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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright Collection Cinéma/Arts visuels Vous avez dit : Mise en scène ?
Chapitre 1 - L’héritage du théâtre : la mise en scène, le texte et le lieu Metteur en scène, cinéaste, réalisateur, auteur L’héritage du théâtre : le verbe et le lieu L’héritage de la littérature : le scénario La révolte contre l’héritage
Chapitre 2 - Un manifeste esthétique : La mise en scène et le monde Un manifeste négatif La «mise en scène» à l’épreuve des films Cinéma de la mise en scène et cinéma de l’image
Chapitre 3 - L’essence de la mise en scène, ou le fantôme de l’analytisme : la mise en scène et la fiction La mise en scène comme technique Critique et analytique de la mise en scène Mise en scène et mise en fiction La mise en scène est-elle finie ? Indications bibliographiques
© Armand Colin, 2010 978-2-200-27088-9
Collection Cinéma/Arts visuels dirigée par Michel Marie Dans la même collection Vincent Amiel, Esthétique du montage (2e édition). Joël Augros, Kira Kitsopanidou, L’Économie du cinéma américain. Histoired’une industrie culturelle et de ses stratégies. Jacques Aumont, L’Image. Jacques Aumont,Les Théories des cinéastes. Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, Marc Vernet, Esthétique du film (3e édition). Jacques Aumont, Michel Marie, L’Analyse des films. Pierre Beylot, Le Récit audiovisuel. Jean-Loup Bourget, Hollywood. La norme et la marge. Noël Burch, Geneviève Sellier, La Drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956). Francesco Casetti, Les Théories du cinéma depuis 1945. Dominique Château, Cinéma et philosophie (2e édition). Michel Chion, L’Audio-vision. Image et son au cinéma. Michel Chion, Le Son. Traité d’acoulogie (2e édition). Laurent Creton, Économie du cinéma. Perspectives stratégiques (4e édition) Sébastien Denis, Le Cinéma d’animation. Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des années 1960. Jean-Pierre Esquenazi, Les séries télévisées. Guy Gauthier, Le Documentaire, un autre cinéma (3e édition). Guy Gauthier, Un Siècle de documentaire français. Martine Joly, L’Image et les signes. Approche sémiologique de l’image fixe. Martine Joly, L’Image et son interprétation. François Jost, André Gaudreault, Le Récit cinématographique. Laurent Jullier, L’Analyse de séquences (2e édition). Laurent Jullier, Star Wars. Anatomie d’une saga (2e édition). Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, Cinéphiles et cinéphilies. Michel Marie, Comprendre Godard. Travelling avant sur À bout de souffle et Le Mépris. Raphaëlle Moine, Les Genres du cinéma (2e édition). Fabrice Montebello, Le Cinéma en France. Yannick Mouren, Le Flash-Back. Jacqueline Nacache, L’Acteur de cinéma. Patrice Pavis, L’Analyse des spectacles. René Prédal, Le Cinéma français des années 1990 (2e édition). René Prédal, Le Cinéma français depuis 2000. François Soulages, Esthétique de la photographie. Luc Vancheri, Cinéma et peinture. Francis Vanoye, Récit écrit, récit filmique. Francis Vanoye, Scénarios modèle, modèles de scénarios(2e édition).
Conception de la couverture : Raphaël Lefeuvre
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L.–122 4, L.– 122-5 et L.–335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Armand Colin Éditeur • 21, rue du Montparnasse • 75006 Paris
Vous avez dit : Mise en scène ? En mai 1981 se produisit, en France, un événement étrange et comique, mais dont la valeur de symptôme n’échappa à personne. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République sortant, battu par François Mitterrand et voulant faire aux Français des adieux publics, s’adressa à eux à la télévision. Le dispositif adopté était simple : assis face à la caméra, le président disait, les yeux dans nos yeux, le texte de son allocution, baissant seulement parfois le regard pour consulter ses notes. Cadré d’abord à la poitrine, il arrivait peu à peu en gros plan, puis, au moment de l’exorde final, le cadre s’élargissait d’un coup de zoom, et on le découvrait assis derrière une table sur laquelle on apercevait les micros, les feuillets écrits de sa main, et un petit bouquet de fleurs bleues, blanches et rouges. Giscard se tut un instant, toujours fixant la caméra et le téléspectateur, puis dit sobrement : « au revoir », se leva, sortit du champ par la gauche et vers le fond. Cette sortie, en soi, était déjà étonnante, puisqu’elle obligeait l’homme politique à nous tourner le dos. Mais en outre, après son départ, la caméra continua de cadrer la table, le siège, le bouquet de fleurs et les micros, tandis que retentissait l’hymne national, durant près d’une demi-minute – durée en soi brève, mais, dans les circonstances, interminable. Cette sortie fut abondamment commentée dans les médias, chacun se demandant si ce champ et cette chaise vides étaient intentionnels et à lire symboliquement, s’il fallait y voir le geste de sabotage d’un technicien résolu à ridiculiser le président sortant, ou simplement un accident, dû à l’insuffisante préparation de l’émission. Le fait, pour un homme public, d’utiliser la télévision pour parler à un groupe aux contours flous (« les Français ») n’a rien d’extraordinaire tant qu’il parle. Le progressif resserrement du cadre, correspondant à un supposé resserrement de l’attention à mesure qu’avance le discours, est prescrit par la rhétorique de ce genre d’exercice. Le regard offert frontalement est la ruse habituelle de l’homme télévisé, sa façon de faire croire qu’il nous voit et n’a rien à nous dissimuler. Tout change dès que la caméra se recule : cet homme qui nous a parlé de grandeur se découvre assis dans des conditions dépourvues de décorum. La sortie inattendue choque, elle, au point d’effacer aussitôt ce que le discours avait de régalien. Surtout, la chaise demeurant face à nous quand plus aucun regard ne l’habite, le bouquet semblant soudain minuscule, les papiers sur la table étalant
indiscrètement la cuisine de l’allocution présidentielle – tout cela a le temps de faire sens, de laisser, jusque chez le plus obtus des spectateurs, s’alourdir le poids des connotations. Mise en scène ? À coup sûr, et doublement. D’abord la mise en scène ordinaire de la communication présidentielle : mise en scène simplifiée, qui remarque la frontalité du filmage, le caractère de boîte scénique du décor, la fermeture du côté droit par une cloison, l’ouverture au contraire du hors-champ à gauche, comme une espèce de coulisse où peut disparaître la silhouette élégante de VGE – à laquelle s’adjoint et s’oppose la mise en scène extra-ordinaire du cadreur cégétiste ou distrait, avec la persistance du cadre, du champ et du décor, même lorsque l’acteur a fini sa performance. La morale de l’histoire, son intérêt théorique est évidemment dans la victoire de la seconde mise en scène sur la première : de la prestation de l’ancien président, nul n’a retenu ses regards, ses phrases, ni même sa tenue à l’ostensible dignité – mais l’incongru quasi burlesque de sa sortie. La mise en scène est partout, on ne peut rien imaginer sans elle. La vie de la Cité est régie par des gestes de metteur en scène, conscients ou obligés, personnels ou collectifs. Depuis les grands régimes dictatoriaux de l’Europe des années Vingt et Trente, les pouvoirs, surtout s’ils se veulent absolus, n’existent qu’au prix d’une dose importante de mise en scène : Hitler, Mussolini, Staline, Franco, Perón, Mao, Kim (père et fils) n’auraient jamais eu sans leurs scénographes le prestige nécessaire à leur règne. L’invention de la télévision universelle et obligatoire ne fut, de ce point de vue, que le moyen, pour les démocraties, de trouver elles aussi leur mise en scène. L’erreur de Giscard a donc été de n’avoir pas suffisamment travaillé sa mise en scène. Scénographie pauvre, mise en place élémentaire (immobilité, monotonie) : n’importe quel débutant dans l’art du théâtre (ou dans la pratique du plan long) sait que, dans ces conditions, le moindre effet devient amplifié, par contraste. La mise en scène la plus fruste est celle qui pardonne le moins l’improvisation, l’accident, l’erreur d’appréciation. Revanche du cinéma (et du théâtre) sur la télévision, de la mise en scène comme art sur la mise en page et le journalisme ? En un sens, sans doute : la naïveté dans le maniement de ce qui est, qu’on le veuille ou non, un art, est toujours risquée. Cet incident a maintenant près de trente ans. Le théâtre et le cinéma ont changé depuis, et encore davantage la télévision. Le discours « les yeux dans les yeux » y est devenu un exercice rare ; les hommes politiques s’en méfient ; le public y voit une forme archaïque ; les journalistes font tout pour
achever de déconsidérer ce dispositif qui réduit leur rôle à peu de chose. L’intervention politique télévisée, aujourd’hui, est quasi obligatoirement organisée sous forme agonistique, qu’elle mette face à face deux camps entre lesquels les journalistes joueront les arbitres, ou qu’elle oppose le politicien à l’interviewer. Cela ne fait pas nécessairement de meilleures mises en scène, et la monotonie, l’ennui, le ridicule sont aussi fréquents qu’auparavant ; mais une chose a changé, décisivement : il existe, dans l’image et sur le plateau un représentant visible du dispositif, un intermédiaire, un metteur en scène – au moins par délégation symbolique. À l’époque de la sortie de Giscard, le cinéma avait déjà subi, ou surmonté, plusieurs grandes révolutions, techniques, industrielles, esthétiques, stylistiques. Il était passé au parlant et à la couleur, il avait fait l’épreuve du relief et celle de l’écran large, la suprématie était passée de l’Europe à l’Amérique après la guerre de 14-18, puis, après celle de 39-45, une succession de « nouvelles vagues » avait tenté d’ébranler la forteresse hollywoodienne. Le cinéma, contre vents et marées, avait survécu, démentant les pronostics pessimistes qui l’avaient vu « avalé » par la télévision. Comment mettre en scène sans avoir d’abord défini, au moins implicitement, une scène ? Inversement, étant donné quelque chose comme une scène, que peuton y mettre, et comment ? Ces questions élémentaires, comme toutes celles du même ordre, sont nécessairement formulées avec le théâtre à l’horizon. C’est que l’art du théâtre, qui est ancien mais qui n’a pas l’universalité des arts véritablement premiers – la musique, la poésie (surtout chantée), la peinture/sculpture, lesquelles ont été pratiquées partout où il y a eu des groupes humains – a défini très tôt des formes, des pratiques, des notions qui ont modelé notre vie sociale et son imaginaire. Parmi ces notions et en leur cœur, celle de scène ; depuis la skéné de l’antiquité grecque, elle a été au théâtre ce que le cadre a été à la peinture : l’artefact qui permet de créer, d’isoler, de désigner un espace particulier, échappant aux lois de l’espace quotidien pour leur substituer d’autres lois, artistiques peut-être, à coup sûr artificielles et conventionnelles. C’est sans doute pourquoi, dans le vocabulaire critique du cinéma, peu de termes ont donné lieu à tant d’excès et d’ambiguïtés. Si la mise en scène est un geste de théâtre, comment en comprendre la portée au cinéma ? Doit-on la limiter au moment du tournage, à ce qui se passe sur le plateau (autre terme qui signale aussi la volonté d’une ségrégation de l’espace de l’art et de l’espace de la vie) ? doit-on l’étendre, fût-ce métaphoriquement, à tout le filmique, et y voir un
principe général, l’art de régler la prise de vues de manière à obtenir un certain résultat en image ? ou s’agit-il encore d’autre chose, de plus vague et de plus prégnant, une sorte de qualité qui ferait la différence entre des films avec mise en scène et des films sans mise en scène ? Dans l’histoire de la critique, toutes ces définitions ont été adoptées, parfois avec une vigueur polémique surprenante. Le terme a tantôt été excessivement négatif (« mis en scène » s’apparentant à « artificiel », à « raide », quand ce n’est pas à « daté » ou à « ringard »), tantôt au contraire exagérément positif, dans une revendication de la mise en scène comme vertu essentielle quoique ineffable. Le débat est aujourd’hui moins vif, le cinéma ayant depuis trente ans fréquenté d’autres avenues ; mais le terme n’est pas sorti de l’usage – toujours empreint de la même équivoque. Parler de mise en scène à propos de cinéma, c’est donc s’installer d’emblée dans la duplicité : d’un côté, la scène et la « mise », le théâtre, le jeu, les acteurs, l’espace, les trajets, les points de vue, bref toute une topographie ou une topologie du monde de la fiction, toute une série de gestes narratifs et monstratifs ; d’autre part, une science, un art, une sensibilité, et pourquoi pas, une qualité particulière, qui ne s’attacherait pas seulement à la réussite technique. Comme disait, assez lucidement, Éric Rohmer en 1961 : « Beauté – ou beautés – est un concept que je juge, en l’occasion, préférable à celui de mise en scène, d’ordinaire prôné ici même, mais que je ne veux pas pour autant dénoncer. La première notion comprend la seconde, laquelle, en revanche, possède aussi une acception technique. » On ne peut être plus précis et plus économique : mettre en scène est affaire de « technique », cela s’apprend, cela se pratique et cela se raisonne ; mais au bout du compte, toute cette technique ne vise qu’à obtenir un effet qu’il faut bien dire esthétique (même si nous avons du mal à endosser le terme de « beauté », déjà obsolète en 1961). Le projet de ce livre est né de l’étonnement sans cesse renouvelé que m’a procuré la lecture de textes critiques qui, autour de 1960, furent de véritables manifestes de la mise en scène comme valeur esthétique propre au cinéma. Comment peut-on défendre le cinéma comme un art spécifique, réalisant ce qui avant lui était impossible (l’enregistrement des actions avec un fort coefficient de mimétisme, le récit en images et en sons, la production d’images dotées du mouvement), en inventant des sensations totalement neuves – et s’appuyer pour cela sur la notion de mise en scène, qui semble ramener incessamment le cinéma à des antécédents théâtraux ? Pourquoi avoir choisi cette expression, de préférence à un vocabulaire de l’image (la figuration, l’expression) ou du récit
(le rythme, la logique, l’économie) ? Serait-ce que, en dépit de sa prétention à l’art, le cinéma n’aurait jamais échappé au spectacle ? Le cinéma a été vu socialement comme le cousin et comme le rival du théâtre, bien plus que de la peinture ou de la littérature : c’est un fait, qui tient aussi à autre chose que les films – entre autres aux conditions, d’emblée très spéciales, de la présentation des œuvres. Il est probable que, si le cinéma s’était développé plutôt selon la pente du kinétoscope d’Edison et de la vision individuelle (s’il était passé directement au DVD), on aurait moins facilement pensé au théâtre, à la scène, à la mise en scène. Le fait est qu’il s’est développé, partout, dans des salles de spectacle, avec des sièges, une obscurité au moins relative, une attention focalisée sur un écran, et que cela a largement contribué à faire penser à la situation du spectateur de théâtre. En dépit des transformations parfois brutales subies par l’organi sation du spectacle de cinéma, cette donnée de base n’a jamais disparu : on va au cinéma pour être face à quelque chose dont vous sépare une rampe, actuelle ou virtuelle, et qui va, le temps d’une représentation, vous offrir un simulacre acceptable de monde. Ce livre n’est pas une histoire de la mise en scène cinématographique, ni un panorama exhaustif des conceptions critiques à son sujet. J’ai seulement voulu explorer le point de départ de ma question, qui reste un point d’énigme : comment a-t-on pu hypostasier la « mise en scène » au point d’y voir la qualité primordiale de l’auteur de films – et comment cela a-t-il pu se concilier avec une esthétique, une morale et même une politique de l’art cinématographique qui y a valorisé la beauté des gestes, des corps, des sentiments ? C’est l’objet de mon deuxième chapitre, et pour préciser cette question, il fallait d’abord rappeler tout ce que le cinéma, dans les premières décennies, a repris à son grand ancêtre, et les querelles d’antériorité et de territoire que cela a engendré. J’ai essayé de le faire (dans mon premier chapitre) en marquant les deux pôles de cette relation : la dépendance dans laquelle a été, pour le pire et pour le meilleur, le cinéma du premier demi-siècle envers la conception scénique de l’espace et envers la prégnance du texte (et en général, du verbal) jusque dans les images, d’une part ; et d’autre part, l’inventivité à laquelle a donné lieu cette sujétion, avérant une fois de plus la vieille maxime sur l’art qui naît de contrainte. Enfin, un troisième chapitre tente de s’interroger plus directement sur ce qu’est la mise en scène en cinéma : une série de gestes techniques, et plus essentiellement, une posture analytique, qui, sous ce nom ou un autre, sont inévitables et permanents. La mise en scène est-elle morte ? Il est facile d’en avoir le sentiment, devant les produits de l’industrie (américaine, hong-kongaise et autres) depuis un quart
de siècle. De moins en moins de films découpent et filment des scènes suivies. Lorsqu’ils le font, c’est le plus souvent en poussant à ses limites l’autonomie et l’arbitraire du point de vue de la caméra, et le découpage d’une scène, aujourd’hui, ne suit presque jamais les règles classiques – multipliant les ellipses, les sautes du point de vue, le « bougé », et évitant le raccord. Plus souvent encore, les films ne sont plus conçus selon une esthétique de la scène, mais selon une esthétique du plan, et souvent, du plan comme outil expressif, dont le cadrage, la composition, le mouvement propre seront proposés à l’attention du spectateur en même temps que le contenu narratif. On peut sans exagérer considérer que l’art de la mise en scène, dans ses réalisations les plus pures, appartient à l’histoire du cinéma, au musée (même si ce musée, avec le DVD, est devenu un formidable et permanent « musée imaginaire »). Pour autant, une réflexion sur la mise en scène n’est pas seulement un passetemps théorique ni la considération d’une ancienne façon de penser. La mise en scène, dans son sens analytique comme dans son sens esthétique, demeure à la racine de tout art cinématographique imaginable, tant que le cinéma consistera à filmer des corps humains en train de mimer, de jouer, d’éprouver, de vivre dans un cadre, dans un milieu, dans un espace, dans un temps, c’est-à-dire tant que le cinéma racontera des histoires en image. C’est pourquoi la seconde édition de ce livre diffère très peu de la première, écrite voici cinq ans. Les grandes mutations en matière de mise en scène sont derrière nous : on pourra toujours inventer des formes originales, elles ne seront jamais que de nouvelles variantes d’une conception du cinéma comme fabrication d’un univers qui, le temps d’un film, « se substitue » au nôtre, et s’y ajoute. Je n’ignore pas que, depuis la fin du siècle dernier, ce qu’on entend par « cinéma » a passablement changé. Il est devenu courant, dans beaucoup de milieux critiques, d’estimer non seulement que le cinéma ne se voit plus seulement dans des salles spécialisées mais chez soi, ou sur des machines nomades, – mais qu’en outre il échappe, dans sa définition même, à son ancienne connivence avec le théâtre, et pratique d’autres alliances institutionnelles. De fait, on peut maintenant voir, et de plus en plus, des films dans des galeries d’art ou des musées, soit à titre d’œuvres d’art exposées là, soit à titre de documents à l’appui. D’ailleurs, d’assez nombreux cinéastes, et non des moindres – de Kiarostami à Akerman, de Pedro Costa à Godard, de Hou à Weerasethakul – ont montré leurs œuvres dans des expositions muséales, quand ils n’ont pas carrément réalisé des installations ad hoc. Inversement, on peut voir, en nombre encore faible mais croissant, dans des salles de cinéma, des films signés par des
artistes reconnus dans le milieu de l’art, tels Steve McQueen, Philippe Parréno, Matthew Barney. Cela aussi a certainement contribué à déplacer, sinon le sens de l’idée de mise en scène, du moins sa pertinence et sa portée : la « mise en scène » que demande une installation dans une galerie ou un musée, par exemple – et même si elle comporte des images en mouvement –, n’est pas de même nature que la mise en scène dont il est question dans ce livre. Pourtant ce partage n’est pas si radicalement nouveau qu’on veut bien le dire : après tout, il y a cinquante ans, existaient aussi d’assez nombreuses œuvres d’images mouvantes qui ne ressortissaient nullement à la mise en scène (notamment le cinéma alors appelé « expérimental »). Je le redis donc : il s’agit ici d’un seul aspect du cinéma, celui qui se sert des images en mouvement pour raconter des histoires et faire jouer des acteurs, et dont les œuvres sont montrées au public dans des salles spécialisées. Un seul aspect, mais encore très largement dominant – sans doute pour assez longtemps.
Chapitre 1 L’héritage du théâtre : la mise en scène, le texte et le lieu Metteur en scène, cinéaste, réalisateur, auteur Le théâtre filmé « Quand la parole s’empara de la pellicule, ce fut un beau grabuge. (…) Les intellectuels, les littéraires, les possédés du théâtre triomphaient insolemment. » Les « intellectuels », ce n’est pas sûr, mais les « possédés du théâtre », sans doute : l’invention du parlant a provoqué, prévisible et inéluctable, une vague de films qui n’étaient que le plat démarquage de représentations théâtrales. René Clair, encore journaliste, fit semblant de penser que le « théâtre filmé » était un genre nouveau, qui avait sa légitimité, et qu’il n’y avait aucune raison de s’en offusquer (pourvu, bien sûr, qu’on n’entravât pas pour autant le développement du « vrai » cinéma). Dans son ouvrage rétrospectif de 1970, il constate : « Prophétie non accomplie. » Le théâtre filmé reste le stigmate des débuts du parlant. Au reste, les amateurs de théâtre n’y trouvèrent pas davantage leur compte. « Le cinéma ne peut pas plus remplacer le théâtre que la photographie n’a remplacé la pein ture », profère Sacha Guitry, au milieu des années Trente. Le théâtre filmé est vitupéré par tous : par ceux qui regrettent le « cinéma pur », fait pour les yeux et pas pour les oreilles, par ceux qui trouvent que le cinéma n’adapte que des pièces de troisième rayon, par ceux (ce sont parfois les mêmes) qui se réjouissent de le voir éviter les grandes œuvres, qu’il ne pourrait que dénaturer. La cause est entendue : le cinéma n’est pas le théâtre, le théâtre filmé n’est que du sous-cinéma. Dans un entretien de 1968, Jacques Rivette déclarait que « tous les films sont sur le théâtre ; il n’y a pas d’autre sujet ». Plus platement, on peut constater que, quatre-vingts ans après le passage au parlant, une proportion non négligeable de films se présente comme la transcription plus ou moins directe d’une représentation théâtrale. La télévision, dont l’apparition et la popularisation un peu plus tard déclenchèrent des querelles comparables, n’a pas changé la donne :
les téléfilms et les feuilletons ne sont pas du théâtre, mais ils continuent de lui ressembler d’assez près, gérant des personnages qui se déplacent dans des espaces définis, qui se rencontrent et se parlent – qui occupent une scène. Des films d’auteur, une bonne quantité se préoccupe également de théâtre, que ce soit par une référence directe – comme dans Opening Night de John Cassavetes, dans Esther Kahn d’Arnaud Desplechin ou dans Va savoir de Jacques Rivette – ou par le souci continué de la scène (presque tous les films français, les comédies et les drames hollywoodiens). En même temps, le cinéma a considérablement changé sa définition du spectaculaire, depuis les « effets spéciaux » des années Soixante-dix jusqu’à la numérisation de plus en plus importante des films. Le théâtre reste souterrainement présent dans le cinéma, mais qu’en est-il de la mise en scène ? Et d’abord, qui est responsable de cette « mise en scène » en cinéma ? Le metteur en scène « Recette de la ratatouille : vous prenez un chef-d’œuvre de Balzac ou bien une comédie fameuse de Sardou et vous la confiez à un metteur en scène. » Pour Guitry – spécialiste des positions réactionnaires gaillardement assu mées –, c’est clair : la prétention du cinéma à égaler le théâtre est insoutenable ; le spectacle cinématographique, qui n’a ni esprit ni technique, ne peut que dégrader l’art du théâtre ; « metteur en scène », en cinéma, est un titre forcément usurpé. Le cinéma naissant n’avait aucun terme pour désigner l’homme dont dépend l’allure du film. Avec l’accroissement des ambitions artistiques et de la spécialisation des tâches, le vocabulaire allait se préciser et se diversifier, selon deux axes – celui du métier, celui de l’art : on aurait, d’un côté, réalisateur et metteur en scène, de l’autre, cinéaste puis auteur. « Cinéaste » est le seul de ces termes qui ait une date de naissance et un géniteur : en mai 1921, dans son journal Cinéa, Louis Delluc le propose, un peu au hasard, et dans le dessein avoué de faire pièce au terme franchement bizarre d’« écraniste », qu’avait inventé Canudo. L’anglais parlera de filmmaker, faiseur de films, mais d’autres langues européennes (espagnol, portugais, allemand, etc.) reprendront le mot de cinéaste, en concurrence parfois avec d’autres. C’est qu’il offre une solution à une vraie difficulté : comment nommer cet individu aux prétentions d’artiste, dont l’œuvre cependant ne résulte pas du face-à-face accoutumé, mais d’une collaboration ? Aux temps où l’on s’efforçait de définir à tout prix le cinéma comme un art, cinéaste fut le commode équivalent de peintre, sculpteur ou musicien : l’officiant
d’un art singulier. Assez longtemps, cependant, le terme fut équivoque, et désigna tous « ceux – animateurs, réalisateurs, artistes, industriels – qui ont fait quelque chose pour l’industrie artistique du cinéma », y compris les producteurs ou les opérateurs ; lorsqu’il intitule « Les Cinéastes » sa chronique, Delluc y fait se côtoyer Abel Gance et Serge Sandberg, Adolph Zukor, Lillian Gish et David W. Griffith. C’est pour revenir au face-à-face, et choisir entre ces personnages, que la terminologie dut, à partir des années Trente, se décider sur l’attribution de la qualité d’« auteur » (je vais y revenir). Face à ces formules générales, deux termes concurrents visent à définir un métier. Le réalisateur, c’est une lapalissade, est celui qui réalise. Mais que réalise-t-il ? Nous avons tendance à dire aujourd’hui qu’il réalise un film ; or, le mot fut inventé pour désigner celui qui « réalise », c’est-à-dire qui fait passer dans la réalité sensible, un scénario. Le réalisateur est un homme du concret, du visible et de l’audible, celui qui sait traduire un récit écrit en actions et en gestes. Lorsque, dans les années Vingt, ce terme entre dans l’usage courant, il n’est séparé que par une nuance de celui de « metteur en scène », apparu depuis peu au théâtre ; l’un et l’autre sont chargés de faire passer, dans la réalité des actes, des gestes et des déplacements, la charge expressive d’un texte écrit, scénario ou pièce de théâtre. L’homme de cinéma serait-il, lui aussi, un metteur en scène ? C’est la question que, obstinément, posa la difficile émancipation du cinéma par rapport au théâtre. Réalisateur, metteur en scène : le cinéaste, par ces appellations, est voué de toute façon à être l’illustrateur d’un texte. Heureusement, cela n’est pas entièrement vrai. Il existe, certes, de nombreuses « mises en boîte » de pièces de théâtre, quasi telles quelles. Mais inversement, cette perspective inquiétante du « tel quel », de l’enregistrement sans imagination, fut pour certains cinéastes le moteur qui les poussa, comme par défi, à s’attaquer à des pièces de pur théâtre, pour les transformer en film, soit en les « déthéâtrant », comme dira plus tard Jean Cocteau à propos de ses propres tentatives, soit en les surthéâtralisant (comme parfois Guitry lui-même). L’une des toutes premières réalisations en ce sens fut l’adaptation, par Jean Renoir (dont c’est le premier film parlant), d’un vaudeville de Georges Feydeau, On purge Bébé. S’il est un théâtre conventionnel, c’est bien celui-là, qui exige la scène à l’Italienne la plus traditionnelle, pour ménager les entrées, les sorties, les apartés, et qui en outre se fonde sur un dialogue incessant où les effets comiques se succèdent à peu près sans interruption. Renoir ne pratique pas, sur le vaudeville de Feydeau, une opération révolutionnaire ; il en conserve la structure d’ensemble et une bonne partie du dialogue, et respecte pour l’essentiel les
indications scéniques. Mais il fait deux choses simples, qui l’une et l’autre font de son film un film. D’abord, il « aère » la pièce, en ajoutant de petites saynètes, le plus souvent quasi muettes, situées dans un autre espace que la scène principale ; double avantage : ces saynètes ou inserts jouent principalement sur l’image (notamment la première, et la plus importante, celle du petit garçon à qui sa mère veut donner sa purge et qui la refuse en grimaçant), et ils permettent d’introduire un montage alterné, c’est-à-dire l’une des bases les plus solides du langage du premier cinéma. Ensuite, il use, à l’intérieur même des scènes qu’il conserve, d’un montage toujours tranchant, souvent surprenant, où les sautes de point de vue à l’intérieur d’un même lieu sont fréquentes et n’obéissent pas à des règles identifiables. Tout le film est, ainsi, la simple et constante production d’un point de vue comme tel : celui de la caméra, qui à la fois s’efface et s’affirme : nous sui
Théâtre filmé : l’« impossibilité » du point de vue (Jean Renoir, On purge Bébé, 1930)
D. R. Dès le début du film, nous entrons dans le bureau de Follavoine avec la soubrette, en amorce (1). Au plan suivant, la caméra saute de l’autre côté du bureau, dans un raccord à 90° (2). Même changement brusque de point de vue, dans la première scène entre Follavoine et sa femme (3 et 4). Dans la scène (muette) entre Madame Follavoine et Bébé, le point de vue conserve un axe fixe, mais recule progressivement (par travelling) du début (5) à la fin (6) du plan. On est loin de l’enregistrement passif d’une représentation théâtrale ; le cinéaste impose au spectateur la conscience du regard de la caméra. vons sans peine la continuité des dialogues et des situations, mais nous ne pouvons jamais anticiper sur le point de vue selon lequel ils nous seront présentés. Ce style, fait d’« attaques » renouvelées, typique de Renoir, écarte décisivement le film du « théâtre en conserve » : le cinéma ici a su ajouter sa mise en scène à celle que supposait le texte théâtral. L’héritage du théâtre : le verbe et le lieu Les années Vingt, apogée du muet, les années Trente, apparition puis consolidation du parlant, sont préoccupées par cette difficile relation. Faut-il aller dans le sens de la pente théâtrale ? faut-il la contredire ? Et que penser de la création, de l’art ? qui est le porteur du projet, qui est l’auteur ? De tous ces points de vue, le cinéma jusqu’à 1940 (jusqu’au très symbolique Citizen Kane, lequel marque avec éclat le changement radical de la donne sur toutes ces questions) m’apparaît comme une seule grande période, une sorte de « premier cinéma » où la technique et le dispositif inventés avec le Cinématographe se développent jusqu’à devenir « complets ». Dégagé de ces problèmes d’acquisition de la technique de reproduction, le cinéma par la suite se concentrera davantage sur des problèmes d’énonciation. Mais ce premier cinéma, lui, se confronte constamment avec le théâtre, parce que, parmi les problèmes qu’il n’a pas encore résolus, il s’en trouve deux, massifs, à propos desquels le théâtre impose ses solutions : la place centrale dévolue au verbe, la prégnance de la notion de lieu. Le verbal dans le filmique
Au commencement était le texte Le répertoire théâtral du xxe siècle nous apparaît aujourd’hui faire un tout avec son répertoire littéraire : ici comme là, chefs-d’œuvre et grands auteurs, producteurs en série et œuvrettes oubliables ; auteurs célèbres totalement disparus de notre mémoire. Or, autour de 1850 ou 1860, il existait, dans la critique la plus exigeante, une grande différence, presque un abîme, entre littérature et théâtre. Nul ne l’a dit aussi violemment que Barbey d’Aurevilly : « Parcourons tout le registre de l’esprit humain, depuis le poème épique qui est le roman des hommes primitifs, jusqu’au roman qui est le poème épique des peuples modernes, et vous verrez si l’art dramatique avec les conventions qui le régissent n’est pas la moins profonde, la moins complète des hautes compositions littéraires. » Encore en 1912, une revue parisienne se livrait à une enquête comprenant ces questions révélatrices : « Le spectacle met-il en jeu les mêmes facultés spirituelles que la lecture ? Lequel, selon vous, est supérieur : de l’homme qui a “l’amour de la lecture” ou de l’homme qui a “la passion du théâtre” ? Le goût du théâtre est-il bien une forme du goût de la littérature ? » Lire un texte est un phénomène spirituel, actif ; le spectacle au contraire mobilise des moyens matériels, éphémères ; il suppose un destinataire passif, qu’il n’atteint que par les sens. On ne compte pas les critiques brodant sur cette axiologie, quand ils n’ajoutent pas que, le théâtre étant un art de masse, il est nécessairement inférieur à cet art de l’élite qu’est la littérature (c’est la position de Barbey d’Aurevilly). Difficile de ne pas sourire, en y reconnaissant l’antienne qui accueillera le cinéma primitif, rejeté par la critique littéraire et théâtrale pour les mêmes motifs et avec les mêmes arguments : trop sensationnel, pas assez spirituel, le cinéma flatte le goût dans ce qu’il a de plus grossier et de plus matériel, il transforme son spectateur en réceptacle passif, il est la distraction d’un peuple d’abrutis (d’« ilotes », selon le mot d’un littérateur oublié, Georges Duhamel). C’est dans une autre direction que s’esquissait vers 1870 l’évolution de l’art du théâtre, avec le début de l’entreprise de Richard Wagner vers un Gesamtkunstwerk, incluant la musique, la poésie, et aussi une scénographie sophistiquée. Mais en dépit des efforts conscients de quelques-uns, autour de 1900, pour défendre l’art du théâtre en tant que tel, c’est-à-dire en tant que spectacle, en dépit de l’émergence remarquable du metteur en scène, cette relation à la littérature ne cessa de hanter les esprits, comme une mauvaise
conscience. Stéphane Mallarmé, qui a perçu le problème avec le plus de profondeur, voyait bien que le théâtre (auquel il avait été assidu) reposait sur des phénomènes psychiques et esthétiques qui ne le cédaient ni en grandeur ni en profondeur à ceux du livre : « La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur […] » La solution qu’il propose, cependant, est celle d’un homme pour qui la littérature est et reste la référence : c’est celle du théâtre pur accompli dans le livre. Lire à voix haute dans une présentation publique ce qui est fait pour être lu à voix basse, passer du Livre au Théâtre et du Théâtre au Livre : cette utopie, quelques écrivains, quelques hommes de théâtre, et même, plusieurs cinéastes, de Jean-Marie Straub à Raoul Ruiz en passant par Manoel de Oliveira la retrouveront dans certains de leurs films, et Jean-Luc Godard l’évoquera plus abstraitement. Elle est l’acmé, voulu positif, de la soumission du théâtre à la littérature, au poème. « Je crois que la littérature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre, explication de l’homme, suffisante à nos plus beaux rêves. » Sauvetage du théâtre par élagage de la grossièreté qui l’encombre et par recentrement sur le chant primordial : le diagnostic est plus optimiste que celui de Barbey, mais il repose sur les mêmes prémisses. Laissé à lui-même, le théâtre est une littérature envahie de mauvaises herbes ; le vrai théâtre, celui qui représentera la relève du grand théâtre originaire (la tragédie grecque), sera de toute façon un théâtre de la littérature. La représenta tion théâtrale, dans cette conception xxe qui perdure si bien et nourrit la télévision, n’est faite que pour entendre un texte, pour l’entendre dire et pour l’entendre dit. Palliatifs muets : la pantomime Le cinéma muet est presque toujours associé dans notre esprit à l’idée d’acteurs dont les gestes frappent par leur incongruité, leur exagération, leur artifice. Impossible de ne pas penser à la pantomime, cet art théâtral mineur, fondé sur la capacité expressive (non verbale) du corps. Or la théorisation, au xxe siècle, de la pantomime, en souligne la part de codification paraverbale. L’œuvre de François Delsarte, dont l’influence fut énorme dans tous les pays occidentaux (États-Unis inclus), propose une « méthode » fondée sur la physiognomonie, et ayant à sa base une sorte de dictionnaire ou de lexique, qui
établit une correspondance entre des gestes et des états d’esprit : il existe une façon, et une seule, pour le corps, de manifester la colère, l’angoisse, la jalousie, l’inquiétude ou la tendresse. À toute émotion correspond un mouvement du corps ; inversement, un mouvement du corps représente adéquatement une émotion et une seule. Jouer, c’est, selon le système de la pantomime, apprendre à produire des « énoncés bien formés », dans un langage conventionnel et artificiel qui mobilise le corps. Le cinéma muet porte, dans d’innombrables bandes, la trace de cette tradition. Je prends l’exemple, commode et générique, des courts-métrages de David Wark Griffith pour la firme Biograph. Griffith réalisa chaque semaine un ou deux films, d’abord d’une seule bobine, puis de deux bobines, entre The Adventures of Dollie, tourné les 18 et 19 juin 1908, et Judith of Bethulia, tourné en juillet 1913 (sorti seulement en 1914). Au fil de ces quelque quatre cent cinquante films, on peut voir les données de la mise en scène devenir de plus en plus fines, l’utilisation des paysages naturels prendre de plus en plus d’importance, et même, le jeu se naturaliser sensiblement, à mesure que s’affirment comme acteurs de cinéma des personnalités telles que les sœurs Gish, Lionel Barrymore, Harry Carey, Robert Harron, Mae Marsh ou Mary Pickford. Mais, au moins pour les acteurs secondaires, Griffith ne craint jamais de recourir au système du dictionnaire mimique. Pour indiquer qu’il est marié, un personnage montre l’annulaire ; s’il a des enfants, il place la main horizontalement à la hauteur de leur tête (autant de fois qu’il y a d’enfants) ; on ne porte jamais un toast sans renverser le buste en arrière et tendre tout le bras ; le désespoir s’exprime par les deux mains portées au niveau des tempes (surtout chez les femmes) ; etc. En même temps, on trouve dans le cinéma muet un écho direct de la thèse de base du naturalisme : un fondement en nature de la gestualité expressive et de la mimique de l’acteur. En concurrence avec le lexique de gestes et postures standardisés, on aura aussi le contraire de la convention, sous forme de gestes originaux inventés pour leur expressivité ou, plus nettement naturalistes, de gestes semblant non prémédités. Ces trois sortes de gestes – conventionnels ; artificiels mais originaux ; naturels et spontanés – coexistent à vrai dire dans tout le muet, sans qu’on puisse voir une progression quelconque. Il y a, au moins jusqu’au milieu des années Vingt, toujours autant ou davantage de mimique que d’invention, même dans des films a priori proches du documentaire. Dès les vues Lumière, on trouve toute la gamme, depuis les gestes spontanés des sujets filmés dans leur activité quotidienne, jusqu’aux pantomimes pures des films de studio, en passant par le vaste registre intermédiaire des gestes copiés sur le spontané
par des sujets filmés qui deviennent un peu trop conscients de l’être. Les Premiers Pas de bébé (vue 67) sont joués avec le plus grand naturel par le bébé ; la mère, très au fait de la présence de la caméra, assure la mise en scène par délégation, faisant en sorte que le petit d’homme soit bien dans le champ en même temps que, spontanément, elle veille aussi à ce qu’il ne tombe pas. Toujours dans les films de famille, la Partie d’écarté (vue 73) offre un vif contraste entre les attitudes des joueurs, attentifs à ne pas perdre, donc au moins en partie naturels, et celle du domestique qui sert à boire, et se contorsionne pour exprimer – pense-t-il – sa réaction aux coups joués, dans un jeu qui finit par être aussi outré que celui des acteurs de Griffith. La pose, la posture, la conformation du geste dramatique à un dictionnaire implicite, furent la loi dans pratiquement tous les drames et les mélodrames (le cas du film comique étant quelque peu différent, avec l’excès carnavalesque qu’on appelle le burlesque). Les dive italiennes d’Il fuoco (Giovanni Pastrone, 1915) ou d’Assunta Spina (Gustavo Serena, 1915), comme les toutes premières stars de Hollywood, ont à nos yeux un jeu outré, artificiel, aisément décomposable en gestes unitaires dont on voit trop l’articulation. Faire du corps, privé de la parole, un moyen de retrouver le langage articulé en en copiant, justement, l’articulation : telle est la définition de principe d’une grande part du jeu d’acteur de la période « muette ». Le langage, dans le cinéma muet, est donc bien loin d’être cantonné dans les intertitres ; je ne partage pas l’opinion de Michel Chion, qui voit dans ces derniers un « corps étranger » à l’image, et un moyen de maintenir « l’illusion que le cinéma muet pourrait devenir pur et, en se passant [du langage], s’émanciper des mots ». Même dans les quelques films qui ont visé cette pureté en se défaisant des intertitres, l’image reste imprégnée de quelque chose de langagier, qui provient de la longue accoutumance, par le théâtre, à la cohabitation d’un corps, d’une voix et d’une diction articulée. Chion remarque lui-même que, dans les scènes dialoguées des films muets, les personnages le plus souvent restent immobiles lorsqu’ils parlent. Tout se passe en effet comme si, entre parler et bouger, il fallait choisir ; si l’on « parle », on ne bouge pas, et la parole doit être véhiculée, de l’extérieur du corps de l’acteur, par le lourd système des intertitres ; et si l’on ne « parle » pas, la pantomime ramène le langage sur le corps de l’acteur. Cette charge langagière du jeu outré, cette prégnance du langage dans les gestes, a été aperçue dès les années dix par des cinéastes attentifs. Le Danois Urban Gad, auteur du premier ouvrage complet sur la réalisation de films, note que l’acteur de théâtre est le plus enclin à apporter, dans un film, ces
conventions, pace qu’il est accoutumé à surexprimer : « On ne peut pas en cinéma se contenter d’exprimer le désespoir par les mains posées sur le visage ou la passion en les mettant sur le cœur ; à cause de la distance du spectateur, au théâtre, ces gestes ont fait leur effet si longtemps qu’ils sont devenus des symboles traditionnels […]. Dans un film, le public doit avoir le sentiment authentique, tel qu’il se reflète dans la vibration du visage humaine. » Il ajoute (p. 156) que, dans les scènes de dialogue, c’est sur le visage de celui qui écoute qu’on verra le sens des mots – ouvrant ainsi, en théorie du moins (car ses films sont loin de cet idéal) la voie à un cinéma dégagé du théâtre et de sa gestion de la parole. La logorrhée Aux premières représentations de films dramatiques muets, le public a souvent été tenté de réagir comme ce critique qui écrivait en 1908 : « On ressent à la longue comme un agacement du mutisme obstiné de ces silhouettes gesticulantes. On a envie de leur crier : “Mais dites donc quelque chose !” » Ce vœu fut exaucé, amplement et copieusement, dans des films parlants qui ne faisaient que cela – dire quelque chose, fût-ce n’importe quoi ; la mise en scène, alors, a consisté dans son principe, et par-delà les habiletés individuelles, à garder au centre de notre attention ces « silhouettes » parlantes. Au moment du passage au parlant (entre 1926 et le milieu des années Trente), l’ambition était d’atteindre aux fameux « 100% » promis par les slogans des producteurs : des films où la parole dramatisée ne s’éteindrait jamais. Conception hyper-théâtrale, celle que visa la « Querelle du théâtre filmé », et qui, pour en être l’exact opposé, n’est pas différente dans son essence d’un cinéma muet réduit à la mimique articulée et focalisée. Le parlant eut des opposants, qui n’y voyaient qu’une régression à un stade primitif de la mise en scène, où la caméra devait rester immobile et enregistrer la performance des acteurs. Mais ce critère de la mobilité de la caméra et de la fluidité du montage, quoique pertinent, ne fut que provisoire, car la caméra reprit vite sa liberté de mouvement – en partie grâce à des inventions comme celle du doublage. En revanche, ce qui ne passa pas avec les inventions techniques, c’est le rôle central et déterminant de la parole ; il prit seulement une nouvelle forme, qu’il faut bien appeler la logorrhée, dans les innombrables films ouvertement théâtraux des années Trente (la décennie qui compta le plus d’adaptations de pièces de
théâtre). Sacha Guitry ne dissimulait pas qu’il entendait avant tout enregistrer un témoignage de la mise en scène et de la diction qu’il avait approuvées pour ses propres pièces : « J’ai fait jouer [en 1916] une comédie intitulée Faisons un rêve, dans laquelle Raimu était admirable. Il y a donc exactement de cela trente-six ans. Plus tard [1936], je l’ai filmée – et elle se joue en ce moment [1952] dans un cinéma des Champs-Élysées. Raimu n’est plus là, moi, je n’ai plus l’âge de la jouer – et vous pouvez la voir encore ! » Faisons un rêve est une pièce où le nombre réduit de personnages (trois) n’empêche pas l’abondance des dialogues ; on n’y cesse de parler, comme dans le célèbre monologue où Guitry, attendant sa maîtresse (Jacqueline Delubac), l’imagine en train de se préparer, de sortir de chez elle, de prendre un taxi, etc. – tout cela, bien entendu, pour le bénéfice du spectateur, suspendu à ce récit durant près de huit minutes par la magie du verbe et de la voix, au point que, quand le personnage doit constater qu’il a péché par optimisme et que la jeune femme n’arrive pas, nous sommes comme lui déçus. L’enjeu de la logorrhée est toujours le même : suspendre le spectateur à la profération du sens, lui faire attendre et désirer la suite du dialogue (ou du monologue). Le jeu dramatique est alors réduit à la circonstance de cette profération. L’un des chefs-d’œuvre de la logorrhée est His Girl Friday, de Howard Hawks (1940), adapté d’une pièce de Ben Hecht et Charles MacArthur, et remake d’une première adaptation, Front Page (Lewis Milestone, 1931) ; cette première version avait la réputation d’être le film le plus rapide jamais réalisé, et Hawks fit le pari d’aller encore plus vite. « Tout ce qu’il faut pour cela est un petit travail supplémentaire sur le dialogue. Vous mettez quelques mots avant la réplique d’un personnage et quelques mots juste après, et vous les faites chevaucher. Cela donne une impression de vitesse qui n’existe pas en réalité. Et puis, vous faites parler les gens plus vite. […] J’ai expliqué ça à Hecht et MacArthur. Nous parlions, tous les trois en même temps, et je leur dis : “voilà, ils vont parler exactement comme nous parlons en ce moment”. » Le résultat est assez stupéfiant, et encore aujourd’hui la vitesse d’élocution de ces dialogues, par ailleurs parfaitement articulés, reste quasi indépassée. Mais, comme avec la pantomime, le prix à payer est l’immobilité des acteurs, et aussi, souvent, de la caméra. Dans la scène où Walter (Cary Grant) déjeune avec son ex-amie Hildy (Rosalind Russell) et le nouveau fiancé de celle-ci (Ralph Bellamy), les trois personnages sont serrés dans le cadre, et en outre, comme aucun d’eux ne doit nous tourner le dos, ils sont assis tous les trois du même côté de la table, de façon extrêmement peu naturelle. C’est dans ces conditions qu’a lieu leur dialogue, à un rythme de mitraillette. La mise en scène, ici, n’est que la pure
performance de la logorrhée – ou ne serait que cela sans Cary Grant, l’un des acteurs les plus souples qui aient jamais été, qui « joue comme un elfe de ses jambes, de ses bras, des muscles de son visage, et développe un ballet digne de Massine ». La diction Lorsque le cinéma fut devenu parlant, le dilemme de la pantomime (exprimer conventionnellement ou tâcher d’exprimer naturellement) se retrouva dans la diction, avec son double pôle normatif : le vraisemblable d’une part, le prosodique de l’autre. Il existe en effet deux grandes traditions de la diction théâtrale : celle qui s’efforce de naturaliser le dialogue, de le rendre aussi coulant que possible, de se faire oublier ; celle au contraire qui se met en avant, s’accentue, se présente à l’auditeur pour elle-même et pour ses qualités sonores. Ce dilemme n’a jamais été aussi sensible que dans la représentation de pièces anciennes, qui nous sont parvenues sous forme écrite, sans que nous sachions précisément quel rapport elles supposent avec l’oralité. Nous savons seulement que la diction y était très artificielle et articulée (le relâchement de la diction n’étant apparu, en théâtre, qu’avec le naturalisme d’André Antoine). Des tentatives de restitution de cette prononciation, et au delà, de recons titution du style gestuel, sonore, visuel de la scène au dix-septième ou au xviiie siècle, ont été proposées, suggestives mais toujours hypothétiques. Hors ces entreprises, passionnantes mais expérimentales, monter Le Cid ou Andromaque implique un choix entre deux solutions également bancales : dire des alexandrins, quitte à faire difficilement suivre la construction des phrases, ou naturaliser le discours, en cassant la scansion et la rime, comme s’il s’agissait d’un texte écrit hier. Lorsque, en 1970, il filma la pièce de Corneille Othon, Jean-Marie Straub prit entre autres position sur ces relations entre verbal et spectaculaire. Son film est une représentation de la pièce, qui offre un certain nombre de particularités remarquables (et remarquées, le film ayant été reçu comme une provocation). En termes scénographiques, d’abord : chacun des cinq actes est tourné dans un lieu unique, mais nullement théâtral ; les acteurs sont vêtus de toges antiques, mais on aperçoit des constructions récentes et on voit passer les voitures ; sur la bande son, la coexistence entre la Rome mythique de Corneille et la Rome contemporaine est encore plus contrastée, le texte étant souvent troublé par le bruit de la circulation ; enfin, les lieux (divers endroits sur le Mont Palatin et
près de la Villa Doria Pamphili) ne ressemblent guère à ce qu’on a l’habitude de voir au théâtre : pas de palais de convention, pas de colonnades, pas de mobilier, pas de plateau de jeu délimité ; les acteurs s’assoient sur des fragments de ruines ; au dernier acte, l’Empereur reçoit des nouvelles dans une pièce quasi totalement détruite ; etc. Plus surprenant encore est le parti pris quant au texte. Celui-ci a été respecté au mot près, sans aucun de ces aménagements fréquents qui font remplacer un terme vieilli ou même sabrer des pans entiers de l’œuvre (davantage dans des adaptations de Shakespeare, il est vrai). Mais les personnages de la pièce de Corneille sont incarnés par une dizaine d’hommes et de femmes qui ne sont pas acteurs et ont en outre, à la langue française, des rapports différents (certains, dotés d’un fort accent, italien ou anglais). Bref, au rebours de l’attitude qui consiste à faciliter la compréhension de ce texte – que le vieillissement de sa langue rend difficile même pour des auditeurs cultivés –, Straub multiplie à plaisir les obstacles et les handicaps. Ce choix bien entendu n’est pas gratuit, et le cinéaste s’en est longuement expliqué : il s’agissait pour lui de refuser l’idéologie du naturel, et de s’attacher à la diction comme acte, y compris dans ses difficultés. En optant pour des voix infiniment singulières, fort loin pour certaines des canons de la « belle » voix, et encore plus loin des canons de l’articulation et du bien-dire, Straub a voulu exhausser la corporéité de ses acteurs, rappeler que la voix est un souffle, qui traverse le corps, et qu’un texte, même sanctifié par l’ancienneté et reconnu comme classique, n’a pas d’existence théâtrale (ni cinématographique) indépendante de ce corps de l’acteur. Dans le « premier cinéma », on est toujours très loin de cette corporéité de la voix. La logorrhée hawksienne, le naturalisme de Renoir ou de Pagnol, sont des manières élaborées de dire un texte ; mais les excellents acteurs qui y sont employés ont appris leur texte par cœur, et ont surtout appris à le dire avec toutes les apparences du spontané. Dans la trilogie marseillaise de Pagnol, nous jouissons d’un rapport au texte qui aurait été exactement le même au théâtre : respecté au mot près, dit avec art et conviction, incarné même, par des acteurs qui savent peser (Raimu) – mais tout le corps de l’acteur travaille à se dissoudre, à se fondre dans son dire, dans sa diction, dans le texte. On reste dans l’esthétique de l’« articulation », cette façon de dire un texte qui privilégie sa transmission sans équivoque ni obstacle, et que Roland Barthes a comparée à la prononciation : aux vertus trop mécaniques et comme mesurables de l’articulation, à son caractère impersonnel, qui ne met pas en valeur le « grain » de la voix, la simple prononciation oppose une idéale recherche de la clarté mais « sertie dans le sens général de la phrase ». Pour Barthes, « il n’y a pas de voix
neutre – et si parfois ce neutre, ce blanc de la voix advient, c’est pour nous une grande terreur, comme si nous découvrions avec effroi un monde figé, où le désir serait mort ». C’est de cela que Straub s’est souvenu – et c’est ce dont on n’a que la promesse chez Pagnol. Je ne veux rien dire d’autre en faisant état de la théâtralité du « premier » cinéma (de l’invention des Lumière à l’arrivée et à l’établissement du parlant) : au lieu de suivre sa pente comme art de l’image en mouvement, le cinéma est venu concurrencer le théâtre sur son terrain, et s’est enfermé dans la recherche de moyens de transmission du sens qui, directement ou indirectement, ressortissent au verbal. La réaction critique contre cette théâtralité, a pris bien des formes, et favorisé tantôt une valeur poétique propre à l’image en mouvement (la « photogénie » par exemple), tantôt des tentatives plus ou moins inspirées du naturalisme, par exemple des films muets sans intertitres – du Rail (Scherben, Lupu Pick, 1921) au Dernier des hommes (Murnau, 1924) –, tantôt encore l’expressivité propre de l’image, comme dans le courant protéiforme de l’« expressionnisme ». Mais la masse des films, muets ou parlants, ouvertement théâtraux ou non, a été un gigantesque avatar de l’axiome du théâtre bourgeois : au commencement est la parole (et derrière elle, le texte, la littérature). Quelle que soit la diction, il s’agit toujours de dire : priorité au verbal. La scène filmique : le cube, la coulisse, la profondeur La boîte scénique : le point de vue obligé Lorsque naît le spectacle cinématographique, le théâtre en Occident n’a guère qu’une définition : c’est un spectacle, lui aussi, qui assied ses participants face à un plateau sur lequel évoluent les acteurs ; derrière les acteurs, un fond de scène, fait d’une toile peinte ou de décors plus ou moins illusionnistes ; à droite et à gauche, plus ou moins dissimulées par des rideaux, les coulisses, par où on peut entrer sur scène et en sortir. Le tout ressortit à un principe ancien, mais que le xxe siècle a porté à son apogée : le principe du cube scénique. L’action est vue par le spectateur comme se déroulant dans une grande boîte dont un côté aurait été ôté pour permettre la vue (et dont le couvercle serait indécis). Il n’est guère besoin de décrire davantage ce système, qui est toujours celui du théâtre ordinaire. Mais sous son apparence de banalité, il comporte un aspect essentiel, que le cinéma éprouva très tôt – pour s’y heurter ou pour en profiter :
le point de vue sur l’action n’est pas libre, mais déterminé par le dispositif du cube (ou boîte) scénique. La vue Lumière tire, aujourd’hui encore, son prestige et sa magie de la liberté de principe qui est accordée à l’opérateur, de choisir l’endroit d’où il nous fera voir le monde tel quel. Mais, à très peu d’exceptions près – la poignée de « vues » filmées en deux points de vue, avec déplacement de la caméra –, ce point de vue, une fois choisi, ne change plus. Ce qui pour l’opérateur est une liberté devient, pour le spectateur, une contrainte : nous voyons du point de vue qui a été, une fois pour toutes, choisi pour nous. A fortiori, lorsque le cinéma devenu institution, vouée au spectacle et à la fiction, produisit des suites d’événements enchaînés, le point de vue fut d’abord fixé avec rigidité. Il suffit de considérer les bandes réalisées en 1908 ou 1909 par Griffith, pour y comprendre aussitôt comment l’esthétique du point de vue « libre » sur un événement s’y marie, et s’y soumet, à l’esthétique du point de vue contraint. Pour raconter ses petites histoires, Griffith invente un système extraordinairement rigoureux, dont il ne se départit jamais : chaque plan est un tableau (au sens théâtral du mot), correspondant à ce que verrait un spectateur situé devant une boîte scénique dans laquelle évolueraient ses acteurs. Le fond de scène et son décor sont là ; les coulisses aussi, que remplacent exactement les bords latéraux du cadre. Dans un film de 1909, A Drunkard’s Reformation (Le Repentir de l’ivrogne), Griffith a désigné, en la mettant en abîme, l’équivalence entre ce point de vue qu’il nous propose (nous impose) et le point de vue d’un spectateur de théâtre. Le héros du film, un père de famille qui s’adonne à la boisson, se rend au théâtre, où il assiste à la représentation d’une pièce dont la morale l’atteint directement et lui permet de se réformer. Durant toute la repré sentation de la pièce dans le film, nous voyons en alternance la scène (du point de vue du héros, assis au premier rang des fauteuils d’orchestre) et le héros luimême en train de regarder, Griffith semblant ainsi directement « extraire » de la vue sur la scène théâtrale les principes de la représentation dans son film. Dans ce cinéma primitif, notre point de vue est obligé, face à l’événement, sans possibilité de le changer, et sans espoir que le film le change jamais (c’est ce qu’Eisenstein appelle, dans son histoire sauvage du montage, le cinéma « uniponctuel »). La boîte scénique : ouvertures latérales, ouvertures du fond Ce cinéma à point de vue unique était médiocrement armé pour affronter une
évidence : au cinéma, on ne peut se contenter très longtemps de donner une vue sur un lieu ; il faut changer de lieu. Des films plus anciens que ceux de Griffith avaient trouvé pour cela des solutions. Le célèbre Rescued by Rover (Cecil Hepworth, 1905) – qui raconte comment une enfant enlevée par une vieille mendiante est sauvée par son chien Rover – comporte vingt-deux tableaux (ou plans), dans des lieux très divers, certains enchaînés selon la logique de la successivité événementielle ; c’est le schème général de nombreux films de cette époque. Mais ces passages de plan à plan n’avaient guère de logique visuelle : ils ne pouvaient être acceptés (c’est-à-dire compris) qu’en référence à l’enchaînement aristotélicien des causes et des effets, et ne pouvaient donc convenir qu’à des fictions très simples, faciles à suivre, généralement réduites à la « poursuite », programme fictionnel minimal qui ne demande que peu d’efforts d’abstraction spatiale. L’invention de Griffith est géniale dans sa simplicité. Il imagine en effet une méthode générale – de grand avenir après élaboration et modification – qui permet de relier par des moyens purement visuels, et indépendamment de l’histoire racontée, deux lieux (ou davantage). Dans son état le plus élémentaire, cette méthode est une méthode de passage d’un lieu à un lieu adjacent : le personnage sort du premier lieu (du premier cadre) par un côté, et entre dans le second par le côté opposé. Ainsi, la direction de son mouvement est préservée d’un cadre au suivant, et c’est ce facteur visible qui crée la connexion de lieu à lieu (et de cadre à cadre) ; le spectateur est amené à relier imaginairement les deux champs en identifiant, dans le bord du cadre, une ouverture, vue ou non vue (une porte, le plus souvent) qui mène de l’un à l’autre. Dans ses plus courts films, ceux de 1908 à 1910, Griffith fait un usage très systématique de cette méthode, qui offre, en sus de la référence à l’espace scénique, l’impression simple d’une continuité des espaces ; cette impression est si naturelle qu’elle fut par la suite érigée en quasi-règle par Hollywood : « Si un acteur sort d’un plan par la gauche de l’écran, pour pénétrer aussitôt dans un nouveau décor, il doit entrer dans le second plan par la droite. Autrement dit, son mouvement doit être cohérent. » Cette forme évoque la scène « à l’italienne », offerte frontalement au regard du spectateur, et ses coulisses qui permettent les entrées et sorties ; en outre, elle utilise comme vecteur le corps de l’acteur lui-même, dans son déplacement. Elle est donc éminemment adaptée au cinéma dramatique. De plus, elle appelle le jeu en profondeur, ajoutant à la précision de la mise en scène. Dans un film de 1919, The Idle Class (Charlot et le masque de fer), Chaplin utilise cette profondeur
pour un effet saisissant : c’est la scène où le mari distrait, qui a oublié d’aller attendre sa femme à la gare et qui, en outre, s’est promené en caleçon dans le hall de l’hôtel, se retrouve dans son appartement et, entendant arriver quelqu’un, ouvre précipitamment une porte qui jusque-là était restée fermée, découvrant la chambre à coucher et le lit dans l’axe – sous les draps duquel il se réfugie. La surprise est d’autant plus vive qu’on a déjà vu ce même décor, identiquement filmé de face, comme une scène avec ses coulisses gauche et droite (elles ont servi l’une et l’autre), et que la porte fermée était dissimulée à notre attention par la symétrie des deux ouvertures du fond du décor. Inutile de souligner, en outre, que le jeu dans la profondeur, qui permet et même suggère le rapprochement (le grossissement du plan), est une base naturelle pour introduire le montage dans ces tableaux – d’abord sous la forme de « vignettes » des visages des personnages (en gros plan), puis sous d’autres formes plus variables.
