Le Corps Intelligent 2763787177, 9782763787176, 9781435695085 [PDF]


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Table of contents :
Table des matières......Page 222
Désincarnation......Page 8
Le corps ingénieux......Page 15
Effort dynamique......Page 22
Le corps porteur......Page 28
Capacités endogènes......Page 31
L'aspect pathique......Page 37
Délicatesse du corps......Page 42
Le spectre élargi des sens......Page 48
Le style et l'atmosphère......Page 53
Le corps qui façonne......Page 67
La capacité d'invention......Page 72
Improvisation......Page 80
Moralité spontanée......Page 89
Le corps mimétique......Page 92
Conversation......Page 97
L'involontaire dans l'imitation......Page 103
La conscience du corps......Page 108
Communications sympathiques......Page 114
Le rythme des interactions......Page 118
L'expérience esthétique du mouvement......Page 124
Le mouvement organisé rythmiquement......Page 129
La danse......Page 133
S'abandonner au corps......Page 140
Le corps comme forme temporelle......Page 145
Habileté et habitude......Page 148
Un style inventif......Page 154
Le don de l'automatisme......Page 159
L'imagination motrice......Page 162
Les sentiments et l'imagination à rebours......Page 168
Les mains créatrices......Page 173
CONCLUSION......Page 181
Bibliographie......Page 191
B......Page 210
C......Page 211
E......Page 212
G......Page 213
I......Page 214
K......Page 215
M......Page 216
P......Page 217
R......Page 218
S......Page 219
V......Page 220
Z......Page 221
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Le Corps Intelligent
 2763787177, 9782763787176, 9781435695085 [PDF]

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Le corps intelligent

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Gabor Csepregi

Le corps intelligent

Traduit de l’anglais par

Pierrot Lambert

Les Presses de l’Université Laval

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la ­Société d’aide au développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Maquette de couverture et mise en pages  : Mariette Montambault

ISBN 978-2-7637-8717-6 © Les Presses de l’Université Laval 2008 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2008

Les Presses de l’Université Laval 2305, rue de l’Université Pavillon Pollack, bureau 3103 Université Laval, Québec, Canada, G1V 0A6 www.pulaval.com

À la mémoire de mon frère László

Je remercie vivement monsieur Pierrot Lambert pour son travail de traduction patient et précis.

Introduction

Désincarnation

Je me suis longuement interrogé sur l’absence d’une philosophie du corps dans les curriculums, qui par ailleurs annonçaient un enseignement consacré à la philosophie de l’esprit, à la philosophie du langage, à la philosophie de l’art. Or, les choses ont bien changé. Les universités manifestent un intérêt inédit envers notre condition physiologique, que d’éminents chercheurs explorent sous divers angles. Des études nombreuses sont publiées sur les relations complexes entre le pouvoir sociétal, politique, et les pratiques sanitaires ou culturelles. Hors des cercles universitaires, le corps occupe une place de premier plan dans nos préoccupations quoti­ diennes. Des hommes et des femmes de tous âges pratiquent en grand nombre une activité physique : la course, le ski, la natation, les cours de yoga ou de danse. Nos journaux témoignent d’un souci croissant – voire d’une obsession – de la préservation de la santé, du bien-être, d’une apparence respirant la jeunesse. À notre époque, le traitement des désordres émotifs et des troubles narcissiques intègre la redécouverte de la conscience du corps, la relaxation complète de la musculature et le raffinement des postures et des mouvements. 1

Le corps intelligent Les gens réagissent à la musique rock et gospel en faisant bouger tout leur corps, en portant des vêtements et des costumes inhabituels, en ressentant un vif sentiment de communion physique, de communitas. Que vous vous adonniez à l’alpinisme, au tai chi, à l’apprentissage du maintien physique, le corps est au centre de multiples intérêts et attentions. Le corps est désormais reconnu comme une dimension essentielle de la découverte et de la réalisation de soi. Certains philosophes, certains sociologues ont tendance à envisager la « résurgence du corps » avec un scepticisme critique et un pessimisme croissant. Selon eux, l’exaltation actuelle, le souci, des expériences physiques, traduit une réaction superficielle à de vieux rapports d’aliénation. Pour l’essentiel, même si le corps est devenu un objet d’entraînement vigoureux et de soins raffinés, rien n’a changé. « L’amour-haine envers le corps imprègne toute la civilisation moderne », affirment Horkheimer et Adorno. « Le corps est raillé et rejeté comme la part inférieure et asservie de l’homme, et en même temps objet de désir comme ce qui est défendu, réifié, aliéné1. » De fait, si nous prêtons attention à certains aspects du travail, de l’éducation, des soins de santé, force est d’admettre que ce jugement n’est pas sans fondement, loin de là. Placé au centre de tant d’intérêts, de tant d’activités, le corps est vulnérable, susceptible d’être marginalisé et négligé. Penchonsnous, par exemple, sur les incidences du progrès technolo­gique sur la dimension corporelle dans nos vies. La diffusion rapide des mécanismes techniques a eu pour effet de nous faire perdre nos contacts immédiats, intuitifs, avec les réalités tangibles. Nous vivons dans un monde marqué par une abstraction (Entsinnlichung) croissante, comme le 1. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 251.

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Introduction souligne Arnold Gehlen2. La division du travail et les progrès de la mécanisation et de l’automatisation ont réduit consi­ dérablement le contact sensoriel des travailleurs avec les diverses réalités matérielles – la pierre, le fer, le bois. Notre pouvoir sur notre environnement naturel s’accroît, mais au détriment de notre interaction corporelle avec notre milieu physique. La quête de domination et de contrôle ne saurait se déployer sans un recul de « l’engagement personnel immédiat dans l’industrie et le commerce3 ». Par conséquent, comme le signale Albert Borgmann, le désengagement du corps entraîne une dégénérescence, une atrophie graduelles des habiletés originales des travailleurs4. L’informatisation réduit les aspects sensoriels de leurs tâches. Leur inaptitude à toucher, à sentir, à entendre ou à intuitionner le processus de transformation de divers matériaux produit un sentiment de perte et de vulnérabilité. Le « savoir incarné » est occulté au profit d’un « engagement mental » ; la réponse tactile à toute agitation ressentie cède le pas à la capacité de s’appuyer sur une information abstraite. Dans son ouvrage pénétrant, Shoshana Zuboff résume ainsi les résultats d’un reprofilage des compétences dans les usines : « La concentration, le contact immédiat et la sensibilité organique sont remplacés par le détachement et la distance5. » Là où s’introduit la distance, l’ingéniosité corporelle perd sa signifiance. Le travailleur peut bouger, faire des mouvements en fonction des rythmes naturels de son corps, répondre spontanément à toute difficulté imprévue, si

2. Arnold Gehlen, « Nouveaux phénomènes culturels », dans Anthropologie et psychologie sociale, trad. Jean-Louis Bandet, Paris, PUF, 1990, p. 192-196. 3. Albert Borgmann, Crossing the Postmodern Divide, Chicago, University of Chicago Press, 1992, p. 83. 4. Albert Borgmann, Technology and the Character of Contemporary Life. A Philosophical Inquiry, Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 114-124. 5. Shoshana Zuboff, In the Age of the Smart Machine. The Future of Work and Power, New York, Basic Books, 1988, p. 75.

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Le corps intelligent et si seulement il est en contact immédiat avec certains matériaux. L’intervention d’un nombre croissant de « mécanismes défensifs » (Borgmann) établit une distance considérable entre le corps et l’environnement naturel. Ces mécanismes, qui appauvrissent et aplatissent le champ perceptuel, protègent non seulement des variations de température et d’éclairage, mais aussi de l’effort physique, du plaisir de l’inattendu, de la satisfaction de résoudre des obstacles imprévus. Le tourisme à notre époque déploie des parcours considérables, qui illustrent bien l’atténuation continue du commerce physique avec la réalité. Daniel J. Boorstin fait remarquer que nous avons perdu notre aptitude au voyage et sommes devenus de simples touristes6. Les voyageurs des époques anciennes affrontaient l’inconnu, le non-familier, s’exposaient à des épreuves, maintenaient leur sens de l’aventure, et même parfois risquaient leur vie. Le touriste moderne planifie soigneusement son itinéraire, cherche à éviter tout inconfort et tout risque, et part en escomptant faire des expériences « intéressantes ». Se rendil dans des pays lointains ? Il ne va pas à l’aventure et n’aura à traverser aucune épreuve. Il s’adonne à un sport, un sport d’observation, qu’il se procure comme une marchandise. Les avions, les autocars, les voitures, les hôtels l’isolent d’un contact trop brutal avec la réalité, lui permettant de voir les choses à travers un écran protecteur, sans contact direct avec les collectivités indigènes. L’automobiliste qui traverse un parc naturel dans sa voiture climatisée, en écoutant sa musique habituelle, ne s’expose pas à la richesse et à la profondeur du paysage. Il passe, insensible au mouvement de la vie, inc­apable de l’absorber. « Ce genre de personne », remarque Borgmann, « n’a jamais ressenti le vent des montagnes, n’a jamais humé l’odeur des pins, n’a jamais entendu le cri du faucon à queue 6. Daniel J. Boorstin, The Image or What Happened to the American Dream, Harmondsworth, Penguin, 1961, p. 86-125.

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Introduction rouge, n’a jamais expérimenté l’effort musculaire des jambes, ni l’essoufflement qui mesurent l’importance des pentes, n’a jamais goûté au cycle du jour et de la nuit dans une région sauvage7. » Bien des touristes n’ont vu une montagne ou un cerf que dans la lunette de leur appareil photo. Comme il leur manque une connaissance immédiate de la nature qui les entoure, ils ne déploient jamais les ressources et la faculté de discernement de leur corps. Leur expérience médiatisée conforte une certaine indolence physique. « Le voyageur, à l’instar du téléspectateur, expérimente le monde comme à travers un voyage déclenché par des stupéfiants. Son corps se déplace passivement, désensibilisé, dans l’espace, vers des destinations établies dans une géographie urbaine fragmentée et discontinue8. » Cette observation de Richard Sennett s’applique bien à notre vie urbaine quotidienne. Nous atteignons nos destinations en voiture, en bus ou en train, nous parcourons de grandes distances sans déployer un effort correspondant. Robert J. Yudell soutient également que « nous remplaçons de plus en plus nos mouvements corporels par une propulsion du corps immobilisé. Nous substituons au mouvement une “vitesse statique”9. » Dans de nombreux endroits publics – les banques, les magasins, les bibliothèques – les portes s’ouvrent toutes seules devant nous. Nous rencontrons plus d’objets que nous ne le faisions il y a cinquante ans, mais au prix d’une réduction du nombre et de la variété des mouvements requis. Si, pour une raison quelconque, une panne mécanique survient, nous sommes forcés d’accomplir toute une gamme de gestes quasi oubliés : nous 7. Albert Borgmann, Technology, p. 56. 8. Richard Sennett, Flesh and Stone. The Body and the City in Western Civilization, New York, W.W. Norton, 1994, p. 18. 9. Robert J. Yudell, « Body Movement », dans Kent C. Bloomer et Charles W. Moore, Body, Memory and Architecture, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 72.

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Le corps intelligent devons escalader, nous pencher, sauter, et ainsi de suite. La difficulté imprévue fait intervenir la vigueur et les habiletés de notre corps. Une panne d’électricité majeure, par exemple, nous force à recourir à des combustibles naturels tels que le charbon et le bois ; en éprouvant la résistance de ces matières, nous redécouvrons les capacités inexploitées de nos mains. En explorant les formes d’activité physique dans nos villes organisées autour de tant de dispositifs techniques, j’apprends que les coureurs peuvent maintenant porter des « chaussures intelligentes », dotées d’une puce informatique qui ajuste l’épaisseur du coussin à la taille et aux enjambées de la personne. Si ce mécanisme intelligent est capable de « percevoir » la forme et les caractéristiques du sol et de s’y adapter, je me demande comment cette action de suppléance risque d’affecter la sensibilité et l’inventivité des jambes. Rendra-t-elle complètement désuets l’usage et le raffinement de certaines fonctions corporelles ? Et que penser de la perspective d’une « maison intelligente », obéissant à un contrôle central ? Certes, l’arrivée massive des ordinateurs, des téléphones portables et d’autres instruments semblables dans nos vies nous est très bénéfique. Ces outils nous permettent d’entrer en relation instantanée avec d’autres personnes malgré des distances considérables, favorisent toutes sortes de collaborations, et même nourrissent les rapports amicaux ou amoureux. Par contre, l’expansion des communications électroniques réduit également le nombre des rencontres face à face, spontanées, dans la rue, et engendre tout un réseau de formes de communication désincarnées, diminuant ainsi les aptitudes à la socialisation. Ces mécanismes fournissent une « superintelligence », comme le montre Albert Borgmann, mais au détriment de la présence corporelle. « Le sensorium superintelligent, en raison de sa vaste portée et de sa finesse, présente à nos yeux et à 6

Introduction nos oreilles le monde entier, rendant immobile et inutile le reste du corps humain. La symétrie entre le monde et le corps est ravalée au rang d’un rapport entre un monde peut-être somptueux mais superficiel et une personne hyperinformée mais désincarnée10. » La désincarnation est associée non seulement à l’hyperinformation, mais aussi à un détachement du monde. Elle produit une tendance à ignorer les résonances subtiles du corps et, par conséquent, favorise une certaine distance émotive à l’égard des objets et des personnes. La routine quotidienne, l’absence de contact immédiat avec le concret et l’inaptitude à investir les activités et les objets d’un contenu symbolique se traduisent par une insensibilité générale. Le sentiment de vide intérieur est avivé en présence d’un environnement qui apparaît impersonnel et sans substance11. R. D. Laing établit une distinction entre le moi incarné et le moi désincarné. Le premier « est impliqué dans ses désirs charnels et dans leur satisfaction ou leur frustration », tandis que le second considère le corps « plus comme un objet parmi d’autres objets dans le monde que comme le noyau de son être12 ». Le moi désincarné est un moi performant, en ce sens que, préoccupé par les apparences, il déploie un comportement calculé, contrôlé et conscient de soi. Il dissimule ses humeurs et ses désirs sous une apparence parfaitement homogène ; de plus, il s’exprime et agit de manière artificielle. Lorsque l’être personnel devient continuellement objet d’examen critique, sa capacité d’actions spontanées, de configurations rythmiques complexes et de déploiement de gestes mimétiques créatifs se trouve paralysée. 10. Borgmann, Crossing the Postmodern Divide, p. 106. 11. Voir Christopher Lasch, Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine, trad. Michel L. Landa, Paris, Laffont, 1981, p. 133. 12. Ronald D. Laing, Le moi divisé, trad. Claude Elsen, Paris, Stock, 1970, p. 61, 62.

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Le corps intelligent Le corps ingénieux

J’ai pleinement conscience des nombreux facteurs qui favorisent la passivité et le désengagement, mais je ne suis pas porté à dire que nos capacités corporelles ne jouent qu’un rôle insignifiant dans nos existences. D’une part, diverses activités humaines – le jardinage, la peinture, la danse – nous permettent toujours de recourir à nos ressources corporelles et de nous sentir, pour ainsi dire, portés par elles. D’autre part, même le refus ou l’incapacité d’agir en phase avec nos impulsions corporelles ne saurait éliminer complètement toute réaction spontanée et surprenante. Un contrôle absolu sur le corps est tout aussi impossible que son intégration totale ou sa plongée dans un état d’immersion durable. Il serait donc faux de penser que, dans toutes nos expériences sensori-motrices, l’esprit désincarné (disimbodied) propose et que le corps sans esprit (mindless) dispose. Nous pouvons, par exemple, examiner certaines méthodes et pratiques pédagogiques actuelles relatives à notre existence incarnée comme autant d’expressions de résistance et de formes de correction des effets nocifs de notre civilisation technologique. Ces méthodes et pratiques ont pour objet l’élimination de la conception désuète qui sépare l’esprit du corps et considère ce dernier comme une machine complexe. Des philosophes, des psychologues et des chercheurs en anthropologie médicale attirent notre attention sur les limites et les insuffisances d’une méthode scientifique qui ignore tout des relations dynamiques réciproques qu’entretient le corps dans l’espace et dans le temps. Vous ne comprendrez jamais un corps vivant si vous vous entêtez à le traiter comme une structure mécanique autonome, non rattachée à un contexte plus vaste. Grâce à ses ressources, à ses facultés de communication, le corps transcende continuellement ses aspects purement physiques ; il constitue une forme dynamique, un 8

Introduction mouvement, une « orientation » (C. A. van Peursen) et un processus continuel de « corporisation13 » (Medard Boss). Je voudrais montrer, dans le présent ouvrage, que le corps est une structure mobile, dotée de certaines capacités d’entailler et de nourrir, mais incapable d’éliminer ni de créer. Tout comme le cœur dans l’organisme, le corps vivant est source d’un dynamisme irréductible, autonome et créateur, indispensable aux relations multiples que nous entretenons avec le monde14. Je me propose de décrire et de systématiser en détail les activités qui bénéficient de la sagesse innée du corps, notamment sa grande sensibilité et son étonnante créativité. Les divers systèmes physiologiques et automatismes qui assurent une stabilité organique essentielle à la santé n’entrent pas dans mon propos15. Je m’intéresse plutôt à notre « corps pré-réflexif » (van den Berg), aux formes de ses attitudes et de ses mouvements, à travers lesquelles nous communiquons avec les choses et avec les personnes. « La vie pré-réflexive, c’est-à-dire la vie de nos existences quotidiennes, ne déploie aucune connaissance de la physiologie16. » Cette affirmation de van den Berg s’applique non seulement au sujet agissant 13. Cornelius A. van Peursen, Le corps – l’âme – l’esprit. Introduction à une anthropologie phénoménologique, trad. Marie Claes, Le Haye, M. Nijhoff, 1979, p. 148171 ; Medard Boss, Grundriss der Medizin und der Psychologie, 2e édition augmentée, Bern, Verlag Hans Huber, 1975, p. 271-285. Voir également Henk Ten Have, « The Anthropological Tradition in the Philosophy of Medicine », dans Theoretical Medicine, 16 (1994), p. 3-14 ; Richard M. Zaner, « The Discipline of the “Norm”. A Critical Appreciation of Erwin Straus », dans Human Studies, 27 (2004), p. 37-50. 14. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 235. 15. Voir, à ce sujet, l’ouvrage classique de Walter B. Cannon, The Wisdom of the Body, 2e édition, Magnolia, MA, Peter Smith, 1978, et la monographie plus récente de Sherwin B. Nuland, The Wisdom of the Body, New York, Alfred A. Knopf, 1997. 16. Jan Hendrik van den Berg, A Different Existence. Principles of Phenomenological Psychopathology, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1995, p. 51.

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Le corps intelligent – par exemple, l’organiste qui joue une fugue avec une extrême agilité – mais également à l’observateur qui analyse et décrit une expérience motrice particulière. F. J. J. Buytendijk a raison de dire que nous ne pouvons pas comprendre sur des bases physiologiques comment un acrobate ou un violoniste peut exécuter simultanément certaines configurations de mouvements com­plexes17. C’est l’observation de l’activité humaine qui a suscité mon intérêt pour l’étude que j’ai entreprise. J’ai voulu approfondir mon étonnement devant une constatation évidente : « Le monde est rempli de mouvements », comme le dit si bien le danseur américain Merce Cunningham. Le monde est rempli de mouvements intelligents. Des penseurs éminents, à qui je suis redevable, ont attiré mon attention, par ailleurs, sur cette faculté. Ces auteurs soutiennent qu’une compréhension juste de l’intelligence corporelle forme une condition indispensable de l’analyse des caractéristiques essentielles de l’existence humaine. Si nous voulons faire la lumière sur les relations sociales, le langage et les activités artistiques, ou encore examiner la façon dont nous concevons et habitons notre espace vital, nous ne saurions ignorer notre expérience corporelle. Par conséquent, les théories anthropologiques qui font l’impasse sur la base corporelle de la vie humaine accusent de sérieuses lacunes. Étienne Gilson, dans ses conférences sur la peinture, rejette les perspectives des philosophes pour qui l’art réside entièrement dans l’esprit, les mains n’intervenant que pour exécuter les commandements qu’elles reçoivent. Il admet que certains peintres ont favorisé cette méprise en accentuant l’importance cruciale du rôle de l’esprit afin d’obtenir une meilleure reconnaissance de leur profession. L’expérience montre cependant que le peintre, même s’il possède une repré17. Frederik J. J. Buytendijk, Prolegomena einer anthropologischen Physiologie, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1967, p. 62-63.

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Introduction sentation de l’œuvre à réaliser, s’appuie sur les aptitudes d’une « main éduquée progressivement ». « L’être humain ne pense pas avec ses mains, mais l’intellect du peintre pense certainement dans ses mains, tellement que, dans des moments d’inspiration manuelle, l’artiste peut parfois laisser aller sa main sans trop se soucier de ce qu’elle fait18. » Si les philosophes, affirme Gilson, étaient tenus de faire une peinture, ils « constateraient à quel point est ingénieux le corps d’un être intelligent19 ». Le biologiste hollandais Frederick J. J. Buytendijk est surtout connu pour ses travaux sur la douleur, le jeu et le mouvement. Dans ces recherches, ainsi que dans son ouvrage Prolégomènes à une physiologie anthropologique, il formule des observations précieuses relativement au corps. Au-delà de la distinction acceptée auparavant entre « corps chose » et « corps vécu », il accentue la différence entre les états de conscience ou d’inconscience du corps. Dans notre relation non réflexive au monde, notre corps n’est jamais un simple appareil qui réagit à quelques stimuli : il forme une subjectivité en évolution, répondant à des qualités sensorielles signifiantes. Les réponses au monde environnant font appel à la fois à l’activité et à la passivité, au mouvement et à l’être-mû. « Chaque mouvement, y compris celui du regard, est d’abord un moment pathique, une forme de mouvement autonome à travers l’être-mû20. » Grâce à nos dispositions techniques déjà acquises et à notre conscience des exigences de la situation présente, nous savons comment déployer les actions appropriées. Buytendijk parle du « corps disponible » ; cette disponibilité se manifeste pendant l’exécution d’une grande variété de mouvements sans contrôle conscient. De plus, notre corps 18. Étienne Gilson, Painting and Reality, New York, Pantheon Books, 1957, p. 31. 19. Ibid., p. 35. 20. Buytendijk, Prolegomena, p. 227.

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Le corps intelligent possède une capacité remarquable de sentir ce qui peut et doit être fait dans une situation – il est doté d’un sens des valeurs fondé sur des expériences passées et ouvert aux possibilités à venir. En raison d’une telle conscience implicite des normes et des valeurs, nous sommes capables de « penser avec nos mains21 ». Les écrits théoriques qu’Aldous Huxley a consacrés à l’éducation offrent une analyse brève mais originale de la nature humaine22. La conscience est une caractéristique manifestement capitale de la vie humaine. Notre moi conscient est associé, selon Huxley, à un certain nombre de « non-moi convergents », dont le fonctionnement n’exige ni attention ni orientation. Notre moi conscient peut toutefois affecter de certaines façons ces non-moi : il peut déformer ou tronquer leur apport ou, en se soumettant à leur pouvoir, intensifier leur influence et leur efficacité. Vous avez d’abord votre non-moi personnel, votre manière habituelle d’agir et de réagir, qui est le résultat de la somme des expériences préservées par votre corps. Vous avez un autre non-moi, qui est votre système de processus physiologiques. Ces processus, qui fonctionnent en autonomie, sont responsables, par exemple, de l’apport d’oxygène, de la digestion, de la régulation de la température ou de l’activité musculaire. Un autre non-moi tout aussi important est votre intelligence corporelle, qui découvre et propose des solutions 21. F. J. J. Buytendijk, « Das Menschliche der menschlichen Bewegung », dans Das Menschliche. Wege zu seinem Verstdndnis, Stuttgart, Koehler Verlag, 1958, p. 184. 22. Aldous Huxley, « The Education of an Amphibian », dans Adonis and the Alphabet and Other Essays, Londres, Chatto & Windus, 1956, p. 9-38 ; « Education on the Nonverbal Level », Deadalus, 91 (1962), p. 279-293 ; « The Ego », dans The Human Situation. Lectures at Santa Barbara, 1959, éd. Piero Ferrucci, Londres, Flamingo Modern Classic, 1994, p. 129-142. Voir également la préface de Huxley au livre de Luigi Bonpensiere, New Pathways to Piano Technique. A Study of the Relations between Mind and Body with Special Reference to Piano Playing, New York, Philosophical Library, 1967, p. v-xxi.

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Introduction à tout problème unique et imprévisible. Dans des moments d’inspiration et d’illumination, nous nous abandonnons à un non-moi spirituel qui réside dans un domaine beaucoup plus profond. À certaines rares occasions, l’expérience spirituelle du « fondement suprême de la réalité » nous fait prendre conscience du « non-moi universel ». L’éducation n’a pas seulement pour but, selon Huxley, la transmission verbale de connaissances abstraites – des idées, des théories, des renseignements. Il y a bien plus à faire que de simplement aiguiser les facultés intellectuelles des étudiants. Le corps requiert autant de soins et d’attention que l’esprit. « Notre fonction, en tant qu’éducateurs, est de découvrir comment l’être humain peut tirer le meilleur parti possible des deux mondes – le monde de l’intelligence verbalisée, consciente de soi, et le monde des intelligences non conscientes, immanentes à l’esprit-corps, et toujours prêtes, si nous leur en donnons la chance, à faire ce qui serait impossible à l’ego non assisté23. » Cette chance est accordée à l’intelligence corporelle lorsque les étudiants apprennent l’art de combiner relaxation et effort, « l’art de laisser libre cours ». Pour composer le présent ouvrage consacré à la sagesse du corps, j’ai puisé à de nombreuses autres sources également, notamment aux experts en anthropologie médicale24. Ces penseurs originaux ne s’appuient guère sur la dichotomie traditionnelle corps-esprit dans leurs recherches. Ils œuvrent plutôt dans la perspective de la corrélation dynamique et complexe entre le sujet humain et le monde – une corrélation qui exclut une nette séparation entre perception et mouve-

23. Huxley, « The Education of an Amphibian », p. 26. 24. Parmi les figures dominantes de ce mouvement : Frederik J. J. Buytendijk, Erwin W. Straus, Eugène Minkowski, Viktor Emil Freiherr von Gebsattel, Jürg Zutt, Paul Christian, Herbert Plügge, Hubertus Tellenbach et Jan Hendrik van den Berg.

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Le corps intelligent ment, espace et temps, raison et émotion, capacités et défis25. Cette interaction réciproque peut être saine ou pathologique, personnelle ou impersonnelle, objective ou intime, générale ou unique, naturelle ou symbolique. Sans ignorer les exigences de l’objectivité, cette approche explore le système complexe des Gestalten de même que les actes de communication posés dans des circonstances concrètes. Elle favorise la participation active et sympathique à des expériences vécues et globales, plutôt que l’étude détachée et analytique de processus isolés. Une telle recherche aboutit, non pas à une « théorie brillante », mais à une « perspective plausible » qui invite les lecteurs à réfléchir sur les caractéristiques et sur la portée de leurs propres expériences26. Le présent ouvrage se veut un effort modeste en ce sens.

25. Dans son étude récente, l’archéologue Bjørnar Olsen soutient que la plupart des spécialistes des sciences sociales et des humanités ne s’intéressent guère à la matérialité de notre vie quotidienne. Il omet de noter, cependant, que les penseurs d’orientation anthropologique ont toujours accentué l’inséparabilité des actions corporelles et du contexte matériel et refuse de traiter les hommes et les femmes sujets d’expérience comme des « sujets extramondains » (Straus). Voir « Material Culture after Text. Re-Membering Things », Norwegian Archaeological Review, 36, no 2 (2003), p. 87-104. 26. Voir van den Berg, A Different Existence, p. 4.

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Autonomie

Effort dynamique

Nous découvrons tous de temps à autre – lorsque nous nous livrons à une activité physique telle que la danse, le ski, le tennis – que notre corps se meut naturellement, sans effort ni contrôle conscient. Il accomplit une tâche particulière, tout en réagissant de manière appropriée à des difficultés inattendues, auxquelles il propose des solutions étonnantes. Il nous arrive, en prenant un moment de repos, de nous demander : Mais comment est-ce que j’ai réussi à faire ça ? Comment est-ce que je suis parvenu à accomplir ce mouvement ? Nous percevons alors notre corps vivant avec un sentiment d’unité, d’harmonie. Nous avons l’impression d’être portés par l’énergie et la compétence innées de notre corps. Nous exécutons dans notre vie quotidienne beaucoup de mouvements que nous ne contrôlons pas consciemment. Nous mangeons, buvons, saluons une connaissance, ­conduisons 15

Le corps intelligent notre voiture, sans réfléchir à la façon dont nous ­accomplissons ces actes. Dans une situation donnée, nous faisons exactement ce qui apparaît être la chose la plus appropriée, la plus utile. Dans de telles occasions, nous ne considérons pas notre corps comme un instrument qui doit être guidé et employé ; nous expérimentons notre corps comme un soutien silencieux, dynamique et fiable de tout ce que nous entreprenons – un soutien autonome, qui se meut à son propre rythme. Qui dit autonomie dit aptitude à agir, à se mouvoir à son propre gré. Le terme grec automaton signifie « qui se meut de lui-même ». Le mot « autonome » s’entend, au sens large, d’un mouvement déclenché par une décision volontaire. Je décide d’aller marcher et rien ne fait obstacle aux mouvements que je déploie. L’autonomie du corps peut aussi désigner, en un sens plus étroit, les gestes que nous posons sans décision volontaire ni attention consciente. Qu’est-ce qui rend possible une telle autonomie corporelle ? Nos actions se déploient grâce à un effort dynamique constant qui habite notre corps. Nous percevons cet effort énergique lorsque, après une période d’immobilité plus ou moins prolongée, nous ressentons vivement le besoin de faire quelque chose. Voyez les enfants, à la fin de la journée scolaire : ils sautent, ils courent, ils jouent, ils satisfont un besoin impérieux de bouger. L’écrivain ressent après une séance de travail l’envie d’aller faire une marche. Nous pouvons employer, pour décrire cette propension à nous mouvoir, des termes comme envie, désir, inclination. Il s’agit dans tous les cas d’une énergie vitale primaire qui nous incite à agir, à répondre. Cette poussée dynamique se manifeste à tous les plans de notre vie active : dans la satisfaction de nos besoins physiologiques les plus fondamentaux, dans la passion, la perception, l’apprentissage, la quête de savoir, l’amour, la beauté, la reconnaissance ou l’harmonie qui nous animent. Elle imprègne les diverses 16

1. Autonomie strates de notre être, ainsi que les activités les plus diverses que nous entreprenons1. Certes, bon nombre de ces activités se produisent dans notre espace quotidien et se déploient à travers une communication sensori-motrice avec des objets. Notre contact premier avec le monde est une « compréhension sympathique », une saisie immédiate des caractéristiques physiognomoniques des objets : nous trouvons plaisants ou non, attirants ou non une rue, une voiture, un magasin2. Notre perception sensible des apparences immédiates suscite une réaction. Au cours d’une conversation, nous entendons plus que la signification des mots prononcés, nous voyons plus que le visage de notre interlocuteur : nous percevons la bonté dans le ton de la voix ou une menace dans un trait furtif de comportement. Il arrive que nous ayons tendance à nous détacher de notre situation présente et à devenir des spectateurs objectifs d’un événement donné. Nous cherchons alors à tenir notre corps en laisse en mettant un frein à sa propension à réagir instantanément. En dépit d’un tel effort, nous sommes incapables d’éliminer totalement l’aspect symbiotique de notre expérience : nous sommes toujours saisis, émus, par quelque caractéristique. Pourtant, aussi importante soit notre communication immédiate avec les objets, nos mouvements ne sauraient être déclenchés sans la poussée élémentaire du corps. La réponse motrice à une qualité motivante ne peut se produire et se développer sans la tendance naturelle de notre corps à se mouvoir. Le jeu, que déploie l’être humain dès la petite enfance, est certes l’une des activités humaines qui bénéficient le plus 1. Voir Gerd Haeffner, Philosophische Anthropologie, 3e éd. revue, tome 1 de Grundkurs Philosophie, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 2000, p. 136-138. 2. Voir Erwin W. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 318-321.

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Le corps intelligent de l’énergie latente du corps. Bon nombre d’activités ludiques sont déclenchées par la rencontre d’un objet. En raison de ses possibilités multiples, l’objet exerce une fascination sur le joueur, suscite un mouvement et, une fois le jeu lancé, le joueur réagit à tout mouvement en lui opposant un contre­mouvement. La disposition à céder à « l’invitation » de l’objet vient d’un besoin spontané de se mouvoir, d’une impulsion intérieure à agir3. Vous pouvez comparer cette impulsion au besoin de respirer – un mouvement qui ne tient ni d’une réaction réflexe ni d’une activité volontaire. Si vous retenez votre souffle, vous éprouverez un désir puis un besoin impérieux de respirer : vous devez respirer. La « dynamique jeunesse », selon l’expression de Buytendijk4, offre une manifestation tangible d’un tel besoin intérieur. Dans ce contexte, la notion de jeunesse ne dénote pas une période particulière de la vie humaine. Elle évoque plutôt une manière d’être et de se mouvoir. L’une de ses plus importantes caractéristiques est l’absence de direction : les mouvements n’obéissent pas à un plan prescrit de manière stricte ni à un cadre défini. Le rythme est un autre aspect significatif d’un mouvement associé à la jeunesse. Depuis notre tendre jeunesse et tout au long de notre vie nous déployons un balancement rythmique qui se traduit par le plaisir du jeu. Cette pulsion intérieure du corps est l’un des éléments qui permettent les grandes performances théâtrales. Au-delà du propos du texte dramatique, le jeu des acteurs tient essentiellement en des mouvements dans un espace particulier, la scène. Les comédiens traduisent en des mimiques et divers 3. Voir F. J. J. Buytendijk, Wesen und Sinn des Spiels. Das Spielen des Menschen und der Tiere als Erscheinungsform der Lebenstriebe (1933), réimpression, New York, Arno Press, 1976, p. 62-79. 4. F. J. J. Buytendijk, Allgemeine Theorie der menschlicben Haltung und Bewegung, Berlin, Springer-Verlag, 1956, p. 296-298.

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1. Autonomie gestes les pensées, les sentiments, les images qui surgissent du texte, en incarnant des rôles spécifiques. Eugenio Barba parle du « corps dilaté », un corps qui devient la manifestation tangible des pensées et des sentiments. Cette dilatation ne concrétise pas simplement une expression habile d’une réalité intérieure. Elle cristallise aussi la présence physique de l’acteur, de l’actrice, devant les spectateurs – une présence faite de changement, de croissance continuels, et soutenue par le flux des énergies corporelles. « Les tensions qui régissent secrètement notre présence physique normale surgissent à la surface chez le comédien, elles deviennent visibles, de manière inattendue5. » Michael Chekhov approfondit cette affirmation et pose que le corps doit devenir animé non seulement par les énergies nécessaires à l’exécution des actes quotidiens, mais aussi par ses impulsions créatrices. « Le corps de l’acteur ne peut avoir pour lui une valeur optimale que s’il est motivé par un flux croissant d’impulsions créatrices ; alors seulement peut-il être plus raffiné, plus souple, plus expressif et, ce qui est encore plus essentiel, sensible à ce qui constitue la vie intérieure de l’artiste créateur6. » Le contact avec ses impulsions créatrices confère au jeu théâtral son originalité, son authenticité. Sans ce contact, la prestation des acteurs risque de retomber au niveau d’une copie non artistique, vide, de quelques situations existentielles. La créativité dans le jeu dramatique s’enracine dans le corps, non seulement dans l’effort corporel, mais, plus spécifiquement, dans l’impulsion fondamentale à réagir aux valeurs et aux sentiments et à inventer des formes originales. La profonde analyse de Chekhov nous inspire une distinction utile entre l’effort visant à faire une chose et l’effort 5. Eugenio Barba, « The Dilated Body », dans A Dictionary of Theatre Anthropology. The Secret Art of the Performer, dir. Eugenio Barba et Nicola Savarese, Londres, Routledge, 1995, p. 54. 6. Michael Chekhov, To the Actor, Londres, Routledge, 2002, p. 3.

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Le corps intelligent visant à accomplir une chose7. L’effort visant à faire une chose entraîne le déploiement de mouvements sans but déterminé. L’effort visant à accomplir une chose est motivé par un objectif et la production d’un résultat. Il peut s’agir de la personnification d’un autre être humain, de la création d’une forme à partir de divers matériaux ou de la composition d’une mélodie. La visée d’un objectif, que ce soit la représentation des traits subtils d’une personnalité ou la réalisation d’une peinture ou d’une sculpture, ne signifie pas nécessairement que l’activité déclenchée mobilise consciemment le corps à cette fin. Gregory Bateson fait remarquer que, au cours d’une activité de création, l’artiste ne cherche pas de manière délibérée à exploiter les ressources créatrices du corps. « L’artiste peut avoir un but conscient, pour vendre sa toile, et peut-être même pour la réaliser. Mais, au cours même de cette réalisation, il doit nécessairement écarter toute arrogance, au profit d’une expérience créatrice où l’esprit conscient ne jouera plus qu’un rôle secondaire8. » L’artiste accueille donc avec gratitude les « bons moments » où les idées, les solutions, les formes lui adviennent et où ses mains semblent guidées par des impulsions inscrites dans son corps. Les deux formes de la poussée intérieure, l’effort visant à faire une chose et l’effort visant à accomplir une chose, suscitent un contrôle instrumental : nous pouvons les réprimer, les maîtriser ou leur donner consciemment libre cours et orienter leur dynamisme, mais nous sommes incapables de les produire à volonté. Elles se manifestent comme une énergie toujours disponible, enfermée dans notre corps. L’analyse de certaines activités que je propose plus loin, aussi schématique soit-elle, montre clairement que le corps est bien plus qu’un 7. Voir Philipp Lersch, Aufbau der Person, 11e éd., Munich, Johann Ambrosius Barth, 1970, p. 190-193. 8. Gregory Bateson, « But conscient ou nature », dans Vers une écologie de l’esprit, tome 2, trad. Ferial Drosso et Laurencine Lot, Paris, Seuil, 1980, p. 195.

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1. Autonomie objet que nous pouvons maîtriser et manipuler en fonction de certaines idées, de certains souhaits. Le corps est, avant tout, un sujet doté d’une vitalité générale qui embrasse toutes nos activités et s’impose comme une condition fondamentale de notre existence humaine9. Le corps porteur

Paul Ricœur considère cette activité involontaire du corps, de même que la volonté consciente, comme des caractéristiques anthropologiques premières. « L’existence humaine est comme un dialogue avec un involontaire multiple et protéiforme – motifs, résistances, situations irrémédiables – auquel le vouloir riposte par choix, effort, consentement. Je subis ce corps que je conduis10. » Notre croissance et notre déclin, la modification graduelle de notre apparence physique, de notre vigueur musculaire, de notre mobilité, s’inscrivent au nombre des événements corporels qui se produisent indépendamment de notre volonté. Au fil de notre devenir personnel nous subissons plusieurs changements dont nous devons nous rendre compte. De même, nous avons l’impression d’être à la merci de certaines humeurs. Ces états d’âme très intenses – pensez à certains chagrins profonds – nous paraissent avoir une existence indépendante et contrôler notre corps. Il serait juste de dire que le corps, qui cherche à préserver une existence paisible, est subjugué par le corps11. L’observations de ces expériences a incité Jürg Zutt à affirmer que nous sommes véritablement portés par un certain nombre d’organes, de fonctions physiologiques et psychologiques et que ce fait irréductible d’« être porté » (Getragensein)   9. Voir Haeffner, Philosophische Anthropologie, p. 138. 10. Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1988, p. 259. 11. Voir Ernst Bloch, Le Principe espérance, tome I, trad. Françoise Wuilmart, Paris, Gallimard, 1976, p. 62-64.

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Le corps intelligent définit et oriente notre devenir personnel. Être porté quelque part dans l’espace et le temps est l’une des façons originales d’être un corps. Paradoxalement, nous sommes portés et, à la fois, nous nous portons nous-mêmes. « Cet être-porté nous porte, d’un point de vue spatial, loin dans l’espace et, d’un point de vue temporel, loin dans le temps, dans l’avenir. Nous sommes nous-mêmes cette action de porter qui nous porte : je suis mon devenir. Je deviens12. » En somme, nous sommes livrés à la vitalité autonome de notre corps puisque les besoins, les tendances, les changements et les désirs de notre corps qui nous porte précèdent notre volonté et lui résistent. Lorsque, par exemple, nous avons faim, nous prenons conscience des modifications de notre corps qui nous porte et de l’emprise qu’a sur nous un tel état. De même, lorsque nous sommes totalement absorbés à couper du bois ou de la pierre, nous pouvons remarquer que nos propres mouvements habiles sont orientés par une « poussée créatrice » (Schaffensdrang) qui se manifeste dans nos mains13. Le corps s’annonce, avec son autonomie ; sans décision volontaire, sans planification ; notre corps porteur subit certaines modifications : il devient affamé, agité, énergique, triste ou fatigué. Il ne faut pas voir dans ces modifications de simples changements physiologiques. Nous devenons affamés d’une manière personnelle, non pas indépendamment d’une situation particulière, et en relation avec une unité de facteurs véhiculant une signification spécifique. À moins d’être totalement épuisés, nous ressentons de la fatigue lorsque affrontés à un certain nombre de tâches à choisir et à accomplir. La « non12. Jürg Zutt, « Über den tragenden Leib », dans Auf dem Wege zu einer anthropologischen Psychiatrie, Gesammelte Aufsätze, Berlin, Springer-Verlag, 1963, p. 419420. 13. Voir Felix Hammer, Leib und Geschlecht. Philosophische Perspektiven von Nietzsche bis Merleau-Ponty und phänomenologisch-systematischer Aufriss, Bonn, Bouvier Verlag, 1974, p. 192-196.

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1. Autonomie capacité-de-faire » du corps ne saurait être séparée du « nonvouloir-faire » subjectif de notre réponse personnelle à une invitation ou de la sollicitation d’un travail particulier. Le corps qui nous porte n’est pas une machine qui travaille indépendamment du monde où nous nous trouvons avec notre histoire et nos projets personnels. Le monde se présente avec ses qualités, en fonction des changements qui se produisent dans notre corps porteur. Par conséquent, les divers modes d’être physiques – la faim, la fatigue, la soif ou la tristesse – ne sont pas seulement des états intérieurs, mais également des moyens de nous trouver nousmêmes dans notre environnement concret, en relation avec des choses, des événements ou des gens signifiants, en inter­ action avec eux ou agissant sur eux. Selon que nous sommes calmes ou agités, notre rapport aux autres automobilistes sur la route diffère tout à fait. Si nous nous trouvons soudain en danger, nous percevons une maison comme un refuge14. Lorsque nous sommes dans un état de bien-être ou de bonne forme physique, nous expérimentons notre corps comme une entité agréable et commode. Cet état, qui passe souvent inaperçu, se caractérise par le plaisir d’être bien, physiquement et mentalement, et d’avoir l’énergie qu’il faut pour entreprendre différentes tâches. Notre milieu immédiat nous paraît stimulant et amical. Nous avons tendance à nous y projeter avec un sentiment d’unité, d’intégration, voire d’intimité. Nous percevons telle route, tel pré, telle colline comme des appuis de nos visées, comme des dimensions qui répondent à notre agir ; nous les concevons comme des moyens, qui peuvent nous aider à réaliser nos initiatives 14. Buytendijk, Prolegomena einer anthropologischen Physiologie, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1967, p. 134. Werner Herzog, dans son film Little Dieter Needs to Fly (1997), montre comment nous conférons une signification à des objets spécifiques (des portes, par exemple), en fonction des expériences de notre vie personnelle.

