Le groupe de Coppet : Une constellation d'intellectuels européens
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LE GROUPE DE COPPET

COLLECTION LE SAVOIR SUISSE Cette collection a pour premier objectif d'offrir aux communautés universitaires de Suisse et à leurs instituts spécialisés un moyen de communiquer leurs recherches en langue française, et de les mettre à la portée d'un public élargi. Elle publie également des études d'intérêt général ainsi que des travaux de chercheurs indépendants, les résultats d'enquêtes des médias et une série d'ouvrages d'opinion. Elle s'assure de la fiabilité de ces ouvrages en recourant à un réseau d'experts scientifiques. Elle vise la lisibilité, évitant une langue d'initiés. Un site web (www.lesavoirsuisse.ch) complète le projet éditorial. La collection offre, dans une Suisse en quête de sa destinée au seuil du 21 e siècle, une source de savoir régulièrement enrichie et elle contribue à nourrir le débat public de données sÛTes, en situant l'évolution de nos connaissances dans le contexte européen et international. La Collection Le savoir suisse est publiée sous la direction d'un Comité d'édition qui comprend: Jean-Christophe Aeschlimann, rédacteur en chef de «Coopération », Bâle; Stéphanie Cudré-Mauroux, licenciée ès lettres, conservatrice aux Archives littéraires suisses, Berne; Bertil Galland, président du comité, journaliste et éditeur; Nicolas Henchoz, journaliste, adjoint du président de l'EPFL; Véronique Jost Gara, chef de projets au Fonds national suisse et à la Faculté de biologie et de médecine, UNIL; Peter Kraut, attaché scientifique à la direction de la Haute Ecole des Arts, Berne; Jean-Philippe Leresche, professeur et directeur de l'Observatoire Science, Politique, Société, UNIL. Membres fondateurs: Robert Ayrton, politologue; Anne-Catherine Lyon, conseillère d'Etat (Vaud).

La publication des volumes de la Collection est soutenue à ce jour par les institutions suivantes: FONDATION CHARLES VmLLON - LOTERIE ROMANDE - FONDATION PITTET DE LA SOCIÉTÉ ACADÉMIQUE VAUDOISE - UNIVERSITÉ DE LAUSANNE - FONDS NATIONAL SUISSE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

que l'Association "Collection Le savoir suisse» et l'éditeur tiennent ici à remercier.

Etienne Hofmann, François Rosset

LE GROUPE DE COPPET Une constellation d'intellectuels européens

COLLECTION

Le

~~avoir suiss~~ Presses polytechniques et universitaires romandes

Secrétariat de la Collection: Christian Pellet Graphisme de couverture: Emmanuelle Ayrton Illustrations de couverture: Gravure sur bois anonyme, 1 ~ siècle, Collection du Château de Coppet. Façade du Château de Coppet, © O. d'Haussonville, 2003 Maquette intérieure: Allen Kilner, Oppens Mise en page et réalisation: Alexandre Pasche Impression: Imprimeries Réunies Lausanne s.a., Renens La Collection Le savoir suisse est une publication des Presses polytechniques et universitaires romandes, fondation scientifique dont le but est principalement la diffusion des travaux de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et d'autres universités francophones. Le catalogue général peut être obtenu aux PPUR, EPFL - Centre Midi, CH-lOI5 Lausanne, par e-mail à[email protected]. par téléphone au (0)21 693 41 40 ou encore par fax au (0)21 693 40 27. www.ppur.org Première édition © 2005, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne ISBN 2-88074-665-5 Tous droits réservés. Reproduction, même partielle, sous quelque forme ou sur quelque support que ce soit, interdite sans l'accord écrit de l'éditeur.

TABLE DES MATIÈRES

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UNE AVENTURE INTELLECTUELLE D'UNE QUINZAINE D'ANNÉES...........................................

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LE GÉNIE DU LIEU: UN CENTRE À LA PÉRIPHÉRIE .....

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Entre la France et le pays de Rousseau

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LE GRAND TOURNANT DE L'HISTOIRE........................... 17 Penser la Révolution - Quelle république? - La solution Bonaparte - Chute de l'Empire

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LE PÈRE: JACQUES NECKER .............................................. 28 Un protestant genevois au pouvoir en France - Le discours raté à l'ouverture des états généraux - La retraite à Coppet

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UN FOYER DE PAROLE ........................................................ 37 La conversation - Le théâtre - La correspondance

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LITTÉRATURE ET ENGAGEMENT ..................................... 47 Diversité des formes, multiplicité des objets - (,

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2 LE GÉNIE DU LIEU: UN CENTRE À LA PÉRIPHÉRIE

Quand Jacques Necker acquit le château et la baronnie de Coppet en 1784, il n'imaginait sans doute pas que l'histoire intellectuelle de l'Europe en ferait l'un de ses lieux fétiches. C'était une seigneurie dont l'histoire remontait au Moyen Age et qui, de reconstructions successives en changements de propriétaires, avait eu la destinée habituelle des grandes demeures de la région. Le dernier épisode de cette évolution était aussi caractéristique des transformations que subissait déjà le tissu social avant la Révolution: c'étaient désormais les riches bourgeois qui achetaient des biens seigneuriaux en se dotant au passage de titres enviés et flatteurs comme de droits féodaux qu'ils seraient bien réticents à abandonner quand l'heure serait venue. Le banquier Necker était, il est vrai, un cas à part, puisqu'il revenait en Suisse auréolé du prestige que lui valait sa récente carrière à la cour de France. Mais justement, il avait été disgracié en 1781 et, après les fastes de Paris, il voulait se retirer dans son pays qui, faute de lui procurer de grands honneurs, lui offrirait au moins la tranquillité; il ne savait pas que Louis XVI le rappellerait bientôt. Ainsi, dès l'origine, Coppet se présente, pour la famille de Mme de Staël, comme une alternative à la capitale française quittée à contrecœur, à cause des circonstances. Si c'est un lieu choisi parmi d'autres possibles, ce n'est pas vraiment un lieu d'élection. Au reste, il est probable que les qualités propres à l'endroit n'avaient pas été toutes mesurées par l'acquéreur et son entourage. Peut-être savait-il que le château avait appartenu, un siècle plus tôt, à la famille allemande de Dohna qui y avait employé le jeune Pierre Bayle comme précepteur et qu'une vocation d'acti12