Latéralité et profondeur (Raoul Walsh, Regeneration, 1915)
D. R. Démonstrative application du principe de raccord par adjacence mis au point par Griffith : le jeune garçon quitte sa chambre (photos du haut) par la droite, passe dans l’escalier (photos du milieu), et, toujours de gauche à droite, entre dans la salle à manger du couple qui le recueille (en bas). Dans la continuité du même plan, le jeu en profondeur peut se remettre à fonctionner. La mise en scène de film se fit, très longtemps, dans un tel lieu, les deux progrès essentiels consistant, d’une part à en agrandir l’espace, d’autre part à l’observer sous des points de vue multiples et variables. Les deux scènes de His Girl Friday que j’ai décrites plus haut obéissent l’une et l’autre à un principe de point de vue qui est directement issu de celui de Griffith et Chaplin : la caméra ne franchit jamais une sorte de « rampe » implicite et virtuelle, qui laisse l’action se dérouler devant nous. Chaplin lui-même, jusqu’à son tout dernier film, La Comtesse de Hong Kong (1967), affectionna les lieux clos, où le jeu des ouvertures et fermetures de portes rythmait le vaudeville. Bien plus récemment, une tendance « statique », importante dans le cinéma d’art européen des années Soixante-dix, multiplia les scènes tournées en un seul plan, pour montrer face à nous une action se dérouler en longueur. C’est le cas, exemplairement, des premiers films de Chantal Akerman, tels Je, tu, il, elle (1974) et Jeanne Dielman (1975) ; dans le second, fait de plans très longs (jusqu’à plusieurs minutes), on voit la protagoniste en train de tricoter, d’éplucher des légumes ou de parler à son fils, dans un cadrage frontal et centré, d’une grande neutralité ; le premier est également tourné dans des lieux clos, dont deux chambres, où l’on voit le personnage (Akerman elle-même) manger du sucre en poudre, déplacer son matelas ou faire l’amour avec son amie, toujours selon le même cadrage dénué de pathos. D’autres films des années 1970 utilisèrent de grands plateaux de jeu, avec des décors d’inspiration théâtrale, mais sur lesquels la caméra pouvait circuler de manière fluide ; c’est notamment le cas des principaux films de Hans-Jürgen Syberberg, dont Parsifal (1982) et Hitler, un film d’Allemagne (1977). Dans ce dernier film, longue et complexe réflexion à haute voix sur le phénomène-Hitler, le cinéaste utilise un gigantesque plateau de jeu, qui tient à la fois du studio de tournage et de la scène de théâtre ; il y convoque tour à tour des figures plus ou moins symboliques, entourées par des éléments de scénographie ostensiblement théâtraux (éclairages, fumigènes, etc.), mais situées le plus souvent devant une image, obtenue par projection (soit « transparence », soit projection sur un matériau réfléchissant), et prise dans un vaste fonds iconographique qui mêle
cinéma, opéra, théâtre, peinture, photographie. On est à la fois très près et très loin du dispositif initial de Griffith : très près, car l’espace reste clos, irrémédiablement, et les personnages ne peuvent sortir qu’en passant en coulisse ; très loin, car le cinéaste se donne la liberté de parcourir en tous sens cet espace, de le ponctuer de grands mouvements à la grue, de le remonter incessamment pour suivre son discours, et bien sûr de varier autant que de besoin le répertoire de ses projections. Le principe du « tout voir » Le théâtre – à l’italienne ou antique, et probablement aussi dans ses autres formes – est fondé sur un principe élémentaire : le spectateur est « tout voyant », au sens amphibologique où l’avait proposé Christian Metz : il voit tout, et il est concentré dans l’acte de voir. C’est ce grand principe que le cinéma a repris, plutôt que les modalités concrètes de son incarnation dans une forme, en fin de compte, épisodique de l’histoire du théâtre. Il s’agit, dans le cinéma classique en tout cas, de s’assurer que le spectateur verra tout, qu’il le verra confortablement et sans ambiguïté, et surtout, qu’il le verra de manière à ne rien désirer d’autre. Le premier critère peut paraître simple à satisfaire, au prix de quelques gestes techniques. Le système des entrées et sorties du premier Griffith, mais aussi bien, plus tard, le jeu de l’indexation des détails significatifs (chez Hitchcock par exemple, qui fut le spécialiste patenté de la « désambiguïsation ») en sont de grandes formes, reconnues et pratiquées quasi universellement. En même temps, on n’a pas souvent souligné cette évidence que « tout » montrer – c’est-à-dire montrer à chaque instant tout ce qu’il est nécessaire que le spectateur voie – n’est possible au cinéma que parce qu’il offre des images délimitées par un cadre. C’est là, en effet, une différence majeure avec le théâtre, lequel ne « cadre » que très approximativement ce qu’il nous montre. Dans le cinéma des années 1910, surtout en Europe, où régnait encore l’esthétique du « tableau » (plan filmé d’assez loin, et donnant une assez longue tranche d’action sans interruption), l’art du metteur en scène était de disposer ses personnages de telle sorte qu’ils ne se masquent pas les uns les autres (ou que, si c’est le cas, cela soit utile au déroulement de l’histoire) ; or, bien entendu, au théâtre, on ne peut jamais faire un tel calcul, le point de vue étant différent pour chaque spectateur dans la salle. Le second critère est plus délicat : à partir de quelle information le spectateur sera-t-il « satisfait » ? est-ce affaire de quantité ou plutôt de qualité ?
et comment s’assurer qu’il ne laissera pas son esprit vagabonder au-delà de ce qui lui est montré ou expressément suggéré ? C’est, à vrai dire, la grande question de la mise en scène classique, laquelle s’est toujours préoccupée d’exercer sa maîtrise sur l’activité du spectateur, comme en atteste encore Hitchcock avec sa notion provocante de « direction de spectateurs ». Le même souci d’assurer le « tout voir » se manifeste dans une seconde grande invention, à peine plus tardive, et qui, elle, échappait au théâtre pour définir au contraire le plus spécifique du cinéma : le raccord sur un regard, lequel devait peu à peu supplanter le raccord sur un mouvement issu des entrées et sorties par la coulisse. Cette forme allait devenir quasi hégémonique, en même temps qu’apparaissaient les valeurs expressives du montage, son rythme, son accent (tout ce qui permit à Jean-Luc Godard d’affirmer, vers la fin de l’époque classique, que « si la mise en scène est un regard, le montage est un battement de cœur »). « La mise en scène est un regard » : formule suggestive dans son élégante concision ; on ne saurait dire mieux la relation entre ce qui se passe sur la « scène », fût-elle imaginaire comme l’est la scène filmique, et ce qui se joue dans l’exercice concurrent des regards – celui du cinéaste (de la caméra), celui du personnage, celui du spectateur. Ce jeu des trois regards a été souvent analysé, surtout à propos du cinéma classique américain, qui l’a porté à son point de perfection, et qui a su, sans renoncer à la priorité donnée au personnage, jouer aussi de la relation permanente entre le spectateur et la caméra. Dans l’exemple de Hawks cité plus haut, même si tout reste très discret et « transparent », il ne peut guère nous échapper que nous regardons des personnages qui conversent (et se regardent) du point de vue qui a été choisi par ou pour la caméra. Le « deuxième » cinéma, celui de l’ère des auteurs (au sens de Bazin et de la comparaison avec l’écrivain), reçut en héritage ce jeu incessant des regards, cette ubiquité de la caméra comme regard – une ubiquité absolument naturalisée (la caméra a le droit de se trouver à peu près n’importe où), et en même temps réminiscente de la frontalité des origines. Très souvent, dans les films des cinéastes de la deuxième génération (ceux qui, nés avec le siècle ou à peu près, avaient déjà grandi avec le cinéma muet) – de John Ford à Ingmar Bergman par exemple –, la mise en scène conjugue démonstrativement le souvenir de la théâtralité primitive avec la conscience de la liberté du point de vue, de l’angle et de la distance. L’œil de la caméra occupe une position à la fois arbitraire, naturalisée, et conventionnelle. Pour ne prendre qu’un exemple, la scène du « dîner des gueux » dans Viridiana (Luis Buñuel, 1961), qui culmine avec un célèbre plan-tableau (au double sens, théâtral et pictural), comporte une longue
préparation à ce plan frontal, sous la forme notamment d’un plan assez long, où la tablée est saisie de bout, d’un point de vue a priori assez malcommode, dont Buñuel joue en insérant, au premier plan, divers petits événements, pour terminer sur une vue générale de la table, dans l’axe de la longueur. La citation de la Cène de Léonard de Vinci arrive dès lors de manière d’autant plus inattendue et d’autant plus frappante. L’héritage de la littérature : le scénario Le jeu d’acteur, le lieu unitaire parcouru par des regards organisés, la prégnance du verbal sont l’héritage fondamental du théâtre dans le « premier cinéma » (celui qui va de l’invention jusqu’à la stabilisation du parlant, disons, de 1895 à 1940). Mais parallèlement, ce « premier cinéma » est aussi celui de l’appropriation de l’autre grand lieu du langage, la littérature. Un film, cela fut très vite l’incarnation d’un texte écrit, même sommaire : ce qu’on appelle un scénario. Scénario, adaptation, découpage (prééminence du scénario) Le scénario comme économie Du scénario, Hollywood et ses héritiers ont fait un produit taylorisé, que l’on peut retoucher, retailler et remonter ad libitum, auquel participent plusieurs artisans plus ou moins anonymes (dont souvent celui qui signe n’a pas fait la plus grande part), et qui n’a qu’un maître d’œuvre effectif, le producteur. Technique industrielle en moins, c’était déjà l’état d’esprit qui prévalait dès les premiers temps du cinéma narratif. En 1908, le jeune Griffith (pour continuer avec cet exemple significatif), qui gagne péniblement sa vie comme acteur, et qui n’a pas réussi à faire monter les pièces qu’il écrit en amateur, propose des « scénarios » à Edwin S. Porter, le directeur de la société de production Edison ; il s’agit de simples synopsis, sans dialogues, et sans aucun développement ni « traitement » en vue du filmage. Lorsque, un peu plus tard la même année, il se voit confier son premier film comme réalisateur, Les Aventures de Dollie, il doit à son tour se demander comment traiter le synopsis qui lui a été remis ; le célèbre opérateur Billy Bitzer a raconté que Griffith, à la veille du tournage, était
venu lui demander conseil ; Bitzer lui expliqua qu’un film devait viser quatre valeurs principales (« comédie, drame, pathos, jolies images »), et que le mieux était de chercher dans le synopsis ce qu’il fallait développer pour chacune de ces valeurs, quitte à ajouter quelques actions s’il en manquait. Griffith ne dit ni oui ni non – mais la suite démontre qu’il n’oublia pas le conseil. Dans le cinéma primitif, le scénario est déterminé par deux contraintes concrètes : 1°, une contrainte représentative : un petit nombre de points de vue fixes (les « tableaux ») et 2°, une contrainte narrative : une forte compression de l’intrigue, pour tenir compte de la durée très courte du film. La première contrainte manifeste évidemment un héritage théâtral direct et immédiat ; ce fut la première décision esthétiquement significative prise par Griffith que d’avoir demandé, pour son huitième film (For Love of Gold, filmé le 21 juillet 1908), que l’on rapprochât la caméra des acteurs au cours d’un même tableau, pour mieux montrer leurs expressions, et qu’un tableau comportât ainsi deux plans – rompant l’équation jusque-là absolue entre tableau (théâtral) et plan (cinématographique). Quant à la seconde contrainte, elle ne sera jamais oubliée par l’industrie du scénario, même lorsque les films seront devenus plus longs. Dans A Corner In Wheat (tourné en novembre 1909), on raconte en 16 minutes et 32 plans, correspondant à 9 cadrages différents, l’histoire suivante : un homme d’affaires dénué de scrupules réussit à accaparer le marché du blé, ruinant les petits producteurs et faisant monter le prix du pain. Les « tableaux » du film nous le montrent dans son bureau, dans un grand restaurant où il fête son succès, puis dans une minoterie qu’il fait visiter à ses invités, et où finalement, étant tombé par accident dans le silo, il mourra étouffé par le grain qui tombe. En parallèle, un tableau récurrent montre l’intérieur de la boulangerie où les pauvres viennent acheter un pain de plus en plus cher, jusqu’à ne plus pouvoir s’offrir même un demi-pain. En ouverture et en fermeture du film, des plans sur le paysan qui sème le blé : au début une famille, pauvre mais digne, à la fin, un seul jeune homme. La quantité d’événements rapportés ou suggérés est énorme par rapport à la durée du film ; le scénario « adapte » trois récits de Frank Norris, pur produit du naturalisme américain inspiré d’Émile Zola. La double contrainte narrative et représentative se traduit, dans le cœur du film (entre l’ouverture et la fermeture à la campagne), par un montage parallèle entre d’une part le tableau de la boulangerie, strictement répétitif, dont les occurrences se distinguent seulement par le prix du pain (affiché en premier plan), la longueur de la file d’attente, voire l’intervention de la police, et d’autre part les plans sur les réjouissances des riches. Le sens se trouve donc, lui aussi,
condensé, mais au prix de la plus grande simplification, dans cette opposition riches/pauvres, méchants/bons, bourreaux/victimes. En même temps, Griffith met au point la technique du détail significatif : dans le premier tableau du silo de blé (la « fosse »), on aperçoit un rouleau de corde à l’avant-plan ; c’est cette corde, négligemment laissée là, qui fera tomber le boursicoteur et causera sa perte. Avec l’apparition du long-métrage, ces exigences s’assouplirent. « On avait moins besoin de comprimer l’histoire dans le long-métrage (feature film), il y eut moins de compression due au montage rapide, davantage de temps pour construire l’atmosphère, pour faire le portrait des personnages et ajouter une profondeur psychologique, et par conséquent, moins de place pour la “sténo” du montage idéologique dont Griffith était devenu spécialiste. Les rythmes de montage tendirent à ralentir, et le montage parallèle, à être utilisé moins systématiquement. Les conseils donnés dans un manuel de 1914 pour l’écriture du scénario sont résumés dans le titre d’un des chapitres : “Séquence et conséquence ; cause logique et solution intégrale ; climax soutenu ; toutes les attentes sont comblées”. En peu de mots est ainsi dessinée la structure considérée comme idéale pour le long-métrage. » On ne saurait mieux dire. Le scénario du film muet américain des années dix – d’où allait sortir le modèle le plus souvent reproduit dans le cinéma mondial – est fondé sur un aristotélisme parfait : pas d’action sans cause, pas de cause sans conséquence, remplacement, chaque fois que possible, de la structure alternante par une structure linéaire, et pour couronner le tout, la perspective de l’efficience, avec ce sustained climax où pointe la préoccupation quantitative et marchande. Dans son traité paru au Danemark un peu après (1919), Urban Gad donne au scénariste des conseils comparables : l’exposition doit capter le spectateur, même si elle introduit de nombreux personnages ; l’action doit toujours aller de l’avant (ne pas reprendre ce qui a déjà été dit) ; il faut des scènes assez longues pour relancer l’intérêt ; le rythme doit aller croissant, mais en ménageant des pauses, etc.. Le scénario est avant tout une économie : économie narrative, où la condensation est la vertu première ; économie industrielle, fondée sur « la production à la chaîne de prototypes » ; économie représentative, enfin, car le scénario primitif est entièrement déterminé par la logique du tableau. Jean-Luc Godard a plusieurs fois donné (entre autres, dans l’épisode 1A des Histoire(s) du cinéma) une version mythique de la naissance du scénario comme dérivé de la feuille de comptes journaliers : les personnages, les lieux, les objets, ce sont d’abord les figurants que l’on paie, les studios qu’il faut louer, les accessoires
qu’il faut prendre en magasin ; toute l’industrie de la fiction dériverait de cette économie élémentaire, et le scénario primitif, comme ses avatars ultérieurs plus sophistiqués, pourrait se lire comme un registre de comptes. Cette version, historiquement douteuse, est symboliquement significative : il suffit de penser au phénomène de la star, cette marchandise de grand luxe dont l’apparition sur l’écran est si précieuse qu’elle est – et elle presque seule – capable de concurrencer la prééminence du texte (parce que, au fond, la star est à elle-même son propre texte). Les conséquences sur ce qu’on entendra par « mise en scène » dans le cinéma américain – et, en partie, dans le cinéma européen – sont manifestes. Les questions de réalisation que se pose le débutant Griffith tiennent tout entières dans l’espace du tableau : entrées et sorties de champ, par les coulisses droite et gauche ou par une porte dans le décor ; utilisation de la profondeur et création si nécessaire de plusieurs « plans » étagés dans la troisième dimension (comme les tableaux du banquet et ceux de la boulangerie dans A Corner In Wheat) ; gestion des déplacements et comportements pour tenir compte de la frontalité du point de vue (comme au théâtre, mais de manière plus contraignante, la nécessité de ne jamais perdre l’attention du spectateur étant encore plus vitale). Avec l’invention du découpage et du montage, les problèmes deviendront plus complexes, et leurs solutions plus souples, sans changer de nature. Il s’agit toujours de mise en place, de vitesses de déplacement, de compréhension des attitudes et des mimiques, mais on n’est plus condamné à inscrire l’action dans la largeur et la profondeur, comme avec la boîte scénique griffithienne. L’exemple de Viridiana, cité un peu plus haut, montre bien comment, au prix d’un déplacement très simple (à quatre-vingt-dix degrés), on passe de la frontalité à l’axialité, multipliant les solutions représentatives – toujours dans un régime fortement marqué par la scénicité, avec un espace
Axialité et frontalité
(Luis Buñuel, Viridiana, 1961) D. R. Un long plan sur le dessert, goûté par un des gueux (1), puis servi par les deux femmes (2, 3) ; le « lépreux » tente de s’approcher, bloque un instant la perspective (4), est rejeté sur son siège (5), et le plan se termine sur une vue axiale (6) et un peu plus élevée (à la dolly). Ce point de vue axial revient un peu plus tard (7) pour la mise en place de la « photographie » de groupe – que l’on voit alors, de face, citant la fresque de Léonard (8). global cohérent, nettement rappelé à chaque instant, et que le découpage en plans successifs a toujours le souci de ne pas défaire, mais au contraire de « recoudre » autant que possible. L’origine littéraire du scénario Les scénarios des longs-métrages américains, puis mondiaux, furent souvent des adaptations d’œuvres littéraires, célèbres ou obscures. Une liste éclairante recense, en 1915, les auteurs adaptés depuis 1910 : 15 fois Dickens, 13 fois Shakespeare, 11 fois Dumas, 9 fois Longfellow, etc. ; cela n’a guère changé par la suite, sinon par le développement d’un phénomène que nous connaissons encore bien : l’écriture de best-sellers d’emblée pensés en vue de leur adaptation par Hollywood. Nombre d’écrivains seraient sans doute oubliés de nous si leurs œuvres n’avaient été « adaptées » – c’est-à-dire, en fait, exploitées selon la logique qui était la leur dès le départ. Que resterait-il par exemple de Fanny Hurst et de ses romans Back Street et Imitation of Life s’ils n’avaient donné lieu à des films de John Stahl (et, pour le second, de Douglas Sirk) ? Cette liste de 1915 est en outre révélatrice, les auteurs dramatiques (Shakespeare, Schiller, Sardou) y voisinant avec des romanciers (Dumas, Hugo, Dickens, Verne, Wilkie Collins) et des poètes (Longfellow). Tout semble se passer, dans cet état semiprimitif du cinéma, comme si toute œuvre imprimée était bonne à fournir la matière d’un scénario, et plus ou moins selon les mêmes modalités. Notre-Dame de Paris ou Les Brigands, La Pierre de lune ou Rip van Winkle, Le Songe d’une nuit d’été ou Les Trois Mousquetaires : tout est fait pour aboutir à des « tableaux », plus ou moins complexes, plus ou moins articulés. Même constatation en Europe : « le film dans son être intime est plus proche [du roman et de la nouvelle] que du drame. Comme on pouvait s’y attendre, on a donc parcouru de fond en comble la littérature romanesque pour y trouver des sujets
de films, et tout ce qui était approprié, même minimalement, a été utilisé ». Autrement dit, si ce cinéma est vu comme « théâtral », ce n’est pas parce qu’il se fonderait sur un scénario lui-même de nature théâtrale ; le théâtre ne joue un rôle de modèle que pour ce qui est de la mise en scène frontale, du centrage, des coulisses, de l’étagement en profondeur, du jeu d’acteur – et pas forcément pour un type d’écriture propre. Les films américains ont très souvent adapté, par priorité, des adaptations théâtrales d’œuvres littéraires (voir l’exemple célèbre de Dracula de Tod Browning). Mais en général, le scénario se saisit indifféremment de toute écriture « littéraire », qu’elle soit destinée au lecteur de roman, à l’amateur de poésie, au spectateur de théâtre : c’est que la transformation qu’il lui fait subir est à chaque fois la même : retrouver dans l’écrit l’équivalent des tableaux qu’il lui faudra bien dégager. « Équivalent » : c’est le maître mot du scénariste, le mot magique qui lui permet de transmuer en matériau filmique n’importe quel récit ou drame – et qui permit à Hollywood de défigurer tant de chefs-d’œuvre. Que signifie-t-il ? une chose très simple et de grande portée : que, par nature, les œuvres écrites ne sont pas filmables telles quelles, parce qu’elles comportent des passages que l’on ne pourra rendre en cinéma – tout ce qui concerne les états de conscience d’un personnage, tout ce qui figure « entre les lignes », bref, tout ce qui est littérature. C’est le cœur de la querelle violente faite, en 1954, par François Truffaut au « cinéma de qualité » français, où selon lui les scénaristes faisaient la loi (je vais y revenir). On sait que, peu après, le mouvement qu’on appela Nouvelle vague fut lancé par de jeunes cinéastes décidés à écrire eux-mêmes leurs scénarios, et à devenir des « auteurs », au même titre que l’est le romancier. Mais se poser comme l’égal de la littérature est une chose ; échapper au caractère foncièrement littéraire du scénario en est une autre, et ce n’est que chez une petite minorité d’auteurs qu’on trouve le souci de penser le scénario loin de la littérature. Un cinéaste aussi personnel et aussi sensible à l’image qu’Antonioni, par exemple, écrit des scénarios qui sont de courtes ou longues nouvelles, où le cinéma n’est encore présent que virtuellement. Comme beaucoup de cinéastes d’art européens (imités par des Japonais comme Mizoguchi), il a fait l’économie du théâtre – mais pas celle de la littérature, et l’on pourrait en dire autant, dans la génération suivante et a fortiori, de cinéastes comme Fassbinder ou Eustache. Peu d’auteurs de cinéma, à vrai dire, se sont rebellés contre la force intrinsèque du littéraire dans le filmique. Pour Andreï Tarkovski, le scénario doit s’écarter absolument de toute forme littéraire, puisqu’il est destiné à devenir film et non roman ; mais paradoxalement cela n’empêche pas que ses films, aux images particulièrement
agissantes, puissent être perçus comme des œuvres de littérature. Quant aux scénarios filmés, que Godard proposa plusieurs fois dans les années 1980, ils sont en effet radicalement éloignés de la littérature, mais au prix d’une redéfinition draconienne de la notion même de scénario (celui-ci peut, par exemple, être reconstitué après le film, comme ce fut le cas du Scénario du film «Passion» en 1982) ; surtout, ils font jouer, autrement, le langage – de manière non romanesque mais peut-être d’autant plus prégnante. Le conflit de l’image et du scénario Dans le film primitif, la production rapide impose des scénarios qui sont de simples synopsis, et une mise en place qui aille droit à l’essentiel, quitte à répartir les rôles, pour l’intelligibilité de l’histoire, entre les gestes et mimiques des acteurs et les cartons qui véhiculent ce que les corps ne peuvent pas exprimer. Une démonstration est donnée par un film de 1913, restauré en 1995 par la Cinémathèque française à partir d’éléments incomplets, Le Friquet (réalisé par Maurice Tourneur). En l’absence des cartons d’origine, les restaurateurs ont recouru à la pièce de théâtre de Willy qu’adapte le film, pièce elle-même tirée d’un roman de Gyp. Ils ont donc intercalé, entre les scènes jouées, des cartons qui résument tout ce qu’on ne voit pas, et qui explique ce que l’on voit – mais bien entendu, ils ne se sont pas risqués à rétablir les dialogues perdus. Résultat : un film littéralement coupé en deux, avec d’une part des saynètes muettes, courtes, généralement très simples, où l’action se déroule à l’avant-plan, presque toujours face à nous, et toujours au centre du cadre ; et d’autre part, une série de phrases écrites, abstraites et parfaitement arbitraires par rapport à ce que l’on voit. La restauration a ainsi rendu manifeste la séparation entre le récit, calqué sur sa source littéraire, et la mise en scène, très statique, groupant les acteurs dans de longues conversations et de brèves actions (notamment équestres, l’héroïne étant écuyère de cirque). À mesure que les films s’allongent, leur intrigue devient de plus en plus complexe, et la marque du classicisme hollywoodien a été, alors, de s’en tenir obstinément à des récits logiques, où le spectateur se voie sans cesse offrir l’explication de ce qu’il voit et entend, où il n’ait pas à travailler excessivement pour deviner ou éclaircir les enchaînements des événements. D’innombrables anecdotes montrent des producteurs soucieux d’avoir des scénarios cohérents, où les causalités sont bien explicitées, où les conséquences seront tirées
expressément, et s’efforçant d’imposer aux réalisateurs de préserver cette limpidité et cette normalité. Kristin Thompson a vu cette exigence comme la base de tout le « style classique hollywoodien » ; elle cite par exemple ce conseil : « Si vous avez une intrigue qui est un bijou, donnez-lui l’écrin de continuité qu’elle mérite. Ne la noyez pas dans le goudron d’une action sans raccords. » Unmatched action : l’ennemi, c’est l’action « qui ne raccorde pas », l’action trop épisodique, ce que, au milieu des années Vingt, Eisenstein revendique sous le nom d’« attraction », dans une perspective justement antiscénarique. Mais c’est aussi la prolifération du détail pittoresque, qui risque de faire perdre de vue la ligne narrative ou dramatique. C’est tout ce qui écarte de la suite des causes et des effets, en y ajoutant des éléments non indispensables, avec le risque que le spectateur, confondant l’essentiel et l’accessoire, se perde dans trop d’images. En même temps, et contradictoirement, les scénarios, en s’allongeant, sont tentés par la littérature, ils font une plus grande place aux descriptions, aux comptes rendus des humeurs, des intuitions, des pensées des personnages – à toute une part « littéraire » que le cinéma, art behavioriste, ne peut rendre qu’indirectement. Le scénario se met à inclure tout ce que, justement, le cinéma muet avait rejeté dans des cartons explicatifs. En Europe, des scénaristes en arrivent à concevoir leur scénario comme une œuvre en soi, y multipliant les notations concrètes, et coupant l’herbe sous le pied du réalisateur par la précision de leurs indications. C’est typiquement le cas de Carl Mayer, scénariste entre autres du Dernier des hommes et de Tartuffe de Murnau. Voici un petit extrait de son scénario pour Schloss Vogelöd (Murnau, 1921) : « La tempête nocturne fait fureur. Pluie en trombes. Et des arbres se penchent bas. Muet, toutefois, le portail. Une cloche se tait au-dessus. Pendant des secondes. Mais ! Maintenant le battant se meut. Une fois. Puis se tait à nouveau, tout à fait. Alors cependant : à la fenêtre du concierge la lumière jaillit. Le concierge se traîne dehors. L’homme est vieux. Ainsi il tourne la clef. Ouvrant donc le portail. Dans le cadre une forme. Comme une ombre. Maigre. Le froc est long. Les mains croisées, l’une sur l’autre. Des lunettes cernent son regard aigu. Le père se dresse. Une voiture se dessine, sombre. » L’exemple de Mayer est extrême : c’est un scénariste connu pour son
style affété, voulu poétiquement imagé, et on sait qu’il a souvent revendiqué la vraie paternité des films auxquels il a collaboré. La scène de l’arrivée du Père Faramond est traitée par Murnau bien plus sobrement, en un seul plan, fixe et assez bref, d’ailleurs expressif : la nuit noire est trouée, à gauche, par l’ouverture verticale, en demi cintre, de la porte de la loge du concierge ; au-dessus, la cloche qui tinte, et qu’on aperçoit sans le gros plan qu’évoque la prose de Mayer ; le concierge sort, ouvre les deux battants du portail, et du noir vient vers nous la calèche, où nous avons juste le temps d’apercevoir un personnage à lunettes, en vêtement de bure, le père capucin qui est le héros caché du film ; le concierge referme le portail, laissant entrevoir la pluie qui tombe à verse. De manière générale, le film de Murnau, qui est très rigoureusement mis en scène, obéit à des principes simples et solides ; il respecte à peu près constamment la règle dominante de l’époque, qui oblige à situer toute action ou toute conversation à l’avantplan, au centre du cadre, et vers nous ; mais il fait grand usage de la profondeur, soit pour introduire une seconde action derrière la première, soit pour faire arriver les personnages vers nous, depuis le fond d’un espace toujours vide et ample. Ces solutions de mise en scène, qui donnent au film un style très marqué, sont en contradiction flagrante avec le scénario, d’apparence plus « cinématographique » (parce que plus découpé), de Mayer. Tantôt, donc, le scénario, sobrement narratif, redoute d’être trahi par une mise en scène trop ornée, attirant trop l’attention par elle-même au détriment de la ligne causale ; tantôt, à l’inverse, un scénario trop « imagé » sera rendu de manière plus prosaïque par la mise en scène. Il y a concurrence entre deux états – l’un écrit, potentiellement littéraire ou poétique, l’autre filmé, potentiellement en proie à l’image pour l’image – d’un même récit, et cette concurrence, durant les années Vingt, menace constamment de tourner à l’antagonisme ou à la contradiction. La mise en scène, en principe, est l’instrument privilégié pour éviter ce conflit virtuel ; depuis Griffith et même avant, elle est destinée à fixer sans ambiguïté les situations et leurs développements ; s’appuyant sur une logique scénique éprouvée, avec ses vectorisations (avant/arrière, gauche/droite, haut/bas) et ses conventions bien établies (figure/fond, perspective), elle donne à voir immédiatement, en principe, ce que la lecture du scénario (ou d’un roman) oblige à imaginer, parfois péniblement. Mais l’histoire du cinéma classique, dans son thème hollywoodien comme dans ses variantes européennes, a
aussi été celle des styles de mise en scène : il n’existe pas une technique unique de mise en scène, qui ajuste impeccablement l’image et le scénario, mais des modalités, infiniment variées. Même dans le cinéma hollywoodien, apparemment plus standardisé, les styles individuels sont nombreux ; un homme comme le producteur David O. Selznick imposa sa marque à de nombreux films (Rebecca est davantage son œuvre que celle de Hitchcock, personnalité pourtant affirmée) ; de même, il y a entre les films MGM des années Trente une communauté de traits souvent plus intéressante que l’empreinte discrète de leur réalisateur. La critique française, dans les années Cinquante, refit le portrait du classicisme hollywoodien, en le recentrant sur les réalisa teurs et leurs styles individuels. Lorsque Jacques Rivette érigea une statue à Hawks, ce n’était pas parce qu’il était capable de bourrer davantage de répliques que les autres dans une seule scène – mais au nom d’une valeur abstraite, l’« évidence ». Avec Hitchcock ou Welles, on eut affaire à une autre sorte d’auteur de films, dont la « mise en scène » inclut une énorme part purement iconique ; l’un et l’autre, d’ailleurs, l’ont dit nettement : si leur but est bien, classiquement, de captiver le public, de lui faire accepter ce qu’il voit et s’y accorder, leurs moyens sont tout sauf transparents et linéaires. Lorsque Michel Mourlet (dont je reparlerai longuement au chapitre 2) décrète que les deux films indiens de Lang sont le nec plus ultra de la mise en scène, il prend soin de préciser que, sans être mauvais ni totalement négligeable, le scénario de ces deux films n’entre pour rien dans leur valeur : il est indifférent – appréciation d’autant plus remarquable que ce scénario est partiellement l’œuvre du cinéaste, lequel n’était pas insensible à certains de ses contenus (exotisme inclus). Ironie de l’histoire, à laquelle ces critiques étaient peu attentifs : la mise en scène est devenue, en cinéma comme en théâtre, une valeur propre, qui ne trouve à s’exercer qu’aux dépens du texte. Mais alors que, pour l’histoire du théâtre, cela signifia le passage à l’avant-garde, la rupture avec un classicisme considéré comme exténué, ce fut en cinéma le signe (trompeur) d’un accomplissement du classicisme. Le découpage comme solution Parler de conflit peut sembler excessif. Chacun sait qu’en réalité, dans la
pratique industrielle du cinéma, scénario et image sont, en règle générale, parfaitement réconciliés. Mais c’est qu’un outil a été, très tôt, inventé en vue de cette réconciliation : le découpage. Qu’est-ce que le découpage ? Du point de vue technique, rien d’autre que ce que suggère le mot : une fragmentation de la continuité du récit, qui la « découpe » en morceaux plus petits, possédant chacun une unité (généralement, au sens le plus classique : unité de lieu, de temps, d’action). Très vite, le morcellement crois sant du filmage des scènes fut relayé et anticipé dans cet état du scénario qu’on appela, par métonymie, également le « découpage » : l’histoire, mais déjà racontée en petits morceaux qui correspondent, au moins potentiellement, chacun à un plan, à une unité de tournage. Dans son état technique, le découpage n’est rien d’autre qu’un instrument qui fait correspondre exactement la mise en scène au scénario, et qui n’est pas très éloigné des instruments analogues qui ont autorisé l’adaptation de romans pour la scène. Simplement, ceux-ci sont restés plus empiriques, ils n’ont jamais été taylorisés comme l’a permis et exigé l’industrie du cinéma. Rien d’étonnant à ce que tant de films, à l’époque primitive comme à l’époque classique, aient eu des scénarios adaptés d’adaptations théâtrales. C’est que la scène, comme le filmage, oblige à « découper » l’action, en imposant des points de vue successifs – en théâtre, un par scène, en cinéma, autant qu’on veut. Au reste, il ne faut pas exagérer l’importance du découpage dans son état technique. La plupart des réalisateurs – même à Hollywood où ils étaient considérés comme responsables de la transposition d’un scénario dûment approuvé par la production – se sont autorisés à modifier le découpage, chaque fois que cela leur semblait permettre de meilleures solutions pour le film (notamment, lorsque cela facilitait la diction du texte par les acteurs). Le témoignage d’Edward Dmytryk, déjà cité plus haut, est éclairant : aucun dialogue n’est intangible, et l’aisance avec laquelle la star pourra le dire est déterminante ; plus généralement, le réalisateur part du principe que le découpage contient une bonne proportion de throwaways (déchets) qu’il est inutile de chercher à rendre tels quels, et qu’on peut modifier à volonté. Le découpage, dans ce système, n’est rien d’autre qu’une première version de la mise en scène – à laquelle le véritable « metteur en scène », c’est-à-dire le réalisateur, confronté aux réalités du tournage, donnera sa forme définitive. Art du récit et mise en scène
Le découpage, en fait, comme la mise en scène, est tout sauf une opération technique. Il est une démarche intellectuelle et esthétique, qui participe de la relation du film à son texte tuteur, et s’attaque à ce quasi impossible : donner à l’écrit une qualité cinématographique. À date récente, c’est encore ce qu’explique Éric Rohmer : « Le découpage […] est l’élément premier de la mise en scène. C’est pourquoi je n’aime pas le mot de réalisateur, parce qu’à mon avis ce n’est pas ça le cinéma, ce n’est pas de la réalisation. La réalisation, c’est ce que fait l’équipe. Mais le nerf de la mise en scène, c’est le découpage. Qu’est-ce que c’est que filmer ? C’est savoir où mettre la caméra et savoir combien de temps elle restera. Le découpage, pour moi, c’est le mystère. » Ainsi défini, le découpage est précisément l’incarnation de la différence du cinéma avec le théâtre : « où mettre la caméra ? » – alors qu’en théâtre le point de vue est toujours celui de la salle sur la scène ; « savoir combien de temps elle restera », alors que, sauf s’il utilise des dispositifs compliqués (un plateau rotatif par exemple), le théâtre n’a pas le choix non plus : le point de vue durera autant que le tableau, c’est-à-dire jusqu’à ce que ce qui a été écrit dans la scène ait été dit (ou accompli) intégralement. On comprend que cela soit un « mystère », puisque c’est dans le découpage que commence, et même, que s’accomplit pour une part essentielle, l’invention de la forme filmique. Le découpage n’est pas la mise en scène, car celle-ci implique d’autres décisions que celles relatives à la place de la caméra et à la durée du plan (il faut régler les déplacements, les mouvements, la « chorégraphie » des corps d’acteurs, les rythmes d’élocution, les regards, et, en amont, s’occuper de scénographie, de costumes et d’éclairages). Mais l’expression de Rohmer, « nerf de la mise en scène », est éclairante quant à la conception classique, pour laquelle en effet une mise en scène de cinéma se définit, inséparablement, par le point de vue adopté sur l’action et par l’action elle-même. Sans le découpage, la mise en scène de cinéma aurait été condamnée, soit à rester indéfiniment le décalque de la mise en scène de théâtre (entre autres, à s’interdire l’ubiquité du point de vue), soit à faire virevolter la caméra n’importe comment. Le découpage est un outil de régulation, qu’il était dans la logique du cinéma d’inventer, pour le substituer aux règles théâtrales, trop limitatives et qu’on ne pouvait indéfiniment perpétuer. Quelle est la valeur profonde de cette substitution du découpage cinématographique au « découpage » théâtral en actes, scènes et entrées ? Elle est simple : le déroulement des actions, au théâtre, est conventionnel ; j’accepte que le confident de Néron surgisse de la coulisse et y retourne opportunément, quand le texte l’exige, alors même que je sais
pertinemment qu’en coulisse,
Le cadre de la scène (Shôhei Imamura, L’Anguille, 1997) D. R. La longue séquence de bagarre dans le salon de coiffure est très découpée, mais les points de vue (et leur modification par recadrage) sont toujours déterminés par une même valeur accordée au cadre : celle d’une fermeture, qui recentre l’action et tend incessamment à l’enserrer. Tantôt, un groupe occupe physiquement le centre, polarisant les regards et gestes des autres (2, 5, 6) ; tantôt, toute la surface est occupée (1, 4). La présence de l’avant-plan est manifestée par des jeux sur la profondeur de champ (3)
ou sur le regard (4). Il est remarquable que, même à l’extérieur de la boutique, la même fermeture du cadre soit manifestée, par une composition très dense. il n’y a « rien » (rien de fictionnel) ; j’accepte que Théramène me parle d’un monstre odieux que je ne verrai jamais, et que Phèdre vienne systématiquement raconter ses états d’âme dans la même pièce de son palais. En cinéma, la pente réaliste interdit ces conventions, sauf projet particulier où elles sont retournées et exhibées ; sur l’écran, j’exige de voir quelque chose qui ressemble à ma vision ordinaire, au moins par quelques traits. Le découpage est l’instrument qui permet de répondre à toutes ces demandes : il respecte l’action, mais autorise le point de vue ; il distribue les points de vue de telle sorte qu’ils ressemblent à des points de vue réels (à une attention réellement portée sur le monde). La remarque d’Éric Rohmer signifie donc ceci – que nous aurons d’autres occasions de redire : la mise en scène de cinéma, issue de celle du théâtre, en a gardé, en dépit de toutes ses transformations, la notion générique d’une contrainte liée au point de vue ; mais d’un autre côté, la nature profondément documentaire du cinéma le pousse à mimer la liberté la plus totale du point de vue, parce qu’il s’agit toujours de suggérer – même et surtout dans les films fantastiques – qu’un film n’est que l’exploration d’un monde par un observateur qui n’aurait, sur nous, qu’une supériorité, celle de l’ubiquité. Le découpage est à la fois l’outil et le symptôme de cette duplicité : un « bon » découpage est celui qui sait marier la logique et l’inventivité, la cohérence des points de vue et leur variété, la continuité du regard et son expressivité. Il y a toujours, dans une mise en scène, une part de chorégraphie, c’est-à-dire de maîtrise totale des mouvements dans un espace défini ; mais si la chorégraphie règne absolument, le film est irréaliste (c’est le cas des films de sabre hong-kongais, qui sacrifient souvent tout aux ballets qu’y deviennent les duels) ; il y a donc aussi, dans la mise en scène, cette part de « mystère » dont parle Rohmer, et qui est tout simplement la marque personnelle du cinéaste, le jeu de son regard – sans règles a priori sinon celle de l’expression, du charme, de l’élégance, de la justesse, bref sans autre règle que celle de l’art. Cet idéal de la mise en scène est sans doute moins recherché depuis vingt ou trente ans, le second terme (la liberté du regard du cinéaste) ayant souvent pris toute la place, jusque parfois à l’arbitraire absolu. Mais on en trouve encore de beaux exemples, surtout il est vrai chez les cinéastes formés avant la fin du classicisme. Dans L’Anguille (1997), le vétéran Shôhei Imamura propose par exemple une longue séquence de bagarre générale qui conjugue élégamment et
efficacement la double contrainte du cadrage et du mouvement dans le cadre. La donnée scénarique est simple : l’héroïne a récupéré l’argent de sa mère chez le gigolo qui le lui avait extorqué ; celui-ci vient, assisté d’un avocat et de deux hommes de main, dans la boutique du héros, Yamashita, où la jeune femme est employée ; elle n’est d’abord pas là, et une bagarre assez décousue commence. Puis la jeune femme, avertie par un voisin, arrive, et devant son refus de négocier avec celui qu’elle considère comme un escroc, la bagarre reprend ; cette fois, Yamashita y participe, se précipitant un rasoir à la main sur le jeune malfrat. La mise en scène repose sur un principe général très simple : il faut que, à chaque instant, tout le monde soit là, sous nos yeux. On aura donc des cadrages larges, qui autorisent les mouvements ; des recadrages fréquents, par panoramiques de faible amplitude ; des sorties et surtout des entrées de champ incessantes. Souvent, la scène est comme polarisée par un personnage ou un petit groupe à l’avant-plan, qui focalise les regards des autres (ou au contraire, permet de jouer du contraste entre une conversation tranquille et la bagarre qui continue par-derrière). Le tout est une chorégraphie d’une grande précision, où le découpage, mais aussi la mise en place des acteurs, ne laissent rien au hasard. Aucun angle de prise de vue n’est privilégié a priori, et en ce sens, le regard du témoin qu’est la caméra est parfaitement libre ; mais la règle de retour permanent vers le centre, que s’est proposée le réalisateur, gère ces six minutes de film comme un principe très fort, qui impose l’impression d’une mise en scène « de fer ». La révolte contre l’héritage Comment le cinéma muet se passe du théâtre Comme toute domination, celle du théâtre amena la révolte. En même temps que les règles de la mise en scène apparut le souci d’échapper à l’héritage, par trop unilatéral, de la scène – surtout en Europe, dans une critique consciemment préoccupée de sortir le cinéma de l’orbe esthétique et formelle du théâtre. A-ton, pour autant, échappé au langage ? L’idée de mise en scène, de ce point de vue, apparaît comme ambiguë : elle dérive directement du théâtre, de sa soumission au point de vue obligé, de son imprégnation par le langage ; cependant, elle témoigne aussi des efforts du cinéma pour se doter d’un langage à lui, un langage qui échappe au langage.
