Le pere de famille, le trader et l'expert 
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Zitiervorschau

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Autres titres Antoine Albertini

Pauline Garaude

Faut-il abandonner la Corse?

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Catherine Pauchet

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La Finance mène-t-elle le monde? Michel Wieviorka

L'antisémitisme est-il de retour?

Rachid Kaci

Comment peut-on être Français ? Jean-Dominique Merchet

Défense européenne, la grande illusion © Larousse 2009 Toute reproductioll ou rcprt'sentation intégrale 1 lU partidlc, par qudqul' procl'dé que Cl' SI lit, dl' hl 1l0l1ll'lKiaturl' et/ou du texte contellus dans le préscnt ouvrage, et qui sont la propriété de l'Éditcur, l'st strictement intlTditc.

ISBN: 978-2-03-584810-9

Marc de Scitivaux avec la collaboration très active de Marie Paule Virard

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Collection dirigée par Jacques Marseille

Une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe». Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique «

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avait donné à Cassandre, la fille de Priam, roi de Troie, à la fois le don de la prédiction et la malédiction de ne jamais être crue. Depuis lors, ce triste sort est attaché à tous ceux qui annoncent des malheurs qui tardent à venir. Et plus les malheurs tardent, plus la croyance dans le fait qu'ils puissent advenir s'atténue... Ceci est particulièrement vrai dans la sphère financière qui, s'appuyant sur la sagesse populaire, se souvient qu"'un quart d'heure avant sa mort, monsieur de La Palice était toujours vivant". Or, sur les marchés financiers, c'est souvent ce dernier quart d'heure qui est le plus "fun" ». Lorsqu'en mai 2007 j'écrivis ces lignes dans ma publication mensuelle Catallaxis, je ne me faisais aucune illusion: j'étais désormais convaincu que la bulle financière qui avait gonflé au cours des dernières années pouvait éclater à tout moment, provoquant des dégâts considérables, mais je savais aussi pertinemment que je serais impuissant à convaincre mes interlocuteurs de l'importance du risque auquel nous étions tous terriblement exposés. Impossible 1ntroduction

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en effet d'être seul (ou presque) à prédire le malheur quand tout le monde autour de vous est à ce point enivré à la fois par le doux parfum de la richesse et par un certain sentiment de toute puissance. Impossible d'éviter la tragédie. De fait, au cours de l'année 2007, la plupart des «experts» des marchés financiers sont passés par trois phases: de janvier à juillet, ils ont carrément ignoré la bulle; d'août à octobre, ils ont nié obstinément l'ampleur de la crise; et d'octobre à décembre, ils ont consenti à sortir peu à peu du déni mais en s'accrochant encore coûte que coûte à deux illusions: la crise était «sous contrôle» et les dégâts seraient limités à certaines zones géographiques. On sait ce qu'il en est advenu. De même, en annonçant, depuis plusieurs semaines maintenant, la fin de la crise, je ne m'attendais pas davantage à être cru. Et pourtant. Au moment où, dans le monde entier, salariés, consommateurs et épargnants continuent d'être malmenés par les effets d'une profonde récession, ma démarche ne relevait ni d'un penchant malsain pour la provocation ni d'une volonté farouche de me situer coûte que coûte à contre-courant de ce que l'on entendait jour après jour sur les ondes ou dans les colloques des experts mais de l'intime conviction: la crise comme «aggravation brutale d'un état morbide» 8

pour reprendre la définition du Petit Larousse est, j'en suis convaincu, derrière nous, même s'il est clair qu'il ne faut pas confondre convalescence et santé éclatante mais plutôt voir la promesse de guérison. De même qu'il était impossible de prévoir exactement le jour de la chute de Troie (le siège a duré dix ans!) ou hier celui de l'éclatement de la bulle, il est tout aussi impossible de dire aujourd'hui à quel moment l'économie mondiale sera sortie de la crise pour de bon. En revanche, il est à la portée de tout un chacun de constater que grâce aux leçons du passé, la bonne analyse de la crise a été posée et les bonnes médecines appliquées. Comme il était imaginable au printemps 2007 de prévoir à quoi le mélange explosif croissance, abondance d'épargne, bas taux d'intérêt et hausse des prix d'actifs allait nous conduire. Imaginable à condition de ne pas s'abandonner à l'euphorie collective mais au contraire d'analyser les choses «par le bon bout de la raison», à la manière du célèbre petit reporter Rouletabille imaginé par Gaston Leroux. Mais toute crise financière n'est-elle pas justement, avant tout, une défaite de la raison? Compte tenu de mon activité professionnelle, j'ai vécu cette crise de l'intérieur. Et j'ai été plus d'une fois stupéfait de constater combien les acteurs de la planète finance 1ntroduction

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ont été (volontairement?) sourds et aveugles aux premiers craquements de la banquise; combien est immense l'incapacité des marchés financiers à tirer les leçons d'une histoire pourtant riche en emballements spéculatifs aux conséquences désastreuses. Lorsque l'euphorie financière domine, l'idée que les prix ne montent pas jusqu'au ciel et qu'un retournement à la baisse ne peut manquer d'advenir semble à tous une probabilité tellement lointaine, tellement négligeable, que les avertissements n'ont aucune chance d'être écoutés. À la bourse comme ailleurs, les prophètes de malheur ne sont pas les bienvenus. Personne ne veut les entendre. La «raison» ne peut rien contre la puissance des intérêts et des fantasmes. De quel droit tuer la poule aux œufs d'or? Dans les périodes d'euphorie, on préférera toujours la philosophie à deux sous d'un Chuck Prince (quelques semaines avant le déclenchement de la crise, dans une interview au Financial Times du 4 juillet 2007, celui qui était encore le président de Citigroup prononçait la phrase désormais célèbre: «tant que la musique joue, vous devez vous lever et danser» ) aux avertissements prémonitoires mais alarmistes des Cassandre. Après la faillite de la banque d'affaires Lehman Brothers, le 1S septembre 2008, lorsque la crise a déferlé sur nous au point de menacer d'emporter 10

le système tout entier, tous ceux qui n'avaient rien voulu voir ni entendre, ont pourtant tout à coup retrouvé leurs pleines et entières facultés pour déclarer solennellement que la dérégulation était à l'origine de tous nos maux et pour partir sans attendre à la chasse aux boucs émissaires. Tout ce qui nous arrivait était la faute à Alan Greenspan, le patron de la Réserve Fédérale (la banque centrale américaine), aux agences de notations, aux banquiers, aux hedge funds, aux paradis fiscaux, aux patrons et à leurs stocks options, aux traders et à leurs bonus, etc. Certes, bien des excès ont été commis. Et chaque accusé est, plus ou moins, un tout petit peu responsable. Mais le fond de l'affaire est ailleurs tant il est vrai que la thèse de la folie collective l'emporte toujours sur celle du complot. En écoutant et en lisant les innombrables commentaires que les médias recyclaient en boucle, je fus tenté d'apporter ma propre analyse à l'appui d'une lecture dissonante. D'abord, cette crise n'est pas différente des autres. Il s'agit bien de l'éclatement d'une bulle assise sur l'endettement. Elle est simplement plus violente que les autres parce qu'elle est la première crise mixant une épargne mondialisée s'orientant vers les mêmes véhicules et une information immédiate uniformisée. Elle fut en outre amplifiée par le jeu extraIntroduction

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ordinairement complexe des modifications comptables et des réglementations prudentielles. Ensuite, le monde de demain sera différent du monde d'hier, mais à la marge, et pas fondamentalement. Enfin, le capitalisme n'aura pas besoin d'être «refondé» car il est dans sa nature d'évoluer continuellement et c'est ce qu'il fera. C'est la lecture du journal le Monde un beau jour d'octobre 2008 qui m'a finalement décidé. Tandis que depuis la faillite de Lehman Brothers, la planète s'enfonçait chaque jour un peu plus profondément dans la crise, le quotidien du soir avait eu ce jour-là la belle idée de reproduire in extenso le dernier chapitre de Brève histoire de l'euphorie financière, un ouvrage publié en 1990 par l'économiste canadien John Kenneth Galbraith et consacré aux bulles spéculatives (publié au Seuil en 1992). Quel bonheur de redécouvrir cette analyse à la fois roborative et allègre, tellement actuelle qu'elle aurait pu avoir été écrite la veille. Galbraith y assène quelques vérités premières: qu'on associe bien à tort intelligence et détention de la fortune. Que discernement et spéculateurs font rarement bon ménage. Et surtout qu'il n'y a pas dans le domaine du désastre financier d'apprentissage possible car «lorsque quelqu'un est en relation étroite avec l'argent, il est possible et même probable qu'il soit imbu de sa personne et tende à 12

l'erreur jusqu'à l'extravagance ». Et la dernière phrase de cet éblouissant petit ouvrage résume tout: «Oui, comme on le dit de longue date les imbéciles sont tôt ou tard séparés de leur argent. Le sont aussi hélas ceux qui, répondant à un climat général d'optimisme, se laissent prendre au sentiment de leur propre flair financier. Il en est ainsi depuis des siècles. Et il en sera ainsi pour longtemps». Galbraith a mille fois raisons: ce n'est pas demain la veille que l'on pourra réglementer la crédulité financière et l'euphorie collective. Et sans doute cela n'est-il pas souhaitable. Mais comprendre et expliquer pareil aveuglement collectif est pour l'avenir infiniment plus fécond que la quête dérisoire qui consiste à transformer une multitude de petits responsables (y compris chacun d'entre nous toujours prompt à exiger plus de rendement pour son épargne) en grands coupables. Existe-t-il par ailleurs des recettes pour échapper à l'euphorie collective lors des périodes de bulles qui sont partie intégrante de l'activité économique? Telles sont les deux questions auxquelles j'ai voulu tenter de répondre.

Introduction

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il est question

du « bon bout de la raison» Pourquoi l'immense majorité des acteurs n'a-t-elle pas vu venir la crise? J'avoue que la question m'a longtemps intrigué et, d'un certain point de vue, m'intrigue encore... Comment se fait-il en effet qu'une secousse d'une telle ampleur n'ait pu être anticipée et que jusqu'au bout les investisseurs aient négligé à ce point les signaux faibles qui clignotaient ici ou là, au point de continuer à courir, telle troupeau d'éléphants, jusqu'à la falaise? Pour tenter de comprendre, j'ai essayé de me remémorer les circonstances exactes de ma propre prise de conscience. De ce que furent, pour moi, ces fameux signaux faibles. Le premier prend les traits juvéniles d'Alexandra, la meilleure amie de ma fille. Le 24 décembre 2004, nous fêtons Noël à la maison. Alexandra est pour quelques jours à Paris avec ma fille et mon gendre, qui 14

reviennent de plusieurs années passées à Londres. Tous trois sont dans la finance et tout naturellement, je demande à Alexandra ce qu'elle fait exactement dans la grande banque allemande pour laquelle elle travaille. Elle me répond qu'elle commercialise des produits structurés, des CDOs, auprès des institutionnels. J'avoue que c'est la première fois que j'entends parler de ces produits qui allaient pourtant ébranler la finance mondiale. Mais lorsque je lui demande de quoi il s'agit exactement, elle a du mal à me l'expliquer précisément. Je comprends toutefois qu'il s'agit d'un regroupement de crédits en un seul et même produit financier et que les investisseurs achètent massivement ces produits. En revanche, Alexandra a du mal à m'éclairer sur la manière dont le risque est d'une part calculé par le vendeur et d'autre part évalué par l'acheteur, avant de préciser que ces produits sont conçus dans l'équipe par un petit génie des mathématiques. Elle ajoute qu'il utilise des modèles tellement complexes que peu de collaborateurs, à la banque, sont réellement capables d'en saisir la complexité... «Aujourd'hui, toutes les banques sont sur ce marché» se contente-t-elle d'ajouter. Mai~ qu'p~t-cP quP c'P~t qu'un

CDD?