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vité intellectuelle et de pensée critique y était comme préinscrite. Mais rien ne permet de savoir s'il avait eu pleine conscience de la position de Coppet qui nous apparaît hautement stratégique, non pas sur le plan militaire, mais sur celui de la formation des idées et des modes de penser. C'était une localisation très particulière, à petite comme à grande échelle. La baronnie était située aux confins occidentaux du Pays de Vaud, occupé et administré par les Bernois jusqu'en 1798. Dans le voisinage immédiat, à l'ouest, il y avait Versoix qui était une enclave française et le Pays de Gex avec le château de Ferney où planait encore l'ombre de Voltaire. La rive opposée du lac, à quelques coups de rames, était savoyarde, c'est-à-dire rattachée au duché catholique de Piémont-Sardaigne, tandis qu'à une quinzaine de kilomètres, par-delà l'enclave de Versoix, veillait Genève, la Rome protestante, ville de pasteurs, mais aussi de savants, de médecins, de libraires, de financiers et de magistrats, centre d'attraction régional sur les plans à la fois économique et intellectuel, accessoirement berceau de la famille Necker. De quelque côté qu'on se tournât, on y avait des voisins qui obéissaient à d'autres maîtres, suivaient d'autres usages et pratiquaient d'autres cultes. Vu d'aujourd'hui à la lumière de tout ce qui s'y est pensé et passé, on peut croire que c'est un lieu où la rencontre, l'échange, la confrontation, en un mot, l'expérience du divers, ne sont pas un postulat ou un choix, mais une donnée primordiale, le résultat attendu d'un conditionnement géo-culturel. Dans une plus large perspective, notons encore que cette région s'est imposée alors comme un carrefour pratiqué par les voyageurs de plus en plus nombreux, un point de passage ou de césure entre l'Europe du Midi et l'Europe du Nord, entre latinité et germanité, mais aussi entre les régimes des princes et les structures républicaines (patriciennes ou populaires), entre la vieille agronomie (certes modernisée par les élans physiocratiques) et l'univers prometteur de la finance et de la manufacture. Les permanences du monde ancien et les prémisses de temps nouveaux semblent converger en ce lieu de la même façon que s'y rencontrent les visiteurs de toute l'Europe. C'est d'ici que Mme de Staël tournera alternativement ses regards et 13

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ses pas vers l'Allemagne et vers l'Italie, comme Sismondi le fera de l'Angleterre à la Toscane et Bonstetten, de la Scandinavie au Latium. C'est en se situant sur ce point médian que ce dernier produira l'un de ses livres majeurs au titre bien suggestif: L'Homme du Midi et l'Homme du Nord (1824). Et c'est là encore que sera si souvent évoquée, comme nous le verrons, la nécessité de rétablir la continuité entre passé et avenir à laquelle la Révolution avait si gravement attenté. A cause de sa localisation particulière et sous la pression des circonstances, Coppet a donc fini par s'affirmer comme un lieucharnière et un centre, mais un centre hautement paradoxal en ce sens qu'il se situe clairement dans une périphérie: la périphérie de la France et de Paris qui restera toujours et malgré tout - du moins pour Mme de Staël et pour Benjamin Constant -, le pôle d'attraction intellectuel, politique et affectif, le lieu d'un désir qui était ressenti d'autant plus vivement lors des séjours plus ou moins forcés à Coppet.

ENTRE LA FRANCE ET LE PAYS DE ROUSSEAU

Il Y avait bien longtemps que cette tension entre la France et le pays de Jean-Jacques Rousseau avait été perçue, exprimée et même constituée en cliché; elle restera encore l'un des paramètres-clés de Coppet, mais dans une perspective nouvelle. Les voyages et la publication de récits de voyages, le succès de certains ouvrages comme les Lettres sur les Anglais et sur les Français (1725) de Beat de MuraIt et surtout La Nouvelle Héloïse (1762) de Rousseau, mais aussi d'assez profondes divergences philosophiques avaient contribué, au cours du 18e siècle, à fixer dans une série d'images fortes, une distinction radicale entre la France et la partie francophone de la Suisse. On y voyait d'un côté un royaume tout organisé autour de son centre, soumis au modèle de la vie de cour, marqué par toutes les dérives réelles ou supposées de la grande ville, par la corruption des mœurs et les vices inhérents à la culture du paraître, par la tyrannie de la mode et le règne des beaux esprits, par des 14

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conventions littéraires et intellectuelles aussi raffinées qu'artificielles. De l'autre côté, loin du brillant et du faux brillant, une confédération de vieilles républiques jalouses de leurs particularités, baignées dans la simplicité et la modestie qu'inspire la proximité d'une nature admirable, peuplées de citoyens frustes et vertueux, âpres au labeur, honnêtes, vrais et fidèles à la foi de leurs pères. Il suffit, pour se convaincre de la prégnance de ces images, de lire un poème de circonstance écrit à Lausanne par Benjamin Constant à l'âge de sept ans, où la figure clinquante et tapageuse de Monsieur Bombance se trouve confrontée à la bonne Frugalité qui finit par souhaiter «qu'à grands coups de pied ils [les hôtes] renvoient en France le luxe, les excès, et vous Monsieur Bombance». Tout cela, bien sûr, ne relève pas de la réalité des faits et encore moins d'une comparaison raisonnable de deux univers, mais de cette vérité tenace et frelatée qui est celle des lieux communs. Constant lui-même apprendra à mesurer toute la pauvreté de ceux-ci, lui qui, une fois débarrassé de sa naïveté enfantine, recherchera pendant toute sa vie la reconnaissance des Parisiens et qui entretiendra avec son pays des relations plutôt difficiles. De la même façon, Mme de Staël n'a que médiocrement goûté aux séjours de Coppet. «Toutes les idées ambitieuses paraissent si petites au pied de ces monts qui touchent aux cieux», s'exclama-t-elle en 1785 déjà, et rares furent pour elle les occasions de réviser ce jugement. Comme Constant, elle avait assimilé l'opposition caricaturale entre Paris et la Suisse, mais comme lui aussi, elle en avait renversé les valeurs: la grande capitale était le lieu de l'émulation et de l'action, c'est là et nulle part ailleurs qu'il fallait être pour satisfaire les ambitions légitimes d'individus désireux de participer activement au progrès des idées et à l'amélioration des institutions. Coppet serait alors le lieu où l'on serait seulement quand on ne pourrait pas être à Paris, ce qui allait advenir dans les circonstances que nous verrons. Et quand on séjournera à Coppet parce qu'on sera forcé d'y être, on y passera son temps à penser les réformes de toutes natures qui sont à conduire pour rendre Paris et le monde moins odieux, enfin accessibles et vivables. Séjour 15