Sortir de la boîte scénique : le documentaire, le plein air À proprement parler, le cinéma n’eut pas à « sortir » de la clôture scénique, puisqu’il avait commencé par démontrer qu’il n’était pas voué à s’y enfermer. Les vues Lumière, comme celles d’Edison ou de Skladanowski, n’étaient pas incompatibles avec les vues théâtralisées de Griffith, par leur insistance sur la fixité du point de vue ; mais d’un autre côté, elles étaient aussi la manifestation visible de l’ubiquité de la caméra, de son pouvoir indéfini de choisir un point de vue qui fût lui-même dans le monde, voire « dans les choses ». Le précieux du cinéma des Lumière, et en général des tout premiers preneurs de vues, c’est d’avoir intuitivement saisi qu’ils étaient immergés dans ce qu’ils allaient donner en spectacle, comme poissons dans l’eau ; qu’ils faisaient partie de ce monde qu’ils allaient représenter ; qu’ils n’en représentaient qu’un point de vue et un instant infiniment labiles ; par conséquent, qu’ils donnaient bel et bien à voir le monde, et pas seulement un rectangle d’image découpé dans un de ses aspects momentanés. La relation du cinéma narratif à cette liberté du point de vue est ambiguë. Les premières bandes de Griffith comprennent, dès The Adventures of Dollie, des « aérations » de l’action, des plans pris depuis ce qui peut sembler être le point de vue indéfiniment variable de l’œil ambulant au sein de son élément naturel, au sein du monde. Le plein air, très tôt, fut la voie ouverte au film pour oublier le théâtre ou s’en dégager. Il n’est pas indifférent que les deux premiers grands genres inventés par Hollywood naissant fussent le western, le genre des grands espaces ouverts, et le burlesque, genre de la poursuite, dont l’essentielle cinématographicité fut bien perçue à l’époque : « Mr Sennett était si épris de son art [craft] qu’il faisait avec les instruments de l’image en mouvement les choses même pour lesquelles elle était le mieux faite – ces choses qui ne pouvaient être faites avec un autre instrument que la caméra, et ne pouvaient apparaître nulle part ailleurs qu’à l’écran. » Que cela soit la manifestation d’une idéologie de la conquête, de la vastitude, et presque encore (au début du xxe siècle) de l’attrait de l’inconnu, c’est probable. La caméra en tout cas y gagna l’espace d’une liberté – mais ne l’utilisa pas toujours jusqu’au bout. Dans deux courts « westerns » réalisés à quinze ans d’intervalle, l’un muet, Straight Shooting (John Ford, 1917), l’autre parlant, Destry Rides Again (Ben Stoloff, 1932, avec Tom Mix), on trouve le même mélange de scènes traitées en premier plan et frontalement, même en extérieur, et de plans larges sur l’espace, les chevaux ou le bétail, les cavalcades, les poursuites ; dans le plus ancien des deux films, la
plupart des plans en extérieurs sont tournés en légère plongée, de sorte qu’on ne voit ni le ciel, ni l’horizon, et que l’événement est montré ainsi, en plan moyen, comme enchâssé par une scène close. Le plein air est bien là, mais le cinéma hésite à le parcourir. Il en alla largement de même, dans un cinéma européen qui eut du mal à être véritablement pleinairiste, malgré les fjords suédois de Sjöström et de Stiller, malgré le tropisme, souvent affirmé, du cinéma français muet pour l’eau (cf. Jean Renoir déclarant : « je ne conçois pas le cinéma sans eau »), malgré les films alpins de Leni Riefenstahl et Arnold Fanck. Cela est très net chez Renoir, qui, de Partie de campagne au Déjeuner sur l’herbe, a voulu utiliser à plein les sensations et émotions associées à des paysages ; cependant, ces deux films consistent pour la majeure partie en scènes de comédie (ou de drame) qui, transportées dans ce décor, n’en restent pas moins du théâtre. On pourrait dire la même chose du néo-réalisme, et de ses personnages en butte à l’opacité du monde ; Paisà est une suite de scènes théâtralisées dans des décors véridiques (les ruines de la banlieue de Florence, les marais du delta du Pô), et dans Voyage en Italie, la réalité n’est là que pour informer et transformer la conscience de l’héroïne. Le sentiment du plein air se trouve, ça et là, dans beaucoup de films, mais ce sont souvent des tentatives un peu marginales qui l’ont donné le plus intensément. Au reste, il n’est pas indispensable d’aller dans la nature pour avoir ce sentiment, et on peut l’éprouver tout autant avec Les Hommes le dimanche (Siodmak, 1929), qui décrit les aventures ordinaires d’un groupe de jeunes gens dans la capitale allemande vers la fin de la république de Weimar, qu’avec München Berlin Wanderung d’Oskar Fischinger (1927), qui transcrit, dans des plans très brefs, son expérience d’un voyage de trois semaines, à pied, entre ces deux villes. De même, on sort tout autant du théâtre avec les vues de New York dans les journaux filmés de Jonas Mekas qu’avec les Alpes filmées par Luc Moullet (Une aventure de Billy the Kid) ou le Jura, par Jean-François Stévenin (Passe-montagne). Face à ces films sans vedettes et, pour certains, sans intrigue ni dialogues, les genres pleinairistes semblent souvent l’être de manière bien timide ou purement fonctionnelle ; c’est le cas de la plupart des westerns des années Trente, qui, revus aujourd’hui, accusent leur dette au théâtre – même les meilleurs (voir Stagecoach, de John Ford, par exemple, en 1939). Oublier le dialogue (mais pas le verbe) : la métaphore
Il est bien plus difficile encore de « sortir » de la prééminence du verbe. Je laisse aux histoires du cinéma le recensement des tentatives, récurrentes, pour réaliser des films muets sans écriture – pas de dialogues écrits, pas d’intertitres explicatifs. Certains sont connus, du Dernier des hommes (Murnau, 1926) et du Rail (Lupu Pick, 1921) à L’Homme à la caméra (Vertov, 1929) ou Berlin, Symphonie d’une grande ville (Ruttmann, 1929). En tout état de cause, cette poignée de films muets ne changea rien à l’hégémonie du verbe et même du dialogue ; les dialogues non écrits, par exemple, n’en étaient pas moins prononcés par les personnages, qui continuaient visiblement à vivre dans un monde où l’on parle pour se faire comprendre et s’exprimer. C’est du côté de l’image qu’il faut chercher les moyens par lesquels on a cru pouvoir se passer du langage. Le caligarisme a peut-être été une erreur, mais une erreur infiniment révélatrice : si le cinéma veut être autre chose que du théâtre ou du roman, il peut (il doit ?) chercher un style visuel fort, qui par lui-même, indépendamment du drame, véhicule du sens et des affects, qui soit créateur de monde. Cette part d’image du cinéma a toujours existé, même méconnue ou négligée, et jusque chez les cinéastes les plus réalistes. Mais elle n’a connu son plein développement que dans le cinéma poétique (« expérimental », comme on dit parfois encore), qui l’a cultivée pour elle-même, sans drame. La solution adoptée par beaucoup de films narratifs, pour laisser à l’image un peu de sa puissance évocatrice, est celle de la métaphore. Mais la métaphore visuelle est une forme ambiguë, et d’abord, parce qu’elle est souvent, in fine, reversée au bénéfice du drame. C’est éminemment le cas dans Caligari, où les graphismes zigzagants, hérissés de pointes, de la scénographie, sont destinés à renforcer le caractère angoissant du récit. C’est tout autant le cas dans un des exemples les plus célèbres de l’histoire du cinéma muet, la scène du meurtre de son violeur par la jeune femme, à la fin du Vent (The Wind, 1928) de Victor Sjöström. La longue séquence où, restée seule dans la cabane en plein désert de sable, elle est en proie aux affres de la tempête, est largement théâtralisée, quoiqu’elle ne comporte aucun dialogue, par les mimiques très codées de Lillian Gish, et par la clôture de l’espace imaginaire (quatre murs de planches, dont l’un toujours est absent de l’image : celui du côté duquel on filme). Peut-être pour échapper à la menace d’un excès de théâtre, le cinéaste a commenté l’action par deux séries métaphoriques ; l’une, quasi constante dans la scène, consiste à jouer des ombres chancelantes projetées par la lampe-tempête que balance le vent : une espèce de caligarisme modéré, adéquat et effectif, mais assez banal à cette date ; l’autre, inédite, fait apparaître fugitivement un cheval blanc, d’abord filmé
en buste et de face, puis en plan général et caracolant. Cette seconde métaphore est plus originale, mais aussi plus ambiguë : le cheval symbolise la tempête, mais aussi bien la colère et le meurtre ; en outre, il s’apparente aux chevaux « réels » que l’on a vus précédemment montés par les garçons vachers, et ne peut donc garder une signification unique et stable. Le verbe en outre n’est pas annihilé, car la métaphore, même visuelle, est un processus verbal par essence, conditionné par l’histoire de la langue (en anglais, le jeu de mots entre mare, la jument, et nightmare, le cauchemar, est inévitable). La figure, frappante, du cheval blanc qui hennit et rue sur fond de nuit peut s’éprouver d’abord assez immédiatement ; d’ailleurs, elle ressortit à une iconographie reconnue de la terreur et
Pouvoirs métaphoriques de l’image (Satyajit Ray, Le Salon de musique, 1958)
D. R. La mise en scène joue à la fois de la lumière et de l’ombre et des pouvoirs du gros plan, pour signifier à partir d’un même miroir, la gaîté et la mélancolie (1, 2), à partir d’un même lustre, la fête et le remords (3, 4), à partir d’un même jeu d’ombres noires et de lumières blanches, la thématique même de tout le film (5, 6). du sublime ; cependant elle n’échappe pas à sa traduction. Commentaire poétique du drame, elle tente l’impossible : dire sans dire, et avec le bénéfice d’un effet sensoriel fort. Le cinéma parlant ne fait pas un usage moindre des métaphores visuelles ; simplement, elles y sont davantage naturalisées – faute de quoi elles apparaissent comme des ajouts délibérés, parfois arbitraires. En 1958, le cinéaste bengali Satyajit Ray réalise Le Salon de musique, dont le thème est la mélancolie – à la fois celle du protagoniste, un aristocrate ruiné qui gaspille ses dernières ressources en donnant de magnifiques concerts de musique classique, et celle de l’époque, qui voit l’arrivée des nouveaux riches et la disparition des hommes cultivés. Sa mise en scène ressemble étonnamment à celle d’un film muet : elle use de toutes les ressources expressives du cadre, de la lumière, de l’ombre, des jeux de miroirs, multipliant les métaphores et les connotations, sans jamais perdre le sens de l’unité scénique (exactement comme Le Vent). Plus près de nous dans le temps, le cinéaste japonais Shôhei Imamura s’est fait une spécialité de ces interventions soudaines d’une puissance de l’image, qui vient ponctuer le fil du récit au point de presque le rompre. Dans L’Anguille (1997), quand le héros, Yamashita, revient de sa partie de pêche pour surprendre son épouse en galante compagnie, le néon qui éclaire la route soudain passe au rouge sang ; à la fin de cette séquence, Yamashita a poignardé son épouse, « justifiant » ce rouge. Le film rejouera plusieurs fois cette carte symbolique, du flot rouge inondant le meurtrier à la mantille de la Carmen dansée par Keiko et par sa mère ; l’histoire trouvera sa résolution lorsque, blessé dans la bagarre finale, le héros finira par saigner à son tour, mettant un terme à cette circulation d’une couleur surchargée de sens. Dans le même film, on trouve aussi une autre sorte, fréquente, de métaphore : l’insert poétique (le gros plan de crapaud après les deux tentatives de Keiko pour nourrir Yamashita). D’ailleurs, le film se fonde dans son entier sur une grande métaphore, assez opaque : celle de l’anguille. Froide, humide, muette, c’est le contraire de la Femme, cette créature qui visiblement inquiète le héros : l’anguille sert, obscurément et ironiquement, à apprivoiser la différence sexuelle. On n’est pas loin de donner raison au personnage du film qui reproche au héros sa sexualité trop enfantine : l’anguille
n’est-elle pas aussi une limpide métaphore phallique ? (On trouvera des exemples encore plus gros dans un film ultérieur d’Imamura, Rivière sous un pont rouge.) Dans les films d’aujourd’hui, qui ont depuis longtemps – et pour les raisons qu’on va voir – soulagé leur dette envers la théâtralité, il n’est plus toujours possible de mettre autant l’accent sur une pure valeur d’image, sous peine de faire par trop « cinéma muet ». Imamura appartient à une génération et à un tempérament de cinéastes (où il retrouverait Buñuel voire Oliveira, par exemple) qui manient exprès de grosses métaphores, non en espérant échapper à la prégnance du langage (ce n’est plus leur problème), mais pour se donner un registre supplémentaire de jeu. Ce déplacement et ce changement de rôle de la métaphore – qui, de moyen de substitution au langage parlé, est devenue figure rhétorique, manipulable à merci – sont sans doute ce qui sépare le plus le premier cinéma du « deuxième cinéma » dont nous allons parler dans un instant, et pour lequel le théâtre devait bientôt cesser d’être l’ennemi principal. Comment le cinéma dépasse la littérature (et le théâtre) Couleur, inserts, signifiants allégorisés : ces modes du métaphorique, et d’autres qu’on pourrait ajouter, ont en commun de demeurer ambigus par rapport au drame. Ils en font partie jusqu’à un certain point, tout en gardant leur liberté de commentaire. Accessoires du récit, commentés éventuellement dans les dialogues, ils ajoutent, à ce qui en est dit expressément, leur réserve d’énigme. Échappent-ils totalement au verbe ? Ce n’est pas sûr. Opposant deux régimes historiques de la littérature, le régime représentatif (classique) et le régime expressif (romantique, moderne), Jacques Rancière décèle dans le second un principe de poétisation (un primat du langage) opposé au principe de fiction qui régit le premier. Le cinéma, avec la métaphore, n’a-t-il pas espéré reproduire ce passage d’un régime du drame, du genre, de la convention, de la parole en acte, à un régime du langage (des images), de l’indifférence du sujet, et d’une espèce d’« écriture » ? Qu’en serait-il alors de la mise en scène ? Si elle est évidemment congrue au cinéma dramatique, peut-on encore nommer « mise en scène » le travail d’écriture qui fonde la métaphore ? C’est sur ce point que s’interroge, au lendemain de la guerre, au moment où commence un « deuxième cinéma » (celui qui, ayant acquis les moyens techniques que présupposait le Cinématographe, peut se soucier frontalement de son énonciation), l’école critique française.
Le chiasme du verbal et du filmique (les paradoxes de Bazin et Truffaut) Les références du cinéma à la musique, à la peinture, multipliées durant les années Vingt, et destinées à l’ennoblir, étaient bancales : elles n’ont pu se soutenir que sur la base d’une opposition absolue au verbe, à la langue, à la littérature. Avec les propositions de jeunes critiques français autour de 1945, c’est un renversement complet. Le cinéaste idéal est peut-être un artiste (ce n’est plus si sûr), en tout cas un créateur – mais il cherche ses pouvoirs, justement, du côté de la littérature. C’est la célèbre conclusion – rétrospective – d’un article du début des années Cinquante : « Le cinéma est, non plus seulement le concurrent du peintre et du dramaturge, mais enfin l’égal du romancier. » Emporté par son enthousiasme pour les moyens, alors nouveaux, de rendu de la durée (le planséquence, la profondeur de champ), André Bazin voit le cinéma comme parvenu à un stade, technique et esthétique, où il peut dépasser la simple évocation par le montage, la description de l’action par son découpage, pour en arriver à « écrire » directement en cinéma, à « infléchir, modifier du dedans la réalité ». Sans s’y référer directement, Bazin est certainement conscient que sa proposition reprend, pour l’étayer, celle antérieure d’Alexandre Astruc. Dès 1944, celui-ci avait écrit : « Un film n’est pas un album d’images stylisées, pas plus qu’une pièce de théâtre filmée. C’est une histoire racontée avec des images comme un roman est une histoire racontée avec des mots. Il faut raconter, voilà le problème primordial. » Au cours des trois ou quatre années suivantes, Astruc ne cesse de revenir sur cette formule, et de préciser ce parti pris pour la littérature, contre la peinture et surtout contre le théâtre. Pour lui, « mise en scène » est une idée a-cinématographique si on l’entend en son sens théâtral : « Les lois du cinéma sont celles de l’âme. […] Tout le reste, photographie, découpage, etc., appartiendra à la mise en scène, c’est-à-dire à l’organisation du mensonge. » Tout change si on adapte cette idée à une essentielle réalité du cinéma : il n’a pas de scène. « L’écran n’a pas pour équivalent la scène, mais la salle. Au théâtre, c’est dans la salle que se fait la mise en scène, au cinéma la salle n’existe pas. À sa place, cet univers de fumée qui se déplace à toute vitesse. Le metteur en scène ouvre l’écran sur le passage de ce météore. […] L’écran n’est pas ouvert sur le moment ; il est ouvert sur autre chose. Appelons cela l’évidence poétique ou la beauté lyrique ou la vérité. L’art de la mise en scène est un art de surgissement. Il fait apparaître. » On voit l’audace et la radicalité du propos : le cinéma doit se démarquer également de la peinture (pas un art d’image visuelle toute faite) et du théâtre (pas un art de la scène), pour
s’approcher de la capacité d’imaginaire de la littérature. Dans l’opération, « mise en scène » cesse de renvoyer au théâtre, pour devenir synonyme d’invention. À quoi se ramènent les propositions de ces deux cinéphiles invétérés (malgré leur jeunesse : vingt-sept et vingt-deux ans respectivement) ? À ceci : ce que permet le cinéma en 1945, c’est, après l’inféodation obligée à une conception figée de l’image – les années Vingt –, après la réduction au rôle peu flatteur de « véhicule » du théâtre – les années Trente –, une expression enfin personnelle, libre, comparable à celle dont jouit le romancier : la liberté d’imaginer le monde à la fois tel qu’il est et tel qu’on le veut ; la liberté d’enchaîner les événements de manière expressive ; la liberté enfin de dire « je » (la « caméra-stylo » ne signifie rien d’autre). Le cinéaste est un énonciateur, à l’instar et à l’égal du romancier. Autrement dit, il est devenu lui aussi capable de fabriquer, de développer et de maîtriser des entreprises de fiction. Dans cette perspective, la mise en scène devient le geste, indispensable mais en fait secondaire, par lequel le réalisateur s’assure que les acteurs, les décors, les accessoires, bref tout ce qui se trouve devant la caméra (le « profilmique » des filmologues) incarne cette fiction de manière correcte. Comme souvent, un épisode polémique a fait surgir la question avec une particulière netteté. Lorsque, en janvier 1954, François Truffaut publie son célèbre article où il vitupère le « cinéma de scénaristes » qu’est devenu le cinéma français, le nœud de sa critique est la notion d’« équivalence », par laquelle on désignait la nécessité de remplacer, des romans adaptés au cinéma, les épisodes intournables par d’autres épisodes, inventés ad hoc– véritable tour de passe-passe, qui revient toujours, en substance, à remplacer du qualitatif par du quantitatif. Par exemple, pour rendre plus facile à filmer La Symphonie pastorale de Gide, avec ses drames intérieurs d’essence religieuse, les scénaristes Jean Aurenche et Pierre Bost n’ont pas hésité à ajouter deux personnages, transformant le drame en pur drame « psychologique ». Truffaut conclut que cette façon de faire, par facilité, « méprise le cinéma en le sous-estimant », et que, d’un roman, rien n’est intournable, si c’est un vrai cinéaste qui s’y attelle, en le respectant (comme le démontre le Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos, adapté par Bresson). Truffaut, par ce biais polémique, ne dit rien d’autre que Bazin ; comme son mentor, il insiste sur la paradoxale liberté qu’assure, à l’adaptation cinématographique d’un roman, la plus grande fidélité à la lettre – tout en plaidant pour une conception du cinéma moins asservie au littéraire, et pour des films fondés sur des scénarios originaux. En dépit de son caractère local
(Aurenche et Bost n’ont guère pesé sur l’histoire du cinéma mondial), cette querelle est symptomatique : après un gros demi-siècle d’existence, le cinéma cherche à se libérer de la tutelle de la chose écrite, au moment et dans le contexte critique où il se sent, enfin, l’égal de la littérature. L’exemple du film de Bresson, choisi par Truf faut après avoir été longuement commenté par Bazin, est devenu le cas type de l’adaptation dont la « fidélité » est « la forme la plus insidieuse, la plus pénétrante de la liberté créatrice ». En effet, en n’ajoutant rien au roman, en ne développant aucun des épisodes ni aucun des personnages secondaires, Bresson frustre son spectateur, qui attend d’un film ces développements : « À la puissance d’évocation concrète du romancier, le film substitue l’incessante pauvreté d’une image qui se dérobe par le simple fait qu’elle ne se développe pas. » Par conséquent, en respectant la lettre du roman, en faisant un film finalement plus littéraire que le roman (lequel « grouille d’images »), Bresson fait œuvre davantage cinématographique et davantage personnelle. Ces paradoxes, d’un cinéma d’autant plus cinématographique qu’il est plus fidèle à des origines littéraires, ne durèrent pas. La notion d’« auteur », que la même ligne critique allait promouvoir peu après, disait même le contraire : le film authentique serait celui dont le réalisateur serait l’auteur complet, scénario inclus. Mais l’une et l’autre de ces exigences allaient être dialectiquement dépassées dès les deux premiers films de Truffaut, l’un sur scénario original (Les Quatre Cents Coups), l’autre d’après un roman (Jules et Jim). En 1962, le cinéaste déclare « renier » cette notion d’auteur complet : « De toute façon, même s’il n’écrit pas une ligne du scénario, c’est le metteur en scène qui compte, c’est à lui que le film ressemble comme des empreintes digitales. » La boucle est bouclée : que le cinéma adapte fidèlement ou non, que le réalisateur soit aussi le scénariste ou non, en fin de compte l’auteur du film, c’est l’auteur de sa mise en scène. Je reviendrai longuement, au prochain chapitre, sur l’extension, autour de 1960 et dans la critique française, du sens de cette expression. Il importe seulement, ici, de souligner que la mise en scène peut dès lors s’exercer, indifféremment ou presque, à partir d’un support littéraire, ou à partir d’autre chose. Comme le dit à peu près, dans sa conférence à l’IDHEC (le 13 juin 1945), le philosophe Maurice Merleau-Ponty, la mise en scène, au fond, n’est rien de plus, rien de moins que le maniement spontané du langage cinématographique. Et le théâtre ?
Cette insistance critique, dix ans durant, sur la question de la littérature, voudrait-elle dire que le théâtre avait disparu de l’horizon ? Certes non. En même temps qu’il analysait le paradoxe qui fait de Bresson un grand auteur et un grand styliste du cinéma parce qu’il se soumet à la chose littéraire, André Bazin soulevait un paradoxe analogue, à propos de théâtre filmé. Rappelant, dans un important article de 1951, que tout le cinéma américain, burlesque inclus, est imprégné de théâtre, Bazin propose de distinguer entre le fait théâtral et le fait dramatique. Ce dernier, bien plus général (il est présent dès qu’une action est rapportée, en mots ou autrement), est commun au théâtre représenté, au théâtre écrit, au roman, au cinéma (ajoutons : à la bande dessinée, voire souvent à la photo) ; ce n’est donc pas sur ce terrain qu’on pourra débattre des relations entre cinéma et théâtre – mais bien sur le terrain du proprement théâtral, c’est-à-dire du théâtre écrit, du texte (comme à propos de littérature). Un principe absolu fonde la réflexion de Bazin : si l’on veut adapter une pièce de théâtre en film, il n’est d’autre solution que d’en respecter absolument le texte, faute de quoi on fait une œuvre , peut-être intéressante, mais différente. Il en résulte, assez logiquement, que si l’on veut faire œuvre profondément cinématographique, il faudra en outre se garder autant que possible de toute « aération » excessive de la pièce. En effet, argumente Bazin, si nous faisons jouer une pièce (un texte, écrit) par des acteurs dans un décor trop naturel, la relation entre le texte, le jeu et le décor sera incohérente ; soit les acteurs auront l’air de jouer faux, soit ils voudront naturaliser leur jeu, et trahiront alors la nature du texte de théâtre, qui est artifice. Plutôt que le théâtre filmé – c’est-à-dire la mise en conserve pure et simple de la représentation théâtrale –, la solution est donc dans l’aveu, par le film, de sa source théâtrale : ce que Bazin appelle le « sur-théâtre » – c’est-à-dire des films dans lesquels on ne dissimulera pas que les acteurs ont un texte à dire, que les éléments de décor sont autant symboliques que représentatifs, bref, que nous sommes devant un monde imaginaire,
Mise en scène et retour de la théâtralité (Jacques Rivette, La Religieuse, 1967) D. R. Cette longue scène de conversation est entièrement filmée depuis le quatrième mur, invisible, comme au théâtre, la caméra ne s’autorisant que le panoramique (de faible amplitude) et un léger rapprochement. La mise en scène repose, dès lors, sur les entrées dans le champ (1, 6) et sur les déplacements dans la profondeur (1, 2, 3) ou la latéralité. Les raccords sont d’autant plus violents que le point de vue varie peu (ainsi, entre 3 et 4). Dans le même film (voir page suivante), Rivette « découpe » un très long plan par des mouvements d’appareil qui suivent les actrices, s’en
rapprochent, reconstituant en plein air quelque chose comme une espèce de cube scénique. L’apparition de la nonne jalouse, à l’arrière-plan, n’est pas sans évoquer le cinéma primitif. mais que ce monde a d’abord une existence de théâtre. Les exemples de Bazin sont les grands films de théâtre de la fin des années Quarante, le Macbeth de Welles, le Henry V de Laurence Olivier, Les Parents terribles de Cocteau. Il y décèle la même qualité de franchise par rapport à leur origine scénique et textuelle. Cette proposition selon laquelle, au fond, filmer le théâtre c’est documenter une performance théâtrale, sera souvent entendue dans le cinéma français issu de l’école des Cahiers. Nous avons déjà rencontré un exemple plus haut, avec Othon, et sa solution paradoxalement « bazinienne », consistant à faire jouer des acteurs en extérieurs, sans pour autant avoir naturalisé quoi que ce soit (le jeu est d’un artifice souligné, le décor est incessamment dénoncé pour ce qu’il est, une ruine, etc.). Mais bien sûr, on pense avant tout ici à Jacques Rivette et à sa proposition provocante : « tout film est sur le théâtre ». Pour son deuxième film, Rivette affronta directement la question, en réalisant un scénario adapté d’une adaptation théâtrale du récit de Diderot, La Religieuse. Les acteurs du film étaient pour la plupart ceux qui, l’année précédente, avaient joué la pièce au théâtre, et la mise en scène du film combine savamment et subtilement la leçon bazinienne (avouer le théâtre) avec la liberté du point de vue (et du décor, ici très présent et toujours très démonstrativement utilisé comme réserve d’espace expressif). L’un des traits stylistiques les plus frappants de ce film est sa propension à filmer les scènes, généralement longues et nourries de dialogues, du point de vue d’un « quatrième côté » imaginaire, utilisant à plein les ressources de la profondeur et de la latéralité, mais s’interdisant le champ/contrechamp. Le film de Rivette (et, différemment, son film suivant, L’Amour fou) marque, en un sens, l’apogée et le chant du cygne de cette conception du cinéma, issue de Griffith (pour le traitement frontal de l’espace) et de Renoir (pour la volonté documentaire sur le jeu des acteurs et actrices), et conforme à l’idéal de Bazin (pour l’aveu du théâtral comme tel). En même temps que Rivette réalisait L’Amour fou, Carmelo Bene donnait, avec Notre Dame des Turcs (1968), une œuvre où se conjoignaient littérature, théâtralité (et même, surthéâtralité, au sens cette fois de l’exagération et de l’emphase) et une conception de la caméra (subjective, expressive,
Mise en scène, durée, profondeur (La Religieuse)
D. R. Panoramique de droite à gauche (1), qui amène les actrices sur la margelle du bassin (2). Rapprochement, en deux temps (3, 4). La supérieure se lève, fait mine de partir, Suzanne la retient (recadrage, 5), elles se rassoient (6). Apparition de Thérèse (7) et sortie de la supérieure (8). « déchaînée ») qui exacerbait la caméra-stylo astrucienne. Un peu plus tard, la tradition renoirienne allait être renouvelée de l’intérieur par Maurice Pialat, qui s’efforcerait avant tout de retrouver, de son illustre modèle, la liberté totale du point de vue, le goût des performances actorales saisies sur le vif, le découpage fluide et aussi peu « théâtral » que possible en termes de points de vue. Le théâtre ne reviendrait plus, désormais, qu’affiché lourdement (chez Syberberg, Schroeter, Oliveira) ou thématisé, sous la forme d’une commode mais vague « mise en abyme ». Le cinéma, art de la révélation : dépasser le verbal Les paradoxes baziniens ne sont qu’apparents. Dans un cas et dans l’autre, il s’agit au fond de dire la même chose : le cinéma n’est pas une machine à inventer, mais à reproduire ; sa vertu essentielle est dans le traitement, telle quelle, de la réalité à laquelle il se confronte, quelle qu’elle soit. S’il s’agit de filmer une pièce de théâtre, on gagnera en cinématographicité en l’avouant plutôt qu’en tâchant de le dissimuler ; le film ne se présente pas, alors, comme un documentaire sur le monde imaginaire de l’histoire racontée – celle d’un baron écossais du Moyen-Âge ou celle d’une famille incestueuse – mais comme un documentaire sur la nature théâtrale de cette histoire. Il ne s’agit pas, pour Bazin, de prôner le plat enregistrement de la représentation au théâtre (qui serait un document, et non un documentaire) ; il s’agit de laisser comprendre au spectateur que ce qu’il voit est filtré par le théâtre. De même, dans le cas du littéraire, l’aveu, si grossier puisse-t-il paraître, qui consiste à reproduire des phrases, dites ou écrites, extraites du livre, ira dans le sens du cinéma, parce que celui-ci ne triche pas : il ne triche pas esthétiquement, en respectant la sensation originelle qui était celle produite par l’histoire, et par conséquent, pour Bazin, il ne triche pas moralement. (On peut, évidemment, questionner cette assimilation du domaine moral au domaine esthétique.) Bazin est surtout connu pour avoir prôné une conception du cinéma qui en fait un art de la révélation : filmer, c’est filmer le monde, c’est-à-dire y capter, en
mettant en jeu les puissances natives du dispositif cinéma (entre autres sa capacité à produire une trace authentique), quelque chose d’inapparent, d’invisible et cependant d’essentiel. Le cinéma est une machine « ontologique », parce que, en dépit d’elle-même, elle est enregistreuse de vérité. Cette thèse, que l’on a lue surtout dans les textes de Bazin consacrés au néo-réalisme, est en fait celle même qui explique ses propositions paradoxales quant aux arts du verbe. Le théâtre est là, la littérature est là : pourquoi les éliminer ? Le cinéma, au contraire, sera bien davantage dans son rôle, ou plutôt, dans sa nature s’il les reproduit tels quels, sans en altérer l’essence. Mettre en scène, dès lors, ce n’est pas refaire, au moment du tournage, ce qu’aurait fait un metteur en scène de théâtre : c’est, conformément à ce qui va en devenir la définition majoritaire (dans ce courant critique), exercer son regard sur ce qu’on filme, en distinguer l’essentiel, et le rendre sensible. Si l’essentiel comprend le théâtre ou la littérature, il faudra les garder. Ainsi cette conception du cinéma offre-t-elle une solution, et « dialectique », à la situation originelle de contrainte du cinéma par le verbal. Loin de chercher à s’en dégager par des gestes visuels – telle la métaphore –, qui en fin de compte sont souvent « rattrapés » par le verbe, il faut au contraire partir de cette situation, et, l’ayant acceptée, la transformer en situation proprement cinématographique. Le cinéma, art du mouvement : le dynamisme de la pensée et de l’écriture Bazin, qui n’était pas cinéaste et n’envisageait pas de le devenir, pouvait en rester à des principes généraux. La définition complexe, et assez abstraite, de la mise en scène à laquelle en arrive sa théorie, apparaît encore plus nettement chez Astruc, avec l’idée de la « caméra-stylo ». Cette utopie prédit un cinéma qui sera capable de rivaliser absolument avec l’écriture. C’est, en un sens, le rhabillage d’une vieille idée de l’époque muette, celle du cinéma comme écriture hiéroglyphique ou pictographique : une écriture sans alpha bet, sans mots, en images, et sur ce point, Astruc n’apporte pas grand-chose de neuf, car il se garde bien de dire, concrètement et pratiquement, comment il conçoit cette « écriture ». Comment concevoir la notion de plan ? quelles procédures de montage va-t-on privilégier pour faire du sens ? comment va-t-on se débarrasser du problème de l’ambiguïté native de l’image ? Autant de questions, souvent soulevées depuis, pour en souligner la difficulté.
Les idées d’Astruc restent suggestives, surtout lorsqu’il valorise l’essai plutôt que le roman, et prédit l’existence de plusieurs cinémas. Mais en tant que telle, l’utopie est à trop longue et incertaine portée pour être prise à la lettre. Ce n’est que bien longtemps après, sous forme toujours difficile, devant être chaque fois réinventée, que l’on aura vraiment quelque chose comme des essais filmés (Marker, Godard). Malgré ses déclarations de principe, Astruc se préoccupe bien plutôt du cinéma narratif et romanesque – celui qu’il pratiquera –, et la conséquence la plus intéressante, pour nous, de ses prémisses « libératoires » est l’assimilation, à la mise en scène, du caractère dynamique du cinéma. La mise en scène, c’est l’écriture, c’est-à-dire le mouvement de la pensée : voilà le credo d’Astruc. Plus de distinction entre scénariste et cinéaste : l’un et l’autre cohabitent dans une figure, celle de l’auteur, et si cet auteur fait de la mise en scène, c’est aussi naturellement que l’écrivain écrit et que le peintre peint. Il n’y a pas à définir davantage ce geste, qui n’est pas une technique particulière, mais l’essence même de la création en cinéma. On ne saurait être plus loin du théâtre, dont il n’est plus question (puisqu’il n’est plus question d’action, d’acteur, de scène) – et on ne saurait être plus abstrait. Aussi bien n’est-ce pas chez Astruc lui-même qu’on trouvera des exemples. Ses propres films en effet, quoique parfois convaincants en termes narratifs et dramatiques, ne se distinguent pas, dans leur principe, des films classiques dont le critique voulut s’écarter. Sa théorie trouvera son achèvement, et en un sens, sa justification, dans les films-essais des années Soixante-dix et suivantes ; les Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard, ou le Rameau’s Nephew de Michael Snow, en seront des exemples à ce jour indépassés, par leur sophistication. Plus près d’Astruc dans le temps, et au sein d’un cinéma encore massivement narratif, on en trouverait des exemples dans la grande tétralogie d’Antonioni. Le finale de L’Éclipse, quoiqu’il soit diégétiquement et narrativement attaché au reste du film, a souvent été commenté comme un petit morceau à part, un petit film d’une dizaine de minutes, sans paroles, et qui dit muettement un certain nombre de choses sur la ville qu’il dépeint et sur sa forme, sur ses habitants, sur le monde comme il ne va pas, sur un certain sentiment mélancolique de l’existence. Du roman à l’écriture, il y a un pas – un seul. D’une certaine façon, on peut voir la fameuse théorie du cinématographe de Robert Bresson comme un prolongement et une radicalisation de la proposition d’Astruc-Bazin. L’auteur de cinématographe, comme le cinéaste metteur en scène et essayiste d’Astruc, doit se méfier par-dessus tout de la tentation de la « belle image », mettre à distance la peinture ; il doit considérer comme une aberration le jeu théâtral filmé.