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Le corps intelligent s­ pontanées ou soigneusement planifiées, et à atteindre nos objectifs. Quand nous nous déplaçons, nous pouvons atteindre notre destination facilement, efficacement, ou en ignorant les principes d’économie d’effort et d’utilité. Nous faisons alors maints détours, nous gambadons, nous enlevons et remplaçons des objets sans être en mesure d’expliquer la valeur fonctionnelle de nos actes et la manière dont nous les exécutons15. Capacités endogènes

Hubertus Tellenbach tient pour des réalités endogènes les impulsions et les besoins du corps16. Elles habitent le corps et le meuvent d’une manière rythmique en vue d’atteindre un objectif et ainsi de remplir un vide. Divers processus et façons d’être du corps, tels que la fatigue, la maladie ou la somnolence – introduites par la dynamique du « flux vital » (Lebensfluss) interne – forment également des déploiements endogènes. L’endogénéité concerne l’origine de toutes ces expériences provisoires. Elle constitue une base qui façonne une pluralité de processus et d’événements vitaux. Certains éléments héréditaires et permanents, tels que le talent, la disposition, l’attitude typique, le type physique, les caractéristiques de l’intelligence, le tempérament dominant se fondent également sur ce « pouvoir de façonnement original » (ursprünglich prägende Macht), dont ils émergent. Au-delà de certaines attitudes spécifiques et tendances constantes, un certain nombre de capacités corporelles s’enracinent également dans la sphère 15. Voir Herbert Plügge, Wohlbefinden und Missbefinden. Beiträge zu einer medizinischen Anthropologie, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1962, p. 91-106. 16. Hubertus Tellenbach, La mélancolie, trad. L. Claude, D. Macher, A. De Saint-Sauveur et C. Rogowski, Paris, PUF, 1979, p. 39-93 ; « Die Begründung psychiatrischer Erfahrung und psychiatrischer Methoden in philosophischen Konzeptionen vom Wesen des Menschen », dans Philosophische Anthropologie. ErsterTeil, dir. Hans-Georg Gadamer et Paul Vogler, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1974, p. 169-175.

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1. Autonomie endogène. Appartenant à la vie de la personne, cette sphère procure une unité particulière à tous les processus, dispositions et traits vitaux. Ce qui provient de cette dynamique de façonnement, ce qui se développe à partir d’elle, ne se trouve pas à notre disposition à la manière d’un instrument. Il est possible de modifier la longueur et la rythmicité de notre sommeil et de notre état de veille. Or nous ne saurions éliminer leur périodicité. Il nous est loisible de modifier notre corps, mais une telle entreprise ne connaîtra qu’un succès limité. Le processus de maturation individuelle nous échappe. Nous ne pouvons pas « vouloir » les réponses qui surgissent spontanément de notre corps. La caractéristique fondamentale de l’endogène, qui se manifeste dans nos attitudes et nos mouvements, ne se prête pas à une manipulation consciente ; elle résiste à toute domination instrumentale. Lorsque nous ressentons le besoin de nourriture ou de repos, lorsque nous surmontons instantanément un obstacle imprévu, nous remarquons que quelque chose nous arrive. Tellenbach associe à une caractéristique commune, le pathique, les aspects « non volontaires », « non malléables » des processus vitaux. Les dimensions endogènes de nos expériences ne résultent pas de nos décisions et de nos efforts conscients : nous leur sommes soumis. Buytendijk considère lui aussi l’endogène comme une caractéristique fondamentale de l’être humain. « L’endon concerne le fondement caché de la capacité “authentique” de la personne comme être humain, envisagée tant dans son humanité générale que dans son existence psychophysique individuelle17. » Cette capacité est tenue pour une réalité à la fois cachée et perceptible : en conversant, nous percevons l’acte de la parole, mais non le don du discours comme tel. La disposition humaine qu’est la parole est à la fois corporelle 17. Buytendijk, Prolegomena, p. 43.

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Le corps intelligent (comme capacité de se structurer pour produire des sons) et personnelle (comme capacité de communiquer des significations par l’intermédiaire du corps). Les processus endogènes ne se déploient pas de manière isolée, indépendamment d’un contexte concret : nos besoins se manifestent dans notre vie quotidienne ; nos dispositions, nos compétences particulières se révèlent « dans la pleine réciprocation » avec les gens et les objets18. Il s’ensuit que nous sommes capables d’exercer une certaine influence sur cette interaction fondamentale. Puisque nos talents et capacités présentent une plasticité significative, nous sommes en mesure, grâce à une éducation appropriée, de les raffiner, de les améliorer. Pour Tellenbach, l’expression « cosmos naturel et intersubjectif » concerne les actions et les choses matérielles qui donnent une orientation aux processus et puissances endogènes. Ainsi, l’endogène n’est pas simplement une réalité nécessaire ; c’est une réalité possible et désirable, au sens où, en faisant taire notre volonté, nous sommes en mesure d’ajuster nos action à leurs exigences et d’accentuer leurs incidences19. Se référant aux idées de Goethe sur le développement de l’œil, Tellenbach évoque deux manières de considérer nos dons sensoriels : nous pouvons les instruire ou être instruits par eux20. Mais si nous nous en remettons aux dispositions autonomes et disponibles de notre corps, en tirerons-nous vraiment des avantages ? Tellenbach met en lumière l’« avantage » important de l’endogène en faisant ressortir la connaissance « réelle » et « incompréhensible » qui habite les organes des animaux et leur permet d’accomplir des actions signifiantes, sans expérience et sans réflexion21. Il estime toutefois que 18. 19. 20. 21.

Voir Tellenbach, La mélancolie, p. 70. Tellenbach, « Die Begründung », p. 170. Tellenbach, La mélancolie, p. 71. Ibid., p. 70.

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1. Autonomie « l’instruction qu’un être humain peut recevoir d’abord de ses organes est relativement limitée, même si elle n’est pas tout à fait inexistante22 ». (Le petit enfant est instruit par ses organes quand, par exemple, il commence à jouer et expérimente des sons et des mouvements.) La connaissance qui permet à l’animal de s’adapter à l’environnement peut se trouver tout aussi bien dans le corps humain. Cependant, selon Tellenbach, une telle connaissance joue un rôle moindre dans la formation du comportement humain que dans le développement du mouvement et de la perception sensorielle chez l’animal. Les humains ont besoin avant tout d’instructions verbales et d’interactions sociales. Certes, avant de pouvoir agir promptement et de manière inventive quand nous affrontons une difficulté, nous devons apprendre la plupart des configurations de mouvement. Pour conduire une voiture ou rouler à bicyclette, nous devons nous représenter et déployer un mouvement particulier comme une forme globale, une structure où certains éléments sont plus accentués que d’autres. Le contrôle visuel de ces éléments dominants doit graduellement faire place à leur « compréhension ». Comprendre un mouvement, c’est saisir et coordonner ses divers éléments et, grâce à une pratique répétée, percevoir que la forme convient parfaitement aux conditions environnementales. L’adéquation requise pour le cyclisme diffère évidemment de l’adéquation exigée en natation. Tous les exercices que nous déployons tendent à promouvoir un sentiment de justesse et d’adéquation. « Lorsque cela se produit », écrit Buytendijk, « un mouvement mélodique résonne en nous et nous meut tel un danseur ou une danseuse23 ». Sans la maîtrise du corps, sans la familiarité d’une habileté physique, l’exécution de chaque mouvement exigerait des efforts 22. Ibid., p. 71. 23. Buytendijk, Allgemeine Theorie, p. 288.

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Le corps intelligent ­ ouveaux d’assimilation, de surveillance et de régulation. n Comme le fait remarquer Claude Bruaire, par l’apprentissage, l’informe énergétique du corps devient « humain » et « disponible », et le mouvement est à notre disposition habituelle24. Nous en venons donc à acquérir, parfois non sans peine, une grande variété de configurations motrices : nous apprenons à marcher, à sauter, à nager, à lancer une balle, à conduire une voiture, à jouer du piano. Une fois assimilée et comprise une structure motrice, et mis en œuvre le dynamisme naturel du corps, les mouvements se suivent les uns les autres de manière harmonieuse et les variations ou les ajustements naturels se produisent d’euxmêmes. Le corps affiche tant ses propres capacités organiques que la compréhension technique polyvalente qu’il a déjà acquise. Sa spontanéité naturelle est devenue pleinement humaine. La connaissance endogène de notre corps se manifeste davantage que ne le reconnaît Tellenbach. L’« involontaire spontané » qui anime notre corps nous permet non seulement de bien réagir aux exigences d’une situation, mais également d’inventer toutes sortes de mouvements nouveaux. La spontanéité, qui tire son énergie de la poussée dynamique naturelle du corps, constitue, avec d’autres capacités, une ressource endogène, qui oriente un grand nombre d’actions, de la plus élémentaire à la plus inhabituelle. Une observation de John Blacking résume le propos du présent chapitre : « le comportement et l’agir humains sont des prolongements des capacités qui se trouvent déjà dans le corps ; les formes et le contenu de ces prolongements sont engendrés par des configurations d’interaction entre les corps, dans le contexte de différents environnements sociaux et

24. Claude Bruaire, Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968, p. 148-151.

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1. Autonomie physiques25 ». Ces capacités sont au cœur des préoccupations de l’anthropologie phénoménologique. Les pages qui suivent en proposent une analyse et une mise en relief de leur importance.

25. John Blacking, « Towards an Anthropology of the Body », dans The Anthropology of the Body, dir. John Blacking, Londres, Academic Press, 1977, p. 11.

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Sensibilité

L’aspect pathique

Le déploiement de nos nombreuses tâches quotidiennes, nos actes de communication interpersonnelle, nos multiples mouvements dans notre décor familier nous exposent à une grande variété d’impressions, de couleurs, de sons, d’odeurs ou de qualités tactiles. Lorsque nous arrivons dans un lieu public – une boutique, un restaurant – une forte odeur, une musique assourdissante nous enveloppent littéralement et suscitent en nous une réaction physique. Comme l’indique le terme « impression », les qualités sensorielles s’impriment en nous et nous affectent. Nous pouvons nous sentir mal à notre aise dans un édifice à bureaux. Ou au cours d’une conver­ sation, nous pouvons être frappés par des changements ­perceptibles dans l’expression faciale ou vocale de notre interlocuteur. Notre interlocuteur affiche des dispositions intérieures dont la constitution est d’une qualité qui est vécue, mais pas 30

2. Sensibilité nécessairement connue ou représentée consciemment. « En entrant dans un appartement », souligne Maurice MerleauPonty, « nous pouvons percevoir l’esprit de ceux qui l’habitent sans être capables de justifier cette impression par une énumération de détails remarquables, et, à plus forte raison, bien avant d’avoir noté la couleur des meubles1. » De fait, il y a bien des situations dans notre vie quotidienne où notre réaction aux événements, aux espaces, aux gestes et aux paroles se déploie en l’absence de toute compréhension conceptuelle explicite. Nous entrons en rapport avec les objets ou les personnes de manière implicitement ou tacitement consciente : notre corps en sait bien plus que ce que nous pourrions exprimer en paroles2. Toutes ces expériences, nous pouvons les considérer comme pathiques, au sens où, pré-conceptuelles, elles mettent en jeu une réponse corporelle. La communication même présente cette caractéristique fondamentale : elle est pathique, c’est-à-dire qu’elle forme une relation transformante à une situation qui nous affecte personnellement de quelque façon3. Si vous déambulez sans but précis dans une grande salle et que vous entendez une voix douce, familière – vous en reconnaissez le ton, la couleur – sans savoir exactement quelle est la personne qui parle et ce qu’elle dit, vous ne pouvez réagir aux sons entendus d’une manière neutre, détachée. Votre corps est saisi, ému par la qualité de cette voix. Les ondes de sentiment ainsi déclenchées provoquent une évaluation de l’impression sensorielle. Si vous êtes fatigué, si vous avez froid, si un brouillard épais vous opprime, vous expérimentez ces 1. Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2002, p. 187. 2. Voir Henri Maldiney, « Comprendre », Revue de Métaphysique et de Morale, 1-2 (1961), p. 52-53 ; Michael Polanyi, The Tacit Dimension, New York, Anchor Books, 1967, p. 1-25. 3. Voir Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie. À la lumière de l’analyse existentielle et de l’analyse du destin, Grenoble, Jérôme Millon, 1991, p. 295-323.

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Le corps intelligent sensations avec une vive intensité. Votre état physique produit une relation particulière avec tout ce que vous percevez, et certaines choses vous inspirent une peur plus intense4. Au crépuscule, lorsque tombent la noirceur et le silence, nous sommes envoûtés par les ténèbres. Nous ressentons un bienêtre, un calme physique qui nous sensibilisent au mystère de l’espace habité. Nous projetons sur notre environnement des qualités et des significations correspondant à nos dispositions et nos attitudes du moment. Dans une analyse lumineuse des expériences senso­rielles humaines, Erwin W. Straus établit une distinction entre les aspects pathique et gnostique de nos rapports au monde5. Par pathique, Straus entend une communication immédiate, vivement sensuelle, avec des tons, des couleurs, des odeurs et des matières tactiles. Par gnostique, il entend la perception distante, neutre, des propriétés constantes des choses. La relation pathique préside à la saisie du comment, la relation gnostique, à la saisie du quoi. Dans la sphère pathique, nous ressentons les impressions momentanées et les qualités symboliques ; dans la sphère gnostique, nous sommes orientés vers les caractéristiques déterminables et objectives. Puisque les caractéristiques spatiales et temporelles de nos communications avec des objets émergent ensemble, inévitablement, un contraste correspondant se profile entre ce que nous éprouvons et notre manière de nous déplacer. Dans le rapport pathique, nous nous concentrons sur notre 4. Erwin W. Straus, Man, Time, and World. Two Contributions to Anthropological Psychology, trad. Donald Moss, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1982, p. 6061. 5. Erwin W. Straus, « The Forms of Spatiality », dans Phenomenological Psychology (1966), trad. Erling Eng, New York, Garland, 1980, p. 3-37 ; Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 591-608. Voir aussi Renaud Barbaras, « Affectivity and Movement. The Sense of Sensing in Erwin Straus », Phenomenology and the Cognitive Sciences, 3 (2004), p. 215-228.

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2. Sensibilité activité présente et expérimentons une union immédiate entre notre milieu et nous-mêmes. Notre mouvement n’a ni point de départ précis ni direction et se déploie dans un espace dépourvu de système de valences fixes. Dans le rapport gnostique, nous nous orientons activement en fonction du passé et de l’avenir, et l’espace qui nous entoure est balisé par la direction, la distance, la mesure et la stabilité. Là, notre mouvement est lié à un but et associé à un « espace historique ». Il serait erroné de séparer strictement le pathique et le gnostique comme deux aspects ou moments alternatifs d’une expérience globale. Le pathique n’apparaît pas seulement quand le gnostique s’efface, il n’appartient pas seulement à des objets particuliers ou à des actions spécifiques. Le pathique concerne les caractéristiques de l’expérience immédiate d’une activité ainsi que notre communication réciproque avec les choses. Lorsque nous jouons de la musique, par exemple, le moment pathique peut être accentué davantage, mais sans occulter la dimension gnostique. Quel que soit le facteur dominant, pathique ou gnostique, la communication fait intervenir une expérience corporelle particulière : « Lorsque nous parlons de moments pathiques ou gnostiques, nous embrassons nettement l’expérience du corps vivant (Leib) dans sa relation avec son environnement et le monde6. » Comment caractériser l’exposition « pathique » du corps vivant aux impressions sensorielles ? Le lien préconceptuel, immédiat, comporte un élément central, soit l’expérience d’être affecté. Quelque chose prend possession de nous ; notre corps est saisi par une qualité, livré à son influence. Le facteur décisif ici est la capacité qu’a le corps de faire écho aux impressions vives et pénétrantes, de vibrer sous la résonance d’événements signifiants. Les termes « écho » et

6. Straus, « The Forms of Spatiality », p. 27.

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Le corps intelligent « résonance » évoquent la réceptivité et la sensibilité du corps, sa synergie avec le monde extérieur. Éclairés par les fines analyses de Buytendijk et de Jean Ladrière, qui puisent tous deux leur inspiration dans la pensée de Martin Heidegger, nous pourrions évoquer la notion de Stimmung, qui désigne l’humeur, l’expérience de la disposition, de l’impression, de l’effet que reçoit le corps7. Cette expression concerne la passivité du corps, sa réceptivité, sa capacité d’être sous l’influence d’impressions extérieures. Par ailleurs, l’humeur est source de diverses évaluations, significations et formes de comportement. La Stimmung est donc porteuse de l’« unité paradoxale » (Ladrière) de la passivité et de l’activité. Le corps et le milieu concret se définissent réciproquement : le corps est mû et à la fois il se meut virtuellement ou concrètement et établit des significations. Dans son étude sur la réceptivité du corps aux espaces de vie, Ladrière, qui emprunte largement à Michel Henry ses perspectives sur l’affectivité, affirme que notre sensibilité corporelle ne se déploie pas seulement au niveau de notre rapport intentionnel-pathique avec le monde8. Nos sentiments – joie, tristesse, satisfaction, détresse – se forment grâce à la capacité fondamentale qu’a le corps de s’affecter et de se sentir lui-même. Cette perception sensible de soi-même n’entraîne aucune représentation théorique ; elle est plutôt vécue immédiatement et appréhendée indubitablement dans le contexte de notre vie personnelle. Ladrière admet que l’affectivité, comme telle, ne saurait être comprise comme la seule relation du corps avec lui-même. Elle nous relie, certes, à des événements, nous permettant d’être en phase avec un courant de 7. Frederik J. J. Buytendijk, Prolegomena einer anthropologischen Physiologie, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1967, p. 51 ; Jean Ladrière, « La ville, inducteur existentiel », dans Vie sociale et destinée, Gembloux, Duculot, 1973, p. 139-160. 8. Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963, p. 573585.

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2. Sensibilité qualités, d’être touchés et émus par ces qualités. Ladrière affirme cependant que notre ajustement affectif à l’autre est rendu possible par la réceptivité originaire de notre corps, par sa réceptivité indubitable et effective à l’égard de lui-même. Au-delà de son interaction dynamique avec les choses et les personnes, notre corps est éminemment réceptif ; il a la capacité d’être affecté par lui-même et cette auto-affectation, la passivité immédiate dont il fait preuve envers lui-même, constitue la réalité originale du corps vivant et rend possible son ouverture au monde. « Nous sommes affectivité, en tant que notre être est essentiellement passif. Mais cette passivité, c’est le corps lui-même ; nous sommes donc affectivité en tant que nous sommes corps9. » Si des impressions externes peuvent produire en nous des dispositions affectives, cela est attribuable immédiatement à la capacité qu’a notre corps vivant de s’affecter lui-même, de se sentir lui-même, de se mettre en rapport avec lui-même, sans médiation ni distance. Délicatesse du corps

Pour décrire plus adéquatement la communication affective du corps, j’aimerais introduire la notion de sensibilité. Cette notion concerne notre capacité de réaction pathique élémentaire aux apparences, aux changements et aux difficultés, l’exposition constante et inévitable du corps aux impressions. En tant qu’êtres sensibles, nous sommes soumis à toutes sortes d’influences des événements et des évolutions extérieures. « Par elle », affirme Louis Lavelle, « le monde tout entier cesse de nous être indifférent et étranger : il acquiert avec nous une sorte de consubstantialité ; notre corps tient à lui par des fibres si secrètes qu’aucune ne peut être atteinte sans 9.

Ladrière, « La ville, inducteur existentiel », p. 154.

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Le corps intelligent que nous soyons tout entier affecté10. » Le lien entre notre corps et les réalités quotidiennes qui nous entourent nous permettent d’exister ; par contre, il peut mettre fin à notre existence. Nous sommes à la merci d’événements fortuits. À l’instar de Ladrière, Lavelle affirme que la sensibilité est non seulement une forme première de contact avec les objets et les personnes, mais aussi une forme essentielle de conscience de soi, une révélation immédiate et indubitable de notre propre existence. Sans la sensibilité, comment pourrions-nous reconnaître que notre corps nous appartient, et appartient, dans une certaine mesure, à tout ce qui nous affecte ? C’est en raison de sa vulnérabilité constitutive que nous sommes éminemment conscients de notre corps : nous prenons conscience de ce qui peut être affecté, perturbé, voire perdu11. C. S. Lewis fait remarquer, dans Studies in Words, que « la sensibilité signifie toujours plus qu’un simple degré ordinaire de capacité de répondre ou de réagir12 ». De fait, comme elle est une simple vulnérabilité, l’exposition pathique à une influence extérieure particulière n’épuise pas cette capacité corporelle spécifique. C’est par notre sensibilité que nous prenons conscience des changements, des contrastes, des différences, des déviations, même si notre discernement reste vague et manque de précision. Lavelle parle d’une « délicatesse du corps qui lui permet d’être ébranlé par les actions extérieures les plus subtiles et les plus lointaines, de discerner leurs nuances les plus fines13 ». Lorsque nous rencontrons quelqu’un, nous pouvons, si nous sommes suffisamment attentifs, sentir immédiatement que quelque chose ne va pas, que quel10. Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Paris, Bernard Grasset, 1939, p. 90. 11. Voir Eugène Minkowski, « Voyons-nous avec les yeux ? », dans Vers une cosmologie. Fragments philosophiques, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 133-134. 12. C. S. Lewis, Studies in Words, 2e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1967, p. 159. 13. Lavelle, L’erreur de Narcisse, p. 90.

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2. Sensibilité que chose s’est produit, que la personne devant nous n’est plus la même. Ou, si nous rencontrons deux frères, nous pouvons déceler instantanément, parfois avec beaucoup de justesse, leurs qualités distinctives. Nous percevons de petites différences dans leur manière de nous saluer, ou dans l’expression de leur visage. Pourtant, nous serions bien incapables de dire au juste ce qui déclenche une telle perception. Tel un séismographe très sensible, notre corps peut, dès notre plus jeune âge, enregistrer des variations, des nuances, des teintes dans les attitudes et les comportements des gens qui nous entourent, et y réagir14. La capacité de discernement de notre corps le met en rapport avec notre environnement, en fonction de nos activités et de nos intérêts. Lorsque, par exemple, nous affrontons des problèmes pratiques importants, nous avons tendance à ignorer les impressions sensorielles superflues ou distrayantes. Nous sélectionnons des zones d’intérêt et devenons indifférents aux informations non pertinentes. Nous nous concentrons sur des tâches et des objets particuliers ; par conséquent, notre sensibilité choisit certains aspects, certains secteurs, auxquels elle prête davantage attention. Straus illustre cette modification tacite par l’exemple suivant15. Vous entrez dans 14. Paul Weiss définit également la réactivité (sensibility) comme une capacité singulière de discernement. Il la distingue de la sensibilité (sensitivity) en la dépeignant comme plus raffinée et associée à différentes parties du corps. « Un corps vivant est réceptif. Sa réceptivité tient à l’exercice de sa propre existence, où il offre une réponse différente à des sollicitations différentes, à différents événements. Le corps déploie une existence sensible. Lorsque le corps vit, tout simplement, ce pouvoir sert à le rendre sensible, à le préparer à réagir. Lorsque la faculté sensible s’exprime à un niveau plus élevé, le corps devient sensible, agissant de manière différentielle comme un corps unique, mais qui déploie des accents différents dans ses différentes parties, rendant ainsi possible une réponse plus souple, plus appropriée. » « Man’s Existence », International Philosophical Quarterly, 1 (1961), p. 561. Voir également son ouvrage Privacy, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983, p. 57-73. 15. Straus, Du sens des sens, p. 349-350.

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Le corps intelligent une salle bondée de monde. Un bruit fort et distrayant vous assaille. Mais dès que vous rencontrez quelqu’un et engagez la conversation, la situation change : vous n’êtes plus submergé(e) par le bruit ambiant. Vous prêtez attention aux mots et aux gestes de votre interlocuteur et le vacarme continu, dérangeant de la foule s’estompe. Vous pouvez faire la même expérience dans la circulation de l’heure de pointe si, allumant la radio de la voiture ou utilisant votre téléphone cellulaire, vous ressentez un certain éloignement des impressions visuelles et auditives agressantes du centre-ville. Votre sensibilité corporelle est désormais concentrée sur une sphère d’intérêt restreinte. Si, par contre, vous ne manifestez pas d’intérêt envers des événements spécifiques, vous vous trouvez exposé à une grande variété d’informations visuelles et auditives. À cet égard, Straus affirme que l’extrême sensibilité au bruit manifestée par les personnes malades tient à une perturbation de la communication avec le monde, plutôt qu’à un mauvais fonctionnement des nerfs acoustiques. Ce qui nous amène à un autre aspect important de notre sensibilité corporelle : sa relation au mouvement. Que vous vous concentriez sur des aspects particuliers ou soyez en rapport avec une gamme de situations plus vaste sans préoccupation particulière, votre sensibilité, engagée ou détachée, se prête nécessairement au mouvement. Le toucher manifeste cette relation de manière frappante. Lorsque nous touchons un objet, l’impression tient manifestement du mouvement de notre main. Si notre main s’arrête, l’impression tactile reste constante, et finit par cesser de nous affecter. C’est le déploiement de notre mouvement qui rend possible la résonance affective de l’objet. Par ailleurs, notre mouvement lui-même résulte du contact tactile : le mouvement exploratoire de la main est guidé par quelques qualités tactiles – la dureté, la mollesse, la douceur, la rugosité – et par les tonalités affectives introduites par ces qualités. Le mouvement tient sa nature et 38

2. Sensibilité son intensité, dans une grande mesure, de la correspondance affective de l’objet. Les compétences motrices de certains joueurs de basketball ou de water-polo sont certes rehaussées par la relation ludique qu’ils entretiennent avec le ballon, qui séduit naturellement par sa rondeur, par sa parfaite sphéricité. La saisie et le lancer d’un ballon éveillent les résonances d’une satisfaction particulière, « le sentiment de coexistence sans résistance16 », comme dit Buytendijk. Une sensation semblable accompagne tout geste de caresse d’un objet doux et rond, tel la tête d’un petit enfant. Une caresse peut certes traduire diverses significations et motivations : la bienveillance affective qu’elle manifeste peut être perçue comme une expression de réconfort ou d’exploration. Quoi qu’il en soit, le contact rythmique de la main avec le corps de la personne aimée est suscité par la composante affective de l’impression tactile. Jean Nogué perçoit des similitudes entre une caresse et les gestes du musicien : de même que l’élan, les mouvements subtils et délicats des doigts du violoniste produisent un flux de sonorités, les tonalités affectives éveillées par les contacts tactiles guident les mouvements d’approche et de retrait de la main17. L’exécution des mouvements tactiles ne tient pas à un « processus sans cause » (Straus) ; nous introduisons des variations de rythme, de vitesse et de forme dans les configurations de nos mouvements, puisque nous sommes toujours en rapport avec notre milieu et établissons une communication subtile avec ses éléments importants. Nous sommes des êtres sensibles, et comme tels nous expérimentons des choses, des événements et des personnes qui parlent directement à notre 16. F. J. J. Buytendijk, Le football. Une étude psychologique, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 25. 17. Jean Nogué, Esquisse d’un système des dualités sensibles, Paris, PUF, 1943, p. 109 ; voir également F. J. J. Buytendijk, « Some Aspects of Touch », Journal of Phenomenological Psychology, 1 (1970), p. 114.

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Le corps intelligent corps et suscitent par conséquent divers types de réponses motrices18. Différents genres d’impressions sensorielles éveillent des résonances affectives distinctes. Le contact d’un objet peut faire appel à la collaboration de plusieurs sens. Quand nous allons au concert, nous voyons le pianiste qui s’exécute et en même temps nous entendons sa musique. Si nous fermons les yeux, nous ne percevons que les sons. Nous ne voyons plus le jeu des mains. Si nous regardons un concert à la télévision, par contre, nous pouvons faire l’expérience opposée. En baissant le son, nous pouvons voir simplement le pianiste à l’œuvre. Ce va-et-vient entre la vue et l’audition ne concerne pas simplement un transfert de l’attention sensorielle. Lorsque nous « éteignons » soudainement un sens, la perception change. Il ne s’agit pas simplement d’une baisse d’intensité, mais d’un changement qualitatif. Nous établissons une relation tout à fait différente avec le concert. Si vous regardez un film d’horreur ou un match de football et que vous éteignez le son, l’image n’a plus la même prise sur vous. Un changement inverse se produit si vous ouvrez la barrière d’un sens additionnel – le goût ou le toucher. Comme le montre Straus, quand vous passez de la sphère tactile à la sphère visuelle, ou de la sphère visuelle à la sphère auditive, ou vice versa, vous expérimenterez un changement important dans la façon dont les personnes ou les événements vous affectent. Ces réalités restent les mêmes objectivement parlant ; ce qui a changé, c’est la manière dont elles stimulent votre sensibilité19. « À un niveau émotif », fait remarquer Anthony Storr, « l’audition atteint un niveau plus profond que la vue ; quand une personne parle, l’ouïe favorise une relation humaine davantage que la vue20. » Les amoureux savent bien que la plus simple caresse de la 18. Straus, Du sens des sens, p. 405. 19. Ibid., p. 591-608. 20. Anthony Storr, Music and the Mind, New York, Free Press, 1992, p. 26.

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2. Sensibilité main crée une forme de relation plus intime, plus personnelle, qu’un échange de paroles ou de regards. Passant du regard au toucher, la relation change de registre : la distance fait place à une réciprocité immédiate, et l’engagement possible, à une revendication d’exclusivité. Le spectre élargi des sens

La sensibilité de notre corps et ses actualisations ne sauraient s’expliquer par les seules impressions reçues par les cinq grands organes sensoriels. Des recherches récentes ont attiré notre attention sur le rôle significatif que jouent d’autres systèmes sensoriels dans nos expériences et nos relations21. Lorsque nous voyageons en avion, ou que nous nous tenons près d’un haut-parleur, nous sommes capables de déceler des vibrations de différentes fréquences. Nous recevons des sensations vibratoires lorsque nous établissons des contacts tactiles avec des objets, notamment avec des machines utilisant des substances combustibles. L’engouement actuel pour la motocyclette, la motoneige ou la moto-marine tient en partie à ces sensations vibratoires que ressent l’usager, au point de contact entre son corps et son véhicule. Le motard est excité autant par les variations d’amplitude des impressions vibratoires que par la puissance et la vitesse qu’autorise son véhicule. Les personnes sourdes qui touchent un instrument de musique s’exposent aux impressions vibratoires ; certaines disent même goûter la musique. David Katz a publié une étude sur un « mélomane sourd » qui, assis à une certaine distance d’un orchestre, pouvait non seulement ressentir les différentes ondes sonores qui traversaient son corps, mais également distinguer le caractère spécifique d’une composition musicale. 21. Voir, par exemple, Robert Rivlin et Karen Gravelle, Deciphering the Senses. The Expanding World of Human Perception, New York, Simon and Schuster, 1984.

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Le corps intelligent Katz estime que l’effet puissant de la musique d’orgue sur certain d’entre nous s’explique par les fortes impressions vibratoires qui émanent de l’instrument, au-delà des sons majestueux22. Notre corps est également sensible aux impressions thermiques, même si nos vêtements nous en protègent dans une certaine mesure. Lorsque nous sortons dans la rue, nous percevons immédiatement tout changement survenu dans les conditions météorologiques. Que nous en ayons conscience ou non, nous subissons constamment une certaine stimulation thermique : la thermoréception de notre corps n’est pas soumise à notre contrôle conscient. Pendant les chaudes journées de l’été, force est d’admettre, non sans irritation, à quel point notre corps est lié, assujetti, à un environnement spécifique. La chaleur nous poursuit, il nous est impossible de nous en distancer. Jean Nogué fait remarquer avec justesse que les variations de la température nous affectent profondément et modifient, d’une part, notre expérience de l’espace vécu, et, d’autre part, notre attitude et notre comportement corporel23. Nous attribuons une signification aux pièces, aux maisons, aux rues, en fonction de notre état intérieur, de nos affinités naturelles et des conditions réelles de la météo. Lorsqu’il fait chaud, l’espace nous apparaît amical, digne de confiance ; par temps froid, les choses semblent s’opposer à nos intentions. Une chaleur écrasante est associée à un fardeau, un grand froid, à une hostilité. La chaleur est naturellement apparentée à la vie. C’est pour cette raison, sans doute, 22. David Katz, « The Vibratory Sense », dans The Vibratory Sense and Other Lectures, Orono, ME, University Press, 1930, p. 90-103. Voir également Jacqueline Vèrdeau-Paillès, « Music and the Body », dans The Fourth International Symposium on Music in Rebabilitation and Human Well-Being, dir. Rosalie Rebollo Pratt, Lanham, MD, University Press of America, 1987, p. 42-43. 23. Nogué, Esquisse d’un système, p. 180.

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2. Sensibilité que notre corps la privilégie : pensez à une séance de natation dans une piscine chauffée, à une heure de repos dans un lit bien chaud. La chaleur confère à nos espaces habités une intimité, une familiarité, elle suscite le désir d’une abolition de la distance, d’une élimination de toute forme de séparation. La chaleur d’un foyer (hearth) crée une atmosphère de détente, d’intimité, favorisant la communication interpersonnelle. La sensibilité corporelle s’enracine habituellement dans des systèmes sensoriels spécifiques qui fonctionnent indépendamment l’un de l’autre ou en synchronie les uns avec les autres. Nous pouvons toutefois réagir à des impressions ou à des signaux sans être en mesure d’identifier le système sensoriel qui déclenche notre réponse. Notre expérience est unifiée, elle est globale, et elle se déploie sans que nous percevions un mode particulier de perception sensible. René A. Spitz parle d’une « communication cénesthésique », fondée sur un « système de perception sensible total » de notre corps. Les réactions cénesthésiques ne sont pas localisées, elles sont extensives et elles font appel à une sensibilité globale. « Le sensorium joue un rôle minime dans la réception cénesthé­ sique ; au lieu de cela, la perception se fait au niveau de la sensibilité profonde en termes de totalité ou de tout ou rien. Les réponses à la réception cénesthésique sont aussi des réponses totales, par exemple des réponses viscérales24. » Les petits enfants sont exposés, au cours des premiers mois de leur vie, à des changements sur les plans de l’équilibre, de la tension, des vibrations, du rythme, du contact, de la durée temporelle, de la tonalité, qui se produisent dans leurs contacts immédiats. Ils enregistrent des impressions, non pas dans des canaux sensoriels distincts, mais à travers l’organisation cénesthésique du corps. 24. René A. Spitz, De la naissance à la parole. La première année de la vie, Paris, PUF, 2002, p. 101-102.

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Le corps intelligent De même, Daniel N. Stern attire notre attention sur les « énormes aptitudes du nourrisson à extraire et organiser les caractères abstraits et globaux de l’expérience25 ». Nous pouvons saisir ces qualités sous l’angle de l’intensité, du mouvement, du plaisir, de l’urgence, de la forme. Produites par les processus vitaux de la vie du petit enfant, elles suscitent une interprétation globale et élémentaire des événements et des personnes, et peuvent mener plus tard à des activités d’expression créative. Spitz affirme qu’une telle appréciation indifférenciée, non verbale, d’une situation ou d’une personne, disparaît de la vie de beaucoup d’adultes. La communication cénesthésique tend à diminuer au fil de notre développement au profit d’une expérience perceptuelle consciente diacritique. « Nos sensations profondes n’atteignent pas notre conscience, ne possèdent pas de signification pour nous : nous ignorons et refoulons leurs messages26. » Les personnes, cependant, qui « s’écartent quelque peu de l’homme occidental moyen » et cherchent à transgresser la pensée rationnelle – musiciens, danseurs, acrobates, peintres, poètes, et ainsi de suite – sont encore capables, elles, de maintenir et même d’accentuer le fonctionnement de leur disposition cénesthésique. Dans leurs moments créateurs, elles peuvent percevoir une forme ou un événement en fonction des « stimuli profonds de la sensibilité ». Elles demeurent attentives aux changements les plus infimes qui se produisent autour d’elles, elles détectent les signaux cénesthésiques et répondent aux phénomènes perceptuels avec tout leur corps27. 25. Daniel N. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson. Une perspective psychanalytique et développementale, trad. Alain Lazartigues et Dominique Pérard, Paris, PUF, 1989, p. 94. 26. René A. Spitz, De la naissance à la parole, p. 103. 27. Voir Anthony Storr, Les ressorts de la création, trad. Yvon Geffray, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 267-270.

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2. Sensibilité Dans sa description de la perception cénesthésique, Spitz renvoie à la sensibilité du petit enfant dans sa relation avec sa mère qui l’allaite. Il y a d’autres formes de communications interpersonnelle où la réception cénesthésique peut jouer un rôle important. Prenez un quatuor à cordes, par exemple. Les quatre musiciens jouent leur partition en s’écoutant mutuellement. Les sensations qu’ils éprouvent donnent à leur expérience un caractère diacritique. Toutefois, la synchronisation heureuse des différentes prestations exige que chacun interprète sa partie en tenant compte du jeu des autres. Comme le fait remarquer Alfred Schutz, une interprétation collective fait appel à une conscience du temps mesurable et à une perception commune des temporalités vécues où se déploie la prestation propre de chacun et celle des autres28. Le violoniste entend et anticipe l’interprétation du violoncelliste, tout en tenant compte du fait que le violoncelliste entend et anticipe son interprétation à lui. Ce processus complexe de communication, cette « relation d’écoute » n’est possible que dans un partage de l’espace avec les autres membres du quatuor. La synchronisation et l’expérience réciproque du temps intérieur des autres interprètes exigent la perception sensorielle immédiate des expressions corporelles d’autrui. Au-delà de la perception d’une série de sons attribués par le compositeur, les participants sont orientés vers les attitudes, les expressions faciales, les gestes des autres. La sensibilité profonde du corps perçoit et interprète tous ces messages comme des signaux importants. Si, comme le suggère Anthony Storr, les membres d’un quatuor à cordes vivent une expérience grisante, cela tient sans doute à la richesse, à la vivacité du non-verbal, à une communication non dirigée entre les musiciens29. Le 28. Alfred Schutz, « Making Music Together. A Study of Social Relationship », dans Studies in Social Theory, tome 2 des Collected Papers, dir. Maurice Natanson, La Haye, Martinus Nijhoff, 1964, p. 159-178. 29. Storr, Music and the Mind, p. 124.

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Le corps intelligent plaisir qu’ils éprouvent est provoqué non seulement par la production de sons ordonnés, mais par l’expérience pure de l’unité, de « la relation d’ajustement mutuel » (Schutz), fondée sur le processus continu d’échanges cénesthésiques subtils, à peine perceptibles, mais profondément signifiants. Le style et l’atmosphère

Le style est l’utilisation personnelle, distinctive, des variables (structure rythmique, centres de la tonalité, couleurs des notes, écarts de tempo, et ainsi de suite) qui forment une composition musicale. La reconnaissance d’un caractère personnel, découlant d’années d’exercice et d’expérience, fait appel à la capacité de percevoir une unité derrière la diversité des formes, le Stilgefühl – l’allemand désigne si bien la sensibilité présidant à l’intégration et à la stabilité. Par ce sentiment, et avant toute analyse réflexive, nous sommes en mesure d’identifier l’auteur d’une œuvre artistique particulière. Après quelques notes d’une sonate, un regard furtif sur un tableau, nous savons que nous avons affaire à une œuvre de Schubert ou de Raphaël, même si nous serions incapables de formuler ce jugement – un jugement essentiellement subjectif et faillible30. Cela tient certes au fait que la sensibilité artistique présuppose une rencontre répétée avec les formes. Une fois accumulées les expériences, nous opérons un discernement immédiat et sentons une manière caractéristique de composer ou de peindre – les empreintes acoustiques ou visuelles. Notre capacité de reconnaître le style personnel et l’identité d’un compositeur ou d’un peintre tient à notre aptitude à repérer certains éléments invariables. Nous sommes en mesure de déceler les copies ou les imitations, ou de soulever prudemment 30. Voir Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 297-298.

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2. Sensibilité des doutes sur l’authenticité d’une œuvre d’art, puisque notre corps est apte à ressentir, avec une assurance égale, l’absence ou la présence d’une personnalité. Notre sens du style opère hors de tout contexte esthé­ tique. Nous rencontrons des individus qui expriment leur personnalité par leurs gestes, leurs attitudes, leur façon de bouger. « Un style », dit Merleau-Ponty, « est une certaine manière de traiter les situations que j’identifie ou que je comprends dans un individu ou chez un écrivain en la reprenant à mon compte par une sorte de mimétisme, même si je suis hors d’état de la définir, et dont la définition, si correcte qu’elle puisse être, ne fournit jamais l’équivalent exact et n’a d’intérêt que pour ceux qui en ont déjà l’expérience31. » Les villages et les villes possèdent également leur caractère propre. MerleauPonty explique que le style d’une ville tient à une figure distinctive, singulière, une structure fondamentale et concrète, une essence affective que nous découvrons à notre premier contact avec certaines réalités matérielles. Nous n’avons pas à parcourir toutes les rues, les parcs, les grandes places, et à combiner l’ensemble de nos impressions pour nous familiariser avec un style donné. Il suffit d’un coup d’œil, même partiel, même non explicité, à certaines rues, à certaines maisons, pour que s’éveille en nous la conscience d’un certain style. Certes, cette perception première sera corrigée par la suite, nos impressions pourront se développer, s’amplifier, se préciser, mais ces évolutions ne modifieront pas le caractère indélébile de la saisie originale. Dans le passage suivant, Merleau-Ponty raconte comment les rues voisines d’une gare de Paris lui ont permis d’avoir accès à un style distinctif : Paris n’est pas pour moi un objet à mille facettes, une somme de perceptions, ni d’ailleurs la loi de toutes ces perceptions. 31. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 378.

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Le corps intelligent Comme un être manifeste la même essence affective dans les gestes de sa main, dans sa démarche et dans le son de sa voix, chaque perception expresse dans mon voyage à travers Paris – les cafés les visages des gens, les peupliers des quais, les tournants de la Seine, – est découpée dans l’être total de Paris, ne fait que confirmer un certain style ou un certain sens de Paris ; et quand j’y suis arrivé pour la première fois, les premières rues que j’ai vues à la sortie de la gare n’ont été, comme les premières paroles d’un inconnu, que les manifestations d’une essence encore ambiguë mais déjà incomparable. Nous ne percevons presque aucun objet, comme nous ne voyons pas les yeux d’un visage familier, mais son regard et son expression. Il y a là un sens latent, diffus, à travers le paysage ou la ville, que nous retrouvons dans une évidence spécifique sans avoir besoin de le définir32.

Une ville accuse une configuration matérielle, à l’instar d’un visage qui affiche les facettes fondamentales de la personne. Chaque ville présente une configuration ou un système composé essentiellement de parcours et de places où les divers éléments convergent vers un but commun, alternent de manière rythmique, et communiquent entre eux. Une telle organisation physique peut être représentée, étudiée, décrite par un ensemble défini d’abstractions. Or une ville possède également une « signification latente », une « essence émotionnelle », exigeant une appréhension corporelle concrète. Cette essence, nous en prenons conscience en circulant ici et là dans les rues secondaires, en touchant les portes et les arbres, en contemplant les maisons et les magasins. En nous promenant dans une allée ou un parc, sensibles aux indices perceptuels complexes et subtils, nous décelons la qualité affective sousjacente d’un environnement particulier. Tony Hiss fait remarquer que les gens qui sont préoccupés par la préservation des édifices historiques décrivent leur propre expérience de l’in32. Ibid., p. 325.