J'avoue qu'à l'époque cette conversation me laisse un peu perplexe, mais je ne creuse pas la question. Où il est question du « bon bout dE' la raison»

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Je me contente de ranger l'information dans un coin de ma tête. Pourtant, je tenais là, sans en avoir encore conscience, la première pièce d'un puzzle que j'allais mettre quelque dix-huit mois à assembler. Il existait un produit financier que le marché s'arrachait et qui semblait doté de deux caractéristiques peu ordinaires: le vendeur ne savait pas ce qu'il vendait (mais en revanche gagnait beaucoup d'argent en le faisant) et l'acheteur ne savait pas ce qu'il achetait. Il fallait donc voir là indéniablement une innovation majeure! Deux ans plus tard, lorsque le débat sur les produits titrisés a commencé à prendre de l'ampleur, je repenserais à cette conversation de Noël 2004 en tombant sur le dessin d'un humoriste dans une revue spécialisée: on y voit un aréopage de messieurs sérieux et fort concentrés, installés autour d'une table qui ressemble à une table de conseil d'administration. Au bout de la table, quelqu'un se tient debout, qui semble être le big boss, et il dit: «J'ai bien compris que nous avons perdu 1 milliard de dollars sur les CDOs mais qu'est-ce que c'est qu'un CDO? » •.. Preuve que début 2007 il existait au moins un profane (en l'occurrence un humoriste) sur la planète dont l'intuition était plus perspicace que celle de la plupart des gérants et autres investisseurs! Mais pourquoi l'épargne mondiale était-elle donc aussi 16

friande de ce type de produit? La réponse me sera donnée d'abord, très concrètement, par un de mes clients, directeur général d'une caisse de retraite, et ensuite, d'un point de vue plus théorique, par Alan Greenspan puis surtout par Ben Bernanke, c'est-àdire l'ancien et l'actuel patron de la Federal Reserve (la banque centrale américaine). En avril 2006, c'est une conversation avec un de mes clients gestionnaire d'une caisse de retraite qui me convainc de regarder les choses de plus près. Alors que je m'étonne de voir cette institution souscrire à des fonds de crédits structurés, mon client me répond qu'il ne trouve plus sur le marché des produits de taux classiques les rendements suffisants pour faire face à ses engagements et garantir le versement des retraites futures. Cette institution, plus habituée à acheter des obligations gouvernementales ou, à la limite, des «corporate» de qualité (autrement dit des obligations de grandes entreprises privées) s'est donc vue contrainte, pour des raisons de rentabilité, de se lancer sur le marché du crédit. «Voilà pourquoi, m'explique en substance mon interlocuteur, je dois aller chercher du rendement sur ces nouveaux produits ». Mais il ajoute aussitôt: «il n'y a aucune raison de s'inquiéter, je n'achète que du triple A». Autrement dit, la meilleure note possible (le meilleur rating) Où il t'st qUE:'stion du « bon bout dE:' la raison»

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dans l'échelle de notation des actifs financiers par les agences spécialisées. Et en réponse à ma question sur une éventuelle dégradation de la note de ce type de produits, il répond: «si la note est abaissée, je vends». Le commentaire n'était pas fait pour me rassurer car on pouvait imaginer que ce directeur général de caisse de retraite ne serait pas le seul, le cas échéant, à prendre une telle décision. Et si tout le monde se mettait à vendre au premier coup de semonce, on ne pouvait que s'inquiéter pour la suite des événements. Une inquiétude qui, on le sait maintenant, était justifiée au-delà de tout ce que l'on pouvait imaginer. Mais pourquoi ne trouvait-on plus à l'époque de produits de taux à faible risque sur le marché? À cette question, deux réponses «théoriques» allaient m'être apportées. Ou plutôt une constatation et une explication. La constatation est à mettre au crédit d'Alan Greenspan, le maître du monde financier de l'époque, alors président de la FED, lors d'une intervention devant les sénateurs américains le 16 février 200S. En prononçant un mot, il assura du même coup la réputation d'un terme peu usité jusqu'alors mais qui allait rapidement faire le tour du monde: le conundrum (en français «l'énigme»). Le conundrum selon Greenspan était en effet le résultat d'un phénomène a priori inexpliqué: la Réserve Fédérale avait eu 18

beau monter ses taux courts (elle le fera dix-sept fois entre la mi-2004 et la mi-2006 pour les mener de 1 % à 5,25 0/0) les taux longs américains étaient restés scotchés aux alentours de 4,5 % au lieu de s'ajuster à la hausse, tombant même au-dessous de la barre des 4 % au début du mois de juin 2005 et restant inférieurs aux taux courts de la FED du printemps 2006 à l'automne 2007. Un phénomène totalement éconoclaste, un défi aussi bien à la théorie qu'à l'observation qui veut que lorsque les taux d'intérêt à court terme fixés par les banques centrales montent, très logiquement, cette hausse se transmet aux taux d'intérêt appliqués aux emprunts de plus longue durée. Alan Greenspan, lui-même, en fut extrêmement troublé. «Pour le moment, le comportement largement non anticipé des marchés obligataires mondiaux demeure une énigme» déclarait-il tout à trac aux sénateurs américains en cet hiver 2005. Dans les mois qui suivirent, il allait chercher sans relâche l'explication d'une telle énigme. Le 6 juin 2006 à Pékin, lors d'une conférence monétaire internationale, le patron de la FED revient longuement sur la question et passe en revue différentes hypothèses susceptibles d'expliquer le niveau exceptionnellement bas des taux d'intérêt à long terme. D'abord, l'anticipation par les marchés d'un ralentissement économique mondial, mais cette Où ;1 t'st qut'stion du «bon bout dt' la raison»

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explication ne lui paraît pas convaincante. Il explore ensuite la piste de la pression démographique sur la composition des portefeuilles des fonds de pension, celle de l'accroissement des réserves des banques centrales, principalement asiatiques, et pour finir la baisse structurelle de l'inflation due à la mondialisation. Alan Greenspan met enfin l'accent sur un dernier élément qui lui paraît non négligeable: avec la globalisation, nous sommes entrés dans un «nouveau monde» économique et financier, un monde dit-il que «nous ne comprenons pas encore totalement ». Un monde où il est plus difficile d'anticiper, où les acteurs ont perdu une partie de leurs repères, un monde où l'information financière est moins fiable que par le passé ce qui ne va pas sans perturber le bon fonctionnement des marchés. Mais aucune de ces explications ne lui paraît finalement vraiment convaincante, en tout cas comme explication unique.

La balance commerciale américaine et la queue du chien... L'analyse à mon sens décisive viendra finalement de Ben Bernanke, son futur successeur dans le bureau de Constitution Avenue (Ben Bernanke a remplacé Alan Greenspan à la tête de la Federal Reserve en janvier 2006). En mars et avril de la même année, 20

lors d'une «lecture », c'est-à-dire une sorte de cours magistral donné devant l'Association des économistes de Virginie puis à Saint-Louis, il développe une thèse audacieuse mais à mes yeux convaincante: si le déficit des comptes extérieurs américains est aussi élevé, ce n'est pas parce que les États-Unis ont un déficit commercial important mais parce que les capitaux du monde entier veulent entrer aux ÉtatsUnis, soit pour s'y investir, soit pour financer de la dette, notamment celle de l'État. «Des facteurs commerciaux spécifiques ne peuvent expliquer ni l'importance du déséquilibre des comptes courants américains, ni son récent et fort accroissement. Je pense plutôt que la balance commerciale est comme la queue du chien qui bouge parce que le chien la remue et non l'inverse ... » (voir bibliographie). À partir de là, les deux questions qu'il faut se poser selon lui sont de savoir pourquoi il y a cette surabondance d'épargne et pourquoi elle afflue aux ÉtatsUnis et non ailleurs? La théorie du glut of savings (littéralement « surabondance d'épargne» ) était née. Elle est d'une importance capitale car elle met en pièces, il faut bien le dire, l'analyse couramment exprimée par la plupart des experts sur le déficit

extérieur américain et sur ses conséquences sur les grands équilibres globaux. Où il est question du «bon bout de la raison»

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Pour expliquer l'augmentation importante de l'offre d'épargne globale, le futur président de la FED évoque en mineur «la motivation des populations âgées des pays riches qui doivent faire des provisions à cause de la forte augmentation du nombre de retraités par rapport au nombre d'actifs ». Mais l'élément majeur, décisif, à ses yeux, lui semble surtout être «la métamorphose des pays en voie de développement passant de "consommateurs" à fournisseurs de fonds sur les marchés de capitaux internationaux». Une volonté inspirée par différentes motivations. D'abord, échaudés par les crises financières à répétition essuyées au cours des années 1990, les pays émergents ont opté pour de nouvelles stratégies de gestion de leurs flux de capitaux, et ont notamment décidé de passer d'importateurs à exportateurs nets de capitaux financiers. L'autre facteur, qui a alimenté le surplus des comptes courants de certains de ces pays (Moyen-Orient, Russie, Nigeria, Venezuela) et donc leur vocation de grands épargnants internationaux, est évidemment la forte augmentation des prix du pétrole. À l'appui de sa démonstration, Ben Bernanke présente à ses auditeurs un tableau FMI tout à fait éloquent: en huit ans, de 1996 à 2004, les pays en développement sont passés d'une situation d'emprunteurs nets pour un montant de quelque 90 milliards de dollars à une 22

situation de prêteurs nets pour plus de 326 milliards de dollars. Voilà pourquoi le flux d'épargne qui venait s'investir aux États-Unis était en progression très rapide (le glut ofsavings) et pourquoi, pour la première fois, il fallait aller chercher son origine principalement hors des pays occidentaux. Question subsidiaire: pourquoi donc cette épargne est-elle venue s'investir massivement aux ÉtatsUnis plutôt qu'ailleurs? Réponse en substance de Ben Bernanke: les épargnants des pays industrialisés choisissent le marché américain parce que le couple rendement/risque y est meilleur que dans les autres pays développés. Quant aux investisseurs des pays émergents, ils optent pour l'Amérique faute de confiance pour leurs gouvernements en place. L'épargne mondiale se déverse donc aux.États-Unis parce que c'est le pays qui, jusqu'à preuve du contraire, offre le meilleur mix de démocratie politique et de libéralisme économique, mais aussi d'innovation et de dynamisme: «L'attrait des États-Unis comme lieu d'investissement [... ] provient également de la profondeur et de la sophistication des marchés financiers [... ] un autre facteur est le statut international particulier du dollar américain [... ] le développement et l'adoption de nouvelles technologies ainsi que l'augmentation de la productivité aux USA, en Où

il

(lst qU(lstion du «bon bout d(l la raison»