Bresson, à sa façon, conçoit également le film comme une œuvre d’expression personnelle, pas très loin de la fiction romanesque – un roman sans notations psychologiques mais non sans cohérence profonde des personnages, sans visée sociologique expresse mais non sans réalisme, sans allégorisme mais non sans force de suggestion philosophique. Les propositions les plus célèbres de Bresson sont celles qui touchent à l’acteur, qu’il rebaptise « modèle » et veut écarter le plus possible de tout naturalisme. Le choix d’amateurs pour la plupart des rôles de ses propres films à partir du Journal d’un curé de campagne, le jeu blanc imposé systématiquement à partir de Pickpocket, l’ellipse de plus en plus accentuée, jusqu’à L’Argent qui en est l’apogée, sont les traits auxquels chacun aujourd’hui identifie un film de Bresson. Les conséquences théoriques de ces choix, exposées par le cinéaste lui-même dans un recueil d’aphorismes qui est l’un des plus célèbres livres sur le cinéma, ont souvent été commentées, mais le plus souvent dans le sens de leur opposition à l’idée du cinéma comme art de l’image. Or, elles contiennent aussi une proposition positive : celle du cinéma comme écriture – mais en un sens radicalement éloigné de toute idée de « cinégraphisme » telle qu’on avait pu l’avancer dans les années Vingt. Le film selon Bresson raconte bel et bien une histoire, il est d’essence fictionnelle ; les acteurs et les autres circonstances du tournage sont loin d’être indifférents mais ils doivent être réduits (« aplatis ») et maîtrisés par un seul responsable de l’œuvre, le cinéaste. Poussant un cran plus loin l’idée d’Astruc, Bresson va ainsi jusqu’à imaginer une forme de cinéma où l’acteur ne joue plus du tout, mais figure, incessamment, ou plus exactement devient une sorte de matériau expressif que l’auteur manipule, avec lequel (dans lequel) il compose. Le film ainsi conçu n’est pas mis en scène – en aucun des sens de l’expression. Il est proprement écrit, et l’insistance de Bresson sur le fait que ce sont les relations entre les plans successifs (les « images et sons aplatis ») qui font le sens, oblige à penser à ces plans comme à des phrases, et à leur montage comme à l’enchaînement des paragraphes dans le roman. Mettre en scène, dans ce cinéma de l’essai et de l’écriture, cela n’est plus se soumettre à l’articulation du dramatique, ce n’est plus gérer un jeu d’acteur (ni d’ailleurs vraiment une action) ; c’est, tout simplement, un autre nom du geste créatif. En profondeur ou en surface, le théâtre est demeuré la référence de tout ce que j’ai appelé – pour cette raison – « premier cinéma ». Le modèle d’une action dramatique confinée dans un lieu clos, plus ou moins assimilable à un cube scénique, et comportant de longs échanges dialogués, est resté longtemps le schème typique de ce cinéma ; il a connu d’innombrables variantes, mais aucune
ne l’a remis en question profondément. Dans un ouvrage publié aussi tard que 1984, où il consigne le bilan de son expérience sous forme de conseils à l’apprenti metteur en scène, le vétéran de Hollywood Edward Dmytryk reprend encore cette antienne : le metteur en scène doit veiller à faire du cinéma, pas du théâtre. Parmi les anecdotes dont il émaille son discours didactique, plusieurs concernent des metteurs en scène des années du « tout parlant », transfuges du théâtre qui n’avaient pas compris que la mise en scène de cinéma ne pouvait se faire du point de vue exclusif du « monsieur de l’orchestre » (selon la phrase souvent citée de Georges Sadoul). Tel réalisateur ne faisait que des plans d’ensemble cadrés frontalement, et s’il voulait concentrer l’attention sur un personnage, ne pensait pas à faire un plan plus gros, mais inventait des actions qui évacuaient les autres ; tel autre ne savait disposer ses personnages qu’en rang d’oignon face à la caméra, même pour les dialogues (une tendance qu’on trouve même chez de grands réalisateurs des années Trente et Quarante, voir l’exemple de His Girl Friday cité ci-dessus). Face à cette méconnaissance du langage cinématographique et à ces marottes de théâtreux, on comprend que les générations de cinéastes qui ont suivi les tout premiers pionniers – de la génération de Ford et Walsh à celle de Curtiz et Dmytryk – aient été soucieuses avant tout de se définir par opposition au théâtre. Dans son bref compendium, Dmytryk n’en finit pas d’énumérer les moyens dont dispose le film pour n’être pas théâtre : angles de prise de vues aussi variés que possible, oubliant absolument le « quatrième mur » ; jeu avec les objectifs ; naturalisation du jeu d’acteur ; etc. Mais cette obsession d’une mise en scène spécifique, étrangement, reste prise dans les rets des deux données de base du théâtre, le verbe et le lieu. Le soin même apporté aux décors, aux accessoires, à leur perfection dans le vraisemblable et le naturel ; l’art de reproduire en studio n’importe quel lieu ; la science des éclairages ; tout cela témoigne d’un travail du lieu qui est la transposition pure et simple – en vue d’un spectacle différent, et peut-être d’un autre public – du travail du théâtre. De même, le culte du scénario est le commencement de la sagesse du réalisateur. Comme Gad, Dmytryk voit le réalisateur comme une espèce de gardien du scénario – quitte à le changer pour le garder et le défendre plus efficacement, y compris contre lui-même, avec ou contre les acteurs ; etc. Ce cinéma que hante le théâtre ne pense qu’à s’en démarquer : c’est que cela n’est ni évident, ni acquis. Comparé au traité sur le cinéma d’Urban Gad (1919), celui de Dmytryk témoigne de deux changements majeurs. D’abord, le montage et la variété des points de vue possibles (y compris sous le nez des acteurs, y compris en plongée
verticale ou en contre-plongée audacieuse) l’ont emporté absolument sur le plan long et le plan-tableau ; « mise en scène » ne signifie plus obligatoirement que le plan équivaut à une scène, et la mise en scène se réalise autant au montage et au découpage qu’au tournage. Ensuite, le jeu des acteurs, au lieu d’être apprécié pour sa gestuelle, est devenu de plus en plus « intérieur », et le bon acteur désormais est celui qui en fait le moins (Dmytryk revient plusieurs fois sur l’idée que le très bon acteur se contente de jouer « avec les yeux »). Surtout, le bon acteur est celui qui est capable de suggérer qu’il n’est pas un acteur : qu’il ne joue pas un personnage, mais qu’il l’est. Chez un Dmytryk, ou ses pairs, c’est le plus souvent une espèce de wishful thinking – mais l’idée est là, dès les années Quarante, et elle va faire son chemin, multiplement. Ce sera après 1950 une des grandes obsessions de la critique, spécialement de la critique française : le cinéma – revenant à sa nature primitive de cinématographe – sera vu comme un outil à capter le vivant, « la vie telle qu’elle est », à capter l’acteur au naturel. Évidemment, dans l’opération, la notion même de mise en scène changera, quasi du tout au tout, cessant de renvoyer interminablement au théâtre, pour prendre le sens d’une sorte de capacité magique à voir, à révéler, à faire surgir la vérité. C’est ce que nous allons voir au chapitre suivant.
Chapitre 2 Un manifeste esthétique : La mise en scène et le monde Un manifeste négatif L’époque des esthétiques et des manifestes On n’a guère célébré, en France ni dans le monde, le cinquantenaire du cinématographe. L’époque était occupée à autre chose, et les célébrations, lorsqu’il y en eut, furent sans portée intellectuelle. Ce n’est que dans l’aprèscoup que fut mis en lumière le bilan de ce demi-siècle de cinéma : un bilan esthétique, formel, idéologique bien plus que technique ou industriel. Lorsqu’il écrit, au début des années cinquante, les trois articles qu’il devait ensuite fondre en un seul, sous le titre ambitieux « L’évolution du langage cinématographique », André Bazin s’attache à une seule chose : le passage du cinéma à une espèce d’âge adulte, qui le fait sortir de la dépendance du visuel (« de la peinture », dit-il) où il était à l’époque muette, mais aussi de la dépendance du théâtre où l’avaient trop souvent réduit les années du premier parlant. « L’image – sa structure plastique, son organisation dans le temps –, parce qu’elle prend appui sur un plus grand réalisme, dispose ainsi de beaucoup plus de moyens pour infléchir, modifier du dedans la réalité. Le cinéaste est, non plus seulement le concurrent du peintre et du dramaturge, mais enfin l’égal du romancier. » J’ai déjà évoqué cette conclusion au chapitre précédent : en effet on a affaire alors à un « deuxième cinéma », qui peut moduler et modeler le temps, ou plutôt les temps ; qui peut varier ses points de vue de façon infiniment souple ; qui peut dire « je » aussi bien que « il » ; qui peut suggérer le passé, voire le plus-que-parfait, et même envisager le futur (ou au moins l’optatif) ; bref, qui est enfin doté des moyens élémentaires de son art. Cette définition du cinéma de l’après-guerre sera souvent rapportée, par la suite, à la notion vague de « modernité » cinématographique – au même titre que le surcroît de réalisme autorisé, à peu près à la même époque, par le plan long, l’écran large, la vue pseudo-documentaire et l’emploi ostentatoire d’acteurs non
professionnels. C’est que la possibilité du romanesque, comme les libertés que prenait avec toutes les règles plus ou moins convenues le cinéma de Rossellini et ce qu’on appelle encore, en France, son « néo-réalisme », allaient en partie dans le même sens : donner au cinéaste, à l’auteur de films, la possibilité d’exprimer un point de vue sur l’histoire qu’il raconte, que ce soit un point de vue affirmé et assertif, une sorte d’intervention du « je » dans un monde de fiction, ou au contraire un point de vue discret, implicite, parfois jusqu’à l’ambiguïté, et semblant laisser parler les êtres, les choses et les lieux. Bref, il devenait possible d’être vraiment et pleinement « auteur de films », ce que le « premier cinéma » n’avait permis que de manière plus exceptionnelle et plus limitée, tant dans sa variante muette (par les limitations essentielles qu’elle comportait, au premier chef celle de l’image métaphore) que dans sa variante parlante, où le cinéaste était le plus souvent second par rapport au scénariste. Le cinéma-roman, le cinéma mythiquement « moderne » de Rossellini, n’étaient pas les seules esthétiques du film à se faire jour alors. Au même moment, Bresson mettait au point le système qu’il allait perfectionner dans ses plus grands chefs-d’œuvre (Un condamné à mort s’est échappé, 1956, Pickpocket, 1959) et qui mènerait aux aphorismes systématiques des Notes sur le cinématographe. Au même moment aussi, Éric Rohmer développait une approche ouvertement esthétique et historienne (au sens de l’« histoire de l’art »), plaidant pour la venue d’un cinéma authentiquement classique et mettant en avant la notion de beauté. De manière moins cohérente et moins formelle, un ensemble de cinéastes, au premier rang desquels il faudrait citer Chris Marker, s’essayait à réactualiser les idéaux, politiques et formels, des avant-gardes de l’entre-deux-guerres. Dans un contexte national déjà protégé par les lois et les institutions, a pu éclore une demi-douzaine d’esthétiques ou d’idéologies critiques, toutes passionnantes, toutes fécondes, toutes liées à l’actualité la plus actuelle, et faisant de cette période, 1945-60, incontestablement la plus riche du point de vue d’une histoire des idées sur l’art cinématographique. C’est à la fin de cette période de bouillonnement critique que parut un texte singulier. En plein été 1959, les Cahiers du cinéma offrirent à leurs lecteurs, sous le titre provocateur « Sur un art ignoré », et muni d’un « chapeau » rédactionnel sibyllin, l’un des plus directs des manifestes artistiques jamais écrits sur le cinéma. S’inscrivant dans le tableau général d’une époque fertile en revendications de nouveauté (la Nouvelle Vague est déjà là), ce manifeste étrange complique le tableau. Dire, en 1959, que le cinéma a été mal évalué comme art, c’est faire table rase de tous les manifestes de l’époque muette (en
particulier, ceux qui voulurent faire du cinéma l’art du montage ou l’art de l’image), de tous ceux du passage au parlant, comme de toutes les propositions récentes qui se félicitaient que le cinéma fût devenu l’égal de la chose littéraire. Postuler, en outre, que l’évaluation critique, si elle ne peut se soutenir d’un sens de l’Histoire, doit tenir compte d’une essence de l’art du cinéma, était également provocateur, dans un contexte journalistique français où la critique marxiste était, quantitativement au moins, la plus importante. L’article de Mourlet est de facture classique ; il repose sur une tactique et une rhétorique simples : pour définir l’art du cinéma, le mieux est de le différencier le plus nettement possible des autres arts (comme l’avait fait Bazin, mais tout autrement). Pourquoi le cinéma (« seul le cinéma », comme dira Godard plus tard, dans ses Histoire(s) du cinéma) est-il définissable par opposition à tous les autres arts ? C’est qu’il est le seul art inventé, le seul qui, nécessitant un certain développement de la technique et un certain état de civilisation (en particulier le goût de la représentation mimétique), n’a pas eu comme les autres une origine mythique et un développement universel, mais a résulté d’une invention locale et historiquement déterminée. Cependant, ce n’est pas sur cette donnée historique (incontestable) que raisonne Mourlet. Il part – pour en prendre le contre-pied exact – de trois thèses d’histoire et de psychologie de l’art : – les arts en général résultent de l’exercice d’une visée déterminée, soumise au désir de l’homme et atteinte à coup sûr pourvu qu’on maîtrise la technique ; ce sont des arts de l’intention, et même, des arts qui ne sont qu’intention ; – ils supposent l’existence, entre le monde et l’œuvre d’art, d’un troisième terme qui permet la symbolisation du premier par le second. Ce « tiers symbolisant » a souvent été appelé un « langage » (de la peinture, du théâtre, de la danse, de la poésie), et Mourlet à son sujet a cette formule fulgurante : « [dans les arts] le monde échange sa forme contre sa vérité » ; les arts traditionnels donnent forme au monde (qui n’en a pas par lui-même), au prix de sa vérité, qui se perd dans l’opération, la forme n’étant pas véridique ; – enfin, et par conséquent, toute technique de mise en forme est a priori aussi bonne qu’une autre : c’est l’existence du tiers symbolisant qui importe, non sa nature particulière. Le critique n’a pas de raison théorique de choisir un moment plus essentiel ou plus authentique : toute pratique cohérente de la peinture, de la poésie, de la danse ou de la musique est une manifestation véridique de cet art. La visée du cinéma comme art ne se définit pas par le désir de l’artiste
« Un œil de verre et une mémoire de bromure d’argent donnèrent à l’artiste la possibilité de recréer le monde à partir de ce qu’il est, donc de fournir à la beauté les armes les plus aiguës du vrai » (p. 23) Cette phrase paradoxale est la première clef de l’esthétique du cinéma selon Mourlet : créer sans créer. « Recréer le monde… » L’art en général est création : c’est la conception dominante en Occident. L’apologie de l’artiste génial, engagée à plusieurs reprises dans notre tradition philosophique et esthétique, n’y a jamais vraiment cessé. Le génie a plusieurs facettes : il est celui qui, quasi-démiurge, est capable de comprendre le kosmos, l’ordre du monde (c’est la version, néo-platonicienne, de la Renaissance) ; ou bien, il est celui qui découvre et explore des domaines et des voies inconnus (conception, nietzschéenne avant la lettre, du Romantisme) ; il est aussi cet homme dont les qualités d’exception se manifestent par un tempérament et un comportement singuliers. La première conception, celle du génie égal à Dieu parce qu’il connaît l’ordre de l’univers, est loin de nos intelligences et de nos sensi bilités ; elle a été submergée par la deuxième, celle du découvreur d’inconnu et d’infini, dont Rimbaud et le surréalisme ont été les prophètes et les thuriféraires. Cependant, la conception « organisatrice » du génie, si elle a disparu sous sa forme classique, n’a cessé de hanter comme un remords l’art du xxe siècle, des programmes abstraits et militants des années Vingt (De Stijl, le constructivisme) aux exercices de maîtrise ironiquement absolus qui, de Duchamp à Warhol, ont laissé leur marque profonde dans toute entreprise artistique actuelle. Ignorance ou dédain, Michel Mourlet ne fait aucune allusion à cette histoirelà. Sa conception de l’art est antérieure au xxe siècle : il pense l’artiste comme on le pensait au milieu du xxe – et le destinataire, carrément comme au xviie. « L’art est la religion de la lucidité » (p. 31), c’est-à-dire la religion de l’époque « lucide », celle qui n’a plus (besoin de) la foi en Dieu – mais cette nouvelle « religion » concerne différemment l’artiste et son public. Pour le public, elle fonctionne vraiment comme religion, c’est-à-dire comme ciment social, répondant à un désir d’ordre qu’il s’agit d’exaucer ; le spectateur, le participant au rite de l’art est presque, pour lui, un citoyen platonicien, aspirant à la Beauté, et sachant qu’en outre il se verra offrir la Vérité. Cependant, Mourlet le voit prêt à s’abandonner totalement à l’œuvre, à l’artiste, jusqu’à l’« absorption de la
conscience par le spectacle » ; un spectateur non critique, non distancié, ayant toute confiance dans un art absolu, qui ne peut le tromper. L’artiste quant à lui est mû par un moteur apparemment contradictoire avec cet idéal, sa « volonté de puissance ». L’exercice de l’art est alors – au plus près d’une conception classique – la pratique d’une série de limitations de cette volonté dans ce qu’elle a d’arbitraire. L’artiste doit plier sa personnalité d’exception jusqu’à partager les angoisses et les questions du public ; aussi l’exercice de l’art est-il, pour lui, un exorcisme : « l’artiste fait œuvre d’art pour se délivrer, pour apaiser ses contradictions » (p. 32). On retrouve le troisième trait du génie : la souffrance, intérieure parce qu’il est « né sous le signe de Saturne », extérieure parce qu’il est incompris. L’artiste doit faire l’épreuve extatique de l’excès, pour se trouver lui-même, dans une espèce d’ordalie purificatrice – à moins qu’il ne sache assez se dominer pour faire l’économie de cette épreuve. Dans tous les cas, l’artiste, l’art, le destinataire ont affaire au sublime. Sublime de grandeur, par l’ambition sans limite qui définit le véritable artiste ; sublime de terreur, par la teinte quasi infernale que prend la description de l’acte créateur ; sublime critique du triomphe de l’humain sur sa faiblesse, du souci de maîtrise de soi. « Que tout ce qui ne ressortit pas à cet ordre du sublime soit nul, inutile et sans intérêt, que tout art qui n’est pas exclusivement intime et passionnel, voué à l’excès, précieux, aristocratique, soit frivole et dérisoire, c’est à la fois une évidence de notre désir et une conséquence logique de la fonction existentielle de l’art » (p. 33). L’art est une activité, il n’est pas « un reflet passif de l’intégrale réalité », et Mourlet n’a pas de mots assez durs envers le réalisme dans toutes ses tendances, néoréalisme en tête, parce qu’il est toujours trop passif, trop dénué de volonté créatrice : devant l’œuvre réaliste, qui n’« exorcise » rien, le spectateur ne peut rien éprouver. Conception provocante –moins par son énonciation terroriste, qui à l’époque irrita ou séduisit, que par son porte-à-faux délibéré entre les postulations moderne et classique. Moderne est, chez Mourlet, le recours à l’idée de génie créateur, se substituant à l’idée d’une communauté artistique qui établisse les règles et bénéficie des progrès communs ; l’artiste n’a de comptes à rendre qu’à lui-même (et à la vérité), nullement au milieu des artistes, ni même à la société qui lui permet d’exister. Mais contradictoirement, cet artiste croit encore qu’on peut placer au cœur de l’entreprise artistique le problème de la vérité (donc de l’erreur ou de la fausseté). Bref, l’artiste crée, au gré de sa « volonté » créatrice, mais il ne saurait créer n’importe quoi : il « recrée le monde ». Si, romantiquement, il est un voyant, il asservit classiquement sa vision à
l’obligation de la partager en toute clarté. « … à partir de ce qu’il est » Sur ce fondement paradoxal, on comprend mieux la définition de l’art du cinéma. L’artiste n’y a pas vraiment le choix, car son arbitraire, son désir et sa volonté sont contraints : c’est « le monde » qui définit toute l’entreprise artistique, jusqu’au spectateur (lequel n’a pas non plus le choix : devant le film, il ne recevra que le monde, et ne doit rien y chercher d’autre). L’art du cinéma c’est de faire une image du monde (pas de « réalisme » brut), mais que cette image soit bien du monde (pas d’irréalisme non plus). « L’essence du cinéma comme art n’est pas plus le documentaire que la féerie, si le documentaire se borne à restituer les apparences incontrôlées et si la féerie autorise le mensonge, le truquage et les artifices d’esthètes ; mais c’est à la fois le documentaire et la féerie, s’il s’agit de la beauté imposée par l’évidence de l’œil irrécusable » (p. 34). L’art du cinéma a une essence : il ne faut pas le définir par ses accidents, ses réalisations de hasard, qui dépendent des circonstances (ne pas l’identifier à une école, un mouvement, un moment passager) ; ce qui importe est moins son existence que cette idéale essence qui est la sienne (ce pourquoi Mourlet a une liste extraordinairement sélective de « vrais » cinéastes). Cette essence c’est « la beauté » ; le matériau de cet art c’est ce qui est de l’ordre de l’évident, ce qui ressort dans le visible, ce qui s’y distingue (et non pas ce que j’y distingue, moi) – sous le contrôle et le critère de l’« œil irrécusable ». L’objet de cet art, c’est le monde, en tant qu’il est capable de cette évidence : non pas, donc, le tout du monde, mais seulement ses aspects ou qualités qui sont susceptibles d’agir immédiatement sur nos sensibilités. L’art doit saisir certains aspects du monde (pas de féerie), mais pas tous (pas de réalisme passif) ; il doit sélectionner certaines des apparences. L’art du cinéma ne suppose pas un tiers symbolisant À cette première thèse sur l’art et l’artiste s’ajoute une thèse sur le spectateur : de même que l’artiste a affaire directement au monde via certains de ses aspects, le spectateur est dans un rapport d’immédiateté au monde à travers le film ; voir un film, ce n’est pas lire, ce n’est pas même comprendre – c’est avant tout
ressentir, accepter qu’on me montre quelque chose qui n’a pas de sens, ou dont on ne me donne pas le sens. Mourlet développe cette idée dans deux directions, l’une plutôt psychologique, l’autre plus idéologique. Le cinéma total L’expression « cinéma total » a été inventée, semble-t-il, par l’écrivain René Barjavel (devenu ensuite connu comme auteur de science-fiction), dans un petit ouvrage paru assez discrètement pendant la guerre. Elle a été reprise (sans référence à Barjavel) par André Bazin, dans un article paru deux ans plus tard. Chez les deux auteurs, l’idée directrice est la même : le cinéma est en progrès effectif, incessant, vers un état idéal, qui est ou sera la reproduction parfaite et complète de tous les phénomènes, dans toutes leurs dimensions sensorielles. L’utopie d’un cinéma s’adressant à tous les sens – y compris l’odorat et le toucher – est ancienne (on la trouve dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, en 1932), et d’un intérêt limité. Plus intéressante est l’idée de perfection de la reproduction, qui renvoie à une autre et très vieille utopie, celle de l’illusion. On sait que, s’il est possible de tromper l’oreille par une reproduction sonore, on ne peut tromper l’œil que dans des conditions très limitatives (celles du « trompe-l’œil »), qui ne concernent guère le cinéma. L’illusion parfaite est impossible, et depuis longtemps on en a conclu qu’elle n’est pas le but de l’art. Le cinéma total, comme le dit Bazin, est un mythe ; c’est bien ainsi que l’entend Mourlet, pour qui il désigne, simplement, l’idéal d’un cinéma qui « prend » son spectateur, qui l’immerge par des moyens le plus directement sensoriels et émotionnels possible, sans l’interposition d’un « langage » d’images. Reste l’aspect dynamique (historique) de cette thèse : un progrès technique permanent, dont on peut juger sur un exemple majeur, le passage du muet au parlant (majeur, parce qu’il ajoute un paramètre sensoriel tout entier, qui en outre est celui de la parole). Si le parlant représente un progrès, on peut alors partager l’histoire du cinéma muet en deux tendances : l’une, sans avenir, qui copiait la peinture, l’autre, progressiste, qui tâchait de parler sans paroles. Mourlet reprend, à peu de choses près, ce raisonnement assez spécieux, et en déduit les conséquences esthétiques : tout ce qui ne va pas dans le sens du cinéma total est mauvais, parce que non conforme à l’essence de l’art du cinéma. Se voient ainsi condamnées, dans le cinéma muet, et, bien sûr encore davantage, dans le cinéma parlant, la métaphore, la pantomime, la déformation
« caligaresque » du décor, les déformations filmiques (le flou, les surimpressions), parce qu’elles opèrent un transfert d’essence, du monde évident à l’image, donc tendent à rétablir un tiers symbolisant, un langage qui pourrait s’autonomiser. L’histoire du cinéma est l’histoire de sa « purification », de son adéquation de plus en plus parfaite à l’idéal d’un art de l’immédiateté et de la transparence. La fascination Cette transparence du média a son correspondant psychologique : le spectateur est projeté dans le film, il est présent à lui de manière spontanée. « L’absorption de la conscience par le spectacle se nomme fascination : impossibilité de s’arracher aux images, mouvement imperceptible vers l’écran de tout l’être tendu, abolition de soi dans les merveilles d’un univers où mourir même se situe à l’extrême du désir. Provoquer cette tension vers l’écran apparaît comme le projet fondamental du cinéaste.» (p. 36). Le thème de la captation filmique, par lui-même, n’est pas nouveau ni rare ; le remarquable est l’intensité qui lui est conférée : absorption, fascination, tension, abolition de soi, extrême du désir, jusqu’à l’extase (« nous sommes en dehors de nous-mêmes », p. 37) – sans qu’on cherche d’ailleurs à distinguer, dans cette captation, ce qui ressortit à l’effet-fiction et à l’image elle-même (à l’image-action). Là aussi, on a une franche axiologie. Le mauvais, c’est ce qui rompt la fascination, et particulièrement, tout ce qui fait prendre conscience de l’existence de l’image, ou ce qui manifeste, volontairement ou non, une intervention de l’auteur. Au premier chef, c’est le montage qui est visé, parce qu’il est toujours « intervention extérieure et brutale d’une volonté qui se superpose au regard de la caméra » (p. 38). On reconnaît encore un thème bazinien, celui du montage interdit, à ceci près que Mourlet est plus radical : ce n’est pas, comme chez Bazin, « quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action » que le montage est « interdit », mais tout le temps – parce qu’il ne s’agit pas seulement d’ontologie (pour reprendre le terme de Bazin), mais aussi de pragmatique. Le montage doit être interdit pour respecter la durée, le rythme, la nature et la présence de l’événement ; il doit l’être aussi pour ne pas casser la fascination du spectateur. Bref : du côté de l’artiste comme du côté du spectateur, le cinéma ne supporte pas le langage de l’art. Au cinéma, « le monde n’échange pas sa forme contre sa
vérité » : elles sont indissociables. L’esthétique du cinéma n’est pas relative Le cinéma, dans la version qu’en offre Mourlet, est donc, au contraire des autres arts, un absolu. Impossible, à son sujet, d’accepter des conventions arbitraires, car l’art du cinéma est responsable envers le monde. Avec le cinéma « la beauté se voit conférer l’arme du vrai » : puisque le cinéma est soumis à une règle qui est du monde, il inclut une dimension de vérité, que n’ont pas les autres arts. La « mise en scène » comme principe esthétique La « loi de progrès » que manifeste l’utopie du cinéma total est alors à comprendre comme une sorte de conscience historique propre. Mourlet, peutêtre influencé par André Malraux qui avait relayé en la vulgarisant cette thèse hégélienne de la conscience historique, semble bel et bien penser qu’il existe un sens de l’Histoire allant vers l’actualisation des essences, donc, en ce qui concerne le cinéma, vers l’adéquation idéale entre une nature et une pratique, sanctifiée par le fait que le cinéma est l’art du siècle, dépassant tous les autres et les renvoyant à leur relativisme (comme, encore, chez Éric Rohmer). Il existe donc un principe esthétique directeur du cinéma, et il est absolu. Alors que, dans les autres arts, peu importe le principe de mise en forme, puisque le monde y est symbolisé et non directement présent, dans le cinéma, il n’existe qu’un seul principe de mise en forme acceptable : c’est celui que Mourlet appelle « mise en scène », et qui garantit la présence directe du monde. « Mise en scène » : nous y voici enfin. En 1959, c’est tout sauf un terme neutre. L’expression est chargée d’histoire, et avant tout, d’une histoire du théâtre. Même Mourlet est bien contraint d’en donner d’abord une définition de cet ordre : « la mise en place des acteurs et des objets, leurs déplacements à l’intérieur du cadre » (p. 30). Mais pour minimale qu’elle soit, cette définition montre déjà que la mise en scène de cinéma n’est pas la mise en scène de théâtre : si, au théâtre, mettre en scène c’est mettre sur une scène, en cinéma, tout est rapporté au cadre. Nous l’avons vu au chapitre 1 à propos de Griffith, et nous le reverrons au chapitre 3 : les mouvements, les gestes, les mimiques des acteurs, l’apparence du plateau de jeu n’ont d’existence que dans le rectangle du
cadre. Certains pensaient même que, puisque la représentation cinématographique était la transposition de certains événements sur une surface, et qu’en outre cette surface changeait dans le temps, on devait pouvoir décrire le cinéma comme une espèce d’écriture. De Koulechov et de sa théorie de l’expressivité de l’acteur, jusqu’à Bresson et à sa conception du cinéma comme mise en relation d’images successives dont aucune n’est autosuffisante, il ne manque pas de définitions du cinéma qui intègrent cette donnée du rectangle, de l’image, de l’aplatissement littéral de la réalité par son filmage. Pour Mourlet, les conséquences sont fort différentes. La mise en scène comme mise en place et gestion des déplacements est à considérer – mais uniquement parce qu’elle contient en germe quelque chose que le théâtre n’a aucun moyen d’atteindre sinon dans la surenchère et la grimace : le potentiel d’affect de chaque geste, de chaque regard, de chaque mouvement. Le cadre est l’intensificateur de tension qui permet de magnifier, voire de transfigurer ces affects et ce potentiel. La mise en scène au cinéma n’est pas une technique : grâce à la contrainte bénéfique du cadre, elle devient une force (ou, en d’autres passages de son texte, une énergie). Tout se passe comme si le cadre, en resserrant la mise en scène, en la clarifiant, en la rendant définitive, devenait une espèce de lentille qui focalise son énergie. Ce pouvoir du cadre est peu souligné par Mourlet (cela l’amènerait à accorder aux paramètres de l’image une valeur expressive propre, ce qu’il n’est pas disposé à faire). Il reste donc assez vague, et ne précise pas sa définition de la mise en scène d’un point de vue technique, mettant au centre du film, de son pouvoir et de son principe, au centre de la « mise en scène », ce qui, à ses yeux, incarne le mieux l’énergie : une sélection de « mouvements privilégiés », « les actions et réactions d’un homme dans un décor ». La mise en scène et l’acteur Le centre et l’origine de la mise en scène telle que la conçoit Mourlet, c’est donc l’acteur, et le critère du véritable artiste du cinéma, c’est la « franchise et la loyauté sur le corps de l’acteur » (p. 40). Au contraire, les mauvais cinéastes, ou faux cinéastes, sont ceux qui n’ont de cesse de manipuler ce corps, tels Hitchcock, Eisenstein ou Welles. Toute l’énergie du fluide mystérieux qu’est la mise en scène passe par le corps de l’acteur, c’est de lui que sur l’écran elle émane, c’est lui qui incarne le meilleur moyen de capter le spectateur, de le fasciner, de le faire communier à l’« incantation de gestes, de regards […] où
l’on se perd pour se retrouver lucide et apaisé » (p. 35). Il a à ce propos cette formule devenue fameuse : « Puisque le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs, il se posera sur des visages, des corps rayonnants ou meurtris mais toujours beaux, de cette gloire ou de ce déchirement qui témoignent d’une même noblesse originelle, d’une race élue qu’avec ivresse nous reconnaissons nôtre, ultime avancée de la vie vers le dieu » (p. 43). Le début de cette phrase a été immortalisé par Godard – qui la cite au générique du Mépris (1963), mais s’arrête avant les considérations sur l’acteur et remplace la fin de la phrase par celle-ci : « [ce film] est l’histoire de ce monde ». Là où le cinéaste se propose de faire un film sur « le monde substitué au nôtre », c’est-à-dire un film sur le pouvoir de l’illusion cinématographique, sur ses limites et sur son artifice constitutif, Mourlet voyait ce monde « accordé à nos désirs » comme le règne de personnages littéralement merveilleux. Des corps rayonnants de beauté, incarnations magiques de l’image du divin, du Beau. Avec cette rêverie, on est loin de la mise en scène comme mise en place, avec tout ce que cela implique de calcul. Faire du cinéma un art de la mise en scène pour le définir comme création d’un monde merveilleux où règnent la beauté et l’énergie des gestes et des corps, c’est avoir quitté la scène pour l’idéal, c’est avoir quitté l’acteur pour la créature, c’est vouloir transcender la fiction dans le mythe. Poussée à sa limite, cette conception ne correspond à aucun film existant, elle est une pure Idée de « mise en scène », c’est-à-dire de l’exercice, sur le monde, d’un regard qui le transfigure. S’il est une possibilité d’incarnation de cet idéal, c’est, pour la mise en scène, dans la plus grande transparence (le refus du montage et de l’expressivité de l’image), et, pour l’acteur, dans le naturel. Ce terme est difficile à définir, au sens français du « jeu naturel » comme au sens anglais du natural. Le natural [actor], c’est celui qu’il est vain de diriger, parce qu’il sait d’instinct ce qu’il doit faire, et surtout parce que, hors d’un certain registre ou de certaines limites, il ne pourra pas jouer. L’extrême en est l’acteur non professionnel, celui qu’il faut prendre par surprise, et qui ne jouera que si on fait appel à toute sa personne. Nicholas Ray, qui a beaucoup aimé ce style d’acteurs, de Robert Mitchum à James Dean, a bien expliqué cette relation complexe entre un registre, une personnalité, une intuition, une science innée – et la position de retrait actif que cela assigne au réalisateur. Quant au jeu « naturel », c’est un idéal – neutre, apparemment spontané – du jeu : autant dire qu’il n’existe que rarement, et surtout, qu’il est un jeu, aussi élaboré qu’un autre, aussi construit. Naturel et
construit : contradiction dans les termes qui a souvent abouti, chez les acteurs français, à ce qu’on a pu appeler le « naturel stéréotypé ». Mourlet n’a pas de théorie de l’acteur, sinon très implicite. Ce qu’il appelle « mise en scène » tient à ces deux facteurs, aussi indéfinissables l’un que l’autre : la transparence absolue d’un regard porté sur des acteurs absolument naturels. Elle unit une attitude de créateur à l’attitude de cet autre homme qui est à la fois sa créature, son rival, son modèle et son matériau. Et dans l’un et l’autre cas, elle propose un monde cinématographique parfait, qui se définit par un double oxymore : le cinéaste est toute volonté créatrice et tout retrait devant l’expression personnelle ; l’acteur est celui qui est avant d’avoir à jouer. La mise en scène est devenue une force, une énergie et pour tout dire, une vertu. « Vertu » vient du latin virtus, qui signifie force, mais ajoute une connotation éthique (voire morale) qui n’est pas déplacée : la mise en scène ne se conçoit que pure, débarrassée des scories de l’artifice, du style, de l’expressivité, et aussi, débarrassée de la boursouflure égotiste, de la prétention de l’auteur et du narcissisme de l’acteur. Il n’est de mise en scène que fondue (et fondée) dans le monde, dans l’être, et c’est tout juste si l’artiste est, comme le poète pour Heidegger (auquel Mourlet involontairement fait souvent penser), un passeur inspiré, par qui l’Esprit transite et qui n’y ajoute rien de lui-même. La «mise en scène» à l’épreuve des films Le « carré d’as » Pour parvenir à cette définition du cinéma et de la mise en scène, Michel Mourlet n’avait pour arme que l’acuité de sa perception des films – un peu comme chez Kant une idée de l’art se dégage de considérations sur la sensibilité presque dépourvues d’empirie. Quand il n’écrivait pas dans les Cahiers du cinéma, Mourlet a souvent publié des articles dans la revue Présence du cinéma ; cette revue (1959-67) était intimement liée à une salle de cinéma parisienne, le Mac-Mahon, dirigée par Pierre Rissient, et dont la programmation se voulait exemplaire. Dans le hall, on était accueilli par les portraits géants des quatre cinéastes jugés les meilleurs par ce courant critique « mac-mahonien » : Fritz Lang, Joseph Losey, Otto Preminger, Raoul Walsh. Cette liste, à quelques ajouts occasionnels près (de Vittorio Cottafavi à Hugo Fregonese), est aussi celle de Mourlet. Ce sont à ses yeux les très rares auteurs de films chez qui on puisse
trouver le véritable art de la mise en scène. Le choix est surprenant, à bien des points de vue, et d’abord parce qu’il conjoint deux purs cinéastes, Lang et Walsh, à deux hommes venus du théâtre, Losey et Preminger. Ce dernier est même un homme de théâtre avant tout ; sa conception de la mise en scène, quoique élégante et assez discrète, est fort interventionniste et loin de toute transparence. Preminger est avant tout l’homme de la fluidité, et son outil le plus important est le mouvement d’appareil. Une scène, pour lui, est avant tout une continuité ; s’il peut la filmer en un plan unique, il le fera, quitte à déterminer les trajectoires des acteurs de manière à le rendre possible ; s’il doit découper, il recourra à des raccords dans le mouvement de préférence à tout autre ; le champ-contrechamp ne lui est pas étranger, mais uniquement lorsqu’il n’est pas évitable, et toujours comme une forme neutre qui n’a aucune expressivité par elle-même. Le résultat, sensible dans n’importe lequel des films de la maturité de Preminger, est un fort sentiment de « direction », non au sens de la « direction d’acteurs » (Preminger ayant eu la réputation de donner fort peu de consignes aux siens), mais plutôt au sens hitchcockien de la « direction de spectateurs ». Accompagnant, souplement mais exactement, les déplacements des personnages, et toujours en gardant un grand degré de liberté, et presque son arbitraire, la caméra dirige mon attention, volens nolens, d’un geste à un autre, d’un regard à un autre, d’un endroit à un autre. Prenons, dans Angel Face (1952) la petite scène « de transition » où Diane, la jeune héroïne meurtrière saisie par le remords, vient trouver son avocat, Barrett, pour faire enregistrer sa déclaration de culpabilité. Lorsqu’elle arrive dans le bureau, elle trouve une secrétaire, qui « filtre » son patron et déclare qu’il n’est pas là ; déroutée, Diane s’assied, mais à ce moment même la porte s’ouvre et Barrett arrive ; il passe avec la jeune fille dans le bureau adjacent, par une autre porte. Tout ce jeu frappe d’abord par la continuité ; Diane est à peine assise que Barrett, censé être absent, arrive ; ils partent vers l’autre porte accompagnés d’un léger panoramique, et l’entrée dans la pièce d’à côté se fait par un raccord sur la porte, un peu comme dans les premiers Griffith. On reste alors un moment du même côté de la pièce, face aux grandes baies vitrées et à leurs stores à lamelles, dont l’ombre strie les murs, jusqu’au moment où la jeune femme annonce le but de sa visite. Le cinéaste coupe alors, pour nous la présenter en plan américain, selon un angle qui n’est ni le regard frontal (interdit par la convention), ni le regard de biais qui amorce un champ-contrechamp, mais un entre-deux, de l’ordre de ce que, dans un tout autre contexte, on appellera un regard « suturant ». On revient, de là, au premier point de vue, qui est alors souplement
et incessamment modifié par des mouvements à la dolly. Puis, un véritable champ-contrechamp (légèrement dissymétrique : elle est en plan plus rapproché), dont on sort par un plan sur Barrett qui réintroduit le mouvement. La scène, toujours traitée en mouvements légers, presque aériens, culmine après que, confronté à elle pour la seule fois face à face dans un plan unique (donc, sur l’écran, côte à côte), l’avocat félicite sa cliente d’avoir son crime « off her conscience ». Comme si cette allusion à la conscience avait changé la nature de la scène, un nouvel élément, d’ailleurs vraisemblable, s’introduit dans la mise en scène : l’ombre des protagonistes. Celle de Barrett d’abord, qui anticipe et redouble le geste paternel et protecteur de son bras sur les épaules de Diane ; puis celle de la jeune femme, qui la précède et la redouble ostensiblement lorsqu’elle quitte la pièce définitivement. Dans tout cela, la plus grande souplesse, et si l’on veut, la plus absolue transparence de mise en scène sont observées. Mais tout est, sans cesse, totalement signifiant : les recadrages qui accompagnent l’un des personnages de préférence à l’autre (pas toujours celui qui parle) ; le mouvement incessant qui mobilise notre attention, l’amenant sur des objets sans cesse variés, et l’empêchant de se fixer (c’est-à-dire à la fois, nous empêchant de nous ennuyer, et nous empêchant de devenir critiques) ; les plans fixes, qui ressortent fortement dans ce contexte (surtout celui que j’ai lu comme « suturant ») ; le rôle muet du décor, qui devient fort bavard avec l’apparition des ombres. Au total, une mise en scène expressive s’il en est – dans la plus grande neutralité apparente. On est bien loin des corps qui s’auto-expriment et de la retenue du cinéaste : Preminger nous montre une scène, en choisissant à chaque instant ce qu’il nous en montre, l’angle sous lequel nous devons le voir, et sans se priver de jouer de toutes les connotations d’un décor vraisemblable mais savamment éclairé. On pourrait dire la même chose, plus clairement encore (et presque théoriquement), à propos de ce moment d’un film réputé « mineur » et où la théâtralité s’affiche, Saint Joan (1957). Il s’agit de la fin du
« Un parfait metteur en scène » (Otto Preminger, Saint Joan, 1957)
D. R.Pour amener Jeanne d’Arc dans la tente de Dunois, Preminger produit deux longs plans, à la grue : le premier, du guetteur qui vient annoncer que le vent ne souffle pas, introduit sous la tente de l’état-major ; Dunois annonce l’arrivée de la Pucelle, et, alerté par le bruit, regarde vers le dehors…
D. R. … Raccord (triché) sur son regard, montrant l’arrivée de Jeanne, que l’on suit entrant dans le campement, descendant de cheval, allant à la rencontre du capitaine, puis le précédant jusque dans sa tente où elle le convainc d’attaquer Orléans.