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de retraite et d'exil, donc, mais ultime refuge de l'échange, du débat d'idées et de l'écriture. Vécus douloureusement, cet éloignement du vrai centre, cette mise à distance, devaient s'avérer finalement profitables. Peut-être pas pour les individus qui rongeaient leur frein dans l'isolement, mais pour leur pensée, car l'environnement de Coppet était loin d'être défavorable à celle-ci. Certes, ni Mme de Staël, ni aucun de ses amis ne seront très sensibles aux beautés du paysage lémanique; ce n'est pas sur ce plan qu'ils serviront de relais entre Rousseau et les grands romantiques, tels Byron, Shelley, Mickiewicz ou Slowacki. Il s'agirait plutôt d'une ambiance intellectuelle assurée par les plus fins esprits de Genève, de Berne et du Pays de Vaud, de Neuchâtel et aussi de Zurich. Parce qu'ils n'étaient pas rivés à un seul pôle qui donnerait le ton d'un modèle unique, ces savants, ces écrivains, ces penseurs ou ces activistes connaissaient autre chose que les standards de la culture française. Le monde allemand, en particulier, leur était proche, avec toute cette vague de fond philosophique et poétique à l'origine du romantisme. Paradoxalement, on était, dans ce pays largement conservateur, beaucoup plus sensible qu'à Paris aux appels de cette modernité-là. Le fameux qualificatif d'He/vetia mediatrix qu'on attribue volontiers à la Suisse de ce temps touche évidemment Coppet. Le miracle, c'est qu'en ce temps, les hasards de l'histoire et de la destinée aient attiré et retenu des individualités d'exception qui étaient exactement ajustées à l'esprit du lieu. Entre celui-ci et celles-là, la symbiose se fit à la perfection; c'est pour cela qu'il y eut un Groupe de Coppet ... mais qu'il n'yen eut qu'un seul.

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3 LE GRAND TOURNANT DE L'HISTOIRE

PENSER LA RÉVOLUTION

Les auteurs du Groupe de Coppet figurent en bonne place parmi les écrivains qui ont «pensé la Révolution ». Cette expression, empruntée à François Furet, désigne ici la volonté de trouver une signification aux événements, au fur et à mesure qu'ils se déroulent de 1789 à 1815. Ne pas subir les faits ou se contenter de les enregistrer, mais les interpréter, voilà une tâche relativement nouvelle et difficile, puisque ceux qui s'en chargent sont pris dans la tourmente et que les changements se succèdent à une allure impressionnante. L'accélération de l'Histoire et l'importance du moment présent frappent les consciences, pourtant préparées à réfléchir en termes de progrès. On s'est aussi habitué depuis peu à découper le temps en périodes séculaires: au siècle de Louis XIV avait succédé celui de la philosophie et maintenant, avec la Révolution, une nouvelle ère s'annonce, celle d'une seconde modernité dépassant l'étape de la Renaissance. La nouveauté ressentie n'empêche nullement les références au passé, à l'Antiquité romaine en particulier: le calendrier révolutionnaire efface le grégorien comme le julien, mais, en même temps, on se prend pour des Brutus et des Cicéron et l'on parlera bientôt de Consuls, de Tribuns et de Sénateurs. Curieux mélange des références et des époques, qui montre bien la difficulté de trouver un sens à l'événement. Coppet témoin, acteur parfois et analyste de son temps? Oui, mais il faut dire aussi que l'événement crée Coppet. Le groupe ne trouvera son identité qu'avec l'éloignement de Necker d'abord, descendu très vite du pinacle où l'opinion l'avait élevé, 17

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et de sa fille ensuite qui fut successivement repoussée par la Terreur, mal vue par le Directoire, persécutée et exilée par Napoléon. Ce groupe défini dans l'adversité portera sur son temps un regard de victime qui ne pourra être ni objectif, ni impartial. Mais la distance de l'éloignement forcé le mettra en position favorable pour énoncer des appréciations critiques et des analyses sur ces événements mêmes qui allaient lui imposer sa position. Comment dès lors évoquer ce «grand tournant»? Il ne peut être question, dans ces quelques pages, de résumer ce qui se passe depuis la convocation des Etats généraux, jusqu'au rétablissement de la monarchie en 1814 et 1815. Ce n'est pas le lieu non plus de décrire les attitudes respectives de chacun des membres du groupe face aux événements. Elles sont beaucoup trop diverses et changeantes; Mathieu de Montmorency, royaliste et catholique, Frédéric Schlegel, luthérien converti au catholicisme en 1808 et qui entre au service de la cour de Vienne, ne voient pas leur époque de la même manière que les Barante, père et fils, tous les deux préfets de l'Empire, ou que Benjamin Constant, dont on a longtemps mal jugé les soi-disant palinodies. Il convient plutôt d'attirer l'attention sur quelques caractéristiques de la période, celles qui sont les plus susceptibles d'interagir avec l'interprétation globale qu'en proposent Mme de Staël et ses amis.

QUELLE RÉPUBLIQUE?

Le passage de l'Ancien Régime à un ordre nouveau signifie le transfert de la souveraineté de la couronne à la nation; celleci n'est plus alors formée de sujets mais de citoyens égaux devant la loi. Les privilèges de naissance disparaissent. Pour garantir cette égalité de droit, il est nécessaire d'instaurer les libertés du citoyen. Le «tribunal» d'une opinion, librement exprimée et canalisée dans des institutions librement consenties, saura instaurer un Etat, dont la justification est le bonheur de tous et non plus la préservation des avantages d'une petite mino18