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2. Sensibilité dividualité d’un endroit en parlant de son « caractère », de son « esprit essentiel », de la « qualité de vie particulière » qu’on y trouve, et emploient des termes comme : « art de vivre, génie, saveur, ambiance, essence, résonances, présence, atmosphère, harmonie, grâce, charme, bienséance33 ». L’intérêt porté à la protection des quartiers historiques tient à la dimension affective de l’expérience d’y vivre, traduite par ces expressions. Jean Ladrière estime que, dans son essence émotive, la ville réunit deux sentiments de base, la joie et la tristesse, de manière incomparable, unique. Ces états d’âme représentent les aspects fondamentaux de notre condition, de notre destinée humaines, soit l’imminence de la décomposition et de la disparition, et à la fois la promesse de la perfection et de l’achèvement. Toute ville est porteuse de tristesse et de joie, d’abattement et d’exultation, de vide et de plénitude ; et nous ressentons en notre corps, que nous en soyons les habitants ou les visiteurs, l’unité incomparable de ces contraires. Kent C. Bloomer et Charles W. Moore tiennent également le corps pour une source de réaction affective aux formes architecturales34. Ils relient la signification environnementale à l’image inconsciente et changeante que nous avons de notre corps et aux différentes valeurs, aux divers sentiments, aux « coordonnées psychophysiques » qui en émergent. Par ailleurs, notre expérience des coordonnées physiques des bâtiments développe et modifie notre image corporelle. En outre, l’image corporelle s’étend aux objets visibles par l’intermédiaire de notre sens haptique. Nous établissons avec les édifices des rapports qui s’apparentent au toucher et, par notre imagination tactile, nous projetons sur ces édifices certains de nos états intérieurs. Le sens des qualificatifs tels que : lourd, 33. Tony Hiss, The Experience of Place, New York, Vintage Books, 1991, p. 15. 34. Kent C. Bloomer et Charles W. Moore, Body, Memory, and Architecture, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 37-56.

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Le corps intelligent stable, protecteur, centré, tient aux sensations haptiques que nous avons préservées en notre corps. La ville de notre enfance nous imprègne d’une marque décisive. Nous restons à jamais attachés aux impressions premières d’un espace familier et pourtant mystérieux en raison des liens émotifs très forts créés dès notre tendre enfance. Toute appréhension subséquente d’un lieu non familier, toute préférence, tout sentiment, sont liés aux expériences de notre enfance. Nous attribuons aux maisons et aux rues nouvelles qui jalonnent notre parcours un sens qui traduit une référence décisive à la ville chère à notre cœur35. Les styles que nous tenons pour l’essence sous-jacente des villes et des villages sont en fait des atmosphères, c’est-àdire des qualités affectives que nous percevons dans notre environnement immédiat et global. Puisqu’elles nous touchent, qu’elles nous émeuvent, au sens le plus profond de ces termes, les atmosphères constituent, comme le dit Gernot Böhme, « des forces émotives grisantes » (ergreifende Gefühlsmächte)36. Ces forces, nous pouvons leur résister, ou nous abandonner à leur influence déterminante, mais nous ne saurions les éliminer. Où que nous soyons, dans une petite pièce ou au beau milieu de l’océan, nous sommes constamment exposés à une atmosphère particulière. Même si nous ne nous en apercevons pas, le contact avec une atmosphère fait partie intégrante de notre existence comme d’autres éléments fondamentaux tels la conscience et le langage. Hubertus Tellenbach a illustré et analysé avec une subtilité remarquable la nature et les fonctions des émanations 35. Ladrière, « La ville, inducteur existentiel », p. 158-160. 36. Gernot Böhme, Anthropologie in pragmatiscber Hinsicht. Darmstädter Vorlesungen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1985, p. 199. Voir également, du même auteur, « Atmosphäre als Grundbegriff einer neuen Ästhetik », dans Ätmosphäre. Essays zur neuen Ästhetik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1995, p. 21-48.

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2. Sensibilité atmosphériques37. Le « mode atmosphérique de l’existence humaine », pour reprendre ses termes, constitue à son avis l’un des domaines les plus importants de l’anthropologie philosophique38. Notre odorat nous assure un accès premier à une atmosphère. Entrez dans un hôpital, une école, une église, un appartement : vous y percevrez une odeur particulière, qui confère à toute la structure spatiale une certaine tonalité. Les odeurs, comme les sons, se détachent de leurs sources, imprègnent l’espace habité, provoquent une réaction. Or, nous ne sommes pas affectés de la même façon par des odeurs et des sons. Les odeurs nous enveloppent doucement, discrètement, sans déclencher un choc ou une résonance importante, alors que les sons agissent sur nous de manière plus forte et suscitent une réaction marquée39. Les nouveau-nés déploient un mode de contact primaire avec leur mère par leurs sens olfactif et gustatif. Ils perçoivent non seulement l’odeur d’un parfum et le goût d’un sein, mais également une essence émotive, soit la couleur atmosphérique de leur mère. « Dans presque toute expérience de nos sens », écrit Tellenbach, « se trouve un plus qui reste inexprimé40. » Déceler une qualité atmosphérique particulière, c’est dépasser le factuel, le donné objectif : au-delà d’un son, nous entendons le timbre d’une voix, au-delà de la forme, luit une couleur. Nous pouvons parfois saisir de manière très précise l’état intérieur d’une personne qui parle ou gesticule devant nous. Nous « entendons à travers » la voix, nous « voyons à travers » 37. Hubertus Tellenbach, Goût et Atmosphère, trad. Jean Amsler, Paris, PUF, 1983. 38. Hubertus Tellenbach, « Die Begründung psychiatrischer Erfahrung und psychiatrischer Methoden in philosophischen Konzeptionen vom Wesen des Menschen », dans Philosophische Anthropologie. ErsterTeil, dir. Hans-Georg Gadamer et Paul Vogler, Munich, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1974, p. 175-179. 39. Voir Eugène Minkowski, « Se répandre (L’olfactif) », dans Vers une cosmologie. Fragments philosophiques, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 116. 40. Tellenbach, Goût et Atmosphère, p. 40.

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Le corps intelligent le mouvement, pour reprendre les expressions de Nicolaï Hartmann41. La première impression que produit sur nous un homme ou une femme tient à une telle expérience immédiate d’une qualité atmosphérique distinctive42. De fait, une nuée atmosphérique particulière entoure l’être humain et confère à ses gestes, à ses paroles, une tonalité particulière. L’atmosphère personnelle nous rappelle le phénomène de l’expression : un regard, une vibration de la voix, un geste de la main révèle un « souffle », un « halo », un « fin nuage » qui constitue, pour Eugène Minkowski, « l’aspect spirituel de la personnalité43 ». Nous avons tous connu des personnalités fortes qui ont produit sur nous une impression vive, particulière : ces personnes semblaient dégager une telle énergie, une telle sagesse, une telle conviction ! Elles nous incitaient à épanouir ce qu’il y avait de meilleur en nous. Alan Walker formule de manière expressive l’effet puissant ressenti par les personnes qui ont pu côtoyer un musicien charisma­ tique : « Franz Liszt était une sorte de gourou, il avait une personnalité telle, il dégageait un tel magnétisme qu’en sa présence, comme en ont témoigné plusieurs élèves, vous vous surpreniez à jouer du piano mieux que vous n’aviez jamais rêvé de pouvoir le faire44. » Il arrive qu’un tel magnétisme devienne un cadeau empoisonné, l’être ainsi doué risquant de 41. Nicolaï Hartmann conçoit l’action de « voir à travers » (Hindurchsehen) et « d’entendre au-delà » (Hindurchhören) et leurs corrélats, les « tonalités affectives » (Gefühlstöne), comme des éléments constitutifs de la perception humaine. Ästhetik, 2e édition, Berlin, Walter de Gruyter, 1966, p. 42-49. 42. Une étude récente montre que, grâce à l’attrait de la voix, les hommes et les femmes décèlent des renseignements importants au sujet de la configuration du corps et du comportement sexuel des personnes de sexe opposé. Voir Susan M. Hughes, Franco Dispenza et Gordon G. Gallup Jr., « Ratings of Voice Attractiveness Predict Sexual Behavior and Body Configuration », Evolution and Human Behavior, 25 (2004), p. 295-304. 43. Minkowski, « Se répandre », p. 119. 44. Alan Walker, Reflections on Liszt, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005, p. 58.

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2. Sensibilité céder à la tentation d’étouffer la véritable personnalité, l’expression personnelle des êtres qui l’admirent. Toute personne que nous rencontrons habite un espace marqué par une atmosphère qui lui est propre, même si elle est moins puissante, certes, que celle entourant les êtres d’exception. Nous percevons une présence particulière, une émanation, une aura, accompagnée d’une certaine tonalité – une joie, une vitalité, une sincérité, une tristesse – qui, telle un parfum, imprègne graduellement tout l’environnement. Les enfants manifestent une vive sensibilité à l’atmosphère que leurs parents créent consciemment ou inconsciemment. J. Rudert souligne que le rayonnement atmosphérique des parents constitue une « sorte d’aliment spirituel » dont les enfants ont besoin pour une saine croissance45. L’atmosphère qu’ils « respirent » à la maison façonne dans une large mesure leur personnalité. Dans une salle de classe, une même dynamique préside au climat d’apprentissage, qui peut être agréable ou désagréable. Une atmosphère interpersonnelle inspirant la confiance et la bienveillance est nécessaire au développement sain des étudiants. De façon générale, une atmosphère imprègne chaque secteur de notre monde quotidien et influence dans une mesure plus ou moins grande les caractéristiques et les produits de l’activité humaine. Des objets particuliers peuvent également être porteurs d’accents émotifs spécifiques et par conséquent déployer une qualité atmosphérique. Les objets peuvent nous apparaître terrifiants, étranges, agréables, gentils ou odieux. Au-delà de leur apparence objective, catégorique, importante pour notre conduite pratique, ils peuvent revêtir certaines caractéristiques physiognomoniques. Le monde des enfants est habité par une 45. J. Rudert, « Die persönliche Atmosphäre », Archiv für die gesamte Psychologie, 116 (1964), p. 295. Voir également Otto Friedrich Bollnow, Die pädagogische Atmospäre. Untersuchungen über die gefühlsmässigen zwischenmenschlichen Voraussetzungen der Erziehung, Essen, Verlag Die Blaue Eule, 2001.

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Le corps intelligent structure physiognomonique : à leurs yeux, les fleurs, les nuages, les meubles sont animés et forment des réalités à consonance affective qui leur parlent et leur répondent de quelque façon. Les adultes, à leur manière, perçoivent les objets familiers dotés de qualités dynamiques et expressives, comme associés à des sentiments ou à des événements particuliers. Minkowski souligne que les objets pratiques qui nous sont chers, et qui sont posés sur notre table de travail, forment plus qu’un symbole ou un rappel d’un segment de notre vie. Notre regard sur ces objets ne s’arrête pas à l’évocation des images de la mémoire complétant notre perception. Notre passé est réellement présent en ces objets, qu’il anime. Nous percevons un « souffle de vie » dans un livre ou une plume, de la même façon que nous décelons une « atmosphère sacrée » dans une forêt ou une montagne. Si le vol d’un objet qui nous est cher nous chagrine profondément, c’est que ce préjudice détruit une part importante de notre être. Dans son roman remarquable, Un millionnaire innocent, Stephen Vizinczey réfléchit sur les liens vitaux entre les gens et leurs possessions, qu’il considère comme la pierre d’assise de notre sens de la réalité. « Les possessions sont la preuve, le témoignage concret de tout ce qui a disparu : voler à un homme ce qu’il possède, c’est lui voler son passé, lui dire qu’il n’a pas vécu, et qu’il n’a fait que rêver sa vie46. » De même, Buytendijk a étudié la structure expressive et dynamique des formes47. Tant les choses vivantes que les choses non vivantes incarnent une qualité affective : un arbre, un oiseau, un linge laissé sur une table peut inspirer de la 46. Stephen Vizinczey, Un millionaire innocent, trad. Marie Perrier, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 471. 47. F. J. J. Buytendijk, « L’objectivité des choses et l’expressivité des formes », Psychiatria, Neurologia, Neurochirurgica, 73 (1970), p. 427-431 ; voir également Heinz Werner, Comparative Psychology of Mental Development, éd. revue et corrigée, New York, International Universities Press, 1980, p. 389-402.

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2. Sensibilité tristesse, de l’agressivité, de la grâce. Les artistes sont particulièrement sensibles à ces qualités expressives. Ils ne se contentent pas de prêter l’oreille à ce que diverses matières leur « suggèrent » : ils entrent en dialogue avec elles. Dans leurs mains, un morceau de bois ou une pierre n’est pas une matière inerte, indifférente : il ou elle leur parle, et attend une réponse. Les « réactions » et les « objections » de leur matériau modifient souvent leur conception originale. Bon nombre de solutions et d’écarts inattendus entre la forme envisagée et la réalisation finale résultent d’un dialogue attentif de l’artiste avec le matériau lui-même48. Une telle interrogation de la structure physiognomo­ nique des « choses vivantes » ne se produit pas de façon automatique. L’activité des enfants n’est pas toujours guidée par la qualité expressive des objets. Et les artistes, lorsqu’ils mangent, ne recherchent pas toujours le « sens caché » d’une tomate ou d’une pomme. Ils font preuve de sensibilité envers le « langage des choses » lorsqu’ils suspendent temporairement leurs intentions pratiques pour regarder les objets avec une attitude de réceptivité sympathique. En somme, les choses leur « parlent » lorsque les considérations factuelles et pratiques cèdent le pas à un contact plus ludique, plus souple49. Notre intelligence du langage des formes met en jeu un moment réflexif, gnostique et un moment non réflexif, pathique. D’une part, la forme est appréhendée comme une réalité objective, indépendante de l’esprit qui perçoit, et subsumée sous une idée ou un concept défini. D’autre part, les diverses significations affectives sont saisies immédiatement et sans aucune représentation consciente. Le corps perçoit l’impor48. Voir Rudolf Arnheim, « Art Among the Objects », dans To the Rescue of Art. Twenty-Six Essays, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 9. 49. Voir Hans-Georg Gadamer, « La nature de la “res” et le langage des choses », dans L’art de comprendre. Écrits 2. Herméneutique et champs de l’expérience humaine, trad. Jacques Schouwey, Paris, Aubier, 1991, p. 125-126.

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Le corps intelligent tance de la forme et façonne la réponse motrice appropriée. Ainsi, au cours d’une promenade en montagne, nous rencontrons des formes dotées de qualités expressives – le doux murmure d’un ruisseau, l’obscurité de la forêt, la lumière rieuse du refuge – qui ne sont pas des idées, mais des réalités signifiantes saisies par notre corps et qui suscitent un comportement moteur particulier50. Notre sensibilité atmosphérique ne saurait être réduite à un ajustement unidirectionnel. Certes, les sons, les odeurs, les couleurs nous parviennent, nous envahissent, nous imprègnent de leurs résonances, mais, tout comme nous aimons nous approcher des fleurs pour sentir leur parfum, nous cherchons à prêter une attention active à certaines impressions, pour en renforcer l’effet. Minkowski emploie le verbe aspirer pour parler de l’aspect actif de notre expérience atmosphérique51. Nous pouvons déceler et humer, avec tout notre être, une atmosphère sensorielle ou morale particulière sans devoir, bien sûr, absorber une grande quantité d’air dans nos poumons. Il faut noter que Minkowski tient l’acte d’aspirer – de même que les actes de voir, goûter ou toucher – non seulement pour des modes distincts de contact sensoriel avec un objet, mais avant tout pour un mode d’être fondamental dans le monde. Une approche phénoménologique nous permet véritablement de saisir la fonction et la signifiance de cette catégorie vitale et dynamique de la vie humaine. J’ai fait allusion déjà aux diverses réactions à des atmosphères : la circulation intense d’une grande artère à l’heure de pointe provoque une réaction bien différente que la tranquillité d’une grande prairie. De façon générale, un environnement naturel semble éveiller en nous un degré supérieur de vivacité sensorielle et atmosphérique que le bruit ambiant d’une métropole. « Un endroit tranquille, où ne plane aucune menace, 50. Maldiney, « Comprendre », p. 75-76. 51. Minkowski, « Se répandre », p. 118.

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2. Sensibilité semble inviter les gens à redistribuer leur attention ; un nombre indéterminé d’indices perceptuels subtils peuvent alors entrer en jeu52. » Ceux qui créent ou modifient consciemment notre environnement immédiat ne peuvent ignorer l’effet possible d’une qualité atmosphérique sur notre humeur et notre comportement. Les architectes, les urbanistes, les concepteurs de paysages, les gestionnaires d’activités artistiques ou les hôtes à une fête doivent être pleinement conscients de la corrélation entre une atmosphère et notre façon d’agir, de réagir et de nous sentir. Les artistes de la scène ou les conférenciers doivent apprendre à bien saisir et modifier une atmosphère dominante. Ils doivent tous savoir que l’atmosphère peut exercer un grand pouvoir sur la sensibilité humaine qui, comme le remarque Paul Valéry, est non seulement « une faculté de sentir », mais aussi « un mode de réaction », « un mode de transmission53 ». Les réactions aux atmosphères ne sont pas uniformes. La musique tend à unir l’auditeur et le chanteur pour créer une « communauté de consonance » (Straus). Or un chant particulier, interprété en arrière-plan d’une conversation, au lieu de susciter une participation intense et une expérience d’intimité, peut parfois produire des effets contraires. Le caractère et l’intensité de notre sensibilité dépendent d’une grande variété de facteurs, tels que le goût, la culture, les habitudes de vie, tout comme notre volonté, notre perception, notre désir, notre humeur du moment. Tous ces facteurs déterminent notre réaction à la musique et nous orientent vers un accueil enthousiaste ou une dure résistance. Le lien entre l’audition des sons et la réaction physique de l’auditeur a souvent été souligné. « Même chez un sujet apparemment immobile l’écoute de la musique s’accompagne d’une certaine activité musculaire », fait observer Nils Lennart 52. Hiss, The Experience of Place, p. 34. 53. Paul Valéry, Cahiers 1, Paris, Gallimard, Pléiade, 1973, p. 1206.

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Le corps intelligent Wallin54. Anthony Storr exprime la même idée : « Si nous constatons qu’une pièce de musique nous émeut, nous entendons par là qu’elle nous éveille, qu’elle nous affecte physiquement. La participation du corps implique toujours quelque forme de mouvement, qu’il s’agisse d’une tension des muscles, d’un balancement, d’un hochement de la tête accompagnant le rythme, d’une montée de larmes, d’une vocalise55. » Selon John Blacking, l’écoute active et l’interprétation d’une pièce de musique suscitent la participation de notre corps, certes, mais favorisent une vive conscience de nos émotions. Même si les conventions musicales s’inscrivent dans un système culturel, telles une syntaxe, la participation à une interprétation (une écoute active autant qu’une exécution même) peut faire appel au système sensori-moteur du corps de telle sorte que la réaction à la musique est ressentie par les participants comme une expression du fond même de leur être et une dimension intrinsèque de leur nature. Étant mue (moved) littéralement, tant intérieurement qu’extérieurement, par sa participation à une exécution musicale, une personne peut devenir plus consciente de son être physique et du répertoire des sensations et émotions du corps humain56.

Comme nous l’avons déjà mentionné, c’est le caractère pathique des sons qui provoque la réaction physique. La musique s’impose au corps et nous force à bouger. Lorsque nous savourons vraiment un récital au point d’appréhender la musique avec nos os, nous ne pouvons nous empêcher de bouger nos mains ou une autre partie de notre corps. La forme particulière de notre mouvement est fonction des caractéris54. Nils Lennart Wallin, Biomusicology. Neurophysiological, Neuropsychological, and Evolutionary Perspectives on the Origins and Purposes of Music, Stuyvesant, NY, Pendragon Press, 1991, p. 21. 55. Storr, Music and the Mind, p. 184. 56. John Blacking, « The Biology of Music-Making », dans Ethnomusicology, tome 1 de The New Grove Dictionary of Music and Musicians, dir. Helen Myers, Londres, Macmillan Press, 1992, p. 304.

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2. Sensibilité tiques et de l’organisation de la musique, et du sens de la forme acquis dans un environnement culturel particulier. Si notre corps réagit différemment à une marche et à une valse, cela tient aux configurations harmoniques, mélodiques et rythmiques du mouvement musical, ainsi qu’à la sensibilité aux formes que nous avons apprise57. L’effet d’entraînement de la musique ne tient pas seulement à l’aptitude de l’auditeur à « entendre et à concevoir la musique de façon musculaire ». Culturellement, les habitudes acquises façonnent également la réponse aux formes musicales. Entendre et comprendre la musique, c’est faire appel à une sensibilité corporelle et à la reconnaissance intelligente de quelques configurations dans les séquences sonores. La perception du style, de l’atmosphère et des caractéristiques physiognomoniques se fonde sur une expérience intime, sympathique, du monde. C’est notre sensibilité corporelle qui nous permet de nous ouvrir à ces réalités d’une manière immédiate et non réflexive. Ce contact fait intervenir à la fois la conscience d’une signification et un ajustement dynamique à une situation. Nous nous pencherons dans les prochains chapitres sur la nature et la variété des réponses motrices issues du corps.

57. Ibid., p. 306.

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Spontanéité

Le corps qui façonne

Au sens large, la spontanéité dénote le dynamisme fondamental ou l’intentionnalité motrice qui réside dans notre corps et qui s’annonce dans l’exécution de ses mouvements. Chaque fois que nous nous levons, que nous marchons, que nous courons – chaque fois que nous faisons quelque chose – nous nous en remettons à l’énergie indéterminée de notre corps, à sa « spontanéité naturelle1 ». Strictement, le qualificatif « spontané » concerne les mouvements accomplis sans contrainte, obéissant à notre initiative mais non issus d’une décision volontaire. Et dans la mesure où nous accomplissons nos gestes habituels sans coordination consciente des divers segments moteurs, ces gestes aussi peuvent être qualifiés de spontanés. Ils le sont lorsque, par exemple, nous roulons à 1. Sur la relation entre la disposition volontaire et la spontanéité naturelle, voir Claude Bruaire, Philosophie du corps, Paris, Seuil, 1968, p. 141-164.

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3. Spontanéité bicyclette. Nos bras et nos jambes se plient et se déplient, nos poignets et notre cou tournent, le poids de notre corps se déplace, sans effort. Nous n’y pensons pas. Ce qui ne veut pas dire que nous n’appréhendons pas, dans notre attention, tous ces mouvements : pendant que nous bougeons spontanément, nous pouvons très bien percevoir les caractéristiques de la route, notamment la surface, la largeur, l’angle des pentes, le dessin des courbes. Nous ne contrôlons pas, nous n’analysons pas de manière réflexive notre mouvement. Or, si, au lieu de « penser à côté » et de nous en remettre à l’aptitude de notre corps à organiser en un tout cohérent les segments moteurs, nous cherchons à analyser la structure du mouvement, nous risquons de devenir raides, maladroits, tendus, et ainsi de commettre des erreurs. Nos mouvements déploient un dialogue continuel, qui se renouvelle lui-même, entre notre corps et le monde environnant. Ce monde forme une réalité complexe et dynamique, qui nous présente un grand nombre d’objets dont l’aspect et la signification changent sans cesse. Cette diversité tient, en partie, des qualités et des caractéristiques de nos actes et de nos sentiments. Les objets nous apparaissent différents selon que nous sommes calmes ou agités, en mouvement ou immobiles, debout ou couchés. Outre leurs significations, les objets présentent une foule de caractéristiques matérielles. Nous sommes en mesure de percevoir et d’accueillir une telle abondance par une vaste gamme de mouvements souples et va­riables. Arnold Gehlen souligne avec pénétration une corrélation entre la « diversité potentielle énorme » et la « foule de combinaisons potentielles » des mouvements humains et le grand nombre de situations quotidiennes où nous avons à interagir avec les choses2. La conduite d’une voiture, par exemple, exige un ajustement moteur constant aux exigences 2. Arnold Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, 12e édition, Wiesbaden, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1978, p. 132.

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Le corps intelligent et aux difficultés des circonstances effectives. Il est impossible de tenir le volant en déployant des mouvements rigides, stéréotypés. Lorsque nous sommes aux commandes d’une petite embarcation, notre corps réagit adroitement aux conditions externes changeantes : nous modifions la forme de notre mouvement et la position de notre corps en fonction de la force et de la direction du vent ou de la hauteur des vagues. Les alpinistes savent bien que s’ils ne laissent pas leur corps effectuer les ajustements moteurs nécessaires, ils s’exposent à de graves accidents. Des gestes en apparence tout simples, des gestes habituels comme l’enfoncement d’un clou à l’aide d’un marteau, la fermeture d’une porte, le soulèvement d’un verre, exigent toute une série d’adaptations à peine perceptibles aux caractéristiques de l’objet et à un cadre concret. Que nous soyons en train d’ajuster la voile d’une embarcation en fonction du temps venteux, ou de frapper une balle sur un terrain de golf, nous sentons immédiatement si notre acte moteur atteindra ou non le but visé. En accomplissant ces actes, nous nous trouvons dans une relation dynamique avec des valeurs : l’acte posé est bon ou mauvais, opportun ou inopportun, réussi ou raté. Dans une brillante étude sur le mouvement chez les humains, Paul Christian appelle « conscience de la valeur en acte » (Wertbewußtsein im Tun) une telle perception de la qualité de la performance motrice3. Cette valeur se présente durant l’exécution du mouvement. Si le mouvement est perçu comme bon, réussi, cela ne tient pas à sa conformité à une façon correcte, idéale, de se mouvoir ; simplement, ce mouvement apparaît comme le plus approprié à la situation donnée. Christian donne l’exemple suivant : dans une église chrétienne, une corde passant à travers un plafond 3. Paul Christian, « Vom Wertbewusstsein im Tun. Ein Beitrag zur Psychophysik der Willkürbewegung », dans Frederik J. J. Buytendijk, Paul Christian, Herbert Plügge, Über die menschliche Bewegung als Einbeit von Natur und Geist, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1963, p. 19-44.

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3. Spontanéité est attachée à des cloches, dans le clocher. Le sonneur de cloches fait bien son travail lorsque, sans comparer diverses formes d’acte moteur, sans en choisir un, il exerce avec ses mains la juste pression sur la corde et, sentant interagir les forces d’action et de réaction, trouve le rythme le plus approprié pour tirer et relâcher la corde et ainsi faire balancer les cloches. Il ne sait pas comment il fait tout ça ; il laisse simplement son corps trouver le bon mouvement et le moment approprié pour le relâchement de la corde. Comme le fait remarquer avec justesse Buytendijk, une telle connaissance intuitive des valeurs joue un rôle vital dans le sport, dans l’art et dans bien d’autres formes d’activité. « Mon corps découvre comment j’ai tiré la corde de la cloche de l’église ; il sait (à sa façon, inconsciente) comment maintenir l’équilibre ou le retrouver ou quel genre de mouvement et de force doit se déployer dans l’ensemble du système musculaire afin de donner la poussée la plus intense possible au javelot ou au disque au moment où il quitte la main4. » Ce genre de découverte ne produit pas une connaissance explicite, rationnelle. Et la forme exacte du mouvement ne saurait être définie à l’avance. Le bras en mouvement crée la forme en ressentant l’impression vague du développement positif et négatif de l’action. Lorsqu’il lance un ballon dans un panier, un joueur ajuste l’angle et la force de son tir, l’un(e) par rapport à l’autre, de sorte qu’un léger changement de l’un(e) entraîne une modification de l’autre. Un lancer techniquement bon n’est pas nécessairement un lancer réussi. Inversement, un lancer réussi ne manifeste pas nécessairement une excellente prestation technique5. 4. Frederik J. J. Buytendijk, Prolegomena einer anthropologischen Physiologie, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1967, p. 188. 5. Voir Arnulf Rüssel, « Gestalt und Bewegung. Psychologische Grundfragen der Sprechspur », Psychologische Beiträge, 2 (1955), p. 425-429 ; Paul Christian, « Möglichkeiten und Grenzen einer naturwissenschaftlichen Betrachtung

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Le corps intelligent Dans tous ces exemples, la spontanéité s’oppose à la volonté réflexive : nous ne pensons plus, nous ne voulons plus le mouvement, nous faisons appel au corps de manière non réflexive en le laissant découvrir et adopter la forme qui convient le mieux6. Un tel abandon à l’aptitude du corps à déceler les significations et les valeurs se produit chaque fois que nos mouvements s’adaptent naturellement aux caractéristiques des objets ou des tâches en jeu. Si nous courons sur une piste glissante, si nous jouons du piano dans une salle dont l’acoustique est médiocre, nos jambes ou nos mains adoptent une forme spécifique. Comme le fait remarquer Viktor E. F. von Gebsattel, ils « se forment eux-mêmes7 ». Nos jambes se déplacent avec plus de précautions ; ou nos mains frappent les touches avec plus d’énergie. Lorsque nous passons d’un genre d’activités à un autre, le changement est encore plus frappant. Lorsque nous travaillons dans notre jardin, nous baignons dans un lac ou écrivons une lettre à l’ordinateur, nos mouvements s’adaptent à la tâche en cours. Chaque fois, en exécutant un mouvement d’un genre différent, le corps doit se modifier lui-même. Gebsattel n’a pas tort de parler du corps travaillant, du corps jouant, du corps dansant, du corps combattant, du corps aimant. L’activité sportive, qui consiste en une succession de jeux offensifs et défensifs, exige une telle série de changements de comportements corporels. Car le corps adopte une disposition différente, selon qu’il joue un rôle défensif ou offensif. Habituellement, ces changements se der menschlichen Bewegung », Jahrbuch für Psychologie und Psychopathologie, 4 (1956), p. 353-354. 6. Voir Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1988, p. 269. 7. Viktor Emil Freiherr von Gebsattel, « Süchtiges Verhalten im Gebiet sexueller Verirrungen », dans Prolegomena einer medizinischen Anthropologie. Ausgewählte Aufsätze, Berlin, Springer-Verlag, 1954, p. 187-194. Voir également Jan Hendrik van den Berg, A Different Existence. Principles of Phenomenological Psychopathology, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1995, p. 57-58.

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3. Spontanéité produisent spontanément, sans qu’intervienne une attention spéciale ou une décision volontaire. Grâce à leur conscience de la valeur déployée dans l’action, les joueurs modifient instantanément leur rapport à l’opposant ou au ballon. Dans ce contexte, Gebsattel fait appel à une distinction, proposée par Straus, entre le mouvement expressif de la danse et le mouvement calculé de la marche. Le premier se déploie lorsque la confrontation du sujet et de l’objet se dissout dans l’espace ; le second se développe dans un espace défini par un système de directions. La danse appelle la participation et la fusion, tandis que la marche calculée se résume à une série de mouvements visant l’atteinte d’un but. Nous expérimentons ici, une fois de plus, deux manières différentes de formation spontanée du corps. La danse fait appel à la motricité du bassin, qui dans la marche se maintient en une position verticale rigide. La mobilité accrue du bassin met en jeu les énergies organiques du corps. « Le crescendo de l’activité motrice du bassin accentue les fonctions exprimant notre être vital, au détriment de celles qui sont associées à la connaissance et à l’action pratique8. » Le plaisir de la danse tient donc non seulement à l’expression d’une idée, d’un désir, et à l’occultation des tensions habituelles du quotidien, mais aussi à la conscience heureuse de la perception corporelle de la forme appropriée. La capacité d’invention

L’activité sportive illustre de manière frappante cette versatilité spontanée, de même que les performances imprévisibles du corps. Dans un excellent article sur l’esthétique du sport, Martin Seel affirme que l’attrait, la fascination qu’exerce un événement sportif sur les spectateurs consiste 8. Erwin W. Straus, « The Forms of Spatiality », dans Phenomenological Psychology (1966), trad. Erling Eng, New York, Garland, 1980, p. 26.

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Le corps intelligent en la perception d’un résultat heureux9. Une performance remarquable exige certes une condition physiologique optimale, mais elle requiert aussi diverses habiletés techniques et tactiques dont l’acquisition nécessite une longue période d’entraînement. Pourtant, aussi poussée soit la préparation de l’athlète, un but spectaculaire ou une course battant tous les records reste toujours un événement imprévisible. Rares sont les performances mémorables qui soient imputables à un contrôle réflexif et à un calcul minutieux. Les performances mémorables sont le fait d’athlètes qui adoptent une attitude d’abandon détaché, et laissent leurs impulsions et leurs forces physiques organiser leurs mouvements. « L’espace d’un instant ou d’un temps donné », souligne Seel, « le corps entraîné devient un corps vivant qui se met à fonctionner de manière autonome. L’action intentionnelle de l’athlète se transforme en une mobilisation non intentionnelle de son corps vivant10. » De fait, c’est justement cette autonomie énigmatique du corps disponible qui produit, tant chez les spectateurs que chez l’athlète lui-même, une satisfaction esthétique. Les règles et les obligations valent toujours et sont toutes respectées, certes, mais le corps semble déborder les limites et l’orientation imposées par l’entraînement antérieur, pour afficher une virtuosité inédite. L’athlète accomplit donc ce qu’il est paradoxalement « incapable de faire », ce qui est au-delà du niveau de référence de son entraînement et de son expérience. Souvent, l’athlète est le premier étonné de sa performance. Les activités sportives mettent donc en relief un élément qui exerce un grand attrait, et que traduit de manière éloquente l’expression Zelebration des menschlichen Unvermögen – « célébration de l’incapacité humaine » –, c’est-à-dire l’inca-

  9. Martin Seel, « Die Zelebration des Unvermögen. Zur Ästhetik des Sports », Deutsche Zeitschrift für europäisches Denken, 47 (1993), p. 91-100. 10. Ibid., p. 97.

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3. Spontanéité pacité de subordonner le corps complètement à la volonté et de déterminer tous les aspects de la conduite motrice. Nonobstant l’indétermination intrinsèque de la performance sportive, bien des gens estiment que la compétence de l’athlète consiste en sa capacité d’exécuter une série de mouvements complexes, prévisibles et normalisés. En vérité, une grande réalisation exige plus qu’un effort conscient. La décision volontaire atteint invariablement une limite, au-delà de laquelle le corps n’est plus un instrument docile. S’il faut bannir toute drogue des compétitions sportives, comme le soutiennent maintes voix avec raison, c’est précisément à cause de la capacité qu’ont ces substances de repousser les limites du corps et, partant, de réduire au silence la spontanéité naturelle du corps – d’occulter ce corps qui peut décevoir comme il peut satisfaire nos ambitions. Le sport demeure une activité humaine signifiante, si et seulement si la manifestation des énergies impondérables du corps peut s’y déployer. Il est illusoire, en tous cas, de chercher à maîtriser totalement le corps. Aux yeux des innombrables spectateurs passionnés qui suivent le Tour de France, la beauté du cyclisme professionnel tient moins aux compétences techniques et tactiques des coureurs qu’à l’imprévisibilité de leurs performances. Malgré tout le travail de préparation des athlètes, malgré le caractère « scientifique » de leur entraînement, des renversements de situation dramatiques se produisent toujours. Et c’est justement ce côté inattendu qui attire des foules en bordure du parcours. Les amateurs sont avides de scènes inédites et guettent sans doute toujours le moment où tout peut basculer (un accident peut renverser des douzaines de coureurs vedettes) et semer le chaos dans l’univers ordonné de la compétition.

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Le corps intelligent « Le corps vivant (Leib) intervient pour compléter ce que le corps physique (Körper) est en mesure d’accomplir11. » Le premier complète l’action du second grâce à l’adaptation et à la variation des mouvements, mais aussi en recourant à certaines innovations opportunes. Nous voyons des athlètes répondre à des difficultés imprévues avec justesse et célérité. Certes, pour surmonter un obstacle imprévu, il faut mobiliser rapidement les connaissances acquises durant l’entraînement. Cependant, comme le fait remarquer Ricœur, avec beaucoup de pénétration, dans son analyse sur la spontanéité de l’habitude, la réponse n’est pas simplement la répétition d’un comportement appris et répété, mais le déclenchement d’un nouveau mouvement. « [...] nos habitudes plastiques requièrent dans leurs variations indéfinies un esprit d’à propos parfois déconcertant : une réflexion sur l’adresse, l’habitude mentale ou corporelle, sur la conversation ou l’éloquence improvisée, sur le savoir-vivre ou la culture, nous montrerait que chaque fois que nous ripostons à une situation neuve nous trouvons en nous des ressources étonnantes auxquelles le plus sage est de nous confier12 ». Si le corps s’écarte de ses gestes habituels, cela tient à son inventivité, à sa puissance d’essai, que recèlent les habiletés déjà acquises. À leur aptitude à composer avec les perturbations et les difficultés soudaines, s’ajoute chez les athlètes une capacité d’expérimenter des solutions inhabituelles et originales au cours de la phase décisive de leur performance. Leur corps, comme le fait remarquer Buytendijk, est doté d’un sens subtil de ce qui peut et doit être tenté et risqué, d’une finesse d’esprit, d’un « inépuisable pouvoir créateur13 ». Une telle activité créatrice peut concrétiser l’association de deux ensembles de 11. Idem. 12. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 274. 13. F. J. J. Buytendijk, L’homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1965, p. 65.

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3. Spontanéité mouvements indépendants jusque-là. Arthur Koestler propose la désignation bisociation pour nommer cet acte. Si une association concerne l’organisation d’éléments en fonction d’un ensemble habituel de règles et d’habiletés, une bisociation est un acte de combinaison de dimensions de l’expérience jusquelà sans rapports entre eux. La création du mouvement bisociatif se déploie soudainement et de manière inattendue, elle se manifeste comme un surgissement depuis une couche fertile de notre corps. Lorsqu’aux tout derniers instants d’un match de football, la nécessité d’appliquer une configuration rigide de relations et d’organisation des mouvements s’estompe, tout comme le conformisme des gestes de routine, les joueurs sont portés à proposer des solutions audacieuses et inédites. En inventant de nouveaux mouvements, les athlètes envisagent la situation motrice d’une action dont ils évaluent et comprennent immédiatement les caractéristiques en rapport avec leurs capacités physiques. Vous aurez une perception tout à fait différente des bosses sur une pente de ski après avoir acquis une certaine expérience qu’à l’époque où vous étiez novice. Ces accidents de terrain, obstacles pour les débutants, deviennent pour les habitués des moyens utiles, puisque leurs mouvements, tout comme leur perception, forment un processus d’adaptation au monde14. Nous abordons le parcours de golf ou un cours d’eau en faisant appel à nos habiletés en fonction des possibilités et des difficultés que présentent ces décors naturels. « Quand je fais un faux pas en glissant », écrit Straus, « j’éprouve le caractère glissant autrement que lorsque je m’efforce en vain de me lever sur une surface lisse et encore autrement que lorsque je prends des précautions sur une surface glacée et que j’explore la qualité du sol en avançant

14. Erwin W. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 584.

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Le corps intelligent un pied15. » Les qualités et les tâches sont appréhendées en relation avec la perception implicite des capacités de notre corps. La finesse d’esprit que Buytendijk porte à notre attention, constitue la capacité qu’a le corps d’envisager une réalisation motrice complexe possible (un saut, une rotation, un lancer) – une capacité qui tient à la perception d’une justesse, d’une aptitude, une connaissance intuitive de ce qu’il faudrait faire, de ce qu’il est possible de faire dans une situation particulière. Le corps semble connaître les caractéristiques du champ d’action et de ses propres ressources disponibles et transposables. « Chaque comportement spontané de la vie quotidienne est régi en fonction de la situation, tout en étant improvisé de manière “exploratoire”. La physiogénèse n’est pas déterminée (au contraire de la morphogénèse) ; elle est, dans une certaine mesure, ouverte à la gamme (Spielraum) du possible. Cela s’avère dans l’ascension d’une montagne, la conduite d’une voiture, mais aussi dans les actions dites habituelles16. » Or, pour inventer et risquer, nous devons nous appuyer non seulement sur ce sentiment tout en finesse, mais aussi posséder la forme globale du mouvement que nous voulons accomplir. Nous ne pouvons représenter une telle possession. Elle se révèle dans notre agir virtuel et concret. À l’instar des musiciens qui peuvent interpréter une pièce parce qu’ils la connaissent, nous pouvons exécuter de manière nette les mouvements que nous envisageons, à partir d’une « source amorphe », parce que nous possédons implicitement une forme globale. Eugène Minkowski fait observer, dans son analyse phénoménologique, que les caractéristiques de la spontanéité nous sont mieux connues si nous les mettons en relief par rapport

15. Ibid., p. 585. 16. Buytendijk, Prolegomena, p. 193.

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3. Spontanéité à d’autres types de comportement17. Les actions spontanées ne sont ni calculées et artificielles, ni contraintes et maniérées. Elles ne tiennent pas leur signification et leur valeur de considérations fonctionnelles ou utilitaires. Elles sont signifiantes en elles-mêmes, simplement, dans leur manifestation directe, dynamique, prompte. Les mouvements ludiques, les combinaisons inattendues de formes et d’idées sont spontanés, certes, mais les découvertes soudaines, les inventions, les actes exceptionnels et héroïques le sont également. Des solutions attendues depuis longtemps à des problèmes théoriques et pratiques peuvent surgir de cette manière immédiate et instantanée. Minkowski souligne que l’émergence subite des idées, les illuminations surprenantes, constituent des traits fondamentaux tant de la spontanéité que de la vie créatrice. De fait, dans les moments d’inspiration, « c’est un véritable jaillissement qui vient, comme un éclair bien souvent, projeter sa luminosité intense et exceptionnelle sur notre vie intérieure sans qu’on puisse dire d’où il vient, sans même au fond qu’une question de cet ordre, sur le plan des données immédiates, se pose18 ». Cette explosion, cette émergence tirent leur source du « dynamisme de la vie » – un dynamisme qui nous emporte et se manifeste comme une caractéristique fondamentale de notre corps. Les actions spontanées sont profondément personnelles et authentiques, en ce sens qu’elles expriment des sensations, des impulsions, des intuitions et des inventions subjectives. Comme leur déclenchement obéit en partie seulement à des influences extérieures, elles peuvent être considérées comme une manifestation véritable de notre « vie intérieure ». La libération des contraintes peut se produire de manière inattendue. Nous suivions peut-être initialement un ensemble de 17. Eugène Minkowski, « La spontanéité (le mouvement spontané que voici !) », dans Traité de psychopathologie, Paris, PUF, 1966, p. 407-421. 18. Ibid., p. 419.

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Le corps intelligent règles, minutieusement, et voilà que soudain, de manière totalement imprévue, nous allons au-delà de ce que nous avons planifié et escompté. Buytendijk nous rappelle que les principes d’efficacité, d’utilité, de sélectivité cèdent le pas ici à d’autres valeurs telles que l’exubérance, la générosité, la surabondance19. Porteuses d’ornements inédits, débordant d’éléments superflus, les actions spontanées manquent de simplicité fonctionnelle et de retenue calculée. Elles affichent, à un degré notable, un désir humain profond de renouveau constant et de changement qualitatif, de fraîcheur et d’excroissance. Minkowski évoque le rapport étroit entre l’autonomie du corps et la tendance à parfaire les mouvements en l’absence du besoin de les adapter à un but spécifique20. C’est ce qui nous permet de nous préoccuper de leur souplesse, de leur sobriété ou de leur grâce. De fait, les mouvements gracieux sont peut-être les produits les plus réussis de l’élan du corps vers la nouveauté et la surabondance. La grâce n’a rien à voir avec la précision mécanique ou la finalité technique. Elle découle plutôt des variations et des nuances individuelles, d’un amour du luxe, d’une considération originale, qualitative, de différentes options motrices. La grâce tire sa source de l’aptitude à exprimer une idée ou un sentiment à travers une gamme riche et étonnante de compositions de mouvements21. Elle exige une improvisation intuitive et libre, même si cette improvisation se déploie à l’intérieur de certaines structures et relations. Dans cet état, le corps est autorisé à proposer des mouvements exploratoires, inutiles, que nous avons éliminés 19. F. J. J. Buytendijk, Allgemeine Theorie der menschlicben Haltung und Bewegung, Berlin, Springer-Verlag, 1956, p. 296-298. 20. Minkowski, « La spontanéité », p. 416. 21. Voir Peter Röthig, « Betrachtungen zur Körper- und Bewegungsästhetik », dans Grundlagen und Perspektiven ästhetischer und rhythmischer Bewegungserziehung, dir. Eva Bannmüller et Peter Röthig, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1990, p. 94-95.

