les femmes plus âgées, travaillent en journée « normée », de 8 heures à 16 h 45. Le matin, avant l’arrivée des clients, les guichetiers préparent leur table de travail, réceptionnent les documents financiers et le courrier à traiter par informatique au courant de la journée. Une pause déjeuner réelle de 45 minutes leur permet de se sustenter dans la « salle de repos » de la banque ou dans un café des alentours. La banque ferme alors pendant une heure (de 14 heures à 15 heures). Mais les opérateurs doivent être de retour à leur poste un quart d’heure avant l’ouverture des portes. Enfin, le soir, après le départ du dernier client, les guichetiers passent encore 1 h 30-2 h 30 à saisir sur informatique les opérations qu’ils n’ont pas eu le temps de saisir en journée, à établir le bilan financier de la journée (entrées et sorties d’argent). Ces opérations prennent moins de temps depuis l’automatisation de la banque, intervenue en 1993. Auparavant, les opérateurs pouvaient être retenus à leur poste jusqu’à plus de minuit. Aujourd’hui, selon la chef de service, les heures supplémentaires ont disparu avec l’informatisation. Mais il reste les heures de prolongation de la journée de travail, non comptabilisées officiellement comme des heures supplémentaires. Les congés payés, en conformité avec la loi, s’élèvent à quatre semaines. Quant aux pauses personnelles pendant la journée (pauses-toilette, cigarette ou café), elles sont mal accueillies par la chef de service (selon les propos des opérateurs), surtout si elles induisent un temps d’attente trop long pour un client. Quant à s’absenter pendant la journée de travail, il ne faut pas y penser, « sauf en cas de sérieuse excuse et si quelqu’un peut vous remplacer ». Le résultat de l’activité d’un opérateur, enregistrée sur ordinateur, peut ainsi être suivi jour après jour. Son bilan mensuel est ensuite analysé par la chef de service, et s’il apparaît une trop forte irrégularité dans l’intensité du travail, l’emploi du temps de l’opérateur peut être modulé. Si un créneau horaire apparaît plus creux que les autres, l’opérateur peut par exemple être chargé d’une autre opération pendant ce temps, ou il peut se voir diriger vers un autre poste. Le bilan mensuel de la charge de travail de l’ensemble du service est également effectué, ce qui permet d’établir l’emploi du temps de l’ensemble des guichetiers pour le mois à venir (qui travaille quel jour, en temps « normé » ou « glissant », sur quel poste, etc.). L’emploi du temps est donc connu au début du mois. Le poste auquel est affecté un opérateur peut être changé à n’importe quel moment, selon l’affluence et l’évolution de l’activité. Le type d’emploi du temps (« glissant » ou « normé ») est prévu par contrat à l’embauche. Si l’emploi du temps du mois ne convient pas à l’opérateur, le problème est réglé « à l’amiable » selon la chef de service. Mais
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il est clair que, la promotion et le paiement des primes dépendant de la bonne volonté des opérateurs, ceux-ci n’ont guère intérêt à rechigner. Une grande attention est donc accordée à l’organisation du temps de travail, de telle façon à la rendre la plus souple possible, à utiliser au mieux la maind'œuvre disponible et à l’adapter au flux de l’activité et de la clientèle. L’objectif est de limiter l’embauche d’opérateurs supplémentaires et de procurer une charge de travail maximale et relativement constante à chacun des employés, en jouant sur l’organisation de l’emploi du temps des opérateurs. Et la charge de travail est élevée, 30 opérateurs étant chargés de gérer le dossier de plus de 7 000 clients, personnes juridiques (pour 30 % d’entre eux) et physiques. Et à cela, il faut encore ajouter le travail de comptabilité, de traitement informatique des données, de démarchage des clients, etc. La journée de travail est organisée autour du client. Ainsi que le déclare la chef de service : « C’est le client qui est prioritaire, le reste du travail s’effectue lorsqu’il y a du temps entre deux clients ou après la fermeture des portes au public. » Dès le matin, l’opérateur se voit remettre un paquet de documents à traiter obligatoirement avant la fin de la journée. S’il ne parvient pas à s’en occuper pendant les heures d’ouverture de la banque, il prolonge sa journée de travail du temps nécessaire à écouler le dossier. La chef de service déclare ces cas de prolongation « peu fréquents », estimation démentie par les propos des opérateurs. Il est à noter que les prolongations de la journée de travail ne sont pas considérées comme des heures supplémentaires et ne sont donc pas payées en conséquence. Les opérateurs sont décrits comme « s’attardant » à leur poste de travail pour terminer une tâche leur incombant et qu’ils n’ont pas pu terminer à temps. Ils sont donc considérés comme responsables de leur retard. Mais l’injonction est stricte et intériorisée par tous : « Il faut faire son travail, finir son tas. » Cependant, le client étant prioritaire, l’opérateur traitant des documents doit s’interrompre dans son travail dès lors qu’un client se présente à son guichet. Le travail informatique est immédiatement abandonné et l’opérateur s’occupe du client. Au cas où la chef de service observe une baisse de l’intensité du travail de l’un des opérateurs, elle le charge d’une tâche supplémentaire : « Il y a toujours du travail de routine à faire, ils ne sont pas là pour se reposer ! » L’observation d’une journée de travail à forte affluence (jour de paiement des salaires et veille de jour férié) indique que les clients peuvent cependant attendre jusqu’à 15 minutes l’arrivée de leur tour ou la disponibilité d’un opérateur occupé sur les ordinateurs de l’arrière salle ou dans un autre service de la banque, non ouvert au public. Le temps accordé au service d’un client va de 10 minutes à une demi-heure. Les opérateurs sont très concentrés et regardent plus leur ordinateur ou leurs papiers que le client. Des temps longs sont consacrés à la réflexion, l’opérateur réfléchissant visiblement à la meilleure façon de répondre à la demande du client. Il arrive fréquemment que les opérateurs se demandent conseil les uns aux autres. Le téléphone sonne également souvent, ce qui les oblige à interrompre leur travail en cours. L’appel est mis en attente si l’opérateur reçoit un client dans le
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même temps, ou un autre opérateur prend l’appel. Pour accélérer le temps de traitement d’un client, celui-ci est dirigé vers la caisse (où sont effectués les paiements en argent liquide) alors que le guichetier poursuit le traitement informatique ou documentaire de la demande du client. Il se peut aussi qu’un autre client soit reçu pendant que le premier règle son opération à la caisse. Lorsqu’il revient, avec le reçu de la caisse, le guichetier s’occupe tout de suite de lui et termine le traitement de son dossier, avant de reprendre le cours de son opération avec le client qu’il était en train de servir. Les guichets sont couverts de papiers et documents divers, la paperasserie paraît importante. Les opérateurs bougent beaucoup, circulant entre plusieurs postes, voire entre plusieurs pièces. Le travail demande visiblement une grande concentration, pour respecter la procédure formelle de traitement et d’écriture, pour mener plusieurs opérations à la fois. Les jours de moindre affluence, les guichetiers discutent davantage avec les clients, surtout avec les retraités, qui « sont en demande de communication ». « Certains d’entre eux viennent même spécialement pour discuter », ainsi que le notent les guichetiers interpellés à ce sujet.
Deux injonctions contradictoires : travailler vite et consacrer du temps au client Une contradiction apparaît nettement ici entre l’injonction de consacrer du temps et de l’attention au client, tâche affichée comme prioritaire, et celle de travailler vite et efficacement (vendre le plus possible de produits ou services bancaires). La place centrale accordée au client est certainement le changement le plus frappant intervenu depuis le passage de la banque aux normes du marché, en tout cas c’est l’aspect du changement le plus relevé par les opérateurs et la direction. Le client est consacré roi dans le discours de la chef de service, et l’expression est reprise par les opérateurs. La salle des guichets a été réorganisée pour permettre un contact direct entre les clients et les guichetiers. Des formations psychologiques sont régulièrement organisées pour les guichetiers afin de les aider à régler leur comportement sur les attentes du client. Les guichetiers sont sommés de sourire et de bien accueillir les clients. Il leur est interdit de se mettre en colère ou de brusquer les clients, quand bien même ceux-ci les provoqueraient. Des entraînements sont organisés pour parer aux situations de stress. Le temps passé à servir un client n’est pas limité, les guichetiers sont encouragés dans le discours du management à discuter avec les clients, à prendre leur temps. Il leur est demandé de « faire preuve de compréhension à l’égard du client, de lui proposer quelque chose, de l’orienter vers un service de tel sorte que ce soit profitable et pour le client et pour la banque » (entretien avec la chef de service). Les opérateurs ont fortement intériorisé cette priorité du client : « Tout dépend du client, nous n’avons donc pas d’objectifs quantitatifs » ; « c’est le client qui a toujours raison, il faut aller au compromis » ; « il faut toujours accorder de l’attention
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au client, surtout aux personnes âgées et aux clients permanents. Ils nous font de la pub ensuite, c’est important » ; « il faut être poli, afin de satisfaire le client. On nous apprend comment faire, il y a des conditions à remplir ». La majorité des opérateurs interrogés décrivent ainsi leur travail, en subordonnant leur emploi du temps au client, et en sous-estimant l’importance des contraintes quantitatives. Cependant, dans le même temps, les tâches à effectuer dans une journée sont clairement déterminées en début de journée, à l’oral par la chef de service, et par écrit par le tas de documents à traiter dans le cours de la journée. Il s’agit du « travail interne » ou « travail de routine » (l’édition de cartes bancaires, l’ouverture de comptes, le versement des salaires, le contrôle de gestion des comptes sur papier, etc.). Elles peuvent évoluer dans le cours de la journée selon l’évolution de l’affluence. S’il n’y a pas de normes quantitatives strictes à atteindre, des objectifs quantitatifs indicatifs sont néanmoins fixés pour certains types d’opérations. Par exemple, un plan annuel fixe une certaine quantité de cartes bancaires à fournir aux clients (le plan de l’année 2000 a été réalisé à 80 %). Des consignes sont données aux opérateurs pour maintenir un minimum d’argent sur le compte en banque d’un client. Un plan (en termes de fixation des priorités) est déterminé pour la réalisation des services financiers auprès des personnes juridiques. Il existe également des objectifs mensuels quantifiés concernant la vente d’or, de pièces, de billets de loterie. Pour réaliser ces objectifs, les opérateurs sont libres de recourir aux moyens qu’ils préfèrent (démarchage par téléphone, discussion avec le client, etc.). Ils ne sont pas punis en cas de non-respect de ces objectifs, mais ils peuvent voir leur prime diminuer, ce qui revient au même. En fait, la pression du temps constitue une forte contrainte pour les opérateurs, tenus au minimum de finir le traitement des papiers qui leur sont remis au début et au cours de leur journée de travail. Ainsi le temps qu’ils passent à servir un client est parfois chronométré, afin de mieux adapter l’organisation du temps de travail au flux des clients. À l’instar de ce qui se passe dans les CAF analysées dans ce même ouvrage, la chef de service déclare ainsi « savoir avec précision combien de documents ont été traités par chacun, combien de clients reçus, combien de temps a été consacré pour chacune des tâches ». La mesure du temps est facilitée par l’informatisation, qui permet de suivre en temps réel ce que fait chaque opérateur. Pour tenter de concilier entre eux ces deux objectifs, la direction a choisi de rationaliser le service clients en mettant en place un poste spécifique, le « consultant », chargé de diriger les clients vers l’un ou l’autre des postes selon leurs besoins. De plus, les postes sont spécialisés dans la mesure du possible. Tel guichetier s’occupe davantage des crédits, tel autre des cartes bancaires, tel autre de la gestion du portefeuille. Cette spécialisation n’est pas absolue, les guichetiers étant formés au maximum d’opérations. Mais elle permet, selon la responsable de service, de gagner du temps. Il est possible ainsi de mesurer le temps passé à effectuer les différentes opérations. Les guichetiers savent, par la pratique et les remarques de la chef de service, s’ils respectent les contraintes de temps. Seul le consultant est laissé hors de ce contrôle du temps et n’est soumis à aucune limita-