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rité. Voilà pour la théorie. En pratique, la résistance des pouvoirs en place (la cour principalement), incapables de prendre en charge un changement qu'ils n'avaient pas voulu, provoque la montée du mécontentement populaire. La bourgeoisie, à l'origine de la Révolution, se trouve dans l'incapacité de maîtriser ce mouvement devenu vite incontrôlable et difficile à cerner. On a beau ressortir le modèle de la république romaine, faire comme si les Bourbons étaient des Tarquins; on dispose aussi de l'exemple plus récent, mais plus douteux, des révolutions anglaises du 17e siècle; ce dernier parallèle est promis encore à bien des développements, Rien n'y fait: l'expérience républicaine, empêtrée dans la guerre étrangère et civile, n'arrive pas à s'implanter durablement dans l'opinion, malgré ou du fait de la Terreur, expédient érigé en système politique, qui détruit jusqu'aux fondements du nouveau régime, Même après la mort de Robespierre et la fin du terrorisme, en juillet 1794, la république peine à trouver un équilibre. La réaction monarchiste devient une menace aussi grande, vu l'esprit de vengeance de ses chefs, que celle d'un sursaut toujours probable du jacobinisme. Tirée à hue et à dia, la république va se muer, imperceptiblement d'abord, mais de plus en plus nettement en un nouveau type de monarchie, l'empire napoléonien, C'est dans ces conditions que Benjamin Constant fera son entrée dans la vie publique en publiant des brochures très importantes, Des effets de la Terreur (1795) et De la réaction politique (1797), où il dénonce à la fois le régime aboli des terroristes et la menace d'un retour des monarchistes, au milieu d'une opinion publique exténuée qui n'aspire qu'au repos et à la stabilité, Les cinq années du Directoire, ponctuées par d'incessants coups d'Etat, ont contribué à détacher une grande partie de l'élite du débat d'idées et des discussions politiques, Il faut terminer la Révolution! Voilà le mot d'ordre presque unanime. A cela s'ajoute la guerre extérieure. Après les vicissitudes des guerres de la Révolution qui ont fini par tourner à l'avantage de la France républicaine, l'Europe s'est configurée en une série de pays nouvellement définis, comme la République batave ou les terres d'Italie conquises par Bonaparte, face à une coalition 19

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d'anciens Etats relativement mal coordonnés, conduite par l'Angleterre et l'Autriche. Mise en confiance par ses succès, la France attaque son grand ennemi anglais en essayant de contrecarrer son commerce oriental. D'où l'expédition d'Egypte de 1798, qui avait aussi pour certains l'avantage d'éloigner de Paris l'ambitieux général Bonaparte qui devenait encombrant. Pendant ce temps, la Suisse est transformée en République helvétique, complétant le glacis qui s'étend de la Hollande à l'Italie. Cette expansion provoque une nouvelle coalition, la Russie, la Suède et, plus accessoirement, le royaume de Naples se joignant à l'Angleterre et à l'Autriche. La menace est très sérieuse; la guerre fait rage. Les combats, qui se déroulent principalement en Suisse orientale et en Italie, ont failli entraîner la défaite du Directoire. Mais la victoire décisive de Masséna à Zurich, en septembre 1799, contre les Austro-Russes, sauve la France d'une situation périlleuse. Quel bilan tirer après huit années de conflits et à la veille d'un changement important de régime en France? La guerre ad' abord changé de raison d'être dans l'esprit des dirigeants français. Depuis 1795, elle ne se fait plus seulement pour exporter la liberté et la fraternité chez les peuples qui subiraient encore le joug des tyrans; elle est désormais une nécessité politique pour le Directoire, qui vit de ses conquêtes et de ses rapines. Le lucre a remplacé l'idéal, les discours sont devenus hypocrites, les principes sont pervertis. Comment la liberté peut-elle être imposée par les armes? Le cas de la Suisse est, de ce point de vue, exemplaire; le pays qui passe - à tort ou à raison - pour la plus antique démocratie et pour celui où de sages gouvernements ont amené une réelle prospérité a été transformé, au nom de la liberté et au prix de lourds ravages, en vassal de la France. Les intérêts stratégiques et économiques d'une grande puissance se manifestent désormais au grand jour. Conséquence: l'équilibre international, qui datait des traités de Westphalie (1648), est gravement compromis par l'Etat le plus peuplé d'Europe, que la Révolution a doté en outre d'une administration et d'une armée terriblement efficaces. Le seul point faible de la France en 1799, c'est sa constitution; mais justement, ce «détail» est en passe d'être modifié, 20

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de manière à mieux faire concorder les institutions avec la nouvelle place que le pays occupe dans le concert européen.

LA SOLUTION BONAPARTE

Il s'agit surtout d'établir un régime qui soit stable, qui garantisse les gains sociaux et juridiques de la Révolution, qui sache empêcher les velléités contre-révolutionnaires tout en tenant en respect les puissances étrangères. Il faut donc renforcer l'exécutif, en lui donnant les moyens de contenir tout extrémisme à l' intérieur et de canaliser l'opinion dans une seule direction: la gloire de la France soutenue par ses armées. L'universalisme caractéristique des débuts de la Révolution s'est mué en nationalisme exacerbé. Conjuguer tout cela revient à trouver l'homme fort providentiel, une «épée» comme le dit crûment Sieyès. Bonaparte, rentré opportunément d'Egypte en octobre 1799, s'impose vite comme le seul capable de répondre à cette attente. On ne le connaît, à vrai dire, que par sa renommée militaire, renforcée par une habile propagande. Absent pendant plus d'un an, il ne s'est compromis avec aucune cause; il joue les modestes, flatte les intellectuels, en donnant apparemment plus de poids à son élection à l'Institut qu'à ses victoires. Un mois après son retour, le coup d'Etat du 18 brumaire an VIII met fin à l'instabilité chronique du Directoire et instaure un pouvoir fort, le Consulat, qui ne s'affiche pas comme tel: Bonaparte n'est que le premier des trois consuls et un système complexe d'assemblées, dont les membres se répartissent dans trois chambres (le Tribunat, le Sénat et le Corps législatif), maintient un pouvoir législatif tout en l'affaiblissant. La victoire sur l'Autriche, obtenue de justesse à Marengo, le 14 juin 1800, renforce le prestige du chef de l'Etat. Surtout, la paix tant attendue est enfin signée avec l'Autriche, le 9 février 1801 à Lunéville, puis avec l'Angleterre, le 25 mars 1802, à Amiens. Qui pourrait douter de l'excellence du tournant opéré à la fin de 1799? Un concert de louanges acclament ces succès. De là l'idée du Consulat à vie, en 1802, puis de la couronne impériale, en 1804: quand on 21

