Le siecle de Louis XIV
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Zitiervorschau

QUE S AI S - J E ?

Le siècle de Louis XIV HUBERT MÉTHIVIER Inspecteur général de l'Instruction publique Douzième édition mise à jour par PIERRE THfBAULT Maître de conférences à PUniversité de Paris X-Nanterre

110' mille

DU MÊME AUTEUR

L'élaboration du Monde moderne, 1715-1815 , Hatier, 1943. Les débuts de l'Epoque contemporaine, 1789-1851, Hatier, 1947. L'Ancien Régime, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n°925, l r e éd. 1961, 11 e éd. mise à jour 1992. Le siècle de Louis XIII, Presses Universitaires de France, coll. « Que saisje ? », n° 1138, P é d . 1964, 8e éd. mise à jour 1992. Le siècle de Louis XV, Presses Universitaires de France, coll. « Que saisje ? », n° 1229, T éd. 1966, 8e éd. mise à jour 1993. La fin de l'Ancien Régime, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n° 1411, l re éd. 1970, 7e éd. mise à jour 1993. La France de Louis XIV. Un grand règne ?, Presses Universitaires de France, coll. « Documents », n° 12, 1975. L'Ancien Régime en France, XVT-XVIV-XVIIV siècles, Presses Universitaires de France, coll. « Précis », 2e éd. mise à jour, 1992. La Fronde, Presses Universitaires de France, coll. « L'Historien », n° 49, 1984, 194 p.

ISBN 2 13 045903 X Dépôt légal — 1" édition : 1950 12e édition mise à jour : 1994, janvier © Presses Universitaires de France, 1950 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

INTRODUCTION Nous avons cherché surtout à dégager les traits essentiels du système monarchique que le Grand Roi personnifia. Nous avons voulu savoir comment il a gouverné et comment ce système qu'il a mis en place a pu naître, se développer et imprimer sa marque à son époque et à son milieu, dans quelle mesure enfin il a évolué, il a échoué ou réussi à fonder1. Il importe de préciser préalablement quelques points destinés à redresser ou à dissiper quelques légendes ou illusions tenaces. Louis XIV incarna le Monarque à l'état pur, un certain totalitarisme monarchique, dirions-nous, une manière de régner et de gouverner qui fut une norme idéale pour les autres souverains. Quand, au lendemain du 1er septembre 1715, on dit en Europe : « Le Roi est mort », tout le monde comprit sans ambiguïté qu'il s'agissait du patriarche de Versailles. En divinisant la royauté, en l'exaltant au-dessus des lois humaines, il donna à la fonction royale un caractère quasi solaire et pharaonique : le monarque absorbe la France ; il est lui-même la France. Bossuet dit : « Tout l'Etat est en lui ; la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. » Et Louis XIV précise dans son Instruction pour le duc de Bourgogne, son petitfils : « La nation ne fait pas corps en France. Elle réside tout entière dans la personne du roi. » Il n'est pas seulement Roi-Soleil2 dans les fêtes mythologiques de la Cour, ou dans les emblèmes apolliniens des appartements et du parc de Versailles, il l'est aussi dans les rites du culte idolâtrique 1. François Bluche (sous la dir. de), Dictionnaire du Grand Siècle, Fayard, 1990. Riche de 2 413 articles, cet ouvrage est un instrument de travail particulièrement précieux pour tous ceux qui désirent mieux connaître les hommes, les institutions et le milieu dans lequel les rois Bourbons du xvne siècle inscrivirent leur action. 2. Agnès Joly, Le Roi-Soleil, histoire d'une image, Revue de l'Histoire de Versailles, t. 38, 1936, p. 213-235. Nicole Ferrier-.Caverivière, L'image de Louis XIV dans la littérature française de 1660 à 1715, PUF, 1981. 3

de sa vie quotidienne, de son lever à son coucher. Et le Roi Très Chrétien aboutit au paradoxe de créer autour de sa personne une vraie dévotion païenne. Paradoxe d'apparence, car, se sentant de lourds devoirs envers Dieu dont il n'est que le « lieutenant », chargé par Lui du salut et du bonheur de ses sujets, dépositaire et usufruitier viager d'une monarchie héréditaire, il se sent plutôt le premier prêtre de son propre culte royal. C'est plus la royauté que lui-même qu'il veut exalter, et dans ce rôle parfois surhumain, il a officié pendant cinquante-quatre ans avec la même gravité pompeuse et sereine. Son orgueil n'était chez lui que comportement naturel, l'attitude que lui dictait la conscience de son « sacerdoce royal ». Si nous connaissons bien la Cour et la Haute Noblesse par les Mémoires et Correspondances, nous connaissons très mal la France de Louis XIV. Le décor éclatant de Versailles nous aveugle et nous masque la réalité nationale. Déjà le grand historien de Louis XIV, Ernest Lavisse, soulignait les ténèbres qui enveloppaient encore les Français du Grand Siècle. Depuis sa grande synthèse, un peu trop systématique, les travaux des érudits, sur des points particuliers ou régionaux, nous montrent une réalité plus mouvante et bariolée, plus dramatique aussi ; ils révèlent l'ardente vie sociale des diverses provinces, si originales encore, et dont les secrets dorment toujours dans les archives locales, communales, paroissiales, notariales ou particulières1. Le voile à peine soulevé laisse déjà entrevoir l'intense fermentation des provinces, des seigneuries et des paysanneries comme des bourgeoisies urbaines et commerçantes. Théâtre d'une transformation continue, sociale et spirituelle, La France du Grand Roi est encore mal connue. On sait le schéma légendaire d'un xviie siècle immobile dans l'ordre, statique dans la majesté, dogmatique dans un conformisme orthodoxe d'une grandeur sereine, tranquille et soumis sous la férule des ministres, des intendants, des écrivains classiques et des orateurs sacrés ; le vieux mythe d'un xvif siècle figé dans un corps de doctrine inaccessible aux « variations », 1. R. Mousnier, Les institutions de la France sous la Monarchie absolue, PUF, 1974-1980, 2 voL, coll. « Dito », 1990 et 1992 ; Les hiérarchies sociales de 1450 à nos jours, PUF, coll. « L'Historien », n° 1, 1969 ; A. Corvisier, La France de Louis XIV (1643-1715) : ordre intérieur et place en Europe, SEDES, COU. « Regards sur l'Histoire », n° 33, 3e éd., 1990 ; G. Cabourdin et G. Viard, Lexique historique de la France d'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U », 4e éd., 1990.

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époque harmonieuse entre un xvie siècle tumultueusement anarchique et un xvme siècle critique, sceptique et démolisseur. Ici encore, nous sommes fascinés et trompés par le ritualisme hiératique de Versailles éblouissant la France et l'Europe, mais on oublie trop que ce mirage n'agit que dans la seconde moitié du règne et la vieillesse du roi, que ses grandes années de gloire et de prépondérance réelle correspondent à sa jeunesse libertine dans une Cour joyeuse et nomade et dans un royaume encore mal soumis. Il faut rappeler que Colbert vit à peine l'installation définitive à Versailles de la Cour sous un maître au despotisme renforcé, devenu solennel, familial et dévot, mais déjà discuté au dehors et au dedans. Colbert n'a guère connu qu'un roi jeune, heureux, fougueux, et n'a vécu que l'amertume des luttes créatrices parfois vaines dans une France rétive. Ce n'est pas une France calme, prospère et disciplinée que Mazarin léguait en 1661 à son monarque et pupille : il avait côtoyé l'abîme avec les désordres politiques et sociaux de la Fronde, la misère économique et les ravages de la guerre, les jacqueries ou la turbulence des nobles et des « robins », les propres « officiers » du roi en pleine révolte, l'agitation janséniste teintée d'opposition, l'ambitieuse ascension d'un cardinal de Retz ou du surintendant Fouquet. « Le désordre régnait partout », dira Louis XIV. Il fallait dompter et reconstruire. Contre les forces morales ou matérielles du passé, le Roi dans ses Conseils, Colbert ou Le Tellier dans leurs bureaux, les Intendants dans leurs provinces, les prélats dans leurs diocèses, Bossuet dans sa chaire, Boileau dans ses vers, Le Brun dans son atelier, ou Molière sur ses tréteaux, tous sont autant de combattants sur la brèche : pour la « maxime de l'ordre » et l'unité de la Monarchie et de la Foi, pour l'autorité de l'Etat, de l'Orthodoxie ou du Goût classique, pour la soumission des esprits et des classes sociales dans une harmonie préétablie des valeurs1. Sans compter les innombrables

1. H.-J. Martin, Livre, pouvoirs et société à Paris au XVIT siècle, 15981701, Droz, coll. « Histoire et civilisation du livre », n° 3, 1969, 2 vol. ; H.-J. Martin, R. Chartier et J.-P. Vivet, Histoire de l'édition française, t. II ; Le livre triomphant, 1660-1830, Promodis, 1984 ; H.-J. Martin, Histoire et pouvoirs de l'écrit, Perrin, coll. « Histoire et décadence », 1988. V. textes dans H. Méthivier, La France de Louis XIV Un grand règne ?, PUF, coll. « Documents », n° 12, 1975 ; E. Le Roy-Ladurie, Le territoire de l'historien, Gallimard, 1973, 2 vol. d'art, réunis, et Histoire du climat depuis l'an mil, Flammarion, coll. « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1967 ; réimpr. coll. « Champs », nw 108 et 122, 1990,2 vol. ; M. Cuénin, Le duel sous l'Ancien Régime, Presses de la Renaissance, 1982 ; F. Billacois, Le duel dans la société française des XVT et XVIT siècles : essai de psychosociologie historique, EHESS, 1986.

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luttes obscures à l'échelle de la province ou du clocher, que de fougueux lutteurs ! Colbert contre les gens de finance ou de négoce, Louvois contre ses propres officiers nobles, Boileau contre Chapelain et consorts ; Jurieu et Brousson, contre l'Etat catholique ; « Anciens » contre « Modernes » ; Jésuites contre Gallicans et Jansénistes ; Intendants contre officiers locaux ; l'infatigable Bossuet contre l'amoralité du jeune roi, contre le pasteur Claude, contre Rome même, contre l'illuminé mystique Fénelon, contre les rationalistes Malebranche et Richard Simon. Partout et sans cesse, disputes et polémiques, résistances et « émotions » populaires, et l'audace des idées prépare des aspirations nouvelles. Quand meurt le Grand Roi, son système est déjà vaincu ou dépassé ; déjà est tout armé l'arsenal idéologique du XVTII6 siècle. Loin d'être un édifice classique et une monarchie dans l'ordre, le Grand Siècle est bien plutôt une lutte grandiose et désespérée pour le triomphe d'un certain ordre ; le règne de Louis XIV est un règne de combat.

On pourrait croire à la richesse à n'en juger que par les efforts budgétaires nécessaires à un Etat fastueux, à la « gloire du roi » en tous domaines. Mais les faits sont là : les expédients financiers des cinq Contrôleurs généraux successifs, le mal qu'eut Colbert à rassembler dès 1662 les 5 millions nécessaires au rachat de Dunkerque aux Anglais, cette hantise monétaire qu'il avoue dès 1670 : « A cette augmentation en numéraire étaient attachées toutes les grandes choses que V. M. a déjà faites et qu'Elle pourra encore faire pendant toute Sa vie. » De cette « famine » de moyens de paiement découlent les fréquentes mutations des monnaies, la fonte des vaisselles d'or et d'argent, les emprunts multiples et toutes les théories économiques du temps : la politique « colbertiste » de réglementation pour diriger et stimuler la production, la nécessité d'exporter pour drainer le métal précieux hispano-américain. Cette constriction monétaire, commune à toute l'Europe, explique la stagnation et même la baisse générale des prix, malgré les oscillations périodiques, de 1650 environ jusque vers 1730. On comprend le pessimisme économique du temps, hostile à tout « laisserfaire » et la croyance à la nécessité d'une « guerre d'argent » (Colbert) comme seul moyen de s'enrichir par la 6

ruine de l'étranger. Dans cette époque de disette monétaire, les résultats du grand règne en paraissent plus merveilleux, tant fut grand l'effort, mais aux dépens des sujets du roi. Dans sa magnificence, le Siècle de Louis XIV est un siècle pauvre, sombre, dur, d'une tension victorieuse. La monarchie absolue et personnelle de Louis XIV n'est que l'aboutissement d'une évolution en marche depuis le xv* siècle : la superposition lente de la raison d'Etat romaine (Lex Rex ; si veut le Roi, si veut la Loi) aux réalités historiques des vieilles « coutumes » nationales. Louis XLV a hérité d'une France hiérarchisée et hérissée d'autonomies multiples appelées « franchises », « libertés » ou « privilèges ». D'un côté certes, on ne discute pas la « pleine puissance », mais on n'admet qu'une monarchie paternelle, tempérée par les lois et ordonnances comme par les droits et coutumes des sujets, une royauté plus arbitrale que despotique, réduite à de hautes fonctions de Justice, de Guerre et de Monnaie. « Sire, nous sommes vos humbles et respectueux sujets, mais avec nos privilèges. » Tout pouvoir n'est pas tout vouloir. D'autre part, Vabsolutisme illimité a aussi sa pratique ancienne et ses théoriciens, de Duprat à Richelieu. Henri IV, Louis XIII même, n'admettent pas d'entraves à leur autorité. Le fait nouveau, qui parut révolutionnaire, fut la réduction générale à l'obéissance, la fin progressive des « remontrances », l'action descendante du pouvoir central au fond des provinces dans un royaume qui, au début du xvif siècle, s'administrait encore lui-même, la lente mise en tutelle, par Richelieu, Mazarin, Louis XIV et ses ministres, de toutes ces autonomies, peu à peu réduites à l'état de simulacres : Etats et noblesses provinciales, Assemblées du Clergé, Gouverneurs de province, Compagnies judiciaires, Corps municipaux. Plus d'Etats généraux ni d'Assemblées de notables ; une noblesse domestiquée, contrainte au service de cour ou de guerre. La « police », c'est-à-dire l'administration du royaume est dès lors aux mains des agents du roi, souvent arbitraires, d'où l'impression de despotisme. Bien plus vrai pour 7