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association avec d'autres avantages de long terme tels que le faible risque politique, le respect des droits de propriété et un bon environnement réglementaire », concluait le futur patron de la FED. Ben Bernanke réfute en quelque sorte la thèse du déséquilibre et défend plutôt celle d'une modification fondamentale de l'équilibre géographique de l'équation «épargne = investissement» associée à la mondialisation. Autrement dit, dans une économie globalisée au sein de laquelle les capitaux et les marchandises circulent librement, la question du déséquilibre entre épargne et investissement à un endroit géographique précis serait aussi pertinente que celle du déséquilibre entre épargne bretonne et investissements en Bretagne, toute question de risques géopolitiques mise à part! Dans une telle économie, en effet, les frontières - au sens politique du terme - n'existent pas. Et l'approche par pays perd donc l'essentiel de son sens (en tout cas, tant que l'on n'en revient pas à des mesures protectionnistes). Il suggérait du même coup que la plupart des instruments d'analyse utilisés par les investisseurs avaient été imaginés pour le «monde ancien », celui d'avant 1995, et qu'il fallait réfléchir à de nouvelles corrélations. 24

La mpthode Rouletabille comme antidote à reuphorie collective La «thèse Bernanke» éclaire d'un jour nouveau les événements des années récentes: l'afflux massif de l'épargne mondiale aux États-Unis a eu, entre autres conséquences, le maintien des taux longs à un niveau bas, puisque de nouveaux produits financiers, des produits à base de ce crédit auparavant distribué par les banques, ont fait l'objet de la sollicitude des investisseurs. Avec les conséquences que l'on sait: ces taux ont incité les ménages américains à s'endetter pour acheter de l'immobilier, d'où la bulle immobilière tandis que la hausse des prix provoquée par la bulle participait à l'effet richesse (lorsqu'un ménage s'enrichit parce que la valeur de ses biens augmente, en l'occurrence ses biens immobiliers, il est incité à dépenser davantage) qui lui-même, via la consommation des ménages américains, a accentué le déficit des comptes courants avec la hausse des importations. Un enchaînement qui a pris sa part dans le scénario de la crise financière. J'y reviendrai. Restait, pour boucler la boucle, à comprendre pourquoi les investisseurs semblaient accorder si peu d'importance au risque. Les éléments de réponse allaient m'être fournis là encore dès 2005 par les travaux et publications de la Banque des Où il ~st question du «bon bout de la raison»

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Règlements Internationaux (BRI). Et en particulier par son rapport trimestriel de juin 2005. Les experts de la BRI rappellent d'abord ce qu'est un financement structuré. Et au risque d'être un peu technique, il n'est pas inutile de reprendre leur définition car celle-ci éclaire déjà la réponse à la question de la sous-estimation du risque: «Le financement structuré consiste à regrouper des actifs et à vendre ensuite à des investisseurs des droits, structurés en tranches, fondés sur les flux de revenus générés par ces actifs sous-jacents [...] En raison de ce découpage et des montages contractuels ainsi requis, les caractéristiques de couple rendement-risque de chaque tranche peuvent être particulièrement difficiles à évaluer». Autrement dit, les produits structurés sont des produits particulièrement sophistiqués dont il est bien difficile d'apprécier le risque. En outre, la BRI souligne que face à une telle complexité les investisseurs ont tendance à s'en remettre les yeux fermés à la notation des agences: «la complexité des instruments structurés incite les investisseurs à se fier davantage à la notation que dans le cas des autres titres notés» ... La mise en garde de la BRI (dès juin 200S, il faut le rappeler), insiste en particulier sur deux risques majeurs: le risque d'indépendance et le risque de confusion. D'abord, la question de l'indépendance: 26

«Compte tenu de cette complexité, le financement structuré est, depuis l'origine, très dépendant de la notation [... J. Il est intéressant de remarquer, ajoute la BRI que la notation du financement structuré est l'un des segments d'activité à la croissance la plus rapide chez les trois plus grandes agences pour qui elle constitue une source de revenu majeure. Cela suscite un certain nombre d'interrogations qui portent notamment sur les éventuels conflits d'intérêt, les émetteurs étant les payeurs ». Ensuite, le risque de confusion: «Les instruments structurés peuvent présenter des caractéristiques de risque très différentes de celles des portefeuilles d'obligations de même note [... J, une confiance excessive des investisseurs dans la note des produits structurés risque donc de mener à des expositions non voulues et à des pertes inattendues». Tout était dit. En repassant dans ma tête le film de tous ces signaux faibles, depuis l'échange sur les CDOs avec Alexandra, l'amie de ma fille, jusqu'aux analyses des experts de la BRI, les éléments susceptibles de forger ma conviction se mettaient progressivement en place. Je les livre ici comme je les avais écrits en mai 2007 (voir bibliographie): d'abord, la multiplication des intervenants dans un montage ne modifie en rien le risque initial, à savoir le défaut de paiement de l'émetteur originel, mais en le rendant Où il t:'st qut:'stion du «bon bout dt:' la raison»

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moins perceptible et plus diffus, elle permet simplement de repousser l'échéance; ensuite, la complexité des montages rend l'évaluation des risques très difficile et a tendance à encourager une minimisation qui favorise la croissance des encours; enfin, le transfert des risques du système bancaire aux gérants d'actifs se traduit par une réduction des exigences prudentielles. Tout cela n'était guère rassurant puisque le développement de l'endettement avait provoqué une accélération de la croissance. Mais c'est cette accélération de la croissance qui faisait baisser les taux de défaut, autrement dit le nombre d'emprunteurs incapables de rembourser, et non le «support» de cet endettement, les crédits structurés. Cette erreur d'analyse ne pouvait que conforter une perception exagérément optimiste des risques. Chemin faisant, et tandis que le puzzle s'assemblait progressivement sous mes yeux, je songeai plus d'une fois à la phrase du Général de Gaulle: «Vers l'Orient compliqué, je m'envolais avec des idées simples ». En appliquant la même approche, j'étais de plus en plus convaincu qu'en bout de course, la réalité économique finirait par l'emporter. Dès lors, il me parut essentiel de ne succomber ni à la fascination largement répandue pour les modèles mathématiques sophistiqués ni aux discours euphorisants 28

des pousse aux crimes professionnels (combien de fois n'avons-nous pas entendu la fameuse phrase «cette fois-ci, c'est différent », qui en général est le signe avant coureur infaillible d'une catastrophe en tous points comparable à celles qui l'ont précédée). Il était au contraire urgent de privilégier ce que j'appelle «la méthode Rouletabille », autrement dit d'adopter, à la manière du célèbre petit reporter, une démarche et une réflexion logique et méthodique afin d'observer et de déduire à partir de la réalité économique, bref d'analyser les faits par «le bon bout de la raison ». Une posture et une démarche parfois difficiles à tenir au moment où la planète financière tout entière était saisie d'une sorte d'euphorie collective qui se traduisait par une montée générale et parfois verticale des prix de tous les types d'actifs: produits de taux, actions, immobiliers, matières premières, alors qu'une crise sans précédent, la première de la finance mondialisée, allait déferler sur nous.



il est question du «bon bout dt' la raison»

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La crise d'endettement se transforme en bombe atomique Tout commence, rien de plus classique, par une crise de l'endettement. Au cours des dernières années, les ménages et les entreprises se sont surendettés, encouragés par leurs banquiers qui ont ouvert en grand le robinet du crédit. Mais aussi, cette fois-ci, par les investisseurs qui n'ont pas hésité à financer de l'endettement privé non seulement celui des entreprises, comme ils le faisaient déjà pour les grandes à travers les obligations, mais aussi celui des particuliers avec les crédits immobiliers. C'est ce phénomène nouveau qui sera fondamental: les banques centrales se trouveront désarmées quand elles voudront limiter l'envolée du crédit car, comme toujours en pareil cas, si les agents économiques ont usé et abusé du crédit, c'est que les taux d'intérêt, autrement dit le prix de l'argent, étaient 30

bas. Trop bas. Et pourquoi était-il trop bas? Tout simplement parce qu'à partir de 2003 il s'est formé un excès d'épargne dans le monde, le fameux glut of savings brillamment analysé par Ben Bernanke, le patron de la Federal Reserve. Cet excès d'épargne, c'est le point de départ de toute l'histoire. Et pour bien en comprendre les racines, un petit retour en arrière s'impose.

La bullp immobilièrp pnflp grâcp à dp~ taux hi~toriqupmpnt

ba~

Pour éviter une récession mondiale après l'éclatement de la bulle internet, l'attentat du Il septembre et l'affaire Enron, les autorités monétaires américaines, mais aussi européennes et japonaises, ont baissé violemment les taux d'intérêt. Avec la forte stimulation budgétaire décidée par la première administration Bush, il n'en fallait pas davantage pour qu'à partir de 2003 la croissance redémarre de manière simultanée aux États-Unis, au Japon et en Europe. Cette croissance a eu, entre autres, deux conséquences: l'apparition d'un solide excédent commercial dans les comptes de la Chine, nouvel acteur vedette de la globalisation; et une flambée des prix des matières premières en général, et du pétrole en particulier. La crise d'endettement se transforme...