premier acte, avec l’arrivée de Jeanne d’Arc devant Orléans ; elle y rencontre Jean Dunois, qui commande l’armée française, et à qui elle va communiquer son ardeur au combat. La rencontre est un morceau de mise en scène particulièrement démonstratif, en deux plans, l’un et l’autre longs et sinueux. Le premier nous mène – à la grue – d’une tour de guet, d’où descend un soldat, à la tente de l’état-major, où ce soldat se rend pour faire son rapport : le vent d’ouest ne souffle pas (ce qui interdit de traverser la Loire pour attaquer) ; Dunois constate son impuissance et, à la question de ses lieutenants sur d’éventuels renforts, il répond qu’on leur envoie « une fille », et qu’elle mettra sans doute une semaine à arriver ; pendant ce petit discours, la rumeur du campement enfle, attirant l’attention du capitaine, qui regarde au dehors. Raccordant sur son regard (en un champ/contrechamp très lâche), le second plan commence par l’arrivée de la Pucelle, au fond, suivie – toujours à la grue – alors qu’elle se rapproche, descend de cheval, va à la rencontre de Dunois sorti de sa tente pour l’accueillir, puis le précède pour retourner sous la tente et y conférer avec les chefs militaires. Un objectif dramatique simple et précis : les deux protagonistes doivent se rencontrer, sous la tente qui symbolise le lieu de la prise de décision. Un moyen, complexe mais totalement naturalisé, pour y parvenir : deux plans longs à la grue, qui ont l’un et l’autre demandé une mise en place méticuleuse et relèvent de la plus technique des mises en scène. Le style de Preminger est certainement l’un des plus parfaits qu’on puisse imaginer : il désigne, à chaque instant, l’élément important de la scène, et en suggère le sens sans avoir à le mettre en exergue. On comprend que ce style ait pu fasciner ; il est difficile en effet d’être plus classique : respect total des conventions, culte de la transparence, limpidité du discours dont le sens n’est jamais dissimulé, naturel le plus grand possible du jeu d’acteur. Preminger est certainement, de tous les cinéastes hollywoodiens de l’ère « classique », celui qui a su le mieux marier ces deux contraintes contradictoires : faire sens, et ne pas le montrer. Hitchcock à côté de lui paraît outré, Ford est plus sentimental, Hawks plus rudimentaire et moins varié, et on ne peut qu’approuver le goût de Mourlet. Reste que ce discours limpide est bel et bien un discours, et qu’un film de Preminger, avant de nous laisser admirer les corps des actrices et acteurs, nous impose son point de vue sur les événements – et, plan long ou pas, cinémascope ou pas, est bien une mise en scène, au sens technique que Mourlet néglige ou déteste. Pour le dire avec Jacques Rivette : « Vive Preminger, qui sait qu’il n’est ni un penseur, ni un réformateur du monde, mais simplement un parfait metteur en scène, que dans ce mot il y a
scène, et pourquoi le théâtre serait-il pour nous matière [non] cinématographique ? » La mise en scène de Fritz Lang est d’une nature très différente. Tout aussi maîtrisée que celle de Preminger, elle ne repose pas sur une intervention permanente de la caméra et du regard du cinéaste, mais au contraire sur leur discrétion la plus totale. Cela n’a pas échappé à Michel Mourlet : « La mise en place des acteurs et des objets, leurs déplacements à l’intérieur du cadre doivent tout exprimer, comme on le voit dans la perfection suprême des deux derniers films de Fritz Lang, Le Tigre du bengale et Le Tombeau hindou. ». Perfection : l’appréciation est audacieuse, mais elle donne le ton. Il n’était pas particulièrement difficile de défendre Preminger, Walsh ou même Losey, cinéastes que la critique en général avait identifiés, au minimum comme des techniciens exprimentés (Walsh), au mieux comme des auteurs (les deux autres). Fritz Lang, en revanche, était souvent vu à l’époque comme un ancien grand cinéaste qui avait mal tourné ; pour ses détracteurs, il était l’auteur de M le maudit et des Mabuse, mais après son exil il n’avait guère fait que des films de genre assez quelconques, au style de plus en plus raide et académique – surtout ses derniers, telle L’Invraisemblable Vérité. Le diptyque indien fut littéralement assassiné par la critique parisienne, qui n’y aperçut que l’inexplicable remake d’un serial assez ridicule (déjà porté à l’écran par Joe May en 1921, par Richard Eichberg en 1938). Située dans une Inde de fantaisie et de convention – malgré vingt-sept jours de tournage (sur quatre-vingt-neuf au total) dans d’authentiques palais – l’histoire au premier abord est déroutante, en effet, par son côté feuilletonesque, ses rebondissements invraisemblables, ses sentiments simplifiés. Les Cahiers du cinéma, grands défenseurs du Lang américain, ne furent pas enthousiastes (et aucun des ténors de la revue n’écrivit sur ce film). Un critique estima qu’« il traite par le mépris et la blague une histoire méprisable et idiote » ; pour un autre, « en faisant de l’Inde un prétexte, le metteur en scène s’est fermé la voie de cette abstraction qu’est toute reconstruction du réel ». Il faut attendre un numéro largement consacré à Fritz Lang, et une nouvelle critique, pour trouver un ton différent : le diptyque est vu comme « important à plus d’un titre », par sa retraversée de l’œuvre antérieur de Lang, et par la permanence d’un style épuré et simplifié qui est sa marque. Par exemple, « le suspense chez Lang se manifeste dans les yeux et non point, comme chez Hitchcock, à l’extérieur des personnages. À la fin d’un plan, la direction du regard de Debra Paget ou de Paul Hubschmid nous annonce toujours que quelque chose va arriver. […] les yeux remplacent, pour ainsi dire, le montage parallèle. » Michel
Mourlet, qui propose dans le même numéro des Cahiers une « Trajectoire de Fritz Lang », prend, lui, très au sérieux cette histoire fantaisiste, et y lit, par-delà l’anecdote, « sens du cosmique […] incarné jusqu’au symbole par le geste halluciné du fugitif déchargeant son arme contre le soleil », et « tragique à l’état pur : non pas une dérisoire critique des hommes, mais une description de la fatalité ». Ces formules de Mourlet sont sans ambiguïté, mais elles restent vagues, et ne proposent aucune description de la mise en scène de Lang. Au demeurant, cette mise en scène épurée est difficile à caractériser de manière générale, et aucun critique n’y est jamais parvenu qu’en partant d’un a priori sur la qualité d’auteur de Lang. Le film retient des solutions limpides, qui privilégient le centre de l’image et, souvent, la symétrie (en particulier dans toutes les scènes de parade ou de cérémonie, filmées dans des arrangements frontaux qui font beaucoup penser aux solutions jadis adoptées par Lang dans Les Nibelungen). Les mouvements d’appareil sont assez rares, toujours de faible ampleur, jamais démonstratifs ni insistants,
La « perfection » (Fritz Lang, Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou, 1959) D. R. Frontalité et monumentalité de la mise en scène : un même point
de vue, et presque le même type de cadre, pour l’arrivée du rajah dans son palais et pour les lépreux rampant sur l’escalier (en haut). Métaphores discrètes : le reflet dans l’eau, la toile d’araignée protectrice (au milieu). Le corps traité comme une sculpture – de l’héroïsme (l’architecte vient de tuer le tigre) ou de la vénusté (la danseuse rivalise de puissance plastique avec la statue de la déesse). et purement fonctionnels (un recadrage pour suivre un personnage qui sort, par exemple). Les espaces sont vastes, et le film accentue la sensation de vide qui s’en dégage, par l’usage fréquent d’une focale assez courte, et en laissant se dérouler jusqu’au bout les déplacements des personnages dans la profondeur. Le jeu des acteurs – certainement le plus déroutant de tous les choix de Lang – est parfaitement cohérent avec ces principes : hormis les quelques scènes d’action (en encore), les corps sont assimilés à des statues, à la présence d’autant plus saisissante que leur immobilité est animée par un jeu extraordinairement intense des regards. Il semble assez difficile, à première vue, de marier les formules exaltées de Mourlet sur les corps imprégnés de sublime du véritable cinéma, et cet usage des corps d’acteurs comme autant de super-marionnettes. La chorégraphie de la danse devant la statue de Kali apparaît comme une caricature de danse indienne, et Debra Paget – au corps certes splendidement sculptural – ne frappe pas par un éclat particulier ; quant à Paul Hubschmid, sa haute carcasse et ses longs bras semblent plutôt l’encombrer qu’autre chose. Mais Lang n’a pas misé sur un sublime qui viendrait du charisme des acteurs ; contrairement à ce qu’a souvent cru la critique, il a pris très au sérieux ce scénario, et son Inde de pacotille, où tout le monde parle allemand, donne le sentiment très fort de l’abîme entre les cultures ; les Allemands sont plus raides que nature, face à des êtres qui n’ont pas peur des grands sentiments – l’amour, l’honneur, la haine, la foi – et qui les incarnent sans recul ni ironie. Le fakir est peut-être un charlatan (comme le suggère complaisamment le frère du maharadjah), mais il exécute bel et bien la servante, de sang-froid ; le maharadjah est un être entier, qui ne transige pas avec son désir, et qui finit par canaliser sa passion dans la religion ; la danseuse croit avec simplicité à la puissance de la déesse qu’elle invoque ; cette pureté des sentiments ne pouvait être rendue mieux que par la conjonction de l’immobilité des personnages et de la fièvre de leur regard. Il est naturel que cela ait enthousiasmé le défenseur d’un classicisme. La raréfaction du geste, notamment, ne peut que donner la plus grande force aux gestes effectivement accomplis – par exemple, le saut de Hubschmid par-dessus
la table du banquet, lorsqu’il comprend que la servante a été tuée dans la malle du fakir, ou bien l’unique coup de lance par lequel, en un éclair, il se défait du tigre qui saute sur lui. Cette mise en scène statique est donc, en fait, extraordinairement rythmée – par les regards, par les déplacements dans des architectures angoissantes, par de brusques actings – et l’on comprend aisément le goût de Mourlet pour ce cinéma d’une tenue, d’une noblesse et, si l’on tient au terme, d’une « perfection » en effet rarement égalées. Il n’est jusqu’au traitement de la métaphore dans ce film qui, par son naturel, n’aille dans le sens de Mourlet ; la longue scène de l’arrivée de la danseuse dans le palais, par exemple, où elle se compare à un oiseau dans une cage dorée, pourrait être du pur expressionnisme, mais en faisant passer la comparaison expressément dans le dialogue, Lang s’épargne toute tentation de la souligner dans l’image. Comme celle de Preminger, la mise en scène de Lang est monumentale. Chaque détail en résulte d’une décision consciente, et rien n’est laissé au hasard (cela est particulièrement vrai du Tigre et du Tombeau, et c’est sans doute la raison pour laquelle ces films ont eu tant de détracteurs : on peut ressentir comme étouffante cette maîtrise incessante). Losey et Walsh ont des « écritures » plus souples, leurs plans ne sont pas aussi visiblement « signés » que ceux de Lang (qu’on identifie immédiatement). Ils représentent l’autre face du classicisme : non plus exactement la maîtrise, mais la neutralité du style, la transparence, l’art de s’exprimer sans idiosyncrasies ; de Losey, Mourlet vante, justement, la capacité à varier ses modes de filmage en fonction du sujet, et à aborder chaque scénario sans préjugés ni formules toutes faites. Il est devenu difficile, après leurs fins de carrière respectives, d’avoir aujourd’hui pour Preminger, et surtout pour Losey, la même considération qu’en 1960 ; le « carré d’as » est devenu difficile à apprécier. C’est tout le prix du manifeste de Mourlet, d’avoir saisi cette éphémère conjonction des valeurs – même si cela ne fait pas une démonstration de ses théorèmes esthétiques. Difficultés de la notion d’action et de celle de présence. Le manifeste passionné de Michel Mourlet pose donc bien des problèmes d’application. En dépit de ses précautions oratoires, il reste difficile de disjoindre les deux sens de l’expression « mise en scène » : son sens concret, limité, qui provient de l’expérience du théâtre, même si la pratique vise à l’en écarter ; et son sens idéal, de vaste portée théorique, mais qui n’a à son actif que peu
d’accomplissements réels, toujours discutables. Au fil de ses textes, écrits au moment où Hollywood, loin d’aller vers le développement et la consolidation d’un classicisme, entame sa dérive maniériste et postmoderne, il ressasse consciemment un tout petit nombre d’exemples : « L’accès à cette mise en scène de vertiges et scintillements qui s’ouvre à une liturgie où la contemplation d’un ordre cosmique est retrouvée, peut expliquer pourquoi quatre-vingt-quinze pour cent de la production cinématographique nous apparaissent inexistants, misérables et sans rapport avec le cinéma. » De même, la nature ineffable des caractères de la « vraie » mise en scène rend quasi impossible de convaincre quiconque de la pertinence de ses choix, a fortiori de leur vérité : « Condamné à démontrer l’indémontrable, [le critique] ne peut que se borner à consolider les a priori de ses lecteurs ou leur imprimer sans résistance sa propre marque. » La prise de position de Mourlet est l’une de celles qui, à cette époque, ont joué, pour la définition d’une « pure » esthétique du cinéma, la carte de la réalité et de son « évidence », contre celles de l’image et de l’expressivité, qu’avait favorisées la génération critique d’avant-guerre. Son opposition, plus instinctive que raisonnée, à « la peinture », s’accompagne d’un certain aveuglement ; en défendant la « transparence » du cinéma, Mourlet ignore superbement toutes les tentatives en ce sens, précisément, de l’art de peindre (notamment vers 1800, juste avant l’invention de la photographie) – de même que symétriquement, en parlant de « fenêtre ouverte sur le monde », André Bazin déformait gravement la phrase du peintre et théoricien de la Renaissance Alberti, lequel parle de fenêtre ouverte sur l’istoria, sur la fiction. Aussi bien, chez Bazin comme chez Mourlet et tous leurs contemporains, y a-t-il une présomption de « réalisme » de la réalité elle-même qui n’est jamais vraiment questionnée, et qui amène à certaines apories. Le moment clef est la défense de l’« évidence » du monde contre la volonté de puissance de l’artiste créateur. « Évidence » est un terme à la fois clair et équivoque : clair dans sa signification (est évident ce qui s’impose à la simple appréhension, sensorielle ou intellectuelle, sans qu’il soit besoin d’argumenter), mais complexe dans sa mise en œuvre. L’« évidence du monde », cela peut désigner au moins deux choses, très différentes et aux conséquences presque opposées : soit la neutralité du regard porté par l’art, qui laisse le monde
transparaître tel quel, soit la capacité du monde à se parler lui-même via ses apparences, quitte à ne rien dire, ou rien d’intelligible. La formule renvoie donc, soit à une qualité de l’art – c’est le choix de Mourlet –, soit à une qualité du monde, et c’est le choix de Bazin avec son thème de l’« ambiguïté immanente au réel » ; quant à l’école des Cahiers, elle hésitera entre les deux, témoin Jacques Rivette, chantre de l’évidence de l’art en 1953, de celle du monde en 1955. L’idée que le monde se parle lui-même avait été introduite dans l’air du temps par la phénoménologie, dans ses diverses variantes. On la trouve, sous une forme modérée et raisonnée, chez Maurice Merleau-Ponty, et, pour se limiter au cinéma, dans la conférence qu’il donna le 13 mars 1945 à l’IDHEC. Dans le droit fil de la Phénoménologie de la perception, la « nouvelle psychologie » dont parle le philosophe « nous fait voir dans l’homme, non pas un entendement qui construit le monde, mais un être qui y est jeté et qui y est attaché comme par un lien naturel » (p. 96) Le cinéma est l’art le plus propre à rendre compte de ce lien naturel, car « un film signifie comme […] une chose signifie : l’un et l’autre ne parlent pas à un entendement séparé, mais s’adressent à notre pouvoir de déchiffrer tacitement le monde ou les hommes et de coexister avec eux » (p. 103). Autrement dit, le cinéma est un art spontanément « phénoménologique », puisqu’il fait voir au lieu d’expliquer. Les moyens formels du cinéma, dès lors, sont à concevoir comme essentiellement transparents, et s’il existe quelque chose comme un « langage » cinématographique, la mise en scène est son maniement spontané (ce langage ne s’apprend pas, il se pratique). On trouve l’idée sous une forme plus radicale chez Roger Munier, avec le thème de la « cosmophanie ». Munier est heideggerien, et pour lui, par conséquent, l’évidence du monde est à la fois manifestation et refus de la manifestation : « il faut l’entendre en son sens d’automanifestation, où ce qui se manifeste, gardant l’initiative du dévoilement, dans le même temps se refuse et se cèle » (p. 45). Le monde, dans l’image transparente – celle qui cherche à s’effacer autant que possible –, se manifeste, mais il se manifeste comme secret : il proclame qu’il ne dit rien et ne « veut » rien dire. Mourlet est proche de ces deux philosophes (qu’il ne cite pas et vraisemblablement n’avait pas lus), mais inégalement. Pour lui, il n’est pas de secret dans la manifestation du monde : nous sommes de plain-pied avec ce qui se manifeste, nous sommes dans l’action, et presque dans ce que Gilles Deleuze appellera l’image-action. Il serait assez facile de marier ses propositions avec celles-ci, de Merleau-Ponty (que cite Deleuze à propos d’image-action) : « L’émotion n’est pas un fait psychologique et interne, mais une
variation de nos rapports avec autrui et avec le monde, lisible dans notre attitude corporelle », et surtout : « autrui m’est donné avec évidence comme un comportement ». Une émotion lisible dans les attitudes corporelles, un sujet auquel je n’ai accès que dans l’évidence de son comportement : cela est proche des considérations de Mourlet sur l’acteur, sur le cinéma comme suite d’actions idéales, sur la fascination qu’elles engendrent. « Fascination » : le terme est lourd. On peut le prendre positivement, comme signe de l’efficacité du cinéma, de sa force de conviction, du plaisir qu’il suscite – et, à suivre Mourlet, du caractère éthiquement élevé de ce plaisir. Aussi son esthétique est-elle euphorique, non seulement parce qu’elle prophétise l’avènement du cinéma classiquement pur, mais parce qu’elle assure que le cinéma nous fait du bien, nous rend au meilleur et au plus pur de nous-mêmes, nous ouvre la voie du Bon en nous immer geant dans le Beau. (Je le souligne à nouveau, car il ne va pas de soi que l’accès au Beau soit euphorique ; il ne manque pas d’esthétiques mélancoliques du cinéma, qui pensent la beauté comme « fatale », pour reprendre encore un mot de Godard.) Mais on peut prendre la fascination comme un terme négatif. Il reste encore assez de latin dans le mot pour y rappeler le fascinum, le charme, le maléfice, l’ensorcellement. C’est le ressort de nombreuses critiques de l’image en général, et spécialement, au xxe siècle, de l’image photographique. L’image fascine, donc elle arrête la pensée, elle bloque la critique, voire la conscience : position radicale de Roger Munier, pour qui la fascination engendrée par l’image photographique a pour conséquence un « silence de la conscience ». Munier, qui reprend sur leur versant négatif les thèses de Bazin sur l’image photographique, reproche à celleci de ne pouvoir, comme la peinture, faire sentir quelque chose de l’apparaître dans sa reproduction des apparences – et donc, de ne jamais atteindre à l’apparition. Sur ce terrain cependant, la position de Mourlet n’est peut-être pas si paradoxale qu’il y paraît. Si la fascination exercée par l’art du cinéma est positive voire euphorique, c’est que, au rebours précisément de la photographie, le cinéma est capable, lui, d’un acte créateur égal à celui de la peinture. Là encore existentialiste sans le savoir, Mourlet fonde sa défense de certains cinéastes sur leur capacité à faire voir, à dépasser l’apparu pour accéder réellement à l’apparaître. Ce qui déroute dans les derniers films de Lang, et qui enchante Mourlet, c’est précisément cela : la capacité à discerner, sous les apparences mortes (l’« apparu » de Munier), un apparaître permanent, un
dynamisme de la présence du monde. Car c’est bien en définitive de présence qu’il s’agit, dans la fascination comme dans la mise en scène (pour le spectateur comme pour le créateur). Présence du cinéma – dans et par le cinéma. Mais quelle présence ? Le terme est difficile, un peu vague. Dans l’histoire de la philosophie, il désigne d’abord (chez Plotin) l’union de l’âme à l’Un (à la divinité), sur le mode de la fusion : la présence est un éblouissement de l’esprit, qui rend la raison inopérante et inutile. C’est en ce sens, mais affadi, qu’il est revenu au début du vingtième siècle, dans les philosophies de l’être : la présence, c’est le sentiment de l’être ; ce que nous ne pouvons aucunement connaître, en effet, nous pouvons en avoir l’intuition et le sentiment. C’est de cela qu’il est question chez Mourlet. Nous ne saurions prétendre à une compréhension rationnelle de la réalité ni de l’existence, mais nous pouvons et devons rechercher ce sentiment de présence. Pourquoi ? parce qu’il nous unit, non à la divinité, mais à l’étincelle divine dans le monde, à savoir, l’action (Nietzsche est passé par là). D’un point de vue conceptuel, cela s’apparente sans doute à un tour de passe-passe – mais c’est bien la thèse : le cinéma est l’art suprême (et Fritz Lang est son prophète) parce qu’il est (seul) capable de produire en moi l’enthousiasme de la présence ; or s’il m’enthousiasme, c’est qu’il me propose, non des anatomies idéales ni l’apparence des choses, mais le mime parfait d’actions grandioses ou sublimes ; « par conséquent », en cinéma, présence et action sont de même nature psychologique, et peut-être – c’est l’audace de Mourlet – ontologique. Je ne poursuis pas la critique de cette thèse – dont les conséquences, notamment politiques, seraient redoutables. Je voudrais seulement noter ce qui en résulte pour la mise en scène. Celle-ci – en son sens concret, celui de la mise en place et de la technique de l’acteur et du décor – doit viser les moments privilégiés où une action devient présence de l’action, où un mouvement accomplit la révélation d’une présence, qui n’est ni celle de l’acteur ni celle du personnage, ni celle du décor ni celle du lieu, ni même celle de la création artistique, mais les inclut et les transcende toutes, pour devenir présence vitale. « Si l’accord d’un geste et d’un espace est la solution et la conquête de tout problème et de tout désir, la mise en scène sera une tension vers cet accord, ou son immédiate expression. » Cette phrase d’un article sur Raoul Walsh est sans doute celle qui condense le mieux la leçon et la croyance de Mourlet : mettre en scène, c’est s’efforcer d’atteindre un accord authentique entre l’action et le monde – accord qui s’éprouvera sur le mode transcendant de la présence, cette paralysie de la raison par exacerbation de la certitude sensible. Cette extase, par
laquelle nous connaîtrons sans penser (comme dans l’extase religieuse), résout les problèmes et accomplit tout désir (ou, dans la formule ambiguë choisie par l’auteur, apporte une solution au désir et conquiert les problèmes…). Le cinéma classique, c’est le cinéma de l’action : banalité que Mourlet assoit sur un socle vitaliste et que Deleuze allait, vingt ans plus tard, reprendre en profondeur pour la décliner (dans une perspective vitaliste elle aussi, quoique fort différemment). Lorsqu’il filme Objective Burma ! (Aventures en Birmanie) à la fin de 1944, Raoul Walsh ne désire rien d’autre que faire un film d’action. Les États-Unis sont en guerre contre le Japon, et le film participe à l’effort (idéologique) de guerre en glorifiant la reconquête de la Birmanie par les alliés, au prix de quelques sérieuses libertés prises avec la vérité historique – tendance endémique du cinéma yankee. Il n’y a quasiment pas eu de soldats américains en Birmanie durant la Seconde Guerre mondiale, à l’exception des « maraudeurs » de Merrill, si bien filmés par Fuller en 1961 ; ce sont les Anglais, et leurs alliés et vassaux birmans et indiens, qui ont gagné cette guerre-là (le film de Walsh, reçu comme mensonger, a été longtemps interdit en Angleterre). Mais s’il triche avec l’Histoire, le film ne triche pas avec l’action, ni avec l’image-action. Aventure d’un groupe d’hommes, il ressortit à la « grande forme » (Deleuze) qui fait de ce groupe le représentant réel de toute une nation. Le commando ne fait qu’un, dans son identification au chef (Errol Flynn), mais il est aussi divers et aussi multiple que le peuple américain – principe courant du petit groupe, dont Ford avait donné les types canoniques à la fin des années Trente. À plusieurs reprises, le film se recentre sur ce groupe et sa valeur d’échantillon, offrant des visages, des bribes de roman personnel – mais il fond ces fragments d’individualisation dans le tout de l’épopée (comme les origines ethniques se fondent au melting pot). L’épisode du parachutage est exemplaire. Le film prend son temps pour exposer l’attente anxieuse des hommes, leur angoisse à la simple idée de sau
Du portrait de groupe à l’action (Raoul Walsh, Aventures en Birmanie, 1946)
D. R. Dans l’attente du parachutage : portraits d’Américains, le blond qui soigne ses ongles avec une désinvolture affichée, le brun qui laisse paraître son angoisse (et une certaine vulgarité) – sous l’oeil du chef et celui du témoin (le journaliste, avec son bloc-notes). Le saut : un moment de pure grâce visuelle, danse de corps dans l’air. Au sol, les hommes redeviennent ce qu’ils sont, des soldats. Ils se fondent absolument dans la nature – hostile mais qu’ils vont néanmoins s’approprier. ter ; les plaisanteries fusent, des relations s’esquissent, autour de deux figures, celle du chef, celle du témoin (le journaliste plus âgé, lequel figure évidemment le spectateur moyen du film, celui qui ne peut combattre directement mais fait ce qu’il peut pour aider). Tout à coup, le pilote annonce – d’un signe de la main ouverte – qu’il ne reste plus que dix minutes ; gros plan sur lui, puis sur sa main actionnant un commutateur. Comme par magie, le film change alors de régime, passe dans l’action. Plus de dialogues, plus de gros plans, plus d’individus. Le parachutage est un hymne muet (presque : la musique de Franz Waxman est très présente) à la liberté des corps entièrement pris dans l’action. Au sol, les hommes s’activent, en silence, ils ont absolument intégré leurs consignes et ne sont plus que gestes fonctionnels et parfaits (se mettre à couvert, enterrer les parachutes, venir aux ordres). Commence alors la longue séquence de l’approche dans la jungle, où les gros plans, qui reviennent occasionnellement (pour souligner la présence des insectes par exemple), semblent presque incongrus, tant Walsh a su filmer cet épisode comme une fusion quasi totale entre les hommes et la jungle. Plans éloignés, alternant avec des plans « américains », dans un aller et retour permanent entre l’action du point de vue de chaque corps et l’action du point de vue supérieur de son but et de son moyen essentiel : l’invisibilité, le silence, l’assimilation au décor. Les feuilles, le sol, l’eau, les cris d’oiseaux absorbent les mouvements et les rendent à eux-mêmes, forts d’une pure charge d’acte. Cet épisode est presque plus impressionnant, dans sa monotonie voulue, que la prise du poste japonais qui le suit. Celle-ci est, de manière plus attendue – quoique démonstrative elle aussi – un festival de gestes, de regards aussitôt épuisés dans une seule visée (lancer une grenade, vérifier que les ennemis sont correctement massacrés, estimer une direction ou une distance), de corrélations entre les mouvements individuels. Dans ces trois épisodes successifs – l’attente dans la carlingue de l’avion, l’arrivée au sol et la progression dans la jungle, l’attaque –, trois registres de l’action très différents, mais un style de montage et
de mise en scène très homogène, quoique difficile à caractériser. Les plaisanteries échangées dans l’avion se traitent en champ-contrechamp, assez librement, mais pour le reste, rien n’est prescrit a priori. Walsh n’a pas, comme Hawks par exemple, un type de cadrage préféré ; il semble au contraire toujours avoir cherché à « couvrir » un événement, long (la progression dans la jungle) ou bref (la destruction du poste et du radar) par une multiplicité et une variété d’angles, et surtout, en cherchant un rythme propre à chaque moment. (Au reste, il ne faut pas trop créditer Walsh ici : il est peu probable que son contrat avec la Warner lui ait concédé le final cut). Les soldats d’Objective Burma ! ne sont pas les héros wagnériens ou nietzschéens que la prose lyrique de Michel Mourlet semble parfois avoir discernés sous les personnages des films de guerre et d’action. Une partie du projet du film est de rassurer la communauté américaine melted face à un ennemi monochrome, le Jap, et il y faut des personnages simples, populaires, aux préoccupations élémentaires – manger, dormir, rentrer à la maison. Si ce film est cependant congru à la vision mourletienne de la mise en scène comme vertu, c’est que, à la différence de Ford auquel il fait parfois penser, on n’a que très peu le sentiment d’une conscience quelconque des personnages sur euxmêmes ; tout le recul critique est comme épuisé dans le personnage du journaliste, qui symptomatiquement meurt d’épuisement peu avant le terme du voyage. Les héros se consacrent à leur mission, à l’action. La réfléchir, ce sera pour une autre fois, pour un autre cinéma. Transparence, plan long, montage Parmi les cinéastes prônés par Mourlet, il en est au moins un, Preminger, qui recourt souvent au plan long. Nous avons vu avec l’exemple de Saint Joan que la longueur (et la fluidité) du plan lui permettaient une mise en scène souple, qui suit l’action sans la souligner mais en l’exprimant pleinement. Sans être jamais frontalement théorisé comme tel, le plan long, dans l’école critique dont je parle, de Bazin à Mourlet, a été tendanciellement considéré comme plus transparent, plus conforme à l’idéal de réalisme expressif, de mise en scène comme transparition de l’évidence, que n’importe quel montage. C’est là un des lieux communs les plus tenaces de la théorie du cinéma, et en particulier de la théorie du plan. Dans une visée exactement opposée, Pasolini redira la même chose une dizaine d’années plus tard. Le plan long, qu’il appelle approximativement
« plan-séquence », est incapable de signifier, parce qu’il est la reproduction amorphe de l’expérience vécue, et que, ne soulignant rien, il n’exprime rien ; pour Pasolini, le sens commence avec le geste du monteur, qui coupe et ajuste : un film ne signifie rien tant qu’on n’a pas monté, de même que, métaphoriquement, la vie ne signifie rien tant qu’on n’a pas ce geste de « montage » définitif, la mort. C’est donc que le plan long est comme la vie : sans structure ni signification. Bazin prônait le plan-séquence, Pasolini le condamnait – mais à partir d’une même caractérisation du plan long, qui selon eux reproduit les conditions de notre relation à la réalité. C’est sur cette dernière qu’ils divergent : pour le cinéaste italien, la réalité n’a aucun sens si nous ne lui en donnons pas un par un geste d’interprétation, en partie arbitraire, toujours personnel et risqué, de l’ordre du montage ; pour le critique français, la réalité est essentiellement, ontologiquement ambiguë, et décider de sa signification est non seulement arbitraire, mais impossible. Au poète agnostique, qui veut créer du sens, s’oppose le critique chrétien influencé par le « personnalisme », pour qui le seul sens imaginable provient de Dieu, donc n’est ni maîtrisable ni connaissable jusqu’au bout. Michel Mourlet ne considère pas directement cette question, mais son utopie de la mise en scène comme émanation d’énergie vitale et présence du Beau/Vrai repose sur le refus du sens. Pour lui, le sens ne peut provenir que de l’arbitraire de l’artiste, d’une « volonté de puissance » non bridée par le souci du réel et du monde. Sa position, proche de celle de Pasolini en ce qu’elle fait reposer le sens sur l’artiste, s’en distingue par son idéalisme : ce qui est déterminant en fin de compte, ce n’est pas la réalité telle quelle, mais la réalité artistique, celle du monde imaginé par l’artiste. Les conséquences sur la conception de la mise en scène sont importantes. André Bazin a associé étroitement le filmage en longueur à l’utilisation de la profondeur de champ, à partir de son analyse de certaines scènes de La Splendeur des Amberson (Orson Welles, 1942) et de Little Foxes (William Wyler, 1941) ; l’un et l’autre de ces choix techniques de mise en scène vont dans le même sens : « Il s’agit toujours d’intégrer au découpage et à l’image le maximum de réalité, de rendre totalement et simultanément présents le décor et les acteurs de sorte que l’action ne soit jamais une soustraction. Mais cette sommation constante de l’événement dans l’image vise ici à la neutralité la plus parfaite. […] Wyler veut seulement permettre [au spectateur] : 1° de tout voir ; 2°, de choisir “à son gré”. C’est un acte de loyauté à l’égard du
spectateur. » Et un peu plus loin, cette fameuse conclusion : « La profondeur de champ de William Wyler se veut libérale et démocratique comme la conscience du spectateur américain et les héros du film ! » Bref, pour Bazin, la mise en scène en plan-séquence et profondeur de champ est celle qui correspond presque idéalement à une exigence de réalisme conçue comme respect de la réalité dans son ambiguïté. En même temps, elle est aussi un moyen d’expression, paradoxal si l’on veut, en tout cas aussi puissant et plus subtil qu’une mise en scène analytique, comme le démontre l’analyse de la séquence de la cuisine dans Les Ambersons ; la caméra reste immobile pendant presque une bobine entière, mais c’est pour mieux permettre à « la scène dans la durée [de se charger] comme un condensateur » que Welles se garde « d’y toucher avant qu’elle ait atteint le voltage dramatique suffisant, qui établira l’étincelle vers quoi toute l’action est tendue ». Il n’a pas été difficile aux générations suivantes de critiques de montrer que Bazin s’était largement mépris sur la valeur réaliste de ce style de filmage. La mise en scène de Welles ou de Wyler est aussi articulée, aussi arbitraire et interventionniste que n’importe quelle mise en scène analytique, et l’explosion hystérique d’Agnes Moorehead à la fin de la scène, sans ambiguïté, détermine tout le déroulement de la séquence, découpée ou non. Bazin – comme, autrement, Pasolini – surestime énormément la valeur intrinsèque d’une forme, le plan long avec profondeur de champ, qui est susceptible de donner lieu à des utilisations très diverses. Lorsque Ingmar Bergman décide, dans Fanny et Alexandre (1983), de filmer en un seul plan l’attente de la famille Ekdahl dans le salon de la grand-mère tandis qu’agonise Oskar, le père d’Alexandre, c’est avant tout en référence à son expérience du théâtre. Bergman a raconté la forte impression que lui avait faite la technique analytique de l’« action » du metteur en scène suédois Torsten Hammarén, lequel répétait des heures durant avec chaque acteur pour mettre au point les gestes même les plus insignifiants, jusqu’à obtenir une impression d’ensemble fluide, rythmée, parfaitement naturelle. Dans son film (le making-of en témoigne), Bergman s’efforce d’atteindre au même naturel par le même moyen paradoxal de l’analytisme, du détail travaillé, de l’enchaînement calculé. Avec ce magnifique morceau de mise en scène comme maîtrise absolue, on est aux antipodes du rêve bazinien de l’ambiguïté immanente au réel, et dans le
démenti flagrant de l’équation pasolinienne exclusive entre sens et montage (à moins de considérer comme montage l’intervention de Bergman pour régler son plan-séquence). Bergman est évidemment encore plus loin de la conception de Mourlet : l’acteur, dans un film comme Fanny et Alexandre, apporte son savoir-faire, son expérience, mais s’efface largement devant son rôle, sa présence n’est pas donnée immédiatement comme dans l’utopie mourletienne. Le plan long n’est donc pas forcément lié à l’évidence, mais peut l’être au calcul et au théâtre. L’absence quasi totale de référence directe à cette forme chez Mourlet est symptomatique : loin d’y voir, comme Bazin, la possibilité de « maintenir une liaison vivante et sensible [de l’acteur] avec les protagonistes et le décor », Mourlet y verrait plutôt un double danger : d’un côté, le risque d’un film littéralement amorphe, se contentant de reproduire la réalité sans lui ajouter aucune valeur artistique (version pessimiste et dysphorique de la conception pasolinienne) ; d’autre côté, le risque tout aussi important et avéré du théâtre, du calcul, de la fausseté et de l’expressionnisme – dont la présence de nombreux plans longs chez Welles ou Bergman témoigne éloquemment. De fait, la pratique de la prise de vues ininterrompue durant tout un événement s’est développée surtout dans ces deux directions, celle de Welles et Bergman d’un côté, celle de Rouch de l’autre : soit le plan est long mais très structuré, soit au contraire le plan est semi-aléatoire, épousant les caprices d’un événement que personne ne maîtrise réellement. Le mouvement ou l’immobilité de la caméra n’y changent rien, et on trouve des plans absolument sta
Le plan long (Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre, 1983) D. R. On cadre assez longtemps le salon, avec au fond la porte de la chambre du mourant, qui s’ouvre pour laisser passer le docteur, la mère d’Oskar (1), puis Émilie (la jeune veuve). Isaac, le vieil ami de la famille, d’abord assis, se lève pour se joindre au groupe d’hommes ; la belle-sœur
du mourant sort en pleurant (3), on la suit en panoramique ; elle file vers la cuisine, passant dans une ouverture où se tenaient les enfants (4), aussitôt après sort une servante (5), qui éloigne les enfants et va servir le café sur un guéridon, sous une grande toile (6). tiques où l’événement est totalement maîtrisé par un réalisateur devenu « metteur en geste » et « metteur en place » (c’est typiquement le cas de Welles), d’autres au contraire où le cinéaste se contente d’enregistrer les développements, inconnus de lui, d’une situation qu’il a lancée (c’est le cas dans la plupart des premiers films de Philippe Garrel). Dans l’esthétique de la « mise en scène », le film s’adresse à nous hors des circuits de la raison, hors des circuits du sens. Tous les outils de la rationalisation, montage en tête, doivent y être aussi économiques que possible : parcimonieux et invisibles. Avant la critique systématique, dans les années Soixante-dix, de l’illusion de transparence associée au plan-séquence, Mourlet avait intuitivement perçu que cette forme n’était ni économique ni discrète, mais ressortissait à l’arsenal de la « volonté de puissance ». Cinéma de la mise en scène et cinéma de l’image J’ai sans doute exagéré la place objective du manifeste de Mourlet. Séduisant par son « extrémisme », pour le dire avec Rohmer, ce texte souffre de son décalage avec la réalité du cinéma de son époque. Il prône une sorte de classicisme romantique – si je peux oser l’oxymore –, à l’heure où le cinéma s’apprête à oublier le classicisme (on le verra clairement à la fin des années Soixante), et à retravailler intensément les conceptions de l’art et de l’artiste léguées par le romantisme. Des mouvements critiques de 1960, certains n’allaient jouer aucun rôle dans l’évolution des formes filmiques ; c’est le cas de l’école mac-mahonienne, qui allait adopter une position de plus en plus défensive et régressive. D’autres allaient se dissoudre en tant que mouvement critique, avec le passage à la réalisation ; c’est le cas du groupe des Cahiers du cinéma et de la Nouvelle Vague. Moins portées sur la théorie et sur l’esthétique que les années de l’après-guerre, les années Soixante ne virent pas fleurir autant de propositions sur l’essence du cinéma, mais, à échelle historique, les nouveautés formelles y furent aussi nombreuses qu’au moment du passage au parlant ; simplement, elles n’étaient pas de même nature, et la vision hégélienne de l’histoire de son art qu’avait adoptée Mourlet ne pouvait lui permettre de les
apercevoir, encore moins de les approuver. La fin de la mise en scène La mise en scène, au sens initial du théâtre et du verbe, est certainement ce qui avait le moins bien survécu à l’épreuve de la vague critique de 1945. Ni Bazin, qui voulait un cinéma aussi peu interventionniste que possible (quitte à se tromper sur les moyens), ni Astruc ni Bresson, qui se souciaient surtout d’écrire avec des images, ne s’intéressaient beaucoup à la mise en scène en ce sens-là. Pour le premier, elle devait avantageusement être remplacée par l’exercice de plus en plus manifeste d’un regard (la problématique du cadre, au fond, est la première et la dernière des problématiques baziniennes) ; pour les deux autres, elle sentait trop la Comédie Française et la gesticulation de cabots. L’école des Cahiers joua sur ce plan un rôle complexe, en raison de la multiplicité des choix esthétiques qu’elle avalisa. Je l’ai dit à propos de Rivette – capable de défendre avec équanimité le classicisme de Hawks (et sa profonde théâtralité) et la « modernité » de Rossellini, lequel avait définitivement substitué, à toute mise en scène, des idées de dispositifs valant pour tout un film et permettant de ne pas s’intéresser de trop près aux détails de la réalisation. On pourrait dire la même chose d’un Jean-Luc Godard, qui défendit à la fois le découpage classique, la mise en scène comme exercice d’un regard et d’une subjectivité (en un sens assez proche, au fond, des options de Bazin), et le montage comme instrument émotionnel indépassable. On pourrait élargir la remarque à toute la Nouvelle Vague, dont le seul credo commun était le culte de la référence (citationnelle ou déguisée) aux œuvres phares du passé – Hitchcock et Lang pour Chabrol, Ophuls et Lubitsch pour Truffaut, Murnau et Rossellini pour Rohmer, les mêmes, et quelques autres, pour Godard –, mais dont tous les premiers films étaient mis en scène, y compris au sens initial de la mise en place des actions et des dialogues. L’un des films les plus symptomatiques de l’esprit du mouvement, Paris nous appartient (Rivette, 1960), l’avoue explicitement, avec son scénario clivé entre référence théâtrale et théorie du complot, c’est-à-dire entre deux souvenirs du premier cinéma : le règlement de comptes avec l’art de la diction, d’un côté, et le scénario à rebondissements et mystère, de l’autre. Dans ce premier film typique, outre le calcul que l’on devine derrière chacun des choix stylistiques et esthétiques, on est frappé par l’homogénéité des choix de mise en scène (au sens technique du
terme). La majorité des scènes se déroule dans des espaces étouffants, cloisonnés – chambres de bonne, petits appartements surpeuplés – et le cinéaste a choisi d’y pratiquer un découpage souple, qui accompagne et commente muettement les conversations, un peu comme dans l’exemple d’Angel Face que j’ai décrit. Les scènes sont presque toujours des dialogues, liés à l’enquête que poursuit l’héroïne ; le champ/contrechamp est, logiquement, la base de leur découpage, mais les mouvements d’appareil sont nombreux et quasi constants ; ils relient, indiquent, soulignent, vont chercher un détail pour l’épingler muettement (et parfois, énigmatiquement, tel le jeune enfant qui assiste à la conversation entre Anne et l’ex-compagne de Juan, et que la caméra va « cueillir » par deux fois). On est en pleine mise en scène classique, avec son paradoxe habituel, entre discrétion des cadrages, tendant vers la transparence, et prise de parti permanente de l’auteur, qui ne se contente pas de regarder de manière neutre, mais guide notre regard et notre attention. Jacques Rivette avait admiré Hawks et Rossellini, mais en voyant son film, c’est plutôt à Preminger que l’on pense (d’un peu loin, car Paris nous appartient est moins précis dans ses partis de mise en scène, de cadrage, de point de vue) – et, bien sûr, à Fritz Lang, d’ailleurs expressément cité par le biais d’un fragment de Metropolis. « Mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur » : la métaphore « organique » de Godard définit encore une conception classique du cinéma : celle du cinéma américain, dans la version canonique qu’en avaient donnée les Cahiers du cinéma, comme une esthétique du cinéma où s’opposeraient mise en scène et montage. D’un côté, il s’agit d’exercer et de prouver sa maîtrise de l’exposition d’une situation, du déroulement d’une séquence, sa capacité à y impliquer le spectateur ; et d’autre part, sans l’oublier, doubler cette mise en scène d’un investissement émotionnel plus direct, que le montage (surtout la coupe) a à charge de produire. Mais ce partage entre mise en scène et montage, dans son élégante dissymétrie, est un peu trompeur, car au moment où Godard écrit et où ses camarades et lui-même réalisent leurs premiers films, la mise en scène, devenue science du point de vue variable, suppose le montage (dans sa fonction narrative). L’exemple du film expérimental de Hitchcock, La Corde (1947), le montre bien : sans coupe, donc, techniquement parlant, sans montage, avec la seule mise en scène, on peut faire de la « direction », d’acteur, de décor, de lieu, de spectateur ; c’est que le montage y est comme intégré à la mise en scène, sous une forme différente (pas de coupe, pas de saute, des transitions plus lentes) mais également efficace, tant au plan narratif (le « regard ») qu’au plan émotionnel (le « battement de cœur »).