Louis XIV est le mot que Gabriel Hanotaux applique au temps de Richelieu : « De féodale et de cavalière, la royauté devint administrative et bureaucratique. » Le propre de Louis XIV est d'avoir surimposé à la France nobiliaire, cléricale, bourgeoise et rurale, imbue de ses traditions et privilèges, tout un réseau administratif de souche bourgeoise, une souveraineté diluée des bureaux de Versailles aux moindres subdélégués et commis des provinces. Le désenchantement vint de ce que le Roi ne fut plus senti qu'à travers le despotisme « ministériel » et anonyme des fonctionnaires. Cette armature louis-quatorzienne de bureaux et de commis devait durer jusqu'en 17891. 1, V. la synthèse de P. Goubert, Louis XIV et vingt millions de Français, A. Fayard, coll. « L'Histoire sans Frontières », 1966, nouv. éd. révisée, 1991, et son Ancien Régime, A. Colin, coll. « U », t. I, 6e éd., 1979 ; t. II, 3e éd., 1977 ; P. Goubert et D. Roche, Les Français et l'Ancien Régime, A. Colin, 1984-1985,2e réimpr., 1991, 2 vol. ; J. Dupâquier (sous la dir. de), Histoire de la population française, t. II : De la Renaissance à 1789, PUF, 1991 ; J. Dupâquier, La population française aux XVIT et XVIir siècles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1786, 2e éd., 1993 ; B. Garnot, La population française aux XVT, XVIP et XVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire », T éd., 1988, 2e éd., 1992 ; G. Durand, Etats et Institutions, XVT-XVIIT siècle, A. Colin, coll. « U », 1969 ; P. Léon, Economies et sociétés préindustrielles, t. II : 1650-1780, A. Colin, coll. « U », 1970 ; R. Mandrou, La France aux XVIT et XVIIT siècles, PUF, coll. « Nouvelle Clio », n° 33, 1967, 5e éd. augmentée par M. Cottret, 1993 ; F. Braudel et E. Labrousse (sous la dir. de), Histoire économique et sociale de la France, t. II : Des derniers temps de l'âge seigneurial aux préludes de l'âge industriel, 1660-1789, PUF, 1970 ; R. Picard (sous la dir. de), Le XVIT et le XVIIT siècle, Lidis, 1968 ; P. Chaunu, La civilisation de l'Europe classique, Arthaud, 1966 ; mise au point de R. Mandrou, Louis XIV en son temps, 1661-1715, PUF, coll. « Peuples et Civilisations », t. X, nouv. éd. 1978 ; J. Goy et E. Le Roy Ladurie (travaux rassemblés par), Les fluctuations du produit de la dîme, Mouton, 1973 ; Actes du IT colloque de Marseille sur le XVIT siècle, CRDP, Marseille, 1973 ; Les collections Histoire des provinces et Histoire des villes des Editions Privât, Toulouse, publiées sous la dir. de Ph. Wolff, puis de B. Bennassar et de J. Sentou ; P. Chaunu, Histoire, science sociale, SEDES, 1974, 2e éd., 1984 ; A. Corvisier, La France de Louis XIV, 1643-1715, ordre intérieur et place en Europe, SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n° 33, 3e éd., 1990 ; Louvois, Fayard, 1983 ; J.-P. Labatut, Louis XIV, roi de Gloire, 1638-1715, Imprimerie Nationale, 1984, et Fr. Bluche, Louis XIV, Fayard, 1986; F. Autrand, éd., Prosopographie et genèse de l'Etat moderne, Paris, coll. de « L'Ecole Normale Supérieure de Jeunes Filles », n° 30, 1986.

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Chapitre I LA FRANCE EN 1661 Louis XIV, né à Saint-Germain le 5 septembre 1638, roi le 14 mai 1643, proclamé majeur en 1651, avait vingt-deux ans et demi le 9 mars 1661, quand il prit en main le gouvernement, à la mort du « principal ministre d'Etat », ce grand fourbe et grand charmeur de Mazarin1. Ce « pauvre M. le Cardinal » lui remettait une France aux blessures encore vives, mais dont les 19 millions de sujets faisaient de beaucoup la première puissance européenne. Impression d'inachèvement toutefois, tant dans l'organisation monarchique interne que dans les frontières du royaume. D'ailleurs, le contraste est frappant entre la grandeur extérieure de la France et son « dérèglement » intérieur. Si, au-dehors, Mazarin a fait de son roi l'arbitre de l'Europe et de la paix2, il n'a, au-dedans, malgré sa souplesse tenace, qu'amorcé la restauration de la « pleine-puissance » royale et laissé en place un véritable imbroglio gouvernemental et financier. Ministre empirique, il vit au jour le jour par une gestion toute d'expédients tortueux et souvent intéressés. Malgré son opulence3 fastueuse et prodigue et malgré la loyauté solide des grands services rendus, il n'a jamais pu dépouiller complètement en lui l'aventurier, le « condottiere d'Etat », le Pantalon, disait Retz. Mais Louis XIV lui doit beaucoup, 1. G. Dethan, Mazarin, un homme de paix à l'âge baroque (16021661), Imprimerie Nationale, 1981 ; P. Goubert, Mazarin, Fayard, 1990. 2. L. Bély, Y.-M. Bercé, J. Bérenger, A. Corvisier, Ph. Loupes, J.P. Kintz, J. Meyer et R. Quatrefages, Guerre et paix dans l'Europe du JTK//!^cfe,SEDEs,coll.«Regardssurl,Histoire»,n0,77, 78et79,1991,3vol. 3. D. Dessert, Pouvoir etfinanceau xvne siècle : la fortune du cardinal Mazarin, RHMC, t. XXIII, avril-juin 1976, p. 161 à 181 ; du même : Le « laquais-financier » au Grand Siècle : mythe ou réalité ?, XVÎT siècle, n° 122, janvier 1979, et sa thèse (1983), sur Lesfinancierssous Louis XIV. A ce titre il fait paraître Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, A. Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1984 ; Cl. Dulong, La fortune de Mazarin, Perrin, 1990 : enquête rapide et synthétique qui révèle le génie inventif dont fit preuve le cardinal pour tirer bénéfice des trafics les plus divers (armes, diamants, œuvres d'art) et pour constituer ainsi la fortune la plus considérable de l'Ancien Régime.-

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et le sait : de sages conseils de psychologie politique, le prestige rétabli de sa couronne, une brillante équipe ministérielle. Aussi le respecte-t-il, sans l'aimer vraiment, et ne piaffe-t-il pas trop du désir impatient de gouverner, d'autant plus que, vénérant sa mère, il connaît le grand secret, le lien de cœur, entre Anne d'Autriche et Mazarin. Quelle France reçoit-il alors du tout-puissant premier ministre ? 1. La France en Europe. — Le bilan extérieur de l'époque mazarine est glorieux. Le cardinal lègue au roi la paix générale et un royaume agrandi. Résultat d'autant plus grandiose que Mazarin l'a obtenu dans les pires difficultés financières et dans l'anarchie intérieure. Depuis la signature des traités de Westphalie en 1648, la paix régnait avec l'Empire. La France et la Suède, co-garantés des traités, avaient droit de regard à la Diète de Ratisbonne sur les affaires allemandes. Si Mazarin dut vite abandonner en 1657 son rêve éphémère de faire élire Empereur Louis XIV contre l'archiduc Léopold, l'influence française en Allemagne, surtout à l'Ouest, était profonde : la Ligue du Rhin de 1658, garantit la neutralité de ses membres, tampons entre l'Empereur et la France, et groupa, outre de petits princes allemands stipendiés, les trois archevêques-électeurs rhénans, Mayence, Cologne et Trêves, vrais clients de Mazarin. En outre, le roi de France avait obtenu en 1648 les droits de l'Empereur en Alsace, que Louis XIV put préciser, étendre et faire valoir patiemment. L'Espagne de Philippe IV, frère d'Anne d'Autriche, comptant sur l'appui de la noblesse rebelle des Frondeurs, a continué la guerre jusqu'à total épuisement, en novembre 1659. Le premier prince du sang, Condé, oubliant Rocroi se mit au service de l'Espagne en haine de Mazarin, mais se fît battre aux Dunes par Turenne en 1658. De fait, il fallut aussi, pour l'abattre et enlever Dunkerque, l'appui de l'alliance anglaise avec le régicide hérétique Cromwell. Aussi Mazarin conclut-il avec lui un accord opportun, bravant l'opinion française catholique très favorable à la veuve de Charles Ier, Henriette-Marie de France, réfugiée au Louvre. Il fallut aussi, au temps de l'idylle de Louis XIV et de Marie Mancini, brisée par l'oncle Mazarin, la comédie de Lyon où la Cour de France simula un projet de mariage du roi avec sa cousine Marguerite de Savoie, pour forcer Madrid à offrir au plus tôt l'infante Marie-Thérèse avec la paix. Les deux Cours se rencontrèrent sur la Bidassoa et, dans l'île des Faisans, Mazarin et don Luis de Haro négocièrent âprement. La grosse épine était l'amnistie du prince de Condé, avec restitution de ses biens et dignités, finalement accordée. 10

Territorialement, le 7 novembre 1659, la France obtient le Roussillon, la Cerdagne, l'Artois (moins Aire et Saint-Omer) et l'amorce d'une ligne de places au Nord : Gravelines et Bourbourg en Flandre ; Le Quesnoy, Landrecies, Avesnes en Hainaut ; Philippeville et Marienbourg dans l'évêché de Liège ; Ivoi, Montmédy, Damvillers, Thionville, dans le duché de Luxembourg ; le Barrois, le Clermontois, Dun, Stenay, Jametz et une route stratégique d'une demi-lieue de large vers Metz et l'Alsace dans le duché de Lorraine rendu comme un manteau troué à son duc, l'errant et romanesque Charles IV. Au total, ébauche d'une frontière militaire, avec places avancées et jalons d'avenir vers ces Pays-Bas rêvés dont Mazarin parle comme d'un « boulevard inexpugnable ». Mais l'œuvre paraît inachevée, avec une multitude d'enclaves mal définies. Il est vrai qu'on n'a nullement alors le concept d'une frontière linéaire ; il y a bien plutôt une zone de transition où l'on passe insensiblement de la souveraineté française à celle de l'Empire. La Lorraine reste fief impérial, et même villes et seigneuries d'Alsace n'ont pas rompu tout lien avec le corps germanique. Il y a une question d'Alsace dont la cession à la France est trop peu claire : sur l'Alsace, expression géographique, le roi n'a qu'une vague suzeraineté héritée de l'empereur, soit le Sundgau et Brisach1 (la ville-pont), le landgraviat de Haute et Basse-Alsace et la préfecture de la Décapole alsacienne, mais Strasbourg, ville libre impériale, et Mulhouse, alliée perpétuelle du canton de Bâle, restent républiques indépendantes. Enfin Louis XIV, qui n'a jamais eu l'idée de soi-disant frontières naturelles* (il n'a jamais songé à conserver Chambéry ou Nice), a toujours recherché une frontière stratégique (il a pourtant pris, rendu et repris la Franche-Comté et rendu finalement la Lorraine) : il ne peut oublier que l'Anglais est à Dunkerque et surtout que l'Espagnol est à Saint-Omer, à Lille, à Cambrai, à Douai, à Valenciennes, à Maubeuge, à Luxembourg, à Vesoul, à Dôle et à Besançon. L'Alsace, les Trois-Evêchés, Arras et les places du Hainaut restent trop « en l'air ».

Cependant, le mariage franco-espagnol3 eut lieu à Saint-Jean-de-Luz, le 9 juin 1660, et le 26 août, devant la 1. il s'agit de Vieux-Brisach, française jusqu'en 1697. 2. V. les travaux de G. Zeller, La Monarchie d'Ancien Régime et les frontières naturelles, Revue d'Histoire moderne, 1933, et Histoire d'une idée fausse, Revue de Synthèse historique, 1936 ; G. Livet, L'équilibre européen. De la fin du XV à la fin du XVIIf siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 28, 1976. 3. Cl. Dulong, Le mariage du Roi-Soleil, Albin Michel, coll. « L'Homme et l'Evénement », 1986.

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reine-mère heureuse de cette union dynastique, les jeunes époux faisaient dans leur « bonne ville » de Paris une entrée solennelle, célébrée par Racine dans son Ode aux Nymphes de la Seine. Louis XIV escomptait un jour faire valoir les « droits de la reine » à la succession espagnole en exploitant le non-paiement de la dot de 500 000 écus d'or, car dit-il, il y a « jalousie essentielle entre France et Espagne », une « espèce d'inimitié que les traités peuvent couvrir, mais n'éteignent jamais... on ne peut élever l'une sans abaisser l'autre ». Mazarin parchevait son œuvre en 1660 en imposant sa médiation dans la paix du Nord entre les divers Etats baltiques et en préparant le mariage de Monsieur, frère de Louis XIV, le duc Philippe d'Orléans, avec leur cousine Henriette d'Angleterre, sœur du roi restauré Charles II Stuart. La prépondérance française était indiscutée. 2. Le royaume et l'Etat. — A l'intérieur, achèvement presque terminé de l'unité, sauf quelques fiefs comme la principauté de Dombes (à la Grande Mademoiselle), la principauté d'Orange (à la Maison hollandaise d'Orange-Nassau), le duché de Nevers (à Philippe Mancini), et l'enclave pontificale du Comtat d'Avignon. Mais bien des pays gardent des « libertés » d'origine féodale, et n'obéissent au roi qu'en tant que comte de Provence, duc de Bretagne ou roi de Navarre. Ces franchises locales, exprimées par des Etats provinciaux ou Assemblées des Trois Ordres, n'offrent plus guère de danger pour l'autorité royale. Ces « Etats » toutefois votent, répartissent et lèvent eux-mêmes l'impôt, en Bretagne, en Bourgogne, en Languedoc, en Provence, en Artois et dans le Cambrésis, dans le Quercy, dans le Rouergue, dans le Périgord, dans le vicomte de Turenne, dans le Béarn et dans les vallées pyrénéennes. Ces Assemblées disparaissent alors en Auvergne et en Normandie, où les « officiers » du roi n'ont plus d'entraves à leur fiscalité. Le roi est loin d'être maître absolu du royaume, — Outre l'autonomie administrative des provinces à « Etats », il y 12

a celle des communautés d'habitants, villes, bourgs et villages. Autant de petites républiques qui gèrent leur « police » et leur budget, souvent sous le regard des officiers du seigneur. Au-dessus, la « police » des « officiers » royaux administre et juge à la fois (ceux qui rendent des arrêts et qui jugent les contrevenants). Ces « officiers », environ quarante à cinquante mille1, groupés en « compagnies », se sentent assez indépendants du Conseil d'Etat, du fait qu'ils sont propriétaires de leurs charges par vénalité et hérédité, propriété consacrée par la Poulette, ou « droit annuel » d'un soixantième de la valeur d'achat dont le Trésor les taxe2 : le roi aliène ainsi des parcelles de souveraineté. C'est la ruée des bourgeois enrichis par le négoce vers les offices, petits et grands, qui exemptent de la taille et confèrent autorité et prestige. Au Parlement de Paris, une présidence à mortier vaut 350 000 livres, une charge de conseiller 100 000. Ces officiers forment une double hiérarchie, l'une d'origine surtout judiciaire, depuis le xine siècle, l'autre d'origine financière, depuis le xvie siècle. D'une part, les Conseils de bailliage (ou de sénéchaussée) où le bailli ou sénéchal, noble d'épée, n'a plus qu'un rôle d'apparat auprès de ses lieutenants civils et criminels, « gens de robe ». Mais ces derniers sont placés dans la dépendance des bailliages présidiaux, une centaine, depuis Henri I I . D'autre part, l'administration financière (au-dessus des paroisses, dont les collecteurs élus répartissent et lèvent la taille à leurs risques et périls) comporte d'abord des Elus (officiers de répartition) : une Election est un canton fiscal, dans les pays sans Etats provinciaux. Au-dessus sont les Trésoriers de France et Généraux des Finances, groupés en Bureaux des Finances dans vingt-quatre circonscriptions appelées Généralités. Chargés de la répartition des impôts entre élections et paroisses, ils sont flan-

1. D'après les travaux de G. Pages et J. E. Esmonin, Cf. infra, p. 14 et 93, n. 1. V. surtout XVÎT siècle, n° 42-43 (1959) : Serviteurs du roi. 2. Cf. la thèse de R. Mousnier sur la Vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, PUF, coll. « Hier », nouv. éd., 1971, qui souligne l'ascension de cet Ordre des Officiers, marchepied entre la Bourgeoisie et la Noblesse. 3. Il faut aussi mentionner de multiples petites juridictions spécialisées : les Greniers à sel, les Grueries des Eaux et Forêts, les diverses Amirautés (pour les prises), la Connétablie et Maréchaussée de France (dont les prévôts assurent la police des grands chemins et du « plat pays »), les prévôtés et vigueries, etc.