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dispose ainsi d'un homme exceptionnel ne faut-il pas tout mettre en œuvre pour le maintenir au pouvoir? Mais l'évolution monarchiste du régime de Brumaire dévoile son talon d'Achille: tout repose sur un homme et plus on lui accorde de pouvoir, plus il va s'éloigner du but que sa désignation lui avait assigné. Son ambition personnelle devient démesurée. Cette montée en puissance n'a été rendue possible que par le soutien tacite d'une opinion devenue muette. C'est dire combien l'on aspirait à une monarchie moderne, conciliant 1789 avec quelques résurgences du passé: on rappelle les émigrés; le Concordat restaure le culte catholique; à partir de 1804, le couronnement de l'Empereur, la création d'une noblesse d'Empire, l'étiquette de la cour, puis le mariage en 1810 avec une princesse autrichienne complèteront cette imitation de l'Ancien Régime. Le Code civil fait bon poids dans la balance, pour que la coloration passéiste de l'Empire ne cache pas complètement ce qu'il doit à la Révolution. Pourtant, l'unanimité est loin d'être totale; même muselée et très minoritaire, l'opposition existe; elle s'amplifie au fur et à mesure de l'accroissement du despotisme; en 1804, l'assassinat du duc d'Enghien révèle brutalement de quoi Napoléon est capable. Chateaubriand, qui jusque-là avait contribué à réconcilier l'opinion catholique et monarchiste avec le nouveau régime, en devient l'un des frondeurs les plus en vue. Qu'en est-il à ce propos de ceux qui formeront le Groupe de Coppet? Bien que républicains convaincus, Mme de Staël et Benjamin Constant avaient dénoncé les erreurs du Directoire, mais ils se rendaient compte du fait que la Constitution de l'an III, qui ne laissait que très peu de possibilités pour sa propre modification, n'était guère réformable dans la légalité. Constant était à ce moment très proche de Sieyès et des Idéologues, qui soutenaient le coup d'Etat du 18 brumaire. C'est pourtant lui qui réagit le premier en écrivant, le lendemain déjà, au célèbre abbé: «après le premier sentiment de joie que m'a inspiré la nouvelle de notre délivrance, d'autres réflexions se sont présentées à moi [ ... ] : je crois le moment décisif pour la liberté. On parle de l'ajournement des Conseils, cette mesure me paraîtrait désastreuse aujourd'hui,

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comme détruisant la seule barrière à opposer à un homme que vous avez associé à la Journée d'hier, mais qui n'en est que plus menaçant pour la République. Ses proclamations, où il ne parle que de lui, où il dit que son retour a fait espérer qu'il mettrait un terme aux maux de la France, m'ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu'il fait, il ne voit que sa propre élévation.» Cette lucidité est remarquable à plus d'un titre; elle ne provient justement pas d'une victime de Brumaire, mais de l'un de ceux qui ont souhaité, sinon favorisé le coup d'Etat. Constant a très vite décelé le danger qui guette la République. Il diagnostique aussitôt le risque de cette personnalisation du pouvoir, vers laquelle, en effet, dérivera le Consulat. L'ajournement des Conseils, c'est-à-dire la suppression de la représentation nationale, ôte tout contrepoids à l'ascendant d'un général prestigieux. Les Conseils, qui auraient pu encore jouer un rôle, seront remplacés par des commissions qui prépareront la Constitution de l'an VIII, sanctionnée après coup par un plébiscite. Tous les ingrédients du césarisme sont en place. D'après les nombreux documents qui nous sont parvenus sur ce moment crucial, il apparaît que Constant a été pratiquement le seul à dire son opinion aussi franchement et surtout si vite; il conservera son rôle de Cassandre pendant les deux ans qu'il passera au Tribunat. En vain, il plaide pour que le pouvoir législatif ne soit pas un simulacre et pour que la liberté de parole soit effective. Il n'est pas écouté; l'ambiance générale ne goûte plus à cette éloquence qui semble d'un autre âge, pas très éloigné, mais que l'on veut oublier. Un maître est donné au pays, son regard d'aigle voit tout, sa providence veille sur les administrés, qui n'ont plus besoin de participer vraiment au pouvoir, pour obtenir des places et des prébendes. Constant, avec quelques autres députés, est exclu du Tribunat en mars 1802. Mme de Staël, liée avec Joseph et Lucien Bonaparte, avait été séduite par l'aura du général qu'elle avait rencontré en 1797, au lendemain des victoires en Italie. Elle avait fondé beaucoup d'espoir sur le «grand homme », ainsi qu'elle l'appelle parfois dans sa correspondance. Mais, au lendemain du premier discours de Constant, son salon est 23

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déserté; De la littérature est mal accueilli par le Journal des Débats et le Mercure de France, qui sont les organes du pouvoir. Après l'épuration du Tribunat, la rupture est consommée; le roman de Mme de Staël, Delphine, les Dernières vues de politique et de finance de Necker et le pamphlet de leur ami Camille Jordan à propos du Consulat à vie irritent Bonaparte. Une année plus tard, en 1803, Mme de Staël doit quitter la France. C'est à partir de là que le Groupe de Coppet se constituera pleinement. La transformation de la république en monarchie ne calme nullement l'hostilité de la vieille Europe à l'endroit de ce que celle-ci considère comme un dangereux modèle et comme un facteur d'instabilité internationale. La paix de 1802 n'a duré qu'un an. La guerre va redevenir le lot habituel du continent tout entier, dans une succession ininterrompue de campagnes et de batailles. La carte de l'Europe est redessinée dans le sens de la réalité qui s'impose: en dehors de la mer qui reste sous le contrôle des Anglais, l'Europe entière est à la botte de Napoléon. Mais celui-ci est en quelque sorte condamné à la victoire perpétuelle; la fragilité des traités de paix, les volte-face continuelles des alliés d'un jour démontrent l'impossibilité d'un système qui ne repose que sur la force. La volonté ou les caprices de l' empereur des Français tiennent lieu de droit international. Or chacune des campagnes coûte à la France plus qu'elle ne rapporte. Le blocus continental, destiné à mettre l'Angleterre à genoux, finit par pénaliser l'économie de la France et de ses nouveaux «alliés ». Le mécontentement s'accroît partout; une lassitude s'installe, comparable à celle qui avait précédé l'arrivée de Bonaparte. Dans les pays occupés ou soumis, un mouvement national prend naissance; c'est visible en Allemagne, où le Discours à la nation allemande de Fichte en 1807 réveille les consciences; c'est encore plus évident en Espagne, où Napoléon subit dès 1808 ses premiers échecs. La lutte du peuple espagnol pour maintenir sa liberté déclenche un signal entendu par l'Europe entière. L'empereur reste sourd à ces avertissements; il ne supporte plus aucune critique; au lieu de conseillers, il ne veut plus que des serviteurs obéissants. Dans ces conditions, le désastre de la campagne de Russie en 1812 provoque l' effondre24

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ment rapide de sa domination; après la défaite de Leipzig en octobre 1813, la France est à son tour envahie et en avril 1814, c'est l'abdication.