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tion concernant le temps qu’il peut passer avec l’un ou l’autre des clients. Pour les autres, le contrôle du temps passe surtout par des remarques orales de la chef de service, par l’émulation entre les guichetiers et par les résultats d’activité individuels de la fin de journée ou du mois. La lenteur n’est pas réprimée en tant que telle. Il n’y a pas d’amendes ni de retraits de salaire ou de licenciements. Cependant, si elle a une incidence sur les résultats quantitatifs journaliers mais surtout mensuels, elle se reflète sur le salaire étant donné que la majeure part de celui-ci est composée de la prime, dépendant de l’efficacité de chacun et du bilan d’activité de tout le service. Un autre procédé utilisé par le management est le suivi du flux client journalier, mensuel et annuel, afin d’adapter le contenu des tâches aux fluctuations de la clientèle. Par exemple, les clients fréquentent moins la banque le samedi, ce jour est donc consacré davantage au traitement des documents. Les opérateurs, quant à eux, résolvent cette contradiction en l’ignorant très largement et en menant les deux tâches de front. D’une part, « le client est prioritaire », et « c’est normal », « c’est le contact avec le client qui nous plaît le plus ». Et « c’est le service direct au client qui nous prend le plus de temps ». D’autre part, « il y a un certain nombre de tâches à effectuer chaque jour, ce que nous demande de faire la chef de service ou le tas de documents qui nous sont remis pour être traités ». Cette seconde partie de l’activité bancaire plaît en général moins aux opérateurs, parce que plus monotone, moins humaine, mais ils comprennent la nécessité d’accomplir aussi ce travail : « C’est moins intéressant que le contact avec le client, mais c’est mieux de traiter les documents que de s’ennuyer à rien faire, je me sens au moins utile. » Et si les guichetiers ne parviennent pas à l’accomplir dans le temps imparti, ils s’attardent à la banque le temps nécessaire « pour finir le tas ». Ils ne considèrent donc pas la direction responsable de la prolongation de leur journée de travail, pas plus d’ailleurs qu’ils n’accusent les clients de les avoir retardés. En revanche, certains se sentent eux-mêmes coupables. Mais l’attitude la plus répandue est celle du fatalisme : « C’est comme ça, parfois on arrive à venir à bout du dossier à temps, parfois non. » Les retards sont donc perçus comme le résultat du hasard, des aléas de la fréquentation de la banque, et personne n’est tenu pour responsable de la mauvaise organisation du temps de travail, qui impose aux opérateurs un surplus de travail non payé. En tout cas, les opérateurs donnent l’impression de largement sous-estimer l’importance de la contrainte temporelle, ainsi que le montre bien une remarque de l’un d’entre eux : « Oui, il y a de temps en temps des chronométrages, mais je ne sais pas très bien à quoi ça sert ; ça ne change rien à notre organisation du travail. » Comment faire pour bien servir le client et aller vite en même temps ? Irina répond qu’« il n’y a pas de conflit entre ces deux impératifs, on arrive à faire bien et vite ». Et elle expose ainsi son rapport au client : « Le contact se fait de manière différente selon les clients, parfois un rapport de confiance s’instaure tout de suite, parfois il faut plus de temps. Nous devons faire preuve d’une grande psychologie. Si nous avons commis une erreur et qu’il commence à hausser le ton, nous sourions, nous corrigeons l’erreur et essayons de relancer la conversation sur un autre
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thème. » Et Tania renchérit : « Bien sûr, c’est parfois stressant, parce que nous sommes tous des êtres humains. Il faut avoir un caractère bien trempé pour tenir ici. Mais ça me plaît, le rapport direct au client, ce qui est bien, c’est qu’on n’est pas séparé du client par une grille, on est ensemble, on peut parler normalement. Les clients sont tous différents, c’est intéressant. Si certains veulent discuter, on discute, mais ça n’augmente pas la durée de l’opération. On travaille en même temps qu’on discute. » L’observation des opérateurs en train de travailler nuance cependant ces appréciations explicites du rapport au client. Les opérateurs sont très concentrés, visiblement soucieux de ne pas perdre de temps et de ne pas faire d’erreur. Lorsque le client se montre trop lent, trop exigeant, ou trop long à comprendre la procédure, ils dissimulent souvent leur agacement avec difficulté. Les sourires sont plutôt rares, surtout en fin de journée et en cas de forte affluence. Au cas où un client manifeste son insatisfaction, l’opérateur s’efforce en premier lieu de le calmer et de lui donner raison, quel que soit le fondement de la plainte. La double obligation de la qualité du service au client et de la rapidité d’exécution engendre donc un stress indéniable. Les entretiens ayant eu lieu sur le lieu de travail des opérateurs, la chef de service n’étant pas très éloignée, il faut tenir compte de la possible intimidation que cela a constitué pour les opérateurs, qui ont pu taire ou nuancer leur mécontentement. Celui-ci pointe cependant au travers de leurs réponses à la question plus positive des possibilités d’amélioration de l’organisation du travail. L’une a proposé que « tous arrivent à mieux planifier le temps de travail, par exemple en préparant tout le matin, avant l’arrivée du client, pour ne pas être retardé le soir ». Une autre considère qu’« il est possible d’augmenter encore l’intensité du travail tout en conservant la qualité du service. Il faudrait pour cela améliorer les programmes informatiques ». Le problème de l’insuffisante organisation du travail, s’il n’est pas dit, est donc perçu. Et dans un entretien informel avec l’une des opératrices, hors de la banque, le mécontentement est nettement apparu, les journées interminables et la fatigue ayant été clairement mises en cause. Le service guichet de l’agence bancaire se caractérise donc plutôt par un rapport lâche au temps. La direction, et en premier lieu la chef de service, n’affiche pas la rapidité comme une contrainte stricte. Le discours insiste sur la nécessité de prendre du temps avec les clients. Les chronométrages et autres mesures du temps (par ordinateur) sont davantage utilisés comme indication pour l’appréciation de l’intensité du travail, pour la rationalisation de l’emploi du temps, que comme moyen de contrôler les rythmes de travail. Et les objectifs quantitatifs sont soit indicatifs (résultat quantitatif souhaitable dans le mois pour tel ou tel type de produits), soit non affichés comme des normes contraignantes (le paquet de documents traîne sur la table, il est là pour « occuper » les opérateurs en cas de faible affluence). En conséquence, le temps de travail n’est pas strictement limité ni organisé, c’est aux opérateurs de s’organiser afin de venir à bout de leur volume de travail, dans le temps de travail formellement imparti ou non. Le temps n’est
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pas non plus élevé en enjeu par les opérateurs, qui acceptent facilement l’organisation du temps de travail telle qu’elle leur est proposée par la direction, c’est-àdire une flexibilité de l’emploi du temps dans le mois et la journée, afin d’adapter le temps de travail et le contenu du travail aux fluctuations de l’affluence. Ce faisant, la gestion des fluctuations est laissée aux opérateurs, la chef de service ayant un emploi du temps stable et normé (journée de 8 heures à 16 h 45), les dépassements d’horaires sont considérés comme relevant de la responsabilité de l’opérateur, et le discours légitimant fait appel à la figure centrale du client. Mais, outre ce discours, d’autres facteurs rendent compte de la facilité avec laquelle les opérateurs agréent à ce type d’organisation du temps de travail, en particulier les modalités de versement de leur salaire et le contrôle exercé sur leur travail.
LA FLEXIBILITÉ DU SALAIRE La flexibilité du salaire constitue l’un des instruments utilisés par la direction pour obtenir la flexibilité du temps de travail et l’investissement personnel au travail. Le salaire des opérateurs se compose de deux parties, toutes deux plus ou moins variables. Le salaire de base (oklad) constitue la partie en principe fixe du salaire. Salaire horaire, celui-ci est fonction de la compétence de l’opérateur (niveau d’étude et surtout de formation professionnelle) et du poste occupé (plus ou moins de responsabilités, plus ou moins d’opérations à effectuer, opérations plus ou moins compliquées). Mais, dans les faits, il fluctue selon plusieurs critères. Certains d’entre eux peuvent faire l’objet d’une mesure à caractère objectif, à savoir la quantité des tâches et des opérations accomplies, l’intensité du travail. D’autres sont laissés, au moins en partie, à l’interprétation subjective de la chef de service, à savoir le niveau de compétence de l’opérateur, partiellement attesté par une commission en fonction des formations suivies et des connaissances professionnelles, partiellement conféré par la chef de service dans l’attribution des postes. La hiérarchie des salaires reflète la hiérarchie des postes, des caissiers, aux plus bas salaires, jusqu’aux opérateurs-contrôleurs en chef, qui sont les mieux payés. Elle n’est pas figée et un opérateur peut assez facilement faire remarquer son aptitude à occuper un poste plus élevé, par sa motivation et sa prise d’initiative. Le salaire de base tourne autour de 5 000-6 000 roubles (170-200 euros) mensuels. Il est inférieur à la moyenne des salaires dans le secteur bancaire, les opérateurs étant ainsi stimulés à monter rapidement en hiérarchie. Ce salaire de base est complété par les primes. Celles-ci doublent en moyenne le salaire. La forte proportion des primes dans le salaire est justifiée par l’encadrement selon des considérations fiscales (minimiser l’impôt sur les salaires) et de sanction des erreurs (qui entraînent des suppressions ou diminutions de primes). Moins explicitement évoquée, la stimulation entre également en compte, même si la motivation par les primes joue un rôle moindre dans cette banque partiellement
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étatique, en comparaison avec les banques purement commerciales. Le montant total des primes pour les salariés du service guichet dépend des résultats collectifs de l’ensemble des salariés, autrement dit des bénéfices enregistrés par l’agence. En fonction de ces résultats, la direction de l’agence dégage une certaine somme au fond des primes du service guichet. Ce fond est ensuite réparti entre les opérateurs par la chef de service, à partir de notes de service visées par la direction de l’agence. Les représentants de la direction insistent sur l’impact dissuasif de la variation du montant des primes. L’opérateur peut être privé de la totalité ou d’une partie de sa prime « en cas d’enfreintes à la discipline », ainsi que l’exprime l’un des directeurs commerciaux. Il s’agit d’enfreintes à un ensemble large d’obligations plus ou moins formalisées : violation du « secret bancaire », retard dans le traitement du courrier, erreur dans les comptes, non respect de la procédure formelle (instructions écrites). La faute la plus grave est bien sûr le vol, qui peut donner lieu à licenciement s’il est avéré. Mais, même en cas d’erreur involontaire, l’opérateur porte la « responsabilité matérielle » de ses actes (la clause est inscrite sur le contrat signé par l’opérateur à l’embauche). Il est donc sommé de rembourser les sommes perdues par sa faute. Ce système dissuasif d’amendes semble fonctionner plutôt bien puisque ce type de fautes et de sanctions graves se produit rarement, de l’avis des opérateurs comme de celui de la direction. Il touche en moyenne une personne dans le mois. Ce système de rémunération, par le caractère aléatoire d’une partie du salaire, atteint donc ses objectifs en ce qui concerne l’aspect dissuasif. Les opérateurs ont tellement peur d’être pris en faute qu’ils font très peu d’erreur. Mais, bien que non proclamé, l’aspect émulation existe également. La prime est distribuée proportionnellement au salaire de base. Plus l’opérateur a un poste à responsabilité, plus il touche un salaire élevé et plus sa prime est importante. Les opérateurs sont donc encouragés matériellement à prendre des initiatives, à se former, à proposer des améliorations. L’encadrement le reconnaît lorsqu’il met l’accent sur l’élévation du niveau d’exigence envers les compétences des opérateurs, notamment en comparaison avec le passé soviétique, où primaient la pure technicité et le quantitatif. Le mot de compétence n’est pas utilisé, mais les critères d’appréciation de la qualité du travail des opérateurs correspondent à ce qu’évoque ce terme désormais couramment employé par le management occidental. Ces critères touchent à de nombreux domaines : niveau d’études, qualités techniques, psychologiques, participation, sens de l’initiative, motivation, sens de la communication. À en juger par les réactions des opérateurs, ces nouvelles exigences sont parfaitement intégrées par les salariés. D’une part, ceux-ci savent leur salaire partiellement dépendant des bénéfices globaux du service. D’autre part, ils estiment tous leur salaire de base insuffisant et sont donc poussés à la performance pour la perception des primes. Certains y mettent plus d’enthousiasme, si leur caractère les pousse à la prise de responsabilité, et ils progressent rapidement dans la hiérarchie. Une contrôleur-guichetière en chef déclare ainsi : « J’apprécie la confiance qui nous est faite pour proposer des idées, prendre des initiatives ; je trouve ça
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normal, qu’il y ait de la concurrence entre nous pour obtenir un plus haut poste. » D’autres se contentent de faire preuve d’un minimum de motivation, sans chercher à en faire plus que nécessaire, et ceux-là progressent moins vite : « Pendant les formations, ils nous incitent à nous investir plus dans notre travail, à prendre des initiatives, à changer de postes, à proposer des objectifs. Moi, je ne le fais pas trop parce que ce n’est pas dans mon caractère. » Le vocable est le même, c’est celui du discours managérial, mais l’adhésion y est plus ou moins formelle. La progression statutaire et donc salariale dépend de la réalité de cette adhésion. Et la chef de service identifie apparemment avec perspicacité le degré d’adhésion à ce discours managérial.