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Le fait que la Chine soit devenue membre de l'OMC sans qu'en contrepartie il lui ait été demandé de pratiquer la liberté des changes est une erreur technique qui aura son importance. On ne peut en effet être libéral pour le commerce et étatiste pour les changes puisque ces deux facteurs sont l'avers et le revers de la même médaille. Lorsqu'on n'est plus en régime d'étalon-or, c'est normalement par le libre mouvement des monnaies ou des flux de capitaux que se rééquilibrent les balances commerciales. Lorsqu'on bloque les changes, on bloque les mécanismes de rééquilibrage automatique. L'excédent commercial chinois vis-à-vis des États-Unis s'est trouvé artificiellement gonflé par le lien injustifié entre renminbi et dollar et du fait du contrôle des changes, s'est déversé dans les réserves de la Bank of China dont la cassette a prospéré comme jamais. En effet, lorsqu'un fabricant chinois de téléphones portables, de réfrigérateurs ou de paires de moufles exporte vers les États-Unis, vers l'Europe le Japon etc. il reçoit des dollars, des euros, des yens. Le contrôle des changes l'oblige à déposer ces devises à la banque centrale chinoise en échange de renminbis. De ce fait, les excédents de la balance commerciale chinoise se sont retrouvés dans les réserves de la banque centrale dont la croissance annuelle est 32

ainsi passée de 50 milliards de dollars en 2003 à 450 milliards en 2007. Soit neuf fois plus! La hausse simultanée du prix du pétrole a produit le même effet sur les réserves des banques centrales des pays pétroliers. En quatre ans, leur progression passera d'un rythme annuel de 20 milliards de dollars à plus de 250 milliards en 2007 ! Pour des raisons différentes, la Chine comme les pays pétroliers n'ont pas dépensé cette manne qui a afflué dans leurs caisses mais l'ont épargnée en achetant des obligations d'État. Et, qui plus est, ils ont concentré leurs achats sur le papier d'un nombre restreint d'États car, compte tenu des sommes en jeu, seule une poignée d'émetteurs dans le monde était susceptible de leur offrir une sécurité suffisante. Et comme le rendement japonais était trop bas et le volume du marché de la dette britannique insuffisant, cette poignée s'est réduite même en réalité à un tête à tête États-Unis-Zone euro. Un duo sur lequel s'est donc porté l'essentiel des achats. Avec comme conséquence une très forte pression à la baisse sur les taux d'intérêt longs. Cette pression à la baisse fut d'autant plus forte qu'au même moment les besoins de financement des grands emprunteurs publics occidentaux n'étaient

plus ce qu'ils avaient été: les rentrées fiscales associées au redémarrage de la croissance éconoLa crise d'endettement se transforme...

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mique mondiale affluent en effet dans les caisses, à Washington, comme à Londres ou à Berlin. Deux chiffres l'illustrent bien: de 440 milliards de dollars pour l'exercice 2004, le déficit budgétaire américain va maigrir jusqu'à 170 milliards pour l'exercice 2007. Ce qui signifie que, pour la seule année 2007, l'État américain a émis pour près de 300 milliards de dollars de titres en moins. En l'espace de quatre ans, l'équation a ainsi radicalement changé: alors qu'en 2004 l'augmentation des besoins de financement des États-Unis et de la zone euro sur douze mois affichait un «excédent» de 475 milliards de dollars à l'accroissement des réserves de la Chine et des pays pétroliers, en 2007 c'est l'accroissement des réserves qui se révélera supérieur de 435 milliards aux besoins de financement de l'Amérique et de la zone euro. Un switch de plus de 900 milliards! Dès lors, quoi d'étonnant si les taux longs nominaux et réels sont descendus bien au-dessous de leur niveau historique sur longue période (3 % pour les taux réels). Fin 2006, ils avaient glissé jusqu'à 1,5 0/0. Il y avait longtemps que l'incitation à s'endetter n'avait été aussi forte surtout en ce qui concerne l'immobilier. Pour comprendre l'engrenage qui s'est mis en place, il faut revenir sur le mode de fonctionnement du système américain. Aux États-Unis, les taux hypothé34

caires (autrement dit, les taux auxquels les ménages américains empruntent pour acheter une maison ou un appartement) sont étroitement corrélés aux taux longs gouvernementaux du fait de l'existence de deux grandes agences de refinancement hypothécaire Fannie Mae et Freddie Mac. Bien que si l'on s'en tient strictement au droit, ces deux agences ne bénéficiaient pas de la garantie publique, en réalité, elles étaient réputées comme ne pouvant pas faire faillite (ce qui d'ailleurs sera confirmé par les faits puisque lorsqu'à l'automne 2008 elles seront en grandes difficultés, elles seront sauvées par l'État). De ce fait, ces deux agences pouvaient émettre des obligations à des taux très proches des taux publics avec un écart (spread) réduit. À partir du moment où les taux longs nominaux et réels gouvernementaux sont descendus à des niveaux très bas pour les raisons que nous venons de dire, les ménages américains étaient évidemment fortement incités à s'endetter pour acheter habitations principales et résidences secondaires. L'explication est complexe mais essentielle: aussi extravagant que cela puisse paraître lorsqu'on établit le lien sans faire l'effort de le démontrer avec précision, c'est donc bien parce qu'un certain nombre de pays émergents ont placé leur épargne en obligations américaines et/ou européennes avec La crise d'endettement se transforme...

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comme résultat une forte baisse des taux d'intérêt à long terme que la famille Smith a pu trouver jusqu'au début 2007 un crédit hypothécaire sur trente ans à un taux réel de 2 0/0, soit un niveau historiquement très bas! La bulle immobilière est donc d'abord le fruit de l'excès d'épargne mondiale et du fait que celle-ci s'est, en quelque sorte, «déversée» sur les taux d'intérêt à long terme. Bref, si la Chine et les pays pétroliers avaient dépensé l'essentiel de leurs revenus plutôt que de l'épargner, la face de l'économie mondiale en aurait été changée. Et la crise des subprimes, sans doute, évitée. Et voilà pourquoi il n'est pas si extravagant que cela d'affirmer que les excédents chinois et la hausse du prix du pétrole ont fabriqué - au moins en partie la bulle immobilière américaine! Notons qu'il s'agit bien des conséquences d'entraves au fonctionnement normal de l'économie libérale: une volonté des gouvernements de maintenir un lien artificiel entre leurs devises et le dollar! Mais si au commencement est l'excès d'épargne, il aura fallu ensuite - comme on l'observe d'ailleurs toujours dans l'histoire des crises - une série de circonstances pour que la crise prenne l'ampleur que nous lui connaissons. D'abord, les gérants d'actifs financiers, et principalement les gérants de fonds de retraite, étaient confrontés à un problème majeur: échaudés par le 36

krach Internet qui les rendait méfiants sur les achats d'actions et voyant se rapprocher le moment où ils devraient verser des retraites aux baby boomers, ils vont vouloir accroître la part des obligations dans leur portefeuille afin d'en réduire la volatilité mais, pour les raisons exposées ci-dessus, ne trouveront plus sur les obligations gouvernementales les taux de rendement suffisants pour faire face à leurs engagements... La nécessité d'aller chercher une rémunération réelle plus consistante les a donc incités d'abord à migrer vers des produits corporate (les obligations des grandes entreprises multinationales) puis vers des produits de plus en plus complexes susceptibles de leur offrir des taux de rendement réels sensiblement supérieurs, quitte à être moins regardants sur le niveau de risque. C'est ainsi qu'en janvier 2007 le plus grand fonds de pension européen ABP, qui gère les retraites des fonctionnaires et des employés de l'Éducation en Hollande, annonçait qu'il réduisait ses positions en actions et obligations et augmentait la part des fonds alternatifs pour «accroître ses revenus» car une politique «de réduction de risques» ne lui permettait pas de verser aux retraités les taux de pension auxquels ils s'étaient engagés. La crise d'endettement se transforme...

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LfS banquifrs nf savfnt pas Cf qu'ils vfndfnt, IfS invfstissfurs Cf qu'ils achètfnt... Face à cette nouvelle demande des investisseurs, les établissements financiers vont d'autant plus être incités à construire des produits structurés et à les vendre à des investisseurs que cela permet de recevoir des commissions d'intermédiaires sans « consommer» de fonds propres puisqu'ils n'ont plus à porter le risque. Un bon moyen de doper une rentabilité sur capitaux investis - le fameux ROE qui, comme on le sait, est de plus en plus la clé du succès boursier et de l'indépendance. En effet, avoir un Return On Equity élevé écarte le risque de devenir la cible d'une OPA non désirée. Les équipes bancaires vont d'autant plus faire assaut d'imagination pour concocter une offre de produits de dette toujours plus sophistiquée que cela rapporte aux commerciaux -les traders - et que cela pérennise le management. Voilà les activités dites «de marché» au zénith dans toutes les grandes banques commerciales du monde. Certaines en tireront jusqu'à 50 0/0 de leurs profits. Celles-ci paraissent en outre offrir des perspectives de développement mirifiques grâce à l'innovation financière. À la titrisation pour être plus précis. 38

Au départ, l'idée de transformer des cr.édits, des prêts bancaires illiquides, en titres aisément négociables sur le marché et donc achetables par l'épargne est loin d'être condamnable. Au contraire. Il s'agit même d'une avancée qui en organisant le circuit court épargne-investissement devrait donner une plus grande stabilité au financement des besoins économiques. Mais malheureusement cette bonne innovation associée à des taux très bas va initier puis développer une bulle de crédits. Des produits financiers de plus en plus complexes vont ainsi voir le jour. On regroupe divers crédits dans un ensemble (un «produit structuré»), puis on le débite en tranches avant de revendre celles-ci sur le marché aux investisseurs. Chacune des tranches aura un risque et un taux d'intérêt différent et donc chaque investisseur trouvera un produit qui lui convient. Mais au fur et à mesure que le temps passe et que la demande augmente, et comme il n'y a toujours pas de sinistres, le fameux rapport « risque/rendement» de chaque tranche se déforme et les investisseurs accepteront des risques de plus en plus élevés pour conserver leurs rendements. Tout le monde, ou presque, s'y précipite. Les investisseurs tiennent leur rémunération attrayante, les banques leurs commissions... La technique paraît tellement irrésistible qu'on va bientôt l'étendre à La crise d'endettement se transforme...

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divers types de crédits: LBO, opérations de private equity, et ainsi de suite... Or, ce recours massif à la titrisation ne va pas du tout, comme on a longtemps voulu le croire et/ou le faire croire, réduire les risques en les disséminant un peu partout. La particularité de cette crise est au contraire que les vendeurs ne savaient pas vraiment ce qu'ils vendaient tandis que les acheteurs ne savaient pas vraiment ce qu'ils achetaient. Et plus l'innovation financière s'épanouissait, plus le risque augmentait dans le système sans que les principaux acteurs semblent s'en aviser. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été prévenus par les autorités compétentes. Le 22 mars 2007, le gouverneur R.S.Kroszner, membre du Board (le conseil d'administration) de la FED, s'exprime lors d'un symposium sur le marché du crédit à la Federal Reserve de Richmond: «Je veux souligner que les risques fondamentaux sur les marchés de crédits n'ont pas été modifiés par les nouveaux instruments qui sont aujourd'hui échangés. Le fait qu'ils soient répartis entre de nombreuses mains n'élimine pas le risque [...] et même en cas de défaut les investisseurs seront exposés au fait que le recouvrement sera plus lent qu'attendu [... ]. Les instruments comme CDS et dérivés de crédits auront le même type de risques que ceux qui ont toujours existé sur 40

les crédits ». En mars 2007, l'autorité de régulation britannique sera encore plus explicite en ce qui concerne tous les dérivés de matières premières dont le montant avait été multiplié par cinq en 2 ans: «Il n'y a qu'un nombre limité de personnes qui ont une compétence suffisante pour être employée par les firmes qui vendent ces produits ». Et la Financial Services Authority (FSA) de préciser: «Les investisseurs risquent des conséquences inattendues sur des produits qu'ils ne comprennent pas totalement [... ] Les expositions indirectes des fonds de pension sur ces produits est en augmentation». On a compris pourquoi les investisseurs institutionnels sont friands de ces produits de dette. On a compris aussi pourquoi les banques se sont donné les moyens de leur en proposer un éventail toujours plus diversifié. Mais une question demeure: pourquoi les investisseurs vont-ils acheter des produits aussi risqués les yeux fermés? Manifestement, parce qu'ils font une confiance aveugle à l'infaillibilité des «notes» attribuées aux produits financiers par les agences de notation. Les agences de rating ont en effet constitué le troisième maillon faible de cette histoire. Leur rôle a été mal compris. Il n'est nullement d'analyser le risque futur, mais simplement de réaliser une étude statistique du risque par type de produit, autrement dit La cris~ d' ~nd~tt~m~nt s~ tranc;Form~...