On n’est plus en 1910 chez Griffith, ni en 1915 chez Feuillade, et la mise en scène n’est plus la production de plans tableaux, statiques et duratifs, reproduisant une chorégraphie élaborée ; dans l’esprit, la chorégraphie n’a pas disparu, mais elle a contaminé la caméra, et c’est la mobilité de l’ensemble – corps cinématographiés et appareil cinématographique – qui règle les regards (et les émotions). Les films de Rohmer sont restés, plus longtemps que les autres, conformes aux grands principes de l’économie narrative et représentative de Hollywood (art de l’ellipse et du tongue-in-cheek inclus), tandis que Rivette, avec La Religieuse, chercha à adapter directement la leçon hitchcockienne, par l’usage de coupes brutales et le passage direct de mouvement à mouvement, qui produisent en même temps la lacune et l’affect. Chez Godard, en revanche, le montage finira par l’emporter sur la mise en scène. Vivre sa vie est encore classiquement divisé entre des choix de cadrage – mais décisivement défaits de la souplesse premingerienne, cf. les plans du café sur Anna Karina et André S. Labarthe de dos – et un montage sec qui exhausse les ellipses, sans leur ôter leur caractère d’ellipse, c’est-à-dire de lacune visible dans le tissu narratif. Mais déjà Les Carabiniers est entièrement rhapsodique, les saynètes s’y enchaînent sans qu’on puisse les référer à une temporalité unique qui les déterminerait et les inclurait toutes, et le montage n’est plus un cœur qui bat mais une page qu’on tourne. Dans le cinéma d’auteur français de la fin des années Soixante, et aussi dans une bonne partie de ce qui se produit alors mondialement sous le nom de « nouveau cinéma » ou « jeune cinéma », on a nettement l’impression que c’est la conception de la caméra-stylo, de l’expression personnelle directe, du « je » de l’auteur manifesté par le montage, bref de la volonté de puissance, qui l’a emporté, et que corrélativement, la mise en scène au sens de l’exercice du regard traversé de tensions mais finalement apaisé, dyonisiaque-apollinien, à la Mourlet, n’a plus cours. Ce qui apparaît dans la prolifération de films personnels, où chaque jeune cinéaste, ayant digéré la politique et la théorie des auteurs, s’applique à dire « je » avant de dire quoi que ce soit d’autre, c’est que « mise en scène » n’était qu’un terme provisoire, le nom de code transitoire d’une certaine relation de l’auteur à son œuvre, à son destinataire et à la réalité – et que désormais, cette relation ayant changé du tout au tout, il convient de la nommer autrement. C’est le sens d’un bref et symptomatique article d’A. S. Labarthe, en 1967 : « On comprend l’embarras de nos critiques devant les œuvres les plus représentatives de ces dernières années […]. Puisque les films, aujourd’hui,
parlent de moins en moins le langage de la mise en scène, comment, prisonniers du mot, pourraient-ils les comprendre ? » Le diagnostic était radical, mais il ne concernait pleinement, outre Godard, que quelques films teintés d’avant-gardisme – et encore (ni Robbe-Grillet, ni Resnais, ni Chytilova, malgré leur évidente volonté d’écriture, ni, encore moins, Bertolucci, Forman ou Bellocchio n’avaient renoncé à l’exercice du regard et à la continuité des relations entre les figures et les lieux). Plutôt que la disparition de la mise en scène, laquelle allait assez bien survivre, la proposition de Labarthe signifiait donc le triomphe de la conception auteuriste et du stylo astrucien, et la revanche du cinéma sur la littérature, en même temps que son alliance définitive avec elle pour mieux oublier le théâtre. La suite de l’histoire pourra bien voir revenir, y compris sous des formes parfois outrageusement régressives, le théâtre et sa scène figée, ou au contraire le fantasme de la caméra qui filme toute seule un monde indifférent et ambigu – bref, cultiver tout le spectre de la mise en scène, depuis ses origines jusqu’à l’émancipation rossellinienne, en passant par la formule classique du regard et du rendu des apparences – il y aura bel et bien une différence. L’article de Labarthe, pour approximatif qu’il soit, signale en effet une chose : à partir de la fin des années Soixante, il n’y a plus de mise en scène innocente. Tout exercice de la mise en scène sera délibéré, réfléchi, conscient de sa place dans l’histoire des formes (c’est la revanche, et pour longtemps le règne, d’un hégélianisme tranquille). Les années Soixante-dix, ainsi, seront beaucoup celles de l’enfermement, de la clôture du cadre et du décor, de fictions claustrophiles dont le dernier Visconti est le plus flamboyant représentant (voir Ludwig, voir Violence et Passion). Le cinéma allemand, après la vague du « jeune cinéma » issu du manifeste d’Oberhausen, multiplia les expressions du goût pour l’enfermement volontaire, à commencer par l’enfermement dans le studio de tournage. Des films comme Eika katappa et La Mort de Maria Malibran (Werner Schroeter, 1969 et 1971) Ludwig, Requiem pour un roi vierge et Hitler, un film d’Allemagne (HansJürgen Syberberg, 1972 et 1977) ont en commun de se dérouler dans un décor, théâtre ou studio, qui « joue » autant que les acteurs (souvent immobiles et, chez Schroeter, paradoxalement muets la plupart du temps). On a souvent parlé de « postmoderne » à propos de ce style, et, pour une fois, à juste titre : il s’agit bien de reprendre la modernité (en général), de la critiquer (puisqu’elle a produit des monstres), et pour cela, d’inventer un dispositif qui, lui aussi, reprenne de manière critique un dispositif consacré. Sans produire un retour aussi frontal du
théâtre, les derniers Fassbinder, du Secret de Veronika Voss à Querelle, sont l’exaltation des pouvoirs du studio et du trajet de la lumière qui le traverse (très obliquement, on pourrait penser à Fassbinder sous la figure du cinéaste obsédé par la lumière qui « va » ou « ne va nulle part » dans Passion, de Godard, réalisé peu après). C’est aussi l’époque des premières grandes adaptations littéraires et théâtrales de Manoel de Oliveira (Benilde ou la Vierge Mère, 1974, Amour de perdition, 1978), des mises en scène domestiques voire privées de Chantal Akerman (dès Saute ma ville, 1968 et spectaculairement dans Je Tu Il Elle, 1974 et Jeanne Dielman, 1975), des maisons hantées de Jacques Rivette et Eduardo de Gregorio (Céline et Julie vont en bateau, 1974, Sérail, 1976), et même du repliement sur son studio et sa régie vidéo de Godard dans ses premiers essais filmés, de Comment ça va et Ici et ailleurs au Scénario du film « Passion » (1976, 1977, 1982). Faut-il encore parler de mise en scène ? Sans doute ces espaces ne sont-ils pas à proprement parler théâtraux, et leur clôture est bien davantage celle d’une chambre mentale, d’une espèce de chambre d’écho où le cinéaste s’enfermerait pour entendre mieux la rumeur du temps : le cinéma d’auteur européen, dans les années de plomb de l’après-68, réagit vivement à l’air politique de l’époque. Mais le fait même de s’enfermer, de dessiner autour de soi un espace et de le délimiter, est déjà, qu’on en ait ou non le projet, une décision de metteur en scène. Vus sous cet angle, ces films ont pu sembler régressifs : filmer immobiles à l’avant-plan, sur fond de décor peint, les figures de carpes muettes incarnant les cantatrices du film de Schroeter, voilà qui ressemble fort, en surface, à la présence figée des acteurs du cinéma primitif dans leur cadre frontal. En réalité, cette régression n’est qu’apparente. Les films monumentaux de Syberberg, qui utilisent abondamment des projections frontales sur matériau réfléchissant (du Transflex™), se voient condamnés par cette technique à une caméra statique, mais la prolifération des décors, du commentaire, jointe à l’adresse directe au spectateur, éloigne décisivement ces films de tout primitivisme, et en fait au contraire, paradoxalement, les héritiers des mouvements d’appareil « baroques » d’un Max Ophuls. La mise en scène est minimale, puisque l’acteur bouge à peine ; mais elle est prégnante dans toute l’image, puisque celle-ci est d’abord produite par la présence massive du décor. Une boucle est bouclée, si l’on veut, avec ce retour au studio, ouvrant à de grands auteurs de la claustration, tels Wong Kar-wai ou Tsai Ming-liang, la possibilité de jouer avec brio, vingt ans plus tard, sur les infinies possibilités de variation de l’enfermement. L’autre voie, celle du plein air, de la capture aléatoire d’apparences
changeantes, de l’invention de dispositifs qui dispensent de « mettre en scène » au sens technique – bref, la voie rossellinienne – a été un peu étouffée durant toute cette période, mais pour mieux réapparaître à partir des années quatrevingt. Des cinéastes aussi divers qu’Abbas Kiarostami, Gus van Sant, Terrence Malick, Jia Zhang-ke, ont illustré l’art de saisir, dans le miroitement indéfini du monde, cette parcelle de vérité nue qui a longtemps passé pour être l’apanage et le nec plus ultra du cinéma. Comme on a pu l’écrire à propos du cinéaste iranien : « l’évidence du cinéma [est] celle de l’existence d’un regard à travers lequel un monde en mouvement sur lui-même […] peut se redonner son propre réel, et la vérité de son énigme. » L’illusion de la Nouvelle vague a été, contradictoirement, d’abord de croire « accomplir » la mise en scène, selon un schéma souterrainement chrétien imité des schèmes historiques de Bazin, puis de croire en avoir fini avec elle, l’avoir liquidée. La contradiction ne doit pas surprendre, dans un mouvement déterminé autant par Welles que par Rossellini, et clivé entre la prétention de ne pas « manipuler » ce qui parle tout seul, et le tout-manipuler, la tentation démiurgique réactualisée. Quant au résultat, il n’est ni un accomplissement (sauf dans une version téléologique de l’histoire que Mourlet a tenté de proposer, mais qui a vite avéré ses insuffisances), ni une fin : n’en déplaise à Labarthe, la mise en scène n’a pas quitté le vocabulaire critique – même si, c’est un peu autre chose, elle a perdu en importance, en sophistication ou en subtilité. Le retour de l’image Au « premier cinéma » qui, durant près d’un demi-siècle, avait cherché et trouvé un à un les moyens de son art, avait succédé un « deuxième » cinéma, à partir de la date aisément symbolisable ou mythifiable de 1940 (Citizen Kane, la guerre, la fin des styles expressifs européens) : cinéma de l’auteur maître, de l’auteur comparable à l’écrivain ; cinéma des moyens trouvés et qu’il n’est plus qu’à mettre en œuvre, à décliner de film en film. De ce point de vue, et par-delà leurs évidentes différences de style et de projet, Welles, Rossellini, Bresson ou Antonioni sont également des auteurs, en ce moment où le cinéma apparaît pour ce qu’il aura été au premier chef : l’art du xxe siècle, comme la littérature avait été l’art du xixe. C’est à ce deuxième cinéma que ressortissent encore, très consciemment, la Nouvelle vague et ses entours. Mais avec la fin du classicisme hollywoodien et les maniérismes divers qu’elle engendre, le cinéma des auteurs de roman évolue, lui aussi, très vite (au reste, le roman, dans les années 1960,
n’est plus dans le roman). En même temps que le retour d’une théâtralité apparente qui devait se révéler très cinématographique, revient quelque chose comme un goût de l’image : non plus l’entité tendanciellement autonome et expressive du cinéma muet, l’image agissant par elle-même comme une sorte de daimon, tant espérée des uns, tant décriée par les autres ; mais une image qui ne serait pas d’abord opposée à l’idée du drame, de la fiction, de la mise en scène, qui se marierait intimement avec elle, quitte à menacer de l’absorber entièrement (ou inversement, d’être absorbée par elle). On peut d’ailleurs continuer à y voir la marque des auteurs. Dès 1963, Jean Mitry synthétisait : « L’avenir du cinéma […] n’est pas entre les mains des metteurs en scène, fussent-ils de grands stylistes comme le sont aujourd’hui les meilleurs d’entre eux, mais entre les mains des auteurs, c’est-à-dire de ceux qui ont d’abord quelque chose à dire et savent le dire en termes visuels. Depuis longtemps les scénaristes auraient eu gain de cause s’ils savaient écrire en images, mais ils ne savent dire qu’avec des mots […]. Pour un véritable auteur de films, il n’y a pas de différence essentielle entre le découpage, la mise en scène et le montage. Ce sont trois phases différentes d’une même opération créatrice […]. » Les exemples les plus patents se trouvent chez des cinéastes que l’on avait pourtant rattachés de bonne heure aux réalismes européens. Bergman, issu, de son propre aveu, du réalisme poétique français et qui avait commencé par une dizaine de films à sujet « social », invente avec ses chefs-d’œuvre des années Soixante, de Persona à Une passion, des formes de présence de l’image qui, pour flirter avec la métaphore, s’en écartent toujours sur un point décisif : elles ne signifient rien d’univoque. Avec une de ses idées les plus célèbres, celle du visage composite des deux actrices de Persona, il a mis sur la table, violemment, ce que c’est que l’image en ce sens : une puissance. Lorsque nous voyons, en gros plan sur l’écran, le demi-visage de Liv Ullmann accolé au demi-visage de Bibi Andersson, nous voyons un impossible, quelque chose qui ne ressortit plus à la mise en scène à proprement parler (même si ce monstre survient au terme d’un long morceau de film qui est, lui, un travail de mise en scène et de mise en cadre d’une grande précision et d’une grande rigueur). Dans ce collage sousvient un pan de l’histoire des images, celui des collages photographiques et des portraits arcimboldesques, c’est-à-dire la zone où l’image, sans renoncer à sa capacité de représenter, y ajoute une capacité d’invention et de proposition. Comment voir la scène du monologue d’Alma, l’infirmière, qui face à sa malade, l’aphasique Elisabet, se livre à une psychanalyse sauvage aux effets
fulgurants ? Elle est d’abord réglée comme le dépli ostensible de la figure élémentaire du champ/contrechamp, avec la répétition littérale du monologue, filmé d’abord d’un côté puis de l’autre, et à chaque fois en grossissant progressivement le cadre, pour focaliser l’attention. Au terme de la seconde série arrive le monstre, qui prend dès lors au moins trois valeurs ou significations : 1, il résume visuellement, par une sorte d’emblème, le principe de la scène qui précède (face-à-face symbolique violent) ; 2, il avère sensoriellement la ressemblance entre les deux visages, affirmée ou niée, avec la même vigueur, dans les scènes précédentes, et qui est l’enjeu principal de la fiction ; 3, il crée un impossible, une fantaisie, une fantasmagorie, manifestant le principal des privilèges de toute image. On le voit, jusque dans cette idée qui échappe, de très loin, au seul rendu naturaliste de l’apparence, Bergman excelle à mêler les déterminations idéelles : son image n’est pas une métaphore platement transposée, elle joue, travaille, invente dans des directions opposées, ou plutôt composées, sans que jamais on puisse la réduire à l’une d’entre elles. On dira que l’exemple est trop singulier, ou au moins trop particulier, et que Bergman n’a eu que peu d’imitateurs sur ce terrain. Mais ces images surdéterminées, valant à la fois comme création de monde, comme commentaire visuel du monde de la fiction et comme ouverture indirecte sur le monde réel que symbolise celui de la fiction, se trouvent aussi dans des films moins ambitieux, moins personnels peut-être. Dans le cinéma le plus industriel, celui de l’Amérique, c’est la floraison spectaculaire des effets longtemps dits « spéciaux » (aujourd’hui suffisamment banalisés pour que l’épithète ait été abandonnée), et, dans des genres ou sous-genres entiers – du fantastique de terreur à la science-fiction – la prolifération d’inventions d’images, en ce sens-là. Les trois versions réalisées sur le thème des body snatchers suffiraient à prouver, s’il le fallait, la force de cette puissance d’image. La dernière de ces versions (Abel Ferrara, 1993) est indéniable ment la plus riche d’inventions figuratives, et elle a été abondamment commentée en ce sens, mais il est frappant que la deuxième (Philip Kaufman, 1978), qui est une production passablement conventionnelle et un remake typique – c’est-à-dire la pure opération économique de multiplication des bénéfices d’une mise initiale – ait apporté aussi son lot d’images, en particulier celle, saisissante dans sa simplicité, du cri et du bras tendu, figure élémentaire digne des effets de terreur et d’angoisse du Cri Edvard Munch. Il est banal de le constater : le cinéma des vingt dernières années a été le lieu d’une augmentation permanente du nombre et de la fréquence de ces images,
jusqu’au risque de l’indifférence (ou de l’indifférenciation) qui résulte de cette prolifération. Il n’est pas sûr que les « choses » (The Thing, John Carpenter, 1982), les aliens (Alien, Ridley Scott, 1979), les E.T. (Rencontres du troisième type, E. T., La Guerre des mondes, Steven Spielberg, 1980, 1982, 2005, Mars Attacks !, Tim Burton, 1996) et autres créatures de fantasmagorie aient toujours donné lieu à des inventions bien passionnantes. L’anthropomorphisme est toujours là, soit que les créatures s’y soumettent (c’est le cas général des extraterrestres), soit qu’elles cherchent à le fuir absolument (le conservant donc implicitement comme norme, et c’est le cas des « choses » et aliens). Chez des cinéastes comme John Carpenter ou Tim Burton, l’invention est réelle, et leur intérêt de principe pour les pouvoirs de l’image est manifeste ; les figures du héros d’Edward Scissorhands (1991) ou des fantômes de The Fog (1979) sont d’habiles mariages de la métaphore et du personnage – mais leur extension à l’échelle de tout un récit, de tout un drame, affaiblit indéniablement leur potentiel d’image. C’est dans une autre direction, plus récente encore, que le « retour de l’image » a trouvé sa voie la plus féconde : celle des fictions qui traitent l’image comme une chose – une chose du monde, parmi d’autres, mais dotée d’une mobilité, d’une labilité, d’une autonomie nouvelles, et qui nécessite pour être manipulée de nouveaux personnages, de nouvelles fonctions, engageant un rapport lui aussi changé à la représentation, à la scène, à toute mise en scène. Spielberg, qui depuis Jaws (1975) s’est fait une spécialité de quintessencier les genres et les tendances, a fait un sort intéressant, dans Minority Report (2002), à cette maniabilité d’images de plus en plus complexes, incluant non seulement le mouvement (les images qui gigotent sur la boîte de céréales, exacerbation toonesque de la vraie pub et de ses images obsédantes), mais la mémoire et même le pouvoir d’anticipation, c’est-à-dire le temps. Les manipulations des fichiers d’images de criminels, virtuels ou actuels, par les policiers, sont de vertigineuses mises en œuvre du fantasme de la matérialisation d’une espèce d’écran mental, où les images peuvent glisser, s’empiler, se superposer par transparence ou semi-transparence, s’oublier ou se convoquer à merci, etc. Il y a assez longtemps que les films sont envahis par les images comme objet de fiction ; à vrai dire, ils l’ont toujours été, depuis la présence des portraits peints ou photographiques dans tant de films noirs, gothiques ou fantastiques, dès les premiers temps du premier cinéma. Mais ces images récentes ont pour elles d’autres vertus, que les photos ou les peintures n’avaient pas : leur fluidité, leur étrange immatérialité (dans le film de Spielberg, on a le sentiment que les mains
de Tom Cruise agissent tangiblement sur des images que cependant elles ne touchent pas), leur flexibilité ou versatilité (elles peuvent – c’est la plus forte des idées scénariques de ce film – être modifiées a posteriori). Dans une autre direction, plus réaliste dans son principe, les images prolifèrent sur un mode rapportable aux états actuels de la technique – quitte à entrer en contact, comme autrefois chez Bergman, avec des images de nature purement visuelle, créées par le dispositif du filmage. Un film comme Black-out (Ferrara, 1997) est de ce point de vue un véritable manifeste, et presque un traité, tant les idées y sont nombreuses et variées. Les scènes qui se déroulent dans la boîte disco/vidéo mêlent la référence à l’omniprésence des médias (la télévision, ici en circuit fermé, et d’autant plus redoutable et voyeuse) et aux transformations récentes du paysage muséal (l’installation, et son recours fréquent au moniteur). Malgré leur complexité visuelle, cependant, ces scènes relèvent encore de la conjonction entre une scénographie (ici très ostensible, les cadrages tranchants de Ferrara soulignant à plaisir son exploration d’un univers du simulacre, du toc, du clinquant) et une puissance de métaphore. Des films comme celui de Ferrara, voire celui de Spielberg, relèvent encore du régime de l’auteur, du maître des signes, du pseudo-romancier et de l’égal du littérateur, bref, d’une caméra-stylo dont on aurait exacerbé les pouvoirs. Ils continuent de ressortir à l’idée de la mise en
Puissances de l’image (Abel Ferrara, The Blackout, 1997) D. R. La longue scène dans la boîte disco/vidéo est une constante référence à l’omniprésence des médias (la télévision, la cassette, le caméscope), redoublée par leurs avatars muséaux ou ludiques (l’installation, l’interactivité). Malgré son foisonnement visuel, la scène relève encore de la conjonction entre scénographie et métaphore. À la fin de la scène, la matière de l’image vidéo envahit de plus en plus la surface du cadre, semblant provoquer de l’intérieur une métamorphose radicale des images, dont la texture devient indécise, entre lumière, point,
ligne, tache de diffusion – noyant les corps jusqu’à les dissoudre dans le visuel. scène, car les scènes caricaturales (la boîte porno chic de Black-out) ou irréalistes (la section spéciale de la police où le crime s’inhibe avant même d’être conçu, dans Minority Report) sont bien des scènes, avec meubles meublants et frimants qui friment. Ces scènes nous proposent un monde, et même un monde « accordé à nos désirs », pourvu que nous ayons su changer ces désirs, sur l’injonction de la société du simulacre qui succède à la société du spectacle. Mais la double interposition, entre « le monde » et moi (« mes désirs », si l’on veut), du filtre de l’autorité de l’auteur – que plus rien ne freine –, et de l’écran de la matérialité des images – qui semblent prêtes à vivre entre elles et à se passer de moi s’il le faut – a exilé très loin cette évidence de monde et cette évidence du monde qui étaient la prémisse obligée de l’idéal de la mise en scène pour Michel Mourlet. C’est que le simulacre, s’il a bel et bien un référent, n’a ni l’origine ni le mode de circulation des images auxquelles nous sommes habitués. Le simulacre est en quelque sorte l’émanation de son référent, une émanation sans cesse renouvelée, capable en outre de « venir me chercher » pour provoquer ma perception. Il est donc une image, mais qui circule dans le monde (dans un éther qui lui serait propre), un peu comme l’avait aussi imaginé Bergson, avec sa fameuse métaphore de « la photographie déjà tirée dans les choses ». Autrement dit, il existe, dans notre monde, un monde d’images qui le peuplent et qui peuvent parfois apparaître : c’est avec cette idée que jouent beaucoup de films récents comme ceux que j’ai cités. Dans Buffalo ’66 (Vincent Gallo, 1998), on va même plus loin : au moment où le héros imagine qu’il va tuer son ennemi, la scène soudain se fige, l’image rapetisse, se ratatine, jusqu’à sembler « entrer » dans la tête du héros ; ce qu’on vient de voir soudain change de statut, devient simulacre, et l’on comprend que ce rectangle flottant est la matérialisation – pour nous, pour le héros peut-être, ou pour les autres images du film – d’une image mentale. La mise en scène – et le monde : l’avènement du documentaire Le manifeste de Mourlet, ainsi, n’a pas eu grande valeur prophétique, et le cinéma qu’il appelait de ses vœux n’a existé que fugitivement. La mise en scène, où il discernait la vertu fondamentale et définitive du cinéma, a effectivement
perduré bien au-delà des bouleversements techniques, idéologiques et stylistiques du dernier demi-siècle : mais c’est au prix de son réajustement permanent à une visée changeante, allant de la volonté de maîtrise – jusqu’à l’exacerbation et sans catharsis – à l’effacement absolu devant l’opacité d’un monde incompréhensible. Mourlet proposait de régler par la mise en scène notre relation cinématographique au monde : savoir nous tenir à la fois, de manière équilibrée, entre les deux extrêmes de la maîtrise classiquement parfaite (« je suis maître de moi comme de l’univers ») et de l’absolue passivité. L’histoire du cinéma a démenti cette proposition optimiste en scindant de plus en plus nettement l’un et l’autre des deux pôles. D’un côté, ceux qui croient à la domination de l’intelligence ou de l’esprit, écrivant ce que bon leur semble, pliant s’il le faut la scène et sa « mise » à un projet mental, et sachant d’ailleurs prendre, de l’art des points de vue et des durées, ce qui est nécessaire à leur maîtrise. D’autre côté, ceux qui croient, plus obtusément, au monde et à son êtrelà, têtu et immaîtrisable. L’« être-là », la présence silencieuse et parfois infrasensible des choses et du monde, était la préoccupation de Bazin ; mais pour le critique catholique, le monde, les choses en fin de compte avaient bel et bien un sens – même si ce sens devait demeurer le secret de Dieu, voilé pour nos sensibilités. La phénoménologie, dont il fut le contemporain, eut la même attirance pour cette idée d’un monde rendu tel quel à notre contemplation ou à notre réflexion : tel quel, c’est-à-dire sans signification a priori, ouvert à toutes les significations que nous voudrions y inscrire. Le cinéma nous montre le monde comme il est : sous cet énoncé très simple et en apparence très limpide, on peut donc en réalité mettre plusieurs croyances. Le cinéma nous montre ce qui existe tel que cela existe, apparence pour apparence, et sa vertu est alors de nous placer devant une représentation symbolique et réaliste à la fois : sensoriellement réaliste, mentalement symbolique (c’est, grosso modo, la position de Merleau-Ponty). Ou bien, le cinéma nous montre l’existant pour nous laisser y deviner ou y pressentir ce qui ressortit à l’être : il représente le monde, parce que c’est le seul mode sur lequel il puisse nous présenter le réel (ou l’esprit, ou la vérité – et c’est la position de Bazin). La réflexion théorique sur l’empreinte photographique, depuis les années Soixante-dix, a beaucoup tourné autour de ces idées. Les notions jumelles de « sens obtus » et de « punctum », forgées par Roland Barthes à dix ans d’intervalle, disent l’une et l’autre que le réel peut me parler directement, dans une image photographique ou cinématographique. Certes, il ne me dira rien sur
lui-même, il ne me communiquera pas la vérité désirée par Bazin, il ne me mettra pas face au monde tel quel, comme l’avait pensé la phénoménologie : il me fera passer un affect. Ce n’est, malgré tout, qu’une troisième variante de la même croyance, que le cinéma (ou, sur un mode légèrement différent, la photographie) est bien une révélation, une présentation, une mise en présence. Mise en présence/mise en scène : le paradigme est limpide, et l’on voit ce qui, depuis les textes célèbres et inoubliés de Barthes, a insisté sur la capacité du cinéma à produire à la fois du point de vue et de la révélation, du cadrage (y compris notionnel) et de la contemplation pure, du sens et le refus du sens. Depuis toujours, c’est-à-dire depuis le temps mythique de son invention (dont les Lumière ont accompli la prophétie), le cinéma est un avatar de l’œil mobile et indéfiniment variable ; la mise en scène – théâtre ou pas, peinture ou pas – a été le domaine privilégié de l’effectuation de ce regard. Mais le cinéma est aussi, plus obscurément, le site et l’outil d’un surgissement, à l’improviste et en partie immaîtrisé, de quelque chose d’autre que la vue cadrée, de quelque chose qui provient du réel, qui le manifeste (évidemment sans pouvoir le « cadrer »). C’est, avec le recul des années, ce qui apparaît comme le plus important dans le moment rossellinien (en y incluant la glose à laquelle il a donné lieu). Faire un film, ce n’est pas promener sur les apparences un regard discriminant, c’est élaborer un piège dans les rets duquel quelque chose du réel puisse advenir. Que cela suppose un créateur d’une espèce particulière, c’est ce dont témoignent les propos d’un Bresson, insistant sur l’ascèse et le renoncement aux effets ; d’un Rossellini puis d’un Rivette, définissant le cinéma comme dispositif à instituer ce piège ; d’un Rouch pour qui la transe partagée est la condition de la révélation. Dans tous les cas, le geste du cinéaste, s’il demeure une mise en scène, ne l’est plus sur le mode du calcul, mais de l’aventure (au sens littéral du terme : ce qui advient). C’est l’idée, souvent proposée depuis cinquante ans et devenue banalisée, du film comme « documentaire sur son propre tournage », retournée en conception du film comme critique de ce tournage (ou comme métafilm virtuel) par Rivette, puis glosée par Serge Daney, dans plusieurs textes, avec cette double valeur. Le film « documente » son tournage, parce que le tournage est le vrai moment de sa création : le moment du risque, de la surprise, de l’inattendu, de l’immaîtrisable, le moment de la possible « parlure » du monde, le moment où le réel a une chance de passer, on ne sait comment, à travers les mailles du calcul. Dans cette conception-là du cinéma, mettre en scène s’est éloigné de toutes les valeurs objectives et communicables qu’à revêtu l’expression : ce n’est plus
mettre en place des acteurs et leurs gestes dans un décor rapporté à une grille cartésienne ; ce n’est plus imposer un cadrage où l’action devra s’inscrire nolens volens ; ce n’est plus capter sciemment des instants de grâce par l’exercice paradoxal d’une volonté de puissance artistique qui se bride et se contient en vue d’un idéal. C’est l’attitude de la passivité la plus totale : « faire l’endormi », comme le disait de manière prémonitoire Jean Renoir ; laisser advenir quelque chose, on ne sait pas quoi, et soumettre tout son art à l’intuition qui seule saura déceler l’apparition de ce lointain devenant soudain très proche (comme dans la définition de l’aura par Walter Benjamin). Comme l’exprimait symptomatiquement Rivette à propos de son film Out 1 : « […] il se passe toujours des choses en plus au tournage, qui ne sont pas prévues dans le découpage, et quatre-vingt-dix pour cent des cinéastes (je parle ici de ceux qui ne se contentent pas de raconter une histoire) refusent ce supplément de fiction, au moment du montage, comme ils l’ont refusé au moment de l’écriture ou au moment du tournage. Il manque une heure à presque tous les films de Renoir. Jean Rouch a coupé deux heures à Jaguar et six heures à Petit à petit. On me dira que c’est de la modestie. Mais je pense que sans cette modestie nous aurions quelques grands films de plus. » La fascination pour cet « en plus » du tournage n’est pas nouvelle, tant s’en faut. Urban Gad, que je cite souvent dans ce livre, avait dès 1919 aperçu l’attrait particulier exercé par les animaux et les enfants une fois filmés, à cause de leur grand naturel. Il raconte d’étranges histoires de lions sautant sur l’acteur, ou sur la caméra, et qu’on doit abattre au dernier moment, non sans avoir tout enregistré : « Pendant tout ce temps, les opérateurs ont évidemment tourné assidûment leurs appareils ; car si l’homme était réellement victime, un accident mortel authentique de ce genre devrait être versé au bénéfice du cinéma, dont la Muse est sans cœur et sinistre. » Dans un genre moins sanglant – et qui heurte moins nos codes moraux, à l’ère du « risque zéro » et de la condamnation des mauvais traitements aux animaux –, c’est le culte des larmes authentiques, un culte qui n’a jamais cessé depuis, le seul changement étant que l’on s’est arrangé pour rendre mieux visibles à l’écran ces larmes, dont Gad déplorait qu’elles ne le fussent pas toujours. Cette capture du réel a été remise à l’honneur, avec un sens certain de la publicité, par quatre cinéastes danois, proposant en 1995, sous le nom de
« Dogme », une série de dix « commandements » ou « vœux de chasteté », destinés à faire du cinéaste un agent, plus ou moins anonyme, au service d’une conception du cinéma épurée de ses excès de technique (notamment de tous ses effets spéciaux) et censée rendre au naturel la réalité. Le cinéaste qui désire faire avaliser un film par le Dogme doit respecter tous ces commandements, ce qui lui interdit notamment de tourner en studio, de recourir au doublage ou à une musique non-diégétique, d’utiliser des filtres, des effets optiques et même des éclairages (sauf une lampe fixée à la caméra si c’est indispensable) ; en outre, le scénario doit se dérouler à l’époque présente, ne pas comporter de conventions de genre ni d’« actions superficielles » (meurtres, usage d’armes, etc.), et ne pas manipuler le temps du récit. Ces règles naïves (ou roublardes) traduisent une croyance assez simple dans la vertu documentaire du cinéma, à condition que l’acte de création cinématographique soit assumé pleinement comme tel et rapporté à un seul individu. Tous les commandements visent à rendre possible la réalisation de tous les films par un seul homme armé d’une caméra portée sur l’épaule : triomphe tardif d’une cause déjà gagnée depuis longtemps, celle de l’auteur et celle de l’écriture. Les auteurs du manifeste du Dogme se référaient expressément à la Nouvelle Vague ; c’est sans doute plutôt à l’une des sources imaginaires de ce mouvement, le néo-réalisme, que font penser ses principes : un nouvel avatar du cinématographe et de sa puissance de vérité, au moins fantasmée. À date récente, c’est dans le documentaire – genre très longtemps considéré comme mineur, tenu en marge de la création, et dont on ne recensait les « chefsd’œuvre », en petit nombre, que pour mieux négliger l’ensemble – que s’est posé le plus crûment cette question du regard, de son activité et de sa passivité. Qu’est-ce qu’un documentaire ? C’est un film qui ne peut être mis en scène, parce qu’il ne peut être découpé ; qui ne peut être découpé, parce qu’on ne peut pas écrire son scénario ; qui ne peut être scénarisé, parce que nul ne connaît à l’avance son récit, ses événements, sa conclusion. C’est un film dans lequel, par définition, la réalité est toujours en avance sur le cinéaste – au rebours du film de fiction, dans lequel c’est le cinéaste qui est en avance, puisqu’il a un scénario, découpé et qu’on peut incarner dans la mise en scène. Aussi, dans le documentaire, le cinéaste, qui se trouve en relation directe, immédiate, avec ce qui va devenir instantanément le matériau de son scénario et de sa mise en scène, doit-il tout faire d’un coup : voir, interpréter, scénariser, découper – et par conséquent, monter. (Vertov n’avait pas tort de dire que, pour le ciné-œil, le montage se fait tout entier et d’un seul coup, en même temps que le tournage.)
Le documentaire est donc le genre de films qui marque le plus nettement et le plus constamment son point de vue : le cinéaste, en effet, n’y fait rien d’autre que comprendre et recevoir le monde, et s’il veut réellement recevoir, il doit dire comment, sans quoi son film sera un pur enregistrement, comme par l’œil bovin d’une caméra de surveillance. De cette nécessité, les documentaristes, depuis deux ou trois décennies au moins, sont devenus pleinement conscients. Lorsque Johan van der Keuken filme, autour de 1970, son triptyque sur les relations Nord-Sud, réalisant des œuvres qui tissent des liens entre plusieurs pays, plusieurs strates sociales, plusieurs cultures, il doit inscrire, à même chaque scène, à même chaque plan, le lieu intellectuel, moral, politique depuis lequel il propose ces comparaisons ou ces parallèles. Plus récemment, lorsque Stéphane Breton filme les wodanis de Nouvelle-Guinée, il décide – de manière démonstrative et presque didactique, avouant le problème en même temps que le procédé – de faire tout un film en caméra et micro subjectifs, jouant dans son propre film le rôle de l’ethnologue invité, mais off. Plus anciennement, Jean Rouch, se mettant en scène comme caméraman, comme intervieweur, comme cinéaste, comme ethnologue, dans presque tous ses films (souvent à l’aide de commentaires très poétiques). La mise en scène, dans tous ces films, est assimilable à un art de la capture, comme la chasse ou la cueillette. Au terme de cette rapide dérive au fil du second demi-siècle du cinéma, comment voir encore la mise en scène, sous tant de vêtements divers ? Nous partions d’une évidence empirique : dans l’art de la mise en scène, le théâtre était là avant ; le cinéma ne pouvait s’inventer qu’en se soumettant aux lois de la mise en scène théâtrale (en les adaptant), ou au contraire en se révoltant contre elles. Mais qu’arrive-t-il si, tout à coup, on décide que la mise en scène n’est plus un art, plus une technique, mais, par exemple, un mystère ? C’est à peu près, à mes yeux, la portée du geste, tâtonnant mais inspiré, de Michel Mourlet, vouant tout théâtre aux gémonies pour exalter sous le nom de « mise en scène » une vertu spécifique au cinéma. Il n’y a, au fond de cette proposition, peut-être qu’une seule idée, et assez simple : le cinéma n’a de sens (de légitimité, de valeur) qu’à exalter sciemment les apparences en les transfigurant. Ce faisant, il lève un coin du voile jeté sur le monde, il nous offre, par éclairs et intermittences, autant d’aperçus sur ce qu’est, en vérité, le réel. Idée simple, et pour cela, puissante. Toute l’histoire du deuxième cinéma (et du troisième si l’on arrive à le distinguer) est celle de la lutte entre cette
conception, idéalisée, absolutisée, fétichisée par quelques-uns, et la conception (qui ne lui est pas a priori antagonique) de l’auteur. « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde » : l’aphorisme de Kafka a été souvent cité (sous la plume de Serge Daney ou d’Alain Bergala, entre autres) pour appuyer une conception du cinéma comme documentaire infini et indéfini. Que ce soit l’expression de « mise en scène » qui ait servi d’emblème à ce renoncement de l’auteur à son arbitraire, cela n’est pas indifférent : dans « mise en scène », tout de même, on ne peut cesser d’entendre la « mise ».
Chapitre 3 L’essence de la mise en scène, ou le fantôme de l’analytisme : la mise en scène et la fiction La mise en scène comme technique Naissance du metteur en scène L’expression « metteur en scène » date, en français, de 1820. C’est au début du xxe siècle qu’apparaît ce personnage, responsable de l’unité du spectacle, et se substituant dans ce rôle à ceux qui l’assumaient jusqu’alors – en général, le régisseur ou l’acteur principal (cf. Molière). Les raisons de cette petite révolution sont de deux ordres. D’abord, les techniques deviennent plus complexes, en particulier celles de l’éclairage ; le régisseur, chargé du réglage de la machinerie et de la scène, n’est pas préparé à les gérer. Ensuite, et fondamentalement, les conventions du théâtre classique, qui « automatisaient » la mise en scène, s’effacent peu à peu. Au moment d’Horace (Corneille, 1640), la tragédie implique un lieu unique, une durée vraisemblable, une forme scénique pauvre (peu de décors, et stylisés) ; l’essentiel est dans la diction et le jeu ; d’ailleurs, la scène est un lieu de montre sociale. Le théâtre bourgeois, lui, se veut universel : il ne repose pas sur des conventions aussi rigides – ce qui a comme contrepartie que la mise en scène va devoir, à chaque fois, être redéfinie. Alors que, au siècle classique, la pièce était portée à la scène d’une manière qui n’était pas nécessairement indiquée dans le texte, mais que tout le monde connaissait, elle peut, dans le théâtre romantique et bourgeois, être montée de différentes façons. Il faut donc un intermédiaire, un interprète, qui prenne la responsabilité de ce passage du texte à la scène. Aussi l’histoire de la mise en scène de théâtre est-elle celle d’une augmentation constante de la fonction du metteur en scène : il spatialise et gestualise le texte ; puis, de plus en plus, il articule des éléments d’interprétation, voire construit une grande interprétation du texte ; enfin, il va jusqu’à lui ajouter véritablement un discours second. La seconde moitié du xixe siècle voit
s’opposer deux grandes tendances, qui attestent l’une et l’autre de l’importance du metteur en scène, de sa marque sur le spectacle. La tendance réaliste, commencée avec le romantisme, par exemple par la substitution de mobilier réel à des meubles peints ou faux (Sardou), culmine avec le théâtre naturaliste ; au Théâtre Libre d’Antoine, à partir de 1887, la réalité du mobilier s’étend aux tapisseries, aux portes et aux fenêtres ; dans la recherche de postures naturelles, Antoine va jusqu’à faire parler ses acteurs dos au public, et inaugure une tradition qui aura une longue postérité en France, celle de la diction relâchée (il ne manque pas de films français, de toutes époques, où les dialogues sont à peine compréhensibles à force d’être « naturalisés »). À l’opposé, les principes édictés par Wagner pour le théâtre de Bayreuth (à partir de 1873), ou ceux que suivit Lugné-Poe au Théâtre de l’Œuvre dans ses mises en scène de Maeterlinck, Ibsen ou Strindberg, et qui relevaient du symbolisme, aboutirent peu après 1900 aux théories du théâtre comme révélation et œuvre d’art sui generis, c’est-à-dire comme œuvre du metteur en scène, avec les théories, influentes durant toute la première moitié du xxe siècle, de Gordon Craig et d’Adolphe Appia. À partir des années 1910-1920, la révolution est accomplie, et l’art théâtral est devenu pour beaucoup l’art de sa mise en scène. Il n’est pas indifférent que l’on n’ait jamais tant parlé de « théâtralité pure » que dans les décennies où s’élabore, parallèlement – et dans une dépendance envers le théâtre que j’ai lourdement soulignée au premier chapitre – la formule du long métrage de fiction classique. Pour Max Reinhardt ou Leopold Jessner – l’un et l’autre d’ailleurs cinéastes d’occasion, surtout le second – comme pour Vsevolod Meyerhold ou Erwin Piscator – qui utilisèrent le cinéma dans certains de leurs spectacles – le théâtre pur coïncide avec le rôle central, directeur et moteur, du metteur en scène. Non que l’histoire du théâtre au xxe siècle (et encore davantage en ce début de xxie siècle) n’ait connu de nombreuses tentatives pour captiver le spectateur par le spectaculaire, par les décors, par des éclairages, par le mariage avec le cinéma, avec la danse. Mais ces entreprises elles-mêmes, loin de déposséder le metteur en scène de ses prérogatives, ont toujours pour effet de les conforter : l’art du théâtre, c’est l’art du metteur en scène comme interprète, maître d’œuvre et, pour finir, créateur – jusque dans les entreprises qui contestent le dispositif théâtral (telles les tentatives de Carmelo Bene pour casser, par exemple, les privilèges du spectateur, au nom d’un théâtre « minoritaire », inspiré d’Antonin Artaud). La mise en scène et les metteurs en scène oscilleront, durant tout le siècle, entre réalisme et convention (ou symbolisme), parfois poussés à leurs limites ; mais toujours, ce sera le metteur en scène qui décidera.
De cet art nouveau, il n’existe que peu de définitions techniques. De grands metteurs en scène ont pu avoir un enseignement, des élèves, une doctrine même. C’est le cas par exemple de Constantin Stanislavski, dont les cours, autour de la notion de « construction du personnage », inspirèrent une longue tradition du jeu d’acteur, jusqu’à l’Actors’ Studio de Lee Strasberg et, plus indirectement, jusqu’au workshop de Nicholas Ray. Stanislavski est aussi, à ma connaissance, le premier (et l’un des seuls) à avoir publié la description commentée de l’une de ses mises en scène, celle d’Othello de Shakespeare, à Nice en 1929-1930. Les commentaires, sous forme de notes au texte de Shakespeare qui figure en face, sont de toutes sortes : indications précises de gestes, de déplacements, de regards ; description du décor, des vêtements et accessoires ; surtout, éléments d’interprétation personnelle de la pièce, et des sentiments et états d’âme de chaque personnage, même très secondaire (et des foules), à chaque moment important. Le résultat est impressionnant, mais évidemment on n’a pas là une réflexion d’ordre génétique : on peut d’après ces notes refaire une mise en scène du drame de Shakespeare qui imite ou copie celle de Stanislavski, mais on ne peut en imaginer une autre, même selon des principes analogues. De Meyerhold à Peter Brook, plusieurs metteurs en scène importants ont décrit leur conception de leur art. Mais cela n’est pas souvent sous forme de conseils pratiques, ni de considérations techniques. Souvent aussi, il ne reste de leur enseignement que des traces indirectes, sous forme de sténogrammes plus ou moins authentiques, ou de souvenirs de leurs élèves ; lorsque, dans ses ateliers de la fin des années Soixante-dix, Nicholas Ray se réfère à l’enseignement de Vakhtangov, il ne peut le reprendre que par ouï-dire (via l’Actors Studio, qui en donne une version assez déformée). Le metteur en scène est devenu le créateur du spectacle théâtral, et un créateur qui, surtout depuis cinquante ans, s’exprime beaucoup sur ses intentions (par voie d’interviews notamment), mais les études systématiques, de l’intérieur, de la théorie de la mise en scène ou de sa pratique, restent rares – comme en cinéma. La mise en scène dans le « premier cinéma » Le réalisateur comme homme à tout faire (version muette) Le réalisateur de films, dans les premiers temps du cinématographe, avait à résoudre bien trop de problèmes techniques de divers ordres pour avoir le temps
de se considérer comme un metteur en scène. Au reste, les metteurs en scène de cinéma n’ont pas été plus prolixes, sur leur art, que leurs confrères du théâtre. Il existe, dès les années Dix, d’assez nombreux traités sur le cinéma, sur son esthétique, sur ses rapports avec le théâtre, la peinture ou le roman ; il existe des souvenirs et des autobiographies, indirectement éclairants – d’Alice Guy et Henri Fescourt à Frank Capra et Vincente Minnelli – mais qui ne visent pas à livrer les secrets d’un art, ni même à réfléchir sur un métier. Il existe aussi, surtout en Allemagne et secondairement en France, une copieuse littérature sur l’art du cinéma, qui se développe tout au long des années Vingt. Mais ces ouvrages et ces essais, dus à des critiques ou à des philosophes, sont davantage préoccupés de définir l’âme du film ou son essence que de réfléchir sur sa mise en scène. Il en est même un pour estimer que l’on a accordé jusqu’alors beaucoup trop d’importance au metteur en scène, et que celui-ci a, au cinéma, la chance que « l’abolition de toute considération du mot parlé, de sa diction et de son intonation, ôte de son chemin de sérieux obstacles » (autrement dit, le metteur en scène de cinéma serait un metteur en scène de théâtre qui aurait moins de problèmes…). Mais aucun d’eux ne décrit le travail du metteur en scène, aucun ne l’analyse, aucun n’en a, et pour cause, une idée précise ni concrète. D’où, encore une fois, et malgré les limites dues au caractère assez académique de son œuvre filmique, le très grand intérêt du livre – volumineux (près de trois cents pages), illustré, concret – dans lequel le cinéaste Urban Gad – pionnier du cinéma danois, qui travailla beaucoup en Allemagne et fut le « créateur » de la star Asta Nielsen (par ailleurs son épouse) – fait le point sur ce qu’est, vu d’Europe, l’art du cinéma au lendemain de la Grande Guerre. Son livre paraît en 1919, l’année de Caligari et de la mode « expressionniste », et surtout, au moment où, avec la UFA, l’industrie allemande du cinéma avait mis sur pied l’outil capable de concurrencer Hollywood sur son terrain. Ce livre est, à ma connaissance, le plus complet jamais écrit par un cinéaste, à l’époque et même à date récente, pour décrire son métier sous tous les angles. Le réalisateur de film (muet) de qualité, tel que Gad en brosse le portrait, travaille avec en tête trois soucis principaux : 1. le respect du scénario. L’autorité du réalisateur sur le plateau lui vient en premier lieu de ce qu’il est le seul à avoir étudié le scénario à fond et en entier – à une époque où les acteurs, souvent pris au théâtre dans la soirée, ne venaient sur le plateau de tournage que pour répéter et jouer scène par scène, sans perspective globale sur l’histoire. Le metteur en scène est donc le seul qui puisse
décider du sens à donner au récit, de son interprétation, et le seul qui puisse mettre en valeur ses possibilités expressives. 2. la relation aux acteurs : ceux-ci doivent être choisis pour leur physique, mais aussi pour leur expérience et pour leurs qualités d’adaptation et leur souplesse mentale. De nombreuses pages du livre sont consacrées aux différences entre la « prima donna » et une actrice secondaire, entre acteurs et figurants (ceux-ci, crûment décrits comme la plaie du metteur en scène, pour la difficulté qu’il y a à les maîtriser), mais aussi à la manière d’offrir aux acteurs les meilleures conditions de jeu ; 3. le sens global du rythme et de la tension dramatique. De même que le metteur en scène seul peut comprendre le scénario, il est le seul à avoir une image d’ensemble du film en tête. C’est de lui, et de lui seul, que dépend l’intérêt que le spectateur portera au film (le metteur en scène est « le représentant du public » – p. 181). Bref, véritable maître d’œuvre du film, responsable envers le scénario et envers le public, et plus crûment, envers la firme qui l’emploie et dont il ne doit pas dépenser l’argent pour rien, le réalisateur veille à tout : au décor (lequel doit être à la fois vraisemblable, expressif et surtout lisible dans l’image en noir-etblanc), au maquillage (particulièrement complexe avec la pellicule orthochromatique), au confort des acteurs (spécialement en extérieurs, voire en déplacement), et même… à la météo si l’on tourne en extérieurs. Mais le squelette du film, c’est le scénario, que le réalisateur doit veiller à incarner, à nourrir, à habiller pour en faire un organisme vivant. D’ailleurs il doit veiller à ce que le scénario lui-même soit bien un squelette, et non un simple amoncellement d’ossements sans articulations : c’est le sens de la distinction, soulignée, entre matériau, cadre et traitement (Handlung – p. 35-37). De cet organisme, le cœur est l’acteur, et Gad consacre de nombreuses pages, visiblement nourries de ses propres expériences (il avait alors réalisé plus de vingt films), à la technique du jeu d’acteur. Le bon acteur, c’est avant tout celui qui a compris ce qu’est le cinéma : une prise de vues, avec son cadre, et devant aboutir à un montage. Ainsi, il sait se réserver et se préserver durant les longues répétitions, pour donner son maximum durant la prise (p. 174) ; il sait qu’il est cadré, et que l’opérateur doit le suivre s’il bouge ; par exemple, il aura soin de ne pas se lever trop vite d’un siège, pour permettre un recadrage souple, évitant de lui couper la tête (p. 151). Il sait aussi que le cinéma demande un autre vraisemblable que le théâtre, et une autre sorte de concentration (p. 153). Quant au réalisateur, son travail commence avec le choix de l’acteur, sur son apparence
(p. 134-5) mais aussi en fonction de sa personnalité : le réalisateur est un psychologue. Dans cette somme vertigineuse, l’on insiste sans cesse sur le fait que le réalisateur doit être attentif à tout, et à chaque instant (entre autres, dans une cinématographie du plan long et « théâtral », veiller à ne pas se laisser surprendre par la fin de la bobine dans la caméra). L’art de la mise en scène n’y apparaît que par endroits, mais significatifs. Mettre en scène, c’est d’abord cadrer. Le cadre est le premier outil du réalisateur, aidé en cela par l’opérateur ; il existe d’ailleurs, au moment où Gad les synthétise, des règles d’atelier (de studio) assez précises et manifestement assez rigides, qui font dériver quasi automatiquement la grosseur de cadre (donc la distance de la caméra aux acteurs) du nombre de personnages, le but étant toujours de donner aux visages la plus grande lisibilité possible (p. 126), donc la plus grande surface d’image possible. La mise en scène n’est jamais autre chose qu’un arrangement de la disposition et des déplacements des acteurs dans un cadre donné, et les règles à ce sujet sont simples. Il en est deux essentielles (p. 178) : la règle de lisibilité (un acteur ne doit pas être masqué par un autre, sinon provisoirement et dans un but significatif) ; la règle d’harmonie (les groupements des corps doivent être « picturalement effectifs », compte tenu notamment du décor et de l’éclairage). Mettre en scène, dès lors, c’est, ayant fixé le cadre (angle de vue et distance), prévoir jusqu’au détail les places de chacun des acteurs à chaque instant, le jeu de leurs regards, la position de leurs corps, etc., en vue d’un effet d’ensemble clair et esthétiquement satisfaisant. On est tout près des règles du théâtre – avec une plus nette insistance sur la dimension proprement visuelle : la notion d’« étagement des plans », celle de profil sont ici essentielles – et très loin (voire à l’opposé) de la conception d’un Mourlet, pour qui ce labeur de la mise en place, du contrôle, ce souci de la « belle image » sont au mieux les prémisses, au pis le contraire, de l’art du cinéma. Enfin, le réalisateur est responsable du rythme de son film, et dispose pour cela de quelques moyens, à la fois simples et délicats. D’abord, il peut jouer de l’équilibre dans la présence des différents acteurs (p. 186), et peut compter pour cela sur un instrument principal, la distribution des lumières et des ombres (on retrouve chez Gad ce thème, si fréquent dans la sensibilité critique germanique des années Vingt, du cinéma comme art de la lumière). Bien sûr, il peut aussi jouer de la vitesse, et, plus profondément, de l’intensité du jeu, laquelle doit, en règle générale, augmenter en fin de scène (prescription un peu mécanique malgré sa relative finesse, et sous laquelle on devine le cinéma industriel, contraint de se
donner des règles simples et fixes). Enfin, outil ultime (mais non suprême aux yeux de Gad, ce qui le distingue de l’école soviétique et, pour partie, de l’école française), le montage – dont il ne faut pas abuser. Contrairement à la critique française (et d’autres), le réalisateur danois juge assez sévèrement les films américains, auxquels il reproche ce qui est le plus souvent apprécié comme leur principale qualité : la vitesse du montage. Pour Gad, ces plans multipliés et agencés par montage sont trop courts pour que quelque chose d’intéressant puisse s’y développer (p. 240) : ils ne laissent pas au metteur en scène la possibilité de faire la démonstration de son art, qui est la science des agencements dans un espace défini, la science des mouvements composés, des vitesses combinées et des intensités variables. Le réalisateur, pour Urban Gad, est l’« âme du film », mais c’est en tant que metteur en scène qu’il l’est, c’est-àdire, au premier chef, en tant que directeur d’acteurs et gestionnaire de « blocs d’espace-durée » – pour citer anachroniquement l’expression de Gilles Deleuze. Le réalisateur comme homme à tout faire (version parlante) À l’époque parlante, la situation est à peu près la même : de nombreux cinéastes livrent, sous forme de souvenirs, de journaux de tournage, ou dans des articles et entretiens, des anecdotes révélatrices à propos de la réalisation de leurs films. Mais il s’agit là d’un discours éparpillé, à partir duquel on ne peut qu’indirectement et approximativement reconstituer une théorie de la mise en scène. Les traités en bonne et due forme, dus ou non à des cinéastes, sont rares. À ma connaissance (sans doute lacunaire), le seul ouvrage expressément destiné à définir, et même à définir didactiquement la mise en scène comme tâche du réalisateur, est celui d’un pilier du système hollywoodien, Edward Dmytryk. Cinéaste de la troisième génération – après celle des inventeurs tel Griffith, celle des pionniers tels Ford et Walsh –, Dmytryk (né en 1908) gravit un par un les échelons de la hiérarchie hollywoodienne, de l’« errand boy », dont Jerry Lewis fera le portrait burlesque dans un de ses premiers films, au monteur, puis au réalisateur. C’est ce qu’on appelle un solide technicien, connaissant de première main tous les rouages de la machinerie, depuis l’apogée du studio system (il signe son premier film en 1935) jusqu’à sa déliquescence (son dernier film est de 1975). Au terme d’une carrière sans éclat, mais qui lui valut quelques distinctions et une reconnaissance professionnelle certaine, il écrivit son autobio graphie et poursuivit une carrière d’enseignant. C’est la substance de ses cours qu’il recueille, en 1984, dans un petit livre à la visée modeste, mais complet et
précis. L’exposé suit l’ordre chronologique des opérations : du scénario à la preview du film achevé, en passant par toutes les étapes de la pré-production, du casting, du travail du décor, du tournage, du montage et même du doublage. Le director, dans l’image parfois un peu complaisante mais sans doute assez exacte qu’en donne ce livre, est d’abord un homme à tout faire. Jerry Lewis, au faîte de sa carrière de réalisateur, avait donné une première version de cette même image, sous le titre sans ambages The Total Film Maker : le réalisateur n’est ni un producteur, ni un monteur, ni un décorateur, ni un chef-opérateur, ni exactement un metteur en scène – mais il est un peu tout cela à la fois, qu’il se revendique comme un bon artisan consciencieux (Dmytryk), ou comme un artiste génial (Lewis). Il est frappant d’ailleurs de constater que l’un comme l’autre multiplient les remarques d’ordre psychologique : comment se comporter avec les acteurs ; comment observer le caractère de ses collaborateurs pour en obtenir le maximum et éviter les frictions, sur des tournages toujours fatigants ; comment affirmer son autorité sans être déplaisant ; comment inspirer confiance et comment savoir accepter les conseils, etc. Les anecdotes abondent, où les deux auteurs se donnent invariablement le beau rôle, celui de l’homme posé, lucide, décidé, sûr de sa conception et prêt à la réaliser par tous les moyens. « Total » film maker ou non, le réalisateur est celui qui a en tête l’idée du film (et qui, par conséquent, doit apprendre très tôt à discuter avec le producer, qui en a éventuellement une autre idée). Comme dans le portrait que brossait Gad, on a ici l’image d’un réalisateur qui, durant tout le temps de la naissance du film à partir du scénario, est le seul à savoir ce que sera ce film – entre autres, parce qu’il a commencé par s’approprier le scénario. Première phrase du livre : « In the beginning was the word ». Le verbe est premier : mais, dans la version moyenne, équilibrée que donne Dmytryk, le scénario, s’il a le premier mot, n’a pas le dernier. L’art du cinéaste est, au contraire, de rendre le scénario le plus visuel possible, d’en réduire autant que possible la « verbosité » (p. 4), quitte à le simplifier. Un scénario de scénariste est invariablement trop littéraire, trop long et trop verbeux : le premier travail du réalisateur est donc, avant de tourner, de le rendre déjà cinématographique. C’est que – encore une fois comme chez Gad – le réalisateur, s’il commence le film au tout commencement, avec le scénario, est aussi celui qui l’accompagnera jusqu’à sa fin dernière, le public. Le réalisateur est à la fois le porteur du scénario (plutôt : de l’histoire et des personnages) et le garant envers le public, lequel a tous les droits, de l’efficience du film fini. Tout
changement de scénario, toute décision de casting, toute intervention en vue d’assurer un rythme, bref, tout le travail de direction du film, est soumis à cet impératif catégorique : il faut captiver le public, l’obliger à s’intéresser au film, fût-ce malgré lui (Dmytryk revendique, sans la nommer, la notion hitchcockienne de « direction de spectateurs »). Cependant, au milieu de ce flot de considérations sur la psychologie et les relations humaines, sur l’art de juger les gens et de savoir obtenir le meilleur d’eux, sur les droits du public, du producteur et des capitalistes qu’il représente, Dmytryk fournit aussi de précieuses indications sur ce qu’il considère comme des « trucs » de métier, et qui donnent une image sans doute assez juste du travail de mise en scène durant le tournage, et après. Si le réalisateur a une idée nette du scénario, de ce qu’il attend des acteurs, et s’il a un certain degré de maîtrise sur le montage (seulement un certain degré, en effet, dans ce système où le producer a la responsabilité du film fini), c’est au tournage qu’il exercera le plus pleinement sa maîtrise. Comment ? par sa science du setup (de l’arrangement, de la mise en place et du point de vue). La version que donne Dmytryk, conforme à son image de « solidité », est rationnelle et sans grande fantaisie. Mettre en scène, en cinéma, consiste à trouver les meilleurs arrangements (setups) possibles pour raconter l’histoire clairement, efficacement et de manière prenante. C’est donc d’abord l’art d’arranger la relation entre acteurs et lieux. Très classiquement, le livre de Dmytryk prévoit, à cette fin, des répétitions dans les décors, se demandant seulement s’il vaut mieux une répétition générale de tout le scénario (onéreuse, puisqu’elle mobilise tous les acteurs, et potentiellement embarrassante, puisqu’elle risque de rétrécir trop tôt le champ des possibles) ou une répétition scène par scène et jour par jour. Une fois trouvés les bons déplacements, la bonne vitesse d’élocution, bref une fois que les acteurs ont leurs marques, il faut décider du point de vue sous lequel cela sera montré. La méthode primitive – encore pratiquée par certains dans les années Trente et peut-être même plus tard – consistait à tout filmer en plan d’ensemble, d’une traite, puis à refilmer selon des angles variés les moments successifs de la scène, de manière à fournir au monteur plusieurs solutions. Dmytryk rejette (prévisiblement) cette façon de faire, déclarant même que l’establishing shot lui semble un gâchis de temps et de pellicule. Le metteur en scène ne mérite ce nom que s’il est capable de découper sa scène en angles et distances de vue sans en passer par le plan d’ensemble. Pour cela, il existe (c’est le principal intérêt de ce petit livre) quelques règles, informelles, empiriques, mais qui ont valeur assez
générale. D’abord, il faut décider si l’on donnera la priorité au cadre ou aux mouvements de l’acteur. Dans le premier cas, on devra indiquer aux acteurs les limites dans lesquelles ils peuvent se déplacer, ce qui est contraignant, mais cette procédure peut être choisie si le décor joue un rôle, visuel ou autre, considéré comme important ; dans le second cas, les acteurs auront une plus grande liberté, donc seront sans doute plus spontanés – mais il faudra s’assurer qu’on peut les suivre dans tous leurs mouvements. Il faudra ensuite s’attacher à la hauteur de l’angle de vues. Dmytryk est un adversaire résolu de la prise de vues à hauteur d’œil, qu’il trouve trop plate (dull : il est l’antithèse de Hawks). Toutefois le point de vue doit rester assez peu marqué, pour être expressif mais ne pas mobiliser toute l’attention (un bon exemple du « ni-ni » assez constant dans ce manuel). La légère contre-plongée est excellente pour les petits groupes et surtout pour les gros plans de visage ; la plongée, éventuellement forte, convient plutôt au filmage de groupes importants. De même encore, il y aura avantage à filmer toujours du plus près possible (on retrouve la règle de Gad : le plus de surface possible sur l’écran doit être attribuée aux visages). En dehors de ces petits « trucs » de métier, dont on peut juger qu’ils érigent en règle une pratique personnelle ou groupale éminemment discutable, le grand principe reste celui de l’expressivité : chaque point de vue, chaque angle, chaque distance doit être parfaitement maîtrisé quant à ce qu’il dit ou suggère. Il n’y a donc pas de direction privilégiée, pas de solution générale : chaque plan doit être pensé en vue d’une double obligation, envers l’expression (il doit exprimer, le plus clairement et le plus vigoureusement possible – sans excès), et envers les autres plans (il doit pouvoir s’enchaîner avec eux souplement et harmonieusement). Au total, le metteur en scène est véritablement celui qui parle le langage du cinéma, assimilé à la mise en scène, dont parlait Merleau-Ponty (voir ci-dessus, chapitre 2). C’est pourquoi il n’y a pas de différence, dans l’esprit des leçons de Dmytryk, entre les remarques sur la technique de prise de vues (le choix des objectifs, par exemple, ou la très banale « règle des 180° ») et celles sur les manières de donner une impression de lenteur de l’action sans utiliser le ralenti (par exemple, l’utilisation, assez inattendue dans ce contexte, de la technique du recouvrement [overlapping] de l’action d’un plan au suivant – une technique souvent mise en œuvre par Eisenstein dans ses films muets). Montage, tournage, discussions avec les acteurs et les techniciens : tout est au service de la certa idea, de l’idée que le réalisateur se fait de son film, et donc tout est mise en scène.