LES MODALITÉS DE CONTRÔLE DU TRAVAIL DES OPÉRATEURS L’investissement au travail est obtenu non seulement par la flexibilité du salaire mais également par un fort contrôle sur le travail des opérateurs. Ce contrôle s’est fortement accentué depuis le passage de la banque aux pratiques du marché. À l’époque soviétique, il portait presque exclusivement sur le respect des normes quantitatives de travail. Dorénavant, les normes quantitatives ont perdu de leur rigidité, les opérateurs sont appelés à faire le plus possible et le mieux possible, selon des critères en grande partie subjectifs, souples et fluctuants. L’exigence première est l’investissement, la motivation personnelle, ce qui implique et légitime le caractère non normé du temps de travail. On peut distinguer quatre niveaux de contrôle. Le premier est celui de l’opérateur lui-même. Intériorisant les exigences du management et craignant de « faire une erreur », il se trouve en situation d’autocontrôle et s’efforce de travailler prudemment, attentivement. Le degré de concentration, ainsi qu’on l’a déjà fait remarquer, est élevé. À un second niveau, la chef de service contrôle de visu l’activité des opérateurs, toujours à portée de son regard. Son poste de travail se trouvant dans la salle des guichets, elle peut observer constamment ses subordonnées et circule régulièrement entre les différents postes, distribuant remarques et conseils. Ceux-ci ne sont pas administrés sous le mode impératif ou sous forme de critiques, mais, provenant de la chef de service, ils sont le plus souvent mis en application. À un troisième niveau, le service informatique enregistre en temps réel toutes les opérations informatiques effectuées par les opérateurs. Il est donc aisé de repérer une erreur ou une baisse de l’intensité du travail. Ainsi que le dit l’un des directeurs commerciaux, le « service informatique peut tout voir à tout moment ». Enfin, dans une dernière étape, un contrôle plus complet est encore exercé au lendemain de la journée de travail, selon le type d’opération, par le service spécialisé dans telle ou telle opération. Ces services disposent de locaux voisins de la salle des guichets, mais sont interdits au public. Les locaux communiquent entre eux mais ont chacun leur entrée principale. Il y a le service des cartes bancaires, celui des titres de valeur, celui des dépôts, la commission de
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révision, le service des opérations de caisse, celui de la sécurité, celui des devises étrangères, celui des personnes juridiques, le service juridique, la comptabilité, le service de gestion des charges communales, des crédits, etc. Si, à la suite des vérifications qui sont faites par ces services, une erreur est détectée, le guichetier responsable est obligé de corriger son erreur, y compris sur le plan matériel s’il est besoin. En cas d’erreur d’écriture non corrigeable, « l’opérateur doit s’engager à assumer la responsabilité des conséquences de ses actes » (un responsable du service des cartes bancaires). Une erreur peut donc difficilement passer inaperçue, et son identification coûte cher à l’opérateur, qui doit combler de sa poche les éventuelles pertes subies par la banque à la suite de son erreur. Un rapport est rédigé par chaque service à la fin du mois sur le travail des opérateurs. La direction vise le rapport et prend la décision de sanctionner ou non l’un ou l’autre des opérateurs pris en faute. Les sanctions peuvent aller jusqu’au licenciement. Le contrôle porte sur trois aspects du travail des opérateurs. En premier lieu est contrôlée la légalité dans l’exécution des tâches. Le service du « contrôle consécutif » en est chargé. Il vérifie la signature des clients, les appels téléphoniques des clients, les opérations bancaires avec maniement d’argent liquide. Si une absence injustifiée de plus de 1 000 roubles (320 euros) est avérée, la commission de révision entre en jeu et ouvre une enquête. De plus, les vidéo-caméras filment 24 heures sur 24 heures ce qui se passe dans la salle des guichets. Placés sous une telle surveillance, les guichetiers sont peu enclins au chapardage. Et l’un des responsables le reconnaît : « Les vols sont devenus très rares. » En deuxième lieu, le contrôle porte sur la qualité du travail des guichetiers. Par exemple, le service des cartes bancaires vérifie les conditions des contrats obtenus par les guichetiers avec les firmes bénéficiant de ses services. Celles-ci doivent satisfaire à un certain nombre de critères chiffrés (nombre de salariés de la firme, montant de la somme retirable par carte, etc.). Si ces critères n’ont pas été respectés, l’opérateur responsable peut se voir sanctionné, soit sous forme d’avertissement, soit sous forme de diminution de la prime. Enfin, le volume de travail est également pris en compte dans le contrôle, mais ne donne pas lieu à des sanctions matérielles directes. De toute façon, si l’activité d’un opérateur s’avère réduite, la baisse de résultat consécutive a toutes les chances de se refléter dans la fluctuation de sa prime. Comment les opérateurs vivent-ils ce contrôle ? Le responsable de l’un des services de contrôle estime que « les gens ne sont pas effrayés ». Selon lui, « il faut savoir travailler avec l’argent ; certains en sont capables, d’autres non. On le détecte très vite lors de la vérification de compétence à l’embauche. En fin de compte, il n’y a donc pas tant d’erreurs que ça. Les filles disent elles-mêmes que l’argent est une marchandise comme une autre, c’est comme ça qu’il faut le prendre ». Mais, le même responsable reconnaît tout de même l’effet stressant de ce contrôle lorsqu’il ajoute qu’« elles ont tout de même peur de se tromper. Si elles sont licenciées pour faute, elles savent avoir peu de chance de trouver un autre emploi dans la banque ». Quant à la chef de service, elle estime que les opérateurs ne souffrent pas du contrôle qu’elle exerce sur leur travail : « Dans toute
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organisation, il faut bien que quelqu’un veille à l’exécution correcte des tâches, que quelqu’un prenne les décisions. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour la discussion. Chacun est libre d’exprimer sa position. On ne travaille pas dans la routine ou la peur. » De fait, la chef de service semble plutôt appréciée par les opérateurs (du moins dans les appréciations qu’ils ont exprimées lors des entretiens). Elle apparaît plutôt comme une animatrice du service guichet, comme la personne chargée d’encourager l’initiative et l’émulation. Elle se considère d’ailleurs comme « responsable de [ses] gens », elle les défend devant la direction. Et va même jusqu’à reconnaître : « Je comprends les intérêts de la banque, bien sûr, mais je considère que mon rôle est avant tout de défendre les intérêts de mes collaborateurs et ceux des clients. » Le contrôle drastique semble néanmoins entrer en contradiction à la fois avec l’objectif de la motivation, l’encouragement à l’initiative, et avec l’exigence de rapidité dans l’exécution. Les opérateurs s’appliquent à ne pas faire d’erreurs et ralentissent donc leur rythme de travail, ce qui les oblige d’ailleurs à prolonger leur journée de travail. Quant à la prise d’initiatives, elle tend à être considérée comme une « obligation » par les opérateurs, en tout cas par ceux qui visent à obtenir une promotion. L’autocontrôle est donc drastique et touche à la fois le risque d’erreur (attention et concentration maximales), le comportement avec le client (rester agréable, ne pas s’énerver) et le comportement avec la direction (proposer des initiatives). Une opératrice l’exprime ainsi : « On fait un gros travail sur soi-même. » L’importance de l’autocontrôle explique l’absence de critiques à l’égard du contrôle opéré par la hiérarchie : « Les avertissements sont pénibles à supporter, mais indispensables, les amendes sont rares » ; « le contrôle ne se ressent pas trop » ; « il est normal qu’il y ait un contrôle, il faut que le travail soit bien fait ». Paradoxalement, le contrôle de la chef de service est perçu comme une aide dans l’autocontrôle : « Une erreur peut toujours arriver, lorsqu’elle nous fait des remarques, ça nous aide » ; « ses remarques sont plutôt des conseils qu’autre chose » ; « elle n’exerce pas de pression sur nous ». La chef de service contribue donc plutôt à atténuer la pression psychologique que subissent les opérateurs, maintenant ainsi un climat propice à un minimum d’émulation.
LA PLASTICITÉ/SATISFACTION DES OPÉRATEURS Leur temps n’est pas compté, leur salaire dépend en grande partie de leur investissement au travail, le contrôle porte sur tous les aspects de leur travail, et pourtant les opérateurs semblent éprouver une réelle satisfaction à travailler dans cette agence : « De manière générale, je suis satisfaite de ce travail, pour le moment je compte continuer à travailler ici » ; « le travail est plaisant, en particulier le contact avec les clients, ce n’est pas monotone » ; « je n’aime pas m’ennuyer et ce travail me convient pour ça ; j’aime bien le contact avec les clients, surtout quand viennent des artistes, des VIP ». Tout au moins leur niveau
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de mécontentement paraît bien inférieur à ce qu’on peut observer auprès des ouvriers de l’industrie par exemple. Ils perçoivent un salaire certes bien supérieur à ces ouvriers, mais relativement peu élevé pour des salariés du secteur bancaire. Cependant, la banque offre d’autres attraits du point de vue des opérateurs. En premier lieu, la relative faiblesse et la flexibilité du salaire sont en partie compensées par la stabilité du statut. Les opérateurs sont tous employés en CDI et, sauf faute grave de leur part, ils bénéficient d’une certaine sécurité de l’emploi. En effet, dans le désordre du développement du secteur bancaire russe, alors que de nombreuses banques ont fait faillite au lendemain de la crise financière d’août 1998, le groupe bancaire auquel ils appartiennent fait figure de monument de solidité. Ils sont donc assurés d’être régulièrement payés et de ne pas se retrouver à la rue du jour au lendemain. En deuxième lieu, la banque leur offre des perspectives de rapide promotion. À la condition qu’ils s’investissent dans leur travail, c’est-à-dire qu’ils fassent preuve de zèle et de sens des initiatives, ils se voient proposer des postes toujours mieux rémunérés et des fonctions de responsabilité. En troisième lieu, la formation permanente qu’assure la banque est également un élément fort apprécié des opérateurs : « La formation psychologique et technique est très utile » ; « la formation donne des ressources psychologiques, économiques et techniques ; on apprend à mieux communiquer, c’est très utile » ; « ce qui est bien, c’est l’expérience humaine que ça nous donne ». Les opérateurs, dans leur majorité, sont très jeunes (20-30 ans) et débutent leur carrière. La banque leur procure l’expérience initiale indispensable pour débuter leur carrière professionnelle. Et l’emploi du temps « tournant » leur permet de poursuivre leurs études tout en travaillant, en alternant journée de travail et journée d’étude. Ce cumul est certes fatiguant (les opérateurs sont dès lors privés de jour de repos), mais il constitue pour beaucoup la seule possibilité de payer leurs études. Une opératrice reconnaît ainsi que si elle a obtenu son diplôme de fin d’études financières, « [elle] le doit en grande partie à l’expérience qu’elle accumule par son travail à la banque ». En quatrième lieu, l’emploi du temps convient en grande partie aux opérateurs : « On peut s’occuper de soi pendant son jour de repos » ; « l’emploi du temps est pratique, j’ai du temps pour s’occuper de mes affaires personnelles » ; « ça me donne du temps à moi ». Ici, il faut distinguer deux catégories de salariés. L’une, majoritaire, est composée de jeunes filles célibataires ou sans enfants. Pour ces opératrices, l’emploi du temps « tournant » offre l’avantage de dégager une journée de libre sur deux. L’autre catégorie est composée de femmes plus âgées avec enfants à charge, ou à « famille stable », selon les mots de la chef de service. Ces opératrices travaillent en emploi du temps classique, ou « normé », soit huit heures par jour et deux jours de repos par semaine. La direction donne en effet aux nouveaux embauchés la possibilité de choisir leur emploi du temps. Mais elle privilégie l’embauche en emploi du temps « tournant », les salariés travaillant en
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emploi du temps classique constituent donc une minorité. La chef de service, âgée d’une quarantaine d’années, appartient à cette catégorie. En cinquième lieu, les opérateurs se montrent très satisfaits de la clientèle et de l’aspect « relations humaines » de leur travail. Beaucoup disent éprouver du plaisir à discuter avec les retraités, qui composent la majorité de la clientèle. Ce plaisir est sans doute lié à l’apprentissage psychologique qu’ils retirent de ces discussions, ainsi qu’à la satisfaction de se sentir « utiles ». Et surtout, les jeunes femmes opératrices évoquent souvent la présence de client « VIP » parmi la clientèle : artistes connus, hommes politiques, chanteurs. Le contact avec des gens de notoriété leur apporte une certaine reconnaissance sociale. Elles se plaisent à énumérer les noms des gens connus dont elles s’occupent. La composition sociale du salariat rend donc compte pour beaucoup de la satisfaction retirée du travail. Il s’agit à 90 % de jeunes filles de 20 à 30 ans. Les hommes font seulement leur apparition, et leur nombre est pour le moment limité, même s’il est en progression. La jeunesse n’est pas spécifique à la banque. Le travail en guichet étant le premier échelon de la carrière bancaire, la majorité des salariés ne fait que commencer leur carrière dans cet emploi. Les quelques femmes plus âgées qui travaillent dans la salle des guichets y travaillaient déjà avant la Perestroïka et n’aspirent pas à promotion. Elles sont moins sensibles à la nouvelle idéologie (le client « roi », la « prise d’initiative », la mobilité) et terminent simplement leur carrière. En revanche, la forte féminisation est plus caractéristique de cette banque. Elle est due à la réputation de ce groupe bancaire, banque d’épargne à la clientèle de retraités et banque d’État au faible dynamisme. Même si cette image est en train d’évoluer, avec la restructuration du groupe, les salariés du secteur considèrent toujours comme moins prestigieux d’appartenir à ce groupe bancaire plutôt qu’à l’une des nouvelles banques. Enfin, autre source de relative satisfaction, le climat de travail est jugé plutôt correct, même si certaines opératrices regrettent le manque d’hommes. La plupart considère « l’émulation normale au sein du collectif, il faut bien progresser ». Les opérateurs ne se montrent pas réfractaires au climat d’émulation et d’encouragement à l’initiative, ils y puisent au contraire une source de motivation : « Il y a concurrence, mais on le vit bien. On se motive les uns les autres. Mais ça ne nous empêche pas de nous entraider et de nous conseiller mutuellement. Lorsqu’il y a des nouveaux, on les aide obligatoirement ». En majorité jeunes femmes célibataires ou sans enfants, habitant Moscou, voire le centre de Moscou, les opératrices de l’agence appartiennent à une catégorie sociale qui se distingue fortement de celle des ouvriers de l’industrie. Leur mode de vie est complètement différent. Elles passent leur temps libre à s’occuper d’elles-mêmes ou à poursuivre leurs études, plus rarement à s’occuper d’un enfant en bas âge. Selon leurs propres dires, elles consacrent relativement peu de temps au travail domestique, aux courses. Elles ne passent pas leur temps à courir dans Moscou pour trouver des produits moins chers mais vont une fois par semaine dans un supermarché. Beaucoup ont une voiture et certaines habitent non loin de
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l’agence bancaire. Elles ne travaillent pas en dehors de l’agence (les « petits boulots » d’appoint sont explicitement interdits par contrat). Elles peuvent se permettre de véritables loisirs (café, cinéma, jeux informatiques, théâtre, voire vacances à la mer Noire). Elles se montrent donc satisfaites de leur emploi du temps. Le seul inconvénient qu’elles relèvent touche à la longueur de la journée de travail : « quand j’arrive à la maison, il est déjà plus de 22 heures, je n’ai plus la force de rien ; je ne regarde même pas la télévision, j’ai les yeux trop fatigués pour ça ». Mais la prolongation de leur journée de travail est vécue comme la contrepartie normale de la liberté que leur offre l’emploi du temps « glissant » : « Il est normal qu’on s’attarde au travail si on n’a pas tout bouclé, et puis, de toute façon, on récupère la journée d’après. » Pour la plupart jeunes, dynamiques, ambitieuses, elles ne trouvent rien à redire à l’intensité du travail ou aux conditions de travail, au contraire, elles « n’aiment pas s’ennuyer » et cherchent à faire leurs preuves dans la vie professionnelle. De plus, leur jeunesse explique sans doute aussi en partie la faiblesse de leurs critiques, la facilité avec laquelle elles se plient aux conditions de travail, adhèrent aux exigences du management. Le discours managérial est en effet intériorisé par les opérateurs, qui valorisent fortement le rapport à la clientèle, la prise d’initiative, la concurrence et l’investissement au travail, tout en faisant silence sur le caractère contraignant de la flexibilité du temps de travail et du contrôle exercé par la direction. De par leur âge, leur sexe, leur situation professionnelle, les avantages que leur offre l’agence en termes de carrière et de temps libre, la majorité des opérateurs se montrent plutôt dociles et adhèrent aux exigences de la direction. La flexibilité du temps de travail et celle du salaire se traduisent par leur propre plasticité, psychologique et physique. La fatigue physique des longues journées de travail est compensée par la journée de repos du lendemain. Quant à la pénibilité psychologique, elle n’est presque pas évoquée, ou alors sous une forme atténuée : « Il faut avoir un fort caractère » ; « ça demande une grande attention psychologique ». Or cette pénibilité est importante. Elle est liée à la gestion du rapport au client et au perpétuel effort produit pour concilier les objectifs contradictoires que leur assigne le management, qu’il s’agisse de la contradiction entre le « prendre du temps avec les clients » et le « accomplir toutes les tâches avant la fin de la journée », de la contradiction entre le « prendre des initiatives » et « attention, vous n’avez pas droit à l’erreur », ou entre le « respectez scrupuleusement les procédures » et le « vendez le plus possible de services et de produits ». Mais dans une société comme la Russie, où la majorité des salariés se débattent dans des difficultés matérielles quotidiennes, à la limite de la survie, le secteur bancaire apparaît comme un îlot de prospérité. Les salariés de l’agence, visant à faire carrière dans le secteur, sont donc portés à minimiser l’importance du stress, qui n’est pas perçu comme un réel problème.