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d'attribuer une notation à une institution financière ou à un produit en fonction du taux de défaut historique passé du type de crédit en question. L'agence de notation regarde donc dans le rétroviseur. Ses avis sont par définition «pro-cyclique» (autrement dit, ils amplifient fortement le mouveme~t, à la hausse comme à la baisse). Et si les modèles mathématiques qu'elle utilise se révèlent défaillants, elle sera contrainte - si le taux de défaut se met à monter- de réviser sa note (le derating dans le jargon des agences). C'est bien là que le drame se noue: le crédit immobilier bénéficiait en effet historiquement d'une très bonne note pour l'excellente raison que depuis 1945 jamais les prix de l'immobilier résidentiel n'avaient baissé de plus de 10 % sur un an aux États-Unis et que, compte tenu de l'apport initial de l'emprunteur, jamais un sinistre n'avait été enregistré chez un prêteur. Les produits structurés à base de crédits immobiliers vont donc bénéficier de ces excellentes notes. Caisses de retraite, compagnies d'assurance et autres fonds de pension vont donc trouver toutes les bonnes raisons d'en souscrire massivement, croyant marier du même coup sécurité et rentabilité. Une martingale en quelque sorte! Seul petit problème: les agences n'ont pas perçu que la nature du risque immobilier avait évolué car les 42

courtiers en immobilier, qui commençaient à manquer sérieusement de business en raison de la saturation progressive du nombre de candidats potentiels à la propriété aux États-Unis (en dix ans, de 1995 à 2005, le taux de propriété est passé de 64 % à 69 % outre-Atlantique), recrutaient depuis plusieurs années déjà de nouveaux clients dont le profil modifiait sensiblement la donne. Le grain de sable qui allait rendre le dérapage inévitable.

Lp ~y~tpmp diaboliqup dp~ ~ubprimp~ Fin 2006, c'est en effet la crise des crédits «subprimes» qui va allumer la mèche. Avant cette date, personne ou presque n'avait jamais entendu parler de ces crédits. Des prêts non conventionnels (littéralement, en dessous du premier choix) consentis à des ménages américains modestes dont la solvabilité est incertaine en raison d'un passé d'emprunteur à problèmes ou de revenus faibles et aléatoires: chômeurs, mères célibataires, travailleurs immigrés. Depuis le début de la décennie, des millions de ménages ont contracté ces emprunts miracle. En 2001, les crédits subprimes ne représentaient que 6 % des crédits immobiliers distribués dans l'année aux États-Unis (environ 200 milliards de dollars), mais la proportion dépassera les 20 % en 200S pour un montant de plus de 600 milliards, de quoi souLa crise d'endettement se transforme...

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tenir l'activité de la construction et de la promotion immobilière et contribuer à la surchauffe sur les prix: 20 % de hausse annuelle en 2004 et en 2005 (chiffres issus du rapport annuel 2007 de la Federal Reserve Bank de San Francisco). Or, il s'agit d'un marché à hauts risques. Non seulement, l'acquéreur n'apporte pas de fonds propres, mais comme il présente un risque de défaut relativement important en raison de ses faibles revenus, la banque lui fait payer son crédit plus cher. Pour cette population, le taux - qui évolue normalement entre 4 % et 6 % - peut monter jusqu'à 12 0/0. De plus, on constate une forte augmentation des emprunts à taux variables ou hybrides (d'abord à taux fixe puis à taux variable) au détriment des emprunts à taux fixe. Sans oublier le système des crédits «ballon» qui prévoit le remboursement d'une partie importante du capital sur la dernière période. Pendant les premiers mois, les mensualités sont faibles du fait d'un taux d'intérêt très bas qui progresse ensuite à la faveur de clauses plus ou moins exotiques et de formules de révision plus complexes les unes que les autres. Tant que l'immobilier est en hausse et que le loyer de l'argent reste bas, tout le monde y gagne. La banque, même en cas de saisie de la maison, comme l'emprunteur qui pourra toujours aller chercher (et trouver) un crédit pour rem44

bourser le précédent puisque celui-ci est adossé à la valeur de sa maison qui continue à augmenter. Mais si le marché se retourne, le système devient diabolique. La concentration du marché a favorisé son développement sans contrainte. Fin 2006, pratiquement les deux tiers des crédits « subprimes» étaient émis par dix établissements seulement, mais avec la complicité passive des différents acteurs. À commencer par les banques qui n'ont pas fait un travail sérieux d'évaluation des risques sur ce type de crédit dès lors qu'elles les ont mélangés au sein de portefeuilles de risques globaux et que, pour une grosse part, elles ne les conservaient pas dans leurs bilans: pour elles, le principal intérêt de la titrisation réside en effet dans le fait qu'elles vont transférer un portefeuille de créances de même nature, par exemple un ensemble de prêts immobiliers ou de prêts à la consommation, à une structure ad hoc (Special Investment Vehicles) qui placera ensuite les titres auprès des investisseurs... Les agences de notation, de leur côté, n'ont pas prêté suffisamment d'attention au fait qu'à partir du moment où il y avait modification du type de crédit immobilier, les statistiques issues du passé n'avaient plus aucune valeur puisqu'il n'était jamais arrivé auparavant que les emprunteurs ne fassent aucun La crise d'endettement se transforme...

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apport et ne paient pas d'intérêts, au moins sur une partie de l'échéancier ce qui représentait pourtant une modification non négligeable pour l'analyse du portefeuille! Quant aux acheteurs, ils ont tout simplement oublié d'entendre les avertissements des autorités de tutelle sur la subprime, avertissements pourtant formulés dès l'année 2005. Dès lors, une étincelle a suffi pour allumer la mèche. En fait, il s'agira d'une double étincelle: celle de la hausse continuelle des taux directeurs de la banque centrale américaine sur lesquels certains taux d'intérêt des prêts sont indexés (entre juin 2004 et début 2006, la FED les relèvera de 1 % à 5,25 0/0) et le retournement du marché immobilier. Voilà pourquoi le taux de défaut sur les crédits subprimes, jusque-là contenu autour de 3 % à 4 0/0, explose à partir de 2006. En août 2007, au moment du démarrage de la crise financière, il atteint 16 0/0. Début 2007, les institutions financières spécialisées dans le crédit immobilier commencent à faire faillite tandis que le retournement du marché immobilier se précise. En quelques semaines, une vingtaine de petits établissements mettent la clé sous la porte ou se placent sous la protection de la loi sur les faillites. Et dans les tout premiers jours d'avril, c'est New Century Financial, le numéro un américain du crédit 46

immobilier à risques, qui fait faillite, provoquant un premier électrochoc dans l'industrie immobilière avant que ne vienne le tour de CountryWide, puis les difficultés des agences de refinancement Freddie Mac et Fannie Mae. Mais, à la fin du premier semestre 2007, personne n'imagine encore à quel point cette crise, a priori classique, va se transformer en tsunami financier. Ce n'est qu'au fil des mois que la planète finance va en découvrir avec effroi les différents ressorts. Le système américain des foreclosures joue le rôle de premier amplificateur de crise. Ce dispositif, qui aboutit au transfert de l'actif et du passif entre les mains du créditeur, autrement dit du banquier, lorsque l'emprunteur fait défaut, devient pervers dès lors que les prix de l'immobilier baissent de manière significative. Dès que le prix de sa maison tombe en dessous de sa valeur d'achat diminuée du montant de l'apport, l'emprunteur a en effet tout intérêt à cesser de payer ses traites et à abandonner sa maison entre les mains de sa banque. Celle-ci liquide alors la maison, ce qui alimente la baisse des prix qui elle-même va conduire les institutions financières à passer des provisions à leurs bilans pour dépréciation de leurs créances immobilières... Personne apparemment n'avait même imaginé une telle éventualité puisque, aux États-Unis, c'est la La crise d'end€,tt€'ment se transforme...

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première fois depuis la crise de 1929 que le prix des maisons baisse aussi fortement.

La nnancp punip par où pllp avait ppch~ ... La mécanique fut d'autant plus infernale que la modification des règles comptables voulue entre autres après l'affaire Enron a joué un rôle amplificateur d'une ampleur totalement inattendue. Avec la désormais fameuse règle du mark to market (qui consiste à évaluer régulièrement, voire en permanence, une position, un portefeuille, sur la base de sa valeur observée sur le marché au moment de l'évaluation), on est passé d'une notion de «valeur d'acquisition », certes critiquable à certains égards, à une notion de «prix de marché» toute aussi sujette à caution et qui a en outre présenté l'énorme inconvénient d'être pro-cyclique (autrement dit elle amplifie les mouvements à la hausse comme à la baisse). Ainsi, parce qu'il n'y avait plus de liquidités sur un certain nombre de leurs produits financiers, les établissements bancaires ont dû provisionner des pertes éventuelles, non des pertes réelles. Leurs comptes ont donc encaissé un choc énorme puisque le montant des provisions sera finalement sans commune mesure avec les pertes qui apparaîtront in fine. William M.lssac, l'ancien président de la Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) 48

qui géra en son temps la crise des savings & loans, a calculé que le système du mark to market a obligé les institutions financières à provisionner en réalité neuf fois plus que les pertes réelles. C'est d'ailleurs son témoignage devant le Congrès le 12 mars 2009 qui conduira celui-ci à mettre la pression sur le Financial Accounting Standard Board, l'autorité comptable américaine, pour que celle-ci modifie sensiblement la règle le 2 avril 2009. En fait, la finance moderne a été punie par là où elle avait péché: ayant largement contribué à fabriquer un monde virtuel où les risques n'étaient plus clairement identifiés, les banquiers se sont affranchis de leurs responsabilités à travers des montages financiers de plus en plus sophistiqués jusqu'à se trouver dans l'obligation de provisionner des risques eux aussi... virtuels. Mais cette obligation, pour «morale» qu'elle soit, a nourri la spirale infernale: baisse des prix, provisions, pression à la vente, baisse des prix, provisions... Dernier ressort, et non des moindres, de la crise 2007/2008: les contraintes de solvabilité auxquelles sont soumises les institutions financières à travers Bâle II. Encore une réglementation qui partant de présupposés logiques va se révéler néfaste parce qu'elle aussi est «pro-cyclique ». Les normes prudentielles les contraignent en effet à avoir au bilan La criseo d'eondeotteomeont seo transformeo...