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3. Spontanéité de notre quotidien pour des raisons évidentes et nécessaires, à des fins d’uniformité et d’efficacité. Confronté à une foule de modes d’action possibles, le corps cherche à manifester ses propres ressources internes et inconscientes et il produit une abondance de formes en exploitant ces ressources22. Improvisation

Certaines des qualités susmentionnées sont aussi des éléments constitutifs de l’improvisation. Une improvisation ingénieuse, en musique, dans une danse, dans le jeu, requiert une série d’actions spontanées, consistant en une variation et une invention de formes. Nous avons tendance à opposer l’improvisation à l’action calculée et planifiée soigneusement. Or, cette distance prise à l’égard de manières conventionnelles, préméditées, d’exécution, ne signifie pas que la démarche d’improvisation soit dépourvue d’ordre et de cohérence. Observez différents types d’improvisation : vous y décèlerez un ordre, une répétition, qui assurent la préservation de la cohérence et de l’unité de l’exécution. Les enfants introduisent des solutions surprenantes dans leurs jeux, tout en se conformant à des règles qu’ils s’imposent eux-mêmes. Les musiciens proposent des solutions mélodiques inattendues, tout en obéissant à certaines formules mélodiques et rythmiques ; ils travaillent à partir de modèles. Bruno Nettl définit un modèle comme une « série d’événements musicaux obligatoires qui doivent être observés, soit absolument, soit du moins à une certaine fréquence23 ». Ces événements, ou points de référence, sont les sonorités, les motifs, les figures rythmiques, les accords, qui reviennent plus ou moins régulièrement dans une pièce musicale donnée. 22. Voir Buytendijk, Allgemeine Theorie, p. 362. 23. Bruno Nettl, « Thoughts on Improvisation. A Comparative Approach », The Musical Quarterly, 60 (1974), p. 12.

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Le corps intelligent De la notion de modèle il ressort que les musiciens qui improvisent retiennent, emmagasinent, certains motifs, auxquels ils reviennent à des intervalles plus ou moins réguliers. Leur aptitude à anticiper de nouvelles « images tonales » et leurs répercussions joue également un rôle capital. Une improvisation réussie met en jeu à la fois le désir de réaliser une prestation cohérente par la réaffirmation d’éléments déjà utilisés et l’impulsion, la disposition à inventer et explorer l’inédit. Comme nous le fait remarquer Jeff Pressing, c’est une interaction avec un « référent », une « image directrice », qui fournit au musicien l’élan de l’improvisation. « Le référent peut être un thème musical, un motif, une disposition, une image, une émotion, une structure dans le temps et l’espace, une représentation visuelle servant de guide, un processus physique, une histoire, un attribut, une qualité de mouvement, un poème, une situation sociale, un animal – toute image cohérente, pratiquement, qui favorise chez l’improvisateur un sentiment d’engagement et de continuité24. » L’improvisation musicale se déploie essentiellement à travers une rencontre pathique : le référent saisit le musicien et l’« invite » à générer de nouvelles configurations sonores. Il explore et invente à partir d’une « rétroaction auditive et proprioceptive continuelle25 ». Tous les bons interprètes manifestent un désir profond d’éviter la répétition mécanique et, tout en ayant présente à l’esprit l’essence de l’œuvre, ils embellissent consciemment leur jeu en y apportant des modifications expressives. Certains vont plus loin et réagissent même spontanément à de nombreuses variables momentanées, faisant de leur prestation une 24. Jeff Pressing, « Cognitive Processes in Improvisation », dans Cognitive Processes in the Perception of Art, dir. Ray W. Crozier et Antony J. Chapman, Amsterdam, Elsevier, 1984, p. 346. 25. Ibid., p. 353.

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3. Spontanéité « aventure excitante ». Ils traduisent leur réaction dans la musique en introduisant des « distorsions » subtiles : ils jouent certaines notes un peu plus vite ou lentement, un peu plus fort ou doucement26. La source la plus importante de ces déviations tient peut-être à la tonalité elle-même. Le déploiement enjoué des tonalités, tel les mouvements capricieux d’une balle, attire l’interprète et crée chez lui une tendance à l’improvisation. « Leur propre jeu est un jeu qui nous intègre et nous les intégrons à notre jeu27. » Pourquoi les musiciens affichent-ils cette inclinaison à jouer avec les tonalités ? Parce que les tonalités qui résonnent communiquent elles-mêmes une « valeur d’impulsion », un appel affectif irrésistible qu’ils ressentent dans leur corps. C’est le caractère pathique de leur expérience auditive momentanée qui suscite une réponse particulière et invite à une improvisation subtile. Heinz Heckhausen affirme que « l’interprétation musicale peut, en un sens plus limité, devenir un jeu lorsqu’elle est objet d’improvisation, de libre variation, d’imagination. L’interprète lui-même (!) crée l’appel potentiel à la nouveauté, à la complexité, à l’effet de surprise qui rétroagit sur lui et facilite la poursuite de l’activité de formation28. » Mais ce n’est pas tout. L’improvisation fait intervenir l’impression d’être transporté, de s’abandonner à la fois aux sentiments du moment et aux impulsions créatrices du corps. 26. Yehudi Menuhin, « Improvisation et interprétation », dans Variations sans thème, trad. Bruno et Guillaume Monsaingeon, Paris, Buchet/Chastel, 1980, p. 90. 27. Helmuth Plessner, « Sensibilité et raison. Contribution à la philosophie de la musique », dans Ausdruck und menschliche Natur, tome 7, Gesammelte Scbriften, Francfort-sur-la-Main, Suhrkamp Verlag, 1982, p. 180. 28. Heinz Heckhausen, « Entwurf einer Psychologie des Spielens », dans Das Kinderspiel, dir. Andreas Flitner, Munich, Piper, 1978, p. 153. Voir également Ed Sarath, « A New Look at Improvisation », Journal of Music Theory, 40 (1996), p. 2831 ; Jeff Pressing, « Improvisation. Methods and Models », dans Generative Processes in Music. The Psychology of Performance, Improvisation, and Composition, dir. John A. Sloboda, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 139.

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Le corps intelligent Barry Green affirme que durant une improvisation enivrante le modèle s’estompe et devient secondaire. La musique semble alors émaner du corps du musicien improvisateur. Liz se mit à élargir l’expérience : elle jouait plus vite et plus lentement, plus haut et plus bas, sur un ton joyeux, romantique, puis triste, et observait la façon dont les danseurs réagissaient à ses changements de climat. Puis elle est sortie complètement du style de Bach et a commencé à jouer en laissant s’exprimer ses propres sentiments, improvisant avec différents rythmes, différentes structures harmoniques. Elle a expliqué par la suite qu’elle avait « joué sans penser » et laissé la musique sortir d’elle, de son sens de la découverte déployé et concentré dans le présent29.

L’expression « sens de la découverte » traduit la réceptivité détendue de l’improvisatrice, permettant à ses mains d’explorer une nouvelle gamme de sons et d’harmonies inédites, ainsi que des effets rythmiques. Elle implique également que l’interprète accepte l’écart possible entre une intention déterminée et une solution surgissant de son propre corps. Les formes musicales ne sont plus produites au sens strict mais découvertes, et la musique qui en résulte peut susciter une surprise effective chez l’interprète. Les études menées sur le phénomène de l’improvisation soulignent presque toutes l’aspect involontaire de la prestation. Jeff Pressing soutient que l’improvisation provoque chez l’interprète « un sentiment troublant d’être le spectateur de sa propre prestation30 ». Alfred Pike croit que le soliste de jazz poursuit méthodiquement un but musical défini. Néanmoins, « dans la ferveur de l’improvisation, des idées musicales

29. Barry Green, en collaboration avec W. Timothy Gallwey, The Inner Game of Music, New York, Doubleday, 1986, p. 207. 30. Pressing, « Cognitive Processes in Improvisation », p. 359.

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3. Spontanéité j­aillissent de son esprit et de ses doigts31 ». Il serait certes erroné de percevoir l’ensemble du processus de l’improvisation musicale comme un processus inconscient, automatique, exempt de tout effort de concentration et d’attention. « La nouveauté s’enracine dans le passé32. » Le musicien doit construire des formules mélodiques au fil d’un long apprentissage. De fait, comme nous l’avons vu, toute improvisation commence et se termine par la mise en œuvre d’idées musicales apprises. Cependant, une interprétation improvisée exige plus qu’une simple capacité de percevoir, de se rappeler et de reproduire des configurations. Elle complète ces configurations par des inventions spontanées, en soustrayant à un contrôle conscient le modelage de la mélodie et du rythme. La musique surgit désormais, pour ainsi dire, de la profondeur du corps. Sans pré-évaluation, sans planification, l’improvisateur s’abandonne à une « contrainte créatrice » présente dans son corps33. Dans son ouvrage stimulant, David Sudnow propose non seulement d’expliquer sa propre évolution à travers ses improvisations de jazz, mais également de jeter quelque ­éclairage sur « la nature du corps humain et de ses créations34 ». D’abord, apprenant divers accords, il a découvert l’échelle mélodiquement appropriée pour un accord particulier et a produit une combinaison plutôt hâtive de ces formules 31. Alfred Pike, « A Phenomenology of Jazz », Journal of Jazz Studies, 2 (1974), p. 91. 32. Idem. 33. Janice E. Kleeman affirme que les « compositeurs, interprètes et spectateurs possèdent tous un désir instinctif de nouveauté, de stimulation, qui peut surgir du processus évolutionnaire : les êtres humains qui survivent et procréent sont ceux qui savent composer avec un monde dangereux et imprévisible. Quelles que soient ses origines, notre dynamisme créatif est une veine importante dans le sol rocheux du comportement habituel », « Tha Parameters of Musical Transmission », Journal of Musicology, 4 (1985-1986), p. 21. 34. David Sudnow, Ways of the Hand. The Organization of Improvised Conduct, Cambridge, MA, MIT Press, 1993, p. xiv.

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Le corps intelligent ­ usicales. Par la suite, il a cherché à faire cadrer ensemble m les accords et ces fragments mélodiques. Enfin, il a atteint un stade où il pouvait cesser de se préoccuper de la configuration mélodique appropriée, pour jouer, plus détendu, les notes qui n’étaient pas nécessairement liées à un accord particulier. Il devenait possible d’engendrer et de soutenir une mélodie sans qu’elle convienne à une configuration d’accord. Le jeu de Sudnow n’était plus régi par « un cadre temporel rigide » et l’anticipation de formules liées à des accords. Il n’avait pas à regarder « par-dessus les mains » pour chercher des voies où elles trouveraient leur destination35. Il pouvait plutôt se concentrer avec assurance sur le déplacement des mains et laisser ses doigts choisir les notes. Son improvisation de jazz pouvait faire appel à n’importe quelle note. « Partout, sous mes doigts, des notes s’offraient, qui étaient appropriées. » Un changement important s’est profilé au cours du processus d’improvisation lorsque la « main mélodique » a pu oublier le schème ou la pensée musicale abstraite et, en « goûtant les possibilités », produire des mélodies de son propre gré. Pour Sudnow, un tel changement s’est accompagné d’une expérience d’automatisme, d’absence de contrôle conscient, d’un sentiment d’être guidé par les capacités créatives de sa propre main. Ainsi, la main réagissait au son produit ou à un sentiment momentané, et non à la représentation d’une idée musicale abstraite. Certains accueilleront avec suspicion, ou rejetteront comme « métaphysique » le désir d’accentuer le rôle vital des capacités corporelles dans la production de la musique improvisée. Ils considéreront tant le raffinement des talents d’improvisation et la création de la nouveauté comme tenant simplement de l’usage approprié de la capacité de mettre en œuvre des programmes moteurs internes. En somme, l’impro35. Ibid., p. 115.

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3. Spontanéité visateur ferait appel à différents modèles internes, et non pas aux mouvements non réfléchis de ses mains. Eric F. Clarke, qui émet des critiques sur les propos de Sudnow, défend ce point de vue. Les interprètes improvisateurs, souligne Clarke, ne peuvent jouer avec fluidité et justesse s’ils ne disposent d’une représentation abstraite des « structures hiérarchiques de programmes moteurs36 ». Ils doivent se construire et adopter un fil conducteur, une configuration harmonique plus ou moins soigneusement élaborée. En l’absence de la représentation de « structures génératrices » complexes, le contrôle et le façonnement de leur prestation se fait hésitant et perd sa dynamique. Aux yeux de Clarke, l’organisation motrice de l’interprétation musicale s’apparente fort à celle de la dactylographie. Il évoque une expérience, concernant la dactylographie d’un texte connu ou non connu à l’avance. Les personnes qui ne connaissaient pas le texte se sont exécutées beaucoup plus lentement que celles qui savaient quel serait le texte à dactylographier. Par conséquent, « toute interprétation littérale de l’affirmation de Sudnow est irrecevable », puisque chaque processus d’improvisation est guidé par une représentation des programmes moteurs. Il faut noter cependant une différence importante entre ces deux types de performance motrice. Les mains d’une personne qui dactylographie doivent s’adapter à une série d’événements fixés à l’avance. L’improvisateur, par contre, ne doit pas nécessairement soumettre ses mouvements à un cadre pré-ordonné. Certains artistes, certes, peuvent mettre en œuvre des motifs pré-ordonnés ; d’autres ne cherchent toutefois aucunement à s’appuyer uniquement sur des stratégies antérieures. Que les motifs découlent ou non d’un dévelop36. Eric F. Clarke, « Generative Principles in Music Performance », dans Generative Processes in Music. The Psychology of Performance, Improvisation, and Composition, dir. John A. Sloboda, Oxford, Clarendon Press, 1988, p. 7.

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Le corps intelligent pement musical, le processus de l’improvisation reste essentiellement ouvert : de nouvelles notes peuvent être introduites de manière inattendue et soudaine à tout moment 37 . Manifestement, une telle ouverture n’oblitère aucunement l’aptitude à une prestation cohérente. Le mérite de Sudnow tient à une libération d’un engagement rigide envers un ensemble de formules. Les notes qu’il jouait n’étaient pas imaginées à l’avance : il les trouvait sans effort « juste là sous [ses] doigts ». Un dactylographe qui n’a aucun renseignement préalable sur le texte à taper risque fort de fournir un rendement moteur inadéquat. Dans l’improvisation de jazz de Sudnow, cependant, il n’y avait pas de « mauvaises notes » : n’importe quelle note, ou presque, pouvait engendrer une bonne mélodie. De là son attitude confiante et détendue : il savait que la solution choisie par ses mains pouvait dans tous les cas être utilisée à bon escient. La chose importante, dans l’improvisation, n’est pas de développer des structures de programmes moteurs pour ensuite trouver des solutions convenables, mais, comme le dit Pressing, « d’accepter la première solution qui vous vient sous la main38 ». En somme, l’improvisation n’est pas une affaire de contact avec les bonnes touches, mais d’accent mis sur le rythme approprié. L’objection soulevée par Clarke nous force à poser une question importante : devrions-nous considérer la représentation du mouvement – l’image mentale produite à partir des impressions sensorielles et des expériences motrices anté­ rieures – comme une condition indispensable de performances créatrices complexes ? Nous sommes certes incapables de nous former une image mentale de certains mouvements familiers tels que la formation d’un nœud de cravate. Arnulf Rüssel affirme donc 37. Voir Sarath, « A New Look at Improvisation », p. 19-23. 38. Pressing, « Improvisation : Methods and Models », p. 149.

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3. Spontanéité que la base de plusieurs performances motrices complexes n’est pas une représentation mais une disposition à l’exécution du mouvement (Bewegungseinstellung)39. L’expression dénote une inclination à considérer la situation et à accomplir les mouvements appropriés. Une improvisation créatrice peut découler de cette disposition. Tout effort pour scruter la réalisation du mouvement, pour examiner de près les relations réciproques entre les divers segments moteurs, risque de rendre la prestation hésitante et de la ralentir. Paul Ricœur avance également que l’improvisation spontanée est fonction de notre capacité corporelle de sonder le terrain dans toutes les directions, et non pas de la représentation d’une structure motrice. L’improvisation appelle un abandon au potentiel singulier d’invention, de variation et d’aventure du corps. « Par rapport à cette inventivité de l’habitude elle-même, les modèles perçus ou représentés n’ont qu’un rôle secondaire et critique : le schéma directeur ne crée rien, mais critique seulement cette improvisation qui déborde ce qui a été voulu40. » Nous savons tous par expérience que notre corps, après un certain nombre de tentatives, découvre soudainement la façon juste, satisfaisante, de se déplacer, sans vraiment que nous comprenions comment nous y sommes arrivés. Une telle découverte n’exclut pas la possibilité d’un regard en arrière, d’une réflexion sur les segments de notre prestation. Nous pouvons également interposer une représentation entre notre disposition à nous mouvoir et l’exécution du mouvement effectif. Cependant, une telle représentation

39. Rüssel, « Gestalt und Bewegung », p. 426-427. Au sujet du problème de la représentation mentale, voir Hubert Dreyfus and Problem of Representation, dir. Anne Jaap Jacobson. Numéro spécial de Phenomenology and the Cognitive Sciences, 1, no 4 (2002), p. 357-425. 40. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 273-274.

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Le corps intelligent pourrait facilement entraver, plutôt que favoriser, une réalisation créative41. Moralité spontanée

Pourquoi exalter, après tout, la spontanéité corporelle ? Soumis aux exigences continuelles de conformité extérieure et à l’érosion grandissante de l’autonomie, nous avons en quelque sorte perdu la capacité de prêter l’oreille à nos sentiments, à nos convictions ou à nos désirs, et d’agir en fonction d’eux. Nous préférons nous en remettre à des formulations stéréotypées ou à des conventions protectrices plutôt que de suivre notre voix intérieure. En dernière analyse, une telle propension au conformisme favorise l’érosion graduelle d’un élément essentiel de notre fibre morale – le sentiment intuitif qui distingue le bien du mal. Nos sentiments, certes, doivent être formés, instruits ; mais plus nous leur faisons confiance, plus nous y trouvons un principe d’orientation approprié. Lorsque nous nous en remettons à nos sentiments et à notre savoir-faire spontané, nous sommes vraiment en contact avec nous-même. Ce contact peut donner naissance à ce que nous pourrions considérer comme de bonnes actions non préméditées. Sans un moment d’hésitation, sans tenir compte de notre propre intérêt, nous pouvons porter secours à une personne en détresse. Ou encore, sans procéder à une longue réflexion morale, nous interrompons une tâche en cours pour faire un bout de chemin avec quelqu’un, afin de lui indiquer 41. Une accentuation rigide de la représentation interne pourrait également entraver notre compréhension de la spontanéité. Oliver Sacks critique fortement tous ceux qui entreprennent une analyse empirique des événements spontanés et offrent une interprétation mécanique de « la musicalité de l’action et de la vie ». « Ils parlent de “programmes”, de “procédures” de “résolution de tâches motrices” – comme si leurs patients étaient des ordinateurs ou des “cyborgs”. Ils ignorent la beauté essentielle du mystère et de l’action, ils en ignorent la grâce, la musicalité. » A Leg to Stand On, New York, Harper Perennial, 1990, p. 216.

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3. Spontanéité une direction. « Chaque action de ce genre », écrit Robert Spaemann, « justifie l’existence du monde42 ». Nous pouvons voir dans de tels gestes, issus de sources internes, le fondement de l’altruisme. L’être humain fait souvent appel, dans des mouvements spontanés, à ce qu’il y a de meilleur en lui. « L’éthique n’est jamais le fait d’un pur esprit », affirme avec raison van Peursen43. L’éthique ne tient pas à une simple compréhension rationnelle de valeurs et d’arguments abstraits. Il s’agit d’un exercice de raisonnement pratique. Elle déploie une distinction qualitative axée sur nos sentiments et appelle une disposition à agir en conformité d’une appréciation affective des valeurs. « La spontanéité est situationnelle », souligne Eliot Deutsch ; « elle est sensibilité à ce qu’exige un contexte particulier, à ce qu’il met en jeu, elle n’est pas fonction d’un sens intérieur du bien et du mal dans l’abstrait, ni d’une assimilation intériorisée, comme par un surmoi, d’une règle imposée44 ». Nous n’agissons pas en nous en remettant à une formule fixe, mais en participant affectivement à la signification d’une situation donnée. La notion d’authenticité, de contact avec nos sentiments, revêt donc une grande importance dans tout milieu qui favorise la dépendance extérieure, les habitudes rigides et un mode de vie conventionnel. Par contre, les actions spontanées nous permettent mieux d’accorder notre vie à l’idéal d’authenticité et donc de renforcer notre sens moral45.

42. Robert Spaemann, Notions fondamentales de morale, trad. Stéphane Robilliard, Paris, Flammarion, 1999, p. 117. 43. Voir Cornelius A. van Peursen, Le corps – l’âme – l’esprit. Introduction à une anthropologie phénoménologique, trad. Marie Claes, Le Haye, M. Nijhoff, 1979, p. 162. 44. Eliot Deutsch, Personhood, Creativity and Freedom, Honolulu, University of Hawaii Press, 1982, p. 134. 45. Voir Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, trad. Charlotte Melançon, Montréal, Bellarmin, 1992.

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Le corps intelligent Il convient de noter également que les mouvements spontanés permettent de développer un autre aspect de notre vie morale : le sens de la nuance, de la délicatesse, du moment opportun, de la proportion – en un mot, le tact. D’importantes vertus sociales, telles que la politesse, la prévenance, le civisme, la bienveillance, s’enracinent dans l’aptitude à percevoir et à valoriser ce qu’a d’unique une situation présente, hors de la sphère de l’utilitaire et de l’impersonnel46. La maturité en matière de pratique morale est fonction de la capacité de développer une sensibilité à l’égard d’une stylisation prompte et gratuite des formes de l’interaction personnelle, aussi superficielles apparaissent-elles. La moralité ne tient pas simplement à l’obéissance à des règles imposées de l’extérieur, elle appelle, comme le dit Helmuth Plessner, à un comportement inspiré par l’enthousiasme et un « esprit de luxe47 ». Le cœur de l’éthique se situe au-delà de toute réglementation rigide. Il se fonde sur nos intuitions lumineuses et créatives, sur notre sens aigu de l’exceptionnel et s’apparente donc à la spontanéité au sens large48.

46. Voir David Heyd, « Tact : Sense, Sensitivity, and Virtue », Inquiry, 38 (1995), p. 217-231 ; et mon article « Du tact », Science et Esprit, 47 (1995), p. 329333. 47. Helmuth Plessner, The Limits of Community, trad. Andrew Wallace, Amherst, NY, Humanity Books, 1999, p. 168. 48. Thomas De Koninck propose une remarquable analyse de la sagesse du corps dans Philosophie de l’éducation. Essai sur le devenir humain, Paris, PUF, 2004, p. 36-50. Eugène Minkowski offre une exploration détaillée, appliquée à l’action éthique, dans Le temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques, Paris, PUF, coll. Quadrige, 1995, p. 103-112.

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Imitation

Le corps mimétique

Nous faisons usage des aptitudes mimétiques de notre corps dès notre jeune âge, et nous continuons à nous appuyer sur ces aptitudes pendant toute notre vie : nous acquérons des habiletés et des habitudes, nous apprenons toute une gamme de mouvements et nous reproduisons, consciemment ou inconsciemment, divers gestes, dans les situations les plus diverses. Nous avons tous éprouvé beaucoup de plaisir à caricaturer nos parents, nos professeurs, nos employeurs. Animés de sentiments d’affection et de défi à la fois, nous nous sommes complus à exagérer leurs habitudes rigides et avons eu l’impression d’exercer ainsi quelque contrôle sur ces personnages autoritaires. Nous ressentions le besoin de laisser s’exprimer un désir profond de conformer notre corps à des modèles donnés. Nous aimions reproduire l’accent, les manières et les gestes de ceux que nous admirions. Nous avons si souvent désiré avoir l’air d’une personne adulte, en prenant 85

Le corps intelligent un ton de voix grave ou en adoptant certaines expressions du visage. Nous aimions bien également nous cacher derrière des masques que nous avions fabriqués soigneusement. Helmuth Plessner associe « le plaisir de la dissimulation, de la feinte, du déguisement » au besoin humain fondamental de l’imitation1. Le jeu offre manifestement, très tôt dans la vie, une occasion de satisfaire ce besoin. Notre activité ludique n’a pas nécessairement à être liée à un but ou à un motif ; nous nous livrons simplement aux délices des jeux de rôles 2. Buytendijk fait observer qu’à un certain âge les enfants tendent à adopter « une culture mimétique » et même à se situer dans leur environnement en déployant « une manie mimétique3 ». Tant la réalisation du mouvement lui-même que la possibilité de devenir, pendant un moment, un train, un avion, un soldat, un médecin, engendrent un sentiment de satisfaction. Quand ils s’adonnent à des jeux d’imitation, les enfants adaptent leurs poses et leurs mouvements aux caractéristiques particulières de la situation motrice. Ils changent de rôle avec facilité, rapidement, formant leurs corps spontanément dans ces travestissements. Ils reproduisent un personnage non seulement avec leurs mains et leurs bras, mais aussi avec leurs jambes, leur torse, leur tête et leur voix, leur corps tout entier devenant un « organe d’expression mimétique4 » (Horkheimer).

1. Helmuth Plessner, « Der imitatorische Akt », dans Ausdruck und menschliche Natur, tome 7 des Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1982, p. 452. 2. Ne devons-nous pas mettre en question l’affirmation de Piaget : « l’imitation ne constitue jamais une conduite se suffisant à elle-même » ? La formation du symbole chez l’enfant. Imitation, jeu et rêve. Image et représentation, 2e édition, Neuchatel, Delachaux & Niestlé, 1959, p. 75. 3. F. J. J. Buytendijk, Traité de psychologie animale, trad. A. Frank-Duquesne, Paris, PUF, 1952, p. 335. Voir également Howard Gardner, Frames of Mind. The Theory of Multiple Intelligences, New York, Basic Books, 1985, p. 226-233. 4. Max Horkheimer, Eclipse of Reason, New York, Oxford University Press, 1947, p. 114.

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4. Imitation Lorsqu’ils se trouvent devant un auditoire, sachant qu’une bonne prestation sur scène exige une présence incarnée, les comédiens font des mouvements habiles pour représenter divers personnages. Cette personnification exige le déploiement de mouvements adroits du visage et des mains, des changements constants de la position et des tensions du corps, des façons de marcher et de parler5. L’élément mimétique joue aussi un rôle essentiel dans la danse. Dans ses études sur la fonction anthropologique de l’imitation, Walter Benjamin souligne que, tout comme la parole, la danse s’enracine dans l’aptitude humaine fondamentale à percevoir et à reproduire des similitudes. La « fonction ancienne » de la danse tenait à la reconnaissance et à l’imitation des animaux, des événements naturels ou des histoires mythiques. Misant sur ce potentiel unique, les anciens étaient capables d’établir des correspondances cognitives et expressives : en adaptant leur propre comportement à certaines réalités extérieures, ils étaient en mesure de parvenir à une compréhension sympathique du monde observable et du monde non observable. Par conséquent, jadis, le « génie mimétique » des enfants – leur aptitude à « déterminer la vie » – devait être éveillé et alimenté consciemment6. Le théâtre, la danse et le jeu constituent des éléments capitaux des rites. Par leurs pratiques rituelles, les enfants expriment leur individualité et, du coup, intègrent graduellement les modes d’être et de se mouvoir d’une communauté particulière. Les aspects tant individuels que sociaux de l’identité se développent à travers des pratiques rituelles. L’imitation des mouvements exécutés par les membres plus anciens de la communauté façonne le corps des enfants : les façons de parler, 5. Voir Eugenio Barba, The Paper Canoe. A Guide to Theatre Anthropology, trad. Richard Fowler, London : Routledge, 1995, p. 25-30. 6. Walter Benjamin, « Über das mimetische Vermögen », dans tome II des Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1971, p. 210-213.

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Le corps intelligent d’exprimer ses sentiments, moulent les muscles de leur visage. La façon de marcher, de s’asseoir, de s’agenouiller au cours des cérémonies laisse également une marque durable. Si la génération précédente transmet des valeurs et des expériences particulières à la nouvelle génération, et si les jeunes intègrent dans leur corps cet héritage, le processus de mémorisation est réalisé par une appropriation mimétique. C’est à travers certains chants, certaines danses, que les rites transmettent la mémoire incarnée de la communauté7. Comment le corps imite-t-il une personne ou un objet ? Dans la plupart des cas, les enfants ne cherchent pas à reproduire de manière fidèle une forme perçue. Ils se concentrent sur les aspects les plus visibles d’une activité et les répètent avec des rythmes et des intensités variés. Lorsqu’ils imitent un avion, par exemple, ils marchent en se penchant vers l’avant, laissant le tronc de leur corps en retrait, pour déployer leurs bras. Ernst Cassirer souligne que l’acte de reproduction présuppose une production interne d’un modèle, composé à partir des traits constitutifs d’un objet. « L’imitation ne consiste jamais à redessiner, trait pour trait, un contenu de réalité, mais à extraire de cette réalité un moment pertinent afin de tracer les “contours” caractéristiques de sa silhouette8. » Son aspect essentiel n’est pas la répétition des « caractères singuliers » d’une forme sensible », mais la saisie formative des « rapports de structure9 ». 7. Voir Stephen Buckland, « Ritual, Bodies and Cultural Memory », dans Liturgy and the Body, dir. Louis-Marie Chauvet et Francois Kabasele Lumbala, Londres, SCM Press, 1995, p. 49-56. 8. Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Le langage, trad. Ole Hansen-Love, Jean Lacoste, Paris, Minuit, 1972, p. 134. 9. L’étude détaillée du syncrétisme de la perception et de l’imitation, menée par Jean Piaget, mais aussi ses découvertes plus récentes, confirment la justesse des observations de Cassirer. Andrew N. Meltzoff et M. Keith Moore ont montré que les enfants non seulement choisissent des aspects des gestes perçus mais qu’ils combinent ces aspects de manière créatrice et finissent par « construire » un « geste nouveau ». « Infant’s Understanding of People and Things. From Body Imitation to

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4. Imitation Il serait toutefois erroné de ne pas tenir compte de l’intérêt occasionnel manifesté à l’égard des petits détails. Dans certains jeux, les enfants préfèrent représenter les particularités spécifiques des objets plutôt que leur quintessence. La reproduction des détails présuppose une aptitude à analyser et à reconstituer une réalité donnée, ainsi qu’un sens très fin de la précision et du contrôle moteurs. Margaret Mead met en relief le comportement des Balinais en train d’observer deux enfants qui jouent ou un combat de coqs10. Les deux mains du spectateur, exécutant deux formes indépendantes de mouvements mimétiques, deviennent des « symboles séparés » des deux êtres en mouvement. La reconstitution est tellement juste et intégrale, qu’il suffirait d’observer le « contrepoint dramatique » des mains pour pouvoir suivre le combat. Si nous observons des artistes en plein travail de création, nous dit Margaret Mead, nous pouvons être témoins d’un tel comportement contrapuntique. « Si par exemple un peintre travaille d’une main et pose durant ce temps son autre main sur la table, nous avons découvert parfois que c’est cette seconde main qui offre la série de poses la plus intéressante. Comme si la main négligée déployait en contrepoint un jeu propre11. » De même, un chef d’orchestre peut de la main droite donner des indications rythmiques, tout en mimant avec la main gauche le contenu émotionnel de la musique. Les membres de l’orchestre sont déconcertés lorsque le chef communique, non intentionnellement, des signaux contradictoires ou ambigus par ses gestes techniques et expressifs. Folk Psychology », dans The Body and the Self, dir. Jose Luis Bermudez, Anthony Marcel, Naomi Eilan, Cambridge, MA, MIT Press, 1995, p. 52. 10. Margaret Mead, « Balinese Character », dans Gregory Bateson et Margaret Mead, Balinese Character. A Photographic Analysis, New York, Académie des sciences de New York, 1942, p. 18. 11. Idem.

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Le corps intelligent Conversation

Leur souplesse et leur mobilité remarquables permettent aux mains d’afficher une propension naturelle à un comportement mimétique. Au cours d’une conversation animée, les mouvements des mains complètent naturellement la production et le flux des paroles. Les gestes n’ont parfois pas d’autre but que de remplir les périodes de silence inévitables ; ce sont, comme le dit avec pénétration David Abercrombie, des « éléments qui meublent les espaces de silence12 ». Sous l’emprise d’une forte émotion, nous cherchons à introduire, entre les mots ou à la fin de nos phrases, divers gestes « dramatiques » non prémédités. Ces gestes peuvent servir à élucider ou à accentuer le sens des mots, ou à renforcer efficacement le contenu de notre communication. Ludwig Wittgenstein ne manque pas d’observer cette corrélation remarquable entre nos mouvements corporels et nos expressions verbales : « Comme c’est curieux : nous devrions chercher à expliquer notre compréhension d’un geste en la traduisant en mots, et notre compréhension des mots en la traduisant en un geste. (Nous sommes donc désarçonnés lorsqu’il s’agit de déterminer où réside à proprement parler la compréhension)13. » Dans certains échanges verbaux, ces mouvements démonstratifs s’avèrent indispensables ; seule l’observation des mains ou du visage de l’interlocuteur permet de comprendre correctement la signification de ses phrases. Une authentique conversation spontanée, comme le souligne Aberscrombie, « est quelque chose d’inintelligible, quelque chose qui est toujours illogique, désorganisé, répétitif et non grammatical14 ». Si nous pouvions lire une transcrip12. David Abercrombie, « Conversation and Spoken Prose », dans Studies in Phonetic and Linguistics, Londres, Oxford University Press, 1971, p. 9. 13. Ludwig Wittgenstein, Zettel, trad. G. E. M. Anscombe, Berkeley, University of California Press, 1970, p. 41e. 14. Abercrombie, « Conversation and Spoken Prose », p. 6.

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4. Imitation tion de notre propre conversation, nous nous trouverions « horribles », voire « analphabètes ». La phrase parlée, contrairement à la prose écrite, est incomplète et manque d’aisance. Il n’est donc guère surprenant que, consciemment ou non, nous tendons à corriger ces lacunes et, par des activités phonétiques et corporelles, nous ne ménageons aucun effort pour rendre notre discours plus intelligible ; nous introduisons des variations dans nos intonations de voix, dans le débit de nos paroles, nous répétons certains mots et nous arrêtons entre certaines phrases, nous faisons explicitement référence à un contexte matériel. Nous soutenons également notre langage parlé plus laborieux par des mouvements démonstratifs, les gesticulations mimétiques complexes des mains contribuent à la clarification des significations linguistiques15. Par exemple, lorsque nous décrivons à quelqu’un un événement récent, nous accomplissons des mouvements d’imitation, qui sont suscités davantage par les mots que nous prononçons ou les images que nous conservons que par des réalités extérieures que nous voyons ou entendons. Nos gestes mimétiques illustrent des significations et des idées dans leur concrétude sensuelle. Manifestement, une conversation informelle met en jeu bien plus d’éléments que le simple échange d’informations. Nous nous trouvons devant le corps vivant de l’autre ; nous sommes sensibles à la distance qui nous sépare de nos interlocuteurs, nous voyons leur attitude, rigide ou détendue, nous surveillons les mouvements de leurs yeux et de leur bouche et percevons peut-être l’odeur de leurs cheveux et de leurs vêtements. Il y a d’autres changements au niveau des muscles, d’autres tensions que nous pouvons à peine remarquer. Mais nous sommes présents physiquement dans une communication face à face, et nos diverses impressions sensorielles constituent 15. Voir Géza Révész, « Die Sprachfunktion der Hand », Psychologie Beiträge, 2 (1955), p. 254-265.

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Le corps intelligent un complément indispensable à ce que nous entendons et disons. Outre la danse polyvalente des mains, les mouvements mimétiques du visage jouent un rôle manifeste dans une conversation. Pendant qu’ils parlent, les interlocuteurs ­bougent constamment les lèvres et les yeux, ils affichent dans leur peau et leurs muscles des variations de tension. Les mouvements complexes des muscles leur fournissent la rétroaction nécessaire au déroulement approprié de l’échange verbal. José Ortega y Gasset compare le corps de chaque interlocuteur à un « sémaphore intarissable » qui envoie constamment di­verses indications ou suggestions16. Jeremy Campbell s’est penché sur une telle « valse conversationnelle » pendant laquelle le locuteur et l’auditeur, en s’envoyant des signaux corporels, se guident l’un l’autre. « Par des signes de tête, des gestes du corps, des sourires ou des froncements de sourcils, l’auditeur informe le locuteur de la réception de son message et du moment où il vaut mieux arrêter de parler17. » Par contre, c’est l’immobilité relative du visage de l’auditeur, son regard absent, plutôt que le manque de désir de communication, qui étouffe une conversation, notamment dans les situations régies par la peur et le soupçon. Dans son étude du visage humain, Harvey B. Sarles attire également notre attention sur cet aspect de la communication humaine. « D’un point de vue dynamique, le langage est un ensemble de mouvements musculaires, dont la complexité et la beauté correspondent à celles des grands danseurs ou athlètes. Plus nous étudions ces processus, tout comme nous pouvons étudier les mouvements des mains d’un dentiste ou d’un musicien de talent, plus nous sommes impressionnés 16. José Ortega y Gasset, Man and People, trad. Willard R. Trask, New York, W. W. Norton, 1963, p. 92. 17. Jeremy Campbell, « The Conversational Waltz », dans Winston Churchill’s Afternoon Nap, New York, Simon and Schuster, 1986, p. 237.

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4. Imitation par les capacités de la forme humaine18. » Le visage est une surface mimétique dialectique : il peut traduire à la fois le contenu d’un message et la réponse à ce message. Tout comme celles des mains, les caractéristiques du visage – les grimaces, les froncements des sourcils, les mouvements de la bouche, les coups d’œil furtifs, le rythme de la respiration – peuvent offrir autant de manifestations concrètes de sentiments, ­d’images, d’idées ; elles ont une « valeur illustrative19 ». Par exemple, de petits changements des muscles du visage peuvent exprimer éloquemment la progression ou le résultat d’un événement sportif que nous décrivons verbalement, ou les réactions – questions, doutes, acquiescements, étonnements – provoquées par notre description. Un autre aspect notable de la conversation tient à l’imitation des expressions faciales de l’interlocuteur et de son mode particulier d’expression. Lorsque deux personnes sont engagées intensément dans une discussion, elles tendent à reproduire non seulement l’utilisation de certains termes, concepts, voire dialectes, mais aussi des habitudes, tensions et mouvements faciaux. Nous avons tous conscience de la diversité considérable des visages. Georg Simmel souligne avec raison qu’un visage nous frappe comme le symbole d’une « personnalité à nulle autre pareille20 ». Pourtant, le visage d’un enfant ressemble à celui de ses parents. Pourtant, l’homme et la femme qui comptent plusieurs années de vie commune tendent aussi à se ressembler. Les membres d’une même communauté linguistique partagent un certain nombre de caractéristiques faciales. La propension commune à 18. Harvey B. Sarles, Language and Human Nature, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1985, p. 214. 19. Voir Pierre Feyereisen et Jacques-Dominique de Lannoy, Psychologie du geste, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985, p. 156. 20. Georg Simmel, « La signification esthétique du visage », dans La tragédie de la culture et autres essais, trad. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Rivages, 1988, p. 140.

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Le corps intelligent ­ évelopper des habitudes musculaires identiques ou similaires d façonne un « dialecte facial » distinct21. Si ces surfaces faciales, qui expriment chacune une « personnalité spirituelle déterminée » (Simmel), convergent vers une unité, cela ne tient pas seulement à la forme du crâne, mais à des similitudes dans la façon d’utiliser les muscles servant à la parole. Le visage, remarquablement malléable, est une partie du corps sur laquelle les émotions et les souvenirs, de même que les activités verbales spécifiques, laissent des traces durables. Les communications verbales, qui consistent en la production et en l’imitation d’une variété de sons quasi infinie, s’enracinent profondément dans certaines fonctions corpo­ relles. Le linguiste Iván Fónagy considère la fonction d’expiration sonore comme un « comportement physique spécifique », l’une des activités motrices les plus importantes22. Notre « geste vocal » reflète le rythme de la respiration, la tension musculaire et la position de notre corps. Le processus laborieux de l’apprentissage d’une langue illustre déjà cette corrélation. Les enfants saisissent et reproduisent les caractères prosodiques d’une voix – son intonation, son intensité, son rythme, son articulation expressive – avant de comprendre le sens précis des mots23. Ils prennent plaisir à répéter des sons qui n’ont aucun sens, tout bonnement parce qu’ils sont « intéressants ». Ils cherchent simplement à faire durer une activité captivante24. Plus tard, ils se délecteront tout autant d’imitations de mots émis par des adultes. Au cours d’une conversation, les adultes répètent certains mots pour accentuer des idées ou pour souligner qu’ils ont bien écouté. Mais peut-être 21. Sarles, Language and Human Nature, p. 216-217. 22. Iván Fónagy, La vive voix. Essais de psycho-phonétique, Paris, Payot, 1983, p. 116. 23. Ibid., p. 149. Voir également Iván Fónagy, « Des fonctions de l’intonation. Essai de synthèse », Flambeau, 29 (2003), p. 1-20. 24. Voir Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, p. 26-27.

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4. Imitation le font-ils aussi simplement pour le plaisir de reproduire une combinaison curieuse de syllabes. Les imitations vocales des enfants ont fait l’objet de maintes études. Il y aurait lieu également de prêter attention aux sons que produisent par imitation les adultes lorsqu’ils communiquent avec des enfants. Le discours mélodique est l’une des premières découvertes de l’enfant. Son flux verbal est plus mélodique que celui de l’adulte. Il s’appuie sur un mouvement tonal intrasyllabique plus intensif. Lorsqu’il s’adresse à l’enfant, l’adulte a tendance, dans un effort d’identification, à imiter spontanément la mélodicité du discours infantile25. Une telle « régression » dans le parler et l’agir est très bénéfique à la croissance de l’enfant, puisqu’elle crée un pont lui permettant lui aussi de s’identifier à l’adulte26. Le même jeu d’adaptation peut se déployer au cours d’une conversation ordinaire. Si les participants sont disposés à s’accueillir avec empathie et à suivre attentivement l’expression des pensées et des désirs les uns des autres, le mouvement tonal de leur voix s’adapte naturellement à la qualité du discours de leurs interlocuteurs. En raison du partage de l’attitude émotive et des élans communicatifs d’autrui, les sons produits varient sur le plan de la mélodicité. Par ailleurs, une imitation résolue de configurations du discours peut mener à une approche, à une communication plus empathiques. La variation de la mélodicité du discours a moins d’importance lorsqu’une tension se profile dans le rapport entre interlocuteurs. Dans de tels cas, l’intonation de la voix devient plus égale, comme cela se produit, par exemple, lorsqu’un échange verbal prend des tons de reproche ou de commandement, ou que l’atmos25. Voir Iván Fónagy, « Emotions, Voice and Music », dans Research Aspects on Singing, dir. Johan Sundberg, Stockholm, Royal Swedish Academy of Music, 1981, p. 74. 26. Voir René A. Spitz, Le non et le oui. La genèse de la communication humaine, trad. Anne-Marie Rocheblave-Spenlé, Paris, PUF, 1962, p. 32-33.