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CONCLUSION Contrairement à ce qu’on a pu observer à l’usine de roulements à billes de Moscou, l’organisation du temps constitue un enjeu pleinement pris en compte par le management dans son objectif de maximisation de l’usage de la main-d'œuvre. Le temps de travail est rendu flexible par l’emploi du temps « tournant » et la journée de travail non normée ainsi que par l’absence de stricte limitation au nombre et aux types de tâches à effectuer. La flexibilité du salaire, le contrôle sur l’effectuation des tâches et le discours managérial libéral permettent cette flexibilité du temps. Considérés ensemble, tous ces paramètres de l’organisation du travail conduisent à une grande plasticité des opérateurs. Ceux-ci « prennent sur eux » le règlement d’un grand nombre de problèmes, la conciliation d’impératifs contradictoires du discours managérial. Ce travail psychologique ne peut manquer de provoquer un stress important. Or celui-ci n’apparaît pas dans les propos des opérateurs. Il est possible de rendre compte de ce silence si l’on considère la salle des guichets comme une étape dans la formation de cadres bancaires performants et imprégnés de l’idéologie libérale managériale.
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Les temps sont durs pour les techniciens-conseils des CAF
Danièle Linhart
En reconstituant un bref historique des CAF, on voit à l’œuvre une transformation de l’organisation du travail des techniciens-conseils (TC) débouchant sur une activité moins taylorisée, plus variée, un travail de plus en plus orienté vers une gestion non plus de prestations mais de familles. Plus responsabilisant, plus riche, plus autonome aussi, dans une certaine mesure, cette nouvelle activité suscite pourtant pour les TC de nouveaux problèmes dont le moindre n’est pas le temps qu’ils peuvent consacrer à chaque cas. Le changement important arrive à partir de la deuxième moitié des années 1980. Jusqu’alors, les agents étaient spécialisés par type d’activités : arrivée du courrier, plan de répartition (c’est-à-dire les prestations les plus complexes : allocation parent isolé, allocation d’éducation spécialisée, allocation d’adulte handicapée), liquidation, (qui correspond à des prestations moins complexes, à savoir les allocations familiales, allocation salaire unique, allocations prénatales, et allocation logement), contentieux, et enfin relations extérieures. Au sein de la liquidation, la spécialisation s’opérait également par type de prestations. À partir de 1985 apparaissent donc des équipes polyvalentes, sorte de modules au sein desquels sont traitées toutes sortes de prestations même si les liquidateurs continuent, pour leur part, d’être spécialisés sur une ou quelques prestations. Mais, on note qu’à cette période apparaissent déjà les guichetiers polyvalents sur toutes les prestations même s’ils continuent à ne s’occuper que de l’accueil et restent donc coupés des autres liquidateurs. Ils préfigurent la polyvalence des futurs techniciens-conseils, vers laquelle la phase intermédiaire des modules polyvalents conduit délibérément. La modernisation s’installe lorsque les TC, dans un grand nombre de caisses, se voient confier la gestion d’un portefeuille d’allocataires dont ils traitent toutes les prestations. Ils gèrent ainsi de fait des familles auxquelles ils peuvent servir éventuellement une série de prestations différentes. Cette polyvalence s’inscrit
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elle-même dans la poly fonctionnalité puisqu’ils ont également à « descendre » au guichet, à l’accueil, où ils reçoivent le tout venant. Par ailleurs, et c’est un changement de poids, les TC travaillent désormais en temps réel grâce à des nouveaux logiciels (notamment Cristal), qui leur permettent, au guichet comme au téléphone, de pouvoir informer immédiatement les allocataires sur ce qu’ils pourront percevoir en fonction de leurs droits et d’opérer la liquidation des dossiers en accédant à toutes les informations concernant la situation de l’allocataire. Ils peuvent ainsi boucler les dossiers immédiatement, sauf invalidation de l’agent comptable, dans les 48 heures. Les techniciens conseil travaillent désormais avec un téléphone et un répondeur. Cette réorganisation s’est accompagnée de la mise en place d’agences de proximité qui permettent un rapprochement géographique avec ces allocataires. Le travail des TC est ainsi devenu plus complexe, il correspond à un vrai métier. Les TC doivent connaître 23 prestations et plus de 1 500 conditions d’attribution, soit 15 000 situations différentes. Dans certains cas, ils travaillent en binôme (chacun a la responsabilité d’un portefeuille d’allocataires), mais ils peuvent s’échanger certains dossiers en fonction de leurs compétences spécifiques. En cas de difficulté, des TC d’intervention ont pour vocation de dépanner les TC. La maîtrise change, elle aussi. Devenue encadrement de proximité, elle a en charge des tâches relevant plus du management que de la compétence technique. Tenus de gérer l’allocataire sous tous ses aspects et non plus d’assurer une opération spécialisée, les TC sont conduit à concevoir leur travail, en termes de « services à personne » et de plus en plus, dans le contexte de crise sociale que nous connaissons, de services à personnes, familles en difficulté. D’employé préposé à l’administration d’une prestation, le TC est ainsi devenu responsable du sort de familles démunis à qui il doit trouver les prestations qui s’appliquent de la façon la plus avantageuse dans le dédale de droits de plus en plus complexes. Le nouveau système informatique, en temps réel, permet une immédiateté de réponse et la transparence des manipulations. C’est un véritable outil d’aide à la décision en direct qui donne une vision immédiate de la situation globale de l’allocataire, mais en même temps c’est bien souvent la réalité et l’étendue de la misère qui s’affiche à l’écran. Dans les bureaux, avec le temps réel, les TC sont en mesure, lorsqu’ils liquident, de traiter le dossier une fois pour toutes. « Ça permet de voir le côté social, de voir si des recours sont possibles de voir tout de suite l’incidence sociale de son travail » et il en va de même au guichet, « on regarde sur le terminal ce qui est enregistré, on regarde ce qu’il va falloir faire. On guide l’allocataire vers les différentes prestations et on confronte à ce qui se passe sur l’écran. C’est compliqué parce qu’il y a toujours des solutions diverses, avec des centaines de faits générateurs, c’est impossible de tout retenir et de faire le point sans rien. Avec le temps
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réel, on peut faire des paris. On saisit, on voit ce que ça donne, si c’est refusé, on voit si on peut trouver autre chose1 ». Le travail en temps réel, dans ces conditions de gestion de personnes réelles, de familles avec lesquelles on correspond, auxquelles on répond au téléphone, que l’on peut même rencontrer au guichet ou croiser dans la rue et dont on connaît la situation sous les aspects les plus privés (c’est nécessaire pour décider quelles prestations peuvent être attribuées), implique profondément chaque salarié.
LA GESTION DE LA MISÈRE EN DIRECT Les voilà soudainement confrontés sans intermédiaire à la fragilité et aux difficultés d’autrui ; en situation de constituer pour ces familles le seul rempart contre la misère, la pauvreté. Cette responsabilité sociale dont se pare leur travail n’est pas toujours aisée à assumer. Il devient évident que la fonction n’est plus la même, un nouveau métier a émergé qui rapproche des métiers dits sociaux. Ils ne sont plus protégés par cette dimension abstraite que leur travail recelait auparavant. « La situation des allocataires s’est dégradée. D’abord le RMI nous a ramené une population que nous n’avions pas. Ensuite, c’est l’aide au logement qui s’élargit de plus en plus. Beaucoup de gens sont au chômage de longue durée. La situation se dégrade et on la perçoit de mieux en mieux. Si on avait gardé l’organisation par prestations, ce serait difficile de se rendre compte des choses parce qu’on n’a pas de vision globale de leur situation. Là, on peut voir l’ensemble de la situation de la famille. » C’est ainsi qu’ils peuvent parfois découvrir que les prestations qu’ils ordonnent sont les seules ressources de la famille et du coup mesurer leur responsabilité à la fois dans les décisions d’attribution, (trouver ce qui est le mieux) et dans la rapidité de traitement du dossier (qui doit déboucher sur le paiement de ces allocations). On passe du virtuel au réel et à un moment qui rend toutes choses plus douloureuses car la situation s’est dégradée. Ce système informatique qui les rend plus conscients de la portée de leur travail, et de son importance pour les familles, en leur permettant des simulations, ne les exonère pas d’une forte montée en compétence. Le système ne résout pas tout. Loin de là. Il y a un jeu entre d’une part la doctrine (qui est le point de vue officiel, celui de l’institution), et la façon dont, d’autre part, chaque caisse, peut décliner des applications dans le cadre d’une décentralisation voulue par le siège. Les TC ont donc un travail important d’interprétation de l’esprit de la loi, d’autant plus que les situations des allocataires, deviennent de plus en plus compliquées. Comme l’exprime l’une d’entre d’elles, ce n’est pas tant la législation dans l’esprit de la loi qui pose problème que les situations des allocataires peu évidentes à défi1. Les citations sont des extraits d’interviews réalisés entre 1999 et 2002 dans cinq caisses d’allocations familiales, situées dans la banlieue parisienne et en province, et qui ont connu une modernisation importante [Jaeger et Linhart, 1998 ; Chelly, Jaeger, Linhart et Minet, 2003].
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nir. « Exemple : Mme Untel perçoit l’allocation parent isolé, M. perçoit le RMI, et ils vivent ensemble. On va les regrouper. J’ai assisté à un colloque de la CAF sur la notion juridique d’isolement, c’est loin d’être évident. Les textes sont flous et l’informatique ne dit rien. Et attention, les tribunaux ne donnent pas toujours gain de cause à la CAF, pour l’isolement notamment. Est-ce qu’une vie maritale avec des hommes qui ne sont pas les pères et qui se succèdent, est-ce que c’est un isolement ou pas ? Le gros problème, qu’est ce qu’une vie maritale ? Idem avec le RMI, il faut réfléchir sur le côté social de l’affaire et pas seulement la législation. » Dans une CAF de la banlieue parisienne, où le nombre de familles dites défavorisées est élevé, nous avons pu, au cours de nos enquêtes, mesurer les enjeux soulevés par la modernisation du travail. 2 500 allocataires sont attribués à chaque TC, dont environ 2000 vivants, c’est-à-dire en contact au moins une fois par an. Chaque famille d’allocataires a un seul correspondant pour toutes les prestations et peut le joindre directement au téléphone doté d’un répondeur en cas d’indisponibilité. La polyvalence et le travail en temps direct rendent les choses immédiatement plus tangibles et livrent la réalité dans ses dimensions les plus dramatiques en instantané. Les TC qualifient les dossiers, définissant ce à quoi les familles ont droit, de quel type de prestations elles relèvent en réalité, et contrôlent s’il n’y pas d’abus ou de malhonnêteté dans les déclarations par rapport aux situations réelles. L’informatique qui permet de rapprocher les demandes des documents attestant de la situation des allocataires donne aux TC un réel pouvoir d’intervention sur le sort de ces familles. Situation éprouvante, émotionnellement quand s’affiche sur l’écran l’étendue des problèmes, des difficultés dans lesquelles les familles se débattent. Du point de vue managérial, ces changements permettent une meilleure implication professionnelle des agents dans leur travail, qui devient source d’efficacité et de productivité. Les demandes des allocataires sont plus rapidement traitées, ce qui répond aux exigences des instances centrales, (celles-ci imposent en effet une antériorité maximum de 21 jours pour la liquidation au nom de la satisfaction du client qui ne doit pas trop attendre) et se cadrent dans les tendances managériales du privé comme l’indique le responsable de la CAF étudiée. Dans la rhétorique managériale moderniste, la satisfaction du client doit être le moteur de l’implication des salariés et la base de l’organisation du travail. Cela tourne au paradoxe dans le cas des CAF où les clients reçoivent de l’argent au lieu de payer pour un service. De plus la rapidité mise en avant comme un élément déterminant de la qualité du service (qui rend pour partie compte des préoccupations des allocataires) est loin d’être la seule. Le montant des allocations entre en ligne de compte à l’évidence et pour cela, les TC ne peuvent rien d’autre que de trouver les droits les plus intéressants. Ce qui prend du temps. Et lorsque ces droits sont insuffisants du point de vue des allocataires, cela crée une situation difficile pour les TC. Selon la logique de la direction de la CAF, le problème du stress et de la compassion liés à ce type de travail devrait trouver sa solution dans l’efficacité
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technique de la nouvelle organisation qui fonctionne désormais en temps réel : les droits des allocataires sont mis en œuvre rapidement et dans les meilleures conditions, car l’ordinateur aide à résoudre les problèmes en direct et permet d’informer immédiatement les allocataires sur la somme qu’ils pourront percevoir. Dans cette optique, le TC voit son utilité sociale augmenter avec son efficacité technique et ne peut que mieux se sentir. La réduction des délais d’attente et une meilleure information dispensée aux allocataires correspondent à une amélioration du service rendu : « Le sentiment d’utilité liée à l’efficacité compense le stress, même si on envisage des stages antistress. Prenons l’exemple du RMI, il y a peu de délai dans son application et une fois le dossier instruit par les collectivités locales, notre efficacité a été très vite accrue. » Le directeur de la caisse affiche ses résultats : « On paye une allocation en moins de dix jours pour 94 % d’entre eux. Les délais d’attente au guichet sont de moins de 15 minutes en moyenne et 75 % des appels téléphoniques aboutissent. » Mais l’enquête auprès des TC permet de mesurer la distance entre une conception formelle, abstraite, technique d’une tâche et sa réalité. Ce que vivent les agents dépasse leur tâche objective ; ils ont le sentiment que de leur capacité à trouver des solutions intelligentes (et faire un travail d’interprétation intelligent) dépend le sort de leurs allocataires. Comme en témoigne cette TC : « C’est un peu grâce à moi que Mme Untel perçoit ses allocations, j’ai monté un dossier cohérent. » Mais inévitablement2 se profile alors un dilemme entre un objectif de quantité qui s’affiche rapidement en normes chiffrées et un objectif de qualité, qui s’exprime en attention, et temps passés à trouver les bonnes solutions. Or cet objectif de qualité devient un enjeu crucial. Quand la misère prend figure humaine, et devient un interlocuteur permanent, il est difficile de s’en tenir aux seules réalisations chiffrées. Lancés dans une course constante contre la montre (il faut aller vite au téléphone, vite au guichet, vite à la liquidation des dossiers, avec des objectifs calqués sur ceux du privé), les TC ne s’y retrouvent pas. Ils ont le sentiment aigu d’un décalage de sens entre ce qu’ils font et ce qui est préconisé par la direction. « Le commercial c’est quand on fait du commerce qui rapporte, quand le client paye. Là, on nous oblige à une attitude hyper commerciale, mais c’est nous qui donnons les sous, c’est problématique en matière de rapports humains, quel que soit le niveau social, c’est problématique ici. On nous dit que l’accueil doit être rapide. Mais ça ne veut rien dire. C’est utopique. Si les gens viennent à l’accueil c’est qu’ils ont un problème… les objectifs c’est très “in”, c’est très moderne mais ça ne tient pas la route », explique une femme TC qui a déjà une longue expérience dans sa fonction et a pu mesurer les évolutions. 2. Les normes dans cette CAF sont de 40 opérations par jour, un dossier équivalent à 2 opérations. Un courrier, une et un téléphone, une également. Sans compter les travaux de masse (déclaration de ressources à saisir, ainsi que les dossiers de chômage).