CHUTE DE L'EMPIRE

Le retour des Bourbons ne s'impose pas d'emblée. Plus de vingt ans se sont passés depuis la mort de Louis XVI; la population, pour une bonne part, les a oubliés; et pour ceux qui s'en souviennent, ils représentent le risque d'un renversement trop brusque de tous les intérêts nationaux. L'Angleterre est seule parmi les Alliés à prévoir l'éventualité de leur restauration, Aussi, d'autres solutions ont été envisagées, pour remplacer celui qu'on appelle maintenant l'Ogre de Corse ou Buonaparte. Un candidat possible, c'est Bernadotte, l'ancien maréchal de Napoléon devenu, en 1810, prince héritier de Suède. En 1813, il rejoint la coalition, dans l'espoir qu'on le désigne pour remplacer son ancien maître. Soutenu par Alexandre 1er de Russie, il a aussi l'avantage d'être à la fois un fils de la Révolution et l'un des souverains coalisés; il pourrait rassurer aussi bien l'opinion nationale que les cours étrangères. Mme de Staël, qui le connaît bien, mise sur lui et apporte à sa cause tout le prestige de la femme de lettres la plus célèbre de son temps; AugusteGuillaume Schlegel entre aussi au service de Bernadotte. Constant quitte Gottingue et ses recherches, emboîte le pas au Béarnais - comme on l'appelle - et publie, fin 1813 et début 1814, De l'esprit de conquête et de ['usurpation. Ce célèbre ouvrage, dont la portée dépasse largement les circonstances de sa publication, est destiné à convaincre l'opinion française que Bonaparte est condamné: ce n'est pas tellement le sort des armes, toujours fluctuant, mais l'Histoire même de l'humanité, qui le rejette comme un phénomène anachronique, une erreur monumentale et catastrophique. Le Groupe de Coppet s'est mobilisé en vain pour le prince de Suède, car les événements ne tournent pas en sa faveur. Dans la confusion qui suit l'occupation de la France par les Alliés, l'idée de rappeler la branche 25

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aînée et légitime fait petit à petit son chemin; la régence de l'impératrice est vite écartée; au début avril, le Sénat proclame la déchéance de Napoléon, qui abdique à Fontainebleau, Le 2 mai, par la Déclaration de Saint-Ouen, Louis XVIII accepte l'idée d'une constitution et, un mois plus tard, le 4 juin, la Charte est octroyée par le roi. La monarchie restaurée est en même temps limitée; toute la difficulté repose sur l'interprétation des pouvoirs du roi: les ultra-royalistes voudront toujours les étendre et annihiler ainsi toutes traces laissées par la Révolution et l'Empire; s'appuyant sur cette même Charte, les libéraux revendiqueront au contraire une souveraineté nationale, représentée par les députés élus à la Chambre. Satisfaits, les Alliés se montrent magnanimes et le traité de Paix du 30 mai 1814 rétablit le territoire dans les frontières de 1792, sans exiger aucune indemnité de guerre. On en revient, sinon à la case de départ, au moins à 1791, à ceci près que la Charte a été préparée dans l'urgence, dans le chassé-croisé de négociations et d'intérêts contradictoires et sous l'occupation des armées ennemies. Revenus «dans les fourgons de l'étranger», les Bourbons ont de la peine à imposer leur légitimité; si la paix est un bienfait inestimable après tant de campagnes épuisantes, la nation n'adhère pas franchement à ce régime quelque peu fantomatique. Des maladresses, l'arrogance des ultras, leur incompréhension des modifications profondes qui se sont imposées dans la société depuis presque une génération, tout cela attise le mécontentement. Napoléon, relégué à l'Ile d'Elbe, en a connaissance. Lui-même n'est pas rassuré sur son sort; le 1er mars 1815, il débarque en France et en trois semaines remonte vers Paris, en ralliant les troupes venues l'arrêter. Le 20 mars, il entre aux Tuileries, que Louis XVIII vient de quitter. Ce retour inopiné surprend tout le monde. Sous quels traits se présente-t-il devant la France et l'Europe? A la première, il prétend redonner un certain panache, tout en assurant qu'il ne sera plus désormais le tyran qu'il a été; à la seconde, il promet de conclure la paix et de ne pas modifier l'équilibre retrouvé. L'Europe ne l'écoute pas; une nouvelle coalition met fin à cet épisode des Cent-Jours, le 18 juin, à

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LE GRAND TOURNANT DE L'HISTOIRE

Waterloo. Entre-temps, l'Empereur a tenté de se concilier l'opinion libérale, sans laquelle évidemment il ne saurait gouverner. L'Acte additionnel aux constitutions de l'Empire améliore en effet la Charte, selon le mot de Chateaubriand. Napoléon a su convaincre Benjamin Constant lui-même de rédiger ce texte, que les sceptiques nomment la Benjamine par dérision; l'ancien opposant s'est rallié, au grand mécontentement de Mme de Staël, qui n'approuve nullement cette attitude, pourtant logique dans l'esprit du théoricien libéral. Il avait tout fait pour contrecarrer le retour de l'Aigle: le 19 mars encore, il avait publié un article fulgurant, dans le Journal des Débats, pour stimuler la résistance contre «Gengis Khan». Mais, devant le fait accompli et la débandade des royalistes, Constant pense que la meilleure solution est encore de prendre Napoléon au mot: puisqu'il s'est converti au modérantisme, autant parier sur sa bonne foi et lui lier les mains avec la constitution la plus libérale qu'ait jamais connu la France. Waterloo a mis fin à ce qui n'était peut-être qu'un rêve, et Constant s'est justifié dans ses Mémoires sur les Cent-Jours. Ce dernier sursaut de l'Empire coûte cher à la France. Les Alliés ramènent celle-ci au rang d'une puissance subalterne et durcissent leurs exigences lors du second traité de Paris. Pour la deuxième fois, Louis XVIII reprend son trône à la suite d'une défaite. La Restauration, qui dure jusqu'à la Révolution de Juillet 1830, tient la dragée haute aux libéraux, que les Cent-Jours ont en partie compromis. La mort de Mme de Staël, en 1817, à l'âge de cinquante-et-un ans seulement, disperse le Groupe de Coppet. Elle en était le centre et l'emblème; sans elle, les réunions de ses amis n'auraient plus la même raison d'être. Mais, grâce à ses enfants, au combat de Constant à la Chambre et dans la presse, aux œuvres nombreuses de tous ceux qui l'avaient approchée, l'esprit qui animait ce groupe demeurera encore très actif pour se prolonger tout au long du 1ge siècle.