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Le corps intelligent phère agressive prévalente supprime toute possibilité de compréhension mutuelle. L’involontaire dans l’imitation

Les mouvements d’imitation peuvent soit accompagner l’événement moteur perçu, soit le suivre. Le terme echokinesis renvoie à un comportement mimétique qui suit, avec un certain retard, la perception de configurations sonores ou de formes visuelles27. Il y a là une intention délibérée de produire des similitudes. Les acteurs et les enfants réalisent des genres d’imitations échokinétiques lorsqu’ils reproduisent des structures de mouvements perçues ou représentées précédemment. Même si, comme nous l’avons mentionné déjà, le mouvement est réalisé avec des moyens identiques, ils ne cherchent aucunement à reproduire fidèlement une action donnée. Les mouvements synkinétiques se déploient en synchronie avec des événements perçus ou imaginés, tels que le mouvement rythmique d’un danseur, la configuration mélodique de la musique, ou l’accélération soudaine et dangereuse d’un véhicule. Tous ces exemples ont comme élément commun le pouvoir de suggestion d’un objet : l’objet suscite des mouvements concomitants. Bon nombre d’entre nous avons fait l’expérience d’assister à un match sportif enlevant, où nous avons été incapables de rester assis. Nous pouvons nous rappeler la facilité avec laquelle nos mains et nos bras suivaient et anticipaient les mouvements, et comment nous nous sentions poussés à faire quelque chose pour aider tel ou tel joueur en mouvement à atteindre le but visé. Les imitations synkinétiques mettent en lumière entre autres l’intérêt avec lequel le spectateur suit un événement 27. Voir Wolfgang Prinz, « Ideo-Motor Action », dans Perspectives on Perception and Action, dir. Herbert Heuer et Andries F. Sanders, Hillsdale, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, 1987, p. 49-53.

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4. Imitation perçu. Si les doigts sensibles des Balinais assistant à un combat bougent nerveusement et indépendamment, cela tient aux caractéristiques de l’expérience motrice elle-même ; le combat, avec ses tournants dramatiques, exerce sur les spectateurs une grande fascination et provoque leur participation active. Tant que l’expérience est captivante, les Balinais ne peuvent empêcher leurs mains de trembler, de se tordre et de se contracter vivement. Les mouvements synkinétiques se produisent régulièrement lorsque nous abordons une conversation avec une curiosité sincère et une certaine intensité. La voix s’adapte au ton et à la mélodie formée par les sons, mais différentes parties du corps exécutent aussi des mouvements concomitants : nous hochons la tête, nous levons les bras, nous nous déplaçons vers l’avant ou vers l’arrière en synchronie avec notre partenaire. Nous accomplissons des petits gestes à peine percep­ tibles, indiquant à notre interlocuteur que nous sommes sur la même longueur d’ondes que lui, même si nous ne sommes pas d’accord en tous points. Ce besoin involontaire de reproduire un mouvement perçu, quelle force revêt-il28 ? Manifestement, dans certaines situations, l’inclination à imiter montre une puissance telle que le mouvement synchronisé de croisement des bras ou de bâillement se produit quasi automatiquement. Cependant, nos sentiments momentanés, nos dispositions ou nos préoc­ cupations peuvent minimiser cette influence motrice primaire et entraver ou retarder nos réactions mimétiques. Comme le souligne Kurt Kofka, nous sommes moins disposés à nous abandonner à l’expérience immédiate et à réagir au rire d’autrui lorsque nous sommes fatigués ou en proie à la 28. Au sujet de la tendance ou de la pulsion mimétique, voir Hans Prinzhorn, Artistry of the Mentally Ill. A Contribution to the Psychology and Psychopathology of Configuration, trad. Eric von Brockdorff, New York, Springer-Verlag, 1962, p. 2326.

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Le corps intelligent ­ élancolie29. Kofka affirme donc que l’incapacité de résister m à un pouvoir de suggestion est moins propice à l’imitation que la disposition consciente et contrôlée de nous rendre semblables à quelqu’un ou quelque chose30. Malgré cette accentuation de la primauté du contrôle volontaire, la qualité vive des manifestations dynamiques nous affecte en de nombreuses occasions et déclenche un grand nombre de réponses mimétiques. Nous semblons imiter spontanément un mouvement rythmique si nous y percevons un attrait visuel. En dansant, nous cherchons à nous abandonner à l’invitation d’une perception visuelle ou auditive et à traduire cette soumission par des mouvements. Les réponses motrices, déployées sous contrôle volontaire, ne réduisent pas nécessairement le fait observable que nous tendons à satisfaire le besoin puissant de recréer ce que nous percevons. Au cours d’une entrevue pour l’obtention d’un emploi, un jour, j’ai constaté que je reproduisais, involontairement et immédiatement, les mouvements que faisait le directeur du personnel : j’étais poussé à imiter ses croisements de jambes, ses entrelacements de doigts, exprimant par ce mimétisme mon intérêt envers le poste et ma volonté de collaborer avec le directeur si j’étais embauché. Pourquoi ce mimétisme ? C’est que nous percevons à la fois les sons émis par l’interlocuteur et ses gestes corporels « en termes musculaires31 ». La forme et la qualité d’une manifestation déclenchent en nous une forte inclination à bouger. Nous savons tous par expérience que lorsque nous percevons qu’un ballon se dirige vers nous, nous ressentons un besoin 29. Kurt Kofka, The Growth of the Mind. An Introduction to Child Psychology, New Brunswick, NJ, Transaction Books, 1980, p. 316-317. 30. Voir également Meltzoff et Moore, « Infant’s Understanding of People and Things », p. 52-54. 31. David Abercrombie, « A Phonetician’s View of Verse Structure », dans Studies in Phonetic and Linguistics, Londres, Oxford University Press, 1971, p. 19.

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4. Imitation irrésistible de le saisir ou de le frapper du pied32. Dans un musée, nous éprouvons une envie semblable de saisir les objets, malgré les interdits (« Défense de toucher ») et les câbles. Nous aimerions bien caresser de la main les meubles antiques, les vieilles machines, les armes exposés, en éprouver la forme par contact tactile. Si un collègue s’avance vers vous le bras droit tendu, vous lui présentez la main droite sans hésiter. Comment faire autrement ? Il nous est bien plus facile de céder à l’impulsion de serrer la main de cette personne et de répondre à son sourire que de garder la main près de notre corps et de demeurer impassible. Herbert Read et Rudolf Arnheim affirment que, pour apprécier une sculpture, il faut faire appel tant au contact tactile que visuel. Une sculpture est façonnée par le toucher, pour le toucher. Contrairement aux images détachées, dis­ tantes, suspendues au mur, une sculpture appartient à notre espace vital et crée donc une « intimité spontanée » avec notre corps33. Nous jouissons de sa présence massive, et nous sommes poussés à répondre à son invitation, notamment si elle est placée à notre portée. Nous ressentons un curieux désir de suivre, par les mouvements onduleux de notre main, les contours des figures humaines à trois dimensions34. Devant une structure architecturale spéciale, il peut nous arriver de ressentir l’envie soudaine de bouger. « En regardant la tour Eifel », écrit Jacques Lecoq, « chacun peut ressentir une émotion dynamique et mettre cette émotion en mouvement. Il s’agira d’une dynamique à la fois d’enracinement, d’élan 32. Voir F. J. J. Buytendijk, Le football. Une étude psychologique, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, p. 21-22. 33. Rudolf Arnheim, « Sculpture : The Nature of a Medium », dans To the Rescue of Art. Twenty-Six Essays, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 8291. 34. Voir également Susan Stewart, « Prologue. From the Museum of Touch », dans Material Memories. Design and Evocation, dir. Marius Kwint, Christopher Breward et Jeremy Aynsley, Oxford, Berg, 1999, p. 17-36.

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Le corps intelligent vertical, de vitesse dégressive, qui n’aura rien à voir avec la tentative de représentation imagée (figuration mimée) de ce monument. Plus qu’une traduction, c’est une émotion [...] En fait, nous mimons tous les jours le monde qui nous entoure, sans le savoir35. » Tous ces mouvements mimétiques se déploient en la présence d’objets et d’événements qui en quelque sortent nous parlent ; par leurs propriétés, ils émettent des messages et des « invitations » subtils. S’inspirant des perspectives de Kurt Lewin et de James J. Gibson, Rudolf Arnheim exprime la « qualité de sollicitation » et l’« abordabilité » tant des œuvres d’art que des objets que nous utilisons quotidiennement. Nous expérimentons leurs formes, leurs dimensions, leurs couleurs, comme des qualités attrayantes ou repoussantes, invitantes ou inhospitalières. Nous devenons attentifs à leurs qualités expressives, à une vitalité qui nous émeut36. Tant que nous les abordons avec respect et intérêt, comme il se doit, et demeurons réceptifs à leur « qualité motivante », nous ressentirons le besoin de réagir à leur présence par des mouvements corporels. Lorsque nous voyons un livre très ancien, nous éprouvons un vif désir de l’ouvrir, de mettre la main, doucement, dans l’une de ses pages ; nous savons que la perception de l’objet reste incomplète tant que nous n’avons pas établi un contact tactile avec le papier défraîchi et recréé sa configuration avec nos doigts. Les enfants, qui sont sensibles aux qualités physiognomoniques des formes, sont portés à répéter spontanément des mots ou à imiter les mouvements des animaux (serpent, oiseau, singe). Ils sont attirés par la signification motrice-affective 35. Jacques Lecoq, en collaboration avec Jean-Gabriel Carasso et JeanClaude Lallias, Le corps poétique. Un enseignement de la création théâtrale, Actes-Sud – Papiers, 1997, p. 57. 36. Rudolf Arnheim, « Art among the Objects », dans To the Rescue of Art. Twenty Six Essays, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 7-14.

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4. Imitation qu’ils découvrent dans un être vivant. Jean Piaget croit que cet intérêt envers une forme tient à la simple possibilité de reproduction. Ce sont les « schèmes sensori-moteurs » préexistants qui inspirent les enfants et évoquent en eux le besoin d’imiter37. Répétée pour elle-même, plaisante en elle-même, l’imitation tend à se produire dans un climat détendu, serein. L’absence de restriction favorise la concentration chez l’enfant. Les enfants plus âgés, par exemple, imiteront plus volontiers une personne qu’un objet. L’objet est habituellement appréhendé dans un contexte pratique et utilitaire et suscite des mouvements orientés vers un but. Une personne, perçue en dehors de tout souci pratique, tend à susciter des gestes d’imitation38. La conscience du corps

Un autre élément important de l’imitation tient à la compréhension non réflexive, à la capacité d’appréhender immédiatement la signification des mouvements et des formes. Nous participons à une intention, à une « perspective » particulière, certes, mais aussi, grâce à la faculté de compréhension de notre corps, nous y reconnaissons nos propres possibilités : nous sommes en mesure de produire une intention, une force dynamique similaire. La communication ou la compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de nos gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si mes intentions habitaient le sien. Le geste dont je suis le témoin dessine en pointillé un objet intentionnel. Cet objet devient actuel et il est pleinement compris lorsque les 37. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, p. 85. Voir aussi Konrad Lorenz, L’envers du miroir. Une histoire naturelle de la connaissance, trad. Jeanne Etoré, Paris, Flammarion, 1975, p. 208-213. 38. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, p. 72-73.

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Le corps intelligent pouvoirs de mon corps s’ajustent à lui et le recouvrent. Le geste est devant moi, comme une question, il m’indique certains points sensibles du monde, il m’invite à l’y rejoindre39.

Selon Merleau-Ponty, un geste expressif trouve son « équivalence », sa « confirmation », dans notre propre corps. L’« équivalence » implique que le corps lui-même dispose d’une « représentation de soi primitive » (Meltzoff et Moore), une conscience fondamentale de ses propres aptitudes et impulsions. Certes, une telle conscience de soi corporelle marque le point de départ de toute objectivation de soi subséquente, mais le corps doit d’abord rendre possible l’appréhension de la signification d’une réalité expressive et de son imitation instantanée. Merleau-Ponty offre un exemple, celui d’un bébé réagissant à une expression émotionnelle, qui illustre bien la compréhension immédiate des autres et la saisie rudimentaire de ses propres mouvements possibles. Sans expérience précédente, un bébé de quinze mois ouvrira la bouche si nous mettons un de ses doigts entre nos dents et faisons semblant de le mordre. Une réaction corporelle spontanée se produit puisque le bébé perçoit de l’intérieur sa propre bouche, ses propres dents, comme des « pouvoirs » d’esquisser des intentions semblables et de produire des effets similaires. « Il perçoit ses intentions dans son corps, mon corps avec le sien, et par là mes intentions dans son corps40. » Ainsi, le bébé perçoit des intentions corrélatives et, simultanément, ressent ses propres capacités motrices. Tant l’expérience du geste expressif que la reconnaissance non réflexive de la capacité d’accomplir des mouvements semblables rendent possible le comportement mimétique. L’imitation des actes expressifs exige un rapport interne aux capacités corporelles. Dans ses conférences sur 39. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 215-216. À propos du « pouvoir de compréhension » par le corps, voir également Buytendijk, Traité de psychologie animale, p. 325-343. 40. Ibid., p. 404.

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4. Imitation les racines du langage, Merleau-Ponty souligne cet aspect capital. L’imitation suppose que l’enfant « éprouve son propre corps comme un pouvoir permanent et global de réaliser des gestes doués d’un certain sens. Ceci veut dire que l’imitation suppose l’appréhension d’un comportement en autrui et, du côté du moi, un sujet non contemplatif mais moteur ; un “je peux” (Husserl)41. » Helmut Plessner, dans son analyse anthropologique, exprime des perspectives similaires42. Il affirme que l’imitation est guidée par la réciprocité des schèmes corporels, qui sont les représentations internes concrètes de la structure et de la capacité de différentes parties du corps, fondées sur des expériences antérieures et associées à un contexte moteur spécifique. L’échange des regards nous permet de prendre conscience de la réciprocité tant des points de vue que des conduites possibles. Les danseurs, les peintres, les sculpteurs, les enfants qui jouent sont particulièrement porteurs du don « d’absorber le mouvement en le regardant » (Merce Cunningham)43. Sans instructions détaillées, ils sont capables de comparer et de choisir des formes motrices, en les voyant comme si elles leur appartenaient en propre44. 41. Maurice Merleau-Ponty, « La conscience et l’acquisition du langage chez l’enfant », dans Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952, Paris, Verdier, 2001, p. 34-35. 42. Helmuth Plessner, « Zur Anthropologie der Nachahmung », dans Ausdruck und menschliche Natur, tome 7 des Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1982, p. 391-398. Plessner établit une nette distinction entre l’imitation et la réponse motrice vitale. La première exige un apprentissage progressif des mouvements et la capacité d’objectiver le corps. En l’absence d’une telle capacité, nous sommes incapables d’envisager nos propres schèmes corporels et l’interchangeabilité des performances motrices. 43. Janet Lynn Roseman, Dance Masters. Interviews with Legends of Dance, New York, Routledge, 2001, p. 45. 44. À propos de la perception sympathique du corps, voir John Martin, The Dance in Theory (1939), reproduction sur Internet, Highstown, NJ, Princeton Book Company, 2004, p. 47-55.

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Le corps intelligent Examinons maintenant d’un peu plus près la perception que fait une personne d’une intention possible et des capacités potentielles de son corps. Lorsque nous nous représentons une autre personne, nous pensons à une « attitude intérieure ». Cette attitude tient essentiellement à une manière d’être particulière : l’être à qui nous pensons est amical, ordonné, de tempérament artistique, religieux, philosophique, et ainsi de suite 45. Rappelons-nous qu’Ernst Cassirer parle d’un « modèle », qui est le fruit d’une « activité créatrice et formatrice », une « production interne » (Vorbilden), accomplie par l’esprit humain. Nous pouvons évoquer ici la notion d’un rôle ou d’une configuration intériorisée nous suggérant comment agir dans une situation donnée46. Une fois que l’attitude, le modèle ou le rôle est formé et consolidé activement, il devient le guide régissant l’exécution des mouvements. Sans déployer beaucoup d’efforts, nous imitons le discours du professeur suffisant ou la démarche rigide du soldat discipliné. Nos énoncés verbaux, nos comportements moteurs ne nécessitent pas des représentations ou des commandements spécifiques, nous n’avons pas à évoquer délibérément une façon particulière de marcher, de regarder ou de serrer la main de quelqu’un pour exécuter ces gestes. Nos gestes mimétiques découlent spontanément de l’attitude interne déjà formée. « Lorsque nous adoptons une attitude », écrit Jürg Zutt, « qui correspond à l’idée d’un être non familier, nous observons en nousmême un fait psychologique dont émergent nos gestes avec une autonomie perceptible, quand notre moi peut y porter attention47. » Même les gestes en apparence les moins impor45. À propos du phénomène de l’attitude intérieure, voir Jürg Zutt, « Die innere Haltung », dans Auf den Wege zu einer anthropologischen Psychiatrie. Gesammelte Aufsätze, Berlin, Springer-Verlag, 1963, p. 1-88. 46. Peter L. Berger, Comprendre la sociologie. Son rôle dans la société moderne, trad. Joseph Feisthauer, Paris, Resma, 1973, p. 137-138. 47. Zutt, « Die innere Haltung », p. 3-4.

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4. Imitation tants émergent de cette autonomie intérieure. Les acteurs sont donc capables de réagir de manière appropriée à tout incident imprévu se produisant sur la scène. Leur autonomie corporelle leur permet d’exécuter des mouvements qui portent néanmoins la marque d’un style reconnaissable – un style façonné par des expériences précédentes et adapté aux caractéristiques des circonstances effectives. Ils n’ont pas besoin de choisir et d’orienter leurs mouvements, pas plus qu’ils n’ont à posséder une conception claire et précise de l’attitude interne présente. Cette attitude n’est plus représentée, mais vécue, comme élément constitutif de l’être entier ; ils sont ce qu’ils jouent. Une relation réciproque se déploie entre une attitude interne acquise et le comportement moteur correspondant. L’attitude donne lieu à des mouvements d’imitation, et le comportement renforce et amplifie une manière d’être. Dans le jeu de l’acteur, la pratique minutieuse des mouvements aide à découvrir et à ressentir la signification des dispositions fondamentales48. Si nous accomplissons constamment des actes de culte religieux, notre foi en sera assurément fortifiée. Max Scheler note avec raison que la conscience religieuse ne se développe pas indépendamment de l’expression corporelle : « le rituel est un véhicule essentiel de sa croissance49 ». Cette remarque vaut pour d’autres genres de dispositions ou de tournures d’esprit : plus nous accomplissons certains gestes, plus notre attitude interne façonne notre être entier. « On devient sage quand on est nommé professeur, croyant en s’engageant dans des activités qui supposent la foi et on est disposé à se battre parce qu’on défile en uniforme50. » La 48. Voir Lecoq, Le corps poétique, p. 77-100. 49. Max Scheler, On the Eternal in Man, trad. Bernard Noble, New York, Harper & Brothers, 1960, p. 265. 50. Berger, Comprendre la sociologie, p. 138.

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Le corps intelligent présence et l’acte extérieurs soutiennent notre modèle et favorisent l’incarnation d’une fonction sociale. « Normalement », fait observer Peter Berger, « on devient le personnage dont on joue le rôle51 ». La démarche d’appropriation personnelle ne suit pas d’ordinaire un plan délibéré ; en nous livrant à une activité, nous progressons inévitablement vers une certaine manière de vivre ; inversement, en nourrissant certaines convictions, valeurs ou objectifs, nous nous comportons sans effort d’une certaine façon. Le deuxième segment de cette corrélation nous amène au phénomène idéo-moteur52. Les actions idéo-motrices sont des mouvements qui sont produits et guidés par des idées tirées de la perception ou de l’attente d’une réalité. Le mouvement peut découler immédiatement de l’idée (synkinesis) ou se produire après un certain temps (echokinesis). Dans les deux cas, c’est une idée qui suscite une réponse involontaire du corps. À cet égard, nous pouvons évoquer une fois de plus les mouvements d’imitation que nous exécutons lorsque nous écoutons une pièce musicale ou assistons à un match sportif enlevant. Puisque, comme nous l’avons noté, une conversation est un événement corporel, les idées que nous nous formons après avoir perçu les sons et avoir compris leur signification nous incitent également à nous mouvoir. Mais pourquoi une idée suscite-t-elle une réaction motrice ? Pourquoi déclenche-t-elle un mouvement ? De même que les signaux sonores provoquent aisément des réponses motrices, certaines idées exercent sur nous une influence si puissante que nous déployons immédiatement une 51. Ibid., p. 140. 52. Voir Hermann H. Spitz, Nonconscious Movements. From Mystical Messages to Facilitated Communication, Manwah, NJ, Lawrence Erlbaum Associates, 1997. À propos des diverses pratiques fondées sur des principes idéo-moteurs, voir Ray Hyman, « The Mischief Making of Ideomotor Action », The Scientific Review of Alternative Medicine, 3, no 2 (1999), p. 34-43.

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4. Imitation réaction motrice. Nous pouvons difficilement nous empêcher de bouger lorsque nous pensons, par exemple, à un objet lourd s’approchant de nous et susceptible de nous frapper. Le rapport à cette pensée constitue une expérience pathique tout autant que le contact physique avec un ballon ou avec une forte odeur. Car certaines idées, tout comme une image ou un jouet, ont valeur d’impulsion ; elles déclenchent à la fois des sentiments et des mouvements. Alfred North Whitehead évoquait peut-être ce genre d’effet lorsqu’il définissait la pensée comme une sorte d’inspiration, qui nous fait nous lever de notre bureau dans un état de ravissement : « Une pensée est un mode d’excitation extraordinaire. Telle une pierre lancée sur l’eau d’un étang, elle fait onduler toute la surface de notre être53. » L’impulsion semble être particulièrement forte dans une bonne prestation d’un acteur ou d’une actrice. Si le metteur en scène suggère une idée, cela provoque un mouvement interne subtil dans le corps de l’acteur ou de l’actrice. La même réponse se produit chez chacun d’entre nous lorsque, par exemple, on nous demande de dépeindre un être cher disparu. Cela est plus manifeste dans le jeu des comédiens, puisque, comme le fait observer Peter Brook, « l’acteur est un instrument plus sensible et, en lui, la vibration peut être détectée54 ». Communications sympathiques

Nous sommes en mesure de réaliser des performances très satisfaisantes dans tous les domaines de notre vie si, de façon détendue et en oubliant nos soucis et nos peurs, nous 53. Alfred North Whitehead, Modes of Thought, New York, Free Press, 1968, p. 36. 54. Peter Brook, L’espace vide. Écrits sur le théâtre, trad. Christine Estienne, Franck Fayolle, Paris, Seuil, 1977, p. 147.

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Le corps intelligent nous soumettons à l’influence déterminante d’une idée ou d’un symbole. William James, qui analyse le phénomène ­idéo‑moteur dans ses écrits, affirme que des préoccupations excessives neutralisent l’effet stimulant qu’une idée peut exercer sur le corps. « Le fait d’être entièrement occupée par soimême tend à arrêter la libre association de ses idées propres et ses processus moteurs55. » James, par conséquent, prêchant un « évangile de la relaxation », nous conseille de faire taire toute « préoccupation égocentrique » et de nous abandonner, dans un état d’insouciance absolue, à l’influence dynamique des idées56. De fait, tous les mouvements mimétiques appellent une telle « approche positive » (Buytendijk). En danse moderne, par exemple, les artistes s’intéressent vivement non seulement à l’expression de leur état intérieur, mais aussi aux caractéristiques d’un milieu naturel ou humain. Aucune distance ne semble exister entre l’« intériorité » des danseurs et les divers aspects de leurs mouvements. Et la succession rythmique des mouvements semble être guidée par une perception sympathique d’un espace particulier. Les cérémonies rituelles nous permettent également de nous ouvrir à quelque chose de signifiant qui nous dépasse, dans l’espace et le temps, et de communiquer avec cette réalité. Nous pouvons bien nous concentrer sur des événements passés ou futurs : les rites nous rendent tout à fait conscients du présent. Que nous participions à une cérémonie religieuse ou à une compétition athlétique, nous ne sommes plus soumis aux contraintes qui prévalent habituellement dans l’exécution

55. William James, « The Gospel of Relaxation », dans Writings 1878-1899, dir. Gerald E. Meyers, New York, The Library of America, 1992, p. 835. 56. Voir également Luigi Bonpensiere, New Pathways to Piano Technique. A Study of the Relations between Mind and Body with Special Reference to Piano Playing, New York, Philosophical Library, 1967.

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4. Imitation d’une action calculée. Nous devenons entièrement attentifs à l’expérience immédiate et nous laissons émouvoir par elle57. Dans une analyse qu’il propose de la théorie de Benjamin sur l’expérience mimétique, Jürgen Habermas parle d’une « relation ininterrompue de l’organisme humain avec la nature environnante58 ». Dans le même ordre d’idées, Ulrich Schwartz estime que la théorie de Benjamin comprend une affirmation anthropologique fondamentale. « La faculté mimétique rend d’abord possible l’expérience du monde en un sens empathique59. » Les divers aspects, les diverses qualités de l’environnement ne sont plus perçus dans un rapport de confrontation, mais accueillis dans une relation d’engagement, de participation. La capacité mimétique inclut donc non seulement le don de produire des similitudes, mais également le potentiel corporel sur lequel nous misons pour agir à l’unisson avec le monde et le percevoir avec sympathie et sollicitude. L’expérience mimétique est, après tout, un mode de connaissance. Elle peut être considérée comme tout aussi vitale pour notre bien-être que le mode de connaissance scientifique. Les objets sont perçus en relation les uns avec les autres et avec toutes leurs qualités individuelles, dynamiques et affectives. Elles résonnent en nous et nous incitent à recréer leurs éléments dominants. Nous chantons alors ce que nous entendons et dansons ce que nous voyons. Nous ne cherchons pas à contrôler les faits ni à les sortir de leur contexte. Nous abordons toutes choses de manière détendue, les laissant être ce qu’elles sont et nous soumettant à leurs suggestions et leurs 57. Voir mon article, « Le jeu rituel. Pour une phénoménologie de la mémoire corporelle », Études phénoménologiques, 36 (2002), p. 97-118. 58. Jürgen Habermas, « Walter Benjamin. Consciousness-Raising or Rescuing Critique » (1972), dans Philosophical-Political Profiles, trad. Frederick G. Lawrence, Cambridge, MA, MIT Press, 1983, p. 147. 59. Ulrich Schwartz, « Walter Benjamin. Mimesis und Erfahrung », dans Philosophie der Gegenwart, tome 6 des Grundprobleme der grossen Philosophen, dir. Josef Speck, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984, p. 46.

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Le corps intelligent demandes. Ce sens profond d’une affinité favorise particulièrement une perspective organique qui reconnaît l’interaction des processus globaux et dynamiques des habitats humains et des habitats naturels60.

60. Voir Harmut Böhme et Gernot Böhme, Das Andere der Vernunft. Zur Entwicklung von Rationalitätsstrukturen am Beispiel Kants, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1983, p. 277-281 ; Christine Bernd, Bewegung und Theater. Lernen durch Verkörpern, Francfort-sur-le-Main, AFRA Verlag, 1988, p. 76-85.

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5

Rythme

Le rythme des interactions

Le titre du présent chapitre pourrait suggérer une analyse des rythmes biologiques tels que le cycle circadien du sommeil et de l’état de veille. Les processus physiologiques périodiques sont des sujets d’études fascinants, certes, mais l’action de l’horloge interne du corps sur la régie et la régulation de certaines activités quotidiennes n’entre pas dans mon propos. Ces questions sont explorées de plus en plus depuis quelques années. Des spécialistes de la chronobiologie et de la chronothérapie ont publié d’importantes études qui élargissent notre intelligence de la capacité qu’a le corps d’intégrer le temps et de se guérir par son rapport au temps. J’entends aborder deux questions : Comment le corps génère-t-il des mouvements rythmiques ? Quelles sont les principales caractéristiques, quelle est la signification des performances motrices rythmiques ? 111

Le corps intelligent Les enfants exécutent très jeunes des mouvements rythmiques, qui s’apparentent à leurs actes mimétiques. Leur corps en mouvement, selon l’expression de Nicolas Abraham, « est rythmisant d’emblée1 ». L’ajustement rythmique précoce à la voix et au mouvement de la mère procure au nourrisson une expérience émotionnelle fort plaisante2. La communication affective par des sons et des gestes joue un rôle essentiel ; elle permet à l’apprentissage de l’enfant de s’enraciner et de progresser constamment dans la société. Une interaction étroite entre les expressions vocales, les mouvements et l’affectivité continue de jouer un rôle central dans nombre d’activités physiques subséquentes telles que le chant, la danse, le jeu rituel. Le désir fondamental de s’ajuster au rythme perçu demeure également une caractéristique axiale d’un grand nombre d’interactions humaines. Des spécialistes de la cinétique humaine – qui explorent le rôle du mouvement corporel dans la communication humaine – ont montré que des personnes qui interagissent les unes avec les autres affichent une tendance naturelle à adopter le rythme de leur partenaire. Ou bien le corps entier, ou bien une de ses parties, se déplace en synchronie. La « danse interactive » passe inaperçue habituellement. Si les partenaires prenaient soudain conscience de leurs mouvements synchronisés, leur comportement communicationnel en serait perturbé. Si, comme le fait remarquer Edward T. Hall, la tendance à la synchronisation des mouvements est innée, les caractéristiques du rythme moteur lui-même sont d’ordre

1. Nicolas Abraham, Rythmes. De l’œuvre, de la traduction et de la psychanalyse, textes recueillis et présentés par Nicholas T. Rand et Maria Torok, Paris, Flammarion, 1985, p. 86. 2. Manfred Pohlen, « Über die Beziehung zwischen rhythmischer Einstimmung und frühzeitiger Differenzierung des Gehörsinns bei der Entstehung des Ich und der Sprache », Jabrbucb für Psychologie, Psychotherapie und medizinische Anthropologie, 17 (1969), p. 288.

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5. Rythme culturel3. Non seulement les gens de différentes cultures se meuvent-ils plus ou moins vite, mais ils accentuent des segments sonores et cinétiques de manière particulière. Si vous passez d’une culture à une autre, vous avez à affronter un apprentissage multiple, comportant notamment une adaptation à des configurations rythmiques nouvelles et subtiles. Dans notre vie quotidienne, nous réagissons à une grande variété de rythmes que nous faisons nôtres. Nous disposons de tout un répertoire de configurations rythmiques, au sein duquel, dans une situation donnée, nous opérons les choix les plus appropriés, souvent inconsciemment4. Tant le contexte que la nature de notre activité dessinent la trame de la rythmicité adéquate. Nous pouvons prendre conscience de ces adaptations constantes lorsque nous voyons une personne incapable ou refusant de « changer de registre rythmique » en fonction des exigences du contexte. Lorsque nous entrons dans une église ou un musée, nous adoptons immédiatement une configuration comportementale différente : nous nous déplaçons plus lentement et faisons de fréquents arrêts. Par contre, des ouvriers effectuant un travail de réparation ou de remplacement ne modifient pas le rythme de leur marche ou de leur conversation en pénétrant dans un tel édifice. Ils marchent en synchronie, certes, mais n’accusent aucunement l’entrée dans un nouvel espace. Dans un pays étranger, les personnes qui n’adoptent pas le rythme local sont immédiatement reconnues comme des touristes ou des visiteurs. Une conversation exige une adaptation continuelle aux exigences d’un rythme créé par le ou les interlocuteurs5. Ce 3. Edward T. Hall, « Rythmes et mouvements corporels », dans Au-delà de la culture, trad. Hélène Hatchuel, Paris, Seuil, 1979, p. 74. 4. Voir Albert E. Scheflen, « Comments on the Significance of Interaction Rhythms », dans Interaction Rhythms. Periodicity in Communicative Behavior, dir. Martha Davis, New York, Human Sciences Press, 1982, p. 17. 5. Voir Jeremy Campbell, « The Conversational Waltz », dans Winston Churchill’s Afternoon Nap, New York, Simon and Schuster, 1986, p. 229-246.

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Le corps intelligent rythme est établi et saisi non seulement au moyen des vagues de sons récurrentes, mais également au moyen d’une vaste gamme de mouvements corporels : hochements de la tête, sourires, froncements des sourcils, touchers légers. Le rythme choisi peut servir différents objectifs. Il peut aider à prévoir ce qui vient immédiatement, retenir l’attention de l’interlocuteur, afficher une réaction, un désir non verbal immédiat, ou renforcer un lien entre les interlocuteurs. De par sa nature, une conversation authentique est spontanée, non déterminée, même si son déroulement obéit à un certain ordre. Au-delà des thèmes choisis et de la volonté de l’interlocuteur d’écouter et de communiquer, c’est le rythme adopté par les partenaires qui confère une cohérence aux échanges verbaux. Le rythme est certes un élément central de la communication des personnes qui jouent de la musique ensemble, dans l’exécution d’une sonate par exemple. Chacun des musiciens, interprétant sa partition, pourrait jouer plus vite ou plus lentement, ou accentuer plus ou moins telles ou telles notes. La liberté d’introduire de subtiles variations rythmiques n’est certes pas illimitée. Chaque musicien doit tenir compte non seulement des indications du compositeur, mais aussi de la prestation du partenaire. L’interprétation peut se déployer uniquement si le pianiste prévoit ce que le violoniste va jouer, comment il va le faire, et, inversement, si le violoniste anticipe la concrétisation de la partition du pianiste. C’est en misant sur la mémoire des intervalles que les interprètes sont en mesure d’anticiper le déploiement de la musique. J’ai déjà évoqué les réflexions d’Alfred Schutz sur l’interprétation de la musique de chambre. L’auteur montre clairement qu’une anticipation heureuse s’appuie non seulement sur l’écoute des intervalles entre les sons, mais aussi sur la perception visuelle des expressions corporelles du ou des partenaires. 114

5. Rythme Les expressions faciales du partenaire, ses gestes dans le maniement de son instrument, bref tous les actes qui entrent dans sa prestation se manifestent extérieurement et peuvent être saisis immédiatement. Même s’ils sont accomplis sans intention de communiquer quoi que ce soi, ces gestes sont perçus comme des indications de ce que l’autre s’apprête à faire, et donc comme autant de suggestions et même de commandements de gestes à poser soi-même. Tout musicien de chambre sait bien à quel point il peut être dérangeant d’exécuter une pièce dans une disposition spatiale qui empêche les musiciens de se voir6.

Le contact visuel constant n’est pas aussi précis et entraînant que les sons, mais il joue un rôle important dans la synchronisation réussie d’une interprétation individuelle. La perception visuelle de leurs mouvements corporels réciproques permet aux musiciens de s’identifier l’un à l’autre, de s’ajuster l’un à l’autre et d’engendrer ou de suivre un ordre rythmique particulier. Nous pouvons comparer le « rapport d’ajustement mutuel » des musiciens à l’interaction entre deux danseurs : chaque partenaire dirige et suit à tour de rôle. La fonction de chacun n’est pas toujours évidente. Les deux musiciens peuvent imposer une configuration rythmique ou y réagir, mouvoir tout en étant mû. Toute prestation met en jeu essentiellement à la fois l’activité et la passivité, les mouvements d’expansion et d’adaptation. La personne qui joue devient du coup objet d’un jeu. La toute première rencontre – entre les lèvres, la langue, les mains du petit bébé et le corps de sa mère – se déploie selon cette structure même. Le petit enfant qui joue avec un ballon obéit à la même dynamique complémentaire où il meut tout en étant mû. Une telle structure, qui met en 6. Alfred Schutz, « Making Music Together. A Study of Social Relationship », dans Studies in Social Theory, tome 2 des Collected Papers, dir. Maurice Natanson, La Haye, Martinus Nijhoff, 1964, p. 176.

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Le corps intelligent œuvre l’interaction de l’initiative et de l’adaptation, régit de nombreux autres secteurs d’activités humaines7. Manifestement, non seulement nous envoyons certains signaux rythmiques, mais nous adoptons aussi les suggestions rythmiques subtiles d’autrui. Nous sommes capables d’exécuter des gestes synchronisés parce que notre sensibilité rythmique tient à notre identification avec certaines séquences temporelles, et nous les repérons soit concrètement, soit en imagination. Lorsque nous le faisons, nous groupons les segments temporels ou les phases du mouvement et accentuons certains de leurs moments. La perception du rythme fait appel à la capacité de grouper des impressions récurrentes et de mettre en jeu des configurations accentuées. Cette disposition fondamentale n’a pas besoin d’être consciente pour être efficace ; elle fonctionne de manière optimale si elle devient une habitude motrice. Nous percevons un rythme avec notre corps : nous cédons à un besoin intérieur de répondre à cette configuration rythmique par un mouvement qui appelle un groupement et une accentuation. Ou encore, nous accomplissons des mouvements virtuels si la perception du rythme ne provoque pas en nous des contractions musculaires effectives. Quoi qu’il en soit, avec ou sans ces contractions, la synchronisation qui s’impose entraîne l’anticipation tant des impressions que des réponses motrices8. Que ce soit dans le jeu ou dans la conversation, les mouvements rythmiques qui surgissent d’un besoin intérieur montrent concrètement que « le corps est éminemment un espace expressif9 ». De fait, pendant ces activités, nous révé7. F. J. J. Buytendijk, Phénoménologie de la rencontre, trad. Jean Knapp, Paris, Desclée de Brouwer, 1952. 8. Carl E. Seashore, Psychology of Music, New York, Dover, 1967, p. 138148. 9. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 171.

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5. Rythme lons nos traits distinctifs, notre façon unique de bouger, de parler, de gesticuler, bref notre style personnel. « Tout homme », écrit Kurt Goldstein, « a son rythme qui s’exprime dans les différentes opérations, naturellement de différentes façons, mais dans une opération déterminée, toujours d’une façon déterminée10. » Le style que nous déployons dans notre réponse aux personnes et aux objets est, avant tout, la conséquence de la structure des valeurs que nous avons adoptées personnellement. Il n’y a donc pas de style sans la capacité corporelle de préserver toutes les valeurs que nous transmet un groupe social et que nous acquérons par des expériences significatives11. L’expérience esthétique du mouvement

Nous engendrons un rythme et réagissons à un rythme avec tout notre être : non seulement par nos mouvements, mais aussi avec nos émotions. Je soupçonne que, dans les lieux publics ou les cercles familiaux, les gens sont attirés dans une « valse conversationnelle » en raison de l’expérience plaisante que produit le rythme. Certains mouvements, comme la plupart d’entre nous le savons, produisent une sensation enivrante et stimulante. Il ne s’agit pas du type d’extase, d’euphorie ou d’intoxication que peut entraîner la participation à certains rituels. Des expressions telles que l’enchantement, le plaisir, le ravissement, la fascination, l’excitation et l’inspiration semblent plus appropriées pour décrire les sensations éprou10. Kurt Goldstein, La structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine, trad. E. Burckhardt, Jean Kuntz, Paris, Gallimard, 1983, p.  309. Seashore affirme également que « tout rythme est d’abord et avant tout une projection de la personnalité. Le rythme exprime ce que je suis ». Psychology of Music, p. 139. 11. Leonard C. Feldstein, « The Human Body as Rhythm and Symbol. A Study in Practical Hermeneutics », The Journal of Medicine and Philosophy, 1 (1976), p. 141-143.

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Le corps intelligent vées. Oliver Sacks, auteur renommé dans le domaine de la neurologie clinique, décrit la joie sans borne qu’il éprouve en marchant dans une salle, spontanément, sans penser. D’où lui vient cette joie ? D’un sentiment soudain d’unité avec « la mélodie et le rythme naturels, inconscients, liés à la marche », de la perception de son corps qui « est devenu musique, musique solide incarnée12 ». La joie du simple agir – sa beauté, sa simplicité – était pour moi une révélation : c’était la chose la plus facile, la plus naturelle au monde – qui dépassait pourtant les calculs, les programmes les plus complexes qui soient. Ici, en agissant, je parvenais à la certitude d’un coup, par une grâce qui surpassait les mathématiques les plus complexes, ou peut-être les intégrait pour les transcender. Et là, simplement, tout tombait en place, sans effort, tout était bien, tout respirait la facilité et le plaisir13.

Dans ce récit éloquent de sa perception de la « beauté kinétique », de la « musicalité du mouvement », Sacks montre que, dans certaines circonstances, même le simple mouvement de la marche est susceptible de produire en nous une expérience esthétique profondément exaltante. À ses yeux, c’est au sens de l’organisation et de la coordination instantanée des mouvements que tient ce sentiment d’« aisance céleste ». Il a compris soudain que, sans calcul conscient, il était capable de s’en remettre au « tempo propre à l’activité, à sa pulsion, à son rythme ». Pourtant, un tel sentiment de moulage rythmique n’occulte pas du tout la conscience de marcher avec un certain style – mon style propre, inimitable, affirme-t-il. Ses jambes sont alertes, réelles, elles sont bel et bien les siennes. Ce plaisir esthétique provient à la fois de la conscience d’un ordre rythmique et de l’occasion 12. Oliver Sacks, A Leg to Stand On, p. 148. 13. Ibid., p. 149.

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5. Rythme offerte de considérer le mouvement comme véritablement personnel. M’inspirant de l’analyse éclairante de Sacks, je veux me pencher davantage sur le rôle que le corps accordé rythmiquement joue dans une expérience motrice esthétique. Qu’estce qui donne au mouvement une valeur esthétique ? Quelles qualités, quels déterminants du comportement moteur procurent un sentiment de satisfaction ? Divers auteurs, s’inscrivant chacun dans une perspective philosophique particulière, proposent des réponses variées à ces questions14. Certains considèrent la beauté et la grâce comme la caractéristique première du mouvement possédant une valeur esthétique15. Un mouvement est beau ou gracieux s’il manifeste, en une forme sensuelle et dynamique, une idée, une intention, une signification, une excellence, une unité et une plénitude intérieures, ou encore quelque chose de « transcendant » et d’« inépuisable ». Notre expérience esthétique consiste en la perception d’un excès irréductible, d’une surabondance, d’une plénitude dans une performance motrice techniquement sans faute. La perfection technique tient essentiellement à l’ordre harmonique et à l’unité interne. D’autres préfèrent porter attention aux qualités for­melles du comportement moteur16. Ici, la valeur esthétique réside dans la concrétisation efficace de critères déjà déterminés tels que l’ordre rythmique, la régularité, la symétrie, l’équilibre, 14. Peter Röthig, « Betrachtungen zur Körper- und Bewegungsästhetik », dans Grundlagen und Perspektiven ästhetischer und rhythmischer Bewegungserziehung, dir. Eva Bannmüller et Peter Röthig, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1990, p. 88-95, présente un excellent aperçu de l’ensemble de ces réponses. 15. Par exemple, F. J. J. Buytendijk, Allgemeine Theorie der menschlicben Haltung und Bewegung, Berlin, Springer-Verlag, 1956, p. 357-364. Voir également W. J. M. Dekkers, « The Lived Body as Aesthetic Object in Anthropological Medicine », Medicine, Health Care and Philosophy, 2 (1999), p. 122. 16. Raimund Sobotka, Formgesetze der Bewegungen im Sport, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1974, p. 109-122.

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Le corps intelligent la proportion, la précision, l’harmonie, la souplesse, l’effet de surprise, la difficulté. Même si la forme motrice n’est pas subordonnée à des buts externes et pragmatiques, elle reste néanmoins liée à certains principes et « lois immanentes ». Des observations empiriques nous permettent d’analyser et de comparer ces principes et de reconnaître leur importance sur le plan de la communication. Notre plaisir esthétique découle de la perception d’une correspondance entre les aptitudes subjectives à la performance et des possibilités de mouvements fixes, normalisées. La troisième approche envisage les mouvements d’un point de vue subjectif17. Là, l’esthétique n’est pas une simple affaire d’adaptation des mouvements à des qualités objectives, mais découle de la production d’une forme dynamique qui, d’une part, exprime des idées, des conceptions, des émotions, des fantasmes, et, d’autre part, suscite une conscience de la participation de tout le corps. Mettre en relation des significations personnelles et des mouvements, c’est dépasser le factuel, l’efficace, l’utile, et situer le mouvement dans un contexte où l’expression est valorisée davantage que la performance. Le déploiement des figures symboliques et des apparences illusoires produit un plaisir esthétique et, par conséquent, nourrit ou refaçonne des sentiments. Tant la transformation figurative que le raffinement des sentiments se produisent dans l’ajustement à un but conscient ; ce sont des processus spontanés, puisqu’ils tirent leur origine du besoin primaire d’expression de la vie intérieure et de « la visée d’une formulation symbolique18 ». 17. Peter Röthig, « Bewegungsgestaltung and ästhetische Erziehung im Sport », dans Facetten der Sportpädagogik, dir. Robert Prohl, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1993, p. 13-22. 18. Je suis redevable sur ce point à Susanne K. Langer. Voir son ouvrage Philosophy in a New Key. A Study in the Symbolism of Reason, Rite, and Art, 3e éd., Cambridge, MA, Harvard University Press, 1957, p. 293.