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un certain montant de liquidités à vue compte tenu des risques sur leurs portefeuilles de crédits. Lorsque les notes de ces crédits sont abaissées par les agences de notation, elles doivent d'un côté «geler» une part plus importante de leurs fonds propres et, de l'autre, augmenter la part des disponibilités à vue dans leurs bilans. Or, les banques vont chercher ces disponibilités sur le marché interbancaire. Mais si celui-ci ne fonctionne plus normalement, comme on l'a vu pendant la crise, c'est-àdire si les banques «créditrices» ne veulent plus prêter aux banques «débitrices », c'est tout le système qui s'enraye tandis que la confiance s'évapore. Un facteur supplémentaire qui s'est révélé désastreux pour la gestion de la crise. Le 9 octobre 2008, le taux du T Bill's (emprunt à troismois du Trésor américain)atteignait 0,05 0/0, ce qui signifie que les banques créditrices préféraient prêter à l'État américain à 0,05 % qu'à leurs consœurs à 5 0/0. C'est-àdire à cent fois plus! Pour des raisons purement réglementaires, une crise d'endettement «classique» s'était bel et bien transformée en bombe atomique qui a contraint les États à des interventions massives pour tenter d'enrayer le processus. Bien entendu les dégâts sont tels que le moment est plus que jamais propice à l'organisation de la chasse aux responsables et aux coupables. 50

Il ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables... ... il faut les nommer et les mettre hors d'état de nuire (Robespierre). La chasse aux responsables, forcément coupables, est un sport national particulièrement apprécié. Ce défoulement collectif est difficilement résistible en ces périodes de crise aiguë où le stress économique et social est à son comble et où tout semble se dérober sous nos pieds. Les traders, les patrons, les paradis fiscaux, Alan Greenspan, les agences de notations, les fonds spéculatifs et j'en passe ... Même le président de la République s'en mêle régulièrement et exhorte en toutes occasions les redresseurs de tort à agir: «Qui sont les responsables du désastre? Que ceux qui sont responsables soient sanctionnés et rendent des comptes» a-t-il déclaré de Toulon à New York, dès le mois de septembre 2008, et à de multiples

Il ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables...

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reprises depuis, avant d'appeler à la «moralisation du capitalisme financier» et à la «refondation du capitalisme ». Comme aime à le dire plaisamment Alain Madelin: «refonder le capitalisme est une bonne idée, mais je ne me souviens plus de la date exacte de sa fondation» !

La chasse aux coupables, un sport aussi d~lirant que st~rile Imaginons un instant que tel le héros d'un roman de Grisham on se lance dans une immense «class action» à l'échelle mondiale chargée de faire payer les responsables. Un vaste programme dont les résultats seront très décevants. D'abord, à tout seigneur, tout honneur, Alan Greenspan. Mais, on l'a vu, il a monté dix-sept fois les taux directeurs de la FED et c'est à son corps défendant qu'il a buté sur le fameux «conundrum» (l'énigme, en français). Ensuite, les Chinois, avec leur excédent commercial et les Arabes avec leur pétrole... Après tout, on peut reprocher aux uns et aux autres de ne pas avoir dépensé leurs excédents commerciaux pour favoriser consommation et investissement dans leurs propres pays et d'avoir choisi de les épargner en achetant des obligations américaines! Mais le fait d'avoir mal choisi les bénéficiaires de leur épargne ne fait pas des uns et 52

des autres des coupables et puis... ils ont déjà été suffisamment punis de leur légèreté avec l'évaporation d'une partie de leur argent. Alors, George Bush et ses fameux subprimes? L'option est tentante. D'abord accuser Bush dès que quelque chose ne va pas dans le monde est un exercice quasi obligatoire qui vous garantit immédiatement une oreille bienveillante de la part de tout ce qui compte. Ensuite, ne trouve-t-on pas, quand même, à l'origine de la crise des subprimes, le fait que l'administration américaine a fait passer une loi pour contraindre les banques à prêter aux catégories défavorisées? L'hypothèse, toutefois, ne résiste pas à l'examen: si un Président américain et même deux y sont effectivement pour quelque chose, il ne s'agit pas d'une initiative de George W. Bush mais d'une idée de Jimmy Carter finalement mise en œuvre en 1995 à l'initiative de Bill Clinton. Comment ne pas y avoir pensé: ce n'était guère le style de George W. Bush d'avoir l'idée de prêter aux pauvres! Pourquoi alors ne pas punir les agences de notation, dont l'action est unanimement décriée, d'autant qu'il est vrai qu'elles se sont bel et bien trompées sur l'évaluation du risque? Mais pour leur défense, elles arguent du fait que c'est leur modèle de risque qui s'est révélé défaillant... Or, la plupart de ces modèles ont été inventés par de petits génies qui Il n~ suffit pas d~ dir~ qu'il y a d~s coupabl~s...

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ont suivi les cours de mathématiques financières français. Olivier Besancenot aurait-il infiltré l'école mathématique française, mettant au point une mécanique infernale pour mieux ruiner le capitalisme mondial? Trêve de plaisanterie, le dossier des banques, puisque ce sont elles qui ont commercialisé tous ces produits financiers toxiques, paraît infiniment plus sérieux. Mais parmi celles qui se sont laissés entraîner dans des opérations à haut risque beaucoup ont fait faillite et en tout cas leurs actionnaires sont ruinés. La sanction, donc, est déjà tombée. Reste quand même à explorer une autre piste, même si ce n'est guère politiquement correct à l'heure où la dérégulation financière et le «complot libéral» sont voués aux gémonies: et si l'interventionnisme économique et des réglementations malheureuses n'étaient pas en définitive également et peut-être même principalement à la source de tous nos malheurs? Évidemment, posée ainsi, la question exige de chacun d'entre nous un effort intellectuel car il est plus confortable et plus rassurant de s'accrocher au mythe des responsables-coupables que d'essayer de réfléchir autrement. Et c'est là où la phrase de Tocqueville que nous avons mise en exergue: «Une idée fausse mais claire et précise aura toujours plus 54

de puissance dans le monde qu'une idée vraie mais complexe» prend toute sa valeur. Car s'il est vrai qu'aveuglement, irresponsabilité, et autre avidité de différents acteurs ont amplifié le phénomène, il s'agit d'une explication simple, certes compréhensible par tous mais tellement limitée qu'elle en devient fausse. Car l'interventionnisme économique, dans certains domaines, et des réglementations mal ajustées, ou mal comprises, sont bien à l'origine de nos malheurs, même si les causalités sont plus difficiles à appréhender. On peut en citer de multiples exemples. Depuis le contrôle des changes chinois jusqu'aux quotas obligatoires de prêts immobiliers à des catégories défavorisées en passant par la limitation à trois du nombre des agences de rating, le système desforeclosures censé défendre les débiteurs immobiliers ou les parités fixes des pays pétroliers avec le dollar... On l'a dit: si les monnaies du Golfe n'avaient pas été liées au dollar, elles auraient monté. Si elles avaient monté, elles se seraient moins déversées sur le billet vert et pour finir la crise des subprimes ne se serait peutêtre jamais produite! Mais il faut surtout revenir sur les modifications des règles prudentielles et comptables qui ont joué un rôle majeur dans l'ampleur prise par les évènements. Il est en effet essentiel, même si c'est rébarIl ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables...

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batif, d'analyser les mécanismes comptables complexes, qui ont conduit le système dans le mur. Je ne reviendrai pas ici en détail sur la question du mark to market déjà évoquée mais sur le cocktail explosif formé des règles prudentielles bancaires, dites de Bâle II, du rôle nouveau des agences de notation dans le domaine du crédit, et d'un énorme raté des banques centrales dans leur mission de contrôle.

D~ nouv~ll~s règl~s prud~nti~lI~s bi~n ... imprud~nt~s

Commençons par Bâle II... Il y a encore peu, le système bancaire était régi par ce que l'on a appelé le ratio Cooke. Le ratio Cooke ou ratio de solvabilité bancaire, issu des accords de Bâle de 1988 (il s'agit d'un ensemble de recommandations élaboré par le Comité de Bâle, composé des gouverneurs des banques centrales de 13 pays de l'OCDE, sous l'égide de la Banque des Règlements Internationaux), fixait une limite à l'encours des prêts accordés par un établissement financier en fonction du niveau de ses fonds propres en imposant un montant de fonds propres égal à 8 % des engagements. Autrement dit, pour 100 de fonds propres, une banque pouvait prêter jusqu'à 1 250 mais pas davantage (le système est un peu plus complexe, mais la simplification du propos permet ici de décrire l'essentiel de la méca56

nique mortifère qui s'est mise en marche). Ce système a fonctionné jusqu'en 2004, date à laquelle le « Comité de Bâle» a souhaité raffiner le ratio Cooke afin de prendre en compte la qualité de risque particulier de chaque engagement. Le nouveau ratio de solvabilité, baptisé ratio McDonough, du nom du président du comité de Bâle à l'époque, William J. McDonough, impose alors que les fonds propres à mettre en face des engagements doivent être fonction principalement de la qualité de l'emprunteur etl ou du type de crédit. Et le texte final précise que « le dispositif offre une série d'options pour déterminer les besoins en fonds propres en regard du risque de crédit et du risque opérationnel ». Pour évaluer ce risque, deux procédures peuvent en effet être utilisées: soit l'emploi de méthodologies internes, soit l'utilisation des systèmes de notation d'agences extérieures. La règle commune étant cependant d'adopter une méthode de calcul qui prenne en considération deux éléments: le risque de défaut de l'emprunteur et la perte en cas de défaut. Conçues pour améliorer la prise en compte du risque associé à la qualité de l'emprunteur et/ou au type de crédit, ces nouvelles dispositions vont en réalité sensiblement fragiliser le système. D'abord, compte tenu des nouvelles règles d'évaluation, le montant des fonds propres à mettre en face des différents Il ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables...