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qués de Receveurs généraux et particuliers, riches financiers qui souvent prêtent au roi par anticipations1. L'édifice administratif et judiciaire est couronné par les Cours souveraines, vrais tribunaux d'appel : les Chambres des Comptes et les Cours des Aides pour le contentieux fiscal et la révision des comptabilités, et surtout les Parlements judiciaires : Paris, Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Rouen, Aix, Dijon, Rennes, Pau, Metz et les Conseils souverains d'Alsace et d'Artois. Celui de Paris englobe un tiers du royaume, d'Amiens à Aurillac. Bariolage juridique : coutumes provinciales multiples et, dans le Midi, le droit romain. On peut faire appel de tout arrêt au Conseil du Roi, cassation suprême. Le pouvoir central du Conseil est simple. — Mazarin

dirige tout avec ses intimes collaborateurs : le Chancelier de France, garde des Sceaux (Pierre Séguier, de 1633 à 16722, premier officier du royaume, président-né du Conseil d'Etat, porte-parole du roi devant les Cours souveraines et chef de toute l'administration civile et judiciaire, les quatre Secrétaires d'Etat (dont le principal est Michel Le Tellier, secrétaire de la Guerre depuis 1643, discret, fidèle, insinuant et patelin, mais énergique et laborieux), qui se partagent toute la correspondance administrative et diplomatique (ce sont d'anciens Conseillers d'Etat), et le Surintendant des Finances, l'habile et indispensable Nicolas Fouquet, procureur général du Parlement de Paris. Mazarin lui donne un collègue, co-surintendant, en 1653, le rude Abel Servien, négociateur de la paix de Westphalie, chargé des dépenses. Fouquet, en raison de ses accointances avec les financiers, est chargé des recettes, trouve de l'argent par tous les moyens, même les pires, et fait vivre l'Etat3. Il faut comprendre dans cette équipe mazarine le diplomate Hugues de Lionne, neveu 1. J.-P. Charmeil, Les Trésoriers de France à l'époque de la Fronde, contribution à l'histoire de l'administration française sous l'Ancien Régime, A. et J. Picard, 1964. 2. Cf. la publication par R. Mousnier des Lettres et Mémoires adressés au chancelier Séguier (1633-1649), PUF, 1964, 2 vol. 3. L'étude de son rôle et de sa personnalité a été, en partie, renouvelée par D. Dessert, Fouquet, Fayard, 1987.

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de Servien, chargé sans titre des Affaires étrangères, et Jean-Baptiste Colbert1. Colbert, né en 1619 d'un marchand « grossier » de Reims, est tout jeune, grâce à son cousin Colbert de Saint-Pouange (beaufrère de Le Tellier), commis aux bureaux de la Guerre. Conseiller d'Etat en 1649, il est cédé par Le Tellier à Mazarin auquel il s'attache comme « domestique », homme de confiance à tout faire, avant d'être nommé Intendant des Finances. Le Cardinal n'a jamais su tenir un compte et Colbert fait un rude apprentissage de comptable. Il débrouille cet imbroglio et s'occupe de tout le détail : il gère les biens, achète les collections, livres, statues ou tableaux de son maître, choisit son bétail et sa basse-cour, ses habits, jusqu'au linge de ses nièces et « aux tasses de porcelaine des confitures de la Reine ». La Correspondance montre qu'il s'occupe déjà de tout ce qui concerne aussi l'Etat et conseille le Cardinal. Sans vraiment rétablir l'ordre, Mazarin restaure une autorité relative. — Revenu tout-puissant en février 1653, Mazarin est adulé par la foule de ceux qui veulent rentrer en grâce et par la bourgeoisie parisienne. Il conseille à Fouquet de payer exactement les rentes : Turenne est comblé, des prélats sont nommés, le Premier président Pomponne de Bellièvre reçoit 300 000 livres pour l'engager à calmer le Parlement ; les nièces du Cardinal sont mariées à des Grands pour les attacher. Mazarin a toujours besoin d'argent, surtout pour la guerre espagnole. Tandis que Servien réprime les abus des officiers et des gouverneurs, le Parlement ose de nouveau discuter l'enregistrement d'éditsfiscaux: le 13 avril 1655, le jeune roi, crâne et désinvolte, en bottes de chasse et fouet en main, arrive impromptu et interdit au Parlement stupéfait d'en délibérer. Pour réussir les emprunts, Fouquet, qui a seul du crédit, est l'intermédiaire forcé entre le roi et les gens d'affaires, prête au roi à un taux usuraire les 1. Héroïsé par E. Lavisse et par P. Boissonnade, il a été « démystifié » par P. Goubert qui voit en lui un disciple de Richelieu, un commis consciencieux, laborieux, obstiné, maniaque des règlements, nourri d'illusions économiques. Son génie ? Energie, travail, dévouement. J.-L. Bourgeon, Les Colbert avant Colbert. Destin d'une famille marchande, PUF, coll. « Dito », 1973, nouv. éd. 1986 ; D. Dessert et J.-L. Journet, Le « lobby » Colbert : un royaume ou une affaire de famille, Annales ESC, 1975-1976, p. 1303 ; J. Meyer, Colbert, Hachette, 1982 ; Le Poids de l'Etat, PUF, coll. « Histoires », 1983.

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sommes empruntées. Mazarin reconnaissant le traite en sauveur. Fouquet est encore fortifié par la mort de Servien : il a seul tout l'ordonnancement des dépenses. Il ne connaît plus de frein, achète Belle-Isle, bâtit Vaux-le-Vicomte, s'entoure d'une Cour attachée par ses largesses. Mais il est surveillé de près et dénoncé par Colbert qui (Mémoire au roi d'octobre 1659) révèle tout son trafic et propose les remèdes d'une gestion régulière. Le désordre financier est dû autant à Mazarin qu'à Fouquet, le cardinal étant associé au prêt usuraire que le surintendant fait à l'Etat. Remords ou prudence, il pensa léguer au roi sa fabuleuse fortune et trembla un moment de le voir accepter. Il faut dire qu'il en usa largement dans un intelligent mécénat : le Collège des Quatre-Nations, la Bibliothèque mazarine, l'Académie de peinture et sculpture, etc. Au total, ministère très actif, assez louche dans sa gestion, mais les nécessités de la guerre expliquent bien des choses. Le plus précieux legs de Mazarin au roi est, avec une paix glorieuse, sa Triade de fidèles serviteurs, Le Tellier - de Lionne - Colbert, auxquels il faut associer de nombreux et précieux collaborateurs dont l'un des plus notables est Louis Berryer1. 3. La vie sociale2. — Le fait dominant est la misère générale, consécutive aux guerres et à la Fronde, renforcée par la crise économique et agricole des années 1657 à 1662, signalée par tous les contemporains, de Racine (dans la Nymphe de la Seine) à Bossuet (dans son Sermon de Carême de 1662 devant le roi au Louvre), sans compter l'ambassadeur vénitien Nani qui montre dans toutes les provinces « misère et ruine ». Famines et épidémies engendrent une effrayante mortalité. Blessures partiellement pansées par l'apostolat charitable de saint Vincent de Paul, protégé par la reine mère, à l'aide de ses Lazaristes et de ses Filles de la Charité, par de nombreuses « aumôneries » religieuses et par les œuvres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Il y a même en 1656 un essai d'assistance d'Etat par la fondation 1. F. Dornic, Une ascension sociale au XVIT siècle. Louis Berryer, agent de Mazarin et de Colbert, Association des Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'Université de Caen, 1968. 2. La Qualité de la vie au XVIT siècle : VIIe Colloque du CMR, 17, in Marseille, n° 109/2, 1977 ; R. Chartier, M.-M. Compère, D. Julia, L'éducation en France, XVT-XVIIT siècle, CDU-SEDES, 1976; J. de Viguerie, L'institution des enfants. L'Education en France, XVT-XVIIT siècles, Calmann-Lévy, 1978.

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de Y Hôpital général de Paris (Salpêtrière), à la fois hôpital, hospice d'indigents et semi-prison poux la foule des vagabonds et des prostituées1. Le fait moral essentiel est la puissante armature chrétienne de la vie française, du baptême aux derniers sacrements. Elle a été régénérée par le profond Renouveau catholique du temps de Louis XIII qui a fait du xvif siècle un siècle de saints. On ne peut citer les innombrables fondations religieuses ou les réformes d'anciennes congrégations, accompagnées d'une vraie « ruée vers les cloîtres ». C'est le siècle du P. de Bérulle, introducteur du mysticisme espagnol, de l'ordre du Carmel et fondateur de l'Oratoire ; du P. Joseph et de ses Missions de Capucins; de « Monsieur Vincent » qui mourut en 1660 et de son aide, sainte Louise de Marillac; de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantai ; du curé Olier et de son séminaire modèle de Saint-Sulpice, dont l'œuvre s'étendit jusqu'au Canada. Les Jésuites sont partout, confesseurs des rois et de la Cour, professeurs de collèges, missionnaires canadiens. Leurs rivaux enseignants sont les Oratoriens, les Eudistes (du P. Eudes, frère de l'historien Mézeray) et enfin les « Messieurs » de Port-Royal dans leurs « petites écoles ». La Compagnie du Saint-Sacrement depuis 1630, société secrète laïque, pénètre dans tous les milieux, y exerce la charité, surveille aussi l'orthodoxie et les pratiques cultuelles, devient enfin par son espionnage et par ses dénonciations la « Cabale des Dévots ». La vie religieuse est si intense qu'elle est dominée par le duel des deux règles spirituelles : la conception laxiste ou « moliniste » des Jésuites, partisans d'une religion mondaine et sociale aux « sentiers fleuris », fondée sur la raison et sur le libre arbitre, et la conception rigoriste des Jansénistes, partisans d'une religion aus1. P. Deyon, A propos du paupérisme au milieu du xvne siècle : peinture et charité chrétienne, Annales ESC, janv. 1967 ; Fr. Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U2 », n° 238, 3e éd. 1985 ; A. Armengaud, La famille et l'enfant en France et en Angleterre au XVF au XV11T siècle, SEDES, 1975 ; J.-P. Gutton, La société et les pauvres en Europe, XVF-XVIIF siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 18, 1974 ; R. Pillorget, La tige et le rameau. Familles anglaise et française, XVFXVIIF siècle, Calmann-Lévy, 1979; A. Lottin, Chavaite, ouvrier lillois, contemporain de Louis XIV, Flammarion, 1979 ; M. Albistur et J.-R. Armogathe, Histoire du féminisme français, Ed. des Femmes, 1977 ; A. Burgière, C. Klapisch-Zuber, M. Segalen, F. Zonabend (sous la dir. de), Histoire de la famille, A. Colin, 1986, 2e éd., 1988, 2 vol. ; B. Geremek, Les fils de Caïn. L'image des pauvres et des vagabonds dans la littérature du XV au XVIIF siècle, Flammarion, 1991.

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tère, fataliste, intérieure, et qui puise sa doctrine de la Grâce et de la Prédestination chez saint Augustin et chez l'évêque belge Jansénius. Le Jansénisme1 introduit sous Louis XIII par l'abbé de SaintCyran, confesseur de l'abbaye cistercienne de Port-Royal, réformée par la Mère Angélique Arnauld, a vite gagné une élite bourgeoise parisienne, surtout une grande famille d'avocats, les Arnauld et leurs parents, les Lemaître. Antoine Arnauld (16121694), 1' « athlète de la secte », condamne la Fréquente Communion (chère aux Jésuites), exalte la dignité sacerdotale, rejoint le Gallicanisme, car le Jansénisme est à la fois dogme, culte, morale et discipline. La doctrine a vite des adeptes à Paris dans les milieux parlementaires et le clergé séculier paroissial. Dans le vallon de Port-Royal-des-Champs, qui double l'abbaye parisienne de la rue Saint-Jacques, dans leur « Thébaïde » de la maison des Granges, méditent et enseignent les « Messieurs », les « Solitaires », ces doux, graves et pieux érudits, les Arnauld2 et les Lemaître, le médecin Hamon, maître de Jean Racine, Lancelot le grammairien, Pierre Nicole et Singlin qui ramène à Dieu Mme de Longueville. La Sorbonne en 1649 ouvre Tère des polémiques en condamnant cinq propositions tirées de Jansénius. Par une bulle de 1653, Rome approuva la Faculté de Théologie. Les Jansénistes, qui ne voulaient ni se soumettre ni sortir de l'Eglise, soutinrent toujours que les cinq propositions n'étaient pas à la lettre dans Jansénius. Mazarin fit préparer par l'archevêque de Toulouse, Marca, et le P. Annat, confesseur du roi, un Formulaire doctrinal que devraient signer les religieux suspects de jansénisme. Là-dessus Pascal publia en 1656, après le miracle de la Sainte-Epine sur sa nièce, la petite Périer, pensionnaire de Port-Royal, ses mordantes Lettres