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5. Rythme Penchons-nous brièvement sur les caractéristiques du mouvement dans la troisième perspective, qui accentue fortement les capacités créatrices du corps et la composante affective de la perception esthétique. Le plaisir esthétique ne tient pas seulement à des processus physiologiques ou musculaires, mais il dépend plutôt de la façon dont nous nous percevons nous-mêmes en relation avec le mouvement et un espace particulier. Nous éprouvons un sentiment de légèreté et d’aisance en bougeant avec une dextérité, une vivacité inhabituelles et en faisant confiance à nos aptitudes corpo­ relles. Nous ne percevons pas la piscine ou le terrain de jeu comme un espace à affronter, à conquérir, mais comme un soutien, une source d’impulsions dynamiques du corps. Notre aptitude à coordonner doucement et correctement un grand nombre de mouvements partiels constitue un prérequis fondamental de notre satisfaction esthétique. Le mouvement doit manifester un ordre, une structure où les différents segments trouvent leur unité et leur cohésion. Lorsque nous n’avons pas acquis une maîtrise adéquate de certaines techniques, les divers éléments se succèdent sans accentuation, sans articulation, ni synchronisation ; le mouvement est dépourvu de toute cohérence interne, ou de « mélodie kiné­ tique », pour reprendre l’expression de Paul Guillaume19. Aussi important soit-il, le « flux mélodique » rythmique seul est insuffisant pour produire une valeur esthétique. Il faut de plus l’authenticité, l’expressivité. Le plaisir esthétique découle aussi de l’expression d’une humeur du moment (de célébration), de la pensée (de gratitude), du désir (de durée) à travers des mouvements originaux et harmonieux. Ces résultats ne peuvent être suscités sur demande, ni ramenés à des configurations stabilisées et mesurables. Ils se produisent et se développent, sans planification et contrôle conscients, 19. Paul Guillaume, La formation des habitudes, Paris, PUF, 1968, p. 104109.

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Le corps intelligent par la variation insouciante de la structure symbolique, l’improvisation enjouée d’un thème cinétique et l’usage qualitatif d’option motrices. Le mouvement organisé rythmiquement

Quels facteurs organisateurs confèrent à une forme motrice une unité, une cohérence désirées ? Comment réunissons-nous les différents segments du mouvement pour réussir à produire une forme harmonieuse ? Mais tout d’abord, comment notre corps comprend-il et joue-t-il la « mélodie kinétique » ? Les aptitudes motrices primaires (endurance, force, souplesse, agilité et habileté) et l’exécution adéquate du mouvement sont des éléments essentiels d’une forme harmonieuse. Nous comprenons un mouvement si nous le percevons, le ressentons comme une forme articulée et dynamique qui embrasse certains éléments dominants. « Comprendre un mouvement », dit Paul Guillaume, « c’est en organiser la perception20. » De fait, au cours de la période d’apprentissage, c’est notre perception qui guide notre mouvement – la perception d’une forme globale, et non détaillée. Lorsque nous apprenons à lacer un soulier, par exemple, notre mouvement s’organise en fonction des moments saillants du schème. Du coup, le contour articulé devient une structure dynamique, un mouvement virtuel, et une anticipation de la manière dont nous coordonnerons les éléments principaux du mouvement. Nous discernons ce genre de caractéristique dynamique lorsque nous tentons de maîtriser une configuration de mouvement difficile (un virage en ski) ; elle intervient comme un lien qui facilite et guide le passage entre notre intention de bouger et la performance motrice effective21.

20. Ibid., p. 105. 21. Buytendijk, Allgemeine Theorie, p. 280-286.

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5. Rythme Même si nous réussissons à intérioriser la « mélodie kinétique », nous sommes toujours incapables de la reproduire comme un tout harmonieux sans quelque familiarité avec les caractéristiques matérielles et spatiales de la situation. Il est essentiel, du moins pendant la période d’apprentissage, que nous expérimentions la résistance de l’eau, de la neige et du gazon. Nous ne pouvons pas, évidemment, apprendre à nager hors de l’eau ou à skier sans glisser sur une surface enneigée. Au-delà des aptitudes motrices nécessaires et de la perception d’une forme qui nous guide, un mouvement reçoit sa cohérence et son organisation de la propension du corps à appréhender et à produire des configurations rythmiques22. Le rythme est le facteur essentiel qui coordonne les segments temporels du mouvement en une forme harmonieuse. Lorsqu’un ordre rythmique est en place, les séquences de mouvement sont perçues comme une réalité unifiée et contrôlée et nous trouvons plaisir et assurance dans l’expérience élémentaire de l’accord entre notre intention et la performance motrice effective : nous sommes capables d’accomplir ce que nous nous étions proposés d’accomplir. Se mouvoir de façon rythmique, c’est répéter des mouvements ou des éléments moteurs similaires. Une telle répétition se produit, par exemple, chez le nageur qui pratique la brasse. La traction accélératrice (vers l’extérieur et l’arrière) des bras est suivie de leur poussée vers l’avant, et un coup puissant des jambes, à la manière d’une grenouille, alterne avec un mouvement de récupération par la flexion des genoux. Nous répétons non seulement une forme de mouvement par22. Peter Röthig, Rhythmus und Bewegung. Eine Analyse aus der Sicht der Leibeserziehung, 2e édition, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1984 ; Peter Röthig, « Zur Theorie des Rhythmus », dans Grundlagen und Perspektiven ästhetischer und rhythmischer Bewegungserziehung, dir. Eva Bannmüller et Peter Röthig, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1990, p. 51-71.

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Le corps intelligent ticulière, mais ce que Paul Souriau appelle une « véritable phrase rythmique23 ». Cette phrase comprend habituellement trois éléments : la préparation, l’accent et l’écho. Le lancer du disque, ou le virage de base en parallèle en ski, illustre très bien la façon dont les mouvements de préparation et d’écho complètent la phase principale, décisive, pour constituer, ensemble, un rythme à l’intérieur d’un rythme, pour ainsi dire. Les éléments d’une séquence rythmique sont associés dans une relation de réciprocité et de complémentarité. Des mouvements continus, déployés par exemple dans le canotage ou le ski, exigent un groupement efficace de ces éléments. La signification globale du mouvement détermine la valeur et la fonction de chacune de ses composantes. L’articulation spécifique des parties non seulement organise un mouvement dans le temps, mais aussi confère à la forme un caractère indubitable. Des variations de la vélocité affectent notre expérience de l’intensité et de la qualité du mouvement. L’accentuation de certaines composantes motrices constitue une autre caractéristique fondamentale de la forme rythmique. Cette accentuation confère au mouvement un caractère subjectif. En établissant une différence qualitative entre les volets accentués et les volets non accentués, nous percevons la structure rythmique comme un « produit », un « prolongement » de nos capacités corporelles, c’est-à-dire notre sens du rythme, et non pas seulement comme le fruit de notre adaptation passive et mécanique à une série d’impulsions uniformes. Nous sommes subjugués ! Nous nous réjouissons d’être les auteurs de notre expérience motrice globale. Au-delà du pur plaisir d’atteindre un but par le mouvement et l’expérience déjà mentionnée d’un accord entre l’idée ou le désir et sa réalisation, c’est la perception des possibilités dynamiques de 23. Paul Souriau, Aesthetics of Movement, trad. et éd. Manon Souriau, Amherst, University of Massachusetts Press, 1983, p. 25.

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5. Rythme notre corps, et de notre manière subjective de les employer, qui éveille en nous une satisfaction singulière. Pendant que nous séparons activement les composantes motrices, le mouvement devient donc non seulement plus harmonieux et précis, mais nous nous l’approprions psychologiquement. En raison de notre identification émotive avec les points focaux du rythme, le mouvement nous tient sous son charme et nous invite à maintenir son flux dynamique. Certains accordent cependant une importance moindre au potentiel qu’a le corps d’engendrer un rythme et affirment que l’intention consciente préside à l’émergence ordonnée des formes motrices. Les rythmes naturels du corps sont simplement des « matériaux » qui doivent être consciemment reconnus et modifiés. Une organisation temporelle spécifique et sa variation ne constituent pas pour ces matériaux le résultat de processus organiques. Ils exigent une « volonté de la forme », une « activité interne », un contrôle conscient sur le processus de la coordination des segments moteurs. « Le rythme d’un mouvement », comme le dit en résumé Peter Röthig, « a pour centre la sphère expérientielle psychico-mentale24 ». Dans de nombreuses situations, un ordonnancement conscient des éléments moteurs est effectivement requis. Il y a cependant des cas où le sens endogène du rythme de notre corps joue un rôle plus grand dans l’articulation et l’accentuation du mouvement que la planification et le contrôle conscients. Puisqu’ils accusent une relative indépendance envers des directions et des buts particuliers, les mouvements expressifs ne semblent pas exiger une concentration sur les nombres et les mesures. Leur cadre de référence n’est ni une distance spécifique ni un lieu, ni une limite, mais le mouvement en tant qu’associé à un contexte amical ou à un défi excitant. 24. Röthig, Rhythmus und Bewegung, p. 93. Voir également Inge Heuser, « Rhythmus als Ausdruck des Lebendigen », dans Beiträge zur Theorie und Lehre vom Rbyhmus, dir. Peter Röthig, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1966, p. 122-136.

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Le corps intelligent Il importe davantage, dans la structuration temporelle du mouvement, d’expérimenter les qualités spatiales et maté­rielles que de prendre conscience de nos intentions et de nos efforts volontaires. Une telle disposition pourrait être illustrée par une activité d’artisanat. En raison des opérations sensori-motrices intenses intervenant dans la fabrication d’un meuble, par exemple, ou de pièces de céramique, ou encore d’un instrument de musique, l’artisanat est considéré comme une activité humaine très épanouissante. Lewis Mumford fait remarquer que l’un des effets bénéfiques de l’artisanat est l’intensification des processus naturels du corps25. Le luthier, le maçon, le céramiste ajuste le rythme de ses mains aux propriétés de ses matériaux. Et tout en obéissant au rythme naturel de ses mains, il expérimente, essaie différentes solutions, et, avant tout, jouit du privilège de manier le bois, l’argile ou la pierre26. La danse

La danse illustre également la façon dont les mouvements « non dirigés et non limités » mobilisent certaines capacités innées du corps. J’ai mentionné plus haut l’analyse que propose Straus de la relation complexe et subtile entre le mouvement et l’espace. « Le mouvement expressif ne saurait être produit hors de l’expérience immédiate dont il est un élément intégral. L’expérience immédiate et le mouvement où elle actualise sa signification sont indivisibles27. » Quand nous dansons, nous dit Straus, nous ne nous déplaçons pas « à travers » l’espace, d’un point à un autre, mais nous nous mou25. Lewis Mumford, Art and Technics, New York, Columbia University Press, 1960, p. 62. 26. Cette expression est tirée du très beau texte d’Henri Focillon, « L’éloge de la main », dans Vie des formes, Paris, PUF, 1947, p. 110. 27. Erwin W. Straus, « The Forms of Spatiality », dans Phenomenological Psychology (1966), trad. Erling Eng, New York, Garland, 1980, p. 29.

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5. Rythme vons « dans » l’espace, n’étant plus guidés par un système d’axes et de directions. Nos mouvements traduisent une ­sensibilité à une structure spatiale ; et ici les différences concernant l’actualité ont été abolies. Dans un tel espace « homogénéisé », nous ne cherchons ni à atteindre des buts pratiques, ni à produire un changement quelconque. Nous désirons simplement y pénétrer, y participer, nous abandonner à une activité libre d’orientation et de limite. Puisque la danse possède sa propre valeur intrinsèque et est déterminée par les qualités symboliques et non pratiques de l’espace, les mouvements sont exécutés avec facilité et plaisir. Le mouvement s’accomplit avec la même aisance vers l’avant que vers l’arrière. Contrairement à notre vie pratique où les virages et les mouvements de recul nous déplaisent et provoquent des malaises (le vertige, la peur), dans la danse, leur déploiement suscite une sensation plaisante de ravissement, voire d’extase28. Nous expérimentons notre corps tout entier d’une manière semblable : nous le percevons avec un sentiment d’unité et non comme un objet que nous avons à guider et à contrôler. Ce qui favorise une conscience interne du corps, c’est la transposition de l’ego, du « je », en regard de notre schème corporel non réflexif. Au sens phénoménologique, le « je » de la personne active se situe quelque part dans la région des yeux. Or, puisque dans la danse, c’est le bassin qui domine, le « je » passe des yeux au bassin. La conscience réfléchie se retire, pour ainsi dire, et permet aux aptitudes du corps vécu de former le mouvement. « Le crescendo de l’activité motrice dans le bassin accentue les fonctions de notre être vital au détriment de celles qui servent la connaissance et l’action pratique29. » 28. Ibid., p. 34-35. 29. Ibid., p. 26. Le danseur Eric Hawkins affirme : « Isadora Duncan a été la première danseuse en Occident à intuitionner une vérité kinésiologique : soit que le mouvement humain part de la colonne et du pelvis, et non pas des extrémités – les

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Le corps intelligent Rudolf Arnheim convient qu’une telle transition de la tête vers le torse déclenche un relâchement temporaire du contrôle conscient en faveur des impulsions spontanées et instinctives. La danse exige un abandon du « contrôle sûr de la raison et de la modestie » et un abandon confiant à la vitalité du corps. « Ce paganisme de la danse explique son effet thérapeutique sur les personnes émotivement inhibées30. » Nous expérimentons à coup sûr quelque plaisir restaurateur lorsque nous contrôlons nos mouvements de rotation. Mais pour ressentir un véritable effet de guérison terpsichoréen, nous devons nous mouvoir sans être guidés par notre conscience réfléchie. Le mouvement expressif qui mène à une jouissance esthétique présente de nombreux aspects similaires à la danse. Il a pourtant une portée plus vaste que la danse. Une danse particulière est façonnée par des principes, des qualités et des costumes d’une culture spécifique. Ces facteurs constituent une grammaire. Selon Judith Lynne Hanna, « une grammaire (syntaxe) du langage de la danse, un moyen, partagé socialement, d’exprimer des idées et des émotions, forme un ensemble de règles précisant la manière dont les mouvements peuvent être combinés de manière significative31 ». Les mouvements expressifs en général ne sont ni planifiés ni produits sur demande, mais se produisent, de manière inattendue, lorsque le corps est autorisé à montrer sa tendance à produire bras et les jambes. Ce qui veut dire que le mouvement humain, lorsqu’il obéit à la nature de son fonctionnement, lorsqu’il n’est pas déformé par des concepts erronés concernant l’esprit, commence dans le centre de gravité du corps, puis – dans une séquence correcte – se déploie dans les extrémités. » « Pure Poetry », dans The Modern Dance. Seven Statements of Belief, dir. Selma Jeanne Cohen, Middletown, CT, Wesleyan University Press, 1969, p. 41. 30. Rudolf Arnheim, « Concerning Dance », dans Toward a Psychology of Art. Collected Essays, Berkeley, University of California Press, 1966, p. 264. 31. Judith Lynne Hanna, To Dance is Human. A Theory of Nonverbal Communication, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 34.

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5. Rythme des gestes exploratoires et non fonctionnels et à exprimer, par ce spectre riche et étonnant de compositions de mouvements, des sentiments, des idées et des fantasmes du moment. Comme je l’ai dit déjà, tant la danse que les mouvements expressifs sont des activités « hors de l’ordinaire » où la structuration rythmique adéquate joue un rôle important. Les mouvements eux-mêmes suggèrent ou dictent constamment un ordre rythmique spécifique. Comment cela se produit-il ? Le mouvement, nous l’avons vu, se compose de séquences et de phases liées ensemble par des « points de jonction » (Knotenpunkte), pour citer Arnold Gehlen32. Le mouvement entier est tenu ensemble par ces « jonctions » parce que, en un sens, c’est uniquement par leur coordination réussie que l’exécution correcte devient possible. Arnold Gehlen parle de la « structure symbolique du mouvement », étant donné que ces points essentiels, non seulement maintiennent, mais aussi représentent, la phrase entière du mouvement. Par exemple, lorsque nous cherchons à exécuter une combinaison motrice difficile, nous n’avons qu’à nous concentrer sur ces « moments cruciaux » pour arriver à accomplir, automatiquement, les phases dites intermédiaires. Fait plus important peut-être, en raison de leurs « points de jonction », les phrases de mouvement elles-mêmes suggèrent une configuration temporelle particulière. Il y aura une variation de toutes les configurations rythmiques subsé­quentes même si nous modifions légèrement notre manière d’exécuter ces éléments fertiles. Le changement ici tient à l’intensité d’un accent et non pas tant à la valorisation opérée à l’intérieur d’une séquence de mouvement. Un accent plus prononcé accordé au point essentiel d’un mouvement de virage pourrait 32. Arnold Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, 12e édition, Wiesbaden, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1978, p. 190192.

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Le corps intelligent facilement affecter son résultat ; il pourrait, par exemple, inciter notre corps à exécuter un saut plutôt que de faire un autre pas et de tourner. Lorsque nous modifions le tempo de notre foulée ou passons de la marche au saut à la corde, la configuration rythmique du mouvement s’écarte également de la manière particulière dont nous accentuons quelques « points de jonction ». La « qualité tensionnelle » unique du mouvement lui-même constitue le facteur déterminant, et non la représentation consciente. Nous permettons à notre corps, comme le dit Ursula Fritsch, de « penser au moyen du mouvement33 ». Maxine Sheets-Johnson, dans son analyse de la nature du rythme dans la danse, croit également que la « ligne dynamique » du mouvement de danse lui-même suggère un flux temporel spécifique : « Puisque le temps n’est pas une chose qui préexiste et attend d’être taillée par le danseur, puisqu’il est une chose créée par la danse elle-même, il n’existe spécifiquement qu’en relation avec un mouvement spécifique à l’intérieur de la danse34. » Merce Cunningham avance une opinion semblable : Vous devez concevoir que le mouvement vient de quelque chose, non pas d’une chose expressive, mais d’un élan, d’une énergie, et qu’il doit se dessiner clairement, pour permettre au mouvement suivant de se concrétiser. Si vous ne commencez pas à voir les choses de cette façon, vous ne saisirez pas une progression dans le mouvement, le passage d’un mouvement à un autre, qui semble logique. Par logique, j’entends, non pas

33. Ursula Fritsch, « Tanz “stellt nicht dar, sondern macht wirklich”. Ästhetischer Erziehung als Ausbildung tänzerischer Sprachfähigkeit », dans Grundlagen und Perspektiven ästhetischer und rhythmischer Bewegungserziehung, dir. Eva Bannmüller et Peter Röthig, Stuttgart, Ernst Klett Verlag, 1990, p. 110. 34. Maxine Sheets-Johnson, The Phenomenology of Dance, New York, Books for Libraries, 1980, p. 102.

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5. Rythme le parcours d’un raisonnement, mais une logique du mouvement35.

Chaque mouvement possède, comme l’ont souligné tant Sheets-Johnson que Cunningham, une intensité et une force, qui, soit appellent un renforcement, soir préparent un changement qualitatif – de la faiblesse à la vigueur, de la gentillesse à l’agressivité, de la contraction à l’expansion. Se mouvoir en fonction d’une logique kinétique, ce n’est pas répéter des configurations rythmiques familières, mais permettre un déploiement de structures rythmiques obéissant au flux dynamique du mouvement lui-même. Réfléchissant sur la manière dont fonctionne le mouvement, sur la façon dont un danseur ou une danseuse enchaîne les mouvements, Merce Cunningham introduit un autre terme : l’éloquence. Ce terme traduit la force expressive du mouvement – expressive au sens où un mouvement « cherche à » se déployer d’une certaine façon, indépendamment du désir conscient du danseur de concrétiser une émotion ou une signification. Imprégnés de confiance et de force, les mouvements ne « cherchent » pas simplement à représenter quelque chose, mais ils indiquent, ils montrent, ils projettent des changements qualitatifs possibles – notamment un changement dans leur configuration rythmique. Dans un contexte différent, Arnold Gehlen considère avec raison l’aptitude à exécuter et à coordonner « les mouvements intelligents » comme l’une des caractéristiques les

35. Jacqueline Lessschaeve, The Dancer and the Dance. Conversation with Merce Cunningham, New York, Marion Boyars, 1999, p. 68. Paul Taylor conforte ce point de vue en affirmant que les danseurs, lorsqu’ils exécutent certaines séquences de mouvements, ressentent une « sorte de logique singulière des muscles ». Leur mouvement est « organique » quand les nouveaux mouvements s’intègrent naturellement à la trame de la « logique physique de la phrase ». Voir son article « Down with Choreography », dans The Modern Dance. Seven Statements of Belief, dir. Selma Jeanne Cohen, Middletown, CT, Wesleyan University Press, 1969, p. 95.

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Le corps intelligent plus importantes de la vie humaine36. Les mouvements humains sont intelligents parce que, d’une part, les variations subtiles de la configuration rythmique, le tempo, la forme, la coordination, la fonction peuvent être produits, sans aucune représentation consciente, comme des réponses motrices aux mouvements eux-mêmes. Et, d’autre part, ces réalisations corporelles se développent en parallèle à certains processus de pensée tels que le comptage, la reprise du comptage, la combinaison d’idées auparavant sans lien, ou la proposition de solutions. Les mouvements intelligents ne sont ni le résultat ni la condition des processus de pensée. La pensée et le mouvement semblent néanmoins devenir plus concertés, plus raffinés quand ils sont en lien l’une avec l’autre, et ainsi exercer l’une sur l’autre une influence bénéfique. L’exécution de mouvements polyrythmiques est également rendue possible par la capacité qu’a le corps d’agir de manière intelligente37. Concentrez-vous sur les mains du virtuose et ne prêtez aucune attention aux sons, conseille Paul Valéry38. Vous pourriez ainsi voir les mains du virtuose comme deux danseurs qui suivent deux genres d’ordre rythmique. Déplacez vos bras et vos jambes en fonction de différentes configurations rythmiques et vous produirez des contre­rythmes semblables. Là encore, la source de cette performance motrice complexe semble être la capacité du corps d’engendrer des pulsions musculaires et non la représentation d’un schème rythmique.

36. Gehlen, Der Mensch, p. 222-227. 37. Roderyk Lange, The Nature of Dance. An Anthropological Perspective, Londres, Macdonald & Evans, 1975, p. 36. 38. Paul Valéry, « Philosophie de la danse », dans Œuvres I, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p. 1400.

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5. Rythme S’abandonner au corps

La danse, l’interprétation musicale et le mouvement esthétique impliquent une attitude qui peut être appelée renoncement : un abandon détendu, confiant, à nos pulsions et nos intentions corporelles. Les mouvements sont non seulement l’aboutissement d’intentions particulières, mais aussi des réponses données par les pouvoirs formatifs de notre corps. Nous mouvant sans effort, facilement, nous nous abandonnons au sens du rythme de notre corps qui, sans pré-évaluation ou planification réfléchie, introduit de nouvelles configurations et répond de manière appropriée aux exigences de la situation motrice. Merce Cunningham souligne l’importance d’une confiance accordée aux ressources du corps. La danse, comme il le souligne, est « le jeu des corps dans l’espace – et le temps » et non « le produit de ma volonté ». Or le sentiment que j’ai quand je compose de cette façon est celui d’être en contact avec une ressource naturelle beaucoup plus grande que ma propre inventivité personnelle ne pourra jamais l’être, beaucoup plus universellement humaine que les habitudes particulières de ma propre pratique et surgissant organiquement des réserves communes des pulsions motrices39. Lorsque Cunningham invente des configurations rythmiques surprenantes et inédites, il permet à son corps de « penser par le mouvement », de rester attentif, ouvert aux suggestions du mouvement. Ce potentiel corporel, grâce auquel se déploie une organisation rythmique « étrangement spontanée et étrangement composée », est également mis en lumière par Paul Valéry. Le corps qui danse « se donne un régime périodique plus ou moins simple, qui semble se conserver de soi seul ; il est comme doué 39. Merce Cunningham, « The Impermanent Art (1952) », dans Merce Cunningham. Fifty Years, chronique et commentaire de David Vaughan, dir. Melissa Harris, New York, Aperture, 1997, p. 86.

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Le corps intelligent d’une élasticité supérieure qui récupérerait l’impulsion de chaque mouvement et le restituerait aussitôt. On songe à la toupie qui se tient sur sa pointe et qui réagit si vivement au moindre choc40. » Ailleurs, parlant de la temporalité de la danse, Valéry exprime la même idée : Ce temps-là est le temps organique tel qu’il se retrouve dans le régime de toutes les fonctions alternatives fondamentales de la vie. Chacune d’elles s’effectue par un cycle d’actes musculaires qui se reproduit, comme si la conclusion ou l’achèvement de chacun d’eux engendrerait l’impulsion suivante. Sur ce modèle, nos membres peuvent exécuter une suite de figures qui s’enchaînent les unes aux autres, et dont la fréquence produit une sorte d’ivresse qui va de la langueur au délire, d’une sorte d’abandon hypnotique à une sorte de fureur. L’état de danse est créé41.

Mais qu’est-ce que cet état de danse ? C’est un état que nous pourrions qualifier de pathique, dans les perspectives de Straus et Buytendijk42. Pendant la danse, c’est la série dynamique des formes qui énergise, stimule, et force même les danseurs à exécuter leurs mouvements. À l’instar des sons musicaux, l’« éloquence » des mouvements les affecte, les entraîne dans l’expérience, tout en évoquant en eux un sentiment de liberté et de puissance. Elle produit le rythme et en suscite la variation. Du coup, elle nous procure le sentiment d’être emportés. « Car le rythme », dit Carl E. Seashore, « n’est jamais le rythme à moins que l’on sente qu’on le crée soi-même ou, ce qui peut apparaître contradictoire, que l’on soit porté par sa propre création43. » En marchant, en nageant, en dan40. Valéry, « Philosophie de la danse », p. 1397. 41. Paul Valéry, « Degas Danse Dessin », dans Œuvres II, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1957, p. 1171. 42. Voir également Ursula Fritsch, Tanz, Bewegung, Gesellschaft. Verluste und Cbancen symbolisch-expressiven Bewegens, Francfort-sur-le-Main, AFRA Verlag, 1988, p. 41-48. 43. Seashore, Psychology of Music, p. 142.

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5. Rythme sant, nous avons tous été captivés par notre capacité de créer un rythme, un sentiment d’exultation, d’envol, d’aisance, de voir disparaître les tensions et les affrontements, de nous sentir poussés à continuer, à poursuivre une expérience agréable. Nous avons perçu dans le rythme une interaction ludique entre l’appel d’un événement moteur et notre réponse à cet appel44. Une telle expérience de la création d’un rythme se prête à la concrétisation d’un sentiment du temps – un sentiment d’un ordre temporel adopté personnellement45. Plus nous exécutons, plus nous pratiquons des figures rythmiques – dans la danse, la gymnastique ou l’interprétation musicale – plus nous nous sentons à l’aise pour introduire des variations dans le tempo d’une activité. Nous développons en nous-mêmes le sens de l’intensité. Les exercices rythmiques nous aident à devenir conscients de toutes sortes d’ordonnancements temporels et ainsi à gérer les diverses tâches de notre vie quotidienne. Certes, une pulsion de mouvement ne constitue pas le seul facteur déterminant pour la configuration rythmique. Les sons musicaux ou les impressions atmosphériques exercent parfois sur nous une influence plus formatrice que le mouvement lui-même. Le degré de variation rythmique des mouvements de nos bras, à la nage, tient aux caractéristiques de l’espace aquatique concret : tout nageur sait à quel point les mouvements permis sur une mer agitée diffèrent de la pratique de la natation sur les eaux calmes d’un lac.

44. Valéry, Cahiers, p. 1279, 1283. Voir également Bernhard Waldenfels, « Vom Rhythmus der Sinnen », dans Sinnesschwellen. Studien zur Phänomenologie des Fremden, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1999, p. 79-83. 45. Peter Röthig, « Bewegung – Rhythmus – Gestaltung. Zu Problemen gymnastischer Kategorien », dans Gymnastik. Ein Beitrag zur Bewegungskultur unserer Gesellschaft, dir. Klaus-Jürgen Gutsche et Hans Jochen Medau, Schorndorf, Verlag Karl Hofmann, 1989, p. 42-45.

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Le corps intelligent Le rythme peut également naître de l’interaction subtile de la contraction et du relâchement, de la tension et de la relaxation des muscles46. Le corps exprime alors sa propre vie qui bat, accentuant de façon récurrente certaines parties du mouvement. Paul Souriau explique la rythmicité motrice par la « loi de la compensation47 ». Dans de nombreuses formes de la performance corporelle, une dépense d’énergie est suivie par une sensation de fatigue et un besoin de récupération. L’interaction des périodes d’effort intense et de calme compensatoire engendre une alternance de battements forts et faibles. Ce déploiement rythmique d’une activité ne saurait se produire sans l’effort nécessaire à son exécution. Le mouvement a son coût et doit être compensé par une récupération appropriée. Certains sentiments, tels l’embarras, l’ennui ou la timidité, se prêtent aisément à des mouvements rythmiques. Ils servent à nous libérer d’une situation non souhaitée. Le besoin du mouvement est étroitement associé à la nécessité de nous soulager du poids d’un sentiment particulier. Puisque les mouvements eux-mêmes exercent un attrait sur nous, nous commençons à jouer avec eux et, de cette manière, nous cherchons à nous libérer de nos sentiments déplaisants48. Les mouvements rythmiques sont donc en mesure de « corriger » un état émotif ou de produire d’autres sentiments, notamment le « sentiment d’être vivant49 », particulièrement agréable. C’est peut-être pour cette raison que l’éducation physique et le sport pourraient jouer un rôle très positif dans nos vies. Si 46. Voir Lange, The Nature of Dance, p. 33. 47. Souriau, Aesthetics of Movement, p. 23. 48. Hermann Schmitz, Leib and Gefühl. Materialen zu einer philosophischen Therapeutik, dir. Hermann Gausebeck et Gerhard Risch, Padeborn, JunfermannVerlag, 1989, p. 121, 141-142 ; F. J. J. Buytendijk, Wesen und Sinn des Spiels. Das Spielen des Menschen und der Tiere als Erscheinungsform der Lebenstriebe (1933), réimpression, New York, Arno Press, 1976, p. 73-75. 49. Gehlen, Der Mensch, p. 144.

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5. Rythme le sport était dégagé de perspectives purement utilitaristes et rationalisées, il pourrait mener à la « jouissance de l’existence » élémentaire (Buytendijk), à une vive réceptivité de nos résonances corporelles50.

50. Buytendijk, Wesen und Sinn des Spiels, p. 79.

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Mémoire

Le corps comme forme temporelle

Merleau-Ponty considère le corps en mouvement comme « le moyen de notre communication avec le temps comme avec l’espace1 ». Gabriel Marcel exprime la même idée lorsqu’il définit le corps comme une « forme temporelle2 ». De fait, nos expériences passées, pénibles ou difficiles, sont inscrites dans notre corps. Si nous observons attentivement le comportement de l’athlète ou de l’acteur, nous saisirons une histoire particulière et, du coup, certaines possibilités individuelles. Ces possibilités, qui tiennent aux dispositions et aux pouvoirs naturels du corps, s’élargissent ou se rétrécissent avec l’acquisition et la modification continues des expériences et des 1. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 211. 2. Gabriel Marcel, « Leibliche Begegnung. Notizen aus einem gemeinsamen Gedankengang », dans Leiblichkeit. Philosophische, gesellschaftliche und therapeutische Perspektiven, dir. Hilarion Petzold, Padeborn, Junfermann-Verlag, 1986, p. 34-39.

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6. Mémoire intérêts. Le corps est « une esquisse provisoire » de notre « être total », en ce sens qu’il est à la fois « enraciné dans la nature » et « se transforme par la culture3 ». Il est toujours à la fois notre passé et notre avenir, toujours déjà formé et en voie de se former. La structure de l’action-temps n’est pas représentée consciemment, mais vécue comme un facteur intrinsèque de notre expérience motrice. Chaque fois que nous agissons, le temps est constitué des possibilités choisies ou imposées, des expériences acquises et de l’exécution effective des mouvements. Ces trois dimensions temporelles se déterminent et s’engendrent l’une l’autre de sorte que chacune reçoit son caractère et sa portée des deux autres. La possibilité pour moi de sauter par-dessus la barre ou de retourner la balle de tennis est déterminée par le niveau d’habileté acquis par la pratique antérieure. Par contre, je suis capable d’acquérir, de développer, de perfectionner une habileté si je suis exposé à des difficultés croissantes. Le moment effectif de mon saut ou de mon coup de raquette est défini par mes expériences passées et les possibilités concrètes liées à une situation donnée4. Paul Ricœur souligne que l’apprentissage est essentiel à toutes les habitudes et que le processus d’acquisition d’habitudes fait ressortir l’un des aspects essentiels de la vie humaine : le temps. « L’idée-clef de l’habitude [...] est que le vivant “apprend” par le temps. Réfléchir sur l’habitude, c’est toujours évoquer le temps de la vie, les prises que le vivant offre au temps et les prises que grâce au temps il acquiert sur son corps et “à travers” lui sur les choses5. » Je pense toutefois que, plutôt que d’offrir des prises sur le temps à notre corps « intemporel », l’acquisition d’habitudes rend possibles la manifesta3. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 231. 4. Gerd Haeffner, Philosophische Anthropologie, 3e éd. revue, tome 1 de Grundkurs Philosophie, Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 2000, p. 110-111. 5. Paul Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier, 1988, p. 264.

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Le corps intelligent tion et le déploiement de la temporalité inhérente de notre corps. En possession de ses dispositions et habiletés déjà formées, le corps se montre disponible : il est capable de faire quelque chose. Nous nous arrêtons rarement pour nous féliciter de sa bonne condition et de son utilité, mais le corps disponible s’annonce à chaque moment ou presque de notre vie active. « Nous expérimentons la disponibilité du corps sans penser à l’exécution des actions habituelles. Cette expérience demeure toujours effective, néanmoins. Elle se manifeste dans la certitude que nous avons de notre capacité6. » En somme, le corps se montre disponible lorsque nous devons affronter une tâche particulière, par exemple, interpréter un passage rythmique ardu au piano ou escalader une paroi rocheuse escarpée. La disponibilité du corps ne se fonde pas uniquement sur ses systèmes anatomiques et physiologiques, mais également sur ses habiletés acquises. Nous sommes en mesure de coordonner de manière impeccable les éléments d’un mouvement difficile parce que nous l’avons déjà accompli et pouvons nous rappeler comment nous l’avons effectué. S’il nous arrive de nous risquer à proposer de nouvelles formes motrices, c’est une fois de plus les habiletés acquises qui rendent possible l’exécution d’une solution inventive. Notre corps développe des habiletés et est capable d’affronter de nouvelles situations, et ces deux aspects, la connaissance qualifiée et la disponibilité créative, se développent en interaction réciproque. Une habileté acquise soutient et accroît la disponibilité du corps ; et la disponibilité que nous exploitons de manière inventive, en retour, perfectionne le comportement compétent. Notre corps est donc en rapport avec ce qui est « derrière » lui et avec ce qui est « devant » lui ; comme il est investi d’une mémoire, il n’oublie rien, et comme il est doté d’un sens remarquable du 6. F. J. J. Buytendijk, Prolegomena einer anthropologischen Physiologie, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1967, p. 62.

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6. Mémoire possible, il anticipe les mouvements habituels ou explora­ toires7. Il ne saurait y avoir anticipation sans la capacité du corps d’emmagasiner des expériences passées et de les convertir en habiletés. Par contre, aucune rétention ne peut se produire sans une anticipation des réalisations motrices habituelles ou nouvelles. Même si aucune préparation stricte n’est possible, je me penche dans le présent chapitre sur la mémoire du corps. Habileté et habitude

L’habileté et l’habitude sont si intimement liées qu’il n’est pas facile de définir strictement ces deux termes. L’habileté désigne souvent une capacité d’accomplir certaines actions. La notion d’habitude évoque à la fois l’acquisition et l’usage effectif et approprié d’une capacité. Les habitudes peuvent être déployées dans des situations diverses ; les habiletés tendent à être plus spécifiques. Tant les habiletés que les habitudes peuvent être spontanées et adroites, mais l’habitude est associée à l’aisance, alors que l’habileté s’apparente à la compétence. Certaines actions habituelles ne requièrent pas d’habileté (prendre une marche, par exemple), alors que certaines démonstrations d’habileté, qui ne manquent pas d’efficacité, n’affichent pas la fluidité, la facilité des habitudes (par exemple, mes prestations au piano). Les habiletés s’acquièrent avec le concours de notre mémoire implicite ou, comme le dit Jerome S. Bruner, de la « mémoire sans archives ». Cette mémoire permet la conservation des perceptions et des mouvements qui se sont produits dans le passé et qui ont rendu possible l’apprentissage de nouvelles façons de se mouvoir. Comme le nom l’indique, nous apprenons à nager, à skier, à monter une bicyclette sans être 7. Arnold Gehlen, « De l’expérience », dans Anthropologie et psychologie sociale, trad. Jean-Louis Bandet, Paris, PUF, 1990, p. 32-35.

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Le corps intelligent en mesure de nous rappeler des événements ou des expé­ riences d’apprentissage particuliers. Ces événements et ces expériences sont « convertis en certains processus qui changent la nature d’un organisme, changent ses habiletés, ou changent les règles qui régissent ses opérations mais sont virtuellement inaccessibles dans la mémoire à titre de rencontres spécifiques8 ». Un comportement compétent se définit comme une aptitude à accomplir des mouvements appris par des expériences successives et menant à une juste compréhension des configurations de mouvements. La pratique des mouvements se traduit en une « connaissance latente » (Merleau-Ponty) de notre corps, et la « sédimentation » se produit sans que la mémoire garde des traces de chaque étape de notre progression. Merleau-Ponty et Buytendijk nous disent que nous n’acquérons pas des mouvements habituels en créant simplement une série d’associations entre des impressions et des pulsions motrices9. Nous nous adaptons activement à des situations spécifiques par la réorganisation de nos mouvements, qui sont guidés par la perception d’une signification et la conscience de nos possibilités. L’étude du piano concerne l’exécution de « modes de mouvement » (Straus) particuliers, qui sont fonction des sons que nous entendons et que nous prévoyons entendre, et des qualités émotives et esthétiques de la musique10. Nous apprenons la vélocité, la direction, la 8. Jerome S. Bruner, « Modalities of Memory », dans The Pathology of Memory, dir. George A. Talland et Nancy C. Waugh, New York, Academic Press, 1969, p. 254. Voir également Thomas Fuchs, « Das Gedächtnis des Leibes », Phänomenologiscbe Forschungen, 5 (2000), p. 71-76 ; Paul Brockelmann, « Of Memory and Things Past », International Philosophical Quarterly, 15 (1975), p. 314-316. 9. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 166-172 ; F. J. J. Buytendijk, Allgemeine Theorie der menschlicben Haltung und Bewegung, Berlin, SpringerVerlag, 1956, p. 266-268, et Prolegomena, p. 34-39. 10. Erwin W. Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. G. Thinès et J.-P. Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, 1989, p. 408412.

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6. Mémoire force et l’effet du mouvement en rapport avec des configu­ rations acoustiques et esthétiques. La répétition d’une réponse motrice appropriée mène à la stabilisation et à l’articulation de la forme, à l’élargissement de nos possibilités motrices et au développement de nos habiletés. Des liens sont tissés entre le contenu perceptuel et la réponse motrice à la lumière de la signification, du motif, du but compris par le « corps­connaissant ». « L’acquisition d’une habitude tient de fait à la saisie d’une signification, mais il s’agit d’une saisie motrice d’une signification motrice11. » Notre corps sait, ou prétend savoir, comment soulever un objet qui semble lourd ou marcher sur un sol glissant, et il le fait de manière non réfléchie mais intelligente. Dans sa définition de l’habileté, Bruner accentue également la relation du corps avec une signification globale et à certaines évolutions futures. « Une habileté est un mode de fonctionnement sensori-moteur qui fournit des règles permettant d’anticiper des situations possédant différents degrés d’incertitude et d’y répondre12. » Il n’y a rien de mécanique ou d’automatique dans la production de l’action habile, puisque nous appréhendons activement une signification et que l’action-situation change constamment. Occasionnellement, notre corps « s’émancipe » (Buytendijk) des règles acquises et répond aux exigences d’une situation par un nouveau mouvement. L’habileté nouvelle s’écarte d’une expérience passée ou d’une réponse schématique déjà appliquée. Pourtant, l’acquisition de cette nouvelle habileté est rendue possible par la présence, dans la vieille structure, d’éléments de la variation innovatrice. Lorsque, par exemple, mon fils saisit un frisbee en se tournant de côté, ramenant son épaule gauche vers l’avant, et plaçant sa main droite ouverte derrière son dos, il improvise une nouvelle performance motrice en misant sur 11. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 167. 12. Bruner, « Modalities of Memory », p. 254.

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Le corps intelligent une dextérité déjà acquise, qui comprend le discernement d’une direction, d’une transition, d’une limite dans le mouvement de saisie13. Une fois un mouvement appris, il s’offre à nous, à notre usage répétitif, auquel il se prête souplement. Il fonctionne à la façon d’un « organe » (Ricœur), il devient une habitude. Paul Ricœur considère avec raison la « valeur d’usage » comme l’une des caractéristiques de l’habitude : nous savons comment faire une chose, nous en sommes capables. « L’habitude [...] est un pouvoir, une capacité de résoudre selon un schéma disponible un certain type de problème : je peux jouer du piano, je sais nager14. » Il s’agit là d’un schème spatio-­temporel : une structure qui nous permet de nous mouvoir dans notre environnement avec aisance et confiance, parce qu’elle consiste en une évaluation correcte des distances entre notre corps et les objets, et des relations temporelles correspondantes15. Notre main sait atteindre et utiliser une poignée de porte, une lampe, un bac de recyclage du papier. Avant d’attraper une balle, elle perçoit la position spatiale appropriée et le temps qu’il faudra pour se mettre à la bonne position. Si, pendant quelque temps, quelqu’un modifie l’emplacement ou le fonctionnement de ces objets, nous nous apercevons immédiatement de l’habitude acquise par notre corps. En conséquence de communications répétées avec des objets, un schème spatio-temporel fiable – la connaissance corporelle d’une salle, d’un jardin, d’une piscine, d’une rue – ne tient pas à une représentation objective, mais à une « certaine modulation de la motricité ». « Mon appartement n’est pas pour moi », affirme Merleau-Ponty, « une série d’images 13. Buytendijk, Allgemeine Theorie, p. 272. 14. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 267. 15. Herbert Plügge, Vom Spielraum des Leibes. Klinisch-phänomenologische Erwägungen über « Körperschema » und « Phantomglied », Salzburg, Otto Müller Verlag, 1970, p. 70.