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4 LE PÈRE: JACQUES NECKER

« ... Et cet homme était mon père! », s'exclame Mme de Staël, après avoir décrit le triomphe de Necker, le 30 juillet 1789, lorsque Paris accueille avec une ferveur inouïe le ministre enfin revenu aux affaires. On imagine mal aujourd'hui qu'un homme comme lui ait pu déclencher une telle passion populaire, qui confine à l'apothéose. Sa fille même n'en revient pas, elle qui pourtant voue, depuis longtemps déjà, une admiration sans borne à cet être qui lui «tient lieu de tout» (père, frère, ami, son « ange»); elle éprouve une émotion considérable à le voir ainsi adulé par la foule en délire. Comment comprendre en effet le Groupe de Coppet, sans se représenter ce que fut Necker pour toute la vie de Mme de Staël et, brièvement, pour la France entière? L'intensité de l'amour de Germaine se mesure à l'aune de cette gloire aussi éphémère qu'incomparable. Et cette fascination irradie pour ainsi dire tout le cercle de ses amis. Même si le groupe ne prend sa véritable physionomie qu'à la fin de la vie du ministre, voire après sa mort en 1804, Necker reste le modèle, la figure tutélaire. C'est lui qui avait acheté le château et la baronnie de Coppet en 1784 et c'est aussi dans le salon parisien de ses parents que la jeune Germaine a fait ses classes en côtoyant la fine fleur des savants et des littérateurs du 18e siècle finissant. En compagnie de Grimm, de Suard, et de Meister, Jacques et Suzanne forment en quelque sorte la première génération du groupe.

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UN PROTESTANT GENEVOIS AU POUVOIR EN FRANCE

La biographie de Jacques et de Suzanne Necker est l'histoire d'une formidable ascension sociale, presque un roman. L'un et l'autre viennent de milieux relativement modestes. Lui est né à Genève en 1732. Son père, Charles-Frédéric, avait quitté l'Allemagne du Nord au début du l8 e siècle; il avait acquis grâce à son mariage la bourgeoisie de la cité de Calvin, où il tenait un pensionnat pour jeunes Anglais, tout en enseignant (sans salaire) le droit germanique à l'université. Suzanne Curchod, de cinq ans plus jeune, était la fille du pasteur de Crassier dans le Pays de Vaud; sa famille comptait plusieurs ministres du Saint Evangile et des magistrats. Elle donne des leçons à Lausanne, où elle s'ennuie, même si elle devient l' égérie d'une petite coterie de jeunes gens, admiratifs de sa culture comme de sa beauté. Jacques Necker et Suzanne Curchod ne se connaissent pas encore, quand ils émigrent à Paris mais c'est là qu'ils se rencontrent en 1764, chez Mme de Vermenoux, où Suzanne est simple dame de compagnie. Jacques, d'abord commis de banque à Genève, poursuit sa carrière à Paris chez Isaac Vernet puis aux côtés de Thélusson; il devient bientôt son associé, puis le seul propriétaire de l'entreprise. Brasseur d'affaires très habile, il amasse rapidement une fortune considérable, qui lui permet d'être plusieurs fois le créancier du royaume. Mais le banquier enrichi ambitionne de jouer un rôle politique. Comment parvenir lorsqu'on est roturier, étranger et protestant de surcroît, dans un royaume catholique en pleine réaction aristocratique? Plusieurs éléments vont aider Necker dans cette nouvelle carrière: son incontestable compétence en matière financière, ses ouvrages qui en administrent la preuve, enfin et surtout l'habile propagande que Suzanne fait à son mari grâce à son salon. Ouvert en 1765, l'année même de leur mariage, il devient l'un des principaux endroits à la mode et concurrence les célèbres réunions de Mme du Deffand ou de Mme Geoffrin. Mme Necker ne ménage pas ses efforts pour attirer les plus grands penseurs et les écrivains les plus célèbres de son temps: Diderot, d'Alembert et plusieurs autres encyclopé-

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distes, Marmontel, Grimm et des académiciens, parmi une soixantaine d'habitués des mardis et des vendredis. Ces dîners mondains et littéraires sont au 18e siècle, dans toute l'Europe mais surtout à Paris, les hauts lieux de la sociabilité de l'Ancien Régime. Là, domine l'instance suprême qui décide du bon goût et dont les jugements font autorité en matière de littérature, de philosophie, et de plus en plus à propos de la politique, de l'administration et de l'économie. Mais tenir salon n'est pas chose facile, surtout pour une étrangère, intelligente et cultivée certes, mais un peu engoncée dans sa raideur morale et qui n'a pas d'instinct le talent d'une maîtresse de maison. A force de ténacité et en fournissant l'image d'un couple uni, vertueux et dévoué à leurs amis comme à la chose publique, les Necker s'imposent petit à petit dans ce monde, pour lequel ils n'étaient pas préparés de prime abord. L'argent a sans doute aussi joué un rôle important dans une société du paraître, où tenir son rang coûte très cher. Mais la richesse n'aurait pas suffi; il fallait beaucoup de diplomatie et de savoir-faire. Opérer le «lancement» de Jacques Necker n'est pas aisé non plus: le bonhomme est loin d'être une figure charismatique; il ne brille pas dans la société parisienne. Mais son talent va se manifester grâce à ses ouvrages publiés au moment opportun. Le salon de son épouse servira d'amplificateur aux succès que lui valent ses théories financières et administratives, au moment où ces matières commencent à passionner l'opinion. L'occasion se présente à la fin des années 1760 déjà, lorsque le gouvernement veut supprimer la Compagnie des Indes, jugée non rentable. Contre l'abbé Morellet, Necker plaide en faveur du maintien de l'entreprise. L'affaire fait grand bruit et l'opinion approuve dans une large majorité le mémoire de Necker. Ce premier coup d'essai est un succès. La notoriété du personnage dépasse largement le cercle du salon de Mme Necker et celui du monde de la finance. De 1768 à 1776, il occupe aussi la charge de Résident de Genève; il représente les intérêts de la République calviniste auprès du roi de France. Ce poste diplomatique accroît encore son réseau d'influences. En 1773, l'Eloge de Colbert, couronné par l'Académie, permet à l'auteur de se présenter habi30