1. Françoise Hildesheimer, Le jansénisme. L'histoire et l'héritage, Desclée de Brouwer, coll. « PEMC », 1992. 2. Arnauld d'Andilly, dont le Journal est précieux, fut particulièrement protégé par Anne d'Autriche : son fils fut le diplomate Pomponne. V. les ouvrages de J. Orcibal, Saint-Cyran et le Jansénisme, Le Seuil, 1961 ; Jansénius d'Ypres (1585-1638) (Etudes augustiniennes, e1989) ; L. Cognet, Le Jansénisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 960, 6 éd., 1991 ; F. Hildesheimer, Le Jansénisme en France aux XVIT et XVUT siècles, Publisud, 1992 ; Le Jansénisme. L'histoire et l'héritage, Desclée de Brouwer, coll. « PEMC », 1992 ; Ch.-Julien-Eymard d'Angers, Pascal et ses précurseurs, Nouv. Edit. latines, 1954 ; J. Calvet, La littérature religieuse de François de Sales à Fénelon, éd. Del Duca, coll. « Histoire de la littérature française », t. V, 1936 ; R. Taveneaux, La vie quotidienne des Jansénistes, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1973, et Jansénisme et prêt à intérêt, Vrin, 1977 ; Dictionnaire de spiritualité : les art. « France » et « Jansénisme » ; R. Taveneaux, Le catholicisme dansMla France classique (16101715), SEDES, coll. « Regards sur l'Histoire », n 34 et 35, 2 vol., 1980 ; Jean Racine, Abrégé de l'histoire de Port-Royal, Ed. La Pléiade. 18

provinciales contre la casuistique des Jésuites1. En outre, PortRoyal eut le tort aux yeux de Mazarin d'avoir une teinte politique, par ses attaches avec les milieux parlementaires et les restes de la Fronde princière : Conti, sa sœur la duchesse de Longueville donnaient dans la dévotion janséniste. Le plus compromettant de ces sympathisants était le cardinal de Retz, l'archevêque de Paris réfugié à Rome depuis son évasion de 1654. Les plumes de Port-Royal soutinrent le clergé parisien qui réclamait son archevêque, ce que Mazarin et Louis XIV ne pardonnèrent pas : la secte était pour eux une coterie politique, un refuge de rebelles. Fin 1660, le Conseil du roi condamna au feu les Provinciales et l'Assemblée du Clergé rendit la signature du Formulaire obligatoire. La police expulsa de Port-Royal en avril 1661 les pensionnaires et les novices, avec défense d'en recevoir d'autres. La « grande persécution » s'abattit sur le vallon, que durent quitter les Solitaires. Arnauld et Nicole se cachèrent. Mazarin conseilla au roi avant de mourir de ne souffrir ni la secte des Jansénistes, « ni seulement leur nom ». La structure sociale est une hiérarchie de corps, de privilèges, de préséances et de mépris. Les Trois Ordres, de statut juridique, ne correspondent pas à la réalité complexe des classes sociales et fondées sur les sources et catégories de revenus. Armature d'ailleurs très souple, car le fait primordial du temps est Yascension continue des familles, le renouvellement des « élites » sociales, la ruée vers les terres, les offices et Vanoblissement. Les capitaux s'investissent en domaines et en offices royaux : ils se stérilisent ainsi, évitant le risque de fructueuses mais aléatoires entreprises commerciales, au rebours des capitaux anglais et hollandais2. Que de « seigneurs », nobles d'épée ou de robe, sortis assez fraîchement de la roture, dont l'ancêtre était petit tabellion ou maître-marchand ! Un exemple entre mille : le maréchal, duc et pair de Villeroy, gouverneur du jeune Louis XIV et bientôt chef du Conseil royal des Finances, et son frère, l'archevêque de Lyon, ont pour aïeul un robin, secrétaire d'Etat d'Henri III, d'Henri IV et de Louis XIII, et l'ancêtre nommé Neufville, marchand de poisson de mer dans la capitale, avait réussi à acheter 1. J. Mesnard, Œuvres complètes de Pascal, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque européenne », 1992. 2. R. Taveneaux impute à l'empreinte janséniste le mépris du prêt à intérêt, de la spéculation, de l'esprit d'entreprise.

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une petite charge. L'inverse se produit : des seigneurs « économiquement faibles », ont vendu leur domaine proche, et n'ont pour revenus que quelques droits sur les « censives » de leur « directe seigneuriale ». La seigneurie est la cellule de base de la France, toute rurale et agricole. Le seigneur garde pour lui son domaine proche ou « réserve » qu'il fait gérer par un régisseur ou intendant, tel l'abbé Rahuel pour les terres bretonnes de Mme de Sévigné, parfois un fermier général. Des brassiers (journaliers) et des corvéables la cultivent. Le reste, le « directe », comprend, outre les communaux (bois et terres vagues et vaines), les « censives » ou tenures en parcelles des « vassaux » (tenanciers), paysans locataires perpétuels ayant le domaine « utile » contre un cens modique et de nombreuses charges. Il y a de la marge entre les riches « laboureurs » et la foule misérable des brassiers, ouvriers agricoles n'ayant guère qu'un petit lopin. Ils sont souvent privés de leurs droits d'usage, et de vaine pâture quand le seigneur, par « droit de triage », enclôt une partie des communaux. Il y a peu de fermages en argent, mais surtout des métayages à mi-fruits (redevances en nature)1, sur le 1. V. l'étude modèle publiée en 1922, et rééditée depuis lors, de G. Roupnel, La ville et la campagne au XVIP siècle. Etude sur les populations du pays dijonnais, A. Colin, coll. « Bibliothèque générale de l'Ecole pratique des Hautes Etudes », 1955 ; les travaux de M. Venard, Bourgeois et paysans au XVIP siècle. Recherche sur le rôle des bourgeois parisiens dans la vie agricole au sud de Paris au XVIP siècle, SEVPEN, coll. « Les Hommes et la Terre », t. III, 1957, et les thèses d'histoire générale de : E. Mireaux, Une province française au temps du Grand Roi : la Brie, Hachette, 1958 ; P. Goubert, Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730. Contribution à l'histoire sociale de la France du XVIP siècle, SEVPEN, 1960 ; EHESS, coll. « Démographie et Société », n° 3, nouv. éd. 1983, 2 vol. ; E. Le Roy Ladurie, Les paysans du Languedoc, SEVPEN, EHESS, coll. « Civilisations et Sociétés », 42, 1966, 2 vol. ; nouv. éd., 1974 ; Mouton de Gruyter, ibid., 1974; Flammarion, coll. « Champs », 7, éd. abrégée, 1977 ; R. Baehrel, Une croissance : la Basse-Provence rurale depuis la fin du XVP siècle jusqu 'à la veille de la Révolution, SEVPEN, EHESS, coll. « Démographie et Société », 6, 1961 ; P. Deyon, Amiens, capitale provinciale, étude sur la société urbaine au XVIP siècle, Mouton, 1967 ; J. Dupâquier, Statistiques démographiques du Bassin parisien, 1636-1720, Gauthier-Villars, 1977, 2e éd., 1979 ; J.-P. Gutton, La sociabilité villageoise dans l'ancienne France, Hachette, 1979, et Villages du Lyonnais sous la Monarchie, Lyon, 1978 ; B. Bonnin, Le Dauphiné au XVIP siècle, 1980 ;

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domaine « proche ». Les m o d e s de tenure d u sol varient selon les provinces. Les paysans, dans leur vie rude, gardent un vieux fond de sauvagerie et sont déjà souvent les « animaux farouches » de La Bruyère, parfois à peine christianisés, comme en Bretagne ou en Dauphiné. La misère paysanne a une double origine : a) On ne cultive guère que de la vigne, alors très étendue, et des « blés » souvent pauvres (orge, seigle), avec jachères et souvent deux ou trois ans de repos. De cette monoculture résultent les famines des mauvaises années ; b) Le paysan succombe sous une triplé charge : les impôts du roi, les dîmes du clergé et les redevances du seigneur (cens et rentes, champart, banalités, etc.1). Tous, laboureurs, métayers, brassiers, des « coqs de paroisse » aux pauvres « mainmortables », sont les « mulets » de la société. Il s'y ajoute bien des causes. L'Intendant de Dijon écrit en 1667 : « Tous les communaux ayant été usurpés ou par les seigneurs ou par des personnes d'autorité, les pauvres paysans n'auront garde de se plaindre si on les maltraite. » Enfin, les seigneurs font reviser leurs terriers (inventaires des tenures de leurs fiefs) et ressuscitent de vieux droits, ou par des tours de passe-passe réclament des arriérés de grains les années où le blé est rare et cher, sans compter les usuriers qui rendent, selon l'Intendant de Bourges en 1665, les paysans plus misérables que les « esclaves de Turquie et les paysans de Pologne ». En 1669, le publiciste Hay du Châtelet, vite disgracié, note : « Ce qui presse davantage, c'est de rétablir la campagne. »2 G. Frêche, Toulouse et la région Midi-Pyrénées au siècle des Lumières, vers 1670-1789, Cujas, 1976 ; J. Jacquart, Paris et l'Ile-de-France au temps des paysans (XVf-XVITsiècles), Publications de la Sorbonne, 1990. Vue d'ensemble dans E. Le Roy Ladurie (sous la dir. de), H. Neveux et J. Jacquart, L'âge classique des paysans de 1340 à 1789, Seuil, coll. « L'Univers historique », sous la dir. de G. Duby et A. Wallon, « Histoire de la France rurale », t. II, 1975 ; coll. « Points-Histoire », 167, 1992. B. Garnot, Les villes en France aux XVT-XVIT-XVIIT siècles, Ophrys, coll. « Synthèse & Histoire», 1992. 1. Sans compter les corvées et les charrois. 2. R. Mousnier, Paris, capitale au temps de Richelieu et Mazarin, Pedone, 1978, et Fureurs paysannes ; les paysans dans les révoltes du XVIT siècle, Calmann-Lévy, 1967; G. Dethen, Paris au temps de Louis XIV, Diffusion Hachette, coll. « Nouvelle Histoire de Paris », 1990 ; Y.-M. Bercé, Histoire des Croquants, Droz, 1974, 2 vol. ; nouv. éd., Le Seuil, coll. « L'Univers historique », 1986, et Fête et révolte, Hachette, 1976 ; G. Duby et A. Wallon (sous la dir. de), Histoire de la France rurale, t. II; cf. supra, p. 20-21, n. 1.

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La Bourgeoisie, qui est à elle seule le Tiers Etat, offre bien des échelons : en bas, les maîtres-artisans et les gens de « métiers », maîtres des oligarchies municipales, comme les Six-Corps de Paris ; les petits officiers : notaires, procureurs (avoués), greffiers, sergents (huissiers), puis les officiers de justice et de finance, les médecins et les avocats, parfois éminents à Paris tel le médecin Guy Patin, aux Lettres moliéresques ; enfin les financiers, les armateurs, et les « fabricants » ou marchands-manufacturiers, négociants qui fournissent travail et matière première à une main-d'œuvre souvent rurale. Avec la haute Robe des Parlements, on s'agrège à la noblesse1. D'ailleurs bien des bourgeois, marchands ou officiers, sont devenus « seigneurs » en achetant des fiefs nobles, et beaucoup usurpent ainsi la noblesse. Une vraie révolution sociale se fait depuis le xvie siècle par transfert de propriétés : on estime que la moitié au moins des terres du royaume ont changé de mains par achats. Les nouveaux seigneurs sont souvent les plus durs et les plus stricts à percevoir les redevances et à faire respecter les droits que leur confèrent leurs terriers. Les « bourgeois gentilshommes » pullulent. Du reste, la majorité des vignobles du Bordelais et de Bourgogne appartiennent aux magistrats des Parlements de Bordeaux et de Dijon. Malgré le mépris de l'épée pour la robe ou pour la finance, bien des nobles épousent des filles de financiers ou de conseillers, tels les trois ducs et pairs, gendres du « commis » Colbert2. Ce fils de marchand n'est-il pas lui-même d'ailleurs le prototype de M. Jourdain par ses prétentions nobiliaires à une descendance royale d'Ecosse et ses achats fonciers de marquisats ? On voit pourtant le même Colbert, par souci fiscal, entreprendre une vaine chasse aux « faux » nobles. La « Robe d'Etat » est issue de la Robe parlementaire et la domine : c'est une noblesse de service gouvernemental, d'origine judiciaire (Le Tellier) ou marchande (Colbert), une noblesse de fonctions que Louis XIV rendit quasi héréditaire et formant de vraies dynasties. Servien est pré1. G. Chaussinand-Nogaret (sous la dir. de), Histoire des Elites en France du XVT au XX siècle, Tallandier, 1991. 2. Le duc de Saint-Simon, malgré sa morgue nobiliaire, épouse la petite-fille d'un traitant.

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sident de Parlement, conseiller d'Etat, puis secrétaire d'Etat de la Guerre, enfin Surintendant des Finances. Son neveu de Lionne, fils d'un conseiller au Parlement de Grenoble, devint ministre d'Etat en 1659. Le Tellier a franchi jusqu'au sommet, à la Chancellerie, tous les échelons. Un cursus honorum, une vraie « carrière » s'établit peu à peu. Après de solides études de droit et l'achat, à vingt ou vingt-cinq ans, d'une charge de conseiller au Parlement, on peut, avec faveur et protection, vers vingt-cinq ou trente ans, entrer au Conseil d'Etat comme maître des requêtes (environ quatre-vingts), obtenir une commission d'Intendant de « justice, police et finances » dans une Généralité ou auprès d'un général d'armée, et peut-être être promu conseiller d'Etat (environ trente). On peut enfin, par la faveur royale, devenir un des quatre secrétaires d'Etat (par achat ou par survivance paternelle), ministre d'Etat (entrée au Conseil d'en Haut) et qui sait ? devenir un jour Chancelier ou Surintendant. La Noblesse est aussi bigarrée, du seigneur de village au « marquis » de Cour et au duc et pair1. La masse des nobles n'est d'ailleurs pas titrée. Ces seigneurs campagnards vivent chichement dans leurs gentilhommières, fiers de leurs droits « féodaux », de leur épée, de leur colombier et de leur droit de criasse, de leur banc d'Eglise et de la Justice que rendent leurs « baillis », et le snobisme de Cour se moque de la rusticité des Pourceaugnac, des Sotenville et des Escarbagnas. Dans les montagnes d'Auvergne, le brigandage seigneurial sévit toujours, terrorise 1. Les titres de noblesse sont conférés par lettres patentes du roi. J.-P. Labatut, Les ducs et pairs de France au XVIT siècle, PUF, coll. « Publ. de la Sorbonne », 1972 ; Les noblesses européennes de la fin du XV à la fin du XVIIT siècle, PUF, coll. « L'Historien », n° 33, 1978 ; Patriotisme et noblesse sous le règne de Louis XIV, RHMC, t. XXIX, octobre-décembre 1982 (p. 622-634) ; Noblesse, pouvoir et société en France au XVIT siècle, Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Limoges, coll. « Travaux et mémoires de l'Université de Limoges », 1988 ; Ch. Levantal, La Robe contre l'Epée : la noblesse au XVIT siècle, 1600-1715, Duc, Cahiers Duc, 5, 1987 ; Prosographieet histoire des Institutions : les ducs et pairs et les duchés-pairies laïques, 3 avril 1519 19/23 juin 1790 (Paris IV-Sorbonne, thèse inédite soutenue le 16 mai 1992).