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Le guichet est emblématique du travail modernisé des TC : ils y rencontrent des allocataires, dont certains n’ont que les prestations pour survivre, ils ont à les renseigner, à les orienter éventuellement vers d’autres services en cas de besoin, remplir des dossiers, faire des simulations, déclencher des opérations, opérer des vérifications. Ils se sentent responsables du sort de ces personnes et pourtant ils ont en permanence l’aiguillon du temps compté au nom de l’efficacité censée résoudre les problèmes des allocataires. Ils savent pertinemment que cela n’est qu’une partie des problèmes. Ils doivent écouter attentivement leurs allocataires et en permanence penser à écourter le temps de l’interaction. Nous retrouvons ici, d’une manière particulièrement aiguë, les conflits contemporains autour de l’usage du temps, de ce temps qui appartient à l’employeur, au salarié, mais aussi à un autre de plus en plus présent, le client. Cet autre a un statut particulier car s’il affirme et parfois impose ses besoins propres directement lorsqu’il entre en interaction avec le salarié, il n’en demeure pas moins présent dans cette interaction sous la forme d’objectifs et de tâches définies par le management. Le client est ainsi là à double titre : celui d’une personne effectivement présente et désireuse de résoudre ses problèmes ou voir ses désirs satisfaits ; et celui également d’un élément crucial du dispositif managérial de gestion et de mobilisation du temps des salariés. Tel un Janus à deux faces, le client intervient dans le travail sous deux versants contradictoires, celui de la personne en interaction singulière avec un salarié, et celui de catégories standardisées et cibles de la politique commerciale d’un management moderne. Les CAF dévoilent d’une façon saisissante cette ambiguïté, cette ambivalence de la relation au client. Celle-ci est en effet, dans le cas de la prestation d’allocations, très personnalisée, puisque la connaissance qu’a le TC de la situation de « son client » est de l’ordre de l’intime. Il connaît ses ressources financières, son état civil, ses conditions réelles de vie, ses difficultés. Et en même temps, cette relation est encastrée de façon très stricte dans les rets de la législation, (il y a plusieurs centaines de points) qui définit avec précision les droits et encastrée aussi dans un management rigoureux des temps et procédures. La pénétration du travail par un tiers extérieur, que l’on gère selon des critères abstraits et standardisés mais qui apparaît de façon tout à fait personnalisée et singularisée, bouleverse sa nature. Le salarié entre en rivalité avec l’employeur dans l’usage de son temps, non plus seulement en fonction de ce qu’il aspire à faire lui-même (le sens qu’il entend donner à son action au sein d’un procès de travail, la manière qu’il juge plus appropriée en fonction des objectifs qu’on lui a fixés), mais en fonction d’autrui qui a également des prétentions sur ce temps passé. Cet autrui qui investit de sens aussi ce temps, et cherche à en faire l’usage le plus utile et approprié de son point de vue. On retrouvera cette évidence également dans les hôpitaux et les maisons de retraite. Face à cette « prétention » du client à influer sur une partie de son temps, dont l’employeur a le fantasme économique d’une appropriation, le salarié est seul. Il doit arbitrer entre différentes exigences et intérêts, ceux de l’institution qui a
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désormais des critères plus établis de rentabilité, dans le cas des CAF, entre ceux de l’entreprise qui les déclinent en taux de productivité, et ceux des allocataires qui peuvent relever d’un autre registre. Le temps du salarié est désormais enjeu pour des catégories d’acteurs distincts, qui cherchent à se l’approprier ce qui met en jeu son identité. Travailler signifie ainsi faire l’équilibriste entre des exigences contradictoires portées, non seulement par des logiques différentes comme dans le travail industriel (qualité versus productivité) mais incarnées dans des personnes différentes et bien présentes, (comme dans les abattoirs étudiés dans ce même livre par Séverin Muller) ; membres de la direction et de la hiérarchie d’un côté, allocataires, de l’autre. Et en mesure d’exercer une pression sur eux, par l’organisation et le contrôle ou morale et psychologique. La hiérarchie a pleinement conscience de cette situation, comme le prouve ce responsable de service : « Ils sont en état de course contre la montre en permanence, alors qu’ils ont le sentiment au contraire de devoir passer plus de temps pour mieux se saisir de la situation globale des personnes, leur expliquer, leur faire admettre les choix, les contraintes, gérer le stress, l’angoisse des allocataires. » La pression est bien réelle, depuis que les matricules sont devenues des personnes, et les prestations des situations globales. Et comme l’explique cette femme agent de maîtrise, « avant les TC étaient dans leur bureau et n’en sortaient pratiquement pas. [...] Maintenant, ils sont obligés de descendre au guichet Il y a toujours des problèmes de violence et d’agressivité. Il faut apprendre à gérer ça ; le poste est dur, très dur. C’est recevoir des familles en difficulté, c’est très stressant ». Une TC en donne un exemple précis. « Fin août par exemple, les allocataires ont des problèmes de soudure avec leur loyer, car l’allocation logement arrive avec quelques jours de retard. Ils ont des problèmes d’expression, c’est le cas de femmes africaines par exemple. Il y en a une, l’autre jour, qui hurlait qu’on lui prenait ses sous. Elle est au RMI avec quatre enfants et a obtenu l’allocation logement. Mais du coup évidemment comme le RMI est un complément, il était réduit proportionnellement. Pour lui faire comprendre ça… »
STRATÉGIES D’ADAPTATION Face à ces sollicitations de différents registres, le temps devient l’obsession pour tout le monde. Dans notre enquête, nous avons pu observer des formes variées d’adaptation des TC pour lutter contre le stress généré par les multiples sources d’accaparement de leur temps. Dans ce triangle qui définit les prétentions de l’employeur, celles des usagers, et celles du salarié lui-même, des façades sont privilégiées selon les tempéraments et les convictions personnelles. Des façades où se profilent des options plus politique ou citoyennes. Pour certains, il se construit une défiance progressive à l’égard des allocataires, soupçonnés de vouloir profiter du système, mais aussi des TC, de leur compassion, et d’un éventuel sentiment de culpabilité de leur part. Ils se blindent, et
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optent systématiquement pour l’orientation préconisée par leur institution : une efficacité technique comptable du temps, qui permet de tenir les usagers à distance. La posture adoptée consiste à refuser de les assister et à considérer qu’ils ont à disposition tout ce dont ils ont besoin pour voir leurs droits reconnus. Ils ne sont pas éloignés de la logique managériale qui n’appréhende la satisfaction qu’à partir de taux objectivables en termes temporels, (délais d’attente au guichet, au téléphone et délai de liquidation), et d’application stricte de la législation censée ne pas poser de problèmes. Le point de vue organisationnel, explique le responsable de la CAF consiste en « une recherche de qualité dans un univers contraint : on cherche à apporter une valeur ajoutée à un produit que nous ne maîtrisons pas et qui est décidé par le législateur. Le TC peut mesurer immédiatement à la fin de sa journée de travail à quoi il sert. Il n’encode plus des prestations toujours les mêmes pour des familles X qu’il ne connaît pas, non désormais il s’occupe de ce que Mme Untel séparée de M. a droit à tant de francs au titre de différentes prestations ». La qualité du service, pour ces TC, comme pour l’institution se résume en termes de délais et d’informations fiables données, sans se préoccuper de savoir si l’argent suffit aux allocataires pour vivre. Le reste sort du registre des TC. Leur travail consiste à exécuter leurs tâches dans les temps, selon les normes. S’ils ont respecté leurs normes, ils ne peuvent qu’être satisfaits de leur travail dont ils connaissent l’utilité. Aux usagers, aux allocataires de leur côté de respecter ces règles, et ils y sont aidés par les nouvelles procédures, comme l’énonce ce TC très pragmatique : « Il n’y a plus de queue dans les salles d’attente au guichet et donc pas la possibilité pour quelqu’un de jouer au meneur. » Cela fonctionne autour du credo selon lequel tout problème social trouve sa solution dans la modernisation technique et organisationnelle. Ces TC opèrent comme une formalisation de la relation à l’allocataire qu’ils tiennent ainsi en respect pour qu’il n’y ait ni débordement, ni risque d’identification. Il s’agit de limiter l’interaction au cadre prescrit par l’institution qui est garante d’une application juste de la législation. Technicité donc, et mise à distance méfiante. Ainsi que l’exprime ce TC, le travail modernisé lui convient parce que « on connaît la situation de nos allocataires, on arrive à savoir tout de suite ce qu’ils veulent et pour eux c’est mieux. On voit la situation de la personne, état civil, enfants, ressources, allocations, montant des paiements pour deux enfants, c’est pratique ; les portefeuilles permettent un contact avec le public qu’on n’avait pas avant ». Et commentant la façon de réguler les relations avec ces allocataires « moi, je ne suis pas pour faire du social, je suis pour les bousculer. La polyvalence, c’est positif, ce qui ne va pas c’est d’assister les gens comme on les assiste. On arrive à en faire des loques. On est au service des allocataires pour leur faire valoir leurs droits mais pas pour les assister. On les enfonce ». Il est par ailleurs partisan d’un contrôle plus strict des pratiques des allocataires. « Il y en a qui se mettent au chômage pour ne pas perdre l’allocation logement. Des choses devraient être revues, il n’y pas
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assez de contrôleurs sur l’agence, le contrôle du RMI doit être systématique. Il y en a qui viennent le chercher en bagnole et avec leur portable. » D’autres TC privilégient, dans ce triangle problématique, leur seule position de salarié. Ils ne voient qu’une charge de travail trop grande et pas assez de temps pour la réaliser. Mais ce point de vue de salarié est tributaire de l’individualisation systématique des situations de travail qui a accompagné la modernisation. Ce n’est pas le point de vue collectif sur une surcharge de travail, des tensions trop fortes, des exigences contradictoires qui concernent tout le monde, non ces TC se mettent personnellement dans la position de la victime : « J’arrive à 50 ans, j’aimerai bien que ce soit plus cool, mais je ne pense pas que ça va s’arranger. Je pense qu’on aura de plus en plus de travail. 3 000 familles par poste ça fait beaucoup de boulot, plus le téléphone, plus l’accueil, le fait de tenir un poste, il faut que ce soit à jour. On est crevé. » Victimes, mais victimes individuelles. On juge sa propre charge de travail trop forte par comparaison aux autres. Les inégalités sociales que personnifient les allocataires sont réintroduites en interne, entre collègues comme l’exprime avec amertume cette TC : « Il y a des inégalités de charge de travail. Il faudrait une enquête sur la charge de chaque poste. Et vérifier la manière dont chaque poste est tenu. On a le même nombre d’allocataires mais les cas sont différents » et que renchérit une autre : « Quand on échange des dossiers c’est parfois des petits contre des lourds. » C’est une manière de faire disparaître les allocataires et leurs terribles problèmes qui peuvent déclencher de la compassion et de la souffrance. Les allocataires sont convertis en « boulot », en charge de travail, ils ne sont plus la priorité, comme en a conscience au cours de l’interview cette TC : « Entre la polyvalence qui nous est demandée, le guichet, le téléphone, ça peut faire trop. Et après on communique notre ras-le-bol aux allocataires. » Il faut gagner du temps et se protéger au même titre que les TC défendeurs méfiants de l’institution. Ils le font comme ils peuvent et cela devient un modus vivendi. « Non, je ne prends pas de rendez-vous avec les allocataires, sauf pour des cas très particuliers. Je m’y oppose, parce qu’on ne peut pas être partout, donc je ne prends pas de rendez-vous, même à l’accueil sauf exception, sinon il n’y a pas de fin. » Le grief se manifeste sous la forme d’une revendication d’effectifs supplémentaires. « Le vrai problème c’est le manque d’effectifs, il faut une étude, il faut quantifier la charge. Le passage d’une demi à deux demi-journées au guichet, ça change tout. Pour les usagers, c’est mieux, mais pour nous quand on remonte, la charge de travail, elle nous attend. » Ce qui est bon pour les allocataires, n’est pas nécessairement bon pour les agents. La charge de travail devient un rempart contre l’usager qui n’est plus envisagé que sous ce seul angle. « Pendant qu’on est à l’accueil, le travail [de liquidation, car au guichet c’est pourtant un vrai travail] ne se fait pas. Quand on est au guichet,
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on pense au répondeur qui prend les messages téléphoniques. Il faudrait plus de personnel et moins d’allocataires. » Dans cette optique, l’amélioration, telle qu’elle a été conçue par la modernisation pour les allocataires, se retourne contre les TC. L’injustice et l’inégalité ont changé de camp. Elles ne sont plus exclusivement du côté des allocataires en difficulté. Et il y a enfin la catégorie de ceux qui se sentant guettés par la compassion et l’insupportable identification réagissent soit par une suractivité soit par une demande de mobilité pour ne pas rester trop face aux mêmes : « Moi je dois être occupée sinon je broie du noir, avoue une jeune TC qui travaille sans compter son temps ni son stress », tandis qu’une autre affirme qu’il faut organiser des rotations « on devrait nous changer de secteur tous les quatre ans par exemple. Ici, leurs problèmes sont toujours les mêmes avec plus de précarité, plus de difficultés linguistiques, des situations familiales plus floues, des gens plus mobiles aussi bien pour la vie professionnelle que familiale sûrement du travail au noir, mais nous on s’en fiche si ce n’est pas trop voyant ». Ce sont là, des exemples d’attitudes que les TC adoptent en réaction aux changements qui les propulsent « au front » face à une misère qui prend, désormais, le visage personnalisé des allocataires dont ils sentent malgré tout qu’on attend d’eux de la contenir dans des limites tolérables. Ils connaissent dans les moindres détails, la situation de leurs allocataires, ils savent qu’ils ne peuvent avoir qu’une influence limitée en tirant le meilleur parti des droits potentiels de ces familles, et que dans de nombreux cas, leur compétence et leur bonne volonté ne suffisent pas. Certains affirment avoir conscience d’être le dernier rempart contre la révolte des plus démunis. Certains pensent en effet que l’on attend d’eux de constituer un maillon efficace de la gestion publique des cas les plus difficiles pour rendre les inégalités moins intolérables. Et cette mission dont ils se sentent investis leur pèse. Tous ont en commun le sentiment de faire un travail difficile et qui n’est pas reconnu à sa valeur. Salaire insuffisant, possibilités de promotion infimes, temps trop serrés… S’en prendre aux allocataires, qui veulent toujours plus et sont chronophages. S’en prendre à l’institution qui ne met pas les effectifs suffisants, et en interne à d’autres TC moins efficaces, Vouloir saturer son temps pour ne pas avoir le temps de déprimer, Voilà quelques postures possibles pour ces TC qui ont à résoudre le difficile arbitrage de l’usage de leur temps.