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engagements va varier de manière très importante. Précisément de 1,6 % à 12 0/0. Les notations vont en effet de AAA (triple A), pour la qualité de crédit la plus élevée, à D, en cas de défaut de paiement constaté ou imminent. BBB à BB- correspondent à un risque de qualité moyenne voire légèrement spéculatif. Pour les crédits considérés comme de grande qualité et notés de AAA (triple A) à AA+ (tel General Electric), 1,6 % de fonds propres en effet suffit. Il faut ensuite monter à 4 % pour ceux notés de A+ à A-, puis à 8 % de fonds propres, comme au temps du ratio Cooke, pour les crédits non notés (par exemple, les crédits aux PME) ou notés de BBB à BB-. Pour les crédits inférieurs à BB-, c'est-à-dire considérés comme hautement spéculatif (crédits «pourris»), 12 % de fonds propres sont désormais nécessaires. Enfin, une rubrique spécifique est créée pour les prêts «totalement garantis par des hypothèques sur des logements» (ce que l'on appelle l'immobilier résidentiel) qui, eux, ne requièrent que 2,8 0/0 de fonds propres. Pourquoi un régime aussi avantageux pour l'immobilier résidentiel qualifié ainsi de quasi meilleur engagement possible? Parce que, justement, mesurée à l'aune du critère «perte en cas de défaut », ce type de crédit présentait la meilleure performance historique, puisque depuis 1945 les prix du «résiden58

tiel», en tout cas aux États-Unis, n'avaient jamais baissé de manière significative sur un an, et qu'ainsi le sinistre final supporté par le prêteur détenteur de l'hypothèque était supposé quasiment égal à zéro. Ce d'autant que l'apport initial réalisé par l'acquéreur était très largement supérieur à la perte éventuelle de valeur du bien qui avait fait l'objet du prêt. Et c'est là qu'allait bientôt se faufiler le diable qui, comme chacun sait, aime par-dessus tout se loger dans les détails... La possibilité ouverte aux banques de se décharger de la notation des risques entre les mains des agences de notation va ouvrir à celles-ci un espace de développement de leurs activités dans lequel elles vont, légitimement, s'engouffrer. Notamment en ce qui concerne les fameux actifs financiers complexes issus de la titrisation: «la notation du financement structuré est l'un des segments d'activité qui connaît la croissance la plus rapide chez les trois plus grandes agences (Standard & Poor's, Moody's et Fitch Ratings, ndla) pour qui elle constitue une source de revenu majeure ». C'est ce qui apparaît dans un rapport publié en mai 2005 par la BRI. Or, il y a confusion dans les esprits car nombreux sont les professionnels, y compris chez les investisseurs, qui croient que les agences expriment un jugement sur le risque futur alors qu'en fait, on l'a Il ne suffit pas de dire qu'i1 y a des coupables...

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déjà souligné, elles sont plutôt des sortes de boîtes d'enregistrement des risques passés. Pour décrire de manière schématique et un peu grossière leur métier, disons qu'il consiste à ranger l'emprunteur ou le type de crédits dans une boîte qui regroupe tous les emprunteurs ou tous les types de crédit qui présentent des caractéristiques similaires (structure de bilan, rentabilité, secteur d'activité, etc.). Choix de rangement dans une boîte vaut donc notation associée en fonction du taux de défaut passé enregistré pour ce compartiment. Voilà pourquoi, dans les années 2003-2006, le crédit immobilier résidentiel va se retrouver tout en haut de la pile puisqu'il affiche un taux de sinistre passé extrêmement bas. Mais lorsque les sinistres vont commencer à apparaître, de manière toute aussi mécanique et sans qu'il y ait la moindre intention perverse de la part de l'agence de notation, la «boîte» va commencer à descendre un étage plus bas. Et puis un autre et encore un autre. C'est le fameux derating avec une conséquence explosive sur les fonds propres des banques: pour le même portefeuille d'engagements, soit 1 000, il va falloir du jour au lendemain les faire passer de 28 (le fameux 2,8 0/0) à 80, si l'on revient à la note moyenne (8 0/0), voire jusqu'à 120 (12 0/0) si le compartiment en question décroche la note la plus mauvaise ce qui ne manquera pas de se produire 60

au fur et à mesure que les sinistres augmenteront. Quant à l'établissement financier qui ne pourra pas augmenter ses fonds propres, il devra soit tailler massivement dans ses encours de crédits en les faisant passer de 1 000 à ... 234, soit les céder à un prix sacrifié et alors encaisser la perte. Dès lors, on comprend mieux l'engrenage fatal qui a conduit les banques, et plus encore les institutions spécialisées dans le crédit immobilier, au bord du gouffre lorsque le prix des maisons s'est mis à baisser fortement. La baisse la plus forte depuis 1929. Faut-il en l'espèce incriminer seulement le malheur des temps? Non, car il y a eu là incontestablement une véritable faute de la part des autorités de contrôle. La note prévue par le Comité de Bâle pour les crédits résidentiels était en effet clairement assortie d'une condition: «les autorités de contrôle doivent s'assurer, conformément aux dispositions de leur pays en matière de crédit immobilier, que des critères prudentiels rigoureux sont respectés, notamment la présence d'une marge substantielle de sécurité par rapport au montant du prêt (...). Si les autorités de contrôle estiment que ces critères ne sont pas satisfaits, elles doivent relever la pondération (c'est-à-dire le montant de fonds propres idoines, ndla) ». Or, dès l'année 2005, il était évident pour les autorités de contrôle américaines qu'un Il ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables...

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grand nombre de crédits était distribué aux ÉtatsUnis qui ne correspondaient pas, c'est le moins que l'on puisse dire, à des «critères prudentiels rigoureux», d'où d'ailleurs en décembre 2005 la publication d'une «guidance» intitulée Guidance on nontraditional mortgage products (recommandation à propos des crédits immobiliers non traditionnels) et cosignée par tout ce qui compte outre-Atlantique comme organes de régulation. Après avoir listé toutes les «innovations» des derniers mois, des interest-only mortgage loans aux payment option adjustable-rate mortgages, dont la caractéristique commune est non seulement de dispenser l'emprunteur d'apporter des fonds propres mais de repousser les échéances du remboursement du capital et même du paiement des intérêts, cette recommandation des instances de régulation insistait aussi sur le fait qu'il n'était pas exclu que l'emprunteur ne comprenne pas totalement la nature des risques associés à son emprunt... Par ailleurs, les autorités de contrôle attiraient l'attention des organismes prêteurs sur le fait que ces nontraditional mortgage loans n'avaient jamais été testés dans un environnement de stress et conseillaient vivement (sans toutefois en faire une obligation) aux organismes distributeurs de ce type de crédit de se doter «de règles particulièrement exigeantes de management des risques ainsi que 62

du capital et des réserves suffisants pour faire face éventuellement à des défaillances de l'emprunteur». Pourquoi, les organismes de contrôle ne sont-ils pas, au vue de l'évolution des risques sur le marché, et en particulier le marché des subprimes, passés de la recommandation à l'obligation comme, en réalité, Bâle II le demandait? C'est là sans doute qu'intervient un autre élément dans la réflexion: celui de la conception philosophique de l'économie de marché selon Alan Greenspan.

L' rarrraur dra Grraenspan: croirra qura l'hommra rast bon Alan Greenspan avait perçu que le monde avait changé et qu'il devenait de plus en plus difficile d'anticiper. Dans sa déclaration en forme de testament du 26 août 2005, l'ancien patron de la Réserve Fédérale américaine déclarait: «le monde économique et financier change d'une manière que nous ne comprenons pas encore totalement [... ] il faut que les responsables soient capables de compter davantage sur le processus d'auto-ajustement des marchés et moins sur des prévisions officielles incertaines [...]. Tout modèle, aussi détaillé, aussi bien conçu et élaboré soit-il, n'est qu'une représentation du monde très simplifié comparée à toutes les complexités dont nous faisons l'expérience chaque jour». Il a Il ne suffit pas de dire qu'il y a des coupables...

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pensé que, dans ce contexte, le marché était encore le plus en situation d'anticiper d'où une certaine méfiance envers la régulation qui, fruit du monde passé, risquait de brimer l'initiative de ceux qui avaient à s'adapter à un monde inconnu. Ce concept est loin d'être erroné. Mais il avait sa faiblesse. Greenspan a sans doute fait deux erreurs. La première est de ne pas avoir compris qu'il ne suffisait pas d'attirer l'attention des établissements préteurs sur les risques. Fidèle à son approche «entrepreneuriale », il a fondé son analyse sur le fait que, dans son esprit, l'intérêt des dirigeants et celui de leurs entreprises ne faisaient qu'un, sans percevoir que ce qui est vrai pour un banquier propriétaire, par exemple, ne l'est pas pour un manager dont la valeur des rémunérations diverses est uniquement et directement indexée sur le cours de bourse de son institution. Bref, il aurait dû user davantage de l'autorité de son institution et interdire certaines pratiques. La seconde erreur c'est que pour un homme qui avait parlé de «l'exubérance irrationnelle des marchés» il a surestimé la force de la raison sur les passions. (surtout celle de l'argent). Fidèle aux idées de sa grande amie et inspiratrice Ayn Rand, connue pour sa philosophie profondément rationaliste et proche du mouvement libertarien (l'homme 64

doit soumettre ses émotions à la raison sous peine de fonder son existence sur des chimères et non sur des faits ...), il a en effet choisi de faire un pari sur la raison et sur l'intelligence. L'erreur est à mon sens moins technique que philosophique: croire que l'homme est bon. Il l'a d'ailleurs exprimé lui-même: «Mon erreur a-t-il dit est d'avoir cru que les gens ne deviendraient pas pervers » .. Il n'a pas envisagé que des dirigeants pouvaient devenir sourds aux avertissements si leurs intérêts personnels les incitaient à accroître fortement les risques des institutions qu'ils dirigeaient sans que cet accroissement des risques généraux se reflète dans leur position personnelle. La célèbre phrase d'excuse de Chuck Prince, l'ex président de Citigroup, «Tant que la musique joue, vous devez vous lever et danser» est valable uniquement parce qu'il a pu monter sur une chaloupe avant les femmes et les enfants lors du naufrage du Titanic financier dont il était le capitaine... sans en être le propriétaire. Nous reviendrons sur ce point quiestfondamentffi. Des fautes bien sûr ont donc été commises, certaines mineures, d'autres avec de plus lourdes conséquences. Et dans le système, chaque acteur, régulateur, investisseur, banquier, dirigeant, politique, a sa part de responsabilité. Il ne suFFit pas de dire qu'il y a des coupables...