On le voit, la conception de la mise en scène n’a pas fondamentalement changé depuis que Gad en donnait la définition un demi-siècle plus tôt, à une clause près, qui n’est pas sans importance. En effet si, ici comme là, le metteur en scène est l’homme qui voit tout, qui a l’idée de l’ensemble et qui est capable d’en maîtriser jusque dans le détail la décomposition en ses plus petites parties, à l’époque parlante il conçoit sa mise en scène comme l’enchaînement raisonné de points de vue expressifs et significatifs, soulignant à chaque instant le point le plus intéressant de l’action – alors qu’à l’orée de l’époque muette et en Europe du Nord, il la conçoit comme la gestion globale d’une image. La différence n’est pas mince. Elle peut toutefois être relativisée, car, découpage ici, plan tableau là, l’un et l’autre de ces metteurs en scène doit également décomposer mentalement la scène qu’il montre, ajuster ses détails les uns aux autres et à l’ensemble, bref, il doit être un analyste. C’est à peu près la conclusion à laquelle en parvient l’ouvrage récent de David Bordwell, brossant un panorama du souci de mise en scène – au sens le plus profond, celui qui est lié à la scène et à sa continuité – qui le mène de Feuillade, dans les années 1910, jusqu’à Hong San-sou et les années 2000. L’exemple des scènes de repas, entre autres, est éclairant : de Griffith, qui n’hésite pas à filmer une tablée dans sa longueur (un peu comme dans la scène de Viridiana illustrée ci-dessus, chapitre 1), à Hawks ou Cukor, qui, dans His Girl Friday ou The Women, doivent tricher et asseoir les convives côté à côté, serré(e)s comme des harengs et tourné(e)s vers la caméra, puis à Zhang Yi-mou, qui peut se donner le droit, dans Les Fleurs de Shanghaï, de filmer une vaste tablée, mais cette fois en choisissant des angles variés et en respectant parfaitement le naturel de la situation. Critique et analytique de la mise en scène Avec ces ouvrages de cinéastes, qui pourraient tous s’appeler « réflexions sur mon métier », on n’a pas vraiment une théorie de la mise en scène – au sens d’un corps de doctrine rationnel, et qui pourrait ensuite être appliqué à la pratique. Les conseils que donnent Gad, Dmytryk, voire Lewis et quelques autres sont souvent judicieux, et peuvent certainement être utiles à qui voudrait apprendre à mettre en scène pour le cinéma ; mais on pourrait leur en substituer d’autres, qui auraient des titres égaux à notre attention (par exemple, ceux du manifeste du « Dogme », déjà évoqués plus haut). Ils ne sont, au fond, qu’une rationalisation encore très empirique des remarques faites par plusieurs cinéastes sur leur propre travail, telles les pages de Laterna magica où Ingmar Bergman décrit une scène
complexe et les nombreux détails de mise en scène qu’elle implique. C’est dans des milieux, et à des époques, où la volonté théorique fut davantage marquée, que l’on trouve quelques tentatives isolées pour donner, sinon une improbable théorie universelle de la mise en scène, du moins des propositions abstraites à portée générale, c’est-à-dire le début d’une théorie. De l’une des toutes premières de ces tentatives témoigne un petit livre, très célèbre (pas en France, toutefois, où il n’a jamais été traduit), dû à l’un des élèves de Koulechov, le cinéaste Vsevolod Poudovkine. Dans ce livre, connu en anglais depuis 1929 sous le titre Film Technique, il élabore la notion d’« observateur extérieur » – une personnification de l’homme à la caméra, qui insiste sur le caractère intermittent de son intervention sur la réalité filmée, et sur la convention qui permet à ces intermittences de devenir continuité visuelle. À partir d’une considération du cinéma américain, il constate et décrit un trait essentiel de l’histoire du cinéma dans les années Dix et Vingt : le passage du filmage en plan unique et statique à des films en plusieurs plans, pris de points de vue variables. Son souci est de démontrer que la seconde solution est plus efficace que la première, parce qu’elle élimine les temps morts, les creux inutiles – inévitables au théâtre, parce qu’il faut bien que l’acteur prenne le temps de traverser la scène. Par conséquent, en se concentrant sur les moments significatifs, cette façon de construire les récits filmiques est plus efficace aussi parce qu’elle est plus claire. L’attention du spectateur est guidée, on ne lui montre que ce qu’il est utile qu’il voie pour bien comprendre l’action (conception économique dont l’héritage le plus abouti et comme l’apogée seront chez Hitchcock). L’observateur extérieur de Poudovkine doit être présent aux endroits et aux moments cruciaux. Pour filmer un événement inventé, mis en scène, il a le temps, il peut se déplacer. S’il a affaire à un événement réel, il devra en subir la temporalité, il devra courir ; l’exemple de la manifestation de rue, que donne Poudovkine lui-même, le dit bien : si l’on commence par la filmer du toit, pour avoir une vue d’ensemble, il faudra dégringoler les escaliers à toute allure si on ne veut pas que le défilé soit déjà passé quand on arrive à la fenêtre du premier étage pour la filmer de plus près ; et si l’on veut se mêler à la foule, il faudra encore courir pour la rattraper. Eisenstein avait bien aperçu, dès 1925, la différence entre ces deux situations, en refusant de se laisser terroriser par la revendication vertovienne de réalisme absolu, et en opposant, au cinéma du fait profilmique (Vertov et Poudovkine – ou son maître Koulechov – renvoyés dos à dos), un cinéma du fait écranique, de l’image comme image, un cinéma et une
image qui tâchent de se défaire de la référence obligatoire – ou de s’en défaire un peu, ou de ne pas tout miser sur elle. « En bon impressionniste, le Kinoglaz, son gentil petit bloc-notes à la main (!), court derrière les choses telles qu’elles sont. » Le cinéma d’Eisenstein, et, plus tard, celui de Godard (qui n’a jamais été un vertovien bien conséquent), sont cela : des images qui se disent images et nous convient à les pénétrer en tant que telles. Poudovkine, lui, en reste à la mise en scène comme fonction dramaturgique et comme lecture d’un événement, inventé ou documenté. Sa fiction théorique, l’« observateur extérieur », ne permet pas de donner de conseils plus concrets que ceux des auteurs plus empiriques que j’ai cités précé demment. Elle vise surtout à répondre à une crainte légitime au moment où il la forge : la crainte que le montage de plans de plus en plus courts n’aboutisse à un ensemble incohérent de points de vue dispersés, et que le spectateur n’ait du mal à recoudre les morceaux pour percevoir une réalité homogène. La fiction de l’observateur extérieur ne dit donc rien d’autre que ceci : la succession des fragments d’un film, de ses plans, sera compréhensible si et seulement si chacun d’entre eux a pu (ou aurait pu) être pris du point de vue d’un tel observateur imaginaire. La règle est simple, trop simple : elle réduit le choix des angles et distances de prise de vues à n’être déterminé que par un certain vraisemblable, et néglige les paramètres purement expressifs de la prise de vues (que Poudovkine cinéaste connaissait, et auxquels Gad ou Dmytryk font leur place). C’est une théorisation, mais balbutiante, et trop limitative, et c’est vers des cinéastes plus franchement théoriciens ou analystes qu’il faut se tourner, pour trouver des descriptions théoriques de la mise en scène moins restrictives. J’en donnerai deux exemples majeurs : celui des cours de mise en scène analytiques d’Eisenstein, et celui de l’analyse a posteriori de certains choix de mise en scène (et de choix stylistiques) chez Murnau, par Éric Rohmer. La mise en scène analytique : la recherche du sens Il peut paraître paradoxal d’aller chercher chez S. M. Eisenstein une conception de la mise en scène. L’image de ce cinéaste est complexe et contradictoire, mais la renommée lui est d’abord venue avec des films où, à l’instar de la plupart des jeunes artistes de son époque et de son milieu, il voulait avant tout se débarrasser du théâtre et ne concevait le cinéma que comme « purement » cinématographique. C’est au fil de son enseignement à l’école
nationale supérieure de cinématographie de Moscou (le VGIK), et dans les années Trente, qu’Eisenstein mit sur pied une véritable théorie de la mise en scène de cinéma, distincte de la mise en scène de théâtre, mais lui empruntant certains de ses principes les plus essentiels. Comme le traduit son assistant Vladimir Nijny, qui a sténographié bon nombre de ses cours : « Au cinéma, la mise en place scénique est la “cause première” d’où procèdent les moyens de réalisation spécifiques de la mise en scène cinématographique. » « Cause première : celle qui se suffit à elle-même et qui a en elle sa raison d’être (contrairement à la cause seconde, qui dépend d’une autre cause). » L’origine didactique et le ton pédagogique de ces textes grossissent forcément les idées, d’autant que l’enseignement d’Eisenstein, qui parlait à une époque sans magnétophones, ne nous est parvenu que d’après des sténogrammes de ses cours, lesquels, en outre, ont été publiés en une période où la prudence politique et idéologique était de règle – sans doute avec quelques aménagements dans le « bon » sens. Mais en l’occurrence, la formule choisie est frappante : voir la mise en place comme cause première, c’est lui concéder une importance énorme. C’est que, aussi bien, la mise en place (ou mise en scène – qu’Eisenstein appelle, en russe, mizancen, par adaptation phonétique du terme français) implique, pour lui, énormément de choses. Dans le système, extrêmement rigide, qu’il essaie de transmettre à ses étudiants, on ne met rien en place, pas le plus simple geste, pas le premier élément du décor, sans avoir une idée claire, nette, détaillée et complète de la signification de chacun des détails de l’action. La mise en place est « cause première », mais à condition d’avoir été elle-même pensée comme traduction de toutes les significations voulues de l’événement représenté. Elle est la cause première de la représentation – mais dans le processus créatif global qui est celui du film, elle est cause seconde, qui découle d’une analyse, fine et rigoureuse, du scénario, et de l’interprétation qui en résulte. La première règle donnée par Eisenstein à ses étudiants c’est que le sens est premier : on ne fait pas de mise en scène tant qu’on ne sait pas, précisément et expressément, ce qu’on veut dire. Les éléments La première donnée de cette conception de la mise en scène, c’est son caractère littéralement élémentaire d’une part, et imaginaire d’autre part. Imaginaire, parce qu’au cinéma, on ne met rien en place définitivement.
Constatant avec d’autres (par exemple, Astruc, que je citais plus haut) que le cinéma n’a pas de scène mais des spectateurs assis dans une salle pour regarder un écran sur lequel apparaît l’image d’un monde essentiellement mental, Eisenstein voit la mise en place comme une construction elle-même mentale, imaginaire, idéelle sinon idéale, à laquelle il faudra se référer dans la réalisation pratique, mais qui ne s’incarnera jamais directement. La relation entre mise en place idéale et globale d’une part (celle à laquelle vise son enseignement et que ses étudiants ont à tâche de travailler), et mise en scène réelle pour le film est donc une relation médiate, qui doit tenir compte à la fois de données dramaturgiques et formelles propres au théâtre et propres au cinéma. Cela apparaît clairement dans la façon dont il décrit les stades analytiques d’un événement au théâtre et en cinéma : le drame (unité la plus grande) se décompose en actes, chaque acte, en scènes, chaque scène, en actions : cela, c’est la donnée théâtrale. Au cinéma, chaque action se décompose encore en « unités de montage » (terme vague mais que le contexte permet de comprendre intuitivement), et chacune de ces unités, en plans (la seule donnée matériellement, physiquement attestée). Du drame au plan, cinq étapes de dissection, de décomposition, d’analyse, dont les cours détaillent surtout les trois dernières (de la scène à l’action, de l’action à l’unité de montage, de celle-ci au plan). L’exemple choisi par Eisenstein dans son cours le plus célèbre est une anecdote à fondement historique : le guet-apens tendu par l’armée napoléonienne au général haïtien Dessalines, chef des indépendantistes ; convié à un dîner d’apparat, celui-ci est voué à être arrêté et déporté, mais il est prévenu par une domestique et réussit à s’échapper en sautant par une fenêtre. Sur cette base (proche des films de cape et d’épée américains qu’Eisenstein avait toujours adorés), le collectif d’étudiants, guidé par son professeur, commence par nourrir cette brève donnée dra matique. Ainsi, un personnage entièrement nouveau sera forgé, à partir de la constatation de certaines fonctions à remplir (guetter l’arrivée de Dessalines, l’introduire dans la pièce, lui prendre son sabre sous couvert de l’étiquette). Ce stade de l’augmentation est l’occasion pour Eisenstein de rappeler certains des principes, de nature expressive, auxquels il est attaché (je vais y revenir dans un instant). J’en note pour le moment la contrainte de vraisemblable et d’organicité à laquelle il est entièrement soumis. On peut ajouter au synopsis – ajouter personnages, dialogues, déplacements, gestes – mais à condition que cela soit congru à la situation, à l’époque, au milieu, etc., et surtout, à condition que cela reste dramatiquement possible : que des acteurs
puissent le réaliser sans artifice ni contorsions. La conséquence la plus saisissante de cette méthode est de relativiser considérablement tous les choix particuliers, en les soumettant globalement à une Idée de la scène. Par exemple, dans l’épisode Dessalines, pour souligner certains moments jugés significatifs, on sera amené, tantôt à développer des personnages, voire à en ajouter, comme je viens de le dire, tantôt à modifier l’architecture, tantôt à valoriser des accessoires (ou à en inventer de nouveaux s’ils se révèlent fonctionnels), tantôt encore à préciser la caractérisation de tel ou tel acteur ou figurant. Le travail auquel se livre Eisenstein avec ses étudiants – préparation d’une mise en scène idéale d’abord pensée pour le théâtre – est un travail d’analyse fine, qui descend au niveau le plus intime des actions composant l’action d’ensemble, pour en faire ressortir les conséquences pratiques. Cela est particulièrement sensible en ce qui concerne le jeu de l’acteur ; Eisenstein n’adhère pas à la version caricaturale de l’acteur comme corps pliable à volonté, que défendait Koulechov au début des années Vingt ; mais il garde de ces années le vieil idéal de la « biomécanique » qui met en exergue la capacité du corps à adopter toute sorte de positions « intéressantes », quitte à être assez contorsionnées (il suffit d’ailleurs de regarder Ivan le Terrible – et spécialement sa seconde partie – pour en avoir un exemple concret). C’est ce que, dans un autre cours, Eisenstein baptise « mise en geste » (en français dans le texte), et qui consiste à analyser un geste dramatique – en l’occurrence, le moment de L’Idiot où Rogojine lève le bras armé d’un poignard sur le prince Mychkine, et où celui-ci tombe, victime d’une crise d’épilepsie. Il s’agit alors, schémas à l’appui, de prévoir dans le moindre détail chaque instant de cette action : où est le couteau au départ ? comment Rogojine le sort-il, dans quelle direction va son avant-bras ? selon quel angle la main du prince se pose-t-elle sur ce bras ? etc. L’analyticité est sans fin : on retrouve exactement les mêmes problèmes dans un autre chapitre de Mettre en scène, qui rapporte un cours de plusieurs semaines sur le filmage de l’épisode du meurtre dans Crime et Châtiment. Toujours pédagogue, Eisenstein a imposé à ses étudiants une terrible contrainte : choisir un cadre fixe et s’y tenir – sans mouvement d’appareil, sans montage – durant toute la scène. Contrainte avant tout didactique, destinée à forcer l’attention des étudiants sur les possibilités du cadre par lui-même, indépendamment de sa mise en relation avec d’autres cadres, et notamment, par différence avec l’exercice théâtral sur Dessalines, à leur démontrer que le cadrage d’un plan de film n’est pas l’équivalent exact d’une mise en place sur la scène (puisque les spectateurs
du théâtre ne voient pas tous exactement la même chose) : on peut donc calculer mieux et davantage en cinéma. Mais aussi, symptôme du caractère inarrêtable de l’analyse : le plan en effet est l’unité la plus petite à laquelle on en était parvenu ; or, il s’agit maintenant d’aller encore plus loin, de décomposer le plan en ses parties, de régler la mise en scène dans un détail encore plus fin. Certes, pour Eisenstein, il s’agit de trouver des équivalents du découpage, dans un plan non découpé – ce qu’on appelle parfois « montage dans le plan », et qu’il appelle plus justement « montage latent ». Tout son effort va donc à fabriquer (idéalement – car cela ne fut jamais réalisé et était peut-être irréalisable) un plan « monté », articulé, découpé selon la même logique qu’une suite de plans. Il n’en est pas moins vrai que cela se fait à l’intérieur de cette unité de tournage qu’on appelle un plan, et que ce travail de décomposition d’un plan peut être reproduit, en principe, sur n’importe quel plan, même beaucoup plus court (voir, là encore, Ivan le Terrible). Mettre en scène, c’est donc d’abord un processus de décomposition, abstrait, intellectuel, qui découpe l’action en petits fragments, que l’on traite ensuite un par un. On est dans une logique absolument classique : partant d’une idée d’ensemble (d’une interprétation) de la scène et de sa signification, on la transforme en une séquence de petites unités ; chacune de ces petites unités est définie par un ou deux traits saillants ; leur combinaison est rendue possible par le fait qu’elles dérivent toutes de la même conception initiale. Chaque unité doit respecter le sens de l’unité supérieure à laquelle elle appartient : l’unité de montage reflète le sens de la scène, la scène le sens de l’acte, l’acte le sens de la pièce. Et, si l’on descend encore dans le découpage, le plan doit être congru aux autres plans de l’unité de montage – et chaque geste, mis en geste de telle sorte qu’il concoure à faire un plan cohérent. On voit pourquoi je fais une place à part à Eisenstein : comme ses collègues Gad, Dmytryk et les autres, il soumet la mise en scène au scénario, et exige que chaque décision soit justifiée par la signification et l’expression qu’elle va produire ou incarner. Mais le niveau de décomposition analytique auquel il parvient est incomparable, le fantasme directeur étant que l’on peut tout calculer, y compris l’incalculable (notamment les positions, mimiques et gestes d’acteurs qui sont soumis, dans ce calcul, à un traitement étrange, dont témoignent d’ailleurs les films d’Eisenstein lui-même). Et surtout, si l’analyse est sans fin, ce n’est pas seulement en raison du tempérament du cinéaste, mais parce qu’il est convaincu que tout, en dernière instance, est rapportable à une inter prétation
du scénario qui est la bonne : il dispose de la vérité (ou de son équivalent dogmatique), et par conséquent, il existe une certaine logique, très forte, de ses décisions, qui permet le calcul intégral de la mise en scène. Difficile d’aller plus loin. La composition Imaginaire et élémentaire, la mise en scène enseignée par Eisenstein est donc aussi, et par-dessus tout, une mise en scène expressive. Il s’agit bien de donner forme visible à une séquence dramatique, en faisant jouer des acteurs dans un décor, de manière aussi précisément conforme que possible au texte du drame ; mais il s’agit aussi – et surtout –, ce faisant, de proposer une signification de ce drame. Ce dernier, en effet, n’est pas gratuit ; qu’il soit une œuvre d’art et de littérature (comme les fragments de L’Idiot et de Crime et Châtiment) qu’il soit tiré de l’histoire (comme l’épisode Dessalines), ou qu’il soit un simple récit générique (comme le « retour du soldat », lequel revenant du front trouve sa femme avec un enfant d’un autre homme), il est représenté pour communiquer à son spectateur une certaine idée – de l’Histoire, de la nature humaine, de la politique, du monde où il vit. Tout, dans la mise en scène, doit aller dans le même sens : faire connaître au destinataire du spectacle, pièce de théâtre ou film, le sentiment du réalisateur sur le drame. Dans son vocabulaire, inspiré d’une version réductrice de la dialectique hégélienne, Eisenstein désigne comme « conflit moteur » le cœur du drame, son sens profond (pour le spectateur contemporain, c’est-à-dire soviétique) ; la mise en scène a dès lors pour horizon la traduction, la plus limpide et la moins ambiguë possible, de ce sens. « Une mise en place n’est correcte que si elle manifeste les tendances des personnages, en rapport avec le conflit moteur », affirme-t-il à propos du réglage de l’épisode Dessalines – une histoire, il est vrai, dont le sens, dans le contexte, n’est guère ambigu : le général noir est un héros, les militaires français sont les méchants de l’histoire, et on ne s’embarrasse pas de nuances. Aussi la mise en place (et l’ébauche de découpage en plans) à laquelle le groupe en parvient ne brille-t-elle pas par sa subtilité. Il s’agit, à chaque fraction de chaque geste et à chaque nouvelle posture ou déplacement, de signifier la même et monotone vérité : le héros est héroïque, les autres sont lâches, hypocrites et condamnés par l’Histoire. Le système serait insupportablement verrouillé (et, de fait, a été souvent
ressenti comme tel par ceux qui ne supportent pas Ivan le Terrible, tel Michel Mourlet), et la recherche de la clarté expressive apparaîtrait, au fond, comme d’une très grande naïveté (quel est l’événement, même et surtout historique, qui n’a qu’une interprétation possible ?), si ce principe n’était surtout développé par Eisenstein dans un sens théorique, potentiellement bien plus riche. Il y a, dans la longue discussion sur l’épisode Dessalines, des préceptes d’un formalisme presque absurde, telle cette idée, ressassée durant tout le stade théâtral de la mise en scène (celui qui se déroule dans un espace fermé et unique), que chaque zone de la scène, chaque « zone de jeu » doit être affectée à une signification et une seule. On pense assez littéralement à la théorie wagnérienne du leitmotiv, qui fait entendre le motif de chaque personnage ou de chaque idée au moment où ce personnage ou cette idée est présent dans le drame – et à ce qu’en disait ironiquement Debussy : « Songez que ces personnages [de Wagner] n’apparaissent jamais sans être accompagnés de leur damné “leitmotiv” ; il y en a même qui le chantent ! Ce qui ressemble à la douce folie de quelqu’un qui, vous remettant sa carte de visite, vous en chanterait le contenu ! » De la même manière, on a souvent l’impression, dans la mise en scène de Dessalines (ou les autres exercices d’Eisenstein), que chaque élément de la mise en scène – personnages, zones de la scène, types de cadrage, distance, couleur des costumes, gestes, riboulements d’yeux, etc. – est une sorte de « carte de visite » par laquelle l’acteur nous déclame muettement, mais à grands frais rhétoriques, le sens et comme l’identité de son action. Il en va de même pour le cadrage, comme le démontre abondamment le filmage à point de vue unique du meurtre de l’usurière par Raskolnikov. Cherchant au tout début de l’exercice à déterminer ce cadrage unique, Eisenstein propose au passage comme quasi évidente l’idée qu’il doit être expressif ; ayant éliminé le cadrage neutre, de face, il s’en félicite : « l’action se déroulerait alors devant le spectateur sans dire la moindre chose sur l’attitude du réalisateur envers elle » ; en revanche « un filmage en légère plongée serait tout à fait adapté au caractère de la scène », entre autres parce qu’il traduit métaphoriquement l’impression d’étouffement que dégage une phrase de Dostoïevski : « Toutes les fenêtres étaient fermées chez elle, malgré la chaleur torride. » Métaphore : le mot est lâché. C’est en effet exactement de cela qu’il s’agit, avec ces mises en scène, mises en cadre, mise en geste plus analytiques les unes que les autres : il s’agit de construire une gigantesque métaphore traduisant en image (visuelle, à l’occasion aussi, auditive) le sentiment profond
que le réalisateur veut communiquer à propos de la scène représentée. Eisenstein n’en finit pas de désigner ce double geste, analytique et interprétatif, en quoi consiste la mise en scène selon lui, et d’en forger de nouveaux noms, telle cette mise en jeu qui apparaît fugitivement dans le cours sur L’Idiot pour désigner la « transposition du jeu des motifs en action réelle ». Entre logique de l’action d’un côté et logique du sens de l’autre, la mise en scène telle que l’enseigne Eisenstein est, on le voit, doublement contrainte. Elle doit se soucier de respecter les possibles (les vraisemblables) de l’événement, et de ne rien proposer qui ne soit justifié en termes de fonctionnalité comme en termes de contenu ; mais d’autre part elle doit veiller à exprimer, à chaque instant et dans chacun de ses éléments, un sens unique qu’il s’agit au mieux de décliner. Cela ne laisse guère de marge, je ne dis même pas à l’improvisation, mais à la fluidité. Cependant, un souci de rythme, de dynamisme, de gestion des enchaînements ne laisse pas de se faire jour aussi – difficilement – au milieu de cette obsession pour la maîtrise. À plusieurs reprises et dans plusieurs des exercices qu’il propose, Eisenstein explique à ses étudiants qu’on peut obtenir un effet analogue en le déployant dans l’espace (en termes de parcours, de gestes, de places) ou en le traitant temporellement (en termes de vitesses, de ralentis et accélérés. Par exemple, pour exprimer l’hésitation de l’usurière, à un étudiant qui propose de la manifester par un trajet sinueux : « Avez-vous réfléchi que cette ligne zigzagante, vous pouvez la réaliser de bien des façons différentes ? Vous pouvez effectivement l’incarner par une ligne courbe, mais vous pouvez aussi exprimer cela par le rythme du jeu et du déplacement. » La construction, le calcul, la maîtrise Les cours de mise en scène d’Eisenstein n’étaient peut-être pas des cours de mise en scène. En tout cas, pas seulement. Les apprentis réalisateurs y apprenaient la précision, le souci de ne pas faire de bourdes et de ne pas violer le vraisemblable, celui de justifier leurs décisions pratiques en les référant à une idée d’ensemble – tous principes sains et qu’aurait approuvé sans doute tout réalisateur compétent. Mais la décomposition du spectacle jusqu’à ses atomes premiers, l’exigence de cohérence absolue qui fait tout rapporter à un schème unique, le verrouillage de l’ensemble, donnent de l’activité du metteur en scène une image rigide, excluant toute improvisation et toute spontanéité, qui ne peut
évidemment convenir qu’à un très petit nombre de films et de cinéastes. Eisenstein a signalé quelques cas concrets de mise en œuvre de ces principes analytiques, en particulier à propos d’Ivan le Terrible, et l’on peut être sensible à la similitude entre certaines des contraintes qu’il s’impose dans ses exercices et certains choix opérés dans des films, y compris chez certains auteurs qui sont loin de sa conception de la maîtrise (voir l’exemple de Faces ci-dessous). Mais l’un des plus frappants exemples d’une telle pratique de la mise en scène a été donné par Jean-Marie Straub, décrivant de manière détaillée
La mise en scène à point de vue unique (John Cassavetes, Faces, 1968)
D. R. Très courte focale, comme dans l’exercice sur Crime et Châtiment, et de simples panoramiques pour suivre longuement l’action, de près (en haut) ou de loin (au milieu). Le jeu sur les bords du cadre est constant, laissant entrer et sortir les personnages, en entier ou par morceaux (au milieu, en bas). et particulièrement limpide la construction d’une scène de son film La Mort d’Empédocle (1987). Il s’agit du long passage de la pièce de Hölderlin où Empédocle arrive près d’un banc, ramasse un couteau qui était fiché dans le sol, médite, puis converse, assis sur le banc, avec son disciple Pausanias qui est arrivé entre-temps, puis est soudain confronté à un tribunal improvisé, composé de deux représentants de l’État et de représentants du peuple. Dans un lieu unique, comportant pour tous éléments de décor un banc de pierre adossé à un petit mur, quelques fragments de colonnes épars, des arbustes et de la végétation basse, on commence par définir les places et les mouvements, ou plutôt, par les caler ; ces positions et ces gestes, en effet, ont été préalablement déterminés, « en chambre » comme dit Straub, sur la base d’une étude attentive du texte (voir ci-dessus, chapitre 1, note 25) : « [les acteurs] ont dû découvrir l’espace réel au terme de répétitions où tous les mouvements avaient été découverts dans un espace qui souvent était exigu par rapport à l’espace réel et qui, de toute façon, était presque toujours un espace clos, alors que tout le film est tourné en espace à ciel ouvert. » Ce premier temps de la mise en scène est d’essence expressément théâtrale. Il consiste à ajuster les acteurs – dont la fonction essentielle est de servir le texte en le disant de manière préméditée – à la « scénographie » d’un lieu naturel, non fabriqué, mais choisi parce qu’il se prêtait bien à la mise en place recherchée, et surtout à l’essence de la scène, qui est la confrontation entre le philosophe fauteur de trouble et ses juges. Le calcul est constant, Straub expliquant qu’il a cherché – et trouvé – « le nombre de pas pour se séparer du banc quand la scène bascule et qu’arrivent les accusateurs », « la distance des [accusateurs] par rapport aux colonnes », la « distance respectable (théâtrale suffisante et néanmoins psychologiquement juste) pour que [le prêtre et l’archonte] puissent se parler et se répondre » (p. 57-58), etc. Les emplacements sont déterminés au centimètre près, et, bien entendu, durant toute la scène, tous les acteurs sont présents, même lorsque le cadre les exclut et qu’on ne les voit pas (un principe que même certains réalisateurs hollywoodiens avaient parfois appliqué, et auquel Straub est férocement attaché, son cinéma étant avant tout un cinéma de la « présence réelle »).
Sur la base de cette mise en place théâtrale – comme dans les leçons d’Eisenstein –, le cinéaste a cherché à appliquer le découpage qu’il avait fait de cette longue scène, en une trentaine de plans, et selon une douzaine environ de cadrages différents. C’est dans cette opération qu’apparaît le plus nettement le caractère calculé et délibéré de cette mise en scène. Le découpage isole tantôt un personnage seul, tantôt deux, trois ou le groupe des cinq accusateurs (le prêtre, l’archonte et trois personnages figurant le « tas de peuple » du texte de Hölderlin). Straub s’impose trois règles, diversement motivées. D’une part, la caméra ne devra pas franchir la ligne de regard entre Empédocle et l’archonte (qui sont les deux personnages situés le plus à gauche sur le plan de la scène) ; pour Straub, cela découle du fait que, si on plaçait la caméra trop en dehors du champ de la confrontation, certains plans auraient comporté des regards vers un espace « inexistant », et que donc « l’espace n’aurait pas été respecté » (p. 55). D’autre part, la caméra devra durant toute cette scène occuper une position unique. Cette seconde règle, dont la gratuité est avouée par le cinéaste, est la plus contraignante, et Straub explique longuement ses conséquences, notamment le fait qu’il a fallu jouer sur une large gamme d’objectifs, de 16 à 100 mm, pour y parvenir. Enfin, tout le film étant, par décision préalable, filmé « à une hauteur qu’on gardait, qui était ce que l’autre a appelé hauteur d’homme », cette scène doit l’être aussi, ce qui ajoute à la contrainte, et a notamment pour conséquence que l’on voit assez peu de ciel, voire pas du tout, dans les cadres obtenus. À lire Straub, on a l’impression d’un gigantesque arbitraire de la mise en scène. Le respect quasi religieux de l’intégrité du lieu (qui a mené les cinéastes à interdire à l’équipe du film de piétiner l’herbe) et des places des acteurs une fois fixées peut se comprendre, comme la transposition directe, en plein air, d’une certaine éthique théâtrale : Straub se refuse par principe – en dernière instance, d’ordre moral – à tricher avec les places et le décor, tricherie habituellement constante en cinéma, et dont attestent d’innombrables exemples. Le choix de la « hauteur d’homme » peut également se comprendre dans le même sens : puisque l’origine (voire l’essence) théâtrale du texte est avouée et même soulignée, il serait incongru d’user de l’arsenal rhétorique des plongées, contreplongées et autres angles de vue expressifs. La touche véritablement straubienne, c’est la dernière règle, celle du point de vue unique pour toute la scène : elle n’a aucune justification, ni dramatique ni expressive, autre que le bon plaisir (« on essaie à chaque film de s’amuser autrement » - p. 63) du cinéaste. On pense, évidemment, devant cette contrainte qui a multiplié les problèmes et obligé à d’innombrables ajustements, à la contrainte du point de vue unique dans
l’exercice sur Crime et Châtiment chez Eisenstein. Ce qui avait été imaginé comme difficulté didactique par le professeur (obliger les étudiants à surmonter un handicap initial) est devenu, dans le tournage du film de Straub, un principe intéressant pour lui-même. Bien entendu, aux yeux du cinéaste, ce problème, ces contraintes et ces principes ne trouvent pas leur fin en eux-mêmes – ce qui ressortirait à une conception formaliste du cinéma que Straub frôle mais n’endosse pas. Ces règles « correspondent à un film » (p. 63) : elles sont, souterrainement voire mystérieusement, mais solidement, en rapport avec le texte du film, c’est-à-dire avec son sujet. La rigidité du corps de règles sur lequel est fondée la mise en scène de cet épisode du bannissement d’Empédocle peut être jugée congrue et à la rigueur de l’événement (qui mènera à la mort du philosophe), et à la sombre beauté du texte de Hölderlin. Mais évidemment, un autre cinéaste adaptant le même texte – à supposer qu’il s’en trouvât un autre qui pût avoir un tel projet – aurait bien pu fonder sa mise en scène sur de tout autres présupposés. Ce qui m’importe ici, c’est la rationalité et la lucidité des choix : une fois choisi le lieu (en fonction de l’action), les places en découlent ; le découpage est fait en fonction des articulations du texte (selon l’analyse, assez personnelle, du cinéaste) ; sur la base de la contrainte supplémentaire de l’unicité du point de filmage, les conséquences sont examinées une à une, et les solutions trouvées d’une manière qui est voulue entièrement logique. Rohmer et l’analyse de la mise en scène : la recherche de la forme Fort différent est le travail d’Éric Rohmer, qui ne propose aucune méthode personnelle de mise en scène, ni même aucune définition propre de cette notion, mais en analyse l’effectuation dans un film d’un cinéaste qu’il admire particulièrement, le Faust de F. W. Murnau (1926). Ce choix est déterminé par le caractère particulièrement maîtrisé du style de ce cinéaste, qui peut être considéré comme ayant voulu chacune de ses images, et même, chaque détail de chacune de ses images : « L’impression première que procurent ses œuvres est celle d’une animation de la surface entière de l’écran, en ses moindres détails, à chaque instant de la projection. Celle, donc, d’une maîtrise absolue de tous les éléments qui contribuent à l’expression plastique […] » Quant au film retenu, il est, selon Rohmer, l’un de ceux où Murnau,
dépendant le moins de son scénariste, a été le plus lui-même en pleine conscience : « Jamais œuvre cinématographique n’a spéculé si peu sur le hasard. » Toutefois, si la postulation est analogue, la revendication d’une maîtrise du moindre détail n’a pas ici, on va le voir, la même portée ni le même sens que chez Eisenstein. L’analyse de Rohmer est fort claire : l’organisation de l’espace (c’est-à-dire la mise en scène, à la fois au sens de la mise en place, de la signification et de l’effet qu’elle produit) comporte trois aspects principaux – qu’il baptise du nom de pictural, architectural et filmique. Le vocabulaire ici ne doit pas faire illusion : ce n’est pas une thèse autour de la correspondance des arts, et on ne cherche pas avant tout à prouver que le cinéma « descend » de la peinture, ni même qu’il y cherche une légitimité culturelle (deux thèses qui par ailleurs ne manquent pas de tenants à l’époque muette) ; quant à l’architecture, elle est encore plus loin de compte, et n’est présente que via l’histoire des styles. Il s’agit, au fond, de présenter de manière frappante une description du travail de ce grand cinéaste et metteur en scène comme incluant une préoccupation pour la scénographie (à la fois praticable, expressive et stylistiquement pré cise), un sens aigu de l’image comme surface composée chromatiquement, et bien sûr une organisation de l’un et de l’autre (et de l’action dramatique) par le biais du point de vue variable et mobile (découpage, montage, cadrage). Rien de fondamentalement neuf, on le voit – et le deuxième chapitre, celui qui décrit l’espace « architectural », n’est pas beaucoup plus qu’un relevé méticuleux des éléments du décor, des accessoires, et même des costumes (lesquels ont a priori peu à voir avec l’architecture), dans le double souci d’en évaluer la charge réaliste et la valeur expressive. Traiter un cinéaste, fût-il de l’époque muette, de peintre est au mieux paradoxal et provocant, au pis, péjoratif. Désignant, dans le travail de Murnau, un domaine qui ressortirait au pictural, Rohmer développe une thèse, assez singulière. Il s’agit de montrer que, si l’image de Murnau est assez riche, assez dense, assez dotée de présence pour « se hausser jusqu’à la peinture » (p. 32), ce n’est pas que le cinéaste ait pastiché des toiles célèbres, ni même tâché d’imiter le style de certains peintres – auxquels cependant il fait penser – mais à force d’une recherche plastique constante, laquelle a pour visée de pousser à sa limite supérieure le rendu de la réalité. Amour du réalisme, qui, parce que Murnau est soucieux de la beauté plastique de ses images, ne peut que finir par retrouver des styles et des formes picturaux. Murnau veut, dit Rohmer, nous convaincre de la réalité de ce que nous voyons, de sa pleine réalité et même de sa présence ; et
c’est l’« organisation de l’espace », le soin méticuleux voire maniaque apporté à doter de chair visuelle chaque recoin de l’image, qui produit cette présence, donnant par là l’impression d’un film au présent. En termes de mise en scène, cela donne une série de métaphores autour de la main du cinéaste, plus ou moins comparée, voire par moments confondue avec celle, démiurgique, du peintre : comparant, comme trois metteurs en scène du présent et de la présence, Murnau avec Renoir et Rossellini, Rohmer voit entre eux « une nette affinité de “main“ ». Le plus original de cette analyse est la partie consacrée au montage et au découpage. La mise en scène, c’est évidemment à la fois l’organisa tion de l’espace et celle du temps, mais de manière dissymétrique, l’un et l’autre ne jouant pas le même rôle dans notre appréhension de la représentation comme réaliste. En particulier, s’il est très courant de découper l’espace selon des points de vue différents, éventuellement en préservant la continuité temporelle, il est exceptionnel qu’un film ne découpe que le temps, et pas l’espace (filmant d’un point de vue fixe, mais avec des ellipses). Or, quoique le film de Murnau soit riche en ellipses et en sautes temporelles, c’est avant tout un film qui se préoccupe du point de vue spatial : « dans ses films, les relations spatiales priment les temporelles », et par conséquent, il n’est pas de loi temporelle prévisible dans ce cinéma, qui est fait de surprises et d’apparitions, et spécialement d’apparitions à l’intérieur d’un plan : « Un plan de Murnau ne se présente pas comme la révélation de quelque chose, mais un champ ouvert à cette révélation, fragment d’espace vide et que l’événement s’apprête à meubler, soit soudainement, […] soit petit à petit ». Art de l’image présente, de l’image pleine, de l’image qui ne cherche ni l’ellipse ni la suggestion, mais qui montre et donne à voir. Aussi sa mise en scène repose-t-elle sur la recherche d’une expressivité propre de l’image, via ses caractères formels profonds. Rohmer postule la présence souterraine, dans Faust et en général chez Murnau, de schèmes abstraits – contraction/expansion, convergence/divergence, attraction/répulsion – qui informent le plan et la mise en scène, ou mieux, qui sont la mise en scène. Mettre en scène, en effet, selon cette conception, c’est faire jouer les éléments de chaque plan – décor, personnages et leurs déplacements, matière visuelle, chair picturale – de manière qu’ils soient pris dans un grand schéma d’ensemble, porteur d’une certaine « substance émotionnelle ». Par l’importance concédée à la maîtrise du réalisateur, on n’est pas loin d’Eisenstein et de ses calculs avoués. Mais le calcul de Murnau, tel que le restitue Rohmer en tout cas, n’est pas calcul
du sens ; il ne se fonde pas sur la métaphore : il croit à l’expression visuelle directe, à la figurabilité du sens, à son devenir-figure. Il y a dans l’image une réserve de puissance d’émotion et de sens que le film va mobiliser, sans que cela prenne la forme d’une décomposition analytique trait par trait, mais au contraire, synthétiquement (quitte à ce que l’analyste en tente, lui, l’énumération ou la description détaillée). Moins encore qu’Eisenstein dans ses leçons, Rohmer ne prétend donner des indications à un futur metteur en scène. Au reste, le film qu’il analyse, et sa vision des autres œuvres de son auteur, sont trop particuliers pour pouvoir en dégager des principes généraux de mise en scène. J’ai néanmoins cité ce texte parce que, tout en restant expressément sur le terrain de la critique et de l’analyse, et sans jamais prétendre à une portée pratique, il suggère que, lorsqu’un cinéaste, Murnau par exemple, a vraiment fait son travail de metteur en scène, cela l’a nécessairement amené à se poser et à résoudre des questions d’image. Le prix de la version rohmérienne du cinéma de Murnau, c’est d’attirer l’attention sur le fait qu’un cinéaste, en mettant en scène, produit aussi une image. Sans doute, dans la conception industrielle de l’époque de Murnau, telle que Gad en témoigne excellemment, le metteur en scène était censé se préoccuper d’une certaine qualité de « tableau » de chacun de ses plans – mais au sens temporel du théâtre, bien plus qu’en un quelconque sens plastique ou pictural. Quant à la « beauté picturale sur l’écran » qu’avait analysée Victor Freeburg, elle n’était que le sentiment très vague d’analogies entre certains plans et des tableaux de genre de la fin du xixe siècle. Ce que dit Rohmer va bien plus loin : il existe une façon de mettre en scène, en cinéma, qui s’écarte radicalement du théâtre, tout en ayant la même visée de gestion de l’espace et du temps – et c’est d’imprégner chaque plan d’une charge plastique si forte que l’image va se mettre à vivre sa vie propre. Eisenstein réclamait que tout atome du film fût informé par une interprétation globale du scénario ; Rohmer donne le portrait d’un cinéaste qui a cherché – selon lui à informer chaque molécule de chaque plan par une force figurative. La symétrie entre ces deux propositions est peutêtre un peu forcée (ne serait-ce qu’au regard de leur très inégal développement) : elles représentent pourtant les deux pôles, attestés dans les considérations plus standard dont j’ai parlé plus haut, de toute la préoccupation du metteur en scène : faire des scènes qui aient un sens, faire des images qui aient une allure – et dans les unes et les autres, trouver l’expressivité.