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lement comme celui qui pourrait un jour accéder au ministère. Mais le coup de maître, c'est la publication du livre Sur la législation et le commerce des blés, en 1775, au moment de la guerre des farines. L'approvisionnement en blé a toujours été, sous l'Ancien Régime, un casse-tête pour l'administration; en période de cherté ou de famine, des émeutes sont toujours à craindre, qui peuvent dégénérer en graves mouvements séditieux. Les économistes physiocrates préconisent la liberté du commerce des grains comme seul remède, tandis que Necker défend l'interventionnisme de l'Etat, seul capable d'assurer le ravitaillement des plus démunis. L'affaire provoque un débat passionné. Il ne s'agit plus cette fois de la fortune de quelques actionnaires de la Compagnie des Indes, mais d'une question d'intérêt général à l'échelle du royaume. Necker perd quelques appuis dans cette polémique: le ministre Turgot bien sûr, puisque c'est à lui qu'il s'en prend; mais aussi Condorcet qui défend âprement son maître, puis Voltaire, qui avait soutenu Necker dans l'affaire de la Compagnie des Indes. Toutefois, l'opinion générale suit le Genevois qui est devenu un personnage populaire. Simultanément, il démontre qu'il a incontestablement la carrure d'un homme d'Etat. On la lui reconnaît en 1776, quand il est nommé Directeur du Trésor, titre moins prestigieux que celui de Contrôleur général des Finances, mais il ne saurait prétendre à plus en ses qualités d'étranger et de protestant. En dix années, le clan Necker a réussi ce pari extraordinaire de monter jusqu'au pouvoir, avec au départ peu d'atouts en main. Chemin faisant, Necker a compris que le plus sûr garant de son ascension était l'opinion publique, cette force considérable qui est en train de se profiler de plus en plus nettement et avec laquelle désormais tout pouvoir doit compter. Sa popularité compense donc son déficit social; Necker le sait et va jouer cette carte; l'estime du public le console des nombreuses déceptions qu'il endure dans sa carrière. Mais la faveur populaire est volage; elle le quittera brutalement juste après des noces éclatantes. Il serait faux de voir, dans cette montée en puissance, financière et politique, le seul calcul d'un couple arriviste. L'ambition n'est que le moteur qui fait avancer des idées nouvelles et qui permet de mettre en pratique des théories favorables à l'amélio31

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ration du bien commun. Les Necker mettent leur ambition au service d'un projet ou d'un idéal, qui concorde parfaitement avec le réformisme des Lumières. Necker occupe un poste ministériel à trois reprises: de 1776 à 1781, cinq années pendant lesquelles il remet de l'ordre dans les comptes, finance la coûteuse guerre d'Amérique et réalise pourtant quelques économies; son Compte rendu au roi lui vaut une première disgrâce. Il revient aux affaires d'août 1788 au Il juillet 1789, chargé surtout de la convocation des états généraux. Son renvoi provoque la révolution du 14 juillet; pour calmer l'émeute, il est rappelé le 16; rentré triomphalement à Paris, il ne reste que quatorze mois en place et démissionne en septembre 1790. Regardons brièvement les points forts de ce deuxième épisode de sa vie. Le Compte rendu au roi opère une révolution dans la pratique politique de l'Ancien Régime en France; l'absolutisme royal repose encore sur le secret le plus total à propos de l'administration; en dehors du Conseil du roi et de quelques courtisans, nul ne sait comment l'Etat est géré. Or le livre de Necker révèle les pensions exorbitantes versées à certains privilégiés. Le ministre rend à l'opinion l'estime qu'elle lui a prodiguée: arrivé au pouvoir grâce à elle, Necker entend lui confier une place dans la gouvernance de l'Etat. Selon lui, il n'est désormais plus possible de diriger sans le consentement de l'opinion. Necker introduit donc, encore modestement, l'idée d'une représentativité du pouvoir, qui ne doit pas agir seul ni sans le verdict de cette sorte de tribunal. Mais la monarchie reste sourde à cette innovation, qui bouscule trop ses usages séculaires. Necker, en butte à une cabale de la cour, n'est pas soutenu par Louis XVI, qui refuse de le faire entrer de plein droit dans son conseil. Le ministre démissionne avec beaucoup de tristesse, mais avec le soutien massif de l'élite. Il met à profit sa retraite pour se justifier et publie, en 1784, un ouvrage qui a un succès inimaginable au vu de la matière: De l'administration des finances de la France. Cent mille exemplaires vendus, davantage que le Compte rendu; cela représente pour l'époque un triomphe sans équivalent. L'Europe entière applaudit. Des souverains étrangers invitent l'auteur à 32

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entrer dans leur gouvernement. Necker apparaît de plus en plus comme celui qui dispose des solutions aux difficultés endémiques de l'Etat, mais que celui-ci ne veut pas écouter. De la sorte, il est à la fois la cause et l'exemple typique de ce divorce entre la monarchie et la nation, qui est bien à l'origine de la Révolution. Les tergiversations du roi à son égard précipitent les choses: faut-il ou ne faut-il pas appeler Necker à la rescousse? Voilà la question. Le Genevois est détesté par une grande partie de la cour et du personnel politique, mais il passe pour être le seul capable de restaurer la confiance des créanciers de l'Etat, et celui-ci a des besoins considérables. Appeler Necker, c'est passer sans doute par les fourches caudines des économies à réaliser dans le train de vie de Versailles, mais c'est peut-être aussi sauver l'essentiel en évitant la banqueroute. Necker plaît à l'élite éclairée parce qu'il symbolise le courage de la droiture, de l'honnêteté et du travail face à la corruption dispendieuse et à l'oisiveté dégradante. Quand il revient en août 1788, la convocation des états généraux est programmée; après tant d'autres tentatives de réformes, on a recours à cette ancienne procédure de consultation des sujets de Sa Majesté, que l'on n'avait plus pratiquée depuis 1614! Necker est entraîné dans un processus qu'il n'a pas choisi lui-même; le voilà pris dans une orbite politique et non plus seulement financière et administrative. C'est là que se glisse un premier malentendu: on l'attend comme l'homme de la situation, mais celle-ci a changé. Le magicien des finances sera-t-il aussi habile avec de tout autres cartes que celles qu'il avait l'habitude de manier?

LE DISCOURS RATÉ À L'OUVERTURE DES ÉTATS GÉNÉRAUX

Première déception: le discours de Necker à l'ouverture des états généraux le 5 mai 1789. On imaginait un orateur claironnant des réformes décisives, c'est un administrateur confus qui s'exprime lourdement (Napoléon, plus tard, parlera de lui comme d'un