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Les dirigeants des grandes banques d'investissement américaines, ont été à l'origine des changements des règles comptables qui permettaient par la valorisation des actifs détenus d'accroître l'endettement et donc la rentabilité des capitaux investis, et donc les cours de bourse et donc les bonus, les valorisations des Stocks Options etc. La BRI a supervisé et favorisé Bâle I et Bâle II et mis le pied à l'étrier aux agences de notation extérieures avant de mettre en garde en 2005, peut être un peu tard, contre la confiance exagérée accordée à leurs notations. Ben Bernanke, nouveau Président de la FED, a stoppé trop tôt en 2006 la hausse des taux initiée par son prédécesseur alors que le crédit continuait à croître à un rythme élevé. Cette rupture avec la règle de Greenspan qui, lui, contrairement à ce qui est répété aujourd'hui au mépris des faits, n'a pas fait preuve de laxisme monétaire, a permis une dernière vague de crédits immobiliers, celle précisément qui allait se transformer en killing wave (IB américain 2008, pourtant l'une des variables parmi les moins difficiles à prévoir, au moins dans Sil tendance, par le Consensus Forecasts (chaque lnois, un panel de quelque 240 économistes du [londe entier rend public ses prévisions sur les grandes variables économiques comme la croissance:1 l'inflation, les taux d'intérêt ou les taux de change...). En juillet 2007, le COllsensus voyait la croissance américaine progresser de +2,8 % en 2008. Treize mois plus tard, en août 2008, le consensus des experts anticipait encore +1,6 % en dépit de la crise qui s'était déclenchée une année plus tôt. Dans les faits, la croissance américa:lne s'effondrera au quatrième trimestre 2008 avec U[le contraction non anticipée de 6,2 % en rythme annllalisé. Du jamais vu depuis la 72

guerre. De même, en septembre 2008, le Consensus Forecast annonçait encore un chiffre de +1,5 % pour la croissance américaine en 2009, chiffre qu'il révisait en catastrophe deux mois plus tard en passant sa prévision 2009 à -0,6 % en novembre avant de le descendre à -2,8 % en mars 2009 ! L'exemple du CAC 40, l'indice boursier des grandes valeurs françaises, est tout aussi édifiant: en janvier 2008, certains stratèges boursiers le voyaient aller à 6 500 pour la fin de l'année, tandis qu'une seule maison l'imaginait s'« enfoncer» (sic) jusqu'à 4 700 points! Nous n'aurons pas la cruauté de rappeler l'identité des pronostiqueurs, tout au plus le chiffre de clôture du CAC 40 au 31 décembre 2008: 3 217,97 points exactement... On pourrait multiplier les exemples. Les «experts», dans leur immense majorité, sont devenus peu clairvoyants en période calme et souvent aveugles en période de crise. De même, l'analyse du comportement des marchés financiers oblige à conclure que ceux-ci - contrairement à ce que leur vocation pourrait laisser espérer - n'anticipent plus guère et seraient plutôt tentés de regarder l'avenir dans le rétroviseur. Ils ont attendu, par exemple, le début de 2008 pour se résigner à inscrire la tendance dans les cours alors que la crise financière avait démarré en août 2007 et que les prémices de celle-ci étaient visibles dès le Comment échapper aux ravages du consensus...

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début de 2007. Il Ya c'ertainement un faisceau d'explications à cette défaillance, plutôt récente par son ampleur. Mais il en est une qui semble essentielle: la mondialisation et l'innovation technologique ont rendu obsolètes les modèles conçus dans et pour un monde fermé, et de ce fait, laissent les opérateurs orphelins d'outils ada]~tés à leurs besoins. L'économie, comme toute science humaine, fonctionne en effet à l'expérimentation. Or, avec la mondialisation, nombre de modèles élaborés à partir de corrélations anciennes ne marchent plus et nous manquons de recul pour appréhender les changements de règles. Dan8 son discours au symposium de Jackson Hole du 26 août 2005, considéré par beaucoup comme son «testament», Alan Greenspan avait déjà longuemerlt insisté sur ce point: «Tout modèle, aussi détaillé, aussi bien conçu et élaboré soit-il, n'est qu'une représentation du monde très simplifiée comparée à toutes les complexités dont nous faisons l'expérience quotidiennement» déclarait-il devant la fine fleur de la finance mondiale réunie comme chaque année à cette époque dans le Wyoming. Et il ajolltait «Compte tenu des changements profonds qui ont lieu, nous manquons de références historique;3 pour prévoir avec certitude les conséquences de nos actions». 74

Dans une intervention devant l'International Research Forum on Monetary Policy en décembre 2006 intitulée «Politique monétaire et incertitude» (voir bibliographie), Donald Kohn, le vice-président de la FED, avait enfoncé le clou, insistant entre autres sur la médiocrité de la qualité prédictive des enquêtes d'opinion dont le marché fait pourtant son miel depuis quelques années! De quoi donner corps à la brillante réflexion de Nassim N. Taleb, le trader devenu philosophe, et de sa fameuse parabole du cygne noir. Qu'est-ce qu'un cygne noir? «Tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée» répond Taleb. Dans l'hémisphère nord, tous les cygnes sont blancs. À force de les observer, on pourrait en conclure qu'il n'en existe pas d'une autre couleur. Et puis un jour, on prend l'avion pour l'Australie, et on découvre que là-bas les cygnes sont noirs ... Mais voilà. Tous ceux qui ne feront jamais le voyage n'envisageront jamais qu'un cygne puisse ne pas être blanc. Taleb explique le phénomène par le besoin irrépressible qu'aurait l'être humain à vouloir rationaliser son environnement. Mais le jour où le cygne noir, autrement dit l'évènement imprévisible et dont la probabilité qu'il se produise est extrêmement faible, fait irruption dans une vie individuelle ou collective son impact est, d'une manière ou d'une autre, Comment échapper au)( ravages du consensus...

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dévastateur. C'est l'attentat du Il septembre aux États-Unis. C'est la ch.ute du mur de Berlin. Ou, plus prosaïquement, c'est que les prix des maisons baissent aux USA de plus de 10 % sur un an. Ce n'était pas inenvisageable, mais ce n'était pas arrivé depuis la guerre et donc ce n'était pas dans les modèles. Dans un monde de plus en plus régi par les extrêmes nous dit Taleb, les évènements extrêmes, autrement dit les deux queues plates de la courbe en cloche dite courbe de Gauss sont :invisibles et impensables pour les utilisateurs de la courbe. Or, les super-matheux qui ont élaboré les instruments financiers vedette de ces dernières années (notamment sur les options) les ont précisément fondés sur les principes statistiques de la courbe de Gauss alors que le monde réel fonctionne de moins en moins selon ces règles. Dps marchés mpnés par Ips passions À cette question des outils, il faut probablement ajouter une autre dirrlension pour tenter de mieux comprendre les dysfollctionnements que nous avons connus au cours des dernières années: les marchés sont moins guidés par la raison que par les passions humaines, passions que nous résumerons en deux puissantes «motivations », l'appât du gain et la peur de perdre. De ce point ~ie vue, et aussi paradoxale que cela puisse paraître, le choix de Ben Bernanke, l'ac76

tuel patron de la Réserve Fédérale, de jouer la carte de la transparence n'est pas forcément heureux. En rupture avec la méthode adoptée par son prédécesseur, Alan Greenspan, illustrée par le fameux «Si vous m'avez compris, c'est que je me suis mal exprimé », la volonté de transparence du président de la FED est certainement respectable mais elle n'en est pas moins, à mon sens, inadaptée voire dangereuse, car elle suppose que les marchés puissent être conduits par la raison et agir de manière rationnelle. Or, rien n'est plus faux. La banque centrale ne peut donc probablement éviter que les passions ne débouchent sur des excès incontrôlables qu'en laissant planer l'incertitude sur ses analyses et ses décisions. Ainsi que l'a écrit le Général de Gaulle dans Le Fil de l'Épée: «rien ne rehausse l'autorité mieux que le silence ». Si ce n'est le silence, que ce soit au moins le mystère! Or, manifestement, Ben Bernanke n'a pas choisi de faire dans le mystère, et on peut peut-être le regretter pour l'efficacité de la banque centrale la plus puissante du monde. La perte des repères anciens, la volonté affichée par la FED de Bernanke de tenir un discours et d'avoir une action plus «court terme» que dans le passé, ont finalement jeté le trouble tandis que ceux qui sont censés éclairer l'avenir avaient tendance à perdre pied. D'autant que tout a concouru pour alimenter Comment ~chapper au)( ravages du consensus...

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la confusion. D'une nlanière générale, il n'y a plus aujourd'hui sur la plallète finance de professionnels dont la seule mission est d'être acheteur/vendeur sans être partie prena:nte sur le sens du mouvement. Les bureaux d'analystes au sens strict du terme ont disparu tandis que, ~;ubrepticement, les grandes maisons anglo-saxonnes, qui avaient bâti leur réputation sur la qualité de leurs études, devenaient de simples vendeuses de papier. Difficile d'imaginer que leurs analyses puissent rester totalement objectives dès lors que telle ou telle alerte pourrait desservir leurs intérêts commerciaux. Quant aux économistes «de banque », d'autres raisons les poussent à ad.opter l'attitude du consensus «mou» qui caractérise la publication mensuelle du Consensus Forecasts. C'est probablement moins dû à une faiblesse de la pensée de nos économistes qu'à une bonne analyse de leur risklreward ratio. Autrement dit à une saine appréciation, de leur point de vue, de la balance entre avantages et inconvénients de leurs prises de pos:~tion. Prenons un exemple: imaginons le directeur des études économiques d'une grande banque qui, il y a deux ans, aurait été persuadé que nous allions avoir à supporter une crise majeure laquelle avait toutes les chances de se traduire, entre autres, par une chute sévère des bourses à travers le monde. Ima-

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ginons toujours qu'il ait fait part de cette conviction à son président. Qu'aurait bien pu lui dire celui-ci? «Dites-moi, mon vieux, êtes-vous vraiment sûr de vous? Parce que si on publie votre opinion il va falloir en tirer les conséquences. En présentant cette position, la banque va devoir conseiller à ses clients de carguer la voile, de réduire leurs investissements et leurs embauches. Quant aux portefeuilles des clients sous gestion, il faudra augmenter sensiblement les liquidités. Vous imaginez le risque, si nous nous trompons ... Les dégâts commerciaux seront énormes, sans parler du manque à gagner sur la gestion puisque les liquidités rapportent à la banque de sept à dix fois moins qu'un portefeuille investi en action» ! Imaginons que, malgré tout, le président ait fait la folie de suivre l'avis de son directeur des études économiques, il n'aurait aujourd'hui qu'à s'en féliciter mais quel bénéfice pour l'expert? Il aurait probablement droit à une bonne claque sur l'épaule «Bravo mon vieux, bien vu» et avec un peu de chance à une grosse prime. Mais s'il s'était trompé... Le président n'aurait pas manqué de le convoquer: «Vous vous rendez compte du mal que vous nous avez fait. Nous nous sommes ridiculisés, nous avons perdu beaucoup d'argent et une partie de nos clients. Mais pour qui vous prenez-vous? Le monde entier, les plus Commpnt échapppr aux ravagp~ du con~pn~u~...

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grandes maisons anglo-saxonnes, tous vos collègues annonçaient que cela allait continuer à aller bien et vous, tout seul, vous vous êtes cru assez fort pour avoir un avis différent! Et qu'est-ce qui m'a pris, moi, de vous croire ? ]~a terre manque de bras, vous allez pouvoir aller proposer les vôtres... Et d'ailleurs il n'est pas exclu que raes actionnaires me suggèrent d'aller vous rejoindre »... Voilà pourquoi jamaiB, ô grand jamais, le directeur des études économi