Mise en scène et mise en fiction La fiction comme construction de la mise en scène Les vues Lumière, que l’on a beaucoup revues depuis 1995, ont été souvent décrites comme comportant bien davantage de calcul, de préméditation et de « mise en scène » qu’elles ne l’avouent. Réfléchissant sur les deux versions de la Sortie d’usine, André Labarthe constate : « Le film commence à l’instant où la porte s’ouvre. Les ouvriers et ouvrières sortent, la porte se referme, enfin presque . Car la bande se termine avant que la porte se soit complètement refermée. Quelques mois plus tard, les frères Lumière retournent le film. Cette fois, lorsque les ouvriers sont sortis, la porte a le temps de se refermer complètement. (…) Dans ce second film, la caméra est placée au même endroit que lors du premier film. Ce qui signifie que les frères Lumière étaient satisfaits de l’angle de la prise de vue. Ils considéraient qu’ils avaient maîtrisé l’espace. (…) Pourquoi, dans le second film, ouvriers et ouvrières ont-ils le temps de sortir de l’usine pour que la porte ait le temps de se refermer ? Sans doute parce qu’ils ont quarante secondes pour quitter l’usine. Je vois dans cette intervention le germe de tout le cinéma à venir. (…) En agissant sur les acteurs de la scène ce que venaient d’inventer les frères Lumière c’est la mise en scène cinématographique avec ses trois points d’ancrage : l’espace, le temps, le hasard [s. m.]. » Laissons, peut-être, l’idée qu’il y aurait trois points d’ancrage, quand cette analyse en fait ressortir deux (la maîtrise et l’aléa) refendus par deux autres (l’espace et le temps). Ce qui est vrai, c’est que, de l’une à l’autre version, on voit un cinéaste (bicéphale si Auguste Lumière s’est joint à son frère Louis) se poser, non seulement des problèmes de mise en scène (où mettre la caméra pour voir le mieux possible ? quand commencer le plan/la scène ? quand arrêter ? comment régler le rythme de l’ensemble pour qu’un seul plan, de durée prédéterminée, contienne toute une scène ?), mais aussi découvrir la différence fondamentale entre deux façons de filmer une même scène. Car, des deux versions que décrit Labarthe, il y en a une (la première) qui donne l’impression d’avoir été prise sur le vif, sans intervenir sur l’événement, sans que rien soit décidé d’avance, tandis que l’autre donne l’impression du calcul, l’impression que l’on a préformé (ou précontraint, comme on dit du béton) l’événement pour
qu’il se coule dans un moule de point de vue-durée. La première communique l’illusion que, à chaque instant, tout peut arriver, que l’événement peut devenir autre, que le sort de ces personnages n’est pas joué. La seconde, rétrospectivement au moins, nous dit que tout cela était délibéré, joué d’avance, qu’on ne pouvait plus rien y changer. Autrement dit encore, la seconde version nous dit la vérité de la mise en scène (qui n’est que calcul, volonté de contraindre l’événement et de le prévoir), quand la première nous dit la vérité du tournage (qui n’est qu’accident, obéissance à ce qui advient et que l’on ne peut prévoir). Si l’on aime les mythes, on peut y voir respectivement l’origine du documentaire et du film de fiction. Au lendemain de la guerre, en découvrant Citizen Kane, Jean-Paul Sartre, on le sait, eut d’abord une réaction assez vivement critique. Parmi les raisons qu’il avança pour expliquer sa réticence devant ce film, il y avait celle-ci : dans le film de Welles, on a par trop l’impression que « les jeux sont faits », alors qu’au cinéma, on doit avoir à chaque instant l’impression contraire, celle que les jeux ne sont pas faits – que tout reste possible. Dominique Chateau, qui commente cet épisode, a beau jeu de souligner que le même Sartre venait d’écrire le scénario d’un film intitulé, précisément, Les Jeux sont faits. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose : on peut très bien concevoir une histoire de destin, de fatalité ou de logique sociale, dans laquelle un personnage est comme condamné à son sort – mais qui soit racontée de telle sorte qu’à chaque instant, rien n’apparaisse comme nécessaire ; c’est même le b a ba du film engagé, que de montrer un personnage échouer à vaincre les forces qui l’oppriment, et pour cela, de donner à chaque instant le sentiment que sa défaite n’est pas encore advenue. Alors que le récit de Citizen Kane (non pas particulièrement l’histoire qu’il raconte), avoué comme téléologique, ne nous offre plus cette possibilité dès lors que, au début du film, nous y avons été confrontés à l’énigme de la boule de verre, à l’agonie du magnat de la presse et à sa biographie résumée dans les actualités. Je le notais plus haut (à la fin du chapitre 2), la différence majeure entre documentaire et film de fiction, c’est que dans le premier le cinéaste n’a pas d’avance par rapport à ce qu’il filme ; dans le second, au contraire, le résultat est écrit d’avance. La mise en scène, de ce point de vue, est l’art de dissimuler la prescience du cinéaste, pour la faire passer comme découverte de l’événement au fur et à mesure. Un film en a donné une démonstration, presque trop didactique mais impressionnante. Pour raconter l’histoire – mixte de divers éléments d’Americana cinématographiques – d’une bourgade perdue en proie à la folie et au crime collectifs, et de la vengeance de l’innocence par plus criminel que les
criminels, Lars von Trier a imaginé de situer toute l’action de Dogville (2002) sur un vaste plateau de jeu, plongé dans les ténèbres d’un cyclo noir qui en fait le tour, et sur lequel est dessiné, comme pour un jeu de société grandeur nature, le plan du village. Les personnages entrent et sortent de chez eux par des portes invisibles (qu’ils referment soigneusement et qu’on entend occasionnellement claquer) ; ils sont dissimulés aux regards de leurs voisins par des parois invisibles (donc le spectateur aperçoit en permanence tous les habitants du village dans leurs occupations, chez eux ou « dehors ») ; parfois même ils ont affaire à des accessoires invisibles (le chien, étiqueté Dog, les légumes dans le potager, signifiés par deux ronds de craie sur le sol). Dans cette scénographie, von Trier réalise son film exactement comme il aurait pu le réaliser dans un décor pleinement naturaliste avec murs revêtus de shingles (de la bonne espèce et de la bonne date), accessoires patentés, poussière sur la route, carottes et salades véritables. Sa caméra, le plus souvent portée à l’épaule, semble prendre un malin plaisir à virevolter, à suivre les personnages ; son montage excelle à raccorder de manière inattendue, sans règle préétablie et selon la seule nécessité de garder dans l’image le personnage qui conduit l’action à ce moment-là : bref, paradoxalement et même scandaleusement, il filme comme s’il réalisait encore un film du « Dogme » (la critique lui a suffisamment reproché ce pied de nez à son propre credo).
Le studio comme scène (Lars von Trier, Dogville, 2002) D. R. Le film commence par un plan de la ville, tracé sur le sol du studio et filmé à la verticale. Puis on « entre » dans ce décor, où tous les raccords, tous les mouvements d’appareil, tous les cadres deviennent possibles…
Le studio comme scène (Lars von Trier, Dogville, 2002) (suite) Il y a sans doute une bonne part de provocation et d’ironie dans ces choix. Mais ce mélange incongru de deux extrêmes – celui du studio, dont la convention est ici non seulement avouée mais exaspérée ; celui du filmage pseudo-documentaire, avec ses filés et ses cahots censés rendre compte de l’expérience réelle du regard – dessine assez exactement, me semble-t-il, la place de la mise en scène, au chiasme de l’un et de l’autre. Calculée, contrainte, dessinée, et ici littéralement inscrite au sol, la mise en scène doit aussi se donner l’allure du caprice, se parer du prestige de la spontanéité, s’offrir comme l’art de gérer l’imprévisible par excellence, les comportements humains. Or, c’est cela même qui en fait une entreprise de fabrication de fiction, si la fiction est bien définie par un contrat avec le récepteur de l’œuvre (donc, pour un film, un contrat spectatoriel). À une époque – coïncidant avec la fin du classicisme hollywoodien et celle des « nouvelles vagues » mondiales – où la critique s’attachait principalement à défaire (à « déconstruire ») les contrats habituels à l’entreprise de fiction, on a beaucoup polémiqué autour de la capacité du spectateur de film de ne pas être leurré par le spectacle qui lui est offert, de rester vigilant, en quelque sorte, en ne cédant pas à l’illusion que ce qu’il voit est la réalité. Tout le courant sémio-psychanalytique, Christian Metz en tête, reprit la phrase, devenue quasi-slogan, d’Octave Mannoni pour décrire le déni de réalité : « je sais bien, mais quand même ». Entendez : je sais bien que ce qui est devant moi n’est qu’une projection sur un écran, mais quand même, je me laisse aller à croire que devant moi, il y a un monde, avec des personnes réelles, qui ont des émotions comme vous et moi, et qui sont prises dans une histoire qui est la leur. Non sans dogmatisme parfois, il y eut des courants critiques pour exiger que les films cessassent de tromper ainsi leur spectateur, et, s’avouant pour films en intégrant au récit des éléments de l’acte narratif (ou des allusions à l’existence d’un narrateur), devinssent « matérialistes ». C’était sans doute assez mal percevoir les termes de la question que d’assigner ainsi, unilatéralement, l’entreprise de la fiction à une fonction leurrante, illusionniste. En particulier, il a souvent été remarqué, depuis, que pratiquement jamais aucun spectateur n’est totalement trompé par un spectacle, et que le « déni », s’il peut être décrit comme un commode clivage psychique entre la partie de moi qui sait et celle qui veut oublier qu’elle sait, ne suppose en tout cas jamais que je cesse de savoir ce qui m’arrive. Il est possible que quelques
spectateurs aient eu peur de la locomotive des frères Lumière, mais cela ressortissait au mécanisme général de l’illusion (celui qui fait par exemple que nous pouvons être pris, temporairement, à un trompe-l’œil pictural), et non à une tromperie définitive. Cela paraît aujourd’hui à peu près évident, mais, à la suite de ces discussions critiques autour de 1970, le cinéma a offert de nombreuses œuvres jouant, de manière parfois savante, parfois ludique, parfois très théorique, sur cette idée de la présence du film en train de se faire dans le film montré. Du Cinématographe de Michel Baulez aux films produits sous l’égide de la revue Cinéthique, des cartons distanciants de Week-end (« un film trouvé à la ferraille ») jusqu’à certains films de Bertrand Blier, où la distanciation ironique est quasi permanente (voir Notre Histoire, voir Trop belle pour toi), des mises à distance du théâtre des Syberberg et des Schroeter aux films d’Oliveira ou au Zatoichi de Takeshi Kitano (2003), la liste est longue des œuvres qui mettent sous nos yeux le dispositif même de la fiction – comme le fait à sa façon von Trier dans Dogville. La mise en scène ordinaire n’a pas, et ne cherche pas, cette fonction de distanciation. Mais elle participe de la même démarche : présenter, en même temps que l’histoire, un point de vue sur l’histoire ; en même temps que le récit, des indices du déroulement du récit ; bref, même si elle se veut transparente, elle comporte toujours des marques de l’existence d’un narrateur. Les films qui l’exhibent, comme Dogville, ne font qu’en pousser à bout la nature et démontrer qu’inversement, il n’est pas de distanciation absolue. Von Trier peut bien avoir pris soin de nous montrer à la verticale le plan de son studio, dès que la caméra commence à suivre un personnage, nous ne pouvons nous défaire tout à fait de la sensation d’entrer dans un monde, irréel mais assez cohérent pour exister indépendamment de nous. La mise en scène est donc, ni plus ni moins, cet outil qui permet de construire, à partir d’éléments du monde (fussent-ils à cent pour cent théâtraux), la présentation convaincante d’une histoire, qui nous permet de la recevoir avec plaisir, de la comprendre, et de lui assigner un statut ontolo gique bien particulier (celui de la feintise ludique, ou fiction). Définition décevante ? Oui et non. Elle a contre elle son apparente évidence ; mais elle insiste, justement, sur le leurre que peut constituer cette évidence, et le nécessaire et permanent retour à la conscience de la fabrication, comme part du contrat que le spectateur doit passer avec le film.
Mise en scène et structure La mise en scène serait en somme la « langue » du cinéma : la façon, spontanément, de représenter des mondes possibles – et en même temps, l’exercice même de l’art. Ainsi, la mise en scène peut se mettre en avant, s’exhiber, se retourner sur elle-même. Mais cela veut dire aussi qu’elle est un outil formel, qu’elle ne fabrique pas seulement des images crédibles de mondes, des suites d’événements de fiction – mais qu’elle produit aussi quelque chose comme des structures, plus ou moins abstraites. À une époque où l’idée de structure était plus vivante qu’aujourd’hui, Noël Burch n’avait pas eu tort de souligner que, même dans les films qui s’étaient faits principalement au montage – oblitérant parfois presque totalement la liberté du tournage – il y avait toujours une dialectique virtuelle entre plans et montage de plans, entre scène et structure. Plan long/plan court, plan fixe/plan mobile, plan large/plan serré, proximité/distance, net/flou, high key/low key : les principaux choix qui s’offrent au metteur en scène ont des conséquences immédiates sur l’univers diégétique, sur les sentiments qui nous seront suggérés, sur nos réactions, mais ils sont aussi les paramètres d’autant de structures possibles. Soit l’exemple – repris, justement, à Burch – du long plan de conversation sur l’amour, sur la misère, sur la vie, qui ponctue, un peu après son milieu, le film Les Bas-fonds de Kurosawa (1957). Comme la plupart des scènes de ce film, celle-ci est d’une théâtralité pesante. Mais à la différence des scènes qui l’entourent, davantage découpées, la caméra ici enregistre tout depuis un point de station fixe, durant un peu plus de huit minutes. Les personnages, disposés subtilement pour occuper l’espace du cadre (notamment celui qui, allongé sur une espèce de rebord, au fond du plan, se lèvera soudain à la fin, pour gesticuler à son tour), se tournent les uns vers les autres, se lèvent, se poursuivent, sortent du champ, y rentrent, sous l’œil glouton de la caméra, qui n’a qu’à légèrement se tourner, de temps en temps, pour ne rien perdre de ce condensé d’hystérie. Du point de vue d’une certaine pertinence formelle, celle des longueurs de plans, Burch a raison de dire que ce plan « contraste vivement avec la texture fragmentée du reste du film, constituant ainsi un pivot dramatique et structural ». Mais d’un autre point de vue, moins strictement formel peut-être, et qui considérerait le jeu du point de vue de la caméra, ce plan-scène ne détone nullement dans un film où la construction de chaque scène, ou peu s’en faut, repose justement sur l’institution d’un point (ou d’une zone) de station privilégié(e) pour la caméra, qui s’y tient sans en décoller. Autrement dit, du
point de vue d’une structure formelle du film qui serait déterminée à partir de ses choix de montage, il y a bien ici rupture de rythme ; mais du point de vue d’une structure des points de vue, et plus largement d’une « structure » de la mise en scène, aucune rupture mais la plus grande continuité dans le rapport entre l’œil voyeur/passif de la caméra et le show expressionniste et hystérisé des personnages. Influencé par Eisenstein, Noël Burch s’attache surtout à décrire des structures de montage. La mise en scène propose un jeu – souvent plus subtil et plus difficile à percevoir – sur des paramètres moins coupants que le raccord, tels l’angle, la distance, l’étagement des plans dans l’image, la lumière et ses gradations, l’ampleur et la vitesse des gestes. Elle suggère donc d’autres structurations du film, moins rigides, moins quantifiables peut-être, mais tout aussi sensibles, en tout cas lorsque ses principes sont cohérents et constants – comme c’est le cas chez Kurosawa. L’obsession de la structure et de la structuration a commencé très tôt dans l’histoire du cinéma. Elle se manifesta d’abord sous des formes diverses mais qui partageaient un commun tropisme pour l’organisation plastique voire graphique de la composition du cadre (ce qui a permis à la critique des années Quarante et Cinquante de fustiger le cinéma muet pour son amour de « la peinture »). Je passe rapidement sur les tentatives
Mise en scène du plan long et statique (Akira Kurosawa, Les Bas-fonds, 1957)
D. R. Cadrage presque fixe durant huit minutes, avec juste quelques recadrages parfois très rapides pour suivre les personnages, et une scénographie changeante au gré du cadre et de la lumière. de copier, dans quelques films allemands du début des années Vingt, l’esthétique de l’expressionnisme pictural – mode de structuration de l’image qui aboutit, certes, à des formes simples et frappantes, mais que sa nature même d’imitation cantonnait à des effets de surface. Plus convaincantes (et moins picturales) sont les tentatives, au sein de l’école soviétique, pour dégager des règles de cadrage et de composition du cadre qui soient spécifiquement cinématographiques, tout en concernant prioritairement la surface du cadre. En dehors d’Eisenstein, dont nous avons vu quelle tournure ont pris les idées dans les années Trente, le cas le plus remarquable est celui de Lev Koulechov, cinéaste, théoricien et enseignant. Expérimentateur dans plusieurs domaines de la mise en scène et du « langage » cinématographiques, Koulechov fit plusieurs découvertes intéressantes en matière de montage, à commencer par le fameux effet qui porte son nom ; mais son travail personnel porta autant ou davantage sur le cadre et le cadrage, et jusque tard dans sa carrière, il ne cessa de prôner une conception fortement stylisée et organisée du cadre. À l’époque muette, il avait repris et adapté pour l’écran les idées de Delsarte – popularisées en Russie par le prince Volkonski –, et son atelier comprenait, au début des années Vingt, un enseignement de jeu de l’acteur à mi-chemin de la gymnastique rythmique et de l’acrobatie ; la visée était d’apprendre au corps à se plier en tous sens, à la fois pour exprimer tout, et surtout, pour se conformer à des directions dominantes à l’intérieur du cadre. Le résultat se voit, par exemple, dans Dura Lex (1924), avec l’occupation de diagonales, de lignes brisées, de graphismes divers par le corps et les membres des acteurs (et de l’actrice, la formidable A. Khokhlova). Lorsque, quarante ans plus tard, Noël Burch propose une approche formaliste du cinéma, qui s’intéresse à ses « structures », il pense moins à des phénomènes de composition dans la surface du cadre qu’à une espèce de composition musicale, dans le temps, qui concerne donc la succession, l’enchaînement et les relations des plans. La comparaison du cinéma à la musique n’est pas nouvelle ; elle avait été au cœur des revendications en faveur du cinéma comme art original, en particulier en France, dans les années Vingt ; puis, la musique avait joué le rôle de modèle exprès pour la théorie du montage « polyphonique » d’Eisenstein. L’idée de Burch n’est pas aussi précise que celle d’Eisenstein, mais elle est du même ordre : une esthétique ou une analytique du cinéma peuvent
reprendre à la musique, polyphonique ou non, l’idée de relations immatérielles entre éléments matériels – l’idée d’un calcul de ces relations et l’idée de leur effet sur le spectateur. Il a existé des films qui se sont revendiqués comme « structuraux », tels ceux de Hollis Frampton, Paul Sharits ou Peter Gidal. La plupart du temps, cette épithète – sans doute inspirée par la vogue du structuralisme dans les sciences humaines, et, par ricochet, dans la critique de cinéma – a surtout signifié qu’ils étaient montés de manière extrêmement calculée, en fonction d’un très petit nombre de paramètres (comme les flickerfilms de Sharits, qui agençaient de brefs morceaux de film dont certains étaient monochromes, et les autres reprenaient un matériel représentatif volontairement appauvri et simplifié). Cependant l’idée de structure peut valoir, a priori, pour n’importe quel film. Comme le donne à penser l’hypothèse d’Eisenstein dans son analyse de la mise en scène dramatique, on peut structurer un film de multiples manières, y compris par les gestes de la mise en scène. Le répertoire des possibles n’est pas illimité, mais il est assez vaste. Des idées anciennes, abandonnées ou apparemment épuisées, peuvent être reprises, réactualisées et, au passage, modifiées pour en changer la valeur structurante. La polyvision d’Abel Gance, qui avait été imaginée par son inventeur pour Napoléon (1926), a connu deux nouvelles vies. D’abord, dans les années Cinquante, lorsque le Cinerama proposa d’en réexploiter l’idée de l’écran géant, très large et surtout enveloppant, dans lequel le spectateur était immédiatement immergé. Ensuite, à la fin des années Soixante, lorsque la vogue du split screen se répandit dans les films hollywoodiens. Cet « écran éclaté » y fut presque toujours utilisé pour se substituer au découpage ou au montage, en présentant en même temps deux moments corrélés d’une action. Lorsque, dans un de ses premiers films, Sisters (1973), il en reprend le principe, Brian DePalma le simplifie, et en met en évidence la nature d’équivalent du montage, donc
Découpage en plans et découpage du cadre (Brian DePalma, Sisters, 1973) D. R. Chaque moitié du cadre vit sa vie, avec complexes mouvements de caméra ou montage cut ; le montage de ces deux montages est la mise en scène de cette séquence. d’outil de la mise en scène. Ayant vu par la fenêtre qu’un homme est assassiné dans l’appartement d’en face, l’héroïne, une journaliste, téléphone à la police, puis enfile un vêtement et sort de chez elle pour se rendre sur les lieux ; dans le même temps, Danielle, la jeune meurtrière inconsciente, se réveille, aperçoit les traces de sang sur la moquette, puis va découvrir le cadavre. La contemporanéité stricte de ces deux actions aurait été, dans un film des années Trente ou Quarante, exprimée par un montage alterné ; DePalma effectue une espèce de collage de ce montage alterné, en présentant les deux termes de l’alternance ensemble, dans les deux moitiés de l’écran. Chaque moitié d’écran a son propre découpage – avec des raccords de regard ou de mouvement, et parfois d’assez longs mouvements de caméra (portée, à l’épaule, ou sur dolly) ; l’effet global est donc d’offrir au spectateur deux séries à la fois, chacune ayant sa structuration par le montage et le cadre, avec en outre une structure d’ensemble, qui est le produit des deux. Il ne faut sans doute pas surestimer les possibles de la structure filmique. Le terme de structure reste toujours pris dans l’évocation de l’une de ses actualisations et de ses limites, celle qu’Eisenstein avait inventée en 1929 avec sa folle typologie des modes de montage, du métrique au tonal et à l’harmonique. L’idée était bien que la structure ne peut se contenter d’être mesurable (métrique, simples rapports des longueurs de plans), mais qu’elle doit se comprendre et se ressentir en fonction aussi des contenus, des tonalités, des « harmoniques » de ce qui est montré. Seulement, si l’on veut calculer un film en fonction de ses harmoniques, il n’existe absolument aucune règle de calcul. La métaphore eisensteinienne, comme celles, tout aussi lâches et également fondées sur un vocabulaire musical, de Noël Burch, ouvre donc la porte à la suggestion d’une structuration filmique qui serait d’essence musicale, mais n’en donne aucune logique effective. Quant à la part de la mise en scène dans ces velléités de structuration, elle est certes importante voire parfois déterminante, mais elle est encore moins calculable que le reste. Si le plan-séquence de Kurosawa (ou son lointain modèle de la cuisine de La Splendeur des Amberson) nous donne le sentiment d’être fortement composé, d’avoir un déroulement temporel nettement
réglé et calculé, cela sans doute a rapport avec une mise en scène précise, ne laissant rien à l’improvisation. Mais c’est la structure qui est l’effet de la mise en scène, non l’inverse. La part du hasard Structure, construction, calcul : ces mises en scène définies jusqu’au moindre détail, et, encore bien davantage, les modèles théoriques qu’en ont donnés Eisenstein et Rohmer, laissent à croire que la mise en scène pourrait être une discipline scientifique. Il suffirait d’être patient et de tout analyser jusqu’à la dernière des ramifications de l’arbre des possibles, ou alors, d’avoir une espèce de science infuse qui permettrait de maîtriser d’un coup toute la surface de l’image, d’en gérer chaque centimètre carré, à la façon du peintre. Ces modèles disent une utopie de toute théorie de la mise en scène – théorie qui vise toujours, quasi par définition, à prouver une maîtrise. Mais ce ne sont que des modèles ; lorsque Eisenstein réalise Ivan le Terrible, il applique ses propres règles de surdétermination sémantico-expressive permanente, et son film n’est lisible que par un analyste, qui prend le temps de reconstituer les chemins par lesquels s’est construite la mise en scène et ses structures ; lorsque Rohmer décrit Faust, il n’y voit que la main du cinéaste, partout, mais ses schèmes de lecture ne sont pas davantage accessibles au simple spectateur du film. Il est donc temps de redire que la mise en scène, en effet, comporte toujours, sinon un aspect aléatoire, du moins un souci de l’accident. Les livres, techniques et voulus pratiques, de Gad et Dmytryk, ont cette supériorité sur les deux cinéastes théoriciens, de n’oublier jamais qu’on ne fait pas de la mise en scène sur le papier ou dans la tête, mais dans la réalité, et que cette réalité fait se heurter le cinéaste à des éléments sur lesquels la maîtrise est, au mieux, incertaine (au premier chef, l’acteur). Lorsque André Labarthe remarque que, d’une version à la suivante de la Sortie d’usine, Lumière a rectifié quelque chose, il ne dit rien d’autre que ceci : dans la première version, il y a eu un petit accident (les ouvriers ne sont pas sortis assez vite pour qu’on ait le temps de fermer la porte avant la fin du rou leau de pellicule) ; dans la seconde, on a obvié à cet accident, en calculant davantage le rythme de la sortie (peut-être, qui sait, en le chronométrant, ou en faisant une répétition). Les déplacements des ouvriers et ouvrières ont donc été convenablement déterminés ; cela ne veut pourtant pas dire que cette « mise en scène » évite le hasard : elle ne touche pas, notamment,
aux mimiques, aux regards, aux gestes, qui restent toujours susceptibles de nous surprendre, comme ils ont surpris Lumière. La très grande majorité des cinéastes, du moins de ceux qui travaillent dans l’industrie, est prioritairement soucieuse de maîtrise et de calcul. Si le studio system hollywoodien prévoyait la possibilité de répétitions avec les acteurs, c’était certes pour permettre au réalisateur d’affiner ses idées de mise en scène en les confrontant à l’épreuve des corps et des décors effectifs – mais c’était aussi pour éviter les dérapages, pour limiter l’imprévu, pour que le résultat obtenu fût aussi proche que possible du résultat espéré. C’est le sens de l’attitude de Hitchcock, refusant ostensiblement de regarder dans le viseur de la caméra, prétendant ne pas s’occuper du montage – parce que le film était entièrement prédéfini par le découpage (et, à partir du milieu des années cinquante, par le storyboard), et que cette définition était si rigoureuse qu’elle ne laissait, aux yeux du cinéaste, aucune marge d’improvisation aux acteurs, lesquels ne pouvaient donc, en principe, introduire le moindre accident. Naturellement, la version hitchcockienne de la maîtrise, comme la version eisensteinienne, est en grande partie mythique. Dans la réalité, même Hitchcock était bel et bien soumis à ce que pouvaient et voulaient lui donner ses acteurs (la preuve en est qu’il s’est toujours révélé capable de faire de grandes distinctions entre ses acteurs, selon leur adéquation à son projet). De manière générale, l’acteur est sans doute la principale, en tout cas la plus constante, source d’accident de la mise en scène. Sans même aller jusqu’à la possibilité qu’il se trompe ou ne soit pas compétent (qu’il monte mal à cheval ou ne sache pas se battre à l’épée, par exemple), il n’est pas rare qu’un acteur joue une scène, ou un moment d’une scène (ou parfois, un rôle entier), d’une manière qui ne cadre pas très bien dans la conception générale de la mise en scène (disons, Sean Connery dans Marnie, pour rester chez Hitchcock). C’est l’un des aspects les plus intéressants, en même temps que les plus paradoxaux, de la deuxième version de l’idée de mise en scène (celle de Mourlet et des rosselliniens) : au lieu de valoriser unilatéralement la capacité de maîtrise qu’elle autorise, cette conception cultive et apprécie, à égalité, la maîtrise et une autre qualité, en principe contradictoire, qui est la capacité à renoncer à tout maîtriser, pour accueillir ce qui se présente. Cela est patent chez le Rossellini des films avec Ingrid Bergman, qui imagine des scénarios minimaux, presque squelettiques, sur lesquels les acteurs, et au premier chef l’actrice, grefferont suffisamment de présence personnelle pour habiller de chair ce squelette et en faire un organisme vivant, un film. La dialectique entre maîtrise et aléa est ici de
l’ordre de la ruse : le cinéaste semble ne pas intervenir, ou très peu, être même absent du tournage, et pourtant, rien ne se fait qu’il n’ait, d’une certaine façon, prévu – ou plutôt, dont il n’ait prévu comment il pourrait l’accueillir et s’en servir en l’intégrant à son projet. Plus paradoxalement, cette idée de l’attente de l’inattendu est aussi au cœur de la conception de Mourlet ; en effet, ce qu’espère le cinéphile mac-mahonien, c’est être émerveillé par une véritable apparition, celle d’un corps « sublime », dans sa gloire d’image absolue et parfaite. Or, cela ne saurait être le résultat d’un calcul, et si, aux yeux de Mourlet, tel est le cas dans les films de Preminger, c’est que ceux-ci ont su piéger la beauté, le charme ou la grâce de ses acteurs. Dans un cas comme dans l’autre, et par-delà l’abîme entre les styles et les personnalités, on a bien une idée de la mise en scène comme piège à réel. Le cinéaste est au tournage comme en embuscade, son art consiste à capter les moments de vertige, de grâce, de sublimité, ceux où se fait jour soudain un sentiment de vérité ; et pour cela, l’art de la mise en scène aura été de déterminer les conditions de cette capture – que ce soit par un dispositif aux mailles apparemment lâches, mais dont la souplesse même fait qu’on ne peut y échapper (cas Rossellini), ou dans une relation plus autoritaire, dans laquelle l’espace dévolu à la spontanéité et à l’être naturel de l’acteur aura été tellement réduit que chaque événement s’y produisant y prendra une résonance extrême. L’une et l’autre de ces conceptions se sont retrouvées, abondamment, dans les idées de la Nouvelle Vague (à défaut de toujours se retrouver dans les films). Chez Jacques Rivette comme chez Jean-Luc Godard, on en est arrivé à des films où le scénario et les cadres préalables de la mise en scène se voyaient réduits à presque rien ; le film est alors ce qui résulte des circonstances, en partie imprévues et voulues imprévisibles, du tournage – durant lequel le cinéaste et ses acteurs réagiront les uns sur les autres. Pour L’Amour fou, Rivette part d’une donnée scénarique de quelques pages, une simple esquisse ; des pans entiers du film, tels l’épisode du chien recueilli par Claire ou la destruction de l’appartement, sont des improvisations, et on sent nettement, à de nombreuses reprises dans ce film, que le dialogue est dû à l’acteur, qui l’invente sur le champ (par exemple, lorsque, à la demande de sa compagne qui lui demande de mettre un disque sur l’électrophone, Jean-Pierre Kalfon propose plaisamment : « celuici ? ou celui-là ? celui-là ? », en désignant toujours le même, provoquant le rire puis la gêne puis la mauvaise humeur de sa partenaire). Dans Out 1, le principe est poussé encore plus loin, aucun dialogue n’ayant été écrit à l’avance, et le récit de ce film de plus de dix heures tenant en une page. De même, dans la
plupart de ses films des années Soixante, Godard improvise une énorme partie des scènes, fournissant leurs dialogues aux acteurs au dernier moment, et les poussant à produire eux-mêmes une partie des dialogues (comme dans la scène de photographie du Petit Soldat). Avec le développement du documentaire, et la généralisation des techniques légères de réalisation (dès la fin des années cinquante, et encore davantage depuis une quinzaine d’années, avec l’apparition des caméras numériques), les films ont eu la possibilité d’intégrer aisément l’idée de la rencontre, de la découverte, de l’accident, du hasard. Dans le cinéma francophone, des entreprises comme celles, assez systématiques, de Robert Guédiguian ou des frères Dardenne, ont exploité, au bénéfice de fictions naturalistes assez conventionnelles, cette impression, aisément produite, d’absence de préméditation. Cependant, la caméra voyeuse qui ne lâche pas Rosetta d’une semelle, dans le film homonyme des Dardenne (1999), n’a plus, avec la liberté de la caméra portée autour de 1960, chez Jean Rouch, Pierre Perrault ou Robert Drew, qu’une relation purement formelle : l’héroïne du film est une actrice, les événements décrits par le film ont été d’abord écrits, « les jeux sont faits » d’avance ; donner ce récit sur le ton d’un documentaire n’est plus qu’une fleur de rhétorique comme une autre. Caméra mobile pour caméra mobile, on peut préférer la franchise du jeu de la caméra à l’épaule et de la louma dans Chungking Express (Kar-wai Wong, 1994), par exemple, où le formalisme appuyé de son usage, proche de certaines extravagances de la « caméra déchaînée » de l’époque muette, ne prétend pas au document, et avoue au contraire franchement sa valeur formelle et figurative. Tout se passe, au fond, comme si la libération de la caméra, sa mobilité de plus en plus absolue et de plus en plus aisée – grâce à l’allégement du matériel et à l’invention de prothèses sophistiquées – avait de moins en moins à voir avec l’attitude de « cueilleur de réalité » du documentariste, et n’était plus qu’une option formelle parmi d’autres. La mise en scène, en somme, aurait intégré ce qui la menaçait potentiellement : la gestion de l’inattendu, de l’immaîtrisable, de l’irréductible. En ce sens encore, Dogville, venant après les déchaînements de caméras de Festen, des Idiots et autres films du Dogme, est bien un emblème : il s’agit moins d’accueillir l’aléa que de le guetter, puis de le guider, enfin de le gérer – comme tout le reste. Il reste évidemment des cinéastes qui cultivent l’art plus subtil de laisser le réel advenir, et de tenter d’en capter la résonance. Tout l’œuvre d’Abbas Kiarostami, ou presque, se situe dans une zone d’échange entre réalité et fiction,
où des humains jouent « leur propre rôle » (selon l’expression convenue) dans des histoires qui sont pour partie les leurs, pour partie celles, inventées, du cinéaste. Close up (1990), le plus théorique, voire didactique, de tous ses films, est clivé entre le récit, de l’extérieur et chronologique, du procès d’un imposteur, et des interventions directes du cinéaste et de ses outils (caméra, micro), s’adressant aux mêmes personnes, mais cette fois, en tant qu’acteurs. Le même clivage, encore compliqué par le fait que les personnages jouent un rôle un peu décalé par rapport à leur propre vie, se retrouve par exemple avec le jeune couple d’Et la vie continue (1991). Il n’est jusqu’au jardinier du Goût de la cerise (1997), dont il ne devienne difficile de décider s’il est là en tant que M. Bagheri ou en tant qu’adjuvant dans une histoire de quête impossible. Mais dans tous ces films, une chose n’est pas douteuse : c’est Kiarostami qui décide. Il peut bien faire flèche de tout bois, et agréger à ses récits tout ce qu’il croise et qui peut les nourrir ; ces éléments accidentels ne nous sont pas donnés sous forme brute, mais au contraire déjà travaillés, déjà pressés pour leur faire rendre leur suc fictionnel. (C’est, de ce point de vue, l’exact contraire des cinéastes qui espéraient le hasard, mais se gardaient bien d’y toucher – ainsi que Rivette en a fait l’indépassable théorie.) La mise en scène, dans les années Trente, était une discipline de fer, découlant du respect sans faille exigé par un texte ; on pouvait, dans certaines circonstances, se permettre de retoucher le texte, mais la mise en scène restait seconde. L’avènement, dans les années cinquante, de formes cinématographiques dans lesquelles on faisait l’économie du temps de la mise en scène à proprement parler, l’évolution vers de plus en plus de légèreté, d’une part, de plus en plus de sophistication, d’autre part, des moyens techniques, ont profondément transformé l’allure de ce qu’on continue d’appeler « mise en scène ». Il est devenu rare de répéter avant de tourner – ce qui ne veut pas dire que l’improvisation règne sur les plateaux, mais que les cinéastes ne souhaitent plus construire une mise en scène et la parfaire selon le mode ancien ; mettre en scène, aujourd’hui – dans un cinéma où le montage tient un rôle de plus en plus grand et où le tournage en studio n’est plus obligatoire – c’est plus souvent réagir à la rencontre entre des acteurs, un décor et une situation dramatique. C’est avoir appris à utiliser le hasard.
La mise en scène est-elle finie ? Je résume rapidement les thèses de ce qui précède : l’expression « mise en scène », en cinéma, est d’abord venue d’un état daté du théâtre ; le metteur en scène de cinéma s’est longtemps enfermé dans le mime des gestes de son prédécesseur, et il en est résulté une conception de la réalisation de films mettant l’accent, exagérément, sur un désir de maîtrise et de conformité à un texte qui, expressément ou non, précédait toujours le film ; il a fallu la conjonction d’une profonde mutation des conditions de prise de vues, et d’une critique acharnée à donner au cinéaste un véritable statut de créateur (paradoxalement inspiré par l’image de l’écrivain et de son effort démiurgique solitaire), pour que la mise en scène en vienne à être prise comme un geste autonome ; la faillite de ce programme esthétique à laissé metteur en scène et mise en scène libres de toute attache – et orphelins de tout projet. Un cinéaste reste, aujourd’hui, un metteur en scène s’il le souhaite : mais ce n’est plus qu’en un sens technique, résiduel, que n’informe aucun projet artistique particulier ; et si la mise en scène est devenue omniprésente jusque dans les moments qui par nature devraient l’exclure (les moments documentaires), elle y est en pointillés. Je ne me cache pas que le plan que j’ai suivi, pour examiner les trois principaux agencements de sens autour de cette notion, peut avoir l’air d’un survol historique – un de plus, et, comme beaucoup d’autres, organisé autour du moment clef de l’après-guerre et du changement radical qu’il a induit dans la pensée du cinéma. D’ailleurs, n’ai-je pas tendu la perche, en parlant expressément d’un « premier », puis d’un « deuxième » cinéma, et en laissant entendre que nous assisterions à la naissance du troisième ? D’abord, un cinéma incertain de lui-même, chipant au théâtre le cœur de son dispositif spectaculaire et sa technique essentielle, la mise en scène comme mise en place et fabrication de tableaux, une mise en scène où l’acteur n’est qu’une pièce mobile que l’on déplace au gré des calculs et des espoirs de gain. Puis, un cinéma sûr de lui, conscient d’avoir trouvé une façon originale de figurer l’homme (et accessoirement le monde) ; une conception du cinéma si orgueilleuse qu’elle se permet de garder la « mise en scène » comme slogan, mais en la redéfinissant de fond en comble ; un « deuxième cinéma » convaincu d’être le dernier, d’avoir atteint la fin de l’histoire et que désormais il n’aurait plus qu’à se perfectionner selon les mêmes avenues. Et puis, l’avenir de cette illusion : de déconvenue en
métamorphose, le cinéma oubliant ses racines théâtrales, renonçant à être la parlure du monde, flirtant de nouveau avec l’image (une image elle-même entretemps défaite de la peinture), intégrant la vidéo, le numérique, et ne laissant plus de place aux valeurs qu’avait incarnées la mise en scène dans les première et deuxième époques. On peut bien écrire l’histoire comme cela. Ce n’est, je le vois bien, qu’une variante des façons de penser les plus accoutumées, depuis les histoires formelles explicites, à la Bordwell, jusqu’aux histoires idéologiques, fussentelles déniées comme telles, à la Deleuze, ou aux histoires sentimentales (toujours, par définition, l’histoire d’une perte) à la Godard. La mise en scène serait cette valeur ancienne, appartenant à l’histoire et aux origines culturelles du cinéma, et rien qu’à cela. Elle n’aurait pas disparu sans reste, certes, et on en trouverait encore les traces dégénérées, dénaturées, jusque dans le dernier des shows télévisuels – où il faut bien malgré tout que l’on décide de la place des marionnettes humaines et de celle des caméras. Mais enfin, pour l’essentiel, elle appartiendrait à la longue liste des arts ou des savoir-faire perdus, avec la peinture représentative, l’art de bien dire les alexandrins ou l’interprétation musicale au service de la musique. La thèse inverse, pourtant, à défaut d’être plus évidente, est du moins plus excitante. Il est très vrai – comme le dit, avec la nostalgie qui sied, le livre touchant de David Bordwell – que peu de cinéastes aujourd’hui sont encore capables de régler un plan avec la subtilité, la complexité et le pouvoir émotionnel discret qui furent ceux des grands auteurs de l’ère des Auteurs (les Mizoguchi, les Renoir, les Ford, les Dreyer), et même, avec la science et le savoir-faire qui furent ceux des grands pionniers (les Griffith, les Feuillade, les Evgueni Bauer). En un sens, l’œuvre de Godard n’aura été qu’une obstinée démonstration de cette plainte : je ne sais plus faire de la mise en scène. L’œuvre de Fassbinder n’aura été que cette ironie : j’en fais autant que je veux et quand je veux – mais je ne veux plus, ou alors, pour en faire trop. Et l’œuvre de Cassavetes aurait consisté à tellement concentrer la mise en scène entre les mains d’un auteur à tout faire – du scénario à la caméra et au montage – qu’elle n’aurait plus de pouvoir propre. En un demi-siècle et même moins, le cinéma aurait vécu l’équivalent de la révolution qui avait fait la peinture éprouver l’acmé du pouvoir de la représentation (impressionnisme), puis la puissance structurante de ses conventions (de Cézanne au cubisme), pour ne plus voir d’issue que dans la sensation, dans l’Idée ou dans le geste. Il n’y a pas eu de cinéma abstrait, et la sensation, l’Idée, le geste en cinéma ont eu des définitions
sans doute moins radicales, quoique non moins audacieuses, qu’en peinture. À sa manière, celle d’un art-industrie, le cinéma aurait commencé à rejoindre l’histoire des autres arts. Je prends deux exemples, dans les films qui sortent à Paris au moment où j’écris ce livre (fin 2005). Le vétéran Clint Eastwood, qui semble avoir depuis longtemps accepté d’incarner la persistance du classicisme stylistique américain, donne avec Million Dollar Baby un film très dramatisé (voire mélodramatisé, dans sa seconde partie), en même temps un film d’action, usant d’un ressort avéré (la boxe) ; son découpage, ses plans, sa mise en scène respectent tous les principes classiques : cohérence, parfaite lisibilité des causes et des conséquences, vraisemblable des comportements, et même – principe jamais revendiqué mais toujours chéri par le cinéma américain – représentativité des personnages, censés incarner une tranche de l’Amérique réelle d’aujourd’hui. Inversement, dans L’Intrus, Claire Denis raconte une histoire dont il est impossible de savoir quelles parties sont « réelles », quelles parties sont rêvées ou fantas tiques ; le film multiplie les ellipses, jamais signalées comme telles, et de durée variable, rendant la compréhension du récit difficile et aléatoire (de nombreux détails restent inéclaircis) ; enfin, pas de mise en scène au sens de la mise en place du plan comme tableau : les plans sont presque toujours des détails – les visages en très gros plans se taillant la part du lion –, ce qui va jusqu’à interdire, à peu près en permanence, de rétablir mentalement les relations spatiotemporelles entre personnages et entre plans. L’un et l’autre de ces deux films aux esthétiques antinomiques ont utilisé le même outil : leur découpage. Il permet à Million Dollar Baby, canoniquement, d’ajuster les résonances d’une image assez noire à celles d’un scénario qui n’évite pas les sentiments ; il permet à L’Intrus, plus abstraitement et plus « littérairement », de garder malgré la dispersion des lieux, malgré l’illisibilité de certaines relations, malgré la violence avec laquelle les cadres tranchent dans le visible, un minimum de logique sans lequel le récit serait carrément mis à mal. La mise en scène ne règne plus dans les films comme elle régnait en 1919, en 1939, en 1959. Les problèmes continuent de se poser, analogues à défaut d’être identiques : de même que le peintre, débarrassé de la charge de représenter le monde (ou à jamais coupé du pouvoir de le faire), s’invente d’autres tâches en fait de composition, de touche ou de matière, le cinéaste, délivré de la nécessité de rapporter des scènes à une Scène princeps, se découvre d’autres règles et d’autres obligations. Il en a, un temps, trouvé dans la littérature le modèle, durant la petite vingtaine d’années qui mena de l’heure où Citizen Kane pouvait
être comparé à Dos Passos et réciproquement, jusqu’aux échanges conscients, programmés, moins surprenants au fond, entre Nouveau roman et nouveau cinéma (apogée : L’Année dernière à Marienbad). Et puis, après le rejet du théâtre, après l’épuisement rapide de la veine « littérarisante », après les impasses patentes du recours à la peinture, le cinéma s’est retrouvé « seul », comme dit Godard. « Seul le cinéma » a le pouvoir d’« embaumer le temps » (pour paraphraser Bazin) – mais le cinéma, lorsqu’il se retrouve seul, doit tout inventer. Ses inventions d’image sont innombrables mais difficiles (combien ne sont que des plagiats ou des ressouvenirs inconscients, combien, la conséquence immaîtrisée d’inventions d’ingénieurs). En matière de mise en scène, il n’invente plus. Dans le cinéma tel que nous le voyons depuis trente ou quarante ans – depuis l’épuisement de l’idée moderniste – la prophétie d’Astruc s’est avérée : il est réellement devenu l’équivalent de la littérature, mais au moment où la littérature a cessé d’exister sous la forme à laquelle pensait Astruc. La mise en scène, dans ce dernier cinéma, s’est raréfiée en tant que gestion de scènes ; elle reste en tant que geste d’écriture : la mise en scène, c’est ce qui reste quand on a tout oublié du théâtre. J’ai peu insisté dans ce livre sur une opposition, pourtant très canonique, entre mise en scène et montage (qui est au cœur des idées de Bazin, de Mourlet, et que Bordwell réactualise à sa manière). Il est patent que, aujourd’hui, le montage l’a décisivement emporté – mais dans la conception qu’en avaient les producteurs de Hollywood, pour qui le montage était le dernier stade de leur contrôle sur les films, en dépit du metteur en scène et, s’il le fallait, contre lui. « On sauvera ça au montage » : la formule, dont déjà se moquait Godard dans un de ses articles de jeune critique, est devenue plus sournoisement : « on verra ça au montage ». Les films les plus normalisés sont devenus des successions de petits chocs de montage, dans l’espoir de faire « voir » ou « sentir » quelque chose (quitte à ne jamais bien savoir quoi), comme la musique populaire est devenue exclusivement la suite indéfinie de petits chocs sensationnels. La grande forme est ce que l’on ne trouve plus qu’exceptionnellement. La mise en scène, après avoir été le plagiat plus ou moins inspiré du geste théâtral, après avoir été l’équivalent sinon l’analogue de la posture créatrice et géniale par excellence, celle du poète, serait enfin devenue, plus modestement, mais toujours aussi essentielle, la dernière possibilité pour un cinéaste d’être bien un inventeur de formes. Que, en cela, elle apparaisse aujourd’hui comme irrémédiablement liée à des notions – l’art, la modernité, et leur conjonction en « art moderne » – qui ont fait leur temps (au
double sens de cette expression), cela n’est que trop évident. Mais c’est une autre histoire.
Indications bibliographiques Il n’est guère possible de donner une bibliographie exhaustive sur la question de la mise en scène, ni même sur l’un de ses aspects. On trouvera ci-dessous plutôt une bibliographie de travail, dans laquelle je recense les ouvrages qui m’ont été utiles pour l’écriture de ce livre (qu’ils soient ou non cités dans le corps du texte), et quelques autres qui me semblent être des références importantes. Cette bibliographie a été augmentée et mise à jour au 1er janvier 2010. La mise en scène et le théâtre Antoine (André), L’invention de la mise en scène. Anthologie des textes d’A. Antoine, J.-P. Sarrazac & Ph. Marcerou (dir.), Actes-Sud, 1999. Bablet (Denis), La Mise en scène contemporaine, vol. 1, 1887-1914, La renaissance du livre, 1968. Blanchart (Paul), Histoire de la mise en scène (1948), Librairie théâtrale, s.d. Brook (Peter), L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, trad. par Ch. Estienne et F. Fayolle, Éd. du Seuil, 1977. Guénoun (Denis), Le théâtre est-il nécessaire ?, Circé, 1997. Actions et acteurs : raisons du drame sur scène, Belin, 2005. Meyerhold (Vsevolod), Écrits sur le théâtre, 4 vol., trad. par B. Picon-Vallin, La Cité/L’Âge d’homme, 1973-1992. Moussinac (Léon), Traité de la mise en scène (1948), Éditions d’aujourd’hui, 1976. Pavis (Patrice), Vers une théorie de la pratique théâtrale : voix et images de la scène, 4e éd., Presses Universitaires du Septentrion, 2007. Roubine (Jean-Jacques), Théâtre et mise en scène 1880-1980, PUF, 1980. Stanislavski (Constantin), La Formation de l’acteur, trad. (de l’anglais) par E. Janvier, Payot, 1963. La Construction du personnage, trad. (de l’anglais) par Ch. Antonetti, Olivier Perrin, 1966. Mise en scène d’Othello, trad. N. Gourfinkel, Éd. du Seuil, 1948. Strasberg (Lee), Le Travail à l’Actors Studio (1965), trad. par D. Minot, Gallimard, 1969.
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