PLUS DE MÉTIER, MOINS DE TEMPS La modernisation des CAF se poursuit. Vers un usage plus intensif encore des nouvelles technologies, vers un suivi et un contrôle plus rapprochés et mieux outillés, et surtout une définition plus rigoureuse du métier à travers notamment un impressionnant effort de formation. Une formation très ambitieuse répondant au nom de Vademecaf a en effet été mise en place dans un certain nombre de caisses pour les nouveaux entrants et témoigne de l’intérêt que porte l’institution à ce
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nouveau métier. Les CAF illustrent de façon plus nette encore ce mélange d’un environnement contraignant (pour cause de textes de lois, mais aussi de normes temporelles strictes) et d’une fonction requérant une certaine autonomie, une certaine liberté d’initiative ainsi qu’un certain savoir-faire social. Le temps et le contenu du travail sont strictement prescrits mais la formation qui est mise en place définit un métier qui implique un véritable travail d’interprétation et de prise en charge d’un dossier dans toute sa globalité. On retrouve donc la logique générale qui fait coexister un cadrage taylorien avec une fonction requérant une certaine autonomie. En l’occurrence dans les CAF on voit conjointement progresser le cadrage technique, la prescription informatique d’un côté et la compétence mise en œuvre par les TC de l’autre. Le travail de qualification qu’opère le TC, c’est-à-dire l’interprétation et « l’application d’une règle générale et abstraite à une situation de faits » [Sayne, 1999], est en voie de reconnaissance par l’institution sous la forme d’une formation qui se veut exhaustive. L’idée managériale est que l’informatisation grandissante et la formation constituent tout à la fois la reconnaissance tant attendue par les TC de la réalité d’un nouveau métier, une facilitation de l’acquisition et de la mise en œuvre des compétences nécessaires et in fine l’armure les protégeant contre les risques du métier dont on a vu qu’ils pouvaient déboucher sur des vécus problématiques. Pour ce qui concerne la diffusion de l’informatique, après la mise en place de Cristal, (le logiciel permettant le travail en temps réel), il y a eu celle du SDP (suivi électronique des pièces) et de la GED (gestion électronique des documents). Les courriers et pièces des allocataires sont scannés dès leur arrivée et apparaissent ensuite à l’écran des TC. Ceux-ci ont ainsi, non seulement l’ensemble des informations sous les yeux, mais ils effectuent également le suivi de leur traitement sur informatique et chacun peut savoir à tout moment où en est tel dossier, s’il y a un délai ou des pièces supplémentaires à fournir. À cela s’ajoute encore EDINAT, qui est un recueil de lettre type pour les allocataires destinée à faciliter la rédaction des courriers courants. Ces nouvelles techniques qui exigent une durée d’apprentissage bousculant des temps de travail déjà bien serrés, seront cependant considérées par les TC comme une aide significative permettant d’augmenter l’efficacité du service et donc contribuant à la satisfaction des allocataires. Mais elles tissent les fils d’un cadre organisationnel débouchant sur un contrôle plus strict du travail et des cadences de travail que permet d’opérer d’ailleurs le tableau d’Amiens, véritable outil de contrôle destiné à normaliser, formaliser et compter les tâches et les durées. Quant à la formation, dont on a déjà signalé le côté très ambitieux, elle s’applique à des jeunes qui ont en général un profil de bac plus 2. C’est un dispositif qui englobe les phases de diagnostic, qualification des dossiers, compréhension juridique, argumentation des décisions, maîtrise de l’informatique, relations avec les usagers, et avec les collègues, relations avec les partenaires extérieurs, à savoir toutes les institutions intervenant sur-le-champ, les assistantes sociales, les propriétaires de logement. Elle dure environ neuf mois. Au-delà de la formation de
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ces jeunes, Vademecaf a aussi pour vocation de diffuser, à travers eux, un nouvel état d’esprit dans l’ensemble de la CAF et de sensibiliser tout le monde aux nouvelles donnes de ce métier. Parce qu’elle témoigne de la reconnaissance institutionnelle d’un nouveau métier, parce que l’on y allie la formation théorique et l’examen in situ de cas concrets, parce que l’on sensibilise à l’environnement, et parce que les TC nouvellement formés font preuve d’une véritable opérationnalité et compétence, cette formation est unanimement appréciée. Même si dans l’immédiat elle pose problème pour tous car elle mobilise des jeunes TC en activité dans la Caisse qui de fait disparaissent pour plusieurs mois (les personnes formées travaillaient en effet déjà au sein des CAF avec des contrats à durée déterminée) ainsi que des tuteurs (TC de la CAF) leur sont attribués, sans compter ceux (également aux effectifs) qui contribuent à dispenser la formation. Cette tension temporelle accrue liée à la formation pour ce nouveau métier, est en réalité, un avant-goût de la tension temporelle qui l’enrobe. Dans l’esprit de la direction, cette formation doit non seulement inculquer des connaissances mais aussi adapter les TC à leurs nouvelles conditions de travail, les préparer aux nouvelles exigences du métier, et diminuer leur vulnérabilité par plus de compétence. Pourtant ce nouveau métier, tel qu’il émerge de la formation bouscule immédiatement les normes et les outillages techniques qui accompagnent la mise en œuvre des objectifs. Le métier enseigné à travers cette formation, suppose un usage du temps susceptible de s’ajuster entre les besoins des trois protagonistes du triangle. C’est-àdire, la possibilité de moduler ce temps : en liquidation (pour trouver les bonnes solutions du point de vue de la législation mais aussi des allocataires), au guichet (pour témoigner du respect, de la compréhension à l’égard de personnes en difficulté, leur apporter de l’aide, et éventuellement les orienter vers d’autres partenaires susceptibles de prendre le relais). Et pour se remettre en permanence à niveau en se constituant des fiches et échangeant avec les autres autour de dossiers complexes. Or, toute l’armature technique qui fixe et contrôle les normes, oriente l’activité vers ses aspects les plus quantitatifs. Nous avons eu l’occasion de procéder à une évaluation des effets de la formation dans quatre CAF et de recueillir les points de vu des différents protagonistes. Tous les TC sont unanimes à constater qu’il n’y a pas, (à part la vérification qui ne s’intéresse qu’à la conformité des actes au regard de la législation), d’évaluation de la qualité. On ne sait mesurer que la quantité, comme l’affirme par exemple ce jeune TC : « Il n’y a pas de suivi qualitatif dans la CAF. Il n’y a pas de prise en compte de la globalité, c’est aberrant. On parle beaucoup de la quantité avec des tableaux de bord, mais rien pour la qualité. Après six mois d’accueil, on se rend pourtant compte combien c’est important la qualité. » La pression des normes et des moyennes ne fait pas bon ménage avec la recherche de qualité. Il faut presser l’allure, « certains dossiers sont hypercompliqués, mais comme la majorité fait 30 pièces à la journée ».
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À LA RECHERCHE DU TEMPS DE LA QUALITÉ Tous les TC regrettent que la qualité ne soit pas évaluée alors qu’elle est aussi importante pour eux que les critères quantitatifs. « Ici, l’encadrement ne regarde que les chiffres à la fin. Il ne ressort que le chiffre et pas la qualité, c’est pas reconnu, on râle entre nous. On nous dit : “Il faut produire, telle personne, elle est bien comme agent, elle produit beaucoup.” Je dis : “Non, faut voir la qualité.” » Et tel autre renchérit « le service qualité ça n’existe pas ici c’est aberrant. Il n’y a que la vérification qui est un service de contrôle de paiement. Par contre les tableaux de bord sont là pour donner les chiffres ». L’unanimité se fait autour de cette question du manque de temps lié à la non-prise en compte de la qualité. « Il faut pas aller trop vite sinon on fait des erreurs, faut pas essayer de faire de la productivité à la place de la qualité. » La qualité requiert un autre rapport au temps travaillé que celui usuellement pratiqué dans des situations modelées par les prescriptions et les normes productivistes. Notre enquête nous a permis de le mesurer. L’objectif de la qualité, qui implique, dans le cas des CAF, la prise en compte de la globalité de la situation des allocataires, l’élaboration d’un diagnostic fondé ainsi que la mise en œuvre d’une relation appropriée aux besoins de la personne, (qu’il s’agisse du téléphone ou de l’accueil), nécessite une transformation des modes de gestion du temps travaillé. Celui-ci ne peut plus entrer dans un formatage analogue à celui du temps taylorisé. Les TC doivent être en mesure de développer des démarches adaptées à chaque cas. La personnalisation de la relation avec l’allocataire, et l’accent porté par l’institution sur la qualité du diagnostic, implique une certaine liberté dans l’usage du temps, une relativisation des critères quantitatifs et surtout la mise en place de critères susceptibles de rendre compte de cette dimension qualitative de leur travail. La compétence a besoin de temps pour s’exprimer. Ce même temps manifeste du respect vis-à-vis des allocataires, de la compréhension eu égard à leur situation difficile. La disponibilité, et un savoir bien organisé, remis constamment à jour, paraissent des paramètres importants, qui permettent peut-être une certaine déculpabilisation des TC face aux allocataires en situation très précaire. Du point de vue des agents, ce pourrait être la base d’un compromis satisfaisant qui se déclinerait ainsi : l’institution requiert que les prestations adéquates soient versées aux allocataires, dans des délais convenables, et ce aux moindres coûts c’est-à-dire avec le meilleur usage du temps de travail payé ; les agents souhaitent organiser leur temps en fonction des exigences de leur métier, avec l’autonomie qui garantit la qualité de leur gestion des dossiers ainsi que celle de leur relation aux allocataires. Quant à ces derniers, ils demandent à être guidés de la meilleure façon pour faire valoir les droits qui leur sont le plus favorable, c’est-à-dire qu’ils doivent pouvoir compter sur la disponibilité des agents. Ce n’est pourtant pas la tendance dominante. Voyons pourquoi ? Chaque caisse gère à sa façon les directives nationales (pas plus de 21 jours pour le traitement des pièces, pas plus de 30 minutes d’attente au guichet) et les budgets
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alloués (qu’elle ne peut cependant pas négocier). Avec les mêmes directives, la même législation, les mêmes impératifs et des situations comparables en termes de population d’allocataires et de précarité à gérer, les CAF peuvent en effet, adopter des méthodes différentes, certaines s’inspirant plus que d’autres des critères du privé, selon la personnalité du directeur. Elles ont donc toutes leur mode de management, leur rythme de travail et surtout leur manière d’imposer et de contrôler le travail des TC. Mais elles ont toutes en commun d’établir en permanence des statistiques, de mesurer le travail, d’évaluer son intensité, comme elles ont également en commun de reprendre en main l’organisation et de mettre un terme à l’autonomie des TC dès qu’il y du retard à rattraper, situation fort récurrente. Dans plusieurs caisses, les contrôles, les mesures omniprésentes, les suivis sous diverses formes sont là pour établir des moyennes et influer sur les esprits plus que pour réprimer et sanctionner ceux qui ne seraient pas dans les normes. Le fameux tableau d’Amiens, nouvel outil de suivi de production (qui permet d’élaborer des statistiques précises et quotidiennes sur les pièces et les dossiers traités et ceux qui restent en instance chez chaque TC), ne doit pas, dans ces cas-là, « être perçu comme un flicage, prévient un responsable de la caisse, mais comme un suivi d’activité et de productivité. Il permet de contrôler quantitativement ce qui est fait, les délais, les retards. Il s’agit d’élaborer des statistiques et de calculer la productivité moyenne ». Il explique que « le tableau d’Amiens c’est des objectifs fixés et actualisés : quand un problème est traité, il y a un code dans GED qui permet de le savoir, par exemple LAV= liquidé avant vérification, INST= en instance : on n’a pas pu traiter, il manque une pièce ou une info. Le tableau permet de contrôler quantitativement ce qui est fait et les délais ou le retard. Il y a une vingtaine de codes ». Dans une autre caisse, où chaque TC a son propre tableau de bord, le responsable met un point d’honneur à nous dire qu’« il n’existe pas de rendement minimum par personne, mais on connaît leur rendement ». Le tableau de bord permet de mettre les TC en alerte sur leur rendement et leur retard et ainsi de les responsabiliser, même s’il n’est pas encore totalement au point, et que par exemple, les réclamations de pièces ne sont pas encore intégrées. Bien sûr, cela donne lieu à quelques inquiétudes. « Les TC savent qu’il y a des statistiques et on fait des récapitulations, quand on a eu le logiciel, le tableau de bord, ils ont cru que c’était du flicage, mais on leur a montré comment ils pouvaient participer à l’élaboration des objectifs », explique-t-il. Si l’on s’enquiert auprès des TC, le son de cloche est différent. Nul ne sait si ce tableau de bord ne sert pas ou ne servira pas un jour à sanctionner les rythmes de travail par des promotions ou des primes. Le fait de savoir qu’en permanence la hiérarchie dispose d’une connaissance parfaite de ce que chacun a réalisé dans la journée, la semaine, le mois, n’est pas vécu sans inquiétude et agit comme un aiguillon sur chaque TC qu’il en soit conscient ou pas. Si on ne donne que des normes sous la forme de moyenne, ces normes n’en sont pas moins présentes. Si bien, que chaque TC voit l’usage de son temps de