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6. Mémoire fortement associées, il ne demeure autour de moi comme domaine familier que si j’en ai encore “dans les mains” ou “dans les jambes” les distances et les directions principales et si de mon corps partent vers lui une multitude de fils intentionnels16. » Aucune activité humaine ne contribue autant peut-être que le jeu à la construction de ces « trames » ou schèmes dyna­miques. Manifestement, l’enfant développe progressivement des habiletés en jouant et conserve des informations sur une vaste gamme d’objets disponibles. Son sens de la vision ne suffit pas à l’acquisition d’un schème spatiotemporel17. Pour parvenir à ajuster l’activité motrice aux caractéristiques spatiales, il doit s’en remettre à son sens du toucher. C’est d’abord et avant tout l’exploration tactile de l’espace qui développe une perception fiable et une fine appréciation des directions et des distances. Un rapport non réfléchi au monde joue un rôle incalculable dans l’acquisition d’une compétence. Samuel Butler affirme avec justesse, dans son ouvrage remarquable, que le déploiement d’une habitude exige de moins en moins de contrôle et de réflexion avec le temps18. La réflexion et l’attention peuvent même avoir un effet nocif, puisqu’elles entraînent l’incertitude et l’hésitation. L’absence de contrôle et de conscience, par ailleurs, favorise une performance harmonieuse et efficace. De là le paradoxe : ce que nous connaissons, nous ne le connaissons pas en ce sens que nous n’en sommes pas conscients. Nous savons vraiment conduire une embarcation ou jouer un instrument lorsque nous n’avons pas conscience de notre savoir. Cette règle vaut non seulement 16. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 151. Voir également Antonio Mazzù, « Syntaxe motrice et stylistique corporelle. Réflexions à propos du schématisme corporel chez le premier Merleau-Ponty », Revue philosophique de Louvain, 99 (2001), p. 46-72. 17. Bruner, « Modalities of Memory », p. 257-258. 18. Samuel Butler, Life and Habit, Londres, Jonathan Cape, 1921, p. 1-77.

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Le corps intelligent pour nos habitudes corporelles, mais aussi pour nos modes de pensée et l’établissement de nos jugements de valeur en général. Au fil d’une longue pratique, nos pensées et nos jugements se déploient presque inconsciemment, à l’instar des mouvements de la langue dans la manducation ou la locution19. Pour exécuter des actions habiles, nous n’avons pas à examiner et à réunir les divers segments du mouvement : les mouvements, même les plus difficiles et les plus complexes, sont accomplis ensemble, comme un tout. Ils coulent de source, ils sont précis, rapides, si nous ne prêtons pas attention aux éléments spécifiques de la forme globale. L’incertitude et l’hésitation découlent précisément de l’attention. Les musiciens déclarent qu’ils sont capables d’interpréter une pièce lorsqu’ils ne portent pas attention à chaque note jouée. Certains diraient : « Ces notes, je les possède dans mes doigts ». Au cours de l’apprentissage, la conscience des détails les oblige à jouer lentement. Lorsqu’ils connaissent une pièce, ils ne la connaissent plus20. Ni leurs mains ni leur instrument ne constituent des réalités objectives que les musiciens examinent de manière analytique. Un organiste, pour faire appel à un exemple de Merleau-Ponty, n’analyse pas l’instrument nouveau qu’il s’apprête à utiliser, et ne s’en forme pas une représentation objective. Il établit des rapports avec les distances et les re­pères en fonction de sa volonté de jouer une musique et d’en communiquer le contenu émotif. « Pendant la répétition comme pendant l’exécution, les jeux, les pédales et les claviers ne lui sont donnés que comme les puissances de telle valeur émo19. Voir également Samuel Butler, The Note-Books of Samuel Butler, dir. Henry Festing Jones, Londres, A. C. Fifield, 1913, p. 47-55 ; Michael Polanyi, Personal Knowledge. Towards a Post-Critical Philosophy, Chicago, University of Chicago Press, 1962, p. 55-57. 20. György Sándor, On Piano Playing. Motion, Sound and Expression, New York, Schirmer Books, 1995, p. 188.

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6. Mémoire tionnelle ou musicale et leur position que comme les lieux par où cette valeur apparaît dans le monde21. » Sa lecture de la partition et les sons produits créent et définissent l’orientation de son mouvement en rapport avec l’espace immédiat. Il se sert de ses mouvements expressifs, raffinés par des heures de répétition, pour tisser un lien entre les notes écrites et les sons effectifs. Son corps joue un rôle de « médiateur » entre son intention d’exprimer les idées et les émotions du compositeur et le produit de son jeu, la musique elle-même. L’habitude acquise crée la musique et transmet une signification artistique, tout comme la conscience de la dynamique et des possibilités des notes permet à l’artiste d’y introduire des variations. Un style inventif

Les habitudes acquises nous permettent de faire reculer les limites de notre existence corporelle. Les objets – une voiture, un téléphone, un crayon – deviennent les moyens nous permettant d’établir des relations et de nous ouvrir à de nouvelles expériences. « L’habitude exprime le pouvoir que nous avons de dilater notre être au monde, ou de changer d’existence en nous annexant de nouveaux instruments22. » Ces objets, à l’instar de nos mains ou de nos jambes, nous en faisons l’expérience comme celle de médiums silencieux mais familiers, qui nous ouvrent diverses possibilités. Sans penser, nous comprenons immédiatement de quelle façon les utiliser pour atteindre nos objectifs. Lorsque notre corps possède une « connaissance par familiarité » en présence de certains objets particuliers, il accomplit la réponse motrice appropriée. La perception visuelle ou tactile d’un bocal ou d’une poignée de porte est suivie immédiatement d’une exécution juste et harmonieuse 21. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 170. 22. Ibid., p. 168.

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Le corps intelligent du mouvement de rotation. Merleau-Ponty fait remarquer que la perception entraîne « un certain style de réponses motrices », parce que chaque objet suggère « son essence motrice23 ». Ricœur parle également de la forme du mouvement qui « devient un tout, une forme stylisée, harmonieuse, qui adhère, sans image-guide, ni commandement spécial de lancement à la forme perçue24 ». La notion de style concerne ici une exécution efficace liée à une action-situation particulière. Le style est non seulement la caractéristique des réalités expressives (une mélodie, une peinture) mais également celle de la perception elle-même. Notre vision, qui réunit les impressions et aspects multiples du monde sous la lumière d’une signification globale, manifeste un style particulier. Mais le point de vue perceptuel cohérent est associé étroitement à une façon distinctive de nous mouvoir, qui révèle un style également. « Apprendre à voir les couleurs, c’est acquérir un certain style de vision, un nouvel usage du corps propre25. » Tant les activités perceptuelles que les activités motrices se déploient en fonction de certaines interprétations confirmées par le corps. Le corps n’est donc pas seulement un objet de pensée, mais une série dynamique de performances qui portent un ensemble de significations. Il peut être comparé à une œuvre d’art, il forme un « nœud de significations vivantes26 ». Lorsqu’elles perçoivent quelque chose ou se déplacent vers quelque chose, les diverses parties du corps accomplissent une action cohérente, stylisée, parce qu’elles sont toutes engagées, et unies, sous la même signification vécue. 23. Ibid., p. 169. 24. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 271. 25. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 179. Voir également Linda Singer, « Merleau-Ponty on the Concept of Style », Man and World, 14 (1981), p. 153-163. 26. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 177.

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6. Mémoire Nous faisons chaque jour l’expérience d’une transformation constante de la signification des objets. Nous en avons déjà parlé. La chose reçue en cadeau d’un être cher n’a plus la même apparence que l’article contemplé en vitrine. L’impression que vous inspire une maison à laquelle vous êtes attaché prendra une toute autre coloration si vous apprenez que cette maison va bientôt être vendue ou démolie27. Le changement est déclenché, du moins en partie, en fonction des expériences, des sentiments, des valeurs et des attentes que préserve votre corps28. Le corps de tout joueur de football a assimilé, en sus des habiletés et des expériences, la loi implicite du « fair-play ». La signification de la situation globale d’un match est déterminée selon une connaissance tacite des règles, des obligations et des possibilités. Le corps affronte une tâche offensive ou défensive non seulement avec ses habiletés acquises, mais également avec une conscience de ce qui est désirable, possible et permis. La même sagesse régit, dans une large mesure, les mouvements et les perceptions de l’automobiliste, dont les mains et les jambes ont intégré un grand nombre de normes et de valeurs ; la signification de ce que voit et entend l’automobiliste lui est transmise par une perception implicite des possibilités et des interdictions. L’aptitude à conduire une voiture tient à la fois à une intention consciente et à l’emploi efficace d’une connaissance anonyme, latente, du corps. Lorsque nous conduisons, « nous nous confondons avec ce corps qui en sait plus que nous sur le monde, sur les motifs et les moyens qu’on a d’en faire la synthèse29 ». C’est notre corps qui comprend notre environnement (la route, les feux 27. Jan Hendrik van den Berg, A Different Existence. Principles of Phenomenological Psychopathology, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1995, p. 62. 28. F. J. J. Buytendijk, L’homme et l’animal. Essai de psychologie comparée, trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1965, p. 65. 29. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p. 276.

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Le corps intelligent de circulation, les autres voitures) comme formant un tout significatif et qui ordonne activement les mouvements en se fondant sur une connaissance intégrée, où domine le « sentiment de responsabilité30 ». Le style acquis ne fait pas que nous aider à exécuter, naturellement et avec aisance, certaines actions répétitives, et à nous acquitter ainsi des exigences d’une tâche. Notre écriture manuelle ne consiste pas seulement en une série de mouvements purement mécaniques, mais elle tient avant tout à « une puissance générale de formulation motrice capable des transpositions31 ». La structure de nos mouvements varie au gré des caractéristiques des circonstances, particulièrement lorsque nous manipulons des objets familiers tels un marteau ou un briquet. Contrairement à certains dispositifs qui appellent des gestes rigides, stéréotypés, les objets qui meublent notre quotidien peuvent nous inviter à des usages inédits, à « un maniement intelligent32 » (Ricœur). Occasionnellement, lorsque nous ne sommes pas préoccupés par l’obtention d’un résultat précis, nous goûtons la modification du mouvement pour elle-même. La main, s’en remettant à son sens du possible, découvre une façon nouvelle d’utiliser un outil ou un instrument. Outre la variation des mouvements, le style produit également des innovations étonnantes. L’écriture de Stendhal, son « système » constitué au fil d’une longue pratique, d’années d’observations, révèle son caractère et sa perception du monde, tout en lui permettant d’« improviser33 ». De même, pendant 30. D. J. van Lennep, « The Psychology of Driving a Car », dans Phenomenological Psychology. The Dutch School, dir. Joseph J. Kockelmans, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1987, p. 217-227. 31. Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 82. 32. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 271. 33. Maurice Merleau-Ponty, « L’homme et l’adversité », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 298.

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6. Mémoire l’exécution de gestes habituels, notre corps est capable d’inventer des solutions nouvelles et, partant, de transgresser le familier. Toutes les monographies sur l’acquisition des habitudes signalent ce rapport curieux entre l’intention qui lance l’appel dans un sens déterminé et la réponse qui vient du corps et de l’intelligence et a toujours figure d’improvisation. Cela est bien connu des patineurs, des pianistes et même de ceux qui s’essayent à écrire. L’habitude n’avancerait pas sans cette espèce de germination, d’inventivité qu’elle recèle. Acquérir une habitude, ce n’est pas répéter, consolider, mais inventer, progresser34.

D’ailleurs, l’inventivité est l’une des caractéristiques principales des jeux d’enfants. Le jeu rituel consiste en partie à reproduire, plus ou moins fidèlement, certains modèles directeurs et à répéter un certain nombre de conduites choisies. Certes, il en est qui font usage de cette activité à des fins compulsives ; ceux-là déploient des mouvements rigides et invariables. Mais il serait erroné de conclure que tout comportement répétitif traduit chez l’enfant le désir profond de protection contre les incertitudes de l’existence. Erik H. Erikson définit le jeu rituel comme « un mélange de formalité et d’improvisation », un « jeu de rimes dans le temps » (a rhyming in time)35, qui contribuent à la capacité qu’a l’enfant d’enrichir la forme motrice de nouveaux motifs, de nouveaux éléments, voire de la transformer à tel point qu’elle devienne une authentique caricature du comportement original. Si l’enfant établit avec son milieu des liens sympathiques et considère les objets et les gens de manière détendue, il pourra éviter l’inertie, les configurations de mouvements prévisibles et familières. Il pourra proposer autant de nouvel34. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 273. 35. Erik H. Erikson, Toys and Reasons. Stages in the Ritualization of Experience, New York, W.W. Norton, 1977, p. 79.

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Le corps intelligent les combinaisons motrices que les musiciens et les danseurs peuvent introduire de variations rythmiques ou expressives subtiles dans leur prestation stylisée. Le don de l’automatisme

La vivacité, la souplesse et l’inventivité des habitudes exigent une éducation. C’est ce que recommande John Dewey qui définit l’habitude en fonction de leur persistance inerte et non de leur spontanéité. « Ce qui est nécessaire, c’est la formation d’habitudes qui soient plus intelligentes, plus sensibles perceptuellement, plus informées par la prévoyance, plus conscientes de ce qui vient, plus directes et sincères, plus souplement réceptives que les habitudes courantes. Ces habitudes nouvelles affronteront leurs propres problèmes et proposeront leurs propres améliorations36. » Malgré nos efforts visant à les rendre inventives et souples, nos habitudes versent parfois dans l’automatisme. Nous avons alors l’impression que nous ne coïncidons pas tout à fait avec les aptitudes de notre corps. Elles sont distinctes de nous, dans une certaine mesure, résistant à nos intentions, révélant leur non-disponibilité. Nous avons tendance à aborder les objets avec un intérêt inflexible et à répondre de façon primaire à leurs exigences. Nos maladresses sont souvent causées par un déclenchement automatique du mouvement : nous sommes inca­ pables d’attraper un ballon parce que nous abordons la tâche en déployant le mauvais type de mouvement. Le même phénomène se produit dans notre expression verbale quand, sous l’influence du stress, nous prononçons un mot de travers. Il nous arrive sans doute plus fréquemment d’exécuter mécaniquement certains gestes dans des situations qui se présentent de manière quelque peu différente du mode habituel et exigent 36. John Dewey, Human Nature and Conduct. An Introduction to Social Psychology, New York, Modern Library, 1957, p. 128.

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6. Mémoire un ajustement de notre comportement. Nous lançons par inadvertance un objet sur le plancher, parce que nous n’avons pas remarqué que la corbeille a été déplacée. Notre main droite cherche le levier de changement de vitesse alors que nous sommes au volant d’une voiture automatique. Nous retombons tout simplement dans nos vieilles habitudes. « La répétition des paysages quotidiens de l’action nous dispense d’inventer ; par économie nous faisons un discret appel aux ressources anciennes et leur cédons la place37. » Des manques d’attention intermittents mènent également à l’exécution de mouvements automatiques. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsque, épuisé, notre corps continue de marcher ou de nager et que nous n’exerçons plus un contrôle conscient de nos mouvements. Pourtant, les mouvements automatiques peuvent être utiles lorsque nous devons faire une évaluation rapide d’une situation où nous sommes activement engagés. Notre perception est associée intimement à nos performances motrices effectives et virtuelles. Lorsque nous sommes au volant d’une auto, l’importance de la route, des autres voitures, de divers objets, des signaux, tient à la capacité ou à l’incapacité de notre corps d’exécuter des mouvements de conduite38. Les objets nous suggèrent, et évoquent en nous, des mouvements déjà expérimentés et leurs répétitions instantanées. Puisque notre corps conserve des expériences motrices, nous voyons des qualités dynamiques dans les objets : nous sommes capables d’évaluer leurs réactions ou actions possibles. Nous évaluons avec justesse la façon dont le rocher, la glace ou la courbe « agiront » et nous déterminons en conséquence, et sans délai, le mouvement de notre voiture et le développement subséquent de nos gestes de conduite. Le mouvement entraîne une perception des caractéristiques dynamiques de l’objet qui, en 37. Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, p. 289. 38. Van Lennep, « The Psychology of Driving a Car », p. 222.

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Le corps intelligent retour, déclenchent une exécution automatique d’autres mouvements39. Il serait donc erroné de déprécier les performances motrices automatiques. Certaines personnes ayant subi des dommages au cerveau sont incapables d’opérer un discernement entre des choix possibles selon une sélection logique, mais elles continuent néanmoins à accomplir les mouvements automatiques, stéréotypés, qui sont significatifs pour leur existence40. Il importe donc qu’un processus d’éducation permette au corps d’intégrer et de conserver des configurations de mouvements, de même que des valeurs. « De tels patients », nous dit Tellenbach, « peuvent tout de même dégager l’atmosphère et afficher les configurations de mouvements de la société où ils ont grandi. Sans réflexion et sans effort, ils sont en mesure de faire ce qui s’impose dans une situation donnée. Ils peuvent encore largement saisir la signification d’une situation donnée pour eux-mêmes et pour quelqu’un d’autre »41. Lorsqu’une existence humaine normale n’est plus possible, le corps présente encore des possibilités de création et de maintien d’une relation cohérente avec autrui. Il réussit, même si les mouvements se déploient selon une matrice de signification figée et une sphère d’intérêts limitée.

39. Wilfried Ennenbach, Bild und Mitbewegung, Cologne, bps-Verlag, 1991, p. 88-94. 40. Goldstein, La structure de l’organisme, p. 25-27. 41. Hubertus Tellenbach, « The Education of Medical Student », dans The Moral Sense in the Communal Significance of Life, tome 20 de Analecta Husserliana, dir. Anna-Teresa Tymieniecka, Dordrecht, D. Riedel, 1986, p. 181.

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Imagination

L’imagination motrice

L’analyse que nous avons menée des actions habiles et habituelles a mis en lumière la relation entre la capacité qu’a le corps de conserver des expériences et des valeurs, et celle d’affronter de nouveaux défis. Le toucher illustre le lien étroit entre la préservation d’un comportement passé et l’anticipation d’un mouvement particulier. Lorsque notre main s’approche d’un verre pour le saisir, lorsque notre pied se déplace vers l’accélérateur, nous revivons le passé et anticipons un certain genre de contact physique avec l’objet visé. En appuyant légèrement sur l’accélérateur ou en portant un verre à nos lèvres, nous attendons et nous nous rappelons à la fois une sensation tactile particulière. De même qu’il se rappelle et anticipe des sons et des odeurs, notre corps peut aussi se remémorer et escompter des sensations tactiles particulières. La main sait déjà l’impression que produira le contact avec la neige, le fer, le sable ou le bois. 155

Le corps intelligent Comme dans la démarche d’apprentissage et de raffinement d’une habileté, nous acquérons des mémoires tactiles grâce à une relation circulaire et réciproque entre la perception et le mouvement. Le chirurgien, s’appuyant sur de telles mémoires, anticipe à la fois les sensations et les mouvements au moment de procéder à des incisions très précises avec son scalpel sur des parties invisibles du corps. Mon excellent dentiste utilise sa fraise électrique avec délicatesse et mise sur une semblable anticipation tactile pour orienter les mouvements habiles de ses doigts. Tout mouvement adroit se fonde sur l’aptitude du corps à escompter les sensations et les mouvements. Pour mieux faire comprendre à mes lecteurs le continuum de la mémoire et de l’anticipation corporelle, j’aimerais faire appel aux intuitions originales de Melchior Palágyi. Palágyi analyse, dans diverses publications, les caractéris­ tiques les plus importantes du sens du toucher et de l’imagination motrice ou tactile1. Il montre que, lorsque nous touchons quelque chose, nous expérimentons, certes, mais aussi nous « imaginons » des qualités et des formes spécifiques. Les images tactiles, selon son expression, et les impressions tactiles revêtent une importance égale dans la manipulation des objets. Par exemple, lorsque nous tendons la main vers une poignée de porte, notre main projette des sensations tactiles qui correspondent non seulement aux sensations effec­ tives, mais aussi à notre mouvement d’approche. Si quelqu’un approche sa main pour toucher une partie quelconque de notre corps, nous anticipons un mouvement de résistance ou de soumission. Sans une telle réponse corporelle, nous remar1. Melchior Palágyi, Wahrnehmungslehre, tome 2, des Ausgewählte Werke, Leipzig, Johann Ambrosius Barth, 1925, p. 69-105 ; Naturphilosophische Vorlesungen. Über die Grundprobleme des Bewusstseins und des Lebens, tome 1 des Ausgewählte Werke, Leipzig, Johann Ambrosius Barth, 1924. W. R. Boyce Gibson, dans « The Philosophy of Melchior Palágyi » ; Journal of Philosophical Studies, 3 (1928) : p. 15-28, 157-172, offre un aperçu de la pensée de Palágyi.

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7. Imagination querions à peine que quelqu’un nous touche. Nous prenons conscience du mouvement imaginé dans la mesure où un tout petit mouvement de notre corps s’ensuit2. Notre réponse corporelle se déploierait même en l’absence d’un contact tactile. Simplement en voyant une aiguille s’avancer vers notre doigt, nous éprouvons quelques sensations avant que l’objet entre en contact avec notre peau. Une sensation imaginée répond à un prolongement imaginé du mouvement. Toute sensation tactile effective s’accompagne d’une anticipation ou d’une imagination tactile ; de même, tout mouvement effectif s’accompagne d’un mouvement virtuel ou imaginé. De fait, chaque fois que nous touchons un objet ou marchons sur quelque chose, nos mains et nos jambes anti­ cipent les mouvements appropriés. Il faut déployer un mouvement différent pour soulever un objet lourd qu’un objet léger. La perception de la lourdeur suscite non seulement l’approche motrice effective et le geste de soulèvement de l’objet, mais également le mouvement d’approche et le soulèvement virtuels. S’il s’avère que nous nous sommes trompés, que l’objet est beaucoup plus léger que prévu, nous constatons bientôt l’intensité de notre anticipation du mouvement. Palágyi affirme que le sens du toucher est notre sens le plus fondamental et le plus complet, puisqu’il nous permet de distinguer l’objet de son image. Notre toucher nous fournit une expérience primaire de la réalité et de l’espace. C’est l’imagination tactile correspondante qui déclenche la perception de l’emplacement de l’objet matériel et de sa dimension spatiale. Le contact tactile d’un objet produit un mouvement virtuel qui mène à l’expérience de son étendue spatiale : « L’imagination est, pour ainsi dire, l’organe de la perception de l’espace3. » Une expérience courante illustre bien le rôle fondamental que joue le mouvement virtuel dans notre 2. Palágyi, Naturphilosophische Vorlesungen, p. 163. 3. Palágyi, Wahrnehmungslehre, p. 79.

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Le corps intelligent connaissance des choses. Si nous mettons la main sur le rebord d’une tasse, nous touchons à deux endroits seulement. Mais il nous suffit de toucher deux segments pour produire le mouvement imaginé du cercle, et ce mouvement virtuel nous permet de percevoir la rondeur du rebord de la tasse. Par des mouvements virtuels, nous pouvons percevoir correctement la forme et l’emplacement des objets dans l’espace. Les mouvements virtuels sont suscités non seulement par des sensations tactiles, mais aussi par des sensations visuelles et auditives. Si vous regardez attentivement un arbre ou un pneu d’auto, vous touchez ces objets en déployant des mouvements imaginés. Comme nous l’avons vu déjà, l’occurrence élémentaire d’un objet pratique ou d’une œuvre d’art éveille en nous le besoin de toucher. L’exécution de mouvements virtuels précède le contact tactile et nous sentons cette anticipation dans nos mains, qui tremblent légèrement. J’imagine que le joueur de pétanque, dont la main anticipe un tir qui écartera du cochonnet la boule de l’adversaire, ressent une sensation encore plus forte. Dans son cas comme dans les autres, le mouvement virtuel guide et détermine la forme du mouvement effectif4. Il ne faut pas se méprendre et considérer les mouvements tactiles imaginés comme équivalents à la représentation visuelle du mouvement. Si une telle confusion se produit, elle est provoquée par la « tyrannie » que la représentation visuelle exerce sur les mouvements imaginés. Puisque nous sommes 4. Le philosophe japonais Ichikawa Hiroshi exprime un point de vue semblable à propos de la perception tactile : « Lorsque nous saisissons une pierre, nous esquissons ses formes possibles et réagissons à la fois à ses formes réelles et possibles [...] Pour nous expliquer cette démarche, par contre, nous suscitons la réponse de la pierre en la saisissant et en lui posant des questions ». Cette citation est tirée de l’article de Shigenori Nagatomo, « Two Contemporary Japanese Views of the Body : Ichikawa Hiroshi and Yuasa Yasuo », dans Self as Body in Asian Theory and Practice, dir. Thomas P. Kasulis, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 325.

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7. Imagination dotés du sens de la vue, l’image tactile chez nous est dominée par la représentation visuelle. Par conséquent, nos mouvements imaginés demeurent la plupart du temps inconscients. Dans certaines situations seulement sommes-nous en mesure d’en prendre conscience, notamment dans un centre commercial ou un aéroport où nous avons tendance à utiliser un tapis roulant. Absorbés par la pensée de notre destination, nous sautons habituellement sur le tapis roulant sans y penser. Si, pour une raison quelconque, le mécanisme ne fonctionne pas, nous ressentons soudain une sensation bizarre dans nos jambes. La sensation véritable du matériel, provoquée par notre mouvement effectif, ne correspond pas à la sensation anticipée. Nous sommes bien conscients de la panne du mécanisme, mais notre corps s’en est tenu à sa prévision habituelle, appropriée pour un tapis en mouvement et non pour un tapis immobile. Si nous empruntons un escalier roulant, notre corps anticipe d’ordinaire le mouvement et la sensation associée à une surface en mouvement (au moment de mettre le pied sur le tapis roulant) ou à une surface immobile (au moment de mettre le pied sur le plancher). Lorsque, dans notre vie quotidienne, nos mains ou nos jambes rencontrent une résistance inattendue, ou encore, inversement, découvrent l’absence d’une résistance attendue (si notre pied cherche en vain la dernière marche d’un escalier), nous nous apercevons que notre corps est capable d’imaginer des mouvements et des sensations qui correspondent aux mouvements et aux sensations réels. Si vous approchez de votre bouche une tranche de citron, vous anticipez une sensation, produite par la morsure anticipée. La représentation d’une morsure déclenche véritablement une sensation au goût acidulé5. Si vous anticipez un contact tactile avec une porte de métal, votre main ressent la froideur 5. Palágyi, Wahrnehmungslehre, p. 97.

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Le corps intelligent de la surface. Dans la mesure où nous anticipons des sensations, qui tendent à déclencher des sensations réelles, nous sommes capables, en rétrospective, de prendre conscience du mouvement imaginé. De fait, nous réagissons à la sensation réelle elle-même en accomplissant des mouvements virtuels qui font intervenir de nouvelles sensations. L’anticipation motrice est un processus vital non médiatisé, et non pas un événement psychologique conscient découlant d’une impression visuelle6. Un aveugle-né est capable d’imaginer des figures géométriques et d’anticiper une grande variété de sensations et de mouvements tactiles et, par conséquent, son imagination tactile jouit d’une certaine autonomie, alors que chez une personne voyante, elle est liée aux représentations visuelles. Si je représente ma paume en mouvement autour de la balle, le mouvement et la balle sont perçus ensemble, comme un tout. Chez une personne non voyante, la forme ronde et le mouvement sont envisagés comme un processus dynamique qui consiste en une succession d’éléments. L’examen manuel tâtonnant qu’elle effectue construit la forme en se rappelant et en anticipant à la fois les mouvements et les sensations. Ceux-ci sont structurés, non pas en fonction de directions établies, de buts fixés et de distances mesurables, mais eu égard à des facteurs tels que la vitesse, la corrélation, la transition et la limite. La personne non voyante ne conçoit pas un mouvement virtuel comme une forme unifiée, faite de segments et tenue à distance dans l’espace. Il s’agit pour elle de la perception d’un déroulement. Nous pouvons illustrer la différence en nous penchant sur deux aspects d’un tir : nous pouvons nous concentrer sur la relation entre le tir et l’objet extérieur, c’est-à-dire sur la destination de l’objet, ou encore sur le sentiment de l’avancée constante de l’objet embrassant diverses possibilités (atteinte ou non-atteinte de l’objectif). 6. Palágyi, Naturphilosophische Vorlesungen, p. 165.

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7. Imagination Dans le premier cas, nous visualisons une forme globale ; dans le second, nous envisageons un processus dynamique qui se développe et se dirige vers un résultat non défini. De fait, exécuter un mouvement, c’est imiter la performance imaginée. À moins que la situation ne change soudainement, le mouvement effectif suit le mouvement anticipé. Quand vous tournez une poignée de porte, vous avez déjà effectué ce mouvement de rotation dans votre imagination. Si vous vous préparez à plonger dans une piscine, votre saut fait appel à la fois à un mouvement imaginé, suivi de l’exécution du plongeon effectif. Redisons-le, tant le mouvement anticipé que le mouvement effectif sont en rapport de réciprocité avec la sensation anticipée et la sensation effective. Une différence importante se profile toutefois entre les deux genres de mouvement. Le mouvement imaginé ne rencontre aucune résistance matérielle. Il lui manque l’expérience cénesthésique de la tension, du relâchement, de la pression, ou du déplacement du poids du corps – des informations qui sont toutes indispensables, et qu’exigent un apprentissage et un contrôle adéquats des mouvements. Or, la compétence motrice appelle une « éducation » (Ausbildung) de l’imagination motrice7, qui doit devenir plus vive, plus concentrée. Mais cette éducation même peut à son tour être perfectionnée par l’exécution de mouvements tactiles. Palágyi suggère de serrer la main libre d’abord sur une petite tige, puis d’établir un contact semblable avec la surface de divers objets. Les contacts répétés avec la matière entraînent un raffinement de l’imagination motrice. Les sentiments et l’imagination à rebours

Mais comment parvenons-nous à accomplir des mouvements inédits, inattendus, si la sensation et le mouvement 7.

Ibid., p. 160-163.

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Le corps intelligent semblent se déterminer réciproquement ? Normalement, la sensation anticipée de la surface glissante de la rampe ou du plancher carrelé suscite un genre défini de réponse motrice. S’il se produit un écart par rapport au mouvement attendu et effectif, dit Palágyi, la source de la nouveauté tient à notre sentiment. C’est que les sensations éveillent en nous des sentiments qui à leur tour entraînent de nouvelles configurations de mouvements8. En somme, si nos sentiments subissent quelque modification, ce changement favorise des variations des mouvements. Le mouvement imaginé est alors « détourné », comme dit Palágyi. Le processus de « détournement » (Ablenkung) joue un rôle important dans notre vie, notamment dans nos activités créatrices. Puisque les sentiments ont un tel pouvoir de détournement, notre corps produit non seulement des « images directes », mais aussi des « images indirectes ». Les images directes correspondent à la situation telle que nous la vivons. Les images indirectes comprennent les mouvements dont nous nous rappelons ou que nous inventons, sous l’influence des sentiments. Puisque nous nous trouvons dominés par les sentiments, nous ne sommes capables d’exercer qu’une influence partielle sur le passage des images directes aux images indirectes. Le contact physique avec un objet peut susciter sans raison apparente des sentiments inattendus qui déclenchent des images de mouvements étonnantes. Nous sommes portés à déduire l’existence de ces images indirectes lorsque nous constatons que notre corps a accompli un mouvement inédit. Une circularité se dessine à ce niveau-là également : les sentiments produisent des images de mouvements inattendues et celles-ci éveillent en nous de nouveaux sentiments. Nous pouvons mieux comprendre maintenant ce qui incite certains 8.

Ibid., p. 169-170.

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7. Imagination musiciens à introduire dans leur jeu des variations étonnantes. Les mouvements de leurs doigts déclenchent des sentiments momentanés et les réponses émotives à ces mouvements modifient leur touche. Les sentiments affectent notre relation avec le passé. Ils réaniment des expériences passées en déclenchant des images indirectes et, partant, en modifiant tant la sensation que le mouvement. C’est pourquoi les images tactiles nous mènent non seulement à la perception des caractéristiques de l’objet, mais aussi à la réappropriation des rencontres passées avec le même objet ou un objet différent. Notre toucher suscite des sentiments qui nous portent à penser au passé, plutôt qu’au présent9. Ainsi, le contact tactile d’un morceau de pierre ou de bois peut susciter le rappel de textures diverses, ou même déclencher la mémoire visuelle de la forme de l’objet. Lorsque nous produisons la représentation visuelle d’un arbre ou d’une balle que nous avons déjà vus, nous faisons appel, la plupart du temps inconsciemment, à des mouvements imaginés de la main, de la jambe ou de l’œil. Jean Cocteau, dans son Journal d’un inconnu, décrit la façon dont ses mouvements tactiles suscitent la représentation de quelques objets familiers. Il retourne dans la rue de Paris où s’est déroulée une bonne partie de son enfance. En laissant traîner ses doigts le long des maisons, des clôtures et des murs, il espère se rappeler certains souvenirs heureux. Mais ses mains ne perçoivent que des surfaces inégales. Il comprend soudain qu’il doit se pencher, pour passer sa main plus bas sur les différentes surfaces rencontrées, c’est-à-dire à hauteur d’enfance. Et bientôt s’ouvrent toutes grandes les écluses du passé : « Grâce à une simple différence de niveau et, par un phénomène analogue à celui du frottement de l’aiguille sur les aspérités d’un disque de gramophone, j’obtins la musique du 9.

Ibid., p. 226.

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Le corps intelligent souvenir. Je retrouvai tout : ma pèlerine, le cuir de mon cartable, le nom du camarade qui m’accompagnait, ceux de nos maîtres, certaines phrases que j’avais dites, le timbre de voix de mon grand-père, l’odeur de sa barbe, des étoffes de ma sœur et de maman10. » Le frottement de la main sur les murs ne produit pas que des souvenirs visuels : il déclenche également des résonances auditives et olfactives. J’ai déjà mentionné le lien direct entre le son et le mouvement : la succession rythmique des sons nous incite à bouger. La perception des sons produit en nous des mouvements virtuels qui nous portent à danser, à marcher ou simplement à fredonner. Par contre, nous pouvons entendre des sons liés à un passé lointain si, en activant virtuellement nos organes producteurs de sons, nous parvenons à les reproduire. Le contact imaginatif entre notre langue et le liquide éveille le souvenir du goût d’un vin particulier. Nous sommes dotés d’un nez extrêmement sensible, qui semble livré passivement à l’influence de myriades d’impressions olfactives. Pourtant, la détection d’une odeur est affectée par divers facteurs ; là aussi, le mouvement peut faciliter ou entraver le processus olfactif. La finesse de l’odorat se développe avec le temps, essentiellement sous l’influence d’une rencontre active avec une grande variété d’objets – notamment des fleurs et des vins. Les mouvements d’inhalation et de reniflement que nous exécutons en imagination peuvent donc éveiller le souvenir de l’odeur de feuilles qui brûlent. Nous sommes capables de nous rappeler l’odeur d’un vieux livre si notre nez s’approche virtuellement de ses pages ouvertes.

10. Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, Paris, Bernard Grasset, 1953, p. 165. Ce passage a été analysé en profondeur par Jan Hendrik van den Berg, Metabletica ou la psychologie historique, trad. N. Van Scherpenzeel, Paris, Buchet/Chastel, 1962, p. 313-324.

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7. Imagination Tous ces mouvements imaginés, que nous venons de décrire, ne sauraient être séparés de la renaissance de nos sentiments. Les lecteurs passionnés de Marcel Proust considéreront à coup sûr l’odorat et le goût comme les voies d’accès suprêmes au passé, comme notre lien le plus durable avec notre vie antérieure. Or, les motifs musicaux et les contacts tactiles peuvent éveiller aussi efficacement les résonances de quelque expérience lointaine. Par leur étroite association avec les sentiments, ils offrent des indices puissants au travail de mémoire. Si vous marchez pieds nus sur le sable ou des cailloux, vous pouvez immédiatement entrer en contact avec quelques souvenirs heureux de votre enfance. De fait, comme je l’ai déjà fait remarquer, le toucher crée un contact plus intime avec les objets ou les personnes que la vision. Les qualités décelées par nos mains résonnent en nous et éveillent des échos vifs et profonds. Le toucher délicat d’un ami sur votre visage ou votre coude avive vos émotions. Buytendijk souligne avec perspicacité que nous aimons décrire des dispositions durables en faisant appel aux qualités du toucher « ce n’est pas par accident que les qualités telles que le chaud, le frais, le glacial et le froid, l’aigu et l’obtus, le fort et le faible, le rude, le doux, le glissant, le collant, peuvent s’appliquer au comportement humain et à ce qu’on appelle les caractères personnels11 ». Quand les sentiments sont éveillés, les contacts tactiles nous rendent peut-être plus attentifs aux valeurs que nous décelons en certains objets. D’où notre attirance vers les vieux livres ou les meubles antiques. D’où également l’adaptation facile du corps du musicien à un nouvel instrument. Les mains et les jambes de l’organiste touchent les pédales et le clavier, tout en reconnaissant certaines valeurs émotives et musicales « produites » par les tuyaux de l’orgue. Son jeu est donc consi11. F. J. J. Buytendijk, « Some Aspects of Touch », Journal of Phenomenological Psychology, 1 (1970), p. 114.

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Le corps intelligent dérablement façonné par l’expérience émotive que suscitent les contacts tactiles, et par la musique12. Les mains créatrices

Notre imagination corporelle nous permet de nous mettre dans une situation nouvelle. Nous pouvons transcender les conditions présentes et régir notre comportement en conséquence. « La vie, sans abandonner la place qu’elle occupe, peut se comporter de sorte à s’évader vers un ailleurs spatial et temporel : il y a là un phénomène absolument étonnant13. » Le corps vivant se caractérise par sa tendance continue à transcender ses limites physiques : cette ouverture est rendue possible notamment par « l’envolée imaginaire » qui le dérobe à tout lieu de séjour du moment. Arnold Gehlen considère cette relation extatique comme une des grandes exigences de la survie humaine : nous devons continuellement nous libérer des limites imposées par une situation donnée afin de satisfaire nos besoins14. Il fait aussi remarquer que notre imagination confère aux choses des « valeurs tactiles » – des symboles de sensation tactile tels que le poids, la consistance, la température. Nous devons percevoir et attendre des sensations tactiles pour pouvoir mettre en œuvre et raffiner une vaste gamme d’habiletés motrices. Ce n’est pas seulement ce que nous touchons avec nos mains et nos jambes que nous investissons de quelque valeur, mais aussi 12. Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 145-146. Les aspects tactile et vibratoire de l’exécution musicale occupent une place essentielle dans la conscience artistique africaine. Voir Robert Kauffman, « Tactility as an Aesthetic Consideration in African Music », dans The Performing Arts. Music and Dance, dir. John Blacking et Joann W. Kealünohomoku, La Haye, Mouton, 1979, p. 251-253. 13. Palágyi, Wahrnehmungslehre, p. 94. 14. Arnold Gehlen, Der Mensch. Seine Natur und seine Stellung in der Welt, 12e édition, Wiesbaden, Akademische Verlagsgesellschaft Athenaion, 1978, p. 185186.

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7. Imagination ce que nous sommes en mesure d’atteindre avec l’aide de quelque objet ou instrument intermédiaire. Le joueur de billard imprime à la boule blanche un mouvement qui non seulement oriente la trajectoire de cette boule, mais anticipe également un contact tactile particulier qui engendre le mouvement de la boule visée. La main perçoit l’impact à l’avance et déplace la queue de billard en conséquence. Henri Focillon, pour sa part, affirme qu’il ne saurait y avoir aucune connaissance réelle du monde sans le « flair tactile » de la main : La main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rougueux, qu’il n’est pas soudé au fond de ciel ou de terre avec lequel il semble faire corps. L’action de la main définit le creux de l’espace et le plein des choses qui l’occupent. Surface, volume, densité, pesanteur ne sont pas des phénomènes optiques. C’est entre les doigts, c’est au creux des paumes que l’homme les connut d’abord. L’espace, il le mesure, non du regard, mais de sa main et de son pas. Le toucher emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui elle restait pareille aux délicieux paysages de la chambre noire, légers, plats et chimériques15.

Mais nous pouvons également attribuer à notre imagination tactile une fonction inventive. Cette fonction réside essentiellement dans la capacité humaine de faire appel à des rencontres passées avec des objets, de les expérimenter et de vérifier les hypothèses formulées. La musique découle d’un contact tactile avec un instrument. Elle appelle ce contact. L’anticipation tactile de l’enfoncement d’une touche du piano est étroitement liée à l’audition et à l’anticipation des sons. La main anticipe et imagine les sensations et les mouvements à la fois, à l’instar de l’oreille qui entend à l’avance les diverses caractéristiques de la musique, 15. Henri Focillon, « L’éloge de la main », dans Vie des formes, Paris, PUF, 1947, p. 103.

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Le corps intelligent même si les projections de la main passent inaperçues. Je crois que les musiciens introduisent certains éléments d’improvisation dans leur jeu – modifiant légèrement le rythme, l’intensité ou la couleur – en laissant leurs mains s’en remettre à leur propre pouvoir de formation. Or certains musiciens, craignant, à l’instar d’un certain nombre de peintres, que leur art soit considéré comme une simple occupation manuelle, soulignent volontiers le « rôle vital de l’esprit ». Pourtant, la musique ne saurait être le simple produit d’une série d’ordres prémédités. L’anticipation inconsciente des mains est tout aussi indispensable à la prestation musicale que l’aptitude à phraser une mélodie ou à entendre un accord. Au cours du processus d’apprentissage d’une pièce musicale, cette aptitude ne peut être négligée. Si un jeune violoncelliste ne sait ni quand ni comment se servir du vibrato, ce moyen lui sera utile pour permettre aux doigts de choisir le mouvement de balancement approprié. « Laissez votre corps prendre le contrôle », suggère Barry Green, dans son livre fort utile16. La coloration d’une note deviendrait plus naturelle et distinctive si cette note était produite par la puissance d’invention de l’avant-bras et des doigts17. Palágyi saisissait bien l’importance de l’imagination du mouvement dans la création artistique18. Il a observé soigneusement certains peintres hongrois dans leur atelier. Il a constaté qu’aucun artiste ne pouvait ignorer les images « découlant » de la main. Certains étaient capables d’évoquer, sur une surface plate, l’illusion de la plasticité et de la profondeur. Ils créaient l’impression du mouvement, du volume, du poids, de la sensualité, de la force, de l’énergie et, surtout, de la vie. 16. Barry Green, en collaboration avec W. Timothy Gallwey, The Inner Game of Music, New York, Doubleday, 1986, p. 99-100. 17. Anton Ehrenzweig, The Hidden Order of Art. A Study in the Psychology of Artistic Imagination, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 43-44. 18. Palágyi, Naturphilosophiscbe Vorlesungen, p. 130.

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7. Imagination Ceux dont l’imagination tactile demeurait inerte produisaient toutefois des œuvres « chancelantes, immatérielles, fausses, baignant dans une sorte d’inspiration éthérée19 ». L’imagination tactile du sculpteur investit le matériau des caractéristiques de volume, de densité, de palpabilité, de poids et de vitalité interne. La pierre ou le fer, imprégné de désir et d’intention, agit alors de son propre gré, et déploie un mouvement qui contredit son immobilité matérielle. Certaines sculptures sont étrangement animées de vie, d’énergie, et traduisent une réciprocité originale : la virtuosité tactile du sculpteur taille des figures qui semblent elles aussi dotées d’un sens du toucher. Voyez l’art avec lequel, dans une église romane, les sculpteurs ont représenté des animaux de pierre qui se mordent l’un l’autre ; ils ont réussi à conférer à la pierre l’un des aspects fondamentaux de la vie tant humaine qu’animale : le toucher. Voyez ces œuvres qui mettent en relief la sollicitude aimante des mains, la douceur du visage : quelle vivacité mystérieuse ! Certains personnages semblent s’adresser au spectateur, voire exprimer un souhait, une préoccupation. Nous retournons volontiers voir ces sculptures, mus par une admiration qui tient à la présence d’un souffle de vie dans une matière inerte sous la main habile de l’artiste20. La sculpture dans la pierre est l’aboutissement de la création d’une forme à l’aide de divers outils, notamment des ciseaux et des marteaux. Le sculpteur cisèle la matière, coupe des pièces, creuse des cavités. Il enlève du bloc de pierre des parcelles de diverses dimensions et crée progressivement une forme, en pénétrant vers l’intérieur. Là encore, l’anticipation des sensations tactiles et les mouvements imaginés 19. Menyhért Palágyi, Székely Bertalan és a festészet aesthetikája, (Bertalan Székely et l’esthétique de la peinture), Budapest, Hoffmann & Vastagh, 1910, p. 28. 20. J’ai pu ressentir récemment, avec grand plaisir, la spontanéité tactile et l’expression des sculpteurs kmers qui ont façonné les bas-reliefs étonnants des temples d’Angkor.