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le pays par ses atrocités1. A Paris, bien des nobles oisifs vivent du jeu et des femmes. Mais d'une façon générale, la Noblesse, en déficit constant avec une domesticité nombreuse, vit de ses terres à grand-peine (ou les vend), et n'a de salut qu'en de riches mariages bourgeois ou dans les grâces du roi pour doter ses filles, caser ses fils, dans ses abbayes ou dans ses régiments. Le Clergé est le seul Ordre organisé, avec ses Assemblées réunies tous les cinq ans pour voter le « don gratuit » qui tient lieu d'impôt et avec ses « agents généraux » qui gèrent ses intérêts2. Ce premier Ordre de l'Etat, grand par ses fonctions, par ses privilèges et par sarichesse,est aussi bien confus. Si son « second ordre », le clergé paroissial, est tout plébéien, le « premier ordre » (Haut Clergé) est pour le roi un corps précieux et dévoué, un instrument de pouvoir, car le monarque nomme à plus de huit cents abbayes et prieurés, à plus de cent évêchés. Le roi d'ailleurs recrute son épiscopat dans la bourgeoisie et dans la robe (les Colbert, les Le Tellier, les Harlay, un Bossuet, un Fléchier, etc.) comme dans la noblesse (Villeroy, Bonzi, Bouillon, d'Estrées, Forbin-Janson). Sous Louis XIV, on vit l'épiscopat devenir dans la vieillesse du roi de plus en plus aristocratique, avec les Fénelon, les Noailles et les Rohan. Au total, le jeune roi prend en main une France frémissante et truculente3, avide et indisciplinée, avec des 1. A. Lebigre, Les Grands Jours d'Auvergne, désordres et répression au XVirsiècle,H&chet\e, 1976. 2. Q. Michaud, L'Eglise et l'argent sous l'Ancien Régime. Les receveurs généraux du clergé, XVT-XVITsiècles, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1991. Dans cet ouvrage, l'auteur révèle le rôle essentiel des onze receveurs généraux qui, de 1561 à 1711, gérèrent les revenus d'une institution qui assura jusqu'à la Révolution la quasi-totalité des services de charité, d'hospitalité et d'enseignement aujourd'hui pris en charge, pour l'essentiel, par l'Etat. 3. P. Bénichou, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948 ; R. Bray, La Préciosité et les Précieux..., Nizet, 1960 ; É. Avigdor, Coquettes et précieuses Nizet, 1982 ; Cl. Dulong, L'amour au XVIT siècle, Hachette, 1969, et La vie quotidienne des femmes au Grand Siècle, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1984 ; F. Lebrun, La vie conjugale sous l'Ancien Régime, A. Colin, coll. « U2 », n° 238, 1985 ; Ph. Ariès et G. Duby (sous la dir. de), Histoire de la vie privée, t. 3 : De la Renaissance aux Lumières, par

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Grands, factieux ou indépendants, des seigneurs turbulents, cupides ou brigands, des prélats et des prêtres qui ont favorisé les barricades, des bourgeois insurgés de la veille, des paysans, misérables ou à demi sauvages ; une Société haute en couleurs, qui oscille entre la Préciosité et la Turlupinade, le libertinage et la ferveur religieuse, le « dérèglement » et 1' « honnêteté » des esprits et des mœurs.

R. Chartier, Le Seuil, coll. « L'Univers historique », 1986 ; P. Duhamel, Le Grand Condé, Perrin, 19$1 ; R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIT siècle, Boivin, 1943, 2 vol. ; Slatkine, 1983 ; R. Mandrou, De la culture populaire en France aux XVIT et XVIIT siècles, Stock, 1964, et sa thèse sur Magistrats et sorciers en France au XVIT siècle. Une analyse de psychologie historique. Pion, 1968 ; Seuil, 1980 ; R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XV-XVIIT siècle). Essai, Flammarion, coll. « L'Histoire vivante », 1978 ; coll. « Champs », n° 252, 1991. V. la revue XVIT siècle, 1961, n° 50-51, consacré par R. Pintard à La commémoration de l'année 1660. Pour la célébrer, lui-même et trois de ses collaborateurs, P. Clarac, G. Coutôn et J. Truchet ont rédigé quatre articles essentiels : pour le tricentenaire des Précieuses ridicules : Préciosité et Classicisme ; La Fontaine vers 1660 ; Corneille en 1660 ; Bossuet et l'Eloquence religieuse au temps du Carême des Minimes ; É. Henriot, Courrier littéraire : XVIT siècle, Albin Michel, 1958 et 1959,2 vol. ; P. Goubert, L'avènement du Roi-Soleil, 1661, Julliard, coll. « Archives », 1967; J. Touchard, L. Blondin, P. Jeannin, G. Lavaud et J.-F. Sirinelli, Histoire des idées politiques, PUF, coll. « Thémis », section Sciences politiques, 1" éd., 1959, nouv. éd. refondue, 1991 ; G. Mongrédien, J. Meuvret, R. Mousnier, R. A. Weigert, R. Mandrou, A. Adam, V.-L. Tapie, La France au temps de Louis XIV, Hachette, coll. « Ages d'or et Réalités », 1965 ; R. Mandrou, Histoire de la pensée européenne, t. 3 : Des humanistes aux hommes de science (XVT-XVIT siècles), Seuil, coll. « Points », série Histoire, n° 8, éd. Poche, 1973 ; O. Ranum, Les Parisiens du XVIT siècle, A. Colin, 1973 ; Cl. Michaud, L'époque de Louis XIV, Bordas, 1973 ; R. Hatton, L'Europe de Louis XIV, Flammarion, 1970 ; J. C. Rule, Louis XIV and the craft ofKingship, Ohio State University Press, 1969 ; J. Delumeau, La peur en Occident, XIV-XVIIT siècle. Une cité assiégée, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1978 ; Hachette Pluriel, coll. « Pluriel », n° 8457, 1980 ; Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIT-XVIIT siècle), Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1983 ; Rassurer et protéger. Le sentiment de sécurité dans l'Occident d'autrefois, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1989 ; L'aveu et le pardon. Les difficultés de la confession, XIIT-XVIIT siècle, Fayard, 1990 ; LGF, coll. « Le Livre de Poche », n° 2935, « Références », 1992.

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Chapitre II LE ROI ET LA ROYAUTÉ 1. Le pouvoir royal et l'opinion publique. — La Monarchie paraît être alors consubstantielle à la France : d'après la Tradition, Clovis par son baptême a fait d'elle la fille aînée de l'Eglise, étant lui-même le premier Roi « Très Chrétien »1. Le droit divin des rois s'affirmait dans le rituel du Sacre, mais celui-ci subordonnait le temporel au spirituel et les légistes, pour affranchir la couronne de la suzeraineté de l'Eglise, soutinrent que le roi, sans même avoir été sacré, tenait son pouvoir directement de Dieu, ce qu'on résumait par un adage : « Le roi de France ne tient que de Dieu et de l'épée. » Ce qu'exprima Louis XIV dans son Instruction pour le Dauphin2 : « Celui qui a donné des rois aux hommes a voulu qu'on les respectât comme ses lieutenants, se réservant à lui seul le droit d'examiner leur conduite. Sa volonté est que quiconque est né sujet, obéisse sans discernement. » A cette théorie légiste s'associe la théorie ecclésiastique, fondée sur saint Paul (Nulla est potes tas, nisi a Deo), qui soutient la délégation indirecte du pouvoir : Dieu a délégué sa puissance au peuple entier qui l'a confiée une fois pour toutes à un gouvernement, monarchie ou oligarchie. L'obéissance passive est donc due au pouvoir, quel qu'il soit, pourvu qu'il respecte la loi de Dieu. Au droit divin s'ajoutent au cours des siècles deux théories parallèles du pouvoir royal : la plus répandue, surtout depuis Claude de Seyssel et du Haillan, Hotman et Jean Bodin (xvf siècle), est une Monarchie tempérée, paternelle et limitée par les « lois fondamentales », les Ordonnances des rois, les diverses coutumes juridiques, les Etats généraux et les Corps intermédiaires (Parlements, Etats provinciaux). 1. J. Barbey, Etre roi. Le roi et son gouvernement en France de Clovis à Louis XI, Fayard, 1992. 2. P. Sonnino (éd.), Mémoires pour l'instruction du dauphin, 1970. P. Goubert présente Louis XIV. Mémoires pour l'instruction du dauphin, Imprimerie Nationale, coll. « Acteurs de l'Histoire », sous la dir. de G. Duby, 1992.

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Mais Y absolutisme a aussi ses titres de noblesse : sous Louis XIII, outre Balzac dans Le Prince, c'est un serviteur de Richelieu, le conseiller d'Etat Le Bret, dans son traité De la Souveraineté du Roi (1632), qui a le mieux défini la « pleine puissance » du monarque : « La souveraineté est non plus divisible que le point en géométrie » (allusion à la reine mère et au frère du roi, à éliminer du Conseil), « suprême et perpétuelle puissance déférée à un seul qui lui donne le droit de commander absolument ». Le droit divin et l'absolutisme sont bien antérieurs à Louis XIV et son règne ne fut que le couronnement d'une longue édification. Or, la lassitude générale des désordres après la Fronde a précipité cette évolution. L'opinion publique est connue par les pamphlets du temps, les Mazarinades, et par quelques publicistes. Un revirement d'opinion se fait. On voit bien quelques auteurs, tel Claude Joly, fidèles à l'idée de monarchie tempérée et contrôlée par les Etats et les Parlements, mais la plupart des pamphlets demandent au roi majeur de gouverner luimême et abominent tous le régime du ministériat, usurpateur de l'autorité royale. Claude Joly ne fait pas de différence entre Concini, Luynes, Richelieu, Mazarin, « véritables maires du palais qui nous ont gouvernés avec une verge de fer ». On préfère à tout prendre le despotisme du maître légitime à celui d'un parvenu favori. L'opinion voit dans tout premier ministre un tyran et le publiciste Fortin de La Hoguette s'indigne : « L'unité de la monarchie n'existe plus... c'est un monstre à deux têtes. » L'avocat général Orner Talon s'écrie : « Usez, Sire, de l'autorité tout entière que Dieu vous a donnée... tous vos sujets la reconnaissent légitime ; mais usez-en royalement et par vous-même, que nous honorions la royauté dans son centre et dans le point véritable de son exaltation. » Louis sentait monter vers lui un courant de confiance et d'affection, et en 1661, quand il établit son pouvoir personnel, il y a, peut-on dire, harmonieuse complicité entre la nation et lui1. Mazarin, toujours perspicace, l'engage dans ses derniers conseils (notes du secrétaire Rose) à être son propre premier ministre. 1. D. Dessert, 1661 : Louis XIV prend le pouvoir. Naissance d'un mythe, Ed. Complexe, coll. « La mémoire des siècles », 1989.

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2. Formation et caractère du roi. — Bel enfant déjà majestueux, Louis resta jusqu'à huit ans « aux mains des femmes », de sa gouvernante, la marquise de Lansac (sœur de Mme de Sablé) pour laquelle il eut longtemps de l'attachement. Il manifesta toujours un tendre respect pour sa mère Anne d'Autriche, très stricte sur sa tenue et la pratique de ses devoirs religieux. C'est à elle qu'il doit cette inimitable courtoisie, cette majesté sans hauteur que vantent ses contemporains, même son détracteur SaintSimon. Le corps bien fait, de la grâce naturelle, l'œil calme, fier et intimidant, il fut vite merveilleux danseur et cavalier, pleinement roi par son aisance grave et mesurée. Son éducation fut rudimentaire, mais non négligée (cf. Lacour-Gayet), mais elle fut bien plus pratique et politique que livresque et intellectuelle1. Ses connaissances en tout furent médiocres et superficielles, mais, grâce à Mazarin, il sut à fond la France et l'Europe. Formé aux bonnes manières par son gouverneur, le marquis de Villeroy, il fut le piètre écolier de ses deux précepteurs intermittents : le philosophe La Mothe Le Vayer, disciple de Gassendi et auteur de plusieurs manuels théoriques d'éducation royale, et l'évêque de Rodez Hardouin de Péréfixe, qu'il fit archevêque de Paris en 1662, auteur d'une Vie de Henri le Grand. On lui donnait pour modèle son aïeul Henri IV et on lui parlait fort peu de son père. Pénétré tout jeune de sa « nature » royale : on cite un de ses modèles d'écriture : « L'hommage est dû aux rois. Ils font ce qui leur plaît », et aussi ses colères enfantines à l'égard de son frère Philippe, Monsieur, qu'il aima d'ailleurs mais qui dut lui obéir comme « sujet ». Il fut surtout à la rude école de la vie : il a vu les Barricades, l'humiliation de sa mère, les trahisons multiples autour d'eux, les fuites précipitées et la vie errante des camps. Il savait tout ce qu'il devait à Mazarin qui, vers la fin, en 1658, lefitassister, mais muet, au Conseil, et lui multiplia dans le privé les 1. G. Lacour-Gayet, L'éducation politique de Louis XIV, Hachette, 2e éd., 1923, étude riche, ample et profonde ; J.-L. Thuseau, Les idées politiques de Louis XIV, PUF, 1973. 28

avis clairvoyants. Il y a en lui de Y Espagnol (sa mère, qui descend de Philippe II, le despote méticuleux de l'Escorial, lui a inculqué le goût de Y étiquette ainsi que ses pratiques de piété, encore tout extérieures), de Y Italien (influence de Mazarin qui lui donna le goût du secret), et du Français, jaloux de la « gloire » desfleursde lys. On nota longtemps chez lui une prudence naturelle, du goût et de la mesure, un bon sens raisonnable qui l'abandonnèrent à l'âge mûr quand il se crut infaillible par excès de confiance en soi. Les contemporains soulignèrent ses principaux traits de caractère : la rancune (il n'oublia pas les trahisons, les défaillances, ne pardonna jamais aux anciens Frondeurs, à Retz, aux Parisiens qui l'avaient forcé à fuir à Saint-Germain dans la nuit des Rois de 1649), la dissimulation (il ébaubit tout le monde en préparant secrètement l'arrestation de Retz en pleine messe en décembre 1652, répéta le même coup de surprise en 1661 contre Fouquet), Y appétit de vivre et de jouir qui le poussait vers tous les plaisirs, les ballets, les chasses, les intrigues féminines. Il eut parfois des foucades qui désespèrent sa mère quand il appela Mazarin le Grand Turc, ou qu'il menaça : « Quand je serai le maître... ! » Néanmoins, son fond sérieux et réfléchi avait beaucoup acquis et retenu, et Mazarin l'a discerné : « Il se mettra en chemin un peu tard, mais il ira plus loin qu'un autre » dit-il au maréchal de Grammont. Le roi dit plus tard qu' « assez jeune encore » il ne songeait qu'à se préparer « une haute réputation ». Alors que sa mère et la Cour ne le croyaient préoccupé que d'amourettes, il préparait son entrée véritable sous des dehors frivoles. Physiquement et moralement, son portrait est à peu près identique chez tous ses contemporains, depuis le jeune roi des peintres Sébastien Bourdon ou Nanteuil, au monarque mûr et « en majesté » de Hyacinthe Rigaud jusqu'à l'étonnant profil en cire, hallucinant de vie, du royal vieillard, par Antoine Benoist(1706), ou dans les busteset statues de Coysevox, du Bernin et de Girardon. Majesté, certes, mais aussi et surtout santé : une santé robuste qui résista à la goutte, aux souffrances et à l'opération de lafistuleen 1686, aux fatigues et aux excès des plaisirs, des bals, de la chasse, de 29

l'amour, du travail, de la table où son appétit boulimique était stupéfiant, au manque presque total d'hygiène et de propreté (dents gâtées de bonne heure, comme presque tous ses contemporains), aux traitements ignares, burlesques ou débilitants de ses médecins Daquin et Fagon1. Cette santé explique, outre sa longévité, sa vie même, exténuante pour tout autre, sa résistance aux intempéries et peut-être cet égoïsme inconscient qui imposa la même vie épuisante à sa famille, à ses maîtresses, à toute la Cour : son amie La Vallière dut accoucher clandestinement dans une fête à Vincennes en 1666 et paraître au bal ; Mme de Main tenon gémit des épreuves imposées par l'esclavage de la vie de Cour. Sa santé explique aussi son assiduité : quatre heures de séance au Conseil ne faisaient nullement annuler le bal de nuit, ou le concert d' « appartement » qui suivait. Certes, il évolua, et il y aloin du coquebin de vingt ou vingt-cinq ans qui s'amusait, suivi de quelques jeunes seigneurs, à de nocturnes équipées sur les toits de Saint-Germain pour s'introduire dans les chambres des « filles d'honneur », à l'Olympien de Versailles, dignement assis entre sonfilsMonseigneur, Mme de Maintenon et le P. de La Chaise, au monarque réglé dont Saint-Simon put dire : « Avec un almanach et une montre, on pouvait à 300 lieues de lui, dire ce qu'il faisait. » Mais les traits de son caractère restèrent immuables : son énergie au travail, son orgueil inné, son égoïsme foncier et comme candide2, sa dissimulation, ses rancunes à l'égard des disgraciés (Conti, Bussy-Rabutin, Lauzun), son étonnante maîtrise de soi (un jour que Lauzun furieux s'oubliait jusqu'à lui faire une scène, le roi ouvrit la fenêtre, jeta sa canne au-dehors, et dit impassible qu'il serait bien fâché d'avoir à frapper un homme de qualité), sa prudence méfiante (son fameux : Je verrai, quand on le surprenait par 1. Cf. infra supplément bibliographique, p. 127. 2. Après avoir eu longtemps la larme facile, son impassible sérénité de vieillard endurci par les hommes et les revers parut de l'insensibilité, quand il apprit froidement les morts de Mlle de La Vallière et de Mme de Montespan, ou qu'il força la duchesse de Bourgogne enceinte et malade en 1708 à venir à Marly, ce qui précipita une fausse couche.

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une remarque ou une demande inattendue), son art de composer son visage, de doser ses gestes et ses saluts selon les interlocuteurs ou les assistants, dit Primi Visconti qui affirma : « En somme, il sait bien faire le roi en tout. » 3. Le « métier de roi »1. — La raison d'Etat le guide, mais non toujours la raison. D'une intelligence assez ordinaire, ses actes sont souvent plus instinctifs que rationnels et il n'a jamais prévu les effets parfois désastreux de sa politique. Il est sauvé par son esprit méthodique et sa conscience vraiment professionnelle. Bien que son esprit n'ait pas la spontanéité de celui d'Henri IV, il comprend bien ce qui lui est clairement expliqué et analysé, d'où la faveur de Colbert. Pour pénétrer ses propres idées politiques et sa conception de la fonction royale, il suffit de l'écouter lui-même : « Un roi, quelque éclairés et quelque habiles que soient ses ministres, ne porte pas les mains à l'ouvrage sans qu'il y paraisse. » « Le métier de roi est grand, noble, délicieux... C'est par le travail que l'on règne, pour cela qu'on règne... » « Dès l'enfance même, les seuls noms de rois fainéants et de maires du palais me faisaient peine quand on les prononçait en ma présence. » Il aime en sportif'son métier, pour la « gloire » et s'y est entraîné « dans le secret et sans confident ». Il avoue : « La chaleur de mon âge et le désir violent que j'avais d'augmenter ma réputation... » Le « droit divin » le conduit à Y infaillibilité : « Ce ne sont pas les bons conseils, ni les bons conseillers qui donnent la prudence au prince, c'est la prudence du prince qui seule forme de bons ministres et produit tous les bons conseils qui lui sont donnés. » Il conseille son petit-fils, le duc d'Anjou qui va régner à Madrid (1700) : « Ne vous laissez pas gouverner ; soyez le maître, n'ayez jamais de favoris ni de premier ministre ; écoutez, consultez votre Conseil, mais décidez : Dieu qui vous a fait roi, vous donnera les lumières qui vous sont nécessaires... » 1. M. Antoine, Le dur métier de roi. Etudes sur la civilisation politique de la France d'Ancien Régime, PUF, coll. « Histoires », 1986.

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L'illumination divine inspire le monarque : « La sagesse veut qu'en certaines rencontres on donne beaucoup au hasard : la Raison elle-même conseille alors de suivre je ne sais quels mouvements ou instincts aveugles au-dessus de la raison, et qui semblent venir du Ciel,.. » Ce qui conduit au despotisme le plus personnel, le plus sec et le plus dur, qui éclate dans des billets au fidèle mais revêche Colbert : « Ne hasardez plus de me fâcher encore... » ou bien : « Je connais l'état de mes affaires.,., je vous l'ordonne et vous l'exécuterez... », et qui mène à la conclusion, révélée à son petit-fils : « N'ayez d'attachement pour personne... » Le roi veut sa « liberté bien absolue » ; il est l'homme seul qui absorbe la substance nationale : « Vous devez donc être persuadé que les rois sont seigneurs absolus, et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les gens d'Eglise que par les séculiers. » Ce personnage, qui s'élève au-dessus des lois divines et humaines au point d'afficher un double adultère, s'impose la vie publique que Dieu lui a choisie et qui le charge, selon Bossuet, « devant Dieu d'un plus grand compte ». Bossuet qui s'écrie, pour instruire le Dauphin son élève : « O rois ! vous êtes des dieux ! » ajoute : « Le prince est un personnage public. » Il est enchaîné à l'Etat que Dieu lui a confié. Louis XTV eut-il en effet une vie privée ? Tous les actes de sa vie quotidienne, jusqu'aux plus matériels et aux plus intimes, se firent en public, et Bossuet put s'écrier en idéalisant : « Quelle grandeur qu'un seul homme en contienne tant ! »* 1. Bossuet, dans sa Politique tirée des propres paroles de l'Ecriture sainte écrite pour le Dauphin de 1670 à 1679, mais publiée en 1709 après sa mort, précise bien : « Quelque mauvais que puisse être un prince, la révolte de ses sujets est toujours infiniment criminelle. » Cf. J. Truchet, Politique de Bossuet, A. Colin, coll. « U/Idées politiques », 1966. « Profondément roi, et roi très appliqué, il avait un sens de la grandeur qui était celui de sa génération... Il a laissé, de la monarchie, une image admirable, mais déjàridée...Il avait vieilli comme presque tous les hommes, en se raidissant, en se sclérosant... » (P, Goubert, Louis XIVet vingt millions de Français, Fayard, coll. « L'Histoire sans Frontières », 1966 ; nouv. éd. augmentée, 1991 ; Hachette-Pluriel, coll. « Pluriel », n° 8460, 1989).

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Chapitre III LE CADRE MONARCHIQUE DE LA COUR 1. La Cour instrument de règne. — Un caractère fondamental du xvif siècle est l'existence d'une Cour de plus en plus nombreuse et progressivement régie par une étiquette espagnole1. La fastueuse Cour des Valois du xvf siècle était ambulante. Son étiquette ne pouvait être rigide. La familiarité des courtisans vis-à-vis du roi triomphe sous Henri IV et sous Louis XIII s'estompe sous Anne d'Autriche. Avec Louis XIV ce fut l'apogée de la vie de Cour. A quoi répond-elle? D'abord à élever le monarque bien au-dessus de son entourage, à donner à ce demi-dieu mortel un temple digne de son culte ; puis à domestiquer la noblesse, en la déracinant de ses attaches et « clientèles » locales et « féodales », en la fixant dans une étroite dépendance morale et financière. La noblesse, endettée, n'a plus de recours que dans les « grâces » royales. Oisive, elle devient un ornement utile au prince ; dépendante, elle prend du service rémunérateur et pensionné. 1. J.-F. Solnon, La Cour de France, Fayard, coll. « Nouvelles Etudes historiques », 1987. En outre, de nombreux auteurs ont étudié la Cour de Louis XTV, en particulier F. Funck-Brentano, G. Mongrédien, Mme G. Saint-René-Taillandier, l'abbé M. Langlois, le duc de La Force, Louis XIV et sa Cour, A. Fayard, 1958 ; J. Levron, La vie quotidienne à la Cour de Versailles au XVIF et au XVIIT siècles, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », houv. éd., 1972 ; L. Benoist, Histoire de Versailles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1526, 2e éd., 1980 ; M. Benoît, Versailles et les musiciens du roi de France (1661-1733), PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 2048, 1" éd., 1982 ; N. Dufourcq, Musique à la Cour de Louis XIV et de Louis XV d'après les mémoires de Sourches et Luynes (Picard, coll. « La vie musicale en France sous les rois Bourbons. 17 : Etudes », 1970 (cf. infra, p. 107, n. 2)) ; F. Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV, Hachette, coll. « La Vie quotidienne », 1984. 33 H. MÉTHTVIER -

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Louis XIV proportionne l'estime qu'il a des gens d'après leur assiduité et leur servilité. Il exploite la vanité humaine, sait majestueusement doser ses moindres faveurs : les droits si enviés de tenir le bougeoir à son coucher, d'appartenir à telle ou telle des cinq « entrées » successives à son lever, l'octroi d'un « justaucorps à brevet » pour l'escorter dans ses promenades, celui d'un « tabouret » de duchesse à une dame pour tenir le cercle de la reine, ou, vers la fin du règne, l'invitation à Marly qu'on implore à mi-voix sur son passage : « Sire, Marly ? » Outre les pensions et autres « grâces » payantes, le roi s'attache les nobles par l'éclat des fêtes, par les divertissements de la chasse ou des bals, par les « appartements » (soirées avec collations, tables de jeu, concerts, opéra et comédies)1, par le jeu, où le roi donne l'exemple, et qui resta jusqu'au bout la grande distraction de la Cour, où certains se ruinent, ou d'autres font des fortunes. La vie de Cour est un enchantement, mais aussi un esclavage doré qui engendre un milieu social factice, parasitaire, égoïste et dur, en proie au snobisme et à l'arrivisme. Ce type social du courtisan est analysé par La Bruyère : « Un homme qui sait la Cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable... il sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur... » (Echo chez La Bruyère d'un sermon de Bossuet de 1660 : « Qu'est-ce que la vie de Cour ? Faire céder toutes ses passions au désir d'avancer sa fortune... dissimuler tout ce qui déplaît et souffrir tout ce qui offense... ») « Se dérober à la Cour un seul moment, c'est y renoncer... » (Remarque illustrée par le mot dédaigneux du roi : « C'est quelqu'un que l'on ne voit jamais. ») Cette idolâtrie pour le roi, même pour la seule joie de le contempler, éclatait à chaque instant : « Ce qui me plaît souverainement, c'est de vivre quatre heures entières avec le roi... c'est assez pour contenter tout un royaume qui aime passionnément à voir son maître... » (Mme de Sévigné, 1683.) La Grande Mademoiselle, cousine du roi, écrivait à Bussy-Rabutin : « // est comme Dieu, il faut attendre sa volonté avec soumission, et tout espérer de sa jus1. La Cour vit sur fond sonore (R. Mousnier).

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tice et de sa bonté sans impatience, afin d'en avoir plus de mérite. » Le duc de Richelieu s'écriait : « J'aime autant mourir que d'être deux ou trois mois sans voir le roi ! » Ou encore le marquis de Vardes, revenu d'exil après une longue disgrâce : « Sire, loin de vous on n'est pas seulement malheureux, on est ridicule », et cet abbé de Polignac disant au roi que la pluie de Marly ne mouillait pas. Il y avait des courtisans professionnels : le duc d'Antin, fils de M. et Mme de Montespan, fort intelligent d'ailleurs, et qui fit tout pour plaire, même la guerre, et avec honneur ; le marquis de Dangeau qui, depuis 1684, notait minutieusement dans son Journal (source précieuse) les plus futiles incidents de la vie royale et de la Cour où il s'enrichit au jeu (il servit de modèle au Pamphile de La Bruyère, le courtisan vaniteux et satisfait) ; le duc de La Rochefoucauld (fils du moraliste), grand maître de la Garde-robe, qui en quarante ans ne manqua que seize fois le lever du roi ; le duc de La Feuillade, don Quichotte extravagant, qui fit élever à ses frais place des Victoires le bronze pédestre de Louis le Grand, éclairé de quatre fanaux sur colonnes, «flatteriela plus énorme, la plus basse et la plus païenne » dit l'aigre Saint-Simon, tout heureux pourtant lui-même de jouir du privilège d'une étroite mansarde sous les combles de Versailles, tout comme l'archevêque de Paris... Le spectacle le plus profondément révélateur était celui de la messe du roi, à la Chapelle, où la foule des courtisans, face à la tribune royale, tournait le dos au prêtre et à l'autel, et « ce peuple paraissait adorer le prince, et le prince adorer Dieu ». Dès 1659, le poète-évêque Godeau voyait dans le prince un « Vice-Dieu ». 2. La vie de Cour. — Si Ton connaît bien dans ses grandes lignes l'organisation de la Cour, sa vie anecdotique et « scandaleuse », ses splendeurs et ses petitesses, on ignore le détail de ses divers services : Aumônerie, Chambre, Garde-robe, Bouche, Grande et Petite Ecurie, Vénerie, etc. Leurs chefs sont de la plus haute noblesse : cent quatrevingt-dix-huit pour les seuls services intimes avec leurs adjoints immédiats en 1687. Avec l'armée des valets de tout rang, on a environ sept à huit mille personnes. Les contemporains abondent plutôt en « faits divers » sur la vie quotidienne et la mentalité des Grands de la Cour (outre l'abbé de Choisy, Dangeau et Saint-Simon, voir les Mémoires de la Princesse Palatine, la seconde Madame, les Lettres de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon). Plus profonds, mais tout aussi vivants sont le Journal du marquis de Saint-Maurice, ambassadeur de Savoie, le Voyage en France àe Locatelli, la Relation de l'abbé Primi Visconti, 35

pour la première moitié du règne, et pour la deuxième partie la Relation de la Cour de France (1680-1689) de l'ambassadeur prussien Spanheim (excellente) et les Mémoires secrets (très touffus) du marquis de Sourches, grand prévôt de France (qui sont peut-être en fait un Journal du ministre Chamillart ?). Outre tout ce qui est bien connu des querelles de préséance et de jalousie féroce où Ton s'écorche en souriant, on note une foule de contrastes et de paradoxes : d'abord la monotonie, à cause même de la succession des fêtes et du cérémonial réglé (là-dessus, la Palatine est d'accord avec son ennemie Maintenon) ; le mélange de splendeur et d'wconfort, de politesse raffinée et de rusticité grossière. Les appartements, plaisir des yeux par le goût du mobilier et de la décoration, sont d'une prodigieuse incommodité et leurs grandes salles où l'on gèle n'offrent aucune intimité. Malgré les « chaises », antichambres et escaliers servent de lieux d'aisance. Pas d'hygiène : le roi lui-même, rasé tous les deux jours, ne fait qu'une toilette sommaire du visage et des mains. Versailles est une cohue qui « tient de la caserne et du casino » où l'on pénètre et circule comme on veut (sauf dans la chambre du roi)1. Les vols sont fréquents, malgré la police secrète qu'entretient avec vigilance Bontemps, premier valet de chambre et gouverneur du Château, confident sûr du roi2, et qui ne peut débarrasser les corridors ou escaliers de la foule des badauds, laquais, prostituées ou marchands ambulants qui les hantent. La presse est parfois terrible à certaines fêtes où se bousculent les courtisans, où la famille royale peut à peine gagner ses places. Grands seigneurs et grandes dames, qui mènent malgré tout très rude vie, mélangent civilité et crudité, crachent partout mais se saluent avec grand air et exquise coquetterie, rivalisent de préciosité et de truculence de langage. Les plus vertes chansons satiriques, qui abondent à la Cour, ont 1. Les Cent-Suisses, les deux compagnies de Mousquetaires et les quatre compagnies de Gardes du Corps n'assurent guère qu'un service d'apparat (sauf en temps de guerre) et les deux régiments de Gardes Françaises et de Gardes Suisses n'occupent que des postes extérieurs autour dé la résidence royale. 2. Aidé de Blouin, son successeur après sa mort en 1701.

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pour auteurs les filles du roi, comme la duchesse de Bourbon, et sont dignes de ce corps de garde où parfois les princesses font chercher les pipes des soldats pour les fumer. Pendant tout le règne, où la licence côtoie la plus grande piété, cette noblesse raffinée a recours à de louches officines de philtres, de magie noire, d'empoisonnements et d'avortements, et la hantise du poison reparaît à chaque mort brutale et mal expliquée, jusque dans la famille royale1. 3. L'entourage royal. — L'atmosphère de Cour a bien évolué selon l'âge et la qualité des premiers rôles. Jusqu'en 1682-1683, elle est sous le signe de la gaieté, de la licence. D'ailleurs la Cour voyage sans cesse. Parfois encore au Louvre, aux Tuileries ou à Vincennes, elle réside le plus souvent à Saint-Germain-en-Laye et à Fontainebleau, avec quelques échappées à Chambord et à Versailles en pleine création. C'est le temps des opéras de Lulli, dont Quinault est le librettiste, des comédies de Molière, des ballets mythologiques où le roi danse pour l'enchantement des dames2 ; le temps des amours publiques de Louis XIV. La reine Marie-Thérèse, sans esprit ni influence, est très effacée. Gaie, en adoration devant l'époux auquel elle donne six enfants morts tous jeunes sauf le Grand Dauphin (né en 1661), elle est petite, blonde et grasse, baragouine le français, vit surtout avec sa belle-mère qui lui parle espagnol (Anne d'Autriche meurt en 1666). Résignée aux écarts de son mari, elle décède en juillet 1683 ; le roi équitable dit : « Voilà le premier chagrin qu'elle m'ait causé. » Louis XIV, après ses intrigues amoureuses avec deux nièces de Mazarin, eut bien des passades, des chambrières aux grandes dames, en dehors de ses liaisons. Dès 1662, on 1. V. l'intéressant ouvrage de F. Gaiffe, L'envers du Grand Siècle. Etude historique et anecdotique, A. Michel, 1924, volontairement systématique dans le choix des textes du temps, par réaction contre la tendance apologétique ou idyllique de nombreux écrivains ; F. Funck-Brentano, Le drame des Poisons, Tallandier, nouv. éd., 1977 ; G. Mongrédien, Madame de Montespan et l'Affaire des Poisons, Hachette, 1953 ; A. Lebigre, 1679-1682 : l'affaire des poisons, Complexe, coll. « La Mémoire des Siècles », n° 213, 1989. 2. Le roi ne dansa plus de ballets, déguisé en dieu de l'Olympe, quand Racine eut flétri les goûts de l'histrion Néron dans Britannicus (1669).

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remarque sa tendre amitié pour sa belle-sœur Henriette, Madame, duchesse d'Orléans, reine de toutes les fêtes. Pour arrêter le scandale vers lequel il se sent peut-être glisser, il prend pour maîtresse la plus modeste des filles d'honneur de Madame, la délicate La Volière, âgée de seize ans. Louise de La Vallière, sans vraie beauté, maigre et un peu boitillante, lui plut par sa douceur docile et timide. Elle aima Louis plutôt que le roi, lui donna des enfants clandestins que Mme Colbert fit élever. Le roi lafitduchesse de Vaujours en 1666 quand elle fut mère de la première Mlle de Blois. En 1667, le roi remarque Mme de Montespan, et emmène ses deux maîtresses avec la reine à la guerre de Flandre. La pauvre La Vallière sert de paravent à Louis, égoïste et naïvement cruel. En 1671, Louise, douloureuse, se réfugie au couvent de Chaillot, où le roi envoie Colbert la chercher. Mais en 1674, décision irrévocable ; repentante et dirigée par Bossuet, elle entre au Carmel de la rue Saint-Jacques, n'est plus que Sœur Louise-de-la-Miséricorde... Le frère bien-aimé du roi, Philippe, duc d'Orléans, Monsieur, est un petit homme rondelet, efféminé, fardé, coquet et indolent, dominé par son favori, le trouble chevalier de Lorraine1. Cet original minaudier était brave et se montra si heureux à la guerre (bataille de Cassel, 1677) que le roi prit ombrage de sa gloire et rie confia plus d'armée à son frère : « Il me semble qu'on m'ôte ma gloire, quand sans moi on en peut avoir. » En 1670, il perdit brutalement sa femme : « Madame se meurt ! Madame est morte ! » Le roi voulut remarier son frère à leur cousine Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans, la plus riche apanagiste du royaume. Mais la romanesque vieille fille voulait épouser le fantasque marquis de Lauzun2. Veto du roi ; scènes dramatiques et attendrissantes, mais Lauzun subit dix ans de captivité à Pignerol, avant d'aller guerroyer en Irlande et, marié enfin, de former un ménage orageux et batailleur. « On ne rêve pas comme il a vécu » (La Bruyère). 1. Ph. Erlanger, Monsieur, frère de Louis XIV, Hachette, 1953 ; nouv. éd. Perrin, 1981. 2. V. duc de La Force, Lauzun, un courtisan du Grand Roi, Hachette, 1946 ; nouv. éd. Rencontres, Lausanne, 1967 ; J.-C. Petitfils, Lauzun ou l'insolente séduction, Perrin, 1987.

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En 1671, Monsieur se remaria avec lafillede l'Electeur Palatin, Elisabeth-Charlotte1, Liselotte, grosse, laide, honnête et sympathique Allemande : « Je suis aussi carrée qu'un cube, ma peau est d'un rouge tacheté de jaune... j'ai la bouche grande, les dents gâtées, et voilà le portrait de mon joli visage. » La franche Palatine, au langage si dru, s'ennuya dans cette Cour dévergondée, qu'elle méprisait, et n'aima vraiment que le roi. Elle se consola à « s'empiffrer » de bière, de choucroute et de saucisses. On a pu dire qu'elle n'avait gagné à la Cour ni corruption ni politesse. Elle fut la mère du duc de Chartres (le futur Régent). Sa bête noire fut Mme de Maintenon qu'elle appelait « la vieilleripopée», la « vieille guenipe... », etc. Pendant dix ans (1667-1677), l'altière et splendide marquise de Montespan régna sur le roi et la Cour : Athenaïs de Rochechouart joignait à sa fière et plantureuse beauté 1' « esprit des Mortemart », sa famille (sa sœur Mme de Thianges ; son frère, le duc de Vivonne, vice-amiral). Le scandale de l'adultère éclata d'autant mieux que le marquis de Montespan eut 1' « impertinence » de publier hautement son infortune et de menacer d'en appeler à Rome ! Vraie « sultane » des fêtes de Versailles en juillet 1674, elle reçut du roi le château de Clagny, un « palais d'Armide », construit par Mansart. Mais le roi, sans doute las de ses scènes et de ses colères, s'en laissa facilement détacher par Bossuet tout en lui laissant à la Cour une place enviée, mais sans crédit. Louis eut encore quelques flambées, pour Mme de Ludre, pour la jeune et belle duchesse de Fontanges « sotte comme un panier », qui mourut à vingt-deux ans en 1680, de suites de couches. Cependant le roi faisait élever par la veuve Scarron les quatre enfants qui survécurent de sa liaison avec la Montespan et qu'il légitima : le duc de Maine, le comte de Toulouse, Mlle de Nantes qui se maria au duc de Bourbon, Mlle de Blois qui épousa le duc de Chartres, neveu du roi.

En 1679, grandes fêtes à Fontainebleau pour le mariage de Mlle d'Orléans avec le roi d'Espagne ; en 1680, mariage de la première Mlle de Blois (fille de La Vallière) avec le prince de Conti {neveu du Grand Condé) : on y vit avec surprise le vieux M. le Prince (qui mourut en 1686) quitter son splendide domaine de Chantilly et pour une fois « rasé de 1. A. Lebigre, La princesse palatine, Albin Michel, 1986 ; D. Van Der Cruysse, Madame Palatine; Fayard, 1988 ; Lettres françaises, Madame Palatine, présentation par D. Van Der Cruysse, Fayard, 1989.

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frais et habillé proprement » (Sevigne). Ce fut aussi le mariage du Dauphin, Monseigneur, avec Anne-MarieVictoire de Bavière, insignifiante princesse qui donna trois petits-fils au roi : le duc de Bourgogne (1682), le duc d'Anjou (1683, futur roi d'Espagne), le duc de Berry (1686). Monseigneur, pieux et doux homme, littéralement écrasé par son gouverneur, le duc de Mautausier, et par son précepteur Bossuet, trembla jusqu'à sa mort devant son père... Après la mort de la reine le 30 juillet 1683, ce fut le mariage secret du roi et de Mme de Maintenon, peut-être en septembre, et béni par l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon. Louis, à quarante-cinq ans, se rangeait définitivement, préparé à une vieillesse digne et pieuse par sa femme, conseillère habilement effacée. Françoise d'Aubigné1 vécut toute sa vie en situation fausse, huguenote convertie, d'abord épouse sans mari (du poète Scarron), puis reine légitime sans l'être légalement2. Née dans une prison de Niort, elle fut élevée dans le calvinisme par une tante, alla aux Antilles avec son père, puis enlevée au retour par une marraine catholique, elle fut mise chez les Ursulines et à quinze ans se convertit. Après cette jeunesse ballottée, on la maria au paralytique Scarron, le burlesque courageux et plein de verve, dont elle tint dignement la maison et le « salon ». Tous les beaux esprits qui y fréquentaient, de Mmes de Sévigné et de La Fayette à MM. d'Albret et de Villarceaux, admiraient sa beauté, son esprit, sa réserve sérieuse. Elle garda ses brillantes relations après son veuvage en 1660. Elle eut tant de souci de sa réputation qu'on la choisit pour élever dignement les bâtards royaux de Mme de Montespan, cousine du maréchal d'Albret. Elle avait d'ailleurs une vocation de pédagogue et l'abbé Gobelin, son directeur, la poussa en ce sens dans un but édifiant. Admise à la Cour en 1673 quand les enfants furent légitimés, le roi lui donna en 1674 200 000 livres pour acheter le marquisat de Maintenon : la veuve Scarron était morte. Louis XIV appréciait de plus en plus sa tenue, sa conversation solide et sans frivolité. Entre eux, une tendre amitié était née, mais elle songeait à son salut comme au salut du roi, et ce fut le mariage

1. Petite-fille d'Agrippa d'Aubigné, le poète et guerrier protestant, compagnon d'Henri IV. 2. Il semble bien que Louvois et Fénelon aient détourné le roi de la « déclarer » reine.

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secret de 16831. Le roi converti mena auprès d'elle une vie familiale, entouré de ses enfants et petitsenfants. La Cour réglée de Versailles apparut dans tout son cérémonial, y compris celui des fêtes les plus somptueuses. De libertine, elle était devenue dévote, à Pinstar du maître, et avait pris du moins Pécorce de la décence. « Un dévot (entendez : faux dévot) est celui qui sous un roi athée serait athée » (La Bruyère). Il y eut certes bien des Tartuffes. En 1686, la marquise ouvrit la maison de Saint-Cyr, pour deux cent cinquante jeunes filles nobles et pauvres. Elle en dirigea Péducation de près, y intéressa le roi. Ce fut Pœuvre chère de sa vie et elle s'y retira en 1715 pour y mourir en 1719. On a parlé d'un « règne de Mme de Maintenon ». Personnage très discuté, on a polémiqué sur son rôle2. Dévouée certes à la conversion des huguenots, elle ne semble guère avoir joué de rôle dans la Révocation de PEdit de Nantes. Mais le roi tenait Conseil dans sa chambre où elle faisait de la tapisserie, et lui demandait parfois son avis : les ministres devaient éviter de lui déplaire. Elle conçoit nettement son rôle : « Que je serve au salut du roi !... Faites que je me sauve avec lui ! » Son nouveau directeur, Godet des Marais, évêque de Chartres, lui trace sa tâche délicate auprès du roi : « Votre chambre est son asile... Votre chambre est l'église domestique où Dieu le retire pour le soutenir et le sanctifier sans qu'il s'en aperçoive... » Il est certain qu'elle a poussé ou desservi certains ministres, qu'elle a détesté Louvois et soutenu la famille Colbert pour sa piété, mais elle eut, semble-t-il, moins d'influence que les confesseurs, les PP. de La Chaise et Le Tellier. Sobre et économe, elle n'a de faiblesses que pour son mauvais sujet de frère, l'extravagant comte d'Aubigné3. Elle subit parfois avec peine cette vie de Cour où, dit la Palatine, « le roi s'imagine qu'il est pieux si l'on s'ennuie bien ». Les fêtes paraissent des corvées et la marquise avoue en 1701 : « On joue, on bâille, on s'ennuie, on s'envie et on se déchire. » Pacifiste comme Fénelon, ses Lettres nous montrent la part douloureuse qu'elle prend aux misères de la France. 1. « Il n'y a pas de milieu dans mon état ; il faut en être enivrée ou accablée. » Elle fut sans doute l'une et l'autre. 2. Cf. Mme G. Saint-René-Taillandier, qui en fait l'apologie dans Madame de Maintenon, Hachette, 1923, et l'abbé M. Langlois, savant éditeur de sa Correspondance et biographe sévère de la marquise dans Madame de Maintenon, Pion, 1932. Celle-ci a trouvé un nouveau biographe : A. Lambert, Madame de Maintenon, Hachette, 1982 ; L. Peter, Le temporel de la Communauté des Dames de Saint-Cyr, 1686-1769, thèse Paris I, Panthéon-Sorbonner 1975 (ouvrage non diffusé). 3. Elle l'a comblé d'argent et de faveurs. On calcule qu'elle a reçu du roi plus de 4 millions d'or pendant sa vie.

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En 1701, le roi voit avec chagrin mourir Monsieur, et le duc de Chartres devient duc d'Orléans, royal neveu « fanfaron de vices » et libertin déclaré, paresseux, savant et intelligent, pour qui Louis XIV a un faible. Il faut bien noter la politique royale d'absorption dynastique des branches collatérales (fusion par mariages)1 : Conti a épousé safillede Blois, Chartres sa deuxièmefillede Blois, M. le Duc (fils de Condé) sa fille de Nantes, et la petite-fille du Grand Condé son fils préféré, le duc du Maine. Ce dernier couple vit dans les splendeurs de Sceaux, acheté aux Colbert, et Monseigneur réside à Meudon, acheté aux Louvois, avec sa « Maintenon », Mlle Choin. Monseigneur assiste parfois, muet et peu compréhensif, aux Conseils ou à quelque campagne. La seule flamme de gaîté dans la vieille Cour est la jeune duchesse de Bourgogne, princesse de Savoie épousée en 1697, qui appelait joliment « ma Tante » Mme de Maintenon et à qui le roi ravi permettait toutes les espiègleries. Louis XIV d'ailleurs se détendait de plus en plus dans le cadre intime de son cher Marly. Mais c'est, après la tristesse des défaites, les coups successifs des grands deuils : un arrière-petit-fils, le duc de Bretagne2, en 1705, et surtout en 1711 son fils, Monseigneur, emporté par la variole. Le duc de Bourgogne, le dévot et scrupuleux élève de Fénelon, devenait Dauphin. Mais en février 1712, à sept jours d'intervalle, la même variole emporta le Dauphin et la Dauphine, puis, en mars, leur deuxième fils, le deuxième duc de Bretagne3. Il ne survivait plus qu'un troisième arrière-petitfils, le duc d'Anjou, comme héritier du trône (Louis XV), puis le troisième petit-fils du roi, le duc de Berry (qui mourut en 1714) et Philippe d'Orléans lui-même, neveu à qui 1. V. duc de La Force, Le Grand Conti, Amiot-Dumont, 1948. Intéressant sur la psychologie du roi en face des princes de son sang (défiance et rancune). Dans de fameuses lettres écrites de Hongrie, Conti et son frère avaient qualifié Louis XIV « roi de théâtre pour représenter, roi d'échec pour se battre... gentilhomme campagnard affainéanti auprès de sa vieille maîtresse ». 2. Troisième Dauphin virtuel, après son père le duc de Bourgogne. 3. Quatrième Dauphin, mais en fait le troisième, après la mort de son père.

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Louis confia la Régence, malgré les bruits diffamatoires qui le salissaient, comme l'absurde accusation, parce qu'il avait un laboratoire de chimie, d'avoir empoisonné la famille. Quand en août 1715 la gangrène sénile se mit à sa jambe, Louis XIV rentra de Marly à Versailles, fit de dignes adieux à tous, et prépara méthodiquement le trépas qui survint le matin du 1er septembre après soixante-douze ans de règne, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Le Régent emmena le petit roi à Vincénnes, puis aux Tuileries, pour fuir le « mauvais air » de Versailles, et le grand Château s'endormit pour sept ans... 4. Versailles. — Louis XIV détestait le vieux Louvre aux fossés puants, ainsi que Paris en souvenir de la Fronde. Saint-Germain se trouvant trop petit, il voulut s'isoler dans une résidence de son choix souverain, un site créé presque sur une table rase, mais il dut errer pendant vingt ans avant de se fixer1. Louis XIII s'était fait élever en 1624-1626 par Philibert Le Roy un « petit château de cartes » de style français en briques et ardoises, qu'il affectionnait comme retraite et rendez-vous de chasse, dans le vallon boisé et marécageux de Versailles, Louis XIV, à douze ans, y vint chasser en 1651, s'y plut, y revint souvent, y mena sa jeune épouse dès 1660, y ordonna les premiers travaux dès 1661. Il ne déplut pas à sa gloire d'y témoigner « ce plaisir superbe de forcer la nature » (Saint-Simon). Il transforma et amplifia jusqu'aux limites de la fantaisie le 1. P. de Nolhac, Versailles, Morancé, 2 vol., 1908-1909 ; Histoire du château de Versailles, t. I et II : Versailles sous Louis XIV, A. Marty (Emile Paul), 1911, 2 vol. ; Versailles et la Cour de France, Versailles, résidence de Louis XIV, L. Conard, 1925 ; Ch. Mauriceau-Beaupré, Versaules» l'histoire et l'art, guide officiel, Ed. des Musées nationaux, 1949 ; Versailles, I^raeger-Verve, 1950 ; L. Hautecœur, Histoire de l'architecture classique en France, t. II ; Le siècle de Louis XIV, Picard, 1949, 2 vol. ; P. Francastel, La sculpture de Versailles, Morancé, 1930 ; 2e éd., 1970 ; B. Dorival, La peinture française au XVIT siècle, Larousse, 1942, analysent l'architecture, la sculpture et la peinture du xvne siècle. R. A. Weigert a publié un solide manuel, L'Epoque Louis XIV, PUF, coll. « Le Lys d'Or » sous la dir. de N. Dufourcq, 1962. Ne pas oublier des ouvrages généraux : F.-G. Pariset, L'Art classique, PUF, coll. « Les Neuf Muses » sous la dir. de N. Dufourcq, 1965 ; P. Verlet, Versailles, Fayard, 1961 ; nouv. éd., 1985 ; F. Gébelin, Versailles, Alpina, 1965 ; L. Benoist, Histoire de Versailles, PUF, coll. « Que sais-je ? », n° 1526, 1973 ; 2e éd., 1980 ; G. Chaussinand-Nogaret, Le château de Versailles, Complexe, coll. « La Mémoire des lieux », n° 5, 1993.

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modeste pied-à-terre paternel en quarante ans de travaux continus. Son modèle envié était le splendide château de Vaux, près Melun, dont les merveilles furent imprudemment révélées au roi par les grandes fêtes du 17 août 1661. Colbert confisqua et annexa pour le roi l'équipe artistique de Fouquet : Le Nôtre, dessinateur des jardins, l'architecte Le Vau, le peintre Le Brun. Malgré les travaux de Le Vau qui aurait voulu abattre le château de briques (ce que refuse Louis XIV), le bâtiment fut peu modifié jusqu'en 1668 : le Paré, à cause des fêtes en l'honneur de La Vallière, intéressait le roi plus que le château, qui n'était encore qu'un lieu de divertissement. Le Nôtre dressa des bosquets, un labyrinthe, une grotte à l'italienne, creusa un Parterre d'eau et des « ronds d'eau ». Tout se fît sous la gestion de Colbert qui, vrai citadin, plaida en vain pour le Louvre à demi déserté. Le roi le harcela, se passionna pour les travaux qu'il visitait souvent. Les merveilles naissantes furent révélées par la Psyché de La Fontaine, par la Promenade de Versailles de Mlle de Scudéry (1669) et par la Description sommaire du château de Versailles par Félibien (1674). Les grandes fêtes de mai 1664 groupèrent sous le titre-programme Plaisirs de l'Ile Enchantée, des jeux, concerts, illuminations et feux d'artifice, des comédies-ballets (Les Fâcheux, La Princesse d'Elide) ; un ballet où le roi joua le rôle de Roger (de l'Arioste) ; les trois premiers actes de Tartuffe... 1665 a vu s'élever la Grotte de Thétis, ornée de l'emblème solaire, rocaille italienne (là où fut édifiée plus tard la Chapelle). Le Canal fut amorcé, le parc se peupla de statues allégoriques ; Colbert et Le Brun mobilisèrent les sculpteurs : Coysevox, Girardon, Tuby, Le Hongre, Lerambert, les frères Marsy ; le groupe de Latone se dressa en 1670. La Quintinie, « intendant des potagers du roi », planta au sud du Château ses trente et un jardins d'espaliers ; on installa au sud du Canal une Ménagerie d'animaux rares et exotiques, et au nord un pavillon « à la chinoise » : le Trianon de porcelaine (faïences de Delft). Le Vau entoura d'une « enveloppe » le petit château Louis XIII (qui regarde vers l'est, sur la Cour de Marbre alors plus élevée qu'aujourd'hui de 1 m) ; il le « retourna » en lui donnant une façade ouest sur le Parc avec une terrasse à l'italienne au centre, face à la perspective des jardins. Il mourut en 1670, laissant des plans et des projets multiples continués par Dorbay. Les travaux purent sembler terminés en 1674. Louis, très fier, rédigea un Guide pour visiteurs. La Cour fit un séjour de quatre mois en 1674 après la 1. On amena même 1 250 orangers de Vaux à Versailles... 44

conquête de la Franche-Comté : désir de plus en plus transparent d'une résidence fixe. Dès 1671, la création de la Ville avait été décidée, mais le Château était insuffisant. Hardouin-Mansart, qui construisait alors Clagny un peu au nord (aucune trace) pour Montespan, devint premier architecte en 1677. Le Château, le Parc et la Ville se transformèrent en un immense chantier pendant plus de dix ans1. Question épineuse de l'eau.— Les ingénieurs François et Pierre Francine, dès 1664, avaient puisé à l'étang de Clagny et drainé les hauteurs de Montboron et de Satory. Aidés de Gobert et de Denis, ils purent à grands frais amener Peau de la Seine par la grandiose Machine çlévatrice de Marly. Puis, avec eux, Vauban entreprit en 1684, sans y réussir (faute d'argent : budget guerrier de 1688), d'amener les eaux de PÈure par Vaqueduc de Maintenon (on voit aujourd'hui les arches colossales en ruines de cet aqueduc mort-né). Mais la Machine de Marly avait permis de nombreux bassins (Dragon, Neptune, le Lac des Suisses, creusé par ce régiment, de 1678 à 1682) ainsi que les cascades du Buffet d'eau. Bosquets et parterres furent totalement remaniés par Le Nôtre. Une flottille de plaisance, avec gondoles et frégates en miniature, peupla le Grand Canal, au plan en croix depuis 1672. Mais surtout Mansart agrandit le Château des grandes ailes nord et sud en retrait heureux sur la façade du Parc, bouleversa les appartements, remplaça la terrasse italienne par la Galerie des Glaces (édifiée de 1678 à 1684 ; dimensions : 73 m x 10 m, 50 x 13 m de hauteur ; dix-sept croisées en arcades). Le grand décorateur fut le premier peintre Le Brun (mort en 1690), « génie de second ordre, mais universel »2, qui dessina, fit exécuter par ses élèves (les Batailles d'Alexandre), dirigea despotiquement la Manufacture des Gobelins où travaillaient pour Versailles peintres, tapissiers, ébénistes (Boulle, créateur du mobilier « Louis XIV »). Avec lui, l'Olympe triompha dans la peinture ornementale du Château comme dans la statuaire du Parc. Après Colbert (1683), Louvois, surintendant des Bâtiments, dirigea de front tous les travaux : Château, jardins, Communs, Grande et Petite Ecuries, la Ville et Trianon. Dangeau nota le 31 mai 1685 qu'il y avait plus de trente-six mille ouvriers et soldats sur les chantiers.

1. P. Francastel, Versailles et l'architecture urbaine au xvn* siècle, Annales ESC, oct.-déc. 1955. V. À. Félibien, Description sommaire du château de Versailles, G. Déprez, 1674, et Description du château de Versailles, de ses peintures et d'autres ouvrages faits pour le Roy, D. Mariette 1696. 2. Aidé du mari de sa nièce, le peintre Van der Meulen. 45

» Pourtant, le 6 mai 1682, la Cour s'y installait définitivement. Mansart maçonna le long de l'aile sud, devant le lac des Suisses, sa colossale Orangerie surmontée de 1Escalier des Cent-marches, détruisit en 1687 le Trianon de porcelaine, aussitôt remplacé par l'actuel Trianon de marbre, à l'italienne. Dans le Château, après avoir construit le colossal Escalier des Ambassadeurs (merveille détruite sous Louis XV), Mansart remania encore totalement les appartements en 1701, créa le Salon de YŒil-dè~Bœuf, dont la frise en stuc à guirlandes d'enfants annonçait par sa fantaisie le XVIII6 siècle. Enfin son neveu Robert de Cotte édifia l'actuelle Chapelle à réminiscences gothiques (Sainte-Chapelle). mais à ornementation « baroque » gracieuse (consacrée en 1710). Cependant le roi avait fait dresser dès 1679 dans un parc élégant sa villégiature chérie de Marly, son pavillon du Soleil entouré de douze pavillons-satellites pour ses invités privilégiés et sa famille. Par les seules splendeurs de Versailles, création colossale mais harmonieuse, Louis XIV serait le Grand Roi. Il y a englouti environ 70 millions d'or (comptes mal connus et mal tenus, surtout par Mansart), mais il a enrichi par là la France d'un capital d'art et de goût qui n'a fait que rayonner et fructifier au cours des siècles1. En fait, mutation continue : avant d'être le palais « classique » de Mansart, après 1685, habité par le Roi-machine, statue du Commandeur, vieux mari de Mme de Maintenon, Versailles fut un château italien baroque à transformations voulues par le Roimachiniste, palais d'illusions, grotte de Thétis, palais d'Alcine, animé par un roi-danseur, le scénographe Lulli, le décorateur magicien Vigarani, les fontainiers sorciers Francine, de 1660 à 1680, avec plafonds en trompe l'œil, bosquets de tôle peinte, jeux d'eaux gigantesques, illuminations, concerts et ballets, Versailles était avant tout un théâtre et un opéra2. Il devint en fin de règne un Saint des Saints. 1. «... Louis XIV aurait dit au moment de mourir : "J'ai trop aimé la guerreet les grands bâtiments." C'est un jugement qualitatif, qui ne se trouve que partiellement confirmé par les données de l'histoire quantitative. Il avait raison quant aux guerres, qui ont dévoré la moitié du budget de l'Etat et créé un terrible endettement. En revanche, la Cour de Versailles était un luxe que la France pouvait s'offrir... Luxe supportable même si, sur le plan psychologique, il a été mal supporté... L'histoire quantitative permet d'effectuer cette pesée globale » (E. Le Roy Ladurie, in L'Express, 27 août 1973). G. Sabatier, c.r. in RHMC, t. XXX, janvier-mars 1983, p. 163-179 de : J.-A. Apostolidès, Le roi-machine, spectacle et politique au temps de Louis XIV, Ed. Minuit, coll. « Arguments », 1981 ; Ph. Beaussant, Versailles, Opéra, Gallimard, 1981 ; L. Marin, Le portrait du roi, Ed. Minuit, coll. « Le sens commun », 1981 ; ensemble critique sur le Corps du Roi dans la nation. 2. M.-Ch. Moine, Lesfêtes à la Cour du Roi Soleil, F. Sorlot et F. Lanore, 1984 ; Y. Bottineau, Versailles, miroir desprinces, Arthaud, 1989.

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Chapitre IV LE RÈGNE DES GRANDS « COMMIS » L'absolutisme gouvernemental 1. Comment gouvernait Louis XIV, — L'armature institutionnelle du royaume, si confuse et paralysante, expliquerait très mal comment Louis XIV a pu gouverner. Le maquis touffu des Institutions, dont chacune a des contours si incertains qu'elles se chevauchent et se heurtent souvent, fut peu à peu débroussaillé par l'autorité royale pour pouvoir imposer à tous la « maxime de l'ordre » (Colbert). L'histoire du règne ne fut qu'une lente reprise en main du pouvoir sur les compagnies d' « officiers » par les