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travail soumis d’une part à des contraintes nationales, au contrôle strict des normes établies par sa caisse, et d’autre part aux exigences et besoins des allocataires, sans que des règles du jeu claires et humainement acceptables ne soient définies. L’équipement en outils de ce type qui permettent de calculer la productivité et de la rendre apparente à tous, est sans doute lié au fait que la productivité a baissé notamment dans l’activité de liquidation, en raison de la prise en compte de la globalité de la situation. Une enquête nationale d’évaluation des productivités pour les différentes opérations fait apparaître que le traitement global des dossiers, qui est un des objectifs essentiels de la formation Vademecaf, et qui complexifie le diagnostic, permet des gains en qualité mais non en productivité. Un chronométrage a eu lieu pendant un mois, par prestations, sous l’impulsion de l’Observatoire des charges de travail. Dans sept CAF, l’ensemble des tâches a été étudié c’est-à-dire, les prestations, le contentieux, la vérification, le guichet, le téléphone, pour une terminaison matriculaire. Les premiers résultats établissent une comparaison avec 1995 où dominait encore l’ancien système. On s’est aperçu que le temps de traitement d’un dossier avait augmenté en moyenne de 20 % du fait que le dossier était traité globalement mais que la qualité s’est améliorée, les retours ayant diminué de 20 %. Certaines CAF se sont alors délibérément orientées, vers une gestion calquée sur le privé. Telle cette caisse qui a recruté une femme dans le secteur privé, et qui plus est l’industrie, pour établir un suivi de production en important les critères du privé. Elle a conscience de la difficulté de cette approche dans une institution comme la CAF. « L’esprit du privé rentre dans le public. Production, objectifs à respecter, ça perturbe beaucoup. Il faut mettre des gants. » Elle mesure combien l’état d’esprit des TC est réticent à ce mode de management qui considère les allocataires comme de simples clients à satisfaire et qui postule que les TC ont toutes les ressources en main (techniques et connaissances) pour traiter convenablement les dossiers et résoudre les situations complexes. Elle sait que, confrontés à des situations parfois difficiles et même émouvantes, il leur faut du temps pour trouver des informations sur une législation en constante évolution. Elle sait que le savoir n’est jamais définitivement établi et que les TC doivent se constituer eux-mêmes les ressources dont ils ont besoin. Le suivi de production ne paraît pas, de l’aveu même de la personne qui a été chargée de sa mise en place, cohérent avec la nature du travail. « À moi de faire comprendre à la direction que les TC ont une charge de travail différente de ce qu’on voit sur le tableau de bord. » Dans d’autres caisses, la pression est plus discrète, et la transparence absolue que créent ces instruments de contrôle, (reflet de la transparence des situations des allocataires) est moins gênante. Cependant, pour toutes, dès que du retard (souvent dû à des suractivités périodiques) s’accumule, l’organisation quasi taylorienne reprend ses droits
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LA DICTATURE DU RETARD « On n’a pas le temps d’étudier, je ne suis pas la seule à dire ça. L’étude globale du dossier c’est important. Ça devient de plus en plus difficile parce que la législation devient plus complexe. Je cherche un peu dans le suivi, je demande à l’agent de proximité, mais je n’ai pas toujours la réponse que j’attends. C’est pas forcément clair. » Ce regret exprimé par une TC est repris par d’autres : « Les suivis c’est une référence plus les notes faites par nos AM (agent de maîtrise), mais pour s’y retrouver, c’est par date, donc il faut chercher par date. Il faudrait qu’on se fasse notre documentation mais on prend pas le temps, on prend le temps pour rien parce qu’on se sent pressé. On sait qu’on a du retard. » Le retard, phénomène fréquent dans certaines caisses, est récurrent partout. Lorsqu’il apparaît, c’est lui qui commande toute l’organisation, et devient une source de véritable souffrance collective. Il n’y a plus d’autonomie mais de l’abattage. « Le problème de fond c’est qu’on manque d’effectifs. Quelqu’un qui regarderait le comportement de chacun trouverait évident qu’il y a des potentialités de perdues mais c’est un problème d’effectifs. Avec le plan d’action on va revenir aux 21 jours mais ceux qui vont venir aider vont être en retard eux-mêmes et ça recommencera. Il y a un ras-le-bol depuis six mois », se désespère une TC. Les TC sont en effet dépossédés de toute possibilité de gérer leur temps pour s’adapter à des cas particuliers. Sa responsable confirme : « Le mot de passe c’est ras-le-bol. De la démobilisation, une grande tristesse. Ce sont des gens compétents qui ont conscience qu’en face d’eux, ils ont des allocataires qu’ils ne peuvent satisfaire pleinement quand ils trouvent de situations terribles, ça brise le cœur. » Le problème est qu’avec le retard, en reprenant en main les opérations au plus près, la hiérarchie va en l’encontre des espoirs soulevés par la formation qui prétend faciliter la constitution d’un nouveau métier avec une certaine part d’autonomie et de libre arbitre. Pendant les périodes de rattrapage du retard, les TC ont le sentiment de ne plus pouvoir travailler en leur âme et conscience. « Avant, on faisait confiance aux TC. On leur donnait les courriers et ils faisaient le tri euxmêmes entre les priorités et le normal. Ce n’est plus le cas maintenant. Si on dit que ça va pas, on vous répondra : les TC ont sorti trop de priorité et pas assez d’antériorité, c’est-à-dire ce qui relève de la comptabilité des 21 jours. » Cet exemple est intéressant parce qu’on voit que les objectifs qui jouent comme véritable contrainte et qui sont fixés au plan national ne sont pas toujours considérés par les TC comme ce qui est le plus utile et représentatif de cette qualité recherchée. Ils peuvent avoir d’autres priorités : « Indépendamment de la qualité ellemême, on regarde que la rapidité. J’aime le travail bien fait. J’ai le sentiment qu’on ne peut plus bien faire. On a une telle masse de travail, mais on déblaie c’est tout ce qu’on peut faire », déplore un jeune TC. Les responsables de la caisse sont par contre tenus pas ces objectifs nationaux, car « il y a une sanction financière. Plus on a de retard et moins on a d’argent. On n’est pas assez performant », disent-ils.
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Hormis l’organisation du travail décidée par la hiérarchie, il y la pression constante de la rapidité pour rattraper le retard. La demande officielle est de 20 dossiers par jour, ce que les TC considèrent comme faisable mais cela reste tendu. « On nous demande de faire du chiffre, on a du retard, on nous demande 20 dossiers par jour, c’est pas énorme mais c’est compliqué parfois, on fait appel aux agents de proximité, des personnes ressources mais ils ne sont pas toujours là. » La même plainte est reprise en d’autres termes : « L’objectif c’est production, production, production, quelle que soit la qualité. Ça me hérisse, on va nous parler qualité en permanence et on va en sens inverse. Quand un document arrive, on peut rentrer les éléments (dans l’ordinateur), ça fait du chiffre. Mais moi, je prends la nouvelle situation, je regarde si c’est bien la suite de la précédente, pour essayer de traiter le dossier au plus juste, ça prend du temps. Je suis pas une productrice de chiffres ; je veux faire de la qualité. » L’autonomie de chacun, celle prônée par le métier, est remisée et la maîtrise de proximité reprenant les affaires en main, répartit le travail autoritairement entre les TC. La pression temporelle s’exerce alors à l’état pur. Le manque de temps devient, pendant ces périodes, totalement obsessionnel. Ainsi dans cette caisse où les relations sont pourtant détendues et le travail en général perçu comme plus autonome avec le nouveau métier, le retard remet tout en cause. « Si on a du retard c’est le branle-bas de combat, la pression, on marne. On prend le lot le plus ancien, quand c’est épais on se le partage. Quand il y a du retard, on a des lots sans tenir compte des matricules [qui sont affectés à chaque TC] », dira cette TC. Telle autre essaie de s’en sortir à sa façon sans tout sacrifier : « Il y a un problème d’équilibre entre qualité et quantité en cas de bourre, j’essaie de me distancier par rapport à la pression temporelle. Un dossier mal armé dès le début sera toujours problématique. En temps normal, on trie nous-mêmes ce qui doit passer en priorité, après on regarde ce qu’on doit faire. Mais quand on est en retard, on nous fait revenir un nombre de pièces fixées par jour », et encore : « Quand on voit qu’on a une semaine et demie de retard à résorber, c’est la tension. La pression est constante, on nous rappelle nos objectifs. » Ce que confirme cette responsable : « On fixe les objectifs avec l’encadrement de la production. Je suis chargée avec mon collègue de les décliner pour chaque unité. Les objectifs sont fixés chaque semaine, on fait des statistiques en fin de semaine. Si ça va, on laisse, mais s’il y a du retard, on reprend la main. » Les périodes de retard sont ponctuelles mais récurrentes. « Au moment où les TC sont en congé alors que les allocataires ne partent pas… ce qui charge l’accueil. Cet été ça a été catastrophique, ça tombe au moment du renouvellement des droits et des ressources. » Alors quand on a en tête la formation mise en place, coûteuse en temps et en argent, le sentiment d’incohérence et d’injustice faite aux TC prend le dessus. « On m’a payé une super formation, on me demande 7 h 48 par jour et on ne me demande pas mon avis. Qu’on travaille bien ou pas, ça change rien. On a envie d’avancer sur certaines choses, on nous dit : “Stop, c’est comme ça et pas autre-
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ment.” Même si on dit que c’est aberrant », s’indigne un TC. Une autre reproche : « Pendant la formation, on nous disait : “C’est pas la production qui nous intéresse mais la qualité.” Les collègues essaient de faire de la qualité, mais on est toujours poussé à la quantité. Quand on fait de la qualité, on répond à ce que veut l’allocataire et ça évite plein de travail périphérique. » Ils se plaignent de la trop faible influence qu’ils ont sur l’organisation de leur travail. Certaines caisses s’en sortent mieux que d’autres. Le travail y est moins tendu parce que la direction a installé une plate-forme téléphonique où des jeunes recrutés en CDD délestent les appels les moins compliqués ou parce que la polyactivité a été aménagée de façon à ne pas casser les rythmes de travail ; les TC gèrent euxmêmes leur travail, une fois les objectifs bien fixés. « On a des tableaux de bord, mais on nous évalue en moyenne sur l’année. » Les périodes de rattrapage du retard semblent moins nombreuses.
LE SOUTIEN DU COLLECTIF L’existence de procédures, de méthodologies, d’outils informatiques, de formation, ne suffit pas à faire de ce métier de TC un métier comme les autres. Et même dans les caisses où la pression est plus faible, l’autonomie plus grande, le travail est pour les TC une véritable épreuve psychologique « les gens sont dans des situations plus difficiles. Mes gens ont des besoins et la législation est rigide. C’est de plus en plus difficile à faire passer. Ils nous culpabilisent. Mais c’est nous qu’ils ont en premier, on n’y peut rien. Ils ont l’impression que ça vient de nous », se confie l’une d’entre elles. Et cet autre est dans la même tonalité : « Le plus difficile dans ce travail, c’est quand on est face à des gens qui veulent de l’argent et qu’on doit dire : “Non, la législation ne le permet pas’ et la personne répond ‘et moi, je fais quoi ?”… C’est le plus difficile. » Et tel autre, « en travaillant ici, je maintiens leur tête hors de l’eau, mais je ne les en sors pas. On fait du social en tant que TC mais on est tenu par la législation ». L’absence de coercition exercée par l’encadrement n’exclut pas la pression, comme le dit, on ne peut mieux, une jeune TC : « La pression, c’est moi qui me la mets toute seule, Je suis très sensible à la situation des allocataires qui vivent avec les allocations. Quand je ne suis pas à jour, je me mets la pression. » Face à ce poids difficile, les TC jouent la carte collective. On s’aide entre TC, on consulte à la cantonade, on se passe des fiches, on fait circuler ce que l’expérience permet d’acquérir, au sein des binômes ou trinômes selon l’organisation du travail et parfois au-delà. Ils sont nombreux à en faire état : « C’est important de partager, on joue la compétence collective. Quand il y a des cas particuliers, on les note pour avoir le support par la suite. On a en plus une chemise collective où on se met toutes nos notes, ce que les autres n’ont pas vu. Des fois, on demande audelà du trinôme à la cantonade. Il ne faut pas que ce soit fermé. On travaille pour les allocataires et pas pour notre groupe » ou encore « quand on a liquidé un
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dossier complexe, on essaie d’en faire profiter les autres, il faut partager la compréhension des situations compliquées des allocataires, aussi pour que les autres puissent les traiter quand on n’est pas là ». Collectivement, ils jouent la carte du métier (même si l’intérêt du groupe est d’atteindre les taux fixés pour ne pas avoir de retard), la carte d’un métier qui exige d’aller au fond des choses pour aider les allocataires, ce qui correspond à une démarche coûteuse en temps ; car c’est leur métier qui est leur meilleur allié contre la culpabilisation. Le collectif joue ici comme soutien mutuel pour affronter des situations humainement difficiles, mais aussi pour exercer le métier. « On discute un peu de ce problème, de ne pas pouvoir répondre aux demandes, les difficultés des allocataires, on les vit à trois. Quand il faut donner une décision pas juste pour l’allocataire, on en parle. Comment aborder le sujet par téléphone ou par courrier, on leur donne à lire, on vérifie si c’est bon. À trois ça soulage ! » C’est souvent collectivement qu’ils trouvent les ressources pour résister aux tensions et aux contradictions dans lesquels ils sont plongés, pour résister aussi aux orientations d’un management moderniste prêt à porter qui assimile allocataires à clients, et rapidité à satisfaction des besoins. Ensemble, ils évaluent les conséquences de leur travail auprès des allocataires, se posant la question de ce qui leur advient au-delà de ce que fournit la législation appliquée convenablement. « Notre satisfaction, c’est de donner le meilleur de nous-mêmes pour rendre les allocataires satisfaits. Alors on se sent utile. Mais on n’est pas là pour faire du commerce, on vend rien, on est là pour rendre service. » L’usage du temps des salariés des CAF fait l’objet d’un enjeu intrusif. Chacun cherche à l’orienter en fonction des ses besoins, de ses valeurs, de son éthique, et de sa place dans l’institution, dans l’organisation du travail. La controverse, toujours possible, fait souffrir le maillon vulnérable de l’organisation que constituent les TC. L’existence d’un arsenal d’outils techniques qui n’expriment que les dimensions temporelles accroît la pression déjà inhérente à leur travail.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES JAEGER C. et LINHART D. (1998), « Une caisse d’allocations familiales en progrès ; la gestion moderne de la misère », Réseaux, n˚91. CHELLY L., JAEGER C., LINHART D. et MINET F. (2003), Évaluation d’une formation dans quatre CAF, rapport Didaction. SAYNE I. (1999), La Qualification dans l’activité décisionnelle des caisses d’allocations familiales, texte ronéoté.
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L’hôpital malade du temps
Robert Linhart
Nous avons enquêté dans un hôpital situé dans le sud de la France, au moment du passage aux 35 heures et dans le contexte plus général de la modernisation des hôpitaux où l’informatisation est mise en œuvre pour attribuer et contrôler les budgets1. Nous sommes fin 2001. La réduction du temps de travail, le passage aux 35 heures, doit être mis en œuvre en 2002. Des consignes nationales et régionales ont été données. Des fascicules ont été distribués pour que chacun décrive son activité. Il y a des questions sur les pertes de temps. Les médecins ont eu un questionnaire distinct remplir. Le service des praticiens hospitaliers (dont le statut est défini par des textes relativement récents) est de dix demi-journées par semaine (sans que soit fixé le nombre d’heures d’une demi-journée) sur six jours par semaine. Le samedi est un jour ouvré comme les autres. Le service comprend, par ailleurs, une garde par semaine (dimanche, nuit, et normalement, pas plus de deux dimanches par mois). Après chaque garde, il y a obligation (théorique) de récupérer le lendemain. Il existe trois types de garde : la garde sur place où le médecin est dans le service (avec un plafond mensuel à ne pas dépasser) ; l’astreinte opérationnelle où le médecin doit pouvoir être joint et arriver tout de suite (l’hôpital ne pourrait pas héberger tous les médecins de garde. Le médecin doit se débrouiller pour être là très vite) ; l’astreinte de sécurité où le médecin n’est pas sur place mais joignable rapidement. La garde sur place est la mieux payée, vient ensuite l’astreinte opérationnelle, enfin l’astreinte de sécurité est la moins payée. 1. Les interviews ont été réalisées avec Christine Jaeger. Nous nous sommes entretenus avec le responsable de la DIM (direction de l’information médicale, le service qui rassemble le maximum de données sur ce qui se passe à l’hôpital), avec des secrétaires, des médecins, des infirmièr-e-s et, des aides soignant-e-s, des cadres infirmiers, des agents des services hospitaliers, des sages-femmes titulaires et contractuelles, des auxiliaires puéricultrices et une surveillante générale.
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Les services soumis à ces différents types de garde varient suivant les hôpitaux et à l’intérieur de chacun sauf aux urgences, où il y a toujours une garde sur place. Dans cet hôpital, les médecins en astreinte opérationnelle ou garde sur place sont les anesthésistes, les cardiologues, les chirurgiens et les radiologues. En médecine infectieuse, en cancérologie, pharmacie, laboratoire, il n’y a que des astreintes de sécurité. Dans la journée, les horaires sont de 8 h 30 à 18 h 30. Nous avons constaté une comptabilisation de plus en plus tatillonne pour attribuer les budgets. On est, avec la modernisation dans la logique de la mesure, là où elle n’existait pas auparavant. Nulle activité ne doit échapper à la rigueur comptable, même celles qui auparavant répondaient à des exigences qui paraissaient antinomiques avec ce type de calcul, comme en particulier ce qui relève de la santé. Les raisons en sont de multiples natures : financières évidemment, pour essayer de limiter en les contrôlant des dépenses de santé en constante augmentation, qui creusent un déficit de la Sécurité sociale croissant ; judiciaires également, afin de se protéger d’éventuelles plaintes et poursuites en cas d’échec opératoires, d’erreurs de diagnostics ou de mauvaises prescriptions. Mais également managériales car les responsables administratifs sont formés au management moderne, et cherchent à appliquer des mesures de suivi, de contrôle rigoureux. Les procédures se multiplient, la formalisation se généralise, il faut tout communiquer, vérifier, comptabiliser, et plus encore comme on se méfie des dérives d’une bureaucratisation excessive, on redouble la démarche de multiples audits, contrôles de diverses natures destinés à évaluer les effets de ces nombreuse procédures. Certaines de ces procédures, toujours coûteuses en temps, sont parfois utiles au personnel médical et en particulier aux médecins, les dossiers deviennent plus aisément consultables par exemple avec l’informatisation et la bureautique. Et on y gagne en mémoire : « Le codage des dossiers a permis de voir vraiment ce qui se passait. Par exemple, les gens pensaient qu’on recevait beaucoup plus de malades âgés, mais en fait on reçoit beaucoup de jeunes, on a une vision plus exacte de ce qu’on fait. Par exemple, il n’y a pas plus d’infarctus mais plus de troubles du rythme cardiaque », explique une secrétaire du DIM (département d’information médicale). Par ailleurs, cela permet d’établir une comparaison entre les hôpitaux, à partir de critères normalisés et donc, éventuellement de réduire les inégalités de dotations. Mais au-delà de cet aspect, qui peut se révéler éventuellement positif, il y a des effets et des risques largement perçus par le personnel hospitalier. Outre le temps que cela prend à tout le monde, de remplir des paperasses en permanence, cette transparence permet aux instances de tutelle et aux responsables, de fixer des objectifs, leur donne une légitimité pour le faire qui ne correspond pas toujours à la réalité. C’est que cette transparence ne traduit pas toujours la complexité du travail qu’assume le personnel médical. La mesure, l’objectivation, la recherche de critères d’homogénéisation, ont tendance à estomper certaines des multiples facettes de ce travail particulier sur l’humain qu’est la préservation de la santé. Les critères retenus, dans les comptabilisations officielles du temps passé à telle ou telle tâche ne répondent pas à certaines des préoccupations pourtant
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essentielles du personnel médical. De nouveau, on retrouve en présence différents types d’investissements et de choix d’usage du temps travaillé. Cette secrétaire de la DIM explique que « parfois, les gens ont du mal à comprendre l’intérêt de tout ce codage ; ils pensaient que l’effet du PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information) serait plus importants, c’est à dire que cela permettrait d’obtenir plus de personnel là où le besoin s’en manifesterait ; pour obtenir plus de personnel ou plus de compétences en infectieux, on fait appel à nous mais, par exemple on fait plus d’hospitalisation de jour mais on n’a pas les effets escomptés ».
UNE INFORMATISATION TATILLONNE Pour établir le budget annuel dont disposera un hôpital, depuis 1985, on se base sur les dépenses des trois dernières années, en réalisant une péréquation entre les différents services et on propose pour l’année suivante une dotation globale de fonctionnement (DGF) avec quelques ajustements. Auparavant il y avait un régime de prix de journées, par discipline (médecine générale, maternité, chirurgie, réanimation), et quand un patient sortait, sa facture allait à la sécurité sociale qui remboursait. En même temps que le système de DGF se mettait en place, il fallait recueillir des informations sur ce que l’on soignait. Les hôpitaux doivent faire remonter des informations au ministère depuis 1989, tous les six mois : entrées, âges, durée de séjour, diagnostic, actes, autres maladies prises en charge, consultations externes, prescriptions de molécules coûteuses. Puis vint le PMSI. Celui-ci permet d’être plus précis dans la comptabilisation des dépenses et de comparer les hôpitaux entre eux. En principe, cela devait permettre aussi de diminuer les inégalités entre les hôpitaux, mais celles-ci demeurent. Comme l’explique ce médecin responsable du suivi informatique « tout cela vient d’un Américain, Fetter, qui a regroupé une grande diversité de codages de pathologies, avec 50 000 locutions au départ, que l’OMS a transformé en 10 000 rubriques. En France, avec le PMSI, on a mouliné tout ça pour arriver à 580 groupes homogènes de pathologies : les GMH ». Ce qui signifie qu’on code ensemble des malades qui ont sensiblement les mêmes pathologies aux mêmes coûts. « Ce regroupement pose évidemment quelques problèmes, à l’intérieur de chaque groupe, il existe une plus ou moins grande dispersion mais si on multiplie les groupes, ça devient trop compliqué, donc c’est un compromis. Le PMSI consiste à envoyer chaque malade dans un GHM (groupes homogènes de pathologies). Chaque GHM a une échelle de coûts. On regarde ensuite les coûts par GHM et par patient, à partir de 30 établissements hospitaliers qui servent de panel. Tout est compris : les médecins, le personnel, la blanchisserie, les repas, les soins, les médicaments etc. À la fin, on a une échelle relative en francs et en points ISA (indice synthétique d’activité), valant tant de francs. Quand on a fait la somme des points ISA à partir de l’activité de l’hôpital, on estime une DGF (dotation globale de fonctionnement)
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théorique qui permet de comparer les dépenses d’un hôpital à l’autre. On regarde la valeur moyenne du point dans la région et on compare les dépenses entre les hôpitaux, c’est aussi la base de la discussion pour la DGF. Autrement dit, on fait le total des dépenses PMSI, puis on calcule en GHM et en points ISA, ce qui donne la valeur des points ISA pour un hôpital donné. Chez nous le point ISA est bas, ce qui signifie que nous sommes mal dotés ; ce système devrait faire disparaître les inégalités, mais en même temps, c’est la région qui redistribue les budgets, or les riches n’ont jamais assez, ils ne laissent que des miettes, donc on ne rattrape jamais le retard, puisque les DGF sont plafonnées à partir de ce qui a été dépensé auparavant. » Ce responsable de la DIM (direction d’information médicale) de son hôpital, restitue bien l’opération systématique de mise en chiffres, de suivis, de contrôles que subit son hôpital. Tout cela se traduit en réalité par ce fait « qu’on est moins nombreux, et on exige toujours plus : faire attention, dépenser moins, organiser les 35 heures, tout cela en étant plus efficaces, plus disponibles, plus gentils. C’est difficile à vivre ». Les jeunes médecins ont du mal à admettre cette évolution. « Ils ne sont pas sereins, ils sont plus fâchés que nous de leur conditions d’exercice. Avant, il y avait plus de bonhomie, on avait plus de tranquillité, on avait une meilleure reconnaissance des malades, du public, de l’administration, on se sentait moins menacés. » C’est le contexte général qui se dégrade. La population est vieillissante et grande consommatrice de soins. Dans cet hôpital de plus de 1 000 agents, un nouveau directeur a introduit depuis le début de l’année 2001 une vision encore plus comptable (on peut remarquer que le directeur n’est pas un médecin, mais qu’il a une formation de gestionnaire). Face aux exigences d’accréditation, dans le cadre d’un processus d’amélioration de la qualité, il fait prédominer une exigence de rigueur qui ne passe pas facilement auprès d’agents confrontés à des situations humainement complexes, parfois presque inextricables. Il existe un référentiel d’activités dans un certain nombre de domaines (comme l’attention aux patients, l’efficacité des prescriptions, l’organisation des services) et des visites d’accréditation ont lieu, réalisées par une agence d’accréditation et d’évaluation de la santé indépendante, qui comprend des pairs, des administratifs, et des cadres qu’elle a recrutés. Ils viennent évaluer les résultats par rapport aux objectifs, passant plusieurs jours, et rendent public un rapport, qui contient des recommandations selon les résultats obtenus. Un délai est alors fixé pour que les remèdes soient apportés. Mais la situation est d’autant plus délicate que l’hôpital est en sous-effectif chronique, du fait d’ailleurs de ce côté formalisé de points ISA. Il y a un ratio de nombre du personnel par journées de patients ou par point ISA. « On s’aperçoit qu’on est moins doté en personnel, ce qui veut dire moins d’infirmières dans les services. » Obsession permanente de la mesure, de l’objectivation et du calcul. Passage de la culture de l’oral à celle de l’écrit et du chiffre. Rendre le travail mesurable, restituer des données exhaustives et de qualité, c’est l’ambition générale de la
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modernisation aussi bien à l’hôpital que dans d’autres secteurs d’activité. Là, il faut éviter le piège de la sur information. « Quand le patient est sorti, on ferme le dossier, on le classe par date de naissance. Ensuite, il y a les règles de conservation, c’est souvent à vie ou plus (les pathologies héréditaires), à 40 ans (VIH) ou 70 ans (gynécologie). On indique combien de temps ça doit être gardé, on met un code barre sur le dossier avec le NPP (numéro permanent du patient), on contrôle l’emplacement des pièces dans le dossier, et on met l’info où se trouvera le dossier. On saisit sur Castor, on évite de trop saisir de choses parce que plus il y a de choses à faire, plus on se trompe : les erreurs peuvent être dans le classement, date de naissance et date d’entrée à côté, on inverse. On a du mal à faire comprendre au point d’accueil qu’il ne faut pas trop remplir trop de renseignements, que c’est source de doublons. » Par ailleurs, ce ne sont pas toujours les mêmes qui codent, selon la durée du séjour, parfois ce sont d’abord les infirmières, puis les médecins, puis les kinés. Aux urgences, ils n’ont pas toujours le temps de remplir les documents. « En ce moment on est en retard sur la revalorisation de ce qui se fait aux urgences. Ils ne sont pas assez nombreux. Il y a des documents de 4 pages à remplir même pour une petite blessure », dit la secrétaire de la DIM. Il y a des contrôles qualité tous les semestres. « Ils prennent des dossiers tirés au sort et ils regardent comment on code. Si on code à la hausse ça rapporte plus à l’hôpital : exemple, pour le VIH, quand on le découvre, on met le code et ensuite on remet le même code à chaque retour du malade. Mais nous on nous reproche de coder plutôt à la baisse. Par exemple, pour les infarctus, on ne sait pas dans quel GHM ça va et on suit le diagnostic du médecin, on marque ce qu’ils nous disent, mais ils oublient les diagnostics associés. Et on perd de l’argent. On téléphone aux secrétaires dix fois pour en savoir plus, mais il arrive qu’ils invoquent la confidentialité » déplore la secrétaire de la DIM. De plus les secrétaires et le médecins ne voyant pas toujours l’enjeu des GHM indiquent souvent le symptôme au lieu de la pathologie.
LE MALAISE « Quand on dit qu’il faut faire ça pour tout, dit le médecin de la DIM, ça explose un peu, un malaise m’envahit, on rentre dans la civilisation du check list et ça prend du temps, on rentre dans un truc formalisé qui n’est pas aussi facile que ce qu’on faisait auparavant