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Le corps intelligent c­ orrespondants de la main sont les éléments constitutifs utilisés pendant les contacts répétés avec la pierre. « La main », affirme Focillon, « n’est pas la serve docile de l’esprit21. » Pour mieux comprendre l’apport de la main, il faut fermer les yeux et caresser une surface ciselée. Nous pouvons sentir ainsi les aspects arrondis et angulaires de la matière, les variations de niveaux, de formes et de textures. Rudolf Arnheim décrit le parcours de sa main sur une tête sculptée. « Mes mains se déplacent le long des courbes des mâchoires convergeant vers l’arête du menton, qui s’avance vers moi. La rondeur du menton épouse celle des lèvres. Le nez, parfaitement affiné, se déplace vers moi, et les joues convergent vers les dépressions peu profondes qui marquent certes les cavités des yeux, même si ces dépressions indiquent à peine la présence des yeux22. » Une telle exploration révèle ces tensions dynamiques et l’accentuation particulière que l’imagination tactile transmet à la pierre pendant le processus de création. La main est capable de simplifier ou d’amplifier certains motifs ou, en reproduisant certains détails, de mettre en relief la physionomie et l’expression individuelles d’une forme personnelle. Dans son livre consacré à l’enseignement des arts, Gert Selle raconte une expérience un peu similaire23. Il recommande aux étudiants de se fermer les yeux puis de saisir et d’émietter un morceau de tourbe humide. En pressant ou en tapotant la matière, la main reçoit une grande variété de sensations tactiles et de suggestions de mouvements. Sans ouvrir les yeux, les étudiants doivent représenter sur une toile toutes les sensations conservées en mémoire – la résistance, la rugosité ou 21. Focillon, « L’éloge de la main », p. 117. 22. Rudolf Arnheim, « Art for the Blind », dans To the Rescue of Art. TwentySix Essays, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 139-140. 23. Gert Selle, Gebrauch der Sinne. Eine kunstpädagogische Praxis, Reinbek, Rowohlt Verlag, 1988, p. 225-234.

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7. Imagination la douceur de la matière. Un tel exercice aide leurs doigts sensibles à anticiper les qualités tactiles et à se les rappeler par la pratique du dessin des formes. L’imagination tactile exerce une double fonction : elle aide à préserver des expériences et à protéger des mouvements et des sensations. « Les mains ne sont pas seulement malhabiles. Elles doivent être considérées comme avisées lorsqu’elles commettent un acte de sabotage contre les diktats du regard désincarné. Elles résistent souvent, dans la mesure où elles arrivent à peine à tenir le crayon correctement, sans mentionner les gestes non inhibés et le regard qui se laisse convaincre par les lignes. Elles font tout mal, donc, comme si elles en savaient beaucoup plus que la tête stupide et emplie de préjugés24. » Dessiner, ce n’est pas simplement copier. C’est réaliser une « activité mimétique créative » dans laquelle l’« imagination tactile incarnée » joue un rôle central. Les dessins aveugles ont pour but d’habituer les étudiants à s’en remettre à leur sens du toucher et à produire des formes grâce à la collaboration fructueuse de leurs « mains dotées de la vue » et de leurs « yeux dotés du toucher25 ». De grands théoriciens de l’art expriment depuis longtemps des points de vue semblables. Focillon faisait remarquer que la main de l’artiste fait plus que traduire une représentation intérieure détaillée. Elle déploie en fait un sens singulier de l’audace, de l’exploration. Dotée d’un « pouvoir magique », d’une « sécurité inouïe », elle « semble bondir en liberté » et produit les formes les plus diversifiées et les plus étonnantes. « Elle cherche, elle s’ingénie [...], elle chemine à travers toute sorte d’aventures, elle tente sa chance26. » À certains moments, fait remarquer Géza Révész, il vaut mieux nous en remettre aux initiatives et aux habiletés de nos 24. Ibid., p. 230. 25. Ibid., p. 234. 26. Focillon, « L’éloge de la main », p. 117.

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Le corps intelligent mains plutôt qu’aux diktats de notre intellect. Nous avons l’impression que « la main est plus intelligente que la tête et douée d’une puissance créatrice supérieure27 ». Que vous jouiez du piano ou sculptiez un personnage dans un bloc de bois, votre main suggère des corrections et des innovations. Quel que soit le résultat que vous puissiez obtenir, conclut Révész, il sera le produit d’une interaction, d’une fertilisation réciproque de votre main et de votre esprit28. L’importance d’une telle relation a été reconnue même hors du domaine artistique. Alfred North Whitehead expliquait l’affaiblissement de la capacité d’innover par l’absence de l’influence réciproque de la main et du cerveau29. La « désuétude de l’artisanat » découle directement de la tendance innée à opposer le corps et l’esprit. Elle est renforcée par la perspective dominante qui privilégie la vue par rapport au toucher. Pourquoi une activité manuelle favorise-t-elle des idées originales ? À moins que nous ne soyons appelés à accomplir une tâche répétitive, l’activité manuelle met en jeu une présence et exige une attention. Nous sommes rarement nousmêmes autant que lorsque nous sommes absorbés dans une tâche captivante, en train de bricoler sur un moteur, de planter des fleurs, ou de jouer d’un instrument de musique. De par ses liens étroits avec les sentiments, notre sens tactile est non seulement réceptif, mais aussi inventif. La curiosité des enfants trouve sa première et peut-être sa plus forte expression dans les mouvements incessants de leurs mains. Le désir de 27. Géza Révész, « La fonction sociologique de la main humaine et de la main animale », Journal de psychologie normale et pathologique, 35 (1938), p. 45-46. 28. Voir également Alexander Gosztonyi, Der Mensch in der modernen Malerei. Versucbe zur Philosophie des Schöpferischen, Munich, Verlag C. H. Beck, 1970, p. 169175 ; Hermann Schmitz, Der Leib im Spiegel der Kunst, tome 11, 2 du System der Philosophie, Bonn, Bouvier Verlag, 1966, p. 69-81. 29. Alfred North Whitehead, The Aims of Education and Other Essays, New York, Free Press, 1968, p. 50-51.

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7. Imagination palper, de soulever, de serrer des objets nourrit une attitude d’exploration, d’expérimentation, essentielle à toute entreprise artistique et scientifique future. À tous ceux qui cherchent à stimuler l’esprit d’innovation des enfants et des jeunes par le développement de leurs connaissances en informatique, je recommande la lecture des écrits des peintres et des sculpteurs. Ces ouvrages offrent des points de vue convaincants à propos de la dynamique de la créativité et nous font découvrir que pour empêcher ou enrayer « le déclin de l’innovation » il faut cultiver ce qui est tout à fait à notre portée : notre main.

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Conclusion Dans un passage magnifique, Merleau-Ponty compare le corps au langage. À l’instar de la parole, le corps n’est ni un pur instrument, malléable à volonté, ni une fin en soi, cherchant uniquement à dominer. Pourtant, à certains moments, notre corps, sans but précis, savoure son autonomie et son pouvoir. « Quelquefois, et c’est alors que nous avons le sentiment d’être nous-mêmes, il se laisse animer, il prend à son compte une vie qui n’est pas absolument la sienne. Il est alors heureux et spontané, et nous avec lui1. » La source de cette jouissance réside avant tout dans un sentiment d’harmonie et d’unité qui tient à la disparition de la tension habituelle entre le Je et le corps. Trop souvent, notamment pendant une maladie, le corps est perçu comme un instrument à manipuler ou un obstacle à surmonter. Nous apprenons tôt dans la vie à refréner ses impulsions, ses besoins et ses désirs et, comme nous attachons tant d’importance à la maîtrise de soi, nous tendons à ignorer ses messages et ses résonances subtils. Si toutefois nous valorisons et recherchons la sensibilité, nous percevrons notre corps comme une source de pouvoir et de possibilités, un déploiement dynamique de performances originales, une force créatrice qui répond judicieusement à 1. Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 104.

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Conclusion toute perturbation et explore de nouvelles combinaisons de mouvements. Des recherches approfondies ont montré récemment qu’à différents moments de notre vie nous expérimentons une telle perception agréable de notre activité. Cet état de plaisir profond, nous l’appelons « expérience paroxystique », « flow » ou « méditation en mouvement2 ». Les joueurs de billard appellent un tel moment un « coup en plein dans le mille ». Nous connaissons de tels moments lorsque nous sommes absorbés dans une activité et que l’accomplissement du mouvement lui-même devient une expérience intrinsèquement heureuse. Dans de tels moments particuliers, lorsque disparaît la volonté de contrôler le corps et que le mouvement s’exécute sans effort et sans faute, nous éprouvons une merveilleuse sensation d’engagement total et un sentiment d’harmonie et d’unité avec les différents aspects de la situation motrice. Ces expériences comportent un élément important, que nous appelons « dépassement du moi » ou « perte de l’ego ». Ces expressions ne dénotent pas un état de rêverie ou d’inconscience, mais plutôt une attitude non critique, confiante, détendue, une absorption totale dans la tâche en cours de réalisation. Sans calculer les résultats potentiels, nous exécutons les mouvements appropriés. Nous avons l’impression d’être portés par nos énergies vitales et de nous en remettre à un pilote automatique, pour ainsi dire. La qualité de l’expérience, en ce sens, s’apparente moins à la santé ou à la forme physique qu’à une activité motrice suscitant une sensibilité accrue de notre corps autonome. Ce dépassement du moi, vous pouvez le ressentir en chantant, en jouant un match de tennis passionnant ou en marchant sur une plage. Nous éprouvons de fait des sensations agréables en nous adonnant aux activités les plus diverses. En faisant l’amour, 2. Voir, par exemple, Mihaly Csikszentmihalyi, Beyond Boredom and Anxiety. The Experience of Play in Work and Games, 2e éd., San Francisco, Josey Bass, 2000.

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Le corps intelligent notamment. Dans la relation sexuelle, certains processus physiologiques engendrent certes du plaisir, mais l’état de bien-être dans lequel se trouve chacun des deux partenaires tient plutôt à la perception de son propre corps et au rapport établi avec le corps de l’autre. Comme le fait remarquer Gernot Böhme, les relations sexuelles produisent une expérience inédite : le corps atteint un « état autre » (andere Zustand), tout à fait3. Dans notre vie quotidienne, lorsque nous éprouvons un état de bien-être, nous nous identifions avec tout ce qui se trouve devant nous, au-delà de nous. Que nous soyons préoccupés par nos projets, nos tâches ou nos buts, nous pouvons reconnaître que notre corps appuie nos intentions, et pourtant nous nous percevons nous-mêmes comme si nous étions « audelà » de notre corps. Nous le considérons comme un moyen silencieux qui nous permet d’atteindre nos objectifs et de satisfaire aux exigences de l’existence courante. Si, par contre, nous connaissons la fatigue, l’épuisement, la maladie, ou sommes incapables d’accomplir une tâche correctement, nous prenons conscience de notre corps. Notre corps, dans sa matérialité, nous apparaît comme un obstacle à la réalisation de nos plans. Quand nous ne sommes pas bien, notre corps manifeste sa non-disponibilité. Il n’est plus le soutien imperceptible vaguement perçu, mais un objet qui affirme sa quasiindépendance. Il résiste à nos efforts et à nos désirs. Il appartient moins à notre être qu’à notre avoir4. Dans l’« état autre », nous percevons notre corps, mais sans l’expérimenter à travers une conscience objectivante. Notre conscience étant immergée dans notre corps, nous vivons et ressentons les choses comme de l’intérieur. Cette perception de l’intérieur se 3. Gernot Böhme, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht. Darmstädter Vorlesungen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1985, p. 131-137. 4. Jan Hendrik van den Berg, Der Kranke. Ein Kapitel medizinischer Psychologie für jedermann, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1961, p. 30-34.

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Conclusion déploie dans les relations sexuelles, la danse, le sport, la méditation, voire la simple respiration. En respirant, nous pouvons percevoir des forces internes à l’œuvre en nous et développer une « conscience intérieure » de notre corps5. Eugen Herrigel, dans son ouvrage célèbre, décrit la façon dont l’art du tir à l’arc cultive un « heureux état d’impassible concentration6 ». Là aussi, grâce à la concentration sur les mouvements de la respiration, nous parvenons à un « état primitif ». Nous ressentons toutes nos énergies de l’intérieur et sommes en mesure de les mobiliser avec une « bienheureuse certitude7 ». Gernot Böhme traite de la « signification extraordinaire » de l’amour corporel8, qui nous permet d’atteindre à ce qui nous échappe habituellement dans le contexte contemporain de l’existence, c’est-à-dire à l’expérience d’une détente du corps éveillé, d’une union plaisante avec le corps. Quand nous marchons, quand nous buvons, nous pouvons toujours considérer ces actes comme si quelqu’un d’autre les accomplissait. Ce détachement n’est pas possible dans la relation sexuelle. L’aliénation du corps n’est plus possible dans l’amour corporel, comme le fait remarquer Jan Kott. « Dans les rapports sexuels, la soma et l’anima ne font qu’un. Lorsque vous ne

5. Karlfried Graf Dürckheim, Hara. Centre vital de l’homme, trad. Claude Vic, Paris, Le Courrier de Livre, 1974, p.154-178. 6. Eugen Herrigel, Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, DervyLivres, 1984, p. 52-54. 7. Nous avons beaucoup à apprendre des perspectives orientales sur le corps et les pratiques corporelles. Voir Ichiro Yamaguchi, Ki als leibbaftige Vernunft. Beitrag zur interkulturellen Phänomenologie der Leiblichkeit, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 1997. 8. Böhme, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht, p. 137. Voir également l’essai de Jan Linschoten, « Aspects of the Sexual Incarnation. An Inquiry Concerning the Meaning of the Body in Sexual Encounter », dans Phenomenological Psychology. The Dutch School, dir. Joseph J. Kockelmans, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1987, p. 149-194.

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Le corps intelligent pouvez vous dégager de vous-même, l’expérience que vous vivez n’appartient plus à quelqu’un d’autre9. » Il arrive à d’autres occasions que nous soyons vraiment forcés de nous en remettre aux aptitudes du corps pour adopter le comportement approprié. C’est ce qui arrive quand nous fondons en larmes10. Quand nous pleurons, nous n’affrontons pas notre corps, nous ne l’utilisons pas comme un instrument, et nous n’exprimons pas clairement notre état intérieur. La maîtrise de soi, la transparence personnelle, ne sont plus des moyens à notre disposition pour affronter la situation. Nous nous trouvons dans un « état autre » puisque, mis en présence d’une « force contraignante », notre corps déploie « une réaction autonome11 ». L’élément capital de cette expérience est l’abandon : nous laissons libre cours à nos larmes, nous nous en remettons à notre corps et à ses ressources pour réagir à notre état intérieur. Dans la danse ou dans le jeu, nos mouvements font partie intégrante d’une expérience plus englobante de l’espace et du temps. Les caractéristiques de l’espace vécu dans la danse, définies par l’absence de but, d’orientation particulière, d’axes déterminés, favorisent l’expérience de l’unité avec le corps et d’abandon à ses capacités12. La disparition de l’attitude calculée modifie la structure spatiale dans la mesure même où la dissolution de toute opposition rehausse l’état de réceptivité alerte mais détendue. Sans nous préoccuper de buts spécifi  9. Jan Kott, « The Memory of the Body », dans The Memory of the Body. Essays on Theater and Death, Evanston, Northwestern University Press, 1992, p. 115. Horkheimer et Adorno parlent également d’une « unité originale » et soutiennent que la sexualité « représente le corps dans la plénitude ». La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, trad. Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, p. 254. 10. Helmuth Plessner, Le rire et le pleurer. Une étude des limites du comportement humain, trad. Olivier Manoni, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995. 11. Ibid., p. 191. 12. Erwin W. Straus, « The Forms of Spatiality », dans Phenomenological Psychology (1966), trad. Erling Eng, New York, Garland, 1980, p. 30-37.

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Conclusion ques, nous nous retrouvons en synchronie avec les environs, une synchronie consistant avant tout en l’expérience d’une équivalence et d’une réciprocité. En établissant un contact plus intime avec l’espace, nous arrivons à nous libérer de notre manière habituelle d’expérimenter le temps. Notre présent n’est plus une séquence incomplète dont le sens tient à des événements passés et futurs. Notre présent est riche et complet en soi, comme s’il présentait, ou presque, une étendue, une densité. Nous sortons de l’ordre objectif et général du temps pour expérimenter le présent comme un moment pleinement gratifiant de notre devenir personnel. Ni le passé ni l’avenir ne perd son importance, cependant. Le passé traduit sa présence éminente par la conservation de nos habiletés acquises et de nos valeurs intégrées. Cette mémoire est prospective du coup, puisqu’elle nous permet d’improviser et d’inventer des solutions nouvelles. L’avenir nous offre non seulement des tâches et des limites fixes, mais, surtout, des possibilités de création et de progression. La valeur de cet état exquis a déjà été reconnue, il y a deux siècles, par Heinrich von Kleist. Dans un court essai remarquable, il met en garde ses lecteurs contre les conséquences indésirables des excès de raisonnement et de calcul, les invitant à réfléchir après une action, et non avant. La réflexion entrave le déploiement harmonieux des mouvements et gêne la manifestation bénéfique des énergies corporelles. À l’instar du lutteur qui, pour gagner, doit agir en fonction de l’inspiration du moment, nous devrions réagir aux défis inattendus en renonçant à un travail ardu et prolongé de la pensée pour nous en remettre avec confiance à un pouvoir que dégagent nos sentiments corporels. « La vie est un combat avec le destin, et il en va de l’action comme de la lutte. [...] Celui qui ne prend pas la vie à bras le corps comme ce lutteur et n’éprouve pas, ne ressent pas dans tous ses membres les 179

Le corps intelligent méandres du combat, les résistances, les pressions, les es­quives et les réactions : celui-ci n’imposera jamais ce qu’il veut, dans aucune discussion ; encore moins dans une bataille13. » Kleist présente de manière succincte un paradoxe qui, s’il est appliqué adéquatement, assure la réussite d’un grand nombre d’entreprises. Plus nos actes sont guidés par notre volonté consciente, moins nous réussissons. Lorsque nous tentons désespérément de bien skier ou danser, nous accumulons les erreurs. Il vaut mieux aborder les choses autrement. Au moment d’agir, nous devons abandonner toute tentative de contrôle conscient de nos mouvements et nous fier aux di­verses ressources de notre corps. En somme, nous devons nous débarrasser de tout effort laborieux et de toute planification calculée, et éviter d’interférer dans le fonctionnement infail­ lible de notre corps – le « sentiment merveilleux » (herrliche Gefühl) qui habite notre corps ingénieux. Les analyses minutieuses des solutions mises en œuvre doivent être réalisées une fois l’acte accompli. Elles serviront à améliorer le fonctionnement spontané de notre corps et à nous préparer à affronter de nouveaux défis. Dans une très belle nouvelle concernant le jeu, Walter Benjamin présente un point de vue différent à propos de notre connaissance inconsciente, convertie en mouvements. Le jeu, dans un casino, s’apparente à l’affrontement d’un danger : le corps s’occupe de la situation et ignore les diktats de l’esprit. (Ce genre de défis exige une présence du corps plutôt que de l’esprit.) En déposant une mise, la main parvient à deviner le numéro gagnant, si la conscience n’intervient pas. Dès que le joueur commence à « penser correctement », la main commet des erreurs à coup sûr. « Et si le jeu est décrié, c’est qu’il incite

13. Heinrich von Kleist, « De la réflexion. Un paradoxe », dans Petits écrits, Œuvres complètes, tome 1, trad. P. Deshusses, Paris, Gallimard, 1999, p. 210.

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Conclusion notre organisme à ses performances les plus subtiles et les plus précises sans que la conscience intervienne14. » Dans un autre contexte, cependant, la valeur de la pensée attentive est appréciée différemment. William James estimait que le problème capital, dans l’enseignement comme dans de nombreuses autres activités sociales, tenait à un souci excessif des résultats. Une crainte déraisonnable de commettre des erreurs nous incite à mesurer nos paroles et nos actes. Il importe donc de faire fi de nos préoccupations, de « cesser de refréner les élans du cœur », et de faire confiance à notre spontanéité. Le remède à la tension et à une conscience de soi excessive exige la redécouverte d’un style de vie qui tient l’aisance et la détente pour des valeurs capitales15. Comment pouvons-nous promouvoir un tel style de vie ? Comment pouvons-nous établir un contact plus intime, plus confiant, avec le monde qui nous entoure, et favoriser cer­taines de nos aptitudes corporelles ? Nous pouvons difficilement parvenir à vivre à volonté selon l’Évangile de l’abandon. Les adultes comme les jeunes ont besoin d’occasions appropriées d’expérimenter des mouvements et de prendre des initiatives en toute liberté, sans peur ni contrainte. Un système d’éducation doit promouvoir la création d’un espace libre – un espace d’innovation tranquille. Dans un tel cadre, les enfants pourraient apprendre assez tôt dans leur vie à combiner la concentration et la détente, un art paradoxal qui est, selon Aldous Huxley, la clef pour la maîtrise de toute discipline16. C’est grâce à la concentration que nous nous immergeons dans une activité et faisons 14. Walter Benjamin, « La main heureuse. Une conversation sur le jeu », dans Rastelli raconte... et autres récits, trad. Philippe Jacottet, Paris, Seuil, 1987, p. 121122. 15. James, « The Gospel of Relaxation », p. 836-837. 16. Aldous Huxley, « Knowledge and Understanding », dans Adonis and the Alphabet and Other Essays, Londres, Chatto & Windus, 1956, p. 64-65.

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Le corps intelligent fi de toute distraction extérieure. Et c’est grâce à une « sage passivité » que nous pouvons écarter les obstacles de la conscience calculatrice et favoriser le fonctionnement sans contrainte de nos capacités corporelles. Des philosophes, des éducateurs, voire des scientifiques, plaident de façon répétée, vainement hélas, pour une éducation où diverses activités corporelles joueraient un rôle essentiel. Ils affirment avec raison qu’une pensée productive ne saurait se confiner à un ou deux sujets spécifiques dans un programme d’études. Le processus créatif se déploie à partir de tout l’organisme vivant. La pratique des arts pourrait rehausser la sensibilité des élèves à la nouveauté et à l’originalité, et favoriser l’épanouissement des capacités d’expressions de soi bien au-delà des frontières de l’école. Il ne suffit pas à cette fin d’introduire le chant et la danse dans les systèmes d’éducation. C’est une toute nouvelle compréhension du corps qui est requise. Nous devons cesser de considérer le corps comme un instrument, une machine, ou comme un objet de possession qui réagit ou résiste aux difficultés extérieures. Dans bien des cas, notre corps est un partenaire, nos potentialités créatives et nos connaissances techniques polyvalentes déjà acquises soutiennent nos entreprises17. Une liberté singulière du corps se manifeste dans l’indépendance étonnante des bras et des jambes, qui bougent non seulement avec une agilité remarquable, mais aussi avec une aisance surprenante. Hans-Eduard Hengstenberg voit dans l’aisance du corps une vertu authentique que nous avons tendance à perdre, dans nos sociétés abstraites et standardisées18. Cette vertu tient à l’aptitude remarquable du corps à façonner ses diverses parties pour leur donner différentes 17. Hans-Eduard Hengstenberg, Philosophische Anthropologie, 2e éd., Stuttgart, Verlag W. Kohlhammer, 1957, p. 263-266 ; « Phenomenology and Metaphysics of the Human Body », International Philosophical Quarterly, 3 (1963), p. 165-200. 18. Hengstenberg, Philosophische Anthropologie, p. 264.

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Conclusion formes, à bouger en fonction de divers rythmes, et à adopter de nouveaux types de comportement symbolique. Elle nous permet de sentir l’exigence dominante d’une situation et de donner à notre corps une forme conséquente. Nous adoptons alors une attitude particulière que nous pourrions caractériser en parlant de syntonie. La syntonie concerne la faculté fondamentale d’établissement d’un contact harmonieux et sympathique avec le monde quotidien. Nous parvenons à un accord entre nous-mêmes et tout ce qui nous occupe – l’arbre que nous émondons, la grue en origami que nous confectionnons ou la nourriture que nous disposons dans une assiette. La syntonie tient, au-delà de l’expérience de vibrer à l’unisson avec quelque chose, au caractère du contact que nous établissons avec notre propre corps. Nous ne l’affrontons plus, mais nous laissons ses impulsions, ses énergies et ses capacités ingénieuses guider nos actions. Certaines personnes sont vraiment accordées à leur environnement19. Elles vivent en ayant noué des liens sympathiques avec leur environnement parce qu’elles ont acquis, dès leur jeune âge, l’art de « laisser libre cours », de considérer comme un partenaire le corps qui les porte et de donner libre cours à son fonctionnement autonome et créatif. À mon sens, la transmission de cet art à nos enfants est l’une des tâches majeures de toute éducation.

19. Jürg Zutt, « Der Leib der Tiere », dans Auf dem Wege zu einer anthropologischen Psychiatrie. Gesammelte Aufsätze, Berlin, Springer-Verlag, 1963, p. 460461.

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202

Index Abercrombie, David, 90-91 Abraham, Nicolas, 112 actions automatiques, 152-154 actions idéo-motrices,105-108 Adorno, Theodor W., 2 affectivité, 34-35 amour corporel, 175-178 anthropologie médicale, 10, 13 anthropologie phénoménologique, 29 Arnheim, Rudolf et la danse, 128-129 et les qualités expressives des objets, 100 et la perception des sculptures, 89, 170 art, 10-11, 20, 168-169 artisanat, 126 ascension (escalade), 70 atmosphère autour des objets, 53-55 de l’environnement immédiat et lointain, 50 intime, 42-43 interpersonnelle, 52-53

nature et fonction, 50-52 réaction à l’atmosphère, 56-59 attitude (posture), 1, 45, 91, 104-105 authenticité, 83, 121 autonomie absence d’attention consciente, 15-16 absence de but spécifique, 72 dans les expériences créatrices, 20 et capacités endogènes, 24-29 et énergie vitale, 18-20, 22-23 et virtuosité, 66 B

Barba, Eugenio, 19 basketball, 39 Bateson, Gregory, 20 Benjamin, Walter, 87, 109, 180-181

203

Le corps intelligent C

Berg, Jan Hendrik van den, 8 Berger, Peter L., 106 besoin de se mouvoir, 16, 100 bicycle, 27 bien-être, état de, 23, 32, 176 billard, 167 Blacking, John, 28, 58 Bloomer, Kent C., 49 Böhme, Gernot, 50, 176-177 Boorstin, Daniel J., 4 Borgmann, Albert, 4, 6-7 Boss, Medard, 8 Brook, Peter, 107 Bruaire, Claude, 28 Bruner, Jerome S., 141-142 Butler, Samuel, 145 Buytendijk, Frederik J.J., 18, 34, 39, 54, 68, 86, 134, 137 acquisition des mouvements habituels, 142-143 connaissance intuitive des valeurs, 63 le corps comme intersubjectivité, 9-11 l’endogène, 25-27 perception sympathique, 108 qualité affective des formes, 54-55 qualités du toucher, 165166 spontanéité, 70-72

Campbell, Jeremy, 92 capacité de discernement, 57-58 caresse, 39 Cassirer, Ernst, 88, 104 cénesthésique (communication), 43-46 cérémonies rituelles, 108 Chekhov, Michael, 19-20 Christian, Paul, 62-63 Clarke, Erik F., 79-80 Cocteau, Jean, 163 communication immédiate, 17, 32 compréhension du mouvement, 27-28, 142 non conceptuelle, 31-32, 101 technique, 28 conduite d’une automobile, 28, 61, 70, 149-150 conscience, 1, 127, 175-176 de soi du corps, 11, 101-102 de la participation totale du corps, 120 des capacités du corps, 69-70 des possibilités, 142 d’un rôle, 104-105 conscience de soi, 35-36 connaissance tacite, 31, 143, 149 contact immédiat (absence de), 4-7

204

Index contrôle conscient, 11, 124125 absence de, 15-16, 25, 42, 77-78 de l’imitation, 98 du rythme, 122 et désincarnation, 7 imposition de, 17 instrumental, 20-21 visuel, 27-28 conversation et bruits, 38 et empathie, 95-96 et expressions du visage, 92-94 et mouvement des mains, 91 manque d’aisance dans la, 91 rythme de la, 113-114 variation des intonations de voix, 91 corps et esprit, dichotomie, 8, 10-11, 13 créativité, 8 dans le jeu des acteurs, 19 des mains, 166-173 spontanée, 68 culture mimétique, 86 Cunningham, Merce, 9, 103, 130-131

danse, 65, 87, 96, 108, 126132, 178 abandon du corps dans la, 127-128 et espace, 126-128 et temps, 134 découverte de soi, 1 désengagement, 3, 7 émotif, 6 désincarnation, 1-7 abstraction, 3-4 automatisation, 3 comportement artificiel, 7 informatisation, 3 rapports d’aliénation, 2 progrès technologique, 2 vide intérieur, 7 dessin, 171 détente, 43, 177, 181 Deutsch, Eliot, 83 Dewey, John, 152 dextérité, 121, 144, disponibilité du corps, 11, 20, 28, 66, 70, 140 dispositions autonomes et disponibles, 26-27 E

éducation but de l’éducation, 13 correctrice, 8 de l’imagination motrice, 161 des capacités, 26, 182

D

dactylographie, 79

205

Le corps intelligent caractéristiques fondamentales de l’, 10 normale, 154 expérience esthétique du mouvement, 117-121 dans le sport, 65-67 et perception de l’espace, 121 expérience pathique, 11, 30-33

des habitudes, 124 et créativité, 181-183 effort abandon de tout absence d’, 5, 15, 61, 77, 80, 106, 118, 126, 133, 154, 175-176, 180 comme riposte, 21 conscient, 67 économie d’, 24 et détente, 13 et rythme, 133 effort dynamique, 15-21 endogène capacités, 24-29 développement, 26 réalités, 24 énergie, 15-16, 18 environnement immédiat et concret, 23 naturel, 3-4 réactions à l’, 11 Erickson, Erik H., 151 espace habité atmosphère personnelle dans l’, 51-52 de la danse, 65 expérience de l’, 42-43 odeur et, 51 qualités symboliques de l’, 127 signification de l’, 32 existence humaine vitalité corporelle et, 21

F

faculté mimétique, 87, 109-110 Focillon, Henri, 167, 170-171 Fónagy, Iván, 94-95 Fritsch, Ursula, 130 G

Gebsattel, Viktor E.F. von, 64-65 Gehlen, Arnold Abstraction, 3 importance de l’imagination motrice mouvement intelligent, 52, 131-132, 166-167 phases du mouvement, 129 Gibson, James J., 100 Gilson, Étienne, 10-11 Goldstein, Kurt, 117 Green, Barry, 76, 168 Guillaume, Paul, 121-122 gymnastique, 135

206

Index H

éducation de l’, 161 et activités artistiques, 168172 et impressions olfactives, 164 et ouverture à des situations nouvelles, 166 et perception de l’espace, 157-158 et réaction à une sensation réelle, 159-160 et représentation visuelle, 158-159 et sentiment, 161-164 et toucher, 155-158 images directes et indirectes, 162-163 source de l’, 157-158 imitation besoin d’, 86 chez les chefs d’orchestre, 89 chez les enfants, 88-89 comme mode de connaissance, 109-110 contrôlée, 97-98 dans la conversation, 90-96 des sons, 94-96 échokinétique et synkinétique, 96-97 et danse, 87-88 et jeu des acteurs, 104-106 et rituels,108-109 expression faciale, 93-94 involontaire, 96-101 plaisir de l’, 85-86

Habermas, Jürgen, 109 habiletés, 141-147 acquisition de nouvelles, 146-147 habitude, 12, 141-147 Hall, Edward T., 112-113 Hanna, Judith Lynne, 128 Hartmann, Nicolaï, 51-52, Hawkins, Eric, 127-128 Heckhausen, Heinz, 75 Heidegger, Martin, 34 Hengstenberg, Hans-Eduard, 182 Henry, Michel, 34 Herrigel, Eugen, 177 Herzog, Werner, 23 Hiroshi, Ichikawa, 158 Hiss, Tony, 48-49 histoire personnelle, 23 Horkheimer, Max, 2, 86 humeurs, 7, 21, 34, 57, 121 Huxley, Aldous but de l’éducation, 13 le moi conscient, 12 maîtrise d’une discipline, 181-182 nature humaine, 112 I

imagination motrice à rebours, 161-163 conscience de l’, 158-159 d’un aveugle-né, 160

207

Le corps intelligent J

impression sensorielle auditive, 37-38 distrayante, 37-38 évaluation de l’, 31-32 pendant une conversation, 91-92 rareté des, 3 résonances affectives de l’, 40-41 visuelle, 40-41 improvisation apprentissage de l’, 77-78 aspect involontaire de l’, 76-77 créatrice, 80-81 dans la musique, 73-81 dans le jazz, 76-80 expérience de l’automatisme dans l’, 78 l’ouverture dans l’, 79-80 ordre et invention dans l’, 73 réceptivité détendue dans l’, 76-77 impulsions créatrices, 19, 75-76 incarner (un personnage), 19, 86 indolence physique, 5 innovation, 150, 172-173, 181 intelligence, 24 du corps, 10-11 inconsciente, 13

jambes inventivité des, 6 mouvement des, 64 rotation des, 61 sensations dans les, 118, 159 James, William, 108, 181 jeu (acting) attitude intérieure dans le, 105 pulsion intérieure du corps dans le jeu des acteurs, 18 rôle de l’imitation dans le jeu, 87-88 rôle d’une idée suggérée dans le jeu, 107 jeu (play) au casino, 181-181 avec les sons et les mouvements, 27 début du,17-18 développement des habiletés par le 145 et rituel, 147-152 rythme du, 115-116 K

Katz, David, 41-42 Kleeman, Janice E., 77 Kleist, Heinrich von, 179-180 Koestler, Arthur, 69 Kofka, Kurt, 97-98 Kott, Jan, 177-178

208

Index L

marche (walking), 16, 28, 59, 65, 87-88, 104, 113, 118, 130, 143, 153, 164-165 Mead, Margaret, 89 mécanisme effet du 2-3 et superintelligence, 3-4 Meltzoff, Andrew N., 88, 102 mémoire et anticipation, 155-156 des obligations et des règles, 149 des perceptions et des mouvements, 141-142 des significations, 149-150 des sons, des odeurs, des sensations tactiles, 155-156 des valeurs, 149, 155 schème spatio-temporel, 144 Merleau-Ponty, Maurice acquisition des mouvements habituels, 142 conscience du pouvoir du corps, 102-103 conscience tacite, 31 corps et langage, 174 exécution d’une œuvre musicale, 146-147 intentions corrélatives dans l’imitation, 102-103 perception du style, 47-48 schème spatio-temporel, 144-145 style, 148 Minkowski, Eugène

Ladrière, Jean, 34-36, 49 Lancer, 28, 39, 63, 70, 124 Laing, R. D., 7 Larmes, 58, 178 Lavelle, Louis, 35-36 Lecoq, Jacques, 99-100 Lewin, Kurt, 100 Lewis, C. S., 36 liberté, 114, 134, 171, 181, 182 Liszt, Franz, 52 M

main, caresse, 39-40 comportement mimétique, 89-92 créativité des, 166-173 du virtuose, 132 et improvisation, 78-79 jeu avec un ballon, 39 mobilité des, 90 mouvements du dentiste, 92, 156 mouvements du musicien, 92 sonneur de cloches, 63 penser avec les, 10-11 poussée créatrice, 22 schème spatio-temporel, 144-145 maîtrise de soi, 174, 178

209

Le corps intelligent mouvements automatiques, 153-154 mouvements gracieux, 72-73 Mumford, Lewis, 126 musique assourdissante, 30 configuration mélodique de la, 78, 96 contenu émotif de la écoute de la, 146-147 exécution de la, 58, 73-74 le corps devient, 118 les personnes sourdes et la, 41-42 provient d’un contact tactile, 167-168 réaction corporelle à la, 57-58, 74-75 rock ou gospel

atmosphère entourant une personne, 52 caractéristiques de la spontanéité, 70-71 sensibilité atmosphérique, 56 Moore, Charles W., 88, 102 Moore, Keith, 49 moralité spontanée, 82-84 mouvement(s) apprentissage du, 121 associé à la jeunesse, 18 besoin de, 16 comme dialogue entre le corps et le monde, 61-62 coordination du, 125 disposition à l’exécution du, 81 éloquence du, 131 et attitude intérieure, 104105 et impressions atmosphériques, 135 harmonieux, 179-180 imaginé (virtuel), 156-161 imaginé et effectif, 161 invention du, 73 logique du, 130-131 mimétique, 88 nombre réduit de, 5-6 phases du, 116 polyrhythmique, 132 structure du, 122-125 variation du, 134, 151

N

natation, 27-28, 135 Nettl, Bruno, 73 Nogué, Jean, 39, 42 O

Olsen, Bjornar, 14 orgue, 42, 165-166 Ortega y Gasset, José, 92 P

Palâgyi, Melchior création artistique, 168-169

210

Index improvisation au, 77-79 Pike, Alfred, 77 Plessner, Helmuth moralité, 84 plaisir de la dissimulation, 86 réaction motrice vitale, 103 réciprocité des schèmes corporels, 103 Pressing, Jeff, 74, 76, 80 Proust, Marcel, 165 programmes moteurs, 78-80

imagination et représentation du mouvement, 158159 imagination motrice, 155161 mouvement virtuel et effectif, 161 perception de l’espace, 157158 processus de détournement, 162 parole disposition humaine, 25-26 mélodicité de la, 95 passivité, 4, 8 peinture, 10-11, 20, 168-169 pensée, 145-146, 179-180 absence de, 61, 77, 97, 140, 159 et mouvement, 107 perception sympathique, 87, 107-110, 183 performances imprévisibles, 63-64 pétanque, 158 Peursen, C. A. van, 9, 83 physiognomonique monde, 17 structure, 53-54, 100-101 physiologie, 9 Piaget, Jean, 86, 88, 101 piano, 52, 64 anticipation tactile au, 167168 apprentissage du, 142-143 concert de, 40

R

Read, Herbert, 99 réalisation de soi, 2 réceptivité, 34-35, 37, 55, 76, 137, 178-179 représentation du mouvement, 80-81 Révész, Géza, 171-172 rythme accent, 113-114, 116 ajustement du, 112, 115 articulation du mouvement, 124 conscience du, 118-119 dans la communication verbale, 112-113 dans le jeu, 115-116 de la conversation, 113-114 de la musique, 114-115 organisation du mouvement, 123

211

Le corps intelligent répétition du mouvement, 123-124 source du, 136 tension et relaxation, 136 Ricoeur, Paul activité involontaire du corps, 21 apprentissage des habitudes, 139-140 improvisation, 81-82 mouvement stylisé, 148 spontanéité de l’habitude, 68 valeur d’usage de l’habitude, 144 Röthig, Peter, 125 Rudert, J., 53 Rüssel, Arnulf, 80-81

sensations vibratoires, 41-42 Sennett, Richard, 5 sens des valeurs, 12 sensibilité artistique, 46-47 atmosphérique, 50-59 comme forme primaire de contact, 36-37 et espace habité, 42-43 mouvement et, 38-40 rythmique, 58-59 thermique, 42-43 vibratoire, 41-42 sentiment de justesse, 27-28 de légèreté et d’aisance, 121 d’harmonie, 174 de responsabilité, 149-150 du possible, 150, 153-154 du temps, 135 et imagination motrice, 161-166 expression d’un (des), 92 intuitif, 82 Sheets-Johnson, Maxine, 130-131 Simmel, Georg, 93-94 ski, 69, 122-124 Souriau, Paul, 124, 136 Spaemann, Robert, 83 Spitz, René A., 43-45 spontanéité absence de contrôle conscient, 78 caractéristiques de la, 70-71

S

Sacks, Oliver, 82, 118 santé, 1-2 Sarles, Harvey B., 92-93 sauter, 6, 28, 70, 130, 139, 159, 161 Scheler, Max, 105 schème spatio-temporel, 144145 Schutz, Alfred, 45-46, 114 Schwartz, Ulrich, 109 sculpture, 99, 169-170 Seashore, Carl E., 134 Seel, Martin, 66 Selle, Gert, 170

212

Index T



confiance en la, 82, 181 dans l’improvisation, 73-82 dans le sport, 63, 65-67 des habitudes, 68 et absence de contrainte, 60-61 et créativité, 69 formation du corps, 64-65 moralité, 82-84 sport attrait du, 65-66 habiletés techniques et tactiques, 66-67 le dopage dans le, 67 Stendhal, 150 Stern, Daniel N., 44 Storr, Anthony, 40, 45, 58 Straus, Erwin W., 37-38, 69-70 acquisition d’une habileté, 142 expériences pathiques et gnostiques, 32-33 la danse, 65, 126-127, 134 le chant, 57 mouvement tactile, 39-40 style des acteurs. 105 de perception et de mouvement, 148 rythme, 107, 118 sensibilité au, 46-47 Sudnow, David, 77-80 syntonie, 183

tact, 84 tactile(s) anticipations, 155-156 contact … et mouvement virtuel, 157-158 exploration, 145 images, 156-157 réponse, 3 Taylor, Paul, 131 Tellenbach, Hubertus capacités endogènes, 24-28 importance des actions automatiques, 154 sensibilité atmosphérique, 50-51 temps vécu, 45, 108-109, 111, 124, 130-131, 134-135, 138-140 tennis, 139, 175 toucher besoin de, 158 et sentiments, 161-164 et exécution d’une œuvre musicale, 165-166, expérience primaire de la réalité et de l’espace, 157158 réanimation des expériences passées, 163-164 V

Valéry, Paul, 57, 132-135 ville (la)

213

Le corps intelligent Y

essence affective de la, 47-49 de l’enfance, 50 visage, 86, 88, 90, 92-94 vitalité, 21-22, 100, 128 Vizinczey, Stephen, 54 voix, 17, 31, 51-52, 86, 91, 94-95, 97, 112, 164 voyage, 4-5, 41 vulnérabilité, 2-3, 36

Yudell, Robert J., 5 Z

Zuboff, Shoshana, 3 Zutt, Jürg attitude intérieure, 104-105 le corps porteur, 21-22

W

Wallin, Nils Lennart, 57-58 water-polo, 39 Weiss, Paul, 37 Whitehead, Alfred North, 107, 172 Wittgenstein, Ludwig, 90

214

Table des matières

INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1



Désincarnation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1



Le corps ingénieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

8

1. AUTONOMIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

15

Effort dynamique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

15



Le corps porteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

21



Capacités endogènes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

24

2. SENSIBILITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

30



L’aspect pathique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

30



Délicatesse du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

35



Le spectre élargi des sens . . . . . . . . . . . . . . . . . .

41



Le style et l’atmosphère . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

46

215

Le corps intelligent 3. SPONTANÉITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

60



Le corps qui façonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

60



La capacité d’invention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

65

Improvisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

73



Moralité spontanée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

82

4. IMITATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

85



Le corps mimétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

85



Conversation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

90



L’involontaire dans l’imitation . . . . . . . . . . . . . . .

96



La conscience du corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

101



Le rythme des interactions . . . . . . . . . . . . . . . . .

107

5. RYTHME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

111



Le rythme des interactions . . . . . . . . . . . . . . . . .

111



L’expérience esthétique du mouvement . . . . . . .

117



Le mouvement organisé rythmiquement . . . . . .

122



La danse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

126

S’abandonner au corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

133

6.

MÉMOIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

138



Le corps comme forme temporelle . . . . . . . . . . .

138



Habileté et habitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

141



Un style inventif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

147



Le don de l’automatisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

152

216

Table des matières 7. IMAGINATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

155



L’imagination motrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

155



Les sentiments et l’imagination à rebours . . . . .

161



Les mains créatrices . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

166

CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

174

Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

184

Